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French Pages 428 [430] Year 2014
Émile Jalley
Louis Althusser et quelques autres Notes de cours 1958-1959 Hyppolite, Badiou, Lacan, Hegel, Marx, Alain, Wallon
Louis Althusser et quelques autres
Emile Jalley
Louis Althusser et quelques autres
Notes de cours 1958-1959
Hyppolite, Badiou, Lacan, Hegel, Marx, Alain, Wallon
Illustration de couverture : Georges-Philibert Maroniez (1875-1933), Vue de Gravelines.
© L'HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03162-0 EAN : 9782343031620
Pour PIERRE JALLEY, notre fils BÉNÉDICTE JALLEY-MEURISSE, mon épouse Et GISÈLE PONCHARD-BONNARD, ma mère En hommage aussi à mes deux psychanalystes Madame le Docteur Anny Cordié Et Monsieur le Docteur Jean Gillibert
« Bientôt seront tous morts ceux qui savaient de quoi il est question » Philippe Sollers, France-Culture du 1er août 2010
LOUIS ALTHUSSER ET QUELQUES AUTRES Notes de cours 1958-1959
Hyppolite, Badiou, Lacan, Hegel, Marx, Alain, Wallon Sommaire Introduction
19
Première partie : la philosophie à l’École Normale avant 1960 : Louis Althusser 35 Chapitre 1 : Louis Althusser (1918-1990) : Psychologie
37
Normal et pathologique, 39 Genèse et structure d’après Piaget, 42 L’émotion, 47 1. Sartre, 47 2. Janet, 48 3. Discussion des positions de Sartre et Janet, 49 L’aphasie, 51 1. Découverte des aphasiques, 51 2. L’unité du langage et de la pensée n’est jamais donnée d’avance, 52 3. Troubles aphasiques et perception, 54 Schéma corporel, 55. Chapitre 2 : Louis Althusser (1918-1990) : Philosophie politique : 57 Hobbes, Locke, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, Hegel Hobbes, 63 1. L’état de nature, 63 a. Tendances, 64 b. Contradiction et dépassement, 64 c. Sens de ce mythe de l’état de nature, 64 2. La loi naturelle, 66 a. Genèse, 66 7
59
b. Contenu de la loi naturelle, 67 c. Sens de la loi naturelle, 68 3. La constitution de l’État, 68. Montesquieu : Philosophie de l’histoire, 72 1. La typologie, 72 2. Problème du moteur de l’histoire, 74 3. Divers facteurs, 75. Helvétius, 77 1. Théorie universelle de l’intérêt, 77 2. Psychologie de l’intérêt, 78 3. Sociologie de l’intérêt, 78 4. Problème des arts, 79 5. Dialectique de l’individu et du milieu, 80 6. Théorie politique, 80. Rousseau, 82 De l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 82 1. Le cercle des prédécesseurs, 82 2. La raison du cercle, 83 3. Le cercle de Rousseau : l’état de pure nature, 84 4. Le contrat social, 88. Rousseau, Hobbes, Locke, 89 Rousseau, 89 Hobbes, 91 Loi naturelle, 95 Locke, 98. Hegel, 104 1. L’histoire originale, 104 2. L’histoire réfléchissante, 104 3. L’histoire philosophique, 105 4. Principes de l’explication hégélienne : Nature et histoire, 105 5. Moteur de l’histoire, 106 6. Théorie du grand homme, 107 7. Théorie de la ruse de la raison, 107. Deuxième partie : la philosophie à l’École Normale avant 1960 : Jean Hyppolite 109 Chapitre 3 : Jean Hyppolite (1907-1968) : 1 - Aristote, Spinoza, Hume 111 Plan des travaux, 111 8
Aristote et Spinoza, 113 1. La forme, 113 2. Puissance, individuation, 124. Hume, 125. L’imagination et l’entendement chez Hume, 133. Les règles générales chez Hume, 137 1. Passions, 140 2. Croyance, 141. La notion d’artifice ou de convention chez Hume, 143 1. Caractère de l’artifice, 143 2. Structure et effets de l’artifice, 145 3. Le principe de l’artifice et sa source, 148. Chapitre 4 : Jean Hyppolite (1907-1968) : 2 - Aristote, Spinoza, Hume, Comte 151 Le Moi, le Monde et Dieu selon Hume, 151 1. La croyance à l’existence de Dieu, 152 2. L’existence du monde, 153 3. L’idée du moi, 153. La passion chez Hume et Spinoza, 155 1. L’expérience concrète de la passion est très différente, 156 2. Méthode et application chez Hume et Spinoza, 158 3. Conclusion, 160. Hume et la méthode expérimentale, 161 1. Aspect critique et positif, 161 2. Tout repose sur la science de la nature humaine, 162 3. Quadrature des passions, 163. Spinoza et les preuves de l’existence de Dieu, 164 Principes, 164 Court Traité, 164 Éthique, 164 Preuve a priori, Principes, Court Traité, 161, Éthique I.11, 166 Court Traité, 167 ; Éthique I.20, 168 Conclusion, 168 Livre V de l’Éthique, 169. Hume et Comte, 171. La différence spécifique chez Aristote, 177 Critique de Platon par Aristote, 177.
9
Chapitre 5 : Jean Hyppolite (1907-1968) : Descartes, Hume, Hegel, Comte, Marx, Husserl, Heidegger, Psychanalyse 181 Psychanalyse et philosophie, 181 Élaboration de la pensée de Freud, 183 1. Oubli, 183 2. Régression, 183. L’intersubjectivité chez Husserl, 185 Krisis, 188. Hume et Husserl, 193. Auguste Comte, 195. Heidegger : Identité et différence, 197 Heidegger : Structure onto-théologique de la métaphysique, 200 Hegel et Heidegger, 201. « Géométrie » de Descartes, 205. Troisième partie : Autres repères de l’époque 1960-2000
207
Chapitre 6 : Le dossier Althusser cinquante ans plus tard
209
1. Un étudiant hégélien à la Sorbonne en 1958, 209 2. Les Manuscrits de 1844 de Marx : la « Présentation » de Bottigelli, 210 3. La Préface « Aujourd’hui » (1965) du Pour Marx de Louis Althusser, 216 4. Les « Manifestes philosophiques » de Feuerbach, 221 5. « Sur le Jeune Marx » (Questions de théorie), 223 6. « Contradiction et surdétermination » (Notes pour une recherche), 232 7. Les « Manuscrits de 1844 » de Karl Marx (Économie politique et philosophie), 236 8. Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines), 237 9. Marxisme et humanisme, 245 10. Note complémentaire sur l’ « humanisme réel », 246 11. Remarques complémentaires, 246. Chapitre 7 : Badiou 2 : L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960 255 Introduction, 255 Préface, 256 Les opérations intellectuelles propres à l’époque 1943-1990 : La discussion avec l’héritage cartésien, 258 10
La discussion avec l’héritage allemand, 259 1. « Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et le baroque » (1989), 263 2. « Alexandre Kojève. « Hegel en France », Le noyau rationnel de la dialectique », 11-17 (1978), 265 3. Y a-t-il une théorie du sujet chez Canguilhem ? (1990), 268 4. Paul Ricœur : Le sujet supposé chrétien de Paul Ricœur (200), 270 5. Jean Paul-Sartre : Melancholia : saisissement, dessaisie, fidélité (1990), 271 6. Louis Althusser. Le (re)commencement du matérialisme historique (1967), 274 7. Jean-François Lyotard : Custos, quid noctis ?1 (1984), 277 8. Françoise Proust : « Sur le livre : Kant : Le ton de l’histoire (1991) » (1993), 278 9. Jean-Luc Nancy : L’offrande réservée (2004), 281 10. Barbara Cassin. Logologie contre ontologie (L’Effet sophistique, 1995) (1996), 282 11. et 12. Christian Jambet et Guy Lardreau. Un ange est passé (1977), 285 13. Rancière. Savoir et pouvoir après la tempête (2006), 288. Quatrième partie : Exploration de divers types dialectiques 295 Hegel, Marx et Lénine vus par Alain ; Henri Wallon, Germaine Wallon Chapitre 8 : Alain lecteur et admirateur de Hegel et de Marx
297
1. Éloge d’un philosophe citoyen d’une grande perspicacité, 297 2. Le premier texte de 1950 sur Karl Marx, 306 3. Le second texte de 1950 sur Hegel, Marx, Engels, Lénine, etc., 313 Chapitre 9 : L’encyclopédisme dialectique dans la psychologie d’Henri Wallon Présentation des Principes de psychologie appliquée (1930) 323 1. Importance de l’œuvre et de la personnalité d’Henri Wallon, 323 2. Les Principes de psychologie appliquée comme projet d’une « psychologie professionnelle », 324 3. Intérêt moderne de la psychologie professionnelle créée par Wallon, 327 1
Veilleur, où en est la nuit ? Isaïe, 21, 11.
11
4.1. Première partie : la psychologie du travail, 328 4.1.1. Introduction, 328 4.1.2. Chapitre Premier : les conditions physiologiques du travail, 328 4.1.3. Chapitre II : les effets psychiques du travail, 330 4.1.4. Chapitre III : les courbes de travail, 331 4.1.5. Chapitre IV : les facteurs de l’effort et du rendement, 332 4.1.6. Chapitre V : Problèmes concrets, 333 4.2. Deuxième partie : Les aptitudes. La méthode des tests, 335 4.2.1. Chapitre Premier : Principes et origines de la méthode des tests, 335 4.2.2. Chapitre II : Tests de développement et tests d’aptitude, 336 4.2.3. Chapitre III : Évaluation numérique des tests, 340 4.2.4. Chapitre IV : Les tests dans leurs applications, 344 4.3. Troisième partie : L’activité professionnelle, 346 4.3.1. Introduction, 346 4.3.2. Chapitre Premier : Rationalisation, 347 4.3.3. Chapitre II : Sélection et orientation professionnelles, 348 4.3.4. Chapitre III : Méthodes et résultats, 353 4.4. Quatrième partie : Les motifs et conséquences psychiques de l’activité, 357 4.4.1. Introduction, 357 4.4.2. Chapitre Premier : La réclame, 357 4.4.3. Chapitre II : Le fait et le témoignage, 360 Conclusion, 364 Bibliographie, 365 5. La conception encyclopédique de l’unité relative de la psychologie chez Wallon, 365 6. Chronologie, 371 7. Principaux travaux d’Émile Jalley sur ou évoquant Henri Wallon, 374. Chapitre 10 : Le style dialectique dans les travaux de Germaine Wallon Présentation de Les Notions morales chez l’enfant (1949) 375 1. Biographie, 375 2. Le contexte de la publication et de la diffusion du livre, 377 3. « Introduction », 378 4. Considérations épistémologiques sur la psychologie différentielle (Stern, G. Wallon), 380 12
5. Conclusions sur l’(in)différence réciproque relative des deux moitiés du genre humain, 387 6. Extraits des six articles produits sur le livre de Germaine Wallon (1951, 1954, 1955, 1956, 1958, 1982), 391 7. L’éclat de l’École de Wallon dans un paysage français désertique, 397. Annexe 1 : Correspondance avec les héritiers et ayants droits de Louis Althusser, Jean Hyppolite, et Alain 408 Annexe 2 : Note sur le livre de Louis Althusser : Politique et histoire 412 Annexe 3 : Figures reprises de La crise de la philosophie en France au XXIe siècle pages 39, 78-80 : Descartes, Hegel, Simondon 414 Profil de l’auteur 419 Bibliographie d’Émile Jalley 421 Références des ouvrages de l’auteur : Sur la crise de l’enseignement, Sur la crise de la recherche en psychologie, Sur le caractère occulte des institutions académiques et autres (réseaux sociaux), Sur la critique des idéologies et de la philosophie, Sur la critique de la philosophie nordaméricaine, 424 Errata du volume sur La crise de la philosophie en France au XXIe siècle 425
*
LA CRISE DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE AU XXIe SIÈCLE D’Héraclite et Parménide à Lacan Ce deuxième livre a été écrit en jumelage avec le précédent. Tous deux se complètent mais peuvent être lus séparément.
Sommaire
Introduction L’hypermodèle transdialectique 2/3/4 de Lacan
19 21
Première partie : La matrice cartésienne et la crise du paradigme de la dialectique européenne, 31 Chapitre 1 : Un en deux, deux en un 13
33
1. Descartes source oubliée de la pensée complexe en Europe, 33 2. Le mouvement de l’expérience de la conscience selon Hegel, 37 3. L’espace européen d’une logique forte de l’opposition, 44 4. Le modèle ternaire « concret 1- abstrait - concret 2 » de Marx 1857, 51 5. La dialectique matérielle-dynamique du raisonnement expérimental, 52 6. La dialectique formelle-statique de la syllogistique d’Aristote, 54 Chapitre 2 : Examen critique du méta-paradigme de la contradiction 58 1. Les symptômes du déclin post-68 du paradigme dialectique, 58 2. Le modèle empiriste affaibli d’une logique de la diversité, 59 3. Les 2/3 composantes d’un paradigme de la « dialectique » dans l’histoire de la philosophie, 66 Gaston Bachelard, 70 Maurice Merleau-Ponty, 70 Gilbert Simondon, 71 4. Inventaire des principales trichotomies dans l’histoire de la philosophie occidentale, 73 5. L’arborescence hypercomplexe de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel (1817, 1827, 1830) : le Concept, 78 6. L’« arbre » triplice de la philosophie selon Descartes (Principes, 1644), 79 7. L’organisation de l’ « Encyclopédisme » dans l’œuvre de Gilbert Simondon, 80 8. La topologie des savoirs dans le « nouvel encyclopédisme » de Gilbert Simondon, 81 9. Inventaire des « triades » et « trialités » dans l’œuvre de Gilbert Simondon, 82. Chapitre 3 : Badiou 1 : Petit Panthéon Portatif
85
Ouverture, 85 ; 1. Jacques Lacan (1901-1981), 86 ; 2. et 3. Georges Canguilhem (1904-1995) et Jean Cavaillès (1903-1944), 87 ; 4. Jean-Paul Sartre (1905-1980), 88 ; 5. Jean Hyppolite (1907-1968), 91 ; 6. Louis Althusser (1918-1990), 94 ; 7. Jean-François Lyotard (1924-1998) 103 ; 8. Gilles Deleuze (1925-1995), 105 ; 9. Michel Foucault (1926-1984), 107 ; 10. Jacques Derrida (1930-2004), 108 ; 11. Jean Borreil (1938-1992), 111 ; 12. Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007), 112 ; 13. Gilles Châtelet (1945-1999), 113 ; 14. Françoise Proust (1947-1998), 116. 14
Chapitre 4 : Le grand refoulement du paradigme dialectique après 1960 118 1. Le structuralisme (1960) source d’une « pensée-à-droite » (1980) ?, 118 2. La distance de la « dialectique » sartrienne à l’égard des « structuralistes », 126 3. La décharge des « chiens crevés » et autres « charognes », 129 4. Dans l’Occident désert quel devint mon ennui, 137. Chapitre 5 : Dali-Lacan : les montres molles du « discours du capitaliste » 144 1. Portraits de styles de « philosophes » et autres maîtres à penser, 144 2. Le grand silence et la pose d’abstention de la classe intellectuelle, 152 3. L’Éducation nationale à genoux sous la pression du Médef, 154 4. La direction de conscience médiatique de l’opinion publique, 157 5. La calamité culturelle et sociale d’un « retour du religieux », 165 6. Du conservatisme essentiel de la conscience religieuse, 174. Deuxième partie : Un désastre français, le triomphe de Pense-Menu 181 Chapitre 6 : Les divagations du bateau ivre
183
1. Le débat récent « Camus contre Sartre » ou les jeux du cirque, 183 2. Le renouveau surprenant de la chasse aux sorcières, 189 3. La haine vigilante contre « l’humanisme athée », 193 4. L’avis nuancé et plus compétent de philosophes reconnus, 196. Chapitre 7 : Michel Onfray « le corps qui pense »
199
Réponse au psychanalyste Guy Laval sur le crépuscule de Michel Onfray,
1. Un livre récent sur Michel Onfray : préliminaires, 199 2. Le désintérêt de la psychanalyse officielle pour le travail critique, 202 3. La question des rapports entre théorie et pratique en psychanalyse, 203 4. L’entreprise méritante d’un combat critique au corps à corps, 208 5. La séparation puriste de ce qui serait « théorie » et « non-théorie », 213
15
6. Le paralogisme de la « critique » de l’œuvre par l’attaque personnelle, 215 7. La calomnie contre l’auteur comme technique inefficiente de (dé)monstration objective, 218 8. La grande misère des techniques inappropriées d’un discours crépusculaire, 222 9. L’incapacité à une démarche de pensée complexe et dialectique, 226. Chapitre 8 : Un inconcevable défilé d’extravagances
231
Réponse au psychanalyste Guy Laval sur le crépuscule de Michel Onfray (suite)
1. La critique sommaire de la psychanalyse assimilée à de la philosophie, 231 2. Le « psychanalyste de Freud » contre le complexe d’Œdipe, 233 3. Le rocambolesque « inceste avec la belle-sœur », symptôme insolite d’aliénation à la mentalité du Far West, 235 4. Retour aux questions de la méthode et de la pratique, 237 5. L’invraisemblable tour de passe-passe sur la question des « Lumières », 241 6. L’incroyable bévue sur la question du normal et du pathologique, 243 7. L’incontestable proximité des vues sociologiques de Freud avec celles de Marx, 246 8. Le succès public d’une pensée libertaire couvrant un crypto-fascisme, 248. Troisième partie : Un désastre français, l’avènement de l’homme cyber-machine 257 Chapitre 9 : La psychologie clinique objet du mépris des pouvoirs, Remarques sur les disparités de la perception sociale des différents métiers de la psychologie clinique et pathologique, article pour Psychologues et psychologies, revue du Syndicat National des Psychologues, 259
1. Pourquoi l’absence des psychologues dans les médias de masse, 259 2. Le profil psychosocial de la population des psychanalystes, 263 3. La grande misère de la psychologie clinique, 264 4. L’accumulation récente des effets d’avalanche, 268. Chapitre 10 : Faut-il brûler la psychanalyse ? Correspondances,
16
270 274
Chapitre 11 : Remarques sur la polémique de l’autisme
289
adressées à l’École Pratique des hautes Études en Psychopathologie (EPhEP) par Émile Jalley, Antony, décembre 2012, à propos de la carence d’une approche dialectique en psychanalyse comme en psychologie
1. Un nouvel épisode dans la « Guerre de la psychanalyse », 289 2. Jacques Lacan un philosophe important du XXe siècle, 290 3. Les effets culturels de la révolution manquée de 68, 297 4. La critique du paradigme de la psychologie à visée scientifique, 300 5. Brève histoire des sens disparates de la notion d’autisme, 301 6. L’autisme proclamé Grande Cause Nationale 2012, 303 7. Un fonds de méthodes dérivé surtout de la psychologie animale, 306 8. Une marqueterie « scientifique » de propositions dépareillées, 308 9. L’antique question de l’union-disjonction du corps et de l’âme, 313 10. L’imposture politique du recyclage des assistantes maternelles, 315 11. D’autres symptômes d’une grave « maladie du siècle » ? 318 12. Utilité d’une formation philosophique et culturelle des psychothérapeutes, 320 13. In memoriam. Cave canem, 322. Chapitre 12 : L’effacement de l’humanisme de tradition européenne 327 1. La pensée oppositive dans la culture antique et médiévale, 327 2. Compléments sur les antécédents antiques et médiévaux de Hegel, 330 3. Histoire d’un dialogue de sourds entre pensée dialectique et structuralisme (1977, 1986, 1987), 342 4. Le démantèlement accéléré du processus ordinaire de pensée, 348 5. Le dépeçage concerté du tissu de l’histoire nationale, 356 6. Brève invocation d’un ci-devant plan Langevin-Wallon, 359. Conclusion : La « cyber-censure » et la mise à l’index des écrits indésirables 365 1. Le Web comme double agent de la communication et de la conformisation culturelle, 365 2. Le contrôle occulte par le Web de la littérature d’idéologie indésirable, 369 3. Perinde ac cadaver : comme un cadavre de mauvaise réputation, 371 4. La sagacité des barbares de l’Ouest à identifier le mouton noir, 372 5. L’incapacité à dénoncer la misère de l’imagerie dominante, 373 17
6. Méconnaissance de la structure antinomique d’une « pensée naturelle », 375 7. L’effet de fascination d’une idéologie simpliste de l’équilibre, 377 8. Même la Revue des Jésuites dénonce le verrouillage du Web, 379 9. La révélation explicite d’une « liste noire » de Google, 380 10. Les manigances des « Administrateurs » de Wikipédia, 382 11. Le réseau panoptique et panoramique universel de Big Brother : CIA, FBI, NSA et Cie, 385. Bibliographie d’Émile Jalley, 387.
Introduction Notre ouvrage est la deuxième partie d’une entreprise répondant à deux objectifs distincts, contrastés mais complémentaires : 1 / Montrer ce qu’a été, ce qu’était encore la philosophie française dans le tournant particulier des années 1960. Telle est la visée délimitée de ce livre intitulé Louis Althusser et quelques autres. 2/ Montrer ce qu’elle est devenue dans le présent depuis le tout début du XXIe siècle, une sorte de « désastre de la pensée », selon l’expression récente et bienvenue de l’un de mes correspondants du Web, sous l’effet de la perte de toute capacité dialectique, dont l’un des exemples les plus démonstratifs et les plus affligeants est le lamentable étalage de la production médiatique entre autres d’un Michel Onfray, avec la descente aux abysses qu’a été entre autres son déshonorant « Crépuscule d’une idole ». Tel est déjà l’objectif d’un premier ouvrage portant le titre La crise de la philosophie en France au XXIe siècle. Ces deux ouvrages ont été conçus en jumelage dans un rapport de dépendance réciproque, comme cela est par ailleurs indiqué sur leurs quatrièmes de couverture, et ils peuvent être lus indépendamment l’un de l’autre, et dans l’ordre qui conviendrait au lecteur, bien qu’ils soient complémentaires. Mais on peut aussi lire l’un sans l’autre, si l’on manque de zèle pour suivre une entreprise dont le résultat est d’afficher un bilan pénible. Cependant ce n’est jamais inutile de savoir comment l’apogée a un jour précédé le déclin. Tout d’abord, pour envisager notre objectif actuel, Louis Althusser et Jean Hyppolite ont été des personnalités de premier plan dans le panorama de la philosophie française de la dernière moitié du XXe siècle. Les textes que nous présentons ici pour la première fois ne semblent pas avoir jamais été connus du public – fût-il spécialisé – ne seraitce qu’au titre d’inédits vaguement identifiés ou même pour avoir jamais pu exister. 19
Il s’agit de notes prises par moi-même dans le cadre de la préparation à l’agrégation de philosophie au cours de l’année 1958-1959. Louis Althusser – caïman (maître assistant préparateur) à l’École Normale Supérieure, y intervenait dans un séminaire hebdomadaire directement destiné aux normaliens préparant l’agrégation cette année-là : François Drouault, Jean-Paul Abribat, Jacques Lautman, René Orléan et moimême. Jean Hyppolite, alors directeur de l’École Normale tenait comme à l’habitude un séminaire, sinon public, du moins un peu plus ouvert à un certain nombre d’auditeurs libres, parmi lesquels quelques agrégatives normaliennes venues de Sèvres. Louis Althusser travaillait à l’École Normale en général dans la Salle dite Jean Cavaillès, mais pas toujours. Jean Hyppolite régulièrement dans la salle de réception officielle dite Salle des Actes. Gilles Deleuze intervenait à la Sorbonne en séances hebdomadaires de deux heures dans une salle dite Maurice Halbwachs (D 304) située au fond du couloir du premier étage en haut de l’escalier C, au fond de la cour tout de suite à main à gauche après la grande entrée. Dans ce local prévu pour 45 personnes, et où le mobilier et l’organisation matérielle sont restés absolument tels qu’à l’époque – la madeleine de Proust ! – le public était nombreux et serré. Je me souviens de la présence des sévriennes Sarah Kofman et Annick Charles-Saget, et d’Élisabeth de Fontenay, me semble-t-il également. Tout à côté se trouve la salle Jean Cavaillès (C 305), à peu près de la même ordonnance, où certains d’entre nous suivaient les cours de Ferdinand Alquié et de Paul Ricœur. Deleuze, alors âge de quarante ans, était arrivé à ce poste d’assistant de Ferdinand Alquié l’année d’avant et allait y rester encore un an. Il produisait cette année-là un cours sur Rousseau, dont je n’ai malheureusement pas conservé les notes. Par ailleurs les ayants droits de Gilles Deleuze s’opposent, conformément à sa volonté, à toute publication de ses cours, même quand il en subsiste, ce que l’on peut trouver dommage pour toutes sortes de raisons. J’ai parlé ailleurs de la présentation physique, du personnage intellectuel, et du style d’intervention oratoire de chacun de ces trois personnages dans La Guerre des psys continue. La psychanalyse en lutte (pp. 392-416). Comme j’ai pour règle de répéter le moins possible mes propos, je ne reprendrai pas ici ce que j’ai dit à ce sujet, bien que cela ne manque pas de pittoresque, et je renvoie les lecteurs intéressés à la référence que j’indique. Les notes prises par moi sont à mon avis extrêmement fidèles. Je prenais autant que possible mot à mot les propos de l’orateur, mais non sans un certain resserrement occasionnel de la forme syntaxique, en 20
réalité inévitable, et qui se perçoit à certains moments. J’ai conservé les choses en l’état, comme cela se voit dans la plupart des textes d’Aristote, ainsi que de Hegel, dont une part importante provient de notes de cours prises par des étudiants. Il résulte de telles situations une sorte de rigueur sèche – austérité sévère, sobriété essentielle, ascétisme sans concession, qui ne sont pas sans comporter un grand effet esthétique. Il m’est arrivé de jouer à « parler » des textes d’Aristote ou de Hegel, comme on déclame de la poésie. Les textes que nous présentons ici sont d’après nous d’un intérêt considérable, sous plusieurs aspects. Tout d’abord, ce tournant des années 1960 représente un virage capital au point de vue de la vie philosophique et intellectuelle en France. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la transition de la période de florescence de ce courant composite qui a reçu le nom d’existentialisme (1945-1960), la période suivante (1960-1980) étant occupée par cette autre entité qui a été qualifiée du terme tout aussi discuté de structuralisme, débouchant elle-même à une date indécise sur un poststructuralisme. En même temps, cette longue méta-période de 1945 à 1980 était marquée par une régression progressive et de plus en plus accélérée du paradigme de la pensée marxiste, dont l’articulation avec les entités précédentes, pour être certainement essentielle, n’a guère donné lieu à une réflexion attentive jusqu’ici. J’ai moi-même déjà parlé de cette période des années 1960 dans une Préface d’une trentaine de pages donnée à un livre intitulé Mes soirées chez Lacan. Par ailleurs Le Nouvel Observateur a consacré un article sur le cours de Mr Compagnon au Collège de France pour l’année 2010-2011 consacré à « l’année 1966 ». Nous aurons à y revenir. Les enseignements des deux personnages présentés ici sont intéressants également en ce qu’ils reflètent d’une manière indirecte mais tout de même significative ce qu’était alors le niveau de l’agrégation de philosophie, les particularités de son économie interne de type classique et comparatiste, et la qualité extraordinaire des prestations qu’étaient à même d’y produire ces deux vedettes. Le programme de l’agrégation de cette année 1958-1959 comprenait à l’écrit pour l’épreuve d’histoire de la philosophie, dont la composition durait 7 heures, Aristote, Spinoza, Hume et Comte. D’autres auteurs intervenaient en textes choisis d’une trentaine de pages environ pour les explications de textes à l’oral, en français, latin, grec (ou 2ième langue vivante), et aussi en anglais et une autre langue au choix (ou grec). Je me souviens de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, et 21
peut-être, mais j’en suis moins sûr, des Lettres à Lucilius de Sénèque. Il y avait aussi en français un extrait important de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, sur lequel Deleuze faisait le cours dont j’ai parlé. L’un des procédés en vogue à l’époque dans l’épreuve d’histoire de la philosophie, consistait à comparer deux à deux à propos d’un thème soi-disant significatif, les auteurs du programme : Aristote et Spinoza, Aristote et Hume, Aristote et Comte, Spinoza et Hume, Hume et Comte, Hume et Husserl (Hyppolite). Ce procédé était certes très artificiel, mais entraînait les apprentis philosophes à l’exercice d’une gymnastique intellectuelle requérant un assez haut degré de virtuosité dans l’art de rapprocher, tout en les différenciant, la carpe et le lapin. En fait, en dehors de sa pertinence incontestable dans certains cas, cet exercice artificieux, dans la mesure où il suppose l’usage réglé de la relation fondamentale d’identité-différence, n’est rien de moins qu’un apprentissage pratique de la méthode dialectique générale, telle que la mettait en œuvre dans ses cursus de formation, la philosophie médiévale. Il s’agit toujours de tisser, à la manière de Platon, l’écheveau des rapports du Même et de l’Autre. Dans une telle tradition, on continuait à penser, au niveau du cursus de l’agrégation de philosophie en 1960, que la pédagogie à la formation intellectuelle des philosophes de profession requérait, comme outil de base indispensable, l’apprentissage d’une certaine capacité dialectique de base. L’un des exercices où pouvait trouver matière une telle capacité consistait, au niveau de l’épreuve de l’agrégation appelée « petit oral », dans le commentaire d’environ une page de texte prise au hasard dans l’ouvrage d’un auteur dont l’identité restait cachée. Il s’agissait alors d’organiser une sorte de débat dont la méthode la plus sûre consistait à problématiser le texte en question en y dégageant des oppositions pour organiser à partir de celles-ci une forme de synthèse, dans la mesure au moins où celle-ci s’avérait possible. Une telle conception du cursus de formation propre à l’agrégation de philosophie de l’époque devait beaucoup, disait-on, à Jean Hyppolite, le restaurateur des études hégéliennes en France, qui l’aurait organisée à partir des années 50. Une telle vision devait d’ailleurs beaucoup à la tradition du modèle « hégélien » de composition de la dissertation en trois points, dont l’origine historique en France demeure encore quelque peu obscure (Victor Cousin ? Séminaire à l’allemande introduit à l’ENS dans la période d’après 1870 ? Mais plus probablement tradition médiévale des études religieuses, comme on en parlera dans l’autre volume). Par ailleurs, et par paradoxe, il s’en faut de beaucoup que la philosophie hégélienne, dont Jean Hyppolite demeurait le spécialiste notoire mais 22
isolé, ait été très populaire ni même ait eu le moindre droit de cité dans l’enseignement sorbonnard de l’époque. Bien au contraire, on continuait à s’en méfier beaucoup. Ce n’est qu’au concours de 1964 que l’on verra pour la première un texte de Hegel s’introduire au moins dans les textes optionnels du programme d’oral (un fragment de la Philosophie du droit en traduction française). Une autre perspective d’intérêts des Cours que nous présentons ici concerne les auteurs pris en eux-mêmes un à un, et ce que cette prise en considération peut nous enseigner sur l’évolution de la philosophie française dans cette période 1945-1980. Envisageons tout d’abord Louis Althusser. La relecture récente de ses cours de l’année 1958-1959, qui dormaient bien sagement dans un petit carnet à spirale, a été pour moi une énorme surprise, compte tenu de ce que l’on croyait savoir quasiment par cœur de cette statue de philosophe officiel du nouveau marxisme français des années postérieures à 1965. Compte tenu aussi de ce que j’avais moi-même rapporté dans mon étude sur lui de l’année 2007 (La Guerre des psys continue, 392-410). Le Louis Althusser de Pour Marx, Lire le Capital (1965) et écrits postérieurs et connexes enseignait la doctrine rigide d’un Marx de la coupure (à la Bachelard), soi-disant rompant à partir des Manuscrits de 1844, avec tout courant historique antérieur, notamment avec Hegel, en même temps que s’élaborait dans le bouillon de culture théoriciste de sa jeune garde normalienne l’incompréhensible doctrine d’un « anti-humanisme théorique », affublé du chapeau cocasse, et même en forme d’entonnoir renversé, d’un antipsychologisme de carnaval (personne n’est personne, savez-vous ? ni surtout une personne, c’est un joke de Lewis Carroll). Avec le recul du temps, on peut dire, et je l’ai déjà fait ailleurs, que l’absurdité irresponsable d’une telle assomption aurait représenté l’ultime floraison de la pensée stalinienne en France, et qu’elle y a précipité la chute et la disparition de la pensée marxiste en même temps que sa capacité critique en réalité sans égale depuis Nietzsche. Dommages irréparables. Un philosophe connu, un peu plus jeune que moi, et que je n’ai personnellement jamais rencontré, Clément Rosset, aurait dit un jour que d’instinct il s’était toujours écarté à partir de 1960, de ce corpus d’un néomarxisme pour combat de soldats de plomb, kolossal château de sable idéologique dirigé vers la ligne verte de l’Atlantique, pour y avoir ressenti d’emblée et comme avec malaise le symptôme prémonitoire des avatars malheureux qui ont par la suite marqué de façon de plus en plus irrémédiable la santé mentale de l’auteur. Moi-même à l’époque, comme je l’ai dit ailleurs, en ai tiré des conclusions fort proches. Invité un jour 23
par Althusser, rencontré dans la rue d’Ulm plusieurs années après mon séjour à l’ENS, à aller discuter chez lui, je n’y suis jamais allé. J’ai rapporté aussi dans mes propos sur Althusser les propres propos qu’il avait tenus sur lui-même dans son Autobiographie, L’Avenir dure longtemps, sur son ignorance abyssale en matière d’histoire de la philosophie (avouant pratiquement ne rien savoir sur Aristote, Spinoza, Hume, Comte, auteurs au programme de l’année 58-59, et nous-mêmes ignorant qu’il ignorait), (Jalley, op. cit., 2007, 396). J’ai dit aussi qu’il parlait peu et nous laissait parler la plupart du temps, prenant lui-même en notes tout ce que nous disions. J’ai à faire ici amende honorable sur un certain nombre de points. Car absolument rien de tel de tout cela ne transparaît ni ne se préfigure dans les Cours dont nous reproduisons ici les notes. Cet enseignement est étourdissant, d’érudition précise en des domaines tout à fait inattendus, par exemple la psychologie, comme de maîtrise réflexive sur les courants profonds de l’histoire de la philosophie bien avant Hegel et Marx et aboutissant à ceux-ci sans rupture entre eux. On avait totalement oublié, refoulé qu’Althusser ait pu témoigner d’un vif intérêt et d’une somme de connaissances assez impressionnantes sur des sujets difficiles, techniques et parfois tout récents pour l’époque dans le champ de la psychologie : le normal et le pathologique, genèse et structure d’après Piaget (1950 !), l’émotion, l’aphasie, le schéma corporel, et en ribambelle avec tout cela, Auguste Comte, Claude Bernard, Humboldt, Broca, Wernicke, Déjerine, Marie, Charcot, Durkheim, Bergson, Janet, James, Jackson, Cannon, Brunschvicg, Sartre, Gelb et Goldstein, Husserl, Lewin, Pareto, Piaget, Guillaume, Canguilhem, Ricœur. Un réseau ahurissant de références véritablement encyclopédique. On savait vaguement par le livre de Didier Éribon sur Michel Foucault qu’Althusser s’était intéressé à la création d’un petit laboratoire de psychologie à l’École normale – une souris dans une boîte à chaussures ! ainsi qu’aux présentations de malades à Sainte-Anne. Mais tout cela était tombé hors de la mémoire de sa postérité de petits soldats de l’avantgarde de la théorie marxiste chic et choc, armés de leur bouclier cerclé d’antihumanisme et réchampi d’antipsychologisme. À moins qu’Althusser ne se soit aussi détourné de son propre mouvement, bien que dans un contexte non exclusif d’influences collectives réciproques, de son intérêt antérieur pour la psychologie et les sciences humaines (l’anthropologie du XVIIIe siècle, Durkheim), et que cette polarisation exclusive sur un Marx-La-Coupure ait pu même être alors l’indice du rétrécissement de ses intérêts intellectuels et de ses problèmes croissants de santé mentale. 24
D’après mon souvenir, j’ai manqué d’autres cours d’Althusser sur la psychologie, notamment un où il était question d’un parallèle entre Anna Freud et Mélanie Klein – on ne le croira pas –, sujet technique, érudit et difficile, même pour quelqu’un de bien formé en psychanalyse. Alors qu’il écrira, toujours dans son Autobiographie, certainement par provocation cynique et sous l’effet de la grave dépression vitale consécutive aux aléas de sa triste existence, n’avoir jamais pu lire et comprendre deux pages de Freud à la suite. Venons-en à présent à la très importante question de la philosophie politique. Les cours d’Althusser sur Hobbes, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, semblent avoir servi de banc d’essai ou peut-être de reprise de la rédaction de son ouvrage sur Montesquieu, la politique et l’histoire paru justement en 1959. Cet ouvrage est à présent épuisé, je ne le possède pas, et il m’aurait été difficile de vérifier quels auraient pu être les écarts entre le texte des cours du séminaire et le texte définitif de la rédaction du livre. En tout cas, ces cours sont étonnants pour ce qui est de la profondeur de la pensée et de la qualité de l’expression, qui sont tout sauf venus de la part d’un homme que quiconque aurait pu supposer pouvoir être affecté un jour de troubles psychiques graves. Mais ce qui est frappant dans la pensée d’alors de Louis Althusser, c’est que celle-ci inflige un démenti anticipé, marque une rupture à l’égard de la future doctrine de Marx-La-Coupure. Althusser démontre qu’il existe un sentiment dialectique déjà très actif chez les penseurs français du XVIIIe siècle, mais réalisé selon des modèles concrets très différents chez Montesquieu, Helvétius et Rousseau. Ce que je formulais moi-même dans des propos antérieurs d’un courant dialectique de la pensée française, issu d’abord du XVIIe siècle (Descartes, Pascal, Racine, Corneille) et relayé par le courant de l’Encyclopédisme, avant d’atteindre sa prolongation et son terme européen dans l’idéalisme critique puis romantique allemand, et enfin Marx – Althusser, dont j’ai reçu moi aussi la formation (1955-1959), l’exprime déjà dès cette époque sans aucune ambiguïté. Marx vient de Hegel, et avant lui de Montesquieu, de Rousseau, et même latéralement de l’anglais Hobbes. Althusser entrevoit alors tout naturellement à la fois la continuité en même temps que la discontinuité entre Marx et ses antécédents. Après 1965, Althusser soutiendra la double thèse aberrante d’un
jeune Marx venu de Kant et de Fichte plutôt que de Hegel (on ne peut pas croire qu’il y ait vraiment lu ce qu’il dit sinon déjà en délirant), et d’une contradiction dialectique sans aucune transition de Hegel à Marx, mais le modèle de celui-ci anticipant plutôt la « surdétermination » de 25
Freud. Effectivement, c’est bien à un noyau kantien vieilli par rapport à la dynamique hégélienne de l’esprit qu’appartiennent les deux thèmes de l’antihumanisme théorique assorti de l’antipsychologisme, exactement à la critique des paralogismes de la personnalité (Kant, 1881, PUF, 277327). Pressés de produire leur coupure théorique à la Bachelard, tranchée de leur coup de sabre de samouraïs, les jeunes gardes rouges d’Althusser pas plus que leur maître, n’avaient lu, ni même peut-être ne connaissaient l’existence, du talentueux et même formidable Éléments de philosophie du héros Politzer, fusillé au Mont Valérien. Personne ne s’en était aperçu, ni même n’aurait osé le leur dire sans se la faire boucler, et même menotter aussitôt. Même les maos par la suite n’ont jamais su qui était Politzer, ne parlons pas de son compagnon Wallon, et de leur « Université Ouvrière » de 1936-1938. Tout cela est consternant. Ce serait donc d’un Althusser entièrement reconstruit et méverti, que l’on a pu hériter encore aujourd’hui, par rapport à ce qu’il a pu être : au sommet d’une culture sinon encyclopédique, du moins beaucoup plus vaste, plus nuancée et plus riche que cet appareil de combat sous lequel il est apparu par la suite, déguisé en Conan le Barbare, bien moins intéressant selon moi qu’un Lukács ou un Gramsci, voire même qu’un Goldmann ou un Lefebvre, sans parler de Sève. Soit qu’il ait de son propre mouvement produit et assumé une telle rupture d’avec lui-même, soit que ses disciples aient forcé la reconstruction du personnage en se sens. À côté du pénible Marx-La-Coupure, il nous aura fallu subir également un désastreux Freud-La-Cassure, dont les effets pervers n’ont pas encore reflué loin de la plage polluée, c’est le moins que l’on puisse dire. De son côté, le cours d’Hyppolite sur Hume montre avec beaucoup de talent que la pensée complexe de Hume n’est pas l’expression d’un empirisme plat, mais plutôt complexifié par un principe de scepticisme, ce qui en fait tout autre chose qu’un modèle de sujet passif, et table rase devant l’expérience, en réalité une philosophie empiriste certes, mais ouverte à un principe de devenir sous l’effet de mécanismes d’orientation opposée et même d’agencement conflictuel. Les propos d’Hyppolite sur Hume ont un intérêt particulier à un autre égard. Tel qu’il le voit, l’empirisme anglais du XVIIIe propose déjà une explication de l’esprit par des tendances inconscientes, à un niveau certes plus proche de la nature que de celui d’actes de l’esprit ou de synthèses actives. C’est bien autre chose à cet égard encore que ce que sera sa dégénérescence dans le positivisme et le pragmatisme scientistes nord-américains du XXe siècle. 26
J’ai dit ailleurs que dans les années 60 Husserl et Heidegger ne s’enseignaient pas à la Sorbonne, mais j’ajoute ici qu’en revanche Jean Hyppolite en parlait volontiers à son séminaire de la Salle des Actes. Aucun des cours de Jean Hyppolite présentés ici ne se retrouve dans les deux volumes d’interventions orales et écrites publiées de lui sous le titre de Figures de la pensée philosophique, en 2 volumes, aux PUF en 1971, sauf celui intitulé « Psychanalyse et philosophie », mais bien plus bref en tant que cours de 1958 que le manuscrit daté de 1955 et portant le même titre dans l’ouvrage en question (tome 1, pp. 173-384). Du reste, leurs contenus respectifs ont peu de rapport commun. Par rapport à ce qui vient d’être exposé, la troisième partie de notre livre consacrée à l’ « exploration de divers types dialectiques », avec référence en particulier aux noms de Hegel et Marx vus par Alain, ainsi que d’Henri Wallon et de Germaine Wallon, pourra assurément surprendre. Tout d’abord j’ai eu la surprise de découvrir chez Alain, dont je connaissais par ailleurs le texte classique dans Idées sur Hegel (1932), qu’il s’était intéressé dans les vingt-cinq dernières années de sa vie (+ 1950) et même de façon croissante, sans jamais oublier de tisser son rapport essentiel avec Hegel (1947, 1950), à Marx (1926, 1929, 1932, 1934), et même à Engels, Lénine, Trotski (1950). On a coutume de reprocher à Alain, comme du reste à Lagneau et à Hyppolite aussi, pour les consacrer comme des philosophes à part entière, de manquer d’une doctrine personnelle affirmée – Alain en a une – et de les considérer plutôt comme de grands historiens de la philosophie, ou en tout cas de grands professeurs de philosophie. Ce qui est intéressant chez Alain, c’est que le fait de s’affirmer d’opinion « radicale » en politique, mais ni marxiste ni même socialiste, ne l’empêche pas de parler, dans le registre de l’histoire des idées, avec une grande objectivité en même temps que dans des termes très positifs de Hegel, Marx, Engels, Lénine, Trotski. À l’instar de Hegel, Marx est un « Grand Penseur ». Lénine et Trotski ont fait ce qu’ils ont pu, « ce sont des hommes que je crois ». Il y a de quoi surprendre aujourd’hui, quitte même à nous retenir un moment, de la part d’un homme dont la réputation intellectuelle reste tout de même peu contestée. Nous nous sommes intéressés à ces textes parce que jusqu’ici ils étaient restés vraiment inaperçus. Henri Wallon à présent. J’ai déjà beaucoup écrit sur la question de la dialectique en psychologie chez Wallon et Piaget (Jalley, Wallon et Piaget, 2006). Sans qu’il soit question de revenir dans le détail de ce que j’en ai dit, je considère que dans l’histoire du paradigme dialectique qui 27
va d’Héraclite-Platon-Aristote à Hegel-Marx-Engels-Lénine-PolitzerMao, en passant par Jamblique, Thomas d’Aquin et d’autres médiévaux, Ignace de Loyola, Pascal, les Encyclopédistes français, les Anglais Hobbes et Hume, enfin les Allemands Kant, Fichte et Schelling, il est impossible de passer sous silence les contributions des grands théoriciens de la psychogenèse de l’enfance (Wallon, Piaget, Gesell). Le grand intérêt de cette étape, même si les philosophes français depuis cinquante ans au moins (Merleau-Ponty + 1960) se veulent complètement hermétiques à la psychologie – comme de plus en plus à la psychanalyse – c’est d’identifier certaines formes de modèles dialectiques intermédiaires entre la dialectique soft de Hegel et celle de type plus hard de Marx, pour dire les choses un peu vite. Par rapport à ce que j’avais formulé jusqu’ici de Wallon, il y avait à ajouter certaines considérations supplémentaires touchant les rapports d’articulation réciproque entre les sous disciplines de la psychologie, dont l’ensemble organise selon lui un modèle encyclopédique de l’unité relative de la psychologie. C’est le retour du problème de l’arbre des sciences cartésien, de l’Encyclopédie de Hegel, du système de la classification des sciences chez Comte, tout comme chez Piaget, entre autres auteurs. Germaine Wallon, l’épouse d’Henri Wallon, et qui était chercheur dans son laboratoire, s’est fait connaître par un livre sur Les Notions morales chez l’enfant. On verra dans sa démarche l’usage constant d’une pensée oppositive, de mode contradictoriel, fondée sur l’usage des contrastes, des couples notionnels et organisant un riche tissu d’identités-différences, de similitudes-divergences. Or c’est, selon nous, ce style cognitif et expressif qui a disparu de plus en plus du discours contemporain des sciences humaines. L’intérêt philosophique profond que présentent les conceptions « en elles-mêmes dialectiques » – comme « sur la dialectique », ce qui n’est pas la même chose – de Wallon et de Piaget, du reste sensiblement différentes, en matière de psychogenèse de l’enfance, par rapport à un paradigme dialectique d’une grande « consistance », évidente à travers toute l’histoire, n’a jamais été perçu par les professionnels de la philosophie, et ils ont grand tort assurément de persister à l’ignorer. De même que la dimension « dialectique » propre à la PenséeFreud comme à la Pensée-Lacan reste ignoré par eux, pour qui ce n’est pas de la philosophie, tout comme par les cliniciens en général, pour qui justement ce n’est « que de la philo ». La transition de Wallon à Lacan est naturelle – à cause de la question du miroir – bien que nous ayons abordé celui-ci en réalité dans 28
notre second livre, ce qui s’explique aussi car il représente la montagne, le continent même, que la démarche philosophique moderne, dans la crise où elle se trouve plongée, a le plus grand mal à dépasser. Alors permettons-nous le travers, peu rigoureux certes mais excusable, d’anticiper. Anticipons donc sur notre second livre pour dire que Lacan, outre le fait d’être un grand psychanalyste, est aussi l’un des philosophes français importants du XXe siècle, étant à envisager que cet état de choses reste mal perçu, ce qui fait que le versant philosophique de la PenséeLacan a été beaucoup moins assimilé, par ses disciples eux-mêmes, que son versant proprement clinique, aujourd’hui assez popularisé. Il en résulte que, dans la Guerre de la psychanalyse, dont les regains se succèdent presque sans interruption depuis une bonne dizaine d’années, les partisans de la psychanalyse, qui ont raison de se réclamer de la tradition d’un humanisme judéo-hellinico-romano-chrétien de source européenne, n’en sont pas moins malhabiles à combattre avec efficacité leurs adversaires partisans de l’hyperempirisme pragmatiste nordaméricain. Du point de vue philosophique, Lacan avait parfaitement repéré la tradition des auteurs cités plus haut comme représentants d’un paradigme de la pensée dialectique, et y a toujours inséré avec soin et persistance sa démarche (Le Banquet de Platon !), même si ce fait évident pour qui connaît bien l’histoire de la philosophie en même temps que la pensée lacanienne, et qui se font très rares, n’est en général perçu que difficilement par les purs cliniciens. Reprenant à Freud l’ensemble des éléments de sa « pensée dialectique » (expression de Lagache à propos de la psychanalyse), Lacan les perfectionne pour les porter à un point de complexification en même temps que de perfection jusqu’alors probablement inconnus dans l’histoire de la pensée occidentale. La pensée de Lacan est centrée par une méditation d’une profondeur encore inégalée sur la nature du « trois », en tant que liée à celles du « deux » et du « quatre ». Je reviendrai encore un peu plus loin sur cette question. Le deuxième objectif de notre entreprise globale est de montrer,
par contraste – dans le livre suivant sur La crise de la philosophie au XXIe siècle en France2 – comment cette capacité dialectique qui demeurait si présente encore dans les années 1960, sous des témoignages variés, même en dehors d’une adhésion explicite à un quelconque schéma hégélo-marxien de leur démarche intellectuelle, chez les divers auteurs importants que nous avons mentionnés plus haut, s’est perdue 2
En réalité déjà paru en février 2014.
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complètement de nos jours, sous la pression envahissante du paradigme de l’idéologie nord-américaine, dont nous avons montré en toutes sortes d’occasions qu’il était de soi a-dialectique, et même anti-dialectique. Et que c’est en cela, en ce symptôme majeur de la perte de toute efficience dialectique, que réside la crise de la philosophie française du début du XXe siècle, dont résulte une platitude irrémédiable de la démarche cognitive, qui la rend inapte à toute espèce de tentative critique, en quelque domaine que ce soit, sauf la jérémiade de chercher en vain son chemin à tâtons dans la nuit en direction d’un public de moutons de Panurge, si ce n’est même de « veaux » (De Gaulle) consommateurs d’opinions préfabriquées. Notre tentative de ce côté n’est pas vide d’assez nombreuses et longues analyses précédentes qui ont déjà défriché notre terrain, par exemple sur « la culture de foule en France » (Le débat sur la psychanalyse dans la crise en France), ou encore sur « les variétés de l’empirisme nordaméricain » (Six manifestes contre le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Mais en deçà encore, c’est l’ensemble de nos travaux sur la crise de la psychologie et la guerre de la psychanalyse en France qui donne appui et confère tout son poids de sérieux à notre démarche actuelle. Et encore une fois, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur intéressé à l’ensemble de nos publications qui traitent de ces sujets. Hors de cette capacité dialectique qui semble avoir aujourd’hui perdu toute signification pour la culture de foule contemporaine, aucune forme de pensée critique ne saurait subsister. La dynamique de toute activité de pensée authentique consiste en premier lieu dans l’aptitude à identifier des polarités, des oppositions, des contradictions, en deuxième lieu dans l’aptitude à traiter celles-ci, en faisant le tri entre celles qui sont stériles et celles susceptibles de donner lieu à diverses formes de dépassement. Piaget a montré que le développement de la pensée de l’enfant vers celle de l’adulte reposait sur la mise en œuvre d’une dialectique naturelle des formes originaires de la cognition, dont de son côté Wallon voyait la matrice de base dans le mouvement tensionnel ambigu de polarités de base : « un en deux3, deux en un ». En dehors de cela ne saurait végéter qu’une forme de pensée au mieux linéaire, narrative, associative, juxtapositive, le plus souvent chaotique, morcelée, éclatée, en tout cas anencéphale, invertébrée, sans forme ni cohésion, la non-pensée du bavardage quotidien (Das Gerede : Heidegger), y compris dans son registre médiatique et journalistique ordinaire. Le style accompli vers lequel tendra de plus en plus ce mode de pensée L’école chinoise, que Wallon n’a jamais connue, dit aussi : « Un se divise en deux », Badiou A. : Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne, Maspero, 1978, 44. 3
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larvaire est apparenté à celui de la comptine enfantine, avec pour prototype le style des SMS. Par exemple : « Chte kif grav ». C’est là où nous en serions arrivés dans la France du début du XXIe siècle. L’enjeu de ce que nous cherchons à cerner ici est donné par un essai du sociologue et philosophe Emmanuel Terray qui vient de paraître sous le titre « Penser à droite » (Galilée), et qui a donné lieu à un débat de l’auteur avec Alain-Gérard Slama dans Marianne n° 784 du 28-4/4 /85/2012. Les deux auteurs tombent d’un commun accord pour dire que : « depuis 1980, il y a une domination de la pensée de droite dans le champ intellectuel français (Terray)… dans un silence des intellectuels proprement effarant » (Slama), avec en face de leur mutisme ce qui est pensé (pansé) à droite : le réel raisonnable supérieur au possible utopique, le respect de la force des choses, la puissance du fait acquis, les devoirs primant les droits, la valorisation de l’ordre, de l’autorité, de l’héritage, la croyance défiante dans une nature humaine intangible, et en guise de modernité, une mondialisation heureuse, un dirigisme relooké par la communication, un État dirigé comme une multinationale. C’est un symptôme significatif et choquant que cet avènement d’une pensée-àdroite coïncide avec le début des années Mitterrand – ce que ne pointent pas explicitement les deux auteurs. Mais ce ne serait là que le contrecoup idéologique de ce fait par ailleurs bien mieux connu que Mitterrand à d’emblée essayé d’évincer les communistes de toute participation à son pouvoir politique. Le paradoxe est que ce sens matériel de l’héritage ne saurait avoir de rapport avec la préservation d’aucun passé culturel. Le culte de la tradition va de pair avec une inculture massive. La domination de cette pensée de droite depuis les années 80 a ruiné les bases de ce qui avait pu subsister jusque-là d’un humanisme traditionnel. De ce côté-là, ce serait plutôt le néant vaste et noir. En voici l’indice. De même que voilà quelques années, nul n’avait songé à la moindre manifestation de commémoration touchant le quadricentenaire de la naissance d’un auteur aussi important que Corneille (1606), cette année il n’aura pas été question non plus, nulle part dans la francophonie, du moindre événement de portée nationale, mis à part des manifestations locales (Genève, Chambéry, Montmorency, Ermenonville), concernant le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (1712), cet immense écrivain et ce considérable philosophe. La France, ta mémoire fout le camp ! La conscience intellectuelle du public éclairé semble aujourd’hui évoluer à l’aise, sans gêne, avec intérêt, avec curiosité, innocente et toute nue comme Ève avant la rencontre du serpent, dans l’oxygène nouveau et comme rafraîchissant pour elle de cette « pensée-à-droite ». Voyez 31
bien plutôt Le Nouvel Observateur n° 2477 du 26-4/2-5/2010 : « Céline, Chardonne, Morand, Rebatet, Faut-il tout rééditer des collabos ? Alors que les romans de Drieu la Rochelle entrent dans la Pléiade, nombre de textes d’écrivains compromis sous l’Occupation restent impubliables. Jusqu’à quand ? Enquête… [Pourtant] Albert Camus n’avait pas tort de signaler que le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l’eczéma » (Grégoire Leménager). Et ceci : « Le suicide de Drieu. Fallait-il faire entrer dans la prestigieuse collection de la Pléiade cet écrivain fasciste collaborateur et somme toute académique ? Oui. Explications » (Philippe Sollers). La pensée-à-droite a présenté plusieurs formes historiques (René Rémond) et persévère encore dans plusieurs faciès phénoménologiques : dure, révisionniste, tétanisée, mais aussi molle, désossée, rampante, jusqu’à la pensée nulle, le degré zéro du cogito, l’entropie maximale du bon sens. Voyez par exemple dans le numéro suivant du même hebdomadaire (2478, 3-9/5/2012, 94), Michel Onfray (propos recueillis par Éric Aeschimann), « le philosophe français de l’hédonisme », présenter la toute récente vedette de son cours : Henry David Thoreau, véritable condor de la pensée américaine, dont paraît le Journal en 15 volumes aux éditions bordelaises Finitude, un « Diogène du siècle industriel, clochard céleste », dans le genre d’Emerson mais plus au ras des pâquerettes encore, « un rustre qui n’aime pas l’université » – fichtre, un « praticien » qui comprend « Kant comme une manière d’aborder le monde par l’intuition, la sensation, la pensée quasi-mystique » – waouh, qui a passé deux années dans une cabane du Massachusetts, après avoir refusé de payer ses impôts à l’état américain antiesclavagiste – ce qui partait tout de même d’un bon sentiment, en tout cas qui « ne pense pas avec les livres, mais en mettant son corps en contact avec la nature, s’allonge dans une barque et se laisse aller à la dérive du courant » – la peste soit du latin et de grec et de Heidegger. Voilà ce qu’il nous faut, de la philo ravalée au niveau de platitude autosatisfaite et de sottise œcuménique à l’eau tiède des romans d’Anna Gavalda, Marc Lévy, Guillaume Russo, pour moi l’un des symptômes dans la culture de foule d’un langage décérébré, bien que je conçoive aussi que l’on soit d’un autre avis. Après la restauration par Hyppolite des études hégéliennes en France, l’enseignement d’Althusser dans les années 60 faisait comprendre – avant la volte-face complète du Pour Marx de 1965 – le lien existant entre la pensée politique anglaise et française (Hobbes, Locke, Montesquieu, Helvétius, Rousseau) et le chemin ultérieur passant par Hegel et Marx. Cette importance du chemin Hegel-Marx sera clairement 32
saisie, chacun de leur côté par Alain aussi bien que par Lacan : c’est ce qui justifie nos chapitres 9 consacrés à Alain dans le premier livre – et l’Introduction de notre second livre, où se trouvera mise en valeur la grande figure de Lacan comme philosophe impliqué, comme on l’a déjà indiqué plus haut, dans la reprise et le perfectionnement du thème classique de la pensée oppositive binaire-ternaire-(quaternaire). Par ailleurs, l’intérêt jusqu’ici méconnu d’Althusser pour les questions ayant trait à la psychologie (par exemple l’aphasie), ce qui est aussi un scoop, m’a paru trouver un écho naturel dans les discussions contemporaines sur l’autisme, et ce qui est mentionné couramment d’une difficulté particulière de communication comme l’un de ses symptômes caractéristiques (chapitre 11 du second livre). J’ai à dire ici que, dans mon second ouvrage, en fait paru par un concours de circonstances avant celui-ci, sur La crise de la philosophie en France au XXIe siècle, je me suis référé plusieurs fois par erreur, à l’ouvrage de Terray et à son thème essentiel d’une « pensée-à-droite », comme mentionnés dans l’Introduction de cet ouvrage, alors que c’est dans la présente Introduction qu’il en est pour la première fois question. Ce dont j’ai à m’excuser auprès des lecteurs de cet ouvrage « antérieur » par sa parution sinon par son projet, au moins s’il s’en trouve, qui auront peut-être éprouvé, du fait d’une telle bévue, un sentiment d’inquiétante étrangeté. Enfin j’indique tout à la fin du présent volume un errata des fautes que j’ai identifiées jusqu’ici dans ce même ouvrage antérieur. J’ai encore à dire que mon livre sur La crise de la philosophie en France au XXe siècle aurait été bien venu de tenir compte d’un certain nombre d’autres sources sur lesquelles il faudra que je revienne (Descombes, 1979 ; Ferry-Renaut, 1988 ; Huisman-Monier, 2000 ; Cusset, 2003 ; Nouvel Observateur n° 3-2013-2014 ; Cités n° 56-2014). Ces références nouvelles, loin de nous faire changer d’opinion sur la pathologie régressive d’un paradigme de la pensée dialectique comme marque du chaos contemporain de la configuration française, ne feront que lui donner appui.
Première partie La philosophie à l’École Normale avant 1960 : Louis Althusser
Chapitre 1 LOUIS ALTHUSSER (1918-1990) Psychologie
Normal et pathologique Ambiguïté de ces notions. Normal : ce qui est tel qu’il doit être ; ce qui se rencontre dans la majorité des cas. Lalande. Pourquoi cette ambiguïté ? Il s’agit de savoir si le fait historique est analogue au fait physico-chimique, ou s’il a un statut particulier. Problème des rapports entre la science et la technique. Problème du statut de l’objet biologique4. 1. L’état normal comme modification quantitative de l’état normal. Comte. Il s’est agi aux XVII-XVIIIe siècles, de donner un statut à la maladie. Les états pathologiques sont des variations quantitatives en plus ou en moins des états normaux correspondants. C’est surtout après Auguste Comte que s’impose cette notion d’identité quantitative entre normal et pathologique. Pour Comte, le pathologique tient lieu d’expérience [instituée par la nature] et aide à connaître le normal. Pour Claude Bernard, l’identité est affirmée en vue d’une action sur le pathologique. Auguste Comte admet le principe de Broussais (1828) : le progrès n’est qu’un développement de l’ordre. Toute modification partielle de l’ordre réel concerne seulement l’intensité des phénomènes correspondants. Système : 3, 71 ; 1, 651-3 ; Cours : 40, 169 sq., 175-179 (Tome 3) L’état pathologique ne différant pas de l’état normal, est un moyen d’expérimentation. À ce [registre] se rattachent les monstruosités. Comte ne propose aucun critère du normal. Concept moral et esthétique d’harmonie. Il faudrait une définition du normal ; et que la différence soit traduisible dans le domaine de la quantité. La théorie des crises politiques consiste à ramener les sociétés à leur état essentiel [assimilé à une sorte de norme relevant de la nature biologique]. Pour Claude Bernard, physiologie et pathologie sont en continuité. Dans le diabète, physiologie et pathologie ne sont qu’une seule et même chose. Toute maladie correspond à une fonction normale dont elle n’est qu’une expérience troublée – exagérée, amoindrie, ou annulée. Tous les symptômes du diabète paraissent à l’état normal : le sucre dans l’urine. Ce cours s’inspire, mais pas seulement, de l’essai de Georges Canguilhem intitulé Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique et paru en 1943, puis à nouveau sous le titre Le normal et le pathologique en 1966. Le normal et la pathologique forment un couple d’opposés, une polarité, qui pose la question dialectique générale du rapport entre continuité et discontinuité entre les états biologiques, entre le plan de la nature biologique et celui de l’histoire, comme entre science et technique. 4
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Mais Claude Bernard ne trouve pas de méthode de détection appropriée. Il n’y aurait pas de glycosurie à l’état normal, d’après la science moderne. D’autre part, ces phénomènes ne sont pas traductibles toujours dans le domaine de la quantité. Le pathologique ne serait pas saisissable au niveau de phénomènes distincts, mais de la totalité. La maladie est de l’organisme, de l’homme tout entier, et s’accompagne de modifications qualitatives. Le malade est qualitativement autre. La première solution dérivait de l’optimisme rationaliste du XVIIIe siècle, pour qui le mal n’est pas un être différent de la santé. D’autre part la science doit fonder la technique [de traitement du symptôme] pathologique. Toutes choses sont déterminées (Claude Bernard). La pathologie a des lois quantitatives qui sont celles de la physiologie. [En réalité], l’état pathologique n’est pas une modification quantitative, mais un contraste qualitatif par rapport à l’état normal. Donc le principe de Claude Bernard est faux, car l’état normal ne se qualifie que par rapport à une valeur5. Les rapports de la loi aux phénomènes sont connus comme les rapports du genre aux espèces. La vérité est dans le type, la réalité se trouve toujours dans un dehors de ce type. Impuissance de la connaissance à atteindre le réel. Donc on ne peut traduire les phénomènes biologiques dans le domaine de la quantité. Quételet identifie la norme et la moyenne. La norme est l’expression d’une loi transcendante. La moyenne est calculable scientifiquement. Les deux points de vue sont identiques. La statistique n’est que la projection d’une norme transcendante. Durkheim, dans les Règles de la méthode sociologique, soutient que le critère objectif de la normalité est celui de la fréquence (p. 70). Mais la norme n’est pas la moyenne dans tous les cas. Par ailleurs, la carie dentaire, phénomène courant, n’est pas normale. Il est difficile de déterminer les moyennes, et de parvenir dans tous les cas à une courbe de Gauss. 2. La norme comme qualité : Canguilhem. La vie est polarité, normativité, c’est-à-dire position inconsciente de valeurs. La vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible. Le normal n’est pas l’effet d’un déterminisme, mais le Althusser ne mentionne pas ici, pas plus que Canguilhem, que ce postulat de la continuité quantitative du normal et du pathologique a été repris et maintes fois réaffirmé par Freud, et qu’il est pour lui l’un des fondements essentiels de la psychanalyse. C’est d’ailleurs sur ce pont aux ânes, emprunté par lui à l’inverse du bon sens, qu’achoppe, comme je l’ai montré aussi, la critique grotesque menée dans le Crépuscule de Michel Onfray. 5
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terme d’une finalité. Les choses sont indifférentes au milieu extérieur. Dans ce contexte, la santé serait définie comme un phénomène conscient : « La santé, c’est la vie dans la silence des organes » (Leriche). La santé est l’innocence organique. Toute anomalie n’est pas pathologique. Elle ne devient pathologique que dans son rapport au milieu. Certaines anomalies en milieu naturel seraient létales : daltonisme, hémophilie. L’abus possible de la santé fait partie de la santé. Le pathologique n’est qu’une détermination du normal. La physiologie est la science des allures stabilisées de la vie. Conclusion : le normal n’est pas le contradictoire du pathologique ; le pathologique n’est pas l’absence de normes, mais la présence d’autres normes. L’anormal est une future forme de normalité. Le normal s’identifie dans beaucoup de cas avec la moyenne. Le cadre biologique de Canguilhem remplace le cadre transcendant de Quételet. La connaissance du normal n’est pas une donnée, mais un terme, une idée au sens kantien. Le statut de la biologie est irréductible à celui des sciences de la matière6.
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Et celui des sciences humaines à celui des deux niveaux précédents.
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Genèse et structure d’après Piaget7 (Épistémologie génétique et ouvrages sur l’enfant). Guillaume, dans le Journal de psychologie, 1940-1941, produit une critique des premiers ouvrages de Piaget, en particulier La Naissance de l’intelligence. À partir d’un réflexe, par exemple le réflexe de succion, il y a succession de phases. Dans l’activité initiale, le sujet et l’objet ne se distinguent pas : les choses sont agies. Les objets vont peu à peu s’affranchir des schèmes initiaux de l’activité avec lesquels ils sont d’abord confondus. La représentation tend à se dégager de l’action. La représentation tend à s’insinuer entre le sujet et le monde extérieur. On va du réflexe sensori-moteur aux schèmes [intellectuels]. Le sujet est adapté d’avance à une multiplicité d’actes possibles. Au deuxième niveau [c’està-dire représentatif] se développe la construction du réel. Genèse du temps, de l’espace, de la causalité. Pour que l’enfant distingue l’objet il faut que l’objet se dissocie de l’action propre. La causalité est initialement la découverte par l’enfant que son acte a un effet. L’enfant va prendre conscience qu’il y a un lien entre son geste et l’effet. Les personnes sont saisies avant les choses : la mère. Les personnes sont considérées comme des causes. Puis vient l’apprentissage de l’action sur les choses. En tout cas, il existe une différenciation initiale où le sujet, l’objet, le temps, l’espace, la causalité sont confondus. La conduite est d’abord réaction d’un organisme à la stimulation du milieu. La critique de Guillaume porte sur : 1. L’empirisme de Piaget : Piaget en utilisant la notion de besoin pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Le problème serait celui de l’indifférence de l’enfance. 2. Le rapport entre perception et notion. Lorsque l’enfant n’agit pas, les objets sont-ils anéantis ? La perception peut déborder l’acte avec lequel Piaget la fait d’abord coïncider. 3. La notion de maturation : Piaget ne la fait pas intervenir. Empirisme parce que la structure initiale est empiriste : celle de schème sensori-moteur. Parce que la méthode d’observation aussi est empiriste. Ceci est le premier temps, celui de la phase sensori-motrice. § La phase symbolique fait intervenir le rôle du langage. Jusqu’à 7-8 ans, il y a doublage de l’action par la représentation. La configuration de « Genèse et structure en psychologie », titre d’une communication prononcée par Jean Piaget au Colloque de Cerisy-la-Salle en juillet 1959, et alors non publiée. L’information immédiate d’Althusser, et même plutôt difficile à expliquer plusieurs mois avant cette date, sur un sujet aussi technique en psychologie, est un fait très étonnant. Il est vraisemblable qu’il connaît l’Introduction à l’épistémologie génétique parue en 1950 en 3 volumes et les premières contributions (tome 1) aux Études d’épistémologie génétique qui ont commencé à paraître à partir de 1957, l’année précédant tout juste le cours. 7
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la pensée intuitive apparaît [d’abord avant 7 ans]. Vers 7-8 ans apparaît le raisonnement concret : un tout se conserve. Intervient l’opération [formelle vers 12 ans] qui porte non plus sur l’objet mais des formes, non plus sur le réel mais le possible. Il faut faire appel ici [de façon encore plus perfectionnée] aux concepts de réversibilité et d’équilibre. L’équilibre permet de caractériser le possible au sein d’une configuration de formes. L’équilibre se définit par la réversibilité, c’est-à-dire la possibilité d’effectuer l’action inverse8 : soit l’ensemble composé de deux parties A et A’, ressaisi comme la sommation. Tout processus génétique tend vers un état d’équilibre mobile. On passe de la psychologie à la logique, du fait à la norme. L’intelligence a un développement qui aboutit à un équilibre terminal. Cette genèse doit être considérée comme une succession de structures. La structure est une forme d’équilibre. La forme initiale va se différencier en vertu du mécanisme de distanciation progressive du sujet et du monde. S’interposent entre le sujet et l’objet un ensemble toujours plus complexe de représentations. La genèse implique une tendance à trouver un équilibre toujours plus mobile, qui peut intégrer un nombre toujours plus grand d’actes. Les structures seront les formes successives d’équilibres relatifs jusqu’à l’équilibre opératoire final. Il y a émergence de formes nouvelles par opposition à la théorie de la forme. L’équilibre, étant toujours rétabli, est donné dès le départ. Il y a préexistence de la forme supérieure dans l’inférieure9. Une telle épistémologie ne préjuge d’aucune solution concernant la théorie de la connaissance. Le point de départ est empirique. Selon Piaget, l’épistémologie génétique s’accorde avec les théories non génétiques de la connaissance, y compris les théories de la transcendance, l’apriorisme. Ces formes sont non construites, mais découvertes10. L’épistémologie génétique ne s’oppose pas même à la phénoménologie. Le possible résulte de l’action. Peut-on admettre que cette épistémologie génétique n’ait qu’un rôle vérificateur pour toutes les théories et ne comporte pas de préjugés ? Dans la formation du nombre, celui-ci est découvert comme dans la pensée grecque, sous la forme d’un donné11. D’une telle prise de Notion fondamentale de la dialectique naturelle propre à la pensée, dont le premier schéma historique se trouve dans les 2ième et 3ième règles du Discours de la méthode de Descartes, prescrivant la conjonction de l’analyse et de la synthèse. 9 Bien que Piaget le conteste par sa doctrine de l’abstraction réfléchissante, qu’il voit comme un dépassement par reconstruction 10 Piaget ne l’accorderait pas. Il présente sa théorie comme un constructivisme dialectique absorbant par complémentation synthétique - un peu à la façon de Hegel, toutes les autres possibilités doctrinales. La dialectique piagétienne privilégie la continuité sur la discontinuité, alors que celle de Wallon les équilibre l’une par l’autre. 11 Présentation tendancieuse peut-être due à l’étude citée plus haut de Guillaume. 8
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conscience résulte un remaniement. Il y a toujours construction et restructuration de l’élément antérieur. Il y a un aspect constitutif de la réflexion : elle implique des formes données. L’élément antérieur est incorporé à des formes nouvelles, ce qui lui confère d’autres propriétés. Un processus génétique qui n’a pas de commencement absolu. D’où : idée du cercle des sciences. Une science particulière découpe un certain secteur. Son analyse génétique révèlera une transformation corrélative du sujet et de l’objet. Une science particulière ne peut être révélée généralement qu’à partir de cadres de références relatifs. Il y a un cercle : ou bien un relativisme total, ou bien la réalité de ce cercle. Ce cercle n’est pas plus vicieux que le cercle fondamental qui relie le sujet à l’objet. Ce cercle n’est pas stérile, comme le montre le problème [historique et épistémologique] de la mesure du temps. Il s’agit de savoir si ce processus génétique a une orientation. Pour Brunschvicg, on ne peut rien dire quant à une direction éventuelle de l’expérience. Pour Piaget, une chose doit avoir un devenir raisonnable : la raison elle-même. Ce qui est pour Brunschvicg, c’est l’élan de l’intellect vers des formes sans cesse remaniées. L’évolution des connaissances tend en définitive à l’idée de la forme la meilleure qui comporte le maximum d’acquis et de possibilités d’intégrations nouvelles sans remaniements : les sciences mathématiques. À l’opposé, biologie et psychologie sont déséquilibrées et ne peuvent construire des ensembles réversibles. Ces sciences sont cesse remaniées. La physique est une science intermédiaire. La physique a subi des crises (microphysique) qui ont abouti à des formes plus larges d’équilibre12. Deux niveaux sont à distinguer : celui de la structuration formelle elle-même et celui de cette loi spéciale d’équilibre. Cette loi est donc bien une forme logique : non une forme idéale qui existerait en soi, non une forme réelle13 ; mais une loi découverte par l’acte de réflexion et qui ne dépasse pas la réflexion. Découverte par la pensée dans son rapport dynamique avec l’objet. Idéalisme relativiste logique. Difficultés. Problème de la détermination de l’objet d’une science particulière. Quel est le fondement réel de la distinction ? Quel est l’objet propre de Tout ceci exprimant davantage le point de vue de Brunschvicg que celui de Piaget. Une forme à la fois idéale et réelle, à la manière de l’Idée platonicienne, de l’idée idée de Descartes ou Leibniz, ou de l’apriori kantien. La distinction piagétienne entre genèse et structure correspond en fait aux deux moments du noyau rationnel de la dialectique : la genèse immanente des différences, la nécessité de la liaison (Hegel, Marx, Lénine). Althusser ramène la doctrine de Piaget à une variété d’idéalisme logique comparable à le pense de Brunschvicg, une référence bien connue de lui, sans tenir compte de la position explicite de Piaget qui présente son modèle comme illustrant un interactionnisme dialectique, une dialectique interactionniste. Althusser coupe une voie qui conduirait de Piaget à Marx, ceci également à l’encontre d’un certain nombre de déclarations explicites de Piaget. On consultera sur ce point mon livre sur Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine (L’Harmattan, 2006). 12 13
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la psychologie ? Il y a une limite de l’explication physiologique. Audessus il y a la série des implications de la pensée opératoire. D’où le parallélisme psycho-physiologique14. Cependant la logique n’est pas confondue avec la psychologie. Concept d’isomorphisme. La conduite, en tant qu’objet de la psychologie, oscille entre la physiologie et la logique. Il n’y a pas d’objet spécifique de la psychologie15. En sociologie, même dualité du schème explicatif : on est dans une totalité dont on ne peut s’abstraire. On peut identifier le point de vue synchronique et le point de vue diachronique. La société est en devenir émergent : on peut y faire intervenir les notions valant pour la psychologie de l’enfant. Chez Comte, point de vue de l’ordre et point de vue du progrès. Chez Marx également16. Il y a des théories qui tentent de surmonter la dualité. Pour Durkheim, l’essentiel est le point de vue diachronique, insistant sur le fait de se référer à l’histoire. Or il ne suffit pas de se référer à l’évolution pour comprendre certaines structures culturelles : l’inceste comme tabou. La sociogenèse des structures n’explique pas leurs significations ultérieures. Pareto de son côté insiste sur l’aspect synchronique : il y a une constance des lois d’équilibre en fonction d’intérêts constants. Il est difficile pour la sociologie de synthétiser ces deux points de vue. La raison profonde de cette difficulté est qu’on ne peut faire abstraction de la durée comme dans l’épistémologie génétique. On est renvoyé à la fois du côté de la logique et d’un autre côté. Pas d’objet spécifique de la sociologie. Ces défauts appartiennent à une pensée formaliste. La notion de régulation est utilisée en physiologie, psychologie, économie, physique. Ceci n’implique pas que les sciences puissent être réduites les unes aux autres. Problème du fondement de la distinction réelle. Si je retire la forme, il ne reste rien. On n’a entre les sciences qu’une différence purement qualitative. Forme logique et différence spécifique forment deux pôles pour le formalisme. Althusser connaît et suit de manière fidèle une doctrine, sur ce thème, de Piaget, qui déclare se rallier d’une certaine manière au traditionnel parallélisme psycho-physiologique, de même que le fait en réalité aussi la Psychologie de la forme, avec son thème de l’isomorphisme, dont par ailleurs Piaget critique le nativisme non génétique. De même également qu’un certain Freud historique se déclare à un certain moment partisan du parallélisme psycho-physiologique (Sur l’aphasie, 1893). L’opposition entre expliquer et comprendre introduite par Dilthey est également l’un des avatars du parallélisme psycho-physiologique, pressenti et déjà formulé comme on sait par les Cartésiens (Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche). 15 Critique sévère et discutable qui semblerait ouvrir la porte à la doctrine postérieure de l’antipsychologisme dans le cadre de l’antihumanisme. 16 Loi de totalité et loi de division du noyau rationnel de la dialectique. Althusser reconnaît ici sans difficulté que Marx a identifié sans problème ces deux composantes de la dialectique hégélienne, au lieu de marquer sans pertinence et de façon déraisonnable « la coupure » comme il le fera plus tard, ceci contre la tradition même des textes postmarxixtes (Engels, Politzer, Mao Zédong et l’école chinoise), sans parler de Wallon et Piaget. 14
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Comment concilier les exigences d’une épistémologie génétique et les exigences d’une pensée d’un contenu réel ? On ne peut constituer une épistémologie génétique sans références à des présupposés métaphysiques17.
L’ensemble des propos qui précèdent organise une critique très serrée aussi bien des sciences humaines que de la conception formaliste du système des sciences propre au modèle piagétien d’une épistémologie génétique, exprimant lui-même une « métaphysique » de l’équilibre. Le contenu en est très dense et il convient d’en méditer chaque phrase l’une après l’autre. 17
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L’émotion Il existe des théories expliquant [le contenu et le détail des] réactions affectives, [d’autres] expliquant la possibilité même du comportement affectif. Il existe au départ une dualité incontournable18. Le problème de l’émotion se situe au [double] niveau de la conscience et de la conduite. Comment la conscience peut-elle se faire conscience émue ? 1. Sartre Pose dans une perspective phénoménologique la question de l’essence de l’émotion. Il n’y a aucune liaison essentielle entre les faits psychologiques et l’essence de l’émotion. Il y a incompatibilité entre les faits et l’essence. Il s’agit de chercher à atteindre l’essence transcendantale de l’émotion. Tandis que la psychologie fait un recours implicite à l’essence de l’émotion, il s’agit d’y faire un recours explicite. La conscience doit être constitutive de l’émotion. L’émotion doit avoir un sens comme toute conduite ; elle doit avoir un sens dans la conscience. C’est de la conscience elle-même que l’émotion doit tirer sa signification. L’émotion est conscience sur le mode non thétique. C’est une conduite irréfléchie, mais non inconsciente. Les théories ne satisfont pas ce principe. - Critique à l’égard de James : Il y a dans l’état de conscience plus que le simple trouble physiologique. - Selon Janet, l’émotion est une conduite, mais moins bien adaptée. C’est une conduite inférieure, d’échec, la conduite adaptée ne pouvant être tenue. Par exemple éclater en sanglots en cas d’aveu difficile. Janet réduit l’émotion à des mécanismes. La conduite d’échec est-elle un substitut automatique d’une conduite supérieure ? Elle serait en ce cas une absence de conduite. L’échec doit avoir une signification. Janet est divisé entre un finalisme spontané et un mécanisme de principe. Conduite d’échec « parce que » et « pour ne pas ». L’émotion est un système organisé en vue de masquer une conduite qu’on ne peut tenir. - La Théorie de la forme est représentée par Guillaume et Lewin. Atteindre un objet sans que cela possible directement. Des solutions de substitution apparaissent en cas d’impossibilité, tension persistante et tendance à un repli passif ; puis attitudes de colère ; se produit un affaiblissement des barrières entre couches profondes et superficielles du 18
Méthode dialectique propre à la tradition rhétorique classique de la philosophie universitaire française.
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champ psychique, entre réel et irréel. Il y a substitution de formes : un champ différencié retombe dans l’indifférenciation19. - La théorie psychanalytique envisage que l’émotion est un moyen pour les pulsions de se satisfaire symboliquement. L’évanouissement est refus du souvenir lié au [trauma]. Le signifié est coupé du signifiant. Sartre considère que l’émotion est transformation magique du monde. Les chemins tracés par l’action deviennent trop difficiles. Il faut agir. D’où transformation magique du monde. La tristesse vise à supprimer l’obligation de trouver de nouvelles voies20. La joie tend à s’approprier par incantation l’objet désiré. Cette magie est vécue à l’aide du corps. L’émotion s’accompagne de croyance ; elle est chute dans l’attitude magique. Il y a un monde de l’émotion comme il y a un monde du rêve ou un monde de la folie. C’est un monde existentiel autonome. Ce monde n’est pas le monde ustensile, mais une totalité non ustensile, modifiable immédiatement et par grandes masses. Ce n’est pas un accident, mais une façon dont la conscience comprend son être dans le monde. L’émotion a une finalité : elle est intention de transformer le monde de façon magique. La conscience croit aux qualités qu’elle a projetées magiquement sur le monde. La fuite est un évanouissement joué. Le physiologique dans l’émotion est au second plan. 2. Janet Considère que l’émotion est une réaction totale et active de l’individu au milieu. Le sujet est à la source de son émotion : la situation n’affecte pas l’individu directement [EJ : au niveau de sa seule organisation corporelle]. Différence donc avec James. Une situation n’est émotionnante que parce qu’elle est suivie d’émotion. Les conditions de l’émotion sont dans le sujet lui-même [EJ : comme point de départ plutôt que la situation extérieure]. L’émotion résout le problème posé par une situation en la supprimant. Janet a une théorie proche de l’intentionnalité, beaucoup plus que la Gestalt. Pour la théorie intellectualiste (Herbart), l’émotion n’est guère plus qu’un conflit d’idées. Le critère primordial chez Janet est l’adaptation. L’émotion est régression vers une conduite inférieure, l’agitation convulsive. Cette agitation a une finalité. De même pour Darwin qui l’explique par association Voir Émile Jalley : La Guerre de la psychanalyse. Le front européen (chapitre 13 : Les modèles de la personnalité en psychologie et en psychanalyse. Les modèles psychologiques : l’approche psychosociologique, 745-749), L’Harmattan, 2008. 20 Ce qui n’est pas loin de la référence aux mécanismes de défense de type freudien. 19
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à des habitudes utiles. Il y a persistance des actes qui ont réussi, même s’ils ne sont plus utiles. Certains mouvements existent à titre de survivances. De même pour Janet, la paralysie totale est retour à une conduite primitive. L’émotion supprime les actes difficiles au profit d’actes plus faciles, adaptés à une situation plus frustre. Il y a différents degrés dans l’évolution. Concernant le rôle des mécanismes physiologiques, leurs phénomènes ne sont pas un pur désordre. Pour James certes. Mais Janet considère que les phénomènes physiologiques constituent une organisation (phque : phénoménologique ?). Les manifestations de la colère sont organisées, elles mobilisent l’énergie de l’individu. Cannon a mis en valeur cette organisation. L’organisation de l’émotion serait située au niveau du rhinencéphale et de l’hypothalamus. Normalement le rhinencéphale est contrôlé par les hémisphères cérébraux. En cas d’émotion, il y aurait libération de l’énergie de l’hypothalamus. Selon Jackson, les centres supérieurs ont un rôle d’inhibition. En cas de relâchement, les énergies inférieures se trouvent libérées. Il y aurait donc au niveau physiologique aussi régression à un état primitif. Ainsi : - Les conduites de l’émotion sont organisées. - Elles recèlent des vestiges de finalité (à la différence de l’opinion de Sartre). - Leurs manifestations physiologiques elles-mêmes ont un caractère organisé. 3. Discussion des positions de Sartre et Janet. Janet n’explique pas pourquoi il doit y avoir dérivation. Sartre ne montre pas la différenciation des émotions au niveau physiologique. L’évanouissement ou la fuite sont équivalents [dans sa perspective]. De plus, il n’accorde pas au corps la place qui lui revient dans l’émotion. Ricœur l’accuse d’idéalisme caché. De plus Sartre fait de l’émotion un monde existentiel autonome. Pour Ricœur, cette transformation magique du monde n’est peut-être pas au cœur de l’émotion, seulement dans les émotions passionnelles. L’émotion la plus simple serait l’étonnement ou le désir (Descartes). Il faut expliquer le dérèglement comme naissant, avant la transformation du monde en magie. L’être dans l’action cherche un équilibre par rapport au monde. Cet équilibre se cherche et constamment peut échouer. Dans le domaine psychologique, il y a certaines limites à l’intérieur desquelles l’action est possible. L’homme n’est pas naturellement adapté. Dans cette adaptation, il y a toujours une désadaptation possible. L’émotion est une conscience qui se défait parce que c’est une conscience qui se cherche. 49
La désadaptation serait primitive. L’émotion produit une mobilisation des énergies vitales en vue de cette adaptation. L’action est conquête d’un équilibre difficile. L’équilibre n’étant pas immédiatement réalisé, le moi peut retomber à des conduites inférieures. Il est dans l’essence de l’action de contenir un déséquilibre possible. L’action est l’imagination du possible.
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L’aphasie Il existe deux orientations, deux tendances dans l’histoire de la philosophie [EJ : à propos de la question du langage]21. L’aphasie est un phénomène qui entretient des rapports avec l’ensemble des fonctions du psychisme : langage, mémoire, perception. 1/ Langage : Aristote [critique de Platon] 2/ L’expérience contre l’empirisme. 3/ Troubles aphasiques et perception. 4/ Fonction du langage. La nature du langage donne lieu dans l’histoire de la philosophie à deux conceptions : réalisme et nominalisme. La théorie aristotélicienne se développe en réaction à la position du Cratyle. Selon Platon, le nom est un instrument adapté à la chose (384 d, 391 b, 422 c) au lieu d’en élaborer le sens22. (De Int. II 19,28 ; IV 17). Tout discours est « signifiant par convention, non par nature, non comme instrument naturel ». La convention est à distinguer de l’arbitraire. Les mots ne symbolisent pas des sensations individuelles, mais des états d’âme identiques. Le langage sert d’instrument pour introduire l’universel. D’où l’introduction du possible. Le lien du signe à la chose n’est ni nécessaire, ni univoque23. 1. Découverte des aphasiques Au début du XIXe siècle La logique nominaliste est acceptée par les rationalistes (Leibniz) et par les empiristes (Hobbes). Veritas non in re, sed in dicto consistit. Autonomie du monde sensible. Le langage est à référer au monde des objets. Broca constate la perte des mots. Il pense trouver des localisations. Il y a déjà intuition du rôle séparé des hémisphères. 1. L’aphasie est-elle due à une paralysie ? 2. Un aphasique est-il atteint dans son intelligence ? Les innervations et les muscles nécessaires à la pratique du langage ne sont pas lésés. L’intelligence n’est pas vraiment atteinte. Polarité dialectique. Voir note 17 page 42. La situation est plus complexe. Dans le Cratyle, Platon développe, avec une sorte de prémonition de la matrice hégélienne : 1. Thèse : les noms sont justes par nature (391 b, 422 c) ; 2. Antithèse : par convention (384 d, 434 c) ; 3. Dépassement : en faisant aussi une part à l’usage, et ils ne sont pas toujours justes (436 b). Budé 14-15. 23 Aristote anticipe déjà d’une certaine manière la doctrine saussurienne de l’arbitraire du signe : le rapport de celui-ci au concept est par nature arbitraire, bien que psychologiquement nécessaire. 21 22
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Puis se produit la découverte de cas différents : agraphie, alexie. D’où une doctrine de la localisation cérébrale. Psychologie associationniste et des images verbales. L’aphasique perdrait les images verbales. L’aphasie serait une amnésie. Dans l’observation de Wernicke, très différente de celle de Broca, l’aphasique parlait énormément et sans aucun sens. Inconscient de son état. L’aphasique est bavard et son intelligence est fort atteinte. La conception globale de l’associationnisme reste la même. Charcot établit une carte table des symptômes et des lésions correspondantes. Il y a des trous dans le tableau, supposé complétable. Dogmatisme sensualiste et localisateur. Déjerine fait transition entre les conceptions associationnistes et les modernes : 1/ aphasie motrice ; 2/ aphasie de conduction ; 3/ aphasie centrale, selon une hiérarchie cérébrale24. Plus tard, Gelb va relever des expériences qui battent en brèche la doctrine associationniste. Il y a compréhension de l’ensemble antérieurement aux parties. L’unité du langage et de la pensée était posée d’abord. Le langage n’était qu’une désignation, un terminus a quo, [avec prédominance de la pensée]. Or, 2. L’unité du langage et de la pensée n’est jamais donnée d’avance L’idée était née en linguistique avec Humboldt au début du XIXe siècle. 1. Comprendre et parler sont deux aspects d’une même fonction. 2. La création du concept est un besoin pour l’intelligence, d’où aussi la nécessité de parler. 3. Il y a une unité supérieure qui englobe langage et perception. 4. L’objectivité de ce monde est construite à partir de notre subjectivité. Ces thèmes ne sont pas reliés par une doctrine explicative. Husserl dans les Prolégomènes relève l’ambiguïté du Logos, [à la fois] langage et raison. Comment cette unité peut-elle être vécue ? Il faut prendre pour élément la phrase. Elle comporte l’objectivité du monde des essences spirituelles, non du monde matériel. Elle a une corporéité spirituelle. Un autre niveau est celui du sens exprimé. Comment la phrase est-elle porteuse de sens ? Un perroquet ne parle pas. Le sens n’est pas dans le mot. Le mot s’oriente vers la signification. Husserl distingue le domaine des expériences possibles du domaine des sens possibles. C’est à partir de ce niveau que Freud va lui-même développer ses propres conceptions sur l’aphasie, très novatrices pour l’époque (1890). 24
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En réaction [à la théorie associationniste] : Bergson et André Marie. Selon Bergson, pour devenir réelles, les sensations doivent tendre à faire agir le corps. Le souvenir tend à devenir moteur. Les phénomènes du langage sont à rattacher à une attitude générale de la situation corporelle de l’individu devant le monde, non exclusivement à la pensée. A. Marie introduit une révision de la question de l’aphasie. Il reprend les théories de Jackson (1860). La symptomatologie des aphasies n’est nullement constante. Un aphasique parle dans des situations concrètes qui le concernent directement. Jackson distingue le langage volontaire de l’involontaire. Le langage volontaire ne correspond pas à une situation réelle. Est involontaire tout langage qui peut être directement suggéré par la situation concrète. Il y a dissociation. Ce qui se perd chez l’aphasique le plus facilement, c’est le langage volontaire. Marie considère que la maladie ne crée rien. L’origine des symptômes est dans une destruction. La disparition des processus supérieurs libère des processus élémentaires. Le langage rationnel et dialectique se perd, mais moins le langage émotionnel. 1. L’aphasique de Broca n’était pas aphasique parce qu’il était anarthrique, paralytique. [Il y a plus que cela dans l’aphasie]. 2. L’aphasie vraie est un trouble spécial de l’intelligence. Critiques : L’aphasie n’est peut-être pas toujours un trouble de l’intelligence, comme le veut A. Marie. Le cas de Broca semble le montrer. Cependant, la théorie des localisations auquel se rattachaient Broca et ses contemporains est à peu près abandonnée. Gelb et Goldstein introduisent un perfectionnement. Mais le langage de Goldstein n’est pas clair. 1. L’organisme réagit comme un tout. 2. Une réaction catastrophique se produit au-delà d’un certain seuil de difficulté. Il n’y a plus aucune espèce de réponse. 3. Importance des processus de restructuration et de substitution de l’organisme. Gelb distingue entre troubles verbaux et non verbaux. L’aphasique moteur adopte un style télégraphique qui n’est pas le nôtre. Il supprime les mots les plus difficiles à évoquer, et les mots abstraits. Cet aphasique est incapable de se mettre dans une certaine attitude mentale ; il reste accroché à la situation concrète. Des processus de substitution lui permettent de masquer son désarroi. Une forme spéciale est le désintérêt à la vie. Incapacité de saisir rapidement une alternance de figures. Ce qui est atteint, c’est l’attitude catégorielle. Incapacité à structure des situations. 53
L’aphasie centrale présente des conduites d’écholalie. La phrase
est plus simple que le mot. L’agnosie des noms de couleurs est décrite dans un cas de Goldstein. Le sujet reconnaissait les couleurs qui lui importaient dans son action concrète. Le trouble de l’intelligence de Marie est une incapacité à abstraire et à s’abstraire d’une situation concrète.
3. Troubles aphasiques et perception. Unité du monde de la perception. Cette unité est détruite dans l’aphasie. Incapacité à faire apparaître une convergence dans ce qui n’est pas lié dans la perception concrète. Le monde de la perception chez le sujet normal comporte une liberté de variation. Pour les sensualistes, le langage n’est jamais porteur d’un sens, parce qu’ambigu. Le langage n’est pas à percevoir comme signe mais comme symbole. Le sujet dispose d’une liberté de variation par rapport au signe lui-même. La liberté est-elle due au langage ou le rend-elle possible ? Merleau-Ponty. Fonctions de l’espace, du temps, du nombre. Difficultés à s’orienter dans l’espace chez certains agnosiques. Certains malades présentent une acalculie. Le malade est incapable de choisir le centre de référence [de son activité motrice et mentale]. Agnosie : difficulté à reconnaître un objet. Apraxie : [parfois] utilisation d’un objet pour un autre. Dégradation de la liberté de la perception. Ne pas dissocier langage et pensée, mais sensation et perception. Le langage est la sphère supérieure de la perception. S’il y a trouble de la perception, il y a trouble du langage. Le langage est un pouvoir de création : 1. D’ensembles doués de pouvoirs. 2. D’objets doués de propriétés. 3. Le langage prétend moins à informer qu’à diriger la conduite. La chose n’est créée qu’avec le mot. 4. Cassirer. Le langage est le médiateur de la formation des objets.
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Schéma corporel Descartes : Principes § 196. L’âme ne pense qu’en tant qu’elle est dans le cerveau. L’union de l’âme et du corps est de l’ordre du sentiment. Le corps humain s’oppose à l’ensemble des autres corps. Note : je ne sais pas si ce cours a eu un développement suivi, dont j’aurais manqué les séances, ou si c’est un début qui n’a pas eu de suite.
Chapitre 2 LOUIS ALTHUSSER (1918-1990) Philosophie politique
Hobbes, Locke, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, Hegel Au 17ième siècle se présentent deux courants25 : 1/ empiristes et réalistes ; 2/ théoriciens abstraits. 1. Les premiers ont des préoccupations différentes, mais convergentes. Montaigne procède à un recensement des données sur lesquelles portera la réflexion politique ultérieure. Pascal proclame l’absence du thème des origines : il est vain, inutile et dangereux d’essayer de remonter à l’origine des coutumes. Du côté des moralistes, La Rochefoucauld se fait le critique non des mœurs universelles, mais de celles de son propre pays. Cette première critique des mœurs, des institutions et des lois les rapportent aux passions humaines. Tandis que les politiques, Machiavel et Retz, s’intéressent aux problèmes pratiques de l’action politique. Ils forment la conception d’une nécessité immanente aux données humaines et de la possibilité d’en dégager des lois. a/ La science politique doit avoir affaire à des faits, des données empiriques. c/ Apparaissent les premiers rudiments d’une méthode de réduction critique. c/ Au niveau des actes réside une nécessité profonde qu’on peut thématiser. Parfois se fait jour l’idée d’une physique sociale possible. Dans la tradition de ce courant, Montesquieu va développer une science politique moderne. 2. Les théoriciens abstraits Du droit naturel – Hobbes, Grotius, Puffendorf, Locke, Rousseau – ne se proposent pas le rassemblement des faits. Théorie de la société abstraite. Tous les faits entre parenthèses. Double réduction [critique]. – État de nature, état de guerre, contrat social. 25
Schéma dialectique usuel, dont il a déjà été question ci-dessus.
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La société ne va pas de soi, l’état de société est problématique. Critique de la théorie augustinienne de la société selon laquelle tout pouvoir vient de Dieu, toute loi est loi divine, loi naturelle, loi positive. Selon Augustin, la loi 1/positive est une émanation de la volonté de Dieu mais est commandée par la chute ; après la chute les hommes ont perdu le sens de la loi naturelle et ont besoin d’être redressés par la loi positive. 2/ La loi positive est soumise à une diversité naturelle, quoique l’origine en soit dans la décision divine. Ici les hommes n’y sont pour rien. Le plan de Dieu commande l’essence des sociétés. Critique aussi du thème de la sociabilité naturelle soutenue par Aristote et Saint Thomas. La société en elle-même est bonne. Seul le lien avec Dieu a été coupé par la chute. Le monde thomiste n’est pas affecté d’un même coefficient de négativité que le monde augustinien. L’homme est naturellement politique, social, zoon politikon. Ces thèses sont critiquées par les théoriciens du droit naturel, en tant que théorie naturelle de l’inégalité : selon leurs adversaires, la nature dessine par avance la figure des sociétés. Critique de l’origine divine et de l’origine naturelle de la société. Pour eux, la société est non naturelle et problématique. Sous cette mythologie se font jour de nouvelles valeurs politiques. Ces concepts (état de nature, etc.) n’ont de sens que par rapport à ces nouvelles valeurs. Le problème fondamental à l’époque est celui de la monarchie absolue. Le contrat social est un fiat humain, écho du fiat divin. L’état de nature est un état originaire, un en deçà de la société, la source ; naissance de la société et néant de la société. Les individus y sont dénués de tout lien social. Problème : est-ce un état réel ou un état mythique ? 1/ C’est l’état des sociétés primitives, chez les fondateurs de l’ethnologie ; 2/ Cet avant est [aussi] un avant logique. L’état de nature règne encore dans la société. La crainte se trouve dépassée par la crainte, un artifice. Donc une théorie historique et une théorie essentielle : conflit26. Cet état de nature comporte des déterminations que la société a à réaliser. Ce qui est à l’origine est en réalité la fin. C’est dans l’état de nature que la fin de la société est figurée. La finalité de la société est déjà à l’origine27.
Toujours le même type d’approche selon une dualité dialectique. C’est déjà le développement en boucle de type hégélo-marxien, à distinguer de la temporalité circulaire des grecs. 26 27
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Contrat social. 1/ Caractère non naturel de la société ; 2/ structure du contrat : la société est l’œuvre d’hommes qui sont égaux (critique de la théorie inégalitaire). La destination d du contrat n’est pas la même selon les auteurs. - contrat de soumission : peuple et prince. - contrat de Hobbes : infinité de contrats mutuels ; le prince reste en dehors du contrat, tout en étant le bénéficiaire. - contrat de Rousseau : c’est le contrat de Hobbes, moins le prince, le prince étant créé par le contrat, comme immanent au contrat.
Hobbes 1. L’état de nature Est un état de la guerre de tous contre tous ; c’est un état de rapports humains, mais non sociaux. Les hommes n’ont aucune obligation les uns envers les autres. Il faut considérer la société comme si elle était dissoute : préoccupation essentialiste. Il y a des rapports humains, mais non sociaux. La crainte, c’est l’essence des rapports humains. Liberté et égalité dans l’état de nature. Un homme n’est libre que lorsqu’il est soumis à ses actes volontaires, ou lorsqu’il n’est empêché par rien. Deux formes de liberté : puissance de l’organisme, et espace, absence d’obstacles dans un milieu vide. La liberté est puissance dans un milieu vide. L’état de nature, c’est l’état où la liberté va tenter de se développer comme si le milieu était vide28. Ce n’est pas le milieu naturel, mais le milieu humain. En fait, l’espace n’est pas vide, mais contient d’autres hommes, égaux. Cette égalité n’est pas morale mais matérielle : une égalité de puissance et de capacité en ce qui concerne les qualités du corps et de l’esprit. Ce qui fonde l’égalité des hommes entre eux, c’est que le plus faible a toujours assez de force pour tuer le plus fort. C’est une égalité devant la mort. La crainte de la mort, le pire des maux, est la pesanteur humaine par excellence, la fuite du plus grand des maux. Le fait de donner la mort traduit l’incompatibilité des libertés humaines. La mort que l’homme donne à l’homme est la condition de la réalisation de la liberté humaine. L’état de guerre apparaît en deçà de toute organisation éthique. Identité du droit et de la puissance, du droit et de l’utilité. Cette utilité justifie toutes les fins et tous les moyens employés par l’individu, seul juge. Droit naturel : droit de tous sur toutes choses. Spinoza fait également cette description. L’absence de tout ordre juridique est pensé comme un droit d’avant le droit. Ce droit demeure inutile, il est fictif, parce que sans sécurité ; contradiction mortelle. Ce droit se nie lui-même (schéma pré-hégélien) en tant qu’il se réalise. Guerre de tous contre tous : état localisé ni dans l’espace ni dans le temps, mais universel et perpétuel. Chez Locke, il est localisé. Chez Rousseau aussi c’est un état généralisé. 1/ compétition pour les biens ; 2/puis la guerre devient contagieuse par méfiance ; 3/ cette méfiance Style répétitif caractéristique du métier professoral de l’époque. Nous l’avons conservé dans son caractère brut. 28
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déclenche la guerre préventive. L’essence de la guerre est d’être fondée sur la compétition et préventive. Elle se précède elle-même pour échapper à elle-même29. La guerre est un état généralisé et un système universel. Tout homme est forcé d’entrer dans le jeu : pas d’abri. La guerre est contagieuse et universelle. L’état de guerre est un état de mauvais temps où il ne pleut pas. La guerre est de tous contre tous. Ce n’st pas la méchanceté humaine qui est à l’origine de la guerre, mais une condition transcendante. a. Tendances 1/ L’individu particulier comme origine de tous les phénomènes de la nature humaine. La guerre est déduite des dispositions de l’individu. 2/ Caractère systématique et universel de la guerre, transcendante aux individus, et système de leurs rapports. La guerre est tout à la fois l’effet de la nature humaine et le système des rapports humains30. b. Contradiction et dépassement 1/ L’état de nature est une contradiction. Chacun jouit d’une liberté totale mais inutile, d’une égalité inutile : c’est une égalité devant la mort. Le droit sur toutes choses se retourne contre lui-même. La vie de l’homme est solitaire, pauvre, grossière et courte. Toutes choses sont promises [et en fait refusées] à tous : telle est la contradiction. 2/ Cette contradiction renferme en elle-même une exigence de solution : cette solution est la paix. Il y a dans l’état de guerre lui-même la nécessité de son propre dépassement. C’est du malheur que les hommes doivent tirer la possibilité de se délivrer du malheur. La solution va entraîner une restructuration du milieu humain. Le milieu humain est un milieu humain [à la fois vide mais trop] plein, qu’il faut modifier. La restructuration du champ de la liberté humaine ne va-t-elle pas entraîner une modification de la liberté elle-même ? c. Sens de ce mythe de l’état de nature a. sens critique : critique de la théorie de la sociabilité naturelle (Aristote). Réfutation préalable de la juridiction de toute morale sur les rapports sociaux. Les rapports humains sont des rapports de puissance, Contradiction. Contradiction entre immanence et transcendance. Par ailleurs, cet état de guerre préfigure la notion hégélienne de lutte du maître et de l’esclave, comme aussi celle d’exigence de dépassement (Aufhebung). C’est déjà aussi le struggle for life de Darwin, tout comme la guerre économique du néo-libéralisme moderne. 29 30
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non originairement des rapports moraux ; critique de toute juridiction éthique dans les rapports sociaux. b. sens revendicatif : revendication du développement de toutes les capacités, de tous les désirs et les besoins de l’individu, et aussi d’un champ libre. Hobbes est individualiste. c. sens descriptif : double sens de la mort. La crainte de la mort provoque la guerre. La peur de la mort est corrélative de la compétition pour les mêmes biens. La crainte de la mort est le symbole à la fois de la compétition et de la mort effective. Abandonner la course c’est mourir ; les hommes sont en compétition universelle. Tel est le premier sens de la mort. La mort a aussi le sens de la mort violente. Il y a la mort de la concurrence économique et la mort violente. L’état de nature existe en Amérique, mais on peut s’en faire une idée dans la société contemporaine : en cas de guerre civile31. L’état défini par la concurrence économique est dominé par l’éventualité de la guerre civile. Conserver le principe du libéralisme dans une concurrence économique universelle en réduisant la perspective d’une guerre politique. Sauvegarder la concurrence en supprimant la lutte des classes32. d. C’est à partir des individus pris séparément que se constitue l’état de guerre. Aucun obstacle naturel comme chez Rousseau : les seuls obstacles sont des obstacles humains. e. L’activité des individus singuliers produit une réalité transcendante aux individus. Production d’une fin différente de la fin poursuivie. La nature des individus singuliers est le contraire de ce qu’elle se propose. f. La réalité produite va déterminer l’activité des individus. C’est le schéma type du concept d’aliénation politique et économique. Ce champ est à la fois le marché de la concurrence universelle et des luttes politiques. g. La présupposition fondamentale d’une théorie de l’aliénation, c’est la fait de considérer ce champ de l’activité des individus comme produit exclusivement par l’activité des individus singuliers, en fonction des déterminations de la nature humaine considérée abstraitement de toute nature extérieure, de toute histoire. Une théorie de l’aliénation pure est une théorie non historique33. Marx : les individus ont toujours affaire à des présuppositions. Les individus ont invariablement affaire à la Tout comme dans l’actuelle guerre économique dans le cadre de la mondialisation. Problématique d’un caractère contemporain pour nous vraiment étonnant. On songe aux vues d’un Hayek. 33 Althusser semble viser ici la doctrine idéaliste de Hegel. 31 32
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nature extérieure et avec la avec les situations historiques et dans la cadre de celles-ci avec les forces productives existantes. La présupposition d’une théorie de l’aliénation : c’est que les individus agissent abstraitement par rapport aux présuppositions naturelles et historiques. Les théories de jeunesse de Marx s’inspirent de cette théorie34. 2. La loi naturelle a. Genèse L’extrémité du mal va conduire au salut35. L’homme va réfléchir sur l’état de guerre où il se trouve. Pourquoi ? Il faudra dominer les passions et introduire la raison, dépasser la liberté subjective et abstraite pour entrer dans le domaine du devoir. Le moment de la loi naturelle ne correspond pas à une transformation de la société, c’est le moment de la raison. Hobbes va proposer une théorie révolutionnaire de la loi naturelle. La loi naturelle n’est pas un principe transcendant à l’activité dicté par une instance transcendante (Dieu, nature, raison). Il s’agira d’une raison d’un type nouveau. La loi naturelle est le produit de la ratiocinatio, d’un calcul. La raison, c’est un calcul bien fait sur des données empiriques. Le moment de la loi naturelle est celui de la réflexion sur ce désordre pour en dégager un ordre. Il y a deux passions : 1. La crainte de la mort ; 2. Le désir des biens de la paix va provoquer cette ratiocinatio. La mort est le fondement de l’égalité ; elle est aussi l’acte de naissance de la raison. Hobbes reprend le thème des rapports de la mort avec la philosophie. Pour Platon, philosopher c’est apprendre à mourir. La mort juge la vie : le juge parfait doit être mort36. La mort est présence de la vérité, triomphe de la vérité sur son contraire, la négation du corps et du phénomène. La mort est un événement qui détruit l’événement. La mort c’est la vérité du phénomène. Hegel : dans la mort, pas de coupure entre le phénomène et l’essence. Dans la mort le phénomène atteint sa propre vérité comme une loi immanente. L’essence du phénomène est dans le phénomène, et non au-delà. Tout l’être du phénomène est de disparaître. Tout phénomène est habité par la mort, c’est son sens. La mort est son essence. Hobbes : la mort ne renvoie pas à un au-delà de la vie. La mort n’est pas un passage, c’est un phénomène naturel qui se situe sur le Alors qu’à partir de 1965 Althusser les rattachera plutôt à Kant et Fichte. On croit rêver. Renversement dans le contraire : Hegel, Marx, Freud. 36 Thème lacanien du Père mort. 34 35
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même plan que la vie. C’est le contraire des fins que la vie se propose, c’est le mal absolu. Elle est inscrite dans la vie, c’est un événement de la vie, le mal absolu. Événement réel, mais événement symbolique, parce qu’elle représente tous les maux possibles. Renversement de l’argument ontologique : le plus grand mal ne doit pas être. Incompatibilité fondamentale de la mort avec la vie ; philosopher c’est apprendre à ne pas mourir ; la mort est rappel de la vie à elle-même. - C’est un événement ambigu dans un second sens. C’est un événement de la vie, mais un événement absent. Le dépassement de l’immédiateté de la passion va faire passer l’homme de la passion immédiate à la passion qui porte sur l’avenir, la raison. La mort ne rappelle la vie à elle-même que dans la mesure où elle est connue, anticipée par la raison. Naissance du raisonnement : il va falloir restructurer les rapports humains pour échapper à la mort. b. Contenu de la loi naturelle (et préceptes). Il n’y a qu’une loi naturelle, c’est qu’il faut atteindre la paix. C’est un programme vide. Il y [aura des lois, en tant que] moyens subordonnés à cette fin : la paix. - Le premier point consiste dans la reconnaissance d’autrui. L’individu doit renoncer à l’allusion que son milieu est un milieu vide. - Le lien entre milieu vide et droit sur toute chose doit disparaître. La reconnaissance des individus entraîne la résiliation de ce droit à toutes choses. Ce raisonnement est négatif puisque l’individu ne possède rien. Il renonce en fait à empêcher quelqu’un d’avoir la même prétention que lui. - Institution du mien et du tien. Cette fois, reconnaissance du droit positif de l’individu. Transposition juridique de la reconnaissance d’autrui. Réciprocité de la reconnaissance des droits positifs. Cette réciprocité est reconnue dans les contrats. Il s’agit de penser non seulement l’intersubjectivité juridique, mais la réciprocité différée. Le contrat porte par nature sur l’avenir. Le contrat immédiat (achat-vente) implique la possibilité du contrat-type qui porte sur l’avenir. La réflexion permet de penser l’avenir ; cependant elle ne permet pas de prévoir l’avenir. On n’est pas assuré que l’avenir sera respecté ; c’est le niveau le plus élevé que la réflexion atteint. Il y a des lois portant sur les contrats. Déduction juridique du droit existant, envisagé comme moyen en vue de la fin : la paix. Ces contrats ne sont pas destinés à assurer l’égalité réelle, mais seulement l’égalité juridique des contractants. 67
c. Sens de la loi naturelle Les préoccupations morales sont proscrites. Pas d’impératif catégorique ; rien que des impératifs hypothétiques. La morale est la science des moyens à employer pour atteindre une fin empirique : le bonheur dans la paix. La loi naturelle n’est pas une loi morale. Cet impératif hypothétique se heurte à une contradiction fondamentale : il n’est jamais reconnu par la totalité des hommes. La réflexion est impuissante pour deux raisons. L’homme méchant est puer robustus : pas de raison et force d’homme. Un tel homme n’atteint pas le moment de la réflexion. Parmi les hommes qui raisonnent, on s’aperçoit que les autres n’en font rien. L’usage de la raison est de ne pas se conduire selon la raison37. Le raisonnable se conduisant selon la raison en état de guerre déraisonne. La conscience morale est ici l’intériorisation d’un échec. Jamais la réflexion ne peut être efficace. Cette impuissance est l’aveu qu’il n’est pas possible de trouver dans l’impératif hypothétique empiriquement déterminé le fondement de la loi. L’obligation est toujours en instance, vide. Le contenu de la loi naturelle est dessiné comme possible par la réflexion. Mais la forme, l’obligation est vide. Il va falloir donner à cette loi un principe transcendant à tous les individus : la crainte. Hobbes a frôlé une théorie morale de la cité et y a échappé. 3. La constitution de l’État Jusqu’ici n’ont été élaborées que les conditions formelles de la paix. Mais impuissance de la raison. Il faut une condition matérielle. La garantie va consister à rendre impossible la transgression de la raison. Forcer les hommes à la raison, hors les voies de la raison, par la crainte. Retourner la crainte contre la crainte. Conduire l’homme à la raison, non par la raison, mais par la crainte. Hobbes exclut trois solutions : accord naturel ; consentement mutuel ; pacte de soumission. 1. Il y a des sociétés simples : fourmis, abeilles. Toutes les volontés y concourent naturellement en un même objet. Dans l’état de nature, les volontés se disputent le même objet. Pourquoi ? 1/ Les fourmis n’ont pas les passions de la concurrence et de la guerre ; 2/Les appétits des fourmis se conforment au bien commun ; 3/Les animaux ne voient jamais le défaut dans leur société naturelle ; 4/ l’homme parle ; 5/ La concorde des bêtes est naturelle, celle des hommes est artificielle. Il n’y a pas de sociabilité naturelle, comme le voulait Aristote. 37
Surdétermination de la contradiction.
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2. Les hommes peuvent se mettre d’accord entre eux : corporations de marchands, petites ligues. La petite ligue sera écrasée par les ennemis. Si la ligue est assez grande, surgit une menace intérieure. Hobbes critique le contrat d’association, où la société repose sur le consentement mutuel des hommes. L’accord immanent des hommes est impossible. Il y aura dans la démocratie une même donation de pouvoir au pouvoir souverain que dans la monarchie. Hobbes exclut par avance le type de contrat rousseauiste. Les particuliers concluent un contrat avec le peuple comme totalité [incarnée dans le Prince], non entre eux. 3. Contrat entre peuple et roi (Puffendorf, Grotius). Le peuple passe un contrat avec le prince qui s’engage à respecter les droits du peuple. Contrat bilatéral, droit à l’insurrection. Impossible selon Hobbes : pas de tiers pouvoir en cas de désaccord, d’où guerre civile. 4. Le contrat selon Hobbes : une infinité de contrats individuels par lesquels les individus s’engagent à renoncer à la totalité de leurs pouvoirs. - élément de réciprocité entre la totalité des individus. - transfert de tous les pouvoirs abstraits, de tous les droits négatifs. Les individus s’engagent à ne pas résister à la volonté du souverain. Donation de pouvoir : le souverain reçoit tout, et ne donne rien en échange. Contrat sans contrepartie. Le pouvoir est absolu, et irrévocable. Aucun exemple dans la société juridique de l’époque. Tout pouvoir politique est par essence absolu. Tout pouvoir politique est absolu, quelle que soit la forme du gouvernement. Les séditieux ne font que transférer ce pouvoir à d’autres personnes. La multitude gouvernée, c’est la multitude. La multitude gouvernante, c’est le peuple. Dans l’état de nature, c’est la multitude. Ce ne sont pas les actions entreprises en commun par les hommes qui peuvent les constituer en peuple. Si les hommes concluent le pacte : la multitude devient une, unité politique du peuple. L’unité du peuple est constituée non pas par la volonté générale (Rousseau), mais par l’unité du souverain. La cité contemple son unité en dehors d’elle. C’est le peuple qui règne en quelque état que ce soit, par la volonté d’un seul homme. « Le roi est ce que je nomme le peuple ». Le peuple contemple son unité à l’extérieur de lui-même (cf. la monarchie chez Hegel). C’est la volonté d’un seul, qui est tenue pour la volonté de tous. Tout l’État est compris dans la personne du roi. « L’État c’est moi ». Le rapport qui existe entre le peuple-souverain et la multitude, c’est l’état de guerre. Le souverain est libre, indépendant, en dehors de toute obligation, et de tout contrat. Sa liberté est toute puissante contrairement à ce qui se passe dans l’état de nature. Il aura de toute façon plus de force qu’il n’en rencontrera. 69
Sublimation38 et réalisation de tous les objectifs que se proposait l’individu dans l’état de nature. Thème du contrat : il semble que le contrat intervienne à un moment, après l’état de guerre. Il apparaît qu’il est impossible pour les raisons qui ont rendu impossible la loi naturelle. Les hommes manquent de raison, l’état de guerre subsiste. Les hommes dans la loi naturelle ne respectaient pas les contrats. Dans cette hypothèse générale, s’impose le contrat de Hobbes. Les hommes devraient être tous raisonnables pour passer ce contrat-là ; mais ils n’ont pas respecté les autres. Entreprise d’analyse d’essence en fait. Hobbes découvrait dans les contrats politiques la condition de possibilité de ce qu’il a développé auparavant. Léviathan : les sociétés s’établissent par consentement, ou par soumission. Le pouvoir absolu de fait peut être fondé sur un contrat tacite. Ce qui est important c’est le fait que l’état de guerre soit aboli. Aucun rapport humain n’est possible sans la médiation du pouvoir absolu. Tout est politique. C’est l’unité politique qui constitue et conditionne l’unité réelle de la cité. L’essence du pouvoir est le pouvoir absolu. Ceci ne va pas de soi. C’est un pouvoir un, indivisible. Hobbes est aussi contre la délégation de pouvoir. Il est aussi irrévocable. Transcendance. La donation de pouvoir n’est pas réciproque. Ce pouvoir, une fois donné, est hors de portée de ceux qui l’ont donné. Le pouvoir absolu est lui-même la condition de possibilité de tout contrat réel entre les hommes. Il est condition de possibilité des rapports des individus entre eux. Les pouvoirs du souverain : le souverain aura l’épée de justice – le pouvoir de rendre la justice, l’épée de guerre – le pouvoir militaire ; donc [les pouvoirs] judiciaire et militaire, [et en somme] exécutif. Il a aussi le pouvoir législatif. Dans le despotisme de Montesquieu, il n’y a pas de loi. Ici, l’essence du pouvoir absolu, c’est de faire des lois. La prévention de la guerre, c’est la loi. La paix est préventive. Ces lois sont des règles générales, des règles publiquement reçues. Ici apparaissent les notions morales. Avant l’état politique, il n’y a ni bien ni mal. Il s’agit d’imposer aux hommes un accord sur les valeurs. On impose aux individus des définitions. La loi est définition des valeurs. Ces lois sont les lois du prince : elles déclarent sa volonté. La loi diffère du conseil, du pacte, du droit (naturel). La loi est dite par le prince, elle est fondée sur sa volonté. En aucun cas donc le prince n’est soumis aux lois. Lois sur la propriété, la sécurité, la fausse doctrine. La religion est soumise au prince : il règle le culte et édicte le dogme. Il contrôle aussi 38
Freud, mais aussi dépassement-relève (Aufhebung) hégélien.
