Traditions indo-européennes et patrimoines folkloriques: Mélanges offerts à Bernard Sergent 9782343106557, 234310655X

Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de cher

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Traditions indo-européenneset patrimoines folkloriques
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Traditions indo-européennes et patrimoines folkloriques: Mélanges offerts à Bernard Sergent
 9782343106557, 234310655X

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Avec le soutien financier du Centre d’études orientales - Institut orientaliste de Louvain (CIOL, Louvain-la-Neuve).

Illustration de couverture : Antelope Canyon, photo de Françoise Lechanteur.

ISBN : 978-2-343-10655-7

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Alain Meurant

Textes réunis et édités par

Alain Meurant

TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES Mélanges offerts à Bernard Sergent

Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de chercheur au CNRS à un examen aussi fin qu’approfondi des traditions issues du patrimoine indo-européen, tout en s’intéressant à celles du monde amérindien et à la mythologie populaire des différents terroirs français. Ses intérêts multiples, variés et de haute valeur scientifique lui ont permis, au cours des années, de construire une œuvre riche de plusieurs ouvrages et d’un foisonnant catalogue d’articles. Synthèses d’envergure et analyses éclairées d’une thématique plus pointue s’y côtoient, alimentées par le développement d’une pensée foisonnante mise au service d’une recherche forte de résultats marquants, pertinents et qui ont souvent fait date en ce qu’ils renouvelaient les points de vue de la communis opinio et ouvraient des perspectives inédites. C’est à ce savant de haute stature que ses collègues ont voulu adresser un témoignage de reconnaissance amplement mérité en lui offrant ce volume d’hommages où chacun, selon sa spécialité, étudie une question dans un des domaines que Bernard Sergent maîtrise avec autant de rigueur que de talent.

Textes réunis et édités par

Mélanges offerts à Bernard Sergent

TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES

TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES

Collection KUBABA Série Antiquité

Mélanges offerts à Bernard Sergent

Traditions indo-européennes et patrimoines folkloriques

COLLECTION KUBABA Série Antiquité ARNAUD, Daniel, Les Métamorphoses de la sagesse au Proche Orient asiatique AUFRÈRE, Sydney H. : Thot Hermès l’Égyptien BLAISE, Frédéric/STERCKX, Caude Le mythe du guerrier impie BRIQUEL, Dominique : Le Forum brûle ETTIGHOFFER, Patrick, Le Soleil et la lune dans le paganisme scandinave FARANTON, Valérie, La Nature et ses images dans le roman grec FARANTON, Valérie et MAZOYER, Michel (éd.), Homère et l’Anatolie 2 FREU, Jacques : Histoire du Mitanni FREU, Jacques : Histoire politique du royaume d’Ugarit FREU, Jacques : Šuppiluliuma et la veuve du pharaon FREU, Jacques / MAZOYER, Michel, en coll. avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE : Des origines à la fin de l’ancien royaume hittite : Les Hittites et leur histoire, vol. 1 FREU, Jacques / MAZOYER, Michel : Les débuts du nouvel empire hittite : Les Hittites et leur histoire, vol. 2 FREU, Jacques / MAZOYER, Michel : L’apogée du nouvel empire hittite, vol. 3 FREU, Jacques / MAZOYER, Michel : Le déclin et la chute du nouvel empire hittite, vol. 4 MAZOYER, Michel (éd.) : Homère et l’Anatolie MAZOYER, Michel : Télipinu, le dieu au marécage NUTKOWITZ, Hélène, Destin de femmes à Elephantine au Ve siècle avant notre ère NUTKOWITZ, Hélène,/MAZOYER Michel, La disparition du dieu dans la Bible et les mythes hittites PIRART, Éric : Georges Dumézil face aux démons iraniens PIRART, Éric : Guerriers d’Iran PIRART, Éric : L’Aphrodite iranienne PIRART, Éric : L’éloge mazdéen de l’ivresse SERGENT, Bernard : L’Atlantide et la mythologie grecque STERCKX, Claude : Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens VIAL HÉLÈNE (éd.), Aphrodite-Vénus et ses enfants

Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/

Textes réunis et édités par Alain Meurant

Traditions indo-européennes et patrimoines folkloriques Mélanges offerts à Bernard Sergent

Cahiers KUBABA Directeur de publication : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorière : Valérie FARANTON Secrétaire : Charles GUITTARD Conseil dʼAdministration Sydney H. AUFRERE, Régis BOYER, Jean Paul BRACHET, Dominique BRIQUEL, Valérie FARANTON, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Alain MEURANT, Hélène NUTKOWICZ, Éric PIRART Comité scientifique Sydney H. AUFRÈRE, Sébastien BARBARA, Marielle DE BÉCHILLON,, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Alain MEURANT, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Éric PIRART, Jean-Michel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Ingénieur informatique Patrick HABERSACK ([email protected]) Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris

© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr

ISBN : 978-2-343-10655-7 EAN : 9782343106557

PRÉFACE L’ŒUVRE DE BERNARD SERGENT MARCO V. GARCÍA QUINTELA1 (UNIVERSIDADE DE SANTIAGO DE COMPOSTELA) Présenter sommairement l’œuvre de B. Sergent (Paris, 1946) est une tâche pour ainsi dire impossible. Son amplitude et sa diversité mériteraient à vrai dire une étude fouillée, son domaine d’étude une attention approfondie, travail qui occuperait longtemps celui qui s’en chargerait et se traduirait par la rédaction d’une monographie. En outre, comme l’a dit A. Momigliano,2 référence éminente en matière d’études historiographiques, pour présenter l’itinéraire d’un chercheur il convient d’avoir une connaissance précise de ses ancrages sociaux, idéologiques et culturels comme des thèmes de recherches qu’il privilégie.3 Pour ce qui concerne Bernard, j’ignore une bonne partie des premiers4 et presque tout des seconds. Dès lors, la seule chose sensée serait de mettre à cet endroit un point final à ces lignes.

(1) Traduit de l’espagnol par A. MEURANT (avec tous mes remerciements à FR. LECHANTEUR pour sa relecture toujours attentive). (2) Comme il est difficile d’évoquer en ces pages le différend peu pertinent qui l’opposa à G. Dumézil, on renverra à M.V. GARCÍA QUINTELA, Dumézil. Une introduction suivi de L’Affaire Dumézil, 2001, Crozon, p. 121-198 et ID., « Dumézil, Momigliano, Bloch, Between Politics and Historiography », dans StudiaIndoeuropaea, t. 2, 2005, p. 187-205. (3) A. MOMIGLIANO, Sesto contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, vol. 1, Rome, 1980, p. 31-32 (Storia e letteratura, 149) : « To write a critical history of historiography on must know both the authors one studies and the historical material they have studied ». Ibidem, p. 13 : « Giudicar uno studio moderno di storia greco-romana senza conoscenza delle fonte antichi è nel megliore dei casi impressionistico ; nel peggiore e piú frequente dei casi è segno di arrogante ignoraza. Gran parte di ciò che se sente dire su Gibbon, Niebuhr, Grote, Meyer, Rostovtzeff ‒ per non parlare di minori e minimi ‒ no essendo fondato su una conoscenza dei documenti su cui questi storici lavoravano, è inutile ». (4) Bien qu’il se soit exprimé publiquement sur ces questions quand il l’estima utile lors de débats menés dans le monde culturel français et, d’autre part, il n’est pas difficile de deviner que, sous son abondante production académique et son insondable érudition, se cache un monceau d’heures de travail.

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M.V. García Quintela Cependant, il n’est pas question pour moi de proposer ici un essai sur l’œuvre de Bernard. Je me contenterai, plus modestement, d’en proposer un survol général qui soulignera ses lignes directrices en s’appuyant, dans la mesure du possible, sur une présentation générale de ses nombreux livres. Je proposerai plus précisément deux approches différentes au gré d’une métaphore textile. Si la trame d’un tissu permet d’en apprécier la texture, ses fils dessinent les figures qui l’illustrent et leurs couleurs happent le regard : pour ce qui nous concerne, ceux-ci s’assimilent aux grands thèmes qu’aborde l’œuvre de Bernard, à savoir les Grecs et les Celtes, la mythologie française, les Indes et les migrations. Cependant, pour que le métier soutienne ce support, pour en tendre la trame, une série de fils de chaîne s’avère nécessaire. Il s’agit, pour le cas qui nous occupe, des principes méthodologiques et, au-delà des questions techniques qui leur sont propres, des préjugés philosophiques et des questionnements qui traversent les thèmes travaillés par Bernard dont la production me paraît sous-tendue par trois grandes articulations : l’érudition et le besoin de systématisation, l’approche matérialiste du structuralisme et les questions politiques et sociales. 1. Trames Pour présenter les thématiques traitées par B. Sergent, je parlerai de ma première rencontre avec son nom. Celle-ci remonte à la rédaction de ma thèse doctorale (soutenue en 1984) où je me débattais avec l’idée que « l’anthropologie des fragments d’Héraclite » dissimulait une sorte de sociologie trifonctionnelle. Sur la question, Dumézil publiait alors ses Esquisses de mythologie, série d’ouvrages dans lesquels le maître comparatiste mettait de l’ordre dans ses dossiers encore en chantier, à peine ébauchés ou juste entrouverts. Dans le premier de ces volumes, Dumézil opère une ouverture en direction de la mythologie grecque, absente du corps central de son œuvre conçu entre 1938 et ‒ il faut le souligner ‒ ses développements ultérieurs.5 C’est donc à juste titre qu’il déclarait, à la veille de sa disparition, que les Grecs étaient des amants ingrats.6 À la page 35 de son Apollon sonore, sous le titre « propositions », Dumézil citait « Les trois fonctions des IndoEuropéennes dans la Grèce ancienne. Bilan critique », article rédigé par (5) G. DUMÉZIL, Apollon sonore et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie, Paris, 1982, 256 p. (Bibliothèque des sciences humaines). (6) G. DUMÉZIL, Entretiens avec Didier Éribon, Paris, 1987, p. 157 cf. 162 et 165166 (Folio/Essais, 51).

