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French Pages xiii, 251 pages: illustrations [268] Year 2002
lérée ? Qu’advient-il lorsqu’il cher che à tout enclaver : le matériel et le cultur el, le tangible et l’intangible ? Comment alors mémoir e et fonction identitair e vont-elles coexister ? Comment fair e, si le patrimoine doit êtr e à la fois la mémoire de tous et celle de chacun ? De quoi ou de qui sera-t-il le médiateur ? Le patrimoine a un passé. A-t-il un futur ? Ce livr e propose de déplacer les interr ogations : voir moins le patrimoine que la mise en patrimoine. Quelles sont les opérations qui le constituent ? Comment produit-il du sens ? Neuf spécialistes, tous muséologues et cher cheurs, ont accepté de jouer le jeu et d’entr er dans le débat pour êtr e en débat : Y ves Ber geron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman, Hana Gottesdiener , Joëlle Le Mar ec, Marie-Jeanne Chof felMailfert, Raymond Montpetit, Bernar d Schiele et Michel V an Praët. Cet ouvrage est le fr uit de deux colloques scientifiques organisés par le Pr ogramme d’études avancées en muséologie de l’Université du Québec à Montréal en 2000 et 2001. Il s’adr esse à tous ceux, pr ofessionnels, chercheurs, étudiants ou autr es, qui, à divers titr es, s’intér essent aux questions et aux enjeux du patrimoine, du musée et de la cultur e. Il s’adr esse aussi à tous ceux qui, s’interrogeant sur la mémoir e à l’heur e de l’éphémèr e, voient dans le patrimoine un moyen de penser notr e modernité.
ISBN 2-89544-030-1
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PATRIMOINES ET IDENTITÉS
est en débat. Quel est son avenir dans L elespatrimoine sociétés, comme la nôtr e, en mutation accé-
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Données de catalogage avant publication (Canada) Vedette principale au titre : Patrimoines et identités (Collection Muséo) Textes présentés lors de deux colloques organisés par le Programme d’études avancées en muséologie de l’Université du Québec à Montréal, l’un tenu au Musée d’art contemporain de Montréal en mars 2000 et l’autre tenu au Musée des sciences et des techniques de Montréal en avril 2001. Comprend des réf. bibliogr. Publ. en collab. avec : Musée de la civilisation. ISBN 2-551-21532-3 (Musée de la civilisation) ISBN 2-89544-030-1 (Éditions MultiMondes) 1. Muséologie – Congrès. 2. Patrimoine mondial – Congrès. 3. Musées – Congrès. 4. Culture – Congrès. 5. Mémoire collective – Congrès. I. Schiele, Bernard. II. Musée de la civilisation. III. Université du Québec à Montréal. Programme d’études avancées en muséologie. IV. Collection: Collection Muséo Français. AM2.P37 2002
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Direction et coordination : Service de la recherche et de l’évaluation Musée de la civilisation de Québec Révision linguistique : Robert Paré Impression : AGMV Marquis Imprimeur inc. © 2002 Musée de la civilisation de Québec Musée de la civilisation de Québec 85, rue Dalhousie Québec (Québec) G1K 7A6 Téléphone : (418) 643-2158 Télécopieur : (418) 646-9705 Courrier électronique : [email protected] Internet : www.mcq.org Le Musée de la civilisation est subventionné par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. ISBN 2-551-21532-3 – Musée de la civilisation ISBN 2-89544-030-X – Éditions MultiMondes Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2002 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2002 Éditions MultiMondes 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone : (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 800 840-3029 Télécopie : (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 888 303-5931 [email protected] http://www.multim.com DISTRIBUTION EN LIBRAIRIE AU CANADA Diffusion Dimedia 539, boulevard Lebeau Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2 CANADA Téléphone : (514) 336-3941 Télécopie : (514) 331-3916 [email protected]
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À la mémoire de Denis Samson Ses amis
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Table des matières
Préface Gérald Grandmont ..................................................... xi Introduction Bernard Schiele ........................................................... 1 PREMIÈRE PARTIE – L’ENJEU DU PATRIMOINE Chapitre 1 – Les musées en devenir ? Une interrogation paradoxale .................................................................. 15 Joëlle Le Marec Chapitre 2 – Tradition, mémoire, patrimoine..................... 41 Jean Davallon Chapitre 3 – Patrimoine naturel et culture scientifique, l’intangible au musée ........................................................... 65 Michel Van Praët Chapitre 4 – Les musées, générateurs d’un patrimoine pour aujourd’hui ........................................................ 77 Raymond Montpetit DEUXIÈME PARTIE – STRATÉGIES DE MÉDIATION Chapitre 5 – Images de soi, images des autres : les modes opératoires d’une exposition sur des reliques d’Europe et d’Océanie .............................................. 121 Jacqueline Eidelman & Hana Gottesdiener Chapitre 6 – La médiation culturelle : territoire d’enjeux et enjeux de territoire ............................................... 141 Marie-Jeanne Choffel-Mailfert
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Chapitre 7 – La médiation au Musée de la civilisation ..... 173 Yves Bergeron Chapitre 8 – Les trois temps du patrimoine ..................... 215 Bernard Schiele Présentation des auteurs ...................................................... 249
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Préface
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Gérald Grandmont Sous-ministre adjoint aux politiques, aux sociétés d’État et au développement international Ministère de la Culture et des Communications
Dans le marché des colloques que nous connaissons aujourd’hui en Occident, ceux qui sont prégnants sont ceux qui constituent, lorsqu’on relit les Actes, des moments de cristallisation de la connaissance. En lisant les Actes du colloque de l’UQAM en muséologie, on peut facilement trouver dans les textes de nouveaux repères de la connaissance. L’institution muséale, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est devenue un lieu d’influence sociétal marqué, tout en rejoignant moins de 40% des citoyens, et ce, dans la meilleure des hypothèses. C’est dire à quel point son leadership, sa notoriété dépassent sa fréquentation. Je ne chercherai pas à expliquer comment nous en sommes arrivés à cet état de situation, d’autant plus qu’il existe des variations importantes dans le profil des musées, selon les disciplines et selon les pays. Mais il faut reconnaître une longue filiation depuis le XIXe siècle, où commence à se déployer plus systématiquement le concept d’exposition aux côtés de la recherche scientifique sur les collections jusqu’aux scénographies contemporaines qui nourrissent la communication
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muséale. On peut même noter une accélération, ces 25 dernières années, de cette dimension de la communication muséale. Là encore, on se retiendra de brosser quelques explications. L’institution muséale est entrée dans une «culture de la complexité », pour reprendre l’expression de Joël de Rosnay. La diversification des institutions, celle des pratiques muséales, l’exposition des choix thématiques, le raccord avec les publics, l’invention de la communication muséale, le renouvellement de la mise en espace, le côtoiement de nouvelles professions à l’intérieur des institutions, l’implication des intérêts des publics dans le choix des activités et même dans la réalisation des expositions notamment, l’apparition d’institutions faisant office d’agora culturelle, par-delà la stricte vocation muséale, les liens étroits avec les programmes scolaires et les partenariats institutionnels entre musées, entre musées et universités, entre musées et villes, entre musées et milieux associatifs, entre musées et gouvernements ; tout ce foisonnement qui a largement dépassé le stade expérimental apprivoise la complexité des savoirs, la complexité des rapports humains. La langue anglaise, parlant des pratiques muséales, rend superbement cette notion par des mots-valises, tels « edutainment » et « infotainment ». On observe encore une nouvelle forme de patrimonialisation, que ce soit dans l’apparition de concepts comme ceux du patrimoine intangible, culturel ou de la patrimonialisation du paysage. Tout le spectre du musée y passe, des sciences naturelles à l’ethnologie, des musées d’art aux écomusées. Mais cette forme de patrimonialisation rejoint une autre sphère, au-delà de l’objet lui-même qui nous a été légué, celle de la production de sens pour les personnes et les sociétés, celle d’une activation de la mémoire.
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Demain, si ce n’est aujourd’hui, le musée est et sera confronté, sans perdre son authenticité, à l’intégration des nouvelles technologies de communication, mais en dépassant le simple « clonage numérique » qui se contenterait de faire, en mode virtuel, ce qu’il fait déjà dans l’espace physique. L’institution muséale approche à peine une nouvelle maturité qu’elle est déportée vers un autre univers de créativité. C’est sans doute cette mouvance continuelle qui fait aujourd’hui que l’institution a cette prégnance sociale.
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Introduction JEUX ET ENJEUX DE LA MÉDIATION PATRIMONIALE
S’il est vrai que la « nature imite l’art », il est naturel que l’imitation de l’art apparaisse comme l’imitation la plus naturelle de la nature… Un art moyen, Pierre Bourdieu, 1965
Le patrimoine – le terme – nous est maintenant si familier qu’on en vient à oublier qu’il n’a été introduit dans le discours quotidien que vers les années quatre-vingt. Ce passage du monde du spécialiste au monde de tout le monde a coïncidé avec un élargissement de ce que recouvrait et désignait jusqu’alors la notion de patrimoine. Limitée à l’origine aux beaux-arts – musées, monuments, archéologie monumentale – elle a étendu son action pour englober de manière extensive les traces matérielles et immatérielles du passé jusqu’à y incorporer l’ensemble des productions humaines. C’est donc tout le tangible et l’intangible qui entrent aujourd’hui dans la définition du patrimoine. La nature elle-même a été prise en compte avec les paysages naturels et historiques – naturalisés par l’histoire. Les espèces vivantes et les sociétés humaines ont suivi tout naturellement. En témoigne, par exemple, le classement au patrimoine mondial par l’UNESCO du Parc National des Pyrénées Occidentales jouxtant le Parque Nacional de Ordesa y Monte Perdido, à la frontière de la France et de l’Espagne. Il s’agit tout à la fois de protéger et de conserver le paysage – les sites
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de Gavarnie, Estaubé, Troumouse, Baroude, Ordesa, Añisclo, Pineta et Escuaín –, la flore, la faune, les traces de cultures matérielles, les modes de vie et les particularités linguistiques des populations qui y vivent. L’idée de patrimoine s’étend maintenant à tout l’environnement naturel et culturel, matériel et immatériel. Rien de ce qui est réel, symbolique ou imaginaire n’échappe à son emprise. Le patrimoine « claquemure pour ainsi dire tout l’univers1 ». Dès lors, le patrimoine est une friche en attente de mobilisation culturelle ou, plus précisément, en attente de mobilisations culturelles, car à l’élargissement du champ culturel correspond celui du spectre des acteurs qui vont l’investir. C’est pourquoi la question à poser est moins celle des patrimoines, que celle des mises en patrimoine. Or, mettre en patrimoine consiste à assigner un statut de référentiel à des choses tangibles ou intangibles. Les singularités conférant des identités2, vouloir les conserver pour les préserver en découle tout naturellement. Toutefois, l’aspect matériel ou immatériel reste secondaire par rapport à l’ancrage symbolique dans le social. «La mémoire n’a pas de prix et elle est immatérielle. Le patrimoine est seulement censé représenter de la mémoire, il n’est pas son support matériel incontesté», souligne Jeudy (1999, p. 36). La remémoration d’un événement historique par la commémoration collective est un autre mode d’ancrage dont le «faire-revivre » est le support. La conjuration de l’éphémère par l’inscription dans la durée se joue donc à partir de différents supports et sur plusieurs registres, qu’il s’agisse d’un objet (dans une exposition), d’un monument (mis en valeur) ou d’un événement (revécu 1. Pour pasticher la belle et juste formulation de Girardin reprise par Davallon. 2. Identité qui n’est jamais définitive puisqu’elle fait constamment l’objet d’un investissement symbolique. Elle se recompose donc périodiquement.
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collectivement par un rituel de célébration). Autrement dit, la mise en patrimoine est à la fois une mobilisation et un mode de désignation du culturel et son articulation autour du social. C’est pourquoi la mise en patrimoine s’accompagne nécessairement d’une mise en médiation. Les contributions réunies dans cet ouvrage se structurent toutes autour de cette dialectique de la mise en patrimoine et de la mise en médiation. C’est pourquoi cette dialectique est la première clé de lecture transversale. La deuxième clé est la question de l’altérité. Le patrimoine produit de la différence dans le temps et dans l’espace. L’altérité se constitue dans et par un effet de distanciation inhérent à la décentration symbolique, spatiale ou temporelle, résultant de la mise en patrimoine. C’est en cela que le patrimoine se distingue de la mémoire. Là encore, chacun des auteurs prend position sur cette question. La troisième clé est le constat des répercussions de la crise des valeurs de notre modernité sur le projet muséal (compris dans le projet patrimonial). La culture de la complexité3, comme le souligne Gérald Grandmont dans sa préface, est la nouvelle donne. Le musée ne peut plus prétendre au monopole de la parole légitime. Il est un acteur parmi d’autres à un moment où l’idéal des Lumières s’estompe. En somme: trois ordres de questionnement, étroitement articulés les uns autour des autres, ancrent la problématique de cet ouvrage: patrimoine/ médiation, altérité/spatialité-temporalité et modernité/ postmodernité. Chaque chapitre peut donc être lu en fonction de ces questionnements transversaux ou indépendamment des autres, puisqu’il les «problématise ». Abordons la première clé transversale, le rapport patrimoine/médiation. (Je précise que l’ordre de présentation des clés ne respecte pas la succession des chapitres dans 3. Gérald Grandmont utilise « complexité » dans un sens différent de Van Praët, pour qui elle renvoie à l’idée de « processus ».
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l’ouvrage – regroupés dans l’une ou l’autre des deux parties selon que l’accent porte sur le patrimoine ou la médiation; je me suis attardé à ce qui me semble être le point fort de l’argument de chacun. Bien évidemment, il aurait été possible de proposer une autre grille de lecture et d’articulation des problématiques entre elles.) Dans la perspective du rapport patrimoine/médiation, Le Marec (chap. 1), qui s’y attarde plus particulièrement, examine trois dispositifs muséaux (les musées d’art, de sciences et techniques, et de territoire) pour mettre en évidence le fait que le musée d’art tend à gommer systématiquement du dispositif toutes les traces de médiation, bien qu’il en instaure une avec ses programmes de visite, ses publications, ses brochures, etc., alors que le musée de sciences et techniques, au contraire, l’inscrit et la rend évidente dans son dispositif. Quant au musée de territoire, il oscille entre les deux. Pourquoi cela ? Parce que ces trois types de musées renvoient à trois conceptions de la culture actualisées dans et par leurs dispositifs muséaux. Ainsi, le musée d’art – encore fortement marqué par la pensée de Malraux, du moins en France – cherche, par le face-à-face avec l’œuvre, à provoquer l’expérience individuelle de la « transcendance », hors de tout discours et de toute référence sociale. Dans le cas du musée de sciences et techniques, l’accès au savoir « vrai » exige l’affranchissement des conditions sociales de son émergence. La médiation s’exhibe pour mieux marquer son caractère transitoire. Par contre, le musée de territoire, lié au référent social, met l’accent sur ce qui est « partagé ». Ces conceptions de la culture qui subsument la mise en patrimoine et la mise en médiation s’affrontent dans le champ muséal et en caractérisent la dynamique. Choffel-Mailfert (chap. 6) interroge, elle aussi, le projet patrimonial sous l’angle des tensions révélées par la médiation. Toutefois, à la différence de Le Marec, essentiellement préoccupée par les logiques exogènes (mais mobilisées par des 4
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stratégies endogènes), elle examine le poids des logiques endogènes sur la mise en patrimoine et les pratiques de médiation. Pour cela, elle se concentre sur les « lieux […] qui conditionnent les expériences par lesquelles chaque individu s’approprie une culture ». La médiation est donc un « territoire d’enjeux politiques et sociaux », comme elle est un territoire d’enjeux muséaux (bien entendu greffés à la culture) pour Le Marec. Le droit à la culture, loin de se limiter à la démocratisation de la « culture cultivée », passe par la reconnaissance de celui des « cultures plurielles ». La prise en compte de la dimension locale devient alors déterminante. Le point d’ancrage de la médiation se déplace. Il se situe moins dans le musée (ou le monument) que dans le territoire. Plus précisément, le musée tend à être une des modalités d’appropriation du territoire par les acteurs sociaux. Car, pour Choffel-Mailfert, le véritable enjeu est le « rétablissement du lien social » dans une société qui le distend. L’élargissement de la notion de patrimoine et celui, corrélatif, des référentiels du champ culturel se présentent donc comme « la construction d’une multiplicité d’espaces qui sont autant de représentations que la société se donne d’elle-même » et autant de voies potentielles de médiation. Toutefois, cette ouverture comporte des risques de dérives, notamment lorsque le lieu (comme les centres urbains ou les patrimoines industriels), devenant historique par un processus de patrimonialisation, « n’est plus un lieu au sens anthropologique du terme » et « perd sa qualité relationnelle et procède d’une identité produite par le regard des autres ». La réflexion sur le redéploiement contemporain du patrimoine ne peut faire l’impasse sur la médiation culturelle car l’enjeu est « d’instaurer des espaces d’énonciation propres au territoire et de participer directement du processus qui fonde symboliquement l’espace commun ». Van Praët (chap. 3), lui, analyse la genèse historique de la médiation contemporaine du musée de sciences (alors que 5
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Le Marec et Choffel-Mailfert ont opté pour une analyse synchronique). Pour ce faire, il examine la notion de patrimoine intangible et les relations que celle-ci entretient avec le musée. Dans un premier temps, il rappelle que cette notion est moins nouvelle qu’il n’y paraît au premier abord. De fait, elle s’est mise en place à partir du XIXe siècle, lorsqu’il s’est agi de rendre compte de la complexité des processus qui régissent le monde naturel. Dès lors, l’inventaire et la description des éléments des mondes naturel, social et culturel ne suffisent plus « pour en approfondir la maîtrise et la connaissance ». L’intérêt se transfère donc des « objets vers les processus » dans tous les domaines, y compris les arts : « la figuration naturaliste du paysage se trouve à la même époque restructurée, comme en témoigne le mouvement impressionniste ». Dans cette perspective, le terme « écologie » – l’étude des phénomènes synchroniques –, lorsqu’il apparaît au XIXe siècle, témoigne plus de l’avènement d’une culture de la complexité que d’une démarche initiatrice. Dans un second temps, il montre que cette nouvelle conception – «représentations et disciplines » – « bouleverse […] les concepts et enjeux des musées » (surtout le musée scientifique). La question à résoudre est alors la suivante : comment préserver le « rangement et la conservation des collections» et, en même temps, entreprendre des « actions de diffusion et de vulgarisation ressenties comme indispensables tant pour propager les nouveaux concepts que pour éviter un isolement de la communauté scientifique vis-à-vis de la société » (Van Praët) ? Ce dilemme trouve sa solution dans un concept muséal qui dissocie les réserves des galeries d’exposition, c’est-à-dire une séparation des activités de production de connaissances nouvelles de celles de diffusion de ces mêmes connaissances auprès des publics. Cette recomposition du dispositif muséal fera des activités de médiation la composante principale du dispositif d’inscription du musée dans le social pour les actions visant le public. Elle favorisera, au début du 6
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siècle par exemple, le développement des panoramas et des dioramas, dont on mesure aujourd’hui l’efficience pour les thèmes environnementaux. Mais, une fois acquise l’idée de complexité – pour y revenir et faire le lien avec la médiation contemporaine –, le patrimoine intangible en découle naturellement puisqu’il désigne « ce qui relève de la conservation des processus et phénomènes » naturels, sociaux et culturels. C’est dire à quel point, insiste Van Praët, « la muséologie contemporaine des sciences et des technique ne peut s’abstraire de la réflexion et des enjeux sur le patrimoine intangible » ni, en conséquence, faire l’impasse sur les modalités de sa mise en médiation. Prenant résolument le parti d’une approche «pragmatique de la médiation», Bergeron (chap. 7) insiste sur le fait qu’il n’y a pas de véritable médiation sans prise en compte des visiteurs (comme Choffel-Mailfert insiste sur le rôle des acteurs). Ce sont eux qui, en définitive, donnent doublement son sens au musée comme lieu de diffusion et comme lieu d’appropriation. Car «la médiation demeure un processus permettant aux musées de jouer un rôle d’intermédiaire entre les savoirs et les publics. Le Musée de la civilisation (Québec), qui depuis son ouverture a opté pour des « approches multidisciplinaires» afin de « faire le pont entre les savoirs et les publics», lui sert de terrain d’enquête. Ceci l’amène à trois constats. Premier constat: le Musée de la civilisation a décidé dès le début de laisser des traces (essentiellement des écrits) de ses activités et des débats auxquels celles-ci auront donné lieu. Il peut donc jeter un regard rétrospectif sur les discours qu’il a reflétés et alimentés et, du coup, sur l’évolution de la conjoncture muséale. Deuxième constat: le Musée de la civilisation, qui se veut un « musée de l’homme d’ici», a entrepris de le connaître en continu par la mise sur pied d’un service de recherche sur les publics. Ainsi, il s’est donné les moyens d’une réflexion et d’une vigilance constantes pour maintenir 7
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le cap sur son objectif de dialogue avec les publics. Troisième constat : comme Montpetit pour les visiteurs (chap. 4) et Choffel-Mailfert pour les acteurs sociaux, Bergeron constate que les logiques exogènes qui sont à l’œuvre transforment les attentes et les pratiques. Le Musée de la civilisation envisage donc d’autant plus rapidement une révision de ses pratiques de médiation qu’il peut se distancier de celles qui prévalent actuellement, ayant développé les outils pour les penser. Mais il semble bien que de toutes les tendances, la transformation du rapport au temps – «nous vivons de plus en plus en temps réel », observe Bergeron – soit celle qui risque le plus d’affecter l’évolution du musée (voir Schiele, chap. 8) puisqu’il faudra l’«inscrire véritablement […] dans le temps présent ». La deuxième clé de lecture est la relation fondamentale d’altérité instituée par le patrimoine. Il s’agit de la « dialectique du même et de l’autre, de l’identité et de la différence », comme l’écrivent Eidelman et Gottesdiener (chap. 5). Choffel-Mailfert analyse la construction identitaire en fonction de l’appropriation de l’espace symbolique du territoire (c’est-à-dire la relation entre « nous » et « nous»). Eidelman et Gottesdiener l’examinent en fonction de la relation entre « nous » et « eux ». Elles montrent que les « frontières sociales et symboliques », jamais définitives, sont « renouvelées dans les échanges ». Prenant prétexte de l’exposition La mort n’en saura rien – Reliques d’Europe et d’Océanie, qui confronte le visiteur à des représentations étrangères de la mort, elles cherchent à comprendre comment s’effectue le passage de sa propre culture à celle de l’autre. Elles montrent que la déstabilisation, le « brouillage des repères », s’effectue à travers une « inversion des systèmes de représentation » déclenchée, par exemple, par la découverte d’objets dont l’existence n’était même pas soupçonnée. « L’objet aussi bien que le visiteur sont “désanonymisés” : l’objet parce que le regard porté sur lui lui confère une 8
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identité, le visiteur parce que l’objet fait surgir chez lui un questionnement sur sa propre identité. » Le mode opératoire de cette exposition – une stratégie de médiation fondée sur une approche comparative – , qui enferme le visiteur dans un « jeu de miroirs » faisant de lui « la source et la cible » d’un « échange de regards », conforte l’analyse de Le Marec voulant que le musée de territoire soit lié au référent social. L’accès à ce qui est partagé (ou ne l’est pas) repose sur les médiations sociales et y renvoie. L’étrangeté (l’altérité) résulte bien du regard d’une communauté culturelle sur un extérieur constitué d’autres communautés culturelles. Mais la question de l’altérité s’articule autour de celle de la temporalité construite par le patrimoine. C’est fondamentalement à partir du présent que le patrimoine instaure un rapport au passé, soutient Davallon (chap. 2), qui remet en question l’amalgame spontané de la mémoire et du patrimoine. La mémoire se distingue du patrimoine en ce qu’elle repose sur une continuité directe parce que sa capacité de rendre présent le passé tient au fait qu’elle est transmise sans autre médiation que celle des individus eux-mêmes (mémoire collective du groupe) ou de la société (courants de pensée); le patrimoine, par contre, reconstruit le passé à partir du présent parce qu’il présuppose une rupture entre le passé et le présent. «La rupture qui ouvre la temporalité topologique du patrimoine tient au fait que l’objet de patrimoine est trouvé ou retrouvé, mais non transmis. » La « continuité de nature symbolique construite» par le patrimoine «autour de l’objet » se déploie dans un temps abstrait qui s’oppose à celui, concret, de la mémoire. Cette « rupture de continuité du patrimoine» – laquelle, soit dit en passant, fonde son irréductible altérité – «ouvre la possibilité à la fois de choisir ses ancêtres et de regarder son histoire de l’extérieur». Voilà pourquoi, pour Davallon, « la filiation est inversée». C’est elle qui nous permet de « nous » penser comme les héritiers d’«eux » – « qu’il s’agisse 9
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des Grecs, des aristocrates français du XVIe siècle, des paysans du début de ce siècle ou des aborigènes australiens». Schiele (chap. 8) remet lui aussi en question le rapport de temporalité. Toutefois, si pour Davallon c’est la projection vers le passé qui structure l’appropriation symbolique du patrimoine, pour Schiele c’est la relation avec le futur qui est déterminante. Les Lumières, caractérisées entre autres par la foi dans la Raison et le Progrès, convoquaient le passé pour mieux anticiper le futur à partir du présent. Toutefois, le passage d’une société de la connaissance à une société de l’innovation entraîne une déstabilisation perpétuelle du présent. Ce changement se produit en conjonction avec un reflux des idéaux des Lumières et l’incertitude dont s’accompagne cette dissolution des repères. Le passé apparaît alors comme une valeur refuge et un moyen de conjurer le futur et de fixer, ne serait-ce que temporairement, une impermanence sur laquelle la société n’a plus de prise. Mais ce rapport nostalgique au passé, que nous vivons actuellement, masque probablement un changement plus profond encore (aussi évoqué par Bergeron) : celui du passage à une société du présent. C’est-à-dire une société qui n’a plus de passé puisqu’elle n’a plus de futur. En effet, si la projection dans le futur que suppose l’idée de progrès n’est plus opérante et si le futur s’abolit dans l’impermanence du présent, qu’y a-t-il d’autre à part un étalement dans celui-ci ? Nous serions donc en transition vers une société de l’espace. Notre conception du patrimoine serait donc appelée à se transformer rapidement. Que restera-t-il de son statut, dans un contexte de surabondance de référentiels s’équivalant les uns les autres et se substituant les uns aux autres ? Un jeu de signes dans une circulation généralisée des signes ? Si pour Davallon l’individuation passe par le rétablissement d’une continuité symbolique avec le passé, pour Schiele, dans l’hypothèse d’une société « asymbolique », elle se constituerait progressivement à partir de la juxtaposition d’expériences 10
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closes sur elles-mêmes – l’engouement actuel pour la réalité virtuelle en étant le symptôme. La troisième clé de lecture est, comme je l’ai mentionné, la crise des valeurs et ses répercussions sur le projet muséal compris dans le projet patrimonial. Reprenant la distinction établie par Davallon entre « mémoire » et « patrimoine », pour souligner que le statut de patrimoine n’est jamais acquis une fois pour toutes, qu’il est un construit éphémère devant être constamment réactivé pour demeurer dans un «dialogue productif avec le présent», Montpetit (chap. 4) insiste à son tour sur le présent. Ce n’est jamais qu’à partir du présent que le passé fait sens. Par conséquent, « toute politique muséale» comprise dans une politique du patrimoine doit voir à favoriser la transformation [du] legs du passé en un patrimoine pour maintenant en faisant que les choses anciennes s’inscrivent dans la mémoire d’aujourd’hui ». Mais ce travail sur le passé doit s’inscrire dans la nouvelle réalité des musées. Ceux-ci sont aujourd’hui des institutions s’adressant au grand public et en prise sur la société. En contrepartie, ils en subissent le poids. Ainsi la crise des valeurs contemporaines (voir Le Marec, Bergeron et Schiele) trouve-t-elle son écho dans un «musée postmoderne», lequel – sur le plan de la médiation – «moins qu’une “direction” ou des “idéaux” […] présente des cas, des histoires, des récits de passions individuelles, que chacun peut s’approprier à sa façon, selon ses valeurs personnelles». Car, pas plus que les autres institutions, il n’a la «légitimité de proposer un discours normatif global». De plus, « il devient, dans le contexte de notre temps une “organisation” […] centrée sur des objectifs empiriques de performance et sur l’appropriation personnelle par les visiteurs, des produits culturels qu’il met en marché». Enfin, tant la mondialisation que le développement des industries culturelles (voir Schiele) forcent une convergence avec l’industrie touristique et un réalignement de ses modes de médiation: il œuvre «dorénavant 11
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aux frontières, de plus en plus brouillées, entre le culturel, l’éducatif, le récréatif et l’économique». … À Aix-en-Provence, après l’incendie qui a totalement anéanti les forêts […] la décision a été prise de recomposer le paysage boisé de la Sainte Victoire […] en conformité avec les tableaux de Cézanne. Patrimoine et développement, Jean Paul Curnier, 1992
Le patrimoine nous interpelle. Il est en débat. Je tiens à remercier : Yves Bergeron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman, Hana Gottesdiener, Joëlle Le Marec, Marie-Jeanne ChoffelMailfert, Raymond Montpetit et Michel Van Praët. Ils ont tous accepté de jouer le jeu et d’entrer dans le débat pour être en débat. Ma gratitude va aussi à tous ceux qui sont intervenus au cours des discussions et les ont enrichies de leurs observations et de leurs remarques. Je tiens également à remercier tout particulièrement Francine Beauchemin-Martel qui, assistée de son équipe, a assuré le soutien logistique des deux colloques dont cet ouvrage est issu; Lucette Bouchard qui nous a accueillis au Musée d’art contemporain de Montréal en mars 2000 ; et Claude Benoit qui nous a accueillis à son tour au Musée des sciences et des techniques de Montréal en avril 2001. Un grand merci à tous ceux, que je ne peux nommer ici tant la liste serait longue, dont le concours a contribué à la réussite de ces deux colloques. Et enfin, un très grand merci au Service de la recherche et de l’évaluation du Musée de la civilisation, qui a accueilli ces actes dans sa collection. Bernard Schiele
Références Jeudy, Henri-Pierre, « Le temps et les mémoires collectives», in ChoffelMailfert, M.-J., et Lüsebrinck, H.-J., (éd.), Regards croisés vers une culture transfrontalière, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 35-39.
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Première partie
L’ENJEU DU PATRIMOINE
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Chapitre 1
LES MUSÉES EN DEVENIR ? UNE INTERROGATION PARADOXALE
Joëlle Le Marec Maître de conférences, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon
Les musées français sont le théâtre de transformations spectaculaires. Rappelons quelques-unes d’entre elles, sans prétention aucune de les inventorier méthodiquement. La nouvelle « loi musées » institue désormais une procédure de labellisation des musées qui donne à la collection un rôle primordial: les mutations muséales amorcées dans les années 1970 avec la redéfinition du rôle social des musées et la montée de leur dimension communicationnelle, sont révisées dans le sens d’un recentrage sur les collections. Mais les enjeux de patrimonialisation ainsi réactivés ne réapparaissent pas sous leur forme traditionnelle; ils sont désormais articulés autour d’une nouvelle conception marchande du musée, lequel se fait producteur de valeur économique grâce à la gestion de ce patrimoine. Phénomène au moins aussi important mais plus discret: les liens avec la sphère scientifique et les savoirs académiques se modifient. Les ethnologues avaient largement participé au
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mouvement de l’écomuséologie dans les années 1970. Ce sont maintenant les historiens qui deviennent la communauté scientifique de référence pour les musées de territoire. Par contre, les questionnements anthropologiques sont désormais exploités massivement dans le champ de l’art contemporain, à l’affût de nouvelles pratiques (qu’il se propose d’« interroger ») et qui élargit ses marges vers les terres des sciences sociales. Paradoxalement, l’abandon de la référence aux disciplines académiques dans les instances de validation des pratiques muséales et l’exploitation intensive de ces mêmes questionnements académiques dans le champ de l’art contemporain sont pareillement salués comme les marqueurs de la modernité dans la sphère muséale. Ces différents mouvements et événements font l’objet de commentaires nombreux : un débat médiatique intense accompagne la publication et la mise en place du projet du Musée des Arts Premiers, qui remplacera le Musée de l’Homme et le Musée des Arts Africains et Océaniens. L’affaire a suscité de nombreuses prises de position sur les liens entre muséologie, ethnographie et art, avec, dans tous les cas, la mise en concurrence de visions antagonistes de la place qu’occupent les objets exotiques dans notre patrimoine et dans notre culture. Il me semble que l’on peut poser l’hypothèse que tous ces événements ont à voir les uns avec les autres, sans cependant se contenter d’en référer à la généralité des mutations sociétales si souvent invoquées pour expliquer des changements massifs. Si l’on en reste au dispositif muséal, il faut se donner les moyens de rendre compte des changements à ce niveau, qui est celui du dispositif lui-même, sans court-circuiter ce travail par une échappée immédiate à un niveau englobant des « grandes mutations culturelles». L’extérieur du dispositif est alors saisi par les représentations qui en sont mobilisées dans le monde muséal lui-même, et non par des perspectives historiques, économiques, sociologiques que l’on mettrait en rapport avec les mutations muséales. La dynamique des 16
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transformations muséales relève au moins partiellement de conflit de représentations au sein des musées.
Les musées en contradictions Les musées, institutions de la stabilité, sont saisies par le démon de la contradiction. Ces contradictions concernent en particulier les différentes conceptions de la culture qu’ils mobilisent (la culture au sens de la philosphie classique, ou la culture au sens anthropologique des modes de vie partagés par les membres de communautés, ou encore la culture comme rapport au savoir partagé par un collectif). Elles concernent aussi les modèles de communication qui inspirent leurs relations avec le public. La situation n’est pas nouvelle; l’institution muséale a toujours plus ou moins géré de telles tensions par la mise en place de séparateurs politiques et administratifs. En France, par exemple, les musées de sciences et techniques ne relèvent pas du ministère de la Culture, mais du ministère de l’Éducation Nationale et de la Recherche; les tutelles, les références, les filières de formation sont différentes et les communautés professionnelles se croisent relativement peu. Cependant, les marges de manœuvre permettant de telles contradictions restent inscrites dans l’institution. On le constate dans deux dispositifs au moins, qui créent des espaces de confrontation entre différentes dimensions des musées. Le premier est l’ICOM (International Council of Museums), qui associe des musées de tous pays en une famille d’établissements et les constitue ensemble en genre institutionnel, lequel transcende malgré tout l’extrême diversité des conditions de statuts et de modes de fonctionnement. Le second est la définition des musées donnée par l’ICOM. Cette définition est une multi-énumération de fonctions et d’objectifs, dont certaines sont en tension contradictoire: l’interprétation des articulations et de la hiérarchie de ces fonctions et
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objectifs est laissée à l’interprétation de chacun. Les différents aménagements de la définition depuis sa formulation en 1951 correspondent à différentes combinaisons héirarchiques des fonctions et des objectifs. Rappelons cette définition, inscrite dans les statuts de l’ICOM en 1951 : Le musée est un établissement permanent, administré dans l’intérêt général en vue de conserver, étudier, mettre en valeur par des moyens divers et essentiellement exposer pour la délectation et l’éducation du public un ensemble d’éléments de valeur culturelle : collections d’objets artistiques, historiques, scientifiques et techniques, jardins botaniques et zoologiques, aquariums…
En 1975, le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l’homme et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation.
Ce sont l’articulation entre recherche et conservation et l’ordre d’énumération des objectifs qui changent. En 1951, l’accent est mis sur la conservation d’un ensemble d’objets ; en 1975, il est mis sur la rercherche concernant les témoins matériels de l’homme. La conservation, l’étude et l’exposition dépendent de l’ensemble « d’éléments de valeur culturelle », en 1951 ; en 1975, la conservation et l’exposition dépendent de la recherche. Dans les deux cas, l’exposition n’est qu’un moyen de mettre en valeur ou de communiquer. L’ordre des objectifs assignés à l’exposition s’inverse cependant : « délectation et éducation du public » en 1951, « étude, éducation et délectation » en 1975. La situation n’est donc pas nouvelle, puisqu’elle est même inscrite institutionnellement dans des dispositifs et se manifeste dans la succession des formulations. 18
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Ce qui est peut-être nouveau, c’est la radicalisation de ces contradictions, qui sont non plus réparties dans le champ muséal, mais gérées dans les mêmes familles muséales, voire au sein d’un même établissement. C’est la mobilisation consciente de ces contradictions, non plus seulement comme moyen d’analyser la dynamique muséale, mais comme moteur de l’action, qui nous intéresse ici. Les schémas d’action inspirés de la contradiction sont multiples, mais j’en retiendrai deux, basés chaque fois sur l’effort de réinscription de valeurs ou de modes d’action dans le dispositif muséal : d’une part, la résolution des contradictions par la concurrence entre les dimensions du musée, et la radicalisation de l’une d’elles au détriment des autres; d’autre part, la résolution des contradictions par l’intégration des dimensions contradictoires dans des dynamiques de projet. Dans le premier cas entrent un ensemble de transformations importantes qui affectent actuellement les musées à dominante « culture et société», transformations qui me paraissent liées à une mise en concurrence de conceptions de la culture opposées: chacune des parties souhaite radicaliser l’inscription de sa propre conception dans le dispositif muséal. Dans le second cas entrent de nouveaux outils de travail tels que le projet d’établissement, qui institue le projet comme technique dans le média lui-même. Il s’agit d’une technique du consensus qui permet de suspendre sans cesse l’inscription définitive de la forme musée ou plutôt qui légitime politiquement et institutionnellement le droit de ne pas inscrire encore. La situation actuelle, dans laquelle la contradiction devient un élément moteur de la dynamique muséale, est sans doute favorisée par l’injonction moderniste faite au musée de bouger, changer, ne pas être en retard, ne pas laisser passer le train (le train du numérique et des nouvelles technologies, le train du marché). Cette injonction émane d’un système de valeurs et de normes qui n’est pas celui du 19
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musée, mais celui d’un modèle de société, à savoir une idéologie, avec lequel le musée comme institution doit compter. À l’intersection des contradictions propres à l’institution muséale et des tensions générées par la confrontation entre l’institution muséale et le modèle de société dans lequel il baigne, le jeu est ouvert, le texte est brouillé1 : il est à la fois fort difficile et fort tentant de dégager des relations causales. Il est plus modeste et raisonnable de penser les phénomènes en tensions, à partir des représentations contradictoires qui circulent dans le musée. Les contradictions internes au musée comme institution assumant des fonctions multiples peuvent alors être amplifiées par les contradictions entre l’institution muséale comme gardienne des références originelles (par la fonction patrimoniale et la représentation d’un ordre des savoirs stable) et des modèles sociaux qui instituent le changement comme référence normée. Par exemple, l’introduction des nouvelles technologies au musée ne met pas le musée en mouvement : elles mettent les contradictions du musée en mouvement.
Des récits fondateurs Il existe différents récits fondateurs des musées, qui fixent dans les origines choisies les valeurs de référence dont l’institution tire le sentiment de son identité. Je ne parlerai pas ici de l’histoire des historiens, mais bien des histoires d’origine qui circulent dans le monde muséal et qui peuvent tirer leurs éléments des travaux historiques.
1. Je me réfère ici en clin d’œil au texte et au jeu comme figures du fonctionnement social opposées et commentées par Geertz, qui prend évidemment clairement partie pour le texte. Voir Clifford Geertz, « Genres flous : la refiguration de la pensée sociale », in : Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986 pour la traduction française.
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La pluralité des récits manifeste les tensions contradictoires, mais le fait qu’ils puissent être invoqués sélectivement soulage ces tensions: les récits jouent le rôle de séparateurs dans la mesure où les institutions originelles sont présentées comme étant plus « simples » que celles qui en héritent, complexifiées par le cours des histoires traversées. Selon que l’on fait remonter le musée au Mouseîon d’Alexandrie, aux cabinets de curiosité de la Renaissance ou aux musées nationaux créés dans la foulée de la Révolution française, le récit n’est pas le même et l’identité muséale est construite différemment. Il y a les historiens des musées et il y a des histoires à propos des musées. Ces dernières ne sont pas forcément le fait des premiers, même si elles s’appuient largement sur les données historiques disponibles dans les travaux de recherche. Elles circulent en tant que récits fondateurs, elles habitent les imaginaires et structurent la transmission pédagogique d’un système de représentations dans une communauté professionnelle et, plus largement, dans une communauté culturelle élargie. Il faudrait une histoire des représentations du musée à travers les types de communications sociales qui l’ont pris en charge, notamment les manuels destinés à la formation des futurs professionnels des musées2. À défaut de pouvoir me référer à une telle histoire, je me contenterai de repérer trois figures des origines du musée qui habitent nos représentations. Une des origines du musée l’associe très directement à l’antiquité grecque : le musée serait né avec le Mouseîon d’Alexandrie, du nom d’un des éléments du Palais des Ptolémées, vers la fin du IVe siècle avant J.-C., qui abritait 2. Voir par exemple Claude Badet, Benoît Coutancier, Roland May (dir.), Musées et patrimoine, Paris, Éditions du CNFPT, 1997. L’ouvrage comporte, bien sûr, un bref chapitre historique, tout entier marqué par la relation entre musée et patrimonialisation.
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un collège de savants vivant du mécénat royal et disposant, pour fabriquer le savoir, d’un vaste ensemble de ressources matérielles : bibliothèque, jardins botaniques et zoologiques, observatoire astronomique, laboratoire d’anatomie3. En quoi le Mouseîon est-il un ancêtre des musées actuels ? Il a donné son nom à l’institution muséale, bien sûr, mais à part cela, il dessine plutôt les contours d’une institution de recherche, un peu à l’image de celle que Bacon avait rêvée dans La Nouvelle Atlantide4 et qui inspirera la création de l’Ashmolean Museum au XVIIe : il réunit des savants dégagés des soucis de l’existence et qui construisent un savoir sur des bases empiriques à partir de textes, d’instruments et de spécimens. Ce collège de savants placés dans les conditions de travail optimales, à partir d’un état des connaissances existantes, d’objets de la nature observables et d’instruments d’étude, continuent eux-mêmes à enrichir le Mouseîon de leur propre production savante. Le Mouseîon n’est structuré ni par l’activité de collecte, ni par les conditions de la mise en accès public des collections, ni par un dispositif d’exposition, mais par l’activité de recherche de ses pensionnaires. La référence au Mousîeon donne cependant au musée la légitimité d’une généalogie qui le fait remonter à la Grandeur Grecque5. Il n’est pas besoin, dans cette perspective, de comparer précisément le fonctionnement du musée et celui du mousîeon alexandrin. Il suffit que la généalogie établisse un lien direct entre le musée et la pensée classique dans son rayonnement fondateur. Est implicitement légitimé, par cette référence, le rattachement à une culture classique largement dominante
3. Voir Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard/ Réunion des Musées Nationaux, 1993. 4. Voir la traduction de La Nouvelle Atlantide de Bacon par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera, parue chez Flammarion en 1995. La Nouvelle Atlantide avait été publié initialement en 1627.
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dans l’institution muséale, dans la mesure où cette culture est issue directement de la philosophie antique. Un second récit fait naître le musée du studiolo renaissant, puis du cabinet de curiosités6. Au-delà des analyses historiques qui seules pourraient restituer la matrice culturelle et sociale dans laquelle ces dispositifs faisaient sens à l’époque, il reste, dans l’imagerie enchantée que nous avons construite de ces cabinets de curiosités, la fascination pour l’esthétique de la collection et de l’exposition, et du cabinet comme condensation à la fois savante et poétique de l’univers. La collection et l’exposition sont les œuvres de vies entières. Elles traduisent un rapport essentiellement individuel à la culture qui s’y incarne pourtant dans sa portée universalisante, encyclopédique ou cosmologique: il y a mise en boucle des activités de collecte, d’exposition et de visite, qui sont le fait d’un petit nombre de princes et de lettrés. De ce point de vue, les rapports entre visite, collecte et exposition sont peut-être analogues aux rapports entre écriture et lecture chez les savants de la bibliothèque du mouseîon. Chez ces derniers, les pratiques de lecture étaient celles-là même de l’écriture de commentaires, lesquels généraient de nouveaux ouvrages pour la bibliothèque7. La référence au cabinet de curiosités mobilise une genèse de la pratique culturelle au sens de la philosophie classique, comme cheminement 5. Détienne commente sévèrement une vision de l’histoire au service des valeurs occidentales représentées comme issues de la transmission en ligne directe du Miracle grec et de l’universalisme des valeurs de la Raison et de la Science et opposées à tout comparatisme anthropologique. Voir M. Détienne, Comparer l’incomparable, Paris, le Seuil, 2000. 6. Voir Krzyztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris-Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987. 7. Voir Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations alexandrines », in Marc Baratin et Christian Jacob (eds.) Le pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en occident, Paris, Albin Michel, 1996.
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nécessairement individuel vers un idéal par l’exercice de la raison, du goût et de la vertu. Il s’agit de la «culture cultivée», ainsi nommée par Bourdieu pour en désigner le caractère socialement construit, mais aussi de la culture telle qu’elle est promue très concrètement dans une organisation politique et administrative par le ministère de Malraux. Elle pose l’articulation directe entre l’individualité la plus intime et l’universalité de ce qui échappe au temps et à l’espace du social, qui relève du sacré et s’éprouve dans la transcendance. Enfin, un dernier récit fondateur fait remonter les musées à la Révolution. Georgel y voit ainsi « l’emblème du XIXe siècle8 ». Les travaux de Poulot9 ont très largement éclairé la vision de cette jeunesse des musées, lesquels s’imposent comme des institutions majeures au XIXe siècle, en tant que lieux de conservation et d’exposition. Le musée né de la Révolution condense les liens entre la culture et le politique, au service de la construction d’une identité nationale. La culture y est un bien commun, à la fois patrimoine matériel légué à la postérité et représentation des formes d’un rapport au savoir fondé sur l’exercice de la Raison, collectivement partagée. Le musée est donc le lieu concret dans lequel est conservé le patrimoine commun, organisant les conditions de l’accès et de la jouissance collective de ce bien par le peuple. Il est aussi l’espace de mise en forme des représentations du savoir : l’organisation et la présentation de la collection d’histoire naturelle matérialise, par exemple, les classifications animales et végétales, et les spécimens y deviennent les éléments d’un monde de savoir à vocation universalisante, anonyme, collectif. Qu’il conserve et donne 8. Voir Chantal Georgel, « Le musée et les musées : un projet pour le XIXe siècle », avant-propos de La jeunesse des musées, catalogue de l’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 7 février-8 mai 1994, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994. 9. Voir Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.
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accès au chef-d’œuvre ou bien à la classification, le musée prend en charge « le droit du peuple d’entrer en pleine possession de ce qui est de plein droit la propriété universelle du genre humain » (Georgel, p. 16). Le récit des musées qui commence à la Révolution met en forme l’histoire d’une fondation par un changement d’état entre avant et après : le musée accompagne l’avènement d’une articulation directe entre la rationalité scientifique et la démocratie, qui fait suite à un état « sans », un état à la fois pré-scientifique et prépolitique. Le cabinet de curiosités aristocratique, traversé de secrètes et subtiles correspondances entre les objets, figure l’état antérieur, avant la fondation proprement dite, qui démarre avec la collection ordonnée selon la classification, austère et systématique, bien commun pour la Nation tout entière.
Le musée en tensions : représentations contradictoires de la culture Le musée qui prend naissance à la Révolution est déjà une structure contradictoire et complexe à plus d’un titre. Une première tension réside dans la double vocation du musée: il prend en charge le patrimoine et sa transmission à la postérité et il organise les conditions de l’accès et de la jouissance de ce bien commun par le peuple. Dans les principes, ces deux idéaux sont compatibles. Mais dans la mesure où ils s’incarnent dans un lieu concret, ils entrent en tension : le service de la collection et le service du public vont constituer les deux piliers de l’institution et générer des tentatives pour pousser chacun d’eux dans sa logique propre, l’un « contre » l’autre. Par ailleurs, une deuxième tension réside dans le lien entre culture et politique: le musée intervient dans la construction d’une identité politique, territorialisée et située historiquement, mais il revendique l’universalisme de la
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raison et du chef-d’œuvre, «propriétés universelles du genre humain ». Là encore, à l’origine, les dimensions sont compatibles, mais au premier mouvement qui concrétise le musée dans un espace et un temps particuliers, elles entrent en confrontation. C’est donc la matérialisation des principes en dispositifs concrets qui active les contradictions. Cellesci sont résolues par cette même dimension matérielle du dispositif qui les a activées, plus précisément par l’organisation et la gestion administrative des musées qui séparent ces derniers en catégories, puis divisent et répartissent les fonctions au sein des établissements.
Différents types de musées Ainsi, en schématisant grossièrement, dès le XIXe siècle les musées se distribuent en trois types, trois milieux, dont la séparation permet de résoudre au moins partiellement les tensions excessivesqui traversent l’institution: musées d’art, musées de sciences et techniques, musées de territoire. Chacun assume les mêmes missions, mais institue des hiérarchies différentes entre celles-ci. Le musée d’art privilégie le service de la collection et celui de l’œuvre. Le centre de sciences a fait évoluer le musée de sciences vers le service de la médiation et celui du public. Le musée de territoire opérera avec les écomusées une réarticulation du rapport au patrimoine et du rapport au public: c’est la population de référence qui est à la fois partenaire et public du musée. Elle est partenaire dans la mesure où elle est dépositaire du patrimoine, mais aussi du point de vue qui informe ce patrimoine et le constitue en savoir, et elle est le premier public du musée. Les trois types de musées que sont le musée d’art, le musée de sciences et techniques, et le musée de territoire renvoient à des conceptions antinomiques de la culture, laquelle est pensée comme mise en forme d’un rapport
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d’altérité entre « la société » et le monde du dehors. La société est entendue ici au sens d’espace social où se définissent les conditions d’existence d’une communication entre ses membres, la construction de dispositifs médiatiques qui mettent en forme matériellement et socialement les savoirs sociaux dans des communications sociales entre membres et entre groupes, et la constitution des cadres institutionnels qui garantissent l’identité de ces membres et de ces groupes, et qui orientent et soutiennent leur action dans des systèmes de valeurs historiquement construits. Les dispositifs sont à penser à ces trois niveaux de fonctionnement: celui des communications directes entre membres, celui de la circulation des savoirs à l’échelle des collectifs sociaux, celui des institutions à l’échelle historique. Dans le premier cas, celui des musées d’art, la conception de la culture portée par l’institution est celle d’un dispositif de mise en place d’accès pour tous à l’expérience nécessairement individuelle de la transcendance, qui est l’expérience de l’existence du sujet hors des médiations sociales et hors des phénomènes de langage. Idéalement, ce qui se passe dans l’expérience esthétique ne mobilise ni les liens sociaux, ni les savoirs. C’est la rencontre avec l’œuvre qui est censée opérer la sortie du sujet hors des médiations, dans un dehors qui rend le sujet à lui-même, libéré de toute relation intersubjective. Cette conception héritée de la philosophie des Lumières s’incarne dans une politique culturelle très concrète avec Malraux: celui-ci met au point un dispositif culturel dans lequel le musée n’est que le moyen d’acheminer les visiteurs sur le lieu du face-à-face avec l’œuvre. Ni l’espace ni les objets additionnels ne doivent faire sens à la place de l’œuvre : le musée d’art est idéalement, dans la conception de Malraux, un lieu asémiotique, qui rend imaginable et matérialise, au plan pragmatique, la possibilité d’une signification échappant aux faits de langage.