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les idéologies. Hobbes se distingue ici radicalement de Spinoza, qui lui requiert la liberté d’expression. Le prince a tous les pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire, religieux, idéologique. Savoir si le pouvoir absolu met le roi au-dessus de la loi naturelle, s’il n’a pas lui aussi des devoirs. Léviathan, De Cive : le salut du peuple doit être la loi suprême. Il y a un devoir des hommes vis-à-vis de la loi, et il y a un devoir du souverain vis-à-vis du peuple. Statut du souverain vis-àvis de la loi naturelle : le souverain doit suivre la raison. Le roi doit être philosophe. L’intérêt du roi bien compris le forcera à se faire aimer de son peuple. L’insurrection est la chute du peuple dans la multitude, à nouveau dans l’état de guerre. Devoirs : paix au-dehors, paix au-dedans, développement du commerce et de l’industrie. Liberté donc des individus dans la servitude. Le pouvoir absolu apparaît comme la condition du développement de la liberté des individus. La destination de l’État est de laisser la liberté la plus grande possible, le plus grand espace indéterminé. L’État doit intervenir le moins possible, et par le plus petit nombre possible de lois. Comment cet État est-il à la fois absolutiste et libéral ? L’absolutisme a pour fin le libéralisme : il doit permettre le libéralisme économique. Deux niveaux : a/ politique : absolutisme ; b/ économique : libéralisme. Locke et Hobbes poursuivent la même fin : subordonner le politique au développement économique. Cependant l’État de Locke est libéral.
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Montesquieu : Philosophie de l’histoire Les penseurs « positifs » ne considèrent pas ce qui doit être, mais réfléchissent sur les faits. Il existe, à côté des penseurs moralistes, des penseurs politiques positifs, historiens. Montesquieu ne se pose pas le problème de l’essence et de l’origine des sociétés, mais le problème des lois qui unissent les divers [hommes] au sein des sociétés existantes : « Les lois, les usages, les coutumes des divers peuples de la terre ». Rejet de la recherche de l’origine, en tant que liée au thème du contrat. La recherche de l’origine est vaine. Les hommes vivent naturellement les uns avec les autres. Nouvelle problématique donc, et nouvelle théorie de la loi. La loi naturelle énonçait un devoir, une fin. La loi, ce n’est pas les lois que les hommes se sont données dans les sociétés, mais la loi des lois. Les lois sont des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Le changement est ramené à la constance : il s’agit d’une loi de type newtonien. La polygamie peut être mise en rapport avec les conditions sociales. Refus de toute transcendance qui pourrait contaminer le concept de loi. Il y a une nécessité rationnelle39 dans l’apparente diversité des mœurs. Il y a des principes. L’Esprit de lois est divisé en trois parties. 1/ du livre 2 au livre 13 : une théorie des différents gouvernements, et des différentes lois qui dépendent des différents gouvernements. Cette typologie forme un tout. 2/ livres 14-17 : climats ; qualité du terrain : 18 ; mœurs : 19 ; commerce : 20-21 ; monnaie : 22 ; religion : 23 ; population : 24. 3/ partie historique : lois romaines sur les successions ; origine des lois féodales. Donc trois parties de contenu d’esprit et de contenu disparates. Où sont les « principes » dont parle Montesquieu : typologie ; influence du climat ; histoire. 1. La typologie Tout gouvernement (république, monarchie, despotisme) est caractérisé par sa nature et son principe. Sa nature, c’est ce qui le fait être tel. Son principe, c’est la passion qui le fait agir40. La nature du gouvernement répond à la question : qui 39
Hegel : tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel.
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détient le pouvoir et comment l’exerce-t-il ? La nature d’un gouvernement c’est l’ensemble de ses lois constitutives ; elle concerne la détention et l’exercice du pouvoir. Nous restons dans une sphère formelle. Par le principe, nous pénétrons dans la physiologie proprement dite du gouvernement. Il faut dans les hommes une disposition, une passion intérieure qui réponde à cette forme. Chaque forme de gouvernement exige une passion spécifique. La république veut la vertu, la monarchie l’honneur, le despotisme la crainte. Ce principe est moins l’effet de la nature du gouvernement que la condition de son existence. La république ne peut marcher qu’à la vertu. La nature d’un gouvernement est formelle dès qu’elle est séparée de son principe. Ce qui est réel, c’est la totalité nature-principe. Dans la vertu du citoyen se trouve résumée et concentrée toute sa vie privée, toute sa vie concrète. Par le principe, toute la vie concrète affleure en politique. Le principe est le concret de cet abstrait qu’est la nature41. Montesquieu n’est pas formaliste, comme on l’a soutenu. Ce que Montesquieu se propose, c’est l’idée de la totalité du principe et de la nature du gouvernement. Les théoriciens s’étaient efforcés de rendre compte de la diversité des lois ; mais ils n’avaient recensé que l’ensemble des lois constitutionnelles, ils laissaient en dehors de leurs considérations l’immense majorité des lois. Ces lois tombaient en dehors d’une systématique théorique. Montesquieu découvre que l’État est une totalité réelle et que tous les détails de ses institutions et de ses coutumes ne sont que l’expression d’une nécessité interne. La totalité devient la catégorie fondamentale. Le nouvel espace de l’histoire qu’ouvre Montesquieu est un espace où émergent des totalités concrètes. Ces totalités concrètes possèdent un centre auquel se rapportent les détails : l’unité de la nature et du principe. Hegel rend hommage à Montesquieu. La totalité du principe interne va se diversifier en deux totalités – totalité des lois qui dépendent de la nature : lois constitutionnelles ; totalité des lois qui dépendent du principe. Le principe explique toute une série de lois. On peut se demander si cette découverte ne concerne pas des modèles purs ; il y aurait un formalisme de la pureté. Il semble que Montesquieu oppose des modèles purs à des existants concrets. Nous sommes menacés de retomber dans une théorie des essences ; on ne Freud : détermination de l’ensemble de l’appareil par le principe primaire, le processus primaire de base pulsionnel, passionnel. 41 C’est déjà le modèle de la dialectique interactive entre superstructure et infrastructure chez Marx. Celui aussi de la distinction entre perspectives topique et dynamique selon Freud. 40
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peut penser l’histoire au moyen d’une catégorie attachée à de purs modèles. Montesquieu n’a jamais donné que des exemples impurs. En tout État, pur ou impur, règne cette loi de la totalité. L’unité nature-principe sera adéquate ou inadéquate selon le degré de pureté. Rome perd peu à peu son principe. Dire que l’unité nature-principe subsiste toujours, c’est contradictoire. La contradiction nature-principe constitue le moteur du développement de l’histoire de Rome42. Dans une première phase de l’histoire de Rome, le rapport des deux termes du principe est adéquat. Puis le rapport contradictoire des deux termes va mener la République à sa perte. Un gouvernement qui perd son principe est un gouvernement qui se corrompt. Il y a une corruption des gouvernements. Montesquieu ne prétend pas que l’histoire soit orientée vers une fin. Il est le premier qui ait proposé un principe positif d’explication universelle de l’histoire ; non seulement un principe statique, mais aussi un principe dynamique, qui permet de penser la transformation des formes. Les totalités sont aussi des totalités dynamiques. 2. Problème du moteur de l’histoire Tout est commandé par le rapport qui existe entre la nature et le principe dans leur unité même. Quand ces termes sont accordés, c’est la paix. Lorsque l’unité de ces deux termes devient contradictoire, la crise éclate. Réactions en chaîne : le gouvernement va tenter de réduire la contradiction ; ce qui va entraîner l’évolution du principe. Dialectique dont les moments sont la paix ou le conflit des deux termes du couple. Interdépendance absolue de la nature et du principe dans la totalité mouvante de l’État. On ne voit pas néanmoins le terme prépondérant, l’élément moteur. Cassirer déclare que Montesquieu est le fondateur de la conception compréhensive de l’histoire. Totalité, pas d’élément moteur déterminant de l’histoire. L’histoire est une totalité mouvante qu’on ne peut rapporter à un élément déterminant particulier. Montesquieu pense qu’il y a un élément déterminant : le principe. « La force des principes entraîne tout ». Par rapport au principe, les lois ne sont que des superstructures. Une action de la nature sur le principe est-elle possible ? La forme des gouvernements a-t-elle une efficace sur les mœurs ? Cette efficace est réelle mais limitée. La nature peut agir sur le principe, mais pas dans tous les cas. L’efficace des lois sur les mœurs se heurte à un certain seuil. 42
Modèle de la tendance interne au déséquilibre. Marx, Freud.
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Ceci parce qu’en définitive le principe est déterminant. Il y a un principe de détermination en dernière instance par le principe ; mais il y a une zone dans laquelle l’action de la nature sur le principe est possible ? Cf. Marx [prédominance en dernier ressort de l’infrastructure sur la superstructure]. 3. Divers facteurs 1/ La nature du gouvernement dépend de la superficie de l’État ; un petit État est républicain, etc. 2/ C’est la température de l’air qui distribue les empires. Mais cette emprise du climat peut être vaincue par un certain nombre de lois : l’esprit, les mœurs, l’éducation. 3/ La nature du terrain (fertile et aride) détermine la nature du gouvernement. 4/ Les mœurs et l’esprit général. 5/ Le commerce, la population, la religion. On se demande ce que devient l’unité de cette loi avancée tout à l’heure. La plupart de ces facteurs n’agissent qu’indirectement sur leur objet. Le climat n’agit pas directement sur la forme du gouvernement, mais directement sur le tempérament des hommes. Ce sont des hommes ainsi conditionnés qui sont propres à tel ou tel gouvernement. Le terrain ne détermine que médiatement les lois. Les terres fertiles déterminent les gouvernements despotiques. Le commerce, la religion également. La religion donne une certaine façon de vivre. Toutes ces causes convergent toutes vers ce concept de mœurs ; c’est par la médiation des mœurs qu’elles agissent sur le gouvernement. D’où un esprit général d’une nation43. C’est ce résultat qui détermine la forme du gouvernement. Le principe considéré non pas du point de vue de la forme du gouvernement, mais du point de vue de son contenu, est l’expérience politique du comportement des hommes, des mœurs d’une nation. Il y a un accord profond, quoique non explicite entre mœurs et principe. Les mœurs sont la vérité des principes. Le principe de la vertu est l’expression même des mœurs. La dialectique entre mœurs et lois est la même que celle qui existe entre principe et nature. Il y a une sorte de vertu primitive des mœurs. 43
C’est déjà la totalité concrète du Geist hégélien.
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De même que le climat agit sur les lois, on peut agir sur le climat. Cette causalité circulaire44 est analogue à celle du principe sur la nature, et de la nature sur le principe. Montesquieu n’a pas explicitement déclaré que les mœurs et les principes étaient la même chose. Mais cette équivalence est réelle. Montesquieu a pressenti que les formes politiques n’étaient que formelles par rapport aux principes. Il y a une ambiguïté du principe déterminé à la fois par la nature et les facteurs45. La dialectique nature-principe a exercé une influence sur Hegel. [EJ : C’est déjà le couple des deux composantes statique et dynamique du noyau rationnel de la dialectique hégélo-marxienne].
Notion dialectique fondamentale qui apparaîtra d’abord sous forme de l’une des douze catégories de la célèbre table de la Critique de la raison pure de Kant (interaction : Wechselwirkung). 45 On aurait donc en fait déjà le modèle d’une dialectique complexe à trois couches de déterminants, soit du haut en bas, top down : nature, principe, facteurs. 44
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Helvétius Est l’auteur d’une philosophie politique fondée sur une philosophie de l’utilitarisme46. Il n’y a qu’un seul principe : l’intérêt, l’utilité. S’il y a un rapport entre la pensée politique et la théorie de la connaissance chez les philosophes du XVIIIe siècle, c’est bien chez Helvétius. Deux thèmes fondamentaux : 1/ Constitutions, mœurs se rapportent à l’intérêt d’une société donnée. 2/ Primat de l’éducation. L’homme est le produit de son éducation, de son milieu (social). Helvétius est le représentant le plus radical au 18e siècle du sociologisme, d’un gauchisme intellectualiste. 1. Théorie universelle de l’intérêt Rejet de tout principe soit théologique, soit moral pour juger le comportement humain47. Dénonciation de tout jugement moral. Une même nécessité régit vertus et vices humains. Toute morale est hypocrite dans son essence. Le moraliste est animé par un intérêt personnel qu’il ne veut pas reconnaître. Le principe fondamental qui constitue l’essence de la nature humaine, c’est la sensibilité. Cette sensibilité n’est pas univoque, mais double : physique et morale. La sensibilité physique, c’est la capacité d’être affecté, qui est pure passivité. La mémoire est une sensation prolongée. L’homme ne se distingue que par là de l’animal. Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est d’avoir une main 48, de vivre plus longtemps, et d’être plus nombreux que les animaux. L’ennui est la source de la perfectibilité du développement de l’esprit humain. La sensibilité morale, elle, est active : attrait du plaisir et répulsion de la douleur. C’est ici qu’intervient l’intérêt. La loi de l’intérêt, essence de la sensibilité morale, est universelle. Les passions sont la source de nos lumières49. Donc déjà avant (1715-1771) Jeremy Bentham (1748-1832), et l’ensemble de l’école utilitariste-pragmatiste anglo-américaine, et de son annexe libérale centrée sur le principe d’auto-équilibration : Adam Smith, Ricardo, Stuart Mill, William James, Thorndike (loi de l’effet), et à certains égards Freud (principe de déplaisir-plaisir). Il y a aussi en cela et dans ce qui suit immédiatement incontestablement une prémonition de la notion marxixte d’intérêt de classe. 47 Quelque chose dans cela annonce, certes à divers égards mais sans aucun doute non plus, Auguste Comte, mais tout aussi bien Nietzsche. Tout en rappelant également Spinoza. 48 Remarque absolument étonnante qui fait relais entre les positions sur le même point d’Anaxagore et de Leroi-Gourhan, en annonçant également la thèse d’Engels sur le rôle du travail dans le passage du singe à l’homme dans la Dialectique de la nature. 49 Thèse non rare dans la littérature philosophique européenne depuis longtemps. Voir É. Jalley : La Guerre de la psychanalyse. Hier, aujourd’hui, demain, sur les antécédents de la psychanalyse et de la psychologie dans l’histoire de la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 183-379. Et en tout cas en parfait accord avec la 46
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Théorie du génie : le génie est un homme passionné, et c’est en fonction de sa passion qu’il découvre des vérités inaccessibles au commun. Théorie du grand homme que reprendra Hegel. La passion, l’intérêt jouent dans la constitution et la découverte des vérités, positivement par l’attention, négativement par l’ennui50. L’ennui c’est une passion qui n’a pas d’objet et se retourne contre elle-même. Helvétius reprend des traits des moralistes du 17e siècle, ici de Pascal. Le divertissement pascalien devient ici le principe même du développement des connaissances humaines et de la nature humaine. Ceci dans le comportement théorique. L’intérêt est aussi le ressort fondamental de toutes les conduites humaines. 2. Psychologie de l’intérêt Toutes les conduites humaines, les plus complexes, sont à rapporter à un principe unique : l’intérêt. Il existe deux types de passions : immédiates et sociales. Leur essence, c’est l’intérêt. Le principe de l’intérêt physique est à la base des passions les plus complexes. Interprétation mécaniste de la libido : transpositions, dérivations. L’avare voluptueux et l’avare ascétique. Le principe originaire est ambivalent : rechercher le plaisir, éviter la douleur. L’avare diffère la jouissance dans la crainte de ne pas pouvoir jouir. Autre exemple : l’ambition recèle aussi une contradiction ; elle semble n’être pas l’effet de la sensibilité physique ; son ressort serait le jugement d’autrui. Le désir du respect d’autrui est réductible au désir physique. On n’aime point le respect comme respect, mais comme disposition favorable à nous éviter des peines. De même pour l’orgueil. Le plaisir et l’intérêt se déguisent, mais visent en définitive à la satisfaction cachée du plaisir originaire. Cette psychologie suppose une dynamique de l’intérêt. 3. Sociologie de l’intérêt C’est l’intérêt personnel qui dicte le comportement particulier, et l’intérêt général qui dicte le comportement d’une nation. Qu’est-ce qui du point de vue de l’individu est le principe du jugement moral ? L’intérêt est l’unique juge de la probité, et des valeurs morales en général. Les actions sont en soi indifférentes. Dans tout pensée freudienne. Tout ce qui suit l’est également, comme avec la pensée dialectique en général. Il y a beaucoup dans tout cela de la morale janséniste de l’amour-propre chez La Rochefoucauld. Quelque chose de Spinoza aussi : toute passion objectale est un amour de soi, une jouissance du soi, une joie (gaudium) centrée sur soi, accompagnée d’une cause extérieure. 50 Couple polaire d’opposés.
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jugement moral, nous n’estimons jamais autrui qu’à proportion de son utilité à notre égard. Toute action se trouve prise dans un réseau de perspectives individuelles : les insectes, le mouton, et le lion51. Présence du principe d’intérêt. Il y a une nécessité inhérente à l’action de l’agent jugé (le lion). En elle-même elle n’est ni bonne ni mauvaise, seulement nécessaire. Il y a aussi la nécessité inhérente à celui qui juge. Savoir si les contradictions des intérêts individuels peuvent recevoir une solution. C’est toujours l’intérêt qui commande le jugement moral dans une société. Institutions, mœurs, phénomènes esthétiques en dépendent52. Helvétius condamne deux conceptions de la morale : celle des Platoniciens [pour qui tous tendent vers le même Bien], et celle des Sceptiques [pour qui tout est indifférent]. L’intérêt régit une société donnée. Cet intérêt peut varier dans l’histoire, d’où diversité des conceptions, des jugements, des mœurs. Le moteur de l’histoire pour l’Aufklärung, c’est le combat de la vérité et de l’erreur, le manichéisme du combat de l’ombre et de la lumière. Pour Helvétius, c’est la variation de l’intérêt. Il y a pour lui une nécessité de la barbarie. Pour les Encyclopédistes, l’ignorance est au principe de la barbarie. Il y a pour Helvétius nécessité des bizarreries, justifiées par un intérêt. Ex. : législation spartiate sur le vol ; la pratique du cocotier. Le parricide est commis selon le même principe d’humanité qui nous le fait regarder avec horreur. 4. Problème des arts Les jugements esthétiques d’une société sont commandés par l’intérêt ; mais aussi les thèmes, et les genres. Les romans qui n’expriment pas l’esprit d’un temps ne sont pas lus. Les tragédies grecques correspondaient à un intérêt de la société grecque. De même pour Corneille à l’égard de son époque. Les genres théâtraux varient dans leurs thèmes selon les sociétés. On change de genre à travers les temps. Le temps de la tragédie est passé ; seule nous intéresse la comédie. Les évolutions dans le goût et l’art sont liées à une évolution dans les intérêts profonds. Cet intérêt s’exprime de façon primordiale dans les institutions politiques. Elles commandent les autres formes d’une société. Les intérêts d’un État peuvent changer : ils entrent alors en contradiction avec les lois, d’où les révolutions. 51 52
Helvétius : « le lion est à nos yeux l’animal cruel ; aux yeux de l’insecte, c’est le mouton. » La notion marxiste d’intérêt de classe est déjà là de la façon la plus palpable.
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Des institutions périmées subsistent à titre de survivances et entrent en conflit avec les nouvelles. Mais pourquoi survivent-elles ? Il y a certains hommes qui ont intérêt à ce que les anciennes institutions restent en place : les prêtres53. 5. Dialectique de l’individu et du milieu L’homme est le produit de son milieu. Les hommes sont absolument semblables les uns aux autres à leur naissance. Les différences viennent des différences du milieu humain. Éducation est à prendre au sens large. - Éducation de l’enfance : psychologie différentielle et génétique. L’enfant est absolument passif. Les éléments de la formation sont : les objets perçus, les événements, les rapports affectifs du milieu enfantin (jumeaux)54. Identité de nature, différence de milieu. Le génie est un produit du milieu, lui aussi. - Éducation de l’adulte : cette deuxième éducation domine et efface en partie la première. Primat ici de la forme du gouvernement ; mais beaucoup d’autres facteurs interviennent aussi. Théorie intermédiaire entre deux théories extrêmes : a/ Théorie de Diderot qui refuse l’idée d’une plasticité absolue de l’homme. Il y a une organisation différente des individus. Souci de physiologiste. Helvétius montre que les différences physiologiques sont secondaires55. b/ Théorie du climat de Montesquieu. Il y a un déterminisme géographique direct. Helvétius allègue en plus des causes morales. Helvétius considère un milieu historique humain. 6. Théorie politique À comprendre à partir de cette double affirmation : l’intérêt, le milieu. L’accent est mis sur la contradiction entre l’intérêt public et les intérêts particuliers. Ex. : la fausseté des femmes ; contradiction entre l’intérêt public et ceux des sociétés particulières56. Théorie du contrat. L’identité entre l’intérêt général et les intérêts particuliers n’est qu’idéale. Nécessité de la contrainte et de la violence : On peut estimer que ce sont environ 15 % de catholiques conservateurs formant le corps électoral français qui empêchent depuis des décennies l’évolution du pays vers une social-démocratie du type nordique. En regard de quoi les 10 % environ d’une gauche extrême forment aujourd’hui un bloc de valeur antagoniste à peu près équivalente. 54 Méthode dite des jumeaux en psychologie différentielle (Galton, Zazzo). 55 Source du débat traditionnel ultérieur entre rôles respectifs de l’hérédité et du milieu, de l’inné et de l’acquis. 56 Problématique d’une grande modernité : la richesse générale profite – thèse libérale – ou au contraire ne profite pas forcément à tout le monde 53
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châtiments. Cependant cet intérêt général existe. L’intérêt général est tantôt l’identité interne des intérêts particuliers, tantôt l’unité externe des intérêts particuliers. Il y a un milieu qui détermine les individus. Mais les individus se constituent eux-mêmes en milieux fermés. Ce n’est que par hasard que l’intérêt général et les intérêts particuliers sont communs, que les milieux peuvent coïncider. Les hommes étant malléables, il est tout à fait possible de créer humainement le milieu dans lequel les hommes doivent se développer. Les hommes peuvent former les circonstances. Le milieu social peut être formé comme milieu par la politique. Le problème politique consiste à créer artificiellement un milieu favorable au développement humain. Bonnes lois, bonnes mœurs. Il suffit de trouver un bon tyran pour donner de bonnes lois. Il suffit de faire la révolution dans les lois. Le déterminisme absolu bascule dans une théorie utopique. Catherine II, Frédéric, Pierre Le Grand. L’intérêt général n’est-il pas simplement un mythe ? Une présupposition ? Le contenu de cet intérêt général n’est jamais énoncé, tandis que le contenu de l’intérêt particulier l’est toujours. Marx dans L’Idéologie allemande sur l’utilitarisme : toutes les catégories humaines sont représentées sous la catégorie de l’utilisation. C’est une catégorie réelle qui correspond à une pratique réelle du monde bourgeois (anglais, français). Cf. le passage de la Phénoménologie de l’Esprit sur l’Aufklärung57.
Il n’empêche que bon nombre des propositions d’Helvétius se retrouveront dans les philosophies de la contradiction ultérieures, ainsi que dans ce qui s’est qualifié par la suite de matérialisme dialectique et historique, et qui est tombé aujourd’hui en désuétude complète, au profit de l’empirisme plat d’une pensée de droite dominante depuis les années 1980 (É. Terray, 2012). 57
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Rousseau De l’origine de l’inégalité parmi les hommes Par rapport à Hobbes et à Locke, il semble que Rousseau adopte la problématique du Droit Naturel. C’est le même recours à l’origine pour découvrir le fondement de la société, et pour critiquer les abus de la société existante. Différence fondamentale : il y a une continuité d’essence ininterrompue entre l’état de nature et l’état civil chez Hobbes et chez Locke. Ce qui distingue l’état civil de l’état de nature, c’est une différence d’organisation des principes qui se trouvent déjà dans l’état de nature. Chez Rousseau, il y a des discontinuités radicales 58. Nouvelle structure de la genèse. La genèse chez Hobbes et chez Locke n’est qu’une réorganisation de principes déjà existants. L’état de nature n’est pas homogène pour Rousseau comme chez Hobbes et Locke. Il comprend des moments : d’abord l’état de pure nature, moment originaire absolument non génétique qui ne comprend pas en lui le principe de son développement. Surviennent certains premiers accidents : catastrophes naturelles qui forcent les hommes à se rapprocher. Puis intervient le moment de la sociabilisation. Les hommes deviennent sociables. Il y a deux moments à l’intérieur de ce processus de sociabilisation. Le second accident est l’invention de la métallurgie et de l’agri-culture. Le moment « 2 a » aurait pu lui aussi durer indéfiniment sans l’accident fortuit de l’invention. Dans l’état « 2 b », au terme se développe un état de guerre généralisé [3]. Puis c’est le Contrat, [instaurant l’] état civil [4]. Il y a donc une double dénaturation de l’homme. Les meilleures institutions sont celles qui dénaturent le mieux l’homme59. Rousseau déclare qu’aucun des philosophes qui ont senti la nécessité de remonter jusqu’à la nature n’y est arrivé. Le cercle des théoriciens. La raison du cercle. Le cercle de Rousseau. 1. Le cercle des prédécesseurs Ils ont prétendu avoir atteint l’homme naturel ; ils n’ont atteint que l’homme civil ; ils ont projeté dans l’état de nature l’homme civil. 58 59
Thème dialectique essentiel : Wallon, Bachelard. Paradoxe dialectique. Pensée paradoxale et contradictorielle.
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Hobbes pense l’homme naturel en lui conférant les caractères de l’homme civil : les passions. Hobbes pense l’homme à partir de l’état n° 3. Les prédécesseurs ont pensé le dérivé et l’actuel comme l’originaire. Ceci parce qu’ils étaient animés par la volonté de justifier l’ordre établi. La « loi de nature » repose sur des principes trop métaphysiques. Allusion à la loi naturelle chez Hobbes : réflexion sur les inconvénients de l’état de guerre et calcul en vue de les éviter. La loi naturelle vue par Hobbes est pour une part l’objet de la raison. C’est une autre façon de tomber dans le cercle. En réalité, la raison est postérieure à l’état de nature. Donner la raison aux hommes dans l’état de nature, c’est leur donner à l’origine ce qui ne peut leur être donné qu’à la fin. On projette encore les structures et les valeurs de l’état contemporain dans l’état de nature. 2. La raison du cercle La raison c’est l’essence de la société dans laquelle vivent les théoriciens. Ils vivent dans une société qui a perdu son sens originaire. La nature est oubliée. Peut-on dépasser cette aliénation ? Non, parce que les sciences de l’homme sont-elles-mêmes prises dans ce cercle. La raison est parvenue à étouffer la nature. L’homme est d’autant plus étranger à soi que les sciences se développent. Toute science est oubli de ses origines, à perdre le pur mouvement de la nature antérieur à toute réflexion. C’est le thème de la réflexion qui recouvre un mouvement originaire, et de la nécessité de remonter au préréflexif, pour atteindre la vérité de ce mouvement60. Nécessité de remonter à l’état de nature ; impossibilité d’y remonter. Il est presque impossible de démêler l’artificiel de l’originaire dans la nature de l’homme. On peut environ remonter jusqu’à l’état 2 : les Caraïbes se trouvent dans cet état. On ne peut rejoindre l’état premier. Rousseau a recours au cœur : l’origine se trouve néanmoins présente, en deçà de toute culture, dans le cœur de l’homme. La parole de la nature parle encore dans le fond de nos cœurs61. Tel est :
Le thème de l’originaire coïncide ici avec celui de l’explication de l’idéologie par l’état social. Althusser prête à Rousseau avec beaucoup de pertinence et de profondeur la dynamique d’une critique idéologique, où se trouvent mêlés des éléments susceptibles d’être retrouvés a posteriori chez Hegel (aliénation), Marx (intérêt d’un corps social), Husserl (originaire préréflexif), Heidegger (oubli des origines), Freud (impossibilité d’une analyse interminable) et Lacan (la science comme refoulement du sujet de l’énonciation). 60 61
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3. Le cercle de Rousseau Le recours au cœur ne porte que sur l’état de pure nature. Rousseau présente sa tentative comme une histoire hypothétique. L’état de nature pourrait être observé dans les faits : les enfants élevés par les bêtes. Il faudrait faire des expériences62. L’état de pure nature. Il faut que cet état soit un néant de société ; il faut qu’il n’y ait aucun besoin de rapport social entre les hommes. Les hommes sont des animaux. Ils n’ont que des besoins physiques. Le besoin physique, c’est l’immédiateté. L’homme n’a pas besoin d’un autre homme pour satisfaire son besoin physique. Le besoin est instantané ; il est ressenti et satisfait immédiatement. L’homme n’a pas d’horizon, ne projette rien devant lui, ne voit aucune temporalité, n’a pas de sens de l’avenir. Comme l’animal, il n’a pas l’idée de la mort. De plus, tous les animaux sont pitoyables : l’homme a pitié de son semblable dans l’état de nature. L’homme entretient avec son corps un rapport tout animal. Il n’y a pas de problème de la maladie : la guérison est instantanée ou c’est la mort. Ce qui distingue l’homme de l’animal alors, ce n’est ni le langage, ni la raison. Ce n’est ni un animal politique ni un animal raisonnable. Ce qui le distingue, c’est la perfectibilité. Son instinct n’est pas spécifié. L’homme est un animal universel : il mange de tout, il n’a pas de tanière. Son mode d’existence est la solitude. L’homme n’a pas besoin de l’homme. Aucune motivation ne fait que l’homme ne puisse jamais avoir besoin de l’homme : anti-utilitarisme. Les besoins physiques, loin de rapprocher les hommes, les éloignent. Les hommes n’ont pas besoin les uns des autres pour satisfaire leurs besoins, pas même sexuels. La nature est une immense forêt, un immense espace homogène et uniforme, à la fois parfaitement vide et parfaitement plein. Des arbres : manger, se cacher, dormir. Les fruits sont toujours à portée de main. Cet espace mythique est différent de l’espace de Hobbes. Ici aucun développement. Les rencontres sont évitées, les besoins sont satisfaits. Idéal de l’homme qui se porte tout entier avec lui-même, de l’indépendance, de l’autarcie économique. L’absence de biens sociaux est conçue comme possible à partir d’un état de la nature physique. La nature produit toujours plus que les hommes n’ont besoin pour leur satisfaction, elle est surabondance. Le rapport de l’homme à la nature n’étant pas conflictuel, le rapport de l’homme à l’homme n’est pas conflictuel. S’impose ici la question des enfants sauvages débutant avec Itard et Victor de l’Aveyron, des expériences réelles aussi faites par certains monarques (Frédéric II de Hohenstaufen, 1194-1250). Voir Lucien Malson, Les enfants sauvages (10-18, 1964). 62
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Il n’y a aucune raison pour que cet état change. Ce n’est pas par une nécessité inhérente à l’homme que l’homme devient sociable63. Interviennent des catastrophes naturelles : seule la nature est modifiée64. L’inclination de l’écliptique sur l’équateur. L’immédiateté entre l’homme et la nature est rompue. Éruptions, îles. L’île est un espace clos, la première délimitation. Les arbres deviennent trop grands, les bêtes deviennent méchantes. Les hommes sont contraints de se rassembler dans les lieux où la nature est la plus favorable. Les hommes se rassemblent, la nature est à distance. Contradiction des deux distances [Le rapprochement est double mise à distance de la nature externe et du besoin interne]. Cette scission qui intervient entre l’homme et son besoin est le principe du développement de la raison, de la technique, du langage, des arts, de la conscience de soi, de la conscience d’autrui, des passions. - apparition des arts : car les besoins ne peuvent plus être satisfaits immédiatement. La nature n’est plus à portée. - développement de la raison : la perception immédiate et sans comparaison des structures données est un état de fait dans l’état de nature. On ne compare pas parce que la nature est uniforme. Les éléments d’une synthèse positive interviennent ensuite : on fait d’abord les choses inconsciemment, ensuite on s’en rend compte. L’homme est obligé de tendre des pièges aux bêtes. - développement du langage, à propos des rencontres. Accord pour chasser. Fin de cette période : la construction des cabanes. Topologisation de l’homme. Les hommes commencent à se fixer, non seulement à être rapprochés. Autour de ces points, ébauches de vie sociale : famille, division du travail65, langage (nouveau stade de développement), rencontre et invitations, fêtes locales : passions, jalousie, besoin d’être estimé, etc. C’est la jeunesse du monde, l’âge d’or de l’humanité. Cet âge est caractérisé par l’indépendance économique. Pas de besoins, quoique rapports sociaux. « Commerce indépendant ». Succession de stades : 1. Nature pure ; puis premier accident. 2. Sauvagerie ; puis deuxième accident : métallurgie, agriculture. Tout ce qui précède n’est pas si aberrant par rapport aux résultats qui ont été apportés par les découvertes modernes en primatologie. 64 Par exemple les bouleversements sismiques ayant abouti à la création de la Rift Valley et les conséquences de tels événements, selon Yves Coppens, sur l’apparition de l’homo habilis. Les intuitions de Rousseau ne sont pas si fausses devant les données de la science moderne. C’en est même très étonnant. 65 Cette étape est repérée aujourd’hui dans le paléolithique relativement ancien avec certains fonds de cabane indiquant la répartition bisexuelle des travaux. 63
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3. État de dépendance et finalement de guerre généralisé ; puis Contrat. 4. État civil. Un autre accident, produit d’un hasard : la découverte de la métallurgie et de l’agriculture66. Une extravagance naturelle est à l’origine de la métallurgie : l’éruption d’un volcan par exemple. Mais on ne comprend pas comment de l’exemple de la nature les hommes ont pu faire un art. L’invention technique dépasse ici les possibilités de prévision de l’espèce humaine. De tels phénomènes naturels sont contingents. À partir de ces inventions, une série de conséquences graves. 1/ La temporalité de l’espèce humaine va se modifier. Le sauvage vivait dans l’immédiateté, dans un avenir court. L’avenir va avoir une autre portée : c’est l’avenir nécessaire pour qu’une moisson germe, etc. 2/ Le phénomène de la division du travail. Les hommes ont besoin les uns des autres pour exercer des arts complexes. Processus en chaîne : la division du travail entraîne un processus d’interaction dans la métallurgie et l’agriculture. De plus les individus vont se trouver pris dans un processus qui les dépasse. Le processus global de la division du travail va produire lui-même des besoins. 3/ Le troisième état est l’état de dépendance qui comprend deux moments. Dans le premier moment, la nécessité et la dépendance ne sont pas encore universelles : il y a encore de la forêt, il y a encore des lacunes. La terre n’est pas encore entièrement cultivée. Il y a deux secteurs, celui de la nature, et celui de la culture. La transformation de la nature par l’homme entraîne des conséquences dans les rapports humains, elle met les hommes dans la dépendance les uns des autres. Le deuxième moment voit la disparition du premier secteur. Il n’y a plus de forêt, la terre entière est cultivée. L’espace est un espace plein. Le plein de cet espace fait que les hommes ne peuvent plus y trouver leur place. L’individu qui n’a pas de terre est obligé pour vivre de se vendre à un propriétaire. Dénaturation : à la liberté primitive de la nature succède un état où l’homme est obligé de passer par l’homme pour atteindre la nature. La liberté devient esclavage, l’égalité inégalité. Trois moments : a/ riches et pauvres, b/ maîtres et esclaves, c/ état de guerre généralisé. L’état 3 réalise un apprentissage inconscient de la sociabilité.
Il s’agit bien aujourd’hui de la sédentarisation des chasseurs cueilleurs qui marque la transition du paléolithique à l’économie proto-agricole du néolithique. 66
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L’état de guerre généralisé est corrélatif du progrès des facultés humaines : langage, raison, arts et sciences. Mais l’état d’aliénation est universel. Le plus grand développement des facultés humaines est corrélatif du plus grand degré de décadence. Le moyen dans cet état d’aliénation est la force, la violence. Le riche est menacé, car il perd ses biens en plus de la vie. L’état de guerre est plus préjudiciable au riche qu’au pauvre. Le riche imagine d’en sortir par le contrat. L’idée d’une loi naturelle, telle qu’on la trouve chez Locke et Hobbes est ici absente. Le contrat va être proposé par quelques-uns, ceux qui ont le plus à perdre et les plus intelligents, les riches. Tout le monde ne réfléchit pas. Les riches peuvent abuser des pauvres par un contrat. Ils vont eux-mêmes être abusés. Ils instaurent un nouvel ordre. Origine impure d’un contrat pur. La moralité civile permet aux riches de conserver leurs biens. Mais elle instaure une légalité dont les riches eux-mêmes vont être victimes. Trois moments [encore] : a/ association : à la demande des riches, le peuple va réunir toutes ses volontés en une seule pour délibérer sur les lois fondamentales ; b/ gouvernement : afin de faire respecter les lois qu’on ne respecte pas ; c/ Mais cet ordre de la légalité est inévitablement voué à retomber dans l’état de guerre primitif. Les magistrats abusent de ce pouvoir exécutif et instaurent la tyrannie. L’histoire humaine est un mythe, un retour éternel de l’état de guerre. L’état juridique se nie lui-même. Totalité circulaire du despotisme. Le développement de l’humanité est un développement précaire, contingent. Cette précarité se manifeste dans la contingence des accidents 1 et 2, et dans la précarité du contrat. L’histoire humaine est précaire, contingente, provoquée par des accidents ; elle n’a pas de fin. Le contrat social lui-même est précaire, il peut être remis en question. Nécessité de la mort des corps politiques. Ce qui distingue Rousseau de Hobbes et Locke, c’est quelque chose de nouveau. 1/ Développement réel des facultés humaines, un développement dialectique avec des sauts67. 2/ Nécessité de recréer continûment l’ordre juridique, pour le maintenir, car à chaque instant il peut être perdu.
Rousseau engendre de façon claire le principe du saut qualitatif, extrait par Marx-Engels à partir de leur analyse de la dialectique hégélienne - bien que conjugué également à la notion d’un processus pluriel d’étapes reliées par un échelonnement de transitions continues. 67
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4. Le contrat social Il n’y a rien de commun entre la fin et le début. Il y a des dénaturations réelles. Hobbes et Locke avaient pour objet de justifier l’existence du pouvoir absolu, ou du régime libéral anglais, bref le fait établi, l’ordre établi. Rousseau lui est un adversaire de l’ordre établi et critique l’état de choses existant. C’est pourquoi il ne projette pas à l’origine l’ordre social existant. C’est pourquoi il imagine un état de nature originaire qui ne comporte aucun des traits de l’état actuel. Cet état de nature est caractérisé par l’autonomie, l’indépendance économique absolue, pensée comme liberté et comme fondement de l’égalité. Le seul bien [lien ?] qui existe alors entre l’espèce humaine est la pitié qui consiste à ne pas faire de mal à autrui. C’est la seule valeur positive de l’état de nature pensé comme néant de société. Cet état est l’idéal que Rousseau se fait au fond, et la solution des rapports humains. Il s’agira dans le Contrat social véritable de restaurer ces valeurs. Il n’est pas possible de revenir en arrière, mais de restaurer dans un élément nouveau les valeurs primitives de l’état de nature : autonomie, liberté, égalité. Ce ne sera plus l’élément primitif, mais celui de la nécessité universelle. Comment peut-on au sein de cet élément restaurer ces valeurs primitives ? Il n’est pas sûr qu’on puisse les restaurer dans l’état de guerre actuel. L’homme pourrait ne pas devenir raisonnable.
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Rousseau, Hobbes et Locke
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Rousseau
De son propre avis, ne se range pas dans la catégorie des esprits « positifs » (Montesquieu), mais dans l’autre catégorie, celle des auteurs dominés par la théorie du droit naturel. Ces auteurs se posent le problème de savoir quelle est l’origine de la société. En apparence, ils se posent un problème d’origine. Ils remontent à l’état naissant, à l’origine de la société. Ils décrivent l’état d’avant la société, en l’occurrence l’« état de nature ». L’état de nature est séparé de l’état de société par une coupure radicale : le moment du contrat, le fiat qui crée le nouvel être qu’est la société. Cela suppose trois concepts : état de nature, état de société, contrat. L’état de nature, est-ce un état effectivement originaire dans le temps ou un état premier du point de vue logique ? Chez la plupart des auteurs, la genèse est en fait une genèse logique à partir d’un état originairement logique. Or la plupart des auteurs confondent genèse historique et genèse logique. Sous la couleur d’un état de nature historique, les auteurs décrivent l’essence de la nature humaine éternelle. L’état de nature, c’est une expérience pure dans laquelle le théoricien ferait abstraction de tout ce que l’histoire a sédimenté sur l’essence de la nature humaine. L’état de nature est un état d’avant la société, un état de néant de la société. La société apparaît comme le produit de cette coupure qu’est le contrat. Le contrat est-il un acte historique réel ou un acte logique ? On trouve la conception du contrat comme acte historique réel. Mais le contrat est beaucoup plus un acte logique, un acte intemporel ou omnitemporel, indéfiniment répété. Pour que la société se constitue, il faut que les hommes passent un contrat, et pour que les hommes passent un contrat, il faut que les hommes soient déjà constitués en société. Le contrat doit s’anticiper luimême. Pour créer le langage, les hommes ont établi une convention, mais pour établir une convention, ils ont dû posséder un langage69. Toute la problématique est contradictoire, et pourtant elle a un sens. Ce cours, dont l’auteur est manifestement Louis Althusser ne date pas de cette même année 1958-1959, mais peut-être de l’année précédente 1957-1958. 69 Ces deux thèses, agencées selon un mode de circularité dialectique, sont déjà développées dans le Cratyle de Platon. 68
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Le thème du contrat a une signification polémique. Toute théorie du contrat contredit la théorie de la sociabilité naturelle qui part d’Aristote. L’un de ses défenseurs est Montesquieu. Il s’agit de fonder la société non plus sur la sociabilité naturelle, mais sur le contrat social. Le concept de sociabilité naturelle fait apparaître la société comme institution naturelle, alors que le concept de contrat social met le destin politique entre les mains de l’homme. La société est un produit de l’art. C’est une conception antithéologique. La société a un caractère artificiel. Ce qui est décrit dans l’état de nature représente des valeurs que les auteurs proposent comme l’idéal de la société actuelle. Sous couleur d’une analyse d’essence, les auteurs décrivent les fins politiques qu’ils prescrivent pour la société existante. Ce qui est représenté comme étant à l’origine est en réalité la fin que poursuit le théoricien de l’originaire. L’état de nature n’est pas seulement un mythe, mais un ensemble de valeurs politiques que le théoricien propose comme idéal à la société de son temps. Ces idéaux commandent à la fois la structure de l’état de nature et la structure du contrat. Toutes les valeurs inhérentes à l’état de nature doivent être récupérées dans l’état final. Il y a quatre types de contrat : Entre le peuple pris en corps et le prince. Chez Hobbes, il y a contrat réciproque entre les individus du peuple mais pas réciproque entre le prince et le peuple. Chez Locke, il y a un contrat civil, et un contrat de délégation : double contrat. Chez Rousseau sont constitués à la fois le corps civil de la société et le souverain. Chaque individu contracte avec le corps constitué par son contrat. Hobbes [1588-1679] pense que l’essence des rapports sociaux est constitué par la crainte ; mais aussi que l’essence originaire des rapports dans l’état de nature est [déjà d’emblée] constitué par la crainte ; la guerre de tous contre tous se transforme en crainte de tous à l’égard d’un seul. On reste du début à la fin dans l’élément de la crainte. Crainte |crainte Locke [1632-1704] montre que l’essence de la société est constituée par la loi naturelle (morale) ; dans l’état de nature, sous une forme différente, c’est déjà la même essence, c’est-à-dire la loi naturelle. Pour Hobbes, l’essence des rapports sociaux, c’est la violence, pour Locke, c’est la paix. Mais chez Hobbes comme chez Locke, on ne 90
sort pas de l’immanence d’un même principe : ce sont deux philosophies politiques de l’immanence. La barre ci-dessous | et après ║ signifie le moment du « contrat ». Loi naturelle|loi naturelle Rousseau [1712-1778] pense selon le schéma suivant : Paix pré-éthique|état de crainte║Droit Il s’agit d’une structure qui ne reste pas dans l’immanence d’une essence ; une structure d’émergence de la transcendance ; une structure créatrice, constituante. Il y a émergence de nouvelles significations, de nouvelles sphères. Ce n’est pas une seule et même essence qui court à travers toute l’histoire. Il y a constitution de significations transcendantes sur le fond d’une immanence préexistante (cf. Husserl) [cf aussi le saut qualitatif hégélo-marxien]. La problématique de Rousseau est fondamentalement différente de celles de Hobbes et de Locke ; c’est une problématique dialectique.
Hobbes Reste dans l’élément de l’immanence et le principe est la crainte : « Les hommes, s’ils ne sont pas retenus par la crainte de quelque commune puissance, se craindront les uns les autres. » L’état de nature est celui de la crainte universelle ; il prend fin avec la crainte du prince. L’essence des rapports humains est la crainte, au début comme à la fin. La crainte mutuelle des hommes est contenue par la crainte du prince. La genèse a produit une restructuration de la même essence. On est resté dans le même espace ; mais au sein de cet espace, la distribution des rapports n’est plus identique. Il y a trois moments. Le Contrat social est lui-même précédé par un moment de la réflexion : la loi naturelle. 1. L’état de nature est un état de guerre universelle. 2. La loi naturelle conduit au Contrat. 3. L’état politique [est issu du Contrat]. L’état de nature est un état de guerre universelle. a/ c’est un état de rapports humains, b/ un état de liberté, et d’égalité ; c’est un règne de droit naturel ; ce qui provoque l’état de guerre ; qui comporte des contradictions. Les hommes n’ont aucune obligation les uns envers les autres ; [mais] ils ont des rapports humains ; les hommes naissent déjà en rapport les uns avec les autres. L’état de nature est un état de liberté ; la liberté est positive : être libre, c’est pouvoir se développer de façon illimitée ; de fait, la liberté est 91
négative : c’est l’absence de tout espace qui s’oppose à un mouvement ; il y a plus ou moins de liberté selon l’espace. La liberté c’est la puissance de mouvement de l’individu ; le milieu doit être vide pour que la liberté puisse se répandre. La liberté est puissance de développement dans un milieu vide. Le vœu de Hobbes, c’est que le milieu soit vide pour que l’individu puisse satisfaire ses appétits. [L’idéal d’]un individualisme utilitariste est figuré dans l’état de nature. Or, en cherchant son essence, la liberté va découvrir que le milieu n’est pas vide. Ce milieu n’est pas le milieu naturel ; il ne joue aucun rôle chez Hobbes. C’est le milieu humain ; le milieu de la liberté de l’homme, c’est l’homme. Égalité, car les hommes qui remplissent ce milieu sont des hommes égaux. Sont égaux ceux qui peuvent des choses égales. Pouvoir égal : les puissances de l’esprit sont égales car tout n’est que souvenir ; les puissances du corps sont égales : car tout homme a en fait une égale puissance de donner la mort. (Chez Rousseau, on ne sait pas ce que c’est que la mort dans l’état de nature). La mort, catégorie capitale, est le plus grand des maux. La crainte de la mort est l’essence dernière de la crainte. Toute crainte est crainte de la mort. La mort est le concept-limite. La crainte de la mort est une véritable pesanteur humaine. La mort ici est la mort violente. C’est l’acte de tuer qui est le fondement de l’égalité. Les hommes sont égaux devant la mort donnée par d’autres hommes. La situation-limite de l’affrontement de deux libertés est la mort. C’est la mort que l’homme donne à l’homme qui réalise ce milieu vide dans lequel se réalise la liberté humaine. (Chez Hegel la crainte de la mort est le fondement de l’inégalité [maître-esclave]). La liberté contient en elle une contradiction mortelle. Le droit naturel, c’est la prétention du conatus fondamental ; le droit naturel est identique à la puissance et à l’utilité ; c’est la sphère dans laquelle chaque individu poursuit ses fins et utilise tous les moyens propres à atteindre ces fins. Chaque individu a droit sur toutes choses, chacun n’est orienté dans son propre espace que par son propre appétit. Critique de tout fondement éthique des rapports humains. Le résultat de la contradiction théorique des libertés est une contradiction pratique : la guerre de tous contre tous. L’état de guerre est universel, quelles que soient les conditions effectives de l’individu. 1. Si tous les hommes désirent une même chose qu’ils ne peuvent avoir à la fois, ils s’efforcent de se détruire ou de se soumettre. 2. La guerre fait craindre la guerre. L’état de guerre est général du fait de la méfiance. 92
3. La méfiance déclenche la guerre préventive. La guerre est universelle parce que préventive ; la guerre est toujours préventive ; la guerre finit par être déclenchée par gloire ; c’est la guerre de tous contre tous. Il y a trois sources de la guerre : accaparement, méfiance, gloire. L’état de guerre n’est pas la guerre, mais l’élément de la guerre. L’essence de l’espace vital est constituée par un élément homogène : la guerre de tous contre tous. L’état de guerre est comparable à l’état de mauvais temps, quand il ne pleut pas. Si quelqu’un se trouve de nature pacifique, il déclenchera la guerre pour ne pas être attaqué. S’ils sont portés à la paix, ils sont forcés de faire la guerre. Système universel, homogène, non lacunaire tel qu’aucun individu, quel que soit ses motivations subjectives, ne peut y échapper. Le droit de tous sur toutes choses est nié. Ce qui est à l’origine du champ se trouve nié par le champ lui-même : la liberté. La genèse individuelle des individus produit un champ dont les effets contredisent les motivations qui le constituent ; la conclusion se retourne contre les prémisses. Théorie du méchant comme enfant robuste. On a objecté à Hobbes qu’il avançait que l’homme est naturellement méchant. Hobbes a répondu : 1. La plupart sont bons, mais deviennent méchants à partir du moment où ils se trouvent dans l’état de guerre ; ils font la guerre quoique bons. 2. Le méchant est un enfant robuste, tant qu’il n’est pas parvenu à la raison, l’enfant est méchant ; chez le méchant il y a disproportion entre les forces et la raison ; la méchanceté n’est pas connaturelle à l’homme, il devient méchant par son insertion dans le système universel de l’état de guerre. (Chez Rousseau, l’état de nature finit par l’état de guerre ; avant, l’homme n’est pas méchant ; la raison qui déclenche la guerre n’est pas la même). Hobbes décrit le droit de tous contre [sur ?] toutes choses ; le désir se poursuit indéfiniment. La conception que Hobbes et Rousseau se font de l’infinité de la nature humaine n’est pas la même. Chez Hobbes le développement de l’individu est infini, car l’individu contient le moteur de ce développement à l’infini ; le désir n’est jamais satisfait : thème pascalien [EJ : c’est aussi le thème du Drang freudien, poussée constante]. Il y a absence de repos, faux infini. Chez Rousseau, le moteur de la perfectibilité ne se trouve pas dans l’homme lui-même. L’homme est fait pour le repos, il est naturellement paresseux. Le repos est réalisé quand il existe une adéquation entre ses désirs et ses forces. Mais la vie de l’homme, la société, est aussi le règne de la fausse infinité. Cette course est déclenchée par une cause extérieure : le rassemblement des hommes qui suscite leur imagination. Pour Hobbes, les désirs des 93
hommes vont en augmentant. Pour Rousseau, rien de l’essence de l’âme humaine ne peut être à l’origine de l’état de guerre universel. (Rousseau n’admet pas la genèse de l’état de guerre à partir de l’essence de l’âme humaine). Chez Hobbes se produit la première apparition du concept d’aliénation. 1. Le champ produit par l’activité des individus est transcendant aux individus. Cette transcendance est universelle, nécessaire, sans lacune. Le produit de l’activité des individus leur est une réalité étrangère. 2. Cette réalité est contraire aux fins poursuivies par les individus. 3. Cette réalité produite par les individus, transcendante à eux, contraire à eux, détermine les individus en retour, ils deviennent méchants. C’est le premier schéma de l’aliénation. Ce schéma fait apparaître ses présuppositions : des individus abstraits. Ce schéma a pour présuppositions des termes abstraits, des individus à l’état pur, sans présupposition eux-mêmes. Marx reproche au schéma hégélien de présupposer des individus abstraits. Rousseau pense que ce n’est pas à partir de l’essence de la nature humaine que surgit l’état de guerre, mais à partir de certaines conditions. La critique de Hobbes par Rousseau préfigure celle de Hegel par Marx. 22 janvier. Hobbes et Rousseau : la nature humaine pour Hobbes est constituée par l’infinité du désir ; pour Rousseau cette infinité est accidentelle et non originelle, elle est produite par la société. Ce concept d’infinité (Pascal70, Kant, Hegel) est un concept des temps modernes, complètement absent de l’aristotélisme. Le mouvement pour Aristote a une origine et tend vers un télos. La nature humaine est mouvement de réaliser sa propre fin. Mais il y a dans la Politique d’Aristote un pressentiment de cette infinité. La nature a un télos, l’art aussi a un télos, mais les moyens pour l’atteindre sont polyvalents : les couteaux de Delphes peuvent servir à plusieurs fins. Le domaine de l’art est prolifération d’ustensilité non spécifiquement déterminée. Voir aussi l’accumulation de l’argent. Cette conception de l’infinité est latérale ; le monde aristotélicien est un monde du télos. Pour Rousseau, la nature humaine n’est pas constituée par cette infinité de désir du désir. La perfectibilité n’est pas un ressort interne de la nature humaine. La société donne aux facultés humaines l’occasion de se développer. Le bien de l’homme, un certain télos lui est proposé par Althusser voit bien que Pascal, en deçà de la pensée prérévolutionnaire française (Montesquieu, Rousseau), a été « connu » par les Allemands Von Kant bis Hegel. 70
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avance. Dans l’état de nature, le sauvage a peu de besoins et se satisfait de peu. Dans le Contrat social, Rousseau souhaite une adéquation de l’homme avec la cité ; Rousseau préfigure dans l’état de nature cette adéquation qu’il voudra dans la Cité. Dans l’état de nature et dans la Contrat social, il y un télos ; entre les deux le faux infini. Cet entre-deux doit être dépassé par la restauration d’une adéquation identique à celle du début. Chez Hegel se présentent la belle totalité éthique de la Cité grecque, le faux infini de la culture, la réconciliation. Pour Hobbes, la liberté est totale mais vaine ; la liberté, le droit en toutes choses se nient par leur propre exercice. Les effets du droit naturel produisent l’état de guerre ; mais l’état de guerre nie le droit naturel. L’état de guerre est contradictoire. D’où nécessité de rechercher la paix. La paix doit retrouver le droit naturel. Mais si la liberté a échoué dans sa première réalisation de soi, ne va-t-il pas falloir modifier l’essence et l’exercice de la liberté ? Dans l’état de guerre, Hobbes représente un idéal individualiste et utilitariste. Le droit naturel est la revendication d’un théoricien libéral. L’idéal est le développement indéfini de l’individu. L’état de nature représente la figure du libéralisme individualiste qui représente le programme de Hobbes. Mais ce développement indéfini de l’individu se heurte à une contradiction entre la liberté et son milieu. Il y a contradiction entre le libre développement de l’individu et la condition de son développement : le milieu de la concurrence. La vie est une course. Deux idées de la mort : - La mort de celui qui abandonne. - La mort violente. D’une part la mort métaphorique de la concurrence, de l’autre la mort sanglante. Dans la notion de guerre se trouvent la notion de concurrence et la notion de mort sanglante. Il s’agit de conserver l’un des deux sens de la compétition en supprimant l’autre71. Il faut conserver le libéralisme concurrentiel. Loi naturelle Il y a 20 lois naturelles [selon Hobbes] que les hommes tirent par réflexion de la méditation sur l’état de guerre. Le moment de la loi naturelle [2], c’est celui de la réflexion sur la contradiction [portant] sur l’état de guerre et de l’esquisse d’une restructuration.
71
Supprimer en conservant, conserver en supprimant (aufheben).
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Ce n’est pas une loi dictée aux hommes par la raison. Hume est empiriste, non innéiste. Les préceptes de la loi naturelle viennent de l’expérience et sont le résultat d’un calcul. Tout ceci suppose une conception empiriste. La raison est un calcul, le maniement de l’expérience à travers un symbole qui est le langage. L’homme calcule non sur des images mais sur des mots. Le langage est fondement constitutif de la raison. L’oratio est ratio. Les lois naturelles sont des calculs sur l’expérience. Les hommes ont calculé sur les mots et ont abouti à des conclusions. La loi naturelle est le résultat d’un calcul utilitaire. Rechercher la paix, garder les conventions, éviter l’ingratitude : ce sont des préceptes de conduite. Le moteur de ce raisonnement sur l’état de nature, ce sont certaines passions : la crainte de la mort et aussi la poursuite des liens de la paix. La mort est l’acte de naissance de la raison. La mort est la situation-limite qui force à la raison. C’est un événement réel et symbolique à la fois. Elle est le concept général de tout ce qui peut advenir de mal. La mort est un événement à venir (a-venir), jamais présente, toujours absente. L’homme s’élève de l’immédiateté de la passion à la raison. Les lois naturelles (20) sont résumées par une seule : il faut chercher la paix. Pour cela il faut restructurer le milieu de la compétition universelle. L’individu s’avançait dans l’espace comme s’il était vide ; la reconnaissance du plein, c’est la reconnaissance d’autrui. L’individu va renoncer à ce droit de tous sur toutes choses. Il y aura des miens et des tiens. Cette reconnaissance d’autrui et cet abandon du droit sur toutes choses prend forme dans les contrats. Ces contrats supposent des signes extérieurs de l’engagement : le langage ; d’autre part ils doivent constituer une relation de réciprocité juridique entre les individus portant sur l’avenir. On ne s’est pas élevé au-dessus de l’élément de la crainte. Le problème a été résolu au sein de cet élément même. La loi naturelle est un impératif hypothétique. Tout y est subordonné à la poursuite d’une fin concrète : la paix, la conservation et le développement de l’individu. On n’est pas sorti de l’immanence. Mais cet impératif hypothétique se heurte à une contradiction : il n’est pas reconnu par tous. La majorité a réfléchi ; certains continuent. La réflexion apparaît comme nécessaire et comme impuissante à la fois. Le résultat du calcul, c’est son échec. Il n’est pas possible de trouver dans l’impératif hypothétique le fondement d’une obligation. La loi naturelle, pour obliger tous les hommes, doit être d’une certaine façon transcendante. La loi naturelle n’est pas une loi véritable, mais un simple calcul. Ce simple calcul ne peut s’imposer comme loi. 96
Il s’agit alors de rendre impossible la transgression des lois par une passion plus forte que toutes les autres passions : la crainte. Ce qui peut imposer cette crainte salutaire : ce ne peut être une petite ligue, ni une grande ligue. Il faut accord entre les participants et une crainte qui retienne de violer cet accord ; il faut un contrat et que ce contrat ait pour fin l’établissement du pouvoir absolu d’un seul individu. Deux solutions sont exclues : le contrat égalitaire des hommes entre eux, le contrat de soumission entre le prince et le peuple qui est réciproque. Il s’agit là d’un contrat du type des conventions juridiques dans la loi naturelle et qui sont impuissantes. Ce contrat réalise le contrat type réciproque de la loi naturelle. Tous les individus s’engagent devant tous les individus. Si tu t’engages à faire comme moi, je m’engage envers toi à faire comme toi, à ne pas résister à la puissance du prince. Ce contrat effectue une donation de droit en faveur du prince. On peut considérer que l’instauration du souverain est le résultat de la volonté populaire. Le prince est peuple : le prince est le produit de la souveraineté populaire ; mais il ne peut pas être révoqué ; le contrat social n’est pas réciproque ; le pouvoir du prince est absolu. Tout pouvoir politique est par essence absolu. Les hommes ont tout donné au prince qui ne s’est engagé à rien. Le pouvoir ne peut pas être révoqué ; il ne peut pas y avoir de conflit entre prince et peuple. Le pouvoir ne peut pas être divisé ; pas de séparation des pouvoirs. L’épée de justice comme l’épée de guerre appartiennent [au pouvoir du prince]. Le caractère absolu du pouvoir est la prise de conscience de ce que le pouvoir politique est la condition absolue de l’existence de relations civiles entre les hommes. Pas de société avant et sans ce pouvoir politique. L’État est condition de possibilité a priori de l’organisation de la société. L’État n’est pas le [mot peu lisible : phénomène] du Droit ; il est la condition de possibilité du Droit. Pour certains auteurs, il peut y avoir une sphère juridique autonome. L’essence du pouvoir politique est la crainte On a concentré la crainte en un seul point. On n’est plus dans l’état de guerre de tous contre tous, mais dans l’état de guerre de un contre tous. Les hommes se sont donné à eux-mêmes un ennemi. Comment prévenir les abus du prince ? Le prince ne peut vouloir le malheur de ses sujets ; il attirerait son propre malheur. Le prince est l’utilitariste par excellence ; il ne peut être qu’éclairé. 97
Le prince réalise l’état de nature idéal. Il se situe dans l’espace vide du début. Le pouvoir doit être le plus absolu et le plus réduit possible, de manière à laisser les individus se développer le plus librement. La garantie de ce libre développement, c’est précisément le caractère absolu du pouvoir. L’une des tâches fondamentales du pouvoir, c’est la lutte contre les idéologies. L’homme est un être artificiel : raison, parole. La parole est fondamentalement ambiguë dans la mesure où elle est le résultat d’une convention. Elle n’est pas calquée directement sur les choses. Elle peut verser dans le vrai ou le faux. Le prince a le devoir de faire respecter la loi naturelle. L’état final est celui de libre concurrence aménagé par le droit. Le cours suivant est le 28 janvier.
Locke
Ce qui l’oppose à Hobbes, c’est qu’une même essence se réalise dans l’état de nature et l’état civil : la loi naturelle. Ce qui va devenir problématique chez Locke, c’est la guerre. La loi naturelle est un concept apparaissant chez saint Thomas. Locke se réfère constamment à un thomiste anglican : Hooker. Pour Saint Thomas, la loi naturelle est participation à une loi divine. Dieu a un comportement double : créateur, gouverneur. Lorsque Dieu crée le monde selon un plan préétabli, il prévoit qu’il faut que le monde soit gouverné pour parvenir à sa fin. Dieu prévoit un plan de gouvernement du monde : la loi éternelle. Cette loi divine, lorsqu’elle s’applique aux hommes, c’est-à-dire aux êtres raisonnables, s’appelle loi naturelle. D’autres lois gouvernent les anges, les animaux, etc. Par cette loi naturelle, Dieu fixe des préceptes à la raison des hommes. La loi naturelle est l’application de la loi éternelle aux êtres raisonnables, la loi positive est l’application de la loi naturelle à certaines circonstances politiques particulières. La loi positive a pour essence la loi naturelle. État de nature Contrat État politique L’État de nature est régi par la loi naturelle. Liberté, égalité, justice. Ces trois principes règnent dans l’état de nature. Liberté : les hommes règlent leurs actions et disposent de leurs biens et personnes comme ils l’entendent dans les limites de loi naturelle, sans dépendre d’aucune volonté humaine. Les hommes sont indépendants. La liberté, négativement, c’est l’indépendance ; positivement, la propriété. Ceci dans les limites de la loi naturelle. 98
Égalité : « Tout pouvoir et toute juridiction sont réciproques, personne n’en ayant plus qu’un autre. » C’est une égalité juridique. Tous les hommes ont un pouvoir juridique réciproque, en plus du fait qu’ils appartiennent à une même nature. Justice : les hommes, ainsi libres et égaux, aperçoivent spontanément qu’ils ont des devoirs les uns envers les autres. L’entraide réciproque constitue la nature de l’homme. La fraternité, c’est la réciprocité universelle, c’est-à-dire la réciprocité juridique et la réciprocité utilitaire. Ce troisième concept donne son sens aux deux premiers. Cet état de nature est un état de paix universelle. L’état de nature est régi par une loi naturelle qui enseigne aux hommes la réciprocité universelle. La loi naturelle est une loi d’avant toutes les lois positives, une loi non écrite qui se trouve dans les esprits des hommes ; il y a identité de la loi naturelle et de la raison. La loi naturelle est identique à la liberté. Loi, Raison, Liberté sont identiques. Plus précisément, l’essence de l’espèce humaine est celle-ci : Loi, Liberté, Raison : Humanité. La loi naturelle définit l’essence, l’espèce humaine. Quelque chose est en dehors de l’espèce humaine définie par la loi, c’est ce qui échappe à la raison : les bêtes. Il y a des hommes qui s’excluent eux-mêmes de l’espèce humaine : les fous. N’arrivent pas à la raison : les bêtes, les fous, les enfants. Théorie (reprise par Rousseau) de l’être qui, n’ayant pas encore accédé à la raison, n’appartient pas à l’humanité, donc n’est pas libre. Le pouvoir qu’exerce le père sur l’enfant n’a aucune signification politique. Les citoyens sont des êtres libres, l’enfant ne l’est pas. La raison du père est le substitut de celle de l’enfant ; le pouvoir du père est un pouvoir de procuration temporaire. La loi naturelle est appliquée dans l’état de nature par les individus eux-mêmes. Les individus sont eux-mêmes juges et bourreaux. Tous les hommes sont les représentants de la loi naturelle. Le roi par exemple peut punir un étranger en fonction de la loi naturelle. Statut de l’état de guerre. C’est un état dont il s’agit de justifier l’apparition. Des hommes peuvent tomber en dehors de l’humanité. Il peut exister des hommes pervertis et dégénérés, qui rejettent la loi naturelle et la raison. Ils déclarent la guerre aux hommes. Ils tombent dans l’en deçà de l’humanité ; ce sont des non-hommes ; le criminel est un homme devenu animal. Il doit être traité par la violence. Le comportement bestial d’un homme déchu de l’humanité tend à la limite à la mort. L’horizon de l’agression, c’est l’attentat à la vie. Il convient d’empêcher de nuire de tels individus. L’état de guerre est 99
dominé négativement par toute la théorie de la loi naturelle ; c’est le contraire, le négatif de l’humanité. L’agression violente déclenche une réponse violente. Il ne s’agit pas de la guerre universelle de tous contre tous comme chez Hobbes. Le concept négatif d’état de guerre est dominé par le concept positif d’humanité. Donc pas de théorie de l’état de guerre, mais théorie de la violence injuste et de la violence juste. Exemples. 1. Esclavage : un homme m’attaque injustement ; je peux, j’ai le droit de le tuer s’il veut me tuer. Mais j’ai le droit de différer la possibilité de tuer. L’esclave légitime est un mort légitime en sursis ; l’esclave illégitime est un mort illégitime en sursis. Il y a un bon et un mauvais esclavage. Mais il n’y pas de théorie du contrat d’esclavage, personne ne peut disposer de sa propre liberté. 2. La guerre est soumise à la même dichotomie. Il y a la guerre juste et la guerre injuste. Si le peuple agressé gagne la guerre, il a en principe le droit de mettre à mort ou de réduire en esclavage le peuple agresseur. Une guerre défensive juste aurait le droit de réduire en esclavage le peuple agresseur. Ce n’est pas le cas. Un peuple agresseur qui fait la guerre n’est pas homogène, mais seuls un petit nombre d’individus font la guerre. Jamais un peuple ne fait la guerre à un autre peuple. Un peuple agressé qui gagne la guerre a le droit de tuer ou de réduire en esclavage ses agresseurs effectifs, mais non de prendre les biens, qui appartiennent à la femme et aux enfants aussi. Si un peuple entier faisait une guerre injuste, le peuple attaqué n’a pas le droit de réduire les enfants en esclavage. Il faut respecter dans les enfants du peuple injuste vaincu l’avenir de l’humanité. Locke distingue toujours les rapports au sein de la violence, de violence positive et de violence négative. Dans la violence domine encore l’essence même que la guerre détruit, triomphe encore la loi naturelle. 3. Pouvoir absolu : c’est l’état de guerre entre le prince et le peuple. Le pouvoir absolu est attentat à la liberté, à la vie, un esclavage non fondé. Cet état ne peut jamais être un état juridique, un état de droit. Dans cet état, la sauvegarde de la loi naturelle est la révolte des esclaves, l’insurrection. L’état de guerre est le contraire absolu de l’état de nature (à la différence de Hobbes). La violence n’est jamais neutre (à la différence de Hobbes) : la violence est soit humaine, soit inhumaine, soit juste, soit injuste. La guerre n’est pas une guerre universelle, de tous contre tous, et perpétuelle (à la différence de Hobbes). La guerre est toujours lacunaire, 100
isolée, provisoire. Chez Hobbes, il n’y a pas d’origine de la guerre, pas de premier agresseur, il n’y a pas de guerre juste ou injuste. Cependant, dans l’état de nature, l’état de guerre persiste jusqu’à ce que l’agressé ait obtenu satisfaction. Pour l’esclave illégitime, l’état de guerre persiste, même dans la paix. Ce qui persiste dans l’état de guerre, c’est la revendication de l’humanité. Cette irrationalité qu’est l’état de guerre ne peut avoir le dernier mot ; jamais l’animalité ne peut triompher de l’humanité. Malgré les apparences, la liberté dispose toujours d’un espace à partir duquel elle pourra se reconstituer. Jamais un esclave ne peut aimer ses chaînes (à la différence de Rousseau) ; jamais l’essence humaine ne peut être enchaînée ; car la liberté ne cesse pas d’habiter l’homme. Propriété : l’homme dans l’état de nature est propriétaire. La propriété est un des effets de la loi naturelle. La propriété est déduite de l’essence humaine. Chaque homme détient un droit de propriété sur sa propre personne. Autour de cette sphère primitive [se développe] la sphère de la propriété fondée sur le travail. Par le travail, l’homme se constitue comme un corps étendu. Cultiver une terre autour de soi, c’est s’approprier la matérialité et étendre son corps propre. Le travail est un phénomène de transsubstantiation. La propriété est un corps étendu par le travail. Tout ce qui existe a été donné par Dieu aux hommes en commun. Par son travail, l’homme extrait de la neutralité universelle de la nature une portion qu’il s’approprie. L’homme ne possède que ce qu’il a arraché à la nature brute, que ce qu’il a cultivé. La clôture est un concept quasi-métaphysique, la limite du corps propre de l’individu qui a travaillé, ce qui sépare la culture de la nature. La propriété n’est pas fondée sur l’institution sociale (à la différence de Rousseau), mais sur la loi naturelle. Il y a un bon et un mauvais usage de la propriété. L’homme n’a le droit de posséder qu’à condition de posséder un bien que pour en jouir. L’homme n’a pas le droit d’accumuler, sinon il ferait tort aux autres hommes. Les biens non consommés sont périssables. Accumuler des biens non périssables (monnaie) est légitime. L’accumulateur de monnaie n’est plus un pécheur aux yeux de Dieu. L’état de nature est un état de rapports sociaux qui diffère de l’état de rapports sociaux qu’est l’état de civil. Les hommes ont des rapports sociaux, ont des biens, sont juges et bourreaux des crimes commis contre la loi naturelle. Pourquoi faut-il passer à la société civile ? Tous les problèmes sont réglés dans l’état de nature au niveau infrapolitique. Comportements économique, juridique, éthique sont développés indépendamment du comportement politique. Le passage est superflu. 101
L’état de nature présente cependant des inconvénients. 1. Il manque une loi établie et reconnue sur le juste et l’injuste. La loi n’est pas écrite. 2. Il manque un juge reconnu et impartial. 3. Il manque un pouvoir pour exécuter la sentence. Contradictions terme pour terme. La véritable raison au fond c’est le développement de l’économie monétaire. À partir de moment où l’accaparement devient possible en même temps que conforme à la loi naturelle, cela comporte des inconvénients. La propriété d’un individu peut s’étendre indéfiniment. L’inégalité sociale s’est développée, ou plutôt l’inégalité économique s’est substituée à l’inégalité naturelle de l’état de nature. Le contrat ne fait qu’aménager, que redistribuer l’essence de la loi naturelle diffuse dans les rapports humains. Le contrat n’invente rien. Le saut de non-politique au politique se fait sans création. Le politique existe déjà dans l’état de nature. Le pouvoir politique que possède tout homme à l’état de nature se divise en deux : législatif, exécutif. Chacun est juge et bourreau. Chaque individu va transférer ce pouvoir dont il dispose à un seul sujet. Avec le pouvoir politique, au lieu que chaque individu soit juge et bourreau comme dans l’état de nature, seul le pouvoir politique est juge. Les hommes renoncent à être juges et acceptent pour juge le pouvoir politique. Ce pouvoir politique ne peut pas se mettre en dehors de la loi naturelle, il se conforme à la loi naturelle. Ce transfert ne peut avoir lieu que si les individus y consentent. Ils doivent consentir à renoncer à exercer la justice, à transférer le pouvoir à la collectivité, et à se mettre au service de la collectivité pour lui obéir. Les hommes s’unissent pour transférer leur pouvoir de sentence et d’exécution sur un juge (la collectivité). 1. C’est un pouvoir de communauté ou d’union politique (civitas : commonwealth). 2. C’est un pouvoir d’institution du juge (le pouvoir politique). Par le contrat d’union, les individus se considèrent comme une totalité soumise à la loi de la majorité. Les hommes se constituent comme un peuple possédant une volonté générale (cf. Rousseau). Par cet acte du contrat les individus se constituent en peuple. Cette existence politique s’actualise dans l’institution du juge. L’essence du juge, du pouvoir politique, est constituée par le pouvoir législatif. Le législatif est le cœur du politique. Les lois seront des lois positives manifestant la loi naturelle. Tout ceci est proche de Rousseau. La loi fondamentale du peuple, c’est celle par laquelle il attribue le pouvoir législatif. Le peuple en corps peut donner le pouvoir de faire des lois à lui-même : démocratie (Rousseau) ; à un certain nombre (oligarchie) ; au roi (monarchie). 102
Il existe entre le peuple constitué comme totalité originaire et le pouvoir législatif un rapport de cause à effet. Le législatif vient du peuple et peut être révoqué par le peuple. L’exécutif n’est pas une sphère spécifique ; les membres de l’exécutif sont des officiers du législatif (Rousseau). Le contrat constitue une détermination originaire qui est à la source de toute détermination politique ultérieure. Le législatif n’est que la voix de la volonté générale qui réside dans le peuple. Le législatif a la mission d’énoncer sous forme de loi la volonté générale du peuple qui le délègue. La volonté générale n’est elle-même que l’expression vivante de la loi naturelle. La volonté générale peut être trahie par le législatif ; l’exécutif peut trahir aussi sa mission. Dans le législatif et dans l’exécutif, il y a menace de despotisme. Le despotisme renverse la loi naturelle. Il y a toujours un recours : l’insurrection. La volonté générale porte le législatif et celui-ci l’exécutif. Si la loi naturelle peut triompher c’est parce qu’elle réside dans le peuple antérieurement à toute spécification politique.
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Hegel72 Trois types d’histoire : 1/originale, immédiate ; 2/ réfléchissante ; 3/ philosophique. 1. L’histoire originale, et immédiate – c’est Xénophon, Thucydide, Machiavel. L’historien (Thucydide) est un homme qui raconte ce qu’il vit, un chroniqueur, un historien qui donc raconte ce qu’il vit et qui le pense tel qu’il le vit. Thucydide est l’expression de l’esprit de son temps. Il vit dans une totalité historique déterminée, en est l’expression ; il est l’expression immédiate de l’histoire : l’esprit de l’historien et celui de son objet sont le même. L’histoire immédiate est la présupposition fondamentale de toute histoire ; c’est le moment de l’authenticité non consciente de soi. Il y a beaucoup de discours dans Thucydide : vrais ou faux, cela n’a pas d’importance ; ils sont authentiques parce qu’ils expriment l’essence du temps. Thucydide ne pouvait exprimer qu’une vérité authentique ; celle du temps. L’esprit seul compte, et s’exprime ; peu importe l’individualité par laquelle la vérité s’exprime. 2. L’histoire réfléchissante
Tite-Live racontant les origines de Rome. L’histoire originale est immédiate. Ici l’historien n’est pas contemporain de son objet. La distance dans le temps est corrélative d’une différence d’esprit. Problème de la confrontation d’esprits différents. Tite-Live prête aux anciens les discours de ses contemporains. Ce n’est pas le même esprit qui est en cause. L’esprit de l’historien est extérieur à l’esprit dans lequel il veut pénétrer. L’histoire réfléchissante est rétrospectivité, projection dans la passé des normes présentes, d’un esprit qui n’est pas celui du passé. L’appel aux mythes de l’Antiquité dans la Révolution française. L’historien sort de l’immédiateté. L’universalité qu’il veut exprimer n’est pas objective, elle est subjective. Il faut opérer une synthèse : [entre] l’immédiateté, et la généralité du concept (qui dans l’histoire réfléchissante trahit son objet).
Bien que nous ayons trouvé ce cours sur Hegel à la fin du carnet consacré aux cours de Gilles Deleuze, il nous paraît beaucoup plus vraisemblable qu’il soit dû à Louis Althusser, à moins que ce ne soit à Jean Hyppolite, bien que nous croyions, à notre souvenir lointain, cette éventualité plutôt moins probable. On a du mal à comprendre qu’avec une connaissance aussi pointue de Hegel, Althusser ait pu être amené à insister à ce point sur la coupure complète entre celui-ci et Marx. 72
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3. L’histoire philosophique Pour Hegel, c’est l’établissement de présupposés philosophiques qui permettent à l’histoire philosophique de se constituer. L’historien doit se soumettre et se conformer aux faits. Le philosophe, dira-t-on, opère a priori. Paradoxe : il y a contradiction entre les deux tâches. Réponse : la philosophie apporte quelque chose à l’histoire ; c’est la philosophie qui permet à l’histoire de se constituer comme discipline empirique. Deux principes théoriques : 1/La rationalité est à l’œuvre dans l’histoire. De même que les sciences physiques se sont constituées d’après la présupposition de la rationalité du réel, de même l’histoire ne peut se constituer comme science que d’après la présupposition de la rationalité de l’objet historique. 2/ [Plus précisément] pour aller aux faits empiriques, il faut y aller avec des principes théoriques. Galilée, Kepler, etc. dans les sciences physiques : le monde empirique a été appréhendé à travers des structures formelles a priori. Tous les historiens voient les faits empiriques à travers leurs concepts. Ce qui distingue les historiens des philosophes, c’est que les philosophes apportent des concepts authentiques. Ce sont les historiens qui apportent des idées a priori. Ceci est irréfutable. 4. Principes de l’explication hégélienne : Nature et histoire 1/ La nature n’a pas d’histoire, bien qu’elle ait une temporalité ; la nature a une temporalité circulaire ; le temps de l’histoire produit du nouveau. On peut représenter l’essence de la nature par la pesanteur, et l’essence de l’esprit par la liberté. La loi de l’objet soumis à la pesanteur est de tomber : la vérité de l’objet est en dehors de lui-même ; son essence lui est extérieure ; un objet de la nature n’est pas chez soi ; il s’élance vers son topos. Lorsqu’il l’atteint, l’objet est détruit. Jamais l’objet n’atteindra son topos. La vérité à laquelle tend l’objet est caractérisée par son idéalité. La nature est pure extériorité. Le lieu où elle deviendrait intérieure à elle-même n’est qu’idéalité. C’est dans la spiritualité que l’objet naturel trouve son topos. 2/ L’esprit est libre quand il est « bei sich », près de soi. Il n’y a pas d’extériorité ; ce qui est libre n’est jamais extérieur à soi-même. La coïncidence de l’objet et de sa fin, du sujet et de l’objet fait que cette liberté est concrète. 3/ Les formes organiques les plus évoluées miment la temporalité ; il y a une évolution ; mais il y a une extériorité du type-nature, et 105
non une intériorité du type-esprit. Le chêne n’est pas du tout entier dans son gland : [autrement] la nature serait intériorité, spirituelle ; le chêne ne l’est qu’à condition que le gland s’incorpore la nature inorganique ; cette extériorité n’est jamais parfaitement intériorisée. L’inorganique reste extérieur à l’organique. L’homme se retrouve dans son monde. À la fin du processus, le chêne retombe dans la matière inorganique, et produit de nouveau le gland. La circularité de la temporalité naturelle est l’effet de cette extériorité de l’inorganique par rapport à l’organique. Dans l’évolution historique, il y a intériorisation, il n’y jamais ce phénomène de retour à l’inorganique. Dès que l’esprit paraît, il n’y a plus échange entre l’esprit et la nature ; il est déjà intériorité. Il n’y a jamais d’élément purement extérieur à l’esprit. L’extérieur a toujours déjà [pour lui] une signification spirituelle. Donc pas de circularité. Le schème de la graine reste valable : mais elle contient tout son monde. La matière dont la graine doit se nourrir, c’est ici sa propre substance. Il y a donc développement, [pour l’esprit] comme pour la graine, [mais] il n’y a pas circularité. L’esprit se nourrit de lui-même, mais n’est jamais le même. Autophagie de l’esprit. L’esprit ne peut tendre qu’à un seul terme : le déploiement total de soi dans l’intériorité. Le terme est la conscience de soi de l’intériorité déployée, la prise de conscience de soi de la liberté. Le comportement de l’homme est devenu philosophique, parce que la philosophie est devenue réalité. L’homme empirique et l’homme universel coïncident dans le Citoyen. 5. Moteur de l’histoire L’histoire est un processus qui a un commencement et une fin. Soit une époque déterminée, un peuple déterminé. Chaque période de l’histoire humaine est dominée par un principe interne. Les événements et les institutions historiques d’une époque sont tous à comprendre à partir de ce principe. La totalité historique est produite par ce principe interne. Rome : le principe interne qui la gouverne en est le principe de l’universalité abstraite du droit. Ce principe est le principe productif effectif de toute l’histoire romaine. Ce principe déterminé s’exprime dans un certain nombre d’institutions et d’événements. Moment de l’expression, de l’extériorisation ; ce principe n’a pas de fécondité indéfinie : extériorisé, sa propre expression lui devient extérieure. Une intériorité s’oppose à l’extériorité qu’elle s’est donnée. Le principe s’est exténué et n’existe plus que dans ses œuvres. C’est un humus dont va se nourrir un esprit nouveau. L’extériorisation est devenue étrangère : une écorce qui n’a pas son amande ; une amande 106
qui n’a pas son écorce. Contradiction : la nouvelle amande fait éclater l’ancienne écorce, et se développe en un monde nouveau. L’abstraction juridique se nie en l’existence de la subjectivité chrétienne. 6. Théorie du grand homme Le grand homme est le contemporain du second principe, la race prochaine. Il [lui] est possible d’être prophétique dans la mesure où la structure de l’histoire le permet. L’histoire est toujours en avance sur elle-même. Il y a une profondeur de la présence, du présent qui permet au grand homme d’exister. L’existence effective de l’esprit, c’est l’État. Il y a des sujets historiques déterminés. L’État est l’individu historique. Le problème du contrat relève d’une idéologie individualiste. L’État comme totalité exprime un principe supérieur à tout ce que les individus humains peuvent exprimer. Rapports entre individus et État : ce problème n’en est pas un. L’État représente l’élément même de l’individualité. C’est l’État qui constitue les individus, non les individus l’État73. L’État est une totalité d’individus ; non seulement des individus juridiques, mais des hommes concrets. Monde des humains : problème de la transcendance du principe juridique par rapport à la matérialité des besoins. Selon Hegel, la rationalité et la transcendance du juridique par rapport aux besoins est un dépassement et une transcendance du monde des besoins ; produit par le monde des besoins, il le dépasse. 7. Théorie de la ruse de la raison La construction de la maison a pour fin de protéger de la matière ; or elle est faite de matière. Retournement de l’élément contre lui-même, de la matérialité contre elle-même. Dans l’histoire humaine, c’est inconscient74. Surgissement d’un sens transcendant par rapport au sens des éléments qui le composent. Même phénomène : transcendance du juridique par rapport au monde des besoins. Les conflits économiques se dépassent spontanément dans l’existence juridique de l’État.
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Hegel se présente comme le fondateur de la théorie « moderne » de l’État - on pourrait dire « totalitaire ». Marx, Freud.
Deuxième partie La philosophie à l’École Normale avant 1960 : Jean Hyppolite
Chapitre 3 JEAN HYPPOLITE (1907-1968) 1 – Aristote, Spinoza, Hume Plan des travaux de préparation à l’agrégation de philosophie pour l’année 1958-1959 par Jean Hyppolite Directeur de l’École Normale Supérieure75 Sujets de dissertation en histoire de la philosophie : Pourquoi Hume donne-t-il au Traité de la Nature Humaine le soustitre suivant : « Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux » ? Empirisme de Hume et positivisme de Comte. La théorie de l’intellect chez Aristote.
L’ensemble des cours contenus dans les chapitres 2 et 3 doit être attribué à Jean Hyppolite, bien que dans un premier temps ils nous aient paru avoir été produits par Gilles Deleuze. De telles erreurs sont possibles à cinquante années de distance. On a rencontré le même problème de doute d’attribution entre Gilles Deleuze et Louis Althusser plus haut p. 69 avec un cours sur Hegel. Dina Dreyfus fait allusion dans son Avertissement à Jean Hyppolite : Figures de la pensée philosophique, PUF 1971, à un « admirable cours sur Hume, professé à la Sorbonne en 1946-1947 », disparu avec bien d’autres. L’intérêt et la compétence de Gilles Deleuze concernant Hume aurait très bien pu lui venir d’abord de son professeur Jean Hyppolite, à qui son propre livre sur Hume aurait probablement servi de base au cours d’Hyppolite sur Hume de l’année 19581959. À moins encore que cet ancien cours d’Hyppolite perdu sur Hume n’ait pu servir de base aux propres études de Deleuze sur cet auteur. Ce qui pourrait expliquer la fâcherie très marquée d’Hyppolite à l’égard de Deleuze, qui n’a jamais reparlé par la suite de Hume. Mais c’est là une hypothèse invérifiable. Cette année-là, 1958-1959, Gilles Deleuze faisait cours à la Sorbonne sur Rousseau - ce dont je parle ailleurs (Jalley, 2007, 407), cours dont je n’ai malheureusement gardé aucune note personnelle, mais qui a été repris l’année suivante à la Sorbonne ou alors à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, et dont le manuscrit daté « 1960 » subsiste dans le site Les Cours de Gilles Deleuze, www.webdeleuze.com, sous la mention plutôt incertaine « Sorbonne Rousseau 00/00/1960 ». Il est frappant que Jean Hyppolite interprète Hume selon une perspective de couleur dialectique - ce qui du reste se justifie - et qui était plutôt plus étrangère à Gilles Deleuze, bien plus proche de Kant et de Schelling que de Hegel. En revanche, les cours rassemblés dans le chapitre 4 sont d’attribution absolument certaine à Jean Hyppolite. 75
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Comparer la manière dont Spinoza et Hume posent respectivement le problème des passions et la méthode qu’ils emploient pour le traiter. Importance et rôle de la différence spécifique dans la philosophie d’Aristote. Analyse et rôle de la notion de fétichisme chez Auguste Comte. Théories des fonctions de l’âme chez Aristote et chez Comte. Le statut du devenir dans la philosophie d’Aristote. L’idée de nécessité dans la philosophie d’Aristote. Autres sujets d’exposés : 27 nov. Que veut dire Hume par tout idée dérive d’une impression qui lui correspond ? 4 déc. L’imagination et l’entendement chez Hume. 11 déc. 18 déc. Les règles générales chez Hume. 8 janv. La notion d’artifice ou convention. 15 janv. Le Moi, le Monde et Dieu chez Hume. 22 janv. 29 janv. La passion chez Hume et Spinoza. 5 fév. La méthode expérimentale. 12 fév. Hume et Comte. 19 fév. La théorie de l’intellect chez Aristote. 26 fév. La différence spécifique chez Aristote. 5 mars. Livre 5 de l’Éthique.
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Aristote et Spinoza 1/ Forme. Problème de l’évolution et du rôle [de cette notion] dans la philosophie de Spinoza. a/ rôle de la forme dans l’individuation. b/ pluralité des formes intervenant dans la constitution d’un seul et même être. 2/ Essences particulières à interpréter dans la perspective d’une tradition scolastique héritée par Spinoza. 3/ La puissance : évolution chez Spinoza.
1. La forme Chez Spinoza, à première vue, un point où il s’affirme cartésien : le problème des distinctions. Dès les Pensées métaphysiques, trois sortes de distinction : distinction réelle, distinction de raison, distinction modale. Dans les Pensées métaphysiques, II. 5 : « Nous n’avons cure du fatras des distinctions chez les péripatéticiens » : ainsi forme et matière, acte et puissance, forme et essence76. Même dans l’Éthique, il semble que le spinozisme évolue dans le cadre de ces trois distinctions. Mais d’autre part, Spinoza procède à un renouvellement du sens de ces trois distinctions. Dans ce renouvellement, Spinoza n’emprunte-t-il pas à la scolastique ? Il y avait matière à renouveler Descartes ; c’était un des points les moins organisés de sa doctrine, de son propre aveu. Ces trois distinctions marquaient l’exigence d’une nouvelle logique : [à propos de l’âme et du corps] affirmer que les termes étaient distincts, c’était briser avec la scolastique. Distinguer deux termes, c’est dire qu’il faut les définir dans leur positivité propre, non dans leur opposition. Âme immatérielle, corps inanimé. Exigence d’une logique positive : non opposita sed diversa, qui penserait les termes dans leur distinction, non dans leur opposition77. Il n’y a que des substances et des modes. Spinoza renvoie au livre 2 des Principes. Comment en tirer les trois distinctions ? Il y aura distinction réelle entre deux substances, entre deux choses telles que l’une peut être conçue sans le secours de l’autre. Il y aura distinction modale entre une substance et les propriétés qui expliquent son essence ; si la substance ne pouvant être conçue sans son mode, le mode ne peut La discussion des trois sortes de distinction réelle, modale et de raison part de plusieurs textes de Descartes : Réponses aux quatrièmes objections d’Arnaud, et Principes de la philosophie, §§ 60, 61, 62 (Descartes, Pléiade, 430-435, 450, 452-460, 598-600). Elle est reprise par Spinoza dans les Pensées métaphysiques, chapitre V (Spinoza, Pléiade, 329-330). Ce sont les textes qui servent de base à la discussion menée dans ce Cours. 77 Il n’en coexiste pas moins de façon incontestable dans la pensée cartésienne un autre courant ouvert à une logique de l’opposition, comme on le verra plus tard. 76
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l’être sans la substance. Il y aura distinction de raison entre une substance et l’attribut qui en constitue l’essence. 1/ La difficulté chez Descartes est réelle : la distinction de raison ne supprime pas toute différence entre la substance et son attribut essentiel. Les termes distingués par la raison ne se composent pas. La substance et son attribut ne sont pas deux choses différentes ; [mais] il ne nie pas qu’il y a une différence. La distinction entre pensée et chose pensante, étendue et chose étendue est-elle celle de l’être et de l’essence ? Dieu, créant des substances, nous les fait connaître. 2/ La distinction réelle est établie comme caractère de l’idée. Ce n’est que si les idées sont distinctes que les choses sont distinguées. Le caractère de l’idée distincte est d’être complète (Réponse à Arnaud). Une idée étant complète, qu’est-ce qui garantit que les choses sont distinguées conformément aux idées distinctes que j’en ai. Il n’y a nul autre moyen de le savoir que les idées distinctes. La distinction réelle est toujours pensée par rapport à une distinction numérique corrélative. La distinction réelle entre les attributs sera le moyen de connaître les attributs en tant que numériquement distingués. Le caractère distinct entre pensée et chose pensante implique que si les choses existent, elles existent distinguées. 3/ La distinction modale – Chez Descartes, le mode est ce qui implique nécessairement l’essence de l’être auquel il est attribué. Elle oppose donc [le mode] à l’accident, qui n’appartient pas en propre à la substance. Or Descartes emploie souvent accident à la place de mode. La présence du mode dans une substance fait appel à une causalité extérieure (Dieu ou autre substance). Il n’y a pas d’accidents réels, mais la substance a des accidents par rapport à soi. Spinoza s’attaque à ces trois difficultés : il va en remanier le sens, surtout de la distinction réelle et de la distinction modale. Ne va-t-on pas voir réapparaître des notions scolastiques ? Spinoza va donner un statut rigoureux à la distinction réelle, ce qui va l’entraîner à un résultat paradoxal : la distinction réelle doit être séparée de toute distinction numérique. Spinoza va prendre à la lettre que la notion de mode s’oppose à celle d’accident. D’où identification de la distinction modale à la causalité efficiente. En Éthique I.10, les attributs sont conçus comme réellement distincts. Dans la scolastique, Duns Scot s’oppose à Saint Thomas quant à l’interprétation d’Aristote : théorie des distinctions. 114
Scot invente une distinction formelle, et ne l’oppose pas à la distinction réelle. La distinction formelle est une certaine distinction réelle, le plus bas degré de la distinction réelle. Contre Saint Thomas, Scot développait la théorie de l’univocité. Une chose est dite univoque quand, dans tous les emplois qu’on en fait, elle se dit en un seul et même sens. L’être est dit de Dieu et des créatures : [il en] est dit univoquement. Cette théorie s’opposait à celle de l’équivocité ou de l’analogie. Saint Thomas suivait Aristote dans sa théorie de l’être selon l’équivocité : Être et Sagesse ne se disent pas dans le même sens de Dieu et des créatures. Tout ce qui est obscur dans la théorie spinoziste de la causalité immanente s’éclaire en ce qu’il reprend la théorie de l’univocité. I. 25, scol. Corol. : « Dieu est cause de toutes choses au sens où il est cause de soi ». Chez Descartes, Réponses aux objections d’Arnaud (Pléiade, 430435, 450, 452-460) : Arnaud conteste à Descartes le droit d’employer la notion de cause de soi. Descartes emploie la notion de cause de soi à propos de Dieu « par analogie ». Tradition thomiste de l’équivocité. L’être, la cause et les attributs ne se disent pas de la même façon de tout ce à quoi ils s’appliquent : substance et modes ; l’être des modes n’est pas au même titre que l’être des substances. Notion de l’éminence : la cause peut être éminente en ce qu’elle contient la réalité de son effet sous une autre forme que celle dont son effet dépend. Dieu contient toutes les perfections de l’étendue sous une autre forme que l’étendue. L’entendement humain et l’entendement divin sont analogues. Éminence, analogie, équivocité : thomisme. Scot nie de la cause éminente, l’analogie, l’équivocité au profit de l’univocité de l’être et des attributs de Dieu. Influence scolastique de Scot [sur Spinoza]. C’est grâce à la distinction scotiste de la distinction formelle que Spinoza peut fournir une autre manière de penser la distinction réelle de Descartes, et grâce à la théorie de l’univocité que Spinoza renouvelle la doctrine cartésienne de la distinction modale. La cause immanente [comporte l’] univocité des attributs. Ce sont les mêmes attributs que l’on affirme de Dieu et des modes. Radicale négation de la cause éminente, car Dieu ne contient rien de manière éminente. L’être formel des modes est toujours posé en corrélation avec [un] être objectif. À l’être formel des modes correspond une idée dans l’entendement divin qui représente [reproduit] objectivement le mode. Il y a opposition entre être formel et cause éminente. L’attribut ne contient pas les modes sous une autre forme que leur forme. Dieu contient l’être formel des corps. Ce qui ne signifie pas que les modes et la substance 115
soient la même chose. Mais ce sont les mêmes attributs que l’on affirme de la substance et des modes. La distinction est modale, non formelle. Comment la distinction réelle est-elle [orientée] de manière à se rapprocher de la distinction formelle de Scot ? En aucun cas, la distinction réelle ne peut être numérique. Les 8 premiers théorèmes sont interprétés comme hypothétiques la plupart du temps. I.8 : il n’y a qu’une substance par attribut ; I.9-10 : non seulement il n’y a qu’une substance par attribut, mais une seule substance pour tous les attributs. Les 8 propositions sont [ordinairement] interprétées comme une hypothèse spinoziste. Spinoza raisonnerait comme s’il y avait plusieurs substances. Il faut se demander à quoi aboutit l’ensemble de ces théorèmes. Scolie 8 : jamais la distinction numérique n’est une distinction réelle ; a/ démarche dans le courant des 8 premiers théorèmes ; b/ démarche dans le scolie de 8. Il s’agit de montrer qu’il ne peut y avoir plusieurs substances du même attribut, car elles seraient numériquement distinctes. La distinction numérique serait une distinction réelle, ce qui est impossible. La distinction numérique est modale seulement, parce que finalement il n’y a de distinction numérique qu’entre choses subsumées sous un seul et même concept. Ces choses renvoient à une cause distincte de leur concept : cheval. Toute distinction numérique est non réelle, modale. Les 8 premiers théorèmes sont catégoriques, mais affirment une proposition universelle négative : aucune distinction numérique n’est réelle. Dans cette perspective, 9 et 10 doivent intervenir normalement : à partir d’une universelle négative, conversion : aucune distinction réelle ne peut être numérique. Il y a distinction réelle entre les attributs, on peut conclure que la distinction réelle entre attributs ne sera jamais une distinction entre substances. Les attributs sont conçus comme réellement distincts (10 scolie). Il faut écarter la tentation cartésienne : sous l’influence de la véracité divine, on conclut de la distinction réelle entre attributs à la distinction numérique entre substances correspondantes. Or la distinction réelle entre attributs n’entraîne pas la distinction numérique entre substances. Il n’y a donc qu’une substance. Les attributs sont des affirmations pures : ils affirment une essence. Dans 10 scol. se présentent trois formules : L’attribut exprime l’essence de Dieu : esse substantiae, certam essentiam Dei, necessitatem sive aeternitatem. L’attribut affirme une essence. Dans une lettre, Spinoza parle de la qualité étendue exprimée par l’attribut étendue. L’attribut de la pensée exprime la qualité de pensant. D’un certain point de vue, chacune de ces qualités est une essence ; d’un certain point de vue, toutes ces qualités ensemble forment l’essence de Dieu. Ces qualités, Spinoza les conçoit comme illimitées. Selon Scot, on peut faire varier la couleur en 116
intensité ; non en elle-même en tant que qualité ; en elle-même en tant que qualité, elle est illimitée. Une qualité pure comme telle est celle qui reste ce qu’elle est à travers toutes les variations d’intensité. Les qualités de Spinoza sont des qualités susceptibles d’être portées à l’infini : l’étendue et la pensée. Les choses qui auront ces qualités ne pourront jamais être conçues [que] comme tel ou tel degré, telle ou telle intensité d’une qualité pure illimitée. Les modes et la substance sont tels qu’on affirme d’eux les mêmes qualités, pourtant leurs essences diffèrent. Le mode est degré de la qualité ; à la substance est rapportée la qualité illimitée comme telle. - Les attributs sont des affirmations pures, parce qu’ils expriment des qualités pures illimitées. Ce sont des éléments purement qualitatifs, qui rapportent à la substance des qualités pures, donc illimitées. Spinoza refusera toute distinction numérique : il n’y a qu’une substance pour tous les attributs du point de vue de la quantité sinon de la qualité. - Donc égalité de toutes les formes d’être. Cf. Court Traité : entre les attributs, il n’y a aucune inégalité. Si les attributs se définissent par les qualités qu’on porte à l’infini, toutes les façons d’être sont égales. Dieu doit à la fois être qualifié sous telle ou telle forme, mais cette forme est en même temps la forme ou la qualité dont les modes ne sont que des degrés. Entre Dieu et les créatures, il n’y a pas de distinction dans la façon d’être. La distinction modale prend un autre sens. Ce sont les mêmes qualités qui s’affirment de la substance et du mode, mais sous une forme différente (comme infinie ou comme degré). L’originalité de Spinoza à l’égard de Descartes a été de rompre la distinction réelle d’avec la distinction numérique. La distinction réelle est connue de façon qualitative. Descartes inaugurait une logique de la pure positivité, mais d’autres considérations l’empêchaient d’aller dans ce sens. Il y a des façons d’être plus ou moins parfaites. Spinoza réalise la pure logique de la distinction réelle, en tant qu’elle ne peut être comprise que qualitativement. Les attributs de la substance ne sont que des éléments qualitatifs de la substance absolument infinie. Autrement le spinozisme deviendrait inintelligible. La logique de la positivité ne peut être que celle de la qualité. Il y a distinction réelle entre éléments qualitatifs, et distinction modale entre qualité illimitée et l’ensemble de ses degrés possibles. Renouvellement de la scolastique, mais présence de la scolastique. Duns Scot distingue deux cas : à partir de la quiddité, on définit l’homme comme animal raisonnable ; animal et raisonnable n’ont pas la même quiddité. 1er cas : [touchant] animal et homme, les deux quiddités sont dans deux êtres différents. La distinction est réelle, non formelle. 2ème 117
cas : la quiddité animale et la quiddité raisonnable ne sont pas une seule et même. Juste et vertueux : il y a quelque chose d’irréductible dans la définition entre deux quiddités, et [il est] contraire à l’opération de l’entendement que ces quiddités se rapportent à deux comme à un seul être. Une seule essence peut être une du point de vue de l’être, ontologiquement, [mais] multiple formellement. Problème de la multiplicité des attributs en Dieu : haine de toute théologie négative. Lutte contre 1/ théologie négative ; 2/ éminence de la cause ; 3/émanation. Différence entre immanence et émanence (néoplatonisme). Chez Scot, pour sauver l’univocité et la distinction formelle : théorie de la neutralité. Si l’on peut affirmer l’être de Dieu et des créatures dans le même sens, c’est que l’être en lui-même est neutre : « Une forme ou quiddité est par nature indépendante du mode de l’essence ». Ce qui est infini, c’est telle essence, mais l’être n’est ni fini ni infini, mais neutre. Sauver l’univocité dans la perspective de la création, [en maintenant] la distinction de Dieu et des créatures. Spinoza n’a pas besoin de la théorie de la neutralité. Ce qui en tient lieu, c’est la cause immanente. Il y aura encore une distinction entre Dieu et les créatures, la distinction qu’il y a entre une qualité prise comme infinie et illimitée et l’ensemble des degrés de cette qualité : distinction modale. Scot n’aurait pas en besoin de la théorie de la neutralité, s’il n’avait voulu conserver le créationnisme. L’immanence réalise immédiatement le principe de l’univocité et ses conséquences. Ce qui est repris, c’est la doctrine scotiste de la qualité et de l’essence. Une même essence peut être ontologiquement une, bien que ses raisons formelles soient diverses. Elle peut renvoyer à des qualités diverses sans renvoyer à des êtres divers. Les attributs sont qualitativement distincts, mais l’essence est ontologiquement une malgré la diversité de ses raisons formelles. * Chez Aristote, il y a un problème constant : celui des sens du mot être. Le mot être se dit en plusieurs sens. Ces sens [s]ont des quiddités ou raisons formelles. Ces raisons formelles sont appelées catégories. Le problème est de savoir quel va être le rapport entre ces sens et l’être luimême. Une réponse : ces rapports sont ceux d’espèce par rapport à un genre. Non, car ce sont les catégories qui sont les genres de l’être, non l’inverse. La logique des spécificités ne peut s’appliquer aux catégories de l’être. On ne peut dès le début réduire les sens à l’unité : la diversité n’en peut être pensée dans le cadre d’une logique de la différence spécifique (genre-espèce). Il faudra élaborer une nouvelle logique. Elle ne peut être 118
ni logique de l’opposition, ni logique de la contradiction, ni logique de la spécification. La logique de la spécification est un cas particulier de la logique de la contradiction : la spécificité, c’est la contrariété dans l’essence. Ni une logique de la spécificité ni [une logique de l’identité] ne fournissent le moyen de penser le rapport des catégories à l’être. Il faut une logique qui rende compte de la diversité des sens. Chez Spinoza aussi, l’être se dit aussi en des sens irréductibles et divers. Les attributs sont des affirmations au sens logique. L’attribut étendue exprime l’être étendu, la pensée exprime l’être pensé. Spinoza a un problème comparable : comment penser ces sens, ces acceptions irréductibles de l’être par rapport à l’être. Il faut que l’être soit un et qu’il ait une infinité de sens divers. Chez Spinoza, il y a le même refus qu’Aristote : exigence d’une nouvelle logique. Pour Spinoza ni la logique de la spécificité, ni une logique de la simple opposition ne sont possibles. Il n’y a pas de logique de la spécificité : Court Traité 1. Les attributs sont des genres premiers ; ce n’est pas l’être qui est genre par rapport au sens. Refus aussi d’une logique de l’opposition : la notion cartésienne de distinction réelle était l’exigence d’une nouvelle logique ; car elle est présentée comme exigence de penser les termes dans leur positivité réelle. Or Descartes n’a pas rempli cette tâche : la distinction réelle entre les attributs s’accompagne d’une distinction numérique, et la contrariété qui était censée être exclue, est réintroduite. Comment donc l’être peut-il avoir plusieurs sens sans être plusieurs êtres ? Spinoza résout le problème par appel à des notions scolastiques, celles de Duns Scot. Les attributs sont des quiddités ou raisons formelles irréductibles, et expriment des qualités pures infinies. Idée de la distinction formelle. Les attributs en tant que raisons formelles se distinguent formellement, mais ils expriment ontologiquement la substance. En tout état de cause, la substance peut être formellement diverse, quoique ontologiquement une. La distinction réelle pour Descartes est en même temps numérique. Dieu serait trompeur s’il ne divisait pas les choses conformément à la distinction dont j’ai l’idée. Or, pour Spinoza, la distinction numérique n’est pas réelle, mais modale (début de l’Éthique). Dès lors la distinction réelle n’est jamais numérique. Spinoza a réalisé la logique de la qualité pure, de l’affirmation de la totalité. La distinction réelle fait appel implicite à l’idée scotiste de distinction formelle. L’être est égal à soi dans tous ses sens : il n’y a aucune inégalité entre les attributs ; égalité de toutes les formes d’être, formellement distinctes, mais ontologiquement formant une seule et même substance. Chez Aristote, les sens de l’être sont les catégories ; or il n’y a pas d’égalité entre les catégories. Synonymie et homonymie répondent à 119
l’univocité et à l’équivocité. Homonymes ou équivoques : lorsque deux choses ont un lien commun et rien autre en commun : kleis, clé et clavicule. Synonymie ou univocité : lorsque les deux choses ont en commun le nom et un caractère essentiel qui leur sert de genre. L’être est-il homonyme ou synonyme, équivoque ou univoque ? L’être n’est pas synonyme ni univoque, car si ses sens étaient univoques, l’être serait genre. L’être n’est pas équivoque, car il faudrait renoncer à penser tout rapport. Si je ne retiens que l’unité, je traite l’être comme genre. L’autre solution n’est pas viable non plus. Il faut construire un concept de quelque chose qui n’est ni homonyme ni synonyme. L’être est un cas d’homonymie particulier, à considérer entre l’homonymie et la synonymie. Cet intermédiaire est l’homonymie aph’ énos kai pros èn, qui dérive d’un terme et va vers un terme. Il y a plus qu’une simple homonymie, parce qu’il y a participation des divers sens à un sens commun, il n’y a pas synonymie, car ce terme n’est pas le genre. Les médicaments par rapport à la médecine (aph’ énos) ; les choses saines par rapport à la santé (pros èn). Les différents sens de l’être sont dans un rapport d’antériorité et de postériorité. Les divers termes dérivent d’un terme principal : la substance. Dans la conception de la métaphysique chez Aristote, il y a deux pôles. La métaphysique est science de l’être en tant qu’être ; la métaphysique est science de la substance et parmi les substances de celles qui ne sont pas générales. Dans le Moyen Âge, il y a lutte : les uns font une métaphysique pure au nom de l’abstraction ultime ; science de l’être en tant qu’être (Avicenne, Duns Scot) ; les autres conçoivent la métaphysique comme une supra-physique, au nom de l’abstraction dite première. L’objet de la métaphysique est déterminé comme objet supra-physique : commentaire des textes d’Aristote sur le premier moteur. La métaphysique est dite par analogie avec la physique. On va de la Physique du mouvement local au premier moteur. Cette dualité vient du caractère ambigu de cet intermédiaire. Si l’être était un pur synonyme, on pourrait parler de l’être en tant qu’être ; si l’être était un pur homonyme, la physique et la métaphysique s’organiseraient de façon indépendante, et l’objet de la métaphysique serait déduit par analogie avec l’objet physique. Or la métaphysique est science de l’être en tant qu’être, car il y a quelque chose de plus que le nom, et science de la substance. Chez Spinoza, ce qui assure l’identité de l’être et de la substance se présente comme nature. La substance est l’être, car on est forcé de lui attribuer toutes les formes diverses de l’être. Chez Aristote, la science de l’être en tant qu’être est en même temps science de la substance, parce que le mot [être] dans tous les sens ne peut être posé ni comme un ni 120
comme équivalent. Chez Spinoza, l’égalité de toutes les formes d’être implique déjà une théorie : l’univocité. Comment se développe l’affirmation de l’univocité de l’être ? Chez Descartes, [Dieu est] « par soi comme par une cause ». [À l’objection d’Arnaud], Descartes répond que c’est une question de mot. Dieu n’est pas cause de soi à la manière d’une cause efficiente, mais par analogie avec une cause efficiente. L’analogie est un cas particulier de l’équivocité. L’essence n’est pas cause de l’existence au sens d’une cause efficiente. Descartes dans ces Réponses à Arnaud se réclame d’Aristote, et parle de cause formelle, en renvoyant à un texte des Analytiques d’Aristote. Dieu est cause de soi au sens formel, en un autre sens que la cause efficiente est dite cause. Chez Spinoza, c’est le contraire. I.25, cor. : Dieu est cause de toutes choses au sens où il est cause de soi. Chez Descartes, Dieu est cause de soi par analogie. Chez Spinoza, Dieu est cause de toutes choses, c’est-à-dire cause efficiente. Dieu est cause efficiente des choses au sens où il est cause de soi. Le contraire chez Descartes. Univocité de l’être et de la cause : les effets de la cause efficiente et le soi de la cause de soi ne sont certes pas la même chose. C’est confondre la substance et ses modifications. Mais la cause efficiente et la cause de soi se disent au même sens de la substance. Cela implique la position d’une seule modalité, le nécessaire. Une seule modalité est commune aux produits et à Dieu qui les produit : la nécessité. S’il est vrai que Dieu est cause de toutes choses au sens où il est cause de soi, les choses ne peuvent pas être des créatures réellement distinctes de Dieu. Dieu est défini par une puissance qui ne fait qu’un avec son essence. La notion de puissance chez Spinoza est toujours dite en rapport avec un pouvoir d’être affecté propre à l’être dont on affirme cette puissance. La puissance est chez Aristote le pouvoir qu’a la chose d’être effective. La puissance de Dieu étant identique à son essence, Dieu est pouvoir d’être affecté. Dieu étant l’être infini et ayant un pouvoir d’être affecté, cette affection n’est pas une passion. La passion est l’affection subie par un être incapable de produire les affections dont il est affecté. Dieu est cause active de ses propres affections, telle est la puissance de Dieu. L’aptitude ou le posse, c’est la possibilité d’être affecté. On ne sait pas encore si c’est une passivité : le pouvoir d’être affecté peut aussi bien être actif ou passif. Être actif, c’est être cause de ses propres affects. Dieu comme puissance infinie et absolue, est pouvoir d’être affecté d’une infinité de façons. Les modes peuvent être affectés seulement d’un grand nombre de façons. Dieu est nécessairement cause de toutes les affections dont il est capable. Les seules choses que Dieu puisse produire en tant qu’il est 121
cause de toutes choses au sens où il est cause de soi, sont des affections de Dieu comme substance. Chez Descartes, les natures [créatures] sont traitées comme des substances dans la mesure où Dieu est cause de soi par analogie, en un autre sens où il est cause des choses – [Pour Spinoza], 1/ Dieu ne peut produire que des modifications, sinon il n’y aurait plus univocité de la cause ; 2/ De plus, il y aura univocité de la cause : Dieu non seulement ne produit que des modifications, mais en plus ces modifications sont des modes contenus dans les attributs de Dieu. Éthique Théorème 16 : Dieu montre une infinité de choses en une infinité de modes. 1/ Dieu produit une infinité de choses. Ces choses sont comme des propriétés, des affections ou des modifications, parce que Dieu est cause de toutes choses au sens où il est cause de soi (I. 25, cor.). 2/ En une infinité de modes, ces choses le sont parce que Dieu les produit en tant qu’il consiste en une infinité d’attributs. Univocité de la cause et univocité des attributs. Ces modifications sont en une infinité de modes. Cette univocité des attributs consiste à nier toute possibilité d’une cause éminente. L’être formel d’un effet est en opposition avec l’éminence possible de la cause, car les attributs contiennent l’être formel des modes, mais non éminemment la perfection des modes. La modification est à l’attribut ce que son essence implique. Il y a négation 1/ de la transcendance de la cause (cf. 1) ; 2/ de l’éminence de la cause (cf. 2). Immanence s’oppose non seulement à transcendance, mais aussi à éminence. Chez Aristote, il s’agit aussi du problème de la modalité du monde. 1/ Comment Aristote prouve l’immobilité du premier moteur. Physique : la nécessité d’un mouvement local éternel implique un premier moteur immobile et immuable. 2/ Chez Spinoza, l’immobilité de la substance et des attributs est affirmée en I. 20. Scot objectait à Aristote d’atteindre l’immobilité divine à partir d’un raisonnement supposant l’équivocité et l’analogie, non par une raison positive qui eût atteint en Dieu même l’immobilité. C’est ce que Spinoza s’efforce de réaliser. Chez Descartes, Dieu est cause formelle en raison de son infinité, il n’est donc pas cause efficiente. Peut-on confondre l’affection d’après laquelle l’essence est cause formelle de l’existence, et celle d’après laquelle l’existence formelle n’a pas de cause efficiente ? Il y a distinction ici chez Spinoza. Puisque Dieu est substance, l’existence découle de son essence (I. 9). L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose (I. 20), mais ceci n’est pas présenté comme preuve. L’existence découle de l’essence, l’existence et l’essence sont une seule et même chose. Ces propositions sont confondues par Descartes, distinguées par Spinoza 122
(Court Traité : 2 preuves ; Éthique : I. 20). La seconde affirmation apporte non une preuve d’existence, mais d’immobilité (I. 20, cor. 2). Syllogisme : les attributs expliquent l’essence de Dieu. Or ce qui explique l’essence implique l’existence, puisque… Donc l’essence et l’existence ne font qu’un. Le tiers concept est celui d’attribut. 1/ L’essence est cause formelle de l’existence (preuve) ; l’attribut est raison formelle de la négation de la cause efficiente. L’existence et l’essence ne sont une seule et même chose que sous l’aspect de l’attribut comme raison formelle. L’immobilité est en vertu d’une raison formelle positive, l’attribut. Chez Spinoza se pose l’exclusivité d’une seule modalité, la nécessité, qui à chaque étape prend un nouveau sens. Cependant la nécessité se dit de manière univoque de tout ce qui est. Il y a des échelles successives de nécessité : a/ la modification éternelle et infinie qui découle de l’attribut dans sa nature absolue ; b/ la modification infinie médiate qui découle de l’attribut en tant qu’il est modifié. La modification de la substance a deux étapes : 1/ elle existe dans le mode qui lui correspond dans chaque attribut ; 2/ la modification est rapportée à la substance non par elle-même, ni par les modes dans lesquelles elle existe (le cercle comme cercle étendu ou dans l’entendement), mais par l’attribut luimême. Déjà l’attribut rapporte son essence à la substance ; mais en plus la modification à la substance. La modification n’existe pas hors du mode dans l’attribut, en tant qu’elle existe ; en tant qu’elle est comprise dans l’attribut elle est, elle est rapportée à la substance. Le mode inexistant, dans la perspective rationaliste, ne peut être que quelque chose de possible. Pour Spinoza, c’est le corrélat nécessaire d’une essence de mode en tant que tel, ce qui vient de la scolastique : théorie de l’intention. Le mode est corrélat en vertu de la réciprocité de l’essence et de son objet, avec lequel elle se convertit. Ces modes inexistants sont ceux dont l’idée est comprise dans l’entendement infini. C’est cette relation nécessaire entre l’essence et son objet qui n’existe pas : autre niveau de nécessité. Supposé que le mode existe, la seule certitude de cette existence ne fait plus concevoir cette réalisation comme réalisation d’un possible. La venue à l’existence ne peut pas être considérée comme la réalisation d’un possible : autre niveau de nécessité : celle par laquelle le mode vient à l’existence. A posteriori des modes existent ; a priori cette venue à l’existence n’est pas la réalisation d’un possible. Tous les modes inexistants viennent à l’existence à leur tour dans un ordre. Chez Aristote, la nécessité du premier moteur agit immédiatement (sphères) puis médiatement (monde sublunaire). 123
2. Puissance, individuation. Dans les deux cas, la notion de puissance se situe par rapport à un pouvoir d’être affecté par la chose. La puissance chez Spinoza est toujours quelque chose d’actuel. L’individuation chez Aristote s’explique par la forme, la matière, ou autre chose. Chez les scolastiques, possibilité d’une individuation par l’existence, la quantité. Spinoza dans le Court Traité semble dire que l’individuation se fait par l’existence. Comment se fait l’individuation de l’essence ? Dans le cas de la substance et du mode, ce qui est individué c’est l’essence. Une essence est individuelle dans la mesure où son objet existe. Si son objet n’existe pas, l’essence ne peut pas être distinguée d’une autre. Les essences sont particulières dans la mesure où existent les objets auxquels elles correspondent. CT 2, 20 : la muraille. Il n’y a pas d’individuation d’un mode non existant. N’y a-t-il pas une distinction lors de l’existence des objets ?