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Préface B. Sergent en 1979.7 Ce travail venait à la suite d’une série de recherches menées sur la mythologie et l’idéologie des traditions grecques à propos du Péloponnèse et, plus spécialement, sur la royauté spartiate, en plaquant une grille de lecture trifonctionnelle sur les « différences entre les deux dynasties de la diarchie spartiate ».8 Dans sa synthèse de 1979, B. Sergent se faisait l’écho des travaux de l’un ou l’autre de ses devanciers ayant utilisé la clé dumézilienne pour étudier la mythologie grecque9 et soulignait, surtout, la présence appuyée du schéma trifonctionnel dans la République de Platon, problématique qui inspira la lecture d’Héraclite mentionnée ci-dessus. Par la suite, B. Sergent a continué de travailler la mythologie grecque sans discontinuer, tant sur les pas de Dumézil qu’en ciblant des horizons et des territoires inédits. 1.1. Grecs et Celtes Dès ses premiers travaux, B. Sergent ouvre des perspectives qui structureront son diptyque sur l’homosexualité initiatique. Son premier volet,10 centré sur la mythologie grecque, concluait, en s’appuyant sur l’apport d’analyses effectuées tout au long de l’ouvrage, sur un saut du mythe à l’histoire. De la sorte, B. Sergent ravive la théorie sociologique du « reflet » que Dumézil, inspiré par la sociologie française au travers du prisme de M. Mauss, avait suivie entre 1938 et 1950. Si, par la suite, le grand comparatiste français prétendit que l’approche trifonctionnelle « reflétait » la vie sociale des Indo-Européens (pré)historiques, B. Sergent envisageait que, dans le plus haut passé grec, une fonction initiatique institutionnelle avait été assignée à l’homosexualité mythique. Le second volet de ce diptyque soutenait l’hypothèse émise dans le précédent à l’occasion d’un essai comparatiste.11 Son développement passe (7) Dans Annales, t. 34.6, 1979, p. 1155-1186. (8) B. SERGENT, « La représentation spartiate de la royauté », dans RHR, n. 189.1, 1976, p. 3-52 ; ID., « Le partage du Péloponnèse entre les Héraclides » (en deux parties), dans RHR, n. 192.2, 1977, p. 121-136 et n. 193.1, 1978, p. 3-25. On rappellera que sa thèse, non publiée et présentée en 1995 à l’Université de Paris XNanterre, s’intitulait Recherches sur la royauté mycénienne. (9) Fr. Vian, J.-P. Vernant, A. Yoshida et quelques autres de moindre réputation. (10) B. SERGENT, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, 1984, 333 p. (Bibliothèque historique). (11) B. SERGENT, L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, 1986, 297 p. (Bibliothèque historique). Ces deux publications ont été conjointement rééditées dans le volume intitulé Homosexualité et initiation chez les peuples indoeuropéens, Paris, 1996, 672 p. (Histoire Payot).

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M.V. García Quintela en revue les rites initiatiques de diverses cultures de souche indo-européenne mettant en exergue les éléments qui plaident en faveur de l’existence d’une homosexualité institutionnelle. Ainsi, si la mythologie grecque est, peut-être, la plus riche en récits homo-érotiques, son originalité porte moins sur ce type de sexualité que sur sa mise en forme mythologique parce que cette pratique érotique en vigueur en Grèce l’était déjà probablement à l’ère indoeuropéenne et disposait dès lors de racines préhistoriques. Une vingtaine d’années après son état de la question aussi modeste qu’original sur l’idéologie trifonctionnelle en Grèce, Bernard publie, cette fois sous la forme d’un livre, un autre bilan qui se présente comme le premier jalon d’une recherche qui entreprend un relevé systématique des éléments trifonctionnels présents dans la littérature grecque (et par extension dans la mythologie) tout au long de son développement.12 On touche ici une autre caractéristique de l’œuvre de B. Sergent sur laquelle il me faudra revenir hors de tout préjugé : son penchant à systématiser. Entre-temps, au fil d’une collaboration pluri-décennale avec le spécialiste du monde celtique qu’est Cl. Sterckx,13 les travaux de B. Sergent voient l’univers des Celtes entrer massivement dans leur champ d’analyse. Voici comment je me suis moi-même retrouvé sur ce terrain. Ma thèse avait étudié le rôle des intellectuels dans les sociétés traditionnelles pour mieux préciser, sur les pas de J.-P. Vernant, la singularité du profil social des premiers philosophes grecs par rapport à celui offerts par les autres intellectuels. Cet objectif m’a conduit à consulter le livre que Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h avaient consacré aux druides14 et, une fois franchie cette porte, je me suis retrouvé dans un des secteurs mythologiques indo-européens situés en bordure du territoire arpenté par G. Dumézil.15 Et cette voie d’accès m’a entraîné sur d’autres terrains fréquentés par B. Sergent sans délaisser jamais l’omniprésente référence à la Grèce.

(12) B. SERGENT, Les trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne. I. De Mycènes aux tragiques, Paris, 1998, 453 p. (13) Depuis le début des années ’90 jusqu’à aujourd’hui. (14) FR. LE ROUX-J.-CHR. GUYONVARC’H, Les druides, Rennes, 1987, 448 p. (De mémoire d’homme : l’histoire). (15) J’ai consacré un temps conséquent à l’étude des travaux de Fr. Le Roux et J.-Chr. Guyonvarc’h. Ce n’est pas ici le lieu d’en faire état, mais qui voudra en savoir plus se référera à la préface que j’ai rédigée avec L. Planchais-Lagatu pour l’édition espagnole de Les druides.

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Préface En effet, au cours des quelque vingt années passées, Bernard a publié une vaste série d’articles intitulés « Celto-hellenica » munis d’un numéro qui indique l’ordre dans lequel ils se succèdent. Celle-ci s’ouvre en 1988 à l’occasion d’une contribution aux Mélanges P. Lévêque. Toutefois, même si tous ces travaux sont dictés par une même source d’inspiration, leur contenu ne colle pas toujours nécessairement au titre générique qui les chapeaute. L’addition de tous ces efforts débouche sur la rédaction d’un premier essai, aux contours encore assez modestes, qui comparait les dieux Lug et Apollon16 et, surtout, d’un autre diptyque autrement plus ambitieux.17 Ces deux ouvrages réservent à l’idéologie trifonctionnelle une place plutôt modeste, mettant plutôt l’accent sur l’identification de séquences narratives parallèles dans des histoires comparables de dieux18 et de héros,19 passant au scalpel leurs caractéristiques, leurs attributs et leurs mythes. Et les conclusions que tire B. Sergent au terme de ce parcours sont parfois simples et parfois plus complexes. Les premières reprennent en les consolidant les idées déjà exprimées dans les volumes consacrés à l’homosexualité : en clair, les ressemblances thématiques systématiques entre figures héroïques et divines venues de deux horizons indo-européens différents s’expliquent par une origine génétique, idée qui ne manque pas d’être triviale pour les spécialistes des études de mythologie indo-européenne comparée parce que, sous un angle plus concret, ces similitudes attestent matériellement l’existence de récits mythologiques situés dans la préhistoire et que partageaient, lorsqu’ils vivaient en commun, des peuples d’où surgiront, au fil du temps, les Grecs et les Celtes de l’ère historique. Les plus complexes forment une autre des armatures qui soutiennent l’ensemble de l’œuvre de B. Sergent : l’objectif d’identifier des noyaux narratifs situés dans un passé très éloigné. Ce faisant, il tente d’ouvrir des fenêtres sur les formes les plus anciennes d’une pensée complexe que reflètent parfois mythologies et récits narratifs, en rapprochant, au gré de modulations complexes, des séquences similaires issues de lieux très divers, dont l’implantation déborde, comme nous le verrons, les frontières du monde indo-européen.

(16) B. SERGENT, Lug et Apollon, Bruxelles, 1995, 180 p. (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 3) (17) B. SERGENT, Celtes et Grecs. I. Le livre des héros, Paris, 337 p. (Bibliothèque scientifique Payot) et ID., Celtes et Grecs. II. Le livre des dieux, Paris, 2004, 798 p. (18) Qui reprend (en l’élargissant) l’étude consacrée en 1995 à Lug et Apollon tout en s’intéressant à Hermès et Œngus, Athéna et la Bobd, Poséidon et Manannán. (19) Celtchar et Képhalos, Brian et Héraklès et, surtout, Achille et Cúchulainn.