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Dans le second cas, celui du musée de sciences, la conception de la culture portée par l’institution est celle d’un dispositif réalisant les conditions d’un partage collectif de connaissances ayant acquis un statut de savoir « vrai », c’est-à-dire portant sur des choses qui existent indépendamment des conditions sociales et cognitives qui ont permis leur saisie. Cependant, à la différence de l’œuvre, le savoir sur la nature des choses n’est pas révélé par la mise en contact avec ces choses (même si l’impact esthétique des merveilles de la nature est explicitement recherché dans ces musées, mais plutôt comme événement déclencheur de la soif de savoir) ; il est clairement proposé comme étant le résultat d’un ensemble d’opérations sociales et cognitives normées, auxquelles tout un chacun pourrait en principe se plier s’il voulait se donner les moyens de savoir « comme » les scientifiques. C’est le partage d’une même représentation de la rationalité en tant que fondement potentiellement universel de l’accès au savoir « vrai », qui permet au musée de sciences de penser sa relation au public non pas comme à un ensemble d’individualités, mais comme à un collectif social illimité. Si le musée d’art rêve la relation à son public comme simple désignation muette du lieu de la rencontre de chaque individu avec l’œuvre, le musée de sciences rêve la relation à son public comme l’explication des conditions par lesquelles tous peuvent partager le même rapport au savoir. Dans les deux cas, la conception de la culture qui est en jeu règle un rapport d’altérité avec un «dehors » du monde social : l’expérience d’une condition d’existence du sujet autonome affranchi des médiations et du langage dans un cas, l’expérience cognitive d’un mode d’existence «naturel » des choses également externe aux médiations sociales, mais accessible collectivement par la mise en œuvre de la rationalité scientifique qui crée un ensemble touffu de médiations sociales explicitement désignées comme nécessaires, dans l’autre cas. 28
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Dans le musée de société, par contre, la conception de la culture qui est en jeu forme un tout autre rapport d’altérité : non pas entre l’individu ou le collectif et «l’endehors » du social, mais entre une communauté culturelle et son extérieur, qui est l’environnement et les autres communautés culturelles. La conception de la culture est ici anthropologique: une culture est un groupe d’appartenance collective pour des individus qui se définissent comme membres de ce groupe par différence d’avec les autres (distants dans l’espace ou dans le temps) et qui partagent une langue, un territoire, un mode de vie, des savoirs et des représentations, des pratiques et des productions matérielles témoins de ces pratiques, de ces savoirs, de ces représentations partagées. Au XIXe siècle, il est vrai, le projet théorique de l’anthropologie impliquait un autre pôle d’extériorité, moins relatif: l’ambition de décrire les cultures comme des ensembles organiques ordonnés par une évolution, puis comme des ensembles structurés dont le fonctionnement faisait système posait un dehors des cultures humaines dans un cadre théorique qui les subsumait toutes ailleurs que dans un point de vue, certes savant, mais malgré tout culturellement situé. Cette ambition a fait long feu: l’ethnologie se pense elle-même aujourd’hui comme une solution culturelle (occidentale) à la mise en forme d’un rapport d’altérité entre Nous et Eux. Mais elle a inspiré les musées d’ethnographie au tournant des années 1930. Le Musée de l’Homme est ainsi l’inscription institutionnelle du projet scientifique d’une représentation des cultures humaines. Il est, comme dans le cas des musées d’art et des musées de sciences, un lieu culturel qui ouvre vers un «dehors » du culturel: un autre ordre de vérité sur les cultures, comme des œuvres existant indépendamment des points de vue internes à ces cultures. Dans les années 1970, l’écomusée reprend la conception anthropologique de la culture, mais au nom de l’affirmation 29
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identitaire d’une communauté qui se saisit de l’institution muséale pour assumer un point de vue sur elle-même et un rapport aux autres. Dans la définition qu’en donne GeorgesHenri Rivière en 1980, quelques éléments renvoient directement à la gestion du rapport d’altérité entre Nous et Eux: L’écomusée est un instrument qu’un pouvoir et une population conçoivent, fabriquent et exploitent ensemble[…]. Un miroir où cette population se regarde, pour s’y reconnaître, où elle recherche l’explication du territoire auquel elle est attachée, jointe à celle des populations qui l’ont précédée, dans la continuité des générations. Un miroir que cette population tend à ses hôtes, pour s’en faire mieux comprendre, dans le respect de son travail, de ses comportements, de son intimité10.
Le « dehors » devient ici « les autres communautés culturelles » dont les membres sont invités à visiter le territoire. Le musée n’est pas un espace franc – porte ouvrant sur un pôle d’extériorité –, il est un instrument qui fait partie intégrante du territoire qu’il représente pour ses membres et pour autrui. Les trois conceptions de la culture pour une même institution sont réglées par la hiérarchisation des missions communes : le service de la collection, le service de la médiation, le rapport au savoir. Ces trois types de musées peuvent se regrouper différemment, deux par deux, dans le système de contradictions qui crée l’espace où se gèrent les fonctions. Ainsi, les musées d’art et les centres de sciences, même diamétralement opposés pour le rapport hiérarchique qu’ils instituent entre l’œuvre et le public, continuent de concevoir la culture comme une sortie «hors » du social, vers l’idéal du Beau (par l’œuvre d’art) ou celui du Vrai (par la science). Le musée de territoire, au contraire, revendique la synonymie entre culture et société. 10. Voir La muséologie selon Georges-Henri Rivière : cours de muséologie, textes et témoignages, Paris, Dunod, 1989.
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Le même idéal d’une sortie hors des médiations dans les musées d’art et de sciences est rêvé de façon opposée dans les uns et les autres : l’œuvre s’adresse à l’individu et la rencontre s’effectue dans le registre de la délectation esthétique ; au contraire, le savoir s’adresse à l’ensemble d’une communauté la plus large possible – celle qui partage les valeurs de la raison – et la rencontre s’effectue par l’adhésion à l’univers des médiations qui rendent possible la connaissance. Par ailleurs, les musées de territoire et les musées d’art, opposés pour le rapport à la culture qu’ils privilégient, font jouer à l’objet un rôle central pour représenter ce rapport à la culture. L’objet peut être une œuvre d’art ou un témoin matériel des cultures humaines au sens anthropologique. Ce n’est pas le cas dans le musée de sciences, où le savoir s’est affranchi de son référent direct dans le monde de la nature: on ne peut exposer directement des atomes, des planètes, des cellules, un processus de sélection naturelle, des propriétés physiques. On expose des artefacts qui attestent de la réalité de leur existence dans l’ordre du savoir, et non pas dans l’ordre du réel sensible. C’est par contre la référence par l’objet qui est rêvée par le musée d’art et le musée de territoire, mais le statut de cet objet y est très différent: objet témoin renvoyant à des pratiques sociales et ne prenant sens que par rapport à des discours multiples dans un cas, œuvre autonome existant hors de tout discours dans l’autre.
La hiérarchie des fonctions Le paysage des représentations que nous avons dessiné est évidemment caricatural. En particulier, les différentes conceptions de la culture coexistent évidemment au sein du musée. Mais là encore, un principe séparateur joue pour réguler les contradictions: les métiers de la conservation sont très distincts des métiers de la médiation, qui n’ont pas
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encore leur propre filière professionnelle. Un musée des beaux-arts peut ainsi développer un service d’action culturel très dynamique. Il assure par ce biais une prise en compte du caractère profondément social de la visite au musée en proposant aux visiteurs «le détour de cognition nécessaire à l’appréhension des œuvres de création11 », c’est-à-dire en assumant souvent une orientation résolument didactique. Cependant, la médiation ne laisse pratiquement aucune inscription dans le dispositif muséal, à l’exception des programmes et des publications proposés aux visiteurs. Même développée intensivement, elle ne dérange pas le dispositif muséal. Dans le musée des beaux-arts, les expositions sont des productions intermédiaires qui inscrivent temporairement des discours dans le dispositif muséal, mais temporairement seulement: les expositions-dossiers du Musée du Louvre, toutes bavardes qu’elles soient, ne dérangent en rien le système général du musée, lui-même basé sur la mise en valeur des œuvres. Il peut exister des espaces ou des dispositifs tels que les «salles de documentation» ou des bornes interactives, qui témoignent d’une collaboration entre la conservation et l’action culturelle, mais là encore les emplacements choisis (l’entrée, la sortie, des zones annexes ou intermédiaires) reconstituent le principe séparateur.
Du culturel au politique Dans les trois types de musées, l’articulation entre le politique et le culturel s’opère de manière très différente. L’enjeu politique met très fortement en concurrence la conception universalisante (et donc centralisée) de la Culture au sens classique et la conception différenciatrice des cultures comme
11. Voir Dominique Chavigny, « Les conditions du débat », in : Passages public(s) : points de vue sur la médiation artistique et culturelle, Lyon, ARSEC, 1995.
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façons d’être et façons de faire spécifiques de collectivités, dont l’ensemble manifeste la pluralité des états de la société humaine. On l’a dit, cette dernière conception est ellemême soutenue académiquement par une discipline plus récente que la philosophie, moins légitime : l’anthropologie. Celle-ci est née au XVIIIe siècle. La communauté des ethnologues a été ainsi très activement sollicitée par le mouvement des écomusées dans la décennie 1970. De manière significative, depuis quelques années, la dimension politique de cette conception anthropologique de la culture est ressentie comme relevant d’une idéologie suspecte : la défense des valeurs identitaires liées aux territoires, revendiquée par des mouvements révolutionnaires dans les années 1970 et jusqu’à la décentralisation, est désormais confrontée aux valeurs modernistes du réseau, du métissage, de la « mondialisation heureuse12 ». C’est dans ce contexte que le projet de Musée des Arts Premiers, qui rapatrie dans le champ des chefsd’œuvre les collections du Musée de l’Homme et du Musée des Arts Africains et Océaniens, apparaît comme la revendication au titre de la culture classique d’ensembles muséographiques entièrement constitués au nom d’une conception anthropologique de la culture. L’objet exotique n’a pas achevé son parcours en arrivant dans les vitrines du Musée de l’Homme ; il n’est pas bloqué sémiotiquement puisqu’il prend place dans une conception relative de la signification culturelle. Cette dernière est fragilisée par sa relation explicite à des contextes sociaux, culturels et politiques, dans des espaces et des temps situés. C’est pourquoi l’objet peut reprendre son cheminement pour gagner le pôle des objets d’art, qui sont quant à eux calés dans un absolu, renvoyant à un extérieur des cultures et du 12. Selon la malheureuse expression d’Alain Minc dans une tribune du journal Le Monde qui précédait de quelques jours l’attentat du 11 septembre.
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social13, au pays des chefs-d’œuvre – dans une conception qui n’en est certes pas moins située culturellement14. Cependant, cette victoire d’une conception classique s’opère sur le terrain fragilisé des musées ethnographiques entre elle-même en contradiction avec une montée très nette de la conception anthropologique de la culture dans la sociologie de la culture : les analyses des pratiques culturelles des Français15 font désormais place, à côté de la mesure des taux de pratiques cultivées, à l’exploration de pratiques qui sont, de ce fait, nouvellement légitimées comme étant culturelles, par exemple le rapport aux médias, mais aussi les pratiques amateurs, notamment musicales. Même dans le champ des pratiques cultivées canoniques, telles la visite des musées et la lecture, l’analyse sociologique amène à revoir nettement lesreprésentations de la pratique traditionnellement représentées sur le modèle du rapport intime et solitaire à l’œuvre, artistique ou littéraire, pour prendre en compte les pratiques de sociabilité et des communications sociales dans lesquelles s’inscrivent la circulation des livres et la visite au musée. Dans le cas des musées de sciences, le lien au politique est différent : le thème de la démocratisation du savoir y est posé en des termes qui rejoignent fortement le thème de la 13. « Je suis au Louvre » : tel était le texte accompagnant la photo de l’objet présenté en chef-d’œuvre, sur les affiches annonçant l’ouverture du Pavillon des sessions au Louvre, préfiguration du futur Musées des Arts Premiers. 14. Pourtant, depuis les travaux de Bourdieu et Darbel, le caractère socialement construit du rapport à l’art a été largement établi, fondant une critique politique des institutions dites de la Culture cultivée. 15. Voir les travaux publiés par le Département évaluation et prospective du ministère de la Culture, et notamment Olivier Donnat, Les Français face à la culture, de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, Éditions La Découverte, 1994.
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démocratisation de la culture dans les musées d’art et d’histoire. C’est une même conception universalisante du savoir ou de l’art qui habite les deux discours, en cela très différents de celui qui est porté par les musées de territoire. On y parle moins de population que de public, et le public y est dans les deux cas une cible. En revanche, le musée d’art privilégie une représentation de la démocratisation de la culture en termes d’accès: idéalement, l’ensemble du patrimoine serait accessible à l’ensemble des individus, le musée se constituant en dispositif neutre permettant l’expérience de la rencontre avec l’art. Le centre de sciences privilégie quant à lui une représentation de la démocratisation des savoirs en termes non pas d’accès, mais de médiation: idéalement, chacun devrait arriver à savoir «comme » les scientifiques, le musée se constituant en dispositif permettant l’expérience de la compréhension, se prolongeant idéalement à l’extérieur du musée par la capacité à argumenter dans l’espace public sur les «questions vives » qui mobilisent la sphère du scientifique. J’ai analysé ailleurs16 comment les nouvelles technologies s’étaient développées très différemment dans les musées d’art et les centres de sciences, radicalisant la conception que chacun d’eux privilégie, celle de l’accès dans le premier cas, celle de la médiation dans le second.
Celui par qui les contradictions s’activent : le public en tension La représentation que les musées se font du public et la définition qu’ils en donnent va donc de pair avec la 16. Voir Joëlle Le Marec, « Le multimédia dans les musées, valorisation du singulier et représentation du tout », in : Actes d’ICHIM 97, IVe Conférence internationale sur l’hypermédia et l’interacativité dans les musées, 3-5 septembre 1997, Musée du Louvre, Paris.
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conception de la culture qu’ils défendent17. Elle se dissocie en fonction de la couche professionnelle à l’intérieur d’un même musée. C’est peut-être là, à notre avis, que les tensions contradictoires qui traversent l’institution muséale se font plus aiguës : ce n’est pas le type de musée qui est réellement déterminant dans le modèle de public et le schéma d’action qui en découle, mais plutôt le type de métier. Dans la conception classique de la culture, le public est un ensemble d’individus le plus large possible, tous invités à enter en contact avec les œuvres, ce pourquoi ils sont constitués pratiquement en audience potentielle. Le modèle de communication constitué en schéma d’action pour les professionnels reste le modèle linéaire production-réception, qui schématise le rapport institution-public tout en laissant intacte l’autonomie du visiteur, lequel ne doit avoir affaire qu’à l’œuvre. Dans cette perspective, la mesure de la fréquentation reste une représentation reine de l’impact du pôle de la production sur le pôle de la réception. Cette mesure donne corps au modèle, elle l’actualise et le légitime, et en même temps permet de maintenir à l’état d’abstraction les deux entités affrontées que sont l’institution et le public, sans projeter de dimension communicationnelle dans cet impact dont chaque visiteur doit garder la jouissance unique. Or, les professionnels de l’exposition et de la médiation ne peuvent pas mobiliser ce schéma pour leur propre action. Au moment de la conception d’une action culturelle, le modèle d’action mobilisé est celui d’une situation de communication anticipée avec des entités visiteuses: un groupe, des personnes. Ce sont des modèles de communications interpersonnelles, alimentés par l’expérience vécue d’interactions multiples, qui nourrissent l’imaginaire du médiateur, que celui-ci soit concepteur multimédia, animateur, rédacteur, 17. Voir Joëlle Le Marec, « Le public : définitions et représentations », Bulletin des Bibliothèques de France n o 2, 2001, p. 45-50.
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muséographe. Les médiateurs pensent moins en termes de public au sens d’audience, qu’en termes de visiteurs, ou tout au moins, d’interlocuteurs destinataires de l’intention de médiation. Le modèle du code garde sa valeur de schéma rationalisant, inspirant des stratégies de communication et des logiques d’action à l’échelle très globale d’une «politique des publics », qui concerne les échelons de la direction des établissements et des projets. Mais ce sont des modèles pragmatiques de la communication interindividuelle, qui peuvent inspirer l’action à des niveaux de production de dispositifs et de services directement destinés aux individus, qui actualiseront le phénomène de public. Ces modèles de public et ces schémas d’action s’entrechoquent et se négocient au quotidien, mais ne s’inscrivent pas directement dans la forme muséale car les séparateurs jouent à tous les niveaux pour éviter leur inscription simultanée. Cependant, les débats professionnels laissent de multiples traces dans les colloques, projets, communications et écrits de toutes sortes : les médiateurs s’expriment intensément sur leur métier et leur vision du rapport au public. Cette expression s’inscrit, sans doute pas directement, dans la forme muséale, mais d’abord dans les comptes rendus, des ouvrages, des projets, qui remontent dans les canaux institutionnels18. De nouvelles formes de programmation muséale comme le projet scientifique et culturel d’établissement obligent à mettre en forme la confrontation ou le consensus sur les schémas d’action envisagés à l’échelle de la politique
18. Dernièrement, le colloque « Entre conservation et médiation, l’exposition temporaire : un projet partagé », Musées des BeauxArts de Lyon, 13 novembre 2001, posait l’exposition comme espace de la confrontation et du dialogue entre plusieurs niveaux d’intervention : le projet d’établissement, la muséographie, l’accompagnement des visiteurs, les évaluations.
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d’établissement et à l’échelle du travail quotidien des différents agents de l’action muséale. C’est par la confrontation autour des visions du rapport au public et l’inscription progressive de ces différentes visions dans le fonctionnement et l’organisation d’une même famille muséale, dans un même établissement, que les conceptions de la culture sont elles-mêmes mises en jeu, explicitées dans leurs contradictions et confrontées. On ne peut sous-estimer la difficulté de faire coexister des conceptions contradictoires des publics, des relations au public, et en fin de compte de la culture, au sein des mêmes établissements. La technique du projet permet de se projeter dans la résolution possible de ces contradictions dans une dynamique commune. C’est pourquoi, à mon avis, les projets d’établissements sont destinés à se développer, mais ils peuvent aussi bien radicaliser les logiques antagonistes dans la mesure où ils peuvent déboucher sur la réinscription d’une hiérarchie de priorités qui s’en trouvera fortement légitimée, et donc mettre en place de nouveaux séparateurs pour détendre les tensions. À l’état de technique, le projet collectif est un convertisseur: dans la mesure où il diffère longtemps l’inscription définitive des priorités, au bénéfice de l’inscription provisoire de points de vue, il fait aller ensemble, au service d’une même dynamique, la confrontation des points de vue et la possibilité du consensus. On peut dès lors repenser l’activité d’évaluation, et notamment sa difficulté à trouver une inscription véritable dans la sphère muséale, en dépit des revendications pour en faire une étape obligée du processus de conception. C’est dans la mesure où elle ne s’inscrit pas qu’elle peut faire jouer des articulations entre conceptions antagonistes. En effet, l’évaluation ne fait pas autre chose que de convertir un grand nombre de situations locales de communication interindividuelle entre enquêteur et visiteurs, en une relation
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entre institution et public. Symétriquement, elle convertit des demandes d’inscription et de fixation du modèle de relation public-institution en un grand nombre de relations d’enquêtes interindividuelles dont elle rend compte: elle empêche constamment que le jeu entre les modèles ne se ferme. Cette opération peut semble relever de la simple évidence mais, dans les deux cas, il y a toute une série de mutations qu’on suppose acceptables pour tous. En particulier, il y a plusieurs conversions des modèles de communication mis en œuvre : le modèle du code est inapproprié pour rendre compte des situations interindividuelles, qui mobilisent des modèles tels que celui de la communication inférentielle ou celui de l’interactionnisme. Par contre, le modèle émissionréception reste très largement en vigueur dans la construction d’une représentation des rapports public-institution. L’évaluation peut être vue, dans cette perspective, comme l’activité réalisant le tour de force de jouer de la nécessaire ambiguïté des deux statuts de l’enquête de public: mise en œuvre de techniques d’enquêtes permettant de construire des connaissances ayant une validité dans le champ scientifique d’une part, actualisation de modèles inspirant des logiques d’action professionnelles dans le champ institutionnel d’autre part. Dans ce champ institutionnel, ce sont deux modèles hétérogènes de la communication, et deux acceptions différentes du public, qui sont mis en œuvre et qui sont sans cesse en rapport de coréalisation et de mise en cause mutuelle.
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Chapitre 2
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Jean Davallon Professeur de sciences de l’information et de la communication Université d’Avignon Directeur du DEA, Muséologie et médiation culturelle
En conclusion de son article désormais fameux sur les notions de tradition et de sociétés traditionnelles, Lenclud soulève un intéressant paradoxe: Pour vouloir changer, sinon nécessairement changer de facto (mais c’est un autre problème), il faut disposer d’une référence aussi assurée que possible à ce par rapport à quoi l’on entend changer. Plus une société a les moyens de reproduire exactement le passé, plus elle est donc apte à perpétrer le changement. À l’inverse, moins une société a les outils de la conservation littérale du passé, moins elle détient la capacité sinon de changer du moins de projeter le changement. Tout comme il faut avoir su pour être à même d’oublier ou comme il n’est pas de transgression sans
* Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans le numéro 74/75 de la revue EspacesTemps consacré au thème Transmettre aujourd’hui : retour vers le futur, sous le titre « Le patrimoine : “une filiation inversée” », p. 6-16. Je remercie la rédaction de la revue d’en avoir autorisé la reprise.
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interdit, la traditionalité est une condition du changement. Faute de tradition dûment enregistrée, on s’en tient à… la tradition1.
Ce paradoxe est intéressant en ce qu’il constitue une attaque frontale de l’évidence selon laquelle «la conservation littérale du passé» et la possibilité de reproduire ce dernier, qui accompagne cette évidence, sont des limites à la capacité d’innovation de la société. Or, si cette évidence surgit dès qu’il est question de la tradition, n’est-elle pas, plus encore, inévitablement liée à toute évocation du patrimoine… En effet, il est aujourd’hui de mise de stigmatiser l’intérêt actuellement porté au patrimoine pour déplorer son caractère passéiste et nostalgique; un caractère envahissant qui viendrait essentiellement freiner la prise en compte des réalités présentes et se substituer à la mémoire vivante. En France, la littérature critiquant l’intérêt pour le patrimoine est abondante; elle s’étend depuis des réserves exprimées par les spécialistes du patrimoine euxmêmes vis-à-vis de son extension jusqu’aux critiques radicales de sociologues vis-à-vis des pratiques de patrimoine2. Ces questions ont aussi fait l’objet de vastes (et longs) débats en Angleterre qui apportent un éclairage non seulement sur le patrimoine mais sur la définition et le statut reconnus à l’histoire3. 1. Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », Terrain, 9, oct. 1987, p. 123. 2. Par exemple : Jean-Michel Léniaud, L’Utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris , Mengès. 1992 ; Henri Pierre Jeudy, Mémoires du social, Paris , Presses universitaires de France, 1986 ; Henri Pierre Jeudy, « Entre mémoire et patrimoine », Ethnologie française, 15 (1), 1995, p. 5-6. 3. Sur ce point, voir par exemple : Nick Merriman, Beyond the Glass Case : The Past, the Heritage and the Public in Britain, Leicester/Londres/New York, Leicester University Press, 1991; David Lowenthal, The Heritage Crusade and the Spoils of History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; Raphael
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Pourtant, que se passe-t-il lorsque nous regardons le patrimoine depuis le présent? Lorsque nous laissons de côté le postulat selon lequel le passé nous tient en dépendance à travers le patrimoine? Lorsque nous quittons le schéma d’une transmission linéaire qui va de ceux qui l’ont produit vers nous qui en sommes héritiers? Pour se demander simplement quel rapport au passé et au présent le patrimoine instaure?
Entre rupture et continuité Le patrimoine, opérateur de tradition Le paradoxe évoqué ci-dessus peut difficilement se comprendre sans la référence à Jack Goody et à Jean Pouillon sur laquelle Lenclud s’appuie4. Si nos sociétés «croulent sous le poids des archives et des livres, ont inventé les musées et la profession d’antiquaire et ont conféré à l’histoire, définie comme la restitution du passé, le statut privilégié que l’on sait5 »; si elles cultivent l’art de la mémoire, c’est que l’utilisation de l’écriture leur permet de construire la bonne version de la tradition qu’il convient de reproduire. De ce fait, elles créent par «innovation radicale», selon l’expression de Goody. «Puisque dans ces sociétés la tradition est précisément consignée, transcrite dans Samuel, Theatres of Memory, vol. 1, Past and Present in Contemporary Culture, Londres : Éd. Verso, 1994 ; John Urri, « How societies remember the past », p. 45-65 in Theorizing Museums : Representing Identity and Diversity in a Changing World, sous la direction de Sharon Macdonald et Gordon Fyfe. Oxford, Blackwel Publishers, 1996. 4. Jack Goody, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans écriture : la transmission du Bagré », L’Homme, 17 (1), p. 29-52, 1977 ; Jean Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris, François Maspéro, 1975 ; Jean Pouillon, « Plus ça change, plus c’est la même chose », Nouvelle Revue de psychanalyse, 15, 1977, p. 203-211 (Repris p. 79-91 in Le Cru et le Su, Paris, Éd. du Seuil, 1993). 5. Lenclud, op. cit., p. 120.
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sa lettre, on peut s’en écarter et surtout s’en écarter délibérément.» Sociétés à écriture, elles sont caractérisées par une «créativité-rupture», tandis que les sociétés à tradition orale le sont plutôt par une «créativité “cyclique”, celle qui s’exprime dans l’inventivité ordinaire de qui reconstruit quotidiennement la tradition, barde, conteur, officiant ou artisan6 ». Si nous nous référons à la distinction entre les deux formes de société qui sert de base au raisonnement de Lenclud – entre société à écriture et société orale –, il est certain que le patrimoine fait partie des procédures qui contribuent à l’établissement de la bonne version de la tradition (autrement dit, de l’héritage) que la société ou le groupe social s’est constituée, en le repérant, l’inventoriant, l’étudiant, le consignant, le conservant. Pouillon attire avec raison l’attention sur le fait que, dans les sociétés à écriture, «la remémoration exacte » ne doit pas faire perdre de vue la part de «reconstruction créative» qui caractérise la «créativité-rupture» propre aux sociétés à écriture. C’est une invite à ne pas oublier cet aspect essentiel: le patrimoine pose une différence entre nous et un ailleurs temporel ou spatial, à partir duquel nous pouvons nous positionner tant du point de vue des façons de faire que de penser. Il y a ce qui a été et ce qui est; ce qui est par rapport à ce qui a été. Or, une des déficiences des approches habituelles du patrimoine est précisément de séparer ce qui est différence de ce qui est continuité. Tantôt, on considérera par exemple le patrimoine sous le seul aspect de la différence, c’est-à-dire de la coupure entre nous et ceux qui ont été les producteurs ou les dépositaires des objets; ceux que l’on peut appeler par commodité «eux», pour désigner cet univers social situé dans le passé et/ou dans d’autres contrées, représenté par les objets de patrimoine, tout en mettant l’accent sur la dimension sociale de la relation. Cette façon de penser est confortée par « l’isolement»
6. Ibid., p. 122.
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dans lequel se trouve tout objet de patrimoine vis-à-vis du reste de la société. Celui-ci jouit d’un statut, d’un traitement, d’un usage particulier du fait qu’il est un bien commun qui doit être conservé. De ce fait, il tranche sur le reste des objets de la société. On en profitera alors pour pointer du doigt son appartenance au passé, son caractère de chose dépassée, inutile, parasite, synonyme de passéisme, de régression, de mort. Tantôt, à l’inverse, on n’aura d’yeux que pour la continuité qu’il instaure entre nous et «eux», aspirant au maintien de la tradition, appelant la reproduction, marquant une identité. Ainsi, tantôt on aura privilégié la rupture créatrice, choisissant « la modernité»; tantôt la continuité, la remémoration, revendiquant alors «l’identité». Mais on voit bien comment, en ce second cas par exemple, le partage ayant été inégal, qu’ayant oublié le rôle d’appui du patrimoine pour la créativité-rupture, le chercheur aura pris en compte presque exclusivement la dimension identitaire. À moins qu’il n’ait repéré qu’il ne s’agissait là que d’un usage du patrimoine (et non de sa nature) dans lequel n’aura été retenue qu’une des deux dimensions en vue de répondre à une stratégie «traditionaliste», face à une autre qui aurait été «avant-gardiste». Mais si nous quittons le domaine de l’usage du patrimoine pour adopter une vue d’ensemble sur sa constitution, nous devons constater que l’existence et la conservation même d’un patrimoine supposent que la rupture ne soit pas totale. Un choix radical de la modernité reviendrait à nier toute possibilité de patrimoine. Inversement, le patrimoine ne saurait soumettre la société présente au maintien complet de ce qui était, ni se réduire à une simple reprise du passé ou de la norme existante7. Certes le patrimoine fonde (institue) une continuité entre nous
7. On voit ce dilemme de manière particulièrement nette dans l’architecture (Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Éd. du Seuil, 1992). Mais on pourra dire de même de la mémoire.
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et l’ailleurs d’où il vient, il constitue même une présence de cet ailleurs dans la société (ici et maintenant), mais il n’en pose pas moins une différence de fait entre les deux mondes. Cette continuité est donc partielle et elle ne saurait signifier non plus reproduction. Mais que signifie une continuité partielle? Comment peut-elle l’être?
La transmission, une notion à préciser Poser la question du caractère partiel de la continuité implique de poser celle de la continuité elle-même entre nous et «eux». C’est là qu’il nous faut ouvrir l’examen de ce que recouvre le terme de «transmission». Un tel examen vient ajouter la dimension verticale de ce qui constitue le patrimoine à l’analyse de sa place et de son fonctionnement (j’ai dit plus haut «son usage») au présent dans notre société. L’idée la plus communément admise est que le patrimoine assure la continuité entre ceux qui l’ont produit, ou qui en ont été les dépositaires, et nous qui en sommes les héritiers puisqu’ils nous l’ont transmis. De là naîtrait la charge de conserver, de préserver, de sauvegarder ce patrimoine pour le transmettre à notre tour. Une telle idée reprend la conception du patrimoine en tant que bien transmis à l’intérieur d’une famille, selon la chaîne des générations. Les références à cette conception ne manquent pas, depuis les premières discussions sur le patrimoine national jusqu’aux références actuelles à la définition juridique8. Une telle idée n’est pas sans évoquer les deux présupposés qui, selon Lenclud, biaisent l’approche de la 8. Voir André Desvallées, « Émergence et cheminements du mot patrimoine », Musées et Collections publiques de France, 208, sept. 1995, p. 6-29 ; André Desvallées, « Patrimoine », Publics & Musées, 7, janv.-juin 1995 (pré-publication du Thesaurus international du langage muséologique élaboré sous la direction d’André Desvallées), p. 135-153 ; Yvon Lamy, L’Alchimie du patrimoine, Talence, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995.
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tradition en la rabattant sur celle du sens commun: «la tradition comme promise d’avance au recueil et à la connaissance», il suffirait donc de l’enregistrer et «une manière propre à notre culture de penser l’historicité, [la conduisant] à enfermer la tradition dans le seul trajet qui va du passé vers le présent9 ». Toute la question de savoir si une telle conception peut rendre compte des processus sociaux effectivement mis en jeu dans les pratiques recouvertes par les termes de «patrimoine culturel» ou «naturel»; autrement dit d’un «patrimoine collectif», et non plus privé10. Certes, on peut difficilement nier que la transmission est constitutive du patrimoine; sans elle on ne saurait être fondé à utiliser ce terme. Mais la difficulté tient précisément à ce que cette évidence sert de base à la conception ordinaire du patrimoine, y compris chez beaucoup de spécialistes. Or si on veut aller plus loin que cette définition ordinaire, il est indispensable de se pencher sur la construction sociale de la transmission: c’est elle qui institue le patrimoine comme «chose» sociale. Je m’explique. Le patrimoine privé est institué par la construction sociale et juridique qui régit la propriété et sa transmission. Dans le cas du patrimoine collectif, il existe évidemment des règles juridiques régissant la transmission, mais aussi des processus de transformation d’objets en objets de patrimoine (processus de patrimonialisation), ainsi que –
9. Lenclud, op. cit., p. 117-118. 10. J’utilise le terme « patrimoine collectif » pour désigner toute forme de patrimoine revendiquée par les membres d’un groupe social réel (communauté, Nation, etc.) ou virtuel (ensemble des individus qui considèrent telle ou telle chose comme leur patrimoine, par exemple les Européens pour la Grèce antique ou aujourd’hui tous ceux qui reconnaissent le patrimoine de l’humanité ou l’environnement comme patrimoine commun). Il s’agit d’un terme descriptif destiné à distinguer deux formes idéaltypiques de patrimoine qui peuvent se trouver plus ou moins mêlées dans la réalité.
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disons pour l’instant – un fonctionnement spécifique à l’instauration du statut de patrimoine. De ce fait, lorsqu’on parle en ce cas de «transmission», on fait référence à deux processus que l’on risque de mélanger. Dire que ce patrimoine est transmis d’une génération à l’autre et que la première a donc la charge de le conserver, de le préserver, de le sauvegarder pour le transmettre à son tour à la seconde, c’est faire référence à la transmission d’un patrimoine déjà constitué. Notre société délègue d’ailleurs partiellement cette charge à des spécialistes (les conservateurs, par exemple). La transmission vise alors effectivement une continuité dans le temps entre générations; continuité physique (conservation) et continuité de statut (continuité symbolique d’objet de patrimoine). En revanche, au moment où le patrimoine est reconnu comme patrimoine, c’est-à-dire lorsque des objets acquièrent ce statut, il l’est à partir du présent. Les recherches sur la patrimonialisation le montrent très clairement: c’est nous qui décidons que tels outils, telles usines, tels paysages, tels discours ou telle mémoire vont avoir statut de patrimoine. L’opération part donc bien du présent pour viser des objets du passé, même si celui-ci est très récent11. La question n’est plus dès lors de savoir comment est assurée la continuité pour éviter une rupture, mais comment elle est construite à partir d’une rupture. Nous retrouvons à ce point nos interrogations sur le caractère partiel de la continuité.
11. Ce sont d’ailleurs ces recherches qui s’affranchissent le plus du présupposé selon lequel le patrimoine est un donné préexistant qui se transmettrait du passé vers le présent, mais leur objet étant l’analyse du processus de production du patrimoine, elles ne vont pas forcément jusqu’à revoir la définition du patrimoine et la question de la transmission ou de l’historicité.
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Les formes de la continuité Comment la continuité entre nous et eux – entre nous et cet ailleurs temporel et/ou spatial que constitue l’environnement social d’origine des objets de patrimoine – peut-elle être partielle? On peut dire qu’elle l’est en un sens assez évident dans la mesure où notre société ne suit pas la tradition et où nous avons pour principe de nous écarter délibérément de l’état ancien de la société, où nous sommes tournés vers l’innovation plutôt que vers la reproduction. Cette attitude a pour effet d’introduire une part de rupture dans la continuité. Mais jusqu’où va cette rupture puisqu’elle ne saurait être totale? Il est certain que les oppositions entre société orale et société à écriture, créativité cyclique et créativité-rupture demandent à être précisées et relativisées12. Pour utiles et pertinentes qu’elles soient pour une compréhension de la tradition ou du patrimoine, de telles oppositions doivent être appliquées aux situations concrètes avec quelques précautions. Ainsi, à l’intérieur de notre propre société, il apparaît que des régimes différents de créativité coexistent. Certaines façons de faire ou de penser se perpétuent à travers une créativité cyclique qui les réinvente (ou du moins les réajuste) quotidiennement. D’autres de ces façons sont effectivement reconnues – voire déclarées – comme dépassées, au profit de pratiques, de représentations ou de savoirs nouveaux qui viennent les remplacer selon la logique de la créativité-rupture, les renvoyant dans le passé avant de les rejeter éventuellement dans les enfers de la mémoire ou de l’histoire, c’est-à-dire l’oubli. D’autres vont au contraire être conservées dans la pénombre de la 12. Dans sa contribution de 1994 « Qu’est-ce que la tradition ? », Gérard Lenclud relativise d’ailleurs lui-même cette distinction (« Qu’est-ce que la tradition ? », p. 25-44, in Transcrire les mythes, sous la direction de Marcel Détienne, Paris, Albin Michel).
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mémoire (présentes sur le mode mineur de pratiques considérées comme marginales ou traditionnelles) ou remises en lumière, ramenées sur le devant de la scène, après avoir été ressorties de l’oubli et du désintérêt ou simplement découvertes. Et cette variété de statut au regard de la temporalité vaut aussi pour les objets matériels. On voit par conséquent qu’il est opportun de distinguer trois sortes de continuité. (i) Une première continuité est due à une sorte de persévérance de ce qui est et de ce qui se fait (ce que Lenclud appelle la « tradition »). Les choses, les pratiques et les représentations se reproduisent à travers l’inventivité ordinaire. Selon Lenclud, cette continuité renvoie plutôt à une conception cyclique du temps. La société semble continuée dans le temps même si une inventivité la travaille intérieurement. (ii) Une seconde forme de continuité est celle que nous construisons à travers nos choix d’innovation. Les choses, les pratiques et les représentations changent, mais les sujets sociaux ont le sentiment que leurs choix déterminent un trajet, tracent un chemin continu. Cette continuité renvoie plutôt à une conception linéaire du temps. On peut la dire partielle car elle s’appuie sur une rupture avec une autre forme de continuité qui serait celle de la tradition (la créativité-rupture de Pouillon). (iii) Mais il existe une troisième forme de continuité qui nous intéresse plus particulièrement ici, même si elle est secondaire lorsqu’on parle de tradition. Elle résulte d’un travail de remise (ou parfois de maintien) au jour de l’oublié, du perdu, de ce que l’on ne sait pas, ne fait pas ; bref de ce qui ne se voit pas – ou plus. Dans le contexte d’une société régie par la créativité-rupture, des choses matérielles ou immatérielles, voire des pratiques, vont être découvertes, puis utilisées pour
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reconstruire une continuité entre leur environnement d’origine et nous. Cette continuité renvoie donc à une conception du temps où la linéarité est travaillée par la reprise dans le présent d’éléments du passé, mais en donnant à ces éléments un statut symbolique particulier. Ces éléments sont en quelque sorte, en tant que présence de l’ailleurs, les opérateurs de cette continuité. Celle-ci renvoie à une conception du temps, non pas cyclique ou linéaire, mais plutôt topologique: avec la prise en compte du passé comme passé dans le présent, le temps présent se redouble; passé et présent se superposent dans le présent de telle sorte que ce dernier en vient à former en quelque sorte un pli. Or, ce redoublement, ce plissement du présent trouve son fondement dans une rupture temporelle et résulte d’une construction, depuis le présent, de la filiation qui nous rend héritiers de ces choses du passé. Ma thèse est que ce que l’on appelle la «transmission» du patrimoine relève de cette dernière rupture-construction de continuité.
Construire la continuité patrimoniale Lieux de mémoire : la mémoire saisie par l’histoire Toute discussion de la notion de patrimoine convoque plus ou moins la relation de celui-ci avec l’histoire et avec la mémoire comme deux formes de rapport au passé. Pierre Nora aborde les différences entre ces deux formes dans son introduction des Lieux de mémoire, intitulée précisément «Entre Mémoire et Histoire13 ». C’est à une définition de la mémoire relativement traditionnelle (au moins pour le sociologue) qu’il fait alors 13. Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire : La problématique des lieux », in : Les Lieux de mémoire, vol. 1, La République, sous la direction de P. Nora, 1984 (p. 23-43 de l’éd. 1997, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »).
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référence, puisqu’il s’agit de la mémoire telle qu’elle est définie par Maurice Halbwachs dans une opposition à l’histoire. La référence à Halbwachs est explicitement faite dans ce texte, mais, comme nous allons le voir, la conclusion du dernier volume, portant sur «L’ère de la commémoration», reprend cette conception14. L’auteur, traçant le programme de la prise en compte d’une histoire de ces objets matériels que sont les «lieux de mémoire», montre de quelle manière ces derniers viennent répondre à une raison d’être fondamentale qui est «d’arrêter le temps, de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état des choses, d’immortaliser la mort, de matérialiser l’immatériel pour – l’or est la seule mémoire de l’argent – enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes15 »; de sorte que, n’ayant d’autres référents qu’eux-mêmes, «signes à l’état pur», ils sont des lieux doubles: chaque lieu de mémoire est «un lieu d’excès clos sur lui-même, fermé sur son identité et ramassé sur son nom, mais constamment ouvert sur l’étendue de ses significations16 ». Il faut noter que le point de vue de cette approche se règle sur le mouvement de constitution de ces objets, en tant qu’ils sont une «matérialisation de la mémoire». Ainsi, précise l’auteur, ce que «l’on appelle aujourd’hui mémoire, n’est donc pas de la mémoire, mais déjà de l’histoire»: il s’agit en fait d’une mémoire archivistique, qui est en quelque sorte venue remplacer la mémoire sociale, collective, et à laquelle vient faire écho une pratique mémorielle individuelle, subjective, privée, intégralement «psychologisée17 ». En d’autres termes, ce qui est 14. Ibid., p. 24-25. Pierre Nora, « L’ère de la commémoration », in: Les Lieux de mémoire, vol. 7, Les France, De l’archive à l’emblème, sous la direction de P. Nora, 1992 (p. 4687-4715 de l’éd. 1997, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »). 15. Ibid., p. 38. 16. Ibid., p. 42-43. 17. Ibid., p. 30-34.
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dressé par l’historien des lieux de mémoire, ce serait une sorte d’acte de décès de la mémoire collective au profit des deux autres formes de mémoire, l’une matérielle, l’autre individuelle. Ce constat est cohérent avec le point de vue adopté, à savoir celui d’une «saisie» de la mémoire par l’histoire, une résorption de la mémoire dans une histoire devenue notre «imaginaire de remplacement18 » Cette conception du devenir de la mémoire, conforme à ce qu’a pu écrire le sociologue, peut certes paraître, à première vue, assez curieuse pour qui se souvient des réserves émises par Halbwachs vis-à-vis de l’approche historique. Mais il faut considérer que les lieux de mémoire relèveraient en fait de ce qu’Halbwachs appelait la «mémoire sociale», restes d’anciennes mémoires collectives devenues des «courants de pensée» ou des traces du passé ayant fourni sa matière à l’histoire19. Le fait que l’accent soit mis sur la matérialisation de la mémoire sous forme de «restes» – que ces derniers aient forme d’objets, de façons de faire ou de documents – a pour conséquence de nous situer au-delà de la mémoire collective proprement dite, du côté où ces «restes» sont le support d’un travail historique qui vient leur donner sens et signification. Même si en 1992, dans la conclusion du dernier tome, intitulée «L’ère de la commémoration», l’idée que «le modèle mémoriel l’a emporté sur le modèle historique20 » peut paraître s’inscrire en faux contre ce qui précède, ce rapport reste toujours le même. En effet, «ce que l’on appelle aujourd’hui communément mémoire, au sens où l’on parle d’une mémoire ouvrière, occitane, féminine», est en fait, poursuit-il, l’histoire
18. Ibid., p. 43. 19. Pour un commentaire de cette question, voir Gérard Namer, Mémoire et Société, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 65. 20. Nora, op. cit., p. 4696.
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de ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers21, et c’est cette inversion de la mémoire en histoire qui est au principe de «la commémoration patrimoniale» qui est «devenue, pour chacun des groupes concernés, le fil disséminé dans le tissu social qui lui permettra, au présent, d’établir le court-circuit avec un passé définitivement mort22 ». «L’explosion patrimoniale» que nous connaissons, précise-t-il, doit donc être inscrite dans ce contexte. La pratique commémorative assure un mouvement de remontée dans le passé à partir du présent, qui nous ramène au présent sous le joug de la trilogie identité, mémoire, patrimoine23. Les relations entre présent et passé font ainsi l’objet de deux types de pratiques: d’un côté la remémoration menée grâce à l’histoire, qui est au fond celle proposée au lecteur des Lieux de mémoire, en remplacement du mythe littéraire; de l’autre, la pratique commémorative en tant qu’elle est une remémoration célébrante et qui est elle-même dépendante d’objets patrimoniaux, de lieux de mémoire, porteurs de signification en eux-mêmes24. 21. Voici le passage dans son ensemble : « Ce que l’on appelle aujourd’hui communément mémoire, au sens où l’on parle d’une mémoire ouvrière, occitane, féminine, est au contraire [de l’histoire scientifique traditionnelle comme mémoire vérifiée] l’avènement à une conscience historique, d’une tradition défunte, la récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes séparés, et qui intéresse le plus directement ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers ; une tradition que l’histoire officielle n’avait pas nullement éprouvé le besoin de prendre en compte parce que le groupe national s’était le plus souvent construit sur son étouffement, sur son silence, ou parce qu’elle n’avait pas affleuré comme telle à l’histoire. […] Cette mémoire est en fait leur histoire. » 22. Ibid., p. 4704. 23. Ibid., p. 4712-4713. 24. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette répartition entre deux types de pratiques avec les divergences de vue entre David Lowenthal (The Heritage Crusade and the Spoils of History, op. cit.) et Raphael Samuel (Theatres of Memory, vol. 1, op. cit.). Pour le premier, la discussion entre historiens permet de
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Le partage opéré par Pierre Nora présente l’intérêt de faire apparaître nettement le statut et le fonctionnement spécifiques de la mémoire; comme d’ailleurs le titre de l’ouvrage le déclare on ne peut plus explicitement, ce sont les lieux de «mémoire» qui sont au centre de l’analyse. Ils peuvent être ainsi abordés comme les supports d’une signification historique en tant qu’ils sont la résultante d’une opération de condensationmatérialisation de la mémoire. Par le fait même se trouve ouverte la porte de leur possible analyse historique. Pour reprendre le langage de Gérard Namer, je dirai que ces lieux sont alors considérés comme des «institutions de mémoire25 », et c’est dans ce cadre que leur réception, en tant que «pratique de mémoire», est alors conçue soit comme une réactualisation et une réactivation d’un contenu déjà là (la remémoration s’appuyant sur l’histoire), soit à l’inverse comme une pratique commémorative remontant du présent vers le passé.
contrôler la signification et d’éviter qu’elle ne devienne une pratique de mémoire célébrant le passé, cette fonction revenant précisément au patrimoine. Le second dit la nécessité, au contraire, de faire une histoire des diverses pratiques de mémoire ordinaires afin de révéler comment elles produisent de la signification « historique », comment « l’histoire écrite » peut rendre compte d’une « histoire vivante », pour reprendre une opposition d’Halbwachs lui-même (Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, nouvelle éd. critique par Gérard Namer [1re éd. 1950], Paris, Albin Michel, p. 113). 25. Face à l’inachèvement et aux difficultés soulevées par la théorie de la mémoire développée par Halbwachs, Gérard Namer propose d’y ajouter ce qu’il appelle les « institutions de mémoire » et les « pratiques de mémoire ». Les premières vont unifier des mémoires différentes, stocker leur matérialisation et ainsi contribuer à construire une « mémoire sociale virtuelle » (Namer, op. cit., p. 160) : la bibliothèque, le musée, le monument, les expositions universelles sont de telles institutions. Mais leur existence et leurs caractéristiques mêmes impliquent une « pratique de mémoire » qui va transformer, actualiser, cette mémoire sociale virtuelle en mémoire collective ou individuelle : c’est le cas de la lecture ou de la visite (p. 184, 224).
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Il me semble toutefois que ce partage, malgré l’intérêt que je viens de rappeler, pose problème dans la mesure où il me paraît lier – sinon assimiler – identité, mémoire et patrimoine sous l’effet d’une pratique commémorative. C’est certes introduire une distinction opératoire entre mémoire et histoire, mais c’est aussi à la fois régler un peu rapidement la question du patrimoine et réduire la réception de celui-ci à une pratique de remémoration célébrante. Or, ce que j’ai avancé plus haut sur la temporalité me paraît précisément pouvoir éclairer en quoi ces deux points font problème.
Le patrimoine, pratique symbolique On peut remarquer, par exemple, que Pierre Nora accorde une place centrale à la production des lieux de mémoire, ainsi qu’à la signification dont ils sont porteurs26. Par le fait même, la question de la réception se trouve en quelque sorte renvoyée au second plan. Or, si on se place du point de vue de la réception, c’est-à-dire du présent, il est difficile de ne pas prendre en compte les modalités selon lesquelles la continuité est assurée, établie ou maintenue entre le passé et le présent. La ligne de partage passe non plus seulement entre mémoire et histoire, mais aussi entre mémoire et patrimoine: ces deux derniers construisent en effet des rapports au passé totalement opposés.
26. Noter que c’est un même type de focalisation que nous trouvons chez un autre historien (Krzysztof Pomian) à propos de la théorie des sémiophores ou du rapport entre mémoire et histoire. Voir par exemple : Krzysztof Pomian, « Histoire culturelle, histoire des sémiophores », p. 73-100 in Pour une histoire culturelle, sous la dir. de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Paris, Éd. du Seuil, 1996 ; Krzysztof Pomian, « De l’histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d’histoire », Revue de métaphysique et de morale, 1998 (1), p. 63-110, 1998 (ces deux articles sont respectivement repris p. 191-229 et p. 263-342 in : Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999).
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Si l’on reste fidèle à la définition de la mémoire donnée par Halbwachs, on admettra que la mémoire assure une continuité entre le passé et le présent. Sa capacité à rendre présent le passé tient au fait que soit elle est transmise sans autre médiation que les individus du groupe eux-mêmes (mémoire collective), soit elle traverse la société sous forme de «courants de pensée», de traces ou de matérialisation rituelle par exemple. Devenue «mémoire culturelle» ou «mémoire sociale», elle peut alors redevenir «mémoire collective» lorsque de nouveaux groupes sociaux s’en ressaisissent. Cependant, même en ce cas, il s’agit d’une reconstitution ou d’une réactualisation, non d’une reconstruction selon le mode historique. Dans son analyse de l’importance accordée au temps par Halbwachs, Gérard Namer résume la différence entre les deux en ces termes: «tandis que la discipline historique est, elle seule, une reconstruction sociale d’un temps abstrait substitut du passé, la mémoire des groupes est mémoire d’une habitude de pensée»; c’est ainsi que «le temps est le cadre social de la mémoire collective dans la mesure où il est le présent immuable de l’habitude de pensée de soi du groupe27 ». La reconstruction historique se mène depuis le présent et présuppose qu’une rupture (même s’il ne s’agit que d’un oubli momentané) soit intervenue entre le passé et le présent; c’est elle qui oblige à s’en remettre à la médiation de documents et non à celle de la seule mémoire sous la forme de témoignages par exemple; elle qui permet en définitive que les événements «détachés du temps réel» soient disposés suivant une série chronologique qui se développe ainsi dans «une durée artificielle». En effet, pour Halbwachs L’histoire est nécessairement un raccourci et c’est pourquoi elle resserre et concentre en quelques moments des évolutions qui s’étendent sur des périodes entières: c’est en ce sens qu’elle extrait les changements de la durée. Rien n’empêche maintenant qu’on rapproche et qu’on réunisse les événements ainsi détachés du temps réel, et qu’on les dispose 27. Namer, op. cit., p. 113.
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suivant une série chronologique. Mais une telle série successive se développe dans une durée artificielle, qui n’a de réalité pour aucun des groupes auxquels ces événements sont empruntés : pour aucun d’eux ce n’est là le temps où la pensée avait l’habitude de se mouvoir, et de localiser ce qu’ils se rappelaient de leur passé28.
Or, le patrimoine (collectif) partage avec l’histoire le fait de procéder depuis le présent. Pour comprendre cette proximité, il faut non se tourner vers la visite, mais remonter à l’opération par laquelle l’objet de patrimoine est institué comme tel. Ce qui revient à prendre en compte la dimension symbolique du patrimoine et à prendre acte de la nécessité d’une approche anthropologique du phénomène. La rupture qui ouvre la temporalité topologique caractéristique du patrimoine tient au fait que l’objet de patrimoine est trouvé ou retrouvé, mais non transmis; il est, selon le mot d’Umberto Eco, une «trouvaille29 » qui signe son basculement d’un monde (celui de son origine) dans un autre (le nôtre). Le lien avec le passé est alors construit à partir du présent. L’originalité du processus patrimonial tient au fait que ce lien est certifié par un travail scientifique, historique, archéologique, ethnologique, etc. qui permettra de lui donner son statut d’objet authentique et de le faire parler en tant que témoin de ce monde d’origine30. Si on aborde le processus depuis le présent, une grande différence apparaît donc entre mémoire et patrimoine. Dans le premier cas, la nécessité de conserver et de transmettre s’inscrit
28. Halbwachs, op. cit., p. 165-166. 29. Umberto Eco, « Observations sur la notion de gisement culturel », Traverses, 5, printemps 1993, p. 9-18. 30. Pour une première approche, voir Jean Davallon, L’Exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, Éd. de l’Harmattan, 1999, spécialement p. 28-35, 215218. Le processus ici décrit correspond très précisément à celui de la patrimonialisation. (Cf. ci-contre la figure intitulée « Gestes de patrimonialisation ».)