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Hume Que signifie : « Toutes nos idées simples, à leur première apparition, dérivent des impressions simples qui leur correspondent, et qu’elles représentent exactement » ? Traité de la nature humaine, p. 68. Ceci nous est présenté comme un principe. Il affirme d’une part la ressemblance entre l’impression et les idées, et d’autre part une dérivation. Contre qui ? Le double aspect de ce principe est polémique : d’une part il combat les idées innées, d’autre part les idées abstraites. Ce principe est critique de l’idée innée et de l’idée abstraite. Entre les Cartésiens et Berkeley et Hume, il y a eu Locke. Il a substitué à l’idée une certaine forme d’idée abstraite. Locke pense échapper par là aux difficultés du rationalisme. Hume et Berkeley font ici cause commune. Une idée innée, c’était une idée qui ne ressemblait pas à une impression ou sensation, et qui donc ne dérivait pas d’une sensation. Chez Malebranche, il y a dans l’âme les idées qui sont représentatives et les impressions qui ne sont pas représentatives. Ces idées représentent quelque chose qui en vertu de sa nature ne pourrait être objet de sensation. Hume et Berkeley partent de la contradiction initiale qui est dans une telle notion. Il y a un maniement empiriste des principes logiques. Chez Berkeley une idée ne peut ressembler qu’à une autre idée. Une idée ne peut ressembler à quelque chose qui ne soit pas objet de sensation. L’idée [serait-elle] représentative de quelque chose ? La vérité est adéquation. Il faudrait saisir l’objet de la représentation indépendamment de l’idée qui le représente. Qu’une idée représente quelque chose, c’est inepte. Hume enregistre. Une idée qui représente quelque chose est une idée délirante. La notion même d’idée innée est contradictoire. Le grand argument des empiristes, ce n’est pas l’expérience, c’est la logique. De même l’idée abstraite. C’est immédiatement et en elle-même que la contradiction y éclate. Locke était déjà sensible à la contradiction inhérente au fait que l’idée représente quelque chose. Locke s’en tire par l’idée abstraite, « idée qui ne représente et ne peut représenter rien d’existant ». C’est une invention et une construction de l’intelligence. L’idée abstraite ne ressemble à rien. Toutes les idées dérivent des impressions mais les idées abstraites dérivent de l’impression par le processus de l’abstraction. Elles en dérivent sans leur ressembler. Hume s’oppose à la notion d’une idée qui ne ressemblerait pas à une impression et n’en dériverait pas ; à la notion d’une idée qui ne 125
ressemblerait à rien sans dériver de rien. Dénonciation d’une contradiction interne. Dérivation nécessaire des idées à partir des impressions, et ressemblance nécessaire des idées aux impressions. L’idée abstraite des impressions ne ressemble à rien qui puisse exister. Deuxième principe : au niveau du complexe, l’imagination peut composer une idée qui ne ressemble pas dans son ensemble à une impression [antérieure]. Ce sont les idées simples qui dérivent des impressions simples et leur ressemblent. Simple : tout ce qui est séparable et discernable, et tout ce qui est discernable et différent ; toutes les idées différentes sont séparables (p. 84). Dans une idée abstraite, on prétend séparer ce qui n’est pas différent. Laporte : le problème de l’abstraction. Il y a abstraction quand je sépare dans la pensée ce qui dans une représentation est donné comme un ; lorsque je sépare ce qui n’est pas discernable. Il y aurait idée abstraite si j’étais capable de séparer par une pensée ce qui n’est pas discerné dans ma représentation. On prétend séparer ce qui n’est pas discernable. Contradiction dans la notion d’idée abstraite. Le problème de l’idée abstraite a une réciproque : celui de la relation ou de la connexion nécessaire. Lorsque j’applique une connexion nécessaire, c’est la démarche inverse de l’abstraction. Ce qui est différent et ce qui est discerné, je prétends ici le poser comme inséparable. Dans l’idée abstraite on prétend séparer dans la pensée ce qui n’est pas discernable dans la représentation. Dans la connexion nécessaire, ce qui est discerné et différent dans la représentation, on prétend le poser comme inséparable dans la pensée. Comment poser comme inséparables des choses qui sont distinctes dans la représentation ? Je ne peux séparer par la pensée que ce qui est discerné dans la représentation. Tel est le second principe de la science que Hume veut fonder. Empirisme : il n’y a que la distinction réelle. Cela signifie que la distinction modale est un cas mal compris de distinction réelle ; que la distinction de raison est un cas mal compris de la distinction réelle. Voir Traité de la nature humaine (TNH) p. 81 sq. Espace. Voir TNH p. 93 sq. Il y a des impressions et des idées qui sont (non qui représentent) des minima absolus. Le seul point où Hume s’affirme atomiste, c’est dans la théorie de l’espace. TNH : « unité » (98), « point individualisé » (100), « impression d’atome » (106), « idée-limite » (112). Microscope et grain de sable : un point est divisible à l’infini. Une chose, si petite qu’elle soit, peut toujours être divisée. Ce qui ne peut pas être divisé, c’est l’idée ou l’impression que je me fais de cette chose. Se représenter la 10/1000 partie du grain de sable, c’est se représenter. 126
L’idée a un minimum absolu, défini par le point au-delà duquel l’impression disparaît. Il y a toujours des choses plus petites que la plus petite chose que je me représente. Mais rien n’est plus petit que l’idée minima que j’ai d’une chose. Position d’atomes relativement distincts. Ces atomes sont des impressions d’atomes ou des atomes d’impressions. Toute idée simple ressemble à une impression simple. Le point mathématique est une pure fiction. Les points sensibles ne sont ni physiques ni mathématiques : colorés et tangibles. L’étendue n’est rien d’autre que le mode de distribution de ces points sensibles. Le temps n’est rien autre que le mode d’apparition, de succession de ces points sensibles. Le temps n’est pas une 6ième impression78. C’est le mode même de succession de ces impressions les unes par rapport aux autres. Une idée ou impression composées sont toujours une idée ou impression composées par ces éléments absolument minima. L’idée de table est complexe. Les éléments en sont les idées ou impressions d’atomes. Un 3ième principe : y a-t-il des règles de composition ? À quelle règle la composition des éléments simples obéit-elle ? Il y en a deux : le hasard [d’abord]. Je peux composer des éléments simples au hasard, de même des éléments complexes. Cette composition au hasard ne peut être qu’une composition d’idées. L’imagination peut pour son compte composer des idées qui n’ont jamais été présentées par les sens comme telles, c’est-à-dire qui ne correspondent à aucune impression d’ensemble. La fantaisie. Le délire est le fond de l’imagination en elle-même. Elle compose en empruntant partout. Ce qui étonne Hume, c’est que l’homme ne délire pas toujours. L’homme fait ou dit des choses raisonnables. Il y a une autre source de composition des idées : la mémoire. Elle présente et compose des idées, conformément à l’ordre spatio-temporel des impressions correspondantes. [Enfin] il y a des règles. La mémoire redonne les choses telles qu’elles ont été données. [Mais] l’homme s’élève au-dessus du donné ; l’homme peut composer des idées non seulement par hasard, non seulement par mémoire, mais d’après des règles. Trois types d’idées composées : idées délirantes, idée de souvenir, et p. 78 sq. : relations (78), modes et substances (81), [et aussi les idées générales-abstraites, (82)]. L’idée générale est générale par sa formation, mais particulière dans sa nature. Une idée simple peut avoir une fonction de généralité. L’idée générale est dans la plupart des cas une idée complexe. Il y a un type original d’idée complexe qui ne se ramène ni au hasard ni à la mémoire ; et il y a trois cas (1/ substance-modes ; 2/ relations ; 3/ idées 78
Par référence aux cinq modes de sensibilités.
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générales). Les relations sont un certain genre d’idées complexes. L’idée de substance est une idée complexe. Elle se distingue d’un simple groupement par la mémoire. Il n’y a pas de dépassement dans les compositions de la mémoire. Lorsque la composition est présentée comme idée de substance, et que s’ajoute un autre caractère, c’était déjà là (l’or et ses qualités). Les modes, c’est le même cas. Dans le cas de la substance, la composition se faisait dans la perspective d’un objet déjà connu. Dans le cas d’un mode la composition se fait en fonction d’un mot. Plus que de la mémoire et moins que du délire : il y a une nature humaine. On donne le même nom à des éléments qui se ressemblent ; ce mot qui préside à la formation d’idées composées, quand on l’entend, éveille une idée particulière ; mais par rapport au mot, cette idée particulière est jointe à une impression de puissance : le pouvoir, pour cette idée particulière éveillée par le mot, de remplacer toute autre idée particulière désignée par le même mot. Il y a un pouvoir de dépassement79 et d’adaptation ; le pouvoir de substituer une idée particulière à une autre idée particulière désignée par le même mot, selon les besoins de la cause. Comparer avec le schématisme [kantien], p. 89 : le nombre 1000 ; p. 90 : « Rien n’est plus admirable… » Ce qui est admirable, c’est que l’imagination présente l’idée au moment où il faut. Il y a un mystère, une magie : que nous ne délirions pas tout le temps. Perdre la raison, c’est l’état fondamental. L’homme a de la raison grâce aux idées de substances, de relations. Une impression donnée éveille selon des règles l’idée d’une chose non donnée ; non pas seulement la simple mémoire. La relation causale (p. 181) n’implique aucun secours de la mémoire. Le futur, demain ne sont pas donnés. Ce groupe d’idées composées c’est notre seule raison (1/ substance-modes ; 2/relations ; 3/ idées générales). En dehors, c’est le délire de l’imagination et la platitude de la mémoire. La nature humaine, c’est ce qu’il y de constant dans l’homme. Dans les idées, il n’y a rien de constant : le cheval n’est jamais le même selon les personnes. Pourtant, il y a entente. La constance n’est pas dans les idées, mais dans la seule manière de composer les idées. Les idées sont composées non seulement au hasard, non seulement par la mémoire, mais par un autre moyen. Il faut appeler cela les principes de la nature. C’est le fait de la nature humaine : la ressemblance, la contiguïté, la causalité [relations, p. 78 sq.]. Ressemblance et contiguïté posent un problème : ça ne peut pas être la même chose que Hume entend par la contiguïté comme pure détermination spatiotemporelle et comme principe de la nature humaine, ce n’est pas la 79
À distinguer évidemment de ce que sera le dépassement de type hégélien.
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même chose que Hume entend par la ressemblance comme caractère qualitatif des idées même simples et comme principe de la nature humaine. Ce sont ces trois principes qui ont pour effet substancesmodes, relations, idées générales (p. 78). Comment les principes de la nature humaine ont-ils ce triple effet ? Parce qu’ils produisent dans l’imagination une impression de réflexion qui fait que le délire de l’esprit est comme repoussé, organisé. L’imagination en reçoit une discipline. 1er principe : Ressemblance et dérivation. Une idée ne peut ressembler qu’à une autre idée ou impression, et dérive d’une impression. 2ième principe : Du point de vue de la quantité. Il y a des idées, donc des impressions absolument simples. Sens polémique : dénonciation de l’idée abstraite et de l’idée de connexion nécessaire. Il y a toujours des choses plus petites que la plus petite chose dont j’ai l’idée. Il n’y a pas de plus petite chose que la plus petite idée que j’ai ; cette idée forme un minimum absolu par apport auquel rien ne peut être dit plus petit. 3ième principe : lois des idées complexes. Plusieurs sortes d’idées complexes. L’esprit dans son fond est fantaisie. 1/ idées complexes de l’imagination ; 2/ idées complexes de la mémoire. Il n’y aurait pas de science de l’homme sans une autre catégorie d’idées complexes. [Autrement], l’homme serait mémoire et imagination : fidélité de la reproduction du donné et délire de la fantaisie. L’homme forme un certain genre d’idées complexes inassimilables à la mémoire ou à l’imagination. Ce sont 1/ des idées générales ; 2/ des idées reliées les unes aux autres ; 3/des idées groupées de manière à désigner un quelque chose qui reste constant. C’est par rapport à ces idées que notre esprit se présente comme un entendement. Ces idées complexes supposent des principes de la nature humaine. L’imagination est délire ; elle n’a qu’une loi : le hasard. Comment se fait-il que nous ne délirions pas tout le temps ? Il faut que ce délire reçoive des lois. Jamais la raison ne sera l’expression naturelle et spontanée ; il faut que les principes ou lois contraignent l’imagination à se soumettre à des règles. L’esprit n’a pas une nature spontanée ; la nature humaine est construite par les principes imposant un ordre à l’imagination. L’esprit devient une nature humaine par l’action des principes d’association [p. 75 sq.]. Ici doivent intervenir les trois principes. Il faut distinguer non seulement impressions et idées, mais encore il ne faut pas confondre les impressions de sensation et les impressions de réflexion (p. 72). Le plaisir comme impression engendre une idée. L’idée surgissant dans notre esprit peut entraîner une impression d’un nouveau type : impression de réflexion, à laquelle ressemble une idée de 129
réflexion80. L’impression de réflexion a pour champ : tendance, sentiment, passion ; ou affection. Dans le cas du plaisir : je l’éprouve, je me le rappelle ; à l’évocation est jointe un nouveau type d’impression : une tendance à m’unir au plaisir, à le trouver. Éprouver le plaisir et par ailleurs le chercher, ce sont deux faits différents. Jamais de l’idée de plaisir on ne peut tirer le fait que l’homme recherche le plaisir. La relation n’est pas analytique. Que je recherche le plaisir, ce n’est pas contenu dans les idées de plaisir et de douleur. C’est un fait d’une toute autre sorte. Il y a quelque chose d’absolument nouveau dans l’impression de réflexion : la tendance. Une idée ou une impression ne contiennent pas de virtualité. Elles donnent d’un coup tout ce qu’elles contiennent. L’être et l’apparaître de l’idée ne font qu’un. L’idée me donne d’un coup tout ce qu’elle contient (p. 145). « Une idée… ne peut enfermer un très grand mystère ». Mais comment une impression de réflexion peut-elle découler d’une impression à laquelle elle ne ressemble pas ? Renversement du principe : toute idée dérive d’une impression et ressemble à une impression. Ici c’est l’inverse : l’impression dérive de l’idée et ne lui ressemble pas. Si on en restait aux 1er et 2ième principes, on aurait l’étude des impressions et des idées de sensation. Le Traité de la nature humaine serait un traité de physiologie. Cela formerait une philosophie naturelle ou anatomie. Hume se propose de faire autre chose : un renversement81 de la méthode auquel on ne s’attendait pas ; pp. 72-73 : « L’étude de nos sensations… Il sera nécessaire de renverser la méthode ». Il nous propose de passer des idées à des impressions qui ne leur ressemblent pas. Le problème de la philosophie (non naturelle) est celui-ci : la dérivation des impressions de réflexion à partir des idées. Tel est le programme d’une véritable science de l’homme. Le principe d’une philosophie morale complète la précédente recherche. De toute idée de sensation ne dérive pas nécessairement une impression de réflexion. Il est impossible que les impressions de réflexion dérivent des idées de sensation directement. Il faut qu’il y ait un intermédiaire qui fait que les impressions de réflexion soient liées aux idées de sensation de telle manière qu’elles aient l’air de la nature humaine. Ces intermédiaires sont les principes de la nature humaine (p. 105) : « Voilà ce qui est nécessaire pour produire une nouvelle idée de réflexion… Il y a donc ici une architecture à trois niveaux. Renversement de type quasi-dialectique, à rapprocher de la remarque précédente sur le dépassement. L’empirisme de Hobbes et de Hume ne sont pas du type de l’empirisme plat, du genre nord-américain moderne. 80 81
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contemplation ». Pour qu’à partir d’une idée de sensation dérive une impression de réflexion, il faut que les principes de la nature humaine aient façonné l’esprit de telle sorte que la contemplation de l’idée de sensation fasse naître l’impression de réflexion. Les exemples d’impressions de réflexion ne sont pas spéculatifs mais pratiques. Plaisirs, douleurs, passions. Dans le rationalisme, la ligne de démarcation passait entre les idées représentatives et les modifications (Malebranche). Dans le groupement des affections, les rationalistes ont toujours considéré aussi bien les sensations que les passions (affections : sensations et passions – Descartes). Chez Hume il y a une ligne de démarcation qui constitue le problème de la connaissance : elle passe entre les sensations et les passions. Jamais de la sensation ou de l’impression on ne tirera la tendance. Plus aucune dualité entre idées d’une part et impressions d’autre part. La vraie dualité est entre impression de sensation et impression de réflexion. Idées complexes : 1/idées générales ; 2/ idées reliées les unes aux autres ; 3/idées groupées. Les idées complexes de sensation sont distinctes, et groupées par rapport à une relation ou par rapport à un mot. Ces groupements se font en vertu de principes d’association. Contiguïté, causalité, ressemblance. Contiguïté : spatialité ; Ressemblance : qualité. Les impressions ont des rapports de contiguïté et de distance. Points : leur contiguïté n’est pas un caractère de la nature humaine proprement dit. Pour que la contiguïté soit non plus seulement un caractère spatiotemporel, mais une loi, [il faut] une règle d’après laquelle une idée ressurgissant dans mon esprit me fasse passer à une idée autre. [En outre], si la ressemblance est principe de la nature humaine, ce n’est pas en tant que caractère des impressions quant à la qualité, mais en tant que loi d’après laquelle l’idée d’un objet me fait passer à l’idée d’un objet semblable. Trois principes : tel est le fait général de la nature humaine. Idées générales : ressemblance. Idées groupées : ressemblance et contiguïté. Idées reliées : ressemblance, contiguïté, causalité. Tels sont les principes qui interviennent. Nos idées de sensation sont composées de trois manières. En quoi consistent non plus les idées reliées, les idées groupées, les idées générales, mais la relation, la substance, la généralité ? C’est un autre problème. Ces idées de relation, substance, généralité en elles-mêmes ne sont rien d’autre que des impressions de réflexion. 131
Sous l’action des principes d’association, je groupe les idées semblables en complexes. Lorsqu’on prononce un mot, j’ai une idée particulière plus le sentiment d’un pouvoir de substituer ; impression de réflexion, tendance. L’impression de réflexion ne découle pas de l’idée complexe. Deux objets sont contigus : par le principe d’association ils sont reliés. Cette liaison opérée, l’idée de livre ne peut surgir sans que l’esprit passe par une transition facile à l’idée de maître qui n’est pas donnée. Cf. Bulletin [du Groupe des étudiants en philosophie ?]. Les principes d’association ont deux fonctions. Ils forment des complexes, mais de telle façon qu’ils font naître en moi une impression de réflexion. Ce sont les principes d’association qui font les impressions de réflexion de telle façon qu’elles sont des idées complexes. Tout va reposer sur les impressions de réflexion. Le secret de ces ensembles complexes produits par les principes sera dans les impressions de réflexion. Textes sur l’entendement et l’imagination. p. 163 : « Il s’agit de savoir si l’expérience produit l’idée de cause et d’effet au moyen de l’entendement ou [au moyen] de l’imagination. » p. 167 : « Si les idées n’avaient pas été plus unies dans l’imagination… ». p. 223 : « Si l’imagination ne fondait pas ensemble… ». p. 358 : « La mémoire, le sens et l’entendement sont donc tous fondés sur l’imagination… » Pages 142-146 [voir déjà pp. 79-80] : Relations philosophiques Relations d’idées : ressemblance, contrariété, degrés de qualité,
proportion de quantité ou de nombre. Relations d’objets : identité, relations de temps et de lieu, causalité.
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L’imagination et l’entendement chez Hume Connaître c’est découvrir des relations. Il existe deux types de relation : deux types de connexion. 1/ par certitude ; 2/ par croyance. La connaissance par certitude procède ou a/ par intuition, ou b/ par démonstration. La connaissance par croyance ne procède que par probabilité – Ce sont deux types de relations irréductibles. [p. 115 : L’égalité est une relation : elle est antérieure à ses termes – relation d’idées. Il y a aussi les relations d’objets.] Hume nous parle de relations philosophiques pout les distinguer des relations naturelles – Les relations philosophiques donnent 1/ relations d’idées ; 2/ relations d’objets – Les principes d’association n’ont pas une puissance infinie d’association. La ressemblance comme association naturelle s’épuise. Le principe d’association contraint la fantaisie sur un point : le principe d’association relie les idées les plus semblables. Certains objets ne sont pas associés les uns aux autres, mais sont unis arbitrairement dans la fantaisie. Nous avons fait l’expérience des principes d’association : cela a des conséquences même lorsque la fantaisie unit arbitrairement. Les principes d’association nous donnent certains points de vue généraux par lesquels nous pouvons comparer deux idées quelconques, soit des idées n’étant pas ordinairement associées (« naturellement »). Ces points de vue sont des relations philosophiques. Les principes d’association comprenaient la contiguïté. En dehors des limites de la contiguïté, les objets ne sont plus du tout unis, ils sont étrangers. Mais on peut sous l’inspiration de certaines relations inspirées par le principe de contiguïté, comparer deux idées non associées. La relation spatiale est une relation philosophique. La relation philosophique est la circonstance par laquelle nous jugeons bon de comparer deux idées même lorsqu’elles sont arbitrairement unies par l’imagination. De même, il y a la ressemblance, dans la mesure où elle est lointaine : tout ressemble à tout. La ressemblance est principe d’association et relation philosophique. La causalité [également] mais sous un autre aspect que celui sous lequel elle est principe d’association. Comparaison entre la causalité d’objets différents. Même quand les idées ne sont pas associées, les principes d’association agissent d’autre part, nous inspirent à nous faire certains points de vue généraux à partir desquels nous comparons deux idées arbitrairement unies. Ce sont les relations philosophiques. Il y a le même rapport entre relations philosophiques et relations naturelles qu’entre 133
modes et substances [p. 81]. Les relations philosophiques ont un principe différent des relations naturelles, encore que sans les principes d’association, il n’y aurait jamais eu de relations philosophiques. Les principes d’association compensent leur finitude en nous inspirant des points de vue généraux qui constituent une nouvelle détermination de la nature humaine82. TNH Section VII p. 169. Il y a croyance à ces points de vue [selon lesquels] l’esprit compare des idées. En tant que l’esprit compare des idées arbitrairement unies dans la fantaisie, et d’après des points de vue généraux déterminés, il devient entendement ou raison. L’entendement a pour fonction de connaître, c’est-à-dire découvrir d’après un point de vue général, la relation philosophique exacte entre deux idées arbitrairement unies dans l’imagination. Ces points de vue généraux sont de deux sortes. Ils concernent ou un caractère de l’idée elle-même, ou la simple détermination spatiotemporelle de l’idée. Sous l’action des principes d’association, je fais de l’idée un point de comparaison avec une autre idée, ou je fais d’un caractère spatio-temporel de l’idée un point de comparaison. Les relations sont toujours extérieures aux idées. Il existe deux groupes de relations toujours extérieures aux idées. Les idées restent distinctes. Extériorité des relations par rapport aux idées. L’entendement compare, et cette comparaison reste extérieure aux idées. Liste : les relations d’idées ne peuvent changer sans que les idées ne changent. Les relations d’objets peuvent varier sans que les idées varient. La relation spatiale est susceptible de changer sans aucune variation entre les deux idées. Deux visages semblables : la relation ne peut varier sans que les idées changent. Autres relations ? Causalité : on peut faire varier la relation causale, sans que les idées changent. Il n’y a pas de contradiction logique. Donc existent trois types de relation qu’on peut faire varier sans relation [variation ?] dans les idées. Les relations d’idées sont objets de connaissance parce qu’elles sont invariables tant que les idées ne varient pas. Nous avons un objet de connaissance. Les relations d’objets peuvent varier sans que les idées varient. Il n’y a aucune invariabilité de la relation cause-effet. Ces relations qui semblent incapables d’invariabilité, qu’en fait-on ? Les relations d’idées sont objets de connaissance. Elles remplissent la condition exigée par la connaissance : l’invariabilité. Je les saisis par intuition (je saisis la ressemblance intuitive) ou par démonstration (relation de quantité). 82
On voit encore intervenir sur ce point le principe d’une certaine dynamique de dépassement.
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Ces deux modes donnent à l’entendement une connaissance certaine, par certitude. Une impression de réflexion en découle. On passe aisément de l’idée donnée à celle qui ne l’était pas, parce que je connais la relation par intuition ou démonstration. L’entendement compare des idées d’après des points de vue généraux correspondant aux relations d’idées. De cette comparaison naît une impression de réflexion par laquelle je passe aisément d’une idée à l’autre. Cette connaissance ne pose pas de problème. Les relations d’objets, quant à elles, sont variables. Or la connaissance suppose l’invariabilité. Les idées ne variant pas, la relation est variable. Ce que je peux invoquer, c’est une certaine observation de relations variables (id[entité], contiguïté, causalité). Dans la relation causale, on découvre antériorité, contiguïté, succession constantes. Cela se ramène à la répétition des cas semblables : elle définit l’expérience. Il n’y a pas de quoi assurer l’invariabilité de la relation causale – Il y a une certaine succession constante. Cette constance est insuffisante : elle ne garantit pas l’invariabilité de la relation. Nous pensons la relation d’objet ou variant ou douée d’une certaine constance. Je ne peux la considérer cependant comme invariable. La relation causale en tant qu’objet philosophique ne fournit pas un objet de connaissance. Deux temps : il faut changer de point de vue. La relation causale n’est pas invariable comme relation philosophique. Mais c’est un fait de la nature humaine que je crois, conformément et d’après cette relation, et que ma croyance, elle, a des règles invariables. On pourrait imaginer que l’esprit ne croit à rien qui ne soit donné. Il croirait à tout. La revanche de la fantaisie serait de faire croire n’importe quoi. L’esprit croit à plus de choses que ce qui est donné, mais pas à n’importe quoi ; sa croyance a des lois ; il croit d’après des règles. Il y a des règles qui font de la croyance quelque chose d’invariable. Dans le cas des relations d’objets, nous ne connaissons pas la relation, mais nous croyons d’après une relation, et cette croyance a des règles qui en font quelque chose d’invariable, alors que la relation elle-même n’a rien d’invariable. Renversement. Qu’est-ce que cette croyance qui a des règles invariables, alors que la relation d’après laquelle elle se fait n’a pas de règles invariables83 ? Le tableau qui suit résulte de la mise en ligne horizontale, plus commode pour la mise en pages, d’un tableau initial à 9 colonnes verticales. 1ère colonne en accolade : 1ère accolade : Imagination, flux, délire, hasard. 83
Évidence de la tension dialectique de tout ce passage.
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2ième accolade : Mémoire, fantaisie. 2ième colonne Principes d’association : Cont., Ressemb., Causal. : - en face de la 1ère accolade : Formation d’idées complexes (différence avec idées complexes de la mémoire et idées complexes de la fantaisie). Il y a des idées complexes fermes. - en face de la 2ième accolade : 1/ idées groupées substance (contiguïté, ressemblance). idées reliées (contiguïté, ressemblance, causalité). 3/ idées générales parfois simples (ressemblance). Nature humaine. 3ième colonne : Action des Principes sur l’imagination. Par production d’une impression de réflexion. Tendance, transition facile. L’impression de réflexion ne peut dériver de l’idée complexe que si les principes ont façonné notre nature. Le principe d’association a deux rôles : 1/ formation d’idées complexes. 2/ formation d’impressions de réflexion. 1/ transition facile : déjà là. 2/ pouvoir de passer d’une idée donnée à une autre idée non donnée. Trois relations naturelles. 3/ pouvoir de substituer à toute idée donnée évoquée par un mot une autre idée qui lui ressemble. 4ième colonne : détermination de la nature humaine (écrit tout au long de la hauteur). 5 ième colonne : Entendement ou raison. 6 ième colonne : Relations d’idées. 7 ième colonne : Relations d’objets. 8 ième colonne : Fantaisie. 9ième colonne : Lutte entre entendement et imagination, prépon-dérance sur l’association et la fantaisie. Opposition et compromis. Règles générales.
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Les règles générales selon Hume (18 déc. 1958)
On distingue : – les règles générales de la connaissance, – les règles générales des passions, de la morale et du droit – Elles ne relèvent pas des mêmes procédés. – Sur 10 bateaux qui sortent en mer, 8 reviennent au port : généralisation par détermination des chances. – Les Français sont le peuple le plus spirituel, les Irlandais n’ont pas d’esprit. Dans ces deux cas, il y a une généralisation. – Une femme doit être pleine de pudeur, TNH p. 697. – La propriété se transmet de telle ou telle façon. Il y a deux bases des règles générales : le calcul des probabilités, le droit. Savoir si la généralisation est nécessaire. La généralisation n’est là que comme un caractère des règles générales, mais elle n’en définit pas l’essentiel. L’essentiel, c’est qu’elle est extensive : la règle générale dépasse toujours ce qui est donné84. Elle a toujours une origine, mais elle s’étend au-delà de son origine. On peut concevoir une extension sans généralisation. Toute règle générale considère un pouvoir séparé de son exercice actuel. Il peut ne pas y avoir de généralisation. Les règles de goût. Un sol fertile mais désert. Un bel homme en prison. Ce qui définit la règle générale, c’est qu’elle s’étend au-delà de son origine. On demande aux filles ainsi qu’aux vieilles d’être chastes et modestes : outre les femmes en âge d’avoir des enfants. Non seulement les hommes mariés le demandent, mais aussi les célibataires. Toute règle générale a une origine, il y a extériorisation. TNH pp. 231-235, et 674. Il y a deux sortes de règles générales très distinctes. Les unes sont avant tout extensives. C’est elles qui sont premières. En second lieu, il y a des règles générales qui sont correctives, et qui viennent corriger ce qu’il y avait d’exagéré, ce qu’il y avait d’illégitime dans l’extension des premières85. Il y a d’abord création d’un domaine nouveau, d’un domaine légitime. Mais toujours également s’y glisse quelque chose d’illégitime. La croyance m’ouvre un nouveau monde. Mais il n’y a aucune possibilité de distinguer d’abord croyances légitimes et illégitimes. L’extension ellemême rend possibles toutes sortes de fictions. Impossibilité absolue d’une réflexion préventive qui permet de distinguer ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas dans une croyance. L’opération de la réflexion cherche à Cette capacité de dépassement est essentielle dans l’empirisme sceptique particulier de Hume, liée à une philosophie de la croyance. 85 Principe de rétroaction, d’annulation rétroactive, de réversibilité de nature dialectique. 84
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distinguer dans le domaine précisément ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. La réflexion vient toujours en consécution d’un préjugé préexistant. Autonomie des règles, p. 234. Impossibilité d’une réflexion préventive, p. 231. Séance suivante : Connaître, c’est connaître des relations. Parmi les trois relations de fait, l’une est posée comme invariable. La causalité est parmi les relations d’objets la seule que nous affirmions invariable d’un certain point de vue. Pourtant la seule chose qu’il y ait dans la relation causale, c’est une répétition de cas semblables. D’après cette relation causale, j’affirme pourtant l’invariabilité de quelque chose, c’est-à-dire que je crois à quelque chose. [Bien] plus, c’est la seule relation d’après laquelle je crois. Quelles sont les règles de la croyance ? La croyance affirme que les objets continueront à ne pas varier. Elle affirme quelque chose de plus que ce qui était contenu dans la relation causale, bien qu’elle soit d’après la relation causale ; elle affirme la réapparition de la chose dans le futur. Par rapport à la simple relation causale, l’entendement n’est doué que d’un pouvoir : observer. Mais en fait l’entendement raisonne sur l’expérience : il donne des preuves ou évalue des probabilités. Ou il prouve que la même chose se reproduira, ou il évalue des probabilités de reproduction. D’où vient que l’entendement ne se contente pas d’observer l’expérience, mais raisonne aussi sur elle, quant à l’avenir ? Réponse : l’entendement serait réduit à observer s’il ne reposait sur quelque chose d’autre. C’est grâce à cela que non seulement il observe, mais encore qu’il prouve. C’est l’imagination. La croyance, c’est l’acte profond de l’imagination elle-même. La croyance se règle sur l’observation, mais ce n’est pas dans l’observation qu’elle trouve sa règle. Toute position d’existence est une croyance : l’existence n’est pas une idée. Ôter ou ajouter l’existence n’ajoute ni ne retranche rien à l’idée. D’autre part, si l’existence était une idée, on pourrait croire tout ce qu’on voudrait. La fantaisie peut combiner n’importe quelles idées – Or il y a des règles de la croyance. L’existence ne peut se définir que par une certaine vivacité, une certaine manière de sentir l’idée, une force. La vivacité de l’impression ne fait qu’un avec la position de l’existence. Ce qui distingue les idées de la mémoire des idées de l’imagination, c’est la vivacité. Il y aurait une différence de vivacité entre idée et impression. Mais de plus, les actes psychiques qui correspondent à l’idée et à l’imagination diffèrent en nature : conception et croyance. 138
À première vue, je ne peux croire qu’aux impressions et aux idées de la mémoire. Dès que je crois à quelque chose, je transforme une idée de l’imagination en idée de la mémoire. La difficulté, c’est qu’il y a des idées auxquelles je crois en tant qu’idées. Je crois que Rome a existé, je crois que le soleil se lèvera demain. Et ceci sans que ces idées deviennent idées de la mémoire. Page 198 : l’idée à laquelle je crois imite les effets des impressions. Il faut que l’idée à laquelle je crois soit liée à une impression qui lui communique sa vivacité. Il faut toujours en revenir à une impression présente. La vivacité de l’impression de lecture se communique à l’idée de Rome. Chaque fois que a apparaît, b apparaît aussi. « La croyance est une idée vive produite par une relation à une impression présente. » L’idée devient vive et pourtant reste idée. Je crois en quelque chose qui n’a jamais été donné. Hume découvre un nouveau genre de questions en philosophie. Ce sont les questions de droit. Voir Enquête. De quel droit puis-je dépasser ce qui m’a été donné (passé, futur) chaque fois que je crois ? Certes la pratique réfute le doute. Mais la question est de savoir pourquoi je crois à ce qui n’est pas donné. On croit conformément à l’observation passée qui rend compte de l’opération par laquelle on transfère le passé au futur. De quel droit le sujet dit-il plus que ce qui est donné ? Ce qui explique la croyance : Deux thèses apparemment contradictoires : 1/ Il y a deux principes qui interviennent ; 2/ il n’y a qu’un seul et même principe, mais qui a deux effets opposés. Page 357 : « L’expérience est un principe… L’habitude est un autre principe » ; p. 163 : « La question est de savoir si l’expérience… » ; p. 167 ; p. 23286. L’entendement réunit les cas semblables et sépare les cas différents. Activité de la pure observation. La réunion des idées n’empêche pas que les idées soient distinctes les unes des autres. Chaque cas est absolument différent d’un autre. L’imagination fond ensemble les images qui restaient séparées dans l’entendement. La vivacité de l’idée à laquelle on croit est toujours fonction de l’impression de réflexion, c’est-à-dire de la fusion des idées dans l’imagination. Le problème : pour que ma croyance soit légitime, il faudrait que la fusion des idées dans l’imagination soit exactement proportionnelle au nombre des idées semblables maintenues comme distinctes dans l’entendement. Dés : 4 piques, 2 cœurs. Les 4 idées de piques se fondent et cette fusion se présente comme une impression. De même les 2 cœurs. Je crois à l’apparition des 86
À nouveau présence d’une tension dialectique. Dans ce qui suit également.
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2 cœurs : l’impression est proportionnelle au nombre de cas semblables groupés dans l’entendement. L’imagination n’attendait qu’une occasion pour prendre sa revanche sur les principes, et retrouver la spontanéité de la fantaisie. Elle se venge par la crédulité : elle est capable d’assembler et de fondre n’importe quelles idées, donc de nous faire croire. La tâche de l’entendement va être d’instaurer des règles qui me forceront à rendre mon impulsion à croire proportionnelle au nombre de cas séparés dans l’entendement. Règles générales : de la croyance ; des passions. La croyance appelle des règles pour être légitime, les passions pour se satisfaire obliquement. Parallélisme entre le domaine de la probabilité et le domaine de la pratique. L’un de ces domaines, le premier, se soumet à l’autre, l’entendement se soumet à la pratique. 1. Passions - a/ Les passions sont naturelles, elles dépendent de certains principes de la nature humaine, à ne pas confondre avec les principes de l’association des idées. Plaisir, intérêt, sympathie : ce qui est principe de la nature humaine, c’est que nous cherchons notre plaisir et fuyons la douleur. Cette recherche du plaisir définit notre intérêt particulier. Ces passions sont « sentiments du cœur ». Elles dépendent des principes de la nature humaine et sont caractérisées par la partialité. - b/ Les mêmes passions d’autre part retentissent dans l’imagination. L’imagination est pourvue d’images qui, en tant qu’images, sont étendues. C’est un pouvoir de la fantaisie : l’imagination étend les passions ; un nouveau jeu de passions vient doubler les précédentes : « les sentiments du goût par opposition aux sentiments du cœur ». Grâce à ce nouveau jeu de passions, nos passions naturelles sont en quelque sorte réglées, contraintes, trouvent un moyen oblique de se satisfaire. - c/ Pour qu’il en soit ainsi, encore faut-il que le point de vue général soit déterminé. Lorsque la passion retentit, elle retentit dans une imagination déjà soumise aux principes d’association des idées. Ce sont les principes d’association des idées qui vont donner des règles aux passions propres à l’imagination ; règles du droit, règles du goût. Les passions de l’imagination se détailleront immédiatement en règles générales (propriété, œuvre d’art, justice). Manque encore la vivacité grâce à laquelle elles pourraient s’imposer aux passions particulières : cela est du domaine du gouvernement ; tandis qu’une correction de ces règles générales en fonction de la particularité de chaque cas [relève du domaine de la] justice. 140
2. Croyance - a/ Nous lions des idées d’après des relations constantes. La relation causale est la seule d’après laquelle non seulement nous relions nos idées, mais encore d’après laquelle nous croyons, c’est-à-dire inférons. - b/ Ce n’est pas la relation qui nous fait croire, nous croyons conformément à la relation causale. Si nous croyons, ce n’est pas par la relation causale, mais en fonction et en vertu d’une propriété de la fantaisie : la fusion des idées. C’est parce que la fantaisie fond les idées que nous croyons conformément à la relation causale. Obscurité. Tantôt deux principes quant au problème de la croyance : expérience et habitude ; deux manières de définir la causalité : relation philosophique et relation naturelle. Tantôt un seul principe de la nature humaine qui est l’expérience et a deux effets opposés87 l’un sur l’imagination (fusion) et l’autre sur l’entendement – La deuxième hypothèse est la plus importante et exprime le mieux la pensée de Hume. L’imagination apporte quelque chose d’irréductible : sous l’effet du principe de l’expérience elle fond les idées semblables. Cet apport de l’imagination définit une première caté-gorie de règles générales ; nous croyons aux idées semblables. Ce pouvoir essaie de s’exercer à toute force. La fantaisie ne cherche qu’à fondre les idées et à faire croire. D’où toutes sortes de croyances définies par des règles générales : probabilités non philosophiques. Ensuite il y a nécessité de corriger ces règles générales par l’entendement qui proportionne la croyance aux ressemblances réelles observées dans l’expérience : règles de la probabilité philosophique. Ces règles corrigent les premières. Les règles générales comportent deux aspects : extension et correction dans les deux domaines. Les passions 1/ s’étendent, 2/ se corrigent en fonction des situations particulières. La croyance s’étend et est corrigée en la proportionnant. - c/ Les principes de la nature humaine contraignent la fantaisie. En fait les principes de la nature humaine ne peuvent développer leurs effets qu’en sollicitant des propriétés irréductibles de la fantaisie. Pour les passions. Pour la croyance : dans un cas, celui de la causalité, le principe ne peut développer son effet qu’en rencontrant une propriété irréductible de la fantaisie : le pouvoir de la fantaisie de fondre les idées. Les principes de la nature fixent l’imagination. On parle toujours de choses différentes, mais de la même façon. Les principes de la nature humaine donnent du sérieux à l’esprit. Le miracle, c’est que les gens soient parfois raisonnables, parfois se comprennent : empirisme. Le
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Même remarque. Et qui vaut encore pour ce qui suit.
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fond de l’esprit est un délire : ce qu’il faut expliquer, c’est qu’on ne délire pas toujours. Les principes ne peuvent opérer qu’à la faveur de la fantaisie ellemême. Les principes ne peuvent contraindre la fantaisie qu’en la sollicitant. L’imagination a deux propriétés : elle va faire passer avec l’aide des principes ses propres fantaisies : d’où la probabilité non philosophique. Elle fait passer ses délires sous le couvert de la causalité. Un Irlandais n’a pas d’esprit. La nature humaine se retourne alors et corrige les prétentions de la fantaisie. La lutte est infinie.
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La notion d’artifice ou de convention chez Hume 1/ Le caractère de l’artifice, 2/ La structure et les effets de l’artifice, 3/ Le principe de l’artifice et sa source. 1. Caractère de l’artifice a/ Il est fondamentalement inventé, donc reconnu par convention ; invention et convention. Il s’oppose d’une certaine manière à nature (p. 601). Ce n’est pas quelque chose d’arbitraire, mais de conventionnel et d’inventé. Hume se sert de cette notion pour se distinguer des autres auteurs. Naturel-artificiel joue chez Hume le rôle de l’opposition état de nature-état civil88. Mais il s’agit d’autre chose que d’une synonymie. Nature-convention-artifice : ce schéma va se substituer au schéma connu : état de nature-contrat-état civil. Sens de ce remplacement : Hume a été un des premiers à préparer un courant de positivisme juridique, qui aboutira à l’utilitarisme de Bentham. Bentham dit naturelindustrieux. Il n’y a de droit que positif. On reproche au schème classique de définir l’état de nature par des droits naturels et de définir les droits civils à partir des droits naturels par contrat. Hume et Bentham dénoncent une conception théologique et métaphysique du droit. C’est un état de besoin : pas de droit naturel, il n’y a que du droit positif, non formé à partir d’un droit naturel, mais inventé. S’il n’y a de droit que positif, le droit ne peut que se définir par l’invention. Positivisme : le droit est le produit d’une invention. Si l’on accorde le droit naturel, le législateur n’a qu’à faire consentir les hommes à renoncer à une partie de leurs droits naturels (ou à la totalité). L’acte constitutif du droit civil a quelque chose de négatif en ceci qu’il faut que les hommes renoncent à quelque chose de leur droit naturel. Conception théologique et métaphysique de la société [critiquable] pour Hume. L’état de nature, c’est le besoin, le négatif, ce dont je manque. La société n’est pas une instance qui m’invite à limiter mes droits, c’est l’invention positive des droits. Position moderne : la société est un système d’entreprise positive. Il y a une obligation ; mais l’obligation, la contrainte ne sont jamais saisies comme premières par rapport à l’invention. L’obligation est conséquence, non fondement. 88
Même remarque la précédente.
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b/ Trois caractères de l’artifice Enquête sur les principes de la morale, p. 58 : α/ Complexité du comportement et variation dans la même espèce (construction des maisons de formes diverses) ; β/ Fixité, stabilité, immuabilité, parfois universalité, par rapport aux individus dans une société. L’artifice nous convie toujours à embrasser un point de vue qui n’est pas le nôtre. L’artifice se présente comme un critère fixe, un point de vue immuable. En fonction de la nature, les points de vue sont variables. Il y a artifice lorsqu’un tiers s’aperçoit que deux personnes se mettent à un point de vue commun et fixe, d’où la possibilité d’un jugement du point de vue général (706, 717718) : la sympathie varie beaucoup, l’estime est invariable. Elle se présente comme adoption d’un point de vue commun et fixe qui dépasse la particularité de mes intérêts (anglais-chinois). La sympathie varie sans que l’estime varie89. « Les lois de la justice en vertu de leur universalité et de leur inflexibilité absolue ne peuvent pas provenir de la nature » (652). Qu’est cette universalité et cette immobilité ? Ce n’est pas celle de l’instinct (585). Elle se présente elle-même comme une universalité de droit ; on la reconnaît à l’emploi d’une certaine copule doit ou ne doit pas. γ/Oblicité – L’artifice procède par détours, il a la demande oblique (641). Les moralistes et les politiques agissent dans le même sens. L’homme satisfait ses passions de manière oblique, donc artificielle. L’homme ne se distingue pas de l’animal par ses passions, mais par le détour90. Obliquité s’oppose à impétuosité91. L’artifice, le caractère oblique existent déjà dans la connaissance (217) : on ne pourrait connaître sans procéder de manière oblique. Ce qui nous fait connaître, c’est le principe de l’habitude ; c’est ce principe qui nous fait croire. Comment une telle croyance forme-t-elle une connaissance légitime ? Nos raisonnements naissent de l’habitude, non pas directement, mais de manière oblique. Nous pensons par le détour d’un calcul des parties, de l’observation des cas dans la nature. Il faut proportionner notre croyance sur les répéti-tions réelles observées dans la nature, et ceci nécessite le détour d’une observation de la nature. On peut former des habitudes sans observer la nature. Ici nous proportionnons notre croyance aux cas réels que nous présente la nature. Cette démarche oblique distingue l’homme de l’animal chez Hume. Promotion de la psychologie animale chez Hume – Ressemblance : Même remarque que précédemment. Formulation remarquable retrouvée par la psychologie moderne de l’intelligence. 91 La « précipitation » du jugement comme principe d’erreur selon Descartes. 89 90
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l’animal croit et a des passions comme l’homme ; pas de différence de nature entre l’homme et l’animal – Différence : deux opérations ; l’homme au lieu de satisfaire ses passions par l’instinct, les satisfait par des démarches obliques ; il invente – L’homme croit comme l’animal, mais proportionne sa croyance à ce qui est réellement observé dans la nature, fait un détour. Page 266 : « Qui peut donner la raison dernière… ». Si l’artifice consiste dans une démarche oblique, il concerne les moyens. Ce que l’homme invente, ce sont de nouveaux moyens. Des moyens positifs inventés, [tel est] l’artifice. Cette démarche oblique a elle-même un effet sur les fins. Du point de vue des fins, homme et artifice font partie de la nature. Du point de vue des moyens, l’homme remplit et poursuit ses fins obliquement, par opposition à l’animal. L’artifice s’intègre à la nature ou s’y oppose92. Page 601 : « L’homme est une espèce inventive… ». L’homme est produit et créé par la nature, tel que pour réaliser les fins de la nature il crée des moyens non naturels ; obligation de pouvoir : la nature confie la tâche d’inventer des moyens non naturels pour réaliser des fins naturelles. Page 158. L’homme est un produit naturel, mais produit de telle manière qu’il réalise la fin de la nature par des moyens qui ne sont pas de la nature. Cf. Essai sur le suicide : à travers le suicide, acte artificiel, la nature réalise ses fins : la mort des êtres. Cf. Kant dans la Raison pratique : l’homme réalise ses désirs par calcul. Pour Hume, il n’y a que les fins de la nature ; l’homme diffère de l’animal par les moyens. Empiristes : l’homme sait ruser93, c’est la ruse de la nature. La nature crée un être qui se croit autre chose qu’elle, mais en fait réalise ses fins. 2. Structure et effets de l’artifice Tout artifice se présente comme un ensemble de règles générales. Une contrainte découle de l’artifice, qui contraint notre nature. Sur quoi porte l’obligation liée à l’artifice ? Quel est l’inconvénient de la nature ? La nature d’une certaine façon s’empêtre elle-même. Son caractère c’est la précipitation. Elle est impétueuse : mettant des désirs dans un être, cet être veut tout de suite les satisfaire. Partialité et brusquerie. La nature ne rend pas égoïste. L’homme n’est pas égoïste, mais partial ; il n’aime que peu de gens ; nous sympathisons naturellement. Partialité et variation : tout être de la nature éprouve son cercle de sympathie de son propre point de vue. D’où conflits94. Impétuosité de la nature : – elle nous Idem. Et aussi pour ce qui suit. Hegel. 94 Notion dialectique. 92 93
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pousse à satisfaire un désir sitôt que nous pouvons ; elle nous donne des sympathies naturelles, mais limitées et variables selon les individus. Les gens ne parlent pas de la même chose. Il y a un autre embarras de la nature : la crédulité. Le principe de la nature nous fait croire, parce que sous son influence l’imagination est amenée à fondre plusieurs idées semblables. Impétuosité de la croyance : on peut croire à n’importe quoi. La passion rend semblable des choses différentes, et nous fait fondre des idées différentes. De plus la société nous fait fondre [fusionner]. L’éducation répète des mots ; de même le mensonge, la propagande sociale, la poésie. La nature n’a pas le moyen de nous faire dépasser la partialité. D’où une morale : l’incrédule n’est pas considéré ; de même celui qui fait passer pour les intérêts d’autrui ceux des siens. Tout le sens de l’artifice, c’est en créant des moyens nouveaux de faire porter une contrainte sur un des deux caractères de la nature – 1/ créer une défense contre l’impétuosité naturelle ; 2/ tempérer la crédulité naturelle. L’oblicité va avoir ce sens. La seule possibilité de l’être raisonnable, c’est de corriger la partialité et la crédulité. Donc après : Qu’est-ce qui est contraint ? : Qu’est-ce qui est inventé ? 1/ Un point de vue ferme et constant qui ne variera pas selon les individus. Je sors du cercle de mes sympathies et me transporte au point de vue de celui avec qui je ne sympathise pas naturellement 95. Je n’ai pas inventé une nouvelle fin, j’ai étendu artificiellement ma sympathie, en vertu d’un point de vue ferme et constant. J’ai donné à ma sympathie une extension artificielle qu’elle ne comporte pas naturellement. L’estime est une extension artificielle de la sympathie naturelle. Générosité et sympathie limitées deviennent par l’artifice générosité et sympathie étendues96. L’artifice surmonte la particularité naturelle et nous fait adopter un point de vue qui ne varie pas selon les individus. L’artifice tempère la crédulité aussi. Je commence par croire à quelque chose. Pour tempérer, j’observe la nature, je calcule les cas semblables, je ne me laisse pas prendre aux ressemblances superficielles. Je distingue les cas relativement semblables des cas superficiellement semblables, les répétitions réelles des répétitions passionnelles. Je ne supprime pas la croyance, mais je la proportionne en fait aux cas réellement observés. Réflexion ultérieure qui sera une véritable invention de l’entendement. Démarche oblique et artificielle de l’entendement97.
Notion de décentration chez Piaget. Production d’effets contraires. Passage du particulier à l’universel. 97 Pressentiment de l’utilisation moderne des probabilités, de la statistique et des sondages. 95 96
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19 février. Ce n’est jamais l’ensemble de notre nature qui se trouve contrainte. C’est la partialité et la crédulité de notre nature. La contrainte et l’obligation ne sont jamais premières. Toute obligation découle de quelque chose de positif. L’obligation renvoie à une véritable positivité de l’artifice, en tant qu’inventé. Le positif est premier par rapport au négatif98, l’invention est première par rapport à la prohibition. La société est une entreprise inventée avant d’être un ensemble de lois et d’obligations qui nous contraignent. Ce qui est inventé, c’est toujours un point de vue ferme et constant. Fermeté et constance renvoient à l’artifice. La nature est bien point de vue, mais les points de vue s’y excluent. On se met du point de vue de quelqu’un, du point de vue de l’intérêt général, bien qu’on ne sympathise pas naturellement. Il s’agit d’inventer les moyens par lesquels nous surpassons notre partialité naturelle. Par l’artifice nous étendons nos sympathies, nos sentiments au-delà des cas où ils s’exercent naturellement. L’artifice est extension. La fonction de la sympathie est d’étendre le sentiment hors les limites naturelles qui concernent la partialité naturelle. L’artifice a une autre dimension, non seulement par rapport à la partialité, mais par rapport à la crédulité. Il ne s’agit plus d’étendre. Inventer c’est toujours faire un détour. Dans le cas de la crédulité, il s’agit de tempérer la crédulité, de corriger la croyance. Ce qui fait croire, c’est l’habitude. Comment ? L’habitude opère par fusion, confusion des idées semblables dans l’imagination. L’imagination est la faculté qui a le pouvoir de fondre les idées semblables. L’imagination pour faire passer toutes les fantaisies va essayer de fondre les idées les plus différentes. La crédulité est l’état naturel de l’esprit sous l’effet de l’habitude. La croyance est la vivacité d’une idée en tant qu’idée. Une idée appréhendée comme vive, sans devenir ni souvenir, ni impression, c’est le paradoxe de la croyance. L’idée b doit sa vivacité à l’impression a à laquelle elle est liée. Comment réagir contre ce pouvoir de fondre des impressions, qui me fait croire à n’importe quoi ? Ces idées semblables, fondues dans l’imagination, sont néanmoins séparées dans l’entendement. Chaque présentation est distincte de l’autre, séparée de l’autre. La répétition ne change rien dans l’objet, mais change quelque chose dans le sujet : les idées sont fondues dans l’imagination, séparées dans l’entendement99. Je ne peux pas prévenir la crédulité : la croyance ne dépend jamais des sensations de l’entendement, mais de la fusion dans l’imagination. Les idées ne sont jamais agents de croyance qu’en tant seulement qu’elles 98 99
Caractéristique du modèle piagétien de la dialectique, souligné par lui-même. Toujours le même jeu des contraires.
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sont confondues dans l’entendement. Mais une fois la croyance constituée, on peut la corriger. On ne peut s’empêcher de croire n’importe comment, mais le crédule peut corriger la croyance. On peut corriger l’entendement en proportionnant la vivacité de l’idée au nombre de cas réellement observés. Les idées restent séparées dans l’entendement ; l’entendement peut faire un calcul. L’entendement proportionne sa croyance, c’est-à-dire la vivacité de l’idée au nombre de cas observés. On peut affecter à la vivacité des idées des degrés. On peut attribuer un degré de vivacité moindre de la croyance. L’entendement n’est pas seulement observateur de la nature, mais calcule les parties séparées de la nature, instaure ressemblances et différences. Règles de l’entendement ou problèmes philosophiques. L’artifice a deux fonctions : extension des sentiments hors des limites naturelles, correction de la crédulité. 3. Le principe de l’artifice et sa source L’artifice relatif à la croyance vient de l’entendement. D’où vient l’artifice en général ? L’artifice qui surmonte la partialité et étend le sentiment. On voit mal comment l’entendement serait apte à étendre nos sentiments. Textes variables. Enquête sur les principes de la morale, p. 58. Ce serait la raison et la coutume. TNF p. 610 : la réflexion ; p. 606 : l’entendement et le jugement ; p. 607 : l’observation – Or, par rapport aux passions et aux sentiments, la raison et l’entendement ne peuvent rien. Ailleurs Hume dit : la passion se corrige à travers les jugements et l’entendement. La raison est faculté de découvrir des relations d’idées. L’entendement est faculté de découvrir des relations d’objets Ils ne peuvent créer l’artifice. Est-ce une volonté éclairée par l’entendement, un intérêt bien compris ? Non : Hume attaque les théories contractuelles. Une faculté spéciale ? Faculté de promettre, p. 635. Non. Car promesse suppose obligation qui suppose artifice. Utilité (école utilitariste) ? L’utilitarisme est une école philosophique selon laquelle les phénomènes sociaux, moraux, juridiques, s’expliqueraient par leur utilité. L’utilité serait l’origine de ces phénomènes. Or pas pour Hume, p. 597. L’origine n’est pas dans l’intérêt particulier, parce qu’à l’artifice est attachée une contrainte de l’intérêt particulier. L’intérêt général suppose l’artifice (615-620). Hume s’oppose à toute théorie contractuelle. 1/ Elles expliquent le positif par le négatif. Elles mettent une limite, une obligation à la base de la société, au lieu de la concevoir comme une entreprise positive. 148
2/ Elles présupposent ce qui est à expliquer. Elles invoquent l’intérêt pour rendre compte de l’artifice, alors que l’intérêt général suppose l’artificiel. Hume veut substituer à l’idée de contrat celle de statut, d’entreprise [ordonnée au] service public. La science de l’homme, c’est l’économie politique, le droit, l’histoire. L’homme dont le métier est de bien régler ses associations d’idées est le juge, le législateur. Qu’est-ce que Hume propose ? Pages 607-608 : l’image des rameurs. Le langage est conventionnel, mais pas contractuel. L’instauration de l’argent est un cas de convention, irréductible au contrat. De cette convention doit naître l’utilité publique, l’invention d’un point de vue ferme et constant. Les textes sont vagues sur la source de la convention : pp. 711-712. La nature nous donne des passions qui se définissent par l’actualité de l’objet et la partialité de leur élan naturel. Leur fin est le plaisir, le bonheur, la sympathie naturelle. Ces passions dépendent des principes de la nature humaine. Sous l’influence de ces principes nous cherchons le plaisir, le bonheur, nous sympathisons. L’imagination, la fantaisie, garde un étrange pouvoir par rapport à la passion (p. 462). L’objet de la passion se projette dans l’imagination. La passion actuelle se double d’une image d’un objet dans l’imagination et aussi d’une image d’elle-même dans l’imagination. Cette propriété de l’imagination consiste en ce qu’elle se comporte comme un instrument à percussion (p. 552). Deux propriétés de l’imagination, les propriétés pures de la fantaisie : capacité de fondre les idées ; [et] propriété de retentir comme un instrument à percussion sous l’effet des passions. Les passions que nous éprouvons et qui s’expliquent par les principes de la nature humaine se doublent d’un autre jeu de passions dans l’imagination. Notre fantaisie a elle-même une passion qui double la première. Il y a des passions d’imagination qui ne sont autres que les passions réelles projetées dans l’imagination. L’image n’est pas soumise aux limites de la passion réelle ; c’est une passion élargie, qui n’est plus actualité de l’objet, ni partialité, non plus passion du cœur et des sens, mais sentiment du goût. La passion de l’imagination s’élargit : être amoureux fait comprendre la nature, l’art. La passion devient sentiment étendu. Tel est l’origine de l’artifice, point de vue ferme et constant. C’est lorsque la sympathie retentit dans l’imagination que naît le sentiment moral qui n’est plus confiné dans les limites naturelles de la sympathie. Essais sur l’art et la tragédie : formation du sentiment esthétique. La passion réelle est inhibée, seule subsiste un retentissement de la passion dans l’imagination. Sentiment du beau. Ces 149
sentiments restent insuffisamment vivaces. Ils manquent de vivacité et de détermination. Les sentiments restent dans l’imagination et projettent une image d’eux-mêmes. La fantaisie retentit, d’autre part elle est soumise aux principes d’association. Telle est l’origine des déterminations des sentiments de l’imagination humaine. La cupidité génère le sentiment de la propriété. Ce qui va fournir des règles générales, c’est l’imagination. Juriste, législateur vont déterminer les droits de la propriété à partir des principes d’association et déterminer à qui revient ceci et cela. Grâce aux principes d’association, on peut juger en droit. Les principes d’association sont la base de toute casuistique. Le législateur invente, c’est une créature de l’imagination soumise aux principes d’association. L’imagination invente les situations les plus folles, les principes d’association tranchent et fournissent les déterminations. La vivacité, c’est la besogne du gouvernement, grâce aux sanctions et peines.
Chapitre 4 JEAN HYPPOLITE (1907-1968) 2 – Aristote, Spinoza, Hume, Comte Le Moi, le Monde et Dieu selon Hume Ce sont des objets de croyance. L’idée de Monde comporte l’affirmation de l’existence continue et distincte des corps. L’idée de Moi, l’affirmation de l’existence invariable d’un support de nos perceptions. L’idée de Dieu, l’affirmation de l’existence d’un être suprême et transcendant comme cause du Monde et du Moi. - La question n’est pas de savoir si ces trois objets existent, mais pour quelle raison nous croyons à leur existence (TNH, p. 275). Hume et Kant : le problème de l’existence ne peut être posé qu’en rapport avec nos facultés subjectives. La différence entre le possible et le réel n’est pas fondée dans les choses, mais dans nos facultés. L’existence est fondée sur la croyance : c’est ce à quoi je crois. Quid juris ? De quel droit croyons-nous à la chose ? - Nous croyons d’après la relation causale : elle est susceptible d’être invoquée légitimement par la fantaisie, que l’entendement doit corriger. Ces croyances sont-elles ici légitimes ? Elles seront légitimes si elles se font conformément à un usage légitime de la causalité ; elles seront fictives, lorsqu’elles se feront conformément à un usage illégitime de la causalité. - Hume et Kant soulignent en commun le domaine illégitime du pouvoir de la raison et de l’entendement. Ces croyances ici sont impossibles à corriger : la nature nous emporte. 151
L’usage légitime de la relation causale est corrélatif de l’observation des cas par l’entendement (Section 15). L’usage de la relation causale est légitime si elle obéit à quatre règles. 1/ Il faut qu’il y ait deux termes distincts. 2/ Règle de ressemblance des termes : il faut que nous ayons observé précisément des termes semblables : a’, a’, a’’’ [à partir desquels] j’infère b. 3/ Règle de répétition des cas : c’est-à-dire [il faut] non seulement qu’il y ait ressemblance entre le terme a’ à partir duquel j’infère b et le terme qui lui ressemble a, mais qu’il y ait plusieurs répétitions. 4/ Règle de proportion : je ne peux inférer que proportionnellement au terme a à partir duquel j’infère b. La règle de distinction nie la cause de soi. La règle de ressemblance nie la cause par analogie. La règle de répétition nie la cause universelle. La règle de proportion nie la cause éminente. Règles : Dialogues, Enquête, pp. 190-191. En quoi nos trois croyances qui se réclament de la relation causale sont-elles illégitimes ? 1. La croyance à l’existence de Dieu a/ La preuve a priori viole la règle de la distinction : absurdité de l’idée d’existence nécessaire – L’existence n’est pas une idée – Le concept ne pose que l’existence possible, l’existence réelle est objet de croyance100. b/ La preuve a posteriori viole la règle de ressemblance : elle implique l’analogie entre le Monde et une machine, et elle conclut à partir d’une machine un constructeur. On pose une analogie entre machine et monde, et on infère un grand constructeur. La ressemblance ne doit pas être lointaine. L’idée n’est ni vraie, ni fausse, seulement arbitraire. L’ordre mécanique n’est qu’un cas de l’ordre du monde : ordre mécanique, ordre instinctif, ordre génésique, ordre végétal. L’ordre de l’esprit n’est pas plus à expliquer et ne contient pas plus d’ordre que le monde. La preuve a posteriori viole la règle de la répétition. Le monde, c’est le tout, et aussi la règle de proportionnalité : on assigne au monde une cause disproportionnée, un Dieu infiniment puissant et infiniment bon.
100
La critique de l’argument ontologique dans la Critique de la raison pure ne proposera guère autre chose.
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2. L’existence du monde La fiction est le produit de la fantaisie qui tourne les principes de la nature humaine. Cette croyance [en l’existence du monde] nie : - La règle de la proportion : je dis qu’un corps continue à exister même quand je ne le vois pas. Ce qui est donné c’est une certaine cohérence de mes perceptions. Mais à partir d’un certain degré de cohérence, j’infère un plus haut degré de cohérence. Lorsque la porte claque, la porte existe et continue d’exister ; j’infère un degré de cohérence éminent. - Ressemblance entre des perceptions diverses. Entre deux perceptions, je pose que l’objet continue d’exister. À partir d’un certain degré de constance, j’infère un degré de constance plus grand. L’inférence d’une constance se divise en de multiples fictions. L’identité en elle-même est déjà une fiction. Il n’y a identité que si nous appliquons l’idée de temps à un objet invariable : or le temps implique la succession d’objets variables (p. 289). Autre fiction : je confonds deux perceptions discontinues semblables avec la perception de quelque chose d’identique (p. 291). Autre fiction (p. 294) : conciliation fictive entre la discontinuité effective de mes perceptions semblables avec l’identité que je leur attribue. Je prête à mes perceptions une existence continue hors de mon esprit. Autre fiction : conciliation entre la discontinuité de l’apparence des perceptions avec leur existence continue. Je distingue alors l’objet et la perception : l’existence continue est du côté de l’objet, la discontinuité du côté de la perception. Viol du principe de distinction. L’objet est cause de mes perceptions : pourtant jamais je ne le saisis en dehors de la perception. 1/ inférence d’une cohérence éminente. 2/ inférence d’une constance supérieure. a/ fiction de l’identité. b/ confusion de la ressemblance de perceptions distinctes avec l’identité. Donc : c/ première conciliation. 3/ deuxième conciliation : distinction des objets et des perceptions. 3. L’idée du Moi Je rapporte les perceptions à un support invariable, et aussi à un Moi supposé invariable. Je suis flux de perceptions : par les principes d’association ces perceptions sont reliées. Les relations consistent en la transition facile. L’essence de la fiction consiste à profiter de la transition facile pour poser l’identité. La fantaisie accumule les relations, en ajoute 153
d’autres, affirme qu’elles sont toutes là. La fiction du Moi s’appuie sur les ressemblances produites par la mémoire. Une impression donnée, la mémoire peut toujours la ressusciter dans une idée. La mémoire produit donc des ressemblances. Ce que la mémoire produit ce sont des relations particulières de ressemblance et de causalité entre impressions et idées, qu’invoque la fantaisie pour conclure à l’identité personnelle. Ces croyances, on ne peut les corriger. La nature nous emporte ici. Il y a contradiction entre réflexion et imagination, entendement et sensation, les principes de l’imagination et les principes de la raison (pp. 304, 307-321). Raison : opération par laquelle l’entendement découvre les conditions légitimes de la relation causale. Imagination et sensation : les croyances fictives au Moi et au Monde renvoient à l’imagination, à la fantaisie. Lorsque la fantaisie engendre des fictions non corrigibles, elle définit pour les sensations, sous la forme du monde et du moi, des limites générales auxquelles toutes nos perceptions sont rapportées. D’où contradiction. Problème : 1/ Tout irait si l’entendement pouvait agir pour son compte. L’entendement ne peut raisonner qu’en s’appuyant sur la fantaisie. Choix entre rien et tout à la fois : croyance légitime et croyance illégitime, corrigible et non corrigible (p. 361). Illusions inévitables101. La nature n’a pas laissé le choix. Elle ne pouvait réaliser ses fins sans faire appel à la fantaisie, au délire. Pourquoi ? Parce qu’il y a un mystère : nous avons des perceptions. La cause en est ignorée. C’est la nature : il y a des pouvoirs de la nature dont les perceptions dépendent. La nature de ces pouvoirs : nous n’en savons rien102 ; nous recueillons des effets de ces pouvoirs. Mais entre ces perceptions, les principes de la nature humaine instaurent des relations. Il y a harmonie103 entre les causes de nos perceptions, entre les pouvoirs cachés de la nature et les opérations de l’esprit menées par les principes d’association ; entre les pouvoirs de la nature et les principes de la nature humaine. La fantaisie élabore des fictions qui représentent cette harmonie. Valeur régulatrice de l’idée de Dieu par rapport aux dieux de nos passions. L’origine de Dieu, ce sont les passions [incarnées par] les dieux alternant du polythéisme. Le monothéisme, c’est du polythéisme concentré. Au lieu de fonder l’idée de Dieu sur les passions104, il faut la fonder sur l’observation de la nature : théisme. L’idée d’un Dieu théiste corrige l’idée du Dieu des passions. L’illusion transcendantale chez Kant est de même nature contraignante. L’empirisme sophistiqué de Hume, compliqué de scepticisme, se renverse aussi bien en un idéalisme total, très différent de ce qu’est devenu par la suite l’empirisme matérialiste naïf anglo- puis nord-américain. 103 Leibniz, Berkeley. 104 Cette projection passionnelle représente déjà à du Feuerbach, et même aux idées de Freud sur le même sujet (1927, 1930). 101 102
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La passion chez Hume et Spinoza Aucun rapport apparent. Le livre des Passions (TNH, 373) chez Hume commence par l’analyse de l’orgueil et de l’humilité. Cependant il existe deux côtés communs entre les deux auteurs : 1/ point de vue critique ; haine du moralisme ; 2/ point de vue méthodologique. 1/ On a mal étudié les passions parce qu’on a fait de la morale. Les auteurs se sont avant tout occupés de condamner ; pour cela ils ont prétendu qu’il y avait en l’homme un combat entre les passions et quelque chose d’autre. Spinoza (début de livre III de l’Éthique) : les auteurs ont vu un combat entre l’âme et le corps (contre Descartes et le Traité des passions 1.2 : toute passion de l’âme est action du corps). Spinoza (livre III scolie 2) répond que ce qui est passion dans le corps est passion dans l’âme, ce qui est action dans le corps est action dans l’âme : parallélisme. On comprendrait le phénomène de la passion par l’idée d’un combat : faux. Ce qui en résulte, c’est qu’on voit dans la passion un vice de la nature humaine ; le résultat malheureux d’un combat. On voit un vice général là où il n’y a qu’un effet de la nature. Les passions suivent les lois de la nature. Or la nature est toujours la même : il n’y a pas de vice. Ce que la nature produit ne peut être attribué à un vice, car la nature est toujours la même105. Certes il y a quelque chose dans la passion de déraisonnable, mais cela n’est pas à interpréter dans le contexte d’une opposition. Ce n’est pas la passion qui est déraison, mais quelque chose en elle. Chez Hume, on invoque (pp. 524-525) un combat de la passion et de la raison. Or un tel combat est une idée délicate. Cela n’a aucun sens qu’une passion soit raisonnable ou déraisonnable. Pages 522-523 : la raison est faculté de découvrir des relations d’idées ; les relations d’idées n’ont d’influence sur nos actions que si elles sont soumises à une relation causale. La relation causale elle-même influence-t-elle nos actions. Agir, c’est agencer des moyens pour réaliser des fins. Toute action met en cause des relations causales. Un effet n’existe comme fin que dans la mesure où ils sont posés comme quelque chose de souhaitable par rapport à un sujet qui se définit affectivement. Irréductibilité de l’affectivité106 : puissance d’appréhender un effet comme fin, [outre] la raison. La raison peut se prononcer sur les moyens ; une fin renvoie à une position par l’affectivité. Ce n’est pas la passion elle-même qui est déraisonnable. Il n’y a pas de combat. Sinon on est forcé de dire que la 105 106
Répétition liée à la technique professorale. Psychanalyse, Wallon.
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passion est un vice de la nature humaine. La passion pour Hume n’est pas un vice de la nature, mais un effet des principes de la nature humaine. 2/Si les passions sont des effets de la nature humaine, il y a possibilité d’une science des passions. Cf. Livre III Spinoza : la même méthode parce que la nature est une. De même selon Hume, on peut soumettre les passions à des recherches aussi précises que celles qui portent sur les lois du mouvement. Point de vue antimoraliste chez Spinoza et point de vue naturaliste chez Hume. À partir de là, tout diffère. Les méthodes ne sont pas appliquées du tout de la même façon, et les résultats sont différents. Entre Hume et Spinoza, il existe des différences psychologiques et sociologiques. Qu’est la passion pour Hume et Spinoza ? 1. L’expérience concrète de la passion est très différente 1. 1. Pour Spinoza (fin du Livre III), la passion est une idée confuse. Il y a une gêne pour définir directement la passion. La passion est un complexe. L’homme passionné est toujours présenté sous trois caractères : passivité de l’être, confusion de l’idée, variabilité de la puissance. a/ Ne pas confondre passion et affection. La passion est une affection dont nous ne sommes causes que partielles. Livre IV 2 à 4 : passage d’un point de vue extensif à un point de vue intensif. J’ai des affections dont je ne suis que cause partielle ; parce que je ne suis qu’une partie de la nature. J’ai une puissance qui se définit par un certain degré ; et il y a toujours, non plus cette fois des parties extérieures, mais des degrés de puissance supérieure (IV 4). Conclusion (IV 5) : l’essence d’une passion est moins définie par notre puissance que par la puissance supérieure d’une cause extérieure. b/ Livre III : Nous sommes passifs parce que nous avons des idées inadéquates (III 1-3). Or, ces idées inadéquates dont les passions dépendent sont des idées du corps, non des idées des objets. Il s’agit de l’idée de notre corps existant (III 28). Nous avons de notre corps des idées inadéquates (IV). Les idées inadéquates, dont la passion, ne sont pas des idées des objets, mais des idées de mon corps. c/ Nous affirmons par la passion une puissance d’exister plus grande ou plus petite qu’auparavant (fin livre IV). La passion peut augmenter notre puissance d’agir et par là-même de penser. Les affections affirment toujours une puissance d’exister variable de notre corps ; les passions affirment cette même puissance (III 9 ; IV 5). Dans la 156
passion s’affirme moins une puissance que la puissance de la cause extérieure. Jamais Spinoza n’arrive à réunir ces trois caractères dans une même définition. Voir Déf. L III, et fin L IV. 1. 2. Chez Hume, l’homme passionné est un caractère complexe de trois façons. a/ L’homme passionné n’est pas passif, mais actionné, motivé. Pour qu’une cause soit posée comme un moyen, il faut que l’idée nous intéresse. Cela implique une tendance à s’unir à l’effet, ou disposition à promouvoir un bien. Une passion est quelque chose par quoi nous sommes activés. b/ Dérivation : la passion est un fait originel, en ce sens qu’elle ne représente rien ; ce n’est pas une idée. C’est une pure impression, une impression de réflexion. Le propre d’une impression de réflexion c’est de dériver d’autre chose, d’impressions de sensation. Indépendance entre le plaisir et la tendance. Plaisir et douleur sont des impressions de sensation, donc ne présupposent aucune tendance. Chez Spinoza, la tendance est primitive, liée au conatus. Ne pas confondre le plaisir avec la tendance à s’unir au plaisir. La tendance à s’unir au plaisir dérive du plaisir, mais n’est pas du tout contenue dans le plaisir. Il faut des principes de la nature humaine. Schème de la passion : 1/ plaisir et douleur indépendants de la passion, 2/ action d’un principe de la nature humaine, 3/ tendance à s’unir au plaisir. Les principes de la nature humaine font que les impressions de réflexion dérivent ici des impressions de sensation. Caractère premier du plaisir et de la douleur par rapport à la passion, caractère dérivé de la passion. Ex. p. 551, il y a des passions qui ne présupposent aucun plaisir ou douleur indépendants : faim, soif, désir sexuel – Donc 1/ plaisir, 2/ passion : tendance à (impression de réflexion), 3/ rapport avec d’autres tendances : deuxième impression de réflexion (pp. 472-473). Une autre nature humaine était possible. Indépendance de tous les termes. c/ Violence. Pages 529-530. L’imagination est telle qu’elle confond des impressions distinctes La violence de la passion s’explique par la confusion des impressions : la passion est fondée sur des « relations d’impression » ; des impressions de sensation et des impressions de réflexion se renforcent les unes les autres. L’impression s’engrosse de toutes les impressions voisines. Le plaisir lié à l’amour et la douleur liée à l’agacement se renforcent mutuellement (pp. 529-530). Il n’y a pas ici d’associations d’idées ; les exemples donnés supposent néanmoins des associations d’idées. Cela n’est pas contradictoire. Il y a une relation des impressions irréductible à l’association des idées, qui fait que la passion la plus faible se met au service de la plus forte, et la renforce. En fait, 157
l’association des impressions au niveau de la passion et l’association des idées au niveau de l’entendement sont irréductibles (p. 382), bien qu’elles puissent coexister. 1. 3. L’homme passionné est essentiellement partial. Chez Spinoza aux trois niveaux : 1/ chacun est une partie de la nature, 2/ l’idée inadéquate est une idée partielle, 3/ nous nous faisons de nous-mêmes une idée qui exprime plus ou moins de réalité ; et parce que notre corps dont nous avons l’idée est composé d’une multitude de parties (fin IV). Pour Hume, l’homme passionné [plutôt que partiel vu par Spinoza] est partial. La passion se définit par le point de vue, excluant celui des autres. Ce qui gêne Hume, ce n’est pas que nous ne soyons que les parties de la nature ; c’est que chacun poursuit son intérêt particulier en vertu de la passion. Le problème dont Hume part : comme il n’y a pas de tout dans la nature, les parties de la nature sont exclusives les unes des autres, si bien que le grand problème de l’artifice, c’est d’inventer un tout. La justice est un schème, etc. Chez Spinoza, le phénomène de la passion exprime que nous sommes des parties de la nature ; la nature forme un tout ; il y a toujours dans la nature quelque chose de plus puissant que nous. 2. Méthode et application chez Hume et Spinoza a/ Il s’agit pour Spinoza d’appliquer la méthode géométrique. L’application de la méthode géométrique est moins difficile pour le livre III que pour le livre I et le livre II. Objection de Tschirnhaus : la méthode géométrique ne peut conclure les propositions qu’une par une ; 2/ pour conclure de nombreuses propositions il faut rapprocher l’objet défini d’autres objets. En réalité, la méthode géométrique procède par composition. Or l’objet du Livre I est l’absolu, dont il déduit une infinité de propriétés. La passion est l’objet de rêve de la méthode géométrique. Les passions vont se composer et se prêtent à une méthode de composition. Le Livre III part d’une définition du conatus ; puis désir ; puis idée ; adéquate ou inadéquate. Théorème 9 – définition de la passion : le désir est une passion dans la mesure où l’esprit tend à persévérer dans l’être, en tant qu’il a des idées inadéquates ; passion est rapproché d’imagination de l’objet ; puis de l’imagination du temps ; puis de l’imagination du semblable. Spinoza procède par rapprochements successifs. Hume (p. 611) procède par décomposition107. Noter que ces deux méthodes différentes sont conservées d’une certaine manière dans la technique psychanalytique. 107
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b/ La classification des passions chez Hume ne peut s’interpréter que par rapport à une méthode de décomposition physique, non plus de composition mathématique. Passions directes et indirectes. Hume commence dans le Traité par les passions indirectes, les plus compliquées. Ce qui définit le phénomène de la passion, c’est la relation d’impression, à ne pas confondre avec l’association des idées. Il y a la relation d’impression entre le plaisir et la douleur, distincts de la passion, et l’impression de réflexion, le caractère agréable ou désagréable de la tendance. Joie : quelque chose me rend joyeux. Ce quelque chose est cause d’un plaisir ; la tendance à m’unir à ce plaisir me fait elle-même plaisir. Deux plaisirs distincts qui se renforcent par leurs relations. Telle est la passion directe, elle consiste en une relation d’impression entre l’impression de plaisir et la tendance. Les passions indirectes comportent en plus un autre élément. À la relation des impressions se joint une relation d’idées. L’objet n’est plus seulement cause d’un plaisir relié[e] à l’impression de réflexion ; il est en plus associé à une idée que la passion éveille. Joie et orgueil : il faut ici que l’objet soit associé à une idée produite par la passion. C’est ou l’idée du Moi ou l’idée d’autrui. Orgueil : l’objet donne du plaisir ; tendance à s’unir au plaisir. [Par ailleurs,] l’objet est uni à l’idée du Moi : association d’idées entre l’idée de l’objet et l’idée du Moi. La vue de l’objet éveille l’idée du Moi. Tel est l’orgueil. Les passions indirectes sont des relations d’impression auxquelles se joignent des relations d’idées. Ce qui implique une différence de nature. L’impression de réflexion n’est pas la même dans les deux cas. Tantôt l’impression de réflexion tourne l’esprit vers le plaisir ou la douleur dont elle procède : passion directe. Tantôt l’impression de réflexion tourne l’esprit vers l’idée de quelque chose, que la passion produit : passion indirecte ; orgueil, humilité, amour, haine. L’objet provoque une passion indirecte s’il est associé à l’idée du moi ou d’autrui. L’impression de réflexion dans les deux cas n’est pas de même nature. Dans les deux cas, les impressions se fondent dans l’imagination et se renforcent : d’où la violence (p. 550). On voit ici la méthode de décomposition physique. 1/ principe : impression de réflexion procédant du plaisir ou d’une douleur ; 2/ il y a deux moments dans l’impression de réflexion, a/ l’esprit tend à s’unir à l’objet, b/ l’esprit produit l’idée du Moi ou d’autrui. c/ Comment s’explique la méthode de composition chez Spinoza ? c 1 : Un corps ne se définit ni par genre et différence, ni mécaniquement, mais par ce qu’il peut (posse, aptum). Il ne s’agit pas du conatus. 159
Ce que peut un corps, nul ne peut nous l’apprendre. Ce posse est un pouvoir d’être affecté. On ne sait encore s’il s’agit d’affections actives ou passives : les deux à la fois. Ce pouvoir d’être affecté, c’est l’aptitude du corps à agir et à pâtir. Un homme est plus parfait qu’un cheval, parce que la combinaison mécanique du corps humain exprime un plus grand pouvoir d’agir et de pâtir. En vertu du parallélisme ce pouvoir d’être affecté a pour correspondant l’aptitude de l’esprit à percevoir plus de choses à la fois (É II scol. 13 ; III scol. 2 ; II 14). c 2 : Le pouvoir d’être affecté d’un corps correspond à son essence. Le conatus définit l’essence comme puissance. Cette puissance se définit comme puissance d’affirmer son être. Cette puissance s’affirme aussi bien dans les idées inadéquates que dans les idées adéquates (9) – Un premier maxima : l’essence du corps. Un second maxima : le maximum de ce que je pense. L’un correspond en quelque sorte à l’autre. Ce qui varie c’est la puissance d’agir. Pouvoir d’être affecté, puissance d’affirmation de l’essence, variation de la puissance d’agir. Ce qui varie c’est la proportion entre affections actives et affections passives. Affections : a/ actives, b/passives : α : augmentation et β : diminution. Séance suivante : La méthode mathématique chez Spinoza porte sur les variations de la puissance d’agir. La méthode de décomposition physique [de Hume] s’applique à ce qui est susceptible de directions diverses. Les impressions de réflexion sont susceptibles d’orienter l’esprit dans des directions différentes. c 3 : Ce qui est augmenté ou diminué par la passion, selon Spinoza, c’est la puissance d’agir, la puissance d’être cause de ses propres affections. 3. Conclusion : Spinoza se propose de connaître, ne pas faire de la morale, ne pas supprimer les passions. Démystification [spinoziste] : il n’y a pas lutte de la passion et de la raison. Il y a dualité : entre tristesse et joie ; dualité de type naturaliste. L’Éthique n’est pas une Morale. Le problème n’est pas de savoir quelle est la loi, mais de savoir ce qui augmente la joie et diminue la tristesse. Problème de puissance : qu’estce que peut un corps ? Chez Hume [également] démystification : pas de conflit, pas de morale ; il y a lutte entre les passions naturellement partiales et les passions élargies.
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Hume et la méthode expérimentale Hume veut être le Newton de la nature humaine. Geoffroy SaintHilaire [un siècle plus tard : 1772-1844 vs 1711-1776] voudra être le Newton de l’infiniment petit. Non seulement il s’agit de soumettre à la méthode expérimentale des objets nouveaux, mais encore de raisonner de façon normale. La méthode expérimentale renvoie à quelque chose de plus profond qu’elle, le raisonnement expérimental. Il y a une certaine façon de raisonner sur l’expérience. La méthode expérimentale consiste à découvrir et à déterminer les relations entre les phénomènes. On les découvre par généralisation ou par extension. Pour les relations d’objets, il y a généralisation. Pour les relations d’idées, il y a comparaison, puisque ce sont déjà des idées générales. Il y a une sorte de déséquilibre entre relations d’idées et relations d’objets. La comparaison entre les idées suppose que les idées soient déjà définies comme générales. [Ce qui suppose l’] inférence du passé au futur ; et le pouvoir de substituer une idée particulière à une autre. La même expérience s’élabore [de façon corrective à l’égard de la généralisation] soit sous forme d’une comparaison d’idées soit sous forme d’une comparaison des cas. La méthode expérimentale de raisonnement : on découvre la relation par généralisation ; de plus on corrige ces relations généralisées par rapport à l’expérience108. C’est cette correction qui constitue à proprement parler la manière expérimentale de raisonner. L’expérience est l’observation et la comparaison ; la généralisation me permet de raisonner sur l’expérience. Les relations découvertes par généralisation vont être l’objet d’une correction. Cette correction correspond à la méthode expérimentale. 1. Aspect critique et positif a/ renoncement à la recherche des causes, des qualités ultimes, des pouvoirs cachés109. Identité du phénomène et de l’essence110. Une loi se définit par ses effets. Refus des hypothèses. Newton [Non hypotheses fingo].
On a déjà souligné ces deux temps coordonnés de manière dialectique, de façon comparable aux deux temps de l’analyse puis de la synthèse chez Descartes. 109 Auguste Comte. 110 Kant, Hegel. 108
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b/ parallélisme entre nature humaine et nature. Il n’y a pas moins de relations constantes dans la nature humaine que dans la nature : relation motif-action. Les mêmes motifs entraînent les mêmes actions. Constances des motifs dans l’Histoire. c/ La science de la nature elle-même repose en dernière instance sur la science de la nature humaine111 (Introduction au Traité). 2. Tout repose sur la science de la nature humaine a/ parce qu’il s’agit de découvrir des relations, et que toutes les relations sont extérieures à leurs termes. Cela veut dire que les relations sont des tendances, pas exactement des actes de l’esprit ni des synthèses. Les relations sont des déterminations de l’esprit. b/ Ces relations consistent en impressions de réflexion. Dire que la relation est extérieure aux termes, c’est dire que l’impression de réflexion est distincte des impressions de sensation, et fait passer de l’une à l’autre. L’impression de réflexion, nous la trouvons comme simple. Raisonner expérimentalement, c’est la trouver complexe. On va décomposer l’impression comme si en elle-même elle était quelque chose de complexe (611). Besoin d’hypothèses (389). Le « savant de l’homme » va considérer la nature humaine comme composable. La nature humaine est décomposée en deux éléments : entendement, affection112. L’entendement lui-même est décomposé en découverte de relations d’idées et découverte de relations d’objets. Les relations d’objets en relations spatio-temporelles et identité [d’une part], d’autre part causalité. La causalité en relation causale et inférence selon la relation. Les affects en passions directes et passions indirectes. Les passions directes entre celles qui supposent le plaisir distinct, et celles qui ne présupposent aucun plaisir distinct. Les passions indirectes en amour-haine, orgueil-humilité. c/ Le vrai raisonnement expérimental consiste en ceci : la généralisation permet de raisonner expérimentalement. Une fois découverte par généralisation la relation, on va traiter la relation comme quelque chose de complexe, et on va faire varier les éléments de relation obtenus par décomposition ; et c’est par le jeu de ces variations que l’on vérifiera l’exactitude de la relation d’ensemble découverte par généralisation. C’est un raisonnement de confirmation, de vérification, de correction. La relation obtenue par généralisation est une hypothèse. La relation est posée par hypothèse à partir de la généralisation : relation entre impression et idée, relation entre impressions (entendement-passion). [Par la suite], C’est déjà en réalité le point de vue aussi bien de Freud que de Piaget : la science du sujet est la clef des sciences de l’objet. Pour Comte aussi, c’est la science de l’homme qui fonde la science de la nature. 112 Idée de la psychologie moderne. Freud, Wallon, Piaget : intelligence, affectivité. 111
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l’hypothèse est vérifiée ; [alors] la relation découverte par généralisation est exacte. Le premier expérimentateur [dans l’histoire]est Galilée113. 3. Quadrature des passions (p. 435). Cas précis de décomposition. La relation des passions indirectes se décompose en deux : relation à une idée, relation à une impression de plaisir ou de douleur. La cause d’une passion directe doit avoir une double relation ; quand l’une des deux manque, la passion manque aussi. Telle est l’expérience mentale. Orgueil relation d’idée humilité Plaisir Amour
douleur autrui
haine
Cette méthode d’explication a un triple sens : a/ Limiter les relations obtenues par généralisation, confirmer les relations comme hypothèses, c/Corriger les relations en fonction de ce qui paraît être les exceptions. Conclusion : extension et généralisation à partir de l’expérience ; correction et vérification en référence à l’expérience. Règles générales. 1/ Une relation (d’idées ou d’objets) est toujours obtenue par généralisation, 2/Cette relation obtenue par généralisation est une hypothèse, 3/ Vérification par la méthode de décomposition physique ou par la méthode de la quadrature. On fait varier les éléments de relation.
113
Avant que la doctrine du raisonnement expérimental soit reformulée surtout par Claude Bernard.
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Spinoza et les preuves de l’existence de Dieu Preuves de l’existence de Dieu114. Principes de la philosophie de Descartes ; Court Traité ; Éthique. Principes (Spinoza, Pléiade, 227-229). I. 5 – Preuve a priori – Telle qu’elle est chez Descartes. Elle correspond à la preuve de la Méditation 5. L’exposé de cette preuve précède celui de la preuve a posteriori, mais non chez Descartes. La preuve a posteriori chez Descartes se divise en deux preuves, dont la deuxième se divise en deux arguments. Méditation 3. Proposition 6 : première preuve a posteriori. Proposition 7 : deuxième preuve a posteriori. La preuve a priori est exposée telle quelle (que chez Descartes). La première preuve a posteriori est exposée telle quelle (id.) en I. 6. La deuxième preuve a posteriori est prise à partie et critiquée en I. 7. Court Traité (Pléiade, 71-72). I.1 – Deux exposés de la preuve a priori. Le deuxième exposé (II. 2, p. 72) est obscur. Un seul argument a posteriori, mais très complexe (72-75). Il reprend et contient toutes les raisons pour lesquelles Spinoza refusait la pensée de Descartes. Éthique (Pléiade, 373-376, 388). I. 11 – Deux démonstrations a priori ; une démonstration a posteriori qui simplifie celle du Court Traité ; la démonstration a posteriori peut être transformée en nouvelle preuve a priori – Donc quatre preuves. I. 20 – L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. Il semble que ce soit une reprise de la deuxième preuve a priori du Court Traité. Mais il s’agit ici d’une preuve, non plus de l’existence, mais de l’immuabilité de Dieu. Spinoza et Leibniz retournent contre Descartes [le reproche de] précipitation. Descartes va trop vite. Spinoza se rebelle contre l’usage de l’argument du facile. L’âme est plus facile à connaître que le corps, etc. Descartes ne rend jamais compte de l’idée de Dieu. Il s’agit pour Leibniz de montrer comment l’idée de Dieu est possible. Le Cours qui suit sur cette question montre une virtuosité technique étourdissante sur la philosophie du 17e siècle. Trait qui était mal connu d’Hyppolite, malgré un texte remarquable sur la géométrie de Descartes (op. cit., 7-19). On a montré ailleurs l’importance de l’Idée de Dieu depuis les débuts de la philosophie chrétienne à l’égard de la notion freudienne de l’Idéal du Moi. 114
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Ils s’en prennent aussi à l’idée distincte. L’idée distincte est définie par la présence du vrai en elle. Leibniz demande : qu’est-ce qui est présent dans l’idée vraie ? [Spinoza] réclame une raison pour l’infini, et [Leibniz] une raison pour l’idée distincte. La preuve a priori est remaniée par Spinoza dans le sens de la recherche d’une raison pour l’infini. La preuve a posteriori va dans le sens d’une recherche d’une raison pour l’idée distincte. Il y a quelque chose de commun dans la réaction de Spinoza et Leibniz. Leibniz veut trouver une raison pour l’infiniment parfait. Preuve a priori - Principes I. 5. L’existence de Dieu se connaît de la seule considération de sa nature. L’existence nécessaire appartient à la nature de Dieu. Le ressort de la preuve chez Descartes et Spinoza ici, c’est l’infiniment parfait. - Court Traité. La première preuve a priori est tout à fait semblable. Spinoza n’énonce pas l’infiniment parfait, la mineure. Rien de nouveau. La notion d’infiniment parfait chez Descartes est 1/propriété de Dieu ; 2/nature de Dieu ; 1/ c’est l’état souverain de toutes les perfections ; 2/ les perfections n’atteignent l’état souverain que dans un certain genre. L’étendue sous sa forme propre n’est pas susceptible d’être élevée à l’état de perfection. Guéroult [souligne] l’insuffisance de la preuve ontologique, qui présuppose la preuve a posteriori. Alquié soutient que la preuve a priori a une suffisance par ellemême. Selon 1, la preuve a priori est suffisante, selon 2 elle ne l’est pas. Dans le Court Traité, les deux formules sont distinctes. D’où des preuves. 1/ L’existence appartient à la nature de Dieu ; 2/ L’existence de Dieu est essence. Le Court Traité invoque déjà une certaine immuabilité des essences. Parfois Descartes appuie sa preuve sur une certaine immuabilité des essences. La distinction n’est jamais claire. Donc la deuxième preuve a priori est distinguée par Spinoza, alors qu’elle est confondue par Descartes. Pourquoi ? 165
Éthique I. 11 Le texte reprend la Définition 6 (Pléiade, 366). Existence d’une substance absolument infinie, ce n’est pas la même chose qu’infiniment parfaite – Toute la refonte de la preuve a priori est ici : Spinoza découvre l’absolument infini comme raison de l’absolument parfait. I.11 dans son exposé même n’est pas cartésien (373-374). L’Éthique ne commence pas par Dieu. Le Court Traité commence par l’existence de Dieu. Dans l’Éthique, Dieu vient en Définition 6 et en I. 11. En I. 11, Dieu tel qu’il a été défini en D. 6 existe. La D. 6 était donc une définition réelle. Pour former une définition réelle, il faut démontrer qu’elle est réelle : cf. Leibniz. Si Dieu n’existait pas, ce ne serait pas une substance, car une substance existe nécessairement. On retrouve Descartes dans la démonstration : l’argument procède par l’infiniment parfait. La première démonstration de I. 11 se réclame de I. 7 : toute substance existe nécessairement. Pourquoi ? Plusieurs démonstrations. 1/ Court Traité II 3-4 (Pléiade, 76). Parce que toute substance est infiniment parfaite. Éthique : 1/ existence nécessaire ; 2/ infinie perfection. Inversion. De l’infinie perfection à l’existence nécessaire. Dieu existe ; car sinon ce ne serait pas une substance ; une substance existe en tant qu’infiniment parfaite. 2 / Deuxième preuve (Pléiade, 374) : Si Dieu n’existait pas, il y aurait une raison qui l’en empêcherait. Cette raison ne pourrait être qu’en lui-même. Dieu n’existerait pas si c’était contradictoire. Dieu n’est pas impossible (en raison de son infinie perfection). Donc il existe. Les deux démonstrations procèdent de l’infiniment parfait. En É I. 11, l’absolument infini existe nécessairement parce qu’il a pour propriété d’être infiniment parfait. La preuve de Descartes est reprise. L’infiniment parfait implique l’existence nécessaire. La preuve a priori cependant a complètement changé de fonction. Dévalorisation de la preuve a priori. Ce qui compte ce n’est plus que l’existence nécessaire appartient à l’être parfait, mais que l’infiniment parfait soit la propriété de l’être absolument infini. Descartes : l’infini parfait existe nécessairement. Spinoza : l’infiniment parfait est le propre d’une substance absolument infinie. Descartes selon Spinoza a confondu deux choses : une simple propriété de Dieu avec la nature de Dieu. 166
L’absolument infini, c’est la nature de Dieu. L’absolument parfait n’est qu’une propriété de Dieu, un propre. Spinoza tient à la distinction de la propriété et de la nature. Les attributs sont la nature de Dieu ; l’infiniment parfait est une propriété de chacun des attributs. Chez Descartes, la preuve a priori posait l’existence nécessaire comme appartenant à l’infiniment parfait. Chez Spinoza, l’infiniment parfait est la propriété de l’absolument infini, ce qui existe ce n’est pas l’absolument parfait, mais un Dieu ayant une infinité d’attributs. Il fallait montrer que l’absolument parfait avait pour nature l’absolument infini. I. 10. L’infiniment parfait a pour nature l’absolument infini (Pléiade, 373). I. 11. L’absolument infini existe nécessairement. L’absolument infini existe nécessairement, sinon il n’aurait pas pour propriété l’infiniment parfait. On découvre la raison de l’absolument parfait dans l’absolument infini. I. 10 : proposition pour démontrer que l’infiniment parfait ne peut se concevoir que comme propriété de l’absolument infini. L’absolument parfait a pour nature l’absolument infini. a/ I. 8. Il n’y a pas plusieurs substances d’un même attribut : toute substance est infiniment parfaite (Pléiade, 369-372). L’argument de ce thème, c’est que la distinction numérique n’est pas réelle. S’il y avait plusieurs substances d’un même attribut, la distinction numérique serait réelle. b/ I. 9.10. La distinction réelle n’est pas numérique. Les substances réellement distinctes, posées en I. 8, sont des attributs d’une même substance absolument infinie (Pléiade, 372-373). I. 8 : toute substance est absolument parfaite. I. 9.10 : les substances absolument parfaites appartiennent à une substance absolument infinie. I. 11 : la substance absolument infinie existe nécessairement, sinon elle n’aurait par pour propriété d’être absolument parfaite. Descartes conclut de l’infiniment parfait à l’existence nécessaire. Ce qui est spinoziste, c’est la démonstration du rapport de l’absolument parfait à l’absolument infini. Descartes ne s’élevait pas à la nature de Dieu ; mais seulement jusqu’à ses propriétés. Descartes ne connaissait pas la nature de Dieu dont il démontrait l’existence. - Court Traité La doctrine n’y est pas au point. 167
- Éthique I. 20. Dieu est posé comme absolument infini. Chacun de ses attributs exprime l’essence. Donc chacun exprime l’existence. On ne passe pas par le détour de l’infiniment parfait. I. 20 n’est plus une démonstration de l’existence, mais de l’immuabilité de Dieu. Conclusion La preuve a posteriori de Descartes subit la critique de Spinoza. La quantité de perfection dans une idée c’est du relatif ; il faut encore montrer que l’idée est possible. L’emploi [par Descartes] des mots facile et difficile est absurde. Une chose doit être dite facile relativement, c’est-à-dire par rapport à une puissance dont dérive la quantité de perfection qu’elle contient. La puissance est raison de la quantité de perfection. (Suite). L’attribut est condition d’affirmation de la puissance soit a priori de l’être infini, soit a posteriori d’un être fini. Pour que Dieu ait une puissance infinie de penser, il suffit que Dieu ait l’attribut de la pensée. Pour que Dieu ait une puissance infinie d’exister, il faut qu’il ait une infinité d’attributs infinis. La nature de Dieu ne peut s’exprimer que par l’égalité de deux puissances : la puissance infinie de pensée, la puissance infinie d’exister. D’où le parallélisme. La pensée semble jouir d’une sorte de privilège. C’est parce que les deux puissances sont égales que les attributs se répondent. Remarque : Démonstration du parallélisme : 1/épistémologique, 2/ dynamique : égalité des puissances, 3/ ontologique : irréductibilité des attributs les uns aux autres au sein de la même substance. Il y a donc une distinction entre l’attribut et la puissance. La preuve a posteriori dans la Méditation 3 de Descartes comporte deux énoncés. Le deuxième repose sur le thème du facile et du difficile. Spinoza a commencé par refuser ce thème, puis la notion de quantité de perfection. La chose est facile ou difficile d’après sa quantité de perfection par rapport à une autre quantité de perfection. Reproche de Leibniz à Descartes. 1/ Il fait du mouvement un absolu. 2/ Il fait de la clarté et de la distinction un absolu. 168
solu.
3/ Il fait de la quantité de perfection de l’infiniment parfait un ab-
Descartes fait toujours de la quantité de perfection un absolu. De même chez Spinoza. La source commune [entre Descartes et lui] pourrait être l’entretien avec Burman. Cf. pp. 229-230 (Spinoza, Pléiade). Chez Descartes, la puissance est toujours comprise à partir de la quantité de perfection. Chez Spinoza au contraire, la quantité de perfection est comprise à partir de la puissance. Or la puissance est engagée et n’est pas libre pour autre chose. Spinoza propose de réformer le deuxième argument a posteriori. 1/ Un être existant étant donné, il faut affirmer une puissance corrélative à sa quantité de perfection. 2/ Tant que son être n’a pas toutes les perfections, sa puissance n’est pas la raison de son existence [mais seulement une puissance de persévérer dans l’existence]. 3/ Or on ne peut affirmer de puissance d’un être existant que dans la mesure où l’on fait de cet être l’effet d’une cause qui elle a la puissance d’exister par soi, donc qui a toutes les perfections. Dans le Court Traité, complication : joindre au chapitre I le chapitre II 2, note (Pléiade, 75 sq.). Un argument. Éthique I. 11. 1/ Pouvoir exister, c’est puissance ; 2/ Un être fini existe, nécessairement (car exister c’est être déterminé à exister par une cause) ; 3/ Si exister c’est puissance, il faut attribuer à cet être une puissance ; 4/ Ce serait impossible si l’on n’attribuait pas une puissance supérieure à l’être absolument infini ; 5/ Donc l’être absolument infini existe nécessairement, et par soi. Le même argument peut être retourné a priori. Dieu, s’il existe, a tous les attributs, etc. Livre V de l’Éthique
V. 4 scolie (Pléiade, 623-624). Grâce à la puissance de comprendre, quelque chose est détruit, quelque chose est conservé, quelque chose est transformé115. Ce qui est détruit, c’est le sentiment. Ce qui est conservé, c’est l’appétit. L’appétit est non seulement conservé, mais maintenu dans ses limites : l’excès en est détruit. Ce qui est transformé c’est le sentiment lui-même, qui n’est plus passif, mais qui devient actif.
115
Hegel, Marx, Freud.
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Les scolies ne font que développer positivement ce que le théorème ne fait que développer hypothétiquement ou même négativement. Propos. 4 : Nous avons le pouvoir de former un concept clair et distinct des affections. C’est à partir de ce concept clair et distinct que l’âme peut détruire le sentiment dans ce qu’il a de passif. Un concept clair et distinct d’une affection est le concept d’une propriété commune aux corps. Un sentiment est l’idée d’une affection du corps. Cette idée est confuse en ce qu’elle enveloppe à la fois la nature du corps extérieur et celle de notre corps. L’esprit est dit déterminé du dehors (II. 29, Pléiade, 441). Je forme un concept de ce qui est commun à mon corps et à ce corps. Comment agit-il et sépare-t-il la passion de sa cause extérieure ? L’objet extérieur est perpétuellement saisi dans son rapport à mon corps. Cette rencontre détermine un domaine des fluctuations. La « fluctuatio animi » s’explique par l’état d’une cause extérieure dont tantôt mon corps affirme la présence, tantôt d’autres causes excluent l’existence. La notion commune se définit par le fait que son objet est nécessairement présent : présence invincible au niveau des notions communes (V. 7, Pléiade, 626). Le caractère nécessaire de la présence de l’objet correspondant à la notion commune, c’est-à-dire la propriété commune, sépare l’affection de sa cause extérieure. Le concept peut agir parce qu’il pose nécessairement son objet comme présent, sans que rien ne puisse annuler cette présence. Telle est la démonstration.
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Hume et Comte 1. Double idée : lien entre une réorganisation des sciences et une réforme de l’humanité. C’est le thème du 18ième siècle. Chez Hume double aspect de l’œuvre, aspect théorique subordonné à l’aspect pratique. Chez Comte il y a également une double intention. Lettre à Valat. C’est d’une part la théorie du droit, d’autre part la politique qui contiennent la finalité de l’œuvre des deux auteurs. Chez Hume existe une tension. Dans l’Introduction du TNH, il se propose de réorganiser le système des sciences sur la base de la science de l’homme : toutes les sciences humaines doivent en dépendre. Celles qui en dépendent le plus sont : la critique (esthétique), la morale, la politique, la logique. En dépendent moins directement mathématiques, philosophie, religion naturelle. C’est par une simple application de la science de l’homme que se fera la réorganisation. Dans le Traité existe une crise, à la fin du Livre II. Hume a fait la science de l’entendement et de la nature humaine et entamé la science de l’imagination. Les mathématiques et la physique dépendent de la nature humaine. Renversement : le système des sciences est trouvé à partir de la science de l’homme, non des mathématiques (fin du L II pp. 356-357). La science de la nature humaine rencontre un écueil : il y a une contradiction essentielle à la nature humaine, entre la relation causale dans son usage légitime et l’usage illégitime de la causalité. Il est impossible à la nature [humaine], sauf dans des cas très précis, [de bien distinguer] ses croyances légitimes et ses croyances illégitimes (calcul des probabilités). Nous avons le choix « entre une raison erronée ou pas de raison du tout ». La solution est dans la nature et dans la vie pratique (p. 362). Il faut une véritable synthèse de la nature humaine et de la nature : c’est dans la mesure où la nature humaine est emportée par la nature qu’elle peut rester insensible à la contradiction qui est en elle. Il ne s’agit plus du système des sciences mais d’une synthèse entre la nature humaine et la nature. Reste la suite du programme : critique, morale, politique. Au niveau des mathématiques et de la physique, la nature humaine souffre une contradiction. L’esprit humain manifeste d’autres intérêts. Il y avait deux ordres de recherches : 1/ fonder le système de sciences sur la nature humaine ; appliquer la nature humaine à la réorganisation de la pratique. 2/ la nature humaines est base pour le système des sciences, mais il faut une autre synthèse pour concilier la science de la nature humaine avec la pratique. Il n’y a pas seulement un système des sciences, il va falloir une synthèse entre la nature humaine et la pratique. 171
La science de la nature humaine ne peut être simplement appliquée. Il y a d’une part le système des sciences et d’autre part la nécessité d’une synthèse de la science de la nature humaine avec la pratique. Il apparaît ici qu’il ne s’agit pas simplement d’appliquer. 2 a. Chez Comte le système dit positiviste présente le même mouvement. Comte nous parle d’abord d’un système des sciences. Renversement analogue : faire passer la prééminence de l’esprit mathématique à l’esprit sociologique. Est possible un système des sciences fondé sur les mathématiques : Descartes. Mais le plus important objet de la science, l’homme, est renvoyé à la métaphysique et à la théologie. Il y a [chez Comte] une prééminence de l’esprit sociologique. Les sciences abstraites organisées dans une hiérarchie doivent être appliquées à la science concrète. La synthèse des sciences est favorable 1/ à la science concrète, 2/ à la philosophie esthétique, 3/ à la technique industrielle. Il s’agit à ce niveau d’un problème d’application ; dans le Discours, application méthodique de la synthèse des sciences. Déjà des signes précurseurs d’autre chose : appel au prolétariat. Suffit-il d’appliquer le système des sciences pour réformer l’humanité ? Oui, car le système n’a aucune faveur auprès des savants. Mais dans le Système, il ne suffit pas d’appliquer le système, il faut faire une nouvelle synthèse entre le système des sciences et le sentiment, une synthèse du système des sciences et de l’ordre universel. Problème commun mais différences. Chez Hume, un seul mouvement, chez Comte succession de moments. Chez les deux auteurs, il y a infléchissement d’un programme de l’homme identique : système de la science de l’homme – a/ synthèse de la science de la nature humaine avec la nature ; b/ synthèse du système des sciences de l’homme avec l’ordre universel. toire.
2 b. L’esprit empiriste et l’esprit positiviste suivent la même his-
Premier moment : tous deux prétendent nous offrir une synthèse des sciences reposant sur la science de l’homme. Deuxième moment : la science de l’homme ne sera la base d’une synthèse des sciences qu’à une double condition : que l’on opère dans l’homme un renversement, et dans sa science de l’homme un renversement correspondant. L’homme est découvert comme affectivité116. Freud et Piaget, comme déjà dit. De même que la psychanalyse jette d’abord pour Freud un pont vers les sciences de l’esprit, puis rend compte pour Lacan du projet d’une science cartésienne de la nature, la psychologie chez Piaget est la base du cercle des sciences. 116
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Troisième moment : le renversement, la prédominance de l’affectivité entraîne une nouvelle conception de la synthèse. Cette nouvelle synthèse est plus profonde, elle se présente comme une véritable synthèse subjective, inattendue. Ne pas confondre l’idée de la synthèse fondée sur la science de l’homme et cette synthèse subjective ultime. Elle se présente comme une synthèse de l’affectivité elle-même, et en même temps comme une synthèse de l’affectivité avec l’ordre universel. Cette synthèse tardive va remanier la conception de la synthèse des sciences. Lévy-Bruhl essaie d’estomper la différence entre la synthèse des sciences et la synthèse de l’affectivité. Pour Delvolvé, il y a quelque chose d’absolument nouveau dans la dernière philosophie : la conception d’une nouvelle synthèse qui vient remanier la première synthèse. Chez Hume, le problème est équivalent. Hume constitue le projet d’une somme des sciences particulières ; puis étudie les sciences particulières, et écrit des essais moraux. Hume change de manière après le Traité, non par hasard. Il reste à édifier « la morale pratique » (p. 750). Ce primat reconnu à l’affectivité va entraîner une nouvelle conception de la science de l’homme : méfiance envers la psychologie. Auguste Comte reproche à la psychologie d’être forcément psychologie de l’intelligence, parce que son moyen, c’est l’idée que l’homme se fait de lui-même. Une vraie science de l’homme étudie l’homme à partir de et dans ses rapports réels. Seule elle sera apte à saisir la prédominance de l’affectivité. L’image que l’homme se fait de lui-même est menteuse : elle est un produit de l’activité concrète, et l’homme s’y pense comme différent de l’animal. Pour Hume, le Moi est un produit de sensations, d’une collection d’impressions et d’idées. Reconnaître la prédominance de l’affectivité, et étudier l’homme dans ses activités concrètes et non d’après l’idée que l’homme se fait de lui-même. L’homme est un animal social. Durkheim, Lévy-Bruhl sont les héritiers d’Auguste Comte. Prédominance de la main droite. Un peu de biologique, beaucoup de sociologique. Irréductibilité du sociologique au biologique, et rapport étroit. La psychologie de Gall rend compte de la prédominance de l’affectivité dans l’homme, parce qu’elle n’est pas introspective. C’est pour
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rendre compte de l’affectivité que Comte fait éclater la psychologie117, et a recours à la biologie et à la sociologie. L’étude des activités réelles est sociologique. 1/ le sentiment ou cœur, 2/ l’intelligence ou esprit, 3/ l’activité ou caractère. Cette division tripartite est découverte sociologiquement. Agir par affection, et penser pour agir : principe, moyen, résultat. Hume croit bien plus aux principes d’association qu’à des modèles cérébraux (p. 131). Toute reproduction cérébrale des principes d’association suppose les principes d’association. Mais les principes d’association ne comptent pas vraiment beaucoup plus pour Hume que les localisations cérébrales chez Comte. Ce n’est pas l’étude des associations qui compte le plus dans la science de l’homme. La science de l’homme est l’économie politique, le droit, l’esthétique. La science de l’homme c’est l’étude de l’activité réelle de l’homme. Les principes d’association sont les moyens de l’activité de l’homme, les moyens du législateur, de l’homme passionné, etc. Il y a quelque chose d’analogue [avec le projet comtien]. On trouve aussi chez Hume la même division tripartite que chez Comte : l’entendement, l’affection, le caractère118, notion développée dans les Essais. Le caractère ne se confond ni avec l’intelligence, ni avec l’affection : c’est un résultat, le rapport mobile des fins aux circonstances (Principes de la morale, p. 93). Il y a donc le plan des moyens (entendement), le plan des fins (l’affection), le plan des circonstances en rapport avec les fins (caractère). Chez Hume et Comte, la science des activités réelles et concrètes de l’homme est science de l’affectivité. 2 c. L’affectivité est réaction inventive à un tout connu ; l’entendement va du connu à l’inconnu (p. 152). L’affectivité se réclame toujours d’un entendement qui a achevé sa tâche (p. 153). Page 151 : un tout dont toutes les parties et toutes les relations sont supposées connues. Cette réaction à un tout donné, c’est le goût : le goût est inventif (p. 155). Il fait surgir une nouvelle création. Le goût produit sa propre réaction à un tout, en morale, en art. Découverte de l’affectivité ; il y a quelque chose de plus profond que la passion : le goût. Nécessité d’une nouvelle synthèse : la morale pratique119. C’est bien là que se trouve le ressort de l’(in)compatibilité entre la psychanalyse et la psychologie « objective » ou encore « scientifique ». 118 Comparer avec les trois facultés de Saint Augustin : raison, mémoire, volonté ; comme avec celles de Descartes : entendement ou raison, imagination, volonté. 119 Kant : « J’ai limité le savoir philosophique pour laisser place à la foi… Le ciel étoilé au-dessus de moi, la loi morale en moi ». 117
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Comte va du tout aux parties : notion du consensus en biologie et en sociologie. N’y a-t-il pas dans les deux cas, à partir de ces données, exigence d’une nouvelle synthèse ? 3 a. Qu’est-ce que le tout chez Hume ? Le goût ne se confond pas avec l’affectivité, avec le phénomène général de la passion. La passion est la puissance de poser des fins. Le goût se définit par une puissance de réagir à des touts supposés donnés. La nature humaine est inventive : ce n’est pas la connaissance qui est inventive, mais l’affectivité comme goût. Elle est inventive, une puissance de réagir originale. Quels sont les rapports entre l’invention, l’artifice, l’industrie et la nature ? Tout ce qui est de l’homme est de la nature. Toutes les fins sont des fins de la nature. Mais la nature est incapable de réaliser ses fins. L’homme n’invente jamais les fins, mais les moyens. L’histoire est ce milieu dans lequel l’homme invente des moyens en vue de satisfaire des fins que la nature ne peut satisfaire. Nouvelle synthèse : il ne s’agit plus d’une synthèse des sciences, mais d’une synthèse de l’affectivité, des fins de l’homme, avec la Nature. 3 b. Synthèse de l’affectivité elle-même, qui étende les passions. Synthèse de l’affectivité avec l’ordre universel ; synthèse de l’affectivité avec la nature. Chez Hume, conception de l’histoire : 1/ la nature poursuit ses propres fins à travers l’homme ; subordination de l’histoire à la nature. 2/ l’homme invente des moyens que la nature ne saurait par elle-même agencer. Irréductibilité de l’histoire. 3/ conception positiviste du droit : au lieu de droit naturel et contrat, fonction et service. Comte découvre [aussi] le primat de l’affectivité en l’homme. Nouvelle conception de la synthèse. 1/la synthèse des sciences est découverte comme reposant sur les sciences de l’homme. La science de l’homme saisit l’homme comme affectif. 2/ ce primat de l’affectivité développe une nouvelle synthèse qui va dépasser la synthèse des sciences et l’englober. Chez Hume on avait l’opposition du cœur et du goût ; chez Comte il y a un ordre plus profond qui est comme la synthèse de l’affectivité elle-même : l’amour. 1/Conception de l’histoire [selon Comte] : l’histoire n’est pas un autre domaine que la nature ; elle est développement ; elle ne fait pas assister au développement de facultés nouvelles. La constitution fondamentale de l’homme est invariable. 175
2/ La notion de développement et de progrès chez Comte joue un rôle identique à celui de l’invention chez Hume. L’invention fait partie de la nature. Auguste Comte refuse l’idée d’une invention qui apporterait quelque chose de nouveau par rapport à la nature. 3/Lorsque Comte s’en prend à l’empirisme, il est au fond d’accord avec Hume ; faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité chez Comte ; faire prévaloir la sympathie chez Hume, [puis] l’estime sur la sympathie naturelle. 3 c. Chez Comte, la synthèse de l’affectivité toute entière devient la morale [synthèse des sciences ; primat de l’affectivité ; reprise de la synthèse des sciences]. La morale réalise la synthèse de l’affectivité, la religion la synthèse de l’affectivité avec l’ordre universel. Chez Hume prédominance de la pratique. Synthèse donc originale de l’affectif qui va tout reprendre à son compte. Conclusion : la même aventure vécue par deux esprits différents (empirisme, positivisme). Ce que tous deux cherchent : substituer à l’idée de connaissance vraie la recherche des conditions de la croyance vraie et légitime. La connaissance comprise à partir de la croyance depuis Hume. Comte fonde la légitimité de la connaissance sur l’affectivité. Hume veut fonder la légitimité de la connaissance sur la croyance. Or les règles de la croyance se détruisent les unes les autres. Ce sont les règles du goût qui vont fonder les règles de la croyance lorsqu’elles sont défaillantes. Différence essentielle : le scepticisme. Il y a une complicité entre les dialecticiens120 et les empiristes contre les rationalistes.
Hyppolite identifie spontanément le caractère dialectique de la démarche philosophique chez Hume comme chez Comte. 120
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La différence spécifique chez Aristote Dans la philosophie grecque, thème de la diaphora. Le concept de différence spécifique prétend résoudre un vieux problème grec : comment former un concept de différence. Pour Aristote, les prédécesseurs n’ont pas su distinguer les différents sens de la différence. Aristote distingue toutes sortes de sens de la diaphora. Seule la différence spécifique est capable de former un concept de la différence. Aristote veut trouver dans la différence spécifique le vrai concept de la différence. Un concept de différence doit se distinguer d’une part de la différence empirique, d’autre part de la contradiction. Le problème des Grecs est ici : est-ce qu’il y a un concept de différence ? Le problème de Hegel n’est pas : qu’est-ce que la contradiction ? Mais qu’est-ce que la différence ? Le concept de la différence, c’est [pour lui] la contradiction : [d’où une nouvelle] Logique. Les Grecs s’y sont refusés. Pour Platon, le concept de la différence n’est pas la différence empirique. Serait-ce la contradiction qui donnerait le concept de la différence ? La chose différente est identique à tout ce que l’autre chose n’est pas : la différence de quelque chose est son identité à tout ce que la chose n’est pas. Platon se pose le problème et répond par la négative au début du Politique. La différence ne se définit pas par la contradiction, pas plus que [par] la différence empirique. Platon forge [alors] le concept d’altérité. Aristote va s’en prendre au concept platonicien d’altérité et essayer d’y substituer le concept de contrariété. La contrariété ne doit pas être confondue avec la contradiction121. La contrariété met sur la voie de la différence. Quelle sorte de contrariété est la différence ? C’est la contrariété dans l’essence, la différence spécifique.
Critique de Platon par Aristote
- au plan gnoséologique : élaboration d’un concept de différence, celui d’altérité. Aristote critique : dans le concept d’altérité Platon a mélangé tous les sens de la différence. Platon a en fait mélangé différence empirique, différence matérielle et individuelle (mâle et femelle), différence spécifique, différence générique.