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M.V. García Quintela On précisera utilement que cette enquête, par sa nature même, suit un chemin quelque peu différent de celui qu’empruntait l’étude des modèles de stricte obédience dumézilienne, dans la mesure où elle ne cherche pas à démonter la structure d’un panthéon20 ou d’un ensemble de récits nourris par une même structure.21 Ce faisant, B. Sergent s’attarde plus spécifiquement sur les séquences qui impliquent des dieux différents que rapprochent de nettes correspondances, sans tenir compte du rôle joué par ces divinités dans les panthéons où se déploient les religions d’âges historiques. Assurément, pareille orientation peut prendre l’allure d’un enfermement, ou tout au moins faire l’objet de critiques. Mais il est tout aussi vrai que Bernard prend toujours bien soin de fixer très précisément ses objectifs et qu’il n’entend nullement proposer concomitament un examen fonctionnel et structural des panthéons rencontrés et une analyse de la génèse préhistorique des mythes retenus. Il s’agit d’entreprises différentes. Deux autres livres sur la matière grecque, publiés successivement en 2006 et en 2008, composent cette fois une antithèse. Le premier se charpente autour d’une étude approfondie du mythe de l’Atlantide, en scrutant plus particulièrement la manière dont se sont formés les différents éléments du portrait qu’en dresse Platon.22 L’objectif que poursuit ici B. Sergent n’est pas, à la différence d’autres chercheurs qui ont abordé ce sujet, de comprendre le rôlé joué par le récit platonicien ou d’en identifier les sources : il s’agit plutôt d’établir la mythogenèse du récit. Sont mobilisées à cet effet toutes les ressources qu’offrent la mythologie et l’historiographie, sans négliger celle de la religion grecque proprement dite. Platon apparaît ainsi, une fois encore, comme un écrivain doté d’une intelligence puissante et capable à sa façon de s’inspirer du contenu des traditions dont il hérite pour construire son récit consacré à l’Atlantide. C’est à cette conclusion qu’arrive le livre qui montre toute la plasticité du travail de B. Sergent : s’il délaisse son intérêt pour débusquer le contenu de récits disparus, c’est pour (20) On aura reconnu une des caractéristiques de l’œuvre de G. Dumézil. On en appréciera au mieux les effets en consultant, par exemple, G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque. Suivi d’un appendice sur la religion des Étrusques, Paris, 1966, 684 p. (Bibliothèque historique Payot) et ID., Les dieux souverains des IndoEuropéens, Paris, 1977, 268 p. (Bibliothèque des sciences humaines). (21) Comme l’avait fait G. Dumézil dans la série G. DUMÉZIL, Mythe et épopée. I. L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968, 653 p. (Bibliothèque des sciences humaines) ; ID., Mythe et épopée. II. Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi, Paris, 1971, 406 p. (Bibliothèque des sciences humaines) ; ID., Mythe et épopée. III. Histoires romaines, Paris, 1973, 367 p. (Bibliothèque des sciences humaines). (22) B. SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Paris, 2006, 482 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité). On rappellera, à toutes fins utiles, que l’œuvre de Platon se trouvait dans la ligne de mire de B. Sergent depuis le bilan de 1979.

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Préface mieux se concentrer, sans aucun problème, sur la naissance d’un mythe dans l’Athènes du IVe siècle. Le deuxième livre s’intéresse à Athéna, déesse dont l’importance se marque aussi bien dans l’histoire et l’historiographie de la Grèce que dans sa mythologie.23 La méthode de l’exposé est identique à celle utilisée dans le diptyque Celtes et Grecs, sinon que l’Inde y prend la place occupée alors par les Celtes.24 Le propos vise à établir une comparaison systématique entre Athéna et une série de déesses indiennes aux noms changeants mais qui renvoient toutes, en définitive, à la « Déesse » par excellence qui connaît une très large diffusion dans le monde indo-européen comme en atteste, par exemple, les hydronymes « Deva » (la Déesse). Comme dans Celtes et Grecs, la conclusion en arrive à souligner la haute antiquité (le IVe millénaire) du moment où se forgèrent ces histoires partagées par les deux cultures envisagées (comme avec la déesse celte) : leur survie est due au pouvoir mnémonique implicite de l’œuvre activé dans une structure rituelle qui s’exprime par l’entremise d’hymnes associés à une série de célébrations et, au bout du compte, à la force de conservation et de reproduction dont témoigne la tradition orale. Nul besoin d’insister, à cet égard, sur l’importance jouée dans ce contexte par la poésie d’essence indo-européenne qui sert de toile de fond à toutes les investigations de B. Sergent. Pour le dossier grec l’histoire ne s’arrête pas là, même si B. Sergent annonce l’arrivée prochaine du second volume de l’étude sur Les trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne sous-titré D’Hérodote à la fin de l’antiquité qui, bien qu’ayant pris quelque retard, est désormais en voie de finalisation. Du côté celte, une publication en préparation embrassera d’autres champs thématiques que ceux déjà arpentés dans des travaux précédents. 1.2. Mythologie française L’engagement culturel de B. Sergent s’avère être un vecteur important de son activité publique. Son accession à la présidence de la Société de Mythologie Française depuis l’automne 199225 y contribue dans une large mesure. Il suffit de visiter la page web de cette association pour constater la (23) B. SERGENT, Athéna et la grande déesse indienne, Paris, 2008, 400 p. (Vérité des mythes). (24) Rappelons ici que dans Le livre des dieux, B. Sergent avait déjà développé la comparaison entre Athéna et la Bodb. (25) Fonction pour laquelle il a été réélu tous les trois ans (le mandat en cours se terminant le 31 décembre 2014).

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M.V. García Quintela multiplicité de ses initiatives26 et le rôle actif qu’il joue dans le Bulletin de l’association et ce depuis sa première collaboration datée de 1988. Il me semble important de souligner toute l’importance du concept de « mythologie française » forgé en 1948 par H. Dontenville lors de la rédaction de l’opuscule homonyme dont, bien des années plus tard, B. Sergent préfacera la réédition : « ‘Mythologie’, c’est l’ensemble des fables, des fictions, et le mot contentera également le chrétien et l’agnostique ; il ne serait désobligeant que pour les tenants des êtres ici nommés ; pour ceux-ci, c’est plutôt ‘théologie’ qu’il eût fallu écrire. Quant à ‘française’, le terme sera plus loin discuté et toute une histoire clandestine en traitera. Cependant c’est bien en période française de l’histoire de ce pays que se sont perpétuées et qu’ont encore évolué les croyances ici étudiées ».27

Cette définition doit surtout s’entendre comme un plaidoyer pour la reconnaissance académique des récits populaires qui font l’objet de compilations et d’études. Si H. Dontenville récuse le terme « folklore », c’est qu’il n’entend pas s’occuper d’un savoir populaire ou marginal et, même dans le cas où elle le serait, cela n’a guère d’importance : ce qui prime est de la valoriser. Dans cette optique, la qualifier de « mythologie » revient à l’assimiler aux mythologies classiques, érudites, chères au milieu universitaire et étudiées dans de prestigieuses collections académiques et peu importe que les cénacles académiques rechignent à se pencher sur ce type de récits, l’étiquette dont ils héritent ainsi trahit une volonté de placer tous ces récits sur un pied d’égalité : les savoirs populaires, traditionnels, ruraux glanés aux quatre coins de la France méritent dès lors un traitement équivalent à celui dont bénéficie, par exemple, la mythologie grecque. Viennent ensuite les dimensions géographiques de la France (qu’on peut aujourd’hui étendre aux espaces francophones européens) qui impliquent que l’étude de cette mythologie envisage ce qui s’est produit avant le déploiement du processus historique (histoires « perpétuées » et « évoluées » selon les termes de H. Dontenville). Ainsi, en s’opposant à la recherche des origines d’un mythe, dont se préoccupent surtout les études strictement littéraires (thème qu’aborde le premier chapitre d’H. Dontenville qui examine les racines celtes, gauloises, mais aussi grecques, romaines et germaniques de la matière française), ce précurseur se penche sur la mythologie attachée à une terre précise, conservée en des lieux spécifiques, et parfois confidentiels, comme une petite source ou un mégalithe. (26) http://www.mythofrancaise.asso.fr/index2.html. (27) H. DONTENVILLE, Mythologie française, Paris, 1998, 227 p. préface de B. Sergent (p. i-xv) (Petite bibliothèque Payot). Dontenville fut, en 1950, le fondateur et le premier président de la Société de Mythologie Française.