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Gestes de patrimonialisation
C
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B F
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A. Découverte de l’objet comme « trouvaille ». B. Certification de l’origine de l’objet. C. Établissement de l’existence du monde d’origine. D. Représentation du monde d’origine par l’objet. E. Célébration de la « trouvaille » de l’objet par son exposition. F. Obligation de transmettre aux générations futures.
dans le temps comme «milieu continu»; dans le second, elle appartient au temps abstrait de la reconstruction scientifique. Adoptant le point de vue d’une approche pragmatique de la réception, nous dirons que la mémoire répond à une nécessité de transmettre qui est énoncée par celui qui en est le dépositaire ; celui-ci devient le destinateur du processus de transmission instaurant le destinataire en un sujet de mémoire (même si c’est ce dernier qui s’en ressaisit ou la reconstitue). Le patrimoine, au contraire, suppose l’obligation de garder que l’on se donne à soimême parce que la valeur reconnue à l’objet trouvé fait que l’on se sent débiteur de ceux qui l’ont produit31. Qu’en est-il, dès lors, de la pratique non plus de la constitution de l’objet de patrimoine (de son institution comme telle), mais de sa réception par les sujets sociaux du présent?
31. Ce point sera développé dans un ouvrage que je compte publier prochainement sous le titre Le Don du patrimoine. Pour l’heure, notons que cette différence entre les deux régimes – de la mémoire et du patrimoine – apparaît au grand jour précisément là où ils se rencontrent. C’est toute l’ambiguïté de ce que j’appellerai les « musées de mémoire », comme les musées de la Résistance, de la Shoah, etc., qui présupposent une coïncidence a priori entre la
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Si cette pratique est «pratique de mémoire», au sens que Namer donne à ce terme, lorsqu’il considère, par exemple, que la pratique de mémoire liée au musée ou au monument (la visite) ne sert pas à entretenir une mémoire encore présente dans le groupe social, mais à transformer, actualiser une « mémoire sociale virtuelle» (en l’occurrence, l’objet de patrimoine) en mémoire collective ou individuelle, elle l’est d’abord non pas de l’événement dont l’objet de patrimoine est la trace, mais de l’opération de son institution comme telle. Autrement dit, si la visite commémore un événement digne de mémoire, c’est en quelque sorte celui de la trouvaille, de « l’invention» de l’objet, de sa reconnaissance sociale comme objet de patrimoine. Cet événement introduit un partage de nature entre, d’un côté, la continuité entre le monde d’origine de l’objet et nous, reconstruite selon le temps abstrait de l’histoire, et, de l’autre, le temps des durées collectives qui s’étend entre lui-même et nous. Au travail de remémoration qui réactualise ou reconstitue la mémoire ou celui de commémoration qui la reconduit, il convient donc d’opposer le travail de «mémoration» qu’opère le rituel de la visite patrimoniale, qui est production d’une mémoire, faisant de l’invention de l’objet l’origine d’une mémoire collective. C’est probablement ce qui permet à ce rituel de contribuer à un travail de deuil (je pense aux écomusées), assurant le passage d’une mémoire ancienne (celle d’un groupe social en voie de mutation) à une mémoire nouvelle, celle-ci pouvant d’ailleurs soit se maintenir, soit s’effacer. L’absence de cette distinction entre les deux régimes de fonctionnement symbolique est, à mon sens, à l’origine de la confusion qui règne actuellement autour de la notion de
nécessité de transmettre et l’émergence de l’obligation de garder. C’est une telle conjonction qui est au principe de la commémoration. On comprend, dès lors, le caractère pour le moins limitatif de toute approche des pratiques de patrimoine (et non de mémoire) en termes de commémoration.
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patrimoine32. C’est à partir de ce travail de mémoration que nous nous estimons non les dépositaires de la mémoire de ceux qui ont été les créateurs de ces objets, mais de la découverte de ces objets eux-mêmes. On peut donc dire que la visite de patrimoine est construction d’un lien social entre certains membres de la société présente, à la faveur de la construction d’un lien entre ces membres et «eux» (les créateurs de ces objets), à condition toutefois de préciser (i) que ce lien est de notre fait et non du leur, et (ii) qu’il est abstrait au sens où il établit une continuité de nature symbolique construite autour de l’objet: une fois son statut garanti au moyen de la certification scientifique, c’est par lui que la relation advient. C’est lui qui est médiateur entre deux mondes. En définitive, pour revenir à notre point de départ, nous dirons que, comme pour la tradition revendiquée, la rupture de continuité ouvre la possibilité à la fois de choisir ses ancêtres et de regarder son histoire de l’extérieur33. Mais ce processus de «filiation inversée», pour reprendre l’expression de Pouillon, où la filiation culturelle vient se substituer à la filiation biologique ou sociétale stricte, qui introduit à l’intérieur de la détermination linéaire de l’héritage social une interprétation du jeu des transmissions, ne peut être opératoire qu’à la condition de «nous» penser, en quelque manière, comme les 32. Elle est, par exemple, à l’origine de l’opposition entre mémoire et patrimoine (ou musée) qui sert de fond à la critique du second chez Henri Pierre Jeudy (voir par exemple « Entre mémoire et patrimoine », op. cit.), bien que cet auteur ait depuis longtemps mis au jour certaines des caractéristiques de la temporalité patrimoniale. Même l’ouvrage de Joël Candau (Joël Candau, Mémoire et Identité, Paris : Presses universitaires de France, 1998), qui développe avec beaucoup d’acuité le partage entre mémoire et histoire à travers une discussion, entre autres, d’Halbwachs et de Nora (par exemple p. 7, 92 et suivantes, 127 et suivantes), revient à cette assimilation lorsqu’il aborde, par exemple, « Quête mémorielle et patrimonialisation » (p. 156-162). 33. Lenclud, « Qu’est-ce que la tradition ? », op. cit., p. 42.
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héritiers d’«eux» – qu’il s’agisse des Grecs, des aristocrates français du XVIe, des paysans du début de ce siècle ou des aborigènes australiens. Et là, nous avons quitté le domaine de l’histoire pour celui de la construction culturelle. On comprend peut-être mieux, dès lors, cette ambiguïté fondamentale de l’usage du patrimoine qui peut à la fois servir la revendication identitaire qui produit l’authenticité d’une transmission et la création culturelle comme invention d’une transmission. Simplement, il paraît utile que la théorie ne confonde pas les deux.
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Chapitre 3
PATRIMOINE NATUREL ET CULTURE SCIENTIFIQUE, L’INTANGIBLE AU MUSÉE
Michel Van Praët Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle Paris Directeur du DEA de muséologie
L’introduction du patrimoine naturel dans le champ d’intérêt des musées pose, depuis son origine au XIXe siècle, la question de la relation, encore en débat, entre le musée et le patrimoine intangible. Sans traiter des diverses acceptions du concept de patrimoine naturel – il englobera ici aussi bien les acceptions restreintes centrées sur la protection des espèces vivantes que celles qui l’élargissent aux sociétés humaines et à leurs pratiques dans tel ou tel environnement –, nous introduirons quelques remarques pour souligner combien les musées de sciences sont traversés et transformés par le concept de patrimoine intangible. Nous préférerons le terme «intangible» à «immatériel» car il s’agit souvent de patrimoines qui, s’ils ne relèvent pas du toucher, relèvent bien de différents états de la matière.
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Patrimoine naturel et restructuration du musée au XIXe siècle La nature et l’environnement tissent avec les musées des liens soumis aux représentations scientifiques et sociales que nos sociétés ont eues, et ont aujourd’hui, non seulement de la nature, mais aussi du patrimoine et bien sûr du musée. La dimension actuelle du musée comme lieu de communication ne doit pas masquer un élément essentiel: c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que les musées scientifiques substituèrent à la monstration globale de leurs collections leurs premières expositions et que les concepts de l’écologie prirent naissance, cela non par coïncidence, mais en écho (Van Praët, 1989, 1994). Repartir de la fonction scientifique et patrimoniale du musée permet d’enrichir l’analyse de ce phénomène qui conduit à notre vision contemporaine du musée: institution de conservation des productions de la nature et du génie humain (pour reprendre les expressions fondatrices des musées du XVIIIe siècle), et lieu de communication culturelle vers un public élargi, jouant sur les registres du savoir et de la délectation (pour reprendre les actuelles expressions de l’ICOM). Adopter le point de vue de l’historien analysant la genèse du musée permet, par exemple, de préciser les propos de J. de Rosnay dans l’ouvrage L’environnement rentre au musée (Davallon et al., 1992): «l’écologie jette les fondements d’une nouvelle culture de la complexité» (p. 40). En effet, si l’on considère la transformation, dans le courant du XIXe siècle, de la vision que le monde occidental a de son environnement naturel et culturel, l’écologie apparaît comme l’un des produits de la transformation de la pensée, et non comme un élément initiateur de la «nouvelle culture». L’écologie n’est en fait que l’une des résultantes de la démarche scientifique d’exploration de la complexité des processus, qui se développe au XIXe siècle dans les universités et leurs cabinets, ainsi que dans les musées scientifiques qui ont
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alors parfois, comme en France, une certaine autonomie vis-àvis de l’Université (Van Praët et Fromont, 1994). Cela n’ôte rien au fait que l’écologie participe d’une vision systémique et d’une nouvelle culture de la complexité, du moins dans la culture occidentale. (À considérer d’autres cultures, l’on peut trouver des approches anciennes plus systémiques et globalisantes qu’en Occident, dont certaines structurent toujours des pratiques scientifiques et techniques, par exemple, la médecine chinoise.) Ce qui se joue à partir du début du XIXe siècle en Europe, puis en Europe et en Amérique à la fin de ce siècle, c’est la prise en compte de la nécessité de ne plus se limiter à l’inventaire et à la description de chaque élément de notre univers naturel et culturel pour en permettre la compréhension, mais au contraire d’en explorer également les processus naturels, sociaux… pour en approfondir la maîtrise et la connaissance. Dans le domaine de l’histoire naturelle, la prise en compte des processus régissant les éléments naturels se développe et se traduit d’abord dans l’exploration des phénomènes diachroniques. Ainsi, l’étude des relations des espèces dans le temps se traduit dans un premier essai de présentation globale de l’évolution des formes de vie dès 1809 chez J.B. Lamarck (1744-1829); l’œuvre de C. Darwin (1809-1882) et sa diffusion dans la seconde moitié du XIXe siècle, témoignent, au-delà de divergences sur les processus, de l’adoption par la communauté des biologistes européens des concepts de transformation et d’évolution de la vie. Avant la synthèse des concepts écologistes dans le dernier tiers du XIXe siècle, c’est, après les concepts évolutifs, l’approfondissement de celui d’individu et l’analyse des processus physiologiques, qui sont clarifiés et rapidement admis à la suite des travaux entrepris par Claude Bernard (1813-1878). Ce transfert d’intérêt des objets vers les processus, cette mise en perspective des faits dans tout le XIXe siècle ne sont pas l’apanage des sciences naturelles mais de toute la pensée de 67
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l’époque. Par exemple, de manière contemporaine à Lamarck, le philosophe Hegel (1770-1831) introduit un nouveau concept dialectique des rapports socio-historiques, dont Marx (1818-1883) établit une synthèse à partir du milieu du siècle. Dans un tout autre domaine, celui des arts, la figuration naturaliste du paysage se trouve à la même époque restructurée, comme en témoigne le mouvement des impressionnistes. Dans les sciences de la nature, de nouvelles disciplines se créent et forgent des termes pour se définir: «biologie» (Lamarck, 1802), «paléontologie» (1834, sur la base des travaux de G. Cuvier, 1769-1832), «psychiatrie» (1842), ou se donnent de nouvelles définitions: physiologie: «science qui a pour objet d’étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les conditions matérielles de leur manifestation» (C. Bernard). Si le terme «écologie», qui définit l’exploration des phénomènes non plus diachroniques mais synchroniques, apparaît bien au XIXe siècle, ce n’est le cas qu’au début de la seconde moitié du siècle en Grande-Bretagne et en Allemagne, et plus tard encore en France (1874). Cela souligne combien cette discipline est plus un produit de la nouvelle culture occidentale de la complexité qu’une démarche initiatrice, ce qui n’ôte rien à son importance ultérieure. (À la frontière des sciences de la nature et de l’homme, il est possible de faire la même remarque à propos de la psychologie freudienne.) Cette émergence de nouvelles représentations et disciplines bouleverse profondément, à partir de la fin du XIXe siècle, les concepts et enjeux des musées, en particulier les musées scientifiques. Pour la communauté scientifique à l’œuvre dans les musées d’Europe et des Amériques, il s’agit, à la fin du XIXe siècle, de ne pas mettre en péril les grands instruments scientifiques que constituent ces institutions par des expositions dont la scénographie désorganiserait le rangement et la conservation des collections. Mais, dans le même temps, les actions de diffusion et de vulgarisation sont ressenties comme indispensables tant pour propager les nouveaux concepts 68
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d’évolution, d’écologie… que pour éviter un isolement de la communauté scientifique vis-à-vis de la société. Ce dilemme – maintenir l’outil de recherche des collections et organiser des expositions – trouvera une solution dans la création du concept moderne de musée qui dissocie l’espace muséal en réserves (désormais du domaine des seuls spécialistes) et galeries d’expositions où ces mêmes spécialistes tiendront un discours à l’usage de la société en créant parfois des formes d’expositions, comme les panoramas et dioramas, particulièrement efficientes pour les thèmes environnementaux (Van Praët, 1989, 1994; Wonders, 1993).
Patrimoine naturel, musées et montée du concept de patrimoine intangible De ce point vue, l’émergence des concepts de l’écologie, mais plus largement de toutes les disciplines scientifiques s’intéressant à l’étude des processus à partir du XIXe siècle, est fondatrice de la constitution de l’image actuelle du musée. Au-delà de la dichotomie du musée (institution de recherche et de mémoire/ lieu de communication et d’exposition), ce qui se pose du même fait depuis un peu plus d’un siècle, aux professionnels des musées et du patrimoine, c’est la question de savoir comment passer des principes relativement maîtrisés de conservation et d’exposition de traces matérielles (spécimens naturalisés, fossiles, instruments, œuvres…) à ceux, encore en élaboration aujourd’hui, de conservation et de présentation de processus naturels, culturels, techniques… relevant de l’intangible. En d’autres termes, ce qui se joue ainsi depuis la fin du XIX siècle, c’est la prise en compte, à côté du patrimoine traditionnel des musées, du patrimoine intangible non seulement dans la sphère des musées d’ethnologie, d’histoire… mais aussi de science et de technique. e
La réflexion sur le patrimoine intangible ne peut se désintéresser en aucune façon de ce qui relève de la conservation 69
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des processus et phénomènes, fussent-ils à l’origine strictement « naturels », comme la migration d’une espèce. Le patrimoine intangible inclut le culturel et le naturel et, dans le culturel, comprend tous les actes de création, y compris la Science ; c’est dire combien la muséologie contemporaine des sciences et des techniques ne peut s’abstraire de la réflexion et des enjeux sur le patrimoine intangible. En termes de conservation du patrimoine naturel, les parcs et réserves ont tenté, dès le XIXe siècle, de prendre en compte cette dimension, y compris en France où les débats à l’Association Française pour l’Avancement des Sciences AFAS, créée en 1872, montrent que cette préoccupation suit de peu la création des premiers parcs en Amérique du Nord et est bien antérieure à la création des parcs nationaux par la loi du 22 juillet 1960 et à celle des écomusées (à paraître). Pour partie, les centres de sciences relèvent, à partir des années 1930, de la même volonté de présenter le patrimoine intangible que constitue la création scientifique dans ce que Perrin (1937) définit, à propos du Palais de la découverte, comme des «anti-musées » pour les différencier des lieux (musées) ne montrant que des objets et résultats, sans témoigner de la science en train de se faire. Après un siècle, la réflexion sur la capacité des musées de participer à la conservation, à la mise en valeur et à la diffusion du patrimoine intangible apparaît au cœur des débats des professionnels, avec la conférence générale de l’ICOM prévue à Séoul en 2004, sur ce thème. L’ICOM a progressivement intégré dans sa définition du musée «les sites et monuments naturels, archéologiques et ethnographiques […] les centres de sciences et planétariums […] les réserves naturelles» et vient en 2001 (lors de sa conférence générale à Barcelone) d’ajouter «les centres culturels ayant pour mission d’aider à la préservation et la gestion des ressources patrimoniales tangibles et intangibles (patrimoine vivant)». Il demeure que l’expertise acquise depuis le XVe siècle, en matière de conservation de la culture matérielle 70
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et du patrimoine tangible, doit être complétée de nouvelles pratiques et compétences en matière de documentation et de conservation de l’intangible. La tendance qui consiste à rapprocher les concepts de patrimoine intangible de ceux des «nouvelles techniques d’information et de communication», ou du musée virtuel, est par trop simplificatrice et vient d’être justement dénoncée (Deloche, 2001). Quelle que soit la richesse des techniques contemporaines d’information et de communication, il convient de distinguer la documentation du patrimoine intangible de sa conservation proprement dite; cette distinction nécessaire n’est pas sans évoquer celle que les musées ont déjà eu à préciser entre conservation de traces matérielles et conservation des processus qui les génèrent.
Diffuser l’intangible, éviter le scientisme et introduire les visiteurs au savoir qui se crée Sous des formes diverses, les musées d’histoire naturelle à travers leurs expositions, les parcs naturels avec leurs sentiers de découverte, maisons de parcs, centres d’interprétation… et pour partie les écomusées tendent à optimiser les actions de diffusion et de vulgarisation en vue de la conservation du patrimoine naturel. En termes d’animation, les concepts d’interprétation sont ainsi devenus prépondérants dans les parcs (Tilden, 1957). Dans le même esprit, mais plus récemment, les centres de sciences constituent une réponse à la volonté de diffusion de ce patrimoine intangible que sont les créations scientifiques et techniques; en termes d’animation, la démonstration et l’interactivité s’y sont développées de manière innovante. La mise en œuvre d’expositions fondant leur spécificité sur la démonstration d’expériences scientifiques, comme dans le pavillon créé en 1937 à Paris dans le cadre de l’Exposition Internationale «Arts et Techniques dans la vie moderne» et pérennisé à partir de 1938 sous le nom de « Palais de la
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Découverte», constitue ainsi un modèle reconnu. Le développement de l’interactivité dans les expositions des centres de sciences tels l’Exploratorium de San Francisco et le Centre des Sciences de l’Ontario, à Toronto, créés à la fin des années 1960, est devenu un modèle d’animation qui a influencé l’ensemble des musées de sciences et de techniques même plus anciens. « En faisant du musée un lieu de médiation des connaissances, sollicitant la participation active du visiteur, volontairement situé au centre du dispositif, [ces musées] ont imposé une vision et révolutionné la pratique de la muséologie scientifique » (Schiele, 1997). Sans débattre de l’intérêt et des limites de l’interactivité dans les processus d’acculturation aux sciences et techniques, il convient de noter que, par un glissement de signification implicite, la modernité liée à l’entrée du patrimoine intangible dans la muséologie des sciences a permis d’imposer, parfois de manière dogmatique, le modèle participatif comme idéal pour la diffusion des sciences dans le monde muséal. Il ne s’agit pas de définir les limites, atouts et intérêts de la démarche participative vis-à-vis de l’immersion ou de la mise à distance. Notre expérience de concepteur d’expositions nous convainc que la réussite d’une exposition repose avant cela sur la mise en place d’une trame de conception où le développement des contenus et de la forme (selon une trame narrative et scénographique) peut combiner plusieurs des démarches cidessus, selon un rythme qui n’est pas sans analogie avec une partition musicale, où se succèdent et alternent références connues, surprises et éléments plus exigeants tant dans le contenu que dans la forme. Notre propos est seulement de souligner que le mode participatif et interactif de médiation est plus pertinent vis-àvis de certains contenus que d’autres et que, de ce fait, son usage exclusif tend à fausser la réalité de la démarche scientifique. L’analyse des six grands thèmes présentés au Palais de la Découverte de Paris (Astronomie et astrophysique; Physique; 72
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Mathématiques; Chimie; Géosciences; Sciences de la vie) montre que le thème «Physique» propose aux visiteurs de 30 à 40 démonstrations, nombre qui n’est atteint par aucun autre thème. La même analyse des thèmes offerts à l’Exploratorium de San Francisco confirme les potentialités de la physique dans une muséologie de l’interactivité. À ces thèmes s’ajoutent, dans les sciences de la vie essentiellement, des thèmes relevant de la biologie sensorielle. Mais, et cela est un cas général pour les expositions scientifiques fondées sur la participation du visiteur, des pans entiers de la science, en fait la majorité d’entre eux, ne figurent pas ou ne sont évoqués que sous des formes non participatives. L’usage d’analogies (voire de métaphores) donne alors accès à un contenu qui demeure formellement un discours préenregistré et plus ou moins habilement mis à disposition en mimant une démarche d’interrogation sur des supports techniques dont l’interactivité n’est que physique (écran tactile…). Quelle que soit l’importance d’imaginer de nouvelles expériences participatives pour aider à la mise en valeur de ces composantes du patrimoine intangible où la muséologie des sciences a des responsabilités particulières (le patrimoine naturel et la création scientifique), il convient de prendre pleinement conscience des tendances «scientistes» induites par l’usage de la seule démarche participative et interactive dans les expositions. En d’autres termes, lorsque Davallon et al. (1992, p. 20) déclarent à propos de l’écologie que «le musée n’a pas coutume de traiter des sujets qui appartiennent au présent », il s’agit de ne pas confondre la nécessaire diffusion et mise à voir d’un savoir en train de se faire avec une démarche d’animation ou d’exposition seulement basée sur l’interaction visiteur-expôt, voire visiteur-démonstrateur. Il est essentiel de ne faire croire au public ni que la découverte scientifique résulte d’un processus rapide, voire aisé, ni que toute manipulation débouche sur un résultat intelligible; de plus des pans entiers de ce patrimoine 73
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intangible qu’est la création scientifique ne relèvent pas du temps de la visite d’une exposition ou de l’arrêt devant un expôt. De même cet autre patrimoine intangible qu’est le patrimoine naturel relève de phénomènes temporels sans commune mesure avec la durée d’une visite ou d’une excursion et de phénomènes spaciaux où les concepts d’action et de sensibilisation locale sont insuffisants pour traiter du global. De même que l’arrivée du patrimoine intangible a profondément restructuré l’institution muséale en transformant les musées de sciences, en induisant largement la création des centres de sciences et des parcs naturels, pour ne considérer que le seul domaine de la muséologie des sciences, il convient aujourd’hui de dépasser les formes actuelles de médiation pour répondre aux enjeux de communication sur le patrimoine intangible qui imposent des choix de société (éducation, développement économique, qualité de vie…). Sans exclure les expôts et animations participatives il convient d’éviter les dérives «scientistes» qui, à l’encontre des objectifs annoncés de certaines expositions et animations, falsifient la science, en particulier en simplifiant les processus d’expérimentation et de découverte (Van Praët, 1999), et ne font qu’accroître la déception du visiteur doublement culpabilisé par les effets d’annonce sur le plaisir de manipuler et de comprendre. Dans nombre d’expositions, en effet, le visiteur ni ne comprend ni ne prend plaisir; il ne peut prendre plaisir sans comprendre. Il nourrit alors l’illusion que s’il n’a pas de plaisir dans l’éducation formelle, c’est que l’école et/ou l’enseignement sont fautifs. Les expositions scientifiques, les musées, les parcs ont à mobiliser la participation, l’émotion et l’esthétique, dès lors que cela permet de mettre chaque visiteur en meilleure situation d’attention. Ils ne peuvent pas, par contre, se satisfaire de la mise à voir des seuls domaines naturels ou scientifiques perceptibles dans le temps d’une visite dans un espace naturel ou une exposition. 74
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Plusieurs voies alternatives sont à développer, sans craindre les critiques des tenants de la médiation de l’interactivité : – Oser dire que le patrimoine de la création scientifique est plus vaste que ce qui est exposé et que le patrimoine naturel n’est pas soumis aux seules interactions visibles ici et aujourd’hui ; – Ne pas renoncer aux compétences issues de plusieurs siècles d’usage des objets dans la muséologie des sciences, pour expliciter la fonction des objets en collection, des espèces préservées… comme référents non seulement d’un savoir passé mais d’un savoir qui se fait ; – Oser l’émotion et prôner l’effort (qui ne s’oppose pas au plaisir) pour protéger même les patrimoines intangibles qui relèvent de la muséologie des sciences.
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Chapitre 4
LES MUSÉES, GÉNÉRATEURS D’UN PATRIMOINE POUR AUJOURD’HUI* Quelques réflexions sur les musées dans nos sociétés postmodernes Raymond Montpetit Professeur au Département d’histoire de l’art Université du Québec à Montréal Directeur, Département d’histoire de l’art
Accrochés aux fiches de bois, ou dressés contre le mur, les vieux instruments sont dans un coin du hangar, dans un coin où l’on n’a jamais affaire. Ils sont là, sous la poussière et dans la nuit, le grand van à deux poignées, la fourche aux fourchons de bois, le fléau, la faucille, la braye, et aussi la petite faux, et déjà le javelier… C’est l’oncle Jean qui a rassemblé ces vieux objets, compagnons des anciens labeurs. Le van gisait au fond de la tasserie : avant la rentrée des foins, l’oncle a mis à l’abri cette relique. La faucille, toute rouillée, était par terre dans le jardin : il l’a ramassée. […] L’un après l’autre, de-ci de-là, l’oncle Jean les a recueillis ; il les a portés dans le hangar, loin des regards curieux, loin des insultes. Il y a là aussi, comme * Ce texte a été rédigé à la demande de la Direction des politiques culturelles et de la Propriété intellectuelle du ministère de la Culture et des Communications. Il a été publié en mai 2000 par ce ministère, dans le cadre de l’élaboration de la Politique muséale : Vivre autrement… la ligne du temps. Je remercie le ministère d’en avoir autorisé la reprise.
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en un musée d’humbles antiquailles, un soc de charrue, le fer ébréché d’une bêche, une enclume à deux cornes, des goutterelles, des morceaux d’attelage […] La faux nue et le javelier se consolent: on a parfois besoin d’eux encore. Il est vrai, faucheuses et moissonneuses les ont remplacés au milieu des grands champs; mais qui donc ferait les ouvertures, si le javelier n’était pas là? Cependant, les jeunesses ne savent pas les manœuvrer; pour faire de bon ouvrage, c’est la main, encore ferme, de l’oncle Jean qu’il faudrait. Adjutor Rivard, « Les vieux instruments », dans Chez nous, Québec, Librairie Garneau ltée, 1935, p. 77-78, 86.
Le legs historique Des objets « compagnons des anciens labeurs » Des objets devenus vétustes sont cependant conservés au-delà de leur vie utile, moins parce qu’on pense qu’ils pourraient encore servir qu’à cause de la charge mémorielle et émotive dont ils sont porteurs et de la capacité qu’ils ont d’évoquer, pour certaines personnes qui les voient, des temps plus anciens, des manières de faire, des événements et des individus disparus. S’ils ne servent plus, c’est que d’autres plus «modernes» les ont remplacés dans les tâches quotidiennes et que les gens de maintenant n’ont plus l’habileté requise pour en faire un usage adéquat; on en vient rapidement à ne plus savoir à quoi ces choses pouvaient bien être employées. « La main encore ferme de l’oncle Jean» ne sera pas toujours là pour manœuvrer ces instruments, rappeler leur usage et montrer comment ils fonctionnaient. Et le vieux hangar ne permettra pas bien longtemps de les conserver; leur destin sera alors ou bien la destruction et l’oubli, ou bien la conservation, si un processus de «muséologisation» entre en jeu. Toute la muséologie repose, en effet, sur un constat bien empirique, à savoir que certains objets matériels ayant la possibilité de durer plus longtemps que la moyenne des humains peuvent donc être 78
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perçus par d’autres générations à venir. Après la disparition des derniers usagers qui affirmaient «moi, j’ai bien connu ça», voilà que d’autres personnes peuvent intervenir et avoir recours à une autre forme de savoir et à des compétences différemment acquises, afin de faire que soit maintenu un contact pertinent avec de tels objets d’hier. Ce sera dorénavant par l’étude que l’on réussira à les connaître; aussi, des dispositifs muséographiques seront conçus, en vue de les présenter et de tenter de réactiver le passé. Ces interventions veulent suggérer aux visiteurs l’époque de gens disparus dont la vie a gravité autour de tels objets. Puis des commentaires oraux ou écrits s’ajouteront, pour dire ces choses et en tirer quelques leçons encore utiles au temps présent. Depuis les travaux du philosophe Henri Bergson sur la mémoire involontaire et depuis que Marcel Proust, goûtant des «madeleines» trempées dans du thé, a pu partir «à la recherche du temps perdu», nous savons que les objets matériels peuvent agir sur nous comme des tremplins vers le passé et nous transporter vers un temps révolu auquel, bien qu’encore présents, ils appartiennent déjà. L’objet ancien conservé n’a pas échappé au temps, bien au contraire. Il s’y inscrit doublement, se rattachant à la fois, selon des modalités différentes, à son époque et à la nôtre; il est devant nous, ici maintenant, tout en étant aussi d’un autre temps qui demeure toujours le sien. «Nous appelons historique tout ce qui a été, et n’est plus aujourd’hui1 », écrit le philosophe Aloïs Riegl. L’objet qui a survécu à son époque d’origine est dit une «chose historique». Mais il ne devient pas, par cette seule conservation, «un patrimoine»; pour cela, il doit pénétrer dans un jeu d’appropriation effective par la collectivité, signifier quelque chose pour quelqu’un, entrer dans le réseau des préoccupations 1. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, Paris, Seuil, 1984, p. 37.
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contemporaines et contribuer au développement culturel ainsi qu’à la quête de sens des publics de maintenant. Il faut, me semble-t-il, établir clairement une différence entre l’objet historique et l’objet patrimonial. Ainsi, comme le rappelle ce très beau texte du philosophe Martin Heidegger, que je voudrais citer, est «historique» toute chose ancienne conservée qui dure hors de son monde d’origine. Les « antiquités » conservées dans un musée, un meuble par exemple, appartiennent à un «temps passé » ; pourtant, ce sont des choses qui subsistent encore «à présent ». Comment donc cet ustensile est-il historique, alors qu’il n’est pas encore évanoui dans le passé ? Uniquement parce qu’il serait un objet intéressant la science historique, l’archéologie et la géographie régionale ? Mais, un ustensile de ce genre ne peut être un objet de science historique que parce qu’en luimême il est, d’une façon ou d’une autre, une réalitéhistorique. D’où, répétition de la question: de quel droit désignons-nous cet existant comme historique, puisque ce n’est pas une chose évanouie dans le passé? […] Sont-elles donc encore, ces choses subsistantes, ce qu’elles étaient ? Manifestement, les « choses » ont changé. « Au cours du temps », le meuble s’est brisé ou bien il est vermoulu. Mais ce n’est pas dans cette caducité, dont l’œuvre se poursuit tandis que la chose subsiste dans le musée, que consiste le caractère spécifique de passé qui en fait quelque chose d’historique. Qu’y a-t-il donc alors de passé dans l’ustensile ? Qu’est-ce que les « choses » étaient, et qu’aujourd’hui elles ne sont plus ? Elles sont bien encore tel ou tel objet d’usage déterminé, – mais hors d’usage. Seulement, à supposer qu’elles soient encore aujourd’hui en usage, figurant comme part d’héritage dans le mobilier domestique, seraient-elles pour cela des pièces non encore historiques ? En usage ou hors d’usage, elles ne sont plus, en tout cas, ce qu’elles furent. Qu’est-ce donc qui est « passé » ? Rien d’autre que le monde à l’intérieur duquel, faisant partie d’un certain outillage, elles se présentaient comme instruments et étaient utilisées par une réalité-humaine existant-dans-lemonde […]
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C’est le monde qui n’est plus. Mais ce qui fut jadis un objet à l’intérieur de ce monde subsiste encore maintenant. C’est à titre d’objet faisant partie du monde que ce qui subsiste encore maintenant peut, malgré tout, appartenir au « passé » […] Le caractère historique des antiquités encore conservées a donc son fondement dans le « passé » de la réalité-humaine, au monde de laquelle elles appartenaient2 ».
Toutes les choses plus ou moins anciennes qui subsistent, alors que le monde qui était le leur et les humains qui les utilisaient ont disparu, sont bien des «choses historiques» ; mais ce caractère historique, elles le tiennent des réseaux anciens de relations qui les unissaient à la seule réalité «historique» à titre primaire, la réalité humaine. Le monde dans lequel vivait l’oncle Jean, cité en épigraphe, a d’abord été peuplé des choses usuelles présentes dans les activités quotidiennes et de quelques articles plus précieux qui embellissaient la vie. Puis on les a rangés au hangar, lorsque «leur temps » a été révolu. Et, peu à peu, c’est toute la cohérence de ce monde qui s’est enfoncée dans un passé de plus en plus lointain, dont bientôt plus personne ne peut témoigner de mémoire. Alors il faut qu’un autre processus se mette en action et assume la prise en charge de ces objets. Parmi ces choses historiques qui perdurent, certaines se voient conférer le statut de patrimoine, quand une collectivité entreprend explicitement de les conserver et de les transmettre, quand elle s’en réclame et s’y réfère parce qu’elle y trouve du sens et du plaisir, quand elle les inscrit dans sa mémoire vivante, reconnaissant en elles un héritage qui, pour utiliser une métaphore de nature économique, compte encore dans son actif et informe toujours les perceptions et les enjeux du présent.
2. Martin Heidegger, L’Être et le temps, dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, NRF Gallimard, 1951, p. 180-182.
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L’instauration d’une mémoire patrimoniale Avec plusieurs historiens, dont Jacques Le Goff par exemple, je distinguerais les sociétés à «mémoire orale», qui racontent le passé du groupe dans des rituels et des grands récits fondateurs, des sociétés à «mémoire écrite», qui consignent leur mémoire essentiellement dans des documents écrits3 ; mais j’ajouterais alors le cas de nos sociétés actuelles, que je qualifierais globalement de sociétés à «mémoire patrimoniale». En effet, notre société actuelle cherche à faire sortir le passé des archives, où il est en partie consigné, afin qu’il puisse concerner de nouveau la collectivité, comme c’était le cas, mais d’une autre façon, dans les sociétés «orales ». Pour cela, elle choisit, de plus en plus, une forme matérielle et publique de mémoire, une forme qui « s’expose au regard» et qui est celle de notre patrimoine. Vu de cette façon, celui-ci résulte de la sélection déterminée qui actualise, parmi les choses historiques léguées, des fragments choisis du passé, en les mettant en scène et en les proposant à l’appropriation, dans des lieux publics où ils interpellent de nouveau le présent. Le statut de patrimoine est fondamentalement tributaire de ces démarches répétées de mise en valeur, de diffusion, d’appropriation suggérée et de réappropriation. Sans celles-ci, les biens qui le constituent ne seraient rien d’autre que des choses historiques conservées «en réserve» comme les documents des archives écrites. Pour faire un patrimoine, «la sauvegarde ne suffit pas, elle doit être stimulée par un intérêt collectif d’appropriation et de reconnaissance4 ». Malgré ce que postulent certaines de ces définitions, qui se voudraient objectives, «pour le patrimoine ethnologique comme pour les autres catégories de patrimoine, le véritable critère n’est plus ni l’art, 3. Voir Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1988. 4. Henri-Pierre Jeudy, Mémoires du social, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 16.
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ni l’histoire5 » ; il ne relève pas des objets eux-mêmes et de leurs propriétés, mais bien de «la conscience intime du groupe social que tel objet appartient effectivement à son patrimoine6 ». Tout objet est ainsi susceptible de connaître trois statuts différents: celui d’objet quotidien courant, durant sa «vie utile», celui d’objet historique conservé, et celui d’objet de patrimoine, s’il est revendiqué, présent dans l’espace public et approprié. Le premier statut est celui de toute chose familière existant dans son monde d’origine. Le deuxième est réservé aux objets qui ont duré au-delà de leur époque d’origine et qui se trouvent désormais gardés hors des logiques originelles dont ils faisaient partie. Enfin, le statut de patrimoine ne concerne que certains objets, ceux qui, pour ainsi dire, sont maintenus présents et publicisés, ceux qu’on s’approprie et qui servent encore de références actives dans la production de sens qui a cours dans la société d’aujourd’hui, en particulier dans les récits qui s’y élaborent concernant l’histoire collective et l’identité. On comprendra alors que le statut de patrimoine n’est jamais acquis une fois pour toutes, qu’il est un construit relativement éphémère qui exige des efforts constants et des actions de mise en valeur, d’interprétation, d’animation et de diffusion, afin que les objets concernés puissent demeurer dans ce dialogue productif avec le présent, dialogue sans lequel l’appropriation risque de s’interrompre. Ainsi, hors de l’attention publique et du champ culturel du moment, le même artefact cessera de faire partie du domaine du patrimoine contemporain, pour retrouver son statut de simple «objet historique» conservé, toujours susceptible, cependant, de redevenir un patrimoine pour des générations futures qui pourraient 5. Denis Chevalier, « Conserver le patrimoine ethnologique », dans Meubles et immeubles, Actes des Colloques de la Direction du Patrimoine, Abbaye-aux-Dames-de-Saintes, novembre 1992, p. 115. 6. E. Olivier, « Les monuments historiques demain », dans Terrain, 9, 1987, p. 124.
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le redécouvrir un jour, s’en soucier de nouveau et y trouver du sens dans le contexte neuf de leurs préoccupations et de leurs questionnements d’alors. On peut d’ailleurs retracer l’histoire des différents moments de ces appropriations patrimoniales, celle des phases actives et des phases d’interruption: plusieurs objets historiques conservés avec soin, disons depuis trois cents ans, ont en effet connu des périodes de gloire et d’autres de relatif ou complet oubli, en fonction du jeu fluctuant de reconnaissance par le présent, qui dicte leurs entrées et sorties du domaine du patrimoine. Selon la dynamique du moment, l’objet conservé peut rester hors champ, «en réserve» quant à la situation présente, ou au contraire se retrouver actif dans la mémoire du présent et entrer avec lui dans un dialogue productif constitutif du patrimoine donné d’une époque. L’acte muséologique trouve assurément son fondement dans la conservation, qui confère à une chose le statut «d’objet historique» et le maintient, tant que ce bien matériel existe et demeure dans la sphère muséale de conservation. Mais l’intervention muséale a aussi une autre visée: par des actions répétées d’interprétation et de diffusion, elle voit à maintenir l’attention du public d’aujourd’hui sur certains artefacts; elle cherche à faire que les publics d’aujourd’hui soient concernés par ces choses d’un autre temps; elle les expose au présent, les confronte avec les problématiques du jour et fait qu’elles restent ainsi partie prenante de la culture en marche. De telles actions incitent à une appropriation véritable par la collectivité, dont résulte le statut de patrimoine conféré à quelques-uns de ces objets historiques. Je résumerais donc en décrivant ainsi les deux temps de cette dynamique muséale qui affecte l’objet matériel: – C’est par son inscription première dans les multiples activités humaines d’un monde désormais révolu qu’un
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objet d’hier encore existant peut être au centre d’une décision de conservation et être dit un objet historique ; – C’est par une appropriation activement maintenue que s’établissent, entre ces objets «hors de leur monde» et la collectivité actuelle, de nouvelles relations signifiantes, qui font entrer ceux-ci dans le domaine du patrimoine de maintenant. Force est d’ailleurs de constater que les objets «vedettes» du patrimoine mondial ou national – les pyramides, les châteaux, les peintures de Van Gogh, les sonates de Mozart, Jefferson, la grotte de Lascaux, les chutes du Niagara, les tableaux de Borduas ou la Joconde – sont constamment au cœur d’une promotion active qui utilise tous les médias disponibles afin de leur assurer un pouvoir symbolique toujours renouvelé et une place prépondérante dans l’imaginaire collectif contemporain. Ce n’est pas par hasard qu’une telle préoccupation s’accompagne aussi d’initiatives multiples dans le domaine de la commémoration. Commémorer donne lieu à des actions qui, précisément, replacent dans le contexte culturel du présent l’événement ou le personnage dont on se souvient, l’inscrivant ainsi comme élément du patrimoine transmis. Déjà, en 1936, Walter Benjamin notait que «les techniques de reproduction ont atteint à un tel niveau qu’elles vont être en mesure désormais non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’influences, mais de s’imposer ellesmêmes comme des formes originales d’art7 ». La muséologie qui, à sa façon, prend en charge des artefacts et des œuvres d’art pour les exposer agit, elle aussi, comme le font ces moyens de reproduction; elle modifie le mode d’influence des œuvres et
7. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2, 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 90.
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des choses exposées, transformant la manière dont celles-ci sont mises en relation avec les publics et généralisant la possibilité que ces legs entrent avec le monde actuel dans un rapport qui en est un de patrimonialisation. Les musées sont donc des lieux de conservation de nos objets historiques et de constitution de nos objets patrimoniaux, de par leurs actions concertées de mise en valeur, de promotion et de diffusion, qui favorisent l’appropriation de certains objets par la mémoire active.
La reprise des legs du passé Dans nos sociétés occidentales, l’époque actuelle fait suite à deux cents ans de production industrielle qui ont eu pour effet de mettre en circulation une quantité jamais vue de biens matériels de toutes sortes. À la rareté de la production artisanale a donc succédé la profusion de la production industrielle, multipliant d’autant la possibilité du collectionnement et les types de patrimoines. Si le XIXe siècle est celui des musées, c’est en bonne partie dû au rythme nouveau de cette production industrielle. En même temps qu’elle plaçait une quantité inouïe d’objets sur des marchés aux frontières de plus en plus distantes, cette production industrielle a aussi, sous l’impulsion des progrès technologiques, mis au rancart – et donc quelquefois au musée – les objets issus du mode antérieur de production artisanale. La difficulté est de penser à la manière dont ces choses, qui ne font plus partie de la vie actuelle, peuvent encore mériter son attention, celle aussi du futur, et être investies de signification. Et aujourd’hui, à notre tour, nous sommes devant les restes maintenant vétustes de cette période industrielle qui nous laisse ses temples, ses produits, ses savoirs et ses outils, eux aussi « compagnons des anciens labeurs». Comme jadis le van ou la faux, ces vestiges constitueront des «objets historiques» tant
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qu’ils perdureront et des «objets patrimoniaux» si des interventions muséales explicites de sauvegarde, de mise en valeur, d’interprétation et d’appropriation, dans une relation dialectique et dynamique avec le présent, sont élaborées. Toute politique muséale doit agir à l’intérieur d’une politique du patrimoine. Elle ne saurait s’arrêter à la sélection de ce qu’il faut conserver et léguer, car elle doit aussi voir à favoriser la transformation de ce legs du passé en un patrimoine pour maintenant, en faisant que ces choses anciennes s’inscrivent dans la mémoire d’aujourd’hui. Sans cette reprise en charge par la mémoire présente, la conservation elle-même risque fort d’être dénoncée comme futile par plusieurs. En effet, pourquoi conserver des biens auxquels peu de gens tiennent, surtout quand les technologies d’information permettent d’enregistrer, à des fins d’études, leurs contenus en termes de savoir? S’il nous faut sans cesse travailler sur les héritages et les reprendre à notre compte, c’est que l’objet patrimonial fonctionne et dure selon une modalité semblable à celle qui assure, selon Roland Barthes, une certaine pérennité à des œuvres littéraires: Quoi que les sociétés pensent ou décrètent, l’œuvre les dépasse, les traverse, à la façon d’une forme que des sens plus ou moins contingents, historiques, viennent remplir tour à tour : une œuvre est « éternelle », non parce qu’elle impose un sens unique à des hommes différents, mais parce qu’elle suggère des sens différents à un homme unique8.
Comme dans les arts d’interprétation – théâtre, danse, musique – un objet peut être relégué à l’histoire ou, au contraire, faire encore partie du «répertoire » actuel, être toujours reconnu et interprété afin de donner encore à penser. Le patrimoine agit ainsi comme un domaine de références du présent, car «l’ensemble de ce fonds culturel constitue une
8. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 51.
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réserve dynamique qui, dans un processus d’échange, contribue à définir et à caractériser la culture actuelle9 ». Pour réussir à traverser le temps et rester objet de patrimoine, un artefact donné servira de support à divers récits, sera le thème de différentes relectures interprétatives et illustrera des significations importantes quant aux circonstances nouvelles du temps. Sa durée, en tant que patrimoine, dépendra toujours de sa plasticité, de sa capacité à répondre à des questions inédites et à fonder dans la mémoire – sous la figure engageante d’un fonds transmis qui nous interpelle – les projets d’avenir qu’on veut se donner et qui s’incarnent, comme à rebours, dans des «leçons» semblant émaner de ces choses léguées. Le patrimoine effectif d’aujourd’hui, comme celui d’hier, est fait des choses léguées que le présent rappelle, en tant que matériaux utiles dans la quête de sens toujours en cours et qui est maintenant la sienne. Il n’y a donc de véritable patrimoine que revendiqué.
Les musées dans la société contemporaine La nouvelle position des musées La place qu’occupent les musées dans plusieurs sociétés actuelles n’a que très peu à voir avec celle qui était la leur au XIXe siècle, ou même il y a encore une trentaine d’années. D’institutions relativement en marge de la collectivité et n’intéressant qu’une faible minorité de citoyens, dominées avant tout par une logique de conservation et d’étude, les musées sont devenus des lieux de conservation et de diffusion qui s’adressent au grand public et
9. Paul-Louis Martin, « La conservation du patrimoine culturel : origines et évolution », dans Les chemins de la mémoire. Monuments et sites historiques du Québec, t. 1, Québec, Les Publications du Québec, 1990, p. 1.
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l’atteignent. Des mutations philosophiques, des dynamiques sociales nouvelles et des modifications dans les comportements ont favorisé, au cours des dernières décennies, cette relocalisation du musée dans un espace public plus central qu’auparavant. La floraison des genres de musées et des lieux d’exposition sans collection, la circulation de grandes expositions-événements, la multiplication des types d’espaces muséographiques et de mises en exposition, les nombreuses activités d’animation culturelle offertes par les musées, dans leurs murs ou hors d’eux, enfin l’émergence de la muséologie elle-même en tant que discipline de médiation, tous ces phénomènes sont des signes révélateurs de la nouvelle position sociétale plus en vue des musées. Cette situation plus centrale entraîne des conséquences et appelle des redéfinitions des pratiques et de constantes adaptations aux milieux que les musées sont appelés à servir, cela dans une société qui, comme je l’ai noté, fonctionne, quant à sa relation au passé, de plus en plus «à la mémoire patrimoniale». Si certains facteurs de cette transformation se fondent sur l’évolution interne des fonctions des musées, plusieurs autres tiennent à des changements sociopolitiques plus larges et à des courants de pensée qui traversent les différentes sociétés occidentales. Il est certain que la muséologie se trouve influencée par les diverses situations nationales. En Écosse, par exemple, où un nouveau Parlement «national» vient d’être implanté, on a aussi revu les salles d’exposition dédiées à l’histoire nationale. En Allemagne, la logique de la réunification force des modifications et amène des musées à se heurter en particulier à la période difficile du IIIe Reich. Les pays de l’ex-URSS redéploient aussi leurs collections et leurs récits expositionnels. De même, en France, dans la foulée du 50e anniversaire du débarquement de Normandie et de la fin de la Seconde Guerre mondiale, on voit s’implanter plusieurs lieux muséaux traitant des années de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération. Un peu partout, des musées abordent des thèmes de l’histoire récente et des problématiques débattues dans les sociétés, à 89
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l’aide de leurs collections ou autrement. Dans plusieurs pays, en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Angleterre, en Hollande et aux États-Unis, des efforts sont faits pour s’assurer que toutes les cultures ethniques ou régionales présentes sur un territoire donné puissent voir leur histoire représentée dans les musées selon un récit qui leur fait justice. Et partout des institutions se donnent comme mandat majeur d’initier les touristes à l’histoire et aux cultures des gens du lieu. Les modernismes scientifique et artistique ont aussi leurs lieux d’exposition: des installations scientifiques, reprenant le modèle des sciences centers, offrent dans toutes les grandes métropoles, une multitude de dispositifs interactifs souvent subventionnés par de grandes firmes multinationales, qui les utilisent comme vitrines. Et, comme les courants de l’art contemporain aussi se mondialisent, de grands événements, uniques ou récurrents, sont organisés dans de nombreux pays où sont montrées les œuvres d’un même groupe restreint d’artistes contemporains, visibles un peu partout. Comme dans les autres réseaux du showbusiness, une dynamique de la diffusion impose de plus en plus ses contraintes aux musées et tend à former une hiérarchie de vedettes patrimoniales, un «palmarès» des valeurs dominantes, selon leur pouvoir d’attraction sur les visiteurs. On constate, en effet, que certains thèmes et sujets, souvent les mêmes, font à chaque fois recette dans plusieurs villes du monde. Au Québec comme ailleurs, l’avenir des institutions muséales devra en partie, prendre appui sur l’histoire qui nous a légué des collections et des organismes symptomatiques des approches, des politiques et des conceptions dominantes dans le passé ; mais aussi, il faudra tenir compte des problématiques neuves qui émergent maintenant, tant localement que mondialement. Il faut s’inspirer des pratiques d’excellence et des réalisations de référence mises en place dans plusieurs pays et bien diffusées dans les milieux muséaux professionnels, désormais branchés
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sur les réseaux associatifs internationaux et, en même temps, comprendre les dynamiques existantes dans ce secteur. Je tenterai maintenant de jeter un coup d’œil sur des tendances marquantes de la société actuelle qui affectent la muséologie d’ici et celle d’ailleurs, et qui risquent de se développer encore dans les années à venir. Elles pourraient être déterminantes à moyen terme pour les politiques et les programmes qui devront encadrer et régir la scène muséale.
Les tendances générales Il y a quelques années, les mots clés dans les cercles muséologiques étaient: objets, savoirs et professionnels. Certes, objets, savoirs et professionnels restent des pôles structurants dans les pratiques et l’éthique muséales, mais nous constatons aussi que les enjeux se déplacent et que les priorités changent. Entre autres forces et tendances à l’œuvre, celles de la démocratisation et de l’épistémologie critique ont fait planer des doutes sur plusieurs certitudes anciennes du musée. – La démocratisation accrue des institutions invite à remettre en question la gestion et l’interprétation du patrimoine par les seuls professionnels des musées. Si l’objet patrimonial est un «bien commun », s’il appartient à tous, ne serait-il pas plus légitime que son statut de « patrimoine », au musée ou in situ, soit démocratiquement décrété, qu’il résulte d’un large consensus et non de l’expertise de quelques spécialistes? Le patrimoine de tous peut-il être une affaire de professionnels avant tout ? Ne requiert-il pas d’être fondé sur une appropriation plus large ? – La critique épistémologique, de son côté, a tôt fait de montrer que les savoirs disciplinaires (histoire, ethnologie, anthropologie, histoire de l’art) sur lesquels les musées ont été créés sont des constructions très datées. Ces savoirs sont-ils bien établis, ou ne sont-ils pas 91
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plutôt très entachés par l’histoire de leur constitution et par leurs prises de position passées? Nous savons que le musée a erré, qu’il s’est souvent fait le promoteur de causes douteuses et que les idées véhiculées depuis deux siècles participaient largement, par exemple, du colonialisme, du racisme, du chauvinisme, de l’européanocentrisme et du sexisme. Tout est à revoir, parce qu’il est devenu manifeste que les musées ont subi l’influence des idéologies dont les savoirs du temps portaient aussi la marque. D’où viendrait le pouvoir muséal de choisir les objets qui entrent dans les collections et de les interpréter pour en faire un patrimoine? Pourquoi le patrimoine muséal est-il inaliénable, si les choix des experts qui le constituent sont discutables? Démocratisation et critique épistémologique ont rendu le musée moins sûr de lui-même. À l’époque du «chacun pour soi», où domine le «monde privé» des droits individuels, des croyances personnelles et des adhésions consenties, tout est affaire de libre choix, et la culture individuelle se résume essentiellement aux choix multiples qui composent le style de vie de chacun. Cet enjeu me semble majeur: il concerne le statut de la culture et l’action possible des musées à un âge qui est, plus que jamais, celui des individus et des droits personnels. Avec le philosophe Luc Ferry, il faut se dire: En quoi peut consister la culture d’un peuple démocratique, tel est bien en effet le problème central des sociétés dans lesquelles la subjectivisation du monde a pour corollaire inévitable l’effondrement progressif des traditions sous l’exigence incessante qu’elles s’accordent avec la liberté des hommes10.