J’ai développé ailleurs, en reprenant les vues de Blanché, que la contrariété et la contradiction représentaient respectivement les formes forte et faible de la négation. Opposition, Encyclopaedia Universalis, 16. 121
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Chez saint Thomas suivant Porphyre : differentia communis aut accidentalis, differentia propria, differentia propriissima aut essentialis. La différence propre se fait par accident inséparable (la couleur verte des yeux, la forme aquiline du nez). Les deux premières différences font un être d’une qualité autre. La différence spécifique fait un être autre. Qu’est-ce qui est capable de faire autre ? Ce sera le genre. La différence qui fait un être autre est différence par rapport au genre, différence spécifique. Platon n’a pas distingué les différences essentielles et les différences accidentelles, et autres, qui pourraient former un concept de la différence. On ne trouvera de concept de la différence que dans la différence essentielle. Cette différence essentielle, c’est la différence spécifique d’Aristote. - au plan ontologique, Aristote reproche à Platon d’avoir mélangé les problèmes. Pour Aristote, la différence est l’essence ; le sujet de la différence est l’espèce. Platon a perpétuellement séparé différence spécifique, espèce, et genre. Il a fait disparaître le sujet, et composé le monde seulement avec des attributs : il prétend par exemple faire la genèse des nombres à partir du prédicat de la quantité. Arguments : 1/ Il est impossible d’attribuer le genre ou l’espèce à la différence : en d’autres termes, la différence ne peut pas être sujet, parce que : a/ Il est impossible d’attribuer ce qui a le moins d’extension à ce qui en a le plus. Si on prend les différences spécifiques séparément, elles ont plus d’étendue que l’espèce, et même le genre (Métaphysique Z 12 ; An. Post. 2.13, Métaphysique B 7 ap.).La différence spécifique prise à part a plus d’étendue que l’espèce : raisonnable a plus d’extension que homme si on le prend à part. La différence spécifique prise à part a plus d’extension que le genre. b/ Le genre serait non seulement attribut de l’espèce, mais attribut de la différence spécifique : animal non seulement attribut de homme, mais aussi de raisonnable. Une autre espèce serait constituée. 2/ Impossibilité d’attribuer les différences spécifiques aux genres. Le genre ne participe pas de la différence. Métaphysique Z 15. Si on les attribue, ou bien l’idée du genre reste une et identique dans ses composés, ou bien l’idée du genre change en chaque espèce, et à ce moment elle devient infinie et perd son unité. Ainsi ni le genre ni la différence ne peuvent être sujets, contrairement à [ce que pense] Platon. Mais la différence doit s’attribuer à cela même dont on dit le genre. C’est l’argumentation contre la participation. L’ensemble du thème est repris dans l’aporie 7. Si les genres sont principes, l’Être et l’Un sont euxmêmes des genres. Platon non seulement n’a pas pu former un concept 178
de la différence, mais n’a pas su discerner ni l’objet ni le sujet de la différence. Cela l’a conduit à faire de l’Un et du Bien des genres. - au plan méthodologique : Pr. An. 31 ; An. Post. 2.5. Le but de la division est de démontrer la définition ou prouver une essence. Or la division ne peut rien prouver ni rien démontrer. La division est un procédé qui suppose la finalité du bien : c’est le bien qui choisit la moitié droite ; le dialecticien est un inspiré. « Tout art est ou de production ou de capture. Or la pêche est un art … donc… ». On ne peut faire un syllogisme. Dans la division, c’est l’universel, le genre qui sert de moyen terme. Là est l’erreur fondamentale de Platon. Or le moyen doit être moyen, c’est-à-dire entre le genre et l’espèce.
Chapitre 5 JEAN HYPPOLITE (1907-1968) Descartes, Hume, Hegel, Comte, Marx, Husserl, Heidegger, Psychanalyse Psychanalyse et philosophie La psychanalyse est inséparable de la philosophie contemporaine. La psychanalyse n’est pas qu’une thérapeutique, elle est aussi une philosophie de l’existence122. L’essence de la pensée freudienne est difficile à dégager. Freud est un neurologue (L’aphasie, 1891) cité par Bergson dans Matière et mémoire. Freud introduit l’idée d’une théorie énergétique à la place de la vieille théorie des localisations. Le problème posé trouve pour lui sa solution dans les associations, non dans les localisations. Freud critique la théorie des localisations, mais ne quitte pas le terrain d’une sorte de mécanique cérébrale. C’est aussi un philosophe. Freud est parti de bases très modestes. L’inceste était pour nous et dans notre culture le fruit du parricide : Mahomet de Voltaire. La pensée de Freud n’a cessé d’évoluer, d’une physiologie dynamique vers une conception psychologique. Il a voulu atteindre un système de l’esprit humain. Freud dans la Science des rêves compare la tragédie d’Œdipe à une psychanalyse. C’est la technique de défouissement d’une ville ensevelie. À travers la névrose, Freud a atteint une philosophie de l’existence. C’est Définition qui, pour éventuellement paraître très insolite de nos jours, n’en est pas moins d’une pertinence incontestable. 122
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une philosophie de la nature qui serait aussi une philosophie de l’intentionnalité123. Janet parlait dans l’hystérie d’une dissociation du moi, d’une impuissance du moi à se synthétiser. La description de Freud est une compréhension124. Les symptômes sont comme la réalisation d’une idée. Pourquoi cette aliénation125 ? Le sujet a fui devant une menace intérieure comme on fuit devant une menace extérieure. La fuite dans le premier cas est beaucoup plus difficile. Dans les cas de phobie, on a substitué la menace extérieure à la menace intérieure. La frayeur est subite, la peur a un objet. C’est le refus d’accéder à une pulsion qui crée le refoulement. Elle n’en subsiste pas moins sous la forme d’un compromis qui est le symptôme. Il y a une complaisance somatique dans le symptôme. Un symptôme est surdéterminé : il n’a pas qu’une explication. La logique et le rationalisme sont liés au Moi, fonction de la réalité. Ce qu’on redoute, c’est sa propre libido. Le réel résiste moins que la menace intérieure ; on peut le manipuler. Le Moi est une promotion du Ça. Freud est passé de l’hypnose à l’association. L’association est intentionnelle chez Freud, comme chez Husserl. La vie est issue de l’inorganique. Tout instinct tend à restaurer un état antérieur. L’instinct de mort tend à restaurer l’inorganique. Pas d’idée d’une philosophie créatrice : seule la répétition126.
Schelling, Brentano, Husserl. Dilthey, Jaspers. 125 Hegel, Feuerbach, Marx. 126 Reproche formulé aussi à plusieurs reprises par Wallon. 123 124
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Élaboration de la pensée de Freud 1/ Correspondance, 2/ Science des rêves, 3/ Métapsychologie (1915). 1. Oubli Ce qui empêche le rêve d’apparaître à la conscience, c’est la résistance, le contre-investissement. Tout oubli est l’effet d’une résistance, est intentionnel. Lorsque le souvenir du rêve réapparaît, c’est que les résistances ont été éliminées. L’élaboration [secondaire] du rêve nous en éloigne, mais n’en continue pas moins le travail de rêve. Objection : les associations sont des coq-à-l’âne. D’après Freud, les associations manifestent toujours un lien intentionnel. Husserl : « L’association aussi est intentionnelle ». Husserl préfère Hume à Kant : l’association s’oppose aux constructions rationnelles. Elle aboutit à constituer la réalité. Les liens naturels sont les seuls valables. Selon Freud, quand on ne peut pas prendre la grande route, on parvient toujours au même endroit en empruntant des sentiers. Les coq-à-l’âne résument une ligne intentionnelle qui est l’association véritable. Toutes les associations authentiques sont intentionnelles. Il y a par derrière les associations banales un courant orienté. L’enfance de 0 à 5 ans est ce qui subsiste de la façon le plus vivace. D’où la méthode qui consiste à provoquer toutes les constellations. Freud prend au sérieux le déterminisme. Il n’y a pas de hasard pur. L’oubli n’est pas passivité, mais travail. 2. Régression Théorie de l’appareil psychique : Dessin de l’appareil optique de l’ « Interprétation de rêves » pages 456 sq. Le rêve est une manière dont la conscience arrive à se percevoir. La conscience au lieu d’apercevoir le monde extérieur se perçoit ellemême. Contresens de l’interprétation classique. Le rêve au lieu de traverser le préconscient régresse. La régression arrive à une satisfaction hallucinatoire, qui est le premier stade de l’enfance, le stade narcissique. La réalité, on peut la faire disparaître. Le désir est indestructible. On fuit le réel plus facilement que soi-même. L’appareil tend à conserver un équilibre. L’excitation trop forte entraîne le désagréable. Une pulsion est obligée pour se satisfaire de trouver un objet. Le souvenir de l’objet peut devenir une sorte de perception de sorte que le désir hallucinatoire puisse se satisfaire par identité de perception. L’enfant s’efforce d’évoquer le sein maternel. Il 183
résout le problème du désir en substituant le souvenir à l’objet réel. Tout rêve est la réalisation hallucinatoire du désir : retour au stade narcissique. Les voies de la motilité sont coupées. Cette satisfaction est illusoire et n’arrive pas à calmer les tensions. D’où la création du système Cs-Pcs, dont la fonction est de soumettre le désir à l’épreuve de réalité. La censure est mobile. Double résistance : entre motricité et Pcs, entre Pcs et Ics. Le désir de dormir est un puissant instinct : retourner au sein maternel. Deux théories du rêve : 1/ la classique de Freud : 2/ la régression [ ?]. [EJ : Il y a eu plusieurs modèles complétés touchant la question de la réalisation du désir dans le rêve, 1900, suivi en 1917 de : Complément métapsychologique à la doctrine du rêve] L’inconscient est une énergie non liée. Dans le Pcs : principes logiques ; impossible d’investir où l’on veut. L’Ics ne connaît pas de contradiction. La manière dont procède l’Ics est fondamentalement différente de la manière dont procède le Pcs. Investissement et contre-investissement dans le symptôme hystérique. Le sommeil est la réactivation du séjour dans le sein maternel.
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L’intersubjectivité chez Husserl Husserl traite de l’intersubjectivité dans le cadre d’une logique (Logique formelle et transcendantale) et dans la Cinquième Méditation. Il n’y a d’objectivité véritable que parce qu’il y a autrui. Il faut que Dieu soit autrui. Le problème d’autrui remplace celui de Dieu. Il n’y a de transcendance authentique du monde que parce qu’il y a autrui. Dans le monde naturel autrui est donné : l’horizon de ce monde suppose toujours autrui. Autrui est dans la table, la lune et le soleil. La transcendance du monde, c’est la possibilité d’être aperçu par d’autres. Il y a les transcendances immanentes et les vraies transcendances. Pour expliquer l’altérité radicale, il faut d’autres moi : c’est pourquoi il y a une science. La science à partir du Lebenswelt n’est possible que par l’accord intersubjectif : elle est le lieu de tous les accords. Husserl refuse la solution cartésienne de la véracité divine, et la solution kantienne qui ne se réfère pas à l’autre. Il s’efforce de dépasser le point de vue [kantien] de la réfutation de l’idéalisme. En faisant disparaître tout ce qui se réfère à autrui, il reste une nature réduite, un corps psychophysique. Il y a encore un espace et un temps mais non objectifs. Pour constituer un véritable espace-temps comme lieu de toutes les perceptions possibles, il faut autrui 127. Nous ne créons pas le sens. La philosophie consiste à thématiser ce qui n’est pas thématique. Y a-t-il un seul Moi transcendantal ? Le monde est constitué par l’intersubjectivité. Comment se constitue dans l’immédiat le caractère non-immédiat ? Pour pouvoir constituer quelque chose, il me faut encore quelqu’un. Philosophie proche de Hume. La clé de Husserl est Hume. L’association aussi est intentionnelle, c’est-à-dire constituante. Je ne peux constituer autrui qu’à partir d’un corps organique, qui n’est pas nécessairement un corps humain. Une philosophie du cogito qui n’est pas une métaphysique. Dans la première réduction, mise entre parenthèses de la thèse du monde ; à l’intérieur de cette parenthèse, une deuxième réduction, une abstraction : nous considérons ce qui appartient à autrui, et en faisons abstraction. Il reste une nature concrète, lorsque je suis réduit à ma monade. Il faut aveugler autrui, les intentionnalités directes ou indirectes qui le concernent. Il va falloir découvrir dans la monade les motivations 127
C’est également la théorie de Piaget dans La naissance de l’intelligence chez l’enfant.
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qui vont à autrui. Husserl s’enfonce dans le solipsisme pour le dépasser. On peut dépasser le solipsisme à partir du solipsisme même128. La première réduction phénoménologique dépasse l’attitude naturelle, mais conserve encore autrui. L’existence d’autrui joue le rôle de l’existence de Dieu. L’espace géométrique est fondé sur l’intersubjectivité : il suppose la disposition [disparition ?] de l’ici et du là. Objection : autrui est préconstitué, nous n’avons pas à le constituer. Pour faire abstraction de l’étranger, ne faut-il pas savoir ce qu’est l’étranger (Ricœur : Revue de Métaphysique et de morale 1951-1952). Ne puis-je pas reconstituer ce qui était déjà constitué ? Pourquoi la Phénoménologie fait-elle toujours appel à un préconstitué ? Qu’est la genèse passive ? Un préalable dont nous ne pouvons pas nous passer. La démonstration d’autrui remplace la démonstration de Dieu. C’est autrui qui donne sa transcendance au monde. Faire abstraction des intentionnalités de l’étranger met en relief ce que cela nous apporte. Cette abstraction ne fait pas disparaître la possibilité d’une conscience d’autrui ; il subsiste une intentionnalité. Dans la couche concrète de ma monade, il reste une conscience intentionnelle, qui va me permettre de constituer autrui. Paradoxe. Je vais constituer autrui en moi. La position de l’apparence ne prend tout son sens qu’au niveau de l’intersubjectivité. Il y a un espace objectif dans lequel l’ici et là n’ont aucun privilège, qui est pourtant le lieu géométrique des apparitions singulières. L’abstraction ne supprime pas l’ouverture de la conscience, l’intentionnalité. Ma vie reste expérience du monde et donc expérience possible et réelle de ce qui nous est étranger. L’intentionnalité résiste à la deuxième époché. Même réduit à la sphère primordiale, le Moi est ouverture. Problème : si c’est la communication qui fonde l’intersubjectivité, ou l’intersubjectivité la communication. 1/Moi transcendantal ; 2/ Moi comme substrat des habitus ; 3/ Moi comme plénitude concrète de la monade. La constitution de l’alter-ego à partir de l’appartenance : Je ne constitue l’alter-ego qu’après m’être constitué comme Moi psycho-physique. Je me constitue comme un moi psycho-physique, un corps vivant, l’« âme », qui n’est pas un homme (car il y aurait d’autres hommes). Je découvre, dans le phénomène monde, des corps que j’accouple au Moi. Projection et identification. J’aperçois d’autres corps qui ressemblent au mien. Pas de raisonnement : saisie de l’autre corps 128
Approche de type dialectique.
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comme un corps vivant et n’étant pas le mien. Synthèse d’identité dans la différence129. L’un des termes est le Moi objectivé dans la sphère de l’appartenance. Or il se trouve des choses extérieures à lui, il se trouve comme faisant partie d’un monde qu’il constitue. D’autres corps qu’il rapportera à son propre corps. L’un des termes est donné en personne : moi ; l’autre jamais donné complètement. Ce qui est donné, c’est le corps de l’autre. Je lui prête immédiatement mon expérience. Je le constitue comme si c’était moi, et en même temps il n’est pas moi : son expérience ne m’est jamais qu’apprésentée, jamais présentée. Fondement de l’objectivité. Ce n’est pas une variation eidétique de moi, mais un autre moi. Comment reconnaître l’autre corps comme un corps semblable à moi, étant donné que je ne connais même pas mon propre corps (seulement par la vue)130 ? L’extériorité de mon corps ne suppose-t-elle pas déjà l’autre ? Corps pour moi et corps pour autrui. Cependant, la projection, le transfert131 sont un phénomène fondamental (le fétichisme de Comte). Lien de l’objectivité et de l’intersubjectivité. L’objectivité nous conduit à l’intersubjectivité, mais c’est l’intersubjectivité qui fonde l’objectivité.
Même remarque que la précédente. Ce problème est discuté dans des termes très proches par Wallon, à propos de l’évolution des conduites devant l’image en miroir, dans Les origines du caractère chez l’enfant. 131 Termes empruntés par la philosophie à la psychanalyse. 129 130
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Krisis Il s’agit de la crise des sciences, décrite par Husserl (1935-1936) dans le cadre d’une critique du positivisme. La crise des sciences tient à leur rapport avec le sens. Les sciences contemporaines sont des sciences de fait : mise entre parenthèses de la subjectivité en tant que liée au problème du sens ; conception étriquée de l’objectivité. L’histoire [de la culture moderne] est source d’une multiplicité de problèmes : du côté des sciences, c’est l’accumulation des faits ; du côté des philosophies, on assiste à leur succession. Se pose le problème général de la possibilité même de toute métaphysique. L’histoire nous condamne au non-sens en tant qu’elle énonce une succession de faits. Deux attitudes sont possibles : 1/ résignation au non-sens ; 2/reconquête du sens par la compréhension de soi, une compréhension transhistorique qui doit s’attaquer à l’histoire. Le philosophe se condamne par là à vivre la crise : a/ crise des sciences ; b/crise de la philosophie. Acte de foi dans la valeur de la raison. Les vraies philosophies sont celles qui assurent leur insertion dans la culture occidentale. Les fausses philosophies sont les philosophies empiristes et sceptiques. Savoir si l’humanisme européen n’est qu’une historicité à côté d’autres historicités. Problème non plus d’une universalité de fait, mais de l’universalité de droit de notre humanisme. Acte de foi dans la valeur unique de notre culture. Le philosophe aurait une fonction : notre humanité serait un prototype d’une humanité idéale. La première fondation de sens est celle de la philosophie grecque. La Renaissance est tentative de recommencer la tentative originaire de la pensée grecque. Adaptation de la philosophie avec la vie, primat de la pensée théorique. La raison, idéal fondé dans l’être même, fondement de toutes les valeurs temporelles et métaphysiques. Pour les Anciens, l’idée de raison est liée à celle d’un univers clos. Les mathématiques anciennes ne connaissaient que des problèmes finis. La pense renaissante réalise la possibilité de la synthèse de la raison avec l’idée d’infini : mathématiques, algèbre, géométrie analytique. Identité et différence132. Le sens originaire va se perdre. Dans le monde immédiat, fluctuation des formes, et aussi dialectique du perfectionnement des formes (cercle). Soudain surgit un pôle idéal, émergence d’une forme-limite à partir du monde de la pratique. Inadéquate au sensible mais exacte. Un 132
Approche de type dialectique.
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nouveau monde, celui de ces formes limites, capable de se construire et de se développer par lui-même. Exigence de l’intersubjectivité : accord sur les mesures en vue de l’action. La construction est toujours référée aux exigences pratiques. Dans le processus d’idéalisation, la construction des formes est à elle-même sa propre fin. Scission de la connaissance objective en tant qu’elle saisit les formes, qui sont des produits culturels, et qu’elle est la connaissance idéalisante du monde des objectivités idéales133. Dans les deux domaines, la référence au sens et au monde de la vie ne s’effectue pas. Référence perpétuelle chez Husserl au monde de la vie, par rapport auquel l’histoire est écart de sens. Husserl envisage une double réduction de l’histoire. Le philosophe, devant un donné culturel, doit opérer des réductions. Quelle pourrait être l’évidence qui apparaissait à Galilée ? À partir de cette évidence propre à Galilée, seconde réduction. La démarche de Galilée va consister à traiter l’univers comme un monde mathématique. Il y a certes une régularité et une constance vécue : généralité indifférenciée. Le problème était d’y introduire des séries causales, de prévoir des formes à partir d’autres formes. La mathématisation s’est enduite étendue des formes spatio-temporelles aux configurations qualitatives. Il faut que chaque changement qui intéresse des formes ou des contenus qualitatifs se déroule toujours suivant des séries causales. La physique est un mélange d’instinct et de méthode. L’action devance la réflexion chez le savant. Le savant pose les principes en tranchant. But de cette mathématisation : 1/ immédiat : trouver des formules subsumant les cas particuliers ; 2/définitif : situé à l’infini. Dans le Lebenswelt, effort infini pour atteindre les formes idéales ; le sens était immanent au monde. À présent, c’est l’inverse, effort infini pour rejoindre la détermination. La science progresse mais son but est situé à l’infini et elle n’en approche jamais. Processus de formalisation : logistique, caractéristique universelle ; le contenu s’est évanoui, idée d’un monde vide. Moyens : mécanisation de la méthode. Le sens originaire est oublié : on aboutit à un travestissement du Lebenswelt par un vêtement d’idées qui est un instrument de prévision, mais qui masque le fondement originaire du sens. La méthode est prise pour l’être lui-même : illusion ontologique. La méthode devient sa propre fin, au lieu de se définir au service d’une prévision limitée dans le Lebenswelt. La science se met à se développer de soi-même, sans que personne n’en connaisse la nécessité interne. Le monde sensible est dévalorisé, les qualités sensibles sont dévalorisées, l’espace vécu est confondu avec l’espace mathématique. D’une part, semble-t-il, les sciences de la nature, d’autre part les sciences logico-formelles, dont les mathématiques pures. 133
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Le transcendantalisme lutte avec un obscur pressentiment contre l’objectivisme, pour retrouver le fondement du sens. Causes des processus d’idéalisation : perte du contact avec le sens du monde vécu, manque de réflexion sur l’origine de l’objectivité, absence de retour au sens. Bref naïveté. Origine de cette naïveté : responsabilité des consciences particulières (Galilée) pour qui la prise de conscience était possible ; autre raison : cela ne pouvait pas être autrement, Galilée ne pouvait pas se poser ces questions. La naïveté était nécessaire. La découverte est corrélative de la dissimulation du sens. Cette naïveté était une aliénation nécessaire. Dualité d’aspects. - Niveau de l’auto-interprétation d’un penseur par lui-même. Un philosophe se définit par rapport à d’autres. - Niveau de l’infrastructure : en soi, non pour le philosophe. Insatisfaction toujours renouvelée de telles pensées. Chaque philosophie est recommencement. La critique implique une nouvelle forme de naïveté. Galilée. La Phénoménologie réalise cette coïncidence entre la motivation obscure sous-jacente à la pensée et l’exigence de reprise propre au Lebenswelt. La Phénoménologie est le recommencement pur. Elle apporte non une construction, mais une constitution. Remonter de la naïveté culturelle à la naïveté plus originelle, celle de la vie elle-même. L’exigence subjective et l’idée d’un plan supérieur, d’une intentionnalité obscure se manifestent par les pensées particulières, la Phénoménologie les unifie. Les avatars du sens étaient-ils nécessaires ou contingents ? L’histoire est le lieu des communions des penseurs qui se rejoignent dans l’actualité originaire du sens intemporaire. Husserl ne répond pas à la question du sens de ce processus. Comment se fait-il que le processus ait continué, si la conscience pouvait opérer le retour ? Choisir entre philosophie de la culture et une philosophie de la nature. Problème de savoir s’il existe une sphère sous-jacente, donatrice de sens. La science a fini par perdre le sens de sa constitution à partir du Lebenswelt. Par la naïveté du philosophe, l’histoire se trouve en quelque sorte surmontée. Les sciences sont nées d’un projet de vérité inséparable de la subjectivité. 1/ À partir du Lebenswelt, s’est édifiée une nature objective ; les qualités secondes ont été transférées à un domaine : la subjectivité. 190
2/ On a tenté d’appliquer à ce domaine subjectif les catégories de l’objectivité134. Échec. 3/ Retour au Lebenswelt. Il n’est ni subjectif, ni objectif, constitution d’une psychologie. Krisis § 23. Dans l’empirisme, Hume est allé jusqu’au bout. Hume a essayé d’éliminer la subjectivité ; elle se réintroduit derrière le dos de l’empirisme. Problème de l’empirisme : s’il n’y a que des impressions, comment peut-on raisonner valablement ? Pour Locke, on distingue l’objet particulier, et une idée abstraite dans laquelle l’entendement fond toutes les idées particulières. Positivité de l’entendement qui forge les idées générales et abstraites. Le fondement de cette élaboration est la finitude du Moi. Berkeley refuse : pas d’idée générale ni d’idée abstraite. Le nom porte la généralité attribuée faussement à l’idée abstraite. L’image est un signe sensible d’autres réalités sensibles et particulières. L’idée n’est générale qu’à la faveur du nom. Berkeley pose la généralité dans un phénomène d’attention : le raisonnement abandonne les particularités. Penser, c’était constituer un monde d’essences. Pour Berkeley c’est passer d’une idée comme signe à une idée particulière. Berkeley ramène à l’esprit ce que Locke ramenait à l’entendement. Toutes les idées sont particulières pour l’empirisme. En face une pensée finie qui ne peut saisir les particularités. D’où la constitution d’autres idées : « parlementarisme de la représentation ». On raisonne au moyen de substitut des idées particulières. Hume reprend Berkeley. Mais pour lui, le substitut n’a pas de fondement implicite. L’idée générale est elle-même le fruit de la dénomination ; d’où impression de réflexion. La substitution des idées n’est possible que par le nom. On donne le même nom à des idées qui représentent une ressemblance suffisante pour l’usage de la vie. Hume élimine la transcendance dans le raisonnement et la communication. Husserl (Logische Untersuchungen) : l’intention de signification renvoie à une essence. Problème de la distinction de raison : globe blanc, deux noms sont attribués à une idée simple. Nous séparons ici deux idées. Pour Hume, existe un phénomène de réflexion inavoué. Globe blanc : globe, noir, blanc. Il faut trois termes pour distinguer les deux idées simples. La distinction de raison sépare ce qui est uni dans l’idée.
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C’est le cas des sciences humaines, et en particulier de la psychologie objective à visée scientifique.
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Problème de l’identité personnelle. Le sentiment de l’identité personnelle reste tout à fait inexplicable. Je n’ai l’expérience que d’une suite d’idées distinctes.
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Hume et Husserl Selon Bréhier, par la distinction de l’impression et de l’idée, Hume s’est donné un champ de critique immanente. L’impression, c’est le donné originaire. L’idée, c’est ce qui se réfère à l’impression. La réalité objective de l’idée disparaît : l’idée est renvoyée à l’expérience vécue, l’impression. Devant les idées, Hume rencontre l’originaire et se demande quelle est l’expérience vécue qui constitue l’évidence qui justifie l’idée. Méthode critique : quel est l’original de telle idée ? C’est à certains égards du Husserl ; revenir au Lebenswelt, la donnée originaire seule justifiante. Hume a manqué quelque chose : l’intentionnalité. Il a vu un type d’intentionnalité purement psychologique : il y a une puissance de dépassement135. Connaître, c’est dépasser et croire. Mais Hume n’a pas vu que l’intentionnalité n’était pas un événement psychologique, qu’elle n’était pas de l’ordre de l’événement, qu’il était de l’essence du vécu de se rapporter au monde ; que le rapport intentionnel n’est pas un caractère extrinsèque du vécu, ni un événement qui viendrait s’ajouter au vécu luimême, mais quelque chose de fondamental. Hume n’a pas bien décrit le Lebenswelt. Il s’est installé dans une immanence mais psychologiste. Il a été victime de la science alors que son but était de ne pas l’être. Il pose que le donné ou l’impression sont le résultat d’une action des choses ; il a fait de l’impression un état subjectif, confondu l’impression avec une donnée sensible. Il n’a pas vu que toute impression était impression de quelque chose, il en a fait une donnée non intentionnée. Ce n’est pas un accident psychologique qui a fait que tout ce qui est éprouvé par la conscience est éprouvé sur la chose. Le son n’est pas une donnée de l’ouïe à expliquer par des vibrations acoustiques, il est qualité d’une chose, vécue comme étant sur la chose. D’où une critique immanente qui a substitué la puissance de l’imagination à l’intellect ; [manqué] le pouvoir de dépasser, d’aller au-delà. Ce pouvoir de dépassement, il l’a saisi comme un événement psychologique, et l’a décrit en termes d’objectivité. Il a substitué à l’intentionnalité la croyance. Cette croyance est un ingrédient, il n’en a jamais fait une force ; c’est quelque chose de doxique, dans l’idée même, un quomodo psychologique. Il a manqué la vraie subjectivité. Hume a manqué le sens intentionnel de l’idée. C’est ce qui vicie sa théorie de l’abstraction. Or il y a une visée propre vers les qualités. Hume croit aussi bien à une expérience originaire du monde des essences qu’à une expérience du monde vécu. Hume n’a pas vu que l’idée était 135
C’est ce dont nous avons marqué l’évidence déjà tout au long du cours d’Hyppolite sur Hume.
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en elle-même intentionnelle. Hume est resté dans un psychologisme postérieur à la science. Dans les mathématiques, l’idéalisation est [selon lui] purement psychologique. L’imagination n’st pas transcendantale. Analogie de l’idéalisation dans la Krisis et de l’idéalisation dans les mathématiques chez Hume. Husserl dispose d’intuitions d’essences, d’un monde idéal, mais qui se réfère au monde vécu. C’est sur le fondement du monde vécu que s’édifient les idéalisations. Aron Gurvitsch : l’idée directrice de la Phénoménologie : la conscience comme seul moyen d’accès à ce qui existe. Mais problème d’une circularité [EJ : rendre compte de la conscience en termes de conscience].
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Auguste Comte Pose comme Hegel la déification de l’humanité, mais non en langage spéculatif, en langage seulement biologique. L’humanité doit périr comme tout organisme. Il s’agit d’un déclin spontanément inscrit dans l’organisme vivant. Avec Hegel et Comte se produit la disparition de l’arrière-monde. C’est pourquoi le fétichisme pour Comte est supérieur. Il faudra fétichiser la positivité. Substitution de l’idée de relatif à celle d’absolu. Y a-t-il une question de l’inconnaissable chez Comte ? Si la métaphysique est dépassée, n’y a-t-il pas de légitime curiosité sur l’inconnaissable ? Limitation des recherches astronomiques. Influence de l’astronomie sur Comte. Adam Smith : Histoire de l’astronomie. Comte connaît ses auteurs. La métaphysique est finie. Comte accepte le monde, refuse l’univers. L’idée du Tout [domine l’astronomie] : pourtant Comte n’en fait pas la critique. Relatif. L’idée de finitude n’est jamais explicitée. L’homme est avant tout un être biologique. Relativité du rapport organisme-milieu. Mais le milieu ne crée pas l’organisme. Les théories successives sont des approximations d’un réel que nous n’approchons jamais rigoureusement. La positivité était présente dès le début, mais s’étendait sans lier. Du 14ième au 19ième siècles, le développement industriel est premier, succédant à l’ordre militaire. Le développement industriel précède d’abord le développement scientifique. Voir 56ième Leçon. Le passage de l’ordre militaire à l’ordre industriel est fondamental. Comte admire la Convention, et condamne Napoléon (57ième). À rapprocher le chapitre de Hegel sur la Bildung. Le bourgeois ou l’industriel est insuffisamment supérieur au militaire. Régime théologique et régime militaire vont de pair. Comte et Marx : Critique des aliénations ; rôle du prolétariat ; synthèse terminale. Critique des aliénations : chez Comte, critique du catholicisme ; il n’y a plus de question de Dieu. Mettre l’accent sur la réforme des institutions, ce n’est pas mettre l’accent sur l’essentiel. 195
Sujets de réflexion sur Comte [pour les agrégatifs] : - La religion dans la Politique positive, - La distinction de la statique et de la dynamique, - Rôle comparé de la mathématique et de la biologie dans le système des sciences et dans l’éducation positive, - Le pouvoir spirituel, - L’avenir humain selon le positivisme, - Comte et Marx, - Les erreurs de Comte.
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Heidegger Identité et différence La différence ontologique est celle de l’être et de l’étant. Cette différence est la source lointaine de la métaphysique, et pourtant elle est dissimulée à la métaphysique elle-même. La métaphysique est l’histoire d’un travestissement136. Philosopher, c’est rencontrer la question de l’être. C’est la question de l’être et non la question de l’homme qui est déjà posée dans Sein und Zeit. On a abandonné la question de l’être. On se justifie de cet abandon en alléguant que l’être est le concept le plus général. La question de l’être est la problématique de départ de Sein und Zeit. La question de l’être est oubliée. Il faut la répéter. De quelle façon ? Il faut poser la question de l’être à partir d’un être pour qui cette question est fondamentale : le Dasein. La problématique de l’être est un caractère non seulement ontologique, mais encore ontique du Dasein. Sein und Zeit n’est qu’une introduction. Il y a une compréhension préontologique de l’être. Il faudrait expliciter cette compréhension préontologique de l’étant dans son être en posant la question : quel est le sens de l’être ? L’analyse de l’être qui porte en soi la compréhension préontologique de l’être est une introduction à la question de l’être. Le temps s’avère comme le prénom de l’être. Il y a un lien entre la question : quel est le sens de l’être ? et la question : qu’est-ce que l’homme ? Cette question pour Heidegger n’est pas une analyse anthropologique. La définition de l’homme comme animal rationnel nous situe déjà dans le contexte d’un oubli de l’être. Définir l’homme comme l’animal rationnel, c’est le définir comme animal métaphysique. En fait, nous sommes la passion de l’être ; l’être est notre pas137 sion . C’est l’être qui nous tient. Nous ne sommes pas sans l’être, mais d’autre part l’être n’est pas sans nous. Il y a une faille : le dévoilement. Nous dévoilons l’étant à la lumière de l’être. L’homme est possédé par la passion du dévoilement de l’étant. Le dévoilement de l’étant, le fait que l’étant se montre comme il est et tel qu’il est, c’est l’être. Nous sommes à la fois investis par l’étant, et en même temps nous cherchons le sens de l’étant. La distinction entre l’essence et l’existence est à référer au fait que l’étant est un mixte à la fois de facticité et de Une telle idée de Heidegger comporte la notion d’une sorte de refoulement originaire, de forclusion, sur la base de laquelle se produit une aliénation en un sens cette fois hegélien. 137 Matrice affective du Dasein : Hume, Comte, Freud, Wallon. 136
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signification. Le Souci, c’est l’exigence pour le Dasein de se tenir dans l’ouverture de l’étant. L’être de Heidegger, c’est le transcendantal kantien. L’être de l’étant, c’est l’objectivité de l’objet. L’homme est possédé par le dévoilement de l’étant, habité par ce dévoilement qui constitue sa propre histoire. Surgissement de l’étant comme illumination ; cette illumination est l’être. Thème de la metaphysica generalis : l’être en tant qu’être, l’étant en tant qu’il est. Metaphysica specialis : cosmologie, psychologie rationnelle, théologie. Kant effectue une rupture de l’ontothéologie. L’être comme condition de l’étant en général était devenu l’étant suprême. Chez Kant, dissociation entre la critique de l’Idéal transcendantal et la metaphysica generalis. La métaphysique lie sans cesse la question de l’étant en tant que tel et la question de l’étant suprême. Structure onto-théologique de la métaphysique. L’essence de la métaphysique n’est pas métaphysique. Remonter à l’origine de la métaphysique, c’est dépasser la métaphysique. L’aube originelle ne se montre qu’à la fin138. Introduction à la métaphysique, cela veut dire remontée à la source. C’est le surgissement de la métaphysique qu’il faut retrouver. Il faut remonter à un originaire qui est en même temps une origine139. Alors commence un début, une origine qui est déjà occultation. Retrouver le non-pensé de la pensée, ce qui est occulté aussitôt par la pensée. Le début de la philosophie grecque est en même temps sa fin. La métaphysique a refoulé sa propre origine. C’est seulement par la violence du combat pour l’être que l’histoire s’ouvre. Vers de Parménide : [C’est le même – to auto – qu’être – einai – et penser]. Que signifient to auto et einai ? L’identité n’est pas l’identité abstraite du principe logique A = A, ni l’identité synthétique de l’idéalisme allemand, c’est l’événement des événements, l’appropriation de l’homme. La lumière qui fait que l’étant se montre à nous est irréductible à tout explication par l’étant. L’homme est saisi par le dévoilement. La lumière montre ce qu’elle montre, mais elle-même n’est pas visible. Differenz. Dialogue de Heidegger avec Hegel. 1/ Quelle est ici et là l’affaire de la pensée ? L’Être [pour Heidegger]. Le sujet absolu [pour Hegel] ; la différence comme différence (de l’être avec le temps). 2/ Quelle est là et ici l’étalon pour la mesure de l’histoire de la pensée ? 3/ Quel est le caractère de cette histoire ? Chez Hegel la pensée advient Idée également de Hegel. La même idée se trouve déjà chez Husserl, le maître de Heidegger. Et il s’agit bien incontestablement d’une forme de « psychanalyse » 138 139
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dans une histoire ; l’étalon c’est le pensable en tant qu’il doit être dépassé. Pour Heidegger, c’est le non-pensé du pensé. Le caractère du dialogue, c’est le dépassement pour Hegel ; pour Heidegger c’est le retour en arrière. Le non-pensé est l’espace de jeu à partir duquel la pensée peut se déployer. Le non-pensé du pensé est la condition du pensé et reste encore à penser.
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Structure onto-théologique de la métaphysique On a confondu l’être et Dieu. 1929 Was ist metaphysik ? ; Vom Wesen des Grundes. 1944 Logos. La métaphysique c’est la rencontre du néant par l’angoisse. Trois reproches [adressés à Heidegger] : nihilisme, pathos, refus de la logique. Réponse [de Heidegger] : le néant est l’être140 ; le sentiment est une manière d’être au monde141, le refus de la logique c’est l’enveloppement et la dérivation de la logique. 1/ Qu’est-ce qu’une interrogation métaphysique ? 2/ Comment s’élabore la question ? 3/ La réponse à la question. Chaque question de la métaphysique embrasse la totalité de la métaphysique ; les questions que posent les sciences sont des questions particulières. Celui même qui pose le problème est concerné par la question142. Il y a des sciences, une passion scientifique. Les sciences ont perdu leur racine commune. Ce qu’il y a de commun dans les questions scientifiques, et qui permet d’élaborer une question métaphysique ? Toute science constitue un rapport avec le monde, et se propose d’aller à l’essentiel de ce rapport, afin de dire ce qui caractérise l’étant comme tel et rien d’autre. Toute science se soumet en définitive à l’étant et à rien d’autre. Qu’en est-il de ce rien ? La problématique du néant déconsidère la logique. La rencontre du néant rend seule possible la négation. Loin que la logique commande la rencontre, la rencontre commande la logique. Heidegger cherche les sources philosophiques de la logique. Hegel renverse la logique pour faire une nouvelle logique. Le néant, c’est le non-étant. Vom Wesen des Grundes
La différence ontologique présuppose quelque chose comme le Dasein, la transcendance. La transcendance crée le Da du Dasein, elle constitue l’ipséité elle-même. Le transcendantal, ce vers quoi il y a transcendance, c’est le monde. Le Dasein est être-dans-le-monde.
C’est de cette idée qui est celle du vaste courant de la théologie négative que part aussi la Logique de Hegel. Hume, Comte, Freud, Wallon. 142 Le Sujet de la science d’après Lacan, en tant qu’il dénie la question du sujet sur le sujet. 140 141
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Hegel et Heidegger Dans son essence même, la métaphysique est théologie, même lorsque l’arrière-monde a disparu. Elle a contaminé l’être. La recherche du Grund est théologie. L’ontologie hégélienne est théologique, parce qu’elle est recherche radicale et déploie l’infinité. L’être est fondement, abîme et finitude pour Heidegger. Le fondement radical n’est plus l’étant suprême. Le savoir naturel doit être dépassé [par le philosophe] pour être fondé (doute, époché). Le fondement pour la métaphysique traditionnelle est l’étant absolu. L’essence de la technique n’est pas technique. Un dépassement est nécessaire mais non vers l’étant suprême. Toute la différence entre Hegel et Heidegger, c’est que Heidegger ne parle plus d’un fondement absolu. Savoir naturel-savoir absolu : ontique-ontologique. On entreprend l’étude du commentaire de l’Introduction à la Phénoménologie de Hegel par Heidegger]143 Pour Hegel, la conscience naturelle contient son propre dépassement ; elle est à la fois et n’est pas conscience absolue. L’expérience est la science ; le mouvement de l’expérience est la science. L’être de la conscience, c’est l’expérience, et l’expérience c’est la science. Il n’y a que deux sciences, l’une plus théologique, la Logique, et l’autre plus ontologique, la Phénoménologie. L’expérience est la parousie de l’absolu. La phénoménologie est le dialogue de la conscience naturelle et du savoir absolu. Ce dialogue c’est l’expérience elle-même. Assimilation de la dialectique à l’expérience. La volonté de l’Absolu est de se montrer. La présentation de cette parousie est la Phénoménologie. Nous sommes déjà dans la parousie ; il n’est pas nécessaire de nous y introduire. La conscience naturelle ne peut être introduite où elle est déjà. On est dès le début dans le savoir absolu. La Phénoménologie n’apparaît comme un voyage qu’à la conscience naturelle qui naturalise ce passage. § 1 de la Préface de la Phénoménologie de Hegel. La connaissance comme instrument (pragmatisme, Kant) ; c’est une opinion naturelle sur la connaissance. La conscience naturelle se fait de la connaissance la conception d’un instrument. La connaissance est
Un manuscrit daté de la même année 1959 et portant ce titre se trouve dans l’ouvrage cité de Jean Hyppolite Figures de la pensée philosophique, tome 2, pp. 625-642 143
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un moyen de s’emparer de l’absolu, soit un instrument, soit un milieu. L’Absolu est relativisé. Il faudrait déduire l’apport de l’instrument. La connaissance serait une ruse ; l’Absolu la dédaignerait, à moins qu’il ne veuille bien être déjà auprès de nous. Auquel cas la connaissance n’est plus un moyen. Dans ce texte renversement déjà du point de vue de la conscience naturelle. L’Être, c’est l’Esprit, la Conscience de soi. Ce qui est en vérité, c’est ce qui se sait être absolument. Descartes, Hegel. La certitude absolue a besoin de s’absoudre d’elle-même, de se délivrer de sa liberté. Dieu lassé de lui-même, s’offre en spectacle. L’Être est la certitude absolue de soi, parce qu’il y a eu Descartes. L’Absolu est ce qui se sait soi-même sans aucune condition. La philosophie est connaissance de l’Absolu ; elle tient à s’assurer de la validité de la certitude de l’Absolu. C’est à travers l’apparence et dans l’apparence que se montre la Vérité. Il n’y a d’apparence que parce qu’il y a se montrer. La philosophie n’échappe pas à la manière naturelle de penser. Le savoir naturel, c’est aussi la mathématique. Voir Logique formelle et transcendantale. La volonté de connaître l’Absolu par un moyen est absurde. À quoi bon un moyen ou un milieu si la critique doit en réduire l’opération ? La connaissance ne s’occupe que d’elle-même. Le moyen se prend pour la fin. L’Absolu est déjà dès le début près de nous, en soi et pour soi. L’Absolu est le fondement absolu, lui-même sans fondement. L’Absolu seul est vrai et le Vrai seul est absolu : proposition elle-même injustifiable, infondable. L’Absolu est déjà en soi et pour soi près de nous, et veut l’être. Déduire le rayon, il ne restera rien. Nous sommes dans le rayon. Si la connaissance est définie autrement que comme un moyen, l’examen de la connaissance change lui aussi de sens. L’expérience est la sképsis totale. Rien n’est plus proche et rien n’est plus loin qu’Hegel et Heidegger. L’idée d’Absolu disparaît [avec Heidegger]. §2 Représentation, apprésentation, représentation.
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Il n’y a pas d’autre ap-présentation de soi que la re-présentation de la présentation. Dans la présentation de l’objet, le sujet se présente luimême. Le savoir de l’objet est un savoir de soi. L’être de l’étant, c’est l’expérience ; la présentation, c’est l’absoluité de l’absolu. L’Absolu est en soi et pour soi auprès de nous, mais non sans nous. L’Être du phénomène, c’est le phénomène comme phénomène. L’être de l’étant est le plus concret ; car c’est le Tout. L’être de l’apparaître, c’est l’Apparaître. La sképsis de l’être dans le scepticisme de l’étant, c’est la réduction phénoménologique. La parousie ou l’absoluité de l’Absolu c’est la présence, l’expérience. L’Absolu veut être auprès de nous. Le savoir naturel considère la connaissance comme un moyen de s’emparer de l’Absolu. La conscience parle sans savoir ce dont elle parle ; sinon elle aurait déjà opéré la conversion. Il n’y a pas d’un côté l’Apparence, de l’autre la Réalité. C’est dans l’apparence même que se déroule le combat entre l’être et l’apparence. Rien n’apparaît que dans la lumière de la Vérité. L’Absolu est déjà en soi auprès de nous ; mais il veut être en soi et pour soi. Nous devons au cours de l’expérience opérer la conversion de l’Absolu. §3 L’Absolu seul est vrai et le vrai seul est absolu. C’est le Grund absolu. L’Absolu veut être chez nous en soi et pour soi. Depuis Descartes, le vrai est la certitude absolue, le savoir inconditionné. La certitude s’est libérée de tout rapport extrinsèque à l’objet. Mais en absolvant la conscience, la certitude s’absout elle-même, c’est-àdire se conditionne, s’enchaîne, se crucifie. La certitude infinie de soi s’est repliée en soi-même ; sa liberté consiste alors à se délier d’ellemême pour assumer l’assujettissement à la condition. L’Absolu n’est absolu qu’en s’absolvant lui-même, qu’en s’aliénant comme conditionné. Si l’homme se fait Dieu, Dieu se fait homme. La certitude se déconditionne pour se poser comme l’inconditionné, mais l’inconditionné se donne comme le conditionné. L’expérience, c’est la présence de l’Absolu. Se délivrer des conditions, c’est s’engager dans la condition. La liberté de Dieu ne serait pas liberté absolue si elle ne pouvait s’absoudre elle-même. §4 Chez Spinoza, il n’y a pas de phénoménologie. L’entrée en scène de la science est aussi un phénomène. La science est la présentation du phénomène comme phénomène. 203
La science est un phénomène : a/ une manifestation qui surgit à côté ; une manifestation qui annonce ce qui va venir ; c/ une manifestation qui indique quelque chose qui n’est pas là et qui ne sera jamais là. La solution classique [critique] est à exclure : il n’y a pas de noumène. La science est la présentation du phénomène comme phénomène, le spectacle du spectacle. §5 La science n’est pas autre chose que la présentation du savoir phénoménal. La présentation de l’expérience comme telle réalise la fin de l’expérience. Husserl aussi se propose de présenter le savoir naturel. Le savoir absolu n’est pas un stade ; il est le chemin lui-même. La conscience naturelle naturalise le savoir absolu lui-même. Le savoir absolu ne surgit pas à la fin ; il est constamment présent.
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« Géométrie » de Descartes Restructuration d’un domaine préexistant plutôt qu’inauguration. Brunschvicg pense que Descartes a tenté de réduire l’étendue imaginative à l’étendue intelligible. Livre 1 : Affirme le parallélisme rigoureux des opérations de l’arithmétique et des opérations de la géométrie. Descartes n’a pas tenté l’analyse du continu. Il pense que le continu est immédiatement intelligible. La multiplication au lieu d’être un problème de rectangle devient un problème de proportion. Descartes pose le problème de Pappus. Étant donné 2n droites, trouver un point tel que le produit de ses distances à n de ces droites soit un produit de ces distances aux n autres dans un rapport donné k. Voir Wikipédia.
Troisième partie Autres repères de l’époque 1960-2000
Chapitre 6 Le dossier Althusser cinquante ans plus tard 1. Un étudiant hégélien à la Sorbonne en 1958 Ce livre était déjà trop long, mais le fait d’avoir lu les excellents articles d’Alain Badiou sur Louis Althusser dans ses deux livres (Petit Panthéon portatif, 2008 ; L’aventure de la philosophie en France pendant les années 1960, 2012) a réveillé un souvenir dormant dans le tréfonds de mon préconscient, celui du désaccord profond que j’avais éprouvé lors de la lecture dès sa parution du Pour Marx (1965). À l’époque, j’en avais écrit un texte de remarques critiques assez long à un ami cher aujourd’hui disparu, l’angliciste Michel Fuchs, sous le prétexte que nous étions l’un et l’autre des normaliens membres du Parti Communiste. Celui-ci n’avait pas paru très captivé par mes remarques peut-être trop techniques sur le rapport entre Hegel et Marx. D’abord, faut-il encore s’intéresser à Marx ? De l’avis d’un nombre croissant, oui. Il semble que seule la grille offerte par le Capital puisse conférer quelque lisibilité aux ressorts d’une crise économique et financière mondiale, dont le mécanisme sous-jacent semble demeurer totalement impénétrable à l’approche néolibérale en économie. Ensuite, peut-on comprendre Marx sans relier la genèse de sa pensée à une paternité hégélienne ? Je pense que non, alors que tout l’effort d’Althusser a consisté à l’époque à soutenir le contraire, contre toute la tradition marxiste antérieure (Engels, Lénine, Politzer, Wallon, Mao Zédong). Une telle erreur d’évaluation théorique a causé des dégâts considérables, et pourrait bien être à l’origine de l’incapacité politique du PCF à s’orienter correctement dans le mouvement de Mai, et d’en tirer l’initiative d’un changement politique, sinon totalement révolutionnaire, au moins novateur, quant à l’avenir national. Nous payons peut-être encore aujourd’hui le prix de telles fautes, à voir l’horrible pataugement d’un Hollande, semblant affligé d’une véritable « maladie de la volonté »
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(Ribot) en rapport possible avec la panne intellectuelle totale vis-à-vis d’un modèle économique autre que néo-capitaliste. Pourquoi ce désaccord à l’époque ? J’ai été le meilleur connaisseur, parmi les étudiants en philosophie de l’époque (1955-1960), de la philosophie hégélienne. Ce qui n’était pas très difficile, je vous l’assure. Je connaissais bien l’usage, dès l’année 1957, qu’en avait fait Sartre dans L’être et le néant. C’est la raison pour laquelle, piloté par Jean Hyppolite, j’avais effectué mon mémoire de maîtrise l’année suivante, en 1958, donc avec Paul Ricœur sur « Le temps dans la Phénoménologie de l’esprit » de Hegel. En 1959, j’avais fait dans le TD de Ricœur à la Sorbonne, un exposé sur les deux dernières pages de la même Phénoménologie, texte d’une difficulté abyssale, et qui m’avait donné l’occasion d’une performance, sinon totalement réussie (ce texte reste une énigme), au moins assez spectaculaire pour passer à l’époque pour l’agrégatif hégélien de la Sorbonne. Il en fallait au moins un. 2. Les Manuscrits de 1844 de Marx : la « Présentation » de Bottigelli En poste dans l’enseignement secondaire à partir de 1963, je m’étais mis méthodiquement à la lecture de Marx, lecture obligée selon moi après celle de Hegel, et suivant la méthode historique, pourquoi pas ? – j’avais commencé par les Manuscrits de 1844, parus tout juste l’année précédente en 1962, avec « présentation, traduction et notes d’Émile Bottigelli, agrégé de l’université ». Retenez bien ce nom qu’Althusser n’a cité que du bout des lèvres pour en dire des sottises, comme on le verra. Or en lisant le Pour Marx, je me suis aperçu immédiatement que ça ne collait pas du tout, mais alors pas du tout, avec ce qu’on pouvait lire dans les Manuscrits de 1844 sur un dénommé Hegel (26 pages), et d’abord le contenu de la monumentale et remarquable présentation de Bottigelli (56 pages) de cet ouvrage, dont il était clair comme le jour qu’Althusser, pour avoir peut-être vaguement jeté les yeux sur le premier texte, n’avait pas pu lire une ligne du second, à moins d’être amnésique ou alors d’en avoir totalement refoulé le contenu. Il n’est pas question d’entrer ici dans tout le détail de ce travail de Bottigelli, tout au plus d’y repérer des indices significatifs pour l’élucidation de notre problème. Lorsqu’il commence à écrire (décembre 1960), Althusser ne peut pas connaître l’édition des Manuscrits de 1844 par Bottigelli (1962), mais il ne rencontrera celle-ci qu’à peu près au milieu de son parcours des textes de la période 1960-1965. Aussi bien, j’ai pris le parti de commencer par 210
la présentation des vues de Bottigelli – quitte à sembler commettre une erreur de méthode, parce que son texte m’a paru, par ses remarquables qualités historiques et épistémologiques, pouvoir servir de critère d’évaluation pour les propres vues d’Althusser, qui sont bien loin selon moi d’en refléter le niveau de correction et même de perfection. Voilà ce que l’on retire de l’étude de Bottigelli, et qui ne va pas s’accorder du tout avec les propres idées d’Althusser sur les Manuscrits de 1844. À suivre Bottigelli donc, en 1837, à 19 ans, Marx écrit à son père qu’il a assimilé la philosophie de Hegel et qu’il est contact avec la gauche hégélienne (Ruge, Strauss, Bauer, Feuerbach, Stirner, Koeppen) (XXIV). Les Manuscrits de 1844 s’insèrent dans les luttes idéologiques des années 40, et à leur manière, Feuerbach ou Moses Hess y ont contribué (X). La réflexion hégélienne marquait un immense progrès sur les systèmes antérieurs (XII). C’est sous l’influence de Feuerbach, lu en 1842, que Marx entreprend en 1843 une « critique de la philosophie du droit de Hegel » (XXVII). Il se place encore, dans une certaine mesure, sur le terrain de Feuerbach (XXX). Mais déjà dès cette époque, Marx exprime tout aussi bien que « les aphorismes de Feuerbach ne lui conviennent pas » (XVIII). Du reste, dès achevée – toujours en 1843 – « la critique » dont il vient d’être question, « les conceptions de Feuerbach sont [déjà] dépassées » par Marx (XXXII). Les Manuscrits ont été rédigés entre février et août 1844 (XXXIII). Marx y a pour visée d’ « élaborer ses propres points de vue pour aboutir à une critique de la philosophie de Hegel » (XXXIX). On y « sent encore toute proche l’influence de Feuerbach et on voit pointer à chaque instant la forte armature hégélienne qui sert de support » à la démarche de Marx (XXXIX, ce qui n’est pas du tout ce que va soutenir Althusser). Marx a lu pour la première fois un texte d’Engels dans les Annales franco-allemandes de février 1844 et le rencontrera au cours de l’été de la même année. Les Manuscrits de 1844 sont le premier texte où Marx prenne ouvertement parti pour le communisme (XLVII). L’aliénation (Entfremdung) est une idée centrale de la philosophie de Hegel, dont Marx dit lui-même qu’elle est « la source véritable et le secret » (p. 128) de toute sa propre pensée (LIV). C’est surtout sa signification de « domination » plutôt que d’étrangeté (Fremd) que va retenir Feuerbach. De fait, avec lui ce concept change à la fois de contenu et de caractère. Il n’étudie vraiment que l’aliénation religieuse et son mécanisme. Malgré le renversement matérialiste de la philosophie, la 211
conception de l’aliénation chez Feuerbach reste très en retrait de celle de Hegel, à être fondée sur la nature de l’homme plus que sur son histoire (LVI). C’est pourquoi, bien mieux que lui, Marx a bien vu cette présence de la pratique humaine chez Hegel dans la Phénoménologie, « sous forme de critique cachée, encore obscure pour elle-même et mystifiante ». [Cette notion de mystification déjà présente en 1844 annonce sa reprise ultérieure en 1873 (mystifirende). En même temps on se trouve déjà en présence de quelque chose qui annonce la notion du refoulement et en général celle de mécanisme de défense en psychanalyse. En témoigne la référence que nous allons faire à ce sujet plus loin à Lacan]. « On trouve déjà cachés dans la Phénoménologie tous les éléments de la critique, et ceux-ci sont déjà préparés et élaborés d’une manière qui dépasse le point de vue hégélien [idée essentielle qui a été bien perçue par Engels (Feuerbach, 1890) comme par Wallon (1936, texte n° 91, Œuvres III 1930-1937) et qui ne peut qu’échapper au modèle bachelardo-althussérien de la coupure, lequel même n’est fait que pour éviter de voir cela]. La « conscience malheureuse », la « conscience honnête », la lutte de la « conscience noble et de la conscience vile » [la dialectique du Maître et de l’Esclave], etc., chacune de ces sections contient – bien que sous une forme encore aliénée – les éléments de la critique de domaines entiers comme la religion, l’État, la vie civile, etc… » [Ces domaines qui font partie de la Philosophie du droit critiquée par Marx en 1843, sont par ailleurs repris dans le Plan de l’Encyclopédie à un niveau plus élevé de l’escalier que celui de la Phénoménologie, CPF21, 75, voir ici pp. 418-419]. Par ailleurs, Lacan a très bien compris l’usage que pouvait faire sa propre approche de la psychanalyse des « catégories hégéliennes » qu’il avait reçues directement de l’enseignement de Kojève sur la Phénoménologie, et qui sont justement ici pointées par Marx 1844 : parmi lesquelles entre autres justement la dialectique du maître et de l’esclave, la belle âme (Novalis), la loi du cœur (Les Brigands de Schiller)]. « La grandeur de la Phénoménologie et de Hegel et de son résultat final – la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur – consiste… en ceci que Hegel se place du point de vue de l’économie politique moderne. Il appréhende le travail comme l’essence avérée de l’homme… le seul travail que connaisse et reconnaisse Hegel [n’étant cependant que] le travail abstrait de l’esprit… « Hegel décrit le mouvement de dépassement de l’objet de la conscience (131-133)… « Chez Hegel, la négation de la négation est la transformation de l’homme en sujet… un rôle propre que joue le dépassement (Aufhebung) 212
dans lequel sont liées la négation et la conservation, l’affirmation. Ainsi dans la Philosophie du droit de Hegel… droit privé… famille… Société civile… État… histoire universelle (141)… « Le dépassement est mouvement objectif reprenant en lui l’aliénation (143)… « Hegel saisit le travail comme l’acte d’engendrement de l’homme par lui-même (144)… « Nous développerons plus loin le contenu logique de la négativité absolue (145)…elle doit abandonner l’abstraction, et ainsi elle arrive auprès d’un être qui est son contraire direct, la Nature… seule la nature est quelque chose » (146). [Le mécanisme du dépassement de l’idéalisme historique hégélien comprend son propre dépassement dans le matérialisme historique] (146). Il est complètement impossible de réduire ce qui précède, sauf à perdre complètement la boussole historique, mais comme on va tout de même voir Althusser le faire plus loin, à du pur Feuerbach, sans un gramme de Hegel. Bottigelli continue : par ses propos mêmes sur la Phénoménologie, Marx « fait implicitement sentir combien Feuerbach s’interdisait par là lui-même de venir à bout de la philosophie de Hegel (LVII)… Cet aspect historique de l’aliénation concrète constitue un dépassement de Feuerbach (LVIII)… Mais Marx n’aurait pas dépassé le point de vue assez abstrait de Feuerbach s’il n’avait résolu de se mettre sur les positions du prolétariat », par son adhésion au communisme justement dans le texte de 1844 comme cela a été dit plus haut. On aborde ici l’étude par Bottigelli du texte principal et final intitulé « Critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général » (26 pages) et dont Althusser ne soufflera mot. Pas un mot sérieux en tout cas. D’après Bottigelli, « c’est certainement là que Marx a exprimé de la façon la plus explicite, encore que la formulation en soit souvent obscure, sa critique fondamentale de la philosophie de Hegel… [Bien entendu] il pense également à Feuerbach qui a opéré, sur le plan de la théorie de la connaissance, le renversement matérialiste de l’idéalisme hégélien (LXI)… Marx rejoint, mais en l’enrichissant la conception de Feuerbach [Ce n’est pas du tout ce que dira Althusser, qui au contraire aplatit Marx sur Feuerbach] qui avait montré que la négation de la négation aboutissait à restaurer la théologie dont la philosophie hégélienne prétendait être la négation. Mais sa démonstration va plus au fond des choses. Ce n’est plus seulement au nom du matérialisme qu’il critique l’inversion du réel que représente le système hégélien. C’est au nom de 213
la dialectique du réel, de celle qui se manifeste dans l’histoire et la société [et qui est l’objet dont Althusser cherche à gommer la préexistence chez le jeune Marx sous forme de pressentiment de la dialectique matérialistehistorique ultérieure] (LXIV). « La critique fondamentale de la dialectique idéaliste [touche au fait paradoxal que]… la raison se trouve auprès de soi dans la déraison en tant que raison (LXV) [l’aliénation de l’aliénation]… Certes la philosophie de Hegel, et la Phénoménologie en particulier, avait bien intégré des contradictions de la vie et de la société moderne… Cependant, la philosophie de Hegel n’était en fin de compte que la justification par la pensée de l’ordre existant. » Les articles de Marx dans les Annales franco-allemandes [ensemble de textes des années 1843-1844, qu’Althusser semble allusionner d’un titre de fantaisie : critique de la philosophie de l’État de Hegel – 1843 – et qui paraît attester de son ignorance réelle des textes. Pléiade I, LXIV-LXV ; Pour Marx, 29] donnaient l’orientation de ses recherches ultérieures qui sont concrétisées par les Manuscrits. C’est évidemment un tournant décisif, et, en ce sens, les Manuscrits sont la préparation méthodologique du Manifeste [1848, proposition raisonnable et qui réfute d’emblée la fameuse « coupure » qu’Althusser va situer en 1845 avec L’Idéologie allemande, rédigée en commun par Marx et Engels, son compagnon d’études et d’action qu’Althusser ne cite que de la façon la plus discrète, jamais en tout cas pour ses œuvres majeures]. Le texte final des Manuscrits sur « la dialectique de Hegel », « la pièce maîtresse des Manuscrits » [non citée comme telle par Althusser] donnera à Marx « la clef des insuffisances de la philosophie hégélienne, celle du travail aliéné » (LXVI), qui certes reste à l’époque « une idée parfois assez ambiguë » (LXVII). C’est encore [en 1844] l’idée, en soi hégélienne, du développement des contradictions qui amène le passage d’un régime social à un autre. Et si la notion de classes apparaît nettement, la lutte des classes n’est pas encore reconnue expressément comme le moteur de l’histoire. Le concept fondamental des Manuscrits de 1844 est incontestablement celui d’aliénation, notion qui va disparaître rapidement du vocabulaire de Marx. Bottigelli dit encore que la « Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique » est le dernier texte où Marx s’est exprimé en langage hégélien [LXVIII. Ce fait est évident dans tel passage des pages 255-256 de Pléiade I, que nous citons tout de suite ci-après, pour faire d’emblée avancer la question, quitte à alourdir notre développement. On appellera par la suite ce texte de son « nom » 1857 : 214
« Le concret est concret, parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat [moment 3], et non comme le point de départ [moment 1], encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. « Les déterminations abstraites [moment 2] aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée [moment 3]… « La méthode de s’élever de l’abstrait au concret [moment 2 vers 3] n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé [E.J. : ce que Hegel appelle universel concret, ou encore singulier]… « La conscience philosophique est ainsi faite : la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production… tautologie [il y aurait au moment 2 comme une illusion « idéaliste » nécessaire que l’on pourrait appeler le moment hégélien, et qui rappelle ce que Kant appelait pour son compte illusion transcendantale] dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l’acte de concevoir. Il n’est donc nullement produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation, mais un produit de l’élaboration des perceptions et des représentations en concepts [Dans tout ce passage Marx parle hégélien en critiquant et en redressant Hegel, disons en le dépassant-conservant]. La totalité, telle qu’elle apparaît dans l’esprit comme un tout pensé [c’est toujours du Hegel], est un produit du cerveau pensant [Ce n’est plus du tout du Hegel]]. Bottigelli ajoute qu’il est certain que le concept d’aliénation subsiste d’une certaine manière chez Marx (LXVIII). « Lorsqu’il parle dans Le Capital du fétichisme de la marchandise, on a affaire à la même idée… Il serait étonnant qu’une notion aussi riche ait perdu pour lui toute validité. » Il en a repris le contenu dans le chapitre XXIV du 3 e Livre du Capital où il appelle la capital porteur d’intérêt la « forme aliénée du rapport capitaliste ». Dans les Manuscrits de 1844, « dans sa lutte contre la dialectique de Hegel, Marx applique concrètement la dialectique matérialiste. Il n’y a aucune définition théorique de la méthode. Elle ne viendra que bien après, et en fait sous la plume d’Engels [dans la Dialectique de la nature 1875, 69-74, 1879, 213-245, et dans l’AntiDühring, 1877-1878, 151-173, ouvrages d’une importance cardinale comprenant 62 pages (6 + 33 + 23) 215
explicitement consacrées au sujet précis de la « dialectique » et dont Althusser ne citera même jamais les titres ; pourtant il semble connaître l’existence de deux chapitres 12 et 13 enfermant les pages 151-173 cidessus, mais apparemment ne veut ni en entendre parler ni en parler (205)]. Il y a à remarquer qu’« il n’y a pas, dans les Manuscrits, de la dialectique de la nature. » Cette dialectique matérialiste des Manuscrits de 1844 se définit dans la lutte contre la dialectique idéaliste, en restant imprégnée de vocabulaire feuerbachien, il faut le reconnaître, même si, dans le même contexte, « l’humanisme de Marx se distingue fondamentalement de l’anthropologie de Feuerbach » (LXIX). Point de vue très nuancé qui ne sera pas du tout celui d’Althusser. 3. La Préface « Aujourd’hui » (1965) du Pour Marx de Louis Althusser Dans la Préface intitulée Aujourd’hui du Pour Marx (1965), Althusser commence par décrire de façon dramatique, comme une sorte de petite Sibérie française, du point de vue de la philosophie marxiste, « l’impasse théorique où l’histoire nous avait relégués… les maigres réserves théoriques léguées en héritage par tout le passé du mouvement ouvrier français » (11, 13), le manque d’une « authentique tradition théorique » (15), d’une « école théorique dont pussent sortir des maîtres » (16). Dénonçant la grande sottise du XIXe siècle français, il lance d’abord la pierre à « l’entêtement réactionnaire » de Maine de Biran et Bergson – la pierre à Comte aussi, pas bête mais « d’une incroyable inculture et ignorance », pour finir, à l’époque plus récente, par donner un grand coup de pied dans les tibias de Politzer, qui ne nous aurait « laissé que les erreurs géniales de sa Critique des fondements de la psychologie ». Althusser reparlera encore de Politzer pour en énoncer d’autres sottises sentencieuses, par exemple dans Lire le Capital (1 – 44, 176) que Politzer n’aurait pas pu faire aboutir son projet de psychologie concrète du fait de « la fonction idéologique du concept non critiqué de « concret » » (Abracadabra !), que du reste « Politzer est le Feuerbach des temps modernes » – une vraie manie – avec sa « critique de la Psychologie spéculative au nom d’une Psychologie concrète », projet où se perçoit bien « un « renversement » qui, de Feuerbach au jeune Marx et à Politzer, ne fait que conserver, sous l’apparence de sa critique, une même problématique ». Clair comme le jour ! Mais tout cela n’est que de la fumée pour cacher le fait majeur qu’Althusser ne mentionnera jamais le fameux livre intitulé Principes élémentaires de philosophie (Éditions sociales, 1ère édition, 1946), et qui est le 216
compte rendu fidèle (1935-1936) des cours de marxisme donnés par Politzer dans le cadre de l’Université Ouvrière entre 1932 et 1939. Ce livre de 286 pages est d’une densité, d’une vigueur, d’une originalité de pensée, en même temps que d’une clarté d’expression telles qu’elles auraient dû en faire un classique non seulement de la pensée marxiste, mais même de la pensée philosophique française de XXe siècle. Ni plus ni moins par exemple que L’existentialisme est un humanisme de Sartre, bien plus bref et programmatique encore, mais du même mérite et du même grand talent par sa visée populaire. Disons tout de suite que l’on ne pourra jamais pardonner à Althusser « and his boys » « l’oubli » d’une référence aussi capitale. Mais ce qui est intéressant, c’est la possibilité même qu’un « crime » de ce genre ait pu être commis, et le fait que cet état de choses comporte d’ouvrir la porte à l’éventualité de bien d’autres liquidations du même genre (les deux livres majeurs d’Engels, les Cahiers philosophiques de Lénine, les livres conséquents d’autres marxistes tels Lefebvre), sans parler de la pratique du charcutage et de la mise à la question arbitraire des textes que l’on acceptait de garder en en reconnaissant l’importance. Auguste Cornu, le « Père » Cornu a parlé du Jeune Marx, mais apparemment pas Bottigelli (17), qui en outre mentionne au moins cinq auteurs qui avant lui-même (1962) en avaient déjà parlé (Lukacs 1954, et d’autres : 1956, 1957, 1957, 1960). Par ailleurs, à l’époque où Althusser rédige les textes qui composent son Pour Marx, entre 1960 et 1965, il existe tout de même un certain nombre d’ouvrage en langue française, qu’il aurait pu ne pas juger tout à fait indigne d’y jeter au moins les yeux. La « Présentation » de Bottigelli aux Manuscrits de 1844 cite 26 auteurs, la plupart français, certains allemands et russes, certains pour plusieurs titres ou références1 (Voir contenu des notes page 427). En français existe un excellent livre, à mes yeux du moins pour l’avoir trouvé très intéressant, de Zevedei Barbu sur Le développement de la pensée dialectique (Costes 1947, 335 pages), dont la bibliographie mentionne 68 auteurs2. On ne peut pas négliger non plus les livres d’Henri Lefebvre, tout d’abord son excellent petit ouvrage sur Le matérialisme dialectique rédigé en 1938, saisi en 1940 par ordre de l’autorité occupante (liste « Otto »), et réimprimé à la Libération (PUF, 1947, 153 pages). Mais surtout son remarquable Logique formelle. Logique dialectique (Éditions sociales, 1946, 1969, 1982, 291 pages) mentionnant 72 auteurs, la plupart français, pas tous marxistes, mais concernés de près ou de plus 217
loin par l’approche marxiste – pourquoi pas par exemple Diderot ou Russell 3? Plus tard est paru (1986), toujours de Lefebvre, un ouvrage très intéressant sur Le retour de la dialectique. 12 mots clefs (Messidor, 178 pages). Au moment où Althusser décide de commencer à travailler sur Marx le Jeune et le moins jeune, ce n’est donc pas le grand désert blanc et glacé dont il nous déplore la vacuité tragique, disons qu’il y aurait bien plus de 150 auteurs (166) qu’il y aurait sinon à lire, au moins à feuilleter. Une fois faites de pareilles constatations, ce qui est un mauvais début, on n’a déjà plus très confiance dans la qualité du travail d’un auteur qui réclame crédit de son lecteur. Mais avançons, nous allons en découvrir bien d’autres par la suite. Althusser nous dit (24-25), à propos de « la nature des rapports de la philosophie de Hegel et de Marx », s’être posé « la question de savoir s’il existait ou non, dans le développement intellectuel de Marx, une coupure épistémologique marquant le surgissement d’une nouvelle conception de la philosophie, – et la question précis du lieu de cette coupure ». Or justement, pourquoi ce préjugé de chercher s’il y a, de Hegel à Marx, un trajet discontinu (une coupure), ou au contraire continu, ce qui revient d’emblée à évincer la solution – que l’on pourrait qualifier précisément de dialectique – que le trajet en question puisse être marqué par un double rapport de continuité-discontinuité ? Par ailleurs pourquoi envisager que cette coupure opère en un endroit précis, plutôt peut-être qu’en plusieurs endroits successifs. On nous dit alors (25) que Marx lui-même situerait cette coupure au niveau des « Thèses sur Feuerbach » dans L’Idéologie Allemande en 1845. Mais cela est dit de manière expéditive, manu militari et sans explication pour les péquins que nous sommes. On nous dit que Marx fonde une science de l’histoire (matérialisme historique) mais du même coup une nouvelle philosophie (matérialisme dialectique) qui devrait se distinguer de la première mais se confond encore avec elle. On éprouve le sentiment d’être emmené sur un grand manège forain – genre spirale de la mort – et d’une complication bien inutile. Attendez un peu. Dans les Œuvres de jeunesse (1840-1845), on distinguerait a/ 1840-1842 : un moment rationaliste libéral de type kantien-fichtéen ( ? !) ; b/ 1842-1845 : un moment rationaliste-communautaire marqué par la problématique anthropologique de Feuerbach, mais où les Manuscrits de 1844 sont un texte absolument unique de problématique hégélienne, qui cependant – tour de prestidigitation – tente d’opérer, « de façon rigoureuse, au sens strict » [Tu causes ! Tu causes !] le 218
« renversement » de l’idéalisme hégélien dans le pseudo-matérialisme de Feuerbach. Attendez ! Ce texte hégélien a été écrit par un auteur qui n’a jamais été hégélien ! De fait, quelques lignes plus loin, on va lire le texte suivant, qui reste complètement inintelligible si on a bien lu plus haut ce que nous dit la « Présentation » de Bottigelli : « Le Jeune Marx n’a jamais été hégélien [C’est faux !], mais d’abord kantien-fichtéen [Mais d’où est-ce que ça sort ?], puis feuerbachien [en amendant Hegel presque tout de suite par Feuerbach]. La thèse, couramment répandue, de l’hégélianisme du Jeune Marx, en général est donc un mythe. » C’est consternant. Alors Althusser va nous inventer un conte à dormir debout où il est dit que le Jeune Marx en se rapprochant du Marx adulte « n’avait cessé de s’éloigner de Hegel » [d’accord !], mais en pénétrant à reculons dans la fin du XVIIIe siècle, d’abord « avec Fichte et Kant » [mais cela étant visible dans quel texte de Marx ?], puis davantage encore, au cœur du passé historique de ce siècle », « s’il est vrai qu’à sa manière Feuerbach [1804-1872] peut représenter le philosophe idéal du XVIIIe siècle, la synthèse du matérialisme sensualiste et de l’idéalisme éthico-historique, l’union réelle de Diderot [1713-1784] et de Rousseau [1712-1778]. » Alors que Diderot et Rousseau ont vécu tous deux environ un siècle avant Feuerbach, celui-ci, promené d’un siècle à l’autre comme un yoyo, représentait leur synthèse, tout en critiquant Hegel d’une manière incomplète mais tout de même pertinente. Quel salmigondis à côté de la l’étonnante clarté du propos de Bottigelli ! Ensuite, Althusser nous dit que la coupure, qu’il marque en 1845 par les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie Allemande, « ne se définit pas elle-même sans difficultés, ni sans équivoques », ce qui exige encore « tout un travail critique » (28-29). Ensuite, Althusser continue à tourner en rond en nous racontant que lorsque Marx, entre 1843 et 1845, critique Hegel, ce n’est pas Marx qui parle, mais Feuerbach par la bouche de Marx. Ce que décrit ici Althusser ressemble assez à ce que les psychopathologistes connaissent sous les expressions d’automatisme mental ou même encore de délire d’influence. « Cette critique de Hegel n’est alors rien d’autre, dans ses principes théoriques, que la reprise, le commentaire, ou le développement et l’extension [ce n’est déjà plus la même chose], de l’admirable critique de Hegel formulée à maintes reprises par Feuerbach [Tout juste avant, Althusser vient de nous dire que la démarche de Feuerbach régresse un 219
siècle avant sa période de sa vie]. » Il importe de « ne pas confondre la critique marxiste de Hegel avec la critique feuerbachienne de Hegel, même si Marx la prend à son nom. Car selon qu’on déclare marxiste la critique (en fait feuerbachienne de part en part [faux si l’on suit Bottigelli]) de Hegel exposée par Marx dans les textes de 43, on se fera une idée très différente de la nature dernière de la philosophie marxiste. » Althusser cite alors avec un certain embarras la position des marxistes italiens Della Volpe et Coletti qui « suppose l’existence d’une coupure entre Hegel et Marx, entre Feuerbach et Marx », mais en la [la première ou la deuxième, ou les deux ? La formulation d’Althusser est obscure] situant en 43, au niveau de la préface à la « Critique de la philosophie du Droit de Hegel ». » Effectivement, sans requérir la notion d’une coupure, Bottigelli est assez proche de cette position italienne évoquée par Althusser, en écrivant bien, et de façon beaucoup plus claire, qu’au niveau de la « Critique de la Philosophie du Droit de Hegel », Marx à la fois met en relief les liens étroits existant entre l’idéalisme de Hegel et ses opinions réactionnaires, donc dépasse déjà Hegel, en même temps qu’il dépasse déjà aussi Feuerbach en ce qu’il applique au seul domaine politique ce que celui-ci appliquait au seul domaine de la religion (XXVIII). À la fin de sa Préface, Althusser développe que le marxisme ne peut être compris que dans le cadre du marxisme, que c’est là un « cercle dialectique », que « c’est la nécessité même pour une théorie qui se définit dialectiquement », que « le marxisme est la seule philosophie qui affronte théoriquement cette épreuve », que « la théorie qui permet… de lire [et]… de voir clair dans Marx… une lecture à la fois historique et épistémologique, n’est rien d’autre que la philosophie marxiste ellemême. » À ceci près que la dialectique, ce n’est pas un simple cercle, à l’image des sphères dont se compose le monde d’Aristote et de Ptolémée, mais plutôt un « cercle de cercles » (Hegel), et même une spirale (Sismondi), peut-être même une spirale de spirales (Wallon, Gesell) On éprouve le sentiment que le doctrinarisme d’Althusser à la recherche de la coupure aboutit à une situation où l’Objet-Marx, séparé de tout le reste, est en quelque manière enfermé dans une cage, dans un rapport à soi d’autoréférence absolue, ce qui est le propre de la mathématique peut-être, mais aussi et de manière bien plus ambiguë, de toutes les formes de religion. Une fois installé le mensonge initial (le proton pseudos des hystériques décrit par Freud) consistant à fusionner Le Jeune Marx à 220
Feuerbach, on aura créé le principe d’un espace comme délirant, et dont l’indice significatif est une sorte de langue de bois, qui évoquera parfois l’effroi des procès staliniens (le mot « liquider). Le but de tout cela, la solution finale, ce sera le grand parricide, le meurtre de Hegel et la mise au rancart de son affreuse bicyclette, la dialectique, idéaliste ou pas. Mais pourquoi ? Pourquoi cette fureur iconoclaste ? 4. Les « Manifestes philosophiques » de Feuerbach Le corps de l’ouvrage proprement dit qui suit la Préface est composé de 8 articles parus entre 1960 et 1965, pour la plupart dans les Revues du PCF La Pensée (4), La Nouvelle Critique (2), mais aussi Esprit (1), et les Cahiers de l’ISEA (1). Le premier texte qui suit la longue Préface de 1965, et qui inaugure le corps du livre proprement dit, est daté de 1960 (NC), et porte sur « Les « Manifestes philosophiques » de Feuerbach ». On y découvre déjà sans surprise la doctrine exposée à nouveau plus tard dans la Préface de 1965 : quand Marx parle de Hegel entre 1840 et 1845, ce n’est pas lui qui parle vraiment, mais Feuerbach. Ce tour de passe-passe va permettre à Althusser d’installer comme de force son modèle de la coupure. Si c’est Feuerbach qui a pris sa place, Marx n’a jamais parlé de Hegel ni n’a jamais été hégélien, mais son passeport portait une autre identité : c’était Monsieur « Kant von Fichte und Feuerbach ». Disons encore qu’il y a comme une dimension religieuse propre à une telle approche – ce qui n’a rien de surprenant de la part d’un homme qui dit avoir été jadis catholique (honni soit qui mal y pense) : Marx le Messie est comme descendu du ciel (on a connu aussi un Freud fabriqué de cette manière), à la différence près avec le Jésus que nous connaissons, qu’il n’a été annoncé par aucun grand prophète digne de ce nom. Pas de JérémieHegel. On remarquera simplement en passant que ce mécanisme du « C’est pas moi c’est l’autre » – pour expulser de l’espace psychique un contenu indésirable – est celui bien connu en psychopathologie sous les noms de « transitivisme » enfantin et de « projection » en général, et que Freud en a fait le ressort explicatif principal du délire paranoïaque, en particulier de son archétype dans le Président Schreber, qui se pense en communication directe avec un Dieu dont il serait l’épouse (1911). On va revoir cela un peu plus loin. Alors qu’il serait beaucoup subtil, plus véridique, et plus honnête aussi vis-à-vis de l’immense talent de Marx le Jeune, d’envisager que Marx critique Hegel, tout en critiquant aussi Feuerbach en tant que celuici de son côté critique Hegel. Marx comme critique de Hegel, critique 221
Feuerbach de ce que sa critique à lui de Hegel, malgré son grand mérite, reste insuffisante, au point même de le faire retomber d’une certaine manière, dans son dépassement même de Hegel, en deçà de Hegel. Cela, qui est à la fois beaucoup plus juste et bien plus malin, c’est ce que voit et formule à peu près Bottigelli, et c’est ce que semblent comprendre les deux italiens Della Volpe et Coletti, si peu que nous en informe le propos laconique d’Althusser, que leur position dérange visiblement, parce qu’elle revient à dire que, si coupure il y a, celle-ci n’est pas localisable de façon tranchante en 1845, mais s’étalerait plutôt dans le temps, dans la période 1840-1845, et même encore bien après puisque le texte de 1857 est encore écrit « en hégélien », selon un trajet – osons dire dialectique – d’allure continue-discontinue, dites même si cela vous plaît davantage, discontinue-continue. Mais laissons parler Althusser : « Non seulement la terminologie marxiste des années 42-44 est feuerbachienne (l’aliénation [On la revoit dans le Capital]… le « renversement » [On le retrouvera aussi bien plus tard : 1873]), mais, ce qui est sans doute plus important : le fond de la problématique est feuerbachien… Marx n’a vraiment « liquidé », pour reprendre son expression [sic], cette problématique qu’en 1845 », avec L’Idéologie Allemande ; « Marx a littéralement épousé [accent sexuel mis sur ce qui est en fait un mariage gay] pendant 2-3 ans la problématique même de Feuerbach, il s’y est profondément identifié… S’il est vrai que Marx a épousé [on insiste] toute une problématique, sa rupture [c’est un divorce] avec Feuerbach, cette fameuse « liquidation [resic, alors que d’autres traductions disent plus modérément « régler nos comptes avec notre conscience » (Id. All., ES, 7, 1962), « faire notre examen de conscience » (Pléiade I, 274, 1963)] de notre conscience philosophique antérieure », implique l’adoption d’une nouvelle problématique… La révolution théorique de Marx consiste justement à fonder sur un nouvel élément sa pensée théorique libérée de l’ancien élément celui de la philosophie hégélienne et feuerbachienne » [Propos difficilement compatible avec le fait que personne n’aurait jamais été « hégélien », ni Feuerbach, ni Marx qui était soi disant adepte de Kant-Fichte-Feuerbach ; c’est le retour du refoulé] (39-41). Même remarque à propos de ce qui est dit un peu plus loin encore de « cette double rupture avec Hegel d’abord, avec Feuerbach » (42), ce qui se rapproche de la thèse de Bottigelli-Della Volpe-Coletti. On dirait que la pensée de l’auteur est agitée d’une instabilité donnant l’impression qu’elle ne sait pas où se poser.
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5. « Sur le Jeune Marx » (Questions de théorie) Le texte suivant (La Pensée, 1961), intitulé « Sur le jeune Marx », et dédié à Auguste Cornu, représente l’analyse critique d’un numéro des Recherches internationales, revue dépendant du PCF, présentant « onze études » de marxistes étrangers (Italie 1 : Togliatti ; URSS 5 dont trois « jeunes » : Bakouradzé, Lapine, Pajitnov ; DDR 4 : Hoeppner cité par Bottigelli, Jahn, Schaff ; Pologne 1). Malgré tout, un examen laborieux des notes permet de relever seulement 6 noms d’auteurs. Mais Althusser ne s’embarrassera jamais beaucoup avec la précision extrême des références, dans un domaine où il s’est toujours agi pour lui bel et bien de fonder la nouvelle science marxiste. C’est là à peu près, mis à part quelques allusions secondaires à Lénine et à Engels, toute la bibliographie critique sur laquelle daignera s’appuyer la révolution althussérienne introduite par le Pour Marx et les deux volumes de Lire le Capital. Quelques titres nouveaux s’ajouteront de surcroît touchant le deuxième ouvrage, mais fort peu. Les deux volumes de Lire le Capital comprennent en notes encore tout au plus deux douzaines de références, dont la moitié seulement renvoie à un texte le plus souvent mal localisé, et les autres aux seuls patronymes des grands totems qui ont servi l’inspiration des deux auteurs Althusser et Balibar (Bachelard, Canguilhem, Cavaillès, Foucault, Freud, Koyré, Lapassade, J. A. Miller, Piquemal, Sartre, Ulmann). Voilà pour les 675 pages (150 de Balibar) de la Nouvelle Bible Marxiste4. La discussion de ces « études » va être laborieuse. Malgré tout, l’enjeu qui s’en dégage progressivement va apparaître de façon assez claire : il ne s’agira ni plus ni moins que de déconsidérer, discréditer, démonétiser le concept de contradiction dialectique, en s’attaquant à ses attributs reconnus, s’agissant tout d’abord de la notion de renversement, puis de celle de dépassement. Cette navigation va d’abord se diluer de façon insidieuse, et comme par coups d’épingle successifs, sur une quinzaine de pages (67-83). Pour le profane, la question est ardue. D’autant qu’Althusser ne montre pas d’emblée toutes les cartes, et s’avance comme masqué, semblant avoir pris le parti d’une guerre d’usure. En ce qui concerne le « renversement », la question en est posée par un texte célèbre de Marx (on l’appellera 1873 comme on a proposé d’en appeler un autre 1857). Cependant ce texte, Althusser ne va pas le citer tout de suite, mais seulement en exergue et aussi en note liminale du texte suivant, postérieur d’un an à celui-ci (La Pensée 1962), et intitulé « Contradiction et surdétermination ». 223
Mais, nous, ne tardons pas. Allons droit au fait et prenons de l’avance en passant tout de suite à l’offensive. Le Marx 1873 est, concernant la question de la dialectique, le texte d’une importance majeure après le Marx 1857. Ensuite nous aurons le bloc des Engels 1875-1879, puis Lénine 1914, le bloc Wallon 1935-1937, Politzer 1935, Mao 1937, Badiou 1978, Sève 1980. Disons d’emblée, pour donner une idée du caractère pour le moins étrange de l’entreprise althussérienne, que les deux ouvrages si célébrés de l’année 1965 ont complètement squeezé l’ensemble des références qui viennent d’être indiquées – de 1875 à 1935 – après 1857 et 1873. C’est assez difficile à croire, et on hésite à considérer d’abord le fait comme l’indice d’une formidable désinvolture à l’égard tant du contexte des sources que de l’espace du public. Peu de personnes étaient capables à l’époque de percevoir la dimension spectaculaire d’une pareille imposture – j’en faisais partie – et l’eussent-elles exprimé que le climat de l’époque était tel qu’il n’en aurait résulté que le ricanement universel venu de la planète des singes. Il existait un crime de « lèse-ENS », à ne pas recevoir à genoux, les paumes tendues ouvertes dans la posture des suppliants antiques, les paroles embrumées qui sortaient de la bouche d’or du nouvel oracle de Delphes. Pierre Nora (Jalley, CPF21S, 128) a parlé de la grande suffisance narcissique de certains des mages de cette époque. D’autres auteurs encore ont décrit le dogmatisme et le doctrinarisme de l’ « école althussérienne » (Cotten, op. cit., 193). On reproduit ci-après le « texte 1873 ». Il s’agit d’un passage situé à la fin de la « Postface » de la Seconde édition du Capital, dont Marx a supprimé un assez long morceau dans l’édition allemande – mis par nous entre crochets [], et qu’Althusser saute également – ce que sa rigueur scientifique alléguée aurait pu tout de même indiquer – en prenant le prétexte de retraduire le texte de l’édition allemande, où ce passage manque justement, pour des raisons sur lesquelles il aurait pu s’interroger :
« Dans son principe (der Grundlage nach) ma méthode dialectique est non seulement distincte de la méthode hégélienne, – mais bien son contraire direct. Pour Hegel, le processus de la pensée, qu’il va, sous le nom d’Idée, jusqu’à transformer en sujet autonome, est le démiurge du réel, qui n’en représente (bildet) que le phénomène extérieur. Chez moi, au contraire, l’idéal n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme. Le côté mystificateur (mystifizierende) de la dialectique hégélienne, voilà trente ans environ, je l’ai critiqué, quand elle était encore à la mode… [Althusser ne rétablit pas le passage suivant dont il a été question plus haut, d’un ton très violent justement contre les anti-hégéliens : « Mais juste au moment où j’élaborais le premier volu-
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me du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres, qui tiennent actuellement le haut du pavé dans l’Allemagne cultivée, se complaisaient à traiter Hegel de la même manière que, du temps de Lessing, Moses Mendelsohn avait traité Spinoza, à savoir de « chien crevé ». » Althusser reprend alors après un point de suspension qu’il laisse inexpliqué :] Je me déclarai donc ouvertement le disciple de ce grand penseur, et, dans le chapitre sur la Théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à flirter (ich kokettierte... mit...) ici et là avec sa manière particulière de s’exprimer. La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche en aucune manière qu’il ait été le premier à en exposer (darstellen), avec ampleur et conscience, les formes de mouvement générales. [Althusser prend la phrase qui suit comme exergue placé tout en tête sous le titre de son article :] Dans Hegel, la dialectique est la tête en bas. Il faut la renverser pour découvrir dans la gangue mystique (mystische Hülle) le noyau rationnel (rationelle Kern). « Dans sa forme mystifiée, la dialectique fut une mode allemande, parce qu’elle semblait transfigurer le donné (das Bestehende). Dans sa figure (Gestalt) rationnelle, elle est un scandale et un objet d’horreur pour les bourgeois... Comme elle inclut dans l’intelligence du donné (Bestehende) en même temps aussi l’intelligence de sa négation et de sa destruction nécessaire, comme elle conçoit toute forme mûre (gewordene) dans le cours du mouvement et donc aussi sous son aspect éphémère, elle ne s’en laisse conter par rien, elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire. »
On signalera que Marx écrit à Engels le 14/1/1858, qu’il vient de se remettre à l’étude de la Logique de Hegel, c’est-à-dire dans la période d’élaboration de la Critique de l’économie politique suivie de celle de la première version du Capital (1858-1863). Il y exprime déjà ce qui suit : « Lorsque les temps s’y prêteront, j’aurais grande envie de rendre accessible à l’entendement humain, en deux ou trois feuilles d’imprimerie, le contenu rationnel de la méthode que Hegel a à la fois découverte et mystifiée ». Dans une autre lettre de la même période : « Hegel, le premier, a compris toute l’histoire de la philosophie. » Plus tard, le 7/7/1866, Marx écrira encore à Engels qu’il étudie Auguste Comte « parce que les Anglais et les Français font tant de bruit autour de cet homme. Ce qui les fascine chez lui, c’est le côté encyclopédique, la synthèse. Mais c’est piteux en comparaison de Hegel (bien que Comte, en tant que mathématicien et physicien, lui soit supérieur dans le détail ; même dans ce domaine, Hegel est infiniment plus grand par son universalité (Pléiade I, XCIX, C, CV, CXXX, 1599). » De son côté, un journaliste (Das Volk) écrivait en 1859 que « la conception matérialiste de l’histoire, exposée dans l’Avant-Propos de la 225
Critique de l’économie politique, est, depuis la mort de Hegel, la première tentative de réaliser la synthèse systématique d’une science, en surmontant, par une critique radicale, le caractère spéculatif de la dialectique hégélienne. Épurée de son enveloppe idéaliste, la méthode dialectique appliquée à l’économie est, avec la conception matérialiste, la découverte fondamentale de Marx. » Dans le Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1890), Engels reprend et fait avancer aussi le même thème, en disant que par le renversement du « matérialisme renversé » de Hegel, « la dialectique fut mise la tête en haut, ou plus exactement, de la tête sur laquelle elle se tenait, on la remit de nouveau sur ses pieds. » Mais c’est aussitôt pour se faire tancer, tacler par Althusser qu’il ne faut pas prendre à la lettre toutes les formules d’un texte destiné à une large diffusion populaire » (90). On verra à nouveau plus loin quel traitement ambigu, et même ambivalent Althusser fait encore subir au pauvre Engels. De son côté, Politzer dans ses Principes élémentaires de philosophie (1935-1936) suit la même tradition des textes 1873 et 1890 : « Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895), disciples de Hegel, mais disciples matérialistes et donnant par conséquent l’importance première à la matière, pensent que sa dialectique donne des affirmations justes, mais à l’envers. Engels [curieusement Marx est laissé ici de côté] dira à ce sujet : avec Hegel la dialectique se tenait sur la tête, il fallait la remettre sur les pieds… Marx et Engels prendront certes la dialectique à Hegel, mais la transformeront » (151-152). Il est clair, d’après ce qui précède, que le modèle d’un Jeune Marx, kantien-fichtéen, puis feuerbachien, qui n’aurait jamais été hégélien, n’a jamais tenu la route une minute. Althusser s’empêtre d’autant plus les pieds dans cette histoire du rapport Hegel-Marx que, à en croire Badiou, Althusser et sa troupe de samouraïs n’ont abordé la question dans les travaux qui ont abouti aux deux livres de 1965, qu’à partir de la seule Phénoménologie de l’Esprit, sans aucune connaissance de la Logique de Hegel (pour ne pas parler encore de la Philosophie du Droit), dont Badiou dit en 1978 qu’il conviendrait de commencer à s’y mettre. Deux brèves remarques encore. La double métaphore dont use Marx de la gangue, dont il s’agirait à la fois de la renverser, et d’en extraire le noyau, n’est pas très bien filée, et offre une image composite qui rend de ce fait la pensée de Marx peu facile à entendre. L’histoire de la tête en bas qu’il s’agirait de remettre vers le haut pourrait bien être la réminiscence d’un texte de Platon – dans le Timée me semble-t-il – où il explique, avec ce genre d’humour grave mais 226
impavide qu’il a souvent, que l’homme connaît l’infortune de naître la tête dans la terre et les pieds dans le ciel, et qu’une bonne éducation, à base de dialectique évidemment, devrait s’attacher à réparer pareille incongruité. Alors que son paradigme de la coupure implique la discontinuité, voilà Althusser qui prêche soudain exactement le contraire : « Nous savons que le Jeune Marx deviendra Marx, mais nous ne voulons pas vivre plus vite que lui… L’art de la critique historique consiste aussi à savoir perdre assez de temps pour que les jeunes auteurs deviennent grands » (67). C’est de la dernière inconséquence. Althusser attaque alors le thème cardinal du renversement proposé par Marx et Engels en usant de deux arguments très disparates. Le premier est étonnant : « Le fameux renversement de Hegel est l’expression même de la tentative de Feuerbach » (69). C’est le même argument que celui déjà rencontré plus haut : quand Marx parle, ce n’est pas lui qui parle, c’est Feuerbach qui parle par sa bouche. Déjà dans la période 1842-1844, mais encore en 1873 ? Alors où serait la fameuse coupure de 1845 ? Ce serait donc le fantôme de Feuerbach qui aurait tenu la plume de Marx pendant toute la carrière de celui-ci ? Il y a dans l’insistance de ce propos quelque chose de délirant qui évoque ce que la psychiatrie classique appelle syndrome d’influence : c’est l’autre qui pense et agit à ma place (Je est un Autre, ou plutôt l’Autre est le Je). Bien entendu, Feuerbach a mal renversé Hegel, d’une manière incomplète, « demeurée prisonnière de l’idéologie même dont il voulait se délivrer » (73). Le fameux renversement est une idée qui ne vaut alors rien. La crêpe est tombée à côté de la poêle. L’autre argument connexe revient à distinguer la forme et le fond de la philosophie hégélienne, en disant que l’on ne peut pas préserver la forme en rejetant le fond d’une doctrine, que si l’on jette le tableau, on ne peut pas garder le cadre – ce qui se fait tous les jours, argument qui d’ailleurs n’est pas utilisé par Marx sous cette forme précise. Althusser écrit : « Lorsqu’on a changé les questions, on ne peut plus parler de renversement… Les questions ne sont plus les mêmes, et les domaines qu’elles constituent ne sont pas comparables, sinon à des fins pédagogiques » [autrement dit quand on a affaire à des élèves, des débutants ou des demeurés]. Dans la réalité, il s’agit de « changer d’élément » (70, 73). Cet argument relève d’une épistémologie liée au fond historique banal de la Psychologie de la forme : dans une configuration perceptive, toute modification d’un détail, a fortiori celle de l’ensemble de la figure (la forme), entraîne fréquemment une modification du fond et du système 227
d’ensemble des rapports de la forme et du fond. Mais il y a des exceptions : toute modification du fond n’entraîne pas pour autant une modification de la figure. Il y a aussi le cas où la figure résiste aux modifications qui lui sont imposées par l’expérimentateur dans une certaine échelle de variations. Enfin un mathématicien n’admettrait pas sans réserve l’argumentation d’Althusser sur ce point : on sait très bien que dans ce domaine, les « structures » sont susceptibles de se déplacer sans altération à travers de multiples champs. Prendre au sérieux avec Marx « le fameux thème du « renversement » », de la « remise sur ses pieds », cela reviendrait à dire, soutient Althusser, que Marx aurait réussi à « arracher, à faire avouer et reconnaître [C’est le langage des procès staliniens] une certaine vérité tacite, voilée, masquée, déviée » liée aux « idées héritées de Hegel par les jeunes intellectuels allemands de 1840 » (70). C’est là une faribole, les documents cités plus haut montrent de façon tout à fait claire que Marx consulte directement le texte de Hegel encore bien après 1845. Mais une difficulté plutôt épineuse surgit et insiste malgré tout encore, dont va jouer dans l’ombre propice le prestidigitateur pour parvenir à ses fins. Il s’agit de savoir si la dialectique hégélienne aurait pu être « renversée » par la nouvelle dialectique marxiste – donc pas par le seul Feuerbach, et supposé qu’il en reste alors encore une après-coup, de telle sorte que la dialectique matérialiste, une fois renversée sa mère hégélienne, conserve en elle-même ce mécanisme de renversement – que comportait déjà la première et qui aurait permis justement de la renverser. Disons encore : la dialectique matérialiste, qui a renversé la dialectique idéaliste, en a-t-elle conservé la capacité de renverser tout autre chose, et même toute chose, autour d’elle ? Ou encore : la machine à renversement hégélienne, une fois renversée, laisse-t-elle la place à une nouvelle espèce matérialiste-historique de machine à renversement ? Si le renversement de la dialectique idéaliste produit de la vérité – au lieu du néant – c’est qu’elle comporte le même mécanisme de renversement dans sa structure en tant que producteur de vérité. La même question pourra se formuler également à propos de la notion de « dépassement ». À propos du renversement d’abord, Althusser nous a déjà répondu de façon tout aussi captieuse que tranchante que la seconde éventualité est impossible : c’est fini à jamais le petit jeu du renversement, puisque c’est Feuerbach – qui a « renversé » la dialectique (hégélienne). Rien ne va plus ! Comme dit le croupier au casino. On ne renverse plus ! Or voilà tout de même qui est renversant ! 228
Reportons-nous aux Principes de Politzer. La notion de renversement, sans que le terme y soit comme tel – c’est vrai, est de toute évidence le dénominateur commun connotant les quatre lois de la dialectique qui nous sont présentées : 1/changement dialectique ou par « autodynamisme », 2/action réciproque, 3/ contradiction avec ses deux spécifications : négation de la négation, et unité des contraires [composante « mouvement » et « structure » de Sève 1980], 4/transformation de la quantité en qualité, progrès par bonds, sauts, révolutions. Il est clair qu’une fois posée, la notion de changement dialectique (« loi » 1) mobilise de soi les deux notions connexes de renversement – « transformation réciproque et dans le contraire » – inhérente aux deux « lois 2 et 3 » (175, 194), tout comme celle de dépassement s’implique dans la double notion de progrès continu et discontinu, par « réforme ou révolution »144. Dès le moment où existe du changement, celui-ci se fait, pour la philosophie marxiste, par renversement comme par dépassement. Sinon on reste dans l’Être immobile et indicible de Parménide. C’est ce que finira par faire Althusser, à vouloir évacuer la dialectique, c’est la notion même de changement qui perdra son sens, au point de le faire revenir d’Héraclite justement à Parménide, jusqu’à l’extrémité aberrante de soutenir que la philosophie marxiste n’a ni objet ni histoire (Badiou 1). Cette énormité se laisse annoncer en bas d’une note (80), où nous est annoncé que « l’histoire de la philosophie, au sens strict, n’existe pas », alors que lui-même, Louis Althusser, avait pour fonction principale de l’enseigner en tant que caïman à l’École Normale, et que c’est bien ce qu’il fait dans les Cours que l’on a publiés au début de ce livre. On voit bien que la question du renversement est intimement liée à celle du dépassement, et que leur modèle d’interprétation pose la même difficulté de savoir si leur essence hégélienne, tout en subissant une transformation (mais laquelle au juste ?) aurait pu être préservée d’une certaine matière dans un nouveau modèle matérialiste-historique.
On nous dit, à feuilleter l’ouvrage d’un bout à l’autre, que le développement dialectique ne suppose « rien de définitif, d’absolu, de sacré » ; son aspect « progressif » suppose et surmonte le « dépérissement » ; il produit une « spirale ascendante » ; il met en jeu la « transformation dans le contraire », l’« antagonisme interne de directions opposées », le « conflit des contraires », la « lutte des forces opposées », la « destruction dialectique », un « principe dissolvant », le « bouleversement soudain », le « changement continu puis brusque », la « conversion qualitative », (156, 159, 165, 175, 177, 181, 189, 191, 194, 196-197). 144
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Althusser voit bien qu’il y a là un problème grave, et qui est celui qui n’a jamais été mieux formulé et résolu que par la proposition de Wallon : « Le système de Hegel poussé dans ses dernières conséquences mène ainsi à son retournement. Il cesse d’être un idéalisme pour devenir une histoire de l’homme dans le monde et une histoire du monde » (n° 91, 1936). Voici qu’il attaque à présent le thème du dépassement pour nous dire qu’en l’occurrence l’opération de recyclage – courante dans le système industriel et de consommation modernes – est tout aussi impossible que pour le renversement (les bécanes sont usées, il n’y en a pas non plus d’occasion, et il nous faut donc du neuf) : « On n’a que trop tendance à suggérer, sous les formules du dépassement de Hegel, Feuerbach, etc. une sorte de figure continue de développement, en tout cas un développement dont les discontinuités ellesmêmes seraient à penser (justement sur le modèle de la dialectique hégélienne de l’« Aufhebung ») au sein d’un même élément de continuité, soutenu par la durée même de l’histoire (de Marx et de son temps)… Le dépassement de Hegel n’est nullement une Aufhebung au sens hégélien, c’est-àdire l’énoncé de la vérité de ce qui est contenu dans Hegel… Le terme de « dépassement » n’a donc plus aucun sens… Le concept de rupture dans la conservation, de négation-qui-contient-en-elle-même-le-termenié suppose une continuité substantielle dans le processus [Althusser rejette absolument l’hypothèse de travail d’un équilibre continuité-discontinuité (modèle Piaget), voire discontinuité-continuité (modèle Wallon)], traduit dans la dialectique hégélienne par le passage de l’en-soi au pour-soi, puis à l’en-soi-pour-soi, etc… La position de Marx, toute sa critique de l’idéologie implique au contraire que… la science (qui appréhende la réalité [ce qui est aller très vite et confine au genre d’idéologie marquant le scientisme]) constitue une rupture avec l’idéologie, et qu’elle s’établisse sur un autre terrain, qu’elle se constitue à partir de nouvelles questions, qu’elle pose à propos de la réalité d’autres questions que l’idéologie, ou, ce qui revient au même, qu’elle définisse son objet d’une façon différente de l’idéologie. Aussi la science ne peut-elle à aucun titre être considérée, au sens hégélien [mais n’y aurait-il pas un sens marxiste de la « vérité » hégélienne ?], comme la vérité de l’idéologie » (75). Althusser avance alors que le rapport de Marx à Hegel, et en général entre la science et l’idéologie, devrait être mieux compris par recours à Spinoza, en ce qu’il pose « une discontinuité radicale » entre le premier genre et le second genre de connaissance, lequel, bien qu’il « permette l’intelligibilité du premier, n’est pas sa vérité. » 230
Il tente de s’expliquer un peu plus loin sur les rapports entre science et idéologie : quand la problématique change, la science change, et l’idéologie avec elle, et « apparaît alors la déformation idéologique [antérieure] dans toute son étendue : mystification des problèmes et des objets », mais sans que la science en apparaisse comme l’étalon, la vérité ? On ne comprend plus très bien. Dans « Badiou 1 » et « Badiou 2 », il est question aussi, en des termes pas plus clairs, de ces rapports compliqués de conjonction-disjonction (dialectiques ?) entre science et idéologie. E. J. : Dans une science comme la psychologie, l’interférence massive de l’idéologie avec ce qui se présente comme « la science » est d’une grande évidence pour qui sait regarder. On observe dans le propos précédent de L. A. à nouveau le même curieux mécanisme d’évitement, comme on dit en psychopathologie psychanalytique : Marx ne peut être mis en face à face de Hegel, ils ne parlent pas la même langue, n’utilisent ni les mêmes mots ni la même syntaxe ; leur rapport ne peut être compris que par shifting, aiguillage vers un tiers : c’était Feuerbach, à présent c’est Spinoza. Marx est ailleurs que Hegel, dans le registre d’une métaphore spatiale insistante : autre terrain, autres questions, autre problématique, autre élément. « Marx a abandonné le terrain de la philosophie hégélienne » (78), et même n’en a jamais connu l’auteur. On songe au reniement de Saint Pierre. Althusser avait-il vraiment abandonné le catholicisme ? Althusser entend s’appuyer, dit-il, sur l’opinion de l’Est-allemand Hoeppner (Marx n’a à peu près rien à voir avec Hegel) : « Marx n’arrive pas à la solution en se livrant à quelques manipulations sur la dialectique hégélienne, mais essentiellement sur la base d’enquêtes très concrètes, en histoire, en sociologie, et en économie politique… La dialectique marxiste est née pour l’essentiel des terres nouvelles que Marx avait défrichées et ouvertes à la théorie… Hegel et Marx n’ont pas puisé aux mêmes sources » (74). Althusser ne veut absolument pas entendre parler des inventions les plus intéressantes de la philosophie hégélienne, qui sont les plus perfectionnées, les plus inédites et probablement les plus originales de l’ensemble du mouvement de la philosophie occidentale : celle d’un dépassement-conservation – relève (Badiou), absorption (Barbu), à rapprocher incontestablement de la sublimation freudienne –, comme celle d’une vérité intégrative qui conserverait la hiérarchie des vérités relatives subordonnées. Non, cela ne vaut rien de rien. L’histoire est coupée en tronçons, et même il n’y a pas d’histoire, ni passé ni avenir, rien qu’un éternel présent, le « présent vivant » de Husserl par exemple. Justement 231
l’avenir a bien montré ce qui allait en être pour le présent de la société française où nous en sommes arrivés. Cette passion de la coupure aurait pu faire se demander à un Lacan par exemple, si ce qu’Althusser mettait en jeu à ce propos, ce n’était une quête passionnée de la castration. Aussi bien, mieux vaut parler de « retour en arrière (et non d’un « dépassement ») [attitude typique de toute cette époque d’effervescence en même temps que de crise intellectuelle des années 1960-1980], c’està-dire du retour du mythe à la réalité, d’une expérience effective… la découverte de la réalité française et de la réalité anglaise… Il faut renoncer à penser la genèse dramatique de la pensée de Marx en termes de « dépassement » pour la penser en termes de découvertes, renoncer à l’esprit de la logique hégélienne impliqué dans l’innocent mais sournois concept de dépassement (Aufhebung) » (78-79). Autant vaudrait, aussitôt la page tournée (80), avance alors Althusser dans un mouvement de dénégation, se fier naïvement à « une logique de l’émergence », alors que c’est un mot qui signifie à peu près la même chose qu’Aufhebung, sauf en moins l’aspect « conservation ». Du passé faisons table rase. Althusser revient encore en arrière, ce qu’il ne cesse de faire, pour dire que, tout de même, ce que Marx doit à Hegel, c’est « le sens et la pratique de l’abstraction, de la synthèse théorique, et de la logique d’un processus, dont la logique hégélienne lui montrait un « modèle » abstrait et pur » » (82). Mais justement, si c’était cela « le noyau rationnel de la dialectique hégélienne ». Ajoutez-y la double composante structure et mouvement, nécessaire à toute espèce de démarche intellectuelle. Et le compte est bon. En somme, « beaucoup de bruit pour rien », comme dit Shakespeare. 6. « Contradiction et surdétermination » (Notes pour une recherche) Non, ne pensez que vous allez vous en sortir indemnes. Dans l’article daté de l’année suivante (1962) (87), Althusser va continuer à enfoncer le clou. Suivons-le d’abord dans son affirmation qu’ « il est impensable… que la dialectique puisse être logée dans le système de Hegel comme un noyau dans une enveloppe » – l’image du « noyau » nous avait peu retenu jusqu’à présent (89). Vient plus loin un texte d’apparence anodine pour le profane, mais qui représente en fait un véritable coup de force pour celui qui connaît bien la série des textes indiqués par les millésimes proposée ci-dessous. D’un seul coup et sans complexe, l’éléphant piétine 232
toute la vaisselle de famille, puis d’un large balancement de sa trompe nonchalante balaie les débris dans les poubelles de l’histoire. Certains mots n’auraient pas le même sens chez Hegel et chez Marx, d’accord, mais comme leur sens a été renversé chez Hegel, ces mots n’ont plus aucune espèce de signification chez Marx non plus. Marx a décampé et campe depuis 1845 dans un autre espace. Voyons cela. « Des structures fondamentales de la dialectique hégélienne, telles que la négation, la négation de la négation, l’identité des contraires, le « dépassement », la transformation de la quantité en qualité, la contradiction, etc… possèdent chez Marx (dans la mesure où il les reprend : ce qui n’est pas toujours le cas !) une structure différente de celle qu’elles possèdent chez Hegel » (92). En réalité, l’auteur ménage une précaution oratoire pour signifier que l’ensemble de ces propriétés classiques de la contradiction dialectique, telles qu’elles sont recensées dans un certain nombre de textes consacrés de la littérature marxiste et qu’il ne citera jamais, Althusser les rejette. Certes il effectue un travail critique visible mais peu convaincant sur les notions de dépassement et de contradiction, comme on l’a vu et comme on va le voir encore, mais les autres notions, il s’avérera incapable de les mettre en question, et il préfère les laisser tomber dans les poubelles de l’histoire. Seulement, il ne faudra pas s’étonner qu’une fois l’espace théorique entièrement vidé de l’ensemble de ce contenu, la suite des travaux d’Althusser sur le matérialisme dialectique-historique, sur la « science marxiste » demeurera un programme rhétorique à peu près complètement vide. Voyons les choses plus en détail, en examinant à propos de chacun de ces mots mis en liste l’ensemble des textes notoires qu’Althusser enferme dans les placards. Négation : Althusser ne veut pas de la négation, du négatif, de la négativité hégélienne, au point de laisser entendre que lorsque que Marx dit « non » (nicht), cela ne peut pas avoir le même sens que lorsqu’il s’agit de Hegel. Mais Hegel n’est pas le seul à avoir accordé à la négation une valeur fondamentale dans la genèse de la dynamique mentale. C’est évidemment aussi le cas de Freud (1925), pour ne pas parler de Wallon décrivant chez l’enfant « l’âge du non » (3 ans), ni du psychanalyste américain Spitz, qui fait du « signe non », après le sourire (3 mois) et l’angoisse devant l’étranger (8 mois), le troisième organisateur de la vie psychique, fondateur du Soi à l’âge de 15 mois. Mentionnons encore, dans la sphère de la psychologie de l’enfant, les travaux considérables sur les rapports de l’affirmation et de la négation dans le cadre de la dialectique élémen233
taire de l’intelligence, propre à la psychogenèse interactive du sujet cognitif, qui ont marqué la fin de la carrière de Piaget (Jalley WP, chap. 8). De son côté, dans le cadre de la logique, Robert Blanché (1966) envisage d’un point de vue génétique, à partir de l’opération élémentaire de la négation, un modèle de la structuration des formes oppositionnelles dans la pensée commune (Jalley, « Opposition Concept d’ », Encyclopaedia Universalis, 16, 961-962). On ne peut pas être ignorant à ce point. Mais attendez. Négation de la négation : Engels lui consacre des développements conséquents dans l’AntiDühring (1876, chap. 13, 162-176, 381-384, 387) puis dans la Dialectique de la nature (1879, 25, 69, 223). Politzer (1935) cite ces textes fondamentaux, tout en faisant de la négation de la négation la première propriété fondamentale de la loi de la contradiction, suivie de la seconde propriété dite de l’unité des contraires (172-192, 277). À propos d’Engels et de Politzer, la technique d’Althusser consiste à en parler de manière latérale et dépréciative. On l’a déjà vu plus concernant Politzer. Touchant Engels, l’attitude d’Althusser est particulièrement ambivalente. Sans citer ses deux grands ouvrages majeurs, il lui balance le caractère « populaire » du Feuerbach, puis commente de lui deux textes plutôt secondaires (lettres à Schmidt, à Bloch, 1890), avant, probablement saisi de remords, de proposer que l’on se fasse, dans Lire le Capital (2, 9) « de l’exceptionnelle sensibilité épistémologique d’Engels une tout autre idée que celle que celle que nous avons pu recueillir de lui en d’autres circonstances. Nous aurons d’autres occasions de signaler le génie théorique d’Engels, qui est loin d’être ce commentateur de second ordre qu’on [mais qui au juste à part lui-même] a voulu opposer à Marx. » Par ailleurs, il est clair que les textes d’Engels, par leurs dates mêmes (1876, 1879, 1890) doivent être interprétés, du point de vue de leur rôle et de leur situation historiques, comme des premières tentatives de réponses à la grande tâche proposée par les textes de Marx d’abord de 1858 puis de 1873, de s’attacher à découvrir « le contenu rationnel… le noyau rationnel » de la dialectique hégélienne. Et que sur ce point Althusser n’y a vu que du feu, à moins qu’il n’ait voulu ne rien en savoir, ce qui restera à jamais indécidable. Identité des contraires : même remarques que ci-dessus. Engels : AD 1876 (91), DN 1875 (214-223), DN 1879 (25, 69, 349) ; Politzer : 1935 (185-187), qui en fait le deuxième aspect de sa « troisième loi : la contradiction ». 234
Transformation de la quantité en qualité : même remarque encore.