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Préface Et Bernard de respecter scrupuleusement cette orientation. Les traditions folkloriques françaises méritent de bénéficier d’un statut équivalent à celui dont jouissent les grandes traditions mythologiques dont s’occupent les milieux académiques. Il faut simplement prendre en compte le fait que la façon dont se transmet ce type de récits, sous forme de transmission ou de variation littéraire le cas échéant, tranche sur ce que l’on connaît habituellement, dans la mesure où elle échappe, avec de notables exceptions, aux cercles de la grande littérature. Du point de vue méthodologique, il importe de signaler que cette mise au point prend ses distances autant avec G. Dumézil qu’avec Cl. Lévi-Strauss. En effet, ces deux savants ont fondé leurs théories respectives sur des données très anciennes issues de zones de recherche fort disparates. En son temps, D. Dubuisson avait indiqué jusqu’à quel niveau G. Dumézil s’était enfermé en étudiant, sans discontinuer et au fil des ans, les textes religieux les plus anciens de chaque groupe culturel indo-européen. Cette option épistémologique cache mal son intention de lier la découverte de mise en forme littéraire de séries ou de structures trifonctionnelles avec le plus haut passé indo-européen, sans pourtant jamais s’ouvrir aux questions archéologiques ou sociologiques relatives à la préhistoire. Alors qu’il suivait une autre trajectoire, Cl. Lévi-Strauss, s’est trouvé confronté à un problème similaire quand ses recherches se concentrèrent sur les mythologies amérindienne et, dans une moindre mesure, australienne. Il devenait évident que toutes les deux avaient évolué en vase clos28 dans des territoires pour ainsi dire coupés du reste du monde et qui, pour cette raison, avaient conservé leurs traditions mythologiques dans l’état le plus proche de celui qui était à l’origine le leur.29 Pour sa part, le concept de « mythologie française » rompt, par définition, avec tout désir de rechercher la forme primitive de ses contenus. Et pourtant son étude fournit des résultats probants. En clair, ceux-ci montrent que, soumise à des méthodes conventionnelles d’analyse mythologique et ‒ dans les mains de B. Sergent surtout ‒ à l’approche comparatiste, cette matière dévoile ses racines anciennes dans la mesure où leurs structures narratives demeurent stables en dépit des altérations qu’y ont injectées le cours du temps, la diversité des influences culturelles, la différence entre cultures élitiste et populaire ou les interférences et les combinaisons avec la tradition littéraire. (28) CL. LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, 1962, p. 118 ; ID., El origen de las maneras de mesa. Mitólogicas III, Madrid, 1979, p. 48-52, repris dans CL. LÉVISTRAUSS-D. ÉRIBON, De près et de loin, Paris, 1988, p. 84. (29) Idée qui, sous une autre forme d’expression, rentrait dans les préoccupations de Durkheim lorsque celui-ci traite des Aborigènes australiens dans Les formes élémentaires de la vie religieuse.

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M.V. García Quintela On trouvera un premier exemple de cette orientation prise par les recherches de B. Sergent dans l’opuscule rédigé en collaboration avec J.-L. Le Quellec sur la pomme30 comme dans le dernier livre qu’on lui doit.31 Ce travail offre une preuve supplémentaire de l’érudition de Bernard qui ne cesse de surprendre ses lecteurs, y compris les plus assidus. Quand, en septembre 2013, à l’occasion du VIIIe Colloque de mythologie comparée tenu à Louvain-la-Neuve, lui a été symboliquement remis un fac-similé de ce volume où ses collègues et amis lui rendent hommage avec émotion et gratitude, Bernard a indiqué qu’il était toujours actif, plein de projets où se conjuguent recherches à mener et ouvrages à publier. Autrement dit, si nous l’avons remercié de tout cœur lors de cette cérémonie informelle qui avait atteint son objectif, lui poursuit sa route. Mais ce dont je me souviens, c’est que, parmi les résolutions prises à ce moment, ne figuraient pas les livres parus en 2014. Probablement en avait-il déjà remis les manuscrits aux éditeurs et ne les comptabilisait-il déjà plus dans le programme qu’il s’est assigné. Pour l’occasion, la fine érudition de Bernard s’est concentrée sur les Lais de Marie de France, recueil d’historiettes en vers daté de la deuxième moitié du XIIe siècle qui, comme le signale l’auteur, renonce à écrire en transposant, comme tant d’autres le latin en romance, pour emprunter un chemin différent comme l’indique le poème qui lui tient lieu de prologue : « J’ai donc pensé aux lais que j’avais entendus (qu’oïz aveie). Je savais en toute certitude que ceux qui avaient commencé à les écrire 35 et à les répandre avaient voulu perpétuer le souvenir (remembrance) des aventures qu’ils avaient entendues (qu’il oïrent). J’en connais moi-même beaucoup (Plusurs en ai oïz conter) et je ne veux pas les laisser sombrer dans l’oubli (nes vueis laissier ne obliër). 40 J’en ai donc fait des contes en vers…, »32

Voilà une belle formule dont les ingrédients ont de quoi faire rêver les mythologues. La plupart de ces vers semblent relever de la littérature orale qui, à cette époque, tend à endosser la forme figée de l’écrit, trahissant par là le glissement du folklore à la littérature. Par ailleurs, les prologues et (30) B. SERGENT-J.-L. LE QUELLEC, La pomme : contes et mythes. Chevilly-Larue [Beauvais]-Paris, 1995, 64 p. (31) B. SERGENT, Les origines celtiques des ‘Lais’ de Marie de France, Genève, 2014, 390 p. (Publications romanes et françaises, 261). (32) Lais de Marie de France, traduites, présentés et annotés par L. HARFLANCNER. Texte édité par K. WARNKE, Paris, 1992, p. 24-25 (Livre de Poche, 4523. Lettres gothiques).

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Préface épilogues dont Marie de France équipe chacun de ses lais se réfèrent régulièrement aux narrateurs bretons.33 On pourrait se demander en quoi cette littérature orale rentre dans le champ d’investigation de Bernard : en réalité, en recourant au comparatisme, plusieurs de ses ouvrages ont développé des études de ce type sur différentes thématiques. À cet égard, la « mythologie française » noue de nettes accointances avec son homologue celte dont le contenu est véhiculé par des textes médiévaux issus principalement d’Irlande et du Pays de Galle et rédigés, en général, à une époque antérieure à celle de Marie de France. B. Sergent en déduit que la Bretagne connaît une littérature mythologique celtique d’essence orale, comparable à celles des îles, qui a alimenté les contes et histoires dont s’inspira Marie. Un autre livre combine l’inspiration qui irrigue la mythologie française avec des thématiques de source américaine, ambition qui nous amène à découvrir le troisième terrain où s’exerce la sagacité de B. Sergent. 1.3. Les Indes et les migrations

Les découvreurs de l’Amérique crurent dans un premier temps avoir atteint les Indes : leur égarement servira de porte d’entrée à cette section puisque Bernard a aussi longuement travaillé sur les Indes (pour reprendre ici le terme pluriel utilisé par les Anciens), qu’il s’agisse du sous-continent oriental ou de sa contrepartie américaine. Ces études révèlent avec acuité une des caractéristiques des recherches de B. Sergent que la plupart des savants, rivés sur ses travaux dédiés à la mythologie, ont tendance à négliger ou à considérer comme une expression de la dispersion de ses centres d’intérêt. Pour le dire en un mot, en plus d’être historien et mytholologue, Bernard se pose en fin connaisseur de l’anthropologie biologique. Son premier livre « américain » repose sur cette évidence.34 Cet ouvrage part du constat que l’albinisme est une particularité extrêment rare aux Amériques comme chez les peuples asiatiques d’où la population initiale du continent américain tire ses origines : parmi les milliers d’ethnies (33) Par exemple : « Je vais vous raconter…, le contes dont les Bretons ont tiré leur lais » (ibid. p. 27) ; « les assistants rapportèrent ces paroles, qui furent répétées et connues dans toute la Bretagne » (ibid. p. 91), etc. Qui plus est, ce pays sert de décor à toutes ces aventures et les héros portent des noms bretons. (34) P. JEAMBRUN-B. SERGENT, Les enfants de la lune. L’albinisme chez les Amérindiens, Paris, 1991, 352 p. Titulaire d’une maîtrise en ethnologie (Paris XNanterre), Pascale Jeambrun est, pour sa part, docteur en médecine, spécialiste en nutrition et médecine thermale.

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M.V. García Quintela qui y sont officiellement recensées, il n’y en a qu’une vingtaine à être affectées par le phénomène. Toutefois sa fréquence de manifestation est bien plus élevée que dans toutes les autres régions du monde. L’étude consacrée à cette curiosité morphologique se découpe en trois segments clairement identifiés : présentation des témoignages enregistrés tribu par tribu, clarification des liens que l’albinisme entretient avec l’anthropologie physique en mettant plus particulièrement l’accent sur les cas localisés en Amérique et examen de la symbolique qu’inspire l’émergence de cette anomalie biologique par différentes cultures au gré d’un éventail de possibilités allant de l’infanticide à la valorisation la plus accomplie qui voit les Tule de Panama affubler de cette caractéristique les principaux dieux de leur panthéon. Venons-en à l’Inde d’Asie. Dans un livre paru en 1997,35 B. Sergent s’attaque à une redoutable entreprise que je me sens incapable de présenter et de juger avec toute la justesse nécessaire, pour autant que cela soit possible dans le cadre de ces quelques pages. Son objet est pourtant des plus « simples » : tenter de retracer l’origine du fonds indo-européen de la culture indienne ‒ de l’hindouisme à proprement parler ‒ au cours de la préhistoire. Pour construire son développement, Bernard s’appuie, comme de coutume, sur un abondant portefeuille de lectures où s’additionnent des ressources venues de divers secteurs académiques, d’époques et de mondes linguisticoculturels différents. Et sa thèse consiste, comme dans d’autres secteurs de son œuvre, à réexaminer des modèles chargés d’expliquer les invasions, propres à l’archéologie historico-culturelle de la première partie du XXe siècle, mais actualisés par le biais de nouvelles découvertes archéologiques et des apports venus d’autres canaux scientifiques. Un livre de cette nature lance, sans l’ombre d’un doute, un formidable défi tant à son auteur qu’à ses lecteurs, principalement à ceux qui sont confortablement installés dans le confort d’une micro-discipline dont ils sont des spécialistes incontestés. Mais où donc tracer la limite entre la spécialisation intensive qui complique, sinon empêche, l’instauration de problématiques plus globales et le traitement de thématiques générales sans recourir à une gestion (et intentionnellement je ne dis pas une connaissance) pertinente ou à tout le moins acceptable des matières venues de ces territoires restreints ? À ce problème que pose, de toute évidence, le livre de B. Sergent sur l’Inde, je ne peux apporter de réponse définitive. L’auteur, bien conscient de cette difficulté, y revient dans la préface d’un de ses livres suivants où il écrit :

(35) B. SERGENT, Genèse de l’Inde, Paris, 1997, 584 p. (Bibliothèque scientifique Payot).