10. Luc Ferry, Homo Aestheticus, Paris, Grasset, 1990, p. 17. C’est nous qui soulignons.
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C’est donc librement que chacun consent encore à faire siens certains traits et biens culturels hérités du passé et à se les approprier. La fin de l’ancienne forme de transmission, qui se faisait sous l’égide de la tradition, impose, selon Fernand Dumont, un devoir nouveau. L’abandon des coutumes qui faisaient vivre les Anciens constitue sans doute pour nous une libération, mais qui nous contraint aussi à un devoir : assurer des assises pour l’interprétation de l’histoire et la participation politique11.
Cette libération face aux héritages, accompagnée d’une libre appropriation sélective, représente l’un des traits marquants des sociétés postmodernes.
Modernité et postmodernité Liberté individulle, conscience individuelle, choix personnels subjectifs, relativisme intégral, telles sont, selon plusieurs, les caractéristiques de nos sociétés postindustrielles. En 1979, dans sa réflexion sur La condition postmoderne, Jean-François Lyotard décrivait cette postmodernité comme étant un temps «d’incertitude à l’égard des grands métarécits» qui avaient servi de références à la modernité. La postmodernité est vue comme «la disparition des grands métarécits qui légitimaient l’initiative historique de l’humanité sur le chemin de l’émancipation, et le rôle de guide qu’y jouaient les intellectuels12 ». Lyotard ajoutait que le seul critère de pertinence qui reste, après la chute de ces grands récits, est celui de l’efficacité, qui est «d’optimiser les performances du système13 ». Et d’augmenter sa cohésion.
11. Fernand Dumont, « L’Avenir de la mémoire », Québec, Nuit blanche, 1995, p. 91-92. 12. Voir Gianni Vattimo résumant J.-F. Lyotard dans Éthique de l’interprétation, Paris, La Découverte, 1991, p. 14. 13. Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 8.
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Le musée participe dorénavant aussi de cette logique postmoderne. Les mises en question de ses actions passées ont entraîné une perte relative de son autorité et de son pouvoir d’énoncer, comme jadis, des idéaux et de prôner une direction commune. La fin des grands récits légitimants – évolutionnisme, marxisme, historicisme, rationalisme, Lumières –, la fin d’une philosophie partagée de l’histoire – certains penseurs parlent, en ce sens, de la «fin de l’histoire» – a touché le musée, le privant de la rationalité ultime qui justifiait son action. Cela provoque un certain repli de sa part et, par conséquent, un nécessaire rapprochement entre le musée et la collectivité. Voilà que le musée se fait moins dogmatique, qu’il offre non pas une signification, mais des occasions d’appropriation plurielle. Il se tourne vers l’extérieur, écoutant plus volontiers les préoccupations de la collectivité et dialoguant avec les groupes qui les formulent. Le musée devient une voix parmi les autres, se proposant de représenter des «points de vue» divers, formulés hors de lui. Il reconnaît ainsi que les visiteurs participent à la production de sens qui opère au contact de ses collections. Moins qu’une «direction» ou des «idéaux», le musée postmoderne présente des cas, des histoires, des récits de passions individuelles, que chacun peut s’approprier à sa façon, selon ses valeurs personnelles. En suivant la pensée du sociologue Michel Freitag sur les ruptures entre, d’une part, la modernité, avec son mode de gestion «politico-institutionnelle» de la société, et, d’autre part, la postmodernité, avec son mode de gestion «communicationnelpragmatique», on pourrait dire que le musée a et aura encore à vivre une mutation: d’institution moderne qu’il était, centré sur des idéaux, des discours élitaires et une philosophie partagée de l’histoire, il devient, dans le contexte de notre temps, une organisation à caractère postmoderne, centrée sur des objectifs empiriques de performance et sur l’appropriation par les visiteurs des produits culturels qu’il met en marché.
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Les fonctions qui incombent à de telles organisations répondent à des objectifs de performance ayant trait, dit Lyotard, à «la cohésion sociale interne». Au moment où le musée se retrouve plus en vue dans la sphère sociale, il n’a pas plus que les autres la légitimité de proposer pour tous un discours normatif global. Il se fait plus simplement un agent fonctionnel présentant la diversité inclusive des expériences humaines et offrant des produits muséaux susceptibles de contribuer à une certaine cohésion sociale. Ce qui s’est dissous, dans nos sociétés, c’est, écrit Freitag: […] une représentation commune a priori du monde […] Il reste de cela mille morceaux éparpillés, privatisés, communautarisés, personnalisés, mais rien qui fasse tenir le tout ensemble au niveau du sens, qui puisse servir de référence commune à l’agir de tous dans la société, et qui permette d’orienter, de manière acceptée et comprise par tous, le développement de la société dans le monde14.
Ce n’est pas dans un tel contexte que le musée a pris naissance. Au contraire, le musée est historiquement une création de la modernité et du siècle des Lumières. Il a agi en tant que lieu normatif, lieu qui dictait une norme et une direction, qui décrétait «le Beau, le Bien, le Vrai» et même le «socialement acceptable», et qui collectionnait et exposait en conformité avec une vision du monde assurée. Le musée de l’ère postmoderne n’insiste pas; quel credo spécifique serait le sien? Après la dissolution des grandes représentations communes, le musée recueille ces «morceaux épars» du passé ou du présent, et les propose au regard, sous le mode d’un loisir culturel. Aussi les musées présentent-ils de plus en plus une suite d’événements et «d’expositions temporaires», voués à l’hétérogénéité des expériences, des époques et des cultures, 14. Michel Freitag, « Postmodernité, compréhension, normativité », dans Cahiers de recherche, Groupe d’étude interdisciplinaire sur la postmodernité, Département de sociologie, UQAM, 1991, p. 17.
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abandonnant les salles fixes de jadis, où la disposition systématique d’une collection permanente exprimait une «vision du monde» stable, fondée sur un système philosophique régulateur. «Le trait le plus caractéristique de la culture dans laquelle nous baignons aujourd’hui est sans doute l’éclectisme», note Luc Ferry: «tout peut, en principe, y coexister […] rien n’y est a priori frappé d’illégitimité15 ». Si le musée moderne s’exprimait dans des collections permanentes étalées selon un système de valeurs fixe, le musée postmoderne multiplie les événements. Le rapport qu’il instaure entre l’offre et les visiteurs change quand il passe ainsi d’institution moderne à organisation postmoderne. Au «patrimoine national» des États modernes, mis en place principalement au cours du XIXe et au début du XXe siècle, succède, dans nos sociétés contemporaines, un patrimoine qu’on peut qualifier, à son tour, de «postmoderne». Il se définit principalement comme une «ressource», un legs que l’on peut mettre au service d’une production contemporaine de sens et du développement économique qui résulte des nombreux événements produits dans le cadre de cette stratégie de diffusion. Ce virage vers les personnes, vers les publics visiteurs, en tant que producteurs de sens et consommateurs, est fondamental. Je voudrais m’y arrêter un moment, avant de voir les conséquences de ces mutations sur les fonctions qu’exercent les musées d’aujourd’hui.
L’ouverture des musées sur la société La principale transformation récente du musée serait, aux dires de plusieurs, celle de son ouverture, à plusieurs titres, sur l’espace social et collectif. Le muséologue Jean Davallon, par exemple, affirme à ce sujet:
15. Luc Ferry, op. cit., p. 333.
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Pendant longtemps, le musée a été une entité fermée. Les échanges entre lui et son environnement étaient minimes – et ceux qui existaient étaient fortement contrôlés. L’essentiel de l’activité était interne. Les sorties étaient peu nombreuses (essentiellement du savoir) ; les objets y entrant n’en ressortaient plus ; l’argent reçu était absorbé par cette activité interne de conservation et de recherche et était peu contrôlé par l’extérieur. On peut considérer que les individus eux-mêmes qui entraient au musée y faisaient carrière […] Tout le système était organisé autour d’un principe de mise en réserve […] Or, au cours des dernières décennies, les musées ont développé les échanges en direction de l’extérieur, autrement dit, les sorties du système16.
On peut dire, en résumant, que nous sommes passés en assez peu de temps d’un musée centré largement sur lui-même, sur ses avoirs et ses savoirs, à un musée ouvert sur l’extérieur, un musée dont l’intentionnalité première va vers ce qu’il offre à ceux qu’il sert, les publics. Qu’il s’agisse des collections, des expositions, des programmes culturels ou des activités de commercialisation, voilà que des flux plus nombreux que jamais circulent entre les musées et d’autres instances sociales, entre les musées et plusieurs autres types d’organisations, avec lesquelles ils interagissent et collaborent régulièrement, dans des stratégies de production complexes, nécessitant la mise en commun de plusieurs genres d’expertises, à l’intérieur comme à l’extérieur du musée. Un musée-producteur a en bonne partie remplacé l’ancien musée-espace des collections, adoptant dans ce passage les modes d’organisation et les dynamiques que requièrent ces multiples travaux de production, par exemple une gestion par projets, des critères de performance, la mise en place d’équipes multidisciplinaires et des stratégies de communication. Ce 16. Jean Davallon, « Nouvelle muséologie vs muséologie ? », dans Symposium Museum and Community II, Norway, Stavanger, juillet 1995, p. 156. C’est nous qui soulignons.
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musée-producteur est sensible à la réception de ce qu’il produit: il mesure la réalisation de ses objectifs opérationnels et évalue les résultats de ses actions. Pour plusieurs, il devient donc manifeste que la qualité des services publics rendus par le musée, la densité de ses implications dans sa collectivité et sa capacité de se réseauter afin de satisfaire ceux qui le fréquentent sont seules garantes de sa survie dans l’avenir. L’ex-directeur du Musée de la civilisation de Québec, Roland Arpin, était un des promoteurs actifs de cette approche. Comment un musée peut-il prétendre servir la communauté et bien s’y enraciner, s’il ne se préoccupe pas de sa propre fonction sociale ? Une préoccupation qui s’exprime dans une grande ouverture à la communauté environnante, ses besoins, ses désirs et ses attentes17.
En cette période de circulation de l’information sous de nombreuses formes et modalités, dont plusieurs se qualifient, en anglais, d’edutainment, nous sommes bien conscients que le musée doit être «à l’écoute» et user friendly, que ses produits doivent pouvoir prendre place parmi les autres événements culturels dont les pages «arts et spectacles» des journaux font la promotion. Dans un livre intitulé Museums and their Visitors, E. Hooper-Greenhill souligne, elle aussi, ce virage: Le centre d’intérêt du musée commence à se déplacer de la collection à la communication. Ce mouvement vers les visiteurs est vu comme la seule voie d’avenir. Trop longtemps, les musées ont prôné les valeurs du savoir, de la recherche et du collectionnement, au détriment des besoins des visiteurs18.
17. Roland Arpin, Des musées pour aujourd’hui, Québec, Musée de la civilisation, 1997, p. 268. 18. E. Hooper-Greenhill, Museums and their Visitors, London et New York, Routledge, 1994, p. 1. C’est nous qui traduisons.
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Cette tendance vers les publics, à mon avis, ira croissant dans les années à venir, poussée qu’elle est par le positionnement nouveau du musée dans l’espace social, par la crise postmoderne des métadiscours qui place au premier plan les choix individuels et les appropriations libres, par la diminution relative du financement étatique et par les forces du marché, qui exigent que le musée concurrence les autres formes de loisirs tarifés. L’objet même du musée est ainsi en redéfinition: les phénomènes constatés d’ouverture sur la collectivité, de commercialisation, d’insertion des musées dans le circuit des «industries culturelles» et même dans l’entertainment economy, comme on dit maintenant, tout cela constitue des symptômes. Ils manifestent bien le grand virage du musée, par lequel il s’éloigne des discours normatifs typiques de sa modernité et recentre son action sur une opérationnalité nouvelle, qui consiste à se présenter comme une «organisation de production» qui offre des occasions de loisirs culturels à des visiteurs cherchant un mélange de divertissement et de croissance personnelle19. Ce faisant, le musée entend aussi contribuer au développement économique de la région qui est la sienne. En effet, les régions font savoir qu’elles veulent tirer des avantages économiques des patrimoines naturel et culturel qui sont les leurs, en les mettant en valeur comme produits touristiques. Récemment, le vice-président du comité de l’ICOM sur les musées régionaux constatait l’évolution de l’intention qui est à la source même de la création d’un musée: De nos jours, les musées locaux connaissent une évolution […]. L’initiative de leur fondation ne revient plus à des personnes seules, et la collection ainsi que la conservation ne 19. Voir le livre récent de Michael J. Wolf, Entertainment Economy : How Mega-Media Are Transforming our Lives, New York, Times Books, 1999.
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sont plus l’unique fin de leur création. Aujourd’hui, ces projets relèvent en grande partie d’initiatives de développement local et régional, mais surtout de développement touristique […]20.
Il est généralement admis, aujourd’hui, qu’un des principaux moteurs de la création et la présence des musées est leur contribution à l’activité touristique. J’y reviendrai plus loin, car ce phénomène a pris une importance grandissante et plus déterminante que jamais dans la vie de nombreuses institutions muséales. Je résume, dans le tableau binaire ci-dessous, les grands traits des deux configurations, «moderne» et «postmoderne», du patrimoine, non pour souligner leurs oppositions, mais pour indiquer la direction des changements survenus et de ceux qui sont en cours. Patrimoine des sociétés MODERNES
Patrimoine des sociétés POSTMODERNES
Un patrimoine muséifié, résultant d’une philosophie de l’histoire, des politiques étatiques de conservation et d’une gestion de spécialistes
Un patrimoine ressource, aux interprétations multiples, mis en marché en vue du développement économique, selon des gestions en partenariat
NATURE : un patrimoine national misant sur des objets identitaires et une tradition établie
NATURE : un patrimoine mondial misant sur des expériences récréotouristiques et une actualisation du sens
FORME : exposition des collections en salles permanentes
FORME : expositions temporaires, événements changeants, à contenus thématiques
RÉGIME : éducation populaire et idéologie
RÉGIME : divertissement familial et consommation
20. Harmut Prasch, « Pour qui ? Les musées entre identité régionale, politique culturelle et commercialisation touristique », dans Cahiers d’étude, ICOM, no 6, 1999, p. 27. C’est nous qui soulignons.
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Patrimoine des sociétés MODERNES
Patrimoine des sociétés POSTMODERNES
OBJETS : des objets exemplaires, des chefs-d’œuvre : – créations de génies-inventeurs, d’artistes – objets commémorant des héros
OBJETS : des objets spectacles, des icônes médiatiques, des attractions : – interactivité et participation – simulation et informatique
PUBLIC visé : le grand public, divisé en connaisseurs (études) et non-connaisseurs (curiosité)
PUBLIC visé : le grand public, les touristes locaux et étrangers, tous en situation de loisir, et les « navigateurs » de l’Internet
EXEMPLES : musées-collections, sites historiques, monuments, commémorations
EXEMPLES : musées-producteurs, parcs thématiques, expériences interactives, sites Web et CD-Rom
Nous sommes aujourd’hui entrés dans la logique culturelle postmoderne, tout en constatant encore, ici ou là, des relents de «modernisme», entre autres dans une certaine nostalgie des formes de cohésion qu’elle pouvait produire.
Le communautaire et le touristique Le virage du musée vers l’extérieur me paraît comporter deux vecteurs simultanés. Le premier le situe dans son environnement communautaire immédiat, parmi les concitoyens qui habitent à proximité et qui doivent constituer pour lui un premier public avec des besoins et des attentes à satisfaire. Le second vecteur ouvre le musée sur les visiteurs «de passage» et le définit davantage comme un «équipement» touristique qui contribue, par sa présence, à attirer ou à retenir ceux qui séjournent un moment dans sa région. Peu importe sa nature et ses collections, l’établissement muséal a l’obligation de servir sa communauté, sans quoi il risque d’y figurer comme une entité étrangère et de provoquer le contraire d’une appropriation. «La relation entre les musées et les publics n’en est plus une que l’on tient pour acquise. Elle 101
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est à repenser dans toutes ses dimensions21. » Il revient au musée d’être à l’écoute, de saisir les occasions de collaboration avec ceux qui œuvrent au développement de la collectivité, de se faire le reflet de son milieu, un lieu de rencontre convivial et une ressource disponible pour ceux qui partagent des objectifs similaires de production et de diffusion culturelles. Il suit le rythme des événements marquants de la vie collective, se faisant la mémoire des différents groupes qui la composent et qui sont invités à s’y retrouver périodiquement, devant des objets et des sujets qui les concernent. En ce sens, tous les musées sont des musées «communautaires». L’autre versant de la dynamique d’ouverture du musée le conduit à prendre de plus en plus en compte sa vocation et son potentiel touristiques. Si de tout temps ces établissements ont attiré les visiteurs étrangers, aujourd’hui ils s’inscrivent explicitement dans des stratégies de développement touristique et mesurent à ce critère une bonne partie de leur réussite. Je dirais d’ailleurs que plus ils se font les miroirs de la communauté, plus ils sont en mesure d’offrir à ces visiteurs de passage un lieu de synthèse utile, qui leur permet de disposer d’une image succincte et représentative de la culture qu’ils sont venus découvrir. Aussi, explorer et découvrir une région, cela suppose maintenant, pour plusieurs, qu’ils visitent les lieux muséaux qui présentent son histoire et aident à comprendre son présent. Si le patrimoine muséal, dans nos sociétés, peut être pensé à l’intérieur d’une logique économique, c’est qu’aujourd’hui de nombreux visiteurs sont bel et bien prêts à débourser un prix d’entrée pour bénéficier de l’offre des musées. Bien sûr, tous les équipements muséaux ne sont pas également capables d’offrir un
21. Constance Perin, « The Communicative Circle : Museums as Communities », dans Museums and Communities ; The Politics of Public Culture, Washington, Smithsonian Institution Press, 1992, p. 182. C’est nous qui traduisons.
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produit qui corresponde à ce qu’attend le touriste contemporain, qualifié lui aussi par certains théoriciens de «posttouriste» : La consommation du patrimoine ou des espaces de loisirs qui offrent de multiples attractions dans divers environnements patrimoniaux agréables, y compris les sites en plein air, constitue l’une des tendances majeures du «posttourisme » qui s’est développé à partir des années 198022.
Un théoricien du tourisme a récemment défini ainsi les caractéristiques principales du «posttouriste» : La première caractéristique du posttouriste est qu’il n’a pas à quitter sa maison pour contempler plusieurs des objets et des sites intéressant le « regard touristique » [tourist gaze]. Avec la télévision et la vidéo, tout peut être vu, noté, comparé et mis en contexte. Plusieurs des expériences touristiques typiques, fondées sur la contemplation de scènes désignées à travers un cadrage bien précis, peuvent maintenant être commandées à loisir. Deuxièmement, le posttouriste est quelqu’un de profondément conscient du changement et qui prend plaisir dans la multitude des choix. […] Troisièmement, le posttouriste sait qu’il est un touriste, que tout cela est un jeu avec de multiples textes, et non une expérience unique qui serait la seule authentique23.
Ces caractéristiques nous rapprochent de ce qui a été dit de la nouvelle réalité du patrimoine, lui aussi véhiculé par de nombreux médias et offert à la libre appropriation et interprétation des récepteurs qui en disposent. De nos jours, les musées se sont engagés dans des dynamiques qui les placent au cœur des stratégies touristiques, 22. Kevin Walsh, The Representation of the Past ; Museums and Heritage in the Post-Modern World, London, Routledge, 1992, p. 141. C’est nous qui traduisons. 23. John Urry, « Cultural Change and Contemporary HolidayMaking », dans Theory, Culture & Society, vol. 5, no 1, février 1988, p. 37-38. C’est nous qui traduisons.
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conscients qu’ils sont qu’un nombre important de gens voyagent pour s’enrichir en termes d’expériences et de connaissances24. Les conséquences de cette fréquentation touristique accrue sont positives à plusieurs titres: Premièrement, cela aide les musées à se faire reconnaître en tant que qu’agents de développement économique. Deuxièmement, les partenariats et les collaborations deviennent alors choses courantes. Enfin, la mission et la programmation des musées deviennent à leur tour plus orientées vers l’extérieur25.
Un musée plus global qu’auparavant, qui offre une gamme de services et d’expériences et un assortiment de loisirs culturels, est le mieux préparé pour répondre avec succès aux attentes des touristes contemporains et, probablement aussi, à celles de tous ses visiteurs. Les ingrédients de la réussite varient d’une institution à l’autre, mais quelques traits de base sont toujours gages de succès, par exemple disposer de collections dont certains éléments sont célèbres, être situé sur un emplacement intéressant en lui-même, jouir d’un bâtiment à l’architecture spectaculaire, offrir une variété d’expériences diversifiées. Je voudrais maintenant revenir sur la question des conséquences des changements décrits sur les fonctions des musées, sur les tâches et les compétences des personnels qui y travaillent et, en dernière analyse, sur nos patrimoines.
24. Une enquête menée par Lord Cultural Resources Planning and Management de Toronto a montré que 15 % des touristes sont motivés en premier lieu par la culture ; 30 % s’y intéressent partiellement ; 15 % considèrent les offres culturelles comme un supplément à leurs voyages. Les 20 % restant profitent des occasions culturelles offertes mais les rencontrent par hasard. Seulement 15 % des touristes ne manifestent aucun intérêt pour les activités culturelles. 25. G. Donald Adams, « Cultural Tourism, The Arrival of the Intelligent Traveler », dans Museum News, vol. 74, n o 6, décembre 1995, p. 32. C’est nous qui traduisons.
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Les fonctions muséales actuelles Ces changements concernant le patrimoine muséal en entraînent d’autres qui touchent aux fonctions que les musées doivent exercer dans ce contexte nouveau. Un modèle devenu classique des fonctions muséales est celui de Joseph Veach Noble, publié dans Museum News, en avril 197026. Il résumait à cinq grandes tâches complémentaires les fonctions muséales: 1
Collection (acquisition)
2
Conservation (conservation)
3
Étude et recherche (study)
4
Interprétation (interpretation)
5
Exposition (exhibition)
Depuis le début des années 1990, un «nouveau» modèle de fonctions muséales est proposé, qui sera souvent repris par des muséologues comme Peter van Mensch et Stephen Weil. Les fonctions essentielles du musée y sont réduites à trois27 : 1
Conserver (to preserve)
2
Étudier, faire des recherches (to study)
3
Communiquer (to communicate)
Ce qui nous frappe maintenant, c’est que les modèles relatifs à ces fonctions se concentrent à peu près exclusivement sur ce qui est proprement muséologique. Ils ne disent rien des fonctions opérationnelles ou de soutien auxquelles, pourtant, le personnel du musée consacre beaucoup de son temps et de ses énergies, et qui sont en développement accéléré. 26. Voir Museum News, vol. 48, no 8, p. 17-20. 27. Voir, par exemple, Stephen Weil, « Rethinking the Museum, An Emerging New Paradigm « dans Stephen Weil, Rethinking the Museum, Washington, Smithsonian Institution Press, 1990, p. 57-65.
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Plus récemment encore, on a vu apparaître une autre catégorisation, qui correspond mieux, me semble-t-il, à l’opérativité déjà évoquée d’une organisation «postmoderne» pragmatique et communicationnelle. Non seulement cette structuration des fonctions fait-elle une place importante aux fonctions administratives, mais elle repense le musée à partir d’un point de vue qui est celui de l’organisation. C’est, par exemple, ce qui domine dans ce diagramme proposé par Garry Edson et David Dean28 : ADMINISTRATION – gestion du personnel, comptabilité/ affaires corporatives – services généraux, levée de fonds – relations publiques et marketing CONSERVATION
OPÉRATIONS
– collection, inventaire
– expositions, éducation
– conservation préventive
– services techniques
– recherche
– gestion de l’immeuble et équipement – sécurité
Une telle conception en triade confirme que le musée est une organisation de plus en plus axée sur la production, qu’il est organisé pour «opérer» ; si certaines de ses opérations ont pour dessein d’agir sur le patrimoine d’objets matériels qu’il a mission de conserver et de présenter, plusieurs autres fonctions et compétences sont requises pour qu’il réussisse à s’acquitter adéquatement de sa mission, plus large, d’accueil, de service et de diffusion. Le fonctionnement de plusieurs institutions montre que les musées tendent aujourd’hui à penser différemment leurs stratégies d’intervention, en particulier en ce qui a trait à leur 28. Voir Gary Edson et David Dean, The Handbook for Museums, London, Routledge, 1994, p. 15-17.
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réalité opérationnelle. Avec une mission qui se tourne résolument vers l’extérieur – vers les opérations et la programmation publique –, le personnel s’engage dans plusieurs fonctions qui ont pour but de rejoindre les publics, de les connaître et de les fidéliser, d’accroître la fréquentation et de s’assurer que les visiteurs y trouvent l’expérience enrichissante et mémorable qu’ils cherchent. Ainsi, les visiteurs et les autres partenaires du musée deviennent, pour ainsi dire, des coproducteurs de l’action muséale, des actionnaires de sa démarche en faveur du processus patrimonial. C’est dans ce contexte qu’il faut désormais, à mon avis, penser la fonctionnalité des musées, chaque fonction s’exerçant à l’égard d’un des groupes particuliers qui sont tous, en quelque sorte, des intervenants dans l’opérativité du musée. Certaines fonctions découlent directement des missions premières, d’autres, plus «opérationnelles», interviennent en appui à leur réalisation. Toutes sont cependant nécessaires au maintien des opérations et au succès de l’établissement, comme agent actif et utile dans la collectivité. Résumons dans un autre tableau ces fonctions du musée, concernant ses actions externes et internes. Les fonctions des musées à l’externe GROUPES VISÉS
FONCTIONS
Agents subventionnaires publics et privés
1. information, représentation 2. sensibilisation 3. sollicitation et levée de fonds 4. évaluation et performance
Milieux associatifs
Fonctions opérationnelles
muséal, éducatif, touristique, municipal, communautaire, médiatique, thématique
1. représentation et présence 2. collaboration et réseautage 3. partage, échanges et coproductions
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Les fonctions des musées à l’externe (suite) Publics visiteurs
Fonctions premières spécifiques 1. études et analyses 2. recherche muséologique/ muséographique 3. programmation, exposition, interprétation, animation, éducation, action culturelle 4. recrutement, fidélisation et implication 5. évaluation et satisfaction
Collectivité
Fonctions opérationnelles 1. diffusion : publication, Internet, grands médias (coproduction), publicité, relations publiques, marketing, commercialisation, présence sociale active 2. participation : représentativité, écoute, consultation, actions communes, rétroaction
Les fonctions des musées à l’interne Les collections
Fonctions premières spécifiques 1. acquisition et conservation 2. documentation, recherche, accès 3. partage 4. exposition et diffusion
L’organisation
Fonctions opérationnelles 1. définition, planification 2. partenariats et collaborations 3. gestion, administration 4. respect de l’éthique professionnelle 5. évaluation
Les personnels
Fonctions opérationnelles 1. culture institutionnelle partagée 2. cohésion quant aux objectifs 3. gestion flexible par projets 4. implication 5. éducation permanente et formation
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Le caractère multifonctionnel du musée-producteur, résulte largement du virage vers les publics d’un organisme œuvrant dorénavant aux frontières, de plus en plus brouillées, entre le culturel, l’éducatif, le récréatif et l’économique. Déjà, dans les premières décennies du XXe siècle, le muséologue américain John Cotton Dana affirmait: Un bon musée attire, divertit, provoque la curiosité et suscite des questionnements qui, à leur tour, encouragent le savoir. Il aide les membres de la communauté à devenir des être humains plus heureux, plus sages et plus efficaces29.
Dans sa volonté d’efficacité, le musée de maintenant et de demain reprend plusieurs de ces éléments à l’intérieur d’un dosage nouveau, qui est celui de notre temps et qu’il nous faut équilibrer. Une chose est certaine: le musée de demain ne devra avoir pour limites que celles de notre propre créativité: «The entertainment economy will place, dit Michael Wolf, enourmous demands on a finite human resource: creativity30. » La créativité mise au service de l’appropriation patrimoniale, voilà le défi de la muséologie contemporaine.
Le nouveau contexte d’une mondialisation accrue Les musées ont, en un sens, toujours été préoccupés par une perspective mondiale, et c’est d’abord dans le désir de collectionner que celle-ci s’est incarnée. Le titre d’un ouvrage
29. John Cotton Dana, Newark Museum ; A Survey : 50 years, Newark, 1959, p. 9. Voici le texte anglais : « A good museum attracts, entertains, arouses curiosity, leads to questionning and thus promotes learning. It (…) helps the members of the community to become happier, wiser, and more effective human beings. » C’est nous qui traduisons. 30. Michael Wolf, Entertainment Economy. How Mega-Media Forces Are Transforming Our Lives, New York, Random House, 1999, p. 293.
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collectif sur la muséologie paru en 1986 rappelait cette dimension, en évoquant un texte de René-Louis de Girardin, datant de 1777 et dans lequel l’auteur décrivait la volonté de cumuler en un lieu des spécimens illustrant la diversité des continents: « On a cru qu’on pourrait produire une grande variété à force d’entasser dans un petit espace les productions de tous les climats, les monuments de tous les siècles, et de claquemurer, pour ainsi dire, tout l’Univers31. » L’histoire des grands musées, surtout européens et américains, offre plusieurs exemples de ce «regard intéressé» sur les cultures et les patrimoines de l’«Autre » ; des objets de toutes les cultures et de tous les coins du monde ont été intégrés dans les collections permanentes exposées par les institutions muséales des grandes capitales occidentales. Aujourd’hui, ce déplacement de différents patrimoines et leur disposition en un seul lieu se font autrement : des lois protégeant les patrimoines nationaux et limitant leur exportation ont pour effet de changer les façons de faire. Les patrimoines étrangers font désormais le plus souvent l’objet d’emprunts, de collaborations et d’échanges internationaux, entrant dans des logiques diplomatiques et des stratégies publicitaires à plusieurs intervenants. Des œuvres et même des expositions entières, conçues et diffusées par des équipes internationales, circulent en plusieurs points de la planète, certaines prenant la forme d’événements spectaculaires à large diffusion, qualifiés alors de blockbusters. Ce phénomène des blockbusters est un signe manifeste de la mondialisation des productions et de leurs publics cibles. La réalisation et la mise en tournée de ces expositions exigent que 31. René-Louis de Girardin, De la composition des paysages, Paris, Champ Vallon, 1992, p. 20. En 1986 paraissait au Centre Georges-Pompidou de Paris, sous la direction de Jean Davallon, un livre intitulé Claquemurer pour ainsi dire tout l’Univers, la mise en exposition, 302 p.
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l’on réunisse des œuvres et des expertises de plusieurs pays, que l’on obtienne l’appui financier d’une ou de plusieurs firmes multinationales et la collaboration des institutions et des autorités des pays qui accueilleront les expositions. Ainsi, parmi les facteurs qui rendent compte de la multiplication des expositions blockbusters depuis les années 1970, figure en bonne place l’intérêt montant pour la coopération internationale. La collaboration avec d’autres musées est un élément dont il faut tenir compte […]. L’importance que l’on attribue aujourd’hui aux expositions itinérantes est en partie liée à l’intérêt croissant que suscite la coopération internationale. Richard Hoffmann, directeur du Musée d’histoire naturelle de Washington, déclare qu’il est favorable à l’idée des expositions spéciales (blockbusters) en particulier celles qui encouragent les échanges culturels. Le savoir ne connaît pas de frontières. La coopération entre les grands musées du monde permet au public de nombreux pays d’apprécier des collections magnifiques qu’il n’aurait jamais pu voir sans cela32.
La circulation des grandes expositions n’est pas le seul phénomène qui atteste de l’ouverture des musées sur des dynamiques relevant du «village global ». Pour retracer quelques moments marquants de cette histoire, il nous faut remonter au moins aux années de l’immédiat après-guerre, qui voient la création de l’ONU, de l’UNESCO et de l’ICOM.
32. George S. Gardner, « Qu’ont donc de spécial les expositions spéciales ? », dans Museum, vol. 28, no 4, 1986, p. 198-200. Voir aussi, Albert Elsen, « Museum blockbusters. Assessing the pros and cons », dans Arts in America, juin 1986, p. 26-27, qui affirme : « It is the blockbuster that permits the public to see a substancial body of work that is otherwise dispersed all over the world […]. The blockbuster not only permits but encourages scholarly cooperation rather than rivalry and duplication. The best blockbuster catalogues are written by teams of scholars whose knowledge of their fields is thorough and up-to-date. »
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Si on ne tient pas compte du rôle de fédérateur international qu’ont joué auparavant deux associations à caractère national, à savoir l’Association of Museums – mise sur pied en Angleterre en 1889 et avec laquelle, bien sûr, des muséologues du Canada ont entretenu des relations importantes – et l’American Association of Museums – fondée en 1906 et qui a tenu sa réunion annuelle de 1947 à Québec –, ni de l’action du Bureau international des musées, créé au sein de la Société des Nations elle-même – fondée après la Première Guerre mondiale –, il faut retenir comme un fait majeur sur la scène internationale la création de l’UNESCO, qui a réuni en 1946 à Paris sa première Conférence générale, et celle de l’ICOM, aussi fondée en novembre 1946, Lors de la séance d’ouverture de la première Conférence générale de l’UNESCO, le délégué brésilien, Mario Barata, appela cette nouvelle organisation culturelle mondiale à se consacrer tout particulièrement au rôle actuel et futur des musées dans les domaines de l’éducation et du développement culturel. Ces vues reçurent lors de la Conférence un très large soutien. Dans le même temps, du 16 au 20 novembre 1946, une série de rencontres se déroulaient au Louvre […] en vue de créer un Conseil international des musées (ICOM), organisation non gouvernementale liée à l’UNESCO33.
Par ses actions, ses rencontres, ses déclarations et ses publications, l’ICOM a assurément favorisé la diffusion d’une philosophie axée sur la protection et le respect des patrimoines de toutes les cultures, sur la compréhension mutuelle et sur le musée en tant qu’agent de développement culturel des collectivités. Elle s’est intéressée de façon prioritaire aussi à la circulation des patrimoines par l’échange d’expositions. 33. Voir Patrick Boylan, « L’ICOM hier… », dans Nouvelles de l’ICOM, vol. 49, 1996, p. 4. Au Canada, c’est en 1947 que l’Association des musées canadiens a été fondée. Quant à la SMQ, elle a été créée en 1958.
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Pendant longtemps, parmi les muséologues, a prévalu l’opinion que ce sont les hommes qui doivent être pèlerins et non pas les objets de musée qui doivent voyager. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là car les collections des musées, tout comme les hommes, se sont mises à voyager. De ce fait, les musées sont devenus un facteur important dans le développement de la compréhension mutuelle et de la coopération à l’échelle mondiale34.
Un autre organisme, ICOMOS, fondé en 1965, s’intéresse plus spécifiquement à la conservation et à la restauration des monuments et des sites historiques. Depuis les années 1990, ICOMOS-Canada, collabore avec d’autres groupes de préservation du patrimoine et participe à l’opération «Boucliers Bleus» sous l’égide de l’UNESCO, afin de protéger le patrimoine dans des pays en guerre. Une date marquante pour nous, dans cette prise de conscience de la dimension mondiale de la muséologie, est la tenue à Montréal de l’Exposition universelle de 1967, qui a offert au grand public et aux spécialistes une occasion idéale de prendre contact avec les peuples et les cultures du monde, au moyen de mises en exposition dont les muséographies étaient les plus avancées de l’époque. En 1972, l’UNESCO adoptait la Convention du patrimoine mondial. Entrée en vigueur en 1975 et signée par le Canada, cette convention vise à promouvoir la préservation des biens culturels et naturels d’une valeur universelle exceptionnelle. Son adoption et l’identification de « lieux du patrimoine mondial» ont eu pour effet de faire émerger explicitement l’existence d’un patrimoine qui est bien celui de l’humanité entière. Ainsi, aux circuits patrimoniaux locaux et nationaux
34. Boris Piotrovski, « Les échanges d’expositions : phénomène important de l’époque contemporaine », dans Musées et échanges culturels, Actes de la 11e Conférence générale de l’ICOM, Moscou, ICOM, 1977, p. 85.
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s’ajoute le grand circuit des sites mondiaux, dont plusieurs constituent des destinations privilégiées, bien intégrées dans l’offre touristique de leur région. À ces quelques dates, j’ajouterais encore la venue de l’ICOM à Québec en septembre 1992, qui a fourni au milieu professionnel local l’occasion de prendre le pouls des débats qui ont cours dans la communauté muséale mondiale. Depuis lors, plus de muséologues québécois que jamais sont actifs dans les rencontres de l’ICOM et dans les activités d’ICOM-Canada. Ainsi le milieu muséal entre-t-il, comme plusieurs domaines, dans des actions et des réseaux aux dimensions mondiales. La généralisation du transport aérien, les partenariats avec des firmes multinationales, la mondialisation du crédit, la distribution mondiale de nombreux médias et produits (cinéma, télévision, vidéo), l’accès au réseau Internet, le partage de l’anglais comme langue seconde, l’émergence de problématiques communes qui transcendent les frontières locales ou nationales, les accords de libre-échange qui mettent en place les divers regroupements économiques, les regroupements de type politique et culturel – francophonie, Commonwealth, États américains –, la participation accrue à des associations et à des forums professionnels internationaux, tout cela constitue un ensemble de facteurs qui favorisent les contacts et les initiatives à l’échelle mondiale. Les prises de conscience individuelles à l’égard des patrimoines, qui témoignent tous de la diversité culturelle mondiale, se font plus fréquentes que jamais; elles suggèrent alors une responsabilité partagée quant aux efforts à consentir en vue de la conservation et de la mise en valeur de ces patrimoines. Au Québec, une telle dynamique incite à participer à la promotion d’un patrimoine sans frontières, tout en tentant aussi d’y faire reconnaître certains éléments particuliers qui tiennent de notre territoire et des créations de notre propre histoire.
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Conclusion « Un patrimoine pour nous » Le processus de muséalisation et de patrimonialisation des objets naturels et culturels a connu, au Québec comme ailleurs, plusieurs étapes. Chacune a défini un corpus particulier d’objets à conserver, proposé au public un certain patrimoine choisi, et privilégié des approches, des valeurs, des interprétations et donc certains usagers prioritaires. La période présente paraît bien être celle où le patrimoine est de plus en plus conçu comme une ressource propre à générer à la fois des significations et des retombées économiques. Les «ressources patrimoniales» se trouvent offertes comme produits, au moyen d’une «spectacularisation» et d’une transmission médiatique, cela à une époque très marquée par les libertés individuelles et les marchés mondiaux. Aussi l’adhésion et l’appropriation par un public nombreux sont-elles plus que jamais requises. Le statut de patrimoine, dans la mémoire contemporaine, n’est ni acquis ni ne va de soi; il ne résulte que d’une proposition de sens constamment reprise. Dans ce contexte, sauvegarder, classer et collectionner sont des gestes nécessaires, des conditions de possibilité du patrimoine, mais non des conditions suffisantes. Parce qu’il n’a pas de « signification intrinsèque », le patrimoine n’a pas non plus d’existence comme telle. Certes, il est là, sous forme de pierre et de boue, de métal et de bois; mais il ne devient « patrimoine » que lorsque nous, et nous seulement, lui conférons une valeur ajoutée de signification anthropologique. En d’autres mots, les touristes ne vont pas voir que des artefacts mais bien aussi des psychofacts dont les significations se créent de mille façons différentes, dans l’esprit de chacun de nous […] Les significations viennent avec l’artefact, à travers la signalisation et le marquage, les guides et les dépliants, et probablement aussi les lectures préparatoires; tout cela
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contribue au caractère de l’attraction qui, au point de départ, nous a incités à la visite du lieu35.
La muséalisation prend appui sur des choses matérielles, afin d’amorcer une action partagée de production collective de sens. En cela elle joue un rôle proéminent dans la constitution d’une mémoire patrimoniale effective dans le présent. De nombreuses mutations affectent la culture et ses agents de production et de diffusion, dans la société dans laquelle nous entrons de plain-pied, et que plusieurs qualifient de «postindustrielle» ou «postmoderne», ou encore «société globale». Déjà, au début de l’ère moderne, les musées ont dû prendre la relève de la tradition dans le contexte nouveau d’une culture qui se voulait «moderne» dans son effort «titanesque et délibéré de défaire, par la technologie, la rationalité et les politiques gouvernementales, le caractère de donnée inéluctable de ce que le passé a légué36 ». Aujourd’hui encore, les musées ont à trouver les stratégies et les interventions capables de produire, à partir des collections qu’ils détiennent, des patrimoines appropriés à l’intention des nouveaux publics «globaux» et sur les scènes élargies qui sont maintenant les leurs. Nous savons déjà que l’avenir dépendra, en dernier recours, non pas principalement des biens qu’on nous aura légués, legs pourtant nécessaire, mais plutôt de la détermination et de la passion qui conduisent ceux qui travaillent dans les musées et ceux qui les visitent vers ces lieux magiques, vers ces « maisons de rêve du collectif37 ». Là, nous pouvons apprécier
35. Priscilla Boniface et Peter Fowler, Heritage and Tourism in the « Global Village », Londres, New York, Routledge, 1993, p. 158. C’est nous qui traduisons. 36. Edward Shils, Tradition, Londres, Faber and Faber, 1981, p. 197. C’est nous qui traduisons. 37. Voir Walter Benjamin, « Les musée font partie de la façon la plus nette des maisons de rêve du collectif », dans Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 424.
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des choses que nous aimons, en découvrir ou en redécouvrir d’autres, en contempler aussi certaines auxquelles nous tenons, admirer des objets que nous aimerions faire découvrir et que nous espérons bien, en ressortant, pouvoir revoir encore dans l’avenir toujours incertain qu’ils nous aident, un moment, à imaginer.
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Deuxième partie
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Chapitre 5
IMAGES DE SOI, IMAGES DES AUTRES: LES MODES OPÉRATOIRES D’UNE EXPOSITION SUR DES RELIQUES D’EUROPE ET D’OCÉANIE
Jacqueline Eidelman CERLIS-CNRS/Paris V
Hana Gottesdiener Professeur à l’Université de Paris X Chercheur au Laboratoire Culture et Communication, Université d’Avignon
Lorsqu’on passe en revue les travaux de langue française consacrés aux expositions et musées sous l’angle de l’évaluation ou de la réception par les publics, on constate assez rapidement que la part des recherches ayant trait aux questions d’identité et de différence, de mémoire et de patrimoine, de culture et de représentation n’est pas considérable, même si dans un nombre non négligeable d’études, on rencontre de manière marginale des éléments renvoyant par exemple à la question de la mémoire collective1. Pourtant l’étude de la réception des expositions d’anthropologie devrait être particulièrement propice à 1. Citons parmi les études réalisées au sein de nos laboratoires : J. Eidelman et N. Raguet-Candito, « L’exposition La Différence et sa réception en Suisse, en France et au Québec : le visiteur comme expert, médiateur et ethnologue », Ethnologie Française, 2002-2 ; L. Idjeraoui et M.-S. Poli, L’exposition comme outil
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l’appréhension de «la dialectique du même et de l’autre, de l’identité et de la différence, autrement dit de la Culture et des cultures, qui est au fondement de la dynamique sociale2 ». C’est ce que l’on constate dans la littérature de langue anglaise sous l’influence des cultural studies3. L’exposition «La mort n’en saura rien», présentée au Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO) pendant l’hiver 1999-2000, nous a semblé constituer un cas de figure particulièrement intéressant pour l’étude du caractère multidimensionnel et dynamique de l’identité culturelle, de ses variations et reformulations4. Présentation scénographiée et commentée de crânes et de reliques océaniens et européens, cette exposition mobilisait conjointement l’art et l’ethnologie pour activer les tensions entre profane et sacré, symbolique et imaginaire, soi et les autres, proche et lointain… autrement dit pour déclencher un questionnement du visiteur sur sa propre
d’élaboration esthétique. D’Isère au Maghreb, pour que la vie continue, Rapport Laboratoire Culture et Communication/Musée dauphinois, 2001 ; J. Davallon et H. Gottesdiener, M.-S. Poli, Enquête auprès des visiteurs du Mémorial de la Résistance du Site national historique de la Résistance du Vercors, Rapport CEREM/ Parc naturel régional du Vercors, 1996 ; H. Gottesdiener et J. Davallon, Représentations et attentes des visiteurs du Musée national des techniques (Conservatoire des Arts et Métiers), Rapport ExpoMédia International/Musée national des techniques, 1992 ; L. Idjeraoui et J. Davallon, « Relations esthétiques et mémoire industrielle : le cas de l’arme au Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne », Recherche et Communication (à paraître dans le numéro spécial « Esthétique des Organisations »). 2. D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996. 3. Voir S. MacDonald et G. Fyle, Theorizing Museums, Oxford/ Cambridge, Blackwell Publishers/The Sociological Review, 1996. 4. J. Eidelman, H. Gottesdiener, J.-P. Cordier, J. Peignoux et M. Roustan, L’exposition La mort n’en saura rien et sa réception, Rapport CERLIS/MAAO, 2000, 182 p. et annexes.
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identité5, sur sa catégorisation des différences culturelles à la lumière de son rapport à mort. Pour comprendre les procédures de différenciation mises en œuvre, notre analyse est partie de la restitution de l’expérience de visite par le visiteur depuis son arrivée dans l’exposition jusqu’à la fin de sa visite (entretiens de motivations, itinérants et compréhensifs) pour la formaliser à travers une grille de registres de la réception, élaborée à l’occasion d’études sur l’art contemporain6. Parmi l’ensemble des registres susceptibles d’être enclenchés, on pouvait penser qu’une telle exposition activerait prioritairement certains d’entre eux; et, par ailleurs, que si les motivations de visite formatent la réception, les questions d’identité ne se poseraient que pour certains des visiteurs. On verra ici comment six registres (esthétique, éthique, esthésique, anthropo-civique, cognitif et de la familiarité) s’enclenchent et s’associent à la fois en fonction de la nature des collections et de leur présentation et en fonction des motivations et du monde de référence des visiteurs. C’est cette lecture croisée des horizons d’attente et des registres d’interprétation qui permet de mettre en évidence le mode opératoire de l’exposition. Elle apporte une nouvelle fois la preuve de la relativité des phénomènes identificatoires7, c’est-à-dire du fait que les frontières sociales et symboliques entre «eux» et «nous» sont susceptibles d’être constamment renouvelées dans les échanges, même si ceux-ci prennent la forme euphémisée d’une visite d’exposition. 5. L. Baugnet, L’identité sociale, Paris, Dunod, 1998. 6. On s’inspire ici des catégories d’interprétation conçues par N. Heinich dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Nimes, J. Chambon, 1998 et réadaptées par J. Eidelman dans « La réception de l’exposition – Hypothèses de collection », Publics et Musées, 16, 1999. 7. R. Quilliot, « Culture et relativisme », Hermès, 20, 1997 ; P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991.
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Exposer la mort, faire s’entrechoquer les regards Reprenons à Yves Le Fur, commissaire de l’exposition, l’énoncé du propos de l’exposition: Rapprocher les crânes reliquaires d’Europe et d’Océanie vise à mettre en perspective des conceptions apparemment différentes du sacré. Elles invitent cependant à un identique respect. La beauté et la puissance expressives de ces œuvres souvent méconnues, leurs résonances affirment le pouvoir de l’art de surseoir à la mort. La mort n’en saura rien, vers emprunté au Guetteur mélancolique d’Apollinaire, évoque les liens intimes ou prestigieux que l’humanité a pu entretenir avec ses défunts et leur mémoire8.
Le déroulement spatial du propos prend la forme d’un parcours en sept séquences: parures du vif – parures d’au-delà présente des crânes parés, peints, gravés ou ornés, provenant aussi bien de l’Indonésie ou de la Polynésie française que de l’Autriche ou de la Bavière; visages reliquaires, où, «recouvert d’un visage, le crâne devient masque», comme ces crânes surmodelés (Papouasie) ou ces chefs reliquaires (France ou Suisse); le mystère enclos, ou «la relique enveloppée, recouverte de tissu précieux ou de matière qui en brouillent la vue», tels les crânes reliquaires (Allemagne) ou le poisson-reliquaire des îles Salomon; l’ostension, du «reliquaire domestique avec quelques esquilles d’os à la châsse contenant un squelette entier», du porte-crânes de Papouasie au reliquaire de Sainte-Cœlestina (Suisse); saints et ancêtres, ou la «mise en place du crâne à l’intérieur d’une effigie» comme le gisant de Saint-Prosper (Suisse) ou les mannequins funéraires (Vanuatu); trésors reliquaires, ou les crânes en contexte, avec le présentoir à crânes de Sepik et l’autel-reliquaire d’Allemagne; l’ultime, ou le «simple signe, un oiseau gravé sur le crâne» (île de Pâques)9. 8. Y. Le Fur, Catalogue de l’exposition, in : La mort n’en saura rien. Reliques d’Europe et d’Océanie, Paris, RMN, 1999. 9. Ibid.
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Trois principes servent efficacement le visiteur dans sa découverte et son appropriation du propos muséal: une mise en lumière qui contribue à créer une atmosphère intime, à préserver tout en l’adoucissant la charge émotive des reliques, à encourager une attitude de recueillement et de respect, à sacraliser le lieu d’exposition; une mise en scène des collections toute en pâleur, immatérialité, volutes des étoffes, qui apaise, solennise l’exotisme des rituels, exorcise l’épouvante sur le mode de la commedia dell’arte ou du carnaval de Venise; une mise en espace, toute en courbures, qui favorise la fluidité de la circulation, oriente l’attention du visiteur et rend perceptible la logique de progression du discours d’exposition. Ce dispositif ménage également une place à l’écrit avec un long texte d’avant-propos, des cartels classiques placés près de chaque pièce, des panneaux-textes affichés à l’entrée de chaque section, le catalogue sur présentoir que les visiteurs peuvent feuilleter. Les étapes de notre analyse de la réception auront été les suivantes: dans un premier temps, on matérialise les différents registres de la réception, on les ordonne et on explicite leurs modes d’articulation. Dans un deuxième temps, on s’intéresse aux objets qui précipitent en quelque sorte les domaines d’interprétation. En troisième, on s’interroge sur l’impact de quelques variables exogènes (âge, genre, mondes de référence, capital de familiarité muséal, type de visite) sur la réception. Enfin, à travers une typologie des effets de l’expérience de visite – intégrant motivations, registre de la réception et identité des visiteurs –, on tente de formaliser le mode opératoire de l’exposition.