Engels : AD 1876 (77, 151-160, 499) ; DN 1875 (215, 235-236), DN 1879 (25, 69-74, 361) ; Politzer : 1935 (193-203), qui en fait sa « quatrième loi ». Contradiction : Engels : AD 1876 (voir l’Index des matières ES 1963, p. 474), DN 1875 (220), DN 1879 (25, 349) ; Politzer :1935 (troisième loi, 172-192). Althusser remarque pour la première fois dans ce texte de 1962 l’essai de Mao (1937) sur La contradiction. Sa démarche très lente ne lui fera un sort que l’année d’après en 1963, où il en fera le paradigme central de la nouvelle dialectique marxiste, tout en le rapprochant des concepts freudiens de surdétermination, déplacement, condensation. Pour le moment, il se contente de marquer sa distance par rapport au modèle de la dialectique hégélienne : « On chercherait en vain dans Hegel les concepts essentiels de ce texte [ce qui ne signifie rien a priori concernant le rapport entre Marx et Hegel] : contradiction principale et contradiction secondaire, aspect principal et aspect secondaire de la contradiction ; contradictions antagonistes et non-antagonistes [Althusser ne connaît pas assez bien Hegel pour savoir que la polarité dialectique comporte une dissymétrie de ses deux termes, qui commande justement son mouvement ultérieur vers une nouvelle structure deuxtrois. Par ailleurs, pour le moment, le texte de Mao n’enthousiasme pas encore beaucoup Althusser comme il le fera un an plus tard]. Toutefois, dit-il, le texte de Mao, inspiré par la lutte contre le dogmatisme dans le Parti chinois, reste en général descriptif, et par contrecoup abstrait à certains égards » (92-93). Althusser va continuer à raboter le concept de contradiction en se proposant de le confronter, dit-il, au thème léniniste du maillon le plus faible (92). Ce qui l’amène à formuler que la contradiction marxiste est « surdéterminée dans son principe », ce qui en fait « tout autre chose que la contradiction hégélienne. » Reste que la contradiction hégélienne n’est pas si « simple », à un autre égard, que nous la représente Althusser. Chacun de ses triplets comporte une position originale et singulière sur l’arborescence totale de l’Encyclopédie, position qui le situe de façon à préserver la récollection (Erinnerung) – la réminiscence, la souvenance disait Platon –, de l’ensemble de la structure qui le précède, le fonde et le porte (Voir la structure de l’arbre hégélien dans le livre jumeau de celui-ci CPF21S, 68-69, et reproduit ici pages 390-391). La « belle » contradiction du Travail et du Capital – des forces productives et des rapports sociaux de production – n’est jamais simple, 235
mais toujours spécifiée par les formes et les circonstances historiques concrètes. La contradiction apparemment simple est toujours surdéterminée (104-105). Plus loin, Althusser se demande d’où vient le fait que « le parallélogramme des forces » dont s’engendre « l’événement historique » laisse « dès l’origine apparaître ce phénomène fondamental de la transcendance de la résultante » (121, 126) – ce qui est bien une manière de reconnaître le fantôme de cette Aufhebung dont il avait été dit jusqu’ici tant de mal. Phénomène épistémologique d’ailleurs banal affleurant dans le principe reconnu par toutes sortes d’écoles – en particulier la psychologie de la forme – que le tout est autre et plus que la somme de ses parties. À ce propos, saisi de remords peut-être, il en revient à reprocher à Engels de mélanger parfois à un type d’explication marxiste un type non-marxiste. Lorsqu’on reconnaît par exemple que « les volontés individuelles produisent des événements historiques » [On retrouve ici la trace de la théorie hégélienne du grand Homme], on en vient à « faire confiance au vide pour produire le plein... vide épistémologique [ouvert sur] un vertige philosophique », ce qui est probablement une excellente formule pour décrire le vide final où basculera en définitive toute la démarche d’Althusser. Ceci encore : « Pourquoi à côté d’intuitions théoriques géniales trouve-t-on chez Engels des exemples de ces retours en arrière, en deçà de la critique marxiste de toute philosophie » (123, 126-128) ? Mais voudrait-il parler cette fois de ces ouvrages majeurs (AD, DN, sans parler de L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État, plus de 1 200 pages) dont sa rigueur scrupuleuse ne s’est jamais donné la peine de mentionner l’existence ? 7. Les « Manuscrits de 1844 » de Karl Marx (Économie politique et philosophie) L’année suivante (La Pensée 1963), Althusser fera un court compte rendu de la parution des « « « Manuscrits de 1844 » de Karl Marx (Économie politique et philosophie) » sous la direction d’Émile Bottigelli ». Althusser y reste apparemment inconscient de l’énorme écart existant entre sa lecture antérieure à lui et celle que donne Bottigelli dans sa « Présentation » des Manuscrits de 1844. Ce texte marque, selon lui, la rencontre de Marx avec l’économie politique, cette science optimiste dont il « décrit l’échec » (157), à partir du concept clef de « travail aliéné ». Ce qui est d’une grande banalité. Bottigelli aurait bien repéré le premier moment kantien-fichtéen, puis feuerbachien du Jeune Marx, alors que la page XXXIX citée à l’appui de son propos voit « pointer à chaque instant la forte armature hégélienne » 236
[Althusser ne raconte sur les textes qu’il veut bien regarder que ce qui lui plaît et qui se conforme à ses propres manies]. On y assiste (159) à la « dernière chance » en même temps qu’à « la défaite » d’une philosophie de l’« essence de l’homme » et de l’« abstraction » [celle de Feuerbach qui parle encore de Hegel mais par la bouche de Marx ; première apparition du thème de l’antihumanisme ; Marx lira encore la Logique de Hegel en 1858]. Bottigelli verrait bien (159), selon Althusser, que ce texte reste « profondément idéologique », et qu’il convient de ne pas confondre les « positions théoriques » du Marx d’alors avec ses futures « positions politiques » sur le communisme auquel il se rallie certes à l’époque mais sans réellement « être « marxiste » » [Il faut le faire !]. Vous ne trouverez pas un gramme de ces rêveries dans la remarquable « Présentation » de l’auteur en question. 8. Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) Il s’agit d’un article très lourd de 65 pages paru la même année que le précédent (La Pensée 1963). Je ne rapporterai pas ici des propos qui occupent déjà les deux remarquables articles d’A. Badiou sur Althusser dont j’ai rendu compte dans « Badiou 1 » (CPF21S) et « Badiou 2 » (ch. 7). Et j’essaierai d’aller doit à l’essentiel à travers les fourrés de cette forêt dont je tenterai de sortir, comme dit Descartes, en y marchant toujours en droite ligne. Althusser note bien qu’il lui a été reproché d’avoir « mis l’accent sur la discontinuité qui sépare Hegel et Marx ». Et aussi d’avoir proposé avec le « concept d’une contradiction surdéterminée » une « conception pluraliste » [qu’elle fait exploser-imploser] de l’approche de « l’histoire marxiste » (163). Dans la « pratique sociale », « outre la production », on distinguera la « pratique politique », la « pratique idéologique » (religieuse, politique [doublon parasite], morale, juridique, artistique [culturelle ?], la « pratique théorique » (préscientifique, scientifique) opérant à partir de pratiques empiriques, techniques, idéologiques [autre doublon] parmi lesquelles les « philosophies », offrant elles-mêmes, en discontinuité qualitative (coupure de Bachelard), « une matière première (représentations, concepts, faits) ». Dans l’espace de la « science constituée », on distinguera les termes théorie en italiques (toute espèce de pratique scientifique), « théorie » entre guillemets désignant une science réelle (par exemple la mécanique ondulatoire… « ou encore la théorie du matérialisme historique ») et enfin Théorie (majuscule) pour désigner « la Théorie de la pratique en général : la dialectique matérialiste qui ne fait qu’un avec le matérialisme 237
dialectique » (169), à désigner comme la [nouvelle] « philosophie marxiste ». On est très étonné par cette identification pour le moins audacieuse du « matérialisme historique », à une science particulière du même niveau que la « mécanique ondulatoire », et par son décalage avec un « matérialisme dialectique » envisagé comme une philosophie marxiste, coupée de toute filiation avec l’histoire de la philosophie antérieure, dont celle de Hegel avait été jusqu’alors l’entonnoir, le passage des Thermopyles obligé. Althusser se retrouvera alors devant le vide de sa propre pensée, qu’il ne pourra plus alors remettre en route que par une seconde identification cette fois au modèle de la contradiction maoïste, via le concept freudien de « surdétermination », ne restant à cirer et embellir l’ensemble par les concepts freudo-lacaniens de déplacement et de condensation. On n’aurait pas été loin de la découverte de la série des couples métonymie-métaphore (Lacan), division-totalité (Badiou), mouvement-structure, genèse-structure (Sève-Jalley-Piaget), disons encore différance-consistance (Lacan-Derrida). En fait, la construction finale d’Althusser en 1963 ressemblera plutôt à un laborieux collage à la Max Ernst. Sans préjuger du fait que le modèle de la contradiction maoïste fera retour une quinzaine d’années plus tard, après la lecture – revue par Badiou (1978) – des Cahiers philosophiques de Lénine par l’école chinoise, à une structure hégélienne du type : « deux fusionnent en un » faisant couple avec « un se divise en deux ». Singulier retour du refoulé. Althusser ne se dissimule pas l’importance des difficultés : « la pratique théorique marxiste de l’épistémologie, de l’histoire des sciences… des idéologies… de la philosophie… de l’art, est en grande partie à constituer » [au niveau de la « théorie » ou de la Théorie ?] (170). On sait qu’« il n’existe pas de pratique théorique pure, de science toute nue… qu’il n’existe de science « pure » qu’à la condition de la purifier sans cesse de l’idéologie » (171). D’accord, mais encore ? De nombreuses branches de la psychologie (dont la psychosociologie) et de la sociologie, voire de la Politique, de l’Art, etc. « n’ont le plus souvent l’unité que de pratiques techniques ». La pratique théorique produit d’abord des connaissances, qui peuvent ensuite figurer comme moyens, comme procédés au service des objectifs d’une pratique technique. Laissée à elle-même une pratique (technique) spontanée produit seulement la théorie dont elle a besoin. Les prétendues théories qui en sortent ne sont que des sous-produits de l’activité technique. La croyance en la vertu théorique « spontanée de la technique est à l’origine de la forme d’idéologie qui constitue l’essence la Pensée Technocratique » (172). 238
Ces propos qui sont intéressants expriment une prise de distance qui reste d’un caractère plutôt creux. Althusser a beau continuer à se moquer (174) de ce que le renversement hégélien pourrait consister à « appliquer la dialectique hégélienne au réel au lieu de l’Idée ». On dirait l’autruche qui court à toute vitesse dans le désert pour s’efforcer en vain de prendre son vol. Althusser n’en sait pas assez long sur Freud pour savoir que le concept de « renversement » (du sujet et de l’objet dans les pulsions partielles : Umkehrung) fait partie de la panoplie des concepts freudiens au même titre que ceux de « condensation » et de « déplacement », dont il n’échappe encore qu’à lui que l’une des formes de ce dernier est la sublimation, c’est-à-dire le « dépassement » du but de la pulsion, dont est conservée l’intensité, vers un plan plus élevé de valeurs. En même temps que le refoulé de ce qu’il y a de plus consistant dans la mécanique de la pensée hégélienne risque de faire retour dans le « deux en un – un en deux » de l’école chinoise postmaoïste : double procès de renversement-dépassement interne au cadre d’une logique binaire-ternaire de base – ce qu’il y a eu de plus fragile et de plus contestable chez Hegel, la mystique vide du « savoir absolu » va investir de son fantôme menaçant le projet althussérien mythique d’une « Théorie de la pratique en général ». La plupart des sciences, nous dit-on, ont bien une « théorie », sans pendant longtemps sinon parfois après coup, éprouver le besoin d’une Théorie de la pratique, de la « méthode » dans leurs champs propres. Marx n’a pas écrit une Dialectique, une Théorie de sa pratique théorique, bien que cette dialectique existe, dans sa pratique théorique où elle est à l’œuvre, offrant, à l’état pratique, la solution du fameux « renversement » par lui (1873) de la dialectique hégélienne – déjà renversée, rappelons-le par le coadjuteur Feuerbach (176). Le renversement de la dialectique hégélienne par Marx serait d’en avoir fait non pas la théorie du fait accompli – [la chouette de Minerve] –, mais une méthode « critique et révolutionnaire » (1873) (183). Engels et Lénine savaient qu’une dialectique marxiste existait dans « la logique du Capital », mais à l’état de reconnaissance pratique, non de connaissance rigoureuse touchant la question du « renversement » (177). Dans « dix textes décisifs » [ ?] de Lénine produits dans le champ même de sa « pratique politique », la dialectique marxiste est à l’œuvre, bien que non sous la forme théorique de la méthode ou Théorie (178-179). La pratique politique de Lénine est celle d’un dirigeant politique, non d’un historien : il produit l’analyse de la structure d’une conjoncture (181). Althusser fait pour la première fois deux brèves allusions aux Cahiers philosophiques où « Lénine nous a laissé quelques phrases qui sont 239
l’esquisse d’une Dialectique… dans la surprise des réactions immédiates des Cahiers » [il y en a en réalité 228 pages, portant sur ses lectures de Hegel, sans parler de 25 pages sur Feuerbach, propos qui rend de soi évident qu’Althusser n’y a jamais jeté les yeux, au moins pas encore en 1963 (Lénine, Œuvres tome 38)]. Mais il a appris on ne sait comment que Mao s’en était beaucoup servi pour son texte Sur la Contradiction, ce qui rend incompréhensible son propos antérieur sur l’absence totale de rapport de ce texte avec la philosophie de Hegel. Un peu plus loin encore, Althusser signale comme une « incidente de Lénine » sans intérêt particulier [avec une référence erronée] le fait que « le dédoublement de l’Un et la connaissance de ses parties contradictoires » ait été déjà « connu de Philon » (177, 184, 196, 199). Les « célèbres citations » ne nous donnent pas, dit Althusser, la connaissance théorique de ce renversement – déclaration de principe qui l’autorise apparemment à en faire un usage arbitraire. Marx ne nous aurait jamais donné « une connaissance », avec [cette métaphore touchant] « le renversement » (183-184). Il devrait donc nous être loisible de parler vrai par sa bouche, comme nous l’avions fait parler faux de Hegel en faisant parler Feuerbach à sa place. Althusser propose alors de commenter le fameux texte de 1857 de l’Introduction à la Critique de l’économie politique [daté 1859 par un lapsus évident de sa part]. Cela promet. On a déjà mentionné plus haut que ce texte 1857 était le dernier écrit sous l’influence explicite de Hegel (Bottigelli), et que le fait que Marx y flirte IIch kokettierte, 1873] avec son style s’explique par sa relecture de la Logique de Hegel, avouée à Engels dans une lettre de janvier 1858. Dans la Dialectique de la nature (1875, 1879), Engels, dont le but évident est alors d’enquêter en vue de répondre aux demandes antérieures de Marx touchant l’élucidation du noyau rationnel de la dialectique (lettre de janvier 1858, 1873) saisit parfaitement l’importance de la Logique de Hegel, comme de l’Encyclopédie et des Leçons sur la philosophie de l’histoire, commentées sur 45 passages de ce livre, allant parfois jusqu’à 5 pages. Il y accorde une importance considérable (pages 225-228) à la dialectique hégélienne du concept selon ses trois moments « universel, particulier, singulier », qui va justement fournir son cadre au modèle de l’investigation scientifique en trois temps proposé par Marx : concret réel [thèse] – abstraction [antithèse, analyse] – concret pensé [synthèse], série qui se présente alors comme la retraduction matérialiste-dialectique – ni plus ni moins – de la série hégélienne précédente. J’ai déjà beaucoup 240
commenté ailleurs ce modèle de 1857 (CPF21S, 37, 40, 49-50, 52, 54, 66) et je renvoie à ce que j’en ai dit alors. Althusser n’a aucune conscience de tout cela, bien qu’il semble deviner à tâtons quelque chose de la question lorsqu’il évoque le principe de Mao selon lequel « l’universel n’existe que dans le particulier » [et pour finir dans le singulier] (186). À partir de là, Althusser propose une architecture selon les trois niveaux suivants (187-190) : Généralités I : matière première de la connaissance : concepts idéologiques, faits scientifiques, ex-Généralités III ; concret-réalité qui est déjà du « général » ; objet (concret-réel). Généralités II : « théorie » de la science, pratique théorique, abstraction, travail de l’« abstrait » 2 vers le « concret » 3. Généralités III : connaissance concrète, généralité scientifique, concret-de-pensée. Pour revenir aux trois étapes marquées par le texte de 1857, l’ensemble du processus de la connaissance scientifique se présente donc comme une « reproduction du concret réel par la voie de la pensée, d’un procès de synthèse, sous la forme d’un concret pensé ». Ceci, Althusser le formule de manière juste parce qu’il se tient à la rampe au bord du précipice, mais comme il ne comprend en rien la démarche « hégélo-marxienne » du Marx de 1857, il va formuler des conclusions aberrantes à partir de cette méconnaissance. Tout d’abord la critique encore idéologique de Hegel par Feuerbach reviendrait à ce que celui-ci reproche à Hegel de ne se tenir qu’au niveau II d’une généralité creuse, alors que lui Feuerbach prétend rejoindre l’homme concret au niveau I de la généralité naïve. Mais voilà qu’Althusser entreprend de prendre le modèle hégélien reconnu et adopté comme « correct » par Marx comme principe d’une critique de Hegel, ce qui lui fait s’emmêler complètement les pieds. Tout d’abord Hegel confondrait GII avec GIII, c’est-à-dire le travail de la science avec la simple lecture de ses résultats. C’est l’attitude du philosophe qui lit des revues scientifiques alors qu’il est incapable de travailler dans un laboratoire. Mais il y en a beaucoup, dont Althusser lui-même (191). Deuxièmement, Hegel est si naïf qu’il invente un mouvement illusoire de fausses étapes de GI qu’il prendrait pour la vérité de la science GII. Il transforme les images du réel perçu en une sorte de bande dessinée qu’il croit être le vrai savoir. « La méconnaissance du primat de la Généralité II (qui travaille), c’est-à-dire de la « théorie », sur 241
la Généralité I (travaillée), voilà le fond même de l’idéalisme hégélien, que Marx récuse » (195), et dont il opère le « renversement ». En tout état de cause, dans les deux cas, Hegel est un idéaliste complet qui manque toute forme de connaissance scientifique GIII. Il confond avec le travail soit son résultat (cas 1) soit son point de départ (cas 2). Fort du triomphe de sa lecture si profonde des textes, Althusser enfonce le clou : Hegel n’a jamais su distinguer la discontinuité des trois niveaux, alors que c’est à lui qu’en est due dans sa philosophie la différenciation originelle, exploitée après retraduction matérialiste-dialectique avec opportunité par Marx. Ah ! « C’est là le péché spéculatif » (193). Brusquement, un peu plus loin, Althusser semble oblitérer, par annulation rétroactive, tout ce qu’il vient de dire sur le renversement de Hegel par Marx, pour revenir à sa doctrine gestaltiste de la modification globale des configurations. Il n’y avait rien à renverser, puisqu’il a été dit ailleurs que Marx n’avait jamais été hégélien, et que d’emblée, il s’était situé ailleurs, en changeant le fond comme la forme de la problématique. « On n’obtient pas une science [Marx] en renversant une idéologie [Hegel]… mais en abandonnant la problématique idéologique… pour aller fonder « dans un autre élément », dans le champ d’une nouvelle problématique, scientifique, l’activité de la nouvelle théorie… Si le rapport Marx-Hegel n’est pas un rapport de renversement, alors la « rationalité » de la dialectique hégélienne devient infiniment plus intelligible » (196). Agenouille-toi, crois et prie ! Althusser utilise aussi un argument « politique » : il n’y a que les réformistes pour croire « qu’on peut renverser les choses sur sa propre base », alors que « le monde doit changer de base » (197). Donc Marx 1873 et Engels 1890 doivent être mis au panier. Althusser en revient au texte de Mao Sur la contradiction. La distinction qui y est faite entre contradiction principale et contradiction secondaire suppose l’existence d’un processus complexe comportant une multiplicité de contradictions (199), d’une structure à contradictions multiples et inégales (200). Tandis que le processus simple à deux contraires est bel et bien la matrice même de la contradiction hégélienne [toute comme la structure de la première pensée enfantine observée sur les faits par Wallon et Piaget], ce serait à l’inverse, nous dit-on, le tout structuré qui est originaire et assigne son sens à la catégorie simple (201). On est là « dans un monde étranger à Hegel » [justement pas d’après les deux principes de l’école chinoise postérieure à Mao et citée par Badiou : « Deux fusionnent en un » et « Un se divise en deux » (Yang HsienTchen 1964, Zhang 1972)]. L’existence d’une catégorie simple n’est de 242
fait jamais originaire, ce qui récuse à jamais la matrice hégélienne de la contradiction, d’une unité originaire simple se scindant en deux contraires [On a vu plus haut que ce n’est pas simple, voir aussi CPF21S, 39, 78] (202). Ce n’est pas tout : l’éléphant piétinait déjà plus haut la vaisselle de famille (négation, négation de la négation, identité des contraires, passage de la quantité à la qualité, contradiction), le voilà qui dans sa fureur casse l’ensemble de la maison des philosophes, en envoyant paître à peu près tout l’ensemble du vocabulaire dont s’était faite toute la philosophie antérieure : « L’implacable logique du modèle hégélien lie rigoureusement entre eux les concepts suivants : simplicité, essence, identité, unité, négation, scission, aliénation, contraires, négation de la négation, dépassement (Aufhebung), totalité, simplicité, etc. ». Cela va devenir très difficile de refaire un jour de la philosophie, même marxiste. On ne disposera plus comme vocabulaire de base que de la litanie des mots et expressions du genre : « mode de production, forces de production, rapports de production, superstructure, idéologie, etc. » (255). Ce seront les vraies et grandes joies de la langue de bois. Marx n’a pu flirter avec ce vocabulaire (kokettieren, 1873) qu’en « voulant donner une leçon à la sottise de ses contemporains », leçon que nous « mériterions encore » [le déni de la réalité prend ici un tour vraiment très retors] (202). En définitive, la présupposition théorique du modèle hégélien, celle d’une unité simple originaire [Un en deux, deux en un, Wallon, 1945 ; Chine, 1964] n’est pas renversée, elle est supprimée, et pas au sens de l’Aufhebung qui conserve ce qu’elle supprime (203). L’idée même que « cette dialectique hégélienne qui règne glorieusement sur les manuscrits de 1844 » [Mais il disait que Feuerbach y occupait déjà entièrement la place de Hegel] puisse être renversée n’est pas rigoureuse. Elle s’est évaporée à l’aube, à la satisfaction commune, comme Nosferatu le vampire. Donc au lieu du simple originaire, « le toujours-déjà-donné d’une unité complexe structurée » (204). Staline, qui était connu pour avoir produit une brochure très consultée en son temps sur Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique est alors cité de façon laudative par Althusser pour s’être détourné de Hegel et avoir rejeté le principe de la négation de la négation (205). L’essentiel serait plutôt la loi du développement inégal des contradictions : dans tout processus complexe existe une contradiction principale, et en outre dans toute contradiction un aspect principal. L’inégalité existe dans l’essence de la contradiction elle-même (220). 243
Plékhanov a commis l’erreur de tenir le marxisme comme un monisme matérialiste (207). Le tout complexe possède l’unité d’une structure articulée à dominante. La structure d’unité de la totalité marxiste se sépare totalement du type d’unité de la totalité hégélienne (208, 210). Chez Hegel aucune contradiction déterminée n’est jamais dominante [Ceci dit, la polarité hégélienne ne peut dépasser et se dépasser que du fait de sa structure dissymétrique, où le terme fort offre le point d’ancrage de la structure voisine, antécédente ou postérieure] (209). Par exemple, Rome se résume pour Hegel à « la personnalité juridique abstraite », le monde moderne au principe tout aussi universel de la « subjectivité » (210). Il n’y a pas pour Hegel « dans la société, dans la totalité existante, de détermination en dernière instance ». Althusser se réclame alors, reculant pour mieux sauter, de la méthode « kantienne » [ ? !], consistant à « « importer » un concept assez apparenté pour que sa domestication soit aisée ». La notion de cet « apparentement » est ce qui prépare l’usage qu’Althusser va faire plus loin de concepts freudiens, empruntés à la description du processus primaire dans le travail du rêve (212). Il va le faire. Hegel se donne une intériorité simple indépendante de ses « conditions d’existence » [Ce dernier concept est très fréquemment utilisé par Wallon dans le champ de la psychogenèse infantile] (214). La contradiction propre à la structure inégalitaire du tout complexe cesse d’être univoque, sans pour autant devenir équivoque (215). Il est alors possible de décrire « dans l’histoire réelle, les permutations de premier rôle entre l’économie, la politique, la théorie, etc. » (219). Althusser propose enfin l’innovation de spécifier la surdétermination de la contradiction selon d’une part le concept de déplacement identifié au devenir d’intensité mobile du non-antagonisme, d’autre part la condensation identifiée à l’antagonisme menant à terme à l’explosion (217, 221-222), au niveau du maillon le plus faible. Cette fois, c’en sera fini avec les concepts idéologiques : la négation, la négativité, l’aliénation, la négation de la négation, le dépassement (221, 223). Héraclès-Hercule éprouve le besoin de frapper et de refrapper l’ennemi, même à terre, de crainte que ses têtes ne repoussent sans cesse, telles celles de l’Hydre de Lerne. L’importation de concepts psychanalytiques dans le modèle de Mao est certes intéressante, mais elle fait un peu « béton brut de décoffrage », ou encore si l’on veut collage surréaliste. Il y a dans tout cela quelque chose de laborieux, un manque de conviction qui donne à l’ensemble un côté « tiré par les cheveux ». D’ailleurs, dans tout ce passage 244
final de l’article de 1963, la pensée d’Althusser montre à l’évidence un grand embarras, une démarche comme psychorigide, d’un didactisme lourd, pour ne pas dire d’un pédantisme encombré, qui se traduisent par une expression profuse et même ampoulée. Althusser avance pour finir que la dialectique marxiste « permet de penser ce qui constituait la « croix » de la dialectique hégélienne : par exemple le non-développement… la stagnation… les survivances » (224). C’est donc un nouveau modèle formidable qui permet aussi bien de débrayer que de passer la surmultipliée. 9. Marxisme et humanisme Est un article daté de l’année suivante (Cahiers de l’ISEA 1964). Althusser déclare d’entrée de jeu que « l’humanisme socialiste est un thème assez rassurant et attrayant pour rendre possible un dialogue entre communistes et socio-démocrates » [Devenu de toute manière impossible aujourd’hui où ne reste plus sur le champ de bataille que les seconds] (227). On parlerait de nos jours d’un « humanisme socialiste de la personne » là où la dictature du prolétariat est dépassée, comme en URSS [tous les abus en avaient été amendés depuis la mort de Staline en 1953 : on croit rêver…], et d’un humanisme de classe là où celle-ci règne encore, comme la Chine [où elle ne finira pas encore demain, bien qu’elle y ait pris d’autres formes sous la dictature des nouveaux princes rouges socialo-capitalistes] (228). On verrait alors s’esquisser « une sorte de rencontre entre deux humanismes de la personne ; l’humanisme socialiste et l’humanisme libéral bourgeois ou chrétien », auquel la libéralisation de l’URSS donne des assurances. À partir de 1845, « Marx rompt radicalement avec toute théorie qui fonde l’histoire et la politique sur une essence de l’homme » (233). On peut « parler ouvertement d’un antihumanisme théorique de Marx » (236) qui a pour corollaire la reconnaissance et la connaissance [la pédagogie réelle n’en sera pas encouragée par L. A.] de « l’humanisme comme idéologie, une nécessité sous conditions » [une sorte d’humanisme « malgré-tout »] (237). L’idéologie est un système de représentations à fonction praticosociale, qui se distingue de la science, à fonction théorique (ou de connaissance). Plutôt qu’à la région « conscience », l’idéologie est profondément inconsciente. Il est exclu qu’une société communiste elle-même puisse jamais se passer d’idéologie. L’idéologie concerne le rapport vécu des hommes à leur monde, n’apparaissant conscient qu’à condition d’être 245
inconscient, rapport marqué par la surdétermination du réel par l’imaginaire, d’où sa fonction active. L’idéologie a pour fonction de mettre la « conscience », l’attitude et la conduite des hommes « au niveau de leurs tâches et de leurs conditions d’existence » (238-242) Les sujets de l’histoire sont des sociétés humaines, qui se présentent comme des totalités mettant en jeu trois types d’instances : économie, politique, idéologie [Mais où alors est passée la science ?]. Dans le cas d’une société de classe, l’idéologie dominante est celle de la classe dominante. Dans l’idéologie de la liberté, qui consiste dans un simple jeu de mots, la bourgeoisie doit croire à son mythe imaginaire, avant d’en convaincre les autres (tous les hommes sont libres, y compris les travailleurs). L’humanisme socialiste actuel est « refus, et dénonciation » (244). Et, face à « l’antihumanisme philosophique de Marx », nous risquons d’être menacés par « un humanisme philosophique » (248-249). 10. Note complémentaire sur l’ « humanisme réel » Est un texte daté de l’année suivante (La Nouvelle Critique, 1965). On nous dit d’abord que cette expression d’« humanisme-réel » est un concept emprunté aux Œuvres de Jeunesse de Marx. Ce mot « réel » n’aurait pas une fonction positive de connaissance, mais « une fonction positive d’indication pratique » (254). Le concept d’« homme » n’est pas scientifique [bien que l’effroyable mangeurs d’hommes Staline ait pu envisager « l’homme » justement comme « le capital le plus précieux »]. Lors de ces transitions-coupures qui constituent l’avènement d’une nouvelle problématique, on voit apparaître de ces concepts pratiques, dont le propre est d’être intérieurement déséquilibrés. On demeure encore dans le domaine de l’idéologie antérieure, comme on le voit de façon si frappante chez Feuerbach (255). L’humanisme-réel ou socialiste peut bien servir de mot d’ordre pratique, idéologique, sans se prévaloir des attributs d’un concept théorique (258). « Le recours à la morale, profondément inscrit dans toute idéologie humaniste, peut jouer le rôle d’un traitement imaginaire des problèmes réels… Le mot d’ordre de l’humanisme n’a pas de valeur théorique, mais une valeur d’indice pratique. » 11. Remarques complémentaires Il existe encore un grand nombre des textes marxistes importants pour l’évaluation du double problème de la « dialectique » et du rapport Marx-Hegel – dans le cadre obligé du matérialisme dialectique-historique – qui ont échappé à la sagacité d’Althusser et ses joyeux samouraïs, et 246
qui étaient mentionnés depuis longtemps dans la bibliographie de l’enseignement populaire condensé dans les très remarquables Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer : Lénine : Karl Marx et sa doctrine : « La dialectique » ; Matérialisme et empiriocriticisme, p. 324, « À propos de la dialectique » ; F. Engels : Ludwig Feuerbach, ch. IV, « Le matérialisme dialectique », p. 32 sq. ; K. Marx- F. Engels : Manifeste du Parti communiste (mais oui !). Plus une vingtaine d’autres titres encore de Marx, Engels, Lénine, figurant dans la bibliographie finale de ce même ouvrage d’importance classique du même auteur, et qui n’ont jamais été convoqués dans le cercle des références des deux ouvrages d’Althusser parus la même année 1965. De telles lacunes laissent aujourd’hui encore incrédule le lecteur historien de bonne volonté. Une omission de taille concerne l’ensemble des contributions remarquables des autres auteurs que Politzer ayant travaillé entre 1932 et 1939 dans le cadre de l’Université Ouvrière, et qui ont été repris dans les deux volumes intitulés À la lumière du marxisme, collectés et introduits par des textes fondamentaux d’Henri Wallon, le plus grand psychologue français. J’ai repris ces textes de Wallon dans le cadre de l’édition complète des textes non republiés jusqu’ici de cet auteur (7 volumes, 3100 pages) et qui se présentent sous les titres suivants, sans parler de tous ceux sur la Réforme de l’enseignement produits dans une perspective incontestablement marxiste : 1. 1935 (83.1.) Introduction du Dr Henri Wallon pour À la lumière du marxisme (Conférences faites à la Commission scientifique du Cercle de la Russie Neuve, en 1933-1934), t. I ; 2. 1935 (84.) Psychologie et technique, ibid. ; 3. 1935-1936 (90.) L’individu, in Cours de marxisme (1ère année, 1935-1936) ; 4. 1937 (96.) L’individu et la société, in Cours de Marxisme, (2e année, 19361937) ; 5. 1937 (97.) Introduction à K. Marx et la pensée moderne, in A la lumière du marxisme, t. II ; 6. 1937 (97.1.) Psychologie et psychotechnique, Conférences de l’Institut Supérieur Ouvrier ; 7. 1940 (110.1.) Procès des députés communistes (Déposition, 29 mars 1940) ; 8. 1945 (118.) Pour une encyclopédie dialectique. Sciences de la nature et sciences humaines ; 9. 1946 (125.) Matérialisme dialectique et psychologie, in Cours de l’Université Nouvelle ; 10. 1947 (132.) Le Pr Langevin, plus nombreux autres textes sur le même ; 11. 1949 (163.2.) Pavlov rationaliste ; 12 1951 (169.) Psychologie et matérialisme dialectique ;
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1917 ;
13. 1951 (177.) L’évolution dialectique de la personnalité ; 14. 1952 (190.) L’associationnisme de Pavlov ; 15. 1953 (199.) L’organique et le social chez l’homme ; 16. 1953 (201.) L’éducation polytechnique chez Marx et ses continuateurs ; 17. 1953 (203.2.) Pavlov et la psychologie ; 18. 1954 (213.) Préface à : Seclet-Riou, Les méthodes d’enseignement en U.R.S.S. ; 19. 1955 (215.) Pavlovisme et psychologie ; 20. 1956 (226.) L’importance doctrinale de l’œuvre pavlovienne ; 21. 1957 (236.3.) Pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre
22. 1958 (241.) Fondements métaphysiques ou fondements dialectiques de la psychologie ; 23. 1961 (258.) Préface à : Merani (A. L.). Introduction à la psychologie de l’enfant, en espagnol, Merida, Venezuela, sur l’importance du matérialisme dialectique et historique en psychologie.
On est affligé d’avoir pu subir les propos que l’on a lus sur la psychologie sans même qu’Althusser and his funny samurais aient eu la moindre idée que le plus grand psychologue français et peut-être mondial ait été au surplus un penseur marxiste de grande taille. Ni vu ni connu. Dans un article nécrologique consacré à une philosophe ancienne normalienne (Monette Martinet in L’Archicube n° 13) qui avait jadis écrit un bref mais intéressant ouvrage sur Wallon, on peut lire du dénommé Étienne Balibar des propos sur ledit auteur d’une inadéquation à même de faire rire qui au moins se serait donné la peine de lire ne serait-ce que l’article d’Émile Jalley consacré à Wallon dans l’Encyclopaedia Universalis. C’est dire le sérieux de ces grands popes du renouveau marxiste. Il me souvient d’avoir eu contact jadis, pour des questions de projet éditorial, avec Balibar, Macherey, Lecourt, qui géraient des collections de-ci de-là dans le Quartier Latin, et en avoir été traité avec une ironie hautaine et une désinvolture dédaigneuse, qui les ridiculisaient eux-mêmes (Trissotin et Vadius dans Molière) : ils avaient trouvé (Lecourt, Balibar), propos rapporté à moi par leur ami Jean-Pierre Lefebvre, que mes textes ressemblaient à des cours pour étudiants – grand compliment à mes yeux, et aussi qu’aucun éditeur ne pourrait jamais prendre intérêt à une telle « absence de problématisation » (Macherey). Pour revenir à Althusser, le tragique de sa vie personnelle m’a toujours paru entretenir un rapport avec celui de sa carrière intellectuelle, telle que je puis en juger. Vu de loin, les avatars de celle-ci m’inspirent le sentiment de l’Unheimlichkeit (Freud), de l’inquiétante étrangeté. On reste étonné de cette passion du parricide à l’égard de Hegel – similaire à celui 248
de Platon contre Parménide – et qu’il va jusqu’à prêter par délégation à Marx en personne. Tout cela pour en venir à parrainer un Marx qui ne vient de nulle part, Christ tombé du ciel, et lui trouver une nouvelle généalogie avec un fils Mao – lui-même encore « assassin » contre toute évidence de Hegel – et accosté en plus d’un cousin Freud, dont la rencontre eût beaucoup étonné le chinois. Certains auteurs (Cotten, op. cit. 1979, 44) ont bien noté que l’intérêt d’Althusser pour la dimension historique, qu’il trouvait manquer décidément à Spinoza, l’avait conduit à compléter son rapport aux œuvres de jeunesse de Marx, dont des mentions existent à titre de traces dès les Cours de 1955-1956, par une consistante généalogie historique (Descartes, Malebranche, Leibniz, Pascal, Machiavel, La Rochefoucauld, Bossuet, La Bruyère, Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers, Vauban, Dubos, Mably, Diderot, Hobbes, Grotius, Pufendorf, Locke, Montesquieu, Voltaire, Condorcet, Helvétius, Rousseau, Hegel, Augustin Thierry, ibid.)145. Or voilà avec la doctrine de la coupure-rupture que la préoccupation érudite pour tout ce panorama historique antérieur s’évanouit en fumée dans les articles de la période 1960-1965, dont la réunion formera le Pour Marx. Mais cela ne suffira pas. Ce ne sont pas moins de 400 pages d’auteurs classiques des études marxistes antérieures (Engels, Lénine, Politzer) qui vont être écartés du débat touchant la nature de la dialectique marxiste par rapport à la dialectique hégélienne. Ce revirement brutal de pratique, ce changement violent de méthode expriment une fracture intellectuelle derrière laquelle on devine un drame existentiel plus large, sans que l’on sache bien lequel des deux facteurs aurait pu précéder l’autre, à moins qu’ils n’aient interagi. Nous avons retrouvé ce problème, à vrai dire insoluble, de la coexistence d’une grande originalité intellectuelle avec un facteur de déséquilibre mental chez un Gilbert Simondon, dont il a été question dans le premier ouvrage. Dans d’autres cas, celui de Raymond Ruyer par exemple, le sentiment d’une complète solitude intellectuelle semblait coexister avec l’apparence d’une existence personnelle sage et même heureuse, en tout cas dépourvue de toute ambition sociale parasite. Dans Lire Le Capital, résumant les travaux de la vingtaine d’heures d’une année de Séminaire à l’ENS, on ne trouvera guère de références précises dans les rares notes qu’au Livre I du Capital (850 pages), les quelque 1100 pages vraiment excessives formant les Livres II et III ayant apparemment passé par la trappe. Althusser Louis : Politique et histoire. De Machiavel à Marx. Cours à l’École Normale Supérieure 1955-1972, Paris, Seuil, Traces écrites, 2006. 145
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On se demande si l’appétit d’occuper l’espace public et l’appareil médiatique n’ont pas pu à un moment bousculer chez L. A. le souci de l’analyse intellectuelle devenue trop pesante à remuer de pareilles montagnes (Hegel et Marx !). Il y a d’autres exemples de telles impatiences, par exemple la commodité évidente à considérer qu’après les Écrits de 1966, la carrière de Lacan entre déjà dans le déclin, alors qu’il reste quelque 5 000 pages de Séminaires (XII à XXVII) pas très faciles et même de moins en moins faciles à lire. Bien entendu, ceux qui choisissent de faire une carrière à ne devenir spécialistes que de Wittgenstein auront bien moins d’espace à labourer. En définitive, pour revenir aux travaux à bride abattue d’Althusser, tout cela sent le bricolage paranoïaque et mélancolique. On voit avec évidence aujourd’hui d’énormes défauts de facture, dont il aurait été impossible d’oser même formuler la possibilité d’existence dans le bruissement des abeilles, guêpes et autres frelons qui encombrait l’époque. Paranoïaque, oui : ce n’est jamais Paul, mais toujours Jacques. On fait parler Marx par la bouche de Feuerbach quand il s’agit de s’adresser à Hegel, à qui de cette manière Marx n’a jamais eu affaire. Pardonnezmoi, en fait de délire par projection paranoïaque, on ne fait pas mieux, c’est franchement « dingue », d’avoir fait une carrière de renom avec un pareil montage. Mélancolique, oui : Les mots « homme », « humanisme » ne sont pas de la science, de l’épistémê, seulement de l’idéologie, de l’opinion, de la doxa, de la parole vide nourrie d’imaginaire (Lacan) faite pour bourrer le crâne des gens de manière à leur faire endosser le collier propre à les atteler à la charrette sociale. Vous n’allez tout de même pas croire que les citoyens, lorsque vous leur aurez fait comprendre que c’est ce qui les attend dans la construction du socialisme, vont continuer à voter communiste. Et c’est ce qui arriva, ils se mirent à voter PS ou alors FN. Beau résultat ma foi ! Ce que Lacan dit de la fin de la cure est bien autre chose : au moins ne pas se laisser tromper, ni par autrui ni par soi, sur la vérité de son désir. Ne pas être couillon, c’est le contraire de ce que nous dit Althusser avec son idéologie indispensable à dorer la pilule pour le bon motif. Mais pour qui il nous prend ? Il y a chez Althusser un dogmatisme confiant dans la science pure et dure, venant comme en place du savoir absolu hégélien, de l’omniscience du Dieu de la prédestination augustinienne, dans un climat sentencieux et ratiocinant qui laisse pantois. C’était la Pentecôte du nouveau clergé marxiste. 250
Althusser avait un côté très affable, très rond, une grande aménité de façade, mais tout au fond par ailleurs, une tout aussi grande insensibilité au vécu d’autrui, à même de le rendre également détestable, au moins de l’avis de certains. J’ai beaucoup parlé de lui ailleurs et ne souhaite pas y revenir (GPC 392-407). Althusser « aimait » envisager la philosophie marxiste selon deux points de vue qui satisfaisaient chez lui deux variétés différentes de « doctrinarisme », mais entraient en contradiction : d’une part comme une variété d’intervention politique, d’autre part comme une science, et même une Métascience [Aristote disait Méta-physique]. Les deux ne sont pas compatibles et il est même peu probable que la philosophie ne puisse jamais être l’une ou l’autre. À propos d’Althusser, ou plutôt à propos de ses conceptions intellectuelles, Badiou écrit deux mots assez terribles : tranchant, et stalinien. Badiou tout aussi bien, dans ses deux remarquables livres, a décrit « à partir des années 1960 » le désenchantement total qui a saisi, dans des styles personnels divers, toute cette brillante génération d’une apogée qui était déjà un déclin, quant au grand rêve des « Dimanches de la vie », des « lendemains qui chantent ». Il faudrait prendre le temps de passer en revue à cet égard tous les noms étudiés par Badiou et dont j’ai fait la galerie des portraits dans « Badiou 1 » (CPF21S, ch. 3) et « Badiou 2 » (ci-après chapitre 7). Badiou lui-même a évolué vers une sorte de métamarxisme mallarméen où sont privilégiées, dans la dimension de la discontinuité, les ruptures introduites par des événements d’où se forment des points où s’ancre le sujet. Du passé faisons table rase, ce n’a jamais été un mot d’ordre vraiment communiste, mais seulement anarchiste. Pottier c’est comme Netchaïev : « à tout vapeur, à travers la boue ». Althusser s’est comme rendu malade à vouloir faire cela avec Marx par rapport à Hegel. Toujours le retour du refoulé, et le travail de Sisyphe à renverser le renversement. De quoi perdre le sens. Cette horreur de Hegel et de sa dialectique, qui marque de façon incontestable toute la démarche d’Althusser, évoque irrésistiblement le propos de Marx touchant le fait qu’ « elle est un scandale et un objet d’horreur pour les bourgeois ». L’acharnement aussi mis par Althusser à pourchasser les idées de renversement et de dépassement, dont Hegel ne serait que l’occasion, amène à se demander si Althusser en définitive ne craignait pas (in)consciemment plus que tout le renversement et le dépassement de l’ordre établi des choses. C’est bien en définitive le parti qu’aura adopté le PCF lors de la crise de 1968, comme il l’avait fait déjà en 1945, en leurrant les masses de l’illusion d’une révolution sociale qui 251
ne viendrait jamais. Althusser aurait somme toute joué le rôle d’un stalinien conservateur. Il me suffira d’avoir rendu compte de ma lecture du Pour Marx dès sa parution. Je n’ai pas entrepris de faire la même chose pour Lire le Capital, ce dont j’ai tout de même à m’expliquer. Il faut dire que la lecture attentive du premier ouvrage m’avait fait perdre confiance de façon quasi-définitive dans la façon de travailler d’Althusser, totalement arbitraire et dépourvue de fiabilité universitaire normale selon moi. Les premières pages de Lire le Capital allaient sans surprise m’entretenir dans la même attitude. On nous y dit que ce livre a été composé à partir des exposés prononcés au cours d’un Séminaire d’études consacré au Capital, dans les premiers mois de 1965, à l’École Normale146. L’avenir dure longtemps nous parle de cette série de quelques exposés transcendants où quelques élèves de génie jetèrent, comme de nouveaux prophètes descendus sur la nuée, les fondations de la lecture renouvelée de cet ouvrage comprenant pas moins de 2100 pages, et d’un niveau de difficulté de lecture moyenne comparable à celle des textes de Hegel (cela, c’est une ressemblance au moins incontournable). Paru la même année 1965, ce livre de 405 pages dont 252 écrites par Althusser et 153 par Balibar a donc été composé à bride abattue dans la foulée du Séminaire hypertranscendantal. C’est de la provocation ouverte, plus décidée et plus effrontée encore que tout ce qui a précédé en ce registre. La page 86 du Tome 1 de Lire le capital cite en bibliographie les 8 volumes du Capital des Éditions sociales, de même que les 8 tomes sur les Théories de la plus-value (ancienne traduction Molitor complètement fantaisiste des Éditions Costes). Apparemment, les cerveaux de compétition des élèves de génie se réunissaient tous les jours après le déjeuner au café des Normaliens qui s’appelait alors « chez Piron ». Là ils déclamaient le Capital à haute voix, et en improvisaient le commentaire impromptu, en enregistrant le tout dans les profondeurs abyssales de leur cyber-cortex néomuté. Ces gens-là et leur mentor se moquaient vraiment du monde. Je voudrais pour en finir avec ce cauchemar présenter les critiques pertinentes qui ont été présentées par Lucien Sève à propos des deux livres d’Althusser, dans son Introduction à la philosophie marxiste (Éditions sociales, 1980). Sève dit à juste titre que le modèle althussérien du mode de production des connaissances a pour ennemi naturel l’empirisme sensualiste [anglo-saxon qui a fini par nous envahir insidieusement et sans recours Il s’agirait même en tout et pour tout de trois « pécus » (exposés) successifs d’une durée de deux heures chacun, prononcés par Jacques Rancière. Voir Jalley GPC 397. 146
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aujourd’hui] (430). Mais ce faisant, on risque aussi de produire un nouvel idéalisme en faisant de la philosophie marxiste « une révolution survenue dans l’ordre du seul savoir » (431). Il dit aussi qu’en dépit de la coupure « ultra-bachelardienne » postulée par Althusser, les notions d’aliénation et de négation de la négation jouent un rôle encore non négligeable dans le Capital, de même que chez Engels et Lénine. Ce dont il produit des citations précises (432). Il dit également que la catégorie fondamentale de reflet n’occupe aucune place dans la lecture de Marx produite par Althusser (434), ce qui l’empêche de percevoir l’objectivité de l’essence, plutôt que d’en dénoncer sans cesse l’idéalisme : l’« homme », la « contradiction » ne peuvent être pour lui que des essences inconsistantes et irréelles (435). Dépourvue d’ « hommes » réels, l’histoire ne peut être qu’un « procès sans Sujet ni Fin(s). Or c’est l’existence objective de l’essence qui fonde l’objectivité de la science, et lui permet finalement de reproduire le mouvement réel dans la pensée. Marx envisage bien que le général peut se présenter en personne sous la forme d’un concret singulier. Alors qu’Althusser écrit que « « n’existent au sens fort du terme, que des objets réel et concrets singuliers »… et qu’au contraire les « objets formels abstraits », qui n’existent pas, constituent l’objet de la théorie au sens fort » (Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, 1972, MTP, 340-342). Tel est le nœud de son idéalisme de l’essence, qui explique la réduction de la dialectique à une théorie de la surdé-termination (la contradiction n’est jamais générale), et la réduction du matérialisme historique à l’antihumanisme théorique (l’essence humaine n’existe pas). » E. J. : Cette doctrine se retrouve dans les philosophies médiévales qui niaient les universaux et professaient le nominalisme (Duns Scot 1266-1274 – 1308, Guillaume d’Ockham (1300 – 1349-1350), et même chez les empiristes anglais (Berkeley 1685-1753 ; Hume 1711-1755). L’horreur de la dialectique ne peut que reconduire subrepticement à l’empirisme idéaliste. Sève dit qu’Althusser traite le modèle maoïste de la contradiction sans la subtilité nécessaire. Sinon il verrait que la reprise fondamentale du nouveau dans l’ancien n’est pas moins fondamentale que la rupture du nouveau avec l’ancien (499). Ce dont le détourne sa phobie du dépassement-conservation. Mais « l’antagonisme, dit Sève, est et reste une contradiction irréconciliable dans son essence. Là est en fin de compte la découverte capitale de Marx par rapport à Hegel » (501). Il dit qu’Althusser n’a pas raison d’envisager Engels comme une personnalité secondaire par rapport à Lénine (618). 253
Et enfin qu’il serait « temps de faire le bilan critique de cette bachelardisation générale de l’épistémologie française depuis trente ans, qui a certainement représenté un progrès considérable par rapport à l’époque de Brunschvicg, mais dont les limites et les impasses particulièrement perceptibles dans l’œuvre de Michel Foucault où elle confine au maniérisme, représentent ce qu’il s’agit maintenant de dépasser » (MTP 342-343). Le renversement et le dépassement sont des mécanismes courants de la pensée naturelle. Althusser s’époumone à vouloir partout en pourchasser la trace, chez Hegel comme dans tout l’espace contaminé par lui. Il existe dans la psychologie génétique de Wallon comme de Piaget la preuve expérimentale fondée sur des observations empiriques de mécanismes identifiés déjà de son côté par la philosophie idéaliste de Hegel. Il a existé d’ailleurs d’autres exemples de d’anticipations philosophiques de processus plus tard reconnus par la science positive. On a déjà parlé de la structure « deux en un, un en deux » reconnue par Wallon dans le fonctionnement de la toute première pensée enfantine (1945). Piaget de son côté envisage qu’à toute opération directe correspond une opération inverse, ainsi qu’une réciproque et une corrélative qui sont l’inverse l’une de l’autre. Ce jeu des inversions définit le fonctionnement de la pensée naturelle dans la dimension cardinale de la réversibilité, formalisée par le quaterne INRC – reconnu par ailleurs par Lacan. Par ailleurs, toujours selon Piaget, la pensée logico-mathématique se caractérise par la capacité de construire des paliers d’émergence, via un mécanisme de dépassement des propriétés des niveaux inférieurs vers leur intégration dans de nouvelles formes plus riches de structures, type de processus qualifié d’abstraction réfléchissante. Le problème avec Hegel, c’est son originalité absolue par rapport aux autres philosophies antérieures : tout est vrai et rien n’est le vrai – réconciliation refondée de Parménide et d’Héraclite, d’où résulte le caractère auto-référent de la dialectique, la dialecticité de la dialectique. On a du mal à comprendre qu’Althusser dont les cours d’avant les années 1960 montrent une connaissance si subtile de Hegel, ait pu par la suite en proférer de pareilles sottises. On est consterné aussi à l’idée qu’Althusser ait pu prendre la première connaissance réelle du Capital en même temps que ses joyeux samouraïs, seulement à partir de l’année 1965. Leur gaie compagnie s’amusait alors à conduire sur l’autoroute tout en passant le permis de conduire.
Chapitre 7 Badiou 2 : L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960 Introduction, 255 ; Préface, 256 ; Les opérations intellectuelles propres à l’époque 1943-1990 : La discussion avec l’héritage cartésien, 258 ; La discussion avec l’héritage allemand, 259 ; 1. « Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et le baroque » (1989), 263 ; 2. « Alexandre Kojève. « Hegel en France », Le noyau rationnel de la dialectique », 11-17 (1978), 265 ; 3. Y a-t-il une théorie du sujet chez Canguilhem ? (1990), 268 ; 4. Paul Ricœur : Le sujet supposé chrétien de Paul Ricœur (2003), 270 ; 5. Jean Paul-Sartre : Melancholia : saisissement, dessaisie, fidélité (1990), 271 ; 6. Louis Althusser. Le (re)commencement du matérialisme historique (1967), 274 ; 7. Jean-François Lyotard : Custos, quid noctis ?147 (1984), 277 ; 8. Françoise Proust : « Sur le livre : Kant : Le ton de l’histoire (1991) » (1993), 278 ; 9. Jean-Luc Nancy : L’offrande réservée (2004), 281 ; 10. Barbara Cassin. Logologie contre ontologie (L’Effet sophistique, 1995) (1996), 282 ; 11. et 12. Christian Jambet et Guy Lardreau. Un ange est passé (1977), 285 ; 13. Rancière. Savoir et pouvoir après la tempête (2006), 288. Introduction : J’avais déjà rédigé ce livre à peu près complètement depuis un an, avec sa première partie sur « la philosophie à l’École Normale avant 1960 », lorsque je suis tombé par hasard chez le libraire Vrin sur la toute nouvelle livraison du livre d’Alain Badiou. Évidemment, ce point d’accord significatif sur ce millésime « 1960 » m’a immédiatement retenu, comme une sorte de signe de reconnaissance, de clin d’œil, échangé entre ceux qui connaissent quelque chose au sujet en question, disons même à la question du « sujet » dans le champ en question. 147
Veilleur, où en est la nuit ? Isaïe, 21, 11.
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Préface : le livre (La Fabrique, 2012) se présente comme un recueil d’articles avoués comme de « circonstance » écrits, sur une période de 40 ans (1967-2006) touchant un certain nombre de philosophes à peu près « contemporains » : 1. Deleuze (1988-1989), 2. Kojève (1978), 3. Canguilhem (1990), 4. Ricœur (2003), 5. Sartre (1990), 6. Althusser (1967), 7. Lyotard (1984), 8. Françoise Proust (1993), 9. Jean-Luc Nancy (2004), 10. Barbara Cassin (1996), 11. et 12. Jambet et Lardreau (1977), 13. Rancière (2006)148. L’auteur avertit (7) que son livre forme un « ensemble unique » avec un ouvrage précédent intitulé Petit Panthéon Portatif (La Fabrique, 2008), touchant en partie seulement les mêmes auteurs (6 en italiques), mais aussi d’autres (8) : Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, Gilles Chatelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, Sartre. J’ai le regret d’avoir manqué la parution antérieure de ce second livre, et en outre de ne l’avoir lu qu’après celui-ci, car il faudrait les envisager ensemble pour former une approche vraiment correcte de ce qui est en question. Leur réunion formerait déjà un ensemble de 448 pages (184 + 264). Je lui ai destiné une étude sous le titre de Badiou 1 : Petit Panthéon portatif. Si on ajoutait, venu d’un champ connexe, mais somme toute pas si éloigné, mon propre ouvrage sur La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France (Paris, Vuibert, 2006, 395 pages), on pourrait dire que l’on possède là un ensemble assez significatif de ce qu’a pu être au XXe siècle en France ce que Hegel appelait dans son langage la « Science de l’Esprit ». En dehors des titres qui viennent d’être indiqués, il y aurait à prendre également en considération – pour cette période 1950-2000 – les titres indiqués en bas de la page 32 de notre Introduction. A. Badiou envisage un troisième volume (8) où il devrait être question de noms tels que Gilles Chatelet, Monique David-Ménard, Stéphane Douailler, Jean-Claude Milner, François Regnault, François Wahl… et peut-être aussi d’une « remarquable et importante cohorte de jeunes, les philosophes de quarante-cinq ans ou un peu moins (en philosophie, la maturité est tardive) ». Ce dernier point me rend curieux et je demande à voir, dans la conviction peut-être erronée où je suis que peu de combattants restent sur le champ de bataille.
Ordre chronologique : 6. Althusser (1967), 11. Et 12. Jambet et Lardreau (1977), 2. Kojève (1978), 7. Lyotard (1984), 1. Deleuze (1988-1989), 3. Canguilhem (1990), 5. Sartre (1990), 8. Françoise Proust (1993), 10. Barbara Cassin (1996), 4. Ricœur (2003), 9. Jean-Luc Nancy (2004), 13. Rancière (2006). 148
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J’ai connu Alain Badiou à l’École Normale, lui ainsi qu’ Émmanuel Terray d’une promotion (1956) suivant immédiatement la mienne (1955). Plus tard, j’ai parcouru ses romans Almagestes (1964) et Portulans (1967). Une dizaine d’années après, la lecture très attentive et dès leur parution de Théorie de la contradiction (1975) et du Noyau rationnel de la dialectique (1977) m’a fait faire un bond en avant dans la question des deux composantes essentielles du paradigme de la contradiction : Badiou appelle « totalité ou logique des places » et « division ou logique des forces » ce que j’ai qualifié moi-même, en sollicitant une suggestion de Sève (1980 : avait-il lu Badiou ?), comme double composante « structure » et « mouvement » de la catégorie universelle de la contradiction. Cette grille de lecture m’a permis à l’époque d’approcher les deux plus grands psychologues francophones Henri Wallon et Jean Piaget comme des héritiers d’un niveau très éminent de Hegel et de Marx concernant la question des processus dialectiques. Bien sûr, cela ferait sourire A. B. et la plupart de ses confrères philosophes. Reste qu’un ouvrage comme Les formes élémentaires de la dialectique (1980) rédigé par Piaget à la veille de sa mort, et paru de façon posthume, est resté totalement méconnu des psychologues qui ne peuvent rien y comprendre, comme des philosophes qui n’y ont vu que du feu parce qu’ils fréquentent d’autres tavernes selon eux mieux famées. La question de la psychogenèse de la personnalité enfantine, du développement de leurs propres enfants, ça alors, cela fait un moment qu’ils s’en foootent complètement, quitte à saluer à l’occasion de loin l’effigie du naïf Rousseau. La politique les intéresse, mais pas l’éducation. Comprenne qui pourra. Bien entendu, j’ai lu aussi tout frais paru Théorie du sujet (1982), livre dont l’auteur déplore l’insuccès total à l’époque. Si je me souviens bien, j’y ai compris, entre choses choses, que la triade hégélienne LogosNature-Esprit (Thèse-Antithèse-Synthèse) n’était rien d’autre que la laïcisation du schéma trinitaire figé dans le Symbole de Nicée (Père-FilsEsprit, 352), ce que je savais déjà plus ou moins mais qu’à peu près personne n’avait jusqu’alors évoqué (un roumain nommé Zevedei Barbu)149. Par la suite, je n’ai pas suivi la longue suite de l’aventure théorique de Badiou, sauf à reprendre depuis quelques années : Deleuze (1997), Saint Paul (1997), De quoi Sarkozy est-il le nom ? (2007), Second Manifeste pour Zevedei Barbu : in Le développement de la pensée dialectique, Paris, Costes, 1947, pp. 59-60, qui exprime du reste son désaccord avec ceux qui soutiennent cette origine « religieuse » de la triade hégélienne. Pourtant on sait qu’ Hegel a subi l’influence du théologien protestant Bengen à Tübingen, dont il a recueilli probablement la tradition thomiste de l’articulation médiévale du discours en trois points, récupérée de son côté par la pédagogie des collèges de jésuites des le début du XVIIe siècle. 149
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la philosophie (2009), L’antiphilosophie de Wittgenstein (2009), Heidegger (2010), Il n’y a pas de rapport sexuel (2010), Le fini et l’infini (2010), Jacques Lacan, passé présent dialogue (2012), D’un désastre obscur (2012), Séminaire Lacan : l’antiphilosophie 3. 1994-1995 (2013), La pornographie du temps présent (2013). Il a toujours la forme. Dans la présentation Web de son Panthéon, A. B. dit que ceux dont il parle, apparus « aux alentours de 1965… ces maîtres, aujourd’hui sont morts ». Et que « la scène philosophique, largement composée d’imposteurs, est autrement composée… [avec] les innombrables philosophes médiatiques ». Rien à redire150. Les opérations intellectuelles propres à l’époque 1943-1990 : La discussion avec l’héritage cartésien A. B. rapproche cette époque de la « philosophie française contemporaine », qu’il situe entre Sartre 1943 (L’être et le néant) et Deleuze 1991 (Qu’est-ce que la philosophie ?) – Bachelard, Merleau-Ponty, LéviStrauss, Althusser, Lacan, Foucault, Lyotard, Derrida… Nancy, LacoueLabarthe, Rancière, Badiou ; y compris leurs fanions divers dénommés : existentialisme (Sartre), structuralisme (Lévi-Strauss, Foucault), déconstruction (Derrida), post-modernisme (Lyotard), réalisme spéculatif (Meillassoux) – d’autres « discontinuités » du développement historique telles que la période grecque classique (Parménide-Aristote) et celle de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Schelling, Hegel). Ce qui est peut-être aller un peu fort. Bon (9). La date de 1960 centrée par le titre Badiou marquerait un virage dans la période longue 1943-1991 par ailleurs délimitée par lui. Ce qu’il ne commente pas d’emblée, mais n’est pas sans poser question. S’agiraitil du passage de l’existentialisme et de son compagnonnage relatif avec le marxisme ainsi qu’avec la montée vers l’apogée de la psychanalyse (Écrits de Lacan 1966) vers le structuralisme, consacrant l’amorce de déclin du marxisme, de même que celui, décalé dans le temps par rapport au premier, mais non moins contestable, de la psychanalyse ? Motus. Ce mystère se clarifiera quelque peu par la suite. L’origine de cette période féconde 1943-1991 peut se situer, au début du siècle, dans « une figure divisée et dialectique de la philosophie française », à savoir le chiasme entre une « philosophie de la vie » (Bergson 1911 genuit Sartre, Foucault, Deleuze) et une « philosophie du concept » (Brunschvicg 1912 genuit Lévi-Strauss, Althusser, Lacan, Derrida, Lyotard (10). J’ai moi-même largement développé ce point dans mes remarques sur « la culture de foule en France », après mes travaux critiques développées contre M. Onfray (DP2, ch. 8, 2011). 150
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Ce chiasme s’organisera en un conflit autour de la question du sujet (11) vu comme : conscience intentionnelle (Sartre, Merleau-Ponty), processus sans sujet-catégorie idéologique (Althusser), catégorie de la métaphysique (Derrida), division originaire par clivage (Lacan), sujet de l’énonciation (Lyotard), ce dont il y a affect de pitié (Lardreau ; E. J. : Rousseau ?), sujet d’un processus de vérité (Badiou). Ce premier clivage vie-concept, corps-sujet, est l’héritage de Descartes, avec qui « la philosophie française de la seconde moitié du siècle est une immense discussion » (Sartre sur la liberté, « retour » de Lacan, hostilité de Deleuze, conflit entre Foucault et Derrida). La discussion avec l’héritage allemand Va doubler pour cet hémi-centenaire 1940-1990 celle avec l’héritage cartésien (13). La France va chercher en Allemagne, sur un espace compris entre Kant et Heidegger, un nouveau rapport, original et en soi étranger à l’esprit allemand, entre concept et existence (rapport isomorphe au précédent clivage concept-vie) : Hegel (Kojève : Lacan, Lévi-Strauss), Husserl et Heidegger (Sartre), Nietzsche (Foucault, Deleuze), Kant (Lyotard, Lardreau, Deleuze, Lacan). Derrida est avant tout un interprète original de la pensée allemande. Je considère avec beaucoup de faveur cette description de Badiou, qui tombe vraiment à pic pour justifier le projet entrepris par moi, à propos de mon panorama de la crise de la philosophie française depuis l’année 2000, de l’envisager à partir du nouage entre Descartes et Hegel, touchant la question du statut de la « pensée complexe » (paradigme dialectique). Je me suis reproché d’avoir d’emblée tracé trop vite et de façon insuffisamment convaincante ce boulevard entre Descartes et Hegel, avant d’en percer un autre, tout aussi large, entre Hegel et Marx. Pourtant, Descartes est bien le grand ancêtre de Marx, dans son projet ambitieux d’une maîtrise scientifique totale des forces de la nature, inséré dans le fil d’une histoire patiente et progressive, et animé par l’humanisme optimiste d’une morale collective de la « générosité » (Principes, Passions, Pléiade). L’enjeu de cette confrontation entre le double héritage cartésien et allemand va être le dépassement de la séparation entre le concept et l’existence. Comme d’abandonner l’opposition entre (philosophie de) la connaissance et (philosophie de) l’action, encore admise par Kant et remise à l’honneur des programmes de philosophie des classes terminales dans les années 60 (13, 22). E. J. : c’est justement le fait de disposer d’un paradigme dialectique de la pensée complexe qui permettait d’envisager le dépassement de ce 259
type de clivage, qui autorisait d’envisager la mise en mouvement de l’héritage cartésien par l’héritage allemand. Une vision créative de la science (14) entreprend alors de la considérer comme une activité productrice, une invention, à la limite comparable à l’art, au-delà d’une simple réflexion ou cognition (Bachelard, Cavaillès, Lautman, Deleuze). L’inscription de la philosophie sur la scène politique (15) correspond à la quête d’une nouvelle subjectivité de dimension collective (Sartre, Merleau-Ponty, Foucault, Althusser, Deleuze, Jambet, Lardreau). Il y a eu là matière à scandale pour la mentalité anglo-saxonne. Le désir s’impose alors de faire circuler la philosophie dans la modernité par la mise en rapport du concept avec le mouvement des formes : art, culture, sophistication des sciences formelles, mœurs, sexualité, nouveaux styles de la vie sociale. La transformation de sa langue a engagé un lien très étroit entre philosophie et littérature (16). C’est une longue histoire typiquement française que celle de l’écrivain-philosophe rivalisant avec la littérature et outrepassant le monde académique : Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot, Alain. Lacan, Lévi-Strauss, Alquié ont fréquenté les surréalistes, Bachelard la poésie. Deleuze, Foucault, Lacan, Derrida ont au surplus inventé un nouveau rapport à l’écriture. En même temps qu’en balance font parfois retour le style convenu et le fond rhétorique de la dissertation (Sartre, Althusser). Cette nouvelle écriture cherche à dire la nouvelle figure du sujet, d’un sujet plus obscur, plus lié à la vie, moins étroit que le sujet conscient. La philosophie française contemporaine s’est installée sur la scène d’une discussion violente et complexe avec la psychanalyse (19). La question du sujet concerne la vie et le concept déjà au niveau de l’inconscient freudien, avant d’occuper les deux versants du vitalisme existentiel (Bergson, Sartre, Foucault, Deleuze) et du conceptualisme des intuitions (Brunschvicg, Althusser, Lacan). Bachelard, Sartre, Deleuze ont envisagé de remplacer la psychanalyse par autre chose. Derrida et Foucault d’une certaine manière aussi. Bachelard veut substituer à la contrainte sexuelle la rêverie [E.J. : c’est aussi le cas de Jung], Sartre le projet fondamental au complexe, et Deleuze la construction de sa schizo-analyse à l’expression. E. J. : en réalité, quand on regarde les textes de près, on s’aperçoit que la psychanalyse existentielle de Sartre est décrite en 1943 d’une manière pas très différente de ce que Lagache, justement à la même époque (1945) va commencer à élaborer sous forme d’une psychologie clinique. Ses études de Baudelaire et de Flaubert déploient un cadre assez 260
proche de ce qui s’est appelé souvent, dans des réalisations diverses, psychanalyse appliquée. S’agissant de la promotion d’un « sujet irréductible à la conscience », Badiou affirme que « l’ennemi mortel » que le moment philosophique français a tenté d’écraser, « c’est la psychologie », dont le regain de mode dans la période actuelle signifie peut-être qu’« une période créatrice s’achève, ou va s’achever » (23). Plusieurs remarques sont à adresser sur ce point à Alain Badiou. On ne saurait dissimuler que, du côté de ce « vitalisme existentiel », dont il a été question plus haut, a toujours existé un réel intérêt pour la psychologie, pour la dimension psychologique, chez des auteurs comme Bergson, Merleau-Ponty, même Sartre. Deleuze a beaucoup fréquenté l’œuvre de professeurs de psychologie qu’ont été incontestablement Raymond Ruyer et Gilbert Simondon. Alors que les ennemis de la psychologie ont toujours été sur l’autre versant du « conceptualisme ». La psychologie a toujours été l’un des grands objets de la philosophie (Le Moi, le Monde et Dieu, Kant 1781). Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Spinoza ont été aussi des psychologues, et même importants. Ceci dit, Politzer a eu tout à fait raison de soutenir que la psychologie avait été la grande honte de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences. Seulement il s’agirait d’expliquer pourquoi. Politzer l’expliquait en partie par le fait que la psychologie avait toujours été au service de l’aliénation religieuse, er même politico-religieuse, et il y a certainement du vrai là-dedans (Jalley, DP1, ch. 4 et 5, 2011). La psychologie a eu aussi des rapports très difficiles avec la psychanalyse. Et on ne saurait un jour sortir de cette foire d’empoigne en soutenant avec certains philosophes que la psychanalyse, quitte à ce qu’on la remplace par autre chose, n’est pas de valeur aussi nulle que la psychologie, qui elle vaudrait moins que rien. Contrairement à ce que croit Badiou, il n’y a pas de retour en vogue de la psychologie. Ce sont les plus attardés des lacaniens et de leur mouvance mouvante qui croient et racontent cela. La psychologie est morte, elle a crevé de la bêtise de ses universitaires, et en plus sous les coups redoublés du nouveau paradigme des sciences biomédicales, parmi lesquelles les neurosciences. L’équivoque tient à ce que les sciences du cerveau tiennent et réussissent à se faire passer pour de la psychologie, alors qu’elles ne sont en toute rigueur que de la physiologie. Du reste, la psychanalyse elle-même est en train de disparaître, de tomber dans le même trou noir que la psychologie, pas parce que c’est 261
une science nulle, loin de là, mais pour toute sortes de raisons conjoncturelles et politiques. Quel dommage ! La psychologie scientifique expérimentale était le joyau de la représentation futile de l’esprit-machine dont la culture étatsunienne était si fière et si friande. Elle a toujours valu vraiment le détour. Mais ils ont trouvé mieux, plus palpitant depuis, l’« espritcerveau », le « cerveau-esprit » (mind-brain or brain-mind), au choix. Entrez, et vous verrez ! Enfin, la « période créatrice » dont parle Badiou ne va pas s’achever, elle est bel et bien aussi clôturée, forclose. Depuis le décès de Derrida, on a Onfray et Ferry, Finkielkraut même, É. Badinter aussi, c’est bien fini. Du reste, l’antipsychologisme, l’hostilité à la psychologie, a toujours été l’apanage régulier du courant conceptualiste (Brunschvicg, etc.), opposé au courant vitaliste (Bergson) de la philosophie, repérés à juste titre par A. Badiou depuis le début du XXe siècle. On s’étonne que la plupart des philosophes dès les années 60 aient cessé de comprendre, à propos de la psychologie, qu’il y avait de l’or dans ce fumier, comme le disait Leibniz d’Aristote. Par ailleurs, la lutte contre l’impérialisme américain, dont il va être tellement question par la suite aurait dû ne pas omettre le combat idéologique contre les sciences humaines de source et de conceptions nord-américaines, dont la psychologie justement est l’un des objets fétiches caractéristiques et centraux. Personne parmi l’élite des philosophes français de l’époque n’en a jamais eu la moindre idée. Badiou termine sa Préface de manière assez désenchantée, en citant Malraux parlant de De Gaulle, et en avançant que la philosophie française du XXe siècle, de ces grands arbres qu’on abat, a été « une philosophie sans sagesse », mais qui était au moins un chemin, même à ne pas connaître son but. Resteraient au moins, suggère-t-il, « les sentiers obscurs de la justice ». Mais ça ne vient pas vite, le juste châtiment des méchants, et on ne pourrait l’envisager que si le peuple libre parvenait à s’absoudre du pacte de servitude (in)volontaire à l’égard du Discours du Maître. Ne tiendrait qu’à lui, mais il ne veut pas. C’est à se demander si « ce moment d’aventure philosophique » n’aurait pas été de nature plutôt aventureuse. Mais c’est vrai aussi que la philosophie de Parménide à Aristote, comme celle de Kant à Hegel se sont déployées telles le vol de l’aigle dans des conditions politiques affreuses : la décadence irrémédiable de la Cité grecque, le morcellement féodal et sans espoir politique des pays allemands. 262
À ceci près tout de même que la philosophie grecque a conduit à terme à l’épanouissement du stoïcisme puis de la philosophie chrétienne, avec en fin de compte celui de l’ensemble de la philosophie européenne, et que la philosophie allemande, outre le fait d’avoir favorisé l’unité allemande avec les conséquences historiques et politiques qui en ont résulté, et qui nous sont connues, a débouché aussi sur l’ensemble des courants de la philosophie européenne comme des sciences humaines modernes. Alors que la philosophie française contemporaine semble plutôt avoir été un riche banquet avant la montée des eaux, la crue boueuse précédant la disparition de l’Atlantide. Sans entreprendre de rendre compte du riche ensemble des propos de l’auteur, on se contentera plutôt ici de pointer les traits caractéristiques qui intéressent plus particulièrement le trajet de notre ouvrage, tout ce qui a trait à la question d’un paradigme dialectique. L’auteur n’a pas adopté l’ordre historique pour la présentation de ses articles, ce qui paraît avoir un sens pour lui : Deleuze, Kojève, Canguilhem, Ricœur, Sartre, Althusser, Lyotard, Françoise Proust, Jean-Luc Nancy, Jambet et Lardreau, Rancière. Commençons par : 1. « Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et le baroque » (1989). Le « pli » dont parle Deleuze est un concept antidialectique et anticartésien (29). Il s’agit pour lui que ne se laisse gagner aucun couple d’opposition par aucun schème dialectique (30). Le clair-obscur et la nuance opèrent dans la continuité. Rien n’est séparé. Le multiple et un grand tissu vivant. Il existe deux paradigmes du multiple : mathématique (Platon, Descartes, Badiou, le Nombre) et organiciste (Aristote, Leibniz, Deleuze, l’Animal) (34). Deleuze aime les stoïciens, Leibniz, Whitehead, pas beaucoup Platon, Descartes, Hegel. Les premiers font une place au principe d’individuation, à l’événement, à la singularité, que négligent les seconds. L’événement se donne sur trame de continuité, d’immanence, de préexistence du monde comme « sombre fond ». L’événement n’est pas rupture151, mais création dans l’intériorité du continu. L’intimité du pli de l’éventail de Mallarmé serait pour Deleuze le garant de l’universelle continuité. Un « pli extrêmement sinueux, un zigzag » (47) serait une image adéquate du lien incompréhensible entre la pensée et le corps.
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À l’inverse de Badiou, qui en fait « la singularité d’une rupture ».
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Le multiple existe dans l’un. La pensée du monde s’affaire à l’actualisation et à la réalisation [du virtuel enfermé dans le pli]. L’intériorité du sujet n’est ni réflexion (Descartes), ni rapport-à, visée, intentionnalité (Husserl), ni pur point vide, éclipse (Lacan). Une âme partout pliée dans le corps (43). Un sujet à la fois réflexif (sans clarté réflexive) et empiriste (sans passivité mécanique), un sujet sans objet, directement multiple, un point de vue d’où il y a une vérité – fonction de vérité relativiste, une puissance d’ordonner les cas selon un trajet sans vide entre les points. Badiou note les tensions [dialectiques] inhérentes au propos de Leibniz-Deleuze : La continuité qui relève du tout s’oppose à la singularité de la variation152. Les deux modèles biologiques [opposés] de la préformation et de l’épigenèse s’ajustent l’un à l’autre. Deleuze revendique, en vue d’une capture générale de la vie du Monde, un style de pensée descriptif, narratif, contre l’argument essentialiste ou le développement dialectique. Ses concepts, avant le pli, ont été la différence, la répétition, le flux, le moléculaire et le molaire, l’image, le mouvement, etc. Sa « mathésis descriptive » est dans la tradition du Timée (Platon), de la Philosophie de la nature (Schelling, « Hegel » dit Badiou), de l’Évolution créatrice (Bergson). A. Badiou affirme alors ses propres différences : Il conçoit la vérité comme « un processus infini qui s’origine aléatoirement en un point » (49). Une vérité est un processus de trouée, et le sujet est la différentielle de ce trajet de trouée, une différence finie dans le processus d’une vérité, la différentielle locale d’une procédure de vérité. Sans intérieur ni extérieur, le sujet de Badiou, à la différence du « sujet-pli » de Deleuze, est l’appariement d’une finitude et d’une langue : « il n’y a que le point et le nom » (54). L’événement est séparé, lacunaire, en excès, veut dire : « Il y a de l’Un [Lacan], au défaut du continu ». La singularité exige « l’absoluité d’une distance séparatrice, donc le vide comme point de l’être » (51). Mallarmé a une vision qui est le contraire du pli : « Le poème est le ciseau du pli ». Mallarmé est plus proche de Hegel que de Deleuze. Son Il existe tout de même des oppositions caractérisées de formulation dialectique chez Leibniz : par exemple le principe du maximum et du minimum, comme aussi la notion de compatibilité (compossibilité) de la convergence-divergence des possibles, l’opposition entre la monade finie et l’hyper-monade divine. Le primat de la continuité chez Leibniz n’exclut pas la discontinuité, tout de même que chez Piaget le rapport dissymétrique entre équilibre et déséquilibre. 152
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hasard est autoréalisation d’une Idée, au confluent de la dialectique hégélienne et de l’Intelligible platonicien. À Deleuze, Badiou oppose l’« enchevêtrement étale du Vide » (vs pli), la « séparation stellaire de l’événement » (vs flux), « l’inférence et l’axiome » (vs description), l’« organisation des fidélités » (vs jeu), la « rupture fondatrice » (vs continu créateur), la vérité (vs vie) (55). Et il conclut : « Une vérité est principe d’un sujet par le vide [Hegel, Lacan] dont elle entretient l’action. Une vérité est action [Hegel, Bergson – oui, Wallon, Piaget] et non pas présence » (55). 2. « Alexandre Kojève. « Hegel en France », Le noyau rationnel de la dialectique », 11-17 (1978). De façon paradoxale, « notre passion pour les sciences humaines formalisées » trouva son aliment dans le « Hegel de Kojève qui est exclusivement celui de la Phénoménologie de l’Esprit » (57-58). Mais s’en sont saisi d’abord Malraux, Bataille, Breton, Sartre, Lacan, Hyppolite. Surréalistes et existentialistes pour y trouver la base, dans ce Hegel kojévien, contre l’idéalisme scientiste, d’un idéalisme tragique et d’un individualisme romantique. La rencontre de ce Hegel « du bilan de 89 » avec le marxisme était « incontournable en même temps qu’impossible » (59). On voit apparaître d’une part un « Marx réduit » à Hegel d’abord, « un marxisme hégélianisé, dont la catégorie centrale est celle d’aliénation et dont le sort se joue sur un texte clef du jeune Marx : les Manuscrits de 1844 » (60). Un Marx réduit même, dans la Critique de la raison dialectique de Sartre, à « la transparence du cogito ». Par ailleurs, ce Hegel de la Phénoménologie (1807) est alors coupé de la part de lui-même qui avait précisément ouvert la voie à Marx : la Grande Logique (1812-1816). Dès 1960, avec le développement du structuralisme, « cette valorisation absolue du savoir et de l’intellect », comme avec l’expansion du révisionnisme du PCF gonflé par la Guerre d’Algérie, on fit de Marx « un savant des structures sociales », en rompant bruyamment avec Hegel (61). C’est donc « Althusser qui concentra le tir sur le marxisme idéalisé de la période antérieure, démonétisa le jeune Marx des Manuscrits de 1844 et fit de Hegel le repoussoir absolu, jusqu’à tenir la thèse d’une discontinuité radicale entre Hegel et Marx comme le point d’où tout s’éclaire.
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Cette entreprise de nettoyage eut en son temps (63-66)153 des effets positifs, soutenue de loin par les assauts des Chinois contre le révisionnisme moderne, dans la forme doctrinale qu’ils prenaient à l’époque [E.J. : qui n’avaient ni le même adversaire ni les mêmes références ni la même argumentation]. Althusser restituait au marxisme une sorte de tranchant brutal, l’isolait de la tradition subjectiviste, le remettait en selle comme connaissance positive. En même temps, Marx et Hegel, quoique dans des termes inversés, s’y trouvaient tout autant forclos que dans l’époque antérieure. Le second en ce que sa figure unilatérale, prise comme cible, se trouvait de ce fait même cautionnée : le Hegel matérialiste de la Grande Logique est tout aussi muet pour Althusser que pour Sartre. Le premier en ce que, accommodé aux concepts du structuralisme, il ne gagnait en science que ce qu’il perdait en historicité de classe. Le Marx hégélianisé des années cinquante était une figure spéculative, mais virtuellement révolutionnaire. Le Marx anti-hégélien des années soixante était savant, mais voué aux séminaires. Ou, pour concentrer philosophiquement l’alternative : le Marx-Hegel était de la dialectique idéaliste, le Marx antiHegel du matérialisme métaphysique. » À l’épreuve de la tempête de Mai 68, « le Marx positiviste d’Althusser était même plus menaçant encore, par ses accointances avec la « révolution scientifique et technique » du PCF, que le Marx idéaliste de Sartre. On le vit bien aux choix et aux urgences : Althusser côté Waldeck Rochet, au bout du compte ; et Sartre avec les « maos », malgré tout. » Lénine en 1921 avait envisagé « une sorte de société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne », en vue de faire, disait-il, « une propagande de la dialectique hégélienne ». Donc « durant la première moitié de ce siècle, Hegel a servi de médiation idéaliste pour acclimater un certain Marx aux besoins de notre intelligentsia [E. J. : phase Kojève]. Puis est venue la revanche de la toute-puissante tradition scientiste : c’est le Marx apolitique des docteurs qui tenait l’estrade, Hegel disparaissant dans d’amères coulisses [E. J. : phase Althusser]. « Le propos maoïste est de rompre cette alternance, cette esquive [E. J. : les travaux de l’école de Yang Hsien-Tchen 1964 et de Zhang 1972 utilisant les Cahiers philosophiques de Lénine (1914) au contact du texte remarquable de Mao Zédong à propos de la La contradiction 1937]. Or, voici que « les nouveaux philosophes [E. J. : Glucksmann, B. H. Lévy, Jambet, Lardreau, Dollé, Susong, Benoist, Clavel, actifs surtout entre 70 et 80, entretien chez Pivot de 77 ; soutenus par Barthes, critiqués par Deleuze, Lyotard, Sollers] viennent… tenter de boucler la boucle… agiter l’hégélianisme comme un spectre, comme le monstre rationnel de l’État. Ce qui, par la haine vouée à la dialectique, les rapprocherait d’Althusser154, à ceci près que lui En fait, le Pour Marx est daté de 1965. Notation étonnante. Un assez grand nombre d’auteurs se seraient accordés, à partir des années 70, à cautionner le discrédit du paradigme de la dialectique de Hegel-Marx : Deleuze (on l’a vu en 1.), Althusser ici nommé, en accord donc avec la cohorte des nouveaux philosophes, plus loin Badiou va parler de lui-même 153 154
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voulait tirer de cet effet d’ombre plus de lumière pour Marx, tandis que les autres ont pour propos de fourrer Marx et Hegel, à nouveau identifiés, dans le sombre sac des maîtres penseurs d’où nous vient tout le Mal. » Ce faisant on manipule « ce sphinx de notre pensée philosophique centrale : la maintenance et la scission de la dialectique entre Hegel et Marx. »
A. Badiou voudrait dire qu’il s’agit de penser à la fois la continuité comme la discontinuité de la dialectique entre Hegel et Marx, que celle-ci est valide par sa forme, mais fausse par son contenu idéaliste. Dans sa Théorie de la contradiction, il parle de la « division du principe dialec-tique », de la « dialecticité de la dialectique ». Engels disait qu’il était question de dépasser la dialectique hégélienne « au sens où celle-ci l’entend » (Ludwig Feuerbach, 1888). Cependant que Wallon a formulé de façon très profonde que « le système de Hegel poussé dans ses dernières conséquences mène à son retournement » (1936, Œuvres 3). La dialectique marxiste continue et excède à la fois la dialectique hégélienne. « En vérité, il faut tout reprendre à zéro et voir enfin, philosophiquement, que Marx n’est ni l’Autre de Hegel ni son Même. Marx est le diviseur de Hegel… [lequel] demeure l’enjeu d’un interminable conflit, (car la compréhension travaillée de sa division est ce qui interdit seule, dans la pensée du rapport Marx/Hegel, et la déviation idéaliste-romantique [Kojève], et la déviation scientiste-académique [Althusser], et finalement la haine tout court du marxisme » [E. J. : on y est de nos jours en plein]. « Il faut donc rendre la parole au Hegel baillonné, au Hegel essentiel, celui qu’annotait fiévreusement Lénine [E. J. : le véritable chaînon manquant des Cahiers philosophiques de 1914 que semblent n’avoir jamais bien connus les Althussériens], celui dont Marx déclarait que la lecture commandait l’intelligence du Capital : le Hegel de la Logique ».
E. J. : Mais tant qu’à faire, on se demande si ce n’est pas au Hegel de l’Encyclopédie tout entière qu’il aurait fallu rendre en premier la parole, dont l’édifice enferme la Phénoménologie aussi bien que la Logique, sans parler de la Philosophie du Droit, dont les analyses concrètes sur la propriété, la famille, le contrat juridique et commercial, la moralité civile, même l’entreprise de conquête coloniale, sans parler de remarques sur le développement de la démocratie américaine (on nous ressasse toujours Tocqueville), conduisent bien plus directement encore au style d’approche de Marx touchant les formations sociales. Mais cela n’a jamais été fait, car demandant trop de travaux patients, et ce ne sera pas demain encore la veille. Que l’on regarde d’abord le plan de l’Encyclopédie de Hegel dans notre Crise de la philosophie en France au XXIe siècle, page 78 et repris ici pages 384-385. (5.). Faut-il y voir la perte d’influence et de prestige croissante du PCF consécutif à son indécision et sa pusillanimité au cours de la Guerre d’Algérie comme de la période de Mai 68 ?
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3. Y a-t-il une théorie du sujet chez Canguilhem ? (1990). On revient avec ce texte à la question déjà abordée l’année précédente (1989) dans le texte 1. A. Badiou note qu’il a connu Canguilhem comme directeur de mémoire de maîtrise sur Spinoza (1959), qu’il avait été médecin de la Résistance du Mont Mouchet en Auvergne, qu’il était un homme rude et volontiers désagréable, fidèle en philosophie à Bergson et à Nietzsche. Il n’y a apparemment « aucune doctrine du sujet dans l’œuvre de Georges Canguilhem », bien qu’il utilise parfois le terme de « Sujet » en majuscule. Il y a lieu de marquer, à propos de cette question, chez Canguilhem, les coupures entre vivant et non-vivant, technique et science, savoir médical et proximité clinique (65). Il existe pour lui un conflit entre l’absoluité du milieu universel et celle du milieu vivant. Le terme de sujet pointe « le conflit des absolus ». Il vient nommer l’énigme de la discordance entre le « sujet de la science » et le « sujet vivant ». Or le « sujet connaissant des sciences de la vie » – [E. J. : apparemment à comprendre comme inséré entre les deux formes précédentes] est « exactement au point où s’exerce le conflit des absolus » (70). C’est un vivant qui fait la science du vivant : « la pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant ». Il y a « nécessairement une dimension subjective de la biologie », cependant qu’« elle est donc aussi asubjective ». Il y a à se demander si « la recherche de la vérité » relève de « l’absoluité du besoin vivant ». L’homme est « conduit à se forger une surnature dans la mesure où son action constitue, au sein de la nature, une contre-nature ». Le sujet du savoir biologique n’est réductible ni au plan de la science – en rupture avec la vie, ni à celui de la technique – en continuité avec la vie. Le sujet, qui ici « nomme à vide l’articulation d’une continuité naturelle et d’une discontinuité contre-naturelle » supporte encore en ce point un autre « conflit d’absoluités ». Enfin il y a à distinguer l’objectivité du savoir médical et la subjectivité de l’expérience vécue du malade comme comportant une composante d’illusion et d’erreur. Le savoir et les récits de la médecine doivent pouvoir dialoguer avec la fiction où s’expriment la protestation d’existence, la résistance liée à l’absoluité de la centration de ce sujet (73). [On aurait donc la série ascendante : 1. sujet vivant, 2. sujet de la vie technique, 3. sujet savant de la biologie, 4. sujet de la science, ce qui 268
ne résout pas les problèmes : où se situe la science médicale : au niveau 3 ou 4 ? Et la clinique médicale : sur les niveaux 1 et/ou 2 ?]. Canguilhem cite Bichat : « Le sujet est l’ensemble des fonctions qui résistent à l’objectivation ». C’est à la philosophie de s’approprier « la triple détermination » d’où se forme une « égologie négative » : - La centration comme absolu du vivant. - Le sens des normes identifié par une biologie non réduite au physico-chimique. - La fiction comme dimension liée à la détresse du vivant. Le sujet qui soutient l’objectivité de la science n’est ni psychologique, ni transcendantal, ni substantiel (Platon, Descartes). Le sujet de la science est « captif d’une tâche infinie » qui travaille dans l’écart des deux absolus conflictuels que sont sa centration vivante et l’idéal neutre du milieu universel. L’insatisfaction d’un sens, qui marque la subjectivité, met en jeu par la « liberté du déplacement » constant des situations, le trajet des vérités successives (77). Ce « déplacement » [concept freudien] est le fait du sujet vivant, marqué par sa centration normative, comme du sujet savant historicisé, visant la réalité absolue décentrée (78). Le sujet serait donc trois choses : - La singularité du vivant se situant dans l’Humanité par sa participation à une histoire des vérités. - Le sujet de la connaissance qui se confronte à l’univers à partir de l’insatisfaction native du vivant. - Le sujet de la fiction qui se soustrait à la tentation du fatal. Forment donc la notion de sujet, chez Canguilhem, celles connexes de « vivant », « insatisfaction du sens », « déplacement des configurations de l’objectivité ». E. J. : On signalera l’intérêt de préoccupations comparables chez Piaget, qui a développé un certain nombre de considérations épistémologiques à différencier plusieurs niveaux de la notion de sujet, justement à partir du même arsenal de base que Canguilhem, formé par les notions de sujet de l’organisme, et du couple centration-décentration. Piaget a formulé depuis longtemps la notion classique chez lui d’un cercle des sciences formant spirale : les sciences de la nature, dont la biologie, fondent la psychologie et l’épistémologie génétiques, qui fondent les sciences formelles, qui fondent en retour les sciences de la nature, etc. La question s’est posée pour lui de savoir quelles espèces du sujet habitaient ces paysages. Les derniers travaux de Piaget (Le possible et le nécessaire, 1981), en rapport étroit avec ses recherches sur Les formes élémentaires de la dialectique 269
(1980), distingueraient de bas en haut (bottom up) plusieurs niveaux du sujet : – un sujet psychologique individuel. – un sujet épistémique collectif sous deux formes : – le sujet de la pensée naturelle. – le sujet savant porteur de la pensée scientifique. Sans parler encore de deux autres animaux. – le sujet collectif à l’œuvre dans l’histoire des sciences. Plus : – la mention d’un inconscient cognitif (1972). Ces références, qui éclaireraient probablement de façon intéressante le genre de débat tel que celui qui vient d’être résumé sont restées jusqu’ici totalement inconnues des philosophes, pour ne pas parler des psychologues. On pourra consulter sur ce point Jalley WP 2006 pp. 316318. 4. Paul Ricœur : Le sujet supposé chrétien de Paul Ricœur (2003). Il s’agit d’un compte rendu du livre de P. Ricœur intitulé La mémoire, l’histoire, l’oubli (2001). A. Badiou commence par rappeler que le livre bien antérieur de Ricœur à propos De l’interprétation (1966) avait été à l’époque mal supporté par les lacaniens, dont lui-même, comme une tentative pour tirer la psychanalyse « du côté de l’herméneutique interprétative », et en participant déjà de ce fait au « tournant théologique de la phénoménologie » (Janicaud) (81). [Ricœur est l’un de ceux qui ont tenté aussi de faire de la psychanalyse « autre chose » (voir Bachelard, Sartre, Deleuze dans la Préface), mais en l’occurrence une sorte d’Introduction à la vie spirituelle. En ce sens, son livre a été l’un des tout premiers à inaugurer le long processus d’élimination de la psychanalyse en France qui tendrait à s’achever aujourd’hui. Ricœur a aussi probablement pesé assez lourd, comme principal représentant occulte de la conscience religieuse dans l’institution laïque universitaire – avec d’autres noms comme Henry et Marion – dans la destitution progressive du paradigme de la dialectique hégélo-marxienne, à côté des auteurs déjà cités dans la note 153, p. 244]. A. Badiou va montrer que le discours de Ricœur contient toujours, mais de façon soigneusement masquée, notamment ici à propos de la question de la Shoah, « une vision militante du sujet chrétien ». Ricœur cherche « une victoire de la vision chrétienne du sujet historique », qui autorise l’absolution des crimes, contre la vision de « provenance principalement juive, mais pas seulement », d’une mémoire éternelle du crime. C’est le sujet de la Foi contre le sujet de la Loi. Un 270
événement salvateur a installé la perspective d’une histoire, mais en cassant celle-ci en deux, et même en la supprimant, pour ouvrir la porte au pardon, à la rémission, à « l’oubli éthique » (83). Avançant « masqué », comme Descartes, Ricœur va installer, sous « forme feutrée », un débat à « l’enjeu voilé » (84). Sa stratégie va consister à n’en venir que le plus tard possible, au bout de 600 pages, à l’extrême fin de livre, à la « question délicate mais conclusive du pardon » (85). On va commencer par faire échapper l’histoire, sinon au récit, du moins à la mémoire, à la singularité des processus mémoriels, bref au sujet historique (88). Ce faisant, on écarte l’histoire de la politique pour la confier à la morale (92). Une fois séparées la mémoire et l’histoire, on dira du « sujet en puissance » (93) : « Tu vaux mieux que tes actes ». Car « pour un chrétien… il faut bien que le sujet puisse toujours être sauvé… Même s’il s’agit d’Himmler ou d’Eichmann » (95). A. Badiou dénonce alors « une incivilité, commune à tant de phénoménologues chrétiens, et qui est l’absurde dissimulation du ressort véritable des constructions conceptuelles et des polémiques philosophiques ». En fait, « on ne pardonne à personne en particulier, tout pardon s’adresse en chacun à l’humanité générique… Le sauveur est réellement venu… Et aussi bien il n’y a pas à s’en souvenir, nul ne s’en souvient ». Il n’y a « qu’un devoir de croyance et de fidélité », mais aucun « devoir de mémoire ». Il y a bien plutôt à « laisser les morts enterrer les morts » (97). En place du « fides quaerens intellectum », Ricœur fait beaucoup mieux encore : « intellectus quaerens fidem ». En réalité, ce n’est pas comme Ricœur qu’il faut dire : « Tu vaux mieux que tes actes », mais bien au contraire : « Il arrive, rarement, que tes actes vaillent mieux que toi ». Car, comme dit Lacan, « Dieu est inconscient ». 5. Jean Paul-Sartre : Melancholia : saisissement, dessaisie, fidélité (1990) A. Badiou dit avoir découvert la philosophie avec Sartre dès 1954 [à la transition de la fin de la Guerre d’Indochine et du début de la Guerre d’Algérie], et avoir alors « partagé la vigueur de son engagement anticolonial », puis s’être éloigné de lui au début du structuralisme qui alors dénonçait l’illusion de la philosophie (1960), enfin l’avoir retrouvé au moment conjoint de sa reconnaissance, à lui A. B., des droits des 271
sciences formelles ainsi que du poème, et de son approbation de « l’effort pour dégager une politique communiste contre la gangue stalinienne » (99). A. Badiou va s’attacher plus loin à discuter point par point la définition sartrienne : « la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être, en tant que cet être implique un être autre que lui. » Pour Sartre, en somme, « l’intériorité est le monde entier comme disposition, et l’extériorité le monde entier comme impératif ». Et, « dans l’humanisme existentialiste », il y a à lire que « l’Homme n’existe qu’en outrepassant son humanité ». Certains des intérêts de Badiou n’avaient jamais passionné Sartre : les mathématiques, la poésie, Platon. Parmi ce qu’il appelle les « quatre procédures génériques (la politique, la science, l’art et l’amour) », seule la première lui paraissait se laisser « subsumer par le concept sartrien de liberté » (103). Après 68, A. Badiou dit que c’est le fait que « le signifiant « ouvrier » n’ait pas dit son dernier mot », qui l’aurait « progressivement éloigné des prestiges de la dialectique ». Sans pour autant « aucune dépréciation de Sartre comme pensée agissante ». [Aveu intéressant, plus qu’intéressant, et d’une importance extrême à mon avis, pour l’évaluation de toute cette période – aveu à mettre en rapport avec la note précédente 153 annexée au texte n° 2 comme avec le texte n° 13 sur Rancière. On se demande ce que peut signifier la lutte anticapitaliste, si elle devait être d’abord décapitée de sa relation avec la dialectique marxiste. Parce qu’enfin les diatribes occasionnelles de Sarkozy comme de Hollande contre les méfaits de la finance internationale en sont à peu près à ce niveau. Comme c’est l’absence de toute référence marxiste – et en son fond, de base matérialiste-dialectique-historique – qui rend impossible, telle la quadrature du cercle, tout programme social-démocrate cohérent, fût-ce de mise en question minime du capitalisme]. On peut abandonner désormais le mot « conscience » au vocabulaire politique (Lénine) pour se rallier, « sous l’effet décisif des inventions de Freud et Lacan », au concept de sujet. L’auteur rappelle (voir texte n° 1) que pour lui, le sujet n’est ni réflexif (Descartes), ni transcendantal (Kant, Husserl), ni préréflexif (Husserl, Merleau-Ponty), mais qu’il est « exclusivement ce point différentiel qui supporte, ou endure, le devenir-générique d’une vérité… un point de vérité, ou un point que transite une vérité, saisie dans son hasard » (104). 272
Le sujet-conscience de Sartre a été un ultime et brillant avatar du sujet romantique. A. Badiou en réfère à Mallarmé et à Beckett. Le sujet n’est ni vieux (le vieillard de Mallarmé) ni jeune [voir le Parménide de Platon]. Ce qu’il y a « de plus horrible dans le monde du Capital, c’est sa perpétuelle et monotone jeunesse », liée à « sa barbarie » (105). E. J. : il y a quelque chose du sujet lacanien dans la conception du sujet par Badiou : $ (le sujet inconscient) → (dont le point d’attache est l’objet a découvert au hasard de l’automaton) → (supporte la « vérité » S1) → (qui supporte elle-même le savoir imaginaire S2). En place de la massivité de l’être en-soi sartrien, l’approche « mathématique » du sujet, introduisant un double caractère de contingence et de nécessité, prend en compte l’axiome de l’ensemble vide (inconsistance ≠ consistance) et l’axiome de l’infini (déplacement de la limite)155. Le sujet vu par Badiou, est « un sujet tramé tissé ou tramé dans l’étoffe d’une vérité [S1], n’a… nul intérieur-extérieur [bande de Moebius et autres objets de la topologie lacanienne], où se puisse générer une question de soi. Il est même, proprement l’inquestionnable [$], puisqu’il est ce par quoi procède une réponse, la réponse événementielle quant à l’être d’une situation » (107). Sartre, qui a lu Husserl et Heidegger « à sa manière », dit avoir toujours pensé « contre lui-même ». C’est lui qui nous a persuadé, encore bien plus que Nietzsche, que Dieu est mort. Au lieu de la dialectique sartrienne de l’en-soi et du pour-soi (objet-sujet), A. Badiou défend une doctrine du « sujet sans objet, du sujet comme point évanouissant [fading lacanien] d’une procédure qui s’origine dans un supplément événementiel sans motif [automaton lacanien du Séminaire XI]. Le vrai ne se dit que de lui-même [Spinoza : verum index sui], et le sujet ne se dit que de la vérité [Lacan : $ (sujet) → (vérité S1)], telle qu’existante en un point évanouissant d’elle-même [id. : fading, mi-dire de la vérité]. Sartre fait comprendre que « dans la philosophie il ne s’agit pas de la vie ou du bonheur [Spinoza]. Mais non plus de la mort ou du malheur. On vivra ou mourra de toute façon… Il s’agit de jeter les dés, au moins une fois, si possible. Le vieillard de Mallarmé ne s’y résout pas aisément,
L’approche lacanienne du Sujet est également en partie mathématique à partir de l’idée de Frege que 1 (S1) n’est précédé par 0 ($) que parce qu’il est succédé par 2 (S2): de la même manière, le Sujet c’est ce qui est représenté par un signifiant (la vérité inconsciente S1) pour un autre signifiant (le savoir préconscient S2). 155
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c’est vrai » (108). E. J. : Tel est déjà le pari de Pascal longuement commenté par Lacan dans le Séminaire XIII 1965-1966. La vie qu’on nous propose, celle des fourmis (Sartre), consiste dans « la disjonction d’un cadavre » – dans le sort commun « sous la loi du capital » – et d’un secret : « c’est que tout homme vaut tout autre (Sar-tre)… tous les hommes peuvent penser [le « bon sens » cartésien], tous les hommes sont aléatoirement convoqués à exister comme sujets », même si la vérité n’est pas « conviviale ou affectueuse » (109). Sartre a été l’un des rares éclaireurs dans le siècle « de ce noir, qu’il savait noir » (110)156. 6. Louis Althusser. Le (re)commencement du matérialisme historique (1967) A. Badiou dit que L. A. est celui, de tous les contemporains, avec qui il a sans doute, « entretenu les rapports les plus complexes, voire les plus violents », qu’il n’a « jamais fait partie du premier cercle des disciples », que mai 68 puis le maoïsme l’ont assez brutalement séparé de lui, qu’il était l’opposé de Sartre (les droits de la science contre la métaphysique de la liberté), et que lui A. Badiou a tenté de rendre justice, au-delà de ce qui les avait séparés pour toujours, à ce qu’il lui devait (111). La différence entre Hegel et Marx est une question « en toute rigueur insoluble, c’est-à-dire informulable ». En conclure à une coupure épistémologique, c’est dire que, très littéralement, à partir des années 1850, Marx se tient ailleurs [E. J. : Pourtant le texte de 1857 ne formule rien de formellement très différent du schéma triadique de la Logique de 1812-1816, voir La crise de la philosophie en France au XXIe siècle, ch. 1 § 4, 51] (116). Cependant, d’après Althusser, « l’« autre » idéologique de Marx, ce n’est pas seulement la spéculation hégélienne : c’est l’économie classique de Smith et de Ricardo ». Dans un second temps, Althusser est centré sur « la distinction matérialisme historique (MH)-matérialisme dialectique (MD)» (117). Les uns réduisent le premier au second, les autres le second au premier, d’autres enfin les juxtaposent. Si on comprend bien, le marxisme serait, selon une double perspective scientifique et scientifico-philosophique, une science de l’histoire (MH), et une nouvelle philosophie, en l’occurrence la science de la scientificité des sciences (MD).
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Johnny Halliday : « Noir, c’est noir ».
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On nous dit que la distinction du MD et du MH est intérieure au MD, et pourtant que le MD dépend du MH. De fait, le MD est une théorie historique de la science. Il n’y a pas d’autre théorie de la science (épistémologie, philosophie) que l’histoire de la science, que l’histoire théorique des sciences, que la théorie de l’histoire du théorique, mais se tenant le plus possible « au ras de la science » (121). E. J. : Essayons de mieux éclairer ce tunnel althussérien où nous engage avec tout le sérieux possible Alain Badiou : la nouvelle philosophie marxiste est une science de la science, le matérialisme dialectique (MD), aussi proche que possible de la science – donc une approche philosophico-scientifique – que et qui (à la fois) présuppose – dans une perspective cette fois scientifique – la science de l’histoire, le matérialisme historique (MH). [Avec le recul, de la part de quelqu’un (L. A.) qui semble n’avoir jamais pratiqué aucune science en particulier, tout cela paraît aujourd’hui presqu’aussi daté – creux et théorico-rhétorique, lourdingue et dissertatoire – que l’entreprise de Fichte proposant une philosophie sous couleur d’une « doctrine de la science » (Wissenschaftlehre 1802), et dont certains contemporains se moquaient en disant qu’assis dans son bureau il déduisait de son porteplume l’édifice des sciences en même temps que l’ensemble des secteurs d’objets de l’univers leur correspondant. Il aurait été étonnant que les grandes vaches sacrées Marx et Engels aient pu reconnaître leurs veaux dans ce baragouin boursouflé du Pour Marx, du Lire le Capital, de la somme et le reste]. Le MD « à la fois conjoint et disjoint la science et l’idéologie ». E. J. : Voilà qui est peut-être chez L. A. un peu plus intéressant. La science est la pratique productrice de connaissances au moyen de concepts. Cependant que l’idéologie est un ensemble de notions, un système de représentations, dont la fonction est pratico-sociale. La science produit un effet de connaissance, mais l’idéologie un effet de reconnaissance, liée au l’intrication de l’imaginaire et du réel dans une structure de « phantasme ». La science est un processus de transformation, l’idéologie un processus de répétition. L’idéologie est une instance irréductible des formations sociales que la science ne saurait dissoudre [Lacan : l’Imaginaire lié à des « savoirs » (S2) qui ne sont pas la « vérité » (S1)]. La science est science de l’idéologie (124), en ce sens qu’elle porte sur des objets dont l’existence est désignée par des « indicateurs » générés par l’idéologie. L’idéologie produit, dans la dimension « imaginaire » [Lacan] d’une « pression unifiante » le « sentiment du théorique ». Et 275
réciproquement l’idéologie est toujours idéologie pour une science. Mais l’évaluation de l’idéologie est elle-même idéologique. Le discours idéologique ne peut être reconnu que dans la rétrospection d’une science. Marx n’a décrit (livre IV du Capital) qu’une idéologie économique : dite économies « classique » et « vulgaire ». Le MD est la théorie formelle des coupures [par exemple entre science et idéologie]. Le concept le plus général du MD est celui de « pratique » (127). Le MD propose une liste des pratiques : économique, idéologique, politique, théorique (scientifique, technique, empirique). Une pratique s’articule avec les autres par le biais d’une « instance ». Les instances forment une structure articulée. La conjoncture détermine une instance dominante (politique, économique, scientifique, idéologique). La déviation économiste postule que l’économie est toujours dominante. Telle pratique décalée peut entraîner le « déplacement » de la dominante et la « fixation » [concepts freudiens] d’une conjoncture. Mais on va nous dire aussi un peu plus loin que la pratique économique est déterminante (131). Le type de causalité d’une déterminante est une « causalité structurale ». La lecture de Spinoza [ ? !] permettrait peut-être d’y voir plus clair (133). L. Althusser verrait le MD comme une « philosophie non idéologique » (134). À chaque coupure scientifique vient correspondre une « reprise » philosophique : géométrie (Platon), nouvelle physique (Descartes), calcul différentiel (Leibniz), Newton (Kant), Marx savant (Marx philosophe), MH (MD). L. A. ne nous dit pas ce qui distingue cette « reprise » de la réinscription idéologique du fait nouveau qu’est une science, ce qui distingue la philosophie de cette région où s’opère l’idéologisation du non-idéologique radical de la science157. Et si cela suppose que la philosophie soit spécialisée dans la science. On ne voit pas ce qui distinguerait le MD des épistémologies, des philosophies « scientifiques » antérieures. Le MD est « auto-intelligible et circulaire ». Théorie des coupures, il doit être en état de penser sa propre coupure, de réfléchir sa différence (135). Il court le risque d’être une sorte de « savoir absolu », et même « l’idéologie dont le MH a besoin ». L’œuvre d’Althusser relève encore de la tradition philosophique, voire idéologique (Kant, Spinoza). Il ne suffit pas de se déclarer hors de Mais il y a de l’idéologie déjà partout dans la science psychologique, pour ne parler que d’elle, à moins que celle-ci n’ait été dès le début et de part en part une idéologie (Politzer). 157
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Hegel pour parvenir à reprendre en compte la critique radicale des concepts de totalité (Kant) et de négativité (Spinoza) La philosophie du concept d’Althusser, comme celle de Cavaillès, ressemble fort à un mélange de Kant (dialectique transcendantale, schématisme, champ multi-transcendantal sans sujet) et de Spinoza (causalité structurale) (138). [Éclectisme singulier] : « Althusser, ou, pour penser Marx, Kant dans Spinoza ». E. J. : ce type de retour mécanique en arrière, comme pour mieux sauter un obstacle infranchissable, par incapacité d’imagination de nouveaux modèles théorique, et entraînant un blocage cognitif voué à la répétition d’un passé dépassé, aura été typique de toute l’époque 19601990, pour la philosophie (on pourrait le montrer dans le détail chez Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard) mais aussi la psychologie, comme je l’ai souvent montré ailleurs. Par exemple les cognitivistes nord-américains font retour en gloussant à Cabanis et à Gall, tout glorieux des plumes du paon érigées sur leur derrière. 7. Jean-François Lyotard : Custos, quid noctis ?158 (1984). Compte rendu sur son livre intitulé Le différend (1983). A. Badiou rappelle un séminaire commun sur « le retrait du politique » en 1982 à l’ENS – titre important et hautement significatif de cette époque de la victoire de Mitterrand – avec Derrida, Lacoue-Labarthe, Lyotard, Nancy. Lyotard avoue pour sources Kant, Wittgenstein, et le dernier Heidegger (145). Son livre archipélagique développe une atomistique langagière : une phrase ayant au lieu, il faut enchaîner (148). Phrase cognitive, prescriptive, exclamative, etc. Cette guerre des genres du discours fonde l’omniprésence du politique (149). E. J. : même attitude plus loin chez Barbara Cassin. De ce qu’il n’y a que des phrases résulte que le non-être encercle l’être (149). Le philosophe est le gardien armé du non-être. « La politique narrative à son apogée, c’est le nazisme (le mythe aryen)… au regard des massacres nazis, ce qui enchaîne, c’est un sentiment, non une phrase ou un concept… Le juif n’est pas audible par le SS » (154). Pas plus que l’ouvrier n’a de lieu pour faire reconnaître que sa force de travail n’est pas une marchandise. D’après L., « le marxisme n’a pas fini, comme sentiment du différend », mais la politique parlementaire est la moins pire de toutes 158
Veilleur, où en est la nuit ? Isaïe, 21, 11.
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(155), cependant que le démocratisme n’est pas la valeur axiale non plus de L., mais plutôt « le concept moderne de forme délibérative de la politique » [C’est l’adhésion de fait au modèle social-démocrate, ce que l’on va voir aussi plus loin chez Barbara Cassin]. A. Badiou pense que le mathématique n’est pas réductible au genre logique, dans la filiation de Frege, Russell et Wittgenstein (158). Les jeux de langage de Wittgenstein ne sont qu’une provocation inconsistante. 159 D’après Lautman, « les mathématiques sont la science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire la science de l’être en tant qu’il n’est pas, la science de la présentation imprésentable » (159). En elles prend consistance « le propos dialectique [idée de Platon], qui est le primat non arithmétique du Deux sur le Un, la logique de la scission comme forme de l’occurrence elle-même ». À la différence du sujet hégélien, le Selbst repoussé par Lyotard, le sujet signifie aujourd’hui un processus-sujet, ce qui tient en Deux l’écart de l’occurrence, ce qui insiste dans l’intervalle des événements [ce qui évoque tout de même Hegel aussi bien d’ailleurs que Lacan]. Et ce qui existe, c’est moins l’histoire que l’historicité [Heidegger], où la duplicité des événements fait symptôme pour un sujet évanoui [Cela aussi ressemble à du Lacan : fading, Séminaire sur Le sinthome]160. En somme, J.-F. Lyotard « regarde exagérément au désert de sable du multiple » [alors que Badiou, comme Platon, part de l’Un (comme aussi Deleuze) et de la Dyade]. Cependant que « l’ombre d’un grand oiseau lui passe sur la face » [Saint-John Perse]. 8. Françoise Proust : « Sur le livre : Kant : Le ton de l’histoi-
re (1991) » (1993).
A. Badiou dit avoir eu en commun avec F. P. « la conviction que la clef de l’histoire réside moins dans la continuité des structures que dans le battement événementiel des discontinuités » (163). Selon A. B. en accord sur ce point avec F. P. : « Ce qu’il convient d’appeler « histoire » est dans la figure de l’événement, et non dans celle de la totalité rationnelle [Hegel]. L’histoire se constitue dans l’imposition Badiou semble prendre davantage au sérieux celui-ci dans un livre postérieur sur L’antiphilosophie de Wittgenstein (2009). 160 À partir des années 80 (Théorie du sujet, 1982), il semble que Badiou ait tenté d’élargir le modèle de la contradiction « Hegel-Lénine-Mao » à double composante totalité-division, place-force, liaison-différence mis au point par les deux brillants opuscules de 1976 et 1978, vers un autre modèle réformé, marqué par l’influence conjointe de Mallarmé et de Lacan, et caractérisé par le primat de la seconde composante discontinuité aux dépens de la première composante continuité, où il faut voir probablement la marque tardive d’une certaine forme de poststructuralisme. C’est après la victoire de Mitterrand que le grand talent de Badiou abandonnerait le marxisme pur et dur pour rejoindre, par découragement peut-être, et seulement d’une certaine manière, à sa manière séparée, la cohorte des nouveaux philosophes, ceux-ci aboyant déjà dans la plaine dès le début des années 70. Mais la place manque ici pour poursuivre cette discussion. 159
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d’une discontinuité. Et elle délivre l’unicité aléatoire d’un sujet [Mallarmé, Lacan]. Tel est le nœud de la surrection événementielle, de la frappe discontinue et du sujet comme avènement singulier [psychanalyse] » (164)161. Toujours selon A. B. et F. P. : la véritable décision politique s’arrache à « toute dialectique du subjectif et de l’objectif… La visibilité de l’événement est indiscernable d’une invisibilité… il est comme un supplément… un excès incalculable, à la fois séparé, surnuméraire, et disparaissant. » F. P. parle d’« étoilement » (167). Mallarmé est « le penseur capital du « surgir » pur, de l’indécidabilité de l’événement… Qu’il supplémente l’apparaître tient à ce qu’il est toujours un disparaître… Cependant ce disparaître n’est pas tel qu’il s’agisse d’une perte définitive… D’un événement à un autre, et même de tous les événements à un seul, il y a un tissage d’éveils singuliers, une connivence de tout ce qui a eu son être dans un disparaître excessif. » Telle est « la récurrence événementielle » [c’est l’automaton lacanien du Séminaire XI ; Mai 68 est du passé et devrait faire retour… ! ?]. D’après F. P. (168), « le disparaître événementiel est intégralement affirmatif, en ce qu’il délivre une autre situation… à la fois intégrale et instantanée ». À quoi A. Badiou oppose que, « dans sa disparition même, l’événement lègue l’impératif du tissage [Sophiste de Platon] d’une vérité… La singularité d’une vérité, est labeur hasardeux, devenir improbable de ce qui « aura eu lieu » » [Mai 68 ?... « Quand nous chanterons, quand vous danserez au temps des cerises », ça ne mange pas de pain]. Comme tout autre siècle (A. B., 169), « le nôtre distribue de stupéfiantes horreurs étatiques, et de puissantes surrections événementielles d’où procèdent d’intenses et durables expériences de liberté. Le sublime y est récurrent : octobre 1917, la guerre populaire chinoise, Gdansk 1980, les années 67-72 presque partout ». Selon F. P., il s’agit en politique de « tisser des fragments ou des îlots d’accord ». Sa volonté est de « substituer l’accord à l’appartenance, et le local ou le fragmentaire au global » L’événement est toujours « une mise à distance de l’État, une mesure prise et assumée à la fois de sa puissance exacte et de l’idée de son abolition » [Marx-Engels]. Tout accord – « le tracé de l’alliance dans sa soustraction à la forme de l’État » – est une prescription [impératif Le « sujet singulier » est le concept clef de toute la psychologie clinique et de la psychanalyse françaises de cette période 1960-1990 (Jalley, PPAF, Vuibert, 2006). Ce qui s’annonce déjà chez Politzer (1928) (Jalley, DP1, 2011, ch. 4 et 5), comme dans les propos de Sartre sur la psychanalyse existentielle dans L’être et le néant (1943). 161
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kantien] de nature militante, sur fond de révélation du caractère infini des situations collectives [La tâche infinie de Kant]. A. B. est d’accord pour dire (171) qu’« une pensée complète de l’événement n’est pas compatible avec une philosophie de la finitude… La dimension évanouissante de ce multiple fini qu’est l’événement en fait une sorte d’emblème du fini, une attestation de la finitude comme fin… Cela seul achève la laïcisation de l’infini. Il en résulte que la supplémentation événementielle opère localement (selon une proposition finie) au regard d’une infinité ordinaire. L’extraordinaire est fini, de ce que l’ordinaire est infini… L’infinité d’une fidélité à l’événement se distingue de l’infinité de la situation… Au bout du compte, la fidélité intégrale de la finitude événementielle suppose qu’on la localise entre deux infinis [Pascal]… La vérité évanouissante dont se compose une vérité générique, je la nomme un sujet » (173). S’il faut absolument en passer par Kant [je le redis : ce type de retour en arrière en arrière est le signe de tout l’époque en philosophie – Deleuze, Foucault, Derrida, Lyotard – et j’en ai déjà parlé très souvent en psychologie], « F. P. incarne, dans le conflit des lectures de Kant, auquel se résume de plus en plus la « philosophie politique » actuelle, une voie abrupte, où J.-F. Lyotard la précède (non sans hésitation) et que contredit tout ce qui provient d’Hannah Arendt. » La racine de la difficulté est « l’événement, la césure, l’origine de ce qui fait éclaircie disparaissante dans le tissu du train du monde, et nous convoque quelquefois à la liberté… ce que F. P. demande à la Critique de la raison pure, c’est de fonder de manière universelle la réceptivité à l’événement. Elle met en évidence qu’en deçà de l’activité du connaître, il existe « un pouvoir d’être affecté ». Il existe une passivité originaire, ou transcendantale, qui est « archè »… Comme le dit F. P. : « Ce qui est premier, c’est un coup qui affecte. Cette réceptivité première du sujet transcendantal, F. P. la mobilise pour penser la « frappe » de l’événement, pour en garantir l’adresse. » Selon, A. B., une vérité se laisse reconnaître, ou montrer comme telle, et cette supposition revient à l’axiome sans quoi la philosophie n’existe pas : il y a de la pensée. Selon lui encore, « la surprise de l’événement s’attache précisément à ceci qu’aucune structure passive ne peut l’accueillir. Et qu’aucun sujet, aucun « nous », ne préexiste aux effets de sa disparition. Il faut donc aller plus loin que Françoise Proust dans la voie de la surprise, de la précarité, de l’indécidable… Tout simplement parce qu’un sujet n’existe pas [négativité de Hegel, néant de Sartre, fading de Lacan], pas même comme passivité pure, antérieurement à la supplémentation 280
événementielle. Ce n’est que sous la condition d’une supplémentation qu’advient à la situation la singularité d’un sujet » (175). « L’événement est une « trouée entre un pas encore et un déjà plus ». Il suffit d’ajouter que l’événement est aussi l’initiation d’un processus de vérité » » (176) [La vérité sortant du puits, Tableau d’Édouard Debat-Ponsan 1898, page de garde du Séminaire XV 19671968 de Lacan selon Patrick Valas]. 9. Jean-Luc Nancy : L’offrande réservée (2004) Selon A. Badiou, ce siècle n’aura pas été celui des naufrages ou dérélictions du sens, mais au contraire celui de son imposition, au détriment de l’ab-sens des vérités disparates. Plutôt qu’« à la chance ou au souci du sens », A. B. se dit rappelé à la rigueur aristocratique du formalisme : « C’est l’infini qui fait défaut ». Et il s’agirait de « déposer au seuil du millénaire, tout usage des mots « fin », « fini » et « finitude »… « Ce avec quoi il faut en finir, c’est la finitude [retour de Kant à Hegel ?]. Dans ce motif de la finitude se concentrent le reniement de l’émancipation, le règne mortifère du peu présent, l’absence des peuples à eux-mêmes et l’éradication des vérités… le reniement et la soumission à la stupidité démocratique contemporaine. » Nancy dit que la « démocratie », au sens où le journalisme ininterrompu s’accorde à y voir l’horizon indépassable de nos libertés… n’est en rien à la hauteur de la question du sens aujourd’hui et que, même elle agence les moyens d’une surdité, d’un évitement de cette question… Nancy, plus que beaucoup d’autres, plus que moi-même, est, en un sens raffiné, le dernier communiste (180)… « L’advenue de ce qui, de l’être, n’est rien de ce qui est, rien même de ce qu’il est162, avec d’autres, avec Nancy lui-même, nous le nommons événement, et j’y fais naître le caractère générique des vérités, ce qui veut après tout exactement dire leur en-commun, le « communément » de leur création. Alors, qu’en définitive, tout événement soit « communiste », c’est ce que Jean-Luc Nancy affirme », et c’est vrai aussi pour A. B (181). La finitude, c’est le signifiant-maître du discours de J.-L. N., c’est le sens lui-même, c’est le sens entier (183), c’est aussi l’existence, la pensée, la liberté. « La pensée de la finitude est elle-même finie, donc touche nécessairement à sa propre limite » (184). Donc, « « finitude » est la polarité nominale d’une filière qui inclut le sens, le sens de l’être, la responsabilité du sens, l’existence, la liberté et 162
Début de la Logique et de l’Encyclopédie de Hegel.