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Préface « C’est une tendance lourde de notre civilisation que, pour se faire une place dans la concurrence universitaire, se tailler un ‘créneau’, il faut devenir ‘pointu’ dans un domaine et y devenir imbattable. Cette spécialisation dévore le temps de formation, et laisse de moins en moins de place aux études parallèles ».36

Il s’agit là de son dernier livre sur les Indes. Dès son ouverture, l’auteur affirme que son penchant pour la mythologie lui vient de Cl. Lévi-Strauss, et de personne d’autre, autorité dont il cite dès ces premières lignes le fameux « L’Amérique, je ne sais pas ce que c’est »37 dans la mesure où il avoue son ignorance du processus qui sous-tend le développement (pré)historique de ce continent. Dans la modestie relative de ses quelque huit cents pages, ce livre piste une des possibles composantes de l’évolution préhistorique de sa population. Il recourt pour ce faire à une de ces sources secrètes (pour autant qu’on puisse les considérer comme telles puisque, comme Bernard les mentionne toujours, il n’est guère difficile d’en suivre la trace pour mesurer l’influence qu’elles excercent sur son œuvre) que nous avons tous. Il s’agit ici de l’ethnologue suédois Erland Nordenskiöld (1877-1932)38 dont l’apport fondamental avait déjà marqué la rédaction de Les enfants de la Lune, vu sa familiarité avec la culture tule, ethnie essentielle dans l’économie de cet ouvrage. Bernard lui doit le dépistage de similitudes ethnographiques entre deux tribus du grand désert du Chaco situé en Amérique du Sud au confluent de la Bolivie, du Paraguay, de l’Argentine et, dans une moindre mesure, du Brésil et les anciens habitants de l’est de l’Amérique du Nord. Utilisant une méthode analogue à celle utilisée en d’autres travaux, B. Sergent élargit la base matérielle culturelle fournie par E. Nordenskiöld et d’autres spécialistes aux champs plus généraux de l’ethnographie et, par voie de conséquence, de l’ethnologie. Là encore les résultats recoupent ceux apportés par d’autres recherches de Bernard sur la mythologie comparée indo-européenne : en clair, il défend à chaque fois la thèse d’un mouvement migratoire d’essence historique. À savoir que les similitudes détectées dans les différents patrimoines culturels s’expliquent par une genèse commune dans le passé de populations qui, par la suite, se sont déplacées dans des directions différentes tout au long de la préhistoire alors que, à rebours, ethnographie, ethnologie (36) B. SERGENT, Une antique migration amérindienne : les liaisons techniques, sociologiques, mythologiques, anthropologiques entre l’Amérique du Nord et le Chaco sud-américain, Paris, 2014, p. 9 (Collection Kubaba. Série Antiquité). (37) B. SERGENT, Antiquité migration [n. 36], 2014, p. 7. (38) Voir les nécrologiques que lui consacrent P. RIVET, « Nécrologie de Nils Erland Herbert Nordenskiöld », dans Journal de la Société des Américanistes, t. 24.2, 1932, p. 295-307 (avec, p. 300-307, une bibliographie où sont répertoriés plusieurs travaux publiés en France dans la langue de ce pays) et R.H. LOWIE, « Erland Nordenskiöld », dans American Anthropologist, n.s. t. 35.1, 1933, p. 158164 (avec, là aussi, une bibliographie fournie aux p. 161-164).

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M.V. García Quintela et mythologie sont autant d’outils utilisés pour déceler ce type d’événements préhistoriques. Je réserve pour la fin un livre qui, bien qu’il ne soit pas le dernier en date, synthétise les thèmes que Bernard se plaît à développer en mythologie française et dans ses travaux inspirés par l’Amérique : son titre, Jean de l’ours, Gargantua et le dénicheur d’oiseaux,39 illustre parfaitement ces deux sources d’inspiration. D’un côté, le thème du dénicheur d’oiseaux, l’élément qui fournit le premier segment de ce titre est le « mythe de référence » choisi par Cl. Lévi-Strauss pour ouvrir le premier tome de ses Mythologiques et mettre un point final à cet ensemble avec son quatrième et dernier tome en montrant qu’entre Amérique du Sud et du Nord circule, à l’évidence, un mythe unique exprimé au gré de mutations logiquement structurées.40 D’autre part, Jean de l’ours et Gargantua sont des figures de proue de la mythologie française dont les multiples versions connaissent des localisations privilégiées, dans leur aire de distribution actuelle tout au moins (les Pyrénées pour Jean de l’ours et, depuis Rabelais, d’innombrables reprises populaires et littéraires pour Gargantua). S’y ajoute, par la tangente, une autre figure mythique d’importance, le Caucasien Arminari, appelé à jouer le rôle de chaînon additionnel venu d’autres horizons territoriaux : voici quelques années, G. Charachidzé l’avait structurellement rattaché à Prométhée au travers des aventures caucasiennes attribuées au héros hellène. On retiendra surtout que les conclusions de ce chercheur tracent de possibles parallélismes thématiques avec toute une série de personnages légendaires et mythologiques au nombre desquels comptait Gargantua : « Isolées et furtives, de telles rencontres avec les thèmes du dieu ou du demi-dieu enchaîné au Caucase ne retiendraient l’intérêt qu’à titre de curiosités. Mais leur récurrence à travers une aire très vaste et pourtant bien circonscrite indique qu’il s’agit là d’une sorte de fonds commun extrêmement archaïque, auquel n’est peut-être pas étrangère la matière même du mythe grec et de la geste caucasienne. Il se pourrait qu’on se trouvât là en présence des ultimes traces de réfections élaborées à des niveaux très différents – folklore, mythe, épopée – à partir d’un vieux canevas épars dans toute l’Eurasie occidentale ».41 (39) B. SERGENT, Jean de l’ours, Gargantua et le dénicheur d’oiseaux, La Bégude de Mazenci, 2009, 518 p. (L’or des origines). (40) Est-il besoin de souligner l’évidence du parallélisme entre ce constat lévistraussien et les investigations menées par B. Sergent dans Les enfants de la Lune et Une antique migration amérindienne ? (41) G. CHARACHIDZÉ, Prométhée ou le Caucase, Paris, 1986, p. 341 (Nouvelle bibliothèque scientifique).

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Préface L’ambition du livre de Bernard s’avère, par conséquent, immense : il entend suivre jusqu’à ses ultimes conséquences l’intuition de son devancier en l’élargissant au maximum (seules l’Afrique, l’Australie et l’Océanie échapperont à son champ d’investigation). En l’espèce, le mythe du dénicheur d’oiseau dont Cl. Lévi-Strauss avait cru pouvoir attester l’ancrage panaméricain fusionne avec celui d’Armirani-Gargantua, dont G. Charachidzé envisageait la probable diffusion dans l’aire eurasiatique. Si la première présomption a pour arrière-plan le peuplement du territoire américain alors que la seconde s’appuie sur la diffusion des langues indoeuropéennes, B. Sergent entreprend de montrer que l’unité des deux ensembles considérés s’explique par les déplacements concomitants de populations nord-asiatiaques vers l’Amérique (en vue de coloniser ce continent où elles implantèrent leurs mythes) comme vers l’Occident (où s’enracinèrent les formes les plus anciennes des langues indo-européennes comme le patrimoine mythique dont elles étaient porteuses). De la sorte, tout en restant fidèle aux démarches de G. Dumézil et de Cl. Lévi-Strauss, B. Sergent cherche à les surpasser. Rappelons que le premier se concentrait, comme nous l’avons déjà dit, sur les traditions littéraires les plus anciennes du monde indo-européen alors que le second privilégiait les versions les plus répandues et les plus divergentes de récits issus de cultures américaines vivant en vase clos. De son côté, B. Sergent enrichit son propos de variantes historiquement tardives des mythes indoeuropéens, n’hésite pas à opérer des incursions en Mésopotamie sémitique, met dans son collimateur la « mythologie française » et, au-delà de celle-ci, l’ensemble de la mythologie européenne (dans ses dimensions folkloriques) pour sortir de l’enfermement des données américaines où se cantonnait Cl. Lévi-Strauss et explorer les éléments fondateurs d’une mythologie paléolithique de portée quasi universelle. 2. Fils de chaîne Cette seconde partie entend mettre en exergue les principaux courants de fond qui traversent l’œuvre de B. Sergent en vue d’affiner les thèmes que nous venons de présenter. 2.1. Systématisation et érudition On s’attardera d’abord sur la propension de Bernard à systématiser. Nous avons déjà indiqué comment une de ses premières production, parue en 1979, dressa un bilan de l’héritage indo-européen en Grèce et de quelle manière son diptyque sur Les trois fonctions indo-européennes en Grèce