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Les registres de la réception Le répertoire mobilisé par les visiteurs10 est composé des six registres suivants, que nous allons rapidement illustrer par des extraits de citations:
10. L’étude de la réception de cette exposition s’appuie sur une enquête qualitative. Le nombre d’entretiens individuels ou collectifs réalisés s’élève à 105. La parole est ainsi donnée à 184 personnes interrogées avant et/ou pendant et/ou après la visite, selon la méthode classique de l’entretien en face à face ou selon la méthode de l’entretien itinérant. Il s’agit d’un échantillon raisonné qui couvre le spectre de la familiarité avec les musées et particulièrement ceux dévolus aux arts et civilisations nonoccidentales. Sur une échelle d’expertise, on a ainsi quatre niveaux : « novices complets » (fréquentation très basse et/ou très ancienne de tous les types de musées) ; « novice des musées d’art et de civilisation » (fréquentation moyenne ou haute des musées en général, mais faible des musées d’arts et de civilisations) ; « dilettante des musées d’art et de civilisation » (fréquentation moyenne ou haute des musées en général, et moyenne des musées d’art et de civilisation) ; « expert des musées d’art et de civilisation » (fréquentation haute de toutes les catégories de musées). L’échantillon présente par ailleurs les caractéristiques suivantes : les visiteuses y sont mieux représentées que les visiteurs (6/10), les moins de 45 ans sont majoritaires (6/10), les Franciliens représentent les 2/3 tiers de l’ensemble. Enfin, une variable complexe qui associe la catégorie professionnelle et sociale et le type et le niveau de formation permet de circonscrire les différents « mondes de référence » des visiteurs : mondes de l’art, de la médiation, de l’anthropologie, de « l’âme et du corps », de la culture scientifique et technique, de l’administration et de l’économie, du droit et scolaires (collégiens et lycéens). L’article s’appuie ici plus particulièrement sur l’analyse des questions suivantes : «Pouvez-vous nous résumer vos impressions ?», «Y a-t-il des points sur lesquels vous aimeriez revenir, maintenant que vous avez terminé votre visite ? Lesquels ?», «Y a-t-il des objets, des propos, qui vous ont particulièrement frappé ? (n=141).
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• Esthétique (opinions relatives à la beauté et à l’harmonie des objets présentés): Mais ça oui, de décorer un crâne, écrire une belle écriture gothique, ça c’est beau. Ça fait un peu comme les autres où ils rajoutent des graines, des plumes… Une imagination… Ils se laissent aller quelque part à… Ça dépasse la mort ça, à mon avis ça dépasse la mort (femme, 57 ans, Paris, monde de l’esthétique, dilettante des musées d’art et de civilisation) (171). … Goûts artistiques, oui, beaucoup, ça m’a fait penser à une artiste, enfin, moi, je viens pas de Paris, je viens de Strasbourg, elle travaille là-bas, et elle fait des petites poupées, comme ça, mais… le même fonctionnement un peu… objet, pas reliquaire, mais objet-marotte, objet un peu totémique. Et petits personnages comme ça en tissu, et ça m’a énormément fait penser à ça et j’ai beaucoup aimé (femme, 22 ans, Île-de-France, monde de l’esthétique, dilettante des musées d’art et de civilisation) (96).
• Esthésique (expression d’un degré de plaisir ou de déplaisir tirés des objets) : J’ai envie de vomir… c’est un peu choquant quand même. Bah, choquée, oui. Oui, ça perturbe. Ce n’est pas que ce soit dans un musée, mais c’est qu’il y a des gens qui font ça. Après qu’on en fasse des expo ou pas c’est une autre histoire. C’est peindre pour que ça soit plus joli alors qu’à la base c’est un crâne quoi ! […] Ça peut être beau mais ça reste un crâne (femme, 22 ans, régions, autres, novice des musées d’art et de civilisation) (2). Je veux dire étonné sur le point de vue de ce qu’ils faisaient à l’époque. C’est ça… Oui oui. Bon, c’est-à-dire qu’avec des gens morts ils font pas mal de choses quand même. Moi c’est ça. Ils ont pas les boules, de faire quelque chose avec des personnes mortes. C’est ça le truc… Je dirais que c’est un peu hard… Quand même pour des personnes éventuellement un peu jeunes qui devraient venir ici. Enfin je trouve (homme, 23 ans, Île-de-France, culture scientifique et technique, novice complet en matière de musées) (107).
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• Éthique (interrogations de type idéologique et moral, références au monde des valeurs): Pourtant je ne suis pas croyante du tout, je ne crois pas à l’éternité de l’âme. La question est posée dans le… du bienfondé de représenter des gens qui ont fait l’objet de sépulture, de représenter une sépulture. Finalement, est-ce que quelque part on a le droit de faire ça ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? (femme, 53 ans, régions, monde de la médiation, novice des musées d’art et de civilisation) (28). C’est toujours pareil. Les gens ne se résignent pas à être rien après. Et pour moi, on n’est rien après… Il n’y a plus rien… Et puis c’est vrai. C’était souvent les riches qui bénéficiaient de ces traitements-là. Donc, après la mort, il y a quand même encore une inégalité… (femme, 62 ans, régions, autres, novice des musées d’art et de civilisation) (51).
• Anthropo-civique (renvoie aux connotations interculturelles des objets et à leur capacité de tisser des liens entre les cultures) : Je pensais que les Africains étaient des sauvages mais ce n’est pas vrai. Il y avait aussi beaucoup de choses de la Suisse. Il y avait des crânes de la Suisse qui ont été dans un cloître… je ne savais pas et ça m’a étonné beaucoup cette comparaison de la vie en Afrique et de la vie en Europe. C’est les mêmes, il n’y a pas des gens qui sont plus sauvages que les autres. C’est la même chose je pense (femme, 27 ans, étranger, culture scientifique et technique, novice des musées d’art et de civilisation) (15). Donc ça c’est intéressant de voir justement, ces rapprochements. […] je trouve que c’est similaire le fait de, d’englober les crânes, que ce soit dans un reliquaire ou que ce soit à l’intérieur de pierreries, que ce soit dans des, dans des reliquaires en bois en forme de, de poisson ou en forme de maison, c’est la même, c’est la même chose. D’un autre côté, mettre des pierreries autour d’un crâne, ou mettre des, des plumes c’est aussi la même chose, on fait ça avec les, les moyens du bord, si je puis dire, avec ce que l’on a autour de soi et ce que l’on pense le plus beau ou le plus significatif mais c’est un petit peu la même chose (femme, 49 ans, Paris,
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monde de la médiation, dilettante des musées d’art et de civilisation) (124).
• Cognitif (quête d’explications et d’informations sur les objets) : C’est impressionnant… Elle peint dessus. Moi, c’est le crâne peint de la mère par la fille et puis les bijoux aussi, avec le corps et les bijoux qui sont sur le corps. C’est vraiment ça. Pourquoi ils font ça en fait? C’est la question qui ressort. Pourquoi ils font ça. Avec tous les bijoux et on ne sait pas à quoi ça sert. Peut-être pour montrer sa gloire ou sa richesse. On a gravé des noms et peut-être que c’est pour rendre hommage (femme, 18 ans, Île-de-France, scolaire, novice complet en matière de musées) (23). Au niveau des étiquettes, de savoir comment ça a été trouvé… oui parce que autant le côté religieux, en Occident, apparaît, autant le côté rituel symbolique dans les pays d’Océanie, du Pérou et tout ça, on le pressent moins, comme, bon, on est pas habitué aussi, c’est pas notre culture donc peut-être qu’on… Mais ça manque un peu d’informations… Moi je me suis posé la question pendant l’exposition, c’est le côté technique de toute cette préparation, de savoir à quel moment dans la mort ça intervient, qui diligente quoi, pourquoi c’est décidé, quelles sont les personnes qui avaient accès aux masques… surtout en Océanie, mais comprendre quelle était la démarche par rapport à ce côté reliquaire en Océanie effectivement, ça manque un peu… (femme, 29 ans, Paris, monde de la médiation, novice des musées d’art et de civilisation) (53).
• Familiarité : (renvoie à l’environnement ou à l’univers quotidien du visiteur): Oui mais c’est quand même un peu paradoxal puisque c’est finalement beaucoup plus près de notre culture. C’est quand même le christianisme donc c’est quand même pas très loin de notre culture et, euh, c’est assez curieux, qu’on, qu’on se distancie par rapport à ça, enfin c’est peut être parce que nous sommes tous d’origine protestante… ça peut jouer aussi… Le culte des reliques dans un milieu protestant c’est quelque chose de, d’assez contestable et ça peut expliquer
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aussi (homme, 68 ans, Île-de-France, culture gestion, droit, commerce, expert des musées d’art et de civilisations) (121). Ca va jusqu’au début de ce siècle, ça peut être même plus récent, mais, bon, ça fait tellement… tellement loin, dans le passé, je veux dire tellement… On a l’impression que c’était… que c’est des rites ancestraux, quoi ! On le fait plus du tout. Enfin, je sais pas, moi, c’est pas du tout mon quotidien ! [rires] donc… Ça m’a évoqué… je sais que mon frère avait ramené du Vietnam un pendentif avec un crâne de singe, et des dents aussi. Ça m’a fait penser à ça, mais à part ça, c’est tout… Disons à part d’autres choses vues dans des musées ou au cours de mes voyages, à part ça, disons, en prise directe, non, j’ai jamais vu ça, non (femme, 22 ans, Île-de-France, monde de l’esthétique, dilettante des musées d’art et de civilisation) (96).
En général, deux ou trois registres sont appelés simultanément, pratiquement jamais l’un d’eux n’apparaît seul. Dans deux cas sur trois, le registre esthésique (celui de l’émotion), prime et filtre tous les autres. Ce choc émotionnel engendre souvent un retour sur soi à travers un examen du monde des représentations et des valeurs individuelles: une réflexion de type éthique s’engage pour plus de la moitié des visiteurs. Le registre esthétique est convoqué par un peu moins de la moitié des visiteurs: il part d’une appréhension des objets comme des œuvres et convoque des références du type histoire de l’art, graphisme ou cinéma; il témoigne simultanément d’une acclimatation du regard du visiteur contemporain aux canons de l’art moderne via les arts premiers et, en opposition, d’une désaffection de l’art baroque, souvent qualifié de kitsch. On pourra s’étonner de ce que le registre anthropo-civique (qui renvoie aux connotations interculturelles des objets et à la capacité du propos muséal à tisser des liens entre les cultures) n’ait été mobilisé que par moins d’un visiteur sur deux. La mise en perspective des collections européennes et océaniennes, a en effet, d’abord déclenché une réflexion tournée vers soi et qui 130
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Les registres de la réception de l'exposition
cognitif familiarité anthropocivique esthétique éthique esthésique 0
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demeure introspective plutôt qu’elle n’ouvre à une compréhension de l’autre. Quand le passage se fait entre sa propre culture et la culture des autres, il s’établit soit selon une logique qui met les deux cultures en équivalence au-delà de leurs différences, soit à travers un processus d’identification et la revendication d’une filiation avec les cultures non occidentales. Pourtant, la séparation peut perdurer entre ceux d’ici et maintenant et entre les autres d’ailleurs et du passé, aussi bien parce que les différences culturelles sont infranchissables mais également parce que les hommes et les sociétés ont changé dans leur rapport à la mort en particulier. L’appel au registre de la familiarité (environ quatre visiteurs sur dix) signale tout autant la singularité des collections données à voir (et en particulier les collections européennes),
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un rapport établi avec des expériences ou des savoirs préalables (la connaissance des collections d’arts premiers), une manière de faire le lien avec le monde ordinaire. Pour quelques-uns, l’espace muséal et l’espace cultuel sont interchangeables et on peut transposer des attitudes et des pratiques du second au premier. Mais dans la majorité des cas, c’est tout à la fois un effet de décontextualisation et un effet de rassemblement qui amène à reconsidérer des pratiques usuelles et, quels que soient sa confession ou son degré de pratique religieuse, les idées préconçues sont totalement déstabilisées. Ce sentiment d’étrangeté cherche à s’atténuer lorsque l’on s’aperçoit de l’origine des reliques européennes: le sentiment d’une singularité de la culture germanique et de ses manifestations dans l’histoire récente induit une familiarité par la différenciation qui trouve son origine dans l’expérience personnelle des visiteurs. Une autre difficulté peut apparaître: l’anticipation d’un contenu d’exposition de type Musée des arts d’Afrique et d’Océanie est totalement battue en brèche par la découverte des objets présentés, dont les visiteurs disent qu’ils n’en supposaient pas même l’existence; les compétences et les savoirs sont alors de faible utilité pour l’interprétation. On notera enfin que l’irruption dans l’espace public d’objets à vocation cultuelle débouche sur leur laïcisation et leur acclimatation à l’espace domestique. Au total, c’est encore un brouillage des repères qui s’effectue à travers une inversion des systèmes de représentation. Enfin, le registre cognitif est appelé par plus du tiers des visiteurs et souvent associé au registre esthésique: une fois l’émotion passée, il y a une soif de connaissances. Dans l’ensemble, les visiteurs sont déçus dans leur quête de savoirs et attendent un autre format d’explications que celui offert. La demande de clés de lecture est plus importante vis-à-vis des collections océaniennes, mais concerne également les objets européens, comme en écho à l’angoisse profonde qu’ils suscitent. On retiendra surtout que le déficit de commentaires tantôt met un frein aux tentatives de faire un lien entre les 132
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cultures, tantôt fait mettre l’accent sur l’approche culturaliste et son parti pris relativiste. Des deux collections d’objets qui enclenchent la réception de l’exposition et activent les différents registres qui la structurent, la collection européenne est un peu plus souvent invoquée par les visiteurs.
Il est également à noter que les deux collections ne font pas fonctionner les mêmes registres d’interprétation : la collection «Europe» active plus fréquemment les registres esthésique, éthique et de la familiarité; la collection «Océanie», plus fréquemment les registres esthétique, anthropo-civique et cognitif. À l’intérieur de chacune des collections, des objets précis ou une série d’objets génériques sont plus particulièrement appelés: les grands objets recueillent le plus grand nombre de commentaires, côté Europe, et les petits ont surtout retenu l’attention côté Océanie ; certaines pièces ont activé un registre plutôt que l’autre, par exemple le cognitif, l’anthropo-civique et l’éthique pour les crânes peints européens ; l’esthésique, l’esthétique et la familiarité pour les crânes ornés océaniens. La mise 133
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en perspective, inattendue pour les visiteurs, des deux collections a ainsi mis en exergue ce que J.-C. Passeron11 dénomme la «singularité», la «spécificité» et la « perceptibilité» de chaque objet. L’objet aussi bien que le visiteur sont « désanonymisés»: l’objet, parce que le regard porté sur lui lui confère une identité, le visiteur parce que l’objet fait surgir chez lui un questionnement sur sa propre identité. Les regards portés sur les objets tantôt se croisent tantôt coïncident : ce sont ces écarts et ces recouvrements pris dans leur ensemble qui gouvernent l’économie générale de la réception de l’exposition.
Les modes opératoires de l’exposition Nous noterons d’abord que la réception apparaît liée à quelques variables exogènes. S’agissant de la variable âge, on relève que l’impact émotionnel diminue à mesure que l’âge des visiteurs augmente, alors que l’appel au registre de la familiarité s’effectue en sens inverse; qu’avant 25 ans, c’est l’esthésique qui l’emporte, alors qu’à partir de cet âge, c’est généralement l’éthique qui domine; que le registre cognitif est appelé de manière plus nette par les plus jeunes; que le registre anthropocivique ne mobilise guère les 25-44 ans, qui s’orientent au contraire davantage vers les dimensions esthétique et éthique de l’exposition. Prenant en considération la variable du genre, on note que les femmes se sont un peu plus interrogées sur le «comment» des objets (registre cognitif) alors que les hommes ont orienté leur appréhension vers le «pourquoi» (registres éthique et anthropo-civique). La mise en relation du «monde de référence» des visiteurs et des registres utilisés montre que l’exposition a certes suscité des lectures mobilisant des savoirs, des compétences, des grilles d’appréhension acquises ou
11. J.-C. Passeron, Conférence au Séminaire du CERLIS (CNRS/ Paris V), 2000.
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développées dans le secteur d’activité propre à chaque visiteur; mais également, elle a ébranlé des systèmes de représentation et développé de nouveaux regards. Le capital de familiarité avec les musées en général et les musées de civilisations en particulier paraît avoir été déterminant: de façon nette, la mobilisation des approches esthésique et éthique s’est avérée inversement proportionnelle au capital de familiarité «musées d’arts et de civilisations» ; tandis que l’approche anthropo-civique a marché de pair avec l’élévation du degré d’«expertise». Au contraire l’approche cognitive se retrouve de manière équivalente au sein de chaque catégorie de visiteurs, même si elle est un peu plus fréquemment convoquée par les novices des musées.
Ensuite, tout en gardant à l’esprit l’inégale répartition de l’expertise des visiteurs en matière de musées et de collections d’arts premiers, voyons de quelle manière les motivations ont interagi avec l’expérience de visite et les registres de la réception. 135
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L’étude des motivations, réalisée avant même que les visiteurs accèdent à la salle d’exposition, met en évidence une diversité de projets: découvrir, se détendre; voir des objets ; voir de l’art ; voir des pratiques funéraires; voir différentes symboliques de la mort; apprivoiser la mort; recycler l’expérience de visite; dialoguer, éduquer. Est ainsi couvert un large spectre allant de la culture générale à l’intimité psychologique, en passant par la socialisation, l’éducation, le plaisir de la visite ou de la découverte d’objets. De manière plus synthétique, quatre principaux projets de visite déterminent des postures préalables de réception de l’exposition : la visite « découverte », la visite « objets », la visite « cultures », la visite « personnel ». Au-delà de ce que cela peut révéler quant au degré d’information des visiteurs à propos de l’exposition en elle-même (une exposition sur les reliques ? sur la mort ? sur l’art funéraire?) ou quant à leur image du MAAO (réminiscence du thème africain), c’est aussi plus profondément une vision de la fonction sociale du musée et du sens de sa visite comme pratique culturelle qui affleure : musée-étalage d’objets curieux, musée-lieu d’ouverture au monde, musée-lieu de capitalisation sociale et culturelle, musée-support de dialogue et de socialisation, musée-support éducatif, musée-lieu de plaisir… On notera enfin que la mise en relation des motivations et du type de message perçu conforte l’analyse de la relation entre motivations et réception. La majorité (60%) des visiteurs a perçu la double dimension du propos (mort et cultures). Ceci est surtout visible chez ceux dont la motivation était la découverte (8/10 visiteurs). Lorsque la motivation est d’abord «culturelle», l’accent est mis sur le message «mort» et de même, lorsqu’elle est plus personnelle, cela n’interdit pas un intérêt pour la culture des autres: dans ces deux cas, il est pris acte d’une dimension complémentaire. Enfin, on notera que le message général de l’exposition s’est avéré le moins perceptible chez les visiteurs qui sont d’abord venus pour voir des objets. 136
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culture découverte objets culturel
mort
culture et mort
pas de message
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0,0
45,5
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personnel 27,3 9,1 Nota : Les données sont en pourcentage.
Ce que nous dénommerons le mode opératoire de l’exposition prend alors quatre formes distinctes. Effet sens/connaissance. Les visiteurs (en majorité des novices en matière d’arts premiers et de civilisations) dont la motivation première est la découverte, ont été les plus nombreux à vivre pleinement une expérience des sens (registre esthésique), à tenter d’établir le lien entre les cultures (registre anthropo-civique), à revendiquer des informations complémentaires (registre cognitif).
Effet objets de la Mort. Les visiteurs dont la motivation première est l’intérêt pour des objets (ce sont d’abord ceux qui disposent d’un capital de familiarité non négligeable avec les arts premiers) auront été les plus ouverts aux dimensions esthétiques de la collection (registre esthétique) qu’ils auront intégrées à une expérience des sens (registre esthésique). Mais ce regard porté sur les «œuvres» ne s’arrête pas à leurs qualités plastiques ni aux 137
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émotions qu’elles provoquent: ces visiteurs sont les plus nombreux à chercher des clés de lecture (registre cognitif).
Effet Europe. Les visiteurs (souvent pratiquants de musées mais très peu familiers des collections d’arts premiers) au départ animés par un motif culturel, ont réagi à l’exposition de manière relativement inattendue: c’est d’abord l’émotion (registre esthésique) qui est mobilisée et qui active une réflexion tournée vers soi et le monde des valeurs morales (registre éthique) et ce, au détriment d’une ouverture aux autres (registre anthropo-civique).
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Effet miroir. Pour les visiteurs (souvent des experts en matière d’arts et civilisations) animés d’une motivation personnelle, c’est encore la dimension introspective qui a pris le dessus mais de manière encore plus nette (registre éthique). Dans la logique de leur projet, la référence au monde du quotidien est également très souvent convoquée pendant la visite de l’exposition (registre de la familiarité). Mais ce retour sur soi n’exclut pas un regard tourné vers les autres (anthropo-civique).
En conclusion Englobant ce qui ressortit à l’étude des représentations sociales et cognitives et de leur plasticité, à l’étude des manières de visiter et de leur faculté d’évoluer, aux régimes d’interprétation et à leur compatibilité ou incompatibilité, nous nous sommes ainsi donné les moyens d’apprécier la nature du regard qui est porté sur les œuvres et le potentiel de réflexivité du propos muséal. Sans doute, l’exercice s’en est trouvé facilité en raison du thème de l’exposition étudiée: quelques-uns des paramètres qui matérialisent l’espace muséal comme un espace public de socialisation des œuvres et de transaction de systèmes d’interprétation ont pu aisément être mis en évidence; de même, des 139
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indicateurs de la coïncidence ou des écarts entre horizon d’attente des visiteurs et projet muséal tel qu’il se matérialise dans ses dispositifs de médiation ont pu être étudiés finement. Il n’en demeure pas moins qu’en faisant se tenir un format de «mise en culture», des postures de visite et des registres de réception, nous sommes parvenus à mettre au jour le processus qui, au cours de la visite, conduit à la production de sens, c’està-dire le mode opératoire de l’exposition. Alors même que le terme d’«exposition» s’emploie généralement pour désigner une situation dans laquelle il est donné à un visiteur de contempler une collection organisée d’objets remarquables, dans «La mort n’en saura rien», on peut reconnaître une situation où celui qui visite se trouve lui-même exposé à ressentir les effets de l’expérience où il s’est engagé. Ce point de vue, qui fonde toute réflexion sur l’exposition en termes de réception, apparaît dans celle-ci plus prégnant qu’ailleurs à cause de son thème et de sa force d’évocation au niveau des représentations sociales, des problématiques personnelles et des imaginaires individuels et collectifs. En raison d’une approche comparative faisant prendre conscience du caractère particulièrement exotique, voire morbide, de la culture européenne, c’est dans un jeu de miroirs que le visiteur se retrouve pris, au centre d’un échange de regards dont il est à la fois la source et la cible. Ces regards, d’abord dirigés vers les autres (les Océaniens, les ancêtres de l’époque baroque), reviennent à leur auteur pour lui renvoyer, tel un boomerang, une image imprévue, source de questionnement identitaire. Un parti pris muséal fort, tant par son approche comparative que par ses choix esthétiques, est le déclencheur d’une visite d’interprétation. La déstabilisation, en favorisant la mise en question de certains repères établis, en faisant que se réévalue l’horizon d’attente, peut ainsi être l’occasion d’une ouverture sur un travail de réflexion identitaire et de réconciliation.
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Chapitre 6
LA MÉDIATION CULTURELLE: TERRITOIRE D’ENJEUX ET ENJEU DE TERRITOIRES
Marie-Jeanne Choffel-Mailfert Maître de conférences à l’Université H. Poincaré Nancy 1
La thématique territoriale est aujourd’hui l’objet d’une attention vive de la part de beaucoup d’acteurs sociaux et politiques, de décideurs, d’entrepreneurs ou de représentants de l’État. Elle donne lieu à la production de nombreux discours sur «l’inscriptionterritoriale», porteurs d’approches méthodologiques se référant aux pratiques et aux outils de développement local mais aussi à un ensemble d’expériences et d’initiatives qui tentent d’inventer de nouveaux modes de gestion et de valorisation des ressources endogènes, économiques, sociales et notamment culturelles. Cette nouvelle dynamique, articulée autour de la volonté de construire des complémentarités, implique des partenariats entre les acteurs et conduit à un décloisonnement des champs d’intervention. Au sein de ce processus de développement, le champ de la médiation culturelle occupe une place grandissante: devenu un véritable enjeu de territoires, il est le théâtre de recompositions qui nécessitent d’être interrogées. Ce constat nous presse de ne pas considérer la médiation comme une fonction abstraite, déconnectée des logiques de
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localisation et des logiques d’acteurs qui lui confèrent toute la complexité du social. Les projets et activités culturelles, dont l’ancrage territorial ou régional répond à une volonté politique d’aménagement et de développement, requièrent une appréhension qui parte des lieux, ceux-là même qui conditionnent les expériences par lesquelles chaque individu s’approprie une culture. Il importe donc d’être attentif aux effets de représentation et de transformation produits en regard de nos cadres de référence comme en regard des patrimoines qui réinventent ou assurent la permanence des territoires. Ce point de vue autorise alors un travail d’élucidation de la médiation comme territoire d’enjeux. En occupant le terrain social, celui de la communication, du patrimoine ou encore de l’art vivant, la médiation culturelle paraît assumer des fonctions symboliques majeures révélatrices des menaces mais aussi des potentialités ouvertes par l’histoire présente à l’échelle de la territorialité. Michel de Certeau définit la culture comme une «prolifération d’inventions en des espaces contraints1 » ; l’analyse présente n’a pas pour objet d’organiser le sens des multiples formes empruntées par la médiation culturelle au gré des «territoires vécus2 », mais d’identifier quelques lignes de force pour en décrire la complexité. Prendre la mesure de ce territoire d’enjeux nécessite qu’on inventorie diverses figures qui sont autant de façons d’explorer les référents comme les voies d’action possibles ouvertes par les territoires urbains, industriels ou ruraux. Cependant, avant même d’interroger la notion de médiation, il est utile de préciser le cadre de référence de cette analyse, en l’occurrence celui de l’élaboration d’une politique culturelle territorialisée dans le contexte français. 1. M. de Certeau, La Culture au pluriel, Seuil, col. « Points », Paris 1993, 228 pages, p. 13. 2. Nous reprenons ici l’expression employée par le ministère français de l’Aménagement du Territoire.
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La médiation culturelle : territoire d’enjeux et enjeu de territoires
Les repères de l’analyse La notion de territoire dans le contexte français Le territoire peut être défini comme entité géographique ou historique reconnue et se traduire par un sentiment de reconnaissance et d’appartenance sociale exprimé par la population. Il peut constituer une zone d’influence économique, culturelle, historique qui répond aux appellations diversifiées de «région», «contrée », «pays d’ici», «province» et revêt souvent une unité administrative: matérialisée par une structure de gestion communale ou intercommunale, elle constitue le dernier échelon de l’organisation administrative française et fait référence à un lieu d’identité commune reconnue, constitutive d’une possible action collective. Le territoire désigne aussi le lieu de l’articulation des stratégies du politique autour des dynamiques sociales et culturelles, elles-mêmes surdéterminées par l’interaction – ou la confrontation – entre la concurrence internationale et les économies territoriales. Ce concept nous intéresse donc aussi précisément parce qu’il mobilise cette tension entre le local et le global, entre l’espace vécu et la mondialisation, tension en regard de laquelle il faut placer le jeu des acteurs sociaux, politiques et culturels.
Les orientations d’une politique culturelle En France, contrairement à beaucoup d’autres pays où la gestion culturelle relève des lois du marché, l’intervention du pouvoir politique dans le domaine culturel est une tradition reconnue comme légitime et déterminante. Depuis l’ambitieux projet d’action culturelle du Front Populaire, né d’un grand mouvement politique associatif et gouvernemental, projet repris et développé en 1945, la culture est inscrite comme catégorie d’action publique et revêt une réelle visée politique. Fondé sur l’idée d’un «droit à la culture», l’édifice de la politique culturelle se trouve désormais légitimé au travers de l’enjeu de démocratisation. La nécessité de sortir la culture de 143
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son «ghetto » impulse l’action gouvernementale à partir du premier ministère spécialisé, le ministère d’État chargé des Affaires culturelles créé par Malraux, en 1959. L’idée de démocratisation culturelle ordonne alors l’action de l’État: celle-ci s’inscrit dans la volonté de réduire les inégalités sociales et de lutter contre le handicap géographique, en favorisant l’équipement culturel des zones défavorisées, tout en reposant sur une vision universaliste et abstraite de la «culture cultivée». Ainsi l’action de ce ministère «Malraux» peut-elle être caractérisée par «la volonté de faire communier le peuple entier dans la célébration des chefs-d’œuvre du passé et du présent3 ». Il fallut la critique de 1968 pour contester cet impérialisme de la « haute culture» et ouvrir la voie à des modes de travail innovants, dont, par exemple, la création des FIC (Fonds d’Intervention Culturelle), qui donnent une extension à la notion de monuments historiques : « plutôt sauver mille monuments pour cinquante ans que cinq pour mille ans4 ». Cependant, dans les faits, les Commissions culturelles instituées dans les années soixante-dix ne sont pas vraiment consultées et disparaissent progressivement. Il faudra attendre 1982 pour que l’intervention publique dans la culture connaisse un réel développement et soit érigée en priorité de gouvernement. Le référentiel de l’action culturelle est alors élargi à la notion de « cultures plurielles » et des rapports inédits avec l’économie sont créés. Aujourd’hui, avec les lois de décentralisation et la mise en place d’organes de déconcentration, le rôle de l’Administration centrale du ministère de la Culture a évolué. Il est désormais partagé avec d’autres ministères, notamment ceux de 3. E. Ritaine, Les stratèges de la culture, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1983, cité par le Programme européen d’évaluation : La Politique culturelle de la France, la Documentation française, 1988, 394 pages, p. 30. 4. A. Duhamel, cité par Augustin Girard, intervention orale, colloque de Dijon, « Toutes les pratiques culturelles se valentelles ? », mai 1994.
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l’Éducation nationale et de la Jeunesse et des Sports, mais aussi avec les opérateurs locaux, en l’occurrence les collectivités locales, communes, départements et régions, et le réseau associatif. Ces transformations ont affecté le financement de la culture, qui est actuellement assuré pour moitié par l’État, mais surtout, ces relations contractuelles et ces financements conjoints, sans donner lieu à un transfert de compétences, ont contribué à un renforcement des espaces locaux et régionaux dans l’élaboration, la négociation et la mise en œuvre d’une politique culturelle. Cependant, si ces évolutions nous intéressent ici, ce n’est pas tant par leur aspect structurel que par ce qu’elles modifient du point de vue des orientations culturelles.
Vers une intervention culturelle territorialisée Traditionnellement, en France, comme l’écrit Mireille Pongy, les «référents de l’excellence artistique et scientifique, de la qualité professionnelle et de l’innovation [sont] portés par l’administration centrale du ministère de la Culture et par certaines professions culturelles dont les lieux de représentation et les autorités de légitimation se situent à Paris5 ». Or, depuis plusieurs décennies, la contestation s’est surtout portée non pas sur ces référents de l’excellence eux-mêmes, mais sur leur hégémonie qui a longtemps rendu impensable la notion de cultures plurielles. La nouvelle donne apportée par la décentralisation, qui redéfinit les modes de collaboration entre les collectivités territoriales publiques, offre alors une double possibilité: – Répondre au souci de démocratisation de la culture et concrétiser cette lutte contre l’hégémonie;
5. Mireille Pongy, in : Institutions et vie culturelle, Les notices, La Documentation française, 1996, p. 43.
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– Intégrer l’action culturelle dans l’ensemble de l’intervention publique et contribuer ainsi à l’élargissement des référents de la politique culturelle. Pour comprendre comment l’action culturelle territorialisée devient un élément de l’ensemble de l’intervention publique, il faut se référer non seulement aux formes verticales de coopération de l’État avec les régions, les départements, les villes, mais aussi aux formes horizontales qui développent des coopérations intercommunales entre les collectivités d’une même aire géographique. Le ministère de l’Aménagement du Territoire (DATAR) a ainsi impulsé une politique de développement local qui procède d’une démarche de type volontariste et collective, et engage un processus complexe à partir de la mise en œuvre d’une intercommunalité institutionnelle. Cette démarche aboutit parfois à la création d’un Contrat de Pays, ainsi que la loi Voynet le permet. Une nouvelle organisation territoriale permet ainsi de dépasser le cadre imposé par les limites administratives et donne lieu à des politiques plus globales qui visent le développement économique par la création d’un environnement culturel, éducatif et social favorable. Ce contexte politique d’appui au développement régional peut être considéré comme un fait marquant de l’évolution contemporaine du système politique français: d’une part, il diversifie et multiplie les domaines sectoriels d’intervention des autorités locales dans le domaine de la culture (musique, livre, musées, théâtre, etc.); d’autre part, les habitants de quartiers urbains comme les populations rurales, les milieux éducatifs, les entreprises sont au centre de partenariats qui impliquent les professionnels, les collectivités publiques partenaires et les associations. Cet engouement pour le territoire, le micro-local, peut sembler paradoxal au moment où l’internationalisation de l’économie s’accélère, où les frontières de l’Europe disparaissent, au moment où l’espace des flux de capitaux, d’informations, de 146
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technologies, d’images, de sons, de symboles s’organise en réseaux et semble effacer toutes les frontières. Mais ce paradoxe pourrait bien n’être qu’apparent car ces phénomènes globalisants ne sont pas incompatibles avec des mécanismes de gestion et de restructuration de l’espace au regard desquels la valorisation de la dimension locale est un enjeu majeur. En effet, ces nouvelles orientations sont directement liées au changement d’orientation de la société française dans un double contexte de crise, crise économique et crise apparente de l’État-providence face aux problèmes socioéconomiques. Pour dynamiser le secteur productif et des échanges, comme pour gérer le mal-être occidental en regard des transformations des espaces de référence et des relations sociales induites par les relations marchandes, la mobilisation de toutes les ressources locales, y compris culturelles, devient une priorité.
Le recours à la notion de médiation Dès lors, il paraît utile d’observer les variations de sens et d’enjeux des manifestations culturelles propres à ce contexte. À cet égard, la notion de médiation culturelle qui est nouvellement et largement mobilisée aujourd’hui peut être considérée comme un indicateur propre à observer les variables de cette recomposition du paysage culturel. Ce n’est pas un hasard si le terme de «médiation» est présenté comme une notion clé au moment où la culture est précisément convoquée comme ressource dans une visée de développement local. Nous ferons donc l’hypothèse que le recours à la médiation véhicule une symbolique utile à une vision instrumentale de la culture, pensée au profit d’un mode de gestion de la territorialité et d’une redéfinition du local comme territoire privilégié d’intervention des politiques publiques innovantes dans un contexte de décentralisation à la française. À ce stade, il peut être utile d’examiner rapidement ce que recouvre le concept de médiation. Le dictionnaire nous montre que le terme apparaît au XVe siècle à partir du mot latin médiatio,
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« qui se tient au milieu», alors que son emploi moderne correspond à l’adjectif anglais mediate, qui désigne l’élément intermédiaire lui-même, le moyen. Cette très brève approche lexicale donne deux lectures divergentes de la même notion: celle de l’obstacle «qui se tient au milieu», qui s’interpose (la médiatrice),et celle de l’intermédiaire qui opère le rapprochement. Dans les deux cas, la médiation donne lieu à une relation ternaire et établit la nécessité de recourir à la figure du tiers. Autrement dit, poser la question des enjeux de la médiation culturelle c’est, en regard de la relation que nous avons posée, à savoir celle du politique aux dynamiques sociales et culturelles du territoire, interroger le rôle du tiers-médiateur, lui donner une lisibilité, en identifiant les figures qui caractérisent ce rôle et déclinent diverses modalités par lesquelles se construit l’articulation du micro-local aux logiques exogènes.
Médiation culturelle et lien social Cette ambivalence de la fonction du tiers, intermédiaire ou interposition, peut être illustrée par l’utilisation qu’en propose le politique par la voie de la Délégation à l’Aménagement du Territoire qui souhaite développer un nouveau métier, au service du développement: celui de médiateur. À l’échelle des quartiers urbains comme à celle des collectivités rurales, la définition donnée à cette nouvelle fonction privilégie une logique de proximité et de territorialité: «Formé à l’écoute, à l’analyse, le médiateur doit assurer un lien social entre les habitants. L’activité du médiateur évolue et doit s’adapter aux différents territoires. Elle peut être sociale ou culturelle6 […]. En milieu urbain, le métier connaît un essor important. Cet emploi est quasiment inexistant en milieu rural alors qu’un malaise social émerge; il y a un potentiel de milliers de créations d’emplois.»
6. http ://www.datar.fr/datar_site/datar
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La figure du médiateur qui se précise ici est celle d’un personnage hybride, d’un homme orchestre, qui intervient sur des scènes où le malaise social est sensible. Il doit réussir là où les autres ont échoué, dans l’exercice plus classique et plus technique de leur activité. Il se présente alors comme un auxiliaire dont on souhaite qu’il renouvelle, régénère tous les rôles, celui du pédagogue, celui du travailleur social, celui de l’expert culturel, afin d’inventer des réponses aux problèmes multiples qu’impliquent les changements sociétaux dont l’énumération devient aujourd’hui banale: l’industrialisation, l’urbanisation, l’accélération des innovations scientifiques, des applications technologiques, la multiplication des risques alimentaires et la crise du monde agricole. La médiation permet ainsi l’émergence d’activités et de métiers nouveaux encore peu codifiés dont la dénomination annonce le caractère abstrait et novateur. Elle recouvre des initiatives qui se présentent comme une ressource ultime nécessitant une distance, voire une rupture, par rapport aux métiers traditionnels, et dont l’espace d’intervention est alors diversement élargi: – Ce n’est plus seulement le moyen ponctuel de gérer une situation de crise mais aussi un outil permanent pour prévenir et résoudre les situations, notamment conflictuelles, de la vie quotidienne; – Ce n’est plus un rôle réservé au contexte de la ville et de ses banlieues dites sensibles, mais elle concerne tout le territoire ; – Elle n’est pas réservée à une classe de la population comme cela a pu être le cas pour les associations de la première moitié du XXe siècle. La médiation ouvre à des pratiques qui instaurent une dynamique de complémentarité entre diverses actions sectorielles: l’éducatif, le culturel, le socioculturel, l’économique 149
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sont appelés à conjuguer leurs spécificités dans la visée du développement global d’un territoire spatial. Si la médiation culturelle se présente désormais comme le moyen d’établir ou de rétablir le lien social, c’est bien parce qu’elle ne relève pas du champ technique,mais s’exerce dans l’espace symbolique, ce qui lui permet de remplir une fonction sous-jacente et plus fondamentale. En effet, comme le font remarquer J. Perret et Guy Saez, «si la dimension artistique et culturelle est fortement mobilisée dans les périodes de grande mutation, c’est sans doute parce que l’espace symbolique, celui des représentations que l’on se fait de l’ordre des choses, est un espace décisif pour l’expression comme pour la résolution des tensions7 ». Cette figure du médiateur culturel est révélatrice en effet d’une grande mutation, d’un changement fondamental qui conditionne le sens de l’intervention culturelle. Celle-ci s’est forgée dans les luttes sociales et culturelles portées par les années soixante et soixante-dix. Elle a conduit à une libération et à une dynamique d’émancipation de l’individu par rapport à une société vécue comme contraignante. Pourtant, aujourd’hui, cette dynamique ancestrale de l’émancipation paraît s’être inversée : «C’est vers le dedans du groupe que, dorénavant, on regarde avec envie. Une nouvelle douleur s’exprime. Ce n’est plus vraiment l’émancipation que l’on revendique, c’est l’exclusion que l’on redoute8.» Ce retournement symbolique signale un extraordinaire changement: « l’or de la liberté s’est changé en plomb9 ». La culture n’est plus au service de la conquête de l’individualisme
7. J. Perret et G. Saez, « Introduction », p. 6, in : Institutions et vie culturelle, Les notices, La Documentation française, Paris, 1996. 8. J.C. Guillebaud, La Refondation du monde, p. 233, Seuil, Paris, 1999. 9. Ibid., p. 234.
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et de la révolte contre les pouvoirs oppresseurs mais de la défense contre les menaces qui pèsent sur le retranchement du collectif et sur le maintien de la société. En regard de cette mutation, la fonction de médiateur semble relever de l’ambivalence contenue dans l’approche lexicale. Le rôle du médiateur intermédiaire est appréhendé à travers une fonction soignante ou «médicalisante » par rapport à une société malade, guettée par la dislocation. Cette piste qui valorise l’approche «orthopédique » de la culture n’est pas fortuite. La visée politique serait ici d’apaiser l’angoisse des organisations face aux incertitudes, de rassurer, de protéger et de rendre le futur prévisible, maîtrisable, car, comme le rappelle Leclerc dans son histoire des enquêtes sociales, « un problème social est résolu dans la mesure où il n’apporte plus d’incertitude aux acteurs dominants, aux pouvoirs, où il ne leur apparaît plus comme désordre, mais comme mouvement ordonné […]10 ». La question ici est de savoir si on assiste à l’instrumentalisation du local, qui aurait à faire face à une dilution des modèles explicatifs et à un épuisement des modèles d’intervention sociale. Dans ce sens, la dimension culturelle de l’aménagement du territoire conserverait aux pouvoirs un rôle de producteur de normes dans le champ culturel et attribuerait une fonction intégrative et normative à la médiation dans la visée d’assurer l’efficience de l’espace productif. Mais le médiateur pourrait aussi ouvrir les voies d’une utopie démocratique. Son rôle pourrait alors être appréhendé comme un rôle d’interposition, utilisant le local comme un espace de mobilisation sociale, politique et culturelle. Cette interprétation engage donc étroitement le projet politique porté par l’attention donnée au territoire: il peut être un lieu 10. G. Leclerc, L’observation de l’homme : une histoire des enquêtes sociales, Seuil, Paris, 1979, p. 14-15.
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de l’alternative, de la résistance au pouvoir, en écho aux idéologies «localistes» qui valorisent le pays d’ici, le quartier, la région, comme un espace capable de création, de mobilisation sociale et de différenciation face aux racines mêmes du mal social; un univers qui confine à l’errance tant il est marqué par la globalisation, la «marchandisation» et la mondialisation des biens culturels qui obéissent à la circulation des flux. La médiation culturelle aurait alors une voie d’action, celle de contribuer à restaurer, face à un individu «délivré de ses chaînes, […] privé de ses rôles, de ses places, de ses identités11 », une inscription dans une mémoire collective assumée. Sous des allures caricaturales, ce modèle binaire nous semble avoir une fonction pédagogique en ce qu’il met en exergue le renouvellement du processus symbolique dont relève inévitablement toute action de médiation, face à des logiques et à des dominations nouvelles.
Médiation culturelle : territoire d’enjeux patrimoniaux La notion de patrimoine ne cesse de s’étendre, illustrant singulièrement les lignes de force de la recomposition de l’intervention culturelle à l’échelle des territoires: ce secteur est par excellence un champ de coopération et de partenariat entre l’État, les régions administratives, les départements, les communes et les milieux associatifs, et donne lieu à un élargissement sans précédent des référentiels du champ culturel, englobant non seulement de plus en plus de témoins et de traces matérielles du passé, édifices ou objets à caractère historique, technique, ethnologique, mais aussi les patrimoines à caractère immatériel, cultures liées au travail, savoir-faire, rituels, modes de sociabilité. Cette extension permet, certes, la connaissance
11. J.C. Guillebaud, op. cit., p. 235.
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et la mise en valeur d’un environnement culturel, symbolique ou technique, mais elle répond surtout à cette volonté d’affirmation publique des appartenances et des identités communautaires et nourrit ce «désir de société12 » qui accompagne la perte du collectif, la peur de l’exclusion, le processus de désaffiliation. À partir des patrimoines et des lieux de mémoire on assiste à la construction d’une multiplicité d’espaces qui sont autant de représentations que la société se donne d’elle-même et soulignent la multiplicité des voies de médiation culturelle. Ces espaces font appel à tous les secteurs de la vie culturelle, à la muséologie, à l’art vivant, aux arts plastiques. L’enjeu, ici, nous dit Michel Foucault, est d’organiser «l’épistémé», c’està-dire de faire partager ces valeurs qui sont elles-mêmes «structurantes de l’ensemble des discours qui se tiennent sur le réel interprété par une société donnée13 ». La médiation culturelle se nourrit de la relation aux patrimoines pour offrir ainsi à l’échelle des territoires des temps d’expérience commune, d’émotions partagées, qui construisent cet épistémé. Mais quel espace de sens commun vient ici qualifier les territoires à travers l’attention portée aux patrimoines? Il est possible, dans divers types d’interventions culturelles obéissant à des localisations spécifiques, définies par l’urbanisation, l’industrialisation et la ruralité, d’identifier des dynamiques qui donnent forme à l’épistémé. Nous les désignerons ici par diverses figures de médiation qui illustrent respectivement la relation, le rapport de la mémoire sociale aux lieux, aux monuments, aux activités passées, au récit.
12. Titre de l’ouvrage de J.M. Salmon : Le Désir de société : des Restos du cœur au mouvement des chômeurs, La Découverte, Paris, 1998. 13. M. Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971.
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Médiation culturelle et enjeu du développement urbain Cette figure est liée à la volonté de « faire image» et plus particulièrement au développement des quartiers et des centresvilles chargés d’histoire. Lors de la période de forte croissance des années soixante, l’expansion formidable des villes avait nécessité la construction d’immeubles en périphérie, ce qui avait eu pour effet, en attirant les classes moyennes, de délaisser en partie les anciens quartiers souvent « historiques» situés au cœur des villes et de les transformer en ghettos destinés à abriter, dans des logements au confort modeste et même souvent insalubres, les populations marginalisées, classes sociales défavorisées, émigrés, étudiants. Souvent mal protégés contre la dégradation, voire la destruction, ces centres-villes historiques ont alors vécu une phase de déclassement, voire d’abandon, jusqu’à une période récente où une politique d’aménagement des sites urbains a imprégné toutes les gestions municipales désormais soucieuses de l’identité affichée dans l’urbanisme. La vieille ville alors tirée de l’oubli acquiert une nouvelle fonction subordonnée à un effet d’image. Elle accède à une fonction symbolique, renvoie à un passé disparu et reconstruit : elle devient musée. « Le rapport à l’histoire qui hante nos paysages, nous dit Marc Augé, est peut-être en train de s’esthétiser et, simultanément, de se désocialiser et de s’artificialiser14.» Des quartiers entiers désignés comme patrimoine, sont réhabilités et vidés de leur population, qui sera relogée dans les immeubles collectifs de la périphérie, alors délaissés par les classes moyennes qui préfèrent accéder au logement individuel. Cette valorisation du patrimoine accompagne le mouvement par lequel les bureaux et centres d’affaires se multiplient dans les immeubles désertés de leurs habitants. 14. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur-modernité, Seuil, Paris, p. 94.
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Le patrimoine ne renvoie plus alors à l’identité d’une communauté passée mais subit une sorte de destitution qui accompagne une restructuration des valeurs, une migration dans les éléments de la représentation de la conscience collective. Il aboutit à une représentation de la connivence par la culture, comme Gilbert Dragon15 a pu la caractériser: « La conquête par la civilisation a remplacé la conquête par les civilisés […] la culture a pris le pouvoir.» Au lieu d’être un lieu de socialisation et de confrontation des cultures, «la gestion et la mise en valeur des patrimoines risquent de transformer le témoignage en artifice pur et de faire des hauts lieux, des sites et des centres-villes un véritable réseau de simulacres coupé de la vie quotidienne. Les patrimoines serviraient alors à transcender l’ordinaire, à produire en permanence de l’exemplarité et de la fascination16. » Cette analyse de Jeudy nous invite à interroger les enjeux des choix sociopolitiques qui s’effectuent dans le changement de destination des inscriptions culturelles. La mise en valeur des patrimoines bâtis participe de cette nouvelle orientation des politiques culturelles des villes et de fonctions récentes qui leur permettent de faire appel aux logiques de partenariat public et de mobilisation des mécènes locaux. Les campagnes de communication s’appuient sur ces ressources patrimoniales comme indicateurs, entre autres, d’excellence. Cette logique d’image accompagne le déclin du poids des associations dans la définition des orientations, comme l’affaissement des logiques traditionnelles au regard desquelles les choix culturels répondaient à un projet lié à une visée politique.
15. Cité par Louis Marin, in : De la Représentation, recueil établi par D. Arasse et al., Seuil, Gallimard, Paris, 1994. 16. H.P. Jeudy et J.P. Curnier, in : Patrimoine et développement culturel, Conseil Général du Gard, Ministère de la Culture, de la Communication et des Grands Travaux, octobre 1990, p. 13.
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Pourtant, le discours produit par cette politique de communication urbaine revêt une fonction qui est d’abord et essentiellement politique, et affecte directement le centre-ville comme espace de médiation. Cette production d’une identité urbaine liée à la centralité est au service d’une réorganisation du pouvoir local. Elle devient la manifestation centrale de l’autorité qui unifie et symbolise la diversité, alors même qu’elle procède d’une désocialisation de l’espace, d’une stratégie d’exclusion. La médiation culturelle subordonne la médiation sociale: la population est appelée à véhiculer une image en cohérence avec cette nouvelle qualification des vieux quartiers. Le haut lieu historique n’est plus un lieu au sens anthropologique du terme: s’il relève bien d’un caractère historique, il perd sa qualité relationnelle et procède d’une identité produite par le regard des autres. Cette qualification patrimoniale de la ville est une réponse à l’obligation de dynamisme qui intègre à l’aspect économique les dimensions culturelles et sociales propres à légitimer «l’entreprise» et à lui conférer le prestige attendu. La médiation effectuée par le patrimoine devient argument médiatique porteur de valeurs d’authenticité, de convivialité. La violence des mutations contemporaines étant reléguée hors champ, dans le non-lieu de la périphérie, la ville se veut rassurante, offre un espace de détente, soustrait aux effets néfastes de la circulation automobile, propose des «zones piétonnes», des espaces à investir dans le cadre des loisirs. La présence de la population devient ici partie intégrante de l’image culturelle. Dans cette perspective on peut en effet appréhender la population locale comme un élément qui participe de la production même de l’image: «la logique de l’image relève à l’évidence du projet de manifester l’existence du collectif et du vivant17 ». La médiation culturelle rendue
17. H.P. Jeudy, J.P. Curnier, op. cit., p. 27.
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possible par cette mise en valeur du patrimoine urbain est alors transformée en signe de développement aux yeux des administrés, signe mesurable par les éléments d’appréciation «extérieurs» qui rendent compte de l’image proposée et attribuent de la valeur à la localité. Cette nouvelle qualification de l’espace par la reconquête du patrimoine architectural s’intègre à une politique de développement local, soucieuse de créer des produits destinés à attirer et à encourager la consommation touristique par la fréquentation d’un centre-ville où culture et commerces se conjuguent. La mise en valeur des éléments patrimoniaux et architecturaux permet ainsi le renforcement mutuel des enjeux médiatiques et mercatiques. Le prestige et la valeur ajoutée apportée à l’image de la ville et de la collectivité bénéficient à la logique commerciale qui peut se déployer en offrant à la consommation des produits de facture et de provenance «locales», inscrits dans la référence à un patrimoine immatériel. La collectivité soutient ainsi la concurrence avec les villes spatialement proches ou avec les sites ou hauts lieux relevant du même registre historique ou architectural. Ce changement de destination des inscriptions culturelles illustre une déclinaison possible du renouvellement du processus symbolique dans un contexte marqué par les transformations socioéconomiques. Si les notions d’aménagement et de développement des territoires ont été, depuis la Seconde Guerre mondiale, étroitement liées à celles de croissance économique et de rayonnement économique, de production de richesses, elles changent aujourd’hui de référents, la rupture créée par la crise imposant un vocabulaire qui substitue le désarroi à la certitude, qui énonce les tentatives de «relance», de «reprise » pour conjurer les effets de la déstructuration économique; c’est alors vers la culture que se déplace le développement. « Supplantant le rayonnement économique, le rayonnement culturel apparaît comme la nouvelle donne de redistribution de la puissance.» H.P. Jeudy et J.P. Curnier 157
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désignent bien le véritable renversement de problématique qui s’opère dans ce glissement de sens. Dans une acception classique, le rayonnement culturel d’une cité ou d’un État portait témoignage de la richesse produite par affectation d’une part de celle-ci à la vie de l’esprit, affirmant ainsi, et de façon ostentatoire, son affranchissement des contingences matérielles. Que peut donc signifier un développement culturel surgi de conditions exactement inverses ? D’abord ceci : que la culture y est affaire d’image qui ne désigne rien d’autre qu’elle-même, qu’elle y occupe la place sous la forme d’un pur jeu de signes délivrés de toute contrainte référentielle, de toute contrainte de sens18.