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la pensée. « Finitude » est le signifiant-maître en ce qu’il absorbe la totalité des vocables positifs » (185). Le devoir, l’appel contemporain à une éthique « veut dire [pour J.L. N.] l’appel à tenir la pensée dans la responsabilité de la finitude. » Alors que pour A. B. « le devoir est d’appeler la pensée aux exercices dissidents de sa propre infinité… Mais J.-L. N. pense et m’a souvent dit que ce que j’appelle l’infini est en tout cas au point même de la pensée qu’il nomme « finitude » » (186). Cependant, « avec l’infini comme absolu de l’existence finie, nous sommes tout près de Hegel, au vrai un compagnon essentiel de la pensée de Nancy… [Étant entendu pour A. B. que] le vrai défi de la pensée moderne, depuis Cantor, [c’est] le discernement de la pluralité des infinis, et de sa conséquence pour les orientations fondamentales de la pensée » (187). Pour Nancy, « exposition, retrait, offrande : voilà au fond l’éventail déplié de la finitude… Naissance des seins. Formellement, l’offrande est ici la saisie de ce qu’une femme offre, ou s’offre, d’elle-même, dans l’existence de ses seins » (188). 10. Barbara Cassin. Logologie contre ontologie (L’Effet sophistique, 1995) (1996). Alain Badiou le platonicien dirige des collections philosophiques depuis une vingtaine d’années avec Barbara Cassin, spécialiste et admiratrice de la sophistique (193). Pour la sophistique vue par B. C., « le logos prend le pas sur l’objet… [pour Gorgias] toute description, tout éloge, est en même temps un éloge du logos. À l’encontre de la « vieille conviction platonicienne et antisophistique » d’A. B., l’axiome sophistique prescrit que la politique est constituée par le lien rhétorique… étrangère au Bien et au Vrai… elle ne se confondra jamais [selon B. C.], par définition, avec la distinction éthique entre bien et mal, ni avec la distinction théorique entre vrai et faux… Le faux se sachant faux est ce qui vient en place de la norme terrorisante et extrinsèque du Vrai » (195). A. B. affirme penser au revers de tout cela : « – que l’être, en tant qu’être, s’articule comme multiplicité pure dans la mathématique, laquelle justement n’est pas un discours [idée de Piaget contre le positivisme logique de l’École de Vienne], ni n’a de convenance théorique. – que les politiques d’émancipation se distinguent des politiques de gestion en ceci justement qu’elles ont un effet de vérité quant à ce 282
qui du collectif demeure, sans elles, invisible et impensable. Et qu’en outre elles ont pour catégorie philosophique centrale non la liberté, mais l’égalité. Alors que pour Barbara Cassin (comme pour Hannah Arendt), la politique de l’apparence et de l’opinion, soutenue par la sophistique, fait de la liberté la catégorie non philosophique du politique ; – que le grand roman a sans doute un puissant effet de vérité, et qu’une vérité peut certes se présenter dans une structure de fiction ; mais que nous sommes alors entièrement à l’extérieur de ce qui peut s’appeler philosophie. » Selon A. B. encore, tout consensus, « parce qu’il n’est que la ruse des homonymies », est perdition pour la pensée, et dire avec B. C. que « la performance est la mesure du vrai… cet éloge de la virtuosité l’incommode » (196). Le projet de B. C. est d’ « opposer à l’histoire philosophique de la philosophie, une histoire sophistique : c’est un grand « bougé » historial… Elle pense que l’entrée en scène des sophistes dans le thème présocratique… va accomplir ce que Heidegger, encore captif de l’authenticité ontologique, n’a pu que programmer… une position si forte à l’égard de l’ontologie et de la métaphysique en général qu’elle pourrait bien s’affirmer non dépassable » (197). Pour A. B., « Platon reste la pierre de touche de toute philosophie ». Certes, il y a une dimension sophistique de Platon (198) : - Dans le Sophiste, l’inscription de la différence se fait de ce que l’être n’est différenciable qu’autant que le non-être est. - Dans le Parménide, « l’hypothèse terminale qui va donner son élan négatif à tout le néoplatonisme, est que l’Un n’est pas. La suréminence de l’Un ne sera pensable que sous le signe de son non-être. » - Dans la République, « la forme générique de l’être est l’Idée… [Or] le Bien n’est pas une idée, et donc au regard du dispositif de l’ontologie, ce qui est la racine de l’être et du pensable est en exception d’être, dans la forme propre du non-être qu’est la non-idée… Le non-être est le propre de tout discours sur l’être » (199). En fait, la sophistique (ou logologie) fait au langage une confiance immodérée. Or « ce que la philosophie, avec Platon, répudie, ce n’est pas le paradoxe ou la complexité « immorale » du primat du non-être, ou de la souveraineté du langage. C’est au contraire la facilité de la « solution » sophistique… Barbara Cassin veut nous enfermer dans l’alternative : ou l’être est une donation antérieure au dire, et la vérité norme le discours du 283
dehors ; ou l’être est une création du dire, et la vérité est inutile, la performance et l’opinion suffisent » (200). Or, dit A. B., « j’appelle (avec Platon), ce qui est originellement soustrait à cette alternative… De là, du reste, que ce n’est pas en discours que l’être (c’est-à-dire le non-être) est dicible, mais en mathème, en formule, en traces toujours écrites. De là aussi que la vérité est le contraire d’une norme extérieure : elle est une production immanente. La philosophie appellera « dogmatique » la position selon quoi l’être est donné dans une antériorité inassignable au dire. Elle appellera « sophistique » la position symétrique : que l’être est une production du dire. Elle s’identifiera elle-même comme labeur réglé d’une diagonale qui subvertit le couplage (et en vérité la profonde identité de nature) du dogmatisme et de la sophistique » (201). Pour en venir à Lacan, « sophistiquer la chicane du triplet vérité/savoir/réel est autrement difficile que de la philosopher » (202). Selon B. C., « Lacan objecte à Platon que l’objet a, qui est un nom littéral du réel, est ce dont il n’y a pas d’idée. Mais précisément, pour Platon, le Bien, l’Un, ou l’Autre, sont déterminés comme nominations ultimes de l’être de ce qu’il n’y en a pas non plus d’idée. Et ce dont, par conséquent, il y a seulement, soit poème… l’image du soleil dans la République, soit mathème… l’objet a de Lacan [tout comme] l’Un qui n’est pas de la neuvième hypothèse du Parménide. « Poème ou mathème, mais certainement pas rhétorique des opinions. » Enfin, « si c’est le discours qui crée l’être, si donc la performance langagière est mesure de toute « valeur », deux espaces sont les plus adéquats à la délivrance créatrice du maximum d’être. La politique dite démocratique d’un côté… libre espacement rhétorique des jugements dans l’arène publique, hypocrisie féconde des opinions ; et de l’autre côté, la démiurgie de la fiction romanesque… « B. C. relie à la sophistique une multiplicité consensuelle de jeux discursifs qui crée des mondes… un ludique nietzschéen » (203). Or « la philosophie se constitue comme antisophistique parce qu’elle dispose l’origine des vérités comme point d’évanouissement de tout entrechoc des discours. C’est ce point que je nomme événement… L’événement est le nom du sans-nom, ce qui est rencontré, ce qui advient et suscite une vérité comme nouveauté ». Et « la sophistique ne donne de la création et de la nouveauté que les protocoles rhétoriques les plus inoffensifs… La sophistique ne vaut pas la peine. Comme aurait dit Deleuze, qui pourtant ne croyait pas non 284
plus à la vérité, la sophistique « n’est pas intéressante ». C’est du reste l’argument ultime, et principal, de Platon » (204). B. C. en fait viserait moins à rétablir la sophistique qu’à « sauver Heidegger », et pour ce faire : 1. Déplacer le centre de gravité du concept de présocratique de Parménide vers Gorgias [afin de contrer par] un certain démocratisme fictionnel [des origines] des tentations fascisantes de type « grand forestier ». 2. Conserver le diagnostic de fermeture platonicienne, non comme geste d’oubli de l’être [de Parménide], plutôt comme oubli du non-être [de la sophistique]. 3. Remplacer l’authenticité heideggérienne, qui conserve la juridiction de l’ontologie sur la politique, par l’hypocrisie démocratique. 4. Préférer le roman – la logologie, au poème – donation, présence et ontologie (205). En conclusion, la philosophie aujourd’hui, « doit exclure le dernier Heidegger… Pour penser dans les conditions de notre temps le réel de l’être, c’est-à-dire l’être comme non-être, c’est-à-dire l’événement comme puissance de vérité, nous devons briser le montage historial heideggérien, restituer Platon, et construire une métaphysique du contemporain ». 11. et 12. Christian Jambet et Guy Lardreau. Un ange est passé (1977). Compte rendu sur L’ange. Ontologie de la révolution, T. 1 (1976). A. Badiou évoque d’abord l’opposition politique, au tour venimeux, interne au maoïsme, qui a existé entre la Gauche prolétarienne (Benny Lévy, André Glucksmann, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner) et l’organisation dont lui-même était militant, le « Groupe pour la fondation de l’Union des communistes de France marxistesléninistes ». Cela n’a pas empêche d’intéressants rapports, dans les années 80 entre A. B. et Jambet et Lardreau. Malgré leur tendance à comparer l’expérience politique et l’expérience mystico-religieuse. A. B. parle enfin de la « sorte de grandeur sans doute un peu emphatique, qui décrivait assez bien le mélange d’angoisse et d’élan quasiment solaire qui marquait nos pensées et nos actions dans les années 70 ». Dans la Révolution chrétienne de Paul, ou aussi bien marxiste en Chine, on a vu la rébellion s’inverser par la suite en soumission absolue. Les nouveaux maîtres chrétiens et leurs discours ont su installer à leur tour « l’obéissance absolue au Supérieur, la hiérarchie, l’ordre divin d’un monde radicalement unifié » (209). J. et L. expliquent de fait comment le 285
semblant de révolte de leur idéologie révolutionnaire les fit se retrouver stu-pides et courbés sous les ordres absurdes de la camarilla d’aventuriers qui dirigeait la Gauche prolétarienne (210). Le réel réduit à la pensée (idéalisme), de même que la haine de la pensée comme du prolétariat (fascisme) marquent leur livre. Malgré tout, ils ont raison d’attaquer Lyotard (et Deleuze) d’avoir pour programme « la fascisation de la pensée ». Propos étonnant d’A. B. compte tenu de l’éloge postérieur qu’il a fait ici même de ces deux auteurs (1984, 1989). Une note insiste encore un peu plus loin sur « le fascisme larvé de l’entreprise de Deleuze ». J. et L. tiennent ferme sur la révolte érigée en système contre « la systématique pessimiste héritée de Freud et de Lacan » (212). La petite bourgeoisie défaite pose à partir de 1972 la banale et consternante question : n’avons-nous pas rêvé ? (213). Une idée juste qui a réorienté le cours de l’histoire du monde, à partir des années 60, s’est évanouie. Pour Lacan, l’homme est sexe et langage. Le désir plie sous le signifiant-maître, le signifiant du manque, le signifiant du signifié nul. Il n’est de corps (sexué) que sous la Loi, disposée par le discours du Maître. La rébellion est, en son désir de l’Autre, désir de l’absolue soumission. « Vous voulez un Maître, vous l’aurez « (Lacan à Vincennes, 1969) (214). L. et J. veulent penser l’impossibilité radicale de la rébellion, sinon « dans le royaume des Anges » (215). J. et L. penchent pour « l’idéologisme de la refonte de soi, fasciste dans son ambition sectaire de pureté absolue, de simplicité absolue, de recommencement à zéro. Car ce zéro à la fin est le peuple lui-même, à qui il faut inculquer violemment la pureté, la simplicité » (le tortionnaire militariste, Lin Piao, l’armée Rouge japonaise, la Gauche prolétarienne – E.J. : à l’époque A. B. ne peut encore parler de Pol Pot, dont pourtant il a au début soutenu le régime). « Le Un se divise en Deux et révèle dès lors ce que le Un a toujours été, le devenir de sa propre scission. Il n’est d’unité que des contraires. En ce point s’affrontent deux idéologies contradictoires : métaphysique et dialectique » (219). J. et L. s’opposent avec raison « à l’anarchisme du multiple, tel que, sur son sol de Nature, il prépare au fascisme (n’importe quel désir vaut, dans les multiplicités machiniques). » Comme « à l’usurpation de l’Un en tant que semblant et perversion, tel qu’incarné dans le projet d’État révisionniste, dans le social-fascisme (aucun désir ne vaut, toute expérience de masse est nulle, seul l’État, capitaliste unique, fait la politique). » 286
Selon A. B., « ce qui soutient irréductiblement la pensée dialectique, c’est en effet qu’au cœur du mouvement de masse s’effectue l’antagonisme de classe » (220). Et encore : « reconnaître le point de vue de classe là où il est, c’est-à-dire dans la fraction du peuple révolutionnaire qui matérialise l’antagonisme, c’est depuis toujours le principe même de l’action marxiste » (224). [E. J. : Aujourd’hui le communisme chinois en est arrivé à une monstrueuse synthèse entre l’organisation communiste et l’économie capitaliste, dans un appareil d’État dirigé par une caste de princes rouges héréditaires dont les familles gèrent des consortiums financiers gigantesques. En ce qui concerne le PCF, il a disparu, et on se demande si les idées d’A. Badiou n’ont pas pesé d’un poids aussi négatif dans l’évaporation du paradigme de la contradiction hégélo-marxiste – que ses intellectuels géraient plus ou moins bien (l’agrégé de philosophie normalien Lucien Sève n’a jamais été un imbécile) –, que l’hostilité ouverte la plus résolue du conservatisme des nouveaux philosophes et de leurs alliés structuralistes dès les années 70. Tous ces gens-là, en dépit de leurs divergences réciproques affichées ont en réalité le même combat : Hegel et Marx à la poubelle, aux oubliettes. Par contre, A. B. et ses amis n’ont jamais eu la moindre idée que l’idéologie de l’hyperempirisme nord-américain, dont la montée progressive dans les sciences humaines, jamais combattue par personne, dès les années 50, était une vermine bien plus dangereuse encore que la déviation révisionniste du marxisme, la peste doublée du choléra à côté de la grippe. Percevoir-calculer-spéculer. C’était une erreur de jugement et de diagnostic formidable que de considérer le révisionnisme en matière de théorie marxiste – la soi-disant platitude des modules dialectiques traditionnels – comme l’adversaire principal au lieu de la pornographie du béhavioro-cognitivisme nord-américain. Cela, des gens qui tenaient et tiennent des séminaires dans les universités américaines étaient et restent toujours incapables de le comprendre. Piaget par exemple, avec sa dialectique un peu trop « arrondie », trop lisse, a toujours valu mieux que la « psychomécanique » de Watson. Il est non moins certain qu’un travail intellectuel libre et créatif sur les questions philosophiques était à peu près impossible à l’époque dans l’organisation ouvriériste traditionnelle du PCF, les intellectuels n’y ayant jamais occupé que des places de strapontins. J’ai été le témoin de cette sorte de goulag culturel des intellectuels dans le PCF de l’époque]. 287
Le déni de cet antagonisme, poursuit A. B., est tel chez L. et J. qu’ils en sont astreints à poser deux mondes, celui du rebelle et celui du Maître, dans une coexistence éternelle (221). En fait, « ils ont peur et dégoût de la dictature du prolétariat » [E. J. : il y a de quoi avoir peur quand même, à voir ce qu’ont pu en éprouver Maïakovski, Eisenstein, Chostakovitch, Prokofiev]. « Il est facile alors de prétendre, comme l’ont fait Lyotard et Deleuze [Tel est le discours du capitaliste de Lacan ; nouveau coup de patte à Deleuze], que la classe n’est jamais qu’une pièce du discours du Maître (capitaliste), puisqu’elle est le Capital lui-même par le biais du labeur par où il s’enfante et se reproduit » : idée consternante qui est à l’opposé de la « théorie marxiste de la révolution » (223). La G. P. : amour abstrait du travail ouvrier, puis en glissant toujours : haine de l’ouvriérisme, haine des ouvriers, haine de la politique, du marxisme et du prolétariat (226). Ce qui « apparente L. et J. au fascisme provient non de ce qu’ils critiquent de la G. P., mais de ce qu’ils en ont conservé… ce bilan angélique, si insensé qu’il paraisse, n’est à la fin que conservateur. Rien de ce qui fit l’aventure et l’effondrement des « maos de la Cause du Peuple » n’y est en son fond questionné. » E. J. : Le mouvement de 68, s’il avait été bien dirigé et s’il avait bien tourné, aurait peut-être pu aboutir à une espèce de social-démocratie telles qu’il en existe dans les pays nordiques, et qui en tout cas, sans être la terre des miracles, est moins rétrograde que ce qui accable la France depuis 60 ans. Mais la condition indispensable pour y parvenir aurait été une théorisation correcte de la question des classes moyennes, en vue de l’hypothèse d’une alliance de la masse des ouvriers avec cellesci. De ce point de vue, la théorisation des maos sur la base exclusive des classes populaires les plus défavorisées était un ramassis de conneries rétrogrades. Le « Manifeste pour une démocratie avancée » rédigé par le PCF (Champigny 1968), quand on en relit les textes sur « la révolution scientifique et technique » est quelque chose qui tient encore parfaitement debout du point de vue d’une analyse macro et microsociologique correcte. N’en déplaise aux ricaneurs. 13. Rancière. Savoir et pouvoir après la tempête (2006). La dialectique du savoir et du pouvoir a été une sorte de lieu commun de la fin des années soixante et du début des années soixantedix. Foucault certes ! Mais Rancière peut en revendiquer le déploiement conceptuel mieux que Foucault. Il a le premier médité sur le lien entre le « théoricisme » d’Althusser, son apologie de la science, et l’autorité 288
réactive de Parti communiste français, « dont il est le compagnon, de route ou de déroute » (232). Il faut revenir au « contexte des années soixante et singulièrement à la séquence cruciale qui va de 1964 à 1968, culminant en 1966 » (233). En regardant ce qui se passe autour des années 1966-1967, le règne du structuralisme est incontestablement celui de la science, d’un néo-scientisme centré sur le motif de la formalisation inspiré de la linguistique structurale. « On lit dans les dispositifs dominants des sciences humaines, le marxisme et la psychanalyse, des théories voilées de la forme ». Pour Althusser comme pour Lacan, prévaut l’idéal de scientificité, « dans un contexte où la question du savoir, dans sa modalité la plus raide, la plus dure, celles des sciences formalisées comme la logique, la mathématique, ou le noyau phonologique de la linguistique, est paradigmatique. » Or voici que s’installe, « au cœur et à la fin des années soixante, une disposition toute nouvelle ». La révolution culturelle en Chine, entre 65 et 68, avec en son cœur la question des formes d’autorité du savoir, a pris tout d’abord la forme d’« une révolution étudiante contre ce que les gardes rouges nomment les « bonzes académiques », dont ils réclament la destitution et qu’ils n’hésitent pas à malmener cruellement » – ceci au moins est concédé (234). Il s’agit d’une révolte anti-autoritaire visant le renversement des hiérarchies fondées sur la détention d’un savoir. Des révoltes d’usine (Shanghai 1967) sont également des révoltes anti-hiérarchiques mettant en cause l’autorité des ingénieurs et des chefs fondée sur le savoir technoscientifique. Se produit de ce fait « le plus violent des paradoxes intimes » pour des « scientistes révolutionnaires » tels Badiou et Rancière, partagés entre l’engagement dans une apologie du concept scientifique et de son autorité libératrice d’une part, et d’autre part la question politique du déni ou de la contestation révoltée de l’ensemble des autorités fondées sur la détention d’un savoir. En France se produisent des révoltes ouvrières d’usine à partir de 67 jusqu’avant le mois de mai 68, dans un contexte de franche opposition à l’égard de l’encadrement syndical et d’une volonté assez systématique d’humiliation des autorités (séquestration des patrons). Un film de Godard (Tout va bien) raconte cette expérience bouleversée d’un rapport entre savoir et pouvoir (235). Préparée elle également en amont par plusieurs mouvements de dissidence, notamment sur la ségrégation sexuelle et sociale, « la révolte 289
étudiante de mai 68 et des années qui vont suivre est explicitement dirigée contre l’organisation verticale de la transmission du savoir. » S’organise donc le paradoxe d’une « bascule entre une sorte d’idéologie philosophique dominante sous le paradigme de l’absoluité des savoirs scientifiques et une série de phénomènes politico-idéologiques qui, au contraire, développent la conviction que la connexion entre savoir et autorité est une construction politique oppressive, qui doit être défaite, au besoin par la force. » La question se posait alors (236) à Badiou et à Rancière : comment délier, défaire les figures existantes de relation entre le savoir et l’autorité, entre le savoir et le pouvoir ? Et s’il faut destituer l’autorité du savoir, comment alors va se transmettre l’expérience, notamment l’expérience révolutionnaire elle-même ? Se pose donc alors la question de la figure du Maître, importante dans l’œuvre de Rancière comme de Lacan, venue en somme de « l’engagement dans le mouvement de masse mondial des jeunes et des ouvriers entre 1965 et 1975 au moins ». Mao accordait son soutien à la révolte étudiante, puis aux révoltes ouvrières, considérant que la question de la transmission ne pouvait passer par les canaux de l’autorité établie, pas même par les canaux du Parti communiste au pouvoir (237). Le résultat a été l’érection par le mouvement de la Révolution culturelle de Mao en figure de maître absolu. Il devient le maître paradoxal, le maître du mouvement qui destitue les maîtres. Mao est « un nom propre ». Transmettre voulait dire dès lors : étudier collectivement ce qui est à la hauteur du nom. Tel est le rôle du Petit Livre Rouge des pensées de Mao. Lacan de son côté a médité sur le rapport entre maîtrise, transmission en institution, et dans les lieux de la psychanalyse, entre fondation et dissolution (238). La « génération » de l’époque a été « frappée par Mai 68 comme par la foudre », instituant un trajet de pensée jamais renié ni par Rancière ni par Badiou, « à la différence de tant d’autres ». Une fois défait le lien institué entre savoir et pouvoir, et quant aux figures de transmission de type nouveau, Rancière en tient pour une « hypothèse démocratique », alors que Badiou dit son « hypothèse tout simplement aristocratique » (240)163. C’est comme pour les mathématiques, selon Platon « vestibule de la dialectique » : démocratisme de l’égalité devant l’idée, alors que les 163
C’est le retour de la conception léniniste d’une avant-garde éclairée du mouvement révolutionnaire.
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mathématiciens proprement dits, surtout créateurs, constituent finalement un groupe étroit, un milieu très aristocratique (241). Le problème d’une aristocratie communiste aujourd’hui, c’est qu’elle doit se soustraire à tout ce qui rappelle la forme-Parti (242). L’oxymore de Rancière est « le maître ignorant » dans des « collectifs contingents », alors que celui de Badiou est une « aristocratie prolétaire », qu’il appelle elle aussi « contingente » : « vu de loin, c’est la même chose. Mais vu de près, c’est extrêmement différent ». Comme Foucault, Rancière et Badiou savent que la dialectique disjonctive du savoir et du pouvoir est d’abord en philosophie une affaire platonicienne. Platon est comme une ligne de crête, mais en y marchant ni R. ni B. ne regardent du même côté (243). La République de Platon se lit [de manière antinomique] selon la question de l’Un et du Multiple (244). Rancière. Du côté de la distribution globale des places, c’est la critique de la démocratie, l’antidémocratisme social. Celui qui ne fait qu’une chose ne peut participer réellement à la direction des affaires politiques. Celui qui est assigné aux tâches productives ne peut bien les faire que s’il ne fait que cela. Pour l’artisanat : une tâche, un homme. Il y a univocité pratique (chacun à sa place). Badiou. Du côté de l’éducation des gardiens, ceux-ci sont obligés de faire plusieurs choses à la fois, même s’ils sont dispensés de la production manuelle : mathématiques, gymnastique, arts martiaux, même philosophie dialectique. Il y a multiplicité théorique (la place des dirigeants se déplace). Il y a projection du partage et de la division entre : - l’oxymore du maître ignorant ouvrant du côté de l’univocité pratique, de la hiérarchie sociale et de son côté insupportablement antidémocratique, - et l’oxymore de l’aristocratie prolétaire qui ouvre du côté de la multiplicité polyvalente, de l’humanité générique (ou sans classe) comme support réel de l’égalité authentique, bref d’un paradigme communiste. Platon conclut de cette relation entre savoir et pouvoir que la question clef de la politique est l’éducation (245). Chez Foucault, l’antidialectique du savoir et du pouvoir ne conduit nullement à une théorie de l’éducation. Rancière n’affirme pas, avec Platon, que la question de l’éducation occupe une place centrale dans le processus politique (246). Mais il n’affirme pas non plus le contraire. Ce qui est un exemple de son style « médian », centriste, jamais immédiatement conclusif. 291
R. et B. ont formé la conviction que la lutte est toujours une lutte sur deux fronts. C’était le grand enseignement du maoïsme. La lutte contre le capitalisme et l’impérialisme américain n’était possible que si l’on se dressait également contre le parti communiste, le syndicalisme institutionnel, et la complicité du social-impérialisme soviétique. Une vraie gauche révolutionnaire combat la droite et la « gauche » officielle. Cette idée d’une lutte sur deux fronts a survécu jusqu’au début des années 80. [L’impératif d’un combat sur deux fronts, au sein disons de l’espace communiste, a abouti, avons-nous déjà dit plus haut, en France à la destruction du PCF corrélative du triomphe relatif autant qu’épisodique d’un PS qui a toujours plus ou moins mené depuis 81, la politique de la droite, pour ne pas rompre avec la politique du social-traître Guy Mollet pendant la Guerre d’Algérie. La victoire de Mitterrand en 81, avec l’aide du PCF, allait lui permettre d’entreprendre réellement la liquidation progressive du PCF (éviction des ministres communistes, vague d’invalidation des maires communistes). Mais en Chine la même idée brillante a abouti à terme à l’installation d’un capitalo-socialisme accaparé par une camarilla de princes rouges. Ce qui est déjà un beau résultat. Il aurait fallu ajouter, ce que nous n’avions pas encore fait, que cette lutte sur deux fronts a abouti au sein de l’URSS aux purges des années 30, alimentant la propagation cancéreuse d’un énorme goulag. À aucun moment, les grands intellectuels maoïstes n’ont eu l’idée que la lutte contre l’impérialisme américain devait passer également et peut-être avant tout par la lutte contre l’idéologie des sciences humaines américaines : la psychologie, la sociologie, ainsi que l’économie néolibérale pré-marxiste. De tous ces savoirs, ils n’avaient aucune connaissance technique qui leur aurait permis d’en faire la critique de façon autre que de jaculation purement verbale. Pas plus d’ailleurs que les autres philosophes de l’époque : Foucault, Deleuze, Derrida, etc. Tout au plus les moins hostiles à la dimension « psy » étaient-ils plus ou moins lacaniens, ce qui n’a jamais suffi pour critiquer de façon pertinente, technique et décisive, l’invasion du psychologisme américain et de ses gadgets : le DSM entre autres. Au mieux, les plus intrépides chantaient, plantés comme des coqs sur le fumier : US ! Go Home ! Moyennent quoi US est toujours là, partout, plus que jamais présent, instillé même au profond de la matière cérébrale des gogos.] La lutte sur deux fronts a continué ensuite, vue par Rancière et Badiou, entre l’idée que la politique aurait à être enseignée aux ouvriers ignorants, aux gens du peuple, par des experts, c’est-à-dire par le Parti de la classe ouvrière. Et également l’idée que la politique puisse être une 292
spontanéité aveugle, une énergie vitale étrangère au concept et tout entière absorbable dans le concept de la révolte (247). Il a fallu rompre avec Althusser (La leçon d’Althusser), resté fidèle au Parti extrêmement longtemps, et maître savant d’un « léninisme ossifié ». Sur le second front, Rancière met en place « une dialectique toute nouvelle du savoir et de l’ignorance », touchant « une politique productrice de savoirs multiformes » (248). Rancière pense que : – sous condition de l’égalité déclarée, l’ignorance est le point d’où peut naître un savoir nouveau. – sous l’autorité d’un maître ignorant, le savoir peut être un lieu pour l’égalité. C’est lui qui a instauré dans le champ conceptuel contemporain l’idée que l’égalité est déclarée et non programmatique. Mais pour Badiou, « l’égalité en tant que déclarée serait la maxime d’un aristocratisme politique contingent aux prises avec une forme spécifiée ou singulière de l’inégalité » (249). Alors que Rancière cherche à « créer un lieu ou un espacement nouveau dans la société pour l’égalité… Le maître d’un tel savoir ne peut que se déclarer ignorant [comme Socrate] ». En somme, pour R. en accord sur ce point avec B., tout est processus, advenue, éclair du sens, égalité en double occurrence de condition et de production, bref « l’événement par excellence » (250). Mais B. et R. n’ont « pas la même manière de prendre congé du Parti ». R. maintient l’organisation en suspens [C’est l’épokè de Husserl !]. Il n’est pas pour le mouvement et contre le Parti. « Il veut être au plus près de l’inscription » (251). B. pense que la continuité politique est nécessairement organisée. On aboutit finalement à deux définitions philosophiques de la politique qui sont voisines, mais aussi suffisamment distinctes. L’excès par rapport au compte des parties dans l’ensemble, c’est ce que B. a nommé l’état, l’état du multiple, l’état de la situation. Le moment où un collectif n’est que la gestion de la somme de ses parties, c’est ce que R. appellerait la police et B. l’état [l’État est toujours en excès, avec du « non-présenté ».] (254). Rancière, contrairement à Badiou, ne fait plus depuis longtemps de politique organisée (255). Le doublet de R. maître ignorant/communauté des égaux défait le lien institué par Platon entre savoir et pouvoir. Dans le langage de 293
Lacan, cela veut dire mettre fin à la confusion entre le discours du maître et discours de l’université (256). Un tel savoir serait « à la hauteur d’une vérité au moins », un savoir révolutionnaire, un vrai savoir, un gai savoir, celui du « bon » Platon qui a rencontré le maître ignorant : Socrate. Qui éduque qui ? « Nous », nous éduquons dans ce processus. La lutte continue sur deux fronts. On ne peut accepter ni l’Un du Maître savant ni le multiple des savoirs spontanés. La lutte continue contre l’Université et le Parti, mais aussi contre les spontanéistes à la Negri. L’éducation n’est pas une condition de la politique, comme « dans Platon, dans le léninisme ossifié ou chez Althusser » (259). Il n’y a pas chez Rancière de figure établie du militant, à l’inverse du « nous » de la filiation platonicienne aristocratique. Selon A. B. « la connexion improbable majeure [en 68 et après], c’était la connexion entre intellectuels et ouvriers [Aveu d’importance, mais justement, pourquoi ? Il n’a jamais été vraiment répondu à cette question] » (260).
Quatrième partie : Exploration de divers types dialectiques Hegel, Marx et Lénine vus par Alain ; Henri Wallon, Germaine Wallon
Chapitre 8 Alain lecteur et admirateur de Hegel et de Marx 1. Éloge d’un philosophe citoyen d’une grande perspicacité D’après la biobibliographie du site Internet Alinalia, Alain lit Marx et Proudhon en 1899, [Comte entre 1900 et 1910], la Logique et la Philosophie de la nature de Hegel en 1912, travaille sur Aristote et encore Hegel en 1913, lit bien plus tard encore, en août 1944, la Phénoménologie de l’esprit traduite par Hyppolite, et écrit en août 1947 un article sur les difficultés de la phénoménologie de l’esprit de Hegel164. Dans un Marx daté de 1950, Alain nous dit avoir lu (relu ?) Marx dans les années 1930, suite à une campagne de lecture de Hegel, ce qui ne s’accorde pas d’emblée avec ce qui précède. Avec Idées. Introduction à la philosophie, publié en 1932165, et consacré à Platon, Descartes, Hegel, Comte, Alain – alors âgé de 64 ans, déclare avoir produit le « Traité de philosophie » qu’il avait « souvent désiré d’écrire ». Alain a consacré d’autres études à Aristote (1902), aux Stoïciens (1891), à Spinoza (1901), à Kant (1946), à Marx (1950). Parmi les autres auteurs qui ont retenu son intérêt ses Propos sur des philosophes (1961) mentionnent encore de façon laudative Socrate, Pyrrhon le Sceptique, Montaigne, Pascal. Alain y déclare avoir un « grand respect pour la fameuse Somme de Thomas d’Aquin, où je me suis plu quelquefois à retrouver Aristote », mais dont la théologie ne lui en paraît pas moins « fautive ». Il salue également au passage Voltaire mais surtout Rousseau, cependant qu’il souligne la « médiocrité intellectuelle » de deux Mill, le père James et le fils Stuart. Alain : « Les difficultés de la Phénoménologie de Hegel », Mercure de France, Tome 301, juilletseptembre 1947, n° 1007, 34-46, septembre-décembre 1947, n° 1010, 422-434. 165 Le chapitre sur Comte se trouvera, semble-t-il, rajouté dans la seconde édition de 1939, bien qu’Alain ait dit l’avoir lu depuis longtemps (1900-1910). 164
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On s’intéressera ici à l’ensemble des propos d’Alain sur Hegel d’une part, Marx et les marxistes d’autre part. Alain les a étudiés de près et les connaît extrêmement bien. Ces textes sont très abondants, plus longs que ceux jamais consacrés par Alain à d’autres philosophes, si ce n’est peut-être Aristote et Spinoza (1946), dans le premier cas sous forme certes inachevée (1902). Alain dira encore (1947) de façon surprenante que c’est Augustin qui l’aurait préparé à lire Hegel, ce qui est très cohérent avec l’hypothèse générale que je défends dans ce livre et le précédent (CPF21S). On suivra les traces de ces travaux d’Alain sur Hegel et Marx par ordre chronologique. Deux aspects semblent ici d’une particulière importance. Le premier est le lien très étroit établi par Alain entre Hegel le père et Marx le fils, ce qui va totalement à l’encontre de l’interprétation ultérieure de Marx-la-Coupure imposée par Althusser et sa cohorte de samouraïs normaliens. Le second est que les quelque 60 pages de textes écrits par Alain sur Marx entre octobre 1950 et janvier 1951 sont apparemment les dernières produits par lui avant son décès quelque mois plus tard en juin, et que par ailleurs il les destinait à un livre sur Marx, envisagé par lui probablement comme une sorte de testament philosophique consacré à un penseur, de son aveu, parmi les plus considérables. Ces deux faits me semblent d’une signification particulièrement importante, si l’on considère qu’Alain aura été l’un des grands représentants de l’histoire de la philosophie française du XXe siècle, l’un de ceux en tout cas dont le jugement critique en ces matières doit être reçu avec le plus grand crédit, du moins de la part de ceux qui y connaissent quelque chose. Pour Alain, et c’est la thèse que je soutiens aussi personnellement, le chemin qui va de Platon à Marx – sans oublier en ce qui me concerne d’y annexer la parenthèse millénaire de la philosophie médiévale, entrevue également par la perspicacité d’Alain (Augustin, Thomas d’Aquin) – est celui d’une tradition continue de l’humanisme rationaliste européen, esquissée déjà, selon moi également, environ trois siècles avant Platon, par le premier noyau de la philosophie hébraïque. On consultera sur ce dernier point Psychanalyse et psychologie. Interventions sur la crise (2008-2010), tome 1, 148, 187-206. Voir aussi de ce point de vue CPF21S. Dans Le citoyen contre les pouvoirs. Prolétaires et bourgeois. Le communisme (1926)166, Alain écrit : « Marx a dit que les idées d’un homme dépendent toutes et sans exception de la manière dont il gagne sa vie. » (104), ce 166 Alain : Le citoyen contre les pouvoirs, 1926 ; Paris-Genève : Collection Ressources, Stathine Reprints, 1979, 237 pp. Édition électronique UQAC Chicoutimi.
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qu’il considère en fait comme un « fort préjugé, qui donne lieu à de riches développements », et « vrai en plusieurs sens ». Alain rappelle aussi que Proudhon disait déjà : « La pensée d’un homme en place c’est son traitement ». Certains passages de l’Éthique de Spinoza suggèrent même déjà ce lien à chaque métier du mode de pensée. Un soldat et un paysan n’associeront pas la même chose en percevant la trace d’un cheval (2.17 scol.) Plus loin : « la révolution russe fut de vengeance d’abord, et communiste par nécessité, car que faire d’autre dans les ruines ? » (152), et un peu plus loin encore, à propos du communisme, ces lignes très intéressantes (153-154) : « l’on a dit et redit que ce groupement forcé ne rend point ce qu’il pourrait, comme le travail militaire le fait voir, qui est fait sans amour, on peut le dire, en sorte qu’il faut au moins quatre hommes pour faire la journée d’un, sans compter les surveillants. Il est vrai qu’en revanche tout est commun, la nourriture, le vêtement, et l’hôpital. On pourrait dire que, dans ce communisme forcé, les produits sont passablement distribués ; seulement il y a très peu de produits à distribuer. C’est la raison pour laquelle on n’a pu mobiliser tous les citoyens sous le régime militaire. Il se peut que les Soviets aient tenté cette expérience et qu’une misère générale en ait été le premier effet. Peut-être se sont-ils ruinés à organiser la surveillance ; je le croirais assez ; mais comment savoir ? [EJ : On a su depuis] Une telle expérience ne prouverait point que le communisme est impossible ; elle prouverait que le communisme forcé est ruineux. Mais je ne crois point qu’un communisme volontaire soit nécessairement tel. Car, premièrement, chacun étant son propre surveillant, on doit économiser beaucoup sur le contrôle. De plus il y a dans le sentiment qui attache l’homme à la propriété autre chose que le plaisir d’avoir, et c’est le plaisir de faire ; c’est pourquoi l’homme peut s’intéresser de cœur à une œuvre commune et y retrouver avec bonheur la marque de son outil. Il faut une noire servitude pour arriver à détourner l’homme de bien faire ce qu’il fait. Et paresse n’est peut-être jamais que révolte diffuse. Et il est clair que cela dépend des travaux ; car un sculpteur ne tient pas à garder sa statue pour lui seul. Au reste l’expérience de la libre coopération se fait ; nul ne peut l’empêcher ni ne songe à l’empêcher. »
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Dans Propos d’économique (1934)167, on lit ce qui suit (XX, 21 décembre 1929) : « Il n’y a que les Marxistes aujourd’hui qui aient des idées. J’entends par idée l’idée de l’idée, car, pour l’idée immédiate, chacun la forme au bout de ses doigts, Et l’idée de l’idée, c’est que chacun pense selon ce qu’il fait… L’idée prolétarienne, si j’en crois les discours, je la manque ; mais si je serre de près le métier, je la trouve. Elle n’est pas cachée. C’est une idée que le paysan n’aura jamais, à savoir que, ce qui ne va pas comme il faudrait, il faut y mettre les mains, et sur l’heure le changer… Et le Marxiste lui-même, je l’explique par sa propre idée. Car, tant qu’il est spectateur, il pense selon le discours, et selon le genre de puissance qu’il exerce par le discours. Mais dès qu’il est gouvernant, il pense pouvoir, police, armée… L’idée fait la révolution. Il reste un chapitre à écrire, comment la révolution comme métier change à son tour l’idée ; car il y a une manière de prendre l’homme et de le manier, comme de prendre et de manier un rail ; seulement tout à fait autre » (53-54). Plus loin (LXI, 1er février 1932) : « On n’apercevra jamais la couture d’Hegel à Marx, tant que l’on prendra Hegel pour un logicien. Car le second de ces penseurs accroche fortement toutes nos pensées à la terre nourrice, au métier, en un mot à la nécessité inférieure… L’homme prend toutes ses idées réelles dans son expérience de chaque jour ; ou, pour mieux dire encore, il pense selon son action. Il croit, il juge, il respecte, il méprise selon la façon dont il gagne sa vie. Ainsi l’outil et la machine ont changé le monde politique. Telle est l’idée du matérialisme historique, dont le marxisme lui-même est un exemple ; car sans la révolution mécanique dans l’industrie, il n’y avait point de Marx… « Hegel semble bien loin, et même à l’opposé de cette idée, parce que la Logique de Hegel est une tête de Méduse pour beaucoup. Or Hegel nous invite certainement à comprendre, par sa logique même, que le développement réel des idées dans l’histoire ne se fait pas selon la logique. Non, mais selon la vie premièrement [philosophie de la nature d’abord], selon la famille [puis philosophie de l’esprit], selon les métiers, selon les contrats, les procès, les institutions, les monuments, les religions, les arts, enfin selon l’humanité à l’ouvrage, ce qui fait que l’histoire est une logique brisée, et une sorte de dialectique souterraine… Ainsi la dialectique qui est à l’œuvre dans l’histoire, et qui assure, par d’humbles causes, la continuelle victoire de l’esclave sur le maître, n’est pas la pure 167 Alain : Propos d’économique. Paris : Éditions Gallimard, 1934. Collection NRF, 251 pp. Édition électronique UQAC Chicoutimi.
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logique ; l’esprit et la nécessité y sont aux prises, et toutes les pensées y sont des produits de l’action. Cela c’est l’Hégélianisme tel qu’il est, tel qu’on peut le lire ; et le Marxisme en est une suite, seulement réglée sur des changements dans le travail qu’Hegel ne pouvait pas prévoir. Et cela même, que l’histoire a toujours une suite, et imprévisible, s’accorde tout à fait à la doctrine hégélienne » (139-140). Plus loin : (LXV, 20 mai 1932) : « Lénine et Trotski, en leur beau temps, et dans le tumulte des assemblées, faisaient sortir environ un décret à l’heure, et rédigé par l’un sur un carré de papier qu’il faisait passer à l’autre. Trotski écrit ceci : « Nous nous inspirâmes, en toutes ces décisions, de la dialectique matérialiste, et nous nous en trouvâmes bien »… On peut appeler dialectique idéaliste le raisonnement qui nous porte de l’idée à la chose à un besoin évident. Et il me semble que le phonographe, par exemple, fut inventé contre la règle. Qui diable se souciait, il y a cent ans, d’enregistrer des sons ? … Il faut d’abord manger, dormir, balayer l’ordure… Il y a donc un certain refus de civilisation, très raisonnable, et fondé sur la condition humaine telle qu’elle est et telle qu’elle sera toujours, c’est-à-dire soumise à d’humbles travaux, et très urgents. Ce refus s’exprime dans les célèbres pamphlets de Jean-Jacques, qui ont retenti sur toute la terre. Et ce n’est pas fini. Me voilà, pensezvous, bien loin de Lénine et de Trotski. Savoir. Il y a un socialisme idéaliste qui occupe l’esprit, et qui se propose d’ouvrir à tous cette vie de société brillante et artificielle couronnée de cinéma, d’aviation et d’années-lumière ; entreprise absurde si, comme je le crois, ces jeux compliqués multiplient les travaux et aggravent la somme de misère. Et, par opposition, on peut nommer socialisme matérialiste un esprit de résistance à ces choses et de retour à l’ordre naturel, lequel esprit, s’il triomphait, ferait tomber promptement tous les abus du capitalisme, et peutêtre le capitalisme lui-même, l’inégalité entre les hommes provenant surtout des besoins imaginaires qu’on arrive à leur donner, comme JeanJacques a voulu le montrer. Et cet esprit de résistance, qui va si naturellement au plus pressé, est celui de tout homme d’action dans les crises. En ce sens le fascisme ressemble à l’esprit révolutionnaire ; tout homme de guerre est prolétarien, et certainement Napoléon l’était. Mais en cela le fascisme et l’impérialisme vont contre leur fin, qui est de soumettre le travail à la loi du jeu [capitaliste], au lieu que l’esprit révolutionnaire, quand il se simplifie et se dénude par l’action, entrevoit par cela même l’ordre nouveau, et bien plus distinctement qu’il ne l’avait pu faire par la seule réflexion. Il se peut bien d’ailleurs que cet esprit réaliste soit plutôt de Trotski que de Lénine, ce qui expliquerait les suites » (150-152). 301
Dans Propos de politique (1934)168, on peut lire ceci (XVI) : « Que l’on maudisse la Russie des Soviets, du moment que l’on a pris parti pour les tyrans, cela est naturel… Mais qu’on juge cette même Russie d’après des erreurs trop visibles, quand on se dit soi-même ami du peuple, cela ne me paraît pas beau… La révolte est un retour des forces, et je comprends que l’esclave y trouve d’abord son plaisir. Mais, après le grand nettoyage, il se trouve jeté en utopie, non pas par le système de quelque rêveur, mais par la nécessité même ; car, tout étant à refaire, il faut ajuster à neuf les pièces de l’État, et d’après la raison il n’y a point d’autre moyen, et c’est un effrayant moyen… Je ne sais par quel bonheur, dont je serais bien fier si je l’avais mérité, je reçois les bulletins de propagande de la République Soviétique. Cela est touchant et beau, cela est impossible, et cela est pourtant à demi réel. L’utopie, c’est-à-dire l’organisation abstraite, touche presque terre ; tout un peuple est à l’école ; tout est soumis à la méthode de Descartes, Descartes en aurait pris de l’épouvante ; mais il ne s’agit pas d’avoir peur ; il faut organiser à tout risque, et c’est aussi pressant que de manger. Jamais encore le génie humain ne s’est vu à une telle épreuve. La somme d’erreurs et d’injustices qui en peut résulter ne m’étonne point ; j’admire plutôt la durée seule de l’état révolutionnaire comme la plus grande merveille que l’on ait vue » (40-42). Plus loin (XXI) : « Le communisme est un régime naturel que nous avons tous connu, car c’est le régime de la famille. Nul n’a rien en propre, et chacun reçoit selon ses besoins… D’où l’éternelle idée de transporter dans la société politique ces beaux liens de pouvoir éclairé, d’affectueuse obéissance, et d’égards mutuels. Mais les métaphores ne changent point les choses. On dit que les hommes sont tous frères, mais cela n’est point… Un bon roi est le père de ses sujets. Belle métaphore aussi ; mais cela n’est pas… Comte remarque que les sentiments les plus purs sont aussi les moins énergiques. Ainsi, avec une fraternité sans les racines, ou une paternité sans les racines, nous travaillons vainement à former une famille métaphorique, qui comprendrait des hommes que nous ne verrons jamais ou qui ne sont pas encore nés. Au contraire la sagesse est de respecter alors toutes les précautions du droit, qui soutiennent un sentiment éminent, mais proprement anémique. La justice n’est point l’amour ; elle est ce qui soutient l’amour quand l’amour est faible, ce qui remplace l’amour quand l’amour manque » (54-55). Alain : Propos de politique, Paris, Éditions Rieder, 1934, 2e édition, 348 pages. Collection « Europe ». Édition électronique UQAC Chicoutimi. 168
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Plus loin (LXII) : « Tout gouvernement est fasciste autant qu’il est permanent et sans contrôle ; je veux dire que l’administration rendra obligatoire pour tous, et sans aucune limite, ce qui lui semble utile à l’État… Considérant hier un groupe de jeunes têtes pensantes, je me disais, d’après ce que l’on remarque aisément dans la politique, qu’un peu plus de la moitié d’entre elles auraient l’esprit citoyen, et que les autres auraient l’esprit tyran. Ce partage se fera d’après la vocation de chacun, et aussi d’après la situation de chacun. Toutefois, la situation me semble moins forte que la vocation, car on trouve aussi des hommes qui exercent un petit ou un grand pouvoir, et qui n’en aiment point l’abus. Les neutres suivent leur état, résistants s’ils sont citoyens ; tyrans un peu s’ils administrent. L’armée des tyrans est un peu moins nombreuse que l’autre. Mais en revanche, que d’avantages chez le maître, qui gagne sa vie à gouverner, au lieu que le résistant ne gagne pas sa vie à résister, et pense nécessairement à bien d’autres choses au moins cent heures contre une. La plus petite des deux troupes est concentrée et organisée ; la plus grande est dispersée et occupée par mille travaux. Nous ressemblons, nous autres résistants, à ces milices féodales qui voyaient débarquer les pirates et qui couraient de la bêche à l’arbalète » (161-163). Plus loin (LXVII) : « L’idée de Marx revient toujours. C’est qu’elle est vraie. On ne comprendra jamais assez que l’inférieur porte le supérieur et que l’invention du collier, du moulin à eau, ou du gouvernail ont plus changé les mœurs que n’ont pu le faire toutes les prédications [Simondon]. Du moment que le cheval devenait bête de trait, que le ruisseau tournait la meule, et que la voile remplaçait les galériens, l’esclavage n’avait plus de raison ; une plus juste idée de l’homme se formait ou plutôt elle descendait du domaine des beaux rêves ; elle touchait terre. Ce qui ruinerait l’idée marxiste, ce serait de vouloir que le progrès technique ait déterminé par lui-même tous les changements de l’ordre moral. Ce n’est pas si simple ; et la structure des sociétés humaines dépend aussi des sentiments et des pensées, enfin d’une poésie qui n’attend que quelques provisions et un peu de loisir pour rêver et chanter sur le seuil. Mais que la nécessité inférieure nous morde de nouveau aux jarrets, c’en est fait de l’art, de la justice, et de l’amitié… Montesquieu disait déjà que le génie maritime des Anglais dépendait premièrement de leurs profonds estuaires, au lieu que les plates lagunes de Venise avaient borné le tonnage et la voilure… Sociologie n’est pas histoire… une statique sociale est la clef de la dynamique. Tous les esprits faibles commencent par la dynamique ; c’est tomber dans l’histoire… [Hegel a bien vu que] le triple monument de l’homme se nomme art, religion, et philosophie. L’art a toujours formé un langage 303
universel ; et la religion… Mêlée toujours de superstitions, corrompue souvent de puissance, car l’homme est toujours tout l’homme, elle offre pourtant son étonnante structure, ses papes, ses évêques, ses saints, ses casuistes, comme le plus admirable essai d’une société des esprits… Ces grands faits sont niés par les passions ; mais la philosophie les discerne, et rétablit pour tous les hommes le vrai portrait de l’homme, sans méconnaître le dessous, ni le milieu, ni le dessus » (203-205). Le long chapitre de 91 pages sur Hegel à l’intérieur des Idées (1932, 1939)169 est un monument vraiment impressionnant, à soi seul presque un livre dans le livre, dont l’étude détaillée ne nous retiendra pas, sauf pour montrer à quel point Alain a de ce grand auteur une connaissance profonde, de son contenu propre tout autant que de ses liens en arrière avec l’ensemble de la tradition du rationalisme dialectique européen et vers l’avenir en continuation directe et naturelle avec la pensée de Marx. Le chemin qui va de Platon à Marx, en passant par Aristote, les Stoïciens, Augustin, Montaigne, Spinoza, Voltaire, Rousseau, Kant, organise pour Alain la série des étapes naturelles de la même Idée d’une genèse de l’esprit, d’une histoire de la conscience européenne. Pour Hegel, Platon et Aristote, c’était là-bas tout au bout du couloir, mais Marx après lui, c’est bien la porte juste à côté. De fait, Alain voit dans Hegel « l’Aristote des temps modernes, le plus profond des penseurs, et celui de tous qui a pesé le plus sur les destinées européennes. » Pour lui, « la philosophie de l’esprit suppose elle-même la philosophie de la nature, et cela veut dire que le moi se développe dans un corps vivant et dans l’univers, par une délivrance et une victoire… Le devenir est quelque chose de plus que l’acte pur d’Aristote… Les Marxistes qui sont des hégéliens, développent cette idée par l’action ; et en cela, quoi qu’ils pensent, ils sont dans la doctrine [Même idée chez Wallon]. Car il est dans la doctrine de penser que la doctrine meut le penseur, et le déporte irrésistiblement vers quelque chose de nouveau, toujours. C’est qu’il y a quelque chose de positif, ou mieux d’actif, dans ce refus sans fin. La dialectique recommence toujours dans la moindre de nos pensées, et c’est par là que nos pensées sont des actions [thèse fréquente depuis Hegel à travers le XIXe siècle jusqu’au dialecticien lui aussi Jean Piaget]. Et c’est cela penser, c’est cela qui est vrai. La perfection en n’importe quel genre, est toujours à refaire, et exactement dans le faire » (6, 237, 242). Pour Hegel comme pour Marx, « la dialectique travaille dans l’objet même… L’esprit réel dans l’histoire agit en fait par des pensées 169
Alain : Idées. Introduction à la philosophie, 1939, Paris, UGE, 10/18, 1964.
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étroitement jointes aux travaux et aux fonctions, comme aussi aux plus stricts besoins. L’esprit ne peut rien que de sa place. L’esprit ne peut rien que tant qu’il est organique. Et ces remarques nous approchent de ce que des Hégéliens, qui se croient infidèles, nomment la dialectique matérialiste. Nous avons bien compris à présent que la raison vient à l’homme par les voies les plus détournées. Il n’y a peut-être de la « ruse de la Raison » qu’aux yeux de la pensée abstraite ; et, du moment que nous sommes nature dans la nature, il est naturel que les pensées les mieux liées à l’objet soient aussi les plus efficaces » (288, 290). Ceci encore : « Je conçois la puissance du mouvement hégélien, qui certes n’a pas fini de nous étonner [Si ! Et c’est justement aujourd’hui le problème] ; les hégéliens n’ont pas été nourris d’abstractions… l’Hégélianisme serait plutôt, il me semble, un Humanisme [l’antithèse de ce que sera la fameuse thèse des althussériens sur l’anti-humanisme]… Je ne plaide pas pour Hegel ; il n’a pas besoin de moi. Je mets seulement en garde contre des leçons de mépris, données souvent de haut, et dont je n’aperçois pas les raisons… Toujours l’esprit se développe selon sa loi, c’est-à-dire de l’être à l’idée par l’essence [Marx : concret réel, catégorie, concret pensé]… Cette superposition de rapports à trois termes, être, essence, idée forme un admirable portrait, et mouvant, de nos moindres pensées. L’anticipation aristotélicienne, que la pensée est la pensée de la pensée prend corps ici… Comprendre que cette dialectique se produit elle-même sans fin, c’est comprendre Hegel170… dialectique intérieure qui recommence en elle-même, toujours depuis la nature, dont nous sortons, et d’où naissent nos pensées… Que la trinité des théologiens représente un mouvement de pensée qu’on ne peut refuser [Badiou, 1982], c’est ce que tout le système éclaire assez… Tout le travail de Hegel, après que, sous le nom de logique, il eût développé ce qui n’est que possible, fut de retrouver l’esprit dans la nature, puis dans l’homme, puis dans l’histoire… Chaque doctrine est un moment d’une dialectique réelle ; chaque doctrine est vraie à son rang… L’idée marxiste se trouve maintenant éclairée comme il faut, étant, si l’on peut dire, l’exemple d’elle-même » (296, 302-303, 307, 310). En 1947 (« Les difficultés de la phénoménologie de l’esprit », Mercure de France, juil-sept et oct.-déc.), Alain souligne que dans cet ouvrage Hegel « décrit sa propre conscience », mais insérée dans le cadre d’« une Histoire de l’Esprit ou, comme nous disons encore, d’une Histoire de la Le mouvement de la « dialectique » découverte dans toute sa netteté par Hegel implique que Hegel doive être dépassé, et Marx lui-même également dépassé, tout en étant l’un et l’autre d’une certaine manière aussi conservés. C’est le point de vue d’Alain, celui aussi qui a toujours été le mien dès que j’ai lu Hegel, sous le double patronage d’Hyppolite et d’Althusser à l’École Normale Supérieure dès 1958, dans un Mémoire de DES sur « Le temps dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel » rédigé sous la direction de Paul Ricœur. 170
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civilisation ». Il dit encore que « l’extrême difficulté de Hegel fait paraître par elle-même une lumière très précieuse, qu’on ne trouve nulle part ailleurs… ce qu’il y a de beau dans Hegel, c’est qu’on y trouve toute la philosophie… cet ouvrage est bien le centre et le commencement de tout… Hegel ne cesse de penser, alors que Descartes, Kant et les autres essayent d’oublier les mille problèmes en en développant un… qu’en ce sens la lecture de Hegel est entièrement bonne. » Ceci encore que : « l’Histoire est souvent une perte de conscience, un sommeil du Moi », tout ainsi que la Nature qui précède celle-ci « est un Moi qui se retire et se refuse », que l’« action de reconnaître l’esprit dans la nature est naturelle en nous ; et l’esprit dans la nature, c’est notre ressemblant. Nous cherchons à nous voir dans ce Miroir brisé (c’est l’expression même de Hegel) » [EJ : before Lacan]. Alain souligne encore que la démarche est toujours en réalité concrète, tout autant déjà que celle de Marx : « La doctrine, laissée à ses termes abstraits, est, peut-on dire, obscure faute d’un objet… Il faut savoir que, dès qu’on applique la dialectique de Hegel à quelque sujet concret, la difficulté d’abord se déplace et presque aussitôt disparaît. » 2. Le premier texte de 1950 sur « Karl Marx » Tournons-nous à présent vers le premier des deux textes testamentaires de l’année 1950 avec pour titre « Karl Marx – Introduction ». Ce texte, daté en première page du 15 octobre 1950 – arrêté en novembre 1950, est rédigé peu avant la disparition du philosophe (juin 1951), tout au début de la Guerre froide. Il a été reproduit dans le numéro 53 (décembre 1981) du « Bulletin de l’Association des amis d’Alain », pp. 5-38, suivi pp. 39-66 du même numéro, d’un autre texte intitulé « Hegel, Marx, Engels, etc. De Hegel, de Marx, d’Engels, de Lénine et de quelques autres », lui-même daté en première page du 20 décembre 1950 – arrêté le 25 janvier 1951. On lit dans ce premier texte ce qui suit : « L’envahissement de Marx se fait par les Marxistes… Je me mis à regarder dans les œuvres mêmes (il y a bien vingt ans de cela, et j’y étais conduit par une étude assez poussée de Hegel)… je fus en présence du Grand Penseur lui-même… « Marx n’est pas un matérialiste dialectique, ni un économiste, ni principalement un ami des classes ouvrières, mais tout simplement un Penseur. Je connais et j’honore cette espèce, et je fus là comme chez moi. Je reconnus la pensée sans parties, où tout est toujours ensemble, je veux dire le concept fondé sur le sentiment de la variété et du changement. Aussi l’usage du concept, qui redescend alors vers l’expérience 306
jusqu’à ce qu’un objet veuille bien se montrer ; en même temps on saisit l’objet et la nécessité qui s’y montre… Le penseur entreprend toujours la critique de ses prédécesseurs. Il prend le vrai (l’objet) il laisse l’erreur (le Système). Je vis promptement que Marx avait médité sur ses prédécesseurs, et non pas seulement sur le plus profond, Ricardo, mais aussi sur les admirables naturistes ou physiocrates (Quesnay, Turgot). Je vis aussi que tout le vrai était en vue dans ces énormes études, et que ce vrai consistait principalement en une attention portée sur la rente, ce fait humain extraordinaire, qui a construit monarchies et républiques, aristocratie et peuple, enfin tout ce qui se débat sous nos yeux et qui consiste en ceci : comment se fait-il que l’ouvrier est comme condamné au travail, lui et ses descendants. Et pourquoi donc d’autres qui ne travaillent pas, ne cessent-ils de s’enrichir et d’accumuler la richesse, c’est-à-dire de régler tous les travaux. Ils gagnent ! Comment gagnent-ils ce qu’ils gagnent ? Examinons un peu ; ils gagnent dans l’action et le mouvement. Ils ne gagnent point du tout en ajoutant à quelque trésor enfoui ; ce genre de trésor ne donne aucun pouvoir. Mais ce qui donne pouvoir c’est ce mouvement qui ramène l’homme au trésor vers un nouveau marché pour lequel il organise un travail ouvrier et une vente. Et puis encore, toujours courant, après cela il recommence, comme si le métier le mieux payé était celui de payer. En même temps l’ouvrier court aussi au marché pour vendre ce qu’il a produit, comme s’il sentait que l’homme qui paye le cherche et l’attend. Résultat (purement phénoménal). Il y a une richesse en formation qui tournoie et qui n’existe que par ce mouvement emporté. Voilà le grand secret des Sociétés, voilà le mystère de l’homme, et qui fait que la vie humaine est bien plus compliquée que celle des animaux. On dirait que l’homme ne sait pas vivre sur la nature, et qu’au contraire il ne sait vivre que sur l’homme et par une sorte de guerre et de conquête qui ne cesse jamais. Ou alors expliquez-moi comment un gamin de 3 ans 1/2 a déjà un métier, et nourrit ses parents et lui-même, travaillant toute la nuit, avec 1/2 heure tout juste pour manger… « C’est que 1° cette pratique ne cesse pas d’enrichir les patrons 2° c’est que sans les patrons et leur travail enragé, la classe ouvrière était incapable soit de produire encore de la richesse soit d’inventer de nouveaux moyens de production, comme machine, transmission, outils mécaniques, et que l’invention de ces choses était le travail propre d’un certain nombre d’oisifs, très bons physiciens et destinés à s’allier avec les patrons. Que tout cela faisait une société à structure compliquée…
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« En somme il n’y a que par l’histoire qu’on puisse comprendre sociologiquement les faits humains. Et cette histoire est celle de Marx et Engels ; on la connaît, il reste à la comprendre… « Socialiste, je ne le suis point ; j’ai d’autres questions à résoudre avant celle-là… Marx, l’observateur, est bien redoutable ; et il ne dispose d’aucun moyen de nous rendre tous heureux… il y a 40 volumes de Marx où ce mouvement endiablé ne cesse jamais, où tout est contredit, souvent moqué, la plus grande vertu sociale étant d’être SOI. Je n’hésiterais pas à comparer ces merveilleux écrits, à l’autre Évangile qui ne fut que contre les hypocrites. Au lieu que le Nouvel Évangile qui laboure présentement la terre civilisée est tout Raison, tout Clairvoyance, tout Amour de la Nécessité et grande défiance de celle qui n’est peut-être pas nécessaire… « Selon moi la ligne juive de prolongation du catholicisme est le chemin vrai. Témoin maintenant Simone Weil. Ne restons pas dans le sentiment, car on y reste ; on vous demande de penser. La pensée de Marx est comme une grande falaise. Il s’agit de ne pas se jeter mais de descendre marche à marche, et, s’il n’y a pas de marches, d’en faire… « Et il faut comprendre aussi les hommes rétrogrades ; c’est qu’ils pensent selon le métier et la situation. Ici le Marxisme est absolument juste… « La première lumière me vint de la théorie de l’État de Hegel, et une seconde fois de la merveilleuse traduction de la Phénoménologie, par Hyppolite… « Hegel dit alors qu’à partir de ce moment-là, le dialectique se fait dans l’objet. Ce moment est décisif, car rien n’est moins subjectif que la pensée Hégélienne, et réellement elle ose jusqu’à fonder une nature, qu’il nomme le miroir brisé ou l’esprit se retrouve et se reconnaît. C’est par là qu’on est Hégélien, ou qu’au contraire on manque la porte. Et Marx, je le vois bien, n’a pas manqué la porte. Il a connu l’Angleterre comme dialectique dans l’objet (entendez toujours ainsi la dialectique matérialiste, qui signifie exactement cela)… « Marx a compris l’argent, par son contraire le trésor. Le trésor est une erreur ; il n’y a pas un atome de richesse dans le trésor ; mais au contraire la richesse est dans le mouvement continu de la production de la vente et de l’achat, dans cette course de marché en marché, dans cet échange de valeurs à chaque fois égales (car qu’est-ce qu’on échange ?) qui ferait bien croire que l’on retrouve toujours son même argent. Mais au contraire on retrouve toujours richesse nouvelle à ce métier de produire et d’échanger. Quand le riche a saisi cela (par l’expérience ce qu’il ne peut d’abord croire) alors il a horreur de la thésaurisation ; il se 308
jette dans le progrès des richesses qui suffit, attendu qu’il fait suivre tous les riches, tous les penseurs et tous les ouvriers. Ce qui suffit à redoubler en lui sa conscience de Bon Anglais, désormais plein de foi en ce qui recommence, et conservateur dans le plein sens du mot. Telle est la substance de ce peuple, rassemblé dans cette Cité de Londres d’où procède toute la sagesse politique. Cette voûte de l’Etat tient bien… « Cette classe ouvrière anglaise ne se fie pas à la révolte, mais au contraire se confie à une sorte d’esprit de conservation ouvrière qui est sa manière d’être dans la Nation (où remarquez-le vit le respect de l’individu et de la libre opinion)… « Je propose ici un sens précis (et étrange) de la lutte de classe. Car par la dialectique, qui se fait toute en l’objet, l’opposition des classes est ce qui conserve l’édifice entier. (Imaginez des voûtes de voûtes et encore des clefs de voûte partout. Comme on vit bien sous la voûte dès qu’on la connaît par le concept !)… « Je comprends que le vrai travailleur est un des soutiens de l’État, et qu’il fortifie l’État en nourrissant son propre être de classe, enfin que c’est là tout son devoir et sa conscience de classe. Qu’au contraire tout cela lui échappe s’il se laisse prendre à une conciliation. Ou encore pis, s’il vient à former l’idée creuse que la classe ouvrière pourrait bien faire un État, le patron étant l’État. Mais la lutte de classe est cette pensée tonique que l’opposition des classes est substantielle à l’État. Ce sont les Français, dit Marx terriblement (pensant à Proudhon) qui croient que le socialisme sera prolétarien sous l’administration de quelques comptables. Cela est creux, il faut le comprendre. Il n’y a absolument pas de richesse sans travail, et encore moins de travail sans richesse. Et voilà ce que Marx l’immobile contemple. Voilà ce qu’il nomme matérialisme, entendez, dialectique dans l’objet… « Je m’en tiens pour le moment à cette idée indivisible de l’État matérialiste, et qui se défend dans le fait contre l’utopie et la Révolution. Aucune richesse ne peut subsister sans s’accroître, et la substance du riche c’est le pauvre. Il n’y a point de panique comme celle des riches apprenant qu’il n’y a plus de prolétaires. Ce qui nous ramène à une unité indivisible presque inconcevable. Comment se fait le profit, ou la rente ou comme on voudra dire ? Cela ensemble Marx l’a nommé plus-value, mais il l’a contemplée en toutes ses variétés, et d’abord en son essence qui est dans les échanges du marché, lesquels enrichissent tout le monde. Comment ? Par la vertu du travail, par la puissance du travail qui s’incorpore au produit… « Tels sont les riches, tels sont les rois de ce monde, la classe tyrannique, mais qui dépend absolument de l’ouvrier. Pensée de paix 309
sociale, d’alliance et d’amitié fondée sur l’opposition constante. Idée de l’émancipation des travailleurs, qui n’est, j’espère le faire comprendre tout à fait, que la conscience même du travailleur, conscience de classe et qui est non seulement l’œuvre, mais l’être même du travailleur. Marx a séparé cette plus-value ; il la nomme absolue et découvre l’autre qu’il dit relative et [qui] est plus facile à concevoir. C’est pourquoi j’ai insisté beaucoup sur la plus-value que je voudrais appeler mystique ou, encore mieux, vulgaire… « Mais à présent il faut mettre debout (c’est plus facile) la plusvalue dite par Marx relative qui en gros résulte de la coopération dont les formes principales sont l’atelier, la manufacture, la fabrique et la coopération pure et simple. Tout cela est étudié avec grand détail, et c’est la partie qui, dans le Capital, repose le lecteur. Le principe en a été formulé par Proudhon qui, par inspiration, a dit un jour que « le travail humain produit toujours un excédent ». Idée que Marx a conservée. Mais quelle en est l’essence ? Sinon encore la mystérieuse plus-value qui est cachée cette fois dans la machine, l’usine, choses humaines qui signifient travail, mais travail organisé, imposé. Mais d’abord dans la terre. Allons à la source de la coopération qui est l’agriculture. Ricardo est ici le génie bienfaiteur. Sa théorie de la rente foncière est la première vision scientifique de la plus-value. Cette rente foncière se produit dès que l’on cultive des terres de fertilités différentes. À la vente des produits on reconnaîtra sans peine que l’homme qui a cultivé la terre la plus fertile trouve un excédent de valeur résultant de ce fait même… « Et voilà l’exemple nu de la plus-value relative ; pourquoi relative, je ne vois pas encore très bien pourquoi ; mais je suppose, je vois qu’il y a alors comparaison entre un travail et un autre, comparaison qui ne se trouve nullement dans la course aux marchés que j’ai décrite. J’admets donc aussi l’absolue ; on permet beaucoup à l’homme qui explore des régions d’idées jusque-là inconnues. J’ai fini par admettre la substance de Spinoza… « La plus-value relative, qui va nous occuper maintenant, est plutôt descriptive que métaphysique. Il s’agit d’apercevoir les hommes coopérants. Autant de manières de coopérer, autant d’espèces de plus-value… « Il y a de la plus-value dans l’organisation de la production ; du surtravail dans la coopération, du sursalaire à l’usine et dans la fabrique. Toutes choses qui sont simplement expérimentales, et qui m’apparaissent aussitôt que l’objet (usine, machine, métier) m’apparaît, mais par le concept. Là se trouve le centre du Marxisme… 310
« [Quand] l’Évangile Marxiste aura conquis le monde, cela ne prouvera pas du tout que le monde aura compris le marxisme ; autre chose certes, et qui sera une pratique et une action, et que les historiens à venir décriront. Ce changement sera long. Nous le verrons à peine, nous qui le ferons, c’est pourquoi je reviens toujours au concept… « Qu’est-ce à présent qu’un marxiste ? C’est un homme qui reconnaît la puissance humaine de changer la nature ; et le moyen de l’exercer, qui est le travail des mains. Il n’y a pas de fin de vie plus belle que l’action agricole… « Les hommes ont un intérêt à se réunir, et, strictement parlant, qu’ils y gagnent. C’est une idée que Marx a mise hors de doute. Une seconde idée, qui est presque la même, c’est que [ce sont] les machines qui assemblent les hommes soit dans l’usine, soit dans la fabrique… « Ce mouvement tournoyant, qui ne cesse point, est ce qui augmente la richesse commune, toujours d’après la loi de la plus-value, distribuée en salaires, en achats de marchandises ou en dépôt d’argent à la banque… « Cette accumulation de capitaux consiste dans ce mouvement même des affaires… « Héraclite a raison : « tout change et rien ne demeure »… « Nous touchons ici à un genre d’avarice active… « Dans Marx je n’ai point trouvé de fautes ; il était cependant, comme Balzac, pauvre lui-même. Ce qui est beau en lui, c’est qu’il considère son propre argent comme chose rare et que ces expériences n’altèrent en rien la vision qu’il a des richesses de toute la terre. Balzac était un peu de même. Il a tracé, en Nucingen, le portrait d’un homme qui comprend les valeurs, et le jeu de la Bourse… « Le Capital se termine par un développement sur la Circulation du Capital, lequel est neuf et plein de difficulté. Marx y fait la théorie de la rotation du Capital, et prétend décider ce que les industriels euxmêmes et les banquiers ne savent pas très bien, c’est-à-dire jusqu’à quel point ils doivent fournir de l’argent à leur affaire [EJ : Alain ressent très bien la différence entre capital industriel et capital financier, dont l’excès sur le premier et le taux de rentabilité supérieure est la clef de la crise mondiale actuelle]. Ce qui, en théorie, revient à distinguer le capital fixe et le capital variable. Et comme les exemples manquent, la différence entre les deux reste abstraite… « Le fait est qu’en ces cas-là l’industriel est réduit à un pur empirisme pour décider s’il perd ou gagne et enfin si l’affaire est bonne… « On n’en peut rester à la manière de Proudhon, toujours pressé, ni à la manière de Louis Blanc, toujours professeur, ni à la manière de 311
Siegfried, toujours amateur et toujours voltigeant. Tous ces hommes sont admirables, certes ; mais enfin on n’a pas encore vu l’allure de l’homme politique, sinon peut-être justement en Marx… « Qu’une telle propriété c’est le vol, comme a dit Proudhon sans bien savoir de quoi il parlait et cela lui est ordinaire... « Cette orientation du socialisme (je dis contemplatif)… Là se trouve l’esprit socialiste, et c’est là que se dirige le regard sans opinion de Karl Marx… C’est alors que l’esprit socialiste (c’est l’esprit communiste resserré) se forme en masse (si l’on peut dire) autour de Marx et sans qu’il l’ait voulu. Encore une fois je dis : c’est la puissance d’un livre, et qui comptera au moins autant que celle de l’Évangile… « Ce livre que j’écris n’est donc pas pour justifier Marx ni le marxisme… « Il s’est trouvé que des machines ont offert des postes à l’enfance (rattacher le fil en filature)… « On ne sait guère ce que fut K. Marx. On imagine un ami du prolétaire. Ce n’est pas tout à fait cela. Marx y est arrivé, mais ce n’est pas de là qu’il est parti. Il est parti d’un fait qui lui a paru naturel, le bénéfice ; et puis, voulant l’expliquer, il a conclu qu’il ne le comprenait pas. Comment supposer que les participants soient tous plus riches, si la règle des échanges est l’égalité des valeurs ? On saisit dans cet exemple la manière de Marx, qui ne sait penser qu’en abstrait. Il se dit : ça ne peut pas marcher, un marché où l’on échange de tout… « Ça ne peut pas marcher, or ça marche, donc j’ignore quelque chose. Voilà réduite à la simplicité, la pensée critique, chose nouvelle ; chose qui descend de Kant ; seulement Kant est encore plus obscur que ce que l’on voudrait expliquer par lui… « Il faut bien supposer quelque chose comme un sursalaire, ou un surprofit, et les mots nouveaux n’expliquent rien… une plus-value (comme dit Marx)… On finit par dire, non sans éloquence, que le commerce moderne n’est qu’un moyen pour le capitaliste de faire travailler le prolétaire, et de prélever sur ce travail un bénéfice, ou une plus-value (comme dit Marx)… « (C’est là leur être de classe) et à vrai dire sans le capitaliste, l’ouvrier n’aurait point de salaire assuré… on observe souvent, chez le prolétaire, une sorte d’amour du capitalisme, lequel capitalisme se présente comme un bienfaiteur public... » [Propos génial touchant une certaine forme du pacte de servitude (in)volontaire d’abord proposé par la Boétie. Gramsci également parle également de cette sorte de complicité de classes].
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3. Le second texte de 1950 sur Hegel, Marx, Engels, Lénine, etc. Envisageons à présent le second texte (20 décembre 1950 – 25 janvier 1951) dont le titre est « Hegel, Marx, Engels, etc. De Hegel, de Marx, d’Engels, de Lénine et de quelques autres ». On peut y lire ce qui suit : « D’abord sur « le progrès d’après Hegel »… Si parfaite que l’on suppose la Cité Socialiste, elle se mettra à changer aussitôt. Elle est immobile comme un horizon ; mais il n’y a point lieu de chercher quelque fin finale à toutes nos histoires. À vrai dire, Hegel a peut-être cru qu’il y avait des résultats, bons en soi, comme la Monarchie Constitutionnelle, ou bien la Pensée absolue. Mais son système ne lui permettait pas de telles suppositions. Puisque tout devient, rien ne demeure. Nous sommes et serons toujours en voyage. « Selon mon opinion il faudrait faire que cette idée de devenir sans fin devienne populaire, et qu’aucun homme ne croie qu’un temps viendra où il n’y aura plus à chercher. Cette fin est une des idoles ; c’est une forme de religion. Beaucoup disent légèrement qu’ils croient dans le socialisme, dans un état juste, et qu’ils ont la foi. L’Esprit n’a pas la foi ; il n’en a pas besoin ; il la nie toujours et partout. Tel est l’esprit Hégélien, et tel était l’esprit de Marx. Nul n’a mieux que lui connu la nécessité des choses ; seulement il la voyait toujours s’orientant nécessairement vers quelque autre état. Et telle est la grande idée de son Capital... Il n’y a pas une chose au monde qui ne commence à changer dans le temps que nous admirons comme elle demeure la même. Héraclite, penseur grec, avait soutenu cela et l’avait même appliqué au soleil qui, disait-il, s’éteindra… Un caractère principal de la liberté c’est de s’exercer dans le changement… Ainsi Hegel nous enseigne à vouloir ; et Marx encore mieux… « Car les contradictions sont beaucoup dans un être ; en elles consiste sa substance si l’on peut dire ; et c’est toujours la même idée que je tourne et retourne ; cherchant à faire bonheur du malheur. « Mais je m’interromps ; car j’aperçois une idée de première importance. C’est celle-ci, que la dialectique matérialiste se fait toute dans l’objet. C’est ici que se trouve le lien entre Hegel et Marx ; et je vois qu’il manque partout où des hommes courageux cherchent à expliquer la dialectique Marxiste. Marx ne l’explique pas, car il y est plongé… Allezvous dire qu’il s’instruit par la dialectique Hégélienne ? Mais point du tout ; il s’instruit comme tout le monde par l’observation ; seulement il est préparé à l’observation par la dialectique Hégélienne. Lénine a réfuté abondamment de petits marxistes qui niaient qu’on pût tirer la moindre connaissance des triades hégéliennes, et en effet ce n’est jamais ainsi que 313
procède Marx ; il accumule les documents. Où donc se trouve la dialectique ? « Pour ma part, je ne doute nullement que Lénine gouvernant avec Trotski n’ait appliqué les règles de la dialectique matérialiste. Ils le disent et je les crois. Ce sont des hommes que je crois. Aussi reste-t-il un mystère ici dans le marxisme. Je puis éclaircir ce point, en profitant du travail d’Hippolyte, qui a traduit la Phénoménologie de Hegel. Au sujet de l’exemple de l’État, Hegel est bien près de faire comprendre comment la dialectique se passe toute dans l’objet. Soit le droit. Le droit est une chose d’esprit et de dialectique. Les contradictions y abondent, et les solutions aussi… « On ne pourra pénétrer dans la dialectique tant qu’on n’aura pas compris cette dialectique qui est toute dans l’objet, Marx dit quelquefois que dans l’objet (humain) cela veut dire dans l’esprit. La raison est dans l’objet, mais ce n’est pas à dire qu’elle soit hors de l’esprit. Un philosophe dira aussitôt que le monde, non plus, ne peut pas être hors de l’esprit. Nous voilà dans l’idéalisme avec Hegel. On n’est jamais hors de l’esprit. « Il faut prendre le temps de la réflexion et conclure qu’un atomisme, un mécanisme ne sont jamais hors de l’esprit. C’est dire que le matérialisme (par exemple l’atomisme de Lucrèce) est une construction de l’esprit. Voilà en quel sens on peut dire que la dialectique qui est dans l’objet peut être dite matérialiste ; cela veut dire qu’elle est une abstraction sans réalité. De même, abstraction sans réalité est cette vue de l’économique sous la loi de nécessité, car les hommes n’y sont plus que des machines… « Le Capital… œuvre formidable qui peut aussi bien passer pour une complète physiologie du genre humain. Je suppose que la dialectique y fournit des principes et non pas des lois…Cette œuvre est la science même ; non pas une science de plus, car la mathématique, la physique, la mécanique en seraient plutôt des parties. L’Économique c’est la Science même devenue sous le nom de Sociologie la plus complexe des sciences. Pour éclairer cela, on pourra s’aider de quelque abrégé du Positivisme. Explicitement, Marx a rendu plus d’une fois justice à Auguste Comte. Il y a un portrait de Comte très beau dans la correspondance de Marx et d’Engels… S’il en est ainsi, que signifie la dialectique matérialiste ? Elle signifie que l’objet doit être observé et que les circonstances de l’objet (heures de travail, salaire, monnaie) doivent être considérées dans leur emboîtement et dans tous leurs rouages, avant qu’on soit en état de dire ce que c’est qu’une société d’hommes. Ce que traduit assez exactement le principe souvent cité, que toute la superstructure, de pensées, voire 314
d’institutions, de religions, ne change jamais que par le changement d’un moyen de production, par exemple la machine à filer. C’est de là que viennent nos pensées. « En vérité, c’est un trait de génie de Marx d’avoir traité de l’homme comme d’un être qui invente des outils et des machines. J’estime que c’est là tout l’homme, et que dans ces investigations du travail, sont contenus tous les secrets de l’homme. Matérialisme ? Eh oui, matérialisme, nous en revenons toujours là, et ce n’est pas peu de rencontrer une fois de plus cette idée si active, qui depuis Marx creuse la terre comme une charrue mécanique. Nous nous instruisons cependant. Persévérons dans cette ingrate méthode qui est celle de Marx. « Oui, l’homme est une mécanique liée à d’autres, qui mange et qui gagne sa vie. Là est le fil conducteur, et Marx le dit plus d’une fois… Et j’ai quelquefois aperçu que le seul critérium des fameux Marxistes, comme Lénine et disons aussi Staline, n’est pas autre chose que celui-ci : « Nous ne voulons pas voir aux affaires des ennemis de la classe ouvrière. »… J’ai toujours été tenté d’user de ce même critérium et de distinguer les ennemis de l’ouvrier des amis de l’ouvrier. Au temps des Universités Populaires [Politzer, Wallon : 1936], quelle était donc la grande séparation ? Précisément où je l’indique maintenant. Nous sommes tous ouvriers et nourris d’ouvriers. Voilà notre métaphysique. Il n’est pas de plus digne réplique à la religion. Voilà encore un trait de l’esprit Marxiste dont je suis sûr. « J’en aperçois un autre, c’est que le marxiste ne cesse pas d’agir qu’il le veuille ou non... Notamment jamais il ne prend le parti de se mettre du côté des riches. Sous ce rapport, la pauvreté c’est un bon témoignage... « Maintenant je suis bien loin de croire que le Manifeste du Parti Communiste soit du même rang que Le Capital. Voilà le livre qui a transformé le socialisme et éclairé tous les théoriciens sur les difficultés de la doctrine… « Retour au Capital… Mais qu’est-ce que c’est donc que cette masse de doctrine, impossible à résumer, à diviser, à ce point que quand on arrive aux derniers volumes on est obligé de relire les premiers ; peutêtre faut-il les relire toujours… « C’est quelque chose que l’on n’a jamais vu. C’est l’analyse d’un objet en mouvement et qui elle-même se meut pour le suivre, et qui a renouvelé la Science Économique, laquelle n’avait pas l’habitude de se laisser emporter par l’objet le plus vif, le plus insaisissable, le plus mobile, par le Marché. 315
« C’est alors qu’on comprend le Marché, cette chose qui s’en va con-tinuellement ailleurs, pour revendre et souvent pour acheter ce qu’on a vendu… « Car si l’argent ne circule pas, c’est presque comme s’il n’était pas… « Longtemps encore on s’éclairera en lisant Le Capital… Où est-il le trésor de l’actionnaire ? Il court, il entretient la force de travail de l’ouvrier et il est aussitôt vendu sur le marché du travail… « De cette mobilité résulte une obscurité. C’est alors que Marx devine vite (c’est la fonction du génie), c’est alors qu’il nous fait apparaître la plus-value, chose mystérieuse, théoriquement impossible, puisque dans n’importe quel marché on n’échange jamais que des valeurs égales. Et pourtant la plus-value existe. Le marchand lui sourit avec surprise ; il peut à peine le croire, et se jette dans le courant du négoce, où il ne cesse de sentir le profit. Sentir n’est pas comprendre… « Il se fait une magie sous le regard de Karl Marx qui exprime une attention ravie ; une magie oui, mais une magie vraie. Il faut bien admettre que le profit du commerçant, de l’actionnaire et du banquier, vient de quelque part. C’est par cette recherche que l’on remonte à la source qui est le travail. Proudhon avait aperçu que le travail laisse un excédent. Marx reconnaît cette vérité pour son bien ; mais il en rend compte par mille raisons ; en gros par la Coopération dont il aperçoit plusieurs espèces, l’une volontaire, c’est celle des ouvriers qui tour à tour perfectionnent… Là apparaît un travail que l’homme ne peut pas faire seul, par exemple soulever une lourde masse de métal porté au rouge, et la porter sous le marteau ou le laminoir. Ici il y a évidemment un travail qui est de tous, et qui n’est jamais payé à l’ouvrier. Ainsi paraît le surtravail ; seulement une fois qu’on l’a reconnu on le trouve partout. Il y a aussi une partie du salaire qui n’est jamais payée, et qui reste quelque part aux mains de celui qui fait travailler ; et voilà la plus-value. « Sur quoi l’on remarquera que Proudhon avait bien dit quelque chose de tel, remarquant que le travail collectif produit plus que la somme des travaux individuels. Il nous laisse à méditer sur ce paradoxe… Marx, soit à l’égard de Proudhon soit à l’égard de bien d’autres, les Say, les Mill (car il y eut en ce temps-là abondance d’économistes remarquables ; Ricardo est le plus fort de tous), or, disais-je, Marx leur prend beaucoup, et ne leur fait souvent d’autre critique que de ne pas savoir tout à fait ce qu’ils disent et de paraître ignorer ce qui prouve ce qu’ils disent ; ce qui semble à Marx, non sans raison, un type de l’erreur du savant, qui est de savoir sans savoir qu’il sait. Il s’en étonne souvent 316
et même il en rit… Sous ce rapport Marx a aussi fait avancer la philosophie par d’étonnants jugements sur le savoir des Grands Économistes. « Marx a repris la célèbre théorie de la Rente Foncière de Ricardo, d’où il lui est venu quelque lumière encore sur la mystérieuse plus-value. Dans cette recherche il s’est appliqué ainsi que Ricardo lui-même à l’analyse du travail paysan, et cela fut de grande conséquence. Car nous le voyons citer et critiquer les physiocrates, lesquels en revenaient toujours à une propriété de la terre, qui visiblement s’incorpore le travail humain, mais, de plus, travaille elle-même d’après sa fécondité propre ; et c’est cela seul, selon eux, qui explique la rente. Mais Marx refuse cette doctrine trop facile… De là Marx fut amené à une complète analyse du travail agricole. Il y reconnut aisément la coopération, encore plus nécessaire que partout ailleurs... Qu’on pense aux batteuses d’il y a trente ans… Le grain était en un instant séparé de la paille, il se trouvait là un travail commun qui n’était payé à personne, sinon par un bénéfice restant. Le travailleur, une fois nourri, c’est-à-dire la force de travail étant réparée, il restait encore une part du produit qui ne tenait certes pas à la fertilité de la terre mais plutôt à la fertilité du travail collectif. Ajoutez à cela cette remarque que l’usage des machines faisait que les usines fabriquaient et réparaient ces machines, trouvant ainsi l’occasion de cet échange entre ville et campagne qui permettait aux urbains de vivre ; car toute nourriture vient du paysan. « Cette direction imprimée à Marx par le génie de Ricardo a une importance très essentielle dans l’histoire de la Révolution Russe. C’est Lénine qui, en bon marxiste, a compris que l’immense peuple agricole de la Russie était le plus sûr élément d’une Révolution socialiste. Lénine le répète dans ses œuvres choisies. Le peuple paysan n’est point du tout rebelle à la République Socialiste… Tout cela était prévu par Lénine et se fit ainsi sous la direction de Lénine, et se continue de même, car Staline est Léniniste absolument. Mais c’est Lénine qui a compris et défini la politique bolcheviste à l’égard de l’immense population paysanne et de l’immense domaine rural. Si l’on regarde bien par là, au lieu de s’étonner des kolkhoses et de la structure socialiste de la population paysanne, on comprendra que cela s’est fait tout naturellement d’après la politique de Lénine. La Russie était telle qu’elle devait la première, entre l’Oural et l’Atlantique, donner sa place au travail et à l’ouvrier, d’après la leçon paysanne. La même réaction du travail paysan sur le travail urbain se fit dans l’esprit de Marx. Il comprit d’après la leçon paysanne, que le travail était la source de tous les profits et que la terre était à tous, étant l’œuvre commune, où étaient incorporés tant de travaux non payés. Tout devenait clair, par la leçon paysanne, qui ajoutait alors l’expérience à la 317
théorie ; l’émancipation était l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, selon la formule fameuse du Manifeste Communiste. Mais entendez-le bien strictement. C’est le travail paysan qui a fondé le droit ouvrier, et il n’en pouvait être autrement. C’est de là qu’est venu l’axiome Léniniste : « Qui ne travaille pas ne mange pas. » « De ces patientes analyses de Marx appliquées au travail paysan, doit revenir, pour le lecteur aussi, une clarté plus vive sur le travail, sur les marchés, sur la concentration et sur la circulation du capital. Toute la mécanique des marchés dépend du marché essentiel entre campagne et ville. Ici il faut échanger, et l’on n’a point le choix. « La rente est de la terre, c’est vrai au fond ; tout capital vient de la terre. Le sentiment prolétarien s’endort à la ville ; il se réveille par l’impulsion des saisons et par l’offre du blé. Cette structure des sociétés est bien plus pénétrable que la seule structure urbaine. L’élément conservateur, le paysan, est aussi l’élément révolutionnaire. Il est profondément nécessaire que nous sortions de nos embarras par une politique paysanne. Je commence pour ma part à comprendre comment Lénine et Trotski appliquèrent la dialectique matérialiste dans l’œuvre immense qu’ils ont réalisée. « Retour au Capital. Marx a désiré, dit-il lui-même écrire une Critique de la Critique. Évidemment il pensait à la Critique de Kant, le plus grand instrument d’émancipation intellectuelle… « De même que Kant ne compte point s’instruire par sa fameuse Déduction des Principes ; au contraire il nous apprend à partir toujours d’un objet donné et pris comme il est ; cet objet de Marx, c’est le monde humain tel que le voient les économistes. Ainsi Marx n’essaie jamais de déduire, le commerce, le bénéfice, le salaire, et choses de ce genre. Non ; sur cette apparence il exerce sa pensée ; il prétend la comprendre toute, mieux que les Économistes eux-mêmes… Il faut qu’il y ait un profit du commerce : il faut qu’il reste quelque chose au chef d’usine, au propriétaire rural. Or cela prouve à n’en pas douter une plus-value dans toutes ces opérations, Commerce, Fabrication, Agriculture. Une fois qu’on est bien sûr de cela, on le voit, on le surprend malgré le grand secret qui recouvre toute l’économie capitaliste. Il est clair que si on oublie qu’il faut un profit à toutes ces opérations, on ne verra dans le monde économique qu’une suite d’échanges, toujours entre valeurs égales. On se demande alors pourquoi les hommes font ces opérations. Mais il faut qu’ils y gagnent quelque chose ; et les idées communes, là-dessus, sont bien affirmatives. Tout le monde sait qu’à produire ou à échanger on se fait un capital, lequel n’est pas à vendre et donne toujours sous diverses formes un intérêt. D’où vient cette autre valeur ? La vraie méthode 318
consiste à rechercher ce qu’on sait qui existe, tout à fait comme dans toute science on cherche comment est possible ce que l’on constate… Marx aperçoit la place tout au moins où se trouve ce qu’il cherche et chasse après l’invisible, avec une certitude émouvante. Voilà la connaissance. « Les mystères du travail… Je veux maintenant rechercher s’il n’y a pas des mystères analogues dans toutes les Sciences. Si quelque physicien naïf demande : « Qu’est-ce que l’électricité ? » le physicien le plus éclairé n’a rien du tout à répondre. S’il est un peu philosophe il sait que la question n’a pas de sens… Quand nous constatons que tout se passe comme si le courant circulait le long du fil (nous ne pouvons même pas dire dans quel sens), c’est de la même manière que nous croyons voir circuler le salaire et circuler le capital ; mais en fait nous ne savons pas ce que c’est qui circule ; il faut arriver à ce petit progrès de ne pas désirer le savoir. Savoir c’est connaître les relations entre une circulation et toutes les autres, de même que l’électricité est finalement, dans un système de distribution, l’ensemble des relations que l’on constate… Quand nous savons bien cela, nous savons ce que c’est que l’électricité, autant qu’on peut le savoir. De même si je saisis le mouvement de la production et de la circulation de la valeur, nous savons ce que c’est que la valeur, autant qu’on peut le savoir. Autre exemple : si nous voulons savoir ce que c’est que la force, nous n’avons qu’à revoir dans un bon manuel et par une série d’expériences, ce que c’est que vitesse, accélération, inertie, etc., moment, composition des forces, leviers, poulies, treuil, cric, et quand nous saurons bien cela, nous saurons ce que c’est que la force autant qu’on peut le savoir ; cet exemple est assez difficile… Dans les deux cas, il me semble que la Science manque l’objet. Songez que la science ne peut nullement nous aider à sentir. Et bien plus, en ce qui concerne l’économique, que trop sentir nous rend incapables de comprendre. Ce n’est pas le banquier qui peut comprendre la banque ; il l’aime trop pour cela… Mais cela n’est pas autre chose, comme l’exemple de l’électricien le montre bien. On distribue très bien l’électricité, on règle très bien un compteur sans savoir du tout ce que c’est qui passe dans les fils et qui est mesuré dans le compteur. Il ne faut pas exiger des connaissances dont il n’existe pas d’exemple. Qu’est-ce que la mer ? Ce sont des vagues… Tout ce que vous pouvez désirer est de prévoir l’état suivant, le choc, la réaction. Il n’en faut pas plus pour l’action. Un marchand de drap... Ce n’est pas l’être qui l’intéresse, mais bien le devenir. Pourrai-je passer la crise, que je prévois, voilà ce qui m’intéresse, Marx ne s’y est pas trompé. Il a reconnu l’existence du commerce, du travail, du salaire, de la plusvalue, du capital. Il a observé ces choses dans leurs mouvements ; il a 319
supposé les relations constantes, et ces relations sont pour lui la réalité économique. Ainsi il a pu répondre à cette question : « Qu’est-ce que la richesse ? », répondre pour sa propre satisfaction. Comprendre cela, c’est comprendre Marx. « Comment une suite d’échanges, tous entre valeurs égales, peuvent-ils se traduire par un gain, par un profit ? Comment l’ouvrier, qui a vendu sa force de travail retrouve-t-il dans le produit de quoi reproduire sa force de travail, et cela indéfiniment ? Lui n’en doute pas ; il ne demande que du travail et un bon salaire. Il n’y a que si le chômage s’établit en dépit des besoins, si les prix montent avec les salaires, c’est alors qu’il désire une explication. Il ne peut la trouver lui-même, et encore une fois parce que la question l’intéresse trop. Celui qui pourra le conseiller et lui donner des règles pratiques de conduite, ce n’est pas du tout le patron, qui est possédé par la peur, mais c’est le contemplateur marxiste, et voilà ce que Lénine a fait pour l’ouvrier. Cela même est un mystère que Lénine seul peut comprendre, et voilà rassemblé tout le paradoxe de la Politique Économique. On comprend du moins qu’il faut des gouvernants éclairés par la science, comme est le pilote. Et voilà la source des révolutions…. « Le marché. Qu’est-ce qu’un marché ? C’est la donnée de l’Économie. La pensée ne doit jamais se détourner du marché… « Mais d’où vient cette équivalence de la monnaie avec tant de marchandises différentes ? Ce n’est pas caché et on le sait très bien, principalement à la campagne, où les choses valent de l’argent d’après la peine qu’on a à les fabriquer. Ainsi une réparation à la charrue vaut, en argent, ce qu’elle a exigé de travail. Le prix d’une chose représente ainsi une durée de travail. Et finalement on n’échange jamais qu’heure de travail contre heure de travail. « Voilà ce qui est étalé au marché, sous des formes variées. Oui toujours des heures de travail… Un marché est donc une grande abstraction ; c’est encore plus abstrait qu’une banque. Et, pour la banque, si vous voulez évaluer la richesse qui s’y trouve, vous risquez de ne rien trouver du tout. Car l’argent est ici représenté par des billets signés. Et qu’importe ? La nature de la richesse est de disparaître lorsqu’on l’examine. Pour mieux dire, la richesse n’est pas, elle devient. Dans la banque, ce devenir est continuel. Ce qu’on exprime en disant que la banque n’est absolument rien sans le crédit. Chose fragile !... le crédit, chose morale, croyance. Ainsi la richesse apparaît comme un rapport humain ; selon lequel un vain papier existe pourtant. Arrivé là, on comprend que Marx ne se soit pas approché sans précautions de cet étrange objet, qui fuit toujours. Je ne sais quel philosophe plaisant a dit que, par définition, 320
l’argent est une chose qu’on n’a pas. Ce trait est énergique ; il traduit le caractère pressant, et même courant, de toute l’économie. L’homme, si riche qu’il soit, est sans cesse à la poursuite de l’argent ; il est obsédé par une menace de misère… L’argent qui ne circule pas est comme s’il n’était pas. Application : si le trésor ne s’engage pas dans le marché du travail, le trésor n’est plus. C’est ce qu’exprime tragiquement le refus de travailler, arme terrible, arme décisive. Ce qui mettra le travailleur à son rang, ce n’est pas l’esprit de justice… c’est la conscience que le travailleur prendra de son pouvoir. Encore une fois l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. « On voit assez maintenant où va cette patiente analyse de Marx. En fait elle est tout ce qu’il y a de plus dangereux. Et remarquons encore que cette idée, à elle seule révolution, fut toujours dans les lieux communs du paysan. « Si le paysan ne travaillait plus, tous mourraient de faim. » Chose à remarquer : l’usine, le travail urbain, la machine ont d’abord dissimulé cette puissance du travailleur. (Renversement de puissance, Révolution). « Mais voici que l’idée est retrouvée par la pure science de l’économie, par la physique des richesses. Autant dire que, par un livre, la Révolution est faite. Heureusement pour les bourgeois, cette idée est très difficile à saisir. On imagine très bien cent collèges d’Économie Politique, et des milliers de cours sans reproche, sans que jamais l’idée de la Révolution vienne aux esprits. On voit en quel sens la Révolution peut être enseignée. Mais la manière est difficile et très subtile. Un instinct très sûr a averti les gouvernements de ceci : qu’un enseignement sans freins est très dangereux. Et, chose curieuse, que le rebelle se nomme de Lamennais ou Blanqui, l’alarme est la même partout. Montalembert disait à son ami Lamennais : « Vous attaquez la propriété ». C’était contre toute justice, mais au fond c’était vrai. Lamennais était communiste comme Blanqui était anticlérical, presque sans le savoir… « Je m’éloigne de Marx ? Non pas ; je découvre quelque chose au contraire de cet esprit turbulent qui ne cesse de retourner la terre à la manière d’une charrue. Et ce qui aggrave tout, c’est que Marx sait très bien ce qu’il publie, ce qu’il retourne, ce qu’il perturbe. Et pourquoi Marx est-il difficile et presque impénétrable ? C’est parce que l’esprit économiste sait très bien où est le danger, et se jure de ne pas comprendre. Ce que j’ai très bien vu en des esprits éminents, qui se jetaient d’abord avec ardeur vers les Études Économiques, et qui, tout soudain se trouvaient ralentis. Car la source de la difficulté est toujours en ceci (à toi Radical) que les conséquences sont effrayantes, du moment où l’on 321
considère n’importe quel homme comme un autre soi-même, comme le Semblable, cet Inconnu. FIN PROVISOIRE. » Il n’a pas échappé non plus à Alain que la rencontre de la Pensée de Marx avec le milieu concret de l’Histoire réelle poserait de redoutables problèmes. En 1947 déjà, il écrit ceci : « Il y a contradiction entre l’amour du peuple et le besoin d’une armée ; et c’est par là que le communisme sera dupe, s’il fait la dangereuse alliance avec la tyrannie… essentielle au communisme et même au socialisme », ce qui n’empêche pas dans l’autre camp « la monarchie industrielle de ressembler trop à la tyrannie militaire ». Il pose aussi la question de savoir « comment la Raison se change en Terreur », et constate qu’à propos de la Révolution française déjà « Hegel ne recule pas devant ce problème terrible ». C’est que « l’esprit révolutionnaire trouva son contraire dans l’esprit de Raison… que ses passions conduisirent à une politique de Destruction et de Mort. Telle fut la Terreur », fille en partie de « Robespierre, un homme raisonnable et juste qui ne voyait autour de lui que lâcheté et trahison. » Avant de quitter notre sujet, il convient d’évoquer rapidement une circonstance biographique curieuse. Alain (1868-1951) et Henri Wallon (1879-1962) ont tous deux, à environ dix années de distance, fait leurs études de philosophie à l’École Normale Supérieure. On sait que Wallon a adhéré dès sa création au noyau fondateur du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes dont faisait partie Alain et Langevin, lequel aurait pu servir de lien entre eux. Or il ne semble pas qu’Alain et Wallon ne se soient jamais beaucoup fréquentés, en tout cas cités, pour des raisons que l’on ne connaît pas. Le problème est le même qu’entre Wallon et Politzer, qui ne se sont pratiquement jamais cités l’un l’autre, alors qu’ils se connaissaient fort bien.
Chapitre 9 L’encyclopédisme dialectique dans la psychologie d’Henri Wallon Présentation des Principes de psychologie appliquée (1930) Introduction pour une nouvelle édition de Principes de psychologie appliquée d’Henri Wallon
1. Importance de l’œuvre et de la personnalité d’Henri Wallon Henri Wallon est le plus grand psychologue français, probablement aussi francophone – en rivalité d’évaluation serrée sur ce point avec le suisse Piaget, en tout cas également l’un des trois très grands psychologues de la culture mondiale, si l’on envisage, comme il serait aujourd’hui et à nouveau sensé après tant de querelles stériles, de devoir considérer Freud lui aussi comme un très grand psychologue. 323
L’œuvre d’Henri Wallon comprend 10 livres et à peu près 400 (402) articles. Elle comprend environ 5 200 pages, dont environ 55 % sont restées indisponibles jusqu’ici, surtout dans des domaines où la richesse de la pensée de son auteur restait très mal connue. Parmi ces livres, 6 seulement sont aujourd’hui disponibles, en dehors du présent titre. Parmi les articles, environ 84 sont disponibles en ligne (Persée 68) ou chez un éditeur (16) ; 300 environ seraient en voie de republication. En fait, Henri Wallon tient sa réputation de très grand psychologue français d’avoir été, dans la période 1925-1960, l’un des grands inventeurs de la psychologie de l’enfance, à une époque qui touche aussi les carrières de Freud, Piaget et également Gesell. Cependant l’examen plus attentif des livres comme de la typologie des thèmes des articles fait apparaître l’importance tout aussi considérable de Wallon, bien au-delà de la psychologie de l’enfant (génétique, développementale), dans les champs de la psychologie pathologique de l’adulte et de l’enfant, ainsi que de la psychologie de l’éducation (avec un engagement bien plus important que celui de Piaget), de même que de la psychologie professionnelle. C’est ce dernier domaine qu’entendent recouvrir les Principes de psychologie appliquée. Les positions de Wallon en matière de psychologie de l’éducation et de l’enseignement n’ont pas vieilli d’une ride, et il serait bien venu d’y faire retour en cette période de crise majeure de l’enseignement. Bien que cela ne soit à peu près pas connu, les propos de Wallon, dans ses articles, sur le dessin et le cinéma, tout comme sur la délinquance juvénile, sont d’un intérêt majeur. 2. Les Principes de psychologie appliquée comme projet d’une « psychologie professionnelle » Le livre de Wallon, comme tous les autres livres de cet auteur, comporte une densité conceptuelle alliée à une économie d’expression qui exige qu’on le lise avec une grande attention. C’est pourquoi notre commentaire a pris le parti, comme déjà nous l’avions fait avec l’Évolution psychologique de l’enfant chez le même éditeur (A. Colin), d’en faire une lecture suivie, assez près du texte, mais économique et distanciée, dans le seul but d’en éclairer le chemin. Ce qui ne nous dispensera pas de pointer un certain nombre d’idées-force. La psychologie appliquée, nous dit d’emblée l’auteur dans l’Avantpropos de l’ouvrage, est pour l’instant la négation de l’autre psychologie, théorique, rationnelle, voire introspective. Partie de cas concrets et utilitaires, elle commence par montrer le néant des antinomies dressées par 324
les psychologies de l’introspection ou de l’intuition [Bergson] entre le monde intérieur et le monde extérieur, le fait psychique et le nombre, le sujet abstrait et le sujet vivant. On ne partira pas des champs d’activité où elle a pris naissance : l’école, le métier, le négoce, la justice. Pourquoi pas encore la politique ou la famille ? (247)171. Dans un second mouvement, Wallon présente son ouvrage sous le chef d’une psychologie de l’« acte », conception qu’il y a intérêt à rapprocher et à distinguer à la fois de la formulation postérieure de La Vie mentale (1930-1937) : étude concrète d’une réalité concrète172, science de la nature et science de l’homme173. Tout aussi bien de la psychologie des conduites de Janet, comme de la psychologie du comportement des béhavioristes. Il y a lieu également de garder à l’esprit à cet égard la propre conception de Piaget qui réfère la source de sa psychologie de l’intelligence à l’« action ». Ces notions sont incontestablement présentes dans l’esprit de l’auteur. Au-delà de ce faisceau de connotations, ce programme d’une « psychologie de l’acte » prendra évidemment toute son extension dans la formule d’un passage dialectique « de l’acte à la pensée » (1942), dont il y a à souligner encore la parenté, incontestable dans sa différence, avec le projet piagétien d’une psychogenèse de l’opération intellectuelle à partir de l’action sensori-motrice. Ceci dit, on part donc de l’acte, « en expectative ou accompli » (8). De l’acte en expectative. Général, c’est la Psychologie du travail. Spécial, ce sont les aptitudes étudiées par la Méthodes des tests. L’organisation du travail suppose la Rationalisation. La Sélection professionnelle consiste à choisir l’ouvrier pour chaque tâche selon ses aptitudes. L’Orientation professionnelle consiste à choisir pour l’ouvrier la tâche qui lui convient le mieux. Le consentement à l’acte en expectative concerne la question de la Réclame (248). Les références indiquées par chiffres entre parenthèses ne peuvent malheureusement que renvoyer aux pages de l’édition originale épuisée des Principes de psychologie appliquée, Paris, Armand Colin, 1930, pour lesquels une nouvelle édition est en préparation chez le même éditeur. 172 Ce sous-titre de La Vie Mentale, qui y définit ainsi l’objet de la psychologie, semble bien être la reprise d’une formule de Lénine (Œuvres, 1920, Le communisme, 12 juin 1920), qui envisage l’« âme vivante du marxisme » comme « l’analyse concrète d’une situation concrète ». De son coté, Bergson voyait la philosophie comme « l’étude d’une réalité concrète » (Lachelier). 173 Conception dialectique originale qui ne se trouve que chez Wallon. Étant entendu que Hegel faisait de la psychologie une science de l’esprit, tandis que Freud voyait la psychanalyse comme une science de la nature. L’expression de science de l’homme se trouve déjà chez Bacon, Pascal, d’Alembert, D’Holbach, Cabanis, Maine de Biran, Saint-Simon, et chez l’allemand Lotze. Voir Jalley, La Guerre de la psychanalyse, L’Harmattan, 2008, tome 1, p. 431 et passim. 171
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L’approche de l’acte accompli concerne en justice la Critique des témoignages. Dans le développement de son plan, le livre s’organise sur le thème d’une « psychologie professionnelle » (135, 176) – en fait « encore une tâche de l’avenir » –, comprenant donc les rubriques qui viennent d’être énoncées : psychologie générale du travail, l’inventaire des aptitudes particulières et individuelles qu’il mobilise, organisation du travail par sa rationalisation, comme par la sélection et l’orientation professionnelles. À quoi s’ajoute un autre secteur de la psychologie sociale intéressant les champs du commerce et de la justice. À l’époque où écrit Wallon (1930), la notion de psychologie appliquée semble ne pas avoir de précédent. Ce n’est qu’en 1949 qu’elle reparaît avec le Traité de psychologie appliquée d’Henri Piéron, représentant de la psychologie expérimentale et ami de Wallon. Dans le Vocabulaire de la psychologie du même auteur (1951), la même notion est référée quelque peu en désordre aux champs éducatif, psychothérapique, commercial, industriel (organisation du travail, sélection et orientation professionnelles), juridique, militaire, de même que mise en relation avec la psychologie différentielle, la psychotechnique, la psychologie clinique. On voit que ces champs concernent à peu près, avec un débordement par les termes entre guillemets, ceux envisagés par Wallon dans son ouvrage antérieur. Manifestement Piéron songe ici à l’ouvrage de Wallon. Dans les dictionnaires de psychologie ultérieurs encore en usage, on trouve « psychologie appliquée en justice » dans le Dictionnaire de la psychologie de Doron-Parot (1991), puis rien dans le Grand Dictionnaire de la psychologie de Bloch et col. (1991). Dans la Vie mentale qui réalisera sous la direction de Wallon une grande synthèse de toutes les disciplines de la psychologie de l’époque (1938), on retrouve bien un certain nombre des champs disciplinaires du livre de 1930 : psychotechnique (Piéron), profession (sélection et orientation professionnelles, Weinberg, Friedmann, Schiff), publicité (Wallon). Cependant que l’expression de « psychologie appliquée », qui semblerait ne plus guère convenir à Wallon, n’y fait qu’une apparition très fugitive (8 52 4). On s’efforcera plus tard, à la fin de cette introduction, de resituer cet assez vaste secteur d’une psychologie professionnelle dans l’organisation d’ensemble des disciplines de la psychologie, telle que Wallon l’a mise en œuvre de façon plus ou moins implicite mais incontestable à travers le trajet d’ensemble de ses ouvrages (1909-1945), en tout cas d’une manière franchement explicite dans le grand ouvrage collectif qu’a été La Vie mentale en 1938 (Éditions sociales, 1982). Cette mise en place 326
implique un travail d’ajustement délicat que nous trouvons préférable de réserver après la lecture commentée des Principes de psychologie appliquée que nous proposons tout d’abord. 3. Intérêt moderne de la psychologie professionnelle créée par Wallon La notion d’une psychologie professionnelle, référée à un auteur semble-t-il allemand (Drabs, 357), est une création très originale en langue française de Wallon lui-même. Elle a eu depuis peu de succès174, mais reste incontestablement d’une grande actualité. Elle est plus large que ce que l’on a appelé depuis, avec des intentions et des réussites diverses, psychologie du travail, industrielle, des organisations. Moins large que celle de psychologie sociale, qui reste non utilisée par Wallon, dans la mesure peut-être où pour lui toute investigation psychologique comporte une dimension implicite nécessairement sociale. Les vues développées par Wallon en 1930 n’ont pas tellement vieilli 85 ans après, si on sait les transposer dans le cadre de la société de la postmodernité, dont les coordonnées sont de plus en plus modifiées par la révolution informatique, tout en posant des questions fondamentales qui restent toujours les mêmes, par exemple celle de la motivation au travail. La composition sociale a changé, avec moins d’ouvriers, beaucoup moins de paysans, et beaucoup plus d’employés dans le secteur tertiaire. Mais beaucoup de constantes subsistent aussi sous le changement apparent. Certains métiers typiques de l’ancienne « psychotechnique » ont disparu, ou du moins se sont profondément transformés, par exemple ceux de la dactylographie, ou encore de la radiotélégraphie, qui existent encore sous d’autres formes de l’organisation du travail social. La notion de fatigue au travail y a subi une évolution qui la rapproche à certains égards de celles de stress et de harcèlement. Par exemple dans les postes d’agents logistiques dans les grandes formes de distribution, ou encore de téléphonie en réception-émission d’appels. Mais surtout de façon très générale, le secteur spécifique jadis de la dactylographie par exemple, et pour y revenir, pose des problèmes à la fois semblables mais certainement plus aigus encore dans le registre universellement répandu des machines modernes à clavier et à écran. Ce serait trop long également de montrer ici comment les idées d’un penseur de cette importance (on pourrait dire la même chose à propos de toutes les pensées de valeur « classique ») peuvent trouver application dans l’ensemble des espaces d’activités diverses du monde 174 Georges Friedmann, collaborateur de la Vie mentale, parle de « psychologie de la profession » (8 52 4). On suit la pagination de la nouvelle édition en cours de publication Jalley-Wallon, tome 1.
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contemporain : qu’il s’agisse de l’entreprise, de la formation, de la profession, du commerce, de la justice. Ainsi demeurent également assez peu changées les questions posées par l’évaluation des aptitudes générales et spéciales, de leur investissement et de leur rendement adéquats dans la profession, celles des divers motifs et conduites du consommateur, tout comme, dans un tout autre champ, de la fragilité du témoignage et de l’évaluation de la responsabilité en justice. 4.1. Première partie. La psychologie du travail 4.1.1. Introduction L’ergonomie cognitive a certes apporté nombre de données (système homme-machine) qui, au premier aspect, paraissent avoir beaucoup dépassé la perspective adoptée par Wallon dans cette Première partie qui devrait être considérée comme la partie la plus vieillie du livre. En réalité, on verra l’auteur y exprimer des points de vue généraux qui restent d’une grande actualité. « Le travail est une activité forcée. » La machine incorpore l’homme au cycle de ses opérations : « qu’il y tienne strictement et uniquement sa place d’organe spécialisé devient l’idéal. » Même sans machine, c’est une sorte de dissociation et d’amputation que l’homme subit dans sa personne (251). L’apprentissage risque d’en venir à mécaniser l’ouvrier en vue des seuls gestes de son emploi. Mais l’éducation elle-même connaît un conflit latent entre le but essentiel de l’épanouissement dans la culture et la nécessité de plier l’esprit à une formation. La psychologie du travail a d’abord répondu aux besoins de l’industrie préoccupée de la productivité de la main-d’œuvre. Le taylorisme a initialement méconnu la psychologie : il ne s’agissait pour gagner du temps, que d’adapter l’outillage à l’ouvrier, de lui imposer les mouvements les plus économiques, de régler la cadence du travail sur les sujets les plus rapides. L’élimination des sujets réfractaires a conduit à la sélection professionnelle. Cependant l’usure rapide du travailleur conduisait aussi à l’étude du déterminisme biologique ou psychologique présidant à la diversité des constitutions individuelles, en vue d’une meilleure connaissance des lois du matériel humain (252). 4.1.2. Chapitre Premier : les conditions physiologiques du travail On a à l’origine abordé l’étude du travail en termes de chimie. En essayant de montrer de manière arbitraire, à partir de l’étude de 328
l’inanition, de l’épuisement, que l’activité nerveuse tirerait son aliment des autres organes, en particulier de la substance musculaire (Chossat 1843, Mosso). Dans les conditions ordinaires, les déchets résultant du travail engendrent une ambiance humorale du sang qui fait obstacle au travail en produisant les différents effets constitutifs de la fatigue (acides carbonique et lactique) (254). La fatigue, d’origine chimique, n’aurait pu selon certains qu’être générale. On a cru trop rapidement qu’elle dépendrait d’une toxine, contrôlable par une antitoxine. Le travail intéresse tous les appareils fonctionnels. Mais la respiration et la circulation ont surtout retenu l’attention, à cause de leur « caractère en quelque sorte expressif ». Diverses formes de respiration ont pu être supposées correspondre à diverses formes de fatigue (255). Automatique et réflexe, comme toutes les fonctions organiques, la respiration est en outre sous l’influence directe de la volonté. Le développement du langage l’a de plus en plus assujettie au contrôle psychique. Elle est le révélateur le plus sensible de l’humeur, des émotions, de l’attention, des alternatives de la vie mentale et affective, liée à l’extrême diversité des états se succédant au cours du travail (Benussi). L’interposition de la vie psychique entre les fonctions organiques et l’activité interdit d’établir entre les deux des liaisons immédiates et strictement utilitaires. L’étude de la circulation sanguine a donné lieu de son côté à un « genre de rapports fort hypothétique » (256). De fait, même surtout au service d’« interprétations finalistes forcées et arbitraires », « ce n’est pas sur le plan des fonctions physiologiques que se font les coordinations d’où résulte un acte psychique », [plutôt par passage de l’inférieur au supérieur. Idée cardinale autour de laquelle s’organise tout le débat moderne entre l’approche dure en neurosciences et ses adversaires]. L’étude de la circulation cérébrale suggère aussi la prépondérance d’un facteur personnel. Sans être aussi modifiable que la respiration, la circulation fait partie intégrante des réactions affectives. Tout autant qu’aux fonctions physiologiques, le travail reste subordonné à la masse des réflexes et des réactions appartenant à « l’existence totale de l’individu ».