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M.V. García Quintela ancienne prolonge les enseignements alors engrangés.42 Mais son travail de référence est sans conteste la synthèse très aboutie qu’il consacre aux IndoEuropéens43 qui, parmi toutes celles actuellement disponibles, est clairement d’inspiration dumézilienne. De ce fait, la présentation de B. Sergent entreprend d’analyser les diverses thématiques liées aux Indo-Européens (histoire de la recherche sur le sujet, des langues qu’il rassemble, de leur diffusion jusqu’à l’aire géographique qu’elles occuperont dans l’Antiquité, apports de l’archéologie et de l’ethno-archéologie, etc., pour arriver, tout naturellement, à leurs productions culturelles, religieuses et mythologiques) depuis le point de vue globalisant qu’apporte la lecture de G. Dumézil. Ce travail trouve un complément idéal dans le très attendu (et depuis longtemps) Dictionnaire critique de la mythologie, écrit en collaboration avec J.-L. Le Quellec, dont la publication était annoncée pour 2014. Si tel n’est pas le cas, elle surviendra prochainement et prendra la forme d’une puissante synthèse sur le patrimoine mythologique abordé sous différents angles : thèmes, personnages, grilles de lecture et position des mythologues « historiques ».44 Mais, ces publications mises à part, le penchant de B. Sergent pour la systématisation, l’exhaustivité et l’érudition traverse d’un bout à l’autre le reste de son œuvre : les bibliographies y sont plantureuses, les notes prolifiques et les index exhaustifs. Si on y greffe les ouvertures thématiques opérées depuis de multiples tremplins géographiques, temporels ou disciplinaires, on peut sans conteste affirmer se trouver face à un humaniste hors pair. Cette singularité porte assurément à l’assimiler avec des figures aussi marquantes que les intellectuels de la Renaissance ou du Siècle des Lumières ou, plus proches de nous, avec les savants du XIXe siècle, architectes de synthèses ambitionnant de démonter les grands ressorts du monde social et de la nature : on citera, dans cette veine, où il doit être difficile d’en trouver d’autres qui leur soient comparables, Charles Darwin, Karl Marx, J.J. Bachofen, E. Tylor et James Frazer. Il est certain qu’une telle ambition intellectuelle peut jouer quelque tour pendable, ce dont Bernard est bien conscient. Nous avons, ci-dessus, fait (42) Rappelons que son deuxième volet est en attente. (43) B. SERGENT, Les Indo-Européens : histoire, langues, mythes, Paris, 1995, 536 p. (Bibliothèque historique Payot. Bibliothèque scientifique Payot), réédité dans une édition revue et augmentée en 2005. (44) S’il n’a pas changé d’avis, dans une conversation récente Bernard nous indiquait que parmi les spécialistes contemporains des études mythologiques il souhaitait seulement détacher Fr. Delpech, pour la qualité et l’originalité de ses travaux, peu connus du grand public.

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Préface allusion à sa critique de l’hyperspécialisation scientifique qui fait obstacle à l’observation et à l’analyse de phénomènes plus généraux. Il a globalement raison. Mais, quand on radiographie les détails d’une thématique (données fondamentales dans les analyses déployées sur les questions les plus diverses), quand on étudie un objet, une technique ou une étymologie venus des quatre coins du monde, comment être certain de la pertinence des autorités invoquées ou de la méthode d’investigation adoptée face à un groupe de spécialistes du sujet traité, de la méthodologie appliquée ou de la langue envisagée ? Cela va de soi. Mais, d’un autre côté, si les approches générales sont nécessaires, si on apprécie les bois et les océans plus qu’une essence particulière ou la plage la plus proche de son domicile, le problème qui se pose est qu’une vaste démonstration peut-être mise en danger par la faiblesse d’un de ses maillons. D’où l’émergence de la difficulté suivante : faire montre d’érudition et recourir à l’exhaustivité sont deux penchants qui entrent en conflit avec la nécessité de baser un raisonnement sur des arguments dont chaque maillon, chaque exemple, chaque composante pèsent un poids équivalent, ont fait l’objet d’un examen critique ou d’une évaluation approfondie. Dès lors, où situer la frontière entre le général et le particulier, entre l’approche d’un écologiste et celle d’un entomologiste passionné par ses collections, entre le goût de vouloir tout connaître et le danger de tomber dans le piège des connaissances douteuses, partielles ou mal établies. Il s’agit certes de questions rhétoriques, dépourvues de réponses claires, mais il faut comprendre que fréquenter l’œuvre de B. Sergent conduit à s’y frotter. 2.2. Structuralisme et matérialisme Je pense que la perspective englobante de B. Sergent s’associe étroitement à son désir de proposer une méthodologie standardisée pour l’étude de la mythologie et, éventuellement, de domaines qui s’en écartent. Pour parler clair, les deux références méthodologiques dont il se réclame pour radiographier la mythologie relèvent du comparatisme : celui, basé sur les données indo-européennes, que défend G. Dumézil et celui que Cl. LéviStrauss applique pour l’essentiel aux sociétés américaines sans écriture. De plus, les récentes tentatives visant à dépasser les perspectives défendues par de tels maîtres échouent,45 à ce qu’il me semble, dans la mesure où elles se (45) Sur cette orientation, on verra l’image d’ensemble fournie par les contributions que rassemble C. CALAME-B. LINCOLN [Éd.], Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions, Liège, 2012, 143 p. (Religions, 1) qui se situent dans la droite ligne de M. DETIENNE, « Expérimenter dans le champ des polythéismes », dans Kernos, t. 10, 1997, p. 57-72, où il écrit (p. 69) : « C’est en se montrant attentif au plus concret que le microanalyste se donne les moyens

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M.V. García Quintela limitent à prôner un retour au fonctionnalisme en vigueur à l’aube du XXe siècle avec la circonstance aggravante que leurs listes de garants scientifiques et académiques passent sous silence tout ce que doit ce retour au passé à des savants comme B. Malinowski ou F. Boas.46 Par ailleurs, les influences réciproques et les points de contact entre les démarches de G. Dumézil et de Cl. Lévi-Strauss sont bien connus.47 Pour ce qui concerne la méthodologie appliquée en matière d’études mythologiques, il m’est agréable de constater que la démarche empirique appliquée par le premier aux documents rassemblés dans la première édition de Loki48 répond aux préceptes invariablement défendus et suivis par le second qui soutient qu’un mythe est constitué par l’ensemble de ses variantes. En outre, G. Dumézil, hormis une brève période d’opposition au structuralisme nourrie par son aversion de voir cette étiquette lui être parfois collée, accorde une place privilégiée au terme « structure » dans son vocabulaire analytique. Mais ce qui est assuré, à ma connaissance tout au moins, c’est que les études mythologiques de ces deux savants ne renvoient jamais les unes aux autres. Deux articles de B. Sergent, publiés dans les années ’90, tentent de combler ce vide, ce respect instauré par une telle mise à distance. Le premier49 s’intéresse au mythe socio-génétique indo-européen qu’abordent à d’entrer expérimentalement dans les configurations de puissances divines qui sont les données primaires et les formes élémentaires proposées à l’observateur des polythéismes en pays grec » ; ID., « Rentrer au village. Un tropisme de l’hellénisme », dans L’homme, n. 157, 2001, p. 137-150, où l’on trouve, à l’occasion d’un survol de l’usage de l’anthropologie et de la comparaison dans l’étude de la Grèce ancienne, des expressions comme « en nous serrant au plus près de leurs catégories, de leurs formes de sensibilité et de pensée, nous nous conduisions comme les ethnologues sur le terrain qu’ils ont à défricher et qui cherchent à parler la langue de leurs ‘hôtes’, à surprendre leurs réactions les plus intimes » (p. 145), qui attestent assez le goût pour les horizons locaux. (46) Se référer à F. BOAS, « The Limitations of the Comparative Method of Anthropology », dans Science, n.s. n. 103.4, 1896, p. 901-908 où l’on soulignera les indications fournies, par exemple, par la note de la p. 905 où l’auteur pose comme norme méthodologique la nécessité de « A detailed study of customs in their bearings to the total culture of the tribe practicing them, and in connection with an investigation of their geographical distribution among neighboring tribes, afford us almost always a means of determining with considerable accuracy the historical causes that led to the formation of the customs in question and to the psychological processes that were at work in their development. » (47) Comme l’atteste D. ÉRIBON, Faut-il brûler Dumézil ? Mythologie, science et politique. Paris, 1992, 345 p. (48) G. DUMÉZIL, Loki, Paris, 1948, 295 p. (Les dieux et les hommes). (49) B. SERGENT, « L’Or et la mauvaise femme », dans L’Homme, n. 30.113, 1990, p. 13-42.