En ce sens, le développement culturel fait obstacle à une transformation historique, nécessaire à une nouvelle qualification de l’espace, et interroge la conception de l’urbanité. À quelles conditions cette ville «faite pour illustrer» pourra-t-elle ouvrir des possibilités de médiation culturelle? Quel temps sera nécessaire à la population non pas tant pour se réapproprier un héritage, mais pour définir une identité individuelle et collective et «éclairer une identité incertaine d’elle-même 19 » ? Cela suppose que les nouvelles logiques de gestion (mise en communication, mise en image, mise en exploitation…) n’exercent pas de tyrannies sur la vie quotidienne. La politique culturelle municipale, par la volonté de transformer l’espace en artifice, semble bien être «délivrée de toute contrainte de sens». La médiation culturelle, ainsi absorbée dans une logique d’effet d’image, articule les deux sens divergents du concept de médiation: elle prend la figure de «l’intercesseur obligé du Prince», devient la manifestation centrale de l’autorité qui unifie et symbolise la diversité pour présenter le spectacle d’une ville « bien gérée». Dans le même mouvement, elle impose une unité
18. H.P. Jeudy, J.P. Curnier, op. cit., p. 21-22. 19. G. Balandier, Le Dédale. Pour en finir avec le XXe siècle, Fayard, 1994, p. 61.
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à toutes les coupures sociales porteuses d’antagonismes et fait obstacle aux conditions de développement d’une urbanité propice à une confrontation de cultures, à une sociabilité renouvelée, voire à un syncrétisme culturel et social capable d’utiliser le local comme espace de mobilisation. Cette vision décline une des modalités par lesquelles la médiation renouvelle le processus symbolique attaché au patrimoine. L’analyse ne saurait pour autant se refermer sur cette figure qui n’explore, faut-il le préciser, qu’une des multiples facettes de l’intervention culturelle en milieu urbain: les patrimoines donnent lieu à des usages multiples. Le développement du patrimoine appelle un choix qui ne peut être considéré ni comme définitif ni comme isolé: il participe d’un contexte marqué par les tensions propres à la condition même des sociétés modernes. D’autres figures de médiation explorent d’autres logiques territoriales et patrimoniales, renouvellent sans cesse les défis posés par l’accélération permanente du temps qui affecte les activités humaines.
Médiation et gestion des patrimoines industriels Certaines régions ont ainsi vécu, plus que d’autres, une période de déstructuration complète, sur les plans économique, social et culturel, qui a fortement contrasté avec les années de forte croissance du milieu du XXe siècle. Il s’agit des régions industrielles du nord-est de la France, essentiellement définies par des zones de mono-industries. Ces territoires ainsi que les patrimoines attachés aux activités comme aux sites et aux objets sont particulièrement significatifs des enjeux de la médiation culturelle au regard d’un espace régional, à un moment déterminé de l’histoire où plusieurs faits se sont trouvés en conjonction : – Les années quatre-vingt voient les industries traditionnelles lourdement affectées par la réorganisation des systèmes techniques et industriels. D’où la crise grave qui se matérialise dans une région par la fermeture de 159
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pans entiers de l’industrie, entre autres les foyers de mono-industrie liés à l’exploitation du sous-sol : minerai de fer, charbon, gisement de sel. Les industries sidérurgiques et textiles, ainsi que les pôles d’artisanat d’art, la lutherie et la fabrication du cristal sont en difficulté. La déstructuration du système productif laisse derrière elle non seulement des savoir-faire traditionnels devenus inutiles et des friches industrielles, véritables cicatrices dans le paysage, mais aussi des groupes sociaux jusqu’alors soudés par une mémoire collective et une culture ouvrière très forte, en rupture de lien social. – Dans le même temps, on assiste à une mobilisation de l’État, qui élabore une politique culturelle inédite qui étend le domaine de la culture à ceux de la science, de la technique et de l’industrie. Tout en relevant d’intentions profondément démocratiques, cette politique entendait développer également un outil d’aménagement culturel des territoires capable de lutter contre les conséquences économiques de la crise. Cette initiative publique a eu un effet mobilisateur limité dans les milieux institutionnalisés de la recherche et de l’industrie, mais elle a par contre donné lieu à une intense mobilisation de certains groupes sociaux directement concernés par la crise; c’est sans doute ce par quoi ce mouvement est devenu remarquable. – En effet, si aujourd’hui on dénombre dans ces mêmes régions un grand nombre d’institutions muséales relevant de diverses appellations, centrées sur la valorisation des patrimoines matériels et immatériels, c’est parce que la politique régionale est venue à la rencontre d’une mobilisation sociale déjà effective. Plusieurs associations de mémoire ouvrière, d’histoire locale ou de sauvegarde du patrimoine étaient déjà engagées dans la lutte contre la condamnation de leur culture et de leur outil de 160
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travail par l’histoire. On peut alors dire que la politique régionale contractualisée avec l’État a offert un objectif à l’engagement des acteurs. La mobilisation observée a emprunté diverses voies20 qui sont autant de façons de penser les enjeux de la médiation culturelle en regard de l’aménagement des territoires. Celles-ci peuvent être schématisées par quatre figures caractéristiques des démarches engagées:
• La réhabilitation Elle est le fait d’anciens ouvriers organisés en associations, qui s’investissent dans le projet de futur Centre de CSTI, réhabilitent le site chargé d’histoire et d’événements, remettent en état les machines, recueillent la mémoire ouvrière. Ces actions collectives les amènent à désigner les valeurs qu’ils attachent au territoire, à l’activité économique, au métier. On assiste alors à une démarche de mémoire collective, voire à un travail de deuil qui se mue lui-même en action culturelle et apporte des réponses aux problèmes d’une identité locale malmenée par la modernisation en donnant à chaque acteur les moyens de «desserrer le carcan culturel dans lequel il étouffe21 », pour reprendre l’expression de Sainsaulieu. En effet, les opérations de montage du centre culturel donnent lieu à l’élucidation d’une identité professionnelle et culturelle. Des échanges, des débats ont lieu avec la base militante et la hiérarchie et dévoilent l’ordre social. Les ouvriers se muent en agents culturels, s’approprient leur histoire collective et mènent
20. Sur cette question voir l’ouvrage que nous avons publié : M.J. Choffel-Mailfert, Une politique culturelle à la rencontre d’un territoire, Culture scientifique, technique et industrielle en région lorraine, 1980-1995, L’Harmattan, Paris, 1999, 421 pages. 21. R. Sainsaulieu, Identité au travail, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 197, p. 411.
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un travail d’objectivation de la mémoire qui revêt des implications sociales, culturelles et politiques. Cette revendication culturelle n’est pas un phénomène simple. Michel de Certeau en a décrit la complexité : L’itinéraire pris et suivi normalement par un mouvement qui dégage son autonomie, c’est d’exhumer, sous la manifestation culturelle qui correspond à une prise de conscience, les implications politiques et sociales qui s’y trouvaient engagées. Cela ne revient pas pour autant à éliminer la référence culturelle car la capacité de symboliser une autonomie au plan culturel reste nécessaire pour qu’apparaisse une force politique propre. Mais c’est une force politique qui va donner à l’énoncé culturel le pouvoir de s’affirmer véritablement22.
Les groupes, les individus au sein des associations élaborent des valeurs partagées à partir de leur expérience de mise à l’écart et de «désenchantement» qui a affecté le lien social. Les dynamiques qui se construisent alors confrontent les patrimoines, porteurs de sens pour des populations traditionnellement écartées des voies de la culture, à la culture établie. Cette démarche culturelle amène les ouvriers qui participent à la remise en état des machines à substituer une organisation du travail qualifiante à l’organisation de production; ils lèvent alors les interdits propres au système en activité. Cet engagement des acteurs dans les opérations de montage se prolonge dans le cadre du fonctionnement du centre où ils assurent des fonctions de guide. Ils assument alors une responsabilité qui se décline de deux façons: d’une part, le patrimoine devient le support d’un héritage à transmettre, et l’acteur s’engage ici pour prévenir les ruptures de sens entre générations, assurer une continuité malgré les crises et les changements d’activités; d’autre part, les acteurs sont motivés par la visée de communiquer leurs savoirs, de participer à 22. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 128.
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l’élargissement de l’accès aux connaissances, à une prise de conscience capable d’interroger les évolutions scientifiques et techniques. Ils assument une démarche de citoyenneté qui leur permet de désigner le sens qu’ils attachent au métier et au territoire, tout en expérimentant une nouvelle attitude par rapport à l’environnement. Cependant, ces actions revêtent un caractère éphémère, non seulement en raison du vieillissement et de la disparition des acteurs, mais aussi et surtout parce qu’elles se sont produites dans la phase d’élaboration du centre.
• La mutation Cette figure de la réhabilitation est donc transitoire et laisse la place à une deuxième figure, celle de la mutation qui réalise une qualification normative du territoire. L’observation de la réalisation, de la mise en œuvre et de l’évolution des projets culturels montre la fragilité de cette figure qui maintenait la confrontation d’une culture centrale et de cultures périphériques, vécues au quotidien par les populations. Le rapport de force semble alors évoluer vers une limitation de l’expression des acteurs, au bénéfice d’une présentation qui bénéficie à une instrumentalisation de la culture, absorbe l’histoire sociale des industries et occulte l’idée même de crise industrielle ainsi que ses répercussions sociales. En effet, transformés en institutions culturelles, ces sites présentent au public une mémoire mise en scène, et les patrimoines matériels et immatériels sont capitalisés au service d’une histoire des techniques. La distance qui sépare ceux qui y travaillaient de ce qui est devenu un lieu d’histoire y est matérialisée. Les objets techniques, les machines, les vêtements de travail entrent dans la dynamique de conservation et d’exposition, accèdent virtuellement au statut de référentiel. Les espaces de travail qui étaient des lieux au sens anthropologique, c’est-à-dire à la fois identitaires, relationnels et historiques, sont 163
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devenus des hauts lieux destinés à servir, nous dit Jeudy, « à transcender l’ordinaire, à produire en permanence de l’exemplarité, de la fascination23 ». Le pouvoir a produit l’espace symbolique dans lequel il s’exerce. Le mirage de la réhabilitation est ainsi entretenu, tout en reconvertissant le territoire aux logiques exogènes qui ont accéléré la disparition des activités constitutives des mémoires collectives, des luttes sociales, des cultures ouvrières. Le public est renvoyé à l’univers de représentations qui a légitimé l’organisation industrielle comme sa mutation. Le référent universel de la culture scientifique et technique, accordé aux enjeux de la modernité et de l’économie, a ici réalisé une qualification normative du territoire. Ainsi, si l’aventure tentée dans le développement de la CSTI a permis de rappeler le rôle d’expression et d’interpellation qui peut être tenu par la culture à partir des potentialités ouvertes par l’histoire, le territoire, les activités et les hommes, elle aura aussi attesté de la soumission inconsciente aux modèles aliénants proposés par les logiques exogènes, participé de la destruction active des systèmes de référence par la conversion au système de représentations qui, de fait, légitime la mutation de l’organisation industrielle et conduit à une dé-territorialisation.
• La conversion C’est alors la troisième figure, celle de la conversion du territoire, qui prévaut. Le projet abouti propose une exposition permanente qui occulte l’idée même de crise industrielle ainsi que ses répercussions sociales. C’est l’occasion de faire table rase du passé et de parier sur l’avenir, sans retour sur le passé industriel de la région, pari qui oblige à diffuser les sciences et 23. H.P. Jeudy, « Le temps et les mémoires collectives » (p. 37), in : M.J. Choffel-Mailfert et H.J. Lüsebrinck (dir.), Regards croisés vers une culture transfrontalière, L’Harmattan, Paris, 1999.
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nouvelles technologies par des activités décontextualisées qui procurent la vision d’une culture universaliste accordée aux enjeux de l’excellence technologique. La figure de la conversion, qui nourrit beaucoup de projets actuels de réaffectation d’installations ou de bâtiments techniques, témoigne de ce que la constitution de l’ordre symbolique se joue au cœur de la tension entre le global et le local, met en scène un même affrontement ordonné à une fonction idéologique, celle qui oppose des logiques identitaires aux logiques exogènes.
• La conquête L’aboutissement de la logique de conversion des patrimoines et donc de requalification de l’espace prend souvent la figure de la conquête ordonnée au développement d’activités économiques. Les exemples en sont nombreux. Ainsi, à Nœud-lesMines, un ancien terril sert de piste de ski; à Hagondange, haut lieu de la sidérurgie, l’industrie sidérurgique a cédé la place à un parc d’attraction; à Witterheim, au cœur des anciennes exploitations du bassin potassique de Haute-Alsace, Décathlon vient d’inaugurer son premier parc sportif de France. Le patrimoine et la culture peuvent ainsi participer à un redéploiement économique global du territoire. C’est ce qu’illustre le discours politique à travers le concept de «Pôle d’Économie du Patrimoine» élaboré en 1994 par le Comité Interministériel à l’Aménagement du Territoire. Celui-ci poursuit «l’objectif de remédier aux inconvénients du tourisme de masse, dont l’activité uniquement saisonnière et ponctuelle géographiquement, ne produit qu’un développement limité». Le rôle de la médiation n’est plus ici un rôle de remédiation: L’ambition des « pôles d’économie du patrimoine » est de construire des projets de territoire qui utilisent le patrimoine non plus comme de simples objets culturels ou touristiques, mais comme des atouts importants d’un développement innovant, adapté aux réalités du monde rural, en phase avec
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les attentes des citoyens, connecté avec l’ensemble de l’activité économique, délibérément inscrit dans notre modernité 24.
Ce concept charrie un ensemble de références, de représentations qui composent le nouvel imaginaire et domestiquent la culture pour donner une extension aux systèmes productifs locaux. Les productions culturelles endogènes sont dès lors aux prises avec des logiques exogènes. On assiste à un mouvement de déterritorialisation effective (dont Deleuze et Guattari ont pu analyser les fonctions idéogiques et politiques25) qui désapproprie les acteurs de leur culture, convertit le territoire en lieu de production de richesses, l’appelle à une autre conversion qui continue à produire et offre une plus-value culturelle. Le territoire participe alors de la manipulation des symboles qui est ordonnée à la conquête des marchés: il est le lieu où l’on va pouvoir vendre de l’identité, et donc de la différence. « Qui donc, demande Benjamin Barber, va défendre l’intérêt public, nos biens communs, dans ce monde darwinien de sociétés prédatrices qui se contentent de contrôler les référents symboliques essentiels de la civilisation26 ? » Ces quelques exemples témoignent des enjeux liés au patrimoine, et plus précisément du fait que la patrimonialisation est guettée par le risque du refoulement et de la dissimulation des déterminations matérielles des pratiques sociales. Ce refoulement a une fonction que nous avons proposé de lire en regard de la territorialité. Autrement dit, l’hypothèse que nous avons formulée se trouve ici confirmée: la médiation culturelle, par la voie du patrimoine, concrétiserait la fonction intégrative et normative du local. L’instrumentalisation que le politique rend ainsi légitime, tant par la visée de la 24. Le Pôle d’Économie du Patrimoine, DATAR, 1994. 25. On pourra se reporter à G. Deleuze et F. Guattari, L’AntiŒdipe, capitalisme et schizophrénie, éd. De Minuit, Paris, 1992, 493 pages. 26. B. Barber, cité par J.C. Guillebaud, op. cit., p. 201.
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restauration du lien social que par celle du développement de nouvelles niches économiques, est à lire en regard de l’articulation de la territorialité à la mondialisation. Pour autant, faut-il enfermer le rôle de la médiation dans les figures de qualification normative et de conversion qui favorisent la rencontre entre l’efficacité de l’économique, l’instrumentation de la communication et l’universalité de la culture? Nous avons montré que la figure de réhabilitation qui apparaissait comme la préservation d’une forme ultime d’appartenance avait un statut de transition limité dans le temps. Or, l’observation des dynamiques auxquelles donnent lieu des activités de médiation liées aux activités artistiques autorise une autre figure qui donnerait au rôle de transition un statut durable à travers la figure du passeur.
Médiation et redécouverte de la territorialité La figure du « passeur » Michel Serres a imaginé un troisième homme, dans un « tiers lieu », figure qu’il est tentant d’étendre au champ de la médiation culturelle : « En cet espace médian se lève, en effet, transparent, invisible, le fantôme d’un troisième homme, connectant l’échange entre le même et l’autre, abrégeant le passage entre le prochain et le lointain, dont le corps croisé ou fondu enchaîne les extrémités opposées des différences ou les semblables transitions d’identités27 ». Cette figure du passeur, qui n’est pas enfermée dans l’alternative définie entre l’illusion identitaire et la mondialisation économique, invente une dynamique d’animation pensée en regard des mutations d’attitudes et de comportements qui peuvent bénéficier à une revitalisation du territoire et à une qualification des populations.
27. M. Serres, Atlas, éd. Julliard, 1994, p. 29.
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Cette voie peut être illustrée à partir d’un domaine d’intervention culturelle longtemps marginalisé en France, en particulier par les politiques publiques de la culture. Nous faisons ici référence à l’Éducation populaire, qui a joué un rôle historique de ferment dans l’organisation du mouvement social et dans l’inscription de la culture dans une réelle visée politique. Depuis le Front Populaire, en 1936, elle poursuit, par la voie associative, un ambitieux projet d’action culturelle, voué à l’articulation des deux formes de la culture idéologiquement opposées, la culture pour l’élite et la culture populaire. Un de ces réseaux d’éducation populaire, «Scènes et territoires », créé en Lorraine, met en œuvre son action d’aménagement culturel du territoire à l’échelle de la région et vient d’être reconnu « Scène conventionnée » par le ministère de la Culture. La médiation par l’intervention artistique résulte ici d’une politique concertée et donc d’un travail en réseau, avec des élus locaux, des acteurs responsables associatifs bénévoles des collectivités, et des professionnels de la médiation ayant un double objectif : d’une part, faire reconnaître « l’action culturelle comme composante du développement28 » ; d’autre part, proposer « la découverte des expressions artistiques contemporaines pour des publics éloignés des pôles culturels », par une multiplicité d’approches qui intègre des activités de création, de sensibilisation, de formation et de diffusion artistique. En accueillant un spectacle, un artiste ou une compagnie en résidence dans les plus petits villages de la région, dans des espaces qui vivent la mise à l’écart et la crise de sens, l’intervention artistique éclaire ici la fonction du passeur, telle que Michel Serres l’a tracée: parce que «l’affolement peut être 28. Statuts de l’Association « Scènes et territoires en Lorraine ».
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grand au milieu de la rivière. Pour éviter les noyades, l’intermédiaire est indispensable29 ». Parce que cette action entend donner les clés de lecture qui permettront aux populations privées des références requises, de l’«habitus», de construire leurs propres significations et donc de vivre une expérience propre d’autonomie, elle devient l’auxiliaire nécessaire qui permet «rencontre, intérêt, intégration, projet de réutilisation, éveil à autre chose, aux autres et à soi-même30 ». L’espace théatralisé offre un mode d’appréhension du patrimoine qui met en jeu la mémoire sociale liée au récit et remet en scène les mémoires collectives. Ainsi une compagnie de marionnettistes a-t-elle établi une résidence d’un mois dans une petite commune pour monter un spectacle librement inspiré de la légende de saint Nicolas, dont la fête traditionnelle donne lieu à de grandes manifestations populaires et locales. L’intervention artistique ainsi légitimée, réinscrite dans un système de valeurs, devient une «manifestation» au sens fort du terme: c’est toute la population du village qui prend corps, collectivement, et qui remplit la salle de spectacle, «les personnes ne sont plus simplement face à face, mais parlent de quelque chose qui existe et œuvre sur quelque chose qui existe en dehors d’elles». Ce concept d’action culturelle, qui tente d’inventer un développement culturel des territoires, prend le parti d’être en décalage par rapport aux attentes des publics, ce qui suppose qu’on refuse le clientélisme afin de proposer des expériences sensibles qui, par l’intermédiaire de l’art vivant, du spectacle, de la pratique de l’art plastique, seront autant d’invitations au voyage. Dans cette métaphore du voyage, qui est essentielle
29. M. Serres, entretien, revue Vice-Versa, 1991. 30. Annie Cardinet, Pratiquer la médiation en pédagogie, Dunod, Paris, 1995, p. 52.
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pour le passeurde Michel Serres «parce que je n’ai rien appris que je ne sois parti, ni enseigné autrui sans l’inviter à quitter son nid», chaque seuil de passage implique que l’on déconstruise pour reconstruire. L’expérience esthétique est ici nécessaire pour échapper à une problématique de la consommation de produits culturels, pour nous permettre de comprendre comment un genre, un objet, une œuvre peuvent entraîner un changement d’attitude allant à l’encontre d’expériences familières ou renouvelant l’expérience commune. La médiation culturelle propose ces points de passage obligés qui invitent l’individu à sortir d’une relation spéculaire, qui entretient le mirage identitaire, pour le conduire vers d’autres espaces où il se reconnaîtra dans une identité territorialisée, certes, mais ouverte, par l’expérience esthétique, à l’activité cognitive et au métissage culturel. Cette expérience tentée au sein de l’Éducation populaire est intéressante parce qu’elle montre que c’est par la diversité des chemins empruntés par la culture que ce passage est possible. Qu’il s’agisse de travestir un musée en décor pour y mettre en scène un récit, de proposer des ateliers d’écriture pour réécrire des légendes qui seront fondatrices au regard d’une collectivité sans passé commun, d’investir le site d’une usine fermée pour y proposer des spectacles et des concerts, les modalités expérimentées, les formes et combinaisons inventées permettent une créativité sociale. Celle-ci ouvre de multiples voies pour développer des expériences esthétiques et permettre à des populations de réinventer la territorialité. Elle nous conduit alors vers des rivages qui échappent à l’enfermement défini par l’opposition des lieux identitaires aux non-lieux de la mondialisation. Nous pensons que cette voie permet de redéfinir l’horizon visé par la médiation à l’échelle du territoire, et en particulier de distinguer celui d’une culture mondialisée de celui d’une universalité de la culture.
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Sur ce point, Baudrillard nous éclaire: Mondialité et universalité ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, des droits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l’universel serait plutôt en voie de disparition31.
La recomposition du paysage culturel, peut tempérer cette vision pessimiste qui annonce l’avènement d’un totalitarisme culturel ordonnant les différences au règne exclusif de l’économie. Par la voie de politiques territorialisées qui autorisent la multiplicité, des moyens de passage vers les rives de l’universel peuvent être sans cesse explorés. «Il m’arrive maintenant de parler d’universel; mais celui que je propose est bigarré, mélangé, métissé, bariolé comme le manteau d’Arlequin32.» La figure du passeur aurait pu être illustrée par bien d’autres exemples d’interventions culturelles, inventant autant de voies de résistance, d’appropriation, d’autonomie, autant de modes de tissages de ce manteau d’Arlequin. La médiation culturelle à l’échelle des «territoires vécus» ne manque pas, en effet, d’inventivité pour explorer des modes d’action qui s’opposent à une fonction intégrative et normative. En ce sens, si la médiation peut être un outil de gestion du territoire, elle peut aussi être un moyen de le réinventer sans pour autant le nier, par des pratiques qui échappent à l’hégémonie d’un référent culturel, comme à la globalisation du tout culturel, et renouent avec d’autres systèmes de signification. En offrant des temps d’expérience pratique et vivante, individuelle et collective, les activités culturelles territorialisées peuvent tisser ce «tiers lieu» où le jeu des identifications et des
31. J. Baudrillard, cité par J.C. Guillebaud, op. cit. 32. Un entretien avec M. Serres, Le Monde, « Débats », 21 fév. 1992.
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« désidentifications» trouve une place et une visée. Le véritable enjeu de la médiation culturelle serait alors d’instaurer ces espaces d’énonciation propres au territoire et de participer directement au processus qui fonde symboliquement l’espace commun.
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Chapitre 7
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Yves Bergeron Directeur du Service de la recherche et de l’évaluation
Avec la collaboration d’André Allaire et de Luc Dupont Musée de la civilisation de Québec
Lorsque Bernard Schiele m’a proposé de présenter une communication dans le cadre du colloque ayant pour thème général « Patrimoine et médiation », plusieurs possibilités s’offraient à moi. Compte tenu du dépôt récent de la Proposition de politique du patrimoine culturel, il m’était possible de construire cette communication en faisant référence aux travaux du groupe-conseil présidé par le directeur d’alors du Musée de la civilisation, Roland Arpin. J’ai eu l’occasion de seconder M. Arpin à titre de corédacteur du rapport1. De
1. Arpin, Roland (président du groupe-conseil) et al. Un présent du passé. Proposition de politique du patrimoine culturel déposée à Agnès Maltais, ministre de la Culture et des Communications du Québec, Québec, groupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel, 2000, 240 p. Site internet du ministère de la Culture et des Communications du Québec : www.politique-patrimoine.org
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plus, j’ai eu l’occasion de coordonner les travaux du groupeconseil de septembre 1999 à novembre 2000 et d’éditer les mémoires déposés par les organismes et les institutions2. Cette proposition de politique du patrimoine culturel adressée à la ministre de la Culture et des Communications du Québec pose un regard rétrospectif sur l’évolution du concept de patrimoine dans la société québécoise. Le fait que ce mandat ait été confié par la ministre au directeur de l’époque du Musée de la civilisation n’est pas le fruit du hasard. Roland Arpin, qui a œuvré pendant de nombreuses années à titre de sous-ministre à la Culture, a conduit plusieurs dossiers de même nature au sein du gouvernement québécois3. De plus, on doit souligner que son statut de directeur général du Musée de la civilisation a également contribué à cette notoriété. Ayant participé à la rédaction de cette politique et après avoir longuement réfléchi à la place du patrimoine dans la société, j’avais donc la possibilité de structurer cette communication autour de la question du patrimoine et du rôle spécifique de médiation des musées. J’ai pourtant choisi d’opter pour un point de vue différent. Les muséologues ont la responsabilité de réfléchir sur leurs pratiques et sur les grandes questions liées au patrimoine, mais ils ont également la responsabilité première de produire des expositions et des activités destinées au public. Compte tenu de cette perspective, il m’a semblé important de réfléchir sur la médiation en tenant compte de ceux et de celles qui fréquentent le 2. Yves Bergeron (dir.), La question du patrimoine au Québec. Recueil des mémoires et documents déposés par les organismes au groupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel (octobre 1999-mai 2000), Québec, 2000, 517 p. 3. On lui doit notamment Une politique de la culture et des arts proposée à madame Liza Frulla-Hébert, ministre des Affaires culturelles du Québec, Québec, Les Publications du Québec, 1991, 328 p.
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Musée. D’ailleurs, le Musée de la civilisation a construit sa notoriété en centrant son concept et sa programmation sur les publics. J’ai donc choisi d’explorer cette question plus pragmatique de la médiation. J’ai voulu démontrer dans ce texte qu’il n’existe pas de véritable médiation sans qu’on se préoccupe de ceux et de celles qui fréquentent les musées. C’était également l’occasion de réfléchir aux tendances qui devraient influencer les attentes et les comportements des visiteurs dans les prochaines années. Bien qu’il soit important de tenir compte des grandes tendances sociétales, les événements du 11 septembre 2001 nous auraient probablement orientés vers d’autres pistes de réflexion. Il est clair depuis cette date charnière qu’on observe des changements importants des clientèles touristiques. Ceci étant dit, les grandes tendances retenues demeurent d’actualité et méritent d’être explorées plus attentivement. J’utilise l’expression «l’obsession des visiteurs» pour caricaturer en quelque sorte cette obsession des gestionnaires de musées, mais il n’en demeure pas moins que sans visiteurs les musées perdent leur sens véritable. Ce sont, bien sûr, des institutions qui ont la responsabilité de conserver les œuvres et les objets, mais elles ont également le devoir de maintenir un dialogue constant avec les publics qui font des musées un lieu vivant, un lieu de médiation véritable.
La médiation au Musée de la civilisation Sur le plan théorique, la médiation constitue sans aucun doute un sujet stimulant pour amorcer un débat sur ce qui pourrait être qualifié de fonction invisible des musées. Je signale cette précision simplement pour rappeler que les grandes définitions des musées laissent le plus souvent dans l’ombre cette dimension essentielle de l’activité muséale. Il n’en demeure pas moins que les enquêtes révèlent que les visiteurs des musées sont de plus en plus éduqués et qu’ils 175
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fréquentent les musées avant tout pour apprendre. Rappelons, à cet effet, le colloque conjoint de l’AMC et de la SMQ tenu à Montréal en 1995 et qui avait pour thème «Le Musée, lieu de partage des savoirs4 ». Les actes de ce colloque avaient d’ailleurs fait l’objet d’une publication dans la collection «Muséo» éditée par le Musée de la civilisation5. Il m’a semblé approprié d’aborder la problématique de la médiation au Musée de la civilisation sous un angle particulier. Partant du principe que la médiation demeure un processus permettant aux musées de jouer un rôle d’intermédiaire entre les savoirs et les publics, j’aborderai des questions qui me semblent incontournables dans le contexte actuel. À mon sens, pour qu’il y ait un véritable dialogue entre les musées et les publics qui les fréquentent, on doit d’abord bien cerner les comportements et les attentes de ces publics. De même, on doit être attentif aux tendances qui émergent. En d’autres termes, il me semble essentiel de poser un regard prospectif de manière à identifier les enjeux qui s’imposeront bientôt aux musées à l’égard de la médiation.
Le cas du Musée de la civilisation Depuis son ouverture en 1988, le Musée de la civilisation n’a jamais cessé de susciter les débats. Les concepteurs du Musée ont voulu faire de cette institution un musée ouvert sur le monde et sur les questions qui préoccupent les Québécois. Dès l’adoption du concept muséologique, on a souhaité préciser la personnalité propre du Musée. Au-delà des grandes fonctions que sont la conservation, la recherche et la diffusion, on s’est 4. Michel Côté et Annette Viel (dir.), Le Musée : lieu de partage des savoirs, Montréal/Québec, Société des musées québécois/Musée de la civilisation, 1995, 343 p. 5. Tiré de Marie-Charlotte de Koninck, dans Roland Arpin, « Le Musée de la civilisation : lieu de savoir mobiles et souples », Perspectives et prospectives. Regards sur le musée, 2001.
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efforcé de définir les critères qui feraient de cette institution un musée ouvert, un musée populaire, un musée polyvalent qui favorise la participation et un musée enraciné dans la société6. Un monde en continuité et en devenir, telle est la préoccupation centrale du nouveau Musée de la civilisation. […] Le Musée de la civilisation devra faire des choix difficiles pour demeurer fidèle à ces orientations. Il les fera en pensant aux visiteurs d’ici et d’ailleurs qu’il doit desservir. Ce Musée se veut d’abord un apport et un soutien à ceux et à celles qui s’intéressent aux phénomènes de civilisation. Lieu de plaisir, de détente, de réflexion, de connaissance, d’étonnement, le Musée de la civilisation veut permettre au visiteur d’établir un rapport critique avec son histoire, sa culture. Il veut également lui donner une connaissance du passé qui lui fournira des éléments de lecture et d’analyse des problèmes présents et peut-être même des solutions pour l’avenir. Pour ce faire, le Musée rend accessible et fait connaître un précieux héritage qu’il éclaire par la science et la mise en valeur7.
On souhaitait donc un musée ouvert aux idées et aux points de vue. C’est ce qui explique ce parti pris pour les approches multidisciplinaires. En somme, le Musée se fait un point d’honneur de ne jamais privilégier une approche unique. En ce sens, il ne se définit pas comme un musée disciplinaire, bien au contraire. Ce n’est pas un musée d’anthropologie ou d’ethnographie, pas plus qu’un musée d’histoire ou de sciences. Nous préférons présenter la culture et les faits de civilisation sans partis pris, c’est-à-dire sans le prisme unique et déformant d’une discipline. Aussi, nous préférons faire appel à la sociologie, à la géographie, à la physique ou à la philosophie, selon 6. Roland Arpin, Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques, Québec, MultiMondes/Musée de la civilisation, Québec, 1992, p. 36-38. 7. Roland Arpin, Mission, concept et orientations. Un monde en continuité et en devenir…, Musée de la civilisation, Québec, 1987, p. 5.
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le cas, pour apporter un éclairage neuf et complémentaire. Bref, on ne voulait pas d’un musée qui monologue.
Médiation ou vulgarisation ? Cette approche nous a conduits tout naturellement à rejoindre le grand public. La question des publics demeure une préoccupation fondamentale au Musée. Les visiteurs, comme on le verra, demeurent au cœur de la programmation. Bien que cette préoccupation pour les publics apparaisse comme une intention louable sur le plan théorique, on a souvent reproché au Musée de la civilisation d’être un musée populaire trop centré sur les attentes du public. Voilà un paradoxe qui peut sembler étonnant à plusieurs égards. Rappelons que chaque projet de diffusion, quelle que soit son envergure, prend appui sur une démarche scientifique rigoureuse qui s’ouvre à plusieurs points de vue. D’autre part, le traitement des messages favorise ce que plusieurs qualifient de vulgarisation, au sens péjoratif. Je crois personnellement que cette attention toute particulière du Musée pour communiquer les contenus le plus clairement possible s’inscrit plutôt dans une démarche de médiation. Contrairement à bien des musées qui placent les œuvres et les objets au centre de leur mission, le Musée de la civilisation place le savoir au cœur de ses préoccupations. Faire le pont entre les savoirs et les publics, c’est-à-dire jouer le rôle de médiateur entre les savoirs et les visiteurs, voilà ce qui anime fondamentalement l’équipe du Musée. Dans Le musée de la civilisation. Concept et pratiques, le directeur général, Roland Arpin écrivait : La multiplication des modes de communication, la démarche fondamentalement éducative du Musée, sa volonté d’être un acteur social et un partenaire dans le développement culturel le conduisent à offrir aux visiteurs un programme varié et adapté. Experts, amateurs avertis ou néophytes sont
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invités à échanger, à découvrir ou à pousser plus loin leur réflexion et leur désir de connaître […]8.
En d’autres termes, un musée qui se veut accessible doit mettre en œuvre tous les moyens possibles pour que les divers publics qui le fréquentent puissent y trouver ce qu’ils souhaitent. Les plus instruits comme les moins instruits doivent pouvoir retrouver l’information adaptée de manière à favoriser la convivialité et, par là même, à susciter l’interaction et un véritable dialogue avec les visiteurs. Par ses choix d’expositions, le Musée aborde des questions sociales et engage le dialogue avec les visiteurs. Rappelons simplement quelques expositions marquantes : Souffrir pour être belle, Les enfants des guerres, La mort à vivre, Femmes, corps et âme, Les droits de l’homme et, plus récemment, Métissages. L’exposition constitue, bien sûr, un premier contact avec le visiteur, mais les activités culturelles et éducatives permettent des échanges plus directs sur de grandes questions actuelles comme la pauvreté, les nouveaux métissages, le partage des richesses ou les enjeux géopolitiques. Dans un récent bilan des activités du Musée de la civilisation, la directrice du Service de l’action culturelle, Hélène Pagé, écrivait à juste titre: Il y a une perception des musées qui est assez évidente, les musées conservent et diffusent ; ce qui est moins évident c’est que les musées sont des lieux de création, sont des lieux producteurs de sens, qu’ils ont un discours et que de plus en plus, le public exigera d’entendre ces discours parce que globalement, les sociétés sont en quête de sens. Dans ce contexte, l’action culturelle est appelée à un rôle encore plus grand, parce qu’elle peut réagir rapidement, qu’elle peut utiliser une panoplie de moyens, simples, efficaces pour y arriver.
8. Roland Arpin, Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques, MultiMondes/Musée de la civilisation, Québec, 1992, p. 37.
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L’assertion suivante peut paraître prétentieuse, nous la croyons tout de même assez juste. L’Action culturelle au Musée de la civilisation a été à l’écoute du public, elle aura permis de réelles rencontres, aura soulevé des interrogations, des oppositions, des doutes, des actions. Mais surtout, elle y a toujours été soucieuse de l’intelligence du public, a laissé place à la réactivité, à de réelles rencontres, on y a été proactif. De plus, il y a eu l’espace chez nous pour la réflexion, le ludique, l’émotion, la découverte9.
Dès sa conception, le directeur général d’alors du Musée, M. Roland Arpin, souhaitait une institution au service de la société. Des musées qui placent également au cœur de leurs préoccupations le respect de l’intelligence et la confiance dans la créativité de leurs visiteurs. Pour de tels musées, poser la question de la pertinence de leur engagement dans la société c’est, à toutes fins utiles, donner la réponse. Ce choix est déjà derrière eux. Ce qui est encore devant eux, c’est la recherche de ces certitudes que j’ai évoquée, espérant secrètement que les réponses tardent à venir, car des musées au service de la société ne peuvent qu’être des musées à l’image de la société et, si tel est le cas, les musées sont encore, et pour longtemps, des institutions qui soulèvent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses. Des lieux qui placent l’intelligence au plus haut niveau des valeurs à protéger, des valeurs que ni la rouille, ni la poussière, ni l’humidité ne sauraient inéluctablement atteindre10.
Il faut également rappeler que le concept du Musée plaçait dès son ouverture la diffusion, c’est-à-dire les expositions, les activités éducatives et les activités culturelles au premier plan. De l’extérieur, les activités de conservation semblent moins 9. Hélène Pagé, « L’action culturelle au Musée de la civilisation », Perspectives et prospectives. Regards sur le musée, Musée de la civilisation, Québec, 2001, p. 127. 10. Roland Arpin, « Plaidoyer pour des musées au service de la société », dans Des musées pour aujourd’hui, Musée de la civilisation, Québec, 1997, p. 49.
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visibles. Cette perception, il faut se le rappeler, a fait l’objet de scandales et de protestations au sein du réseau des musées québécois au tournant des années 1990. Pourtant, le Musée de la civilisation a consacré des efforts particuliers pour développer, rendre accessible et diffuser sa collection nationale. Plus de 5000 œuvres et objets sont prêtés chaque année à des musées, à des centres d’expositions ou à des maisons historiques. Je ne peux passer sous silence le programme Patrimoine à domicile qui connaît un succès remarquable depuis quatre ans et qui permet à des citoyens de rencontrer des conservateurs et d’échanger avec eux sur la valeur de leur propre patrimoine. Quoi qu’il en soit, il me semble que cette prise de position du Musée a permis de créer un milieu propice aux débats et à la réflexion sur le rôle social du musée.
Laisser des traces Pour que le temps conserve la mémoire de ce qui s’est réalisé, le Musée de la civilisation a choisi de publier largement car il apparaît essentiel de laisser des traces tangibles du savoir, des débats et des réflexions. C’est pourquoi nous avons créé des collections particulières pour les grandes conférences, les actes de colloque ou les travaux des chercheurs. Nous disposons ainsi de six grandes collections: 1. La collection IMAGES DE SOCIÉTÉ (Fides/Musée de la civilisation) destinée au grand public dans les librairies; 2. La collection VOIR ET SAVOIR (Fides/Musée de la civilisation) ; 3. La collection LES PREMIÈRES NATIONS (Publications Graphicor, Musée de la civilisation et le ministère de l’Éducation) destinée particulièrement aux jeunes de plus de 9 ans et plus spécifiquement au deuxième cycle du primaire ; 4. La collection GRANDES CONFÉRENCES (Fides/Musée de la civilisation) qui rend accessible les exposés de 181
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personnalités importantes, invitées par le Musée à se prononcer sur les grands enjeux d’aujourd’hui; 5. La collection MUSÉO réalisée en coédition et qui présente des analyses et des explorations de la pratique muséologique au Québec et à l’étranger; 6. La collection LES CAHIERS DU MUSÉE DE LA CIVILISATION qui réunit des écrits spécialisés touchant trois aspects de la pratique muséologique propre au Musée et se découpe en trois catégories: – la recherche thématique, – la pratique muséale, – les collections. Outre ces six collections, le Musée publie également en collaboration avec divers éditeurs et partenaires. Mentionnons simplement le guide d’enquête par sondage Connaître ses visiteurs11 publié en collaboration avec la Société des musées québécois, qui a ensuite été édité en anglais et en espagnol pour le colloque ICOM 2001 à Barcelone. La politique éditoriale du Musée a donné lieu à une approche non conventionnelle pour les musées. Plutôt que de nous contenter de publier des catalogues classiques qui présentent le contenu d’une exposition, nous avons choisi de publier également des livres qui apparaissent en marge des expositions comme des compléments à la visite. Ainsi, la collection «Images de société» publiée conjointement avec Fides permet
11. Connaître ses visiteurs. Guide d’enquête par sondage, Montréal, Société des musées québécois, Musée de la civilisation, 2000, 116 p. Know your visitors. Survey guide, Montréal, Société des musées québécois, Musée de la civilisation, 2001, 120 p. Conozca a sus visitantes. Guia de encuesta por sondeo, Montréal, Société des musées québécois, Musée de la civilisation, 2000, 122 p.
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d’offrir au public des ouvrages qui livrent une partie du contenu scientifique qu’on ne peut retrouver dans l’exposition. Ces ouvrages sont habituellement coordonnés par les chargés de recherche. En somme, nous présentons des livres qui ne sont pas la répétition du contenu des expositions mais plutôt des ouvrages de réflexion. Citons au passage : De La famille Plouffe à La petite vie12, Déclics. Art et société13 et France-Québec. Images et Mirages14. À cette typologie des publications s’ajoute la production de catalogues qui accompagnent certaines expositions, tels Syrie, terre de civilisation15, Un art de vivre. Le meuble de goût à l’époque victorienne au Québec16 et plus récemment, Diamants17.
Regard rétrospectif Puisqu’il est ici question du Musée de la civilisation, faisons un bref retour en arrière pour comprendre les fondements de cette institution et les rapports que nous entretenons avec la médiation. 12. Jean-Pierre Deshaulniers, De La famille Plouffe à La petite vie, Les Québécois et leurs téléromans, Montréal, Fides/Musée de la civilisation 1996, 120 p. 13. Déclics. Art et société. Le Québec des années 1960-1970, Montréal, Fides/Musée de la civilisation/Musée d’art contemporain de Montréal, 1999, 255 p. 14. France-Québec. Images et Mirages, Montréal/Fides/Musée de la civilisation, Musée national des arts et traditions populaires à Paris, 1999, 248 p. 15. Michel Fortin, Syrie, terre de civilisations, Québec, Musée de la civilisation/Éditions de l’Homme, Québec/Montréal, 1999, 348 p. Il existe également une édition en anglais et une édition en allemand. 16. John R. Porter (dir.), Un art de vivre. Le meuble de goût à l’époque victorienne au Québec, Montréal/Québec, Musée des beaux-arts de Montréal/Musée de la civilisation, 1993, 527 p. 17. Diamants. Au cœur de la Terre, au cœur des Étoiles, au cœur du Pouvoir, Paris, Société nouvelle Adam Biro/Musée national d’histoire naturelle/Musée de la civilisation, 2001, 351 p.
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Dans les musées plus que dans toute autre institution, nous sommes à même de constater que la mémoire est une faculté qui oublie. Bien que tous s’entendent maintenant sur le caractère particulier du Musée de la civilisation, on oublie qu’il prend sa source dans un débat de fond qui a forcé les muséologues à réfléchir sur le rôle du musée dans la société québécoise.
De l’Institut national de la civilisation du Québec au Musée de l’homme d’ici De mémoire, on attribue l’origine du Musée de la civilisation au projet de Denis Vaugeois. Le ministre des Affaires culturelles déposait en 1979 un rapport intitulé Le Musée du Québec en devenir. Cependant, il faut remonter à 1967 pour retrouver l’origine de ce projet. Dans un article intitulé « Longue gestation d’un jeune musée»18, Gérald Grandmont évoque un épisode peu connu de l’histoire du Musée de la civilisation. En 1966, Michel Gaumond, chef du Service d’archéologie au ministère des Affaires culturelles, soumettait un projet suggérant de créer un Musée de l’homme à la prison des femmes de Québec. Faisant suite à cette proposition, Jean-Claude Dupont recommandait de créer plutôt un Institut national de la civilisation du Québec. Le 17 novembre 1967, Jean-Claude Dupont déposait à André Giroux, de la Direction générale de la diffusion de la culture au ministère des Affaires culturelles, un mémoire « visant à remplacer le Musée de l’homme du Québec par L’Institut national de la civilisation du Québec et les Galeries de la civilisation du Québec19 ». Ce rapport est éclairant à plus 18. Gérald Grandmont, « Longue gestation d’un jeune musée », Cap-aux-Diamants, n o 25, printemps 1991, p. 56-59. 19. Jean-Claude Dupont, « Projet visant à remplacer le Musée de l’homme du Québec par L’Institut national de la civilisation du Québec et les Galeries de la civilisation du Québec », Service du Musée de l’homme du Québec, 13 novembre 1967, 24 p.
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d’un titre, D’abord, parce que Jean-Claude Dupont définit les bases du Musée de l’homme du Québec, qu’il préfère identifier sous le titre d’Institut national de la civilisation du Québec. Ensuite, parce qu’il trace les grandes lignes d’un bilan sur la situation des musées au Québec20. Après une courte période, au début des années 1970, l’Institut national de la civilisation disparaît discrètement. L’équipe de l’Institut se réparti peu à peu au sein de divers services du Ministère: archéologie, ethnologie, Direction générale du patrimoine et Direction des musées21. L’idée de l’Institut réapparaît cependant en 1976 alors que le ministre Jean-Paul L’Allier propose dans un livre vert la création d’un Institut d’histoire et de civilisation22. La défaite des libéraux en 1976 retardera le projet mais le nouveau ministre des Affaires culturelles, Denis Vaugeois, reprendra pour sa part le projet de Musée de l’homme du Québec, rebaptisé Musée de l’homme d’ici. Ce concept muséologique, présenté dans le document intitulé «Le Musée du Québec en devenir23 », se heurte toutefois à une vive résistance de la part du milieu des arts. On rappelle dans ce rapport que le Musée du Québec, depuis son inauguration en 1933, ne s’était jamais «vu assigner un rôle précis par les autorités gouvernementales, si bien qu’il connut diverses orientations, au gré des directeurs, chacun
20. Voir à ce sujet : Yves Bergeron et Roland Arpin, « Jean-Claude Dupont : du Musée de l’homme du Québec au projet d’Institut national de la civilisation », Entre Beauce et Acadie. Facettes d’un parcours ethnologique, les Presses de l’Université Laval, Québec, p. 497. (p. 407-421). 21. Gérald Grandmont, op. cit., p. 56. 22. Op. cit., p. 56-57. 23. Le Musée du Québec en devenir. Concept muséologique, ministère des Affaires culturelles, 1979, 73 p. Voir également : Le Musée du Québec et son avenir. Programme muséologique, ministère des Affaires culturelles, 1979, 315 p.
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privilégiant tel ou tel aspect de la culture québécoise et telle ou telle utilisation des ressources disponibles24 ». Le ministre des Affaires culturelles du Québec souhaitait alors élargir la vocation du Musée du Québec. En somme, le Ministère espérait conserver le volet beaux-arts et y ajouter un nouveau volet: En choisissant pour objet de son action l’homme d’ici, étudié dans une perspective à la fois culturelle et sociologique, le Musée du Québec s’engage carrément dans le champ d’intérêt des sciences humaines. Il écarte, du même coup, les sciences naturelles et la technologie. Et, bien qu’il se propose de mettre en valeur une importante collection d’art, le Musée du Québec cherchera, en ce domaine, à montrer comment l’art fait partie de la vie de notre communauté et s’y intègre sans heurt ni hiatus. De ce qui vient d’être dit, on comprendra que le Musée du Québec s’inscrira plutôt dans la lignée des musées de l’Homme, lesquels visent, en général, à regrouper la somme des connaissances acquises sur l’espèce humaine. Bien peu de musées de l’homme ne dévient point, cependant, de l’homme universel vers l’homme national, objet plus pro-privilégiant des perspectives assez semblables à celles qu’on retrouve dans les musées de l’homme, le Musée du Québec se distinguera néanmoins de ces derniers par son option volontaire et clairement avouée en faveur de l’homme québécois 25.
Cette proposition, qui fut suivie d’une consultation, suscita les plus vives réactions dans le milieu des musées au Québec. En somme, ce projet fut reçu comme une véritable hérésie et vécu comme un drame (déchirement). Comment pouvait-on envisager en 1979 de faire du Musée du Québec un musée national ouvert à des questions de société. On assista alors à une polarisation des positions. Des barricades s’érigèrent, au sens
24. Le Musée du Québec en devenir. op. cit., p. 15. 25. Op. cit., p. 29-30.
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figuré bien sûr, entre le milieu des beaux-arts et les muséologues du ministère des Affaires culturelles. Il faut retourner dans les journaux de l’époque pour constater à quel point le débat prend des proportions démesurées. D’un côté comme de l’autre, les partisans adoptent une attitude qui les place dans une situation de dialogue de sourds. Certains historiens de la muséologie ne retiennent de cette période que la confrontation, mais à mon sens, il y a beaucoup plus important à retenir: je crois surtout que le rapport fut le prétexte pour amorcer un véritable débat sur la fonction des musées dans la société. Quoi qu’il en soit, après quelques mois d’un débat qui ressemblait plutôt à une querelle de disciplines, le gouvernement ne pouvait que reculer. Le Musée du Québec fut donc confirmé dans sa mission de conservation et de diffusion de l’art au Québec. Quant au second volet, consacré à l’homme d’ici, le Ministère choisit plutôt de réfléchir à nouveau à ce concept et de préparer la création d’un musée national de la civilisation. Il y avait, dans cette décision toute politique, préfiguration d’une tendance qui ne s’est pas démentie depuis. En fait, cette polarisation des positions ouvrait la porte à une spécialisation des musées. La conséquence la plus immédiate se manifeste dans la mission du Musée du Québec qui délaisse une partie importante de sa responsabilité initiale, qui était de conserver non seulement les œuvres mais également les objets propres à retracer l’histoire du Québec. La collection ethnographique constituée par le Musée du Québec fut donc confiée à ce qui allait devenir le Musée de la civilisation dans un projet de loi adopté en 198426.
26. Voir à cet effet : Richard Dubé, Trésors de société. Les collections du Musée de la civilisation, Fides/Musée de la civilisation, Québec, 1998, 255 p.
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Avec le recul, on constate que ce qui s’annonçait comme un échec en 1979 s’est transformé en succès. Même avec son concept muséologique propre, on doit reconnaître que le volet « civilisation» n’aurait jamais trouvé un véritable équilibre dans la structure du Musée du Québec. La création de deux structures autonomes a donc permis le maintien et le développement des missions respectives du Musée du Québec et du Musée de la civilisation.
Un lieu de réflexion Revenons donc à notre fil conducteur, c’est-à-dire le musée comme lieu de réflexion. L’expérience du Musée de la civilisation démontre que lorsque la médiation s’engage véritablement, elle conduit au dialogue. Mais encore faut-il savoir avec qui nous souhaitons échanger. Pour y arriver, il faut connaître les publics qui fréquentent notre institution. À ce chapitre, le Musée de la civilisation se distingue dans la mesure où il s’est doté, dès son ouverture, d’un Service de la recherche et de l’évaluation. Cette structure nous a permis de suivre attentivement l’évolution de nos publics de 1988 à aujourd’hui.
Un musée pour qui ? Les publics du Musée de la civilisation Le concept du Musée, élaboré en 1987, distinguait alors trois types de publics: le public régulier, le public occasionnel et le public potentiel. En fait, dans l’argumentaire qui accompagne la définition de ces types de publics, le Musée précise ses objectifs initiaux. Ainsi, on considère que pour conserver le public régulier, on doit satisfaire la curiosité et le désir d’apprendre des gens. Par ailleurs, on croit que le public occasionnel s’intéresse surtout aux activités centrées sur la famille. C’est pourquoi on doit permettre à ce public, qui reproche généralement aux musées leur formalisme, de toucher et de faire des expériences. C’est là le nouveau public que le Musée compte 188
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gagner. Celui-ci se confond d’ailleurs avec ce que l’on identifie comme le public potentiel, c’est-à-dire ces personnes qui ne fréquentent pas habituellement les institutions muséales. Bien que ce premier découpage nous apparaisse un peu naïf avec le recul des années, on constate que le Musée se donnait alors pour défi de conquérir de nouveaux publics afin d’élargir et de fidéliser sa clientèle locale et régionale.