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4.1.3. Chapitre II : les effets psychiques du travail Les rapports du travail avec le psychisme se traduisent par des variations de rendement ou d’aptitudes. Dans l’industrie, les dernières heures du travail sont celles de la fatigue, des accidents les plus nombreux, mais pas toujours de la baisse de rendement (259). Ce sont les fonctions les plus complexes et les plus différenciées que la fatigue touche les premières, en libérant l’activité de celles qui leur sont subordonnées (Piéron, Head) (260). Le seuil de la sensibilité douloureuse est abaissé. « Des impressions neutres deviennent pénibles, des excitations agréables désagréables… Par une action en retour qui n’est pas du tout exceptionnelle en psychologie, il arrive que l’impression pénible stimule l’effort… Mais ce que l’effort gagne en intensité, il le perd habituellement en régularité et qualité ». Les faits sont contradictoires quant à l’exaltation ou à la diminution par la fatigue de la sensibilité épicritique. L’augmentation par la fatigue du pouvoir d’accommodation visuelle en profondeur restitue une capacité en fait propre aux enfants. « La fatigue ne ferait donc qu’abolir ce qui est le plus tard venu, comme c’est la règle », en l’occurrence « une limitation acquise, comme il s’en observe souvent quand des fonctions plus élémentaires s’intègrent à des formes d’activité supérieure » (261). Une grosse fatigue abaisse le seuil de la perception auditive, mais à l’inverse une fatigue modérée l’élève (Meumann). La sensibilité tactile paraît augmenter avec la fatigue en cas de recherche du seuil avec l’esthésiomètre à crin de von Frey, mais diminuer au contraire avec le compas à deux pointes de Weber, supposant une opération intellectuelle plus complexe. De même diminue avec la fatigue l’illusion de l’objet plus grand semblant plus léger, qui manque chez les petits enfants et les imbéciles (Ley). « Ce sont donc bien toujours les élaborations mentales qui sont de préférence atteintes par la fatigue » (262). L’éventuel degré d’automatisme qui se mêle aux épreuves intellectuelles peut retarder leur détérioration à un « premier début de fatigue », par exemple dans le calcul et la dictée. La méthode des associations utilisée par Kraepelin et Aschaffenburg n’abolit pas mais modifie « la trace de relation [entre] représentations ». En fait, « tout mot implique des affinités appartenant aux différents plans de la vie psychique, et, comme toujours, la fatigue supprime les plus intellectuelles au profit des plus automatiques, des plus élémentaires, de celles uniquement sensorielles ou affectives. 330
L’activité psychique n’est pas attaquée par la fatigue uniquement dans sa qualité et dans ses manifestations les plus élevées, mais aussi, pour employer le mot adopté par les Allemands, dans son tempo, dans sa vitesse et son rythme… l’allongement global du temps » (263). Une « modification du rythme psychique » apparaît avec la fatigue aussi dans l’illusion des perspectives réversibles, l’alternance des phases sensibles et réfractaires d’une perception minimale, comme également la persistance des impressions rétiniennes, et enfin l’allongement des temps de réaction, surtout ceux à plusieurs choix, mais en outre de façon variable selon « un indice individuel » (262). Ainsi « la fatigue touche aux fondements les plus personnels de l’activité individuelle. » Le travail paraît donc « mettre en cause des possibilités qui ont leur source au plus profond de chacun… ainsi vitesse des réalisations mentales, rythmes de la vie psychique. » C’est directement qu’il faut les saisir, comme il faut prendre comme point de départ la courbe de travail. 4.1.4. Chapitre III : les courbes de travail Le travail enregistré peut être musculaire, ou intellectuel, ou combiné. Il existe différents types d’appareil, l’ergographe de Mosso, et divers espèces de dynamomètres (ressorts) ou dynamographes (poires à mercure) (265). Dans les épreuves dynamométriques, l’effort suscite de manière réflexe la participation d’ensembles musculaires progressivement plus vastes (267). Le dynamographe fait apparaître qu’il n’y a pas de corrélation entre la force musculaire et la ténacité de l’effort (Fessard). Les courbes de travail intellectuel sont beaucoup plus difficiles à établir. Kraepelin utilise des cahiers d’additions. La mesure du travail intellectuel rencontre diverses espèces de contradiction. Épreuves homogènes mais trop délimitées. Opérations trop spéciales et parfois stéréotypées. Par exemple l’épreuve de barrage de signes de Bourdon. À l’aides d’un test de « mémoire », Winch montre que « le rendement aux heures tardives du soir est inférieur à celui du matin » (268). Se pose, pour le travail intellectuel comme pour le travail physique, le problème de la mesure indirecte d’une activité difficile par une autre de degré facile. Dans le travail intellectuel, « une haute tension d’esprit fait bientôt place à des occupations de plus en plus faciles, qui prennent figure de divertissements. »
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La fatigue intellectuelle augmente tout d’abord l’énergie musculaire, mais produit l’inverse aussi. Réciproquement le travail corporel peut provoquer la fatigue intellectuelle. On a essayé de mesurer la fatigue intellectuelle au moyen des temps de réactions à toutes sortes d’excitations (Patrizi). Sous la diversité des activités possibles, il existe une formule individuelle d’activité. Et une diversité de types individuels (269). Il existe une double influence du travail musculaire (ergogramme) sur le travail intellectuel (calcul mental), et du travail intellectuel sur le travail musculaire (Patrizi, Bagnoli). Cette influence réciproque se montre soit dynamogène soit dépressive, dans les deux domaines, ou seulement dans l’un d’eux. Donc toujours des types individuels. On a étudié aussi la relative coordination entre la rapidité motrice et celle des processus intellectuels (Lazurski et Tytschino). Il y a similitude des courbes, chez le même individu, quel que soit le travail effectué, mais diversité des courbes suivant les individus (270). Les courbes présentent des périodes d’ascension, des oscillations diverses et une rapidité de chute variable. Il en existe de deux types différents, le type convexe et le type concave, à chutes respectivement brusque et progressive, avec des types intermédiaires. 4.1.5. Chapitre IV : les facteurs de l’effort et du rendement Ils ont été très étudiés par Kraepelin et ses élèves. Il existe des formes de rendement variant avec les individus et les circonstances (Kraepelin) (271). La rapidité des effets de l’exercice annonce la rapidité des effets de la fatigue. Les progrès vite acquis durent peu. L’habitude fait que les opérations tendent vers une vitesse seulement optimale. L’incitation au travail est contrariée par l’aptitude à s’en laisser détourner. La première peut retarder les manifestations de la fatigue. L’excitation vicariante préservant de la fatigue peut venir de l’activité intellectuelle, et aussi de la sphère affective. Les incitations qui détournent du travail peuvent être d’origine soit intime soit extérieure, modérées par l’accoutumance liée à leur répétition (272). Un sursaut peut venir du fait que la fin du travail apparaît proche. Mais ce sont plutôt là des « abstractions » résultant en « une explication plus mécaniste que psychologique. » Sont à prendre en compte des notions plus fines telles que l’adaptation graduelle, l’échauffement, l’apprentissage, l’entraînement. 332
La fatigue mentale ne peut être considérée comme une simple soustraction, une diminution d’énergie (Thorndike). La fatigue mentale et le sentiment subjectif de fatigue forment un état complexe qui intéresse la personnalité totale du sujet (273). La fatigue a une action régulatrice, modératrice ou accélératrice, sur la décroissance ou la remontée du rendement (Foucault). Mais aussi un rôle inhibiteur (Myers). L’épuisement réel est précédé par un arrêt de la dépense, qui se fait par un dispositif réflexe d’économie et de fatigue, dont les modalités varient selon un réglage propre aux complexions individuelles. Myers distingue deux sortes de fatigue en rapport avec la contraction clonique et la fonction tonique, celle-ci ayant des équivalents dans les domaines sensoriel et mental. Cette fonction tonique est « ce qui donne à la conduite sa cohésion, son rythme, sa formule ». Elle touche aux « ressorts du déroulement et de la productivité psychique » (274). La fatigue de cette fonction d’accommodation tonique se traduit par la « diminution de la cohésion dans les actes », l’apparition d’une « anxiété », liée aux « désordres de la fonction posturale » et fréquente dans la « fatigue industrielle ». L’influence particulière des facteurs affectifs peut contribuer à neutraliser ou retarder cette fatigue, par l’entretien de l’intérêt du travail (Myers). On a étudié chez l’enfant soumis à des épreuves de fatigue la diminution du rendement qu’entraînent le manque de nouveauté et la satiété, selon les moments de la journée (Schuyten). La curiosité s’émousse ; alors qu’influent de façon favorable « le bénéfice à tirer de la tâche accomplie, l’émulation, la suggestion », et défavorable « le forçage de l’effort par la volonté ». Le travail est facilité du fait de l’accompagnement de l’effort par un rythme favorable, et en concordance avec les « rythmes vitaux ». Le rythme augmente constamment la quantité de travail jusqu’à un certain seuil (Reinhardt). Il importerait de développer le sens du rythme chez les travailleurs (Farmer). Le rythme est personnel à chacun ; impliqué dans des effets de « retour », il fait « le trait d’union entre le rendement et le l’humeur du sujet », met en jeu l’« inéluctable solidarité qui mêle l’individu à son labeur » (275). 4.1.6. Chapitre V : Problèmes concrets La « psychologie du travail », préoccupée par le « désaccord entre le rythme du travailleur et celui de la machine », ramène l’attention de la production au producteur, qui fait partie de l’économie industrielle, mais ne peut faire autrement que de « subir sa constitution psychique ». 333
Les pauses sont nécessaires pour obtenir le rendement optimum (Hersey, Efimoff et Zibakowa, Lipmann). La question est de savoir quelles doivent être la fréquence et la durée des pauses, ni trop fréquentes, ni trop brèves ni trop longues (élèves de Kraepelin) (277). La fatigabilité propre à chacun est en cause, tout comme la difficulté variable pour chacune des tâches, en rapport avec les différences d’aptitudes des individus. La durée des pauses doit s’allonger proportionnellement à celle du travail. Un sujet instable doit bénéficier de pauses intercalaires courtes. § Le changement de travail a des effets tantôt favorables tantôt défavorables, selon que les tâches sont plus faciles ou plus difficiles. Il comporte par ailleurs un facteur de stimulation (Weygandt). Surtout dans un travail monotone qui accapare toute l’existence, avec des effets de satiété et de surmenage. Ford organisait dans ses usines le changement régulier d’occupations (279). Le travail doit selon les sujets intéresser la personnalité entière, ou de façon plus distraite, ou alors pas du tout, et parfois en ce cas sans inconvénient de sa monotonie. La tolérance pour un travail monotone varie aussi avec le niveau mental (Bennett). L’aptitude la plus manifeste peut aboutir à un échec si le sujet se laisse rebuter par la répétition. L’aptitude à supporter un travail monotone varie beaucoup selon les individus (Stern), souvent en rapport avec le niveau mental (Bennett). Reparaît toujours la personne, avec la nécessité de l’orientation professionnelle. § Dans le domaine scolaire on ne saurait identifier un ordre des connaissances, à propos de la fatigue, à une hiérarchie des fonctions mentales. Tout dépend des aptitudes, et de la « personnalité du maître », à même de se voir attribuer un « indice personnel de productivité » (280). La modification de la courbe de travail selon les heures du jour, les jours de la semaine, et même les saisons, donne lieu à des résultats sans unité, surtout dans le domaine scolaire (Laird, Spillmann). Parmi les travailleurs, certains distinguent « un type du matin et un type du soir ». L’action des saisons, de la température et de la lumière est « affaire de personnes, mais aussi de latitude et de climat ». La détermination des époques scolaires par rapport à de tels facteurs aurait plutôt à laisser le « champ libre à l’empirisme et à la coutume. » Il est vrai que dans l’industrie le rendement croît avec l’éclairage, mais jusqu’à un certain point seulement (Ruffer à Berlin). Et c’est à la 334
« psychologie » qu’il appartient d’apporter sur ce point des déterminations plus circonstanciées (281). § Le « nombre des problèmes que l’industrie pose à la psychologie va croissant ». Ainsi dans la répartition du travail collectif (Farmer), avec par exemple un rendement variable suivant la vigueur égale ou inégale des individus d’un groupe (O. Koehler). L’« association de l’homme à la machine a d’abord pris le caractère d’une véritable assimilation. Mais ce qu’il y a de plus irréductible dans le facteur humain n’en est devenu que plus apparent » : particularités physiques, stature, longueur des membres, vigueur. Il y a des avantages pour l’entrepreneur mais des inconvénients pour le travailleur à interdire « le choix et la diversité des gestes ». C’est donc « dans l’étude psychologique de l’individu qu’il faudra chercher le régime de travail et de vie capable d’y remédier » (282). 4.2. Deuxième partie : Les aptitudes. La méthode des tests 4.2.1. Chapitre Premier : Principes et origines de la méthode des tests La question de la mesure des aptitudes a toujours été l’une des plus difficiles au double point de vue technique et théorique de l’histoire de la méthodologie et de l’épistémologie en psychologie. Les problèmes qui s’y posent sont en réalité des problèmes philosophiques, touchant les rapports de la qualité à la quantité (Hegel, Marx, Bergson), qui n’ont jamais été clairement résolus. Wallon y déploie une remarquable perspicacité de même qu’un impressionnant esprit de synthèse. « Une aptitude n’est pas autre chose que le pouvoir de satisfaire, dans des conditions déterminées à un test choisi… Manifestement apparentée à la psychologie du comportement, la méthode des tests n’en a pourtant pas été déduite, mais a pour origine directe des problèmes pratiques » (283). La méthode de Binet et Simon (1905, 1908, 1911) n’a cessé de se développer par « une dialectique toute expérimentale », de manière d’abord « purement empirique ». Cette méthode opérait à l’inverse [du particulier au général] de l’usage des tests par les aliénistes adeptes de l’« ancienne psychologie ». Cependant, tels praticiens de la psychométrie agissent encore de même en identifiant une fois pour toutes un test à une aptitude correspondante. § 335
Dès l’origine, la méthode de Binet-Simon exprime une « tendance à confondre l’opportunité avec les principes » (284). À cette époque, « la psychologie, qui, pour être scientifique, s’attachait à la technique, ne savait qu’adopter l’idéologie de la psychologie [introspective] dont elle répudiait le plus les méthodes » (286). En psychologie, « entre l’objet à mesurer et la mesure, il faut choisir. Si c’est elle qui l’emporte dans l’esprit du chercheur, il saura seulement dire de l’objet qu’il y est conforme ou non. Sa connaissance sera donc ou purement négative, pour l’objet auquel la mesure ne convient pas, ou strictement réduite pour les autres, à ce que la définition de la mesure peut contenir de positif ». L’universalité des tests de B.-S. ne résistait pas en fait à un léger décalage de latitude ou de milieu. Le remplacement des tests verbaux n’a pas complètement réussi à supprimer ces différences (287). Il serait « chimérique de chercher une opération intellectuelle sans objet [Note : thèse reprise dans Les mécanismes de la mémoire], et un objet intellectuel sans lien » avec une société particulière. On ne saurait distinguer l’intelligence de ses opérations. Avec le postulat de l’équivalence entre l’âge et l’intelligence, du développement parallèle de l’individu et de l’être intellectuel, « l’activité intellectuelle pure se trouve comme immobilisée dans l’intelligence-substance… distincte de toutes les variations que lui font subir ses objets différents et le milieu » (288). Il a fallu s’affranchir de ce « réalisme métaphysique » par l’étude « des affinités ou des antagonismes qui font voir l’intelligence en action. » 4.2.2. Chapitre II : Tests de développement et tests d’aptitude Binet et Simon ont d’abord confondu les étapes de la croissance et les degrés de la puissance intellectuelle (289). Le point de départ avait été un problème d’inaptitude. La notion d’âge intellectuel a pris une sorte de réalité substantielle. À l’école, la succession des âges devient succession des classes. Avec le rapport âge-classe, la notion d’âge intellectuel se substitue, durant la période de croissance, à celle d’aptitude ou d’inaptitude. S’y joignent les notions d’avance et de retard. Mais il est ambigu de définir une intelligence évoluée par un âge intellectuel, de l’assimiler dans son ensemble et dans son individualité à une étape de la croissance. « Après avoir transposé en termes de croissance une question d’aptitude, Binet et Simon font l’opération inverse et 336
prétendent ramener la question des aptitudes en général à celle des âges » (290). C’est la porte ouverte à l’importante notion d’âge mental (Stern). L’observation clinique témoigne qu’il n’y a pas d’assimilation possible entre l’idiot et l’enfant de deux ans. « Mais la mesure de l’intelligence par l’âge intellectuel est encore plus inadmissible lorsqu’il s’agit de l’adulte », à prétendre qu’« après 15 ans l’intelligence cesse de se développer ». Puis Terman porte cet âge à 16 ans, avant que Goddard objecte que 45 % des recrues de l’armée américaine seraient des faibles d’esprit. Thurstone conclut également que l’âge mental de la population adulte mesuré par les Army Tests serait en moyenne de 12 à 13 ans, tout en montrant aussi que le développement de l’intelligence accroît sa capacité de progrès jusqu’au-delà de 18 ans (291). Les résultats diffèrent selon les tests employés, en dépit d’une « forme rigoureuse » de maniement et de résultats, qui leur fait « attribuer un caractère d’objectivité en quelque sorte absolue, et par suite une quasi-universalité ». Le programme de Binet et Simon était de mesurer « le progrès dû à l’âge et à l’âge uniquement ». Or, « sélectionnés de la sorte, les tests ne peuvent se rapporter qu’aux aptitudes les plus communes, à celles dont l’absence fait du sujet un anormal, dont l’acquisition est impliquée par les nécessités de la vie courante, et dont l’existence cesse d’avoir une valeur discriminative dès qu’est terminée la période de formation. » Une fois terminée la période d’acquisition des capacités intellectuelles qu’il est normal d’acquérir, la mesure de leurs opérations n’a « plus qu’une signification négative… Il est contradictoire d’en faire une mesure de l’intelligence adulte… [quitte à] arrêter le développement de l’intelligence à 15 ans… un vrai quiproquo ». Chercher à évaluer « la forme de d’intelligence personnelle » à partir des capacités qui « doivent entrer dans l’équipement intellectuel de tout sujet normal… est tout à fait paradoxal ». § Les formes d’activité mises en jeu par les tests d’âge ou de croissance intellectuelle et les autres « peuvent, selon Meumann, s’échelonner entre deux pôles opposés », mettant en valeur « la différence des âges » ou bien « les distinctions entre les individus », avec « d’autres tests à mi-chemin de ces catégories idéales… un enfant moins doué se trouvant être assimilable à un enfant moins âgé ». Les tests Binet-Simon appartiennent à « cette catégorie mixte », ne sont « pas strictement ni des tests de croissance ni des tests d’aptitude », ils sont malgré tout « en dépendance vis-à-vis des contingences extérieures dont Binet et Simon se flattaient d’avoir éliminé l’influence ». 337
Alors que varient « les résultats de leur emploi dans des milieux différents », comme « leur réussite chez l’adulte », au point de partager une population comme celle des USA « à peu près par moitié en normaux et en anormaux » (292). Les tests d’âge relèvent des fonctions les plus habituellement en usage et qui appartiennent aux expériences de tous les jours. Au contraire, « les tests d’aptitude supposent l’inhabituel, exigent un effort de nouveauté, souvent même une grande tension d’esprit » (Chotzen). Même chose pour les « tests verbaux », plus en corrélation avec l’âge intellectuel et « en dépendance la plus étroite des emprunts faits au milieu… [en] appel aux rapports avec l’ambiance et l’expérience quotidienne », et les « tests non verbaux… tests d’aptitudes et individuels… plus dégagés des formes imposées par le milieu… [avec] concordance des résultats [d’un] plus haut degré au cours d’examens successifs » (Pintner)175. Les tests « surtout verbaux » de Binet-Simon les ont menés tout droit à « la distinction des âges intellectuels », qu’ils « pensaient [à tort] pouvoir opposer aux acquisitions scolaires ou autres. » En fait, la concordance de leurs résultats avec le bon recrutement des classes et l’appréciation des maîtres, en raison de leurs affinités avec l’activité scolaire, est incontestable, alors qu’elle est faible ou négative avec les tests non verbaux (Pintner, Mme Piéron, Piéron et Laugier). Il n’y a pas de corrélation appréciable entre les résultats des tests d’intelligence ou d’aptitude et ceux des examens scolaires, et de l’enseignement lui-même, plus marqués par les connaissances, formules intellectuelles, et matériel mental reçus par l’enfant de son entourage et qu’il doit assimiler. Il en résulte « un très gros problème sur les rapports de la réussite scolaire et du génie réel » (293). § Donc, « lorsque les différences de réussite sont plus grande d’âge en âge que d’individu à individu, c’est un test de croissance. Si au contraire les différences d’âge en âge sont noyées par les différences entre individus, le test est un test d’aptitude. » Claparède a proposé de distinguer les deux catégories à l’aide de la notion d’écart probable. La distinction entre deux années successives, par exemple entre 11 et 12 ans, serait correcte avec « une différence de moyennes égale à 4 fois l’écart probable » (309, figure). 175
Valeur élevée de ce que l’on appelle la fidélité test-retest (note d’ÉJ).
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Toutefois « la question n’est pas simple », à composer les deux « causes de variabilité » dues à la « dispersion des âges » et aux « différences d’aptitudes individuelles ». Piéron estime suffisant que « la différence entre les moyennes des deux groupes [d’âges successifs] soit au moins égale à l’écart probable moyen de ces deux groupes. » Or, d’après Grace Arthur et H. Woodrow, « l’indice discriminatif » des tests de croissance en usage « répond seulement à la moitié, et non au quadruple de l’écart probable. Empirisme et déduction théorique se trouvent donc en désaccord : la théorie aurait interdit l’emploi d’une méthode qui s’est montrée valable à l’usage. » Binet et Simon ont tout simplement admis qu’un test de développement devait être réussi par 75 % des enfants du même âge (294). En fait, c’est la répartition [la dispersion] de ses résultats qui peut faire décider d’un test s’il est test de développement ou test d’aptitude. Dans le premier cas, les courbes de dispersion doivent se croiser au minimum. Cependant « l’indice discriminatif ne reste pas le même aux différents âges ». Donc, « la détermination de l’âge intellectuel ne saurait se fonder que sur une mesure globale, dans laquelle doivent intervenir successivement, suivant l’âge, des tests en rapport avec des aptitudes variables. Le désir de faire qu’une échelle de développement fût en même temps une mesure des aptitudes intellectuelles était donc en opposition avec ses conditions fondamentales, il en faisait éclater les cadres. » Par ailleurs, « les variations de résultats qu’un test d’aptitude peut présenter répondent à d’autres sortes de conditions » : la variabilité de la corrélation entre sous-tests (Claparède). « Il n’y a pas de test d’aptitude qui puisse être l’indice de l’aptitude seule. Si spécial qu’il puisse paraître, il est pourtant un acte de la personnalité totale. « Il n’y a pas non plus de test qui soit absolument test de développement ou test d’aptitude. Aucun ne peut être employé mécaniquement dans un sens ou dans l’autre » (295). Ainsi, « par nature, un test est impropre à exprimer vraiment l’intelligence, si elle doit consister en actes originaux d’adaptation à des situations nouvelles, et non en routines plus ou moins subtiles… mais s’il ne peut mesurer l’invention [présentant] pourtant de nombreux degrés… le test peut démontrer la justesse des opérations mentales, sinon leur originalité. « Il faut bien qu’il réduise les aptitudes à une mesure commune et prévue, pour les évaluer comparativement. Il ignore, par conséquent, ce qu’elles ont de plus individuel et de plus essentiel. Il les ramène forcément à des conventions. Mais c’est aussi par là qu’il a pu donner 339
lieu à des mesures précises… [où] se rattache une part considérable des progrès accomplis en psychologie » (296). 4.2.3. Chapitre III : Évaluation numérique des tests Le « désir d’objectivité et de précision » a été à l’origine des tests. Leur conception a d’abord été « comme négative ». Il s’agissait de réduire la diversité pour rendre possible la comparaison par un code de mesures uniformes (297). On effaçait les caractéristiques propres à chaque intelligence pour tout réduire à une même échelle de l’âge. « Cette façon de faire était plus empirique qu’expérimentale, plus réaliste que rigoureuse. » Il s’est d’abord agi d’être plus précis qu’objectif. § Sept ans peut signifier toute la série des âges qui s’échelonnent entre six et huit ans. Il y a aurait une proportion à établir entre un nombre de mois et celui de tests en plus et en moins (298). Cependant, affublés du même âge intellectuel, deux enfants pourront offrir une grande diversité intellectuelle (299). L’établissement de l’âge intellectuel comporte « deux sortes de mesures : le rapport de l’âge intellectuel à l’âge réel, et la dispersion des résultats ». Comme deux ans de retard – chiffre d’abord considéré comme critique – indique un bien plus grand retard à quatre ans qu’à douze, W. Stern a proposé la notion de QI. Cependant, le développement intellectuel n’est pas toujours proportionnel à celui de l’âge : « à partir d’un certain âge le QI deviendra de plus en plus mauvais. Cet âge est variable… plus précoce chez l’arriéré… Le QI ne doit pas être pris pour indice absolu de la croissance, et encore moins de la puissance intellectuelles… S’il est relativement constant, c’est entre des limites d’âges qui ne dépassent pas deux à trois ans » (Gray, Mardsen, Rugg). Stern a proposé également une formule de calcul de la dispersion. La condamnation de l’intelligence dysharmonique – soi-disant caractéristique de l’« enfant faible d’esprit » (Bobertag) – ne saurait être étendue « de l’intelligence courante à l’intelligence originale et créatrice ». Plusieurs difficultés sont liées à l’évaluation de cette dispersion : une même aptitude ne pouvait être repérée d’âge en âge ni qualitativement ni quantitativement, ni non plus en degré à l’intérieur du même 340
âge : « ces imperfections de la méthode l’ont jeté dans un nouveau cycle de transformations ». § Yerkes a tenté d’établir, à partir du Binet-Simon, une échelle de tests chacun valable pour tous les âges, donc à réussite suffisamment graduée : 20 épreuves peuvent y rapporter 100 points au maximum. Il y existe une distribution des QI avec des fréquences (301). Sous des apparences rigoureuses, cette nouvelle échelle offre « des causes d’inexactitude. La marge où peuvent s’inscrire les différences individuelles ne cesse de se rétrécir… La moyenne devrait, à chaque âge être de 50, ce qui est en contradiction avec le principe d’appliquer les même tests à tous les âges. » Aux âges inférieurs, « l’image des capacités de l’enfant devient purement négative, elle montre ce qu’il est inapte et non ce qu’il est apte à résoudre. » La mesure intellectuelle ne peut être identifiée à l’intelligence ellemême. La graduation de chaque test est tout à fait arbitraire, et l’équivalence des points qui les mesurent reste purement fictive. § Donc « des contradictions ont résulté des tentatives faites pour atteindre la diversité des intelligences individuelles au moyen de tests qui tendent seulement à leur mesure globale et la ramènent à une simple question d’âge » (302). La méthode de l’aliéniste Rossolimo, dont le succès a été beaucoup plus tardif, s’est élaborée graduellement entre 1904 et 1926. On vise non un simple triage scolaire, mais la représentation des « différences de comportement intellectuel », en rendant possible par ailleurs « toutes sortes de comparaisons », avec une grande « envergure d’application » mobilisant jusqu’à la notion de « tonus mental » (303). Au lieu des tâtonnements empiriques de Binet, on proposait un plan de l’activité psychique divisée en fonctions sous trois chefs fonctionnels, regroupant onze sortes d’aptitudes. Le « même apriorisme » s’observe dans l’aménagement des tests : « constitués par séries de dix pour une même aptitude, ils se totalisent pour en indiquer le degré », avec toutes sortes de difficultés particulières. Mais Rossolimo s’est avisé de ces défauts pour en venir à sa « figuration imaginée sous le nom de profil psychologique », permettant d’établir des « différences de physionomie intellectuelle », et même d’aboutir à des « corrélations entre formes d’activité mentale » (304). 341
Claparède a introduit les procédures d’étalonnage, avec les notions connexes de centilage, décilage, quartile (306), d’ogive de Galton, et d’écart-quartile (307). Selon Thorndike, l’exercice accentue ou abolit la diversité des individus, suivant qu’il s’adresse à des aptitudes individuelles ou des capacités acquises. L’amortissement des différences avec l’âge concerne les fonctions devant appartenir à tout individu normal. La dispersion des résultats répond vraiment à une aptitude spéciale. L’uniformité des réponses à un test est d’autant plus grande que leurs auteurs sont plus jeunes (Claparède). Mais c’est parfois le contraire, avec les épreuves à base de langage. Reste que les dissemblances s’accusent avec la plupart des fonctions spéciales. « Mais si la supériorité et la différenciation intellectuelles sont liées, c’est une preuve de plus que la mesure de l’intelligence ne saurait être confondue avec celles de ces aptitudes qui permettent d’évaluer l’âge mental, précisément parce qu’il y a un âge où, sauf insuffisance pathologique, elles doivent devenir communes à toutes » (308). La représentation inversée de l’ogive de Galton s’appelle courbe de fréquence, « plus ou moins acuminée ou aplatie ». On peut la polir selon une courbe en cloche de Gauss (fig. 3, 309). Elle signifie que les motifs de variation obéissent à des facteurs purement fortuits, aux pures lois du hasard et de la probabilité. Ses variations peuvent être celles des mesures elles-mêmes, l’objet mesuré ne variant pas, représenter la variabilité d’une collection d’individus par rapport au type moyen, répondre aussi à la variabilité d’une aptitude (309), « variations fortuites donc de la mesure, du groupe ou de la fonction ». Les variations fortuites sont d’autant plus rares, moins probables qu’elles sont plus grandes. « C’est au degré d’aspérité ou d’étalement de la courbe d’en donner l’indice… C’est une relation numérique à trouver » (310). La moyenne arithmétique est d’une justification théorique ambiguë, elle n’implique pas l’hypothèse d’une « tendance vers une certaine uniformité du type ou vers un certain équilibre fonctionnel. Son emploi, pure question d’opportunité et de commodité, n’est donc pas légitime a priori ». Existent aussi la médiane et le mode. Si la courbe est symétrique, moyenne arithmétique, mode et médiane coïncident. Les écarts à la moyenne et à la médiane peuvent s’exprimer en « variation moyenne » et « variation médiane » ou « erreur (ou écart) probable… exprimée en langage de probabilité… ceci étant, pour obtenir 342
une précision deux fois ou dix fois plus grandes, il faut donc quadrupler ou centupler le nombre des mesures (312). Des raisons de commodité mathématique font habituellement préférer l’emploi de l’écart étalon [écart-type] à celui des variations moyenne et médiane. » On passe facilement de l’une des expressions aux deux autres, qui interviennent dans la formule du « coefficient de probabilité » muni lui-même de son erreur probable (313). Il est « possible de se demander, en présence d’un certain écart, la probabilité qu’il y a de le dépasser », etc. : « la relation entre la grandeur de l’écart et la probabilité de l’atteindre ou de le dépasser est d’un usage courant… Pratiquement une variation qui atteint le triple de l’écart probable [2 écarts-types] rend extrêmement vraisemblable l’intervention d’une cause non réductible au simple hasard… La décision dernière revient à l’expérience. » Les mathématiciens sont les premiers à interdire de « conclure mécaniquement pour ou contre le hasard » (314). Divers types de classements de notes ont été proposés : méthode d’ordination (Carrell et Wells), méthode de graduation (Thorndike). C’est l’équivalence entre une fréquence de 75 % et l’écart probable qui l’a fait choisir pour unité de mesure quand il s’agit de classer des épreuves, pourvu toutefois qu’elles aient été soumises à un nombre suffisant d’examinateurs. Ce type de dénombrement d’opinions est la raison d’enquêtes nombreuses, particulièrement aux USA, sur les questions les plus diverses. Généralisée à toutes sortes de problèmes, cette méthode aboutit parfois à faire prévaloir une sorte de vérité collective et pragmatique. Elle tend à tirer de l’opinion, du sentiment, de l’expérience commune comme un standard, un principe de classement des valeurs sur la base de la conformité à un type national, professionnel ou autre. Mais ce genre de classement risque autant de méconnaître l’originalité d’une œuvre ou d’un homme, qu’il reste étranger à la réalité objective des choses (315). Le coefficient de contingence (Yule) est « une formule de tout ou rien » qui convient aux cas où le matériel donne lieu à des appréciations globales plus qu’à des mesures précises (316). La corrélation de Galton indique la fréquence de concomitance, le degré de liaison intermittente entre deux caractères ou fonctions. À la différence de l’expérience du physicien, précise et exacte, le résultat enregistrable en psychologie comme en biologie n’est « jamais construit de toutes pièces. Il n’est qu’une façon de réagir à une organisation très complexe », la notion d’une causalité parfaite cédant le pas à 343
celles de « coexistence entre deux séries », de « communauté plus ou moins partielle ». Or, « ce qu’elle peut signifier dans l’ordre de la causalité est affaire d’interprétation théorique… homologie fonctionnelle… facteurs communs… réduction d’un effet à l’une de ses causes ». Thorndike forme trois hypothèses sur le rapport entre aptitudes : distinctes entre elles, mais plus ou moins semblables ; réparties en groupes répondant chacun à une fonction fondamentale ; manifestation, sous des formes et dans des conditions diverses, d’une même et unique activité. « Spearman croit possible de les dissocier entre un facteur spécial, qui rend compte de leur variété, et un facteur central qui répond à leur unité de niveau, de tension et de tendance… Une corrélation n’a pas de signification pour elle-même » (317). Galton voit dans « les lignes de régression… la tendance de l’une des variables à ne pas suivre l’autre dans ses variations extrêmes ». Le degré de concordance ou d’exclusion, de similitude ou de répulsion de deux caractères est exprimé par les deux coefficients de corrélation de Pearson sur les notes et de Spearman sur les rangs (318). La recherche des corrélations à tout prix fait commettre bien des inepties. La corrélation la plus authentique peut entraîner à des erreurs
grossières (Holsopple), en faisant supposer à tort par exemple une étroite communauté de nature ou de conditions (318). 4.2.4. Chapitre IV : Les tests dans leurs applications « Les tests peuvent s’employer de deux façons… Individuels et collectifs, leur technique a bifurqué et s’est différenciée, en même temps qu’ils s’orientaient vers des objectifs en quelque sorte opposés. Chaque fois que l’intérêt se porte avant tout sur le sujet… les résultats bruts d’une épreuve peuvent, selon W. Stern, devenir moins importants que le comportement du sujet pendant qu’il l’exécute ». Ce qui requiert un « expérimentateur déjà avisé » et « un temps souvent très long » (321). Mais, dans l’examen collectif, « la connaissance de l’individu luimême reste en quelque sorte négative. Elle apprend de lui ce qu’il n’a pas ou ce qu’il n’est pas. Elle joue à la manière d’un crible. Elle peut servir à la sélection scolaire ou professionnelle », dans le domaine militaire, « à la comparaison des groupes sociaux ou ethniques » (322). En fait, « outre leur intérêt pratique, les tests sont dans les deux cas un instrument de recherche pour la psychologie. Individuels, ils servent à l’étude du sujet dans son activité totale, à celle de la personne, du caractère, des groupes psychiques, et à l’élaboration de la psychologie 344
différentielle. Collectifs, ils contribuent à fonder la psychologie plus abstraite des fonctions. » Il serait prématuré de se prononcer entre les doctrines qui s’affrontent au sujet de l’activité psychique, celle pluraliste de Thorndike et celle uniciste de Spearman. Certains en font une affaire de corrélation (Jaederholm). Le modèle uniciste supposerait « une corrélation élevée, non seulement des manifestations entre elles, mais aussi avec les manifestations sensorielles et motrices. » Au contraire le modèle pluraliste répondrait davantage à « l’hypothèse d’une simple juxtaposition, les aptitudes n’ayant d’autre lien que de se ressembler plus ou moins entre elles. » Les applications pratiques des tests ont eu « pour principaux domaines celui de leurs origines, l’école et le métier ou la profession. La sélection des écoliers, pour éliminer les inaptes, a été leur premier but. Plus tard, elle s’est faite aussi en sens inverse, c’est-à-dire pour dégager du reste les mieux doués », perspective dont l’intérêt est multiple. Cette préoccupation pour identifier, « sous les acquisitions imputables aux programmes d’étude et au milieu, le degré des capacités natives », est apparue en Allemagne après la Première Guerre Mondiale (Lipmann à Berlin, Stern à Hambourg). En France, « l’école unique devrait avoir pour conséquence la sélection graduelle des mieux doués et l’élimination des inaptes. Aussi a-t-elle dressé contre elles les classes qui détiennent le privilège de l’instruction, et c’est leur opposition qui tend à faire échouer la réforme ou à la dénaturer » (323). Il y a peu de corrélation entre les tests de H. et Mme PiéronLaugier et la réussite au certificat d’études. Celui-ci « remplit bien, sans doute, les conditions propres à un examen de fin d’études, en établissant le niveau d’instruction atteint par des écoliers normaux, mais ne saurait servir à distinguer ceux qui mériteraient de poursuivre leurs études, pour le plus grand bien de la collectivité. » Il y a passage « de la simple sélection au classement par aptitudes et à la connaissance des individus » (324). D’après Vermeylen, « le débile en reste toute sa vie aux simples fonctions de réceptivité… les débiles harmoniques gardent les caractères de la puérilité, les débiles dysharmoniques se distinguent en sots, instables, émotifs. » Les tests exercent leur contrôle et leur action sur la pratique scolaire. « Collectifs, ils servent à comparer soit plusieurs classes entre elles, soit une classe avec elle-même à des intervalles déterminés. » Aux USA, la comparaison est « préconisée comme un moyen de distinguer entre la valeur des maîtres ou des méthodes. Les tests de connaissances peuvent 345
remplacer alors les tests d’aptitudes… Ici encore, leur utilisation analytique a vite suivi… La nature de telle insuffisance dépistée, il existe des tests d’entraînement pour y remédier. » Cependant, « généralisé à tous les domaines de l’instruction, cet emploi des tests a des effets tantôt d’un véritable intérêt pratique, et tantôt fort contestables », par exemple pour les tests de qualité d’écriture (325). L’apprentissage de l’orthographe devrait être « ramené aux simples besoins d’usage ». Il existe des « échelles spéciales » à usage du maître, de même que des « échelles de rédaction » dont l’usage scolaire est contestable. Les tests de connaissances, utiles en mathématiques, par contre, dans des matières comme l’histoire, tendent à imposer « une uniformité, arbitraire et tendancieuse » (326). Il y a risque, surtout quand ils sont construits à partir des manuels, d’« exiger de l’individu la réduction la plus étroite de sa mentalité à celle de son groupe. Il existe déjà des tests destinés à mesurer chez le récent émigré son degré d’américanisme. Les tests peuvent donc servir, sous les dehors d’un mécanisme semblable, à des fins aussi différentes que de reconnaître et de cultiver les aptitudes naturelles ou de sanctionner et d’accélérer la conformité à un type collectif. » Mêmes remarques sur les sciences dont l’objectivité est moins relative, comme la géographie, qui risque de n’être pas la même en Suisse et en Angleterre. Ainsi, « dans leurs applications pratiques aussi bien que dans leur emploi théorique, les tests tirent leur sens et leur portée de l’idée ou de l’intention qui les motive. C’est elle qu’il faut connaître ou découvrir pour interpréter leurs résultats. » 4.3. Troisième partie : l’activité professionnelle 4.3.1. Introduction L’activité professionnelle est le champ de beaucoup le plus répandu et le plus fertile des « applications » psychologiques. Ces applications, qui ont anticipé les connaissances psychologiques, ont par la réaction contre leur « utilisation abusive et nuisible du travailleur », mis en jeu « la psychologie du travail et celle de l’individu » et contribué au progrès de la « psychologie positive » (329). Leur importance considérable dans certains pays en parfait contraste, tels que les USA et l’URSS montre bien « la nécessité pour tout 346
idéal économique d’aboutir à une étude psycho-physiologique de l’homme. » Concordance intéressante en des contextes déjà si différents. Ces recherches sont également très importantes en Allemagne, où s’élabore « une conception anti-mécaniste du travail humain » (W. Stern), en Angleterre (Myers), en Belgique (Christiaens), plus sporadiques en France (Lahy à la RATP jadis TCRP, INOP) (330). La « psychologie professionnelle » est passée de l’étude des conditions du travail « dans l’industrie, où l’homme est le plus assimilable à un outil, à une machine », à des champs tels que « le commerce, l’administration… et finalement aussi les postes de direction ». Les transports par voie ferrée ou sur route, le téléphone, la sténodactylographie, la guerre avec l’aviation et la radiotélégraphie ont contribué au développement de la « psychotechnique », en même temps, « par une loi interne d’évolution », qu’à une prise en compte de « l’appréciation des individus eux-mêmes et des lois les plus strictement psychiques de leur activité », avec « réversion des méthodes et des points de vue les plus récents sur les plus anciens. » La sélection à l’entrée d’une profession tend à reconnaître, sous le résultat brut, un complexe d’aptitudes, qui est, pour chaque individu, une formule plus ou moins partielle de son type psychologique. Elle procède par là de l’orientation professionnelle » (331). 4.3.2. Chapitre Premier : Rationalisation En premier lieu, « la rationalisation tend à obtenir le rendement le plus grand avec le plus d’économie possible dans l’emploi de la maind’œuvre », ce qui peut se faire de plusieurs manières : par une adaptation plus exacte de l’homme à la machine ou alors de la machine à l’homme (333). Chez Taylor, dans ses « Principes d’organisation scientifique des usines », la mécanisation s’étend de l’instrument à l’homme. Il faut avant tout supprimer chez le travailleur toute réaction de choix, parce que mangeuse de temps. Simple caricature de la vraie sélection professionnelle, cette façon de faire aboutit à l’usure de l’ouvrier et, au prétexte de « l’économie d’exploitation », à un gaspillage de main-œuvre dont pâtit le corps social (334). En deçà de la technique des gestes, il y a leurs conditions physiologiques, le comportement, la formule individuelle de chaque sujet, dont ils ne sont pas dissociables. Aussi « le rapport entre ce qu’il y a de matériel et ce qu’il y a de psycho-physiologique tend à s’inverser. De plus en plus apparaît la nécessité… d’une adaptation de l’usine et de la machine à la nature et aux besoins de l’homme ». 347
Les questions de l’éclairage (Lipmann, Davies), de l’accommodation habituelle au bruit (Mowery), aux conditions diverses du travail dans les houillères, le déterminisme du milieu physique sur la santé et le comportement du travailleur ouvrent au psychologue tout un champ de recherches nouvelles (335). Les questions à résoudre pour l’outillage sont plus directement encore d’ordre psychologique, par exemple la « signalisation » pose « un problème de perception et de mémoire » (Martens). « Quant à l’étroite interdépendance qui peut lier la technique des gestes et l’aménagement de l’outil, elle est bien mise en évidence par la dactylographie et la construction de machines à écrire. » La dactylographie impose des questions de « synergies motrices », mais tout autant de « mécanisme des opérations mentales » (336). La rationalisation peut consister soit à standardiser les gestes du travailleur (Taylor), soit seulement à leur imposer un certain rythme optimum et moyen, de manière même à augmenter le rendement, « sans accroître la fatigue et parfois en l’allégeant « (Sachsenberg). En tout cas, la poursuite du rendement peut aboutir à des conséquences désastreuses au moins pour l’ouvrier. Dans le travail à la chaîne, la vitesse peut rester dans les « limites normales de capacités », avec même « une augmentation considérable du rendement », du fait de « la vue de l’objet qui se fabrique et parfois s’achève complètement sous les yeux de l’ouvrier » (Rupp) (337). Certaines recherches encore très partielles portent sur le rapport des conditions psychophysiologiques (dépense en calorie, courbes de travail) avec la fixation des salaires, qui par ailleurs « subit de façon prépondérante l’influence des facteurs économiques et sociaux », même à envisager « le rendement et le bénéfice », en tout cas selon des considérations qui n’ont « rien de biologique ». 4.3.3. Chapitre II : Sélection et orientation professionnelles Par paradoxe, « entre la sélection et l’orientation, les points de vue sont opposés, bien qu’il y ait similitude partielle de procédés. La première consiste à choisir l’homme qu’il faut pour un certain travail, la seconde le genre de travail qui convient aux aptitudes de chacun. » La sélection peut l’emporter ou au contraire s’effacer devant la rationalisation, selon que c’est le facteur travailleur ou au contraire le facteur machine qui est prépondérant (339). L’utilité de la sélection se démontre par un accroissement de bénéfices nets. Elle peut fonctionner aussi au profit du travailleur. 348
La sélection a eu la priorité sur l’orientation. Elle fonctionne ainsi à la façon d’un crible. La solution n’est pas toujours aussi simple. Car le plus souvent une profession ne dépend pas d’une aptitude unique, mais d’un ensemble entre lesquels les compensations sont possibles. On prend les candidats dont le rendement est le meilleur, dès que leur centilage est suffisant. Mais il y a des cas où le rendement ne peut servir à mesurer l’aptitude professionnelle (340). Dans ces cas, « il faut envisager des caractères qui tiennent de beaucoup plus près au comportement du sujet. » Enfin, « pour certains travaux, l’aptitude ne peut être ramenée ni à la quantité fournie ni à la vitesse du rythme, ni à l’absence d’erreurs, ni à la promptitude ou à l’opportunité des réactions ; elle est tout entière dans la qualité de l’objet produit », mettant plus ou moins profondément en jeu la personnalité du sujet. De la sorte, « les besoins de la sélection peuvent de proche en proche exiger une étude de l’individu tout entier et rejoindre l’orientation sur le domaine qui lui est propre. C’est le cas, principalement, lorsque le travail à effectuer veut de la spontanéité ou de l’invention, et ne se laisse pas ramener à des manœuvres ou à des mesures parfaitement déterminées… De même, il faut chercher à mesurer les unes par les autres les manifestations saisissables d’une activité, lorsqu’elle est trop complexe pour qu’aucun de ses résultats soit exactement réductible à une mesure commune » (341). § Par ailleurs, « bien qu’opérant dans l’intérêt de l’individu, l’orientation n’est pas sans avoir pour l’économie sociale une grande importance, puisqu’elle tend à fournir le travail de la main-d’œuvre la plus apte et réduit, par là, au minimum le mauvais rendement de l’ouvrier et son déclassement final » (Fontègne, Lipmann). En particulier, « les accidents du travail sont un autre exemple des pertes imputables à l’absence d’orientation. » Comme elle a « à se prononcer sur la destinée totale du travailleur, et à envisager sa personnalité totale, l’orientation ne saurait s’en tenir aux seuls critères de la sélection. Elle ne peut le plus souvent s’accommoder ni de leur précision, ni de leur spécialité techniques. » C’est pourquoi, on peut préférer (Lipmann) « la méthode d’observation [des facteurs plus profonds du caractère, de la personne] à l’expérimentation, qui décompose en une collection d’aptitudes partielles le pouvoir de s’adapter, c’est-à-dire de trouver, suivant les circonstances, la « forme » appropriée de réaction. De même, le classement par groupes ou catégories vaut 349
mieux que le classement par rang. Et enfin, l’examen doit être individuel plutôt que collectif. » Du reste, « l’individu subit, de ses origines, de son hérédité, de son milieu, de sa formation, des influences dont il faudrait connaître l’importance. Les recherches sont à cet égard encore bien rares et bien partielles » (Peters en Bavière) (342). Mais seule « une étude minutieuse des cas particuliers et des circonstances, telles que situation, structure, esprit de la famille, permettrait d’en mieux décider ». On a pu constater (Giese) « chez les enfants de 14 ans une différence entre les milieux citadins et ruraux… Ces résultats sont plutôt en faveur d’une influence exercée par le milieu que par l’hérédité. » La pratique montre d’ailleurs que, « sous le nom d’intelligence, ils ne permettent souvent d’atteindre qu’une pratique plus ou moins grande des instruments servant aux échanges intellectuels. Entre individus de groupes différents la comparaison risque ainsi d’être faussée. » Au reste, « dans la famille elle-même, certaines circonstances peuvent être de nature à influer sur l’orientation des enfants » (Dupréel). Le sens dans lequel doivent agir ces influences diverses est « chaque fois un cas purement individuel. Le choix et l’orientation professionnels ne peuvent que ramener à l’individu » (343). Pour connaître celui-ci, « les notes de l’école sont d’un grand prix, à condition de ne pas être seulement des notes de devoirs et de leçons. Il doit s’y ajouter des renseignements sur la conscience, la probité, la discrétion, la patience, etc. de l’enfant. Ce sont qualités nécessaires dans plusieurs professions… Les observations du maître peuvent être provoquées par un questionnaire. » Somme toute, « Les aptitudes ne valent que par leur utilisation, qui est surtout affaire de tempérament et de caractère. Bien des fois, même, les conditions d’intelligence sont éclipsées par celles de caractère. » Même « autant qu’il est possible, l’orientation doit trouver leur emploi aux défauts comme aux qualités, non certes pour leur donner une sorte de consécration morale, mais dans l’intérêt commun de l’individu et du rendement social, avec cet avantage éventuel d’épuiser dans des tâches profitables des tendances nocives. Une semblable appropriation suppose une connaissance approfondie à la fois de la profession et de l’individu » (344). § D’un point de vue seulement superficiel, c’est respectivement au schizoïde et au cycloïde de Kretschmer que par exemple l’employé d’administration et au commerçant, seraient identifiables (345). Cependant, il va de soi que « ces classifications en types psycho-morphologiques ne 350
sauraient être transposées purement et simplement de leur terrain sur celui de la vie professionnelle, dont les réalités et les conditions répondent manifestement à des structures très différentes. » Pour poursuivre dans ce sens, « l’opposition du type systématique, abstrait, constructif on schizoïde et du type à réactions faciles, syntones avec l’entourage ou les événements, loin de s’identifier avec des catégories différentes de professions, se retrouve à l’intérieur d’une même profession, où elle répond à des emplois, à des manières distincts sans doute, mais d’une égale utilité » (Ostwald). Il ne serait « pas vrai non plus que le manuel soit nécessairement un musculaire, ni l’intellectuel un cérébral. Les interversions sont fréquentes. En réalité, le type ne spécifie pas le contenu de l’activité. Il peut bien lui donner sa physionomie, mais elle met en œuvre d’autres sortes d’aptitudes ». Assurément « un moyen, déjà moins arbitraire, de connaître les aptitudes que requiert chaque profession, est de faire une enquête auprès des professionnels eux-mêmes. » Cependant, « l’avis des directeurs ou contremaîtres n’est pas toujours d’accord avec la valeur du rendement, dans les travaux où il est possible de la mesurer. » On a pu préconiser aussi (Spielrein) l’apprentissage de la profession par le psychotechnicien (346). D’un autre point de vue, « la diversité des conditions professionnelles est telle, qu’il n’y a pas un terme du vocabulaire psychologique dont le sens se suffise… Une bonne mémoire est aussi indispensable au compositeur d’imprimerie qu’à la téléphoniste, mais elle met en jeu dans les deux cas des mécanismes et même des attitudes mentales fort dissemblables » (Piorkowski) (347). Jusqu’ici, « pour de nombreuses professions, a été dressé le tableau des aptitudes requises… Leur choix a d’abord été dicté par une sorte d’assimilation a priori entre l’analyse plus ou moins idéologique du métier et celle des capacités motrices ou mentales ; parfois aussi il se fonde sur des analogies apparentes entre le travail à exécuter et certaines opérations ou tests connus. D’habitude leur détermination expérimentale ne s’est faite qu’ensuite » . De ce point de vue, « dans la nomenclature usuelle de la psychologie… ce qu’une appellation traditionnelle semblait confondre se disjoint, mais, inversement, apparaît l’unité profonde de certaines manifestations, que leurs dehors, leur objet ou le vocabulaire posaient comme distinctes. Il en résulte un remaniement de la psychologie et le remplacement de notions dues au langage, aux choses et à l’introspection par la notation des réactions et des conduites psychophysiologiques, dont l’activité de l’homme est faite. » 351
Du reste, « l’analyse fonctionnelle ne suffit pas. Elle atteint de simples possibilités, dont l’utilisation reste variable suivant les sujets. » On peut postuler « qu’un travail est d’autant mieux réussi qu’il intéresse davantage… La capacité de s’adapter à une besogne, qui a lassé d’abord… est variable suivant les individus… Définir l’intérêt est d’ailleurs chose fort délicate. Si c’est l’intérêt dont le sujet est capable de rendre témoignage lui-même » (348). Certes, « il faut s’assurer d’une humeur plus constante pour certains métiers que pour d’autres. » On a proposé la formule d’un « quotient de satisfaction » (Lau). Ajoutons que « les courbes de satisfaction dans l’apprentissage de chaque profession… peuvent être mises en rapport avec différentes formules de caractère… l’humeur propre à chaque enfant » (349). Par ailleurs, « l’intérêt n’est pas une donnée brute, toute faite, à recueillir tel qu’il s’exprime. Il doit subir l’épreuve des circonstances. Il résulte… de virtualités souvent ignorées du sujet lui-même. Il peut même ne se trouver d’objet que par transfert. L’orientation professionnelle exige donc une étude prolongée de l’enfant, et ne devrait être que progressive » (Arend et Roberts). Autrement « elle risque de le fixer dans
ses défauts comme dans ses qualités… Un examen uniquement statique ne saurait, en effet, suffire. L’exercice peut, suivant la nature des capacités et celle des individus, ou les modifier à peine, ou les transformer. D’autres fois, même, une insuffisance est le point de départ d’une supériorité correspondante. Il semble que les capacités les plus éducables soient les plus complexes. » Il en résulte que « le choix des tests a une grande influence sur la mesure de l’éducabilité. Elle peut sembler soit très réduite, soit très grande », selon qu’ils seront analytiques ou alors analogues au travail professionnel et en reproduiront plus ou moins la complexité. Pourtant, « toutes conditions égales, les individus sont plus ou moins éducables les uns que les autres. L’âge joue son rôle. » (350). Mais « la facilité d’apprentissage dépend aussi, pour une grande part, de l’individu lui-même. C’est une aptitude comparable aux autres, et qui modifie leurs résultats… L’exercice peut développer soit rapidement, soit dans de grandes proportions, une aptitude, qui pour commencer semblait médiocre. Bien plus, il arrive que certains manques d’aptitude deviennent, dans le même domaine, une source de supériorité, par un mécanisme de compensation ou de surcompensation qu’Adler a signalé. » Il faut reconnaître les différents cas possibles. Parfois donc, le sujet peut vouloir exceller sur le terrain même de ses humiliations. Parfois aussi la surcompensation est un transfert à 352
d’autres objets ou sur un autre plan de l’aptitude convoitée. Mais ces opérations complexes « expliquent le talent plus que le métier, l’originalité plus que l’habileté ». Un défaut d’aptitude a aussi souvent pour effet de stimuler l’intérêt (Stern). « Voilà qui ramène encore de l’acte à son auteur, et rend indispensable d’en faire l’analyse fonctionnelle, pour le mettre en rapport avec le type moteur ou mental de chaque individu » (351). Pour certains, « l’orientation professionnelle consisterait donc surtout à découvrir en chacun les tendances obscures qu’une profession donnée pourrait contenter, au moins symboliquement ; elle serait une application de la psychanalyse. C’est ainsi que le sadisme expliquerait des vocations de biologiste, de chirurgien, et même de pédagogue ». Ici encore on est ramené à l’étude de l’individu . 4.3.4. Chapitre III : Méthodes et résultats Les tests, d’importance fondamentale pour l’orientation et la sélection professionnelle, peuvent y être utilisés selon deux méthodes possibles (Münsterberg) : l’une synthétique ou globale, analogue ou d’imitation consiste à « soumettre les sujets à une épreuve qui reproduirait avec la plus exacte fidélité l’essentiel du travail à fournir, et qui donnerait, par suite, une évaluation pour ainsi dire immédiate de leur aptitude » ; l’autre analytique, attachée à « décomposer le travail dans ses facteurs fonctionnels, et vérifier isolément le niveau de chaque fonction » (353). Le choix entre les deux peut être « affaire de commodité ou d’opportunité », mais donne lieu également à un débat invoquant « des raisons théoriques en faveur de l’une ou de l’autre ». Les tests synthétiques, calqués sur le travail professionnel, sont avant tout des épreuves de sélection. Les tests analytiques, « s’efforçant de remonter aux origines fonctionnelles du travail, qui ont leur source dans la complexion psycho-physiologique du sujet, seraient bien plutôt en rapport avec l’orientation, c’est-à-dire avec l’individualité de chacun. » Cependant Stern « accorde aux tests synthétiques plus de signification non seulement professionnelle, mais psychologique ». Effectivement, les tests synthétiques « donnent le pas à la situation sur le geste, à la tâche sur un certain mécanisme » ; ils permettent de « compenser une insuffisance particulière » en mobilisant la « spontanéité », et de faire « intervenir le complexe individuel et la personnalité de chacun », dans « une situation professionnelle ou autre, [comportant] une liaison, une structure des parties qui font de leur ensemble une réalité irréductible… à leur somme. Spécifique et globale, elle suscite une 353
réaction [offrant] une structure induite par elle conformément aux dispositions individuelles de chacun et qui par suite est doublement spécifique, doublement irréductible à la simple addition de facteurs élémentaires » (354). On souhaiterait « des tests qui sollicitent, non une aptitude fragmentaire et abstraite, mais le sujet dans son essentielle totalité… [sans] substituer à sa personne une mosaïque d’aptitudes indépendantes… [de manière aussi à] éliminer les effets de l’exercice ou des connaissances acquises, par une simplification qui laisse entière et indivisée la spontanéité du sujet. » En réalité, « l’imitation de la réalité par les tests peut être plus ou moins littérale ou abstraite ; mais son but d’être totale n’est qu’exceptionnellement atteint… Il est rare que l’apprenti puisse… être mis réellement en face de ses responsabilités professionnelles » (Schulte Allemagne), sans qu’intervienne « une part de fiction dans le dispositif » (Lahy France), parfois même très « schématique » (Münsterberg USA). Dans ce dernier cas, « les réactions sont verbales au lieu d’être motrices… le sujet n’est aux prises qu’avec des symboles. » Avec l’appareillage de Stern, « la réaction prescrite, bien que motrice, s’écarte beaucoup des réactions professionnelles. » Même sous un aspect « plus complexe et plus concret, il arrive que le test se ramène, en réalité, à de ces mesures simples qui sont prises, depuis bien des années, dans les laboratoires de psychologie expérimentale » (chemins de fer de Saxe) (355). Dans d’autres cas encore, « c’est de même à de simples exercices d’attention divisée qu’aboutit souvent l’effort pour combiner dans une même épreuve toutes les variétés de circonstances que peuvent offrir les situations professionnelles » (Kronfeld avec les aviateurs). « Mais leur réunion n’empêche pas ces divers effets sensori-moteurs de se dérouler dans l’abstrait. » En fait, « une autre difficulté des tests analogues, c’est d’avoir à imiter la tâche professionnelle de telle sorte pourtant qu’elle soit exécutable avant tout apprentissage. Il n’y a d’autre solution que de réduire au minimum celui qu’exige la réussite du test » (356). Mais dans ce cas, il est « nécessaire de vérifier si la courbe d’exercice et la courbe d’apprentissage sont bien assimilables » et en supposant « l’hypothèse confirmée, il resterait que la mesure donnée par le test est encore celle d’une aptitude particulière, la rapidité d’apprentissage étant par elle-même une caractéristique qui varie suivant les individus. » Ainsi « la transposition des tâches professionnelles en tests permettant des mesures et des comparaisons implique donc certaines 354
simplifications et un degré d’abstraction, qui modifient totalement la situation », sauf à se « confondre avec elle ». Et « la remarque de Stern que deux actions extérieurement semblables diffèrent pourtant radicalement entre elles, selon que l’une s’incorpore à notre activité spontanée, à notre vie personnelle, et que l’autre est obtenue par artifice et isolément,… n’aboutit à rien moins qu’à dénoncer le caractère factice de tous les tests. Les seuls motifs d’adopter un test analogue ou un test analytique relèvent donc uniquement de la pratique, sont une simple question de commodité et dépendent du but poursuivi. » § En réalité, « ce qui fait des tests analogues, essentiellement, des tests de sélection, c’est qu’ils se bornent à mettre en évidence l’insuccès d’une opération déterminée, sans rien apprendre sur ses causes. Ils sont plutôt des instruments d’élimination que de connaissance » (357). Certains (Toltchinsky) mettent alors « en garde contre leur emploi ; car ils ne font pas de distinction entre une insuffisance rédhibitoire, l’insuffisance d’une aptitude importante, mais facile à développer par l’exercice, et le simple défaut d’adaptation à l’appareillage utilisé. Mais les tests analytiques, s’ils tendent à une connaissance psychologique et de la profession et du sujet, supposeraient par là même un plan, des hypothèses de travail, dont, en fait, il est souvent difficile de découvrir la trace. » En réalité, « le hasard, l’empirisme, de grossières analogies, une équivoque verbale sont parfois seuls à décider du choix des tests et de leurs combinaisons ». La psychologie professionnelle est encore « une tâche pour l’avenir », dépendant de l’analyse des professions, et celle-ci d’une analyse psycho-physiologique de l’homme, à l’abri de l’éparpillement hétéroclite des épreuves, comme de « l’effigie d’un vocabulaire plein de confusions, parce qu’impropre à exprimer la réalité des opérations et manifestations psychiques. » Avec « pour formule [donc] des mots qui peuvent recouvrir, tels l’attention ou l’imagination, les activités ou attitudes mentales les plus différentes. Pris pourtant comme offrant un sens unique, absolu, ils paraissent aptes à consacrer l’emploi de certains tests. Or ces tests ne peuvent, en tout cas, s’approprier qu’à une partie de leur contenu. Mais, faute d’analyse psychologique, il est impossible de décider laquelle. » D’ailleurs les raisons qui les font tenir pour représentatifs d’une fonction relèvent parfois autant que du raisonnement du « hasard de recherches » avec des résultats passés à l’état de tradition, – simple rencontre immédiatement généralisée –, d’où une pénurie entraînant l’utilisation des mêmes tests malgré la diversité des circonstances ou des activités en cause. « Aussi l’expérience fait-elle souvent apparaître une grande 355
disparité, soit entre le test adopté et le travail professionnel, soit entre les tests groupés sous la même rubrique. » Ce qui permet de le constater, c’est la méthodologie devenue usuelle du coefficient de corrélation, et même dans son « emploi quasi mécanique » pour déterminer le jeu et les rapports des fonctions. On peut en venir de cette manière à mettre en doute (Gemelli) l’existence d’une habileté motrice homogène (Spaier). Même si ce résultat reste « quelque peu négatif, car il laisse sans explication la diversité, l’incohérence ou le contraste de ces aptitudes, qui toutes s’exercent par l’intermédiaire du système musculaire », et dont « le mécanisme et la raison » pourraient être mieux éclairés par l’étude des « anomalies du mouvement » et du jeu de « fonctions différentes » que supposent « les phases de son développement », avec le degré de variation individuelle dans leur achèvement ou insuffisance. « Le choix et l’élaboration des tests qui leur répondent, au lieu d’être arbitraires et tâtonnants, [pourraient] alors se faire méthodiquement. » § Il semble que la psychologie récente, « sans ignorer les états de conscience, tels qu’images et pensées distinctes, par lesquels semblait s’expliquer naguère toute l’activité mentale, et qui restent un point de départ ou d’arrivée nécessaire dans les relations intellectuelles et sociales, se soit tournée vers des mécanismes plus intimes et touchant de plus près aux sources de l’efficience individuelle » (358). De ce point de vue ont été étudiées des professions telles que celles de « sténo-dactylographe », de « radiotélégraphiste » (Heinitz en Allemagne), dans la perspective d’un conflit entre la pensée et son expression en mouvements. Chez les sténos, s’il ne semble y avoir « aucune représentation spatiale de leur travail » (359), par contre il existe des unités rythmiques de sources variables : le rythme est une fonction intime du geste, lui est comme latent, et règle son émission, ses groupements, sa distribution. De ce point de vue, « pour se réaliser, l’activité psychique peut, suivant les individus, les cas et les moments, tirer ses formes de systèmes différents. C’est ainsi que se constituent les Gesamtimpulse de Piorkowski, ces impulsions où sont impliqués et liés une suite d’effets moteurs à extériorisation distincte dans l’espace et dans la durée. » Leur existence est attestée par « les fautes fréquentes d’anticipation et de persévération ». Et « pendant que se déploie l’impulsion, l’esprit peut d’ailleurs être occupé de pensées toutes différentes. » Quant aux « radiotélégraphistes » (Lipmann, USA) ils doivent aussi « s’affranchir de l’image qui répond à chaque lettre… L’unité perçue 356
n’est plus la lettre, mais le mot ou groupe de mots, tandis que le résultat de la transcription doit toujours être une suite de lettres distinctes. Ici le rythme est dans l’objet lui-même, mais constamment modifié par le rythme personnel [du sujet]… avec sa formule individuelle… et l’autoperception qu’il en a ». Ainsi « les conditions du travail à exécuter mènent nécessairement à l’étude de lois psychiques et de dispositions individuelles sans ressemblance apparente avec son but et ses résultats. L’intérêt de la production, en obligeant à connaître le producteur, les formes essentielles de son activité, aussi bien que leur diversité d’un sujet à l’autre, montre combien était tautologique et vaine l’ancienne psychologie, qui pensait expliquer l’homme, en le découpant uniformément sur un modèle [préconçu] des tâches et des idées » (360). 4.4. Quatrième partie : les motifs et conséquences psychiques de l’activité 4.4.1. Introduction Assurément, « si l’activité de l’homme est une résultante des circonstances et de ses capacités ou de ses velléités, par un mouvement inverse elle le modifie lui-même en même temps que les circonstances. Les dispositions qui déterminent l’orientation professionnelle ont pour contrepartie l’ensemble d’habitudes, façons et attitudes qui constituent le type professionnel. Mais tout n’est pas métier, ni règle et technique » (361). Du point de vue de la psychologie « commerciale… Connaître et manier ces motifs [de la personne], ce serait la gouverner » ; et du point de vue de la psychologie « judiciaire… ce serait identifier l’acte accompli ou vécu par elle [prévenu ou témoin], que de reconnaître comment il l’a modifiée. Ces deux sortes d’études introduiraient dans les relations humaines un peu de la certitude que les relations du monde physique offrent au savant. » 4.4.2. Chapitre Premier : La réclame La réclame est fille du boniment, des moyens de persuasion et de séduction dont usent vendeurs et camelots. Il faut éviter de la mécaniser, l’invention doit y dominer (363). Le type d’expérience qui lui est propre est l’enquête. Les spécialistes d’un produit, de même que les lecteurs d’une revue, peuvent être meilleurs juges dans le choix d’une affiche que les dessinateurs (Roloff). 357
Les annonces publiées dans les journaux et revues « ont plus d’effet publiées sur la page droite que sur la gauche ; et dans le coin inférieur droit que partout ailleurs ; un trait les encadrant double leur effet ; la grandeur des lettres n’a pas d’influence sensible ; mais l’effet croît avec la grandeur du placard et la brièveté du texte… La brièveté d’une réclame semble en augmenter la valeur. Plus que ses dimensions, la répétition d’une annonce a de l’effet… renouvelée un nombre de fois et à des intervalles convenables » (364). La chute, d’abord rapide, puis stationnaire des souvenirs répond à la loi d’Ebbinghaus (Schmidt, Burt et Dobbel). « Il importe donc que, dans une campagne d’annonces, leur répétition soit fréquente, surtout au début, pour neutraliser les effets de la loi d’oubli. Une action contraire à celle de la répétition peut résulter de la concurrence que se font la multiplication de réclames diverses » (Burchard et Warden) : « L’effacement d’une réclame par d’autres suit une progression très rapide. Reconnaître les confusions les plus fréquentes entre annonces ou présentations d’objets plus ou moins semblables serait aussi d’un grand intérêt pour la question des contrefaçons… Certaines contrefaçons condamnées par les tribunaux prêtent moins à confusion que d’autres, qui sont tolérées » (R. H. Paynter) (365). On a également fait des recherches sur « les rapports, les mérites comparés ou intrinsèques de l’image et du texte… Il est souvent fait abus de l’image (R.-J. Bartlette). Une phrase brève dans un grand espace libre peut constituer une réclame très efficace. Le caractère esthétique d’une image détourne souvent l’attention de ses fins pratiques… Il est beaucoup plus efficace de représenter l’objet recommandé dans un ensemble ou une situation qui en démontrent l’utilité… pris dans un acte, dans un événement et en mouvement, qu’au repos (Roloff). Il faut que l’événement puisse se continuer chez le spectateur par une réflexion ou une rêverie. » L’image des annonces illustrées retient davantage le regard, lorsqu’elle représente des êtres humains plutôt que des objets (Nixon, Kitson) (366). Par ailleurs, « le texte doit être non seulement bref, mais compréhensible… Très souvent les annonces de journaux usent d’un vocabulaire technique, qui n’est pas compris de ceux à qui elles s’adressent (Poffenberger). La teneur du texte a évidemment aussi sa grande importance. Recommander un objet peut consister à le décrire et le vanter ou à énoncer, stimuler le besoin correspondant… Ce sont les annonces-besoins qui sont le plus lues et les mieux remémorées » (Strong et Laslett). § 358
Il est « trop simple d’affirmer, en général, que peut servir à la réclame tout ce qui est propre à susciter une forme quelconque d’intérêt ou d’activité dans le public. » Qu’éventuellement elle doive utiliser toutes sortes de mécanismes mentaux c’est aussi d’une évidence sans applications concrètes ni déterminées. Mais, « partir, inversement, des procédés qu’utilisent déjà la vente, la présentation et l’annonce des objets, mènerait à découvrir des formes et une stratification de l’activité psychique, évidemment en rapport avec certaines de ses lois fondamentales », usant de moyens parfois contradictoires, mais attestant « puisqu’ils sont employés et efficaces, l’existence et la toute-puissance de motifs que ne connaît pas la raison. » Cependant, contre « la plus grande précision, la plus grande objectivité du témoignage oculaire et la persistance de sa cause, la T. S. F. a fait succéder un développement concurrent de la réclame auditive, en lui conférant le pouvoir de diffusion qui lui manquait. » Utilisée par exemple par les commerçants pour donner de nombreux détails sur l’article présenté, « elle s’opposerait ainsi à la brièveté de la réclame écrite et pourrait la compenser (Kienappel, Berlin). Elle se met habituellement en vers. Pour la formation et la fixation des impressions, en effet, la répétition n’est pas tout… Des expériences déjà anciennes montrent comment la capacité d’aperception est liée pour l’ouïe au rythme, pour la vue à la figure et à la découverte de constellations entre ce qui est dispersé. La pratique avait devancé la théorie. Dès les temps anciens, la mesure et l’assonance, la stylisation, les ressources de la symétrie, des contrastes lumineux, de toutes les valeurs visuelles ont servi pour capter l’attention et la mémoire. C’est là un héritage évidemment précieux pour la réclame, et aussi pour toute propagande non commerciale [par exemple politique], qui disposerait d’un budget égal à ceux du commerce » (367). En réalité, « les progrès des inventions et de la technique ont en quelque sorte attribué réciproquement aux objets de l’ouïe et de la vue les vertus maîtresses de l’une et de l’autre, en les accordant ainsi avec le mouvement naturel de l’esprit. Le faible des impressions auditives, c’est leur fugacité… Par contre, elles enchaînent l’esprit à leur progression… le font participer à la mélodie, au discours, à l’action. Mais, outre la diffusion des sons par la T. S. F., est venue celle que leur assure l’enregistrement, et surtout la stabilité de la chose écrite et lue qu’ils en reçoivent » [par le cinéma et la télévision]. Cependant, « dans cet échange d’attributs, ce sont encore les impressions de la vue qui ont été le plus utilement renouvelées. Avec le cinéma, les dessins animés, les enseignes progressives, [la télévision], 359
elles ont acquis le mouvement, ce mouvement qui est celui de l’esprit dans ses investigations. Elles lui imposent ce mouvement du dehors, effectuant par ses propres procédés son investissement, qui est le plus puissant moyen de la réclame. Au lieu de l’inerte et compacte réalité toute faite, elles lui offrent, à l’état naissant les images et les idées. Elles l’obligent à la soumission, parfois à l’effort, pour achever sa perception. De l’acte instantané et tout automatique, elles en font un qui accapare l’appareil psychique et le vide de toute activité divergente. C’est pour cette raison que le [chaland] reste en suspens devant ces réclames lumineuses, [capturé par la télévision]… Toutes les combinaisons de rythme et de strophe deviennent dès lors utilisables, moins pour faciliter l’effort visuel, que pour réaliser une multivalence de formule, où puisse s’inscrire l’allure totale de l’activité psychique » (368). 4.4.3. Chapitre II : Le fait et le témoignage Le préjuge réaliste, qui confond la vie psychique avec la représentation des choses, avec la connaissance comme la plus fondamentale toutes les autres fonctions de l’âme, sévit dans toute sa force, lorsque le fait étudié est précisément l’impression produite par quelque chose sur quelqu’un. La croyance commune qu’il y a de l’un dans l’autre une réplique exacte, cette priorité donnée à l’attitude spéculative sur les réactions les plus primitives et les plus utilitaires, sont en opposition flagrante avec les étapes de l’évolution biologique. Elles risquent de fausser le témoignage lui-même aussi bien que son l’appréciation. De ce crédit fait à la bonne foi peuvent résulter de fausses certitudes, de fausses accusations, de faux problèmes (369). L’identification intellectuelle ordinaire de tout ce qui advient au sujet n’exclut pas la pluralité des étapes et des instances dans la vie psychique. L’intégration finale d’une situation externe dans la formation d’une image et d’une réaction d’ensemble dessine un champ de forces de résultante momentanée. L’événement actuel y a rencontré des conditions et des dispositions psychiques particulières, reflétant le passé et le présent, et qui ont contribué avec plus ou moins de prépondérance à la formule mentale de la situation. Mais, « la vie psychique se poursuivant, cette formule, qui modifie pour sa part les réactions à venir, tend à se transformer elle-même » selon des facteurs variables, en dépit des termes qu’elle a inscrits d’une manière soi-disant objective et « qui fait illusion ». § Lorsqu’ il s’agit de l’auteur, « la relativité est pratiquement admise », les dispositions qui ont causé son acte seront mises en rapport avec 360
« la passion, l’émotion, les réactions de défense personnelle, que la situation semble comporter », sans qu’il soit indispensable de supposer la préméditation (370). Pratiquement, les antécédents psychiques ne sont pris en considération par la justice que s’ils paraissent dépasser la mesure de l’habituel et du normal. Et c’est mal poser le problème (Blondel), que de ramener à l’étude psychologique exclusive de l’individu la question de sa responsabilité sociale ou pénale. Elle est une notion relative à laquelle il faut que s’adapte l’individu. « La seule question sur laquelle le psychologue puisse avoir à se prononcer sont les cas d’impuissance radicale à s’adapter ; mais ils relèvent d’insuffisances ou d’infirmités mentales qui sont plus spécialement justiciables de l’aliéniste ». Le Tatbestanddiagnostik (Wertheimer et Klein) repose sur le principe que les suites et vestiges psychiques, par lesquels une action se survit dans son auteur, peuvent aider, même en dépit de déclarations contraires, à la dépister, du fait de l’interprétation de certains signes qui témoignent ainsi contre lui sans son aveu. On a pu invoquer par exemple, comme signes de dissimulation, l’élévation de la tension artérielle (Martson) – mais peu constante, ou une variation caractéristique des phases du rapport inspiration/expiration (Benussi), mais qui serait plutôt un signe de surprise (Carney Landis et L.-E. Willey) (371). Dans le cadre de l’intime solidarité du système moteur avec les péripéties de l’état psychique, l’agitation de la tête et des membres (Seelig), tout comme le réflexe psycho-galvanique, sont des manifestations d’émotivité, liées à la fonction posturale, en somme assez banales et qui, comme telles, ne pourraient servir au Tatbestanddiagnostik « qu’utilisées dans des conditions bien déterminées, et en combinaison avec des méthodes plus spéciales. » Plus courante est l’épreuve portant sur les associations d’idées. La première à se produire aurait bien des chances d’être celle qui trouve dans le sujet « les motifs les plus familiers ou les plus pressants ». On donne alors pour consigne de répliquer au mot inducteur, sans choix et le plus vite possible, par le premier qui vient aux lèvres. Mais un mot peut avoir en propre ses affinités associatives, en rapport avec la culture individuelle sauf cas des tout jeunes enfants ou des anormaux. Les stéréotypies d’associations peuvent aussi dépendre du milieu (372). Lorsque le sujet hésite devant le mot où il reconnaît l’aveu redouté, et que, par dissimulation, il en cherche un autre à lui substituer, le retard de sa réponse ouvre à l’expérimentateur une piste, qu’une succession bien choisie d’autres mots inducteurs permet de sonder avec plus de précision. « Le temps de réponse peut, en cas de refoulement, 361
atteindre plus de dix fois la durée du temps moyen. » Par mesure de précaution, on va parfois jusqu’à mesurer simultanément « la tension artérielle, le quotient respiratoire, l’instabilité et les variations musculaires ou le réflexe psycho-galvanique ». Chez le sujet suspect de dissimulation, les effets prétendus du refoulement et de l’émotion ne sont pourtant pas toujours une preuve de culpabilité, « le mot qui les a provoqués pouvant posséder par lui-même une charge affective… Enfin il arrive que l’innocent soit aussi troublé que le coupable, s’il devine à l’épreuve de quels soupçons il est mis… À l’incertitude de ces conditions peuvent se mesurer les précautions et les réserves qu’exige cette méthode d’investigation. » Certes, « l’existence d’une pensée latente peut se connaître aussi, de façon moins directe et plus discrète… par son pouvoir constellant qui s’observe dans les interprétations de certains délirants. Et il arrive qu’à leur exemple le criminel projette… le souci qui l’obsède. Cette impuissance à réduire l’idée latente, à distinguer entre l’expérience intime et l’expérience objective peut tendre, à la limite, vers le témoignage direct et l’aveu » (373). Du côté du spectateur, « La prétendue neutralité d’un témoin est chose impossible…. Fixer un souvenir, c’est déjà se le raconter, souvent même le raconter effectivement et l’éprouver sur autrui, l’opposer ou le conformer aux impressions d’autrui. Le témoignage, dès sa naissance, est le produit d’un travail qui se poursuivra plus ou moins activement, en aggravant les infidélités du début ». Déjà, « si la sensation provoque la perception, l’oblige à se préciser, à se rectifier, il s’en faut de beaucoup qu’elle suffise à l’expliquer… « Le peuple garde souvenance des récits souvent répétés ; mais ce qu’il ne fait que voir, il l’oublie bien vite » (Stendhal)… Le langage… confère instantanément aux manifestations dont il est le support, comme les récits, une force déterminante. La vue est bien plus particulariste… L’originalité, toute relative d’ailleurs, des aperçus individuels, est constamment bridée par un besoin, plus ou moins impérieux suivant les sujets, de conformisme intellectuel, esthétique, moral et surtout pratique, dont la tyrannie est d’autant plus lourde qu’il s’agit de réalités plus courantes, plus communes à tous » (374). Par ailleurs, « des expériences et des enquêtes ont montré qu’un témoignage, en se répétant, a pour modèle le témoignage immédiatement antérieur, à l’exclusion de ceux qui précédaient et de la scène originale… Le jeu des retouches et des fixations, graduellement plus électives, amène en définitive le témoignage à un état de stéréotypie, qui le dérobe à ses propres origines… La perception qui y répond ne retient 362
souvent des sensations révélatrices que peu de chose… C’est que la perception est utilitaire. Elle passe du signe au fait en oubliant le signe… La décrire, c’est presque obligatoirement la déduire… À ces lacunes s’ajoutent celles de l’effacement que le temps fait subir aux souvenirs, d’abord rapidement puis de façon progressivement insensible. Leur dégradation suscite un travail compensateur d’invention, dont le mécanisme paraît le même que dans certains cas pathologiques » (375). Chez le témoin normal, « on observe de façon constante que la quantité des erreurs augmente avec les détails du récit, contrairement à l’illusion qui pousse habituellement le narrateur à les multiplier, pour accroître l’impression de vérité, et l’enquêteur à les exiger, comme garantie de véracité. Cette preuve qu’ils essaient l’un de donner, l’autre d’obtenir, se fonde, manifestement sur leur croyance à une identité nécessaire entre la perception et l’événement. Mais une autre cause, plus élémentaire, agit dans le même sens. Identifier une image ou un souvenir, c’est les remettre, suivant l’expression de Pick, dans leur panorama, c’est retrouver leur place dans l’espace et dans le temps… avec une application et une minutie d’autant plus grandes que les opérations mentales sont ou plus difficiles, ou d’un niveau plus humble. C’est le cas d’un souvenir qui se dérobe… À ces reconstitutions collaborent d’abord des facteurs subjectifs… À chaque époque ou moment de notre vie, répond une nuance affective, qui opère en excluant de notre souvenir tout détail en opposition avec elle. Mais elle est loin de rester identique à elle-même… L’image affective se transforme, le plus souvent s’embellit et, par répercussion, transforme l’image du souvenir. Les événements intercalaires aussi ont une influence déterminante… Sur le témoignage s’exerce l’action, plus puissante encore, d’influences qui relèvent moins de l’individu que de son milieu… En les suivant par simple tradition, il a l’illusion de la vraisemblance, de la logique, et se ménage l’assentiment d’autrui. La convergence des témoignages n’est pas nécessairement une preuve de leur fidélité… L’influence sur le témoignage des formules utilisées est particulièrement apparente, s’il s’agit d’évaluations numériques… Cette prévalence de certains chiffres est générale ; elle se retrouve en particulier dans la distribution des peines, qui vont par 1, 2, 3, 5, 10, 20 années de prison. C’est de la formule employée que dépendent souvent les erreurs dans l’évaluation du temps ou des dimensions. Si le chiffre qui les exprime est petit, elles sont habituellement surestimées… Inversement, elles sont sous-estimées si le chiffre est élevé » (376). Du reste, « l’altération du témoignage résulte aussi d’influences extérieures, qui s’exercent d’individu à individu par le moyen de la 363
parole, et surtout des questions posées… [dans le cadre de ce que l’on peut appeler] le sentiment de prestance… par une grande diversité d’effets, tous issus du système postural… et capables de transformer un témoignage même libre et spontané. L’intervention des questions agit plus directement encore pour l’altérer… Les plus dangereuses des questions sont celles précisément qui impliquent l’existence d’un fait ou d’une circonstance, comme s’ils étaient nécessairement connus du témoin… Agissent de même les questions appelées par Lipmann disjonctives-incomplètes et qui posent l’alternative entre deux hypothèses seulement, parmi beaucoup d’autres possibles » (377). En outre, « des expériences nombreuses ont été faites sur le témoignage, depuis les premières études de Binet et de Stem… Mais le plus souvent l’épreuve a porté sur des images…De telles épreuves comportent deux moments… la description spontanée, et l’interrogatoire, le Bericht et le Verhör des Allemands. Le Bericht contient moins de détails, souvent même moins de détails exacts que les réponses à l’interrogatoire, mais les erreurs y sont exceptionnelles » (378). Évidemment, « l’action du temps sur le témoignage a été étudiée par de nombreux auteurs. Contrairement à la grande majorité, certains d’entre eux notent qu’elle l’améliore (Lipmann, Dallenbach)… Les personnes intéressent plus que les choses… La forme d’un visage est, en dépit de nombreuses erreurs, mieux indiquée par un enfant que par un adulte, et mieux par les enfants les plus jeunes » (Stern). Les femmes l’emportent dans la description des personnes, alors que, pour celle des objets inanimés, elles le cèdent aux hommes (379). Assurément, « il peut être fort utile de savoir quel crédit accorder au témoignage des psychopathes (Cramer, Rogue de Fursac)… Le témoignage du psychopathe est plutôt limité qu’erroné ». Pour si arbitraire qu’il puisse paraître, le plan de la psychologie ordinaire : la perception, la mémoire, l’expression, est tracé a priori. Son principal mérite est de répondre à celui des Traités, qui doivent mettre la Psychologie en chapitres, sans rompre ouvertement avec la tradition. Tout au plus en résultera-t-il une mosaïque, qui laisse échapper l’essentiel : l’intégration de la vie psychique et de la personne (381). Conclusion : dans les cadres de la psychologie appliquée, certains auteurs font rentrer la psychothérapie (383). Or le traitement des névroses et des psychoses par des procédés psychologiques, au lieu de laisser entrevoir déjà, comme font les recherches suscitées par le travail, par les besoins du commerce et de la justice, certaines données fixes sur l’activité psychique, est d’un type exactement inverse. L’application des 364
doctrines y a toujours succombé « sous le poids de floraisons extravagantes. Ainsi de l’hystérie naguère. Ainsi bientôt, sans doute, de la psychanalyse… La psychologie de la guérison reste sans doute à faire. » Avec la psychologie appliquée, « l’empirisme et le prophétisme cèdent le pas à la science » (384). Bibliographie : composée de fort peu de titres (13 livres), elle attire l’attention par le fait que la plupart des références citées sont allemandes (8), avec 3 françaises, 1 suisse (Claparède), 1 belge (Decroly). Wallon, sans ignorer les sources de langue anglaise, cite assez souvent aussi dans son texte des auteurs italiens. Cet état de chose exprime bien qu’à l’époque où paraît le livre (1930), la psychologie est encore de couleur très européenne et à forte composante germanique, ayant encore très peu subi l’américanisation qui pèsera de plus en plus sur elle après la Deuxième guerre Mondiale (385). 5. La conception encyclopédique de l’unité relative de la psychologie chez Wallon Repartons du schéma tripartite à dominante centrale proposé tout au début de notre étude : une psychologie de l’enfance, en appui sur une psychologie pathologique de l’adulte et de l’enfant, et en ouverture sur une psychologie professionnelle. En réalité, ce schéma de base va s’articuler de manière un peu plus complexe en sous secteurs subordonnés, selon une démarche de pensée en archipel. De fait, Wallon envisage l’ensemble de la psychologie sous forme d’une psychologie générale, à concevoir comme un premier ensemble de grands bâtiments fondé à partir du foyer principal de la psychologie de l’enfance, élargie en psychologie génétique, développée sur la base d’une interaction avec une psychopathologie à deux versants complémentaires, de l’adulte et de l’enfant – complétée aussi par la double esquisse d’une psychologie animale et d’une psychologie anthropologique. Ce premier ensemble comporte lui-même des développements vers une psychologie (d’approche clinique) du sujet entendu comme individu, caractère (caractérologie), personne, personnalité. Ceci à la différence aussi bien d’un sujet épistémique collectif du genre piagétien que du sujet langagier et « symbolique » de l’inconscient d’un Lacan, à distinguer selon lui d’un Moi personnel « imaginaire ». À ce vaste ensemble se raccorde alors un autre ensemble répondant dans notre ouvrage actuel aux termes de psychologie appliquée. Celle-ci s’articule en une psychologie du travail, puis une méthodologie des tests ou psychométrie ouvrant sur une psychologie différentielle des 365
aptitudes – déjà requise au niveau de la caractérologie ci-dessus (psycho-
logie différentielle des constitutions, des caractères, des types – qui est autre chose). Suivent alors l’organisation du travail par la rationalisation, l’orientation professionnelle qui se rattache, par le biais de la psychologie pédagogique ou de l’éducation – psychologie scolaire, à la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Puis vient la sélection professionnelle, ouverte elle-même sur la psychologie du travail et la psychologie différentielle. Viennent alors, dans l’approche du cadre social de l’activité de travail – « vie quotidienne et vie publique » (1938, 8 52 1 à 8) – la psychologie commerciale puis la psychologie judiciaire. Tout cet ensemble se rassemble sous le chapeau d’une psychologie professionnelle dont Wallon proposera en définitive qu’elle vienne englober la série des chapitres du volume. Mais ce qui est saisissant dans notre livre actuel, c’est que tout y rapporté aux notions cardinales d’individu et de personnalité, selon un modèle qui ferait boucle avec le premier grand ensemble de bâtiments : une psychologie génétique et générale, une psychogenèse générale du développement de la personnalité, mais l’ensemble d’enseigne clinique. De fait, on n’ose pas dire que cette « psychologie individuelle » (expression d’abord venue de l’allemand Wilhelm Stern) n’est qu’une autre formule pour celle d’une psychologie clinique, expression à ma connaissance jamais utilisée par Wallon (parfois « méthode clinique ») – qui finit sa carrière juste au moment où Lagache commence la sienne à la Sorbonne (1950). Mais ce qui ressort bien de la démarche d’ensemble de Wallon, c’est réellement la perspective globale d’une approche essentiellement clinique dans les différents domaines de la psychopathologie – évidemment –, de la psychologie de l’enfant, de la psychologie professionnelle, tout comme de la psychologie expérimentale (surtout de l’enfant), qui représente tout de même un assez vaste volet dans ses publications (380/5200 pages, soit 7 % de l’œuvre totale, sans parler du volumes des recherches en psychopathologie mettant en œuvre une méthode strictement clinique). Sous l’aspect qui vient d’être tout juste évoqué, il importe donc d’insister sur le fait que la démarche proprement expérimentale – mise parfois en œuvre dans certaines études de psychologie de l’enfance (1950, articles n° 218., 232., 234., 238., 239., 242., 244., 245., 253., 260., 262.) met par principe toujours en jeu l’interférence essentielle de l’approche clinique conjuguée. C’est ce qui apparente de ce point de vue et d’une certaine manière Wallon à Piaget. C’est donc une rubrique psychologie clinique, avant tout soucieuse du sujet, de l’individu, de la personne, de la personnalité, qu’il 366
faudrait envisager comme traversant à peu près tout l’ensemble de l’œuvre de Wallon, non seulement en matière de psychologie de l’enfance comme de l’éducation, mais encore, comme on a pu à de nombreuses reprises plus haut le constater, en matière de psychologie professionnelle (orientation et sélection professionnelles, psychologie du travail). C’est ce trait particulier qui fait aussi que la psychologie de la personnalité de Wallon entretient un certain esprit de proximité à l’égard de la psychanalyse, plus marqué malgré tout que celui de la psychologie de l’intelligence de Piaget. Wallon a été l’un des premiers en France à bien connaître la pensée de Freud, il a fréquenté également Lacan sur qui il a eu une réelle influence (1909, 1934). Il reste à préciser que la démarche de Wallon s’intègre de façon naturelle dans un type de pensée complexe (dialectique), par gestion comparative des différences-similitudes, et dont la caractéristique majeure est que tous les thèmes y sont toujours peu ou prou en interférence, en connexion articulée de façon multiple et variable. L’approche dialectique propre à la pensée complexe de Wallon en psychologie est déjà perceptible dans tout le livre actuel à un véritable faisceau de traits caractéristiques : la référence constante à l’individu de l’universel, à savoir des généralités dégagées par la méthode expérimentale, la mise en relief également des différents ressorts de la contradiction, qu’il s’agisse de l’inventaire des différences, de l’opposition des effets, de l’action en retour ou réciprocité des processus, de l’antagonisme en regard de l’affinité des termes, de l’émergence de la superstructure à l’égard de l’infrastructure – en l’occurrence du processus psychique à l’égard du mécanisme organique. Lien aussi de l’opération subjective à un milieu social.
Cependant, de façon plus générale aussi, et à reprendre sous cet angle la perspective triplice dont il a été question plus haut, on dira que le mode « complexe » de la pensée de Wallon opère de manière à générer son champ scientifique sous forme d’un modèle d’unité différenciée de
la psychologie, fondé sur l’articulation dialectique de trois champs distincts : 1. enfance-éducation-formation (psychologie génétique), 2. orientation-sélection-profession (psychologie professionnelle et sociale – commerce, justice), 3. psychologie pathologique de l’adulte et de l’enfant, assimilation critique de la psychanalyse.
Dans le cadre de sa psychologie générale de la personnalité d’approche comparative, jointe à une méthode clinique, la méthodologie d’enchaînement dialectique des champs de parentés-disparités mise en œuvre par Wallon fait se rejoindre la caractérologie – l’approche différenciée du sujet individuel, de la personne –, tout aussi bien avec la 367
« psychologie individuelle » (Stern), « clinique » (Lagache), qu’avec la « psychologie différentielle » – débouchant elle-même sur la psychologie professionnelle –, perspective différentialiste que sa collaboratrice Germaine Wallon exploitera elle-même de façon originale comme dimension explicite de son originale étude sur Les notions morales chez l’enfant. Étude de psychologie différentielle176 (1949). C’est une telle articulation entre psychologie clinique et psychologie différentielle qui a toujours été difficile par la suite dans la tradition universitaire, sur la base d’une rivalité destructrice plutôt que d’une coopération créative. C’est au moins ce qui est apparu, dans la période 1970-1980, à ceux qui les ont fréquentés à Paris V, des résultats des travaux de l’école de Maurice Reuchlin, opposés à ceux de l’équipe de Colette Chiland. Dans les années 60, Wallon avait dit un jour que la psychologie française lui paraissait « entrer dans un tunnel ». Par rapport à la perspective d’ensemble qui a été dégagée, et à envisager cette fois l’histoire singulière de la démarche wallonienne, le livre présent daté de 1930 prolonge et anticipe ce modèle wallonien d’une unité différenciée de la psychologie au niveau de la composante 2, après que la composante 1 (1925)177 et 3 (1909178, 1925179 et 1926180) aient été déjà établies par les ouvrages précédents. Ce projet d’une présentation articulée des différentes disciplines de la psychologie sur la base de la psychologie de l’enfance sera évidemment repris et développé au niveau de la grande réalisation collective que sera La Vie mentale (1938), et complémenté par la suite uniquement dans la direction de la composante 1 : c’est pendant les 25 dernières années de sa carrière que Wallon se consacrera uniquement à la psychologie de l’enfance, la discipline où il aura recueilli l’essentiel de sa renommée (1934181, 1941 182, 1942183, 1945184, 1950185). Encore 1942 fait-il appel à d’autres « sources de comparaison » (l’anthropoïde, l’anthropologie primitive)186. C’est une erreur de perspective courante de faire de Wallon – tout comme du reste de Piaget – un représentant de la seule psychologie de l’enfant.
C’est la toute première expression qui nous en soit connue en langue française (All. Stern 1900, USA Anastasi 1937), une vingtaine d’années avant sa reprise par l’équipe de Maurice Reuchlin (1969-1982). 177 L’enfant turbulent : Étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, Paris, 1925. 178 Délire de persécutions. Le délire chronique à base d’interprétation, (thèse Méd.). J.B. Baillière, Paris, 1909. 179 L’enfant turbulent. 180 Psychologie pathologique, Paris, Alcan, 1926. 181 Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, Boivin, 1934. P.U.P., 1949. 182 L’évolution psychologique de l’enfant, Paris, A. Colin, 1941, 2002, 2012. 183 De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, Paris, Flammarion, 1942. 184 Les origines de la pensée chez l’enfant, Paris, P.U.F., 1945. 185 Les mécanismes de la mémoire (en collaboration avec E. Évart-Chmielnitzki), Paris, P.U.F., 1950. 186 De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, Paris, Flammarion, 1942. 176
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On notera aussi que, du point de vue de cette perspective dialectique et comparative, que la psychologie génétique (1925, 1934, 1941, 1942, 1945) et la psychologie générale (1938 187, 1950188) à la fois s’impliquent et s’identifient tout en se différenciant, entretiennent un double rapport d’identification-différenciation. Bien entendu, Lagache (1945) et aussi Piaget (1950), sans oublier tout à fait un Guillaume (1952)189, donneront par la suite leurs interprétations personnelles respectives de l’unité de la psychologie. Mais il ne faut pas omettre non plus que Freud également (1913 et passim 19201939) avait entretenu l’espoir d’une fédération de l’ensemble des « sciences de l’esprit » autour de la psychanalyse, envisagée elle – assez bizarrement – comme une « science de la nature ». Or ce mode de projet encyclopédique organisé autour d’une science de l’Esprit (Encyclopédie, Idéologie, Hegel, Comte), de la Psyché (Freud), de la Vie Mentale (Wallon), de l’Intelligence (Piaget) est bien le trait qui a distingué à un moment de l’histoire un modèle européen de la science du psychique, de la psychologie, qui avait trouvé ses lieux de passage donc par l’Encyclopédie de Diderot, celle aussi de Hegel, la philosophie positive de Comte, les grands modèles de la psychologie philosophique française du XIXe siècle (Laromiguière, Jouffroy, Garnier – Bergson également), l’invention de la psychanalyse, la psychologie de la personnalité de Wallon, l’épistémologie génétique de Piaget. La physionomie de ce modèle de fédération encyclopédique de type européen a représenté un jour un mode de réalisation culturelle très original, même si précaire dans sa variabilité, qui se distingue profondément de l’actuel modèle hyperempiriste et pragmatiste tendant à s’installer urbi et orbi depuis ce qui a pu être appelé « l’américanisation de la psychologie » (Serge Nicolas 2001), et s’étendant de façon progressive partout depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Sans prétendre discuter ici de la question de sa validité. Il est tout de même assez intéressant d’examiner, à l’égard de ce qui vient d’être développé, le plan d’ensemble du Tome VIII sur La vie mentale de l’Encyclopédie française, au moins sous sa forme originale, dont nous avons jadis extrait les propres contributions de Wallon pour les publier sous le titre La Vie mentale (Éditions sociales, 1982). La place manque ici pour développer, sous forme d’une cartographie tout à fait claire, ce que nous allons dire tout juste en raccourci. Nous avons déjà La vie mentale, Encyclopédie française, tome VIII, Paris, 1938. Les mécanismes de la mémoire, (en collaboration avec E. Évart-Chmielnitzki). Paris, P.U.F., 1950. 189 Dans son Introduction à la psychologie (Vrin 1952), Guillaume envisage l’unité de celle-ci sur la base de la psychologie générale expérimentale, conception qui n’a pas rencontré de destin consistant (Piéron, Fraisse, Reuchlin). 187 188
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évoqué plus haut cet ouvrage collectif de synthèse, fondamental par rapport à l’économie générale de l’œuvre de Wallon. L’ensemble du volume commence par deux « cahiers de synthèse » sur la « caractérologie » (Le Senne) et la « psychanalyse » (Lagache). Après l’Introduction générale de Wallon, viennent – ou plutôt viendraient – entre les pages 166 et 169 de la Table des Matières de notre VM 1982 (99-108), des chapitres sur la « psychologie de laboratoire » (Piéron), la « psychotechnique » (id.), la « psychologie du comportement » (Guillaume), la « psychologie de la conduite » (Janet), la « psychanalyse » (Pichon, première version avant celle de Lagache), la « psychologie génétique » (Guillaume), la « caractériologie » (Wallon, pp. 100101 de VM), l’« organisation des recherches psychologiques » (GratiotAlphandéry), « psychologie et histoire » (Febvre). Plus loin, entre les pages 277 et 279 de VM s’intercalent un chapitre sur la « pathologie des instruments intellectuels » avec deux souschapitres sur les « maladies de la perception » (Guiraud) et les « troubles du langage » (Ombredanne). Suivent deux grandes sections sur la « sexualité » (Lagache) et la « famille » (texte célèbre de Lacan). Puis entre les pages 329 et 321 de VM, entre l’« école » et la « publicité » (voir PPA, 4.1. : la réclame) viennent une section sur la « profession » (Friedmann) et un chapitre de psychologie sociale intitulé « ambiance sociale et psychisme » (Blondel). Viennent ensuite, entre les pages 344 et 347, des développements sur l’« évolution des notions psychiatriques » (Minkowski) et « les délires et les troubles de la conduite », puis entre les pages 355 et 357, sur les « attitudes devant la mort » (Kellersohn), puis entre les pages 359 et 365, sur les « principes de la chirologie » (Wolff), la « graphologie » (Magnat), l’« interprétation de la figure humaine » (Abraham). Un examen attentif ferait saisir de manière intéressante un certain nombre de recoupements entre les divers chapitres du Tome VIII de l’Encyclopédie française, et certains développements des ouvrages antérieurs et postérieurs de Wallon, comme avec les titres de nombre de ses articles, de même que des recoupements entre certains des développements des confrères de Wallon et les siens propres, soit dans les ouvrages soit dans les articles. Wallon et ses confrères sont des gens qui se connaissent bien, dont la plupart se rencontrent dans les Sociétés savantes de l’époque, et qui travaillent encore en cette période de l’histoire intellectuelle dans un incontestable climat d’interférence interdisciplinaire. L’unité de la psychologie fonctionne déjà ou plutôt encore, favorisée par la formation 370
philosophique de presque tous les enseignants de l’époque, avant que Lagache n’en ait brandi le drapeau sous forme de son manifeste de 1945. Encore un mot pour marquer certaines différences entre l’approche wallonienne de la psychologie et les dérives où celle-ci a abouti dans la deuxième partie du XXe siècle sous l’influence de l’américanisation croissante de la discipline. Dans le cadre à vrai dire plus extensif comme plus compréhensif d’une psychologie professionnelle, Wallon envisage par exemple la psychologie du travail dans une perspective clinique centrée sur l’individu – on l’a dit – bien plus que dans l’approche toute récente de cette discipline, marquée de plus en plus par la description cognitive des organisations. Dans la dualité fondamentale soulignée par Marx entre le salariat et le capital, que l’on nous autorise cette métaphore, il n’est pas difficile de ressentir que Wallon est du premier côté de cette polarité, tandis que nos auteurs récents seraient clairement de l’autre côté. Il n’est qu’à consulter la Table des matières de l’ouvrage de référence le plus récent consacré à La psychologie du travail (Guy Karnas, PUF, Que sais-je ? 2002) pour le constater de façon tout aussi claire que la différence entre le jour et la nuit. La « psychologie des organisations » s’y subordonne sans équivoque la « psychologie du personnel » : y sont alors prédominantes les notions de « leadership, pouvoir, autorité, culture d’organisation », sous l’égide idéologique indiscutée et non critique de l’« économie cognitive des systèmes ». Le retour à Wallon serait aujourd’hui, dans presque toutes les sous disciplines de la psychologie, une excursion bien nécessaire pour faire le point sur la géographie des lieux d’où l’on est parti, où l’on est arrivé et peut-être vers où il conviendrait de mieux s’orienter et se diriger. 6. Chronologie La carrière professionnelle d’Henri Wallon entremêle les activités médico-scientifiques, l’activité universitaire et de nombreuses fonctions dans les registres de la gestion institutionnelle de l’université, de la recherche scientifique, et celui de l’engagement dans le secteur pédagogique. Naissance à Paris, le 15 juin 1879. 1899-1902 : Élève de l’École Normale Supérieure. 1902 : Agrégé de Philosophie. Professeur au lycée de Bar-le-Duc. 1903-1906 : Pensionnaire de la Fondation Thiers. 1903-1908 : Études de médecine. 1908 : Docteur en Médecine.
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1908-1910 : Initiation aux techniques histologiques sous la direction des Professeurs J. Jolly et Nageotte au Laboratoire d’histologie de l’École pratique des Hautes Études. 1908-1931 : Assistant du Professeur Nageotte à Bicêtre et à la Salpêtrière. 1909 : Le délire de persécution (Thèse de Médecine) Paris, Baillière. 1914-1918 : Mobilisé comme médecin militaire auxiliaire de bataillon. 1919-1927 : Organisation d’une consultation et contrôle médical d’un établissement pour blessés nerveux, puis pour enfants anormaux. Les hôpitaux pour blessés de guerre relevant de la fondation américaine Hérold semblent avoir été situés Porte de La Villette, et dans la région parisienne au château d’Arnouville près de Garges-Lès-Gonesse, peutêtre même également à Clermont près de Beauvais. 1928-1939 : Organisation et direction de consultations médico-pédagogiques : Service social des Enfants anormaux, Institut Lannelongue à Boulogne-Billancourt. 1920-1937 : Chargé de cours à la Sorbonne. 1925 : L’Enfant turbulent, Thèse de Doctorat ès lettres, Alcan, 1925. Création du Laboratoire de Psychobiologie de l’enfant à Boulogne-Billancourt. Articles sur la conscience dans le Traité de Psychologie de G. Dumas. 1926 : Psychologie pathologique, Alcan. 1927-1950 : Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (3ième section). Le laboratoire de Boulogne y est intégré. 1927 : Président de la Société Française de Psychologie. 1929 : Participe à la création de l’Institut de Psychologie de Paris et de l’Institut national d’orientation professionnelle. Membre du Conseil Directeur de l’Institut de Psychologie de l’Université de Paris. 1929-1949 : Professeur à l’Institut National d’Étude du Travail et d’Orientation Professionnelle, depuis sa fondation. Membre du Comité directeur de l’Institut national d’Étude du Travail et d’Orientation professionnelle. Membre du Conseil directeur de l’Institut de Psychologie de l’Université de Paris. 1930 : Principes de Psychologie appliquée, A. Colin. 1931 : Adhésion au « cercle de la Russie neuve ». 1931 Moscou, 1934 Prague : Président de la Commission de l’Enfance aux Congrès internationaux de Psychotechnique. 1932 : Membre de la Commission permanente des Congrès internationaux de Psychologie. 372
1933-1937 : participe aux travaux du Cercle de la Russie neuve, comme du Groupe d’études matérialistes présidé par le physicien Langevin, ainsi que de l’Université Ouvrière (Institut Supérieur Ouvrier) aux côtés notamment de Georges Politzer. 1934 : Les origines du caractère chez l’enfant, Boivin. 1937-1949 : Professeur au Collège de France. 1938 : La vie mentale, Encyclopédie française – t. Vlll. 1941 : L’évolution psychologique de l’enfant, A. Colin. Enseignement interdit par le gouvernement de Vichy. 1942 : De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, Flammarion. Adhère au parti communiste clandestin après l’exécution de Politzer et du physicien Salomon par les Allemands. Entre dans la Résistance. 1944 Août : Secrétaire général à l’Éducation Nationale dans le gouvernement de la Libération. 1945 : Les origines de la pensée chez l’enfant, P.U.F. Délégué du Front National à l’Assemblée Consultative Provisoire. 1946 : Député de Paris à la première Assemblée constituante. 1946-1947 : Succède à Langevin comme Président de la Commission de la Réforme de l’Enseignement. 1948 : Fondation de la revue « Enfance », P.U.F. 1949 : Mise à la retraite. 1950-1952 : Professeur à l’Université de Cracovie (Pologne). 1950 : Les mécanismes de la mémoire (avec E. Évart-Chmielnitzki), P.U.F. 1951 : Président de la Société Médico-Psychologique. 1953 : Renversé par un cycliste, père de famille contre lequel il renonce à porter plainte. Contraint désormais à l’immobilité. 1954 : Président des Journées Internationales de Psychologie de l’enfant. Président de la Société Française de Pédagogie. Président du Groupe Français d’Éducation Nouvelle. 1962 : Dernier article : « Pluralité et nombre chez les enfants de 4 à 7 ans. » Mort à Paris le 1er décembre. Livres de Wallon : voir dans la Bibliographie ci-dessus 1909, 1925, 1926, 1930, 1934, 1938, 1941, 1942, 1945, 1950. Autres œuvres de Wallon : Henri Wallon : Œuvres 1 : Délire d’interprétation, Psychologie pathologique, Les mécanismes de la mémoire ; Œuvres 2 1903-1929 ; Œuvres 3 1930-1937 ; Œuvres 4 1938-1950 ; Œuvres 5 19511956 ; Œuvres 6 1957-1963 ; Œuvres 7 : Germaine Wallon : Les notions morales chez l’enfant, 1949, ibid., 3150 pages, à paraître. 373
7. Principaux travaux d’Émile Jalley sur ou évoquant Henri Wallon É. Jalley, né en 1935, est ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, psychologue diplômé d’État, Professeur émérite de psychologie clinique et d’épistémologie à l’Université Paris-Nord.
Les astérisques *, **, *** indiquent un ordre croissant de technicité : Wallon lecteur de Freud et Piaget. Trois études suivies des textes de Wallon sur la psychanalyse et d’un lexique des termes techniques, Paris, Éditions sociales, 1981, 560 pages. Wallon : La Vie mentale, Introduction, Bibliographie des principaux titres, Lexique des termes techniques, Index des Matières, Paris, Éditions sociales, 1982, pp. 7-108, 373416. Henri Wallon : La vida mental, Introducción y edición de Émile Jalley, Editorial Crítica, Grupo editorial Grijalbo, Barcelona, 1985, pp. 7-24, 253-290. * « Wallon Henri » : Encyclopaedia Universalis, tome 18, Paris, 1985. « Concept d’opposition » : ibid., tome 16, 1989. « Psychanalyse et concept d’opposition » : ibid., tome 19, 1989. « Psychologie génétique » : ibid., tome 19, 1989. « Les stades du développement en psychologie de l’enfant et en psychanalyse » : ibid., Symposium, 1989. « Les grandes orientations de la psychologie actuelle » : Encyclopédie médicochirurgicale, Paris, Éditions techniques, 1989. ** Henri Wallon : Psychologie et dialectique, (avec L. Maury), Postface d’Émile Jalley : Une dialectique entre la nature et l’histoire. Une psychologie conflictuelle de la personne. La spirale et le miroir, Paris, Messidor, 1990, pp. 189-243. « Psychologie clinique » (en collaboration) : Encyclopédie médicochirurgicale, ibid., 1991. Dictionnaire de la psychologie (Doron Roland, Parot Françoise), 72 articles d’Émile Jalley, Paris, PUF, 1991. * « Wallon Henri 1879-1962 » : Encyclopédie philosophique universelle. Dictionnaire : Paris, Presses Universitaires de France. 1992. Atlas de la psychologie (H. Benesch), direction de traduction de l’allemand avec augmentation, Paris, Livre de Poche, 1995, pp. 44-45, 298-299, 374-375, 416-417. « La psychologie moderne » : Encyclopédie Clartés, Paris, Éditions Clartés, 1996. *** Freud, Wallon, Lacan. L’enfant au miroir, Paris, EPEL, 1998, 389 pages. ** Henri Wallon : L’Évolution psychologique de l’enfant, Texte introduit par Émile Jalley, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 1-32, 182-187, rééd. 2012, pp. 3-42, 219-228. La crise de la psychologie à l’université en France, tome 1 : Origine et déterminisme, Paris, L’Harmattan, 2004, 530 pages. La crise de la psychologie à l’université en France, tome 2 : État des lieux depuis 1990, ibid., 2004, 514 pages. *** Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, ibid., 2006, 496 pages. La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France, Paris, Vuibert, 2006, 395 pages. La guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, Paris, L’Harmattan, 2007, 512 pages. Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? ibid., 2007, 511 pages. ** « Le retour de Wallon et Piaget », Le Journal des psychologues, n° 244, fév. 2007, pp. 58-63. La guerre de la psychanalyse. Hier, aujourd’hui, demain, ibid., 2008, 449 pages. *** La guerre de la psychanalyse. Le front européen, ibid., 2008, les 2 vol. 995 pages.
Chapitre 10 Le style dialectique dans les travaux de Germaine Wallon, Présentation de Les Notions morales chez l’enfant (1949) 1. Biographie Germaine Wallon-Rousset a été l’épouse d’Henri Wallon, née en 1893 à Gray, décédée en 1953 à Paris. Mariés en 1917, leur couple resta sans enfants. Germaine Wallon travaille en personnel bénévole aux côtés d’Henri Wallon dès l’installation avec l’appui de M. Falguière de sa consultation médico-pédagogique en 1921 à Boulogne-Billancourt, puis lors de la création en 1927 du Laboratoire de Psychologie de l’Enfant et de son rattachement à l’École pratique des Hautes Etudes (3° section) avec Henri Wallon comme directeur, nommé peu après professeur à l’Institut National d’Orientation Professionnelle (1929). Cette équipe s’étoffe avec l’arrivée de nouveaux personnels d’abord bénévoles puis rémunérés, Hélène Gratiot-Alphandéry, assistante à l’EPHE qui deviendra Directeur adjoint de l’office d’orientation professionnelle, puis dans les années 1933-1937 d’Eugénie Évart-Chmielniski et de Cécile Beizmann, collaboratrices techniques, également du Docteur Tendon, Maître de conférences à l’EPHE mais lui jamais rétribué au titre du Laboratoire. G. Wallon présente en tant que coauteur avec Henri Wallon à la VIIe Conférence Internationale de Psychotechnique en septembre 1931 à Moscou une communication sur « La représentation des formes et l’apprentissage des labyrinthes » (Œuvres 3, n° 60, 101-105). L’histoire du fonctionnement et des travaux du Laboratoire est racontée avec un grand détail dans l’article intitulé Le Laboratoire de Psychobiologie de l’enfant (BINOP, 1953, reproduit dans les Œuvres V n° 202, 214-216 ; voir aussi Œuvres VI, n° 266, 424). Les recherches particulières de Germaine Wallon sur les idées morales chez les enfants y sont mentionnées à côté d’autres lignes de recherches animées surtout, 375
avant la Deuxième Guerre mondiale, par Henri Wallon et Eugénie Évart-Chmielniski, son autre collaboratrice principale. Sont présents également dans la même équipe d’avant la guerre, René Zazzo, assistant technique, et André Ombredanne, directeur-adjoint du Laboratoire (1938).
Germaine Wallon, assise au fond de la salle avec les enfants du premier Laboratoire de PsychoBiologie de l’Enfant de Boulogne. La personne en blouse blanche pourrait être Hélène Gratiot-Alphandéry, ou Eugénie Évart-Chmielniski, ou Cécile Beizmann.