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Préface plusieurs reprises les travaux où G. Dumézil étudie les formes qu’il endosse dans différentes zones culturelles : il s’agit de récits qui décrivent la formation d’une société complexe et cohérente, basée sur la fusion d’individus ou de groupes sociaux marqués par leur annexion à l’une des trois fonctions indo-européennes. Pour le dire rapidement, le grand comparatiste insiste sur ce point : il s’agirait, pour lui, du souvenir d’une organisation sociale initiale, primitive. L’apport de B. Sergent consiste à analyser en profondeur deux de ces traditions ‒ l’une en provenance de Rome et l’autre de Scandinavie ‒ en montrant comment chacun de leurs détails s’articule dans un savant mécanisme où se répondent échos, correspondances,… c’est-à-dire comment les propriétés et les ressorts internes de ce matériel, une fois soumis aux feux du comparatisme lévistraussien, apparaissent sous un jour beaucoup plus complexe que sous la plume de G. Dumézil. Identique est l’intention du second article50 : mettre au jour les complexes relations que fait jaillir des traditions indo-européennes une analyse guidée par les clés de lecture de Cl. Lévi-Strauss. B. Sergent pose, comme fondement théorique, l’impérieuse nécessité de combiner la méthodologie dont s’est doté G. Dumézil pour étudier les littératures de souche indo-européenne avec celle que Cl. Lévi-Strauss a élaborée pour se pencher sur les populations sans écriture et, chemin faisant, jette les bases de l’hypothèse qu’il fait sienne : à savoir que les structures essentielles de la mythologie d’une bonne part de l’humanité proviennent d’une haute antiquité préhistorique. En d’autres termes, l’examen des problèmes engendrés par l’identification et le maniement d’outils théoriques comme par les méthodologies qui les sous-tendent nourrissent au cœur un nombre conséquent de pages écrites par Bernard. Travaillant pour l’essentiel sur les mythes et les panthéons, G. Dumézil et Cl. Lévi-Strauss étaient, d’un point de vue philosophique, et chacun à sa manière, des « idéalistes ». Si les options politiques et religieuses du premier furent mouvantes, sa méthode de travail s’en tient principalement à l’étude des idéologies (dont les cadres théoriques ne sont pas toujours clairement définis) actives sous les productions mythiques et religieuses qu’il analysait. Et si, de la fin des années ’30 aux années ’50, il parla de « reflet » pour évoquer les liens dont il gratifiait les structures tripartites qu’il découvrait et l’ordre social où elles fleurissaient, il est clair qu’il n’étudia jamais concrètement cette réalité sociale « en projection ». En ce qui le concerne, Cl. Lévi-Srauss menait une réflexion plus élaborée sur la manière dont, par le truchement d’une analyse fouillée des plus profondes structures mythiques, on pouvait atteindre les fondations de la pensée humaine et

(50) B. SERGENT, « Sur l’inversion mythique : l’exemple de Korê et Baldur », dans RHR, n. 212.2, 1995, p. 131-143.

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M.V. García Quintela mieux saisir le contenu de la cosmologie inspirée par le bouddhisme. Voyons comment ces questions résonnèrent en B. Sergent. En septembre 2004, lors d’un colloque de mythologie comparée indoeuropéenne organisé à Saint-Jacques de Compostelle, sa communication évoqua une récente visite chez un tonnelier et expliqua qu’un tonneau prenait forme à coups de grands gestes, de petits détails et d’onomatopées. Son but n’était pas d’amuser ses collègues, même si c’est ce qui se produisit, mais d’illustrer un des traits du dieu gaulois Sucellus et de ses éventuelles connexions avec l’Irlandais Luchta. L’anecdote aide à cerner une autre caractéristique de la pensée de Bernard : une sensibilité aiguë à l’impact des contraintes matérielles. Si, au gré d’une rapide présentation, nous avons pu ranger G. Dumézil et Cl. LéviStrauss sous la bannière des « idéalistes », nous pouvons clairement affirmer que B. Sergent se réclame de celle des « matérialistes ». Cette tendance positiviste traverse l’ensemble de sa production : de la recherche des sources archéologiques relatives au contenu des mythes analysés dans son livre sur l’homosexualité dans la mythologie grecque jusqu’à la liste des objets comparables dont Une antique migration amérindienne analyse la réalisation et l’utilisation, les données matérielles nourrissent toujours des démonstrations d’essence intellectuelle où le patrimoine mythologique occupe une place importante. Ses présentations générales des IndoEuropéens ou de la genèse de l’Inde se réclament de la même veine. Qui plus est, là où G. Dumézil et Cl. Lévi-Strauss se bornent à évoquer un lointain passé quasi inaccessible, B. Sergent se pique de débusquer des indices matériels, des données archéologiques, d’éventuelles datations, des hypothèses dont le propos se construit sur des substrats concrets. De la sorte, l’esprit de synthèse qui définit Bernard, loin de se limiter aux sujets dont il traite, s’étend aux méthodes employées pour y parvenir. D’un côté, il cherche à combiner les démarches, en apparence différentes, de ces deux mythologues de référence et entend, en sus, infléchir l’orientation idéaliste de leur stratégie interprétative par l’adjonction d’une dose de philosophie matérialiste, ingrédient qui leur était étranger. À ce propos, je ne peux que reprendre les termes dont use le jeune Marx pour parler de Feuerbach : « Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme ».51

(51) Ve thèse sur Feuerbach dans K. MARX-FR. ENGELS, L’idéologie allemande. Première partie : Feuerbach, Leipzig, 1845, p. 58 = http://classiques.uqac.ca/ classiques/Engels_Marx/ideologie_allemande/Ideologie_allemande.pdf.

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Préface 2.3. Culture et société La dernière des thèses de la diatribe du jeune Marx contre Feuerbach est celle, célèbre, concernant la nécessité de changer le monde. Je ne sais jusqu’à quel point Bernard prétend changer le monde, même si je le soupçonne de vouloir y parvenir à un certain niveau : la preuve par ses constantes interventions dans la vie publique française. En premier lieu, cela ne fait guère de doute, depuis sa position on ne peut plus professionnelle, quand il exige une présentation des Indo-Européens libérée du carcan des présupposés idéologiques dont ils ont fait l’objet par le passé et dont il faut, malheureusement, dénoncer les échos qui polluent la pensée contemporaine. On n’insistera pas ici sur les dérives racistes élaborées, dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, dans l’orbite de la question indo-aryenne. La vérité est que, aujourd’hui encore dans la culture populaire comme dans les milieux académiques de nombreux pays, les Indo-Européens (comme les études dont ils font l’objet) sont frappés d’un tabou issu de ces arguments racistes aux relents viciés et malsains. Ceci dit, et en guise d’excursus, il importe de souligner le caractère hétérogène de telles opinions politico-culturelles : s’intéresser aux Indo-Européens ou aux anciens Germains fait germer le soupçon de sympathies nazies et se pencher sur les Celtes suscite des critiques où l’ésotérisme le dispute à l’irrationnel. En revanche, il est devenu banal d’étudier l’empire romain, même si celui-ci servit de référent au fascisme italien. Vu les positions culturelles et idéologiques défendues par Bernard, cet état de fait est préoccupant : raison pour laquelle, il s’est exprimé à plusieurs reprises à ce sujet. Intervenue très tôt dans le déroulement de sa carrière, la première de ces mises au point balise, en quelque sorte, le terrain où se déroulera par la suite une part substantielle de ses recherches. Son déclencheur fut la publication, dans une collection de vulgarisation, d’une brève introduction aux Indo-Européens sous la plume d’un auteur qui cherchait à en valoriser l’étude au gré de termes racistes et ésotériques. La réponse de B. Sergent52 présentait, dans un premier temps, les études publiées en France sur le sujet sans susciter d’attaques particulières avant de disséquer les quatre niveaux où s’ancre le concept d’Indo-Européens : la linguistique, essentielle par ses apports fondateurs ; les cadres culturels et institutionnels accessibles au travers des productions langagières (et que recensent les travaux de G. Dumézil et É. Benveniste) ; les controverses liées à l’identification archéologique des cultures préhistoriques de souche indoeuropéennes et, en dernier lieu, les dérapages racistes dont s’abreuvent des (52) B. SERGENT, « Penser ‒ et mal penser ‒ les Indo-Européens », dans Annales ESC, t. 37.4, 1982, p. 669-681.

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M.V. García Quintela idéologies politiques de sinistre mémoire. Dès lors, s’il construit son argumentation sur les trois premiers de ces niveaux, le livre ici incriminé met surtout l’accent sur le dernier de ceux-ci. Option que dénonce B. Sergent tout en défendant l’utilité et la nécessité de conduire des recherches sur les Indo-Européens une fois pour toutes purgées de ce type d’errements.53 Une autre facette de l’engagement de B. Sergent dans le monde contemporain consiste à lutter contre les mutations provoquées par les changements accélérés que produit la culture spectacle, ou la volatilité d’une certaine culture numérique, pour leur préférer, comme alternative, l’obligation de préserver les modèles et pratiques intellectuels du passé, aujourd’hui noyés dans la médiocrité du consumérisme capitaliste. Sur un mode qui lui appartient, B. Sergent rejoint les positions de T. Judt lorsque celui-ci écrit : « La gauche a toujours eu quelque chose à conserver ».54 Une illustration cohérente de cette posture est nettement perceptible dans l’essai où il prend position sur la guerre faite à la culture55 en s’adonnant à une dénonciation systématique des politiques culturelles menées, ces dernières années en France, tous clivages politiques confondus : dans cette optique, il présente un relevé critique de la stratégie qui transforme les musées en lieux de divertissements, supprime les programmes à vocation culturelle de France-Culture, met à mal les bibliothèques et l’archéologie nationale,… Au bout du compte, B. Sergent déplore que la logique du marché supplante la science et la culture, comme le mépris général dont les décideurs accablent les chercheurs, les enseignants et les étudiants. L’avant-dernière entrée de cette liste de publications (il faut toujours s’attendre à voir Bernard y ajouter un autre) est un petit livre qui prend la fin du monde pour thématique.56 Publié en 2012, il s’inscrit dans la ferveur issue de la présumée prévision de la catastrophe annoncée par le calendrier maya. On rappellera comment, à cette époque, la supercherie a frappé les imaginations sans autre conséquence, heureusement, qu’une déplorable perte de temps et la ruine de la réputation de certains « pseudo-savants », comme dit Bernard, seulement intéressés par leur profit personnel. Mais, comme il l’écrit, cette ébullition masque une réelle situation de crise : (53) B. Sergent rouvre ce dossier, et toujours à propos du même auteur, dans « La religion cosmique des Indo-Européens (note critique) », dans Annales ESC, t. 45.4, 1990, p. 941-949. (54) T. JUDT, Algo va Mal, Madrid, 2011, p. 208. (55) B. SERGENT, La guerre à la culture. La logique marchande et les attaques contre l’intelligence, Paris, 2005, 140 p. (Questions contemporaines). (56) B. SERGENT, La fin du monde. Treize légendes, des déluges mésopotamiens au mythe maya, Paris, 2012, 91 p. (Librio Document).