Évolution des publics du Musée Dans l’étude synthèse que nous avons récemment réalisée27, on constate à quel point les publics du Musée ont changé au fil des années, et les visiteurs actuels apparaissent bien différents de ceux qui franchissaient les portes du Musée dans les premières années. Partant de ce constat, nous proposons ici une brève analyse de l’évolution de la fréquentation et du profil des visiteurs du Musée de manière à mieux cerner les défis que posent ces changements pour l’avenir.
Première balise : la fréquentation Globalement, on peut dire que la fréquentation s’est maintenue durant les trois premières années financières, soit du 1er avril 1989 au 31 mars 1992, le total annuel des entrées aux portes ayant fluctué entre 741 000 et 762 000. Ensuite, on relève trois principales chutes de l’achalandage : entre 1991-1992 et 19921993, une baisse de 57 000 entrées ou 8 %; entre 1995-1996 et 1996-1997, une baisse de 35 000 entrées ou 5% ; plus récemment, entre 1998-1999 et 1999-2000, une baisse de 62 000 entrées ou 10 %. À la fin de l’exercice financier 2000-2001, soit au 31 mars 2001, avec un total de près de 632 000 entrées, le Musée a connu une augmentation appréciable de quelque 49000 entrées ou 8 % par rapport à l’année précédente. La 27. Allaire, André (1999), Portrait statistique de la fréquentation et des visiteurs du Musée de la civilisation, 1988-1999, Les cahiers du Musée de la civilisation, Québec, 62 p.
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tenue des deux grandes expositions internationales Syrie, terre de civilisations et Trésors du Musée national de la Marine de Paris n’est sûrement pas étrangère à ce rattrapage de la fréquentation. Au 31 mars 2001, après un peu plus de 12 ans d’existence, le Musée a cumulé 8,3 millions d’entrées aux portes, ce qui représente une moyenne annuelle d’environ 680000 entrées. Ce chiffre est somme toute exceptionnel et bien au-delà des prévisions initiales de 1988, qui annonçaient 300000 entrées pour la première année.
Deuxième balise : la notoriété du Musée L’un des succès les plus éclatants du Musée se situe certainement au chapitre de la notoriété acquise auprès des Québécoises et des Québécois. Les différents sondages de portée générale réalisés auprès de la population de la région métropolitaine de Québec indiquent que le Musée de la civilisation se place en tête des institutions muséales. Comparativement au Musée du Québec, le Musée est cité deux fois plus souvent. Il semble bien que l’accueil de nombreux groupes scolaires a notamment contribué au renom du Musée, puisque ces sondages révèlent que, plus on est jeune, plus on a tendance à nommer en premier le Musée de la civilisation. L’inverse se vérifie en ce qui concerne le Musée du Québec. Par ailleurs, un sondage Statmédia de la firme Jolicœur et associés, réalisé à l’échelle provinciale en décembre 1997 auprès de la population des 15 ans et plus, révèle que le Musée de la civilisation se situait alors en première position quant à la notoriété spontanée, avec 22% des mentions, devançant le Musée des beaux-arts de Montréal (19%). C’est donc dire que la notoriété du Musée s’étend bien au-delà de la grande région de Québec.
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Troisième balise : les habitudes de fréquentation de la population régionale On constate que le taux de fréquentation du Musée n’a cessé de progresser depuis son ouverture: alors qu’en mars 1990 44% de la population adulte de la région de Québec avait déjà visité le Musée, la proportion grimpait à 79% en septembre 1999. C’est donc dire qu’aujourd’hui près de 8 personnes sur 10 âgées de 18 ans et plus de la région de Québec auraient déjà visité le Musée au moins une fois. Cette statistique démontre bien la large percée de l’institution dans la population locale et régionale. En termes de taux de fréquentation, on observe des tendances qui se maintiennent depuis l’ouverture du Musée. Ainsi, dans les différents sondages de portée générale menés pour le compte du Musée, le pourcentage de femmes ayant déjà visité l’établissement dépasse toujours légèrement celui des hommes. Par ailleurs, le taux de fréquentation apparaît toujours plus élevé chez les 18 à 24 ans: par exemple, en septembre 1999, leur taux de fréquentation s’élevait à 86%, comparativement à 76% chez les 35 à 54 ans et 74% chez les 55 ans et plus. Quant au niveau de scolarité, il demeure, quelle que soit l’année considérée, un facteur déterminant de la fréquentation du Musée. En septembre 1999, les deux tiers des gens possédant au plus des études secondaires disaient avoir déjà visité le Musée, comparativement à 89% des universitaires. Lorsqu’on analyse l’évolution du taux de fréquentation en relation avec le revenu familial, on constate que les personnes dont le revenu familial annuel est inférieur à 20 000 $ sont celles qui ont connu la plus forte croissance du taux de fréquentation dans les premières années, le taux passant, entre 1990 et 1992, de 35 à 55 %. On remarque cependant un plafonnement chez ce groupe depuis 1995. Est-ce à dire que le Musée n’arrive plus à attirer de nouveaux visiteurs dans le groupe à faible statut socioéconomique ? À l’opposé,
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on observe une croissance continue, entre 1990 et 1999, du taux de fréquentation des personnes adultes les mieux nanties, qui disposent d’un revenu familial d’au moins 60 000 $. En ce qui concerne la fréquence des visites au Musée de la civilisation, on note que les visiteurs âgés de 55 ans et plus visitent le plus souvent le Musée, en moyenne 5,6 fois au cours des 5 dernières années. La propension la plus faible se situe chez les plus jeunes visiteurs, âgés de 18 à 34 ans, qui ne sont venus au Musée que 3 fois en moyenne. D’autre part, les personnes ayant fréquenté l’université se distinguent par une fréquence moyenne nettement plus élevée, soit 5 visites en comparaison de 3,5 pour les autres niveaux d’études. Enfin, les personnes dont le revenu familial dépasse 60000$ fréquentent plus souvent le Musée (4,9 fois en comparaison de 3,5 pour les autres tranches de revenus). L’analyse diachronique des différents sondages de portée générale commandés depuis l’ouverture du Musée démontre que les gens de la région de Québec tendent de plus en plus à espacer leurs visites au Musée. Par exemple, alors qu’en 1992 seulement 4 anciens visiteurs sur 10 n’étaient pas venus au Musée depuis au moins un an, la proportion monte à près de 6 sur 10 (57%) en septembre 1999. Il est intéressant de noter que moins on est scolarisé, plus on tend à espacer sa visite au Musée ou à ne plus y revenir. Par ailleurs, selon les résultats du dernier sondage de portée générale, on peut considérer que le quart des anciens visiteurs de la région de Québec sont des habitués du Musée, y ayant fait au moins cinq visites durant les cinq dernières années, c’est-à-dire au moins une visite par an, en moyenne. En conclusion, on peut affirmer que la clientèle locale et régionale que l’on souhaitait fidéliser dès 1988 reste attachée au Musée, mais le fréquente moins assidûment qu’au cours des premières années. Cette tendance peut correspondre à une polarisation des groupes socioéconomiques. Les personnes qui
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possèdent une scolarité universitaire et des revenus élevés constitueraient aujourd’hui un nouveau groupe cible du Musée, étant vraisemblablement la clientèle la plus facile à fidéliser. Le « non-public »
Les données tirées des sondages de portée générale effectués auprès d’échantillons représentatifs de la population régionale adulte permettent également de dresser le profil des personnes qui n’ont encore jamais mis les pieds au Musée. Ainsi, le portrait type actuel de ce public potentiel, de ce «non-public», du Musée de la civilisation est celui d’une personne de sexe masculin, âgée de 55 ans et plus, possédant une scolarité de niveau primaire ou secondaire et ayant un faible statut socioéconomique.
Quatrième balise : Évolution du public estival 28 On observe, surtout depuis 1993, des changements assez importants dans le profil sociodémographique du public adulte qui fréquente le Musée en été. Alors qu’on observait un niveau sensiblement égal d’hommes et de femmes adultes entre les enquêtes de 1989 et 1993, on constate que les femmes deviennent, avec le temps, de plus en plus nombreuses, en proportion: elles représentent près de 6 visiteurs sur 10 dans les enquêtes subséquentes de juillet 1998 (59%) et août 2000 (56%). En ce qui concerne l’âge, on note depuis 1993 une diminution de l’importance relative des jeunes adultes de 25 à 34 ans, groupe d’âge correspondant aux familles avec jeunes enfants: de 27% en juillet 1993, la proportion tombe à 20% en juillet 1998 et n’atteint plus que 13% en août 2000. Par ailleurs, plus récemment, soit entre les étés 1998 et 2000, on remarque une nette diminution de l’importance des catégories 28. Les statistiques présentées dans cette section proviennent des diverses enquêtes estivales que nous avons menées auprès des visiteurs adultes aux portes du Musée, depuis l’ouverture.
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d’âge 18 à 24 ans (de 20 à 14%) et 35-44 ans (de 28 à 19%). En contrepartie, les personnes âgées de 45 ans et plus ont, durant cette période, nettement accru leur présence relative au Musée: de 31% respectivement en juillet 1993 et 1998, la proportion de cette tranche passe soudainement à 53% dans la dernière enquête du mois d’août 2000. Un autre fait à signaler est la diminution, au cours des années, de la clientèle régionale en période estivale: alors qu’en juillet 1993, 26% des visiteurs adultes provenaient de la région administrative de Québec, la proportion chute à 15% en juillet 1998 et remonte à 20% dans notre dernière enquête estivale d’août 2000. La baisse du public local et régional peut sans doute s’expliquer par l’abolition, à l’été 1994, de la gratuité le mardi en été. Quant à la proportion des Québécois des autres régions, elle reste importante en été, variant entre 44% (août 2000) et 52% (juillet 1998). Si le Musée a perdu une partie de sa clientèle régionale en été, il a réussi à augmenter sa clientèle touristique, tant québécoise qu’internationale. Comparativement à ses débuts, le Musée attire aujourd’hui plus de touristes des autres provinces canadiennes, des États-Unis, de la France et des autres pays. En somme, la clientèle qui fréquente le Musée durant la saison estivale tend à devenir de plus en plus touristique et non francophone. En ce qui concerne la scolarité, on constate en été une augmentation assez marquée de la proportion de visiteurs ayant fréquenté l’université (16 ans ou plus d’études): de 42% en juillet 1993, la proportion passe à 50% en 1998 et atteint 54% en août 2000. En corollaire, on note une certaine diminution, dans le temps, de visiteurs occupant des emplois manuels ou de bureau, de vente et de services. Enfin, les résultats des enquêtes semblent indiquer que les visiteurs estivaux utilisent beaucoup plus que dans les premières années du Musée les différents services offerts au public. Par 194
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exemple, entre les enquêtes des étés 1993 et 1998, le taux de recours aux visites commentées passe de 10 à 18 %, celui des ateliers éducatifs de 5 à 15 %, la Boutique de 37 à 53 %, et enfin le Café de 19 à 26 %. Ces changements sont reliés à plusieurs facteurs, notamment l’évolution du profil sociodémographique des visiteurs, une plus grande offre d’activités et une meilleure signalisation ou visibilité.
Cinquième balise : le niveau de satisfaction des visiteurs, baromètre du Musée Le niveau de satisfaction des visiteurs constitue en quelque sorte le baromètre du Musée. Depuis l’ouverture en 1988, la proportion de visiteurs adultes se disant satisfaits de leur visite a peu changé, oscillant entre 96 et 99%. Il s’agit d’une caractéristique particulière du Musée, qui confirme le succès de l’institution auprès de ses usagers. Si le pourcentage de visiteurs satisfaits est demeuré stable dans le temps, il n’en va pas de même du taux de visiteurs «très satisfaits», qui a connu une baisse significative depuis l’été 1995: de 60% en août 1995, ce taux chute subitement à 50% à l’enquête de juillet 1998. Les efforts déployés par le Musée par la suite ont permis de ramener à 54% le taux des clients très satisfaits dans la dernière enquête effectuée l’été dernier. Lorsqu’on examine attentivement les données reliées à la satisfaction, on constate que les visiteurs les plus fidèles, c’està-dire ceux qui fréquentent régulièrement le Musée, ont tendance à se dire plus souvent que les autres très satisfaits. À l’opposé, les visiteurs occasionnels semblent plus difficiles à satisfaire totalement. Les variables reliées à la satisfaction générale à l’égard de la visite
L’examen des coefficients de corrélation simple révèle que la variété des sujets d’exposition, voire la programmation, constitue le facteur le plus fortement associé au niveau de satisfaction 195
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générale des visiteurs. Ainsi, les visiteurs de juillet 1998 qui ont affirmé avoir «beaucoup» apprécié la variété des sujets d’exposition tendent plus que les autres à se dire très satisfaits de leur visite. On retrouve ensuite, comme autres variables liées à la satisfaction, trois éléments relatifs à la muséographie: la présentation des œuvres et des objets dans les salles, la lisibilité des textes dans les salles et l’éclairage dans les salles. Certains aspects concernant l’accueil du visiteur sont également associés de façon importante à la satisfaction générale. On observe en effet une corrélation positive entre le niveau de satisfaction et l’appréciation à l’égard de l’accueil du personnel, de la signalisation à l’intérieur du Musée et du confort offert au public. Si l’on considère les caractéristiques du visiteur, on remarque que les jeunes adultes de 18 à 24 ans, et dans une moindre mesure les 25 à 34 ans, tendent moins que les autres groupes d’âge à se dire très satisfaits. Il semble que les jeunes seraient plus critiques à l’égard des expositions. À l’inverse, les personnes âgées de 45 et plus ont une plus grande propension à se dire très satisfaites. Quant aux femmes, elles ont plus tendance que les hommes à se montrer très satisfaites de la visite. De même, on observe que le fait d’être universitaire ou francophone contribue à une plus grande satisfaction. Par ailleurs, on constate sans surprise une relation positive entre la fréquence des visites, au cours des cinq dernières années, et le niveau de satisfaction : plus on fréquente le Musée, plus on tend à se dire très satisfait. À l’opposé, d’autres caractéristiques présentent des corrélations négatives avec le niveau de satisfaction, par exemple le fait d’être étudiant ou originaire des autres provinces canadiennes. Enfin, il est intéressant de signaler que le contexte de la visite semble également influer sur la satisfaction. Par exemple, lorsqu’un visiteur est accompagné d’au moins un enfant, ou lorsqu’il suit une visite commentée, il tend à apprécier davantage sa visite. En outre, on retrouve des taux de grande
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satisfaction un peu plus élevés chez les visiteurs qui ont assisté à une animation dans la cour intérieure, fréquenté la Boutique ou participé à l’atelier de costumes. Les déterminants du niveau de satisfaction générale
Les résultats d’une analyse discriminante du niveau de satisfaction générale des publics de l’été 1998 indiquent que, toutes choses étant égales, c’est l’expérience de visite, et particulièrement la perception de l’accueil au Musée, qui influence le plus le niveau de satisfaction du visiteur. Ainsi, les visiteurs ont d’autant plus de chances de se dire très satisfaits du Musée qu’ils auront beaucoup apprécié le confort offert au public, l’accueil du personnel et la signalisation à l’intérieur de l’édifice. Les seuls attributs individuels qui déterminent de façon significative le niveau de satisfaction sont la scolarité et l’âge. Ainsi, avoir 16 années ou plus d’études ou être âgé entre 45 et 54 ans augmente la probabilité de se dire très satisfait de la visite du Musée. Enfin, l’analyse montre que le fait de visiter le Musée avec un ou des enfants, ou d’avoir suivi une visite commentée influence aussi positivement la satisfaction du visiteur.
L’obsession des visiteurs ? Mais au-delà de toutes ces données, certains diront: «Pourquoi accorder autant d’importance aux publics. Voilà probablement une obsession de gestionnaire.» En fait, cette sensibilité aux publics constitue une valeur commune à l’ensemble des employés du Musée de la civilisation. À titre d’exemple, je rappellerai simplement qu’en 1999, le Musée connaissait une baisse significative de la fréquentation. Le Service de la recherche et de l’évaluation a alors produit un rapport pour mieux comprendre les causes de ce phénomène. Une journée d’étude destinée à l’ensemble des employés a donc été planifiée. Après 197
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avoir fait le point en équipes restreintes, les employés ont trouvé des solutions pour corriger la situation. On recommandait notamment de réviser la programmation du Musée. On a formé un comité dont le mandat était d’améliorer l’accueil et le confort des visiteurs. Enfin, un comité «événement» a été mis sur pied pour élaborer une stratégie de mise en marché de la programmation. Chaque service était donc invité à contribuer aux nombreuses propositions. Le plan d’action adopté quelques jours plus tard a rapidement été mis en place et, après une année, nous avons regagné une large part de nos visiteurs. Si nous n’avions pas eu affaire à une valeur commune partagée par tous les employés, toute mobilisation aurait été impensable. Que doit-on comprendre de cette mobilisation? Je reste convaincu que pour l’ensemble des employés, l’institution ne saurait être simplement un lieu de production d’expositions, d’activités éducatives ou d’activités culturelles. Le Musée existe d’abord et avant tout pour le public, qui fait de lui un lieu vivant. On doit donc également éviter que le dialogue et la réflexion restent confinés aux salles du Musée. Pour être vivante et saine, une organisation doit accepter le dialogue entre les différents paliers de sa structure. C’est le premier espace de liberté du Musée.
La dérive des clientèles Nous assistons depuis quelques années à une dérive des clientèles. En fait, les publics changent et les attentes ne sont plus les mêmes. Ce constat correspond probablement à l’offre de la programmation du Musée de la civilisation ces dernières années. Pour maintenir un véritable dialogue entre le Musée et les visiteurs, on doit pouvoir se remettre en question. C’est, à mon avis, le point de départ de notre réflexion. Un Musée qui perd le contact avec ses visiteurs et la société dans laquelle il s’inscrit se replie sur lui-même et son univers ressemble de plus en plus au Monde selon Garp de John Irving.
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Comme on ne doit jamais rien tenir pour acquis, il faut donc accepter de se repositionner. C’est pourquoi le Musée doit rester constamment en état de veille, de manière à être attentif à son environnement et branché sur le temps présent. Il s’agit là, me semble-t-il, d’une responsabilité du Musée de la civilisation. Pour y arriver, il faut aussi accepter d’être à l’écoute des tendances.
Les tendances Pour mieux comprendre les enjeux et les défis qui se posent aux musées dans les prochaines années, nous avons réalisé avec des partenaires29 du milieu de la recherche des travaux de réflexion sur les grandes tendances qui se dessinent à l’horizon pour la société québécoise. Nous en avons identifié sept, qui nous semblaient déterminantes: 1. 2. 3. 4.
Le vieillissement de la population; La concentration de la population et l’urbanisation; La stabilité des ressources financières; Le développement accéléré de la science et de la technologie ; 5. L’importance accrue du discours économique; 6. Le retour de l’enjeu environnemental; 7. L’omniprésence des médias et la spécialisation des musées.
29. Voir à ce sujet le rapport de Marc Simard, Quelques défis du XXIe siècle : diagnostics, pronostics et problématiques, Musée de la civilisation, Service de la recherche et de l’évaluation, 1998, 20 p. Nous avons retenu le texte de Luc Dupont, Les grandes tendances dans la société québécoise au début du XXIe siècle, Québec, Musée de la civilisation, Service de la recherche et de l’évaluation, 2000, 45 p.
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Première tendance : le vieillissement de la population Le vieillissement de la population se présente comme l’une des tendances qui aura rapidement l’impact le plus important sur la société québécoise. Au Québec, la Révolution tranquille des années soixante a aussi entraîné une révolution démographique. Pas de doute possible, l’espace québécois se recompose. La fécondité au Québec a atteint son niveau le plus bas en 1986, avec 1,4 enfant par famille, bien au-dessous du seuil de renouvellement de 2,1 enfants. Entre 1990 et 1998, on a enregistré une diminution de 22200 naissances par année. Il s’agissait d’un des indices de fécondité les plus faibles du monde. Par voie de conséquence, les tendances démographiques nous annoncent que, dans une quarantaine d’années, le Québec aura une société parmi les plus vieilles de la planète. Les 65 ans et plus formaient en 1996 environ 12 % de la population québécoise; ils passeront à plus de 20 % en 2031. L’âge médian passera quant à lui de 36,7 ans en 1997 à 43,7 ans en 2021. Cette réalité appelle à une révolution des mentalités. Nous voici, pour une fois, devant une quasi-certitude: il y aura au Québec de plus en plus de personnes qui, par ailleurs, vivront de plus en plus vieilles, un gain qui s’explique par la baisse de la natalité et une durée de vie moyenne qui s’est considérablement accrue. Par ailleurs, la nature de l’union conjugale entre les hommes et les femmes change: le nombre de mariages a baissé de moitié depuis 1970 et les naissances hors mariage sont importantes. Deux nouveaux types de couples voient le jour: la famille reconstituée et le ménage sans enfant.
Deuxième tendance : la concentration de la population et l’urbanisation Le Québec est de plus en plus urbain. En fait, la moitié du Québec vit dans la seule grande région de Montréal, avec les 200
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conséquences associées aux grandes villes : pollution, problèmes de circulation, environnement, etc. Corollaire : certaines régions perdent une grande partie de leur population et plus particulièrement les jeunes. En Gaspésie, par exemple, la situation devient dramatique. Cet exode a pour effet de déstructurer les régions. Après la vague de fusion des municipalités, verronsnous des villages et même des municipalités fermer ? Cette tendance risque d’alimenter la nostalgie de la terre et de la forêt. Elle nous convie aussi à une réflexion importante sur l’avenir du Québec des régions.
Troisième tendance : la stabilité des ressources financières Depuis une dizaine d’années le revenu des ménages et des familles a peu augmenté; les gains réels, la proportion de pauvres et les inégalités sont stables; et les revenus réels des couples ont peu bougé. En d’autres mots, le Québécois moyen est moins riche qu’il y a quelques années et son revenu discrétionnaire est moins élevé: il doit faire plus avec moins, ce qui l’oblige à faire des choix. Ainsi, la retraite comportera des projets moins coûteux et conduira les gens à développer des champs d’intérêt plus proches du quotidien. Par ailleurs, on doit prendre conscience que les visiteurs seront de plus en plus sensibles aux tarifs exigés par les musées. Les visiteurs doivent être considérés comme des consommateurs car c’est à ce titre qu’ils auront à faire des choix entre plusieurs produits culturels. Ils auront à choisir, entre autres, entre le cinéma, la littérature, le théâtre et les activités culturelles de plein air. C’est donc dire que la concurrence pour attirer les visiteurs risque d’être de plus en plus vive.
Quatrième tendance : le développement accéléré de la science et de la technologie Au Québec, comme dans le reste du monde, la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont marqués par un développement 201
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sans précédent de la science et de la technologie. Nul ne saurait contester le pouvoir acquis grâce à l’essor de la technologie, que ce soit l’ordinateur, la génétique, le téléphone cellulaire, la codification du génome humain, la vidéoconférence, Internet, la télévision numérique ou les plantes transgéniques. On évalue à 150 millions le nombre d’internautes sur la planète. Selon Philippe Quéau, en réalité, les technologies ont tendance à transformer la société30. La possibilité de télécharger des livres au moyen d’Internet et de les lire à l’écran, par exemple, devrait révolutionner la lecture, croit l’écrivain Jacques Attali. Par ailleurs, une lutte sans merci se prépare pour le contrôle de la télé numérique, l’offre de Quebecor sur Vidéotron en donnant un avant-goût. Bien sûr, on s’est très souvent trompé sur l’impact des innovations technologiques. L’histoire fourmille d’exemples. Ainsi, l’imprimerie devait conduire à la généralisation de l’usage du latin. Qu’en est-il du latin aujourd’hui? Le téléphone devait sonner la mort des voyages. Est-ce bien le cas? La télévision devait entraîner la mort des stades sportifs, rendus soudainement inutiles. Pourtant, on construit des stades toujours plus imposants. Ceci étant dit, un des enjeux majeurs du Québec du XXI siècle sera la démocratisation de ces savoirs technologiques, car la technologie transforme aussi la culture. Ce défi passera par une large diffusion des innovations technologiques, ainsi que par un apprentissage généralisé des nouvelles technologies. e
Cinquième tendance : mondialisation et importance accrue du discours économique Nul besoin de s’étendre longuement sur les effets tangibles de la mondialisation, le Sommet des Amériques nous a rappelé
30. Quéau, 1999.
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récemment les enjeux actuels. La manifestation la plus concrète de cette tendance reste sans aucun doute la fièvre boursière. Ouvertes 24 heures sur 24, les bourses permettent désormais de transiger des entreprises cotées en bourse aussi bien en Amérique du Nord qu’en Asie ou en Europe. La tendance économique nous convie donc à un rendezvous planétaire où argent et bonheur vont de plus en plus de pair. Mais la mondialisation n’a pas que des avantages. SIL International, un institut américain spécialisé dans l’analyse de la situation linguistique dans le monde, estime que plus de 50% des langues parlées aujourd’hui auront disparu à la fin du XXIe siècle, conséquence directe de la mondialisation du commerce. Il faut donc prévoir un effet boomerang dans quelques années.
Sixième tendance : le retour de l’enjeu environnemental Cette sixième tendance de fond est, d’une certaine manière, liée à la précédente. En effet, les années quatre-vingt et quatrevingt-dix ont été marquées par un développement industriel planétaire important. Parallèlement, les émissions de polluants dans l’atmosphère ont augmenté de façon constante. Lentement, la question environnementale est revenue au centre des débats publics, la crise du verglas, le «déluge» de Chicoutimi, la crise de Walkerton et ce qu’il est maintenant convenu d’appeler «l’effet Richard Desjardins» servant tour à tour de véritables déclencheurs. La Fondation québécoise en environnement met en œuvre des initiatives de sensibilisation qui s’inscrivent dans une stratégie globale sur les changements climatiques. Un sondage récent montre que les Québécois s’opposent majoritairement à l’exportation d’eau en vrac. Il faut dire que l’eau est un élément essentiel de la survie de la chaîne alimentaire. Chaque année, 27000 espèces d’organismes meurent 203
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dans les forêts tropicales et 10% des végétaux seraient menacés d’extinction. On estime que l’érosion des terres coûte à nos sociétés 150 milliards de dollars américains par an, et les pesticides, 100 milliards. C’est dire l’importance de la sauvegarde de l’environnement. Conséquence imprévue de la mondialisation: les bioenvahisseurs, des insectes, des bactéries et des champignons qui voyagent d’un continent à l’autre grâce à l’explosion du commerce mondial. La liste des dégâts est très longue, et le phénomène constitue un véritable fléau pour l’agriculture. Les maladies et les épidémies voyagent maintenant par avion. À l’échelle mondiale, les experts soutiennent que la désertification, le réchauffement de la planète, l’effet de serre et la malnutrition prennent chaque jour de l’ampleur. Aujourd’hui, un milliard d’habitants de la planète ne disposent pas encore d’eau et 25000 personnes meurent chaque jour à cause du manque d’eau.
Septième tendance : l’omniprésence des médias et la spécialisation des musées Durant leur temps libre, les Québécois sont parmi les plus grands consommateurs de médias de la planète, une tendance qui ne semble pas vouloir s’essouffler. Que ce soit la télévision ou le cinéma, ils sont des consommateurs insatiables de feuilletons et de films d’action. En réalité, il faudrait probablement parler d’un véritable engouement pour l’image en mouvement, un phénomène de société qui mériterait d’ailleurs qu’on s’y intéresse plus attentivement. En moyenne, les Québécois regardent la télévision 26 heures par semaine, ce qui les place parmi les plus grands consommateurs au monde avec les Américains. Pire encore, selon BBM, 20% de la population québécoise regarde la télévision plus de 40 heures par semaine, une tendance qui ne se dément pas depuis plus de dix ans. Par ailleurs, les Québécois forment l’un des 204
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peuples les plus câblés de la planète. Cependant, malgré l’augmentation vertigineuse du nombre de chaînes de télévision offert au Québec – nous sommes passés de trois à près de vingt en quinze ans –, le nombre d’heures passées devant le téléviseur semble plafonner. Mais nous n’avons peut-être rien vu encore du côté du petit écran. Comme le rappelle à ses membres l’Association des radiodiffuseurs canadiens, la télévision verrait plus de changements au cours de la prochaine décennie que depuis sa naissance, il y a 50 ans. Par ailleurs, le nombre de quotidiens reste stable. L’écoute de la radio au Québec bat des records canadiens. Enfin, le Québécois reste publiphile et mélomane. Conséquence immédiate de cette consommation de médias, les valeurs et les attitudes des consommateurs québécois changent: ils sont plus sceptiques que jamais, ils remettent en cause leurs institutions et ils sont plus méfiants à l’égard des journalistes, par exemple. Depuis quelques ans, on observe dans le monde des médias une spécialisation croissante. Les chaînes de télévision se multiplient et se spécialisent. Il y en a pour tous les goûts maintenant. On ne retrouve plus seulement des canaux spécialisés de sports ou de cinéma, mais aussi des canaux qui diffusent 24 heures sur 24 des émissions consacrées à l’histoire, aux voyages, aux petites annonces, à la musique rock, à la musique country, à l’information ou à la science-fiction. Cette tendance semble se maintenir et elle a pour effet d’éroder la part de marché des télévisions généralistes comme Radio-Canada, TVA ou Quatre-Saisons au Québec. On observe par ailleurs que certains groupes d’âges, dont les jeunes, passent moins de temps devant le téléviseur. Cette tendance se répercute d’abord sur les revenus publicitaires: dès que les cotes d’écoute baissent, les revenus baissent et, par conséquent, la qualité et le nombre d’heures de production originale tendent aussi à baisser. 205
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On observe le même phénomène dans le monde de la radio. Bien que les stations de la bande AM aient à peu près disparues, elles se multiplient sur la bande FM avec des créneaux de clientèles de plus en plus spécialisées. La multiplication des salles de cinéma, depuis dix ans, permet une offre de produits plus diversifiée. L’arrivée d’Internet n’est peut-être pas étrangère à cette tendance. En effet, le réseau des réseaux pousse la spécialisation à ses limites extrêmes. Dès que l’on maîtrise les moteurs de recherche, on trouve de tout sur tous les sujets. Lorsqu’on observe le réseau des musées nord-américains, on constate également depuis le début des années 1990 une spécialisation des musées. On a vu se multiplier les musées d’archéologie, les musées de sciences ainsi que les centres d’interprétation dont la raison d’être réside précisément dans la surspécialisation des thèmes de commémoration. Dans ce contexte, les musées qui ont traditionnellement une vocation très large voient leur clientèle s’éroder. Comme pour la télévision, les musées généralistes sont-ils appelé à devoir changer? Les musées vont-ils suivre la tendance observée dans les médias? Quel impact ces changements auront-ils sur la fréquentation et les clientèles du musée? Il y a là, croyons-nous, une piste à explorer pour mieux comprendre les changements à venir au cours des prochaines années. On observe également dans les musées une tendance qui favorise les blockbuster c’est-à-dire ces grandes expositions qui monopolisent les ressources médiatiques, financières et humaines des établissements. Ces événements suscitent notamment de grandes attentes de la part des musées et du public. Si certains projets de ce type connaissent un succès realtif, plusieurs expositions ne répondent pas aux attentes. Pourtant, les résultats à ce chapitre se ressemblent. Ils laissent souvent les musées dans un état semblable à celui des junkies: après la poussée d’adrénaline survient une période dépressive où le
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public déserte le musée. Les effets se font sentir tant au niveau de la fréquentation qu’à celui du moral des employés. Comme les héroïnomanes, on tente ensuite de renouveler l’expérience en souhaitant connaître un nouveau sommet. Dans les faits, la fréquentation des musées qui s’engagent sur cette voie se fait en dents de scie, c’est-à-dire des sommets impressionnants suivis de longues périodes de dépression.
Les grands enjeux au regard de la médiation31 Le profil des visiteurs J’ai retenu, pour compléter cette réflexion, trois enjeux qui me semblent majeurs pour l’avenir dans la dynamique de la médiation des musées. Le fait que la clientèle du Musée, particulièrement en été où l’achalandage est le plus important, soit de plus en plus 31. Au moment d’écrire ce texte, nous n’étions pas encore engagés dans le drame du World Trade Center et la chute de la bourse. Depuis le 11 septembre 2001, les musées doivent s’accommoder de cette nouvelle réalité. Au Musée de la civilisation, nous avons observé une baisse significative des touristes dans les deux semaines qui ont suivi ces événements. Depuis, la fréquentation semble s’être stabilisée. Comme nous nous trouvions à la limite de la saison touristique, il demeure difficile d’évaluer l’impact réel de ce conflit qui touche tous les pays. Cependant, nous savons que les musées français connaissent une baisse de 30 % de leurs visiteurs. Si la crise perdure, on peut présumer que la fréquentation des musées poursuivra sa tendance à la baisse. Par ailleurs, l’intérêt des visiteurs pourrait évoluer différemment. Les questions liées aux grandes religions, aux idéologies ou au partage des richesses devraient préoccuper davantage les citoyens. En bref, ces événements nous démontrent que toute réflexion sur les tendances demeure un exercice fragile. Des facteurs extérieurs qu’on ne peut pas toujours prévoir peuvent bouleverser rapidement les données du paysage culturel des musées. Malgré tout, l’exercice que nous vous proposons demeure intéressant dans la mesure où il repose sur de grandes tendances internationales.
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touristique, scolarisée, à statut socioéconomique élevé et habituée des musées permet de croire que les visiteurs deviendront plus exigeants quant au choix des thèmes d’exposition et du type de traitement qu’on en fera. Comme le visiteur type du Musée de la civilisation tend à se rapprocher du profil des visiteurs des musées classiques, on peut parier qu’il sera davantage sensible à la présence d’œuvres et d’objets authentiques et uniques dans les expositions. Donc, il faudra réfléchir sur la place de l’objet au Musée de la civilisation. De plus, ce type de visiteur serait, croyons-nous, moins attiré par l’interactivité, les scénographies complexes et l’utilisation de nouvelles technologies muséales. Au fond, nous avons affaire ici à un visiteur de musée traditionnel qui, bien qu’il soit encore fidèle au Musée, se montrera également plus critique à l’égard de nos produits. Il faudra donc plus que jamais faire appel à l’intelligence des visiteurs32. L’évolution de la démographie influencera de plus en plus la clientèle du Musée. On constate que les Québécois ayant plus de 50 ans constituent actuellement un des segments dominants. Et quand on sait que le segment d’âge auquel on appartient dicte la majorité de nos attitudes et de nos comportements, on peut prévoir que nous aurons affaire à un consommateur plus expérimenté, qui voudra vieillir en restant jeune et actif. Enclin au retour aux sources, le consommateur dans la cinquantaine visera la bonne condition physique, la sérénité et la spiritualité33.
Les personnes âgées de plus de 50 ans tendent donc à consommer moins, à rechercher des valeurs sûres. Cette tendance a pour effet de favoriser ce qu’il convient d’appeler le 32. Cette tendance devrait avantager les musées qui disposent de collections majeures. 33. Jean-Marc Léger dans « Le consommateur de demain : plaisir, dettes et Internet », Commerce, novembre 2000, p. 58.
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marketing générationnel qui permet de répondre aux besoins spécifiques de chaque groupe d’âge. Dans cette perspective, les objectifs de clientèles définis dans les concepts de nos expositions ne pourront plus se contenter de cibler le grand public. Si certains analystes insistent pour différencier les groupes d’âges, d’autres soutiennent que le revenu demeure un facteur plus important que l’âge. Bien sûr, le niveau de revenus influence directement les comportements des consommateurs. Aussi faudra-t-il réfléchir aux coûts associés à une visite au Musée pour une personne ou une famille. Est-ce que la démocratisation des musées que nous avons vécue au cours des deux dernières décennies touche à sa fin ?
L’effet des nouvelles technologies Il y a quelques années à peine, tout le monde attendait avec impatience la révolution technologique. On croyait qu’Internet allait faire exploser la consommation et transformer la manière de réaliser des expositions. Internet s’est plutôt avéré un formidable outil d’information. À cet égard, certains spécialistes soulignent que la pyramide des âges condamne à l’échec le commerce électronique34. Contrairement aux sondages qui révèlent que les femmes sont plus nombreuses à fréquenter les musées, les internautes sont majoritairement des hommes (54,5%). Et les francophones «naviguent» moins que les anglophones. Par ailleurs, les consommateurs continuent d’acheter dans les magasins. La génération des plus de 50 ans ne s’est pas encore engagée dans le virage technologique. On ne doit donc pas attendre de bouleversements majeurs dans cette direction pour l’instant. Enfin, comme les consommateurs recherchent dans les musées des expériences tangibles avec des objets 34. David Foot, « Sondage Léger Marketing. Internet : un piètre outil de commerce « , Commerce prestige, février 2001, p. 86.
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authentiques, le musée virtuel ne devrait pas connaître de grands succès avant quelques années. Bref, Internet semble se situer aux antipodes du Musée, qui se veut pour sa part un lieu réel offrant des objets et des œuvres authentiques et une expérience tangible.
La notion de temps Lorsque nous observons les tendances de façon systématique, certains enjeux se dessinent assez clairement. Le temps et les changements sociaux s’accélèrent de plus en plus; on le voit plus nettement dans le cas des nouvelles technologies de l’information. Et nous vivons de plus en plus en temps réel: l’information, les découvertes, bref le savoir, évoluent à un rythme fou, de telle sorte que ce que nous savions hier peut être remis en question aujourd’hui. Jusqu’à maintenant, les musées avaient tendance à vivre largement dans le passé, alors que d’autres médias, tel Internet nous ramènent inéluctablement au présent. Dans ce contexte, est-ce que les musées sauront s’adapter au nouveau rapport au temps ? Il semble exister une distance entre les préoccupations de la société et les productions des musées, et cette distance tend à s’accroître. Rappelons simplement que la plupart des musées travaillent sur des programmations qui se préparent 3 à 7 ans d’avance. En somme, chaque musée projette sur un horizon moyen de cinq ans les sujets et les thèmes qui toucheront les visiteurs. Or, comment concilier cette façon de faire avec la nouvelle notion du temps instantané? Comment inscrire le musée dans le temps présent? Pour y arriver il faudra, me semble-t-il, accepter d’arpenter des chemins moins fréquentés. Dans ce contexte de changement, il faudra également accepter de remettre en question la manière d’envisager le dialogue avec les visiteurs. Comment prévoir les changements et les nouveaux intérêts des Québécois sans être à l’écoute des tendances sociétales? Par conséquent, il 210
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faudra également remettre en question la manière de produire des expositions et ajuster notre façon de communiquer avec le visiteur. Il faudra certainement retrouver les mots et les moyens de les dire. On devra accepter de remettre en question nos manières de faire et rompre avec la tradition. Vous l’aurez compris, nous n’avons pour l’instant que peu de réponses aux questions que nous avons dégagées de notre analyse. Nous comptons cependant ouvrir de nouveaux chantiers de réflexion avec des partenaires scientifiques. Mais se questionner constitue la première étape d’un dialogue que doit entretenir le Musée avec ceux qui le fréquentent. Je crois personnellement que les musées doivent rester des lieux de réflexion, branchés sur les préoccupations de leur époque, dans la mesure où ils souhaitent demeurer des espaces privilégiés de médiation pour la société.
Bibliographie Allaire, André (1999), Portrait statistique de la fréquentation et des visiteurs du Musée de la civilisation, 1988-1999, Les cahiers du Musée de la civilisation, Service de la recherche et de l’évaluation, Québec, 62 p. Arpin, Roland (1998), Le musée de la civilisation : une histoire d’amour, Québec, Musée de la civilisation/Éditions Fides, 175 p. Arpin, Roland, Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques, Québec, MultiMondes/Musée de la civilisation, 1992. Arpin, Roland, « Le Musée de la civilisation : lieu de savoirs mobiles et souples », Perspectives et prospectives. Regards sur le Musée, Québec, Musée de la civilisation, 2001. Arpin, Roland, Perspectives et prospectives. Regards sur le musée, Québec, Musée de la civilisation, 2001, 141 p. Arpin, Roland et Yves Bergeron, « Jean-Claude Dupont : du Musée de l’homme du Québec au projet d’Institut national de la civilisation», Entre Beauce et Acadie. Facettes d’un parcours ethnologique, Québec, les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 407-421. Bouchard, Jacques (1978), 36 cordes sensibles des Québécois, Montréal, Héritage, 308 p.
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La médiation au Musée de la civilisation
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Chapitre 8
LES TROIS TEMPS DU PATRIMOINE Note sur le découplage symbolique
Bernard Schiele Professeur au Département des communications Directeur, Programme d’études avancées en muséologie Université du Québec à Montréal
Tout nous échappe, et tous et nous-même. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis. Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1958
Qu’est-ce que le patrimoine? Je proposerai d’emblée une première réponse simple : le patrimoine est un regard. Naturellement, ce n’est pas n’importe quel regard. C’est un regard orienté. Un regard qualifiant un rapport au temps et à l’espace. On le conçoit naturellement tourné vers le passé. Ne pourrait-on pas – comme hypothèse de travail – considérer qu’il est surtout interpellé par l’avenir, et que c’est en fonction de cela qu’il convoque le passé?
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Qu’est-ce que le patrimoine aujourd’hui? C’est la forme spécifique que prend ce regard. Et il me semble que le regard contemporain du patrimoine fait appel au passé pour se prémunir contre l’avenir, un peu comme son antidote. Mais qu’adviendrait-il de ce regard, que signifierait-il, si, avec encore plus d’insistance qu’aujourd’hui, le futur, forçant le jeu, s’incrustait définitivement dans le présent? Comment alors conjurer un futur qui risquerait de n’être déjà plus là avant même que d’être advenu? Y aurait-il encore un sens à vouloir se projeter dans le passé? J’ai découpé ce chapitre en trois parties: la première – précédée de deux remarques sur la notion de regard – examine le rôle du patrimoine jusqu’au moment charnière des années soixante-dix; la deuxième s’attarde à ce qu’il représente pour notre modernité; la troisième s’interroge sur son devenir.
Deux remarques liminaires pour revisiter l’idée de patrimoine Lorsque je visite tel ou tel monument qualifié d’historique, je sais que c’est celui-là et non pas un autre. Je sais qu’il occupe un espace marqué et délimité dans l’existant (environnement culturel ou naturel). Je sais aussi qu’il est là, aujourd’hui, pour me rappeler ce qu’il fut mais n’est plus. En le visitant, je me rends progressivement compte que les choses me sont présentées d’une certaine manière et pas d’une autre. Il est question de ceci ou de cela, et non pas d’autre chose. Il n’est donc pas seulement là ; il est là, inséré dans un réseau de significations. Ce sont ces significations qui me permettent de structurer mes perceptions et de me faire une opinion. La question du sens me semble donc primordiale. Car si le geste qui fait d’un objet – historique ou pas – un objet patrimonial le relie à un champ de significations, celles-ci, réciproquement, se cristalliseront dans des objets. Or, le sens n’est pas fixé une fois pour toutes, il évolue. 216
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Par conséquent, avec le temps le regard se déplace et en se déplaçant recompose le champ patrimonial. Comment repérer les déplacements du regard, et la reconsidération des choix patrimoniaux ? Dans ce chapitre, comme je l’ai déjà indiqué, il sera surtout question du temps, car si la patrimonialisation est un marquage de l’espace, elle témoigne encore plus de notre relation au temps. Première remarque : fonder le regard. Par « sujet » – pas un individu –, j’entends « celui » qui participe d’une épistémè, c’est-à-dire de la « façon de penser d’une culture » (Foucault, 1972), et indépendamment de laquelle il ne peut se constituer comme tel, pas plus que comme objet de son propre entendement. Ce qui permet à Foucault (1966) – réfléchissant sur la formation du « sujet » dans l’épistémè classique et dans la nôtre – d’affirmer que l’« homme », autant que le discours qu’il tient sur lui-même, est un événement. En d’autres termes, nous ne pouvons échapper à la conception actuelle que nous nous faisons de l’homme – donc de notre identité collective –, bien que nous la sachions conjoncturelle. C’est à elle que nous devons d’être ce que nous sommes. Nous en sommes à la fois tributaires et partie prenante. Il en va de même pour le rapport à l’existant instruit par le patrimoine. Il se rapporte moins à la réalité empirique qu’il ne manifeste une dispositio – une structure signifiante1 qui embraye sur des modes d’appropriation2 individuels.
1. Dans cette perspective, le plaisir, l’appréciation, l’opinion, etc. suscités par le patrimoine s’exprimant dans la sphère publique (espace de production et de contrôle des discours en circulation dans le champ social) comme dans la sphère privée (subjectivisme individuel) sont seconds. Ils sont produits par des acteurs sociaux (chercheurs, journalistes, conservateurs…). 2. Mais le découpage opéré par le patrimoine ne saurait être prédéterminé ni par le sujet, ni par l’existant, puisqu’il est le produit de leur interaction.
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Deuxième remarque : définir le patrimoine. Le patrimoine, comme je viens de le suggérer, est un regard posé sur un « bien-qui-nous-possède autant et plus que nous le possédons » (Chastel, 1980, p. 112). Il qualifie une attitude. Une attitude qui se constitue dans et par l’acte qui établit un rapport au temps et à l’espace, et de manière corrélative, constitue le sujet comme acteur dans le temps et dans l’espace. Du coup, le patrimoine est une façon de penser le monde et de se penser dans le monde. Il ne saurait donc être question de l’enfermer dans des monuments, des sites, des artefacts, des savoirs, des savoir-faire, des traditions. Ceuxci ancrent le regard, lui fixent des repères, le balisent. Ils opèrent un découpage de l’existant en actualisant des modes de désignation. Ce sont des opérateurs. En d’autres termes, c’est l’acte même de découpage du temps et de l’espace qui fonde l’intelligibilité du regard, et intègre immédiatement le sens de l’existant dans une identité collective vécue sur un mode individuel (Cassirer, 1957). Ainsi, toute activité humaine, tout produit de cette activité, tout lieu, territoire, espace où elle s’exerce – ou s’exerçait –, ou d’où elle est exclue – ou était exclue – peuvent être qualifiés de patrimoine. Ce n’est donc pas la matérialité (ou l’immatérialité) qui compte, mais la prise en charge du sujet par ce dispositif (commémoration, célébration, symbolisation). Sujet qui peut alors adopter une posture individuelle : apprendre, découvrir, approuver, apprécier, accepter, rejeter… Chastel a vu juste: le patrimoine nous possède bien autant et sinon plus que nous le possédons.
Le présent au futur ou le temps de la confiance Les Lumières nous ont légué le premier temps, celui où le passé stimulait la confiance en l’avenir. Nous leur devons notre épistémè. Plus précisément, nous la leur devions, car il n’est plus certain qu’elle soit 218
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aussi prégnante qu’auparavant. En fait, il semblerait que nous sommes en transition, qu’une mutation culturelle soit en cours et que nos manières de penser, de sentir, de vivre ensemble soient en transformation accélérée. Mais avant d’aborder cette question, en deuxième et troisième parties, considérons l’apport des Lumières à notre conception du patrimoine. La Révolution marque un tournant par la rupture de filiation avec les institutions anciennes et par la centralisation patrimoniale. Tout ce qui touche le patrimoine relève dès lors de la compétence de l’État, juge exclusif en la matière. Cette démarche éminemment politique s’accompagne de la mise en place d’un réseau complexe d’institutions patrimoniales nouvelles dont les plus grandes sont regroupées à Paris (Deloche et Leniaud, 1989; Pommier, 1991 ; Poulot, 1997, 2001). Cette contribution structurante de la Révolution à l’émergence de la démarche patrimoniale est trop connue pour qu’il soit utile de poursuivre plus avant. Son apport à la conception du futur l’est moins. C’est surtout par l’inscription de l’esprit des Lumières dans un projet social et politique que ce tournant est radical. La Révolution prend acte de la mutation de la pensée qui s’est opérée de la fin du XVIIe siècle (1680) à la fin du XVIIIe siècle (1780)3 et dont elle est, en quelque sorte, la coagulation dynamique. Quels sont les idéaux des Lumières? La Raison. Elle prime sur tous les autres. «Le XVIIe siècle, écrit Cassirer (1967, p. 41), est pénétré de la foi en l’unité et l’immutabilité de la raison. La raison est une et identique 3. Poulot (2000) souligne avec justesse à quel point toute périodisation est une interprétation. À un siècle court : 17151789 ou 1715-1815, « défini selon des critères essentiellement politiques », a succédé une lecture plus compréhensive qui a étendu le siècle des Lumières : 1660-1820, lorsqu’il est envisagé au plus large, et 1680-1780 lorsque le découpage est plus réduit (p. 41-42 et passim).
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pour tout sujet pensant, pour toute nation, toute époque, toute culture. » À la source de la raison, la dissociation – consommée à la Renaissance – de l’opposition entre fini et infini. L’infini n’étant plus la négation du fini, la raison peut se déployer sans obstacle dans toutes les directions pour penser la réalité (Laïdi, 1997). Rien n’entrave son exercice ! Aucun territoire ne lui est interdit. Et surtout, à la différence des grands systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, pour lesquels elle était la région des «vérités éternelles » révélées, la raison des Lumières est «le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l’établir et à s’en assurer. Cette opération de s’assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable (Cassirer, 1967, p. 47-48).» La raison, c’est la liberté en acte, opposée à la soumission aveugle à l’autorité4 (Kant, 1965 ; Foucault, 1994) et le garant de la tolérance contre les dogmatismes. Ainsi, avec la promesse d’un destin maîtrisé, l’Histoire acquiert une valeur positive; elle a un sens et une direction ; elle est le vecteur du Progrès. On comprend que les Lumières impliquent le dépassement, l’arrachement volontaire à sa condition, la mise en œuvre volontaire d’un véritable processus laïcisé de transcendance pour atteindre l’Universel. Les Lumières présupposent une tension perpétuelle, une projection dans l’avenir 5. Le présent est un non-temps, une transition, une étape conduisant vers le futur ; un futur sans cesse différé, certes, mais
4. « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières (Kant, 1965, p. 46). » 5. Voir Cassirer ([1932] 1997) et Poulot (2000).
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constamment présent dans l’imaginaire. Les choses s’améliorent, mais le véritable progrès est toujours reporté à plus tard. Pour ce qui est du passé, c’est différent. Si la Révolution accorde tant d’importance au patrimoine, c’est pour sa valeur d’exemple. Elle dirige le regard vers le « Beau », le « Vrai » et l’« Authentique6 » parce que chaque œuvre – unique – marque un sommet. Elle incarne, à sa manière, un moment de dépassement et une étape du progrès. Dans ce sens, elle est universelle. Elle témoigne d’une transcendance de la contingence. Le « Beau », le « Vrai » et l’« Authentique » sont des marqueurs d’un bond en avant. Le patrimoine a, à l’époque des Lumières, confiance en l’avenir. Il en est la projection rétrospective. L’impulsion de l’esprit des Lumières s’est perpétuée bien au-delà de la Révolution7 et de ses institutions. Il a moulé notre épistémè, notre manière de penser et de voir le monde. Prenons deux exemples tirés du champ muséal. D’abord, les grandes expositions universelles, depuis la première (Londres, 1851), qui illustrent toutes les «fastes du progrès » (Schroeder-Gudehus et Rasmussen, 1992), que ce soit le progrès industriel, économique ou social, et même quelquefois les trois à la fois8. Ainsi, le président Sadi Carnot, promulguant le décret instituant l’Exposition universelle de 1900, déclare en 1892: « Les progrès réalisés, ceux qui s’achèvent sous nos yeux, permettent d’entrevoir un spectacle 6. Sans, bien sûr, oublier la «Nation» et le Territoire. 7. Une précision : l’esprit des Lumières n’est pas circonscrit à la France et à la Révolution, tant s’en faut : l’Auƒklärung, l’Enlightenment, l’Ilustración, l’Illuminismo en sont les déclinaisons européennes. Que l’Occident lui doive ses idéaux est irréfutable. 8. L’exposition de Séville (1992), par exemple, se voulait un « instrument de modernisation » et un « moyen de revitalisation d’une ville et d’une région économiquement déprimées » (Schroeder-Gudehus et Rasmussen, 1992, p. 227).