Le laboratoire de Boulogne est fréquenté régulièrement par les élèves des ENS de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses, devenus par la suite directeurs et directrices d’École normale, inspecteurs et inspectrices primaires. Ce qui donne beaucoup à réfléchir sur les grandes compétences autant scientifiques que pédagogiques de l’encadrement administratif de l’enseignement à cette époque. Le début de la Seconde Guerre mondiale verra le Laboratoire quitter Boulogne pour la rue Gay-Lussac à Paris. L’après-guerre verra d’abord la reconstitution de l’équipe autour du Directeur Henri Wallon, avec René Zazzo et Hélène Gratiot-Alphandéry, assistants, Cécile Beizmann collaboratrice technique ; l’arrivée de Maurice Prudhommeau, d’Irène Lézine, et de Bianka Zazzo ; le développement de nouvelles activités et thèmes de recherche (psychologie scolaire – Zazzo, enfance du premier âge – Lézine, enquêtes socio-psychologiques – Gratiot, étude du Rorschach – Beizmann, étude du dessin de l’enfant – Prudhommeau 376
et Lurçat, psychothérapie – Diel, rééducation par le jeu des pathologies caractérielles – Évart-Chmielniski, étude de la surdimutité – H. Wallon). La mise à la retraite de Wallon intervient alors en 1950, remplacé dans ses fonctions de Directeur par Zazzo. Germaine Wallon a laissé le souvenir d’un caractère plutôt animé, alors qu’Henri Wallon était d’un abord plus réservé. Elle passait pour très compétente dans la littérature scientifique du domaine de l’enfance. Sa disparition en 1953 aurait beaucoup affecté son mari. C’est l’année suivante, en 1954, que Wallon fut renversé par un autobus dans la rue, accident grave dont il resta affecté d’une claudication très marquée qui le confina à son domicile où pourtant il garda son jour de consultation hebdomadaire jusqu’à la fin de sa vie. 2. Le contexte de la publication et de la diffusion du livre Le livre de Germaine Wallon sur Les notions morales chez l’enfant, paru en 1949, tout juste un an avant celui d’Henri Wallon et d’Eugénie Évart-Chmielniski sur Les mécanismes de la mémoire (1950), semble n’avoir donné lieu à aucun compte rendu dans littérature spécialisée de langue française. Par contre, il en existe un, assez fidèle et plutôt élogieux dans The journal of Abnormal and Social Psychology (1951), joint à celui touchant la réédition des Origines du caractère chez l’enfant, tout aussi apprécié sinon bien plus encore, par le rédacteur Arthur Benton. Par la suite, ont paru encore cinq articles en une vingtaine d’années (1954, 1955, 1956, 1958, 1982), rédigés à peu près tous par des disciples et collaborateurs connus d’Henri Wallon, et confrères de son épouse Germaine au sein du Laboratoire de Psychobiologie de la rue Gay-Lussac. À l’époque où paraît le livre de Germaine Wallon, la carrière de Wallon est achevée dans le champ des ouvrages théoriques, sauf le titre de 1950. Mais il n’a encore écrit environ que la moitié du nombre total d’articles qu’il produira – la seconde moitié au cours de sa retraite : 175 de 1910 à fin 1948, 144 de 1949 à sa mort en 1962, sur un total de 319. Piaget en est à peu près au milieu de sa carrière : 1923-1948, 19491980. Il a déjà publié 16 livres, et produira encore l’avalanche de 69 volumes, beaucoup mais pas tous en collaboration. Lacan a déjà écrit cinq textes importants, il réunira bientôt chez lui quelques confrères (1951-1953), avant d’entreprendre son Séminaire
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(1953-1980). J’ai décrit encore ailleurs le climat intellectuel de cette période en centrant davantage sur le personnage de Jacques Lacan 190. 3. « Introduction » Ainsi que l’expose l’Introduction du livre, celui-ci est issu d’une enquête ayant pour objet l’étude de certaines notions morales chez l’enfant. Il s’agit de voir « quelle image » ils se font de la bonté, de la méchanceté, de la malhonnêteté, de la bravoure, et de la honte, en demandant aux enfants (N : 474), non pas une définition, mais un exemple, ou le souvenir d’un acte, tiré de leur propre expérience, et susceptible d’illustrer chacune de ces rubriques. On s’intéresse, relate l’auteur, à la manière dont l’enfant saura employer les mots de l’adulte pour porter des jugements sur ce qu’il fait ou ce qu’il voit faire. Il n’est pas spécifié si le souvenir demandé devrait être celui d’un acte accompli par l’enfant ou accompli par d’autres, enfants ou adultes. On cherche à « découvrir le contenu que l’enfant sait donner à nos catégories morales, et par suite, comment il pourra interpréter et appliquer nos préceptes. » Le problème ainsi posé est, nous dit-on, un « problème moral ». [On aura compris sans de trop longues discussions, et sans non plus que l’auteur nous le dise, que le registre de discours visé concerne des contenus relatifs à ce que les psychanalystes se sont habitués par la suite à appeler, sur la suggestion initiale de Freud (1914, 1921), moi idéal et idéal du moi – Lagache 1958, Lacan 1958]. L’auteur dit avoir retenu « les trois catégories d’âges que les psychologues ont coutume de distinguer au cours de l’évolution enfantine : 3 à 7 ans, 7 à 12 ans, 12 à 15 ans ». Celles-ci répondent, précisera-telle encore (1, 237 orig. et 45, 283 Œuvres 7), aux âges qui règlent traditionnellement les rapports de l’enfant avec le milieu social » : âge préscolaire (3-7), âge de l’école primaire (7-12), âge de la puberté (12-15). En fait, ces trois tranches ne correspondent pas tout à fait à la succession des stades décrits dans les textes classiques d’Henri Wallon comme de Jean Piaget, pour ne pas parler d’autres auteurs notoires : - Wallon (3-6 : personnalisme ; 6-11 : stade catégoriel ; après 11 ans : puberté et adolescence) ; - Piaget (2-7 ou 8 ans : représentations préopératoires; 7 ou 8-11 ou 12 : opérations concrètes ; 11 ou 12-16 : opérations formelles). Mes soirées chez Lacan. Préface : É. Jalley. Interviews à : Ch. Melman, M. Czermak, M. Drazien, Cl. Landman, J.-J. Tyszler, M.-Ch. Cadeau. Par le soin de: C. Fanelli, J. Jerkov, D. Sainte Fare Garnot. Roma, Editori Internazionali Riuniti 2011. 190
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- Gesell (3-5 ; 5-10 ; 10-16), - Vygotski (4-7 ; après 7), - Charlotte Bühler (2-5 ; 5-9 ; 9-13 ; 13-16), - Freud (3-5 : stade phallique ; 5-11 : période de latence ; 11 et après : puberté et adolescence). Deux populations de garçons et de filles (N : 474) correspondant à ces trois tranches ont fait apparaître de grandes « différences suivant l’âge et suivant le sexe ». Dont il a résulté un essai de « psychologie différentielle », conjoint du reste au dessein précédent d’une psychologie éducative. Les chiffres mentionnés par l’auteur sont très élevés : 83 g. et 81 f. de 3 à 7 ; 56 g. et 94 f. de 7 à 12 ; 64 g. et 96 f. de 12 à 15 (N : 474). La mise en œuvre a dû demander un travail énorme, bien que les résultats en soient présentés avec une grande modestie, et même excessive, à l’instar du livre sur Les mécanismes de la mémoire daté de la même époque (1950) d’H. Wallon et d’E. Évart-Chmielniski, ce qui représente un véritable piège pour l’interprète pressé. L’auteur procède par « analyse de contenu » – expression seulement apparue depuis – des textes qui lui sont parlés ou rédigés par les enfants. Elle se contente de leur appliquer une méthodologie de simples pourcentages d’apparence rudimentaire, mais mise en œuvre selon une approche qualitative extraordinairement attentive et minutieuse, sensible presque toujours jusqu’aux cas individuels191. La prolifération des résultats produits par cette exactitude et cette sagacité méticuleuses rend le livre assez difficile à lire à la suite, en raison de la surabondance des tableaux ce toutes dimensions, caractères que l’on retrouve d’ailleurs dans l’ouvrage d’H. Wallon et d’E. ÉvartChmielniski. C’est pourquoi mieux vaut peut-être pour le lecteur d’abord se référer aux temps forts de l’ouvrage que sont l’Introduction (pages 19), la Conclusion générale (pages 237-240), ainsi qu’aux conclusions de chacun des 5 chapitres (pages 57-59, 107-109, 150-151, 198-199, 234235). La richesse de cet « inventaire ayant fourni des résultats numériques qui se sont avérés d’une grande portée différentielle » tient en outre au fait d’une grille de recherche particulièrement adroite, dont le principe consistait, à propos de chaque exemple de méchanceté, de bonté, de malhonnêteté, d’action honteuse, « tiré de la mémoire ou de l’imagination », à considérer dans chacune des actions envisagées qu’elles L’approche dialectique vise « l’analyse concrète d’une réalité concrète » (Marx 1857, Lénine 1920, Politzer 1929, 1935-1936, Wallon 1938). Voir La crise de la philosophie en France au XXIe siècle, pp. 38-39. Voir aussi Lénine sur Hegel, 1914, 92 : « l’être du sujet concret (= vie de l’homme) dans la situation objective ». 191
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avaient « habituellement un auteur et un destinataire, un sujet et un objet, un responsable et une victime ou un bénéficiaire » (237). On retrouvera une telle ingéniosité formelle dans le découpage de l’analyse des récits seulement près d’une vingtaine d’années plus tard dans des tentatives telles que celle de « la sémantique structurale » du lituanien Algirdas Julien Greimas (1966), inspiré lui-même du folkloriste structuraliste russe Vladimir Propp. 4. Considérations épistémologiques sur la psychologie différentielle (Stern, G. Wallon) Suite à ce résumé assez bref du dessein de l’ouvrage, l’Introduction, qui se veut d’une ambition épistémologique affirmée, envisage alors et à titre d’objet principal, et d’un double point de vue historique et généraliste, la conception d’une psychologie différentielle d’abord proposée par Stern192 (1900, 3ième édit., 1921), « assez complexe et tellement vaste que finalement elle s’annexerait tout ce qu’il y a de vivant, de dynamique et d’utile dans la psychologie ». G. Wallon complétera cette analyse très soigneuse des vues de Stern de l’exposé de ses conceptions personnelles sur le sujet des rapports entre la psychologie différentielle et la psychologie génétique. S’engageant dans la clarification d’une telle difficulté de principe – d’abord à propos de Stern, G. Wallon propose que « la psychologie n’est pas une » [sans qu’il soit clair si c’est d’après elle ou d’après Stern], et peut « être divisée » selon des « sections », mettant en jeu des « distinctions » portant « sur le contenu ou sur les méthodes »193. On distinguera d’abord « selon l’objet » – le contenu, « psychologie animale, psychologie de l’enfant, psychologie de l’adulte, psychologie pathologique, et aussi psychologie scolaire, psychologie professionnelle », ces deux dernières orientées selon la « fonction spéciale du travail ». Mais on distinguera aussi selon les disciplines ou procédés utilisés « psychologie introspective, expérimentale, behaviouriste, statistique, structurale ». Or, la psychologie différentielle vue par Stern ne s’identifie, de ce double point de vue, ni à « une seule espèce d’objet » ni à « un seul procédé d’investigation », et ne peut se définir alors que par « une certaine orientation, un certain point de vue, sans distinction d’objets ni de Stern est l’un des auteurs de référence classique pour la psychologie de l’enfance cité par Henri Wallon dans L’Évolution psychologique de l’enfant (1941), Paris, A. Colin, Paris. 193 Henri et Germaine wallon se réclament d’une conception - dialectique - de l’unité multiple de la psychologie, de l’intégration différenciée des disciplines spéciales de la psychologie. De caractère dialectique se présente également la diversité convergente et ouverte des modes d’approche du même champ scientifique. Cette position est reprise dans La Vie mentale de l’Encyclopédie française en 1938. 192
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méthodes, [bien que] Stern l’identifie pourtant avec certains objets et certaines méthodes » [Aporie de caractère dialectique]. En fait, Stern se verrait des prédécesseurs dans l’étude de certains « objets spéciaux » tels qu’abordés par la caractériologie de Bahnsen, Lucka, etc., l’éthologie de Mill, la psychologie individuelle de Binet et Henri, la psychopathologie de Kraepelin, etc., la psychologie spéciale de Heymans194. En même temps, Stern ne se satisfait d’aucune de ces dénominations trop étroites, alors que la psychologie différentielle englobe « la personnalité totale », et au-delà « toutes les espèces de différences195 qui peuvent se rencontrer en psychologie ». Il réclame donc pour elle « tout ce qui regarde l’individu en tant que tel, mais aussi toutes les différences, de quelque nature qu’elles soient », en un mot lui « donne pour tâche l’étude de la variabilité psychique »196 – variations particulières et covariations, types et degrés du normal, du sur et du sous normal –, de « s’attacher à l’individu… en fonction de sa structure ». La psychologie des différences devient « universelle » tant du côté des objets que de celui des méthodes – « descriptives, statistiques, structurales ». Cette description quelque peu laborieuse et historiquement datée correspond à des procédés techniques de nos jours parfaitement identifiés : problèmes de moyennes et de pourcentages et de leurs seuils de confiance – avec leurs applications à la psychométrie –, coefficients de corrélations, analyse de la variance (généralisation des moyennes), enfin et surtout analyse factorielle (procédé de généralisation des problèmes de corrélations) – modèles factorialistes des aptitudes spéciales et des traits de personnalité197. Mais cela ne suffit pas. « La structure de l’individu, les co-variations et corrélations qui s’y observent entre les traits de sa personne doivent mener à l’étude des influences qui s’exercent sur lui soit de l’extérieur, hérédité et constitution [problématique classique depuis Darwin 1859 et Galton 1869] d’une part, milieu, exemple, éducation de l’autre [théories de l’apprentissage, modèles aussi de l’École nouvelle] » 198 Mais alors « le champ de la psychologie différentielle paraît illimité », disons qu’elle devient toute la psychologie. Émile Jalley : La guerre de la psychanalyse. Le front européen, Paris, L’Harmattan, 2008, 988. Polarité dialectique des deux notions de totalité et de différence. 196 Sève : la dialectique est « la logique universelle du mouvement ». 197 On trouve un exposé complet pour l’époque et qui reste moderne pour nous de ces diverses questions dans les Principes de psychologie appliquée d’Henri Wallon, Deuxième Partie, Les aptitudes, La méthode des tests, A. Colin, 1930, 1950, 2013. 198 De caractère dialectique également est l’interaction entre facteurs - opposés et corrélés - internes et externes du développement. 194 195
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De fait, le modèle proposé par Stern et discuté ici par G. Wallon paraît englober, autour de la psychologie différentielle au sens moderne – essentiellement la psychométrie – la psychologie de la personnalité, la psychologie clinique, la psychologie génétique, la psychologie éducative, la psychologie anthropologique. Parmi ses applications pratiques sont par ailleurs mentionnés plus loin les champs pédagogique, judiciaire, professionnel199. On retrouve ici, sous la plume de G. Wallon exposant les vues de Stern, des positions assez parentes de celles développées par Henri Wallon dans ses Principes de psychologie appliquée (1930) puis à nouveau dans L’Encyclopédie française (1938). On se référera à cet égard à notre Introduction précédente à l’ouvrage de 1930 (A. Colin), sur laquelle nous ne reviendrons pas ici (chapitre 9). La psychologie différentielle s’oppose à l’ancienne psychologie générale, abstraite, théorique, statique, comme une psychologie concrète [Politzer 1927 se réclame du même programme de principe], centrée sur « la réalité dans toute sa diversité individuelle » [opposition hégélienne entre l’universel et le singulier], donc pratique, et au surplus dynamique. Alors que la psychologie générale ne s’occupe que des manifestations (par exemple les actes de pensée), la psychologie différentielle est concernée dans un autre esprit par les « dispositions » (l’intelligence correspondant à la précédente catégorie). Psychologie efficace et scientifique, reliant dans les deux sens – dirait-on de nos jours – la technologie à la science. Stern propose ici de renverser la définition aristotélicienne : « Il n’y a de science que du général » par la formule d’une véritable révolution copernicienne dans la science de la vie mentale : « L’individualité est l’asymptote de la science à la recherche de ses lois ». On retrouvera une idée semblable dans la proposition de Kurt Lewin suggérant d’écarter sa psychologie dynamique du patronage d’Aristote pour la ranger sous celui de Galilée. Lui aussi se préoccupe du projet d’une psychologie individuelle – centrée sur le cas, la situation au singulier – et concrète, bien que fondée sur un tout autre appareil conceptuel (notion de champ)200. Cependant, « Stern attribue à la psychologie différentielle deux dimensions », définies par « deux positions contraires »201, selon que, parmi les différences, « les unes sont radicales, et, donc échappent à Même remarque également entre la connexion interactive de la théorie et de la pratique. Émile Jalley : op. cit., 2008, 746, Lewin, 990. Voir remarque précédente sur l’analyse concrète d’une situation concrète. 201 Polarité dialectique entre l’individuel et le commun. 199 200
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toute mesure… il n’y a pas deux individus identiques [ce qui s’est appelé le principe des indiscernables de Leibniz, dont une autre formulation est le principe de la transition continue des différences, vu que « la nature ne fait pas de sauts » – natura non facit saltus], tandis que les autres au contraire peuvent être communes à plusieurs individus et permettent de les repérer entre eux : ce sont les variations fonctionnelles. » [Tel est en réalité le principe de l’opposition dialectique qui n’a jamais pu s’articuler en France, dans la période des années 1970-2000, entre une psychologie différentielle (Reuchlin) et une psychologie clinique (Lagache, Chiland), et qui a représenté l’une des querelles locales qui ont abouti à la ruine de la faculté de psychologie, aujourd’hui pratiquement inféodée au paradigme de la faculté de médecine, où par ailleurs un enseignement réel de la psychologie, d’après tout ce que l’on peut en savoir de fondé, est à peu près inexistant]. Stern cherche alors à concilier ces deux sortes de différences en une échelle de « degrés »202 établis entre une « psychologie générale, abstraite et anonyme », et l’appréhension d’une « unité finale et irréductible de l’individu… l’intimité de l’être, son noyau essentiel, son unité fondamentale », degrés définis par des « unités intermédiaires… collectives… groupements d’individus ayant des traits communs… étudiés à travers des catégories communes. » Henri Wallon reprendra cette notion de « groupements » dans La Vie mentale (1938) : il s’agit, à cette époque d’avant la Deuxième Guerre mondiale, de ce que sont déjà alors et par la suite les « clusters » – grappes – définis par les « traits » de l’analyse factorielle de Cattell notamment (1946, 1950, 1961)203. Mais ces groupements que G. Wallon rapporte chez Stern ont une extension encore beaucoup plus large, empruntée à tous les champs « des sciences de la nature et des sciences de l’esprit » [distinction présidant déjà à l’aménagement du plan de l’Encyclopédie de Hegel, 1817-1830]. En tout cas, Stern envisagerait cette hiérarchie selon trois niveaux épistémologiques généraux, « les phénomènes, les actes, les dispositions », en allant de la surface en profondeur top down comme on dit aujourd’hui. [Stern (1871-1958) envisage en somme sa psychologie comme une science universelle visant le singulier – l’universel concret – par la médiation du particulier, référant à une conception du savoir de type Caractère dialectique de cette notion de passage par une échelle de degrés (éventuellement quantitatifs, pas toujours) conditionnant des différences de niveaux qualitatifs. Principe du passage du quantitatif au qualitatif (Hegel, Marx, Engels). 203 Émile Jalley : op. cit., 2008, 751, Cattell, 985. 202
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« hégélien », ce qui n’a rien d’étonnant, vu ses études universitaires en Allemagne, à l’instar du reste de Kurt Lewin (1890-1947). Cette hantise du concret se retrouve, dans les formations d’obédience germanique, chez un Politzer – psychologie concrète (1929) –, comme chez un Lénine – « l’analyse concrète d’une situation concrète » (1920), comme déjà mentionné plus haut.] Les « phénomènes » sont les données de toutes sortes, du « domaine de l’observation pure » – résultat donc de la collecte des données, pour user du langage moderne. L’acte « appartient pour une part au plan des phénomènes, mais il le dépasse », du fait qu’il « tend à un résultat, poursuit un but qui ne sont pas, eux, des données directes de l’observation ». Henri Wallon plaçait ses Principes de psychologie appliquée (1930) sous l’égide d’une « psychologie de l’acte », envisagée comme dépassant le plan d’une simple psychologie du comportement, du behavior, ce que Lagache appellera de son côté « conduite » (1945)204. Enfin les dispositions appartiennent au plan « potentiel » de la « causalité », du « pouvoir » sous-jacent aux manifestations observables. Il ne s’agirait pas ici du moi comme simple somme des anciennes « facultés », mais du « moi lui-même, foyer de vie et d’énergie, se manifestant selon des structures bien coordonnées et qui expriment son unité profonde » [Il y a là-dedans un climat assez proche d’un certain existentialisme au sens large : Kierkegaard, Stirner, Scheler, Klages, le Dasein d’Heidegger, le projet fondamental de Sartre, le moi profond de Bergson aussi]205. Les dispositions se divisent elles-mêmes entre labiles et stables, définissant respectivement le « facteur progressif » et le « facteur conservatif de la personnalité »206. Stern, d’après l’auteur, assimile en fait la psychologie différentielle à son propre système de psychologie. Il essaie d’accoupler étroitement différentiel et individuel [Le rapport entre l’ousia, la substance ultime et individuée, chez Aristote, et la différence spécifique, est de nature comparable sinon identique]. Le différentiel en psychologie, c’est l’ensemble des « niveaux successifs qui mènent de la psychologie générale » à « l’unité irréductible et foncièrement originale que constitue la Cette notion d’acte est en rapport avec le privilège de celle de mouvement dans une approche de type dialectique. Les conceptions qui ont référé l’origine du psychisme à l’action plutôt qu’à la sensation ont été nombreuses en psychologie au XIXe et au XXe siècle : Taine, Fouillée, Mach, Rey, Dewey, James, Poincaré, Duhem, Le Roy, Bergson, Wallon, Piaget. Voir Jalley CPUF 1, 302. Évidemment aussi Marx, et Politzer (Principes élémentaires de philosophie, 1935-1936, ES, 1972, 193, 200, 208, 212, 214). 205 On se trouve aussi dans les parages de la notion d’ « autodynamisme » pointée par Politzer (PEDP, 173). 206 Opposition polaire de caractère dialectique. 204
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personnalité de chacun », c’est-à-dire en somme, disons-le pour l’auteur, ce qui s’est appelé depuis Lagache la psychologie clinique du cas individuel207. Lagache s’est préoccupé lui aussi de la coordination, sous l’égide de sa nouvelle psychologie clinique, de l’ensemble des disciplines recouvertes par la psychologie générale208. Stern rapproche tout en la distinguant sa psychologie différentielle de la caractérologie, trop étroite à son gré. Henri Wallon également est préoccupé par la question des « origines du caractère » en tant que « prélude du sentiment de personnalité » (1934). Il faut remémorer aussi de ce point de vue tous les essais d’une « caractérologie psychanalytique » (Bergeret)209. La psychologie de Stern a pour ambition de cerner le « caractère », la « personnalité », l’« individu » au moyen de « catégories » spécifiques (Aristote)210, en tant que « somme des variations [facteurs de Cattell] dont il serait finalement la combinaison ou la résultante ». G. Wallon prend alors la parole pour son propre compte pour dire que la psychologie différentielle n’a pas pour vocation de « déterminer pour chacun ses tendances profondes » [ce qui serait plutôt la vocation de la psychologie clinique et de la psychanalyse], mais qu’elle peut « donner des résultats utiles » en prenant le parti plutôt de « renoncer à l’individuel pour s’attacher à des cadres généraux », de manière à « permettre certaines approximations plus ou moins générales dans l’étude de l’individu »211. Et qu’en ce sens elle serait à rapprocher moins de la caractérologie que de la psychologie comparée – ce qui évoque bien entendu alors un autre aspect de la pensée d’Henri Wallon : De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, 1942 –, dont la psychologie différentielle « représente en quelque la contrepartie ». Mais qu’est-ce à dire ? Alors que la psychologie comparée partirait de « réalités apparemment distinctes » pour en faire « constater aussi bien des différences que des ressemblances », « la psychologie différentielle part au contraire de ce qui paraît semblable pour noter les différences possibles » : par exemple le développement intellectuel de l’enfant selon le sexe, ou encore « le milieu social et culturel »212. Il y a « des cas où la distinction entre la psychologie comparée et la psychologie différentielle est plus ambigüe, par exemple lorsqu’un enfant et une guenon sont élevés « L’être du sujet concret », Lénine sur Hegel, 1914, 38, 192. Émile Jalley : La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France, Paris, Vuibert, 2006, Lagache, 477. 209 Jean Bergeret : La personnalité normale et pathologique, Paris, Dunod, 1974, 1985. 210 Substance individuelle, seconde, différence spécifique, genre, propriété, mode, accident. W. D. Ross : Aristote, 1926, Paris, Payot, 1930. 211 Évocation du modèle ternaire « concret 1-abstrait-concret 2 » de Marx 1957, voir CPEFXXS, 2.2., 38 212 Approche dialectique de cette opposition-corrélation entre psychologie comparée et psychologie différentielle. 207 208
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ensemble » – cas célèbre à l’époque (1931) de l’éducation commune par les Kellogg de leur fils Donald avec la guenon Gua (rapporté notamment par Buytendijk, 1952, 1965) – ou quand on compare filles et garçons au moment de la puberté, avec le projet dans les deux cas de mettre l’accent initial soit sur les différences soit sur les ressemblances. Ceci évoquant d’ailleurs un propos d’Henri Wallon disant à peu près que la méthode dialectique correcte en psychologie consisterait à « marquer les différences » plutôt que les ressemblances. L’auteur précise que son étude chevauche la psychologie différetielle et la psychologie génétique213, selon l’accent mis sur les différences sexuelles ou alors l’évolution des idées d’âge en âge. Filles et garçons s’opposent bien en ce que « le monde qui leur est familier n’est pas le même. » Mais « les cloisons ne sont pas étanches ». La psychologie différentielle, communiquant dès le début avec la psychologie génétique comme avec la psychologie comparée, est alors susceptible de déboucher, du point de vue des « applications pratiques »214, sur les divers champs de la psychologie éducative, pédagogique, professionnelle et sociale : « Les différences entre les sexes au point de vue moral, intellectuel ou physiologique sont susceptibles d’entraîner des conséquences d’ordre pédagogique, professionnel ou social. » Cette perspective d’un réseau de proximités tracé ici par G. Wallon entre les différents champs de la psychologie : différentielle, générale, comparée, génétique, pédagogique, professionnelle, sociale, apparaît d’un dessein incontestablement très proche, à l’ordonnance près des disciplines due à la différence des perspectives d’approche, de ce que nous relevions plus haut (ch. 9), dans notre Introduction à la nouvelle édition des Principes de psychologie appliquée d’Henri Wallon (A. Colin, 1930, 1950, 2013), à propos de sa conception encyclopédique d’une unité relative de la psychologie. Dans L’Encyclopédie française de 1938, Germaine Wallon n’apparaît pas comme auteur au titre de membre du laboratoire de BoulogneBillancourt, mais bien Hélène Alphandéry-Gratiot (sic in Table des auteurs 1938), au titre de Directeur adjoint de l’office d’orientation professionnelle, et pour rédiger un chapitre sur « L’organisation des recherches psychologiques » (8 10 12). Cependant que le chapitre sur « La psychologie différentielle » y est rédigé par l’autorité alors plus reconnue de Paul Guillaume, Professeur à la Sorbonne (8 10 15). Même remarque à propos du chevauchement, marquant l’intercorrélation, entre psychologie différentielle et psychologie génétique. 214 Même remarque à propos du fait que les intercorrélations entre les diverses disciplines théoriques de la psychologie sont à même de déboucher sur des connexions avec des procédures pratiques. 213
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5. Conclusions sur l’(in)différence réciproque relative des deux moitiés du genre humain Les conclusions de G. Wallon sont les suivantes : Tout d’abord, une réfutation discrète mais péremptoire de la thèse de Piaget sur l’égocentrisme enfantin, notamment dans le champ du « jugement moral » jalonné par un ouvrage alors célèbre (Le jugement moral chez l’enfant, 1932)215. L’aspect théorique de cette réfutation est tout aussi retenu mais incontestable que celui du même genre consistant dans l’ouvrage d’Henri Wallon sur les Mécanismes de la mémoire à rejeter tout l’appareil épistémologique relevant du scientisme objectiviste lié à la méthodologie formaliste et neutraliste de la psychologie expérimentale de l’époque, celle mise en œuvre par un Piéron ouvrant la voie à Paris-V aux Fraisse et Reuchlin, avant la disparition récente du grand Laboratoire historique de la Sorbonne jadis créé par Beaunis et Binet. De fait, « dans la première période [donc de 3 à 7], l’enfant ne cite guère que des personnes de son entourage familial ou quotidien. Il ne se cite guère qu’aux âges suivants, au contraire. Il n’y a donc pas égocentrisme mais horizon plus limité de ses relations habituelles », ceci non par impuissance radicale à imaginer des cercles de relations plus distants mais par manque d’occasion et aussi par pauvreté de ses moyens d’évocation. Donc un horizon limité mais (micro)social. De plus en plus, au cours de sa très longue discussion avec Wallon (1928-1970), Piaget lui concèdera une relative socialité primaire de l’enfant (1954-1970)216. On ne peut s’y attarder ici. « Dans la deuxième période [7 à 12], la qualification d’ordre professionnelle ou social prend soudain un certain essor, mais généralement davantage chez les filles que chez les garçons ; les filles sont plus précoces. À la troisième période [12-15], les garçons dépassent les filles [vers l’espace social]. Il se produit même parfois chez elle une régression [concept jacksonien-freudien] qui n’est évidemment pas une régression d’intelligence ni de sensibilité, mais qui témoigne au contraire d’une plus grande concentration affective. Les qualificatifs d’ordre moral, en effet, deviennent relativement plus nombreux. L’adolescent masculin s’épanouira vers ce qui est plus social [extraversion]. L’adolescente subit une attraction plus sentimentale [introversion ?]217. Henri Wallon en a produit un compte rendu en 1933 (Œuvres 3, n° 72, 79-81). Cette réfutation de l’égocentrisme de Piaget est en rapport avec la conception philosophique matérialiste-dialectique-historique que Wallon se fait d’une origine sociale, de l’ « être social » de la conscience. Voir Politzer, PEDP, 19351936, 207-212. 216 Émile Jalley : Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, L’Harmattan, 2006. 217 Opposition polaire. 215
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Il y a à rappeler ici, et sans jugement de valeur, les vues de la psychanalyse sur la différence de destins entre les enfants et les pubères des deux sexes. Freud considérant par ailleurs une fragilité plus grande du surmoi, comme représentant de l’instance sociale, chez la femme que chez l’homme (La féminité, NC 1932). Lacan de son coté avançant un système de propositions fort complexe sur la différenciation psychologique des deux sexes, qu’il verra même comme séparés comme par une sorte de mur (les « formules de la sexuation » dans le Séminaire XX 19721973, 73, et par la suite). Mais s’opère alors dans la démarche de G. Wallon, une forme de retour, de révision, de réhabilitation de l’égocentrisme piagétien218, sous la forme particulière de ce qu’elle appelle autophilie, conscience du sexe propre, conscience auto-sexuelle, préférence auto-sexuelle. En effet, dans leurs exemples de vertus et de vices, garçons et filles se ressemblent au moins du fait d’attribuer la préférence à leur propre sexe. D’ailleurs, cette préférence ne répond pas toujours à un désir d’apologie, elle est aussi bien accusatrice qu’élogieuse, sans ajout essentiel d’un préjugé moral ni d’une idée d’avantage personnel. Une telle conscience du sexe propre pèse d’un poids permanent jusque dans la rétribution de la responsabilité d’actions condamnables. Les adultes du reste y ayant habituellement une part beaucoup moindre que celle des enfants. On songerait ici à la classique notion freudienne de narcissisme, celle-ci fût-elle aménagée d’une certaine manière. Mais l’auteur n’évoque rien de la sorte, et se déclare en défaut d’arguments pour trancher définitivement le problème de l’origine de cette conscience auto-sexuelle. Mais cette ressemblance de fond se nuance aussi de différences219. À partir de 7 à 12 ans, « les garçon ne paraissent plus tenir aucun compte des filles », sinon un peu plus des femmes. Dans la même période cependant, les filles – tout en restant autosexophiliques – s’orientent davantage vers les garçons. Sans que l’on sache si c’est « entraînées par les mêmes tendances pragmatiques » vers une « activité débrouillarde, conquérante et parfois violente » – portrait classique du garçon manqué –, ou par « un attrait plus sentimental ». Mais, en bascule, de 12 à 15 ans, « le monde des jeunes filles redevient plus féminin… L’importance des garçons diminue sensiblement pour elle, celle des adultes augmente, mais avec beaucoup de réserve s’il s’agit des adultes masculins »220. La critique de Piaget par G. Wallon est ambigüe, de même que le sera le bilan critique final de Piaget à l’égard de la notion de socialité primitive chez Henri Wallon. 219 Approche polaire de l’évaluation des ressemblances et des différences. 220 Portrait des filles procédant par double opposition contrastée. 218
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À la fin, note l’auteur, des problèmes restent en suspens. Outre cette dimension autosexophilique fondamentale, intervient une composante « sexe » liée aux différentes catégories d’actions rapportées par les enfants tant aux enfants qu’aux adultes. Tout d’abord, « la méchanceté et la bonté s’opposent comme le bien et le mal. Elles n’ont, pour ainsi dire, pas de sexe… Pour la bravoure au contraire, la balance penche assez nettement du côté des hommes. C’est, pour les filles elles-mêmes, une vertu masculine221… Avec la malhonnêteté et l’action honteuse, les distinctions sont plus subtiles… la malhonnêteté regarde davantage les hommes et l’action honteuse les femmes… La malhonnêteté est affaire de relations entre les individus… dont les conséquences sont plus strictement sociales… L’action honteuse est en rapport avec la nécessité de conserver intacte son intégrité morale… ce qui constitue la principale défense de la femme… Les enfants seraient sensibles à cette différence en identifiant davantage l’action honteuse avec le monde féminin et la malhonnêteté avec le monde masculin. » Quant à savoir si, à propos de cette différence entre la malhonnêteté, « qui garde quelque chose de plus objectif » concernant plutôt le sexe masculin, et l’action honteuse, de « caractère subjectif et moral »222 plus propre au sexe féminin, il conviendrait, touchant ce sentiment d’évaluation des normes morales, d’invoquer des notions telles que celles d’extraversion et d’introversion, déjà mentionnées plus haut, G. Wallon ne se risque à aucune hypothèse de cette nature. En tout cas, l’hypothèse du caractère plausible d’une telle référence pourrait s’accorder assez bien avec le fait que les études classiques (Loosli-Usteri 1965) trouvent davantage d’introversivité chez les femmes que chez les hommes (46/32 %), et moins d’extratensivité chez celles-là que chez ceux-ci (41/45%)223. Revenons-y. Certaines des notions mises en jeu dans le livre de G. Wallon s’accordent bien avec un certain nombre de concepts freudiens. La notion très originale d’une autophilie sexuelle, on l’a déjà dit, concorderait dans une certaine mesure avec la notion freudienne classique de narcissisme. Par ailleurs, le fait impressionnant que les garçons (N : 56) dans la période de 7 à 12 ans s’installent dans un univers exclusivement masculin vérifie assez bien la thèse classique de la période de latence. Ce fait se vérifie toujours de manière massive même dans les écoles mixtes modernes. Il suffit d’ouvrir les yeux autour de soi. Il y a bien un âge Point confirmé dans un article de J. Subes, O. Lafon, Y. Borne : Préférez-vous être une fille ou un garçon ? Enfance, 1954, 7, 7-3, 197-220, 206. 222 Opposition polaire. 223 Émile Jalley : op. cit., 2008, 854. 221
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« homosexuel » où les jeunes garçons préfèrent fréquenter les garçons plutôt que les filles. C’est l’évidence encore même aujourd’hui. Évidemment, d’importantes difficultés subsistent dans la perspective d’une confrontation entre le mode d’approche de G. Wallon et la psychanalyse, bien qu’il soit recommandable et même courageux de ne pas les éviter. Les tranches d’âges adoptées par le livre ne concernent que la période du développement pulsionnel qualifiée en psychanalyse classique par la succession des stades phallique (3-5 ans), de la période de latence (5-12 ans), suivie de l’adolescence (après 12 ans). Le projet envisagé et les résultats obtenus par l’auteur, touchant un domaine jalonné par la question des valeurs morales, positives et négatives, suggèrent que l’investigation évolue bien plus dans le domaine de ce que la psychanalyse qualifie comme le lien identificatoire, cet « autre mode de lien » (Freud) en tant qu’il se distingue du lien pulsionnel (Freud 1921), et qu’il met en jeu des instances du registre du moi idéal et de l’idéal du moi. On l’a déjà suggéré plus haut. Par ailleurs, il ne saurait être question de mettre ici sur le tapis le redoutable nœud de difficultés que représente le problème freudien des destins différentiels, des deux points de vue identificatoire et pulsionnel du garçon et de la fille, de l’homme et de la femme. Ce qui paraît surgir ici, en fait de question importante, à propos des résultats de G. Wallon, c’est le problème du statut spécifique de la féminité par rapport à celui de la masculinité, et qui est bien également un problème majeur de la pensée freudienne (conférence déjà citée de 1932 sur La féminité). Ce que nous disent les résultats de G. Wallon, c’est que l’un et l’autre sexe sont d’emblée fermés sur le monde identificatoire de leurs valeurs sexuelles. Mais le garçon, dès l’âge de 3 ans, est déjà plus fermé sur son monde identificatoire de valeurs masculines, que ne l’est la fille sur son univers correspondant. L’auteur affirme encore que cette indifférence du garçon à l’égard du monde féminin ne va faire que croître de plus en plus à partir de 7 ans. Tandis que la fille, plus précoce, bien que centrée sur soi, s’ouvre davantage vers 7 ans que le garçon sur le monde des valeurs masculines et sociales. Quitte à réinvestir en sens inverse son monde féminin à partir de l’adolescence. La fille serait paradoxalement d’abord plus ouverte sur le monde social, vers l’extraversion, quitte à développer ultérieurement à partir d’un tel investissement vers le dehors – centré par l’extraversion – une dimension proprement introversive. 390
Donc, la fille, la femme, tout en préservant le souci de soi, sont plus orientées vers le garçon, l’homme, que celui-ci ne l’est vers celle-là. En ce sens, si on a pu dire que « la femme est l’avenir de l’homme » (Aragon), l’homme n’est peut-être pas, quoi qu’elle y compte, l’avenir de la femme. Lacan est l’auteur qui a le plus insisté sur l’incommunicabilité de principe de l’homme et de la femme, au point de risquer la formule provocante, et même jugée par beaucoup scandaleuse : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Bien que d’espèce sociale, l’homme et la femme ne s’entendent guère, même si parfois ils se rapprochent. Beaucoup le savent, même si un verre à moitié vide est toujours en même temps un verre à moitié plein. On évolue ici dans un climat de jansénisme, de ce pessimisme assez caractéristique somme toute de l’ensemble du courant des Moralistes français. Et voyez donc Proust. La préférence sexuelle de G. Wallon, cela ressemble un peu à l’amour propre de La Rochefoucauld, l’ami des jansénistes. Cela ressemble aussi à la solitude affective des héros de Racine, l’élève de Port-Royal. Ces propos n’étant que des métaphores par rapport à une réalité profonde qui continuera à faire problème pour les psychologues et les psychanalystes, supposé qu’ils viennent à en parler entre eux un jour – On peut rêver. Pour finir, on a pris le parti de reproduire ci-après, malgré l’inconvénient de la longueur, les passages importants des articles des principaux collègues et disciples de G. Wallon sur son livre, en ce qu’ils touchent justement aux questions dont on vient de faire état. Ce n’est pas pour autant non plus que toutes les questions soient résolues dans les rapports entre l’École de Wallon et la psychanalyse. En particulier, on n’a pas du tout parlé de la question de l’incidence du lien pulsionnel sur le lien identificatoire, dont on sait que Freud a décrit avec insistance bien que sans une clarté totale la différence principielle de destins et de trajets. Même si l’École de Lacan a eu tendance par la suite à confondre les deux trajets (identifications au père, au trait unaire, au désir de l’autre)224. 6. Extraits des six articles produits sur le livre de Germaine Wallon (1951, 1954, 1955, 1956, 1958, 1982) Comme on l’a déjà dit plus haut, plusieurs articles ont été produits, six à notre connaissance, impliquant le livre de G. Wallon, entre 1951 et 1982, trois par des disciples connus de l’École de Wallon.
224
Émile Jalley : op. cit., 2008, Chapitres 9, 10, 11 dans Wallon et la psychanalyse, 469-650.
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Le livre de G. Wallon, même si ignoré des revues de langue française au moins recensées, a fait l’objet d’un bref rapport dans The Journal of Abnormal and Social Psychology, Vol 46(2), en avril 1951, 276-277, où il est perçu de façon très positive comme un compte rendu très détaillé d’esprit comparatif, par ailleurs référé doublement aux deux champs de la psychologie différentielle et de la psychologie génétique. Un grand éloge y est fait également de l’originalité d’Henri Wallon dans le climat français. 6. 1. Benton, Arthur L. Base de données PsycARTICLES Revue des livres : The Journal of Abnormal Psychology et social, Vol 46 (2), avril 1951, 276-277. Compte rendu de Les tests mentaux en psychiatrie (1949) [P. Pichot] ; M. Prudhommeau : L’enfance anormale (1949); G. Wallon : Les notions morales chez l’enfant (1949) et H. Wallon : Les origines du caractère chez l’enfant (1949). Ces volumes présenteront un intérêt particulier pour les personnes concernées par le statut de la psychologie clinique et de l’enfant dans l’après-guerre en France. Les tests mentaux en psychiatrie est le premier volume d’un projet en deux tomes. Il s’agit d’un résumé descriptif des instruments de diagnostic clinique disponibles. Selon la préface, il est le premier livre en français en son genre. En accord avec l’objectif descriptif, il est relativement (mais pas totalement) non critique. L’enfance anormale (1949) de Prudhommeau est avant tout une discussion sur les problèmes pratiques posés par l’éducation de l’enfant exceptionnel bien qu’il comporte une recherche sur les facteurs psychologiques. Les notions morales chez l’enfant (1949) de Germaine Wallon est un rapport extrêmement détaillé d’une étude comparative des idées des enfants sur les idées de « bonté », « méchanceté », « malhonnêteté », « bravoure » et « honte ». Environ 500 garçons et filles, âgés de 3 ans à 15 ans, ont été invités à donner des exemples de ces concepts. Conformément à l’objectif de cette étude en psychologie différentielle, les nombreux points de similitude et de différence en ce qui concerne l’âge et le sexe sont notés. Les données de base sont présentées dans leur intégralité. L’étude représente une contribution solide à la littérature en psychologie génétique. Les Origines du Caractère chez l’Enfant d’Henri Wallon est une réimpression, avec des modifications mineures, d’un premier livre publié en 1934. Le livre est divisé en trois parties qui traitent, respectivement, du comportement émotionnel, de la conscience du corps et de la différenciation et de la conscience de soi. L’auteur trouve pour sa part le livre de Wallon extrêmement intéressant. Ses formulations, sans être nouvelles, ne figurent pas parmi celles habitu-ellement utilisées dans ce pays. Elles sont suffisamment provocatrices pour avoir valeur de stimulus pour la recherche future et à ce titre seul doivent être considérées avec faveur. (Base de données PsycINFO Record (c) 2012 APA, tous droits réservés).
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Arthur Benton est un neuropsychologue américain notoire pour l’invention d’un test bien connu qui porte son nom et destiné à l’évaluation de la détérioration neurologique et mentale en psychiatrie. Maurice Prudhommeau est un collaborateur du Laboratoire d’Henri Wallon, déjà mentionné plus haut. 6. 2. Y. Borne, O. Lafon, J. Subes : Préférez-vous être une fille ou un garçon ? Enfance, 1954, 7, n° 7-3, 197-220, 206. Chose curieuse aucune fille ne songe à rapprocher la force des garçons de leurs qualités de courage, alors que dans l’étude de Mme Germaine H. Wallon (p. 115 orig. et 157, Œuvres 7) les filles pensent volontiers à des garçons lorsqu’on leur demande de fournir un exemple d’un acte de bravoure. La force du garçon est dans notre enquête systématiquement dévalorisée du point de vue moral ; cependant de leur côté les garçons font assez souvent état de leurs propres qualités de courage.
Ces auteurs ont probablement été des collaborateurs occasionnels du Laboratoire, comme il y en eut beaucoup dans cette période de l’après-guerre – attachés et stagiaires de recherche du CNRS –, mais leur identité ne nous est pas autrement connue, sauf recherche à faire dans les archives du Laboratoire, celles du fonds Henri Wallon aux Archives Nationales, ou celles du CNRS. 6. 3. Eugénie Évart-Chmielniski : L’exclusivisme personnel. Le personnalisme et son conditionnement, Enfance, 1955, 8, n° 8-1, 1-32 :
Les fillettes se prennent bien plus au sérieux que les garçons. Leur personnalité entière est engagée dans chaque situation, tandis que les garçons peuvent abandonner leur personnalité momentanément, se fondre avec une autre, reprendre immédiatement après la leur, sans en éprouver la moindre gêne. Pour les filles leur personnalité a une valeur permanente, elles ne l’abandonnent pas facilement, même en rêve ou en imagination. La fille est solidaire, fidèle à ellemême d’une façon plus étroite. Dans sa belle étude sur Les Notions morales chez l’enfant, Mme Germaine H. Wallon a trouvé qu’« au total, il y a beaucoup moins de différence dans les résultats aux différents âges chez les filles que les garçons. L’ambiance qu’elles se composent est beaucoup plus constante, ce qui suppose sans doute une évolution morale plus homogène ». Citons encore que « la période de 7 à 12 ans... est une période où la différence est maximum entre les filles et les garçons (op. cit. p. 107 et 148, Œuvres 7) ».
Eugénie Évart-Chmielniski, dont il a été question plus haut, a rédigé en commun avec Henri Wallon le livre sur Les mécanismes de la mémoire (1950) et plusieurs articles fondamentaux reproduits dans les tome V (n° 234 1957) et VI (n° 234 1957, n° 238 1958, n° 244 1959) des Œuvres d’Henri Wallon. 393
6. 4. René Zazzo : Le bestiaire ; 1.- Attitudes affectives et représentations sociales des enfants d’âge préscolaire, Enfance, 1956, 9, n° 9-1, 6584.
Nous constatons chez les garçons une augmentation régulière du pourcentage du refus d’être fille entre 3 et 6 ans. Ce qui est, en tout cas incontestable, c’est que les filles rejettent beaucoup moins l’idée d’être un garçon que les garçons ne rejettent celle d’être une fille. À l’âge de 4-5 ans qui est le plus caractéristique à cet égard, la majorité des filles accepterait éventuellement d’être un garçon et ce qui est plus significatif encore, le quart d’entre elles préférerait même être une fille. Ces constatations confirment donc sur deux points essentiels les conclusions auxquelles parvenait Germaine Wallon dans son beau livre sur Les Notions Morales chez l’Enfant : la préférence auto-sexuelle, mais aussi, mais surtout, une sorte d’asymétrie dans l’intérêt que se portent réciproquement filles et garçons. « Les garçons, disait Germaine Wallon, ne paraissent plus tenir aucun compte des filles… Les filles répondent au dédain des garçons par une beaucoup plus grande considération pour eux. » Ces remarques étaient faites à propos d’enfants plus âgés (groupe de 7 à 12 ans) et au moyen d’autres techniques d’observation. Notre technique met en évidence que ces attitudes, identifiées et décrites par Germaine Wallon, valent aussi pour les enfants de la période préscolaire. »
René Zazzo, dont il a été question plus haut, a été un psychologue de l’enfance français bien connu, principal disciple d’Henri Wallon, et surtout notoire comme cofondateur avec celui-ci de la psychologie scolaire, aujourd’hui à peu près éliminée par les pouvoirs conservateurs successifs, y compris de « gauche ». Zazzo a conquis également une grande réputation aussi pour ses travaux sur les jumeaux, et aussi sur l’image en miroir, qui restent intéressants bien qu’il ait cru devoir les opposer avec une pertinence selon nous discutable aux vues de Jacques Lacan sur le même sujet. 6. 5. Bianka Zazzo : Étude différentielle de l’image de soi chez les adolescents, Enfance, 1958, 11, 11-4-5, 353-379, 370-371.
Les filles, quel que soit leur milieu social, ont tendance à se rapprocher des garçons, en s’attribuant plus de traits communs avec eux que ne le font les garçons. [Dans nos résultats] les… filles sont d’accord… pour considérer que les caractères les plus représentatifs de l’adolescence appartiennent aussi bien aux filles qu’aux garçons, puis, selon le milieu social, l’accent est mis sur tel ou tel autre trait qui accentue, de façon particulière, cette ressemblance. On constate donc chez elles une tendance qui n’existe pas chez les garçons à se définir davantage à l’image du sexe opposé. On peut se demander si ce fait traduit seulement, de façon directe, leur désir d’émancipation ou s’il s’agit d’une attitude plus profonde – dont ce désir
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ne serait qu’un des aspects – qui a déjà été signalée par d’autres auteurs, et notamment par Germaine Wallon dans son étude différentielle sur Les Notions morales chez l’Enfant. En décrivant la période de 7 à 12 ans, qu’elle considère comme celle où les différences entre garçons et filles sont les plus significatives, G. Wallon nous dit notamment : « Alors que les filles montrent moins d’exclusivisme à leur profit et témoignent d’une attention plus grande pour les garçons, ceux-ci semblent oublier plus ou moins les filles, comme si elles ne tenaient aucune place dans leurs représentations les plus familières des activités qui les intéressent... À l’âge suivant, l’importance des garçons diminue sensiblement pour elles. Le monde des jeunes filles redevient plus féminin » (pp. 107, 239 orig. et 148, 280 des Œuvres 7). Pour féminin qu’il soit, ce monde de représentations est, y compris dans l’adolescence et peut-être surtout dans l’adolescence, plus dépendant du sexe opposé que ne l’est celui des garçons. C’est pendant la période de l’adolescence que la fille prend le plus fortement conscience de ce que son destin biologique et social l’appelle à ne se déterminer qu’en fonction de l’homme. Et c’est alors que le refus de sa condition de « deuxième sexe » est le plus brutal. « C’est une pénible condition que de se savoir passive et dépendante à l’âge de l’espoir et de l’ambition, à l’âge où s’exalte la volonté de vivre et de prendre une place sur la terre ; c’est dans cet âge conquérant que la femme apprend qu’aucune conquête ne lui est permise, qu’elle doit se renier, que son avenir dépend du bon plaisir de l’homme » (S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. II, p. 117). Le désarroi qui en résulte peut se manifester sous des aspects apparemment contradictoires : reniement de sa condition de femme et mutation plus ou moins poussée qui conduira la jeune fille à se parer des qualités qu’elle admire chez l’autre sexe, ou attitude de retrait qui l’isolera, prisonnière d’un univers essentiellement féminin. Opposition et résignation ne s’excluent d’ailleurs pas : elles sont deux démarches coexistant souvent chez le même individu, à la recherche d’un équilibre. Et l’équilibre est d’autant plus difficilement atteint que la jeune fille oscille plus longuement entre ces deux attitudes. Son hésitation se renforce de toutes les limitations et de toutes les pressions que le milieu lui impose, mais elle ne peut se prolonger que si le temps et les possibilités de choix qui lui sont laissés sont suffisants. À ces limitations extérieures, la jeune fille répondra par une exigence plus absolue, mais dans la mesure seulement où ses conditions d’existence lui offrent une marge indispensable qui permet à cette exigence de s’exprimer. … en général les différences d’attitude sont plus grandes entre les filles de différents milieux sociaux [lycéennes et apprenties] qu’entre les garçons.
Bianka Zazzo (1915-2007), épouse de René Zazzo, est une psychologue de l’enfance, connue pour ses travaux sur la psychologie différentielle des adolescents, donc dans la suite de Germaine Wallon. 6. 6. René Zazzo : La comparaison, notamment entre l’homme et d’autres espèces animales, Enfance, 1982, 35, n° 35-4, 229-248. 395
Pour mettre un peu d’ordre dans l’extrême diversité des démarches en question on peut définir la comparaison, au moins schématiquement, provisoirement, selon son intention et selon les termes en jeu. Son intention peut être descriptive ou, plus ambitieusement, explicative. Il s’agit de dégager entre deux ou plusieurs termes des similitudes ou/et des différences, éventuellement de marquer leur altérité réciproque. On peut s’arrêter là, se borner à un inventaire. C’est ce qu’on peut désigner comme comparaison-confrontation ou comparaison-contraste. Mais, par et au-delà de cette confrontation, on peut s’employer à rechercher l’origine ou la signification des différences et des similitudes : c’est la comparaison-explication. De la première on pourrait dire, selon une terminologie relancée récemment par Paul Fraisse225, qu’elle est idiographique, de la seconde qu’elle est nomothétique, qu’elle tend à la recherche de lois ou de déterminismes généraux. Mais, en fait, l’idiographie est rarement pure. À y regarder de près la tendance à expliquer, à comprendre, est toujours plus ou moins présente : et c’est à une théorie des niveaux d’explication qu’il faudrait plutôt recourir pour opérer nos classements si nous voulions cerner les choses de plus près. La considération des termes en jeu, de la distance qu’au départ nous percevons entre eux, détermine le mouvement de notre démarche. Dans la préface à ses Notions morales chez l’enfant, Germaine Wallon fait à ce propos une remarque fort pertinente : « On parle de psychologie comparative, dit-elle, lorsque les termes en présence apparaissent d’emblée comme différents, ou même irréductibles. Et il s’agit alors de les faire se rejoindre de quelque façon. Alors que la psychologie différentielle se définirait par un mouvement inverse : on part d’êtres perçus au départ comme semblables (ou comme des semblables) puis on cherche en quoi ils se distinguent les uns des autres. Il faudrait sans doute ajouter que le type d’explication vers lequel on tend n’est pas le même dans les deux cas. La façon dont peuvent se rejoindre des êtres perçus comme foncièrement différents [comparaison-confrontation ou comparaison-contraste « idiographique » selon la terminologie de Paul Fraisse], la façon dont on se pose en tout cas la question (à propos notamment d’une comparaison entre l’animal et l’homme) est tout autre que la façon dont on distingue des êtres considérés comme semblables [comparaison-explication « nomothétique »]. Mis à part le préjugé de notre perception initiale, (termes semblables, différents, irréductibles) qui peut orienter tendancieusement notre interrogation. À cet égard et sans aucune impertinence, on pourrait se demander (et il est surprenant que Germaine Wallon ne se pose pas elle-même explicitement la question puisqu’elle confronte garçons et filles) si la psychologie des sexes est comparative ou différentielle [EJ : ce n’est pas exact, elle laisse plutôt entendre qu’elle est les deux, position « dialectique » intéressante mais qui ne facilite pas non plus l’abord de la question].
225
Émile Jalley : op. cit., Vuibert, 2006, 31.
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7. L’éclat de l’École de Wallon dans un paysage français désertique Comme l’a formulé René Zazzo à juste titre, Henri Wallon a été, à l’instar de Piaget, « un géant », mais à la différence de celui-ci, mieux reconnu dans son pays comme sur le plan international – encore que cela soit du passé –, « d’inégalité visibilité » : Wallon, qui a été et reste le plus grand psychologue français, aura vécu une carrière freinée, latérale, marginalisée dans le corps des institutions parallèles à la Sorbonne, qu’il a du reste contribué à créer lui-même, faute peut-être qu’on le laisse accéder à la Sorbonne (Institut de psychologie, INOP). Wallon, c’est Gargantua qui s’est développé dans un tuyau de poêle. Et il n’en est pas tout à fait sorti puisque l’intérêt qu’il y aurait à reconnaître l’importance de son œuvre ne fait toujours pas urgence pour la plupart des éditeurs et encore bien moins pour l’ensemble des universitaires. Comme j’ai déjà dit cela ailleurs, je n’y reviens pas, quitte à essayer de formuler autre chose d’un peu plus neuf. Quand on pense que Wallon a eu accès à la Sorbonne à 53 ans (1932), comme chargé de cours, il y a de quoi crier de honte pour ce pays. Je ne reviens pas sur les conditions acrobatiques de sa nomination, et sur l’infamie de son congédiement puis de sa mise à la retraite du Collège de France226. Et je m’autorise à dire cela et en de tels termes, pour avoir pratiqué les diverses avenues de la psychologie et de la psychanalyse depuis près de 60 ans. Mais, devant l’énormité, mieux vaut essayer de comprendre que de s’indigner (intelligere magis quam detestari, Spinoza). De fait, le talent immense de Wallon s’est paradoxalement développé dans un paysage de la psychologie française qui a toujours été très pauvre, comparé à celui d’autres pays, même avant la Deuxième Guerre mondiale. Ceci en dépit du paradoxe d’un certain nombre de noms dignes d’intérêt : Ribot – neurasthénique et incapable d’enseigner nulle part – trois ans à la Sorbonne (1885-1888) et trois ans au Collège de France (1888-1901)227, Janet, Blondel, Dumas, Delacroix, Guillaume, Piéron – tous à Paris, Bourdon et Burloud à Rennes, Marcel Foucault à Émile Jalley : op. cit., Biographies parallèles, 432, L’Harmattan, 2006. Wallon avait d’abord été requis comme chargé de conférences à la Sorbonne en 1919, un statut modeste et non titulaire, au service semble-til de Georges Dumas. Il est même possible qu’il n’ait même pas été rémunéré. Le Chargé de cours était une sorte de Maître de conférences de rang secondaire, grade qui a disparu dans les années 1970. 227 C’est là la stricte vérité : Ribot a enseigné 6 ans dans l’enseignement secondaire (1866-1872) et 6 ans dans l’enseignement supérieur (1888-1901), soit 12 ans de carrière enseignante, sans que l’on sache exactement de quoi il a vécu dans ce décalage. Il passe aussi pour être le fondateur de la psychologie scientifique, alors qu’il n’a jamais fait une vraie expérience (Serge Nicolas : Histoire de la psychologie française. Naissance d’une nouvelle science, Inpress, 2002, 107). Il reste que ses écrits sont intéressants surtout les deux livres sur La Psychologie anglaise contemporaine (1870) et La psychologie allemande contemporaine (1879) 226
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Montpellier, Michotte à Bruxelles. Ce point a parfois été frôlé dans certains passages de ce que j’ai écrit, mais jamais tout à fait creusé par absence de document direct et fiable disponible au moins pour moi. Or en voici un, qui m’avait précédemment échappé : il s’agit du texte que j’ai cité plus haut rédigé par Hélène Alphandéry-Gratiot pour L’Encyclopédie française concernant « L’organisation des recherches psychologiques » (1938 8.10-12). Dans un panorama mondial assez bien fait où il est question de pays tels que l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, le Suisse, l’Italie, l’Espagne, l’U.R.S.S., l’Europe Centrale, le Japon, l’Argentine, voici ce qui est dit de la France : « France. – L’enseignement de la psychologie est donné essentiellement, en France, dans les facultés de lettres des différentes universités. À Paris, il bénéficie d’une organisation spéciale depuis la création, en 1921, de l’Institut de psychologie, rattaché à l’Université de Paris et placé sous la direction scientifique des Facultés des lettres et des sciences, du Collège de France et de l’École des Hautes-Études. Les cours sont répartis entre les différentes sections : psychologie générale, psychologie pathologique, psychologie physiologique, psychologie zoologique, pédagogie et psychologie appliquée. Plusieurs laboratoires sont rattachés à cet institut : le laboratoire de psychologie physiologique, le laboratoire de psychobiologie de l’enfant, le laboratoire de psychologie appliquée. Citons également l’Institut de psychiatrie et psychologie appliquée rattaché aux Facultés des lettres et de médecine. En province, il est peu de chaires de psychologie proprement dites et cet enseignement est en général rattaché à celui de la philosophie, comme c’est le cas à Bordeaux [?], à Nancy [ ?]. Pourtant, il existe à Strasbourg une chaire de psychologie [Blondel, Pradines, Lagache], à Besançon une chaire de psychologie appliquée à l’éducation [ ?], à Reims des conférences de psychologie pathologique, à Montpellier [Foucault] un cours de psychologie expérimentale. Il faut enfin citer l’Institut pédagogique de l’Université de Lille [ ?] et l’Institut de pédagogie de la Faculté des lettres de Lyon [ ?]. »
Ce qui se passe à Paris, nous le savions déjà : un réseau hétéroclite où la Sorbonne se partage un pouvoir oligarchique avec d’autres institutions prestigieuses (Collège) et d’autres de caractère plus récent et de rang subordonné (Institut de psychologie, INOP, Hautes Études). En somme il n’est bon bec que de Paris. Les postes de professeur y sont réservés à une élite dont c’est le terme envié de l’ensemble d’une carrière construite dans un réseau confidentiel d’instances politiques et de lieux de notoriété sociale. Les dames de ces messieurs avaient leur « jour » et leur salon, plus ou moins fréquentés. Que l’on se souvienne du récit de Freud reçu dans le fastueux hôtel particulier de Charcot.
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Mais ce qui est frappant, c’est le contraste offert, par rapport à Paris, de l’espace provincial, où la discipline apparaît implantée de manière sporadique, lacunaire, hétéroclite, en une demi-douzaine de petites oasis au milieu d’un vaste désert. Dans telles de cette demi-douzaine d’universités, des talents comme Burloud à Rennes pouvaient se retrouver à enseigner trois heures par semaine devant une douzaine d’étudiant(e)s. D’ailleurs, s’il n’y avait pas de psychologie partout, il n’y avait pas toujours des professeurs en titre dans les lieux où il y avait de la psychologie. En plusieurs endroits des professeurs de philosophie au lycée fonctionnaient comme chargés de cours de psychologie à l’université. Les ? ci-dessus, insérés par nous dans le texte d’H. Gratiot, désignent souvent de ces professeurs de philosophie du secondaire, recrutés comme chargés de cours, et pas forcément stupides. Une situation semblable existait en philosophie. Il m’a été rapporté que l’historien de la philosophie et académicien Henri Gouhier, professeur de philosophie au lycée d’Auxerre, allait fonctionner aussi comme chargé de cours hebdomadaire à l’Université de Dijon, devant quelques étudiants. Vient ensuite l’analyse par H. Gratiot des Centres de recherche psychologiques, où sont cités Londres et Cambridge, Barcelone, Gênes, Genève, Liège, Moscou, et enfin à Paris « les différents laboratoires de l’École des Hautes Études, du Conservatoire des Arts et Métiers, de l’Institut d’orientation professionnelle. » Enfin l’étude des Centres d’application se mobilise dans le même texte autour du thème de l’orientation professionnelle, présentée en Allemagne, Angleterre, Belgique, Hollande, Luxembourg, Suisse, Italie, Espagne, Europe centrale, Lettonie, U.R.S.S., États-Unis, Brésil, Argentine, avec le descriptif suivant pour la France : « France. – L’orientation professionnelle n’est pas encore partout organisée sur une base scientifique. L’Institut national d’orientation professionnelle donne aux futurs orienteurs un enseignement théorique et pratique. Il organise dans ses laboratoires des recherches de psychologie appliquée et de psychotechnique et centralise une documentation considérable. Par ailleurs, divers services d’orientation professionnelle sont rattachés à des municipalités, à des cliniques ; d’autres sont dus à des initiatives d’industriels. »
Puis la sélection professionnelle proprement dite est décrite en Allemagne, Autriche, Suisse, Lettonie, Tchécoslovaquie, Pologne, Finlande, Yougoslavie, Italie, Suède, Espagne, Hollande, Hongrie, Norvège, Roumanie, avec mention pour la France de « deux centres
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importants organisés par les chemins de fer du Nord et de l’État, et du recrutement des personnels des tramways. » Les propos d’H. Gratiot nous mettent en définitive en présence d’une situation jusqu’ici mal évaluée : un relatif sous-développement de l’enseignement de la psychologie théorique à l’université, cependant qu’au niveau de la pratique sociale la psychologie appliquée présentait peut-être une certaine avance de développement par rapport à son état universitaire. Ce dont témoigneraient la mention des demandes venues des transports publics, ainsi que celle, même mordant sur le champ universitaire, de psychologie appliquée à l’éducation (Besançon) et à la pédagogie (Lille, Lyon), de même encore que la parution dès 1930 du livre de Wallon sur Les principes de psychologie appliquée, comme en réponse à la demande sociale d’un certain public. À Paris, ne revenons pas sur ce qui est déjà assez bien connu, l’équilibre entre les champs théorique et pratique des disciplines psychologiques est beaucoup plus harmonieux, cela étant dû pour beaucoup au rôle de pionniers d’Henri Piéron, pour la psychologie générale et expérimentale, et d’Henri Wallon – pour presque tout le reste –, qui étaient des amis de jeunesse s’entendant bien dans la vie comme dans la profession. Le sous-développement de la psychologie universitaire en province avant la Deuxième Guerre mondiale pourrait avoir eu pour cause le désintérêt de la part de l’administration supérieure de la philosophie, en l’espèce d’une tendance logiciste marquée par la philosophie des sciences de la nature (Brunschvicg, Lalande, Goblot), ce dont nous ne savons rien de bien précis et qui resterait à vérifier. Ce sont bel et bien les ancêtres de l’« antipsychologisme » et de l’« antihumanisme théorique » des années post-soixante-huitardes (Althusser, Foucault, Deleuze), une plaie dont sommes encore, même à long terme, accablés. En tout cas, on ne peut pas reprocher à cette époque aux philosophes d’investir l’espace universitaire de la psychologie avec une mentalité idéologique de caractère « métaphysique » et au surplus coupée des pratiques – qui sont en réalité deux reproches sensiblement différents, car on a vu exister aussi plus tard (de ma propre expérience) dans la discipline un positivisme antiphilosophique coupé des pratiques, comme c’était le cas par exemple à Paris V à partir de 1968 pour ce qui est de l’ensemble des sous disciplines composant la licence et même la maîtrise. L’investissement des « philosophes » est venu plus tard dans le contexte du développement de plus en plus rapide de la demande en psychologues, après la création de la licence de psychologie par Lagache (1945). Dans ce contexte historique singulier, il a bien fallu recourir au recrutement inéluctable, à titre d’enseignants titulaires en psychologie, de 400
professeurs agrégés de l’enseignement secondaire, qui avaient la pratique de la parole enseignante et au surplus géraient un programme de Terminales où les questions de psychologie avaient une part très importante (voir l’ancien Manuel de philosophie d’Armand Cuvillier édition 1937-1943 dont un seul des deux volumes de 725 pages est consacré à la psychologie). Du reste la circulation du prof de philo entre le lycée et l’université était une tradition normale installée dès avant la Guerre de 1939-1945. Tous les noms cités plus haut (Janet, Blondel, Dumas, Delacroix, Guillaume, Bourdon, Burloud, Foucault, Pradines) avaient d’abord été des agrégés prof de philo. Seul Blondel avait émigré directement de l’agrég de philo vers la médecine228. À l’époque où j’ai débuté, à Nancy en 1965, avec Ruyer, Snyders, Jodelet, qui avaient suivi la même tradition, la psychologie relevait encore normalement de la Section de philosophie, et avait avec celle-ci des discussions, des décisions et des élections communes. Parmi les noms d’avant 1939, la plupart, au début de leur carrière, avaient continué à enseigner au lycée, même après avoir soutenu leur doctorat de philosophie-psychologie, tout en étant souvent en même temps déjà, comme vu plus haut, chargé de cours de psychologie à l’université. Après 1945, les agrégés de philosophie sont recrutés comme professeurs de psychologie en principe avec un doctorat de psychologie (Anzieu, Favez-Boutonier, Gagey, Brès, Laplanche), mais ce n’est pas toujours que l’on retrouve la trace d’une vraie thèse de psychologie dans le fichier officiel des thèses. Il est impossible de retrouver la moindre trace de la thèse d’un Bresson, célébré à l’envi longtemps comme l’un des pharaons de la discipline. Il n’en aurait jamais fait. Un peu plus tard, à vrai dire déjà bien avant 1968 (Fraisse professeur de psychologie expérimentale à la Sorbonne en 1957), mais encore bien plus après 1968, sont arrivés « les autres », ceux dépourvus de toute formation philosophique, qui avaient le cursus Institut de psychologie de Paris, (Le Ny), dont les doctorats ne sont pas pour autant toujours identifiables, et dont le principal souci aura toujours été d’évincer les philosophes de leur espace nouvellement conquis par les nécessités d’un recrutement rapide. Avec l’arrivée des premiers conquistadores lavés de tout soupçon de philosophie, ce sera encore pire – pour ce qui est de la connexion des champs théorique et pratique, universitaire et professionnel, qu’avec l’arrivée de la nouvelle cohorte de certains des philosophes du cru 1945 avec leurs thèses de philosophie inclinant du côté de la 228
Voir Serge Nicolas : op. cit., Histoire de la psychologie française. Naissance d’une nouvelle science, Inpress, 2002.
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psychologie. Je ne souhaite pas revenir sur le détail de ce qui se découvre dans ces marécages, et dont j’ai parlé longuement dans La crise de la psychologie à l’université en France (L’Harmattan, 2004)229. En tout cas, ce qu’il est intéressant de comprendre, c’est que la psychologie universitaire d’après guerre a dû se développer sur un terrain culturel de tradition très faible, une sorte de marécage de la majeure partie de l’espace provincial. Et cette débilité des fondations dans l’ensemble de l’espace national n’a jamais pu être comblée, après 1945, pour toutes sortes de raisons : lutte contre les philosophes, attitude de parade des nouveaux conquérants, ne trouvant pas d’autre politique que celle de développer les méthodes contre les modèles (Reuchlin, même l’agrégé Zazzo a colporté ce genre de sottise). Il a fallu un jour, faute de candidature sérieuse, appeler le Suisse Jean Piaget dans un poste de psychologie de l’enfant à la Sorbonne, faisant la navette entre Genève et Paris. Lui-même l’a noté avec son humour habituel. Sur ce point encore, ce ne serait pas du tout la faute des philosophes de formation, souvent incriminés, mais bien des nouveaux venus sans culture de base classique, ni non plus de formation pédagogique d’aucune sorte à la communication par le discours enseignant, si s’est développé un enseignement universitaire vide, formaliste, abscons, sans contenu ni vie, et ressenti par les usagers comme coupé de tout rapport aux pratiques. Un Reuchlin, ancien instituteur, savait parler correctement devant un amphi de 300 étudiants, mais pas du tout un Fraisse dont la voix nasillarde de fausset n’a jamais été capable de fixer un public de plus de trente personnes. Ayant supprimé les cours magistraux pendant dix ans après 1968, il avait fini, vers les années 1980, par contraindre l’équipe des Maîtres de conférences, dont je faisais partie, à les endosser à la place des professeurs en titre, dont c’était la vraie responsabilité traditionnelle. Et bien entendu, rien n’a pu sortir de tout cela en fait de ce qui pourrait s’appeler une École française de psychologie, comme il y a eu incontestablement une École Suisse dont on peut faire l’histoire (Claparède, Piaget, Inhelder, Mounoud, etc.). Rien sauf le milieu de formations, la seule véritable École française digne de ce nom, lié au Laboratoire de Psychobiologie de l’enfant d’Henri Wallon, installé rue Gay-Lussac, dont le bref panorama retracé plus haut a montré la richesse du tissu inventif en des secteurs multiples et l’abondance des interconnexions entre la théorie et la pratique. L’excellent historien de la discipline Serge Nicolas Il ressortait de mon étude d’environ 500 dossiers de collègues étalés sur quelque 30 années, que 50 % d’entre eux présentaient des anomalies variables et plus ou moins graves à l’égard de l’orthodoxie du trajet institutionnel normal. 229
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a parfaitement souligné de son côté également l’importance du réseau institutionnel, scientifique et culturel qui s’organise autour de la personnalité d’Henri Wallon entre 1920 et 1939 (op. cit., 206). Un témoin de l’époque, Pierre Grappin, ex-doyen de Nanterre, me racontait un jour que, lorsqu’il était question de psychologie, avant et aussi après la guerre, le seul nom qui venait à l’esprit de la plupart des gens d’un certain niveau de culture, disons plutôt des intellectuels professionnels, c’était celui de Wallon. Après 1960, ce sera plutôt le nom de Fraisse, mais dans des cercles plus retreints. Autre temps, autres mœurs. Rien donc en dehors de cela. Allons, soyons indulgent, disons plutôt : « un je ne sais quoi ou un presque rien » comme disait le regretté Vladimir Jankélévitch. Aussi bien personne n’a encore pu produire une histoire de la psychologie française sérieuse depuis 1945 au niveau des contenus scientifiques et culturels, car il n’y en a pas. Ce qu’il y a eu, c’est du bruit, « beaucoup de bruit pour rien » (Shakespeare). Car il n’y a rien à dire, malgré le carnaval et le tintamarre institutionnels permanents, des contenus matériels et scientifiques de la psychologie française depuis bientôt 70 ans, sauf, ainsi que le fait Serge Nicolas, à mentionner des rubriques latérales comme « la professionnalisation de la psychologie française » (seconde moitié du XXe siècle), « l’émergence des sous disciplines de la psychologie » (Lagache, Fraisse, Lacan, Reuchlin, Piaget, Zazzo… d’inégale visibilité !) et enfin l’inévitable « panorama des formations actuelles » (op. cit., 9). Dans ce même ouvrage de 2002, le même auteur nous promet « une histoire de la psychologie française moderne des XIXe et XXe siècles, y compris donc la seconde moitié du XXe siècle, en quatre forts volumes ». Je lui souhaite sincèrement d’y parvenir, mais j’ai bien peur que, pour ce qui est de la dernière partie du programme, cela coince beaucoup pour son projet. Mais si ! Ce qu’il y a à mentionner essentiellement de la psychologie française de la seconde moitié du XXe siècle, c’est en dehors de l’œuvre de Wallon (5 000 pages dont la qualité ne faiblit jamais nulle part) et de son école (les deux Zazzo surtout, mais pas seulement), c’est Lacan, que Serge Nicolas n’oublie pas dans son panorama, et même si la cohorte de ses disciples rechigne toujours à l’écarter du diable, de la fréquentation détestable de la psychologie, ce qui finit par leur poser à long terme de gros problèmes doctrinaux. C’est aussi la très riche École française de psychanalyse, que la Pensée-Lacan aura fécondée latéralement mais incontestablement – ce que ses disciples ne perçoivent pas du tout dans leur enfermement – (Didier Anzieu, Béla Grunberger, Janine Chasseguet-Smirgel, Francis Pasche, Piera Aulagnier, Joyce McDougall, 403
Paul-Claude Racamier, Jean-Bertrand Pontalis, René Roussillon, René Kaës, Serge Lebovici, René Diatkine, Pierre Marty, Christian David, Michel Fain, Michel de M’Uzan, Daniel Widlöcher, Denise Braunschweig, Évelyne Kestemberg, André Green, Jean Laplanche, Guy Rosolato, Serge Viderman)230. En organisant en tant que maître d’œuvre, directeur, et auteur majeur (272 pages) le tome VIII La Vie mentale de L’Encyclopédie française, Wallon se pose incontestablement à l’époque comme le grand chef de file de la psychologie française. Il est intéressant d’envisager L’Index des collaborateurs de l’Encyclopédie française (1938) comme une sorte de Gotha de la discipline en France telle qu’elle achève son premier développement à cette époque cruciale de l’histoire européenne. Or cet Index comprend 29 collaborateurs parmi lesquels on compte : 7 agrégés de philosophie (Blondel Sorbonne, Delacroix Sorbonne, Dumas Sorbonne, Janet Collège, Piéron Collège, Wallon Collège, Lagache Strasbourg, Friedmann Minist.), 1 DES philosophie (AlphandéryGratiot), 5 médecins (Guiraud Sainte-Anne, Lacan Paris, Minkowski E. Paris, Pichon, Schiff Paris), 1 psychologie appliquée (Weinberg), plus 1 biologie (Rey), 1 agrégé histoire (Febvre Collège), 1 polytechnicien (Abraham), 2 divers (Jeudon MC EHEP, Kellersohn sociologie), 5 étrangers (Magnat Suisse, Minkowski M. Suisse, Ombredanne Bruxelles, Verlaine Belgique, Wolff Angleterre). On remarquera que tous les professeurs de psychologie (7), par ailleurs tous agrégés de philosophie, sont massivement installés à la Sorbonne ou au Collège de France, sauf Lagache Maître de conférences à Strasbourg et Friedmann détaché dans une fonction ministérielle (enseign. techn.), ce qui confirme bien ce que l’on disait plus haut du désert provincial. Que la composante psychiatrique, 5 médecins tous installés également à Paris, pèse déjà d’un poids fort lourd à l’époque dans le dispositif de la science psychologique. Tout se passe comme si l’enjeu du dispositif consistait dans le partage du pouvoir entre la Sorbonne (plus le Collège de France) et SainteAnne. Il est clair qu’une telle configuration de l’échiquier des forces pèsera encore beaucoup par la suite, et probablement encore d’une certaine manière aujourd’hui, même si de façon plus délocalisée, mais peut-être pas autant qu’on le pense. Une partie du « mal », s’il y en a ce qu’à Dieu ne plaise, réside peut-être dans un tel agencement du polygone des forces en présence. 230
Émile Jalley : op., cit., Vuibert, 2006.
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Le propos précédent d’H. Gratiot se vérifie sans discussion. Personne d’autre à l’époque n’est capable en d’autres lieux universitaires, en dehors de la cohorte massive des collègues parisiens avec l’appoint de l’unique collègue de Strasbourg, d’apporter une contribution au grand Manifeste de la psychologie française d’avant-guerre qu’est La Vie mentale. En dehors, ce sont comme les grandes forêts sauvages de la Gaule antique, que traversaient les légions de César. Dans ces conditions d’inculture de base au niveau du territoire national, il était insensé, irresponsable, de l’ordre du crime institutionnel, de procéder à la l’épuration ethnique des enseignants philosophes, ainsi que l’ont fait dans la période 70-90 les Fraisse, Reuchlin, Vurpillot, G. de Montmollin, Chiland. C’est le contraire qu’il aurait fallu faire, plutôt les attirer au lieu de les faire fuir. Dans le contexte de la nomination de Fraisse dans une chaire de psychologie expérimentale à la Sorbonne (1957), Wallon, qui avait à peu près seul porté au meilleur ce qu’on pouvait tirer de la psychologie française, avait déclaré ressentir que celle-ci se préparait à entrer dans un tunnel. Mais le propre de ce genre de tunnel, c’est qu’une fois que l’on y est entré, on ne peut jamais en sortir. Il en est ainsi de ces galaxies qui disparaissent, paraît-il, dans les trous noirs de l’espace intersidéral. Aucune science n’a jamais pu, ne pourra jamais – Bachelard dût-il se retourner dans sa tombe – se créer par rupture brusque, ex nihilo, sans base, sans appui sur une tradition antérieure, aucune même pas les mathématiques, ni les sciences de la nature, que pourtant les « nouveaux venus » – homines novi – tenaient à partir des années 60, le parti dément, mouche bourdonnant contre la vitre, de prétendre « imiter ». L’expérimentaliste Piéron, agrégé de philo et ami de Wallon, n’a jamais pensé cela. Mais Fraisse, oui, le gremlinz jadis venu de Louvain 231, et aussi Reuchlin, l’ancien instituteur recyclé dans le mâchonnement du comportement. Je me souviens d’interminables discussions de sourds, surtout avec le second, le plus bête, qui ont duré des années – dans la période 70-80 –, où l’on prétendait nous faire avaler – car ceux-là étaient encore capables d’un discours, fût-ce celui de la folie –, que la seule référence méthodologique acceptable pour un psychologue était Claude Bernard. Un certain J.-F. Camus, maître de conférences du labo de Fraisse, un imbécile encarté du PCF, mais qui n’en détestait pas moins Wallon, était chargé de défendre aussi cette « thèse officielle », et d’y réduire autant que faire se pouvait la mentalité des subalternes de l’institution.
231
Françoise Parot : Psychologues de langue française, Paris, PUF, 1992.
405
Certes, des personnalités comme Bergson, Merleau-Ponty, Sartre même, avaient existé qui avaient un sentiment authentique d’une tradition de pensée touchant la dimension du psychologique. Le programme des classes terminales comportait une tranche considérable de psychologie – positive bien que reliée à l’histoire antérieure, qui en a totalement disparu. Mais quelque chose s’était fané depuis les années 60 et le printemps ne revenait plus. La « chose » est probablement venue de beaucoup plus loin. Bien avant, depuis bien plus longtemps, Paul Valéry tout comme Stefan Zweig avait éprouvé le vif sentiment et exprimé aussi qu’après le cataclysme de la Première Grande Guerre mondiale, quelque chose s’était brisé dans la culture européenne. Après 1920, Bergson n’était plus écouté. Vers 1960, MerleauPonty était moqué par Sartre, qui pourtant était un géant d’une autre taille que Fraisse de Lilliput. En 2007, Stanislas Dehaene a été nommé professeur de psychologie expérimentale et cognitive au Collège de France, sans même que sa leçon d’Introduction songe à citer le nom d’aucun de ses prédécesseurs au titre de la psychologie au Collège : Ribot, Piéron, Wallon, Merleau-Ponty. Tout de même ! Sans jeter la pierre à cet excellent homme contre qui je n’ai rien en principe, ce n’est pas un excellent signe. Qui vivra verra. Le physicien Lévy-Leblond a parfois écrit que les spécialistes des sciences formelles et dures ne connaissaient pas l’histoire de leurs disciplines. Bien que l’on puisse le leur reprocher, pour eux ça s’intègre et ça roule tout seul, en principe. Cependant, l’attitude des psychologues universitaires est différente : l’histoire, ce n’est pas seulement qu’ils l’ignorent, mais elle leur fait horreur : c’est comme si on les faisait entrer, comme leurs rats, dans des cages montées pour délivrer des chocs électriques. C’est de la même manière du reste, comme la cage à plancher électrisé par saccades, que la psychanalyse leur fait horreur. De toute évidence et pour conclure, l’importance et l’originalité critiques de l’œuvre d’Émile Jalley se mesurent au fait de figurer sur la liste noire en question de Big Brother Google. Ce matin, 25 février 2013, l’indice Google figurant en bas à gauche de mon nom sur Google Chrome se monte au chiffre de « 469 résultats », ceci après avoir publié 24 livres individuels et 29 participations à d’autres ouvrages, soit environ 13 000 pages. Ces gendarmes du monde, servis du reste avec zèle par une escouade fidèle de certains de nos compatriotes, sont des pantins féroces et grotesques qui se ridiculisent et se déconsidèrent eux-mêmes. US, go home ! Liberté ! « Aux armes citoyens ! Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » Écr l’inf…
406
Voir conclusion de notre second ouvrage sur La crise de la philosophie en France au XXIe siècle. De Parménide et Héraclite à Lacan , pp. 365-385 et la référence à l’article de Boris Manenti dans le Nouvel Observateur n° 2516 du 24-30/1/2013, 59-61 sur la liste noire de Google, p. 380.
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Annexe 1 : Correspondance avec les héritiers et ayants droits de Louis Althusser, Jean Hyppolite et Alain Louis Althusser
Jalley,
Paris le 10/07/12, Monsieur François Boddaert [héritier de Louis Althusser] à Monsieur Émile
Bonjour, J’ai bien reçu votre proposition de publication de cours de Louis Althusser pour la période 1958/59. Dès réception, je me suis permis de transmettre à l’IMEC à l’attention d’Olivier Corpet les documents que vous avez bien voulu me transmettre. Votre proposition me semble intéressante. J’émets un avis favorable mais je souhaite que l’IMEC puisse m’apporter son avis, ce que je fais lors de chaque proposition. N’y voyez pas de difficulté particulière. Je vous tiendrai informé ainsi que l’IMEC, des suites données, et vous remercie de vouloir remettre en valeur le travail de Louis ALTHUSSER. Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments cordiaux. F. B. 7 mois plus tard, et sans avoir jamais reçu accusé réception de l’envoi de ce manuscrit de 119 pages : Émile Jalley à Olivier Corpet, Directeur de l’IMEC le 25 février 2013 à 9 h 25. Objet : Althusser Cher monsieur, J’ai sollicité voici déjà près d’un an auprès de Monsieur François Boddaert, héritier des droits de Louis Althusser, l’autorisation de reproduire avec remise gracieuse des droits d’auteur des notes de cours de celui-ci datant de l’année d’agrégation 19581959. J’ai été l’élève de Louis Althusser à l’ENS de façon continue entre 1955 et 1959. Ces notes personnelles restent jusqu’ici inconnues et elles révèlent sur la pensée de Louis Althusser des aspects d’un intérêt considérable, à mon avis. À l’époque, Louis Althusser montrait beaucoup d’intérêt pour la psychologie, et soutenait l’idée d’une transition continue/discontinue entre Hobbes, Locke, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, Hegel, Marx. On voit assez l’intérêt historique de tels documents. J’ai reçu depuis de Monsieur Boddaert la lettre ci-dessous : Paris le 10/07/12, Monsieur François Boddaert [héritier de Louis Althusser] à Monsieur Émile Jalley,
Bonjour, J’ai bien reçu votre proposition de publication de cours de Louis Althusser pour la période 1958/59. Dès réception, je me suis permis de transmettre à l’IMEC à l’attention d’Olivier Corpet les documents que vous avez bien voulu me transmettre. Votre proposition me semble intéressante. J’émets un avis favorable mais je souhaite que l’IMEC puisse m’apporter son avis, ce que je fais lors de chaque proposition. N’y voyez pas de difficulté particulière.
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Je vous tiendrai informé ainsi que l’IMEC, des suites données, et vous remercie de vouloir remettre en valeur le travail de Louis ALTHUSSER. Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments cordiaux. F. B. Dans l’attente de votre réponse, que je souhaiterais vivement favorable, et dont je vous dirais grand merci, je vous prie d’agréer, monsieur, l’assurance sincère de mes sentiments les meilleurs. Émile Jalley, Tél 01 43 50 84 80 124 avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony. PS : Permettez que je vous communique en PJ copie de mon CV. François Boddaert, le 2 mars 2013 35 rue Nungesser et Coli 05320 saint Leu La Forêt, à Émile Jalley Cher monsieur, Suite à votre correspondance du 26 février, j’ai envoyé un mot personnalisé à Olivier Corpet, Directeur de l’IMEC pour que vous puissiez avoir réponse dans les délais rapprochés. Votre projet me semble intéressant et j’ai soutenu celui-ci dans ce sens. Cordialement à vous, F. B. Olivier Corpet Directeur de l’IMEC à Émile Jalley le 5 mars 2013 à 12 h 20 Objet : Althusser Cher Monsieur, Pardon de répondre si tard à votre demande. Pourriez-vous m’adresser les notes de cours en question que je puisse les parcourir ? Je vous en remercie. Olivier Corpet
Émile Jalley à Olivier Corpet le dimanche 10/3/2013 à 10 h 12 Objet : Althusser Cher monsieur, Monsieur François Boddaert me disait vous avoir transmis depuis juillet dernier le dossier complet de mes notes manuscrites, peut-être pas très faciles à lire. Les voici transcrites par moi-même. Elles vous seront peut-être plus accessibles. Cela m’étonnerait qu’il ait subsisté beaucoup de documents comparables, datant d’une telle époque 1958-1959 et comportant un tel volume : 90 pages. J’ai connu alors un Althusser avec l’apparence d’une parfaite santé psychique, et d’une remarquable tonicité intellectuelle. Mais le plus étonnant, c’est le contenu. À l’époque, Louis Althusser s’intéressait énormément à la psychologie et en connaissait parfaitement le contenu contemporain. Par ailleurs il soutenait aussi alors le principe d’une filiation continue-discontinue passant par Pascal, Hobbes, Locke, Montesquieu, Helvétius, Rousseau, Kant, Hegel, Marx.
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Vous n’avez certainement jamais beaucoup entendu parler de moi. Je suis le témoin d’un passé dépassé, le « philosophe inconnu », qui ne vient de nulle part. J’ai toujours pris soin de suivre mon chemin à l’écart de tout autre. Mais cela ne manque pas non plus de précédents. Mon livre double (350 X 2) est en panne depuis un an, mais cela me permet aussi de le compléter ça et là. Ceci dit, je pense qu’il mériterait de paraître, tout autant que bien d’autres. J’ai déjà écrit ailleurs mes souvenirs personnels sur Louis Althusser, que j’ai connu de façon presque quotidienne pendant les 4 années que j’ai été son élève (19551959). Il reste pour moi un mystère sur sa personne et sur son histoire. Qui est d’une certaine manière celle aussi de toute l’époque. Bien cordialement, Émile Jalley Commentaire : aussitôt après la demande d’Olivier Corpet, je lui ai donc transmis une version entièrement retranscrite, mise en page en Garamont 21 et prête à éditer, du manuscrit en question, soit 90 pages. C’est de loin le texte le plus long et le mieux rédigé qui ait subsisté des Cours de Louis Althusser. Comme pour le texte précédent, je n’en ai pas non plus reçu le moindre accusé de réception, ce qui est bien le moins que requerrait l’usage normal des relations ordinaires en pareille matière, d’autant que ma correspondance s’est effectuée dans les termes de la courtoisie requise. Aujourd’hui, 15 avril, soit 10 mois après ma première tentative de contact, je n’ai pas reçu la moindre réponse d’Olivier Corpet. Jean Hyppolite Claude Chippaux-Hyppolite, 18 rue Princesse, 75006 Paris, 18/7/2013 Cher monsieur, Je suis très touchée par votre démarche. Toutefois je vais différer de quelques semaines ma réponse officielle : en effet, à mon âge (1939), je m’appuie sur les trois petits fils de Jean Hyppolite (Jean-Philippe Chippaux (1954), et Dominique (1960), et Jean-Luc (1963) Nivat que je veux informer des travaux en cours. Je dois les rencontrer avant le 1er septembre ou leur faire parvenir l’information de votre projet. Je pourrais être alors totalement libre. Merci de votre mémoire et de votre effort pour contribuer à faire vivre la pensée de Jean Hyppolite. Avec ma reconnaissance et mes souhaits de « bon été » et de « bon travail ». Claude Chippaux-Hyppolite, J’ai conservé votre adresse pour mon prochain courrier. Merci de votre attention. Mézy-Moulins, le 21 juillet 2012 Dominique Nivat, 24 rue du Général Sarrail 94000 Créteil
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M. Emile Jalley 124 avenue Saint-Exupéry 92160 Antony Monsieur, C’est avec un vif intérêt que j’ai lu, non pas les notes que vous avez prises au cours de Jean Hyppolite, puisque comme vous me l’écrivez, la graphie les rend difficilement déchiffrables, mais la table des matières de votre prochain ouvrage, ainsi que son introduction. Je vous avoue que je suis trop éloigné du monde de la philosophie et de la psychologie françaises contemporaines et des débats qui le traversent ou l’ont traversé pour saisir toute la portée de votre réexamen de la pensée et de l’œuvre de Louis Althusser avant 1965 ou pour évaluer la perte de capacité dialectique de la philosophie médiatique récente dont vous faites état. En revanche, votre évocation de la préparation de l’agrég de philo à l’Ecole Normale à la fin des années cinquante et les quelques mots que vous consacrez à la conception de la formation des futurs agrégés à l’époque m’ont intéressé au plus haut point. L’allusion que vous faites au rôle qu’aurait joué Jean Hyppolite dans l’organisation du cursus de formation de l’agrégation de philosophie est quelque chose de nouveau pour moi. Bien entendu, je vous donne mon autorisation de publier ces notes, pour autant qu’elle soit nécessaire, et je renonce par avance à tous les droits éventuels que la loi ou l’usage auraient pu m’amener à faire valoir. Lorsqu’il sera publié, je serais heureux que vous me fassiez parvenir votre ouvrage, qui me permettra de mieux percevoir les enjeux des derniers débats philosophiques en France et, j’espère, de retrouver l’esprit de mon grand-père que j’ai trop peu connu. Avec tout mon soutien et mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations les meilleures. Dominique Nivat. Claude Chippaux-Hyppolite, 18 rue Princesse, 75006 Paris Le 7/9/2012, Monsieur, Ce courrier vous donne mon accord pour le projet de publication de vos notes. Je vous fais confiance ainsi que notre famille pour ce travail, j’espère qu’il ne risque pas d’entrainer de polémique malencontreuse… Je ne suis pas apte à juger du fond de votre livre mais assez pour réaliser qu’il s’agit d’une œuvre importante, à laquelle je souhaite le succès qu’elle semble mériter. Bien à vous, Claude Chippaux-Hyppolite. Alain Emmanuel Blondel [membre du Bureau de l’Association des Amis d’Alain] à Émile Jalley le mardi 26 mars 2013 9 h 49 Objet : Droits ALAIN Cher Monsieur,
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Je suis confus de notre retard, d’autant qu’à vous relire la solution est assez simple. Vous ne citez que des extraits de Propos ; il me semble préférable de se contenter d’en indiquer la date de parution, et de signaler ensuite qu’ils figurent, par exemple, dans les éditions que vous indiquez. Il n’y a que l’extrait de l’ouvrage Idées qui diffère, mais pour 39 lignes il me semble que vous êtes dans le cadre de la citation... Si vous ne disposez pas de la date des Propos, indiquez-moi leur début ainsi que le passage prévu. Je vous enverrai la référence exacte de la première publication (dans les Libres Propos ou dans la Dépêche de Rouen) et je pourrai vérifier que les éditions que vous citez n’introduisent pas de variante qui les rendrait reconnaissables. Bien à vous, Emmanuel Blondel. Cher collègue, Merci de votre réponse. Ce n’est pas grave. Nous sommes tous très occupés. Je trouverai facilement les références sur l’édition numérisée canadienne uqac. Bien cordialement à vous. Emile Jalley.
Annexe 2 : Note sur le livre de Louis Althusser : Politique et histoire De Machiavel à Marx. Cours à l’École Normale Supérieure 1955-1972. Texte établi, annoté et présenté par François Matheron. Le volume comporte 4 cours subsistants sur l’étalement de cette assez longue période de 18 années : 1955-1956, 1962, 1965-1966, 1972. En dehors des notes manuscrites et « tapuscrites » de L. Althusser, François Matheron se réfère à des « notes d’auditeur(s) » (33, 53, 59, 109-110, 114, 128-129, 136, 139, 141, 144-146, 148, 154, 160, 196, 217, 249, 255, 284-286, 300, 334, 357) dont l’identité n’est jamais mentionnée sauf Alexandre Matheron, sur quoi je reviendrai un peu plus loin. Ces notes d’auditeurs sont dites parfois peu développées (53), « très concises » (249). En tout cas, l’ensemble du texte souffre, selon moi, d’une absence de mise en forme plus achevée, d’un défaut de rédaction littéraire qui en rend la lecture problématique. Le parti pris de resserrement, de contraction du contenu, comme l’état de réduction, de condensation de la forme résultent en une expression la plupart du temps broussailleuse qui en compromet aussi bien la compréhension du discours local de détail que la ressaisie de son articulation logique dans la durée. L’usage abondant de signes typographiques inaccoutumés n’éclaire pas beaucoup cette forêt soumise au régime de l’abréviation. Par exemple, cherchant à me renseigner sur la pensée de Bossuet (39-42), je me trouve devant un brouet de fragments sans liaison, qui est, pour moi au moins, à peu près illisible. Malgré tout, je m’en voudrais de tirer sur une ambulance, et le livre en question n’est pas non plus sans mérite. Ce n’est pas parce que le Parthénon est dans le triste état où il est qu’on ne vient pas le visiter du monde entier. Je pense néanmoins qu’il aurait fallu pendre la parti de réécrire entièrement le texte, mais au près des données de départ, en signalant par des crochets [] les interventions personnelles. C’est le parti que j’ai pris pour mes propres notes, mais celles-ci étaient bien moins condensées au départ.
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En ce qui concerne tout particulièrement le cours de 1955-1956, je m’étonne d’un certain régime de la présence comme de l’absence. Le cours d’Althusser n’était traditionnellement suivi que par le très petit nombre des agrégatifs Ulmiens de chaque année. Les étudiants étrangers n’y étaient pas admis, même pas les Sévriennes. Tout au plus celles-ci étaient-elles admises au Cours hebdomadaire d’Hyppolite dans la Salle des Actes. Ceci à mon souvenir au moins, moi qui reste aujourd’hui le témoin le plus ancien de cette époque. L’année 1958-1959, où je fus moi-même agrégatif, les auditeurs du cours d’Althusser étaient au nombre de 5 : Abribat, Drouault, Jalley, Lautman, Orléan. En 1955-1956, les auditeurs du Cours d’Althusser ne pouvaient être que les philosophes de la promotion d’Ulm 1951, dont l’âge normal par rapport aux exigences du cursus ordinaire était d’à peu près 24 ans, à savoir : Jacques Derrida, Michel Serres excusez du peu -, Michel Hassner, Marcel Lamy, Bernard Morin, Alain Pons. Mentionnons aussi ceux de la promotion antérieure 1951, auditeurs donc en 1954-1955 : Pierre Bourdieu, Bernard Bourgeois - tous deux surtout le premier assez bien connus aussi -, Claude Fronty, Jean Galichet, Jean-Marie Pontévia, Gérard Simon. C’est pourquoi je m’étonne un peu que soit mentionné comme possédant des notes d’auditeur de l’année 1954 ou 1955 (1954-1955 ou 1955-1956 ?), Alexandre Matheron, né d’après Wikipédia en 1926 donc âgé en 1954 ou 1955 de 25 ou 26 ans (mais après tout… soit !), n’ayant pas été normalien d’Ulm, mais plutôt semble-t-il de SaintCloud. Certes, il se peut qu’Althusser ait admis un Cloutier comme auditeur de son cours, mais cela serait très étonnant, vu les usages d’alors de la maison (personne n’y aurait même pensé, quoi que l’on puisse en penser) ou alors que celui-ci ait reçu, prêtées ou abandonnées, les notes de quelqu’un d’autre. Tout cela n’est pas pour chercher querelle, mais pour signifier que dans ce domaine mieux vaut dire franchement les choses.
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Annexe 3 : Figures reprises de La crise de la philosophie en France au XXIe siècle pages 39, 78-80 : Descartes, Hegel, Simondon. L’ « arbre » triplice de la philosophie selon Descartes (Principes 1644) +
« toutes les autres sciences »
Passions Morale Médecine Mécanique
« branches »
Physique
« tronc »
Métaphysique « racines » Moi-Âme Dieu Existence du Monde
(Kant 1781)
Dubito-Cogito-Sum Méthode
Le mouvement de l’expérience de la conscience selon Hegel
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L’organisation de l’ « Encyclopédisme » dans l’œuvre de Gilbert Simondon (1958)
Abréviations utilisées pages suivantes 388-389 par ordre alphabétique : act. réac. (action et réaction), anthrop. (anthropologie), assim. (assimilation), chal. (chaleur), cohés (cohésion), conc. (concept), consc. (conscience), cont./for. (contenu/forme), csce (conscience), cslité (causalité), déter. réflex. (déterminations de la réflexion), élts (éléments), exist. (existence), fig. (figure), ind. (individualité), jgt (jugement), mat. (matière), méca. (mécanique), moral. (moralité), mor. soc. (moralité sociale), mvt (mouvement), nat. géol. - végét. (nature géologique, végétale), nat (âme naturelle), part. (particulière), pesan, (pesanteur) phéno. (phénoménologie), proc. élém. (processus élémentaires), propr. (propriété), psycho. (psychologie), quan tum (quantum), quant. (quantité), relig. (religion), sens. (ame sensible), soc. civile (société civile), subj. (subjectif), substé (substantialité), syllog. (syllogisme), théor. (théorique), tps (temps), univ. (universelle).
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L’arborescence hypercomplexe de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel (1817, 1827, 1830) : le Concept Concept Idée
Nature
Mécanique espace/tps
Physique
mat./mvt méca. absolue ind. univ.
Être
ind. totale
esp. tps lieu/ mat. choc chute corps élts proc. pesan. cohés. son chal. fig. corps mvt élém. indiv. Essence Concept
essence déter. réflex.
conc. subj.
objet
idée
conc. jgt syllog.
mécanisme chimisme téléologie
vie connaissance idée absolue
apparition
exist. chose apparition identité cont./for. différence rapport fondement qualité
ind. part.
quantité
mesure
être être- être quant. quan degré en soi là pour soi pure tum
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effectivité substé cslité act. réac.
subjectif
objectif
absolu art religion philosophie
droit âme consc. anthrop. phéno.
moral.ité
mor. soc.
esprit psycho. propr. dessein famille contrat intention soc. civile droit / bien/ État non-droit mal
nat. sens. réelle
csce théor. csce de soi pratique raison libre Physique organique nat. géol. vég. organisme fig. assim. genre
chimie
Ce graphique comporte l’inconvénient d’un certain schématisme. Il convient de lui attribuer une double signification, à la fois synchronique et diachronique, selon une contradiction inévitable et même nécessaire. Dans la Table des Matières de l’Encyclopédie, chaque chapitre (par ex. « qualité ») comporte en principe trois parties (être en soi, être-là, être pour soi). La troisième est la synthèse des deux premières, et elle est renommée en quelque manière par le titre du chapitre. D’où la fausse apparence de 4 termes, dont en réalité le 2ième, de poids dissymétrique, voit se greffer sur lui le 3ième, qui offre la racine du 1er terme (place 4) de la polarité suivante. Les chapitres, qui peuvent être subdivisés en plusieurs moments ternaires, eux-mêmes subdivisables, sont regroupés en 3 « sections », et celles-ci en 3 « parties ». Les divers secteurs de l’arborescence ont des destins en partie indépendants, tout en nouant des rapports de dépendance, de type à la fois vertical et horizontal, un peu comme dans les représentations de l’ « évolution buissonnante » en paléoanthropologie contemporaine. Il exixte un conflit interne entre les deux vecteurs synchronique-simultané-logique et diachronique-successif-historique. Les formes archaïques de la religion, égyptienne par exemple, quoique plus élevées dans la hiérarchie logique et axiologique, sont historiquement plus anciennes que l’apparition de la chimie avec Lavoisier. Donc selon un principe de différance logico-historique. Chaque triade, simple ou plus complexe, peut se représenter aussi autrement, comme un anneau ouvert vers le haut, d’où la trajectoire hypercomplexe d’un ensemble de cercles de cercles (Hegel), ou mieux d’une spirale de spirales (Sismondi, Marx, Gesell, Wallon, Piaget). Noter que le concept est présent deux fois, dans la Logique comme « idée », et dans le réel, comme intégration de l’ensemble.
Profil de l’auteur Émile Jalley (né en 1935) est un enseignant chercheur français qui a produit ses travaux dans les trois champs de l’histoire et de l’épistémologie de la psychanalyse et de la psychologie, et de la philosophie. Professeur émérite de psychologie clinique et d’épistémologie à l’Université Paris-Nord, il est ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, psychologue diplômé d’État. Entre les années 1980 et 2006, il s’est fait d’abord connaître comme un chercheur spécialisé dans les études historiques surtout sur Wallon en même temps aussi que Freud et Piaget, de même que sur l’histoire de la psychanalyse et de la psychologie en France (1981, 1982, 1990, 1998, 2006, 2006). Ces travaux ont abouti dans la période récente par la publication en cours de 7 volumes d’ « Œuvres de Henri Wallon » comprenant une grande partie de l’œuvre jusqu’ici non republiée d’Henri Wallon et de son épouse Germaine Wallon-Rousset (Œuvres 1 à 6, soit environ 3000 pages). Entre 2004 et 2013, il s’est consacré au vaste projet d’une Critique générale de la psychologie scientifique et des neurosciences contemporaines, menée en vue d’une défense argumentée de l’importance de la psychanalyse dans les sciences humaines et la culture françaises et européennes (22 volumes : 2004, 2006, 2007, 2008, 2010, 2011, 2013). Il est intervenu également de manière très active dans la confrontation avec l’événement Onfray dans la période 2010-2011 (5 volumes parus depuis juin 2010, soit plus de 800 pages), mais en élargissant cette question d’aspect local vers l’analyse d’une configuration de crise plus vaste et multiforme : opposition d’une contre-université à l’université officielle, débat sur le statut de la psychanalyse au sein des sciences humaines et des autres sciences, conflit social et politique larvé, avec divergence déjà fort sensible entre une tendance plus populaire et une autre plus traditionnelle de la culture. Cependant, il s’est agi toujours aussi pour lui, encore bien au-delà, de continuer à toujours prendre en compte l’actualité d’autres questions tout aussi urgentes, dans la crise française en cours des champs pédagogique, culturel, idéologique et philosophique, scientifique, biomédical, institutionnel et politique. De ce point de vue, sa critique s’est dirigée en particulier contre le Rapport Inserm 2003, le Livre Noir de la psychanalyse (2004), les nouvelle modalités de l’évaluation en psychologie (2009), les deux pamphlets de Michel Onfray sur Freud (2010), les législations néfastes 419
dressant la nouvelle psychiatrie contre la psychanalyse universitaire (2010, 2011), la polémique sur la question de l’autisme (2012). Il a commenté et traduit (2011) les Nouveaux Manifestes paru contre le DSM et la psychiatrie réductionniste (Paris, Italie, Espagne, Argentine, Brésil). Ouvrages individuels (24) et collectifs (29), 9 200 pages, éditions (7, 3130 pages), soit 54 volumes pour environ 13 000 pages au cours de sa carrière (dès 1961), soit l’œuvre la plus importante en volume dans le champ des disciplines psychologiques et épistémologiques depuis une trentaine d’années.
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Bibliographie d’Émile Jalley Émile JALLEY, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, psychologue diplômé d’État, professeur émérite de psychologie clinique et d’épistémologie à l’Université Paris Nord, auteur de 22 livres et 29 chapitres de livres. [email protected]
Principales publications Livres individuels (24) et collectifs (29)
WLFP, Wallon lecteur de Freud et Piaget, Paris, Éditions sociales, 1981, 560 pages. VM, Wallon : La Vie mentale, présentation, Paris, Éditions sociales, 1982, 144 pages. Henri Wallon : La vida mental, Introducción y edición de Émile Jalley, Editorial Crítica, Grupo editorial Grijalbo, Barcelona, 1985, pp. 7-24, 253-290. Henri Wallon : Psychologie et dialectique, (avec L. Maury), présentation, Paris, Messidor, 1990. Dictionnaire de la psychologie (Doron Roland, Parot Françoise), 72 articles d’Émile Jalley, Paris, PUF, 1991. Atlas de la psychologie (H. Benesch), direction de traduction de l’allemand avec augmentation, Paris, Livre de Poche, 1995. Dictionnaire de la psychologie (W. D. Fröhlich), direction de traduction de l’allemand, Paris, Livre de Poche, 1997. « Psychanalyse, psychologie clinique et psychopathologie » : in Psychologie clinique et psychopathologie (R. Samacher et col.), Paris, Bréal, 1998. FWL, Freud, Wallon, Lacan. L’enfant au miroir, Paris, EPEL, 1998, 389 pages. Olivier Douville et col. : Psychologie clinique tome 2. La psychologie clinique en dialogue, débats et enjeux, Émile Jalley : Janet, Paris, Dunod, 2001, 303 pages, pp. 52-57. Henri Wallon : L’Évolution psychologique de l’enfant, Texte introduit par Émile Jalley, Paris, Armand Colin, 2002. CPUF1, CPUF2, La crise de la psychologie à l’université en France, tome 1 : Origine et déterminisme, tome 2 : État des lieux depuis 1990, Paris, L’Harmattan, 2004, 530 et 514 pages. PPAF, La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France, Paris, Vuibert, 2006, 395 pages. WP, Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2006, 496 pages. GPC, La guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, Paris, ibid., 2007, 512 pages. CRP, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? ibid., 2007, 511 pages. GP1, La guerre de la psychanalyse. Hier, aujourd’hui, demain, ibid., 2008, 449 pages. GP2, La guerre de la psychanalyse. Le front européen, ibid., 2008, 546 pages. FCP, Un Franc-Comtois à Paris. Un berger du Jura devenu universitaire, ibid., 2010, 452 pages. PP1, PP2, Psychanalyse et psychologie (2008-2010). Interventions sur la crise, tome 1 : propositions de base, questions d’actualité, repères historiques, pour l’équilibre des deux psychologies à l’université, tome 2 : psychanalyse et neuroscience, la vérité de la science, la querelle de l’évaluation en psychologie, ibid., 2010, 298 pages et 312 pages. AO1, Anti-Onfray 1, Sur Freud et la psychanalyse, ibid., 2010, 184 pages. AO2, Anti-Onfray 2, Les réactions au livre de Michel Onfray, débat central, presse, psychanalyse théorique, 2010, 321 pages. AO3, Anti-Onfray 3, Les réactions au livre de Michel Onfray, clinique, psychopathologie, philosophie, lettres, histoire, sciences sociales, politique, réactions de l’étranger, le décret scélérat sur la psychothérapie, ibid., 2010, 351 pages.
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DP1, DP2, Le débat sur la psychanalyse dans la crise en France, tome 1: Onfray, Janet, Reich, Sartre, Politzer, etc. ; tome 2 : (In)culture, (dé)formation, aliénation, ibid., 2011, 260 pages et 243 pages. SM1, Six Manifestes contre le DSM, tome 1: Présentation et commentaires, ibid., 2011, 227 pages. SM2, Six Manifestes contre le DSM, tome 2 : Suite des commentaires : Censure, Crise de l’enseignement, ibid., 2011, 233 pages. MSL, Mes soirées chez Lacan. Préface : E. Jalley, 17 pages. Interviews à: Ch. Melman, M. Czermak, M. Drazien, Cl. Landman, J.-J. Tyszler, M.-Ch. Cadeau. Par le soin de: C. Fanelli, J. Jerkov, D. Sainte Fare Garnot. Roma, Editori Internazionali Riuniti 2011. HW, Henri Wallon : Œuvres 1 : Délire d’interprétation, Psychologie pathologique, Principes de psychologie appliquée, Les mécanismes de la mémoire ; Œuvres 2 1903-1929 ; Œuvres 3 1930-1937 ; Œuvres 4 1938-1950 ; Œuvres 5 1951-1956 ; Œuvres 6 1957-1963 ; ibid., 2800 pages, à paraître. CPF21, La crise de la philosophie en France au XXIe siècle. De Parménide et Héraclite à Lacan, ibid., 2013, 387 pages. LAQA, Louis Althusser et quelques autres. Hyppolite, Badiou, Hegel, Marx, Alain, Wallon. Notes de cours 1959-1960, Paris, L’Harmattan, 2013, 385 pages. VKBH, Richard Kroner, De Kant à Hegel (1921-1924), 2 vol., 395, 338 pages, traduction par Marx Géraud, Introduction par Émile Jalley (Tome 1, pp. 7-18), ibid., 2013. BALA, Badiou avec Lacan. Roudinesco, Assoun, Granon-Laffont, ibid., 2014, 199 pages. ACF, Sandor Radó : L’angoisse de castration chez la femme, trad. Marc Géraud, Préface par Émile Jalley, ibid., 2014, 120 pages. EK, Elsa Köhler, La personnalité de l’enfant de trois ans, traduction par Marc Géraud, Introduction par Émile Jalley, ibid, en préparation. La psychanalyse et les neurosciences. De l’union de l’âme et du corps, ibid., en préparation.
Encyclopédies « Wallon Henri » : Encyclopaedia Universalis, tome 18, Paris, 1985 ; « Wilfred Bion » : ibid., tome 4, 1989 ; «Concept d’opposition » : ibid., tome 16, 1989 ; « Psychanalyse et concept d’opposition » : ibid., tome 19, 1989 ; « Psychologie génétique » : ibid., tome 19, 1989 ; « Les stades du développement en psychologie de l’enfant et en psychanalyse » : ibid., Symposium, 1989. « Les grandes orientations de la psychologie actuelle » : Encyclopédie médicochirurgicale, Paris, Éditions techniques, 1989 ; « Psychologie clinique » (en collaboration) : ibid., 1991. « La psychologie moderne » : Encyclopédie Clartés, Paris, Éditions Clartés, 1996. « Wallon Henri 1879-1962 » : Encyclopédie philosophique universelle. Dictionnaire : Paris, Presses Universitaires de France. 1992.
Articles divers
« Le thème du miroir dans l’histoire de la philosophie » : L’Unebévue, Paris, EPEL, n° 14, Hiver 1999. « Données pour un panorama bref, partiel et provisoire de la structure institutionnelle de la psychologie française aujourd’hui » : Psychologie clinique, Paris, L’Harmattan, n° 11, 2001, pp.185-217. « État de la psychologie en France : déontologie, publications, gestion des carrières », Le Journal des psychologues, n° 184, février 2001, pp. 14-18. « La psychologie, une science fondée sur l’éthique ? », ibid., n°188, juin 2001, pp. 8-9. « La psychologie est-elle en crise ? », ibid., n° 213, déc. 2003-janv. 204, pp. 10-15. « Le retour de Wallon et Piaget », ibid., n° 244, fév. 2007, pp. 58-63. « État des lieux de la psychologie et de la psychanalyse à l’université », ibid., n° 280, sept. 2010, pp. 37-41.
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Comptes rendus et articles sur les ouvrages d’Émile Jalley Revue philosophique de la France et de l’Étranger 2001/1 (Tome 126), p. 73-134. Émile Jalley, Freud Wallon Lacan. L’enfant au miroir, Paris, EPEL, 1998, 24 X 16 cm, 392 p., Prix : 220 F. Pierre Henri CASTEL CNRS-Paris : Revue d’histoire et des sciences humaines, 1999/1 (n°1). JALLEY (Émile) - L’enfant au miroir - Freud, Wallon, Lacan, Paris, EPEL, 1998, bibliographie, index nominum, 389 pages, 220 FF. Fournier-Finocchiario Laura : Cahiers de psychologie politique, n°7, 2005. La crise de la psychologie à l’université en France, tome 1, Origine et déterminisme, 530 pages, 514 pages ; tome 2, État des lieux depuis 1990, Paris, L’Harmattan, 2004. À propos d’une crise de la psychologie dans l’université française. Anne Bourgain : Les Cahiers de l’infantile, n° 5, 2006, L’adolescente. Émile Jalley, La crise de la psychologie à l’université en France, tome 1, Origine et déterminisme, 530 pages, 514 pages ; tome 2, État des lieux depuis 1990, Paris, L’Harmattan, 2004. Olivier Douville : Psychologie clinique, n° 20, 251-252. Émile Jalley, La crise de la psychologie à l’université en France, tome 1, Origine et déterminisme, 530 pages, 514 pages ; tome 2, État des lieux depuis 1990, Paris, L’Harmattan, 2004. Tostain Manuel : Cahiers de psychologie politique, n° 10, 2007. Emile Jalley : Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2006, 496 pages. Robert Samacher : Psychologie clinique, n° 23, 259-260. Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2006, 496 pages. Revue philosophique de la France et de l’Étranger 2008/1 – Analyses et comptes rendus, Émile Jalley, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? Paris, L’Harmattan, 2007, 511 p., 39 €. Émile Jalley, La Guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, Paris, L’Harmattan, 2007, 512 pages, 39 €. Marie-Claude Lambotte : Essaims, n° 21,2008, L’erre de la métaphore. Émile Jalley, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? ibid., 2007, 511 pages. Un nouveau discours de la servitude volontaire. Robert Samacher : Bulletin de psychologie 2008/2 (numéro 494) 207-213. Jalley (Émile), La Guerre des psys continue, Paris, L’Harmattan, 2007. Jalley (Émile), Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? Paris, L’Harmattan, 2007. Robert Samacher : Psychologie clinique 2009/1 n° 27, 193-196. Jalley (Émile), La Guerre des psys continue, Paris, L’Harmattan, 2007. Jalley (Émile), Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ? Paris, L’Harmattan, 2007. Robert Samacher : Bulletin de psychologie 2009/1 (numéro 499), 84-92. Jalley (Émile), La Guerre de la psychanalyse, volume 1. Hier, aujourd’hui, demain ; volume 2, Le front européen, Paris, L’Harmattan, 2007. Robert Samacher : Bulletin de psychologie 2011/3 (numéro 513), 297-301. Jalley (Émile) Anti-Onfray 1. Sur Freud et la psychanalyse, suivi de Anti-Onfray 2, et Anti-Onfray 3, Paris, L’Harmattan, 2010. Robert Samacher : Jalley (Émile) Anti-Onfray 1. Sur Freud et la psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2010. Psychologie clinique, 2010/2 n° 30, 233-237. Olivier Douville : Psychologie clinique, 2011/1 n° 32, 225-227. Jalley (Émile) AntiOnfray 1. Sur Freud et la psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2010. Robert Samacher : Psychologie clinique, 2012/1 n° 33, 259-261. Psychanalyse et psychologie (2008-2010), tome 1 et 2, Paris, L’Harmattan, 2010.
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Références des ouvrages de l’auteur Sur la crise de l’enseignement CPUF1, CPUF2 : en totalité. GP1 : 107-142, FCP : 213-369, PP1 : 49-64, 121-144, 243-244, 265-280, PP2 : 131-290, AO3 : 331-339, DP2 : 13-154. Sur la crise de la recherche en psychologie CPUF1, 203-490, WP, 349-424 PP1, 37, 109-144 ; PP2, DP1, 129-157; DP2, 175-234, CPF21, 373. Sur le caractère occulte des institutions académiques et autres (réseaux sociaux) CPUF1, 161-202, CPUF2, 109-182, 275-472, 497-514, WP 416-424, GP2, 885-942, CPF21, 365-385. CPF21, 365-385. Sur la critique des idéologies et de la philosophie PPAF, CRP, DP1; DP2, SM1; SM2, CPF21. Sur la critique de la philosophie nord-américaine CRP, 2007, ch. 12, 355-383 ; SM1, 2011, ch. 8, 191-224 ; CPF21, 2014, 59-66. 424
Errata du volume sur La crise de la philosophie en France au XXIe
siècle
p. 54, ligne 4 : l’universel abstrait, car encore non vérifié p. 98 ligne 13 : soit p. 176 ligne 27 : à propos du p. 279 ligne 35 : les cours de Jean p. 287 ligne 31 : sans savoir p. 295 ligne 38 : soit encore p. 297 ligne 15 : la différance p. 298 ligne 39 : à ceci près que p. 299 ligne 12 : crise généralisée p. 310 ligne 18 : un certain nombre de, ligne 22 : appropriée p. 318 ligne 33 : sa différance p. 371 ligne 9 : assimilé à Auteurs mentionnés par Bottigelli : Axelos, Bekker, Besse, Bigot, Brouchlinski, Calvez, Cogniot, Cornu, Denis, Engels (AntiDühring), Feuerbach, Fichte, Garaudy, Gropp, Hess, Hoeppner, Loewith, Lukacs, Marx, Marx-Engels, Naville, Pajitnov, Rubel, Thier, Zlocisti. 2 Auteurs mentionnés par Zevedei Barbu : Augrand, Awmann, Baillie, Bernal, Blaga, Boehm, Bréhier, Brie, Brinkmann, Burns, Croce, Descartes, Dilthey, Drascher, Dreyer, Engels, Feuerbach, Fichte, Fischer, Garaudy, Giese, Glockner, Goethe, Gurvitch, Guterman, Haldane, Hartmann, Haym, Hegel, Hyppolite, Hoffmeister, Haering, Hegelskongress Tubingen 1931-1932-1933, Jackson, Kant, Koyré, Lange, Lefèvre, Lenine, Léon, Lerc, Lévy, Marx, Mathiez, Moog, Naedler, Negri, Nietzsche, Noel, Patrascanu, Pelloux, Platon, Politzer, Purpus, Reyburn, Roberts, Roques, Rosenkranz, Rosenzweig, Russel, Schelling, Staline, Steinbuchel, Stirling, Struik, Tagart, Valensin, Wahl. 3 Auteurs mentionnés par Henri Lefebvre : Adler, Adoratsky, Aristote, Arnaud, Bachelard, Bergson, Berkeley, Boudon, Boutroux, Brunschvicg, Canguilhem, Cohn, Comte, Conze, Delbos, Descartes, Diderot, Durkheim, Eddington, Engels (AntiDühring, Feuerbach), Enriques, Feuerbach, Franck, Goblot, Godfernaux, Gonseth, Goslovsky, Gurvitch, Hamelin, Hegel, Héraclite, Hilbert, Horkheimer, Husserl, Kant, Kojève, Korsch, Lachelier, Lange, Langevin, Lénine (Cahiers philosophiques), Levy, Lévy-Bruhl, Liard, Luquet, Mach, Marx, Mary, Meyerson, Michelson, Paulhan, Planet, Poincaré, Prenant, Proclus, Rabelais, Rabier, Raphaël, Reichenbach, Riazanov, Russell, Santillana, Sartre, Sauerland, Schuhl, Shirokov, Spinoza, Staline, Stuart Mill, Tannery, Wallon, Whitehead. 4 Auteurs mentionnés par L. Althusser et E. Balibar dans Lire le Capital (23), * avec indication explicite d’un titre : Bachelard, Balibar, Bettelheim*, Canguilhem *, Cavaillès, Comte*, Engels, Foucault *, Freud, Godelier*, Gramsci*, J. A. Miller, Koyré, Lapassade, Lénine*, Macherey *, Meillassoux*, Piquemal, Rosenthal*, Sartre, Tronti*, Ulmann, Vilar*. 1
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Louis Althusser et quelques autres Notes de cours 1958-1959 Hyppolite, Badiou, Lacan, Hegel, Marx, Alain, Wallon
Ce livre est écrit en jumelage avec un second intitulé La crise de la philosophie en France au xxie siècle. Les Cours pour la préparation à l’agrégation de philosophie de l’année 1958-1959 de Louis Althusser et Jean Hyppolite forment 150 pages de documents originaux et d’une remarquable qualité de pensée, qui restaient jusqu’à ce jour totalement inconnus. Leur situation historique au tournant des années 60 en fait des témoignages précieux et irremplaçables de l’état encore brillant de la philosophie universitaire, dans la période de transition de l’existentialisme (1945-1955) au structuralisme (1960-1980), en même temps période progressive de la disparition de la pensée dialectique sous la pression invasive d’une « pensée-à-droite » (1980) (Terray), avec laquelle va s’installer la crise de la philosophie française au xxie siècle. L’intérêt de ces Cours est aussi de révéler un Louis Althusser très étonnant, en tout cas totalement différent de ce qu’en a fait l’histoire à partir de 1965, auparavant passionné par la psychologie et soutenant la descendance continue de Marx à partir de toute la pensée politique dès le début du 17e siècle. Un véritable scoop. D’autres types dialectiques s’identifient dans cette période d’avant 1960, dans la lecture que le philosophe Alain fait d’auteurs tels Hegel et Marx, de même que dans les démarches des psychologues Henri et Germaine Wallon. Cependant, le désenchantement à l’égard du paradigme classique de la dialectique se perçoit de façon significative dans le remarquable panorama qui a été produit de la philosophie française entre 1960 et 2000 par Alain Badiou (2008, 2013).
Le profil biographique de l’auteur figure sur les pages 419-420.
ISBN : 978-2-343-03162-0
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