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dépassant encore par sa splendeur celui qu’il nous a été donné d’admirer. Quelle qu’ait été la magnificence des expositions précédentes, elles sont inévitablement éclipsées par les expositions nouvelles qui jalonnent la voie ouverte à l’humanité, et résument ses conquêtes successives9. » Ce discours condense en quelques clichés lapidaires le mouvement de marche en avant qui caractérise l’esprit du temps! Deuxième exemple, «l’Avenir est là…», titre le magazine Je sais tout qui présente à son public le Palais de la Découverte dans sa livraison de décembre 1938. Ouvert l’année précédente, le Palais, temple dédié à la Raison à l’œuvre dans la Science, veut émerveiller ses visiteurs en les invitant à vivre l’instant de la découverte dans l’expérience10. Son objectif : préfigurer ce que sera demain, en anticipant les retombées – bénéfiques – de la recherche scientifique d’aujourd’hui. L’Avenir est vraiment là, en puissance. On objectera que ces deux exemples sont faciles puisque Science et Progrès, s’épaulant l’un l’autre, incarnent complètement l’idée de perfectibilité inhérente à l’esprit des Lumières. Vraiment? Ce serait oublier que l’Exposition de 1937 lègue aussi les musées de l’Homme, d’Art moderne, des Monuments français, des Arts et Traditions populaires et de la Marine. Le patrimoine est un faire-valoir de l’avenir. Il le met en abyme. J’ouvre ici une parenthèse pour aborder sous un autre angle le problème du rapport au temps, qui me semble essentiel pour comprendre la fonction symbolique du patrimoine à différentes époques. Le passé – le concept – dans l’esprit des Lumières, n’existe qu’en regard du futur, suturés l’un à l’autre dans et par le hiatus du présent. Cette double extériorisation fonde le projet historique. L’idée de patrimoine s’invente à 9. Cité par Maury (1994, p. 28). 10. Voir l’étude incontournable d’Eidelman (1988).
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l’intersection d’un présent en dissolution dans l’estompe d’un futur. C’est pourquoi le patrimoine est l’opérateur d’une dissociation symbolique projective. La conscience du temps vécu ne débouche pas nécessairement sur une symbolisation du passé et du futur. Le passé se confond alors avec un futur indifférencié, les deux s’amalgamant dans un présent immuable. Éliade (1963) a montré que les peuples primitifs réactualisent constamment leur mythe d’origine en perpétuant des comportements ritualisés. Pour l’homme archaïque, le sens a été fixé une fois pour toutes. « Le mythe lui apprend les « histoires » primordiales qui l’ont constitué existentiellement, et tout ce qui a rapport à son existence et à son propre mode d’exister dans le Cosmos le concerne directement. » Pour l’homme moderne, les événements sont irréversibles, pas pour l’homme des société archaïques. « Ce qui s’est passé ab origine est susceptible de se répéter par la force des rites. » Pour lui, connaître les mythes, c’est non seulement apprendre « comment les choses sont venues à l’existence, mais aussi où les trouver et comment les faire réapparaître lorsqu’elles disparaissent » (Éliade, 1963, p. 23–25 et passim). Pour l’homme archaïque, privé de catégories pour dissocier le passé du futur, et donc incapable de se décentrer par rapport au présent, vouloir conserver des objets pour les sauvegarder serait perçu comme un non-sens. Pourquoi voudrait-on conserver ce qui de toute façon a toujours été et sera toujours ? Dans le même ordre d’idée, les lieux de culte de l’Antiquité (commémoration des morts), même s’ils sont conservés et transmis pieusement ne peuvent être assimilés à un patrimoine. Énée, qui emporte les pénates de la patrie en quittant Troie en flammes, se conforme à un rite et se soumet à une prescription, mais ne préserve pas un patrimoine. Fin de la parenthèse.
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Le futur au présent ou le temps du désenchantement Le deuxième temps c’est le nôtre. Il est celui du doute et de l’inquiétude face à un futur incertain. L’optimisme des Lumières s’est dissipé. Mille neuf cent soixante-dix-sept11. Un titre choisi au hasard, Les dégâts du progrès, illustre le basculement de paradigme. Que dit la quatrième de couverture? L’envers du progrès technique. Nucléaire, chimie, informatique, forêt, télécommunications… Un travail morcelé, de moins en moins intéressant. Une division sociale qui s’accroît. Du bureau à l’usine […] des travailleurs s’interrogent sur les transformations qui bouleversent notre manière de travailler, de vivre de penser. Tout cela pour qui ? Pour quoi ? Pour aller où ? (CFDT, 1977)
Ainsi donc, l’utopie des Lumières, après avoir été la pulsion mobilisatrice depuis le XVIIIe siècle, engendre la « morosité ». Pour abréger, je dirai que les Lumières sont victimes de leur réussite. La dynamique insufflée a non seulement été maintenue, mais elle s’est surtout constamment amplifiée, se nourrissant de ses réalisations. Depuis la Révolution industrielle, le rythme des découvertes et l’essor des sciences et des techniques se sont conjugués dans des applications sans cesse plus nombreuses qui ont révolutionné le quotidien, le travail et l’environnement. Le rythme du changement, au lieu de se stabiliser, continue de s’accélérer. Et l’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement. Avec les Lumières
11. Toute date est arbitraire dans l’analyse du déroulement des processus historiques. Elle n’a donc qu’une valeur d’indice. Nous prenons généralement conscience d’un changement lorsqu’il a déjà produit ses effets. Nous le constatons rétrospectivement. Ceci vaut évidemment pour notre présent.
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nous étions en attente de progrès. Nous réalisons maintenant que celui-ci nous devance et qu’il nous faut renoncer à tout espoir de le rattraper. Un retard systémique nous condamne à un recyclage incessant. Mais d’où provient l’impulsion ? Plusieurs facteurs sont en jeu. Toutefois, le renversement de polarité entre la logique de la connaissance et celle de ses retombées semble décisif. L’innovation s’est substituée à la science comme moteur du changement (Castells, 1996). Les Lumières valorisaient la connaissance pour elle-même – la recherche fondamentale, dirions-nous aujourd’hui – parce que l’objectif était le dévoilement de l’intelligibilité du monde grâce à l’exercice sans limites de la raison12. La mise en œuvre de ces connaissances, dans des applications, était en conséquence laissée à l’initiative de chacun. Aujourd’hui, la relation s’est inversée. C’est la production de connaissances nouvelles qui se trouve maintenant à la remorque de l’innovation. Pourquoi ? Parce que, d’une part, la quête d’intelligibilité s’est muée en vision prométhéenne – il s’agit moins de comprendre le monde que de le transformer – ; d’autre part, plus prosaïquement, parce que le maintien du développement économique repose en grande partie sur une relance continuelle de la productionconsommation, laquelle, en retour, exige l’introduction constante de nouvelles idées et de nouveaux produits sur le marché. Autrement dit, l’innovation – pas seulement technologique, mais dans tous les domaines d’activité – présuppose l’obsolescence systématique comme nouvelle force productive. La connaissance y est subordonnée. Je souligne au passage que cette mise à l’avant-plan de l’innovation se reflète dans la muséologie des sciences. Au 12. L’idéal de rationalité est encore bien présent au rebours de ce que soutient le postmodernisme. Toutefois, il s’est concrétisé dans des procédés, des procédures, des protocoles, des façons de faire, des dispositifs… En fait, il est omniprésent mais diffus.
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Palais de la Découverte, par exemple, il n’était question jusqu’à tout récemment – modernité oblige – que de recherches fondamentales ; au Centre des sciences de Montréal, ouvert en mai 2000, il n’est question a contrario que d’innovations technologiques, au point que l’on peut se demander s’il n’aurait pas dû s’appeler Centre des innovations de Montréal. L’avenir13, matérialisé dans et par une quête insatiable de nouveauté, s’ancre ainsi dans le présent qu’il fragilise. L’impermanence installe la rupture et le déséquilibre constants comme mode de vie. Revue et corrigée en précepte, cette situation fait alors appel à la flexibilité et à l’adaptabilité de ceux qui, ne pouvant y échapper, sont obligés de la subir. Quant au progrès tant espéré, il n’est pas toujours au rendez-vous, même si chaque nouvelle innovation s’en réclame. Par contre, les risques (Lagadec, 1988), eux, sont bien là et l’inquiétude aussi : les Amoco Cadiz (1978), les Seveso (1982), les Bhopal (1984), les Tchernobyl (1986) – sans oublier le sang contaminé, la vache folle… Bref, l’insécurité croît! Toutefois, le rythme des transformations et celui des risques ne sont pas seuls en cause. Pour Moscovici (1976), la genèse du sens commun relève aujourd’hui des sciences, et non plus du « langage et de la sagesse longuement accumulés par des communautés ». « Les sciences inventent et proposent la majeure partie des objets, des concepts, des analogies et des formes logiques dont nous usons pour faire face à nos tâches économiques, politiques et intellectuelles. » Ce
13. Il n’est pas dans mon propos d’analyser en détail les causes du déclin de l’utopie des Lumières. Je me contente de le constater. Plusieurs explications ont été proposées. Cependant, tous les analystes s’entendent pour dire qu’il n’y a pas de cause unique, mais un faisceau de causes et d’enchaînements multiples. Si le rôle du changement technologique n’explique pas tout, il est toutefois déterminant.
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changement déterminant creuse l’écart entre le quotidien et la réalité construite par la science : « nous pensons et nous voyons par procuration, nous interprétons des phénomènes sociaux et naturels que nous n’observons pas et nous observons des phénomènes qu’on dit pouvoir être interprétés par d’autres s’entend (p. 22 et passim). » Bref, un sentiment de retard doublé de la sensation d’être étranger à sa propre modernité ! Le bonheur14 promis, annoncé et revendiqué se fait attendre. Pour Fourastié (1979) les causes sont encore plus enfouies. Le désenchantement s’expliquerait par le fait que «les idées les plus générales sur la vie et la condition humaine », les « conceptions du monde » ont peu changé de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Il précise : aucune idée vraiment nouvelle n’a été, de 1790 à nos jours, ajoutée au stock initial, mais […] l’accent est peu à peu passé des notions essentielles aux conséquences de ces notions, puis aux conséquences de ces conséquences et aux comportements de fait. Ainsi, nos comportements aujourd’hui seraient commandés par les conceptions du monde nées au XVIIIe siècle (p. 265).
D’où un inévitable malaise ressenti par une conscience contemporaine en porte-à-faux dans une société travaillée de l’intérieur par des mutations politiques, économiques, scientifiques, culturelles et sociales, dont la révolution technologique est un levier puissant sans pourtant avoir un lien direct de cause à effet (Castells, 2000). «L’utopie du progrès s’est métamorphosée en utopisme techno-informationnel, tandis que la marche triomphale de l’histoire […] faisait place à un mouvement perpétuel.» Pour les individus, 14. « L’idée de bonheur monte au zénith des civilisations individualistes. L’effritement des valeurs traditionnelles et des grandes transcendances s’opère à son profit. Dès que la lutte pour survivre, la contrainte ou le besoin élémentaire s’allègent, le bonheur s’incorpore à l’idée même de vivre (Morin, 1962, p. 145). »
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« l’accélération de la mobilité sous toutes ses formes (géographique, sociale, matrimoniale, politique) fait de l’espace social un espace d’instabilité croissante dépourvu d’horizons de sens légitimes » ou d’« horizons moraux15 », où nul projet collectif ne peut être esquissé. En un mot «l’anomie s’est partout installée (Taguieff, 2000, p. 9-10 et passim) ». Pourtant, ces mutations, dont le désenchantement serait le symptôme, forceraient progressivement une recomposition de notre relation au temps et à l’espace (Laïdi, 1997), déconstruisant ainsi celle héritée des Lumières et au passage ses idéaux (Lyotard, 1979; Harvey, 1990). J’y reviendrai dans la troisième partie. Avec cette irruption incessante du futur dans le présent, qu’en est-il du patrimoine ? Surgissement du passé dans le présent, il exprime l’espoir vain de pouvoir figer une mouvance sur laquelle aucune prise n’est possible. Comme l’or en période de crise, le patrimoine se présente comme une valeur refuge ! « L’âme moderne souffre d’une tendance schizophrénique qui ne s’est jamais atténuée, la valorisation des formes anciennes s’intensifiant au fur et à mesure que les développements modernes, mécaniques, industrialisés les dérangent davantage (Chastel, 1980, p. 113). » L’esprit des Lumières convoquait le passé pour mieux dynamiser l’avenir à partir du présent. La conception contemporaine du patrimoine exacerbe le passé pour se prémunir contre l’appréhension d’un futur déjà présent. D’où une volonté de quadriller et de réserver des échantillons – sites, biens culturels, bâtiments, réserves naturelles, métiers traditionnels… – pour les isoler de leur environnement et les soustraire au temps ; pour les préserver et les conserver afin de nous rassurer16. 15. Taylor (1991), cité par Taguieff. 16. La notion de patrimoine mondial, pour prendre un exemple extrême, n’est-elle pas née de la réaction des contemporains aux destructions massives de la Première Guerre mondiale, afin de
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Le rapport Notre patrimoine au passé, un présent du passé (2000) se fait l’écho, au Québec, de ce basculement qui substitue à un passé orienté vers le futur, un passé convoqué par le présent. Il plaide en faveur du patrimoine pour renforcer un ancrage identitaire menacé de dissolution par l’homogénéisation culturelle. Deux raisons sont invoquées dans le Rapport, qui se fait l’écho du désenchantement, pour justifier l’intérêt pour le patrimoine : le « besoin de concrétiser le sens de l’identité nationale » et « l’inquiétude grandissante devant certaines menaces portées par une mondialisation qui pourrait engendrer l’uniformisation de la culture». La question du patrimoine devient prioritaire au motif que: nous sommes entrés dans une période de turbulence, où l’accélération vertigineuse des technologies de l’information et de la communication, le mouvement croissant de concentration des méga-entreprises et la domination de la loi du marché dans tous les secteurs entraînent, par leur convergence, l’affaiblissement des souverainetés nationales, l’hégémonie d’un seul modèle socioculturel et d’une seule langue, et le risque de « folklorisation » de certaines cultures (Arpin, 2000, p. XXIII). protéger les biens culturels en cas de conflit futur. La sauvegarde des temples d’Abou Simbel n’a-t-elle pas été entreprise par l’UNESCO lors de la construction du grand barrage d’Assouan pour atténuer les effets de la modernisation accélérée de l’Égypte de Nasser. Reprenant à son compte l’idéal d’Universel des Lumières, elle l’applique aujourd’hui à des biens culturels pour tenter de les mettre au-dessus des intérêts immédiats ou de les soustraire aux conséquences de ceux-ci. Marx disait que le propre du capitalisme est de révolutionner constamment les modes de production. Il avait raison, à cette nuance près que c’est toute la société qui est aujourd’hui entraînée dans une spirale. Il s’ensuit que la notion de patrimoine tend à être de plus en plus extensive, puisque toutes les facettes de l’environnement (matériel et culturel) sont affectées. (Ceci illustre bien le caractère réactif du mouvement patrimonial contemporain. C’est un repli.)
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Qu’objecter à cela? Rien ! Le risque d’homogénéisation des cultures, dans un monde sans cesse plus interdépendant et global, est criant. Qu’il suffise, pour appréhender l’estompage des référents culturels, de pointer, par exemple, la pénétration du cinéma hollywoodien dans la vie culturelle, la prégnance corrélative de ses modèles dans l’imaginaire et, plus généralement, la montée d’une production cinématographique recourant systématiquement aux mêmes ressorts narratifs et aux mêmes effets dramatiques pour capter et fixer son audience. Ce risque de réduction progressive de la diversité culturelle et de sa dissolution dans la grisaille du pareil et du même est donc, avec raison, fréquemment dénoncé puisqu’il correspond à une tendance lourde de notre modernité. La revendication de l’«exception culturelle» qui cherche à dissocier le domaine des industries culturelles de celui de l’expression d’une spécificité et d’une singularité à préserver, est la forme politique que prend la résistance sociale et économique à ce processus d’écrêtement. Mais il y a plus. Le Rapport précise : ˚
Cette prise de conscience, nettement plus répandue qu’hier, de la valeur à la fois esthétique et pédagogique du patrimoine exige de nouveaux comportements : une aspiration à retrouver ou à conforter le sens des racines, des origines et à se réapproprier ou à redécouvrir, par le patrimoine, une histoire insuffisamment connue, sinon méconnue. Une inquiétude, vive ou diffuse selon les milieux et les générations, monte devant la crise des valeurs, la perte des repères traditionnels, la montée de l’anonymat lié à une mondialisation, dont l’effet conjugué entraîne l’affaiblissement du sens de l’identité (Arpin, 2002, p. XXIV).
Pour le Rapport, il n’y a donc de patrimoine que revendiqué et approprié. Mais cette revendication et cette appropriation ne se réalisent que par une démarche de centration – de retour à soi. Ce regard tourné vers soi s’oppose à la décentration opérée par la médiation patrimoniale des
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Lumières. En ce sens, la neutralisation des effets du futur, préconisée par une affirmation identitaire, passe par la clôture du sujet sur lui-même. Le patrimoine, et à travers lui la relation au passé, est le prétexte de l’affirmation de soi, par soi, pour soi. Cette conception autocentrée se déploie à partir de quatre idées clés. Première idée: Le patrimoine est potentiellement dans tout. – Le Rapport adopte une représentation anthropologique de la culture, abordée sous l’angle des modes de vie partagés par les membres d’une collectivité (Le Marec, supra, chap. 1). Vue ainsi, la culture «embrasse tout ce qui constitue l’environnement de l’homme17 ». Congrûment – mais sans le définir – le patrimoine est donc qualifié d’«omniprésent ». Pluriel et polysémique, il est vu dans tout et partout! Deuxième idée : Le patrimoine est ce qui a été stabilisé dans la mouvance. – Se substituant à la transmission générationnelle des sociétés traditionnelles dès le début du XXe siècle, la patrimonialisation résulterait de la volonté, stimulée par le rythme même de l’évolution, de conserver les fragments d’un passé condamné à disparaître rapidement sous la poussée des transformations rapides des moyens de production. Volonté épaulée aujourd’hui par des « services palliatifs » (collections, sites et monuments classés, objets historiques, arrondissements historiques, etc.), progressivement mis en place pour contrer la perte programmée de mémoire d’une société qui favorise le « prêt-à-jeter et la consommation minute ». 17. Le passage complet se lit ainsi : « Voici longtemps que la culture embrasse tout ce qui constitue l’environnement de l’homme, tout ce qui concourt à son développement, tout ce qui lui est source de réflexion, d’expression, de créativité, tous les fruits de cette créativité, dans quelque ordre que ce soit, tous les aspects, enfin, de sa démarche intellectuelle et spirituelle, ainsi que des modes d’organisation de la Cité, d’exploration du temps et de l’espace (Arpin, 2000, p. XXIV). »
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Troisième idée : Le patrimoine est une affirmation identitaire. – « Rien n’est patrimonial par nature ou par un ordre qui nous échapperait, les objets, les éléments et même les paysages forment un patrimoine quand ils sont proposés à cette fin, par des sujets qui en conviennent et s’y reconnaissent18. » Si tout est menacé, mais que tout ne puisse être sauvegardé, la décision de conserver se joue dans la matérialisation de l’affirmation identitaire19. Quatrième idée: Le patrimoine est un combat. – « Il n’y a de patrimoine que revendiqué par une communauté qui y tient, c’est-à-dire réclamé et maintenu activement présent par les interventions répétées qu’elle lui destine (Arpin, 2002, p. 3-4 et passim)20. » Cette appropriation repose sur 18. Mais les choses n’en sont pas plus simples pour autant. Par exemple, construit en 1976 sur le site du Stadtschloss (symbole des Hohenzollern rasé en 1950), le Palast der Republik de l’exBerlin-Est (symbole du pouvoir du peuple en RDA), devait être rasé à son tour pour reconstruire le palais et ainsi restituer à Berlin son identité patrimoniale. Or, si pour les uns la démolition s’impose, pour les autres il n’en est pas question, car ce serait amputer la ville d’un marqueur symbolique et priver ceux qui ont vécu sous le régime de Berlin-Est d’un repère de leur histoire. Dans les deux cas, il s’agit de pérenniser des traces d’une même histoire, mais diffractée dans et par une démarche d’appropriation. Il n’y pas d’issue. Jusqu’à présent, tout est figé. Les touristes, toujours curieux, s’interrogent sur la raison d’être d’un bâtiment abandonné au cœur du quartier – en reconstruction – qui fut et redevient rapidement le cœur politique et culturel de la ville. Le débat identitaire revendicateur qui s’annonce est porteur de tensions, c’est le moins qu’on puisse dire ! 19. Voir notamment : Castells (1997). 20. Le rapport poursuit : « Toute politique du patrimoine doit voir à conjuguer des pratiques de conservation, de mise en valeur, de diffusion publique et de recherche afin de favoriser l’appropriation collective. Il n’y a de patrimoine effectif que par l’appropriation communautaire locale, nationale ou quelquefois mondiale, qui assure que ces réalités forment bien le patrimoine d’un groupe et qui s’en soucie (Arpin, 2000, p. 4). »
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les interactions structurantes entre trois champs: la langue (patrimoine culturel en soi, expression d’une communauté et champ d’attribution de sens aux savoirs patrimoniaux), l’histoire (champ de production et d’accumulation des savoirs patrimoniaux) et la transmission des connaissances (champ de reproduction, de socialisation et de perpétuation des savoirs patrimoniaux). Ce Rapport est exemplaire, car il condense «l’esprit du temps » – pour reprendre l’expression d’Edgar Morin –, celui qui fait du repli identitaire l’enjeu du patrimoine contemporain. J’ouvre une parenthèse. L’idéalisation du rapport au passé est trompeuse, car la notion même de patrimoine institue et met en jeu une distance entre ce vers quoi l’on tend et ce d’où l’on vient. Par conséquent, le passé, même récent et encore familier, est « structuralement » immédiatement étranger21. C’est l’Autre, l’Autre-sujet ou l’Autre-objet – d’ici ou d’ailleurs. Il ne s’agit pas d’oubli, mais de perte de sens. Pourquoi ? Premièrement, parce que c’est un processus systématique de relégation hors du présent, pour mieux espérer l’avenir dans le cas des Lumières, ou pour le tenir à distance comme c’est le cas maintenant. Deuxièmement – et cela vaut pour tous les cas – parce que le passé est obligatoirement mis en scène et offert en spectacle. La vérité, l’authenticité, l’exactitude du spectacle ne restituent qu’en partie la richesse et la complexité des réseaux de significations qui reliaient l’Autre-sujet ou l’Autre-objet à son monde. Au mieux, il offre une simulation, au pire, une réification, c’està-dire un « consommé de signes remis en circulation » pour reprendre l’expression de Baudrillard (1970). (Si j’ai mis en épigraphe, la belle citation de Marguerite Yourcenar, c’est 21. L’espace qui m’est imparti ne me permet pas d’aborder la notion de mémoire et de l’examiner en regard de celle de patrimoine. Ce travail reste à faire.
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justement pour souligner l’extrême difficulté d’une tâche à laquelle elle a consacré l’essentiel de sa vie ; il lui a fallu, de son propre aveu, plus de trente ans pour « revivre » de l’intérieur la vie d’Hadrien.) Que reste-t-il alors du spectacle du passé ? Un modèle, mais un modèle détaché de son contexte. C’est-à-dire une représentation décontextualisée, libre de toute attache, disponible pour une nouvelle interprétation. C’est pourquoi la question de la filiation – du lien – avec le passé porte moins sur des indices de continuité que sur des marques d’altérité. Car ces marques confortent l’image de soi de celui qui les observe, sans qu’il ait véritablement à se questionner sur sa propre identité, c’est-à-dire sur l’histoire qui l’a constitué comme sujet et celle dont il est acteur. Ce Rapport est exemplaire pour une seconde raison: les contradictions d’une quête identitaire en quête d’elle-même qu’il reflète à son insu. Il se pourrait que cette quête en quête d’elle-même soit la seule véritable question de notre postmodernité.
Le présent sans futur ni passé ou le temps de l’indifférence Le troisième temps, en cours d’élaboration, risque bien d’être celui de l’« effacement de l’avenir», donc celui de l’abolition du passé, au bénéfice d’un présent immuable. Et pourquoi un « effacement de l’avenir » ? À cause d’une impuissance croissante à l’imaginer (Taguieff, 2000). Le temps de la confiance comme le temps du désenchantement sont, l’un et l’autre, vécus en fonction d’un futur incertain. Dans le premier cas, l’avenir est porteur de promesses qui repoussent à plus tard le bonheur, dans le second, la menace qu’il incarne le diffère. Le progrès comme sa hantise présupposent «l’insatisfaction» et ne permettent « d’expérimenter ni la paix, ni le bonheur» (Taguieff, 2000, 234
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p. 61) dans le présent, pas plus que l’angoisse d’ailleurs. L’avenir n’est jamais qu’une anticipation, qui «déprécie toute existence pure» (Marcuse, 1968, p. 357). Or, vouloir le bonheur22 hic et nunc, pour « l’incorporer à l’idée même de vivre » (Morin, 1962, p. 145), c’est en quelque sorte abolir la tension de l’avenir pour chercher à s’installer définitivement dans un présent immuable, alors figé dans une quête de prospérité permanente. Du coup, tout s’effrite: l’idée de progrès, celle du sens de l’histoire, les grandes transcendances héritées des Lumières. Le temps s’arrête, l’histoire prend fin et l’immédiat s’impose. Dès lors, que reste-t-il d’un patrimoine privé de sa charge symbolique? Quel regard offre-t-il, si le rapport au temps, à la fois «plus fugace et moins structuré», est dépourvu de « repères immédiatement identifiables» (Laïdi, 1999, p. 8) ? Parmi les pistes possibles j’en explorerai deux: la substitution et l’expérience. L’histoire récente des musées servira de guide pour comprendre l’élaboration du regard contemporain. Le paysage muséal s’est considérablement transformé au cours des vingt 22. Mais attention : vouloir le bonheur maintenant est une chose, l’obtenir en est une autre. Cette exigence de bonheur ici et maintenant n’élimine nécessairement pas la morosité, l’insatisfaction et la revendication. Au contraire, elle risque de les exacerber. Les Lumières, écrit Fourastié (1979), « conduisirent à appliquer au bonheur les mêmes types d’études et de pratiques qu’aux autres facteurs de la vie économique et sociale ». Le bonheur, comme le malheur, a été décomposé « en éléments à rechercher et favoriser (niveau de vie, agrément du genre de vie et du travail, plaisir, loisirs, sécurité, suppression de douleur…) et à fuir, restreindre ou, dès que possible, supprimer […] (misère, pauvreté, souffrance…) ». Or, « il est devenu observable qu’en faisant du bonheur un objectif subordonné à l’échéance d’un certain nombre de facteurs concrets, voire quantitatifs, on en a fait un objectif social, hors de portée de chaque personne considérée individuellement », et « indéfiniment reculé » (p. 261262 et passim).
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dernières années. Tous les observateurs s’accordent pour dire que les musées font maintenant face à une nouvelle donne. Pour Davallon (1996, p. 180-183 et passim) ces changements sont de trois ordres. Le premier changement, organisationnel, découle d’un changement d’échelle et de moyens : les musées rénovés, agrandis et mieux dotés ont dû composer avec une intensification de l’offre et une augmentation de la fréquentation. Ce développement – accompagné, sur un autre plan, de l’expansion du parc muséal – a entraîné une redéfinition des fonctions et une réorganisation des tâches, « comme dans toute organisation qui grandit et dont le volume d’activité s’accroît ». Ce changement a contribué à l’accélération du mouvement de professionnalisation en forçant la « spécialisation des personnes », la « hiérarchisation des métiers » et la « distinction entre les diverses fonctions » (recherche, conservation, diffusion, gestion, direction, communication, etc.). Le second changement est politique. Il résulte de la subordination croissante des musées à « l’émergence et la rationalisation des politiques culturelles ». Les activités muséales, comme celles des autres acteurs du secteur culturel, sont de plus en plus surdéterminées par les objectifs politiques « de démocratisation et de rationalisation gestionnaire » poursuivis par les gouvernements. Par exemple, le rapport réalisé à la demande du ministère des Affaires culturelles, une fois rappelée la nécessité du développement culturel, s’organise autour de deux grands objectifs : favoriser l’accès à la vie culturelle et accroître l’efficacité du gouvernement et de ses partenaires dans la gestion de la mission culturelle23. En fait, c’est en grande partie la poursuite de ce double objectif politique, de démocratisation et de rationalisation – systématiquement récurrent dans le discours politique –, qui a forcé le mouvement de recomposition des musées à s’aligner 23. Voir : Gouvernement du Québec, 1991.
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sur les logiques en vigueur dans les industries culturelles et, du coup, à inscrire le public au centre de ses préoccupations et à développer des pratiques conséquentes24. « On comprend, insiste Davallon, que l’action en direction du public devienne un critère d’évaluation du fonctionnement du musée et que la fréquentation soit un critère d’évaluation tant de bonne gestion que d’un accomplissement de sa mission. » Mais se préoccuper des publics ne signifie pas nécessairement faire du public le centre des préoccupations. Toutefois, cela implique une diversification et, corollairement, le renouvellement constant de l’offre, de manière à élargir et à entretenir le bassin des publics potentiels. C’est dans cet esprit qu’il convient d’aborder le troisième changement. «L’élargissement de ce qui est considéré comme patrimoine » jusqu’aux paysages humanisés (patrimoine naturel) et aux savoirs et savoir-faire (patrimoine immatériel) déborde ce que l’on entre généralement dans la catégorie musée. Un des traits marquants de cette tendance est autant l’éclatement du patrimoine en patrimoines25 que la diversification des relations dont ils seront chacun l’objet. «Le rapport à un patrimoine reconnu comme tel depuis longtemps, comme les œuvres d’art, ne sera pas de même nature que le rapport à un patrimoine en devenir comme le 24. Sur ce point, voir : « Les silences de la muséologie » et « L’invention simultanée du visiteur et de l’exposition » dans Schiele (2001). 25. Le Rapport Arpin décline les formes contemporaines du patrimoine. Notons au passage les dimensions du patrimoine matériel : espaces du patrimoine immobilier (arrondissements historiques, sites historiques, archéologiques, sites du patrimoine, aires de protection, paysages humanisés), mobilier, artistique, archéologique, archivistique, documentaire ; du patrimoine immatériel (ethnologique, linguistique, scientifique et technique, audiovisuel et artistique) ; du patrimoine naturel (arrondissements naturels, parcs nationaux, parcs marins, réserves, faune, flore). Voir Arpin (2000, p. 1-51).
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patrimoine rural (Davallon, 1996, p. 182).» Des formes différentes de patrimoine embrayeront sur des modalités différentes d’appropriation. Davallon, toujours dans la même analyse, considère, que ce troisième changement, plus profond que les deux premiers, «se situe à un niveau sociétal et symbolique ». Il a raison car ces trois changements – organisationnel, politique et élargissement du parc patrimonial –, bien que distincts l’un de l’autre, procèdent d’une même logique, dévoilée par leur emboîtement. Quelle est cette logique ? Renouveler constamment l’expérience du patrimoine. Par quel artifice? Le recours systématique à la « substituabilité », couplée avec l’« expériencialité» ! Tout se joue dans l’ajustement du champ muséal au dispositif de la sphère médiatique. Un exemple permettra de comprendre l’impact au niveau sociétal et symbolique. Le Musée des civilisations, à Ottawa, se veut l’expression d’une « vision », qui procède d’abord d’une distinction et d’une opposition entre les fonctions traditionnelles du musée et celles reflétant la modernité. Un sorte de querelle revisitée entre les Anciens et les Modernes qui renverrait dos à dos le musée de collection, préoccupé par la conservation des objets confiés à sa garde, et le musée d’« éducation », soucieux de communiquer avec son public. Dans le premier cas, l’objet est au centre du projet muséal. Visiter un musée exige de se tenir à distance, de se mettre en retrait, pour « contempler, méditer et réfléchir dans le calme » (MacDonald, 1989, p. 33). Dans le second cas, il s’agit d’éduquer, mais sans ennuyer. Il faut donc distraire avant de pouvoir enseigner. Capter l’imagination du public, puis la stimuler pour l’engager dans une expérience divertissante. Il n’y a pas de mal en soi à souhaiter une mise en situation agréable et amusante. Rien ne prouve qu’il faille être ennuyeux pour être sérieux. Rien ne prouve non plus que le musée de collection est ennuyeux parce qu’il est sérieux. Le véritable problème n’est pas là. 238
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Il est, d’une part, dans la conception que la forme de l’expérience proposée doive « soutenir la concurrence de l’industrie du spectacle pour s’approprier les moments libres du public ». C’est-à-dire mouler les stratégies de communication muséales sur les dispositifs qui assurent à cette industrie la plus large audience possible. « Pour y arriver, insiste MacDonald, ils doivent utiliser les mêmes armes que leurs opposants et miser notamment sur la qualité des relations qu’ils [les musées] entretiennent avec le public, les médias et les visiteurs. » Et ce, dans le contexte d’une société de plus en plus « multiraciale, multilingue, multiculturelle » (MacDonald, 1989, p. 36 et suiv., passim). Le véritable objectif est donc la conquête du temps de loisir d’une audience pluraliste. Par conséquent, le questionnement sur le musée, temple de l’objet, apparaît moins désintéressé qu’il ne le semblait au premier abord. Davallon avait raison de noter que se préoccuper des publics n’impliquait pas d’en faire le centre des préoccupations. Le second élément du problème, d’autre part, découle de l’inversion de polarité qui résulte de l’alignement des stratégies du musée sur celle des industries culturelles. De quoi s’agit-il ? La critique adressée au musée de conservation peut se résumer ainsi: l’objet conservé au musée est détaché de son environnement d’origine. (Quelles qu’en soient les causes, elles sont secondaires et n’influent pas sur la nature du propos.) Cet objet, coupé du contexte «qui donne un sens à [son] utilisation et à [sa] fonction», est transposé par la mise en exposition dans l’environnement du musée, lequel, de ce fait, substitue sa propre signification à celle qui a été perdue. Il n’y a rien d’exceptionnel à cela. Toute mise en exposition est une transposition et une recontextualisation. Ce travail mené dans le cadre d’un savoir conduit à une interprétation de type historique, sociologique, scientifique… (Davallon, supra, chap. 2). Déplorer une transposition qui assujettit l’objet «à un système de classification 239
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qui reflète davantage les perceptions des auteurs du système de classification que celles des créateurs des objets» ; ou regretter le fait que « certains objets sélectionnés de collection » redéfinissent de nouveau le contexte en fonction de la vision qu’ont du monde les personnes chargées de la sélection (MacDonald, 1989, p. 37) consiste, sous le couvert d’une critique de la muséologie de l’objet, à vouloir reléguer le savoir – parce qu’il impose des contraintes à la production du sens – à une fonction ancillaire, pour lui substituer la logique du dispositif médiatique, camouflée sous un impératif de communication. J’ouvre une courte parenthèse pour préciser ce qu’implique cette relégation. Dans l’introduction de son ouvrage consacré à la présentation de la Relativité au grand public, Paul Couderc (1941) déclare: Si l’on s’interdit toute incursion dans le domaine du calcul, un exposé sur la Relativité devient nécessairement une promenade autour de la Relativité. Mais cette théorie joue un rôle si fondamental dans la physique et dans la philosophie modernes que tout homme cultivé se doit de tenter la promenade (p. 5).
Injonction paradoxale! Car, d’une part, comment entrer dans le cercle d’un savoir sans s’approprier la pratique discursive qui le définit et le constitue, c’est-à-dire «les types d’énonciation qu’il met en jeu, les concepts qu’il manipule et les stratégies qu’il utilise» ? Et, d’autre part, comment alors « prendre position pour parler des objets auxquels» on « a affaire dans un discours » et se poser comme sujet connaissant, si le maniement cohérent des termes et des formalismes nous échappent au point de ne pouvoir penser « le champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment » (Foucault, 1969, p. 237-238)? Couderc invite donc le lecteur à une «promenade » qui, au mieux, enrichit sa culture et, au pire, consiste à faire exister dans sa 240
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conscience un « savoir non su » (Roqueplo, 1974, p.143), puisqu’il n’est pas assuré, à tous les moments de sa vie pensive, de le reconstruire, mais plutôt de s’en remémorer des éléments. Toutefois, si Couderc, au rebours du projet bachelardien, suture la cité savante à la société cultivée, comme Bachelard (1938) il inscrit sa démarche dans le même référentiel scientifique, plus précisément dans le même référentiel de rationalité26 dont se nourrit la pensée scientifique. Le sujet connaissant – être de Raison – doit être constamment en mesure de répondre à la question «comment nous sommesnous constitués comme sujet de notre savoir? (Foucault, 1994, p. 576) » Et c’est par sa capacité de reconstruire ce savoir qu’il se désigne comme sujet connaissant se pensant comme sujet connaissant. Un savoir, certes marqué, situé, daté, mais qu’il peut nommer sans jamais prétendre en être le titulaire. C’est pourquoi Couderc laisse clairement entendre que l’invitation à la promenade, qu’il lance à ceux à qui est interdite toute incursion dans le domaine du calcul, les rapprochera d’un savoir mais sans véritablement leur en donner la clé, c’est-à-dire sans les constituer comme des sujets autonomes, acteurs de ce savoir. La relégation du savoir par le dispositif médiatique pousse encore plus loin cette logique puisqu’elle tend à abolir la conscience de l’ignorance, l’expérience vécue se donnant pour l’équivalent de l’assimilation de la connaissance. Les analystes de la postmodernité constatent le reflux des « grands récits » – Raison, Progrès, Science – (Lyotard, 1979), qu’ils expliquent essentiellement par les «ratés » du 26. « Il n’y a que la raison qui dynamise la recherche, car c’est elle seule qui suggère au-delà de l’expérience commune (immédiate et spécieuse) l’expérience scientifique (indirecte et féconde). C’est donc l’effort de rationalité et de construction qui doit retenir l’attention de l’épistémologue (Bachelard, 1938, p. 17). »
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progrès et les abominations des deux guerres mondiales. Or, ne peut-on envisager que les industries culturelles, de la même manière qu’elles réduisent la culture traditionnelle27, à la fois exigent et instituent une coupure avec les métarécits, encore plus radicale que celle provoquée par le désenchantement des Lumières? Pourquoi ? Parce que la cohérence des savoirs comme celle des traditions sont des obstacles au bricolage incessant sans lequel les médias ne pourraient renouveler l’offre de produits culturels. La résistance de la tradition repose sur sa fonction symbolique, et celle des savoirs, sur leur fonction critique. Les deux produisent un effet de distanciation. La critique de la muséologie de l’objet – pour conclure sur l’objet – témoigne bien plus de la lutte pour le monopole de la parole légitime dans une institution muséale aux prises avec une recomposition généralisée du rapport à la culture, que d’une préoccupation du public. Fin de la parenthèse. J’ai évoqué plus haut toute la difficulté qu’il y avait à vouloir établir une relation d’appropriation du passé, parce que l’idée même de passé institue une discontinuité. J’ajouterai que la relation symbolique au passé se fonde sur la reconnaissance de cette solution de continuité avec le présent. Or, le champ médiatique contemporain étale dans un même continuum le passé et le présent, tout comme il le fait pour le futur. Il suffit de parcourir la Salle de l’histoire du Musée des civilisations pour s’en rendre compte. Le visiteur est invité à déambuler dans l’histoire du Canada condensée dans quelques reconstitutions qui en évoquent plus les lieux que les moments. Vingt tableaux jouxtés les uns aux autres recréent l’«atmosphère d’antan». Car ce sont 27. La tradition, et par extension la culture traditionnelle, se définit comme « ce qui d’un passé persiste dans le présent où est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui à leur tour, au fil des générations, la transmettent » (Puillon, 1991, p. 710).
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bien des atmosphères que le visiteur est invité à vivre et à éprouver en passant sans transition des « Vikings » à l’« Atlantique Nord », puis à « la vie à bord des navires», pour poursuivre avec l’« Acadie », la « ferme », la « Nouvelle France » et ainsi de suite jusqu’au «chantier naval », « la vie en Ontario » et « la maison du marchand ». Tout est là, plus vrai que nature, reconstitué en vraie grandeur avec précision et minutie. « La maison du tonnelier » ou celle du « cordonnier », dans lesquelles les visiteurs peuvent entrer, fusionnent « la copie et l’original» en se donnant l’un l’autre, l’un pour l’autre. Rien ne distingue l’objet de sa reproduction, si ce n’est que la reproduction ne porte aucune trace d’usure. Les passés, puisque les Vikings cohabitent avec les trappeurs, sont donc nivelés dans un étalement du temps qui les fond dans un « continuum que le visiteur n’est pas invité à déchiffrer » (Eco, 1985, p. 14 et passim). Le traitement médiatique abolit la distanciation, ou du moins tend à l’abolir. L’étalement dans le présent, vécu comme une successions d’expériences, en est la conséquence. Ces changements de perspective sur la mise en contact avec le patrimoine témoignent de l’ajustement structurel des musées et du champ patrimonial dans son ensemble aux logiques et aux pratiques en vigueur dans le domaine des industries culturelles, au fur et à mesure qu’ils s’y assimilent28. Or, les industries culturelles et la nébuleuse des communications convergent29. Ce mouvement d’intégration, qui accélère l’homogénéisation – déjà soulignée – des productions culturelles, réduit progressivement toutes les activités 28. Il faut souligner, au passage, qu’ils avaient jusqu’à présent conservé une relative autonomie par rapport à la force d’attraction de ces industries, en partie à cause du rôle que l’État leur avait dévolu, et en partie à cause de l’indépendance de leurs corps professionnels. 29. Le phénomène est trop connu pour qu’il soit utile d’insister. Voir notamment : Tremblay (1990).
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culturelles à la logique marchande30. Mais surtout, l’offre culturelle, pour se maintenir et se développer et ainsi rencontrer ses publics, exige un flux constant de matériaux nouveaux. Et comme « la production culturelle emprunte toujours sa substance à la sphère culturelle » (Rifkin, 2000, p. 318) – surexploitée par ailleurs –, il lui faut donc constamment « déconstruire, retravailler, conditionner et commercialiser » les matériaux qu’elle utilise. Or, ce travail de conditionnement déterritorialise31. Il désarticule le « réel en signes successifs et équivalents ». Les médias – et plus généralement les productions culturelles – « ont pour fonction de neutraliser le caractère unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de media32 homogènes les uns aux autres en tant que tels, se signifiant l’un l’autre et renvoyant les uns aux autres. À la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres […]. Derrière la « consommation d’images » se profile l’impérialisme d’un système de lecture : de plus en plus ne tendra à exister que ce qui peut être lu. […] Et il ne sera plus question alors de la vérité du monde ou de son histoire, mais seulement de la 30. « La mondialisation de la culture, écrit Warnier (1999), est une des conséquences du développement industriel. L’ambition normale de toute industrie culturelle est de conquérir des parts du marché mondial en diffusant ses productions au Sri Lanka comme aux États-Unis. […] L’industrie fait intrusion dans les cultures traditions, les transforme et parfois les détruit (p. 6). 31. Rifkin cite l’anthropologue Néstor García Canclini : « Une fraction croissante de la production adopte une forme de plus en plus industrielle ; elle circule à travers les réseaux de communication transnationaux, elle est consommée par des masses qui apprennent à être auditeurs de messages déterritorialisés […]. La jeune génération, en particulier, vit ses pratiques culturelles en fonction des styles et des informations homogénéisées qui sont absorbés par diverses sociétés indépendamment de leur contexte politique, religieux et national (p. 322). » 32. Maintenant on écrirait « médias », le terme ne s’est fixé que très récemment.
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cohérence interne du système de lecture (Baudrillard, 1970, p. 188 et passim). » Tout est substituable à tout, car tout est un équivalent fonctionnel de tout. C’est cette substituabilité généralisée que l’on peut qualifier de découplage symbolique. L’arrimage du patrimoine aux mêmes logiques conduit à la même dénégation du monde33. Ce qui, entre parenthèses, renforce son étrangeté, car sa réalité se dissout dans sa fiction. On peut donc envisager que l’«autoréférentialité» généralisée entraînera à terme une solution de continuité du processus d’individuation. C’est certainement une question à poser. Sinon, comment comprendre la fascination actuelle pour la réalité virtuelle – laquelle, en passant, n’a rien à voir avec le développement de l’informatique. La réalité virtuelle n’estelle pas, étalé devant un sujet, un présent morcelé en autant d’expériences à vivre qu’il y a de mondes à imaginer? Comment alors le patrimoine peut-il être autre chose qu’un jeu de rôle, confondu avec une revendication identitaire? À suivre… Boèce qui vulgarise Pythagore et relit Aristote ne répète pas par cœur les leçons du passé ; il invente une nouvelle façon de faire de la culture et, en feignant d’être le dernier des Romains, il élabore en réalité le premier bureau d’études des cours barbares. La guerre du faux, Umberto Eco, 1985.
33. Voir : Judd et Fainstein (1999), et Hannigan (1998).
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Présentation des auteurs
Yves Bergeron. Un doctorat en ethnologie de l’Amérique française a permis à M. Bergeron, Directeur du service de la recherche et de l’évaluation au Musée de la civilisation depuis 1999, de développer une expertise dans l’univers de la culture matérielle et de l’histoire du collectionnement. Il a occupé pendant de nombreuses années les postes de conservateur des collections ethnographiques à Parcs Canada et conservateur en chef au Musée de l’Amérique française. Il est également professeur associé au Département d’histoire de l’Université Laval, où il enseigne à titre de chargé de cours au programme d’ethnologie et de muséologie. Il a publié Un présent du passé. Proposition de politique du patrimoine culturel déposée à Agnès Maltais, ministre de la Culture et des Communications du Québec (corédigé avec R. Arpin) et Trésors d’Amérique française, et prépare actuellement Amérique française : l’Aventure (avec A. Beaulieu). Jean Davallon. Docteur de 3e cycle et docteur d’État ès lettres et sciences humaines, Jean Davallon est Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon, et Directeur du DEA, Muséologie et médiation culturelle : Publics, technologies, institutions. Il est aussi cofondateur et corédacteur en chef (avec Hana Gottesdiener) de la revue internationale de muséologie Publics & Musées et Directeur de la collection « Muséologies » aux Presses universitaires de Lyon. Il a publié, entre autres, Claquemurer, pour ainsi dire, tout l’univers. La mise en exposition, L’Environnement entre au musée (avec G. Grandmont et B. Schiele) et L’Exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique.
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Jacqueline Eidelman. Docteur en Sciences sociales, elle est chargée de recherche au CNRS et affectée au Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS – Université René-Descartes, Paris V). Elle y dirige l’équipe Musées et cultures qui est laboratoire d’accueil des DEA de Muséologie de l’Université d’Avignon et du Muséum national d’histoire naturelle (Paris). Elle a publié dernièrement La muséologie des sciences et ses publics (avec M. Van Praët). Hana Gottesdiener. Docteur en psychologie, elle est Professeur à l’Université de Paris X et Chercheur au Laboratoire Culture et Communication. Hana Gottesdiener est Chevalier dans l’ordre des palmes académiques (2001). Elle est cofondatrice et corédactrice en chef (avec Jean Davalllon) de la revue internationale de muséologie Publics & Musées. Elle a publié Evaluer l’exposition. Joëlle Le Marec. Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, Joëlle Le Marec est Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines (Lyon). Elle est aussi responsable de l’équipe de recherche Communication Culture et Société. Elle a créé et dirigé la cellule Évaluation des expositions de la Cité des Sciences et de l’Industrie (1989-1995). Elle vient de terminer un ouvrage intitulé Publics et pratiques des sciences au musée, qui paraîtra prochainement. Marie-Jeanne Choffel-Mailfert. Docteur en sciences de l’Information et de la Communication, elle est Maître de conférences à l’Université de Nancy 1. Elle est aussi enseignante en formation continue universitaire au Centre universitaire de la Coopération économique et sociale et chercheur au Laboratoire de Philosophie et d’Histoire des sciences (LPHS – Université Nancy 2 – UMR CNRS). Elle a publié Vers une transition culturelle. Sciences et techniques en diffusion, patrimoines reconnus, cultures menacées (avec J. Romano), Regards croisés vers une culture transfrontalière (avec H.-J. Lüsebrinck) et Une politique culturelle à la rencontre d’un territoire. Raymond Montpetit. Titulaire d’une Maîtrise en Philosophie, d’une Maîtrise en Lettres modernes et d’un Doctorat en Esthétique, M. Monpetit est Professeur au Département d’histoire de l’art de
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Présentation des auteurs
l’Université du Québec à Montréal. Il est muséologue praticien depuis plus de vingt-cinq ans. En 1995 et 2000, il a agi comme président du Comité national d’évaluation des institutions muséales subventionnées par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Il a aussi été membre du groupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel créé par la ministre de la Culture du Québec et présidé par Roland Arpin. Il a publié Comment parler de la littérature et Paul-Émile Borduas, photographe. Un regard sur Percé. Été 1938. Bernard Schiele. Bernard Schiele, Ph.D. est Professeur au Département des communications de l’Université du Québec à Montréal ; au Programme de doctorat conjoint en communication Université du Québec à Montréal/Université de Montréal/ Concordia University, au programme de doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal et au programme conjoint UQAM/UDM de maîtrise en muséologie. Il est actuellement directeur du Programme de maîtrise en muséologie. M. Schiele a aussi été directeur fondateur du CIRST. Il publié dernièrement La Révolution de la muséologie des sciences (avec E.H. Coster) et Le musée de sciences. Montée du modèle communicationnel et recomposition du champ muséal. Il prépare actuellement un ouvrage intitulé Les nouveaux territoires de la Culture Scientifique et Technologique (avec R. Jantzen). Michel Van Praët. Docteur ès-Sciences, M. Van Praët est Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle et chercheur associé au Centre Koyré d’Histoire des Sciences (UMR-CNRS). Il est aussi président du Comité français de l’ICOM et directeur du DEA de muséologie, Sciences et sociétés (École doctorale du Muséum). Il a dirigé le projet de rénovation de la galerie de Zoologie du Muséum et sa transformation en galerie de l’Évolution de 1986 à son inauguration en 1994. Il dirige actuellement le projet de rénovation des galeries de Paléontologie et Anatomie comparée. Il a publié, entre autres, La muséologie des sciences et ses publics (avec J. Eidelman) et Musées et expositions, métiers et formations (avec E. Caillet).
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lérée ? Qu’advient-il lorsqu’il cher che à tout enclaver : le matériel et le cultur el, le tangible et l’intangible ? Comment alors mémoir e et fonction identitair e vont-elles coexister ? Comment fair e, si le patrimoine doit êtr e à la fois la mémoire de tous et celle de chacun ? De quoi ou de qui sera-t-il le médiateur ? Le patrimoine a un passé. A-t-il un futur ? Ce livr e propose de déplacer les interr ogations : voir moins le patrimoine que la mise en patrimoine. Quelles sont les opérations qui le constituent ? Comment produit-il du sens ? Neuf spécialistes, tous muséologues et cher cheurs, ont accepté de jouer le jeu et d’entr er dans le débat pour êtr e en débat : Y ves Ber geron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman, Hana Gottesdiener , Joëlle Le Mar ec, Marie-Jeanne Chof felMailfert, Raymond Montpetit, Bernar d Schiele et Michel V an Praët. Cet ouvrage est le fr uit de deux colloques scientifiques organisés par le Pr ogramme d’études avancées en muséologie de l’Université du Québec à Montréal en 2000 et 2001. Il s’adr esse à tous ceux, pr ofessionnels, chercheurs, étudiants ou autr es, qui, à divers titr es, s’intér essent aux questions et aux enjeux du patrimoine, du musée et de la cultur e. Il s’adr esse aussi à tous ceux qui, s’interrogeant sur la mémoir e à l’heur e de l’éphémèr e, voient dans le patrimoine un moyen de penser notr e modernité.
ISBN 2-89544-030-1
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PATRIMOINES ET IDENTITÉS
est en débat. Quel est son avenir dans L elespatrimoine sociétés, comme la nôtr e, en mutation accé-
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PATRIMOINES ET IDENTITÉS Sous la direction de Bernard Schiele