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Préface « Il n’est pas étonnant que le calendrier maya, inutilisé depuis mille cent ans et décrypté par des spécialistes de cette civilisation, ait pu être repris par de pseudo-savants pour calculer une fin du monde en 2012, alors que ce calendrier n’était pas destiné à cela. Le fait qu’un grand nombre de gens les aient crus est révélateur de la crise actuelle qui traverse notre monde ».57

Il s’agit là d’un nouveau plaidoyer pour un « conservatisme révolutionnaire », pour la connaissance, l’excellence et le déploiement de savoirs complexes et articulés dans leurs sphères sociales et culturelles et pas seulement dans celles des techniques et des marchés. Bernard est un homme qui regarde vers le passé pour transformer le présent, raison pour laquelle, comme je l’ai déjà mentionné, son engagement dans le domaine de la mythologie française mérite d’être souligné. Vu le nom que porte cette association58 et les sujets d’étude qu’elle promeut, s’y engager et y investir pourrait handicaper une carrière académique dont l’exercice dispose d’autres champs mythologiques autrement plus réputés. Raison pour laquelle il importe de rappeler que Bernard est né et vit à Paris. Comme citoyen de la Ville lumière, il lutte pour la préservation de sa cité où il cherche à donner un souffle nouveau à des pratiques culturelles perdues, qui peinent à retrouver la lumière des projecteurs. C’est pourquoi, au moment de mettre un point final à ces lignes, il m’importe, pour illustrer la personnalité de Bernard et son investissement dans le monde d’aujourd’hui, de signaler la part active qu’il a prise dans la renaissance du Carnaval de Paris dont la célébration redémarre en 1993. Depuis leur dernière célébration en 1952, ces festivités étaient totalement tombées dans un oubli dont elles sortirent, à la date indiquée ci-dessus, à l’initiative de l’historien B. Pachkoff dont le témoignage sur cet aspect de la vie de Bernard clôt la présente préface.59

(57) B. SERGENT, Fin du monde [n. 56], 2012, p. 11. (58) On consultera les index de son Bulletin (http://www.mythofrancaise.asso.fr/ 4_bullet/42_index.html) pour apprécier au mieux la qualité et la diversité de l’investissement que lui consent Bernard : prologues et nécrologies y croisent contributions érudites et notes critiques. (59) Je remercie Anne Marchand et Basile Pachkoff pour m’avoir informé sur les différents aspects de la vie et de l’œuvre de Bernard. François Delpech, Javier González García et Alain Meurant ont relu le texte dont la traduction française est due à ce dernier.

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M.V. García Quintela Témoignage pour Bernard60 Je me suis lancé il y a 21 ans dans le pari fou de faire renaître le Carnaval de Paris, fête alors complètement oubliée. Excepté de quelques rares spécialistes qui en avaient entendu parlé ou lu des écrits à son sujet. Seul, sans argent, ni relations, ni expérience d’un Carnaval de rue, je suis allé « au charbon », ou plutôt « au confetti ». Ce fut extrêmement difficile. Il m’a fallu cinq ans pour parvenir, grâce à un élu atypique, Alain Riou, à faire renaître le cortège carnavalesque traditionnel parisien de la Promenade du Bœuf Gras, le 27 septembre 1998. En 1998, quand celui-ci était enfin sûr de sortir, j’ai cherché à organiser un groupe carnavalesque de rue. Le déclic pour lancer l’initiative fut un texte sur « L’Internationale bovine ». Je l’ai lu à Bernard Sergent qui m’a dit : « C’est ce qu’il nous faut ! ». On s’est vu en juillet 1998 dans un café. Ce soir-là, nous étions quatre : Bernard, Martha, Claude et moi. Et avons fondé la Première Compagnie Carnavalesque Parisienne « Les Fumantes de Pantruche ». Ce fut une avancée prodigieuse... mais nous n’avions aucune pratique du Carnaval et encore moins de celui de Paris, endormi depuis des décennies. Alors, nous avons fait avec ce que nous savions : dans le petit groupe, qui s’était étoffé, l’un avait l’habitude d’organiser des spectacles, il a donc fait du spectacle ; l’autre de l’animation folklorique, il a donc fait de l’animation folklorique ; le troisième de l’association 1901, il donc a fait de l’association 1901, ou encore de la politique, il a donc fait de la politique. En tâchant tant bien que mal d’adapter sa pratique au Carnaval. Ça n’a pas été sans mal. Il a fallu apprendre. Le Carnaval vivant a ses règles et ses lois qui bousculent les habitudes acquises hors de son cadre. Mais le bateau a tenu bon et continué sa route. En 2014, nous avons eu la dix-septième édition du Bœuf Gras depuis 1998 et la sixième de la Fête des Blanchisseuses, l’autre cortège carnavalesque traditionnel parisien, reparu en 2009, grâce à Alexandra, que j’ai aidée dans cette entreprise. Aujourd’hui, le Carnaval de Paris existe à nouveau. Et ne demande qu’à grandir, à sa vitesse et à son rythme. (60) Basile Pachkoff, historien du Carnaval de Paris et initiateur de sa renaissance depuis 1993, à laquelle Bernard se joint dès 1998.

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Préface Bernard a fait partie des pionniers de sa renaissance, à une époque où ils étaient rares. On en avait besoin. Ils ont été présents au bon moment. En 1999, pour la seconde édition, j’ai presque pu faire, après coup, le relevé nominal précis de tous les participants au cortège du Bœuf Gras. En 2014, nous étions 3500 dans le cortège, chiffre de la police. Depuis sa renaissance en 1998, le cortège a grandi. Mais pour en arriver là, il a bien fallu commencer petit. Bernard a eu le mérite d’être un théoricien qui a versé dans la pratique carnavalesque, s’est costumé, a défilé, chanté des chansons. Il n’est pas resté uniquement un homme des livres, plongé dans de passionnantes et enrichissantes recherches. Aujourd’hui il prend sa retraite. Par l’intermédiaire de ses amis, je le remercie et le salue ici.

Fig. 1. Bernard Sergent au Carnaval de Paris 1999 déguisé en Pantruche.

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M.V. García Quintela

Fig. 2. Bernard Sergent étudiant, le 9 octobre 2000, une chanson pour le Carnaval de Paris, au café Le Petit Bonheur.

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BIBLIOGRAPHIE DE BERNARD SERGENT (établie par A. MARCHAND avec le concours de CHR. VIELLE et mise en forme par A. MEURANT) Livres publiés L’homosexualité dans la mythologie grecque, préface de G. DUMÉZIL, Paris, 1984, 333 p. (Bibliothèque historique Payot). Traductions étrangères : - Omofilofilia stin elleniki mythologia, Athènes, 1984, 288 p.

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- Kнига за геронте на келтн и гърци, Sofia, 2010, 368 p. Celtes et Grecs. II. Le Livre des dieux, Paris, 2004, 798 p. La guerre à la culture. La logique marchande et les attaques contre l’intelligence, Paris, 2005, 140 p. (Questions contemporaines). L’Atlantide et la mythologie grecque, Paris, 2008, 482 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité). Athéna et la grande déesse indienne, Paris, 2008, 395 p. (Vérité des mythes). Jean de l’ours, Gargantua et le Dénicheur d’oiseaux, La Bégude de Mazenc, 2009, 518 p. (L’or des origines). La fin du monde. Treize légendes, des déluges mésopotamiens au mythe maya, Paris, 2012, 91 p. (Librio). Une antique migration amérindienne. Les liaisons techniques, sociologiques, mythologiques, anthropologiques entre l’Amérique du Nord et le Chaco sudaméricain, Paris, 2013, 776 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité). L’origine celtique des ‘lais’ de Marie de France, Genève, 2014, 390 p. (Publications romanes et françaises, 261). Le dieu fou : Siva et Dionysos, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 448 p. (Vérité des mythes) À paraître (en collaboration avec J.-L. Le Quellec), Dictionnaire critique de mythologie. (en collaboration avec J.-L. Le Quellec), Dictionnaire des mythologues (Édition du CNRS). Dictionnaire étymologique des noms de dieux indo-européens. Dragons rituels et dragons mythiques (Fouenant). Essais de philosophie indo-européenne.

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Bibliographie de Bernard Sergent L’enseignement des langues vivantes en France. Une méthode efficace. (en collaboration avec J. GRIWARD et alii) Le roi dans la tradition indoeuropéenne. Les déluges (Imago). Notre grec de tous les jours (Imago). Contributions à des ouvrages collectifs Rédaction des chapitres sur « Les Transports », « Les moyens de diffusion de la pensée », « La Seconde guerre mondiale », « La France depuis 1945 », « La décolonisation », « Les relations internationales », dans H. BOUGAULTCL. LOBRY-B. SERGENT, Connaissance du monde contemporain, illustrations de CHR. LABOURGADE, Paris, 1985 (BEP 1). Rédaction des rubriques « Dumézil, Georges » ; « Hittites » ; « Homère et le ‘monde homérique’ » ; « Indo-Européens » ; « Linéaire B » ; « Minoen » de A. BURGUIÈRE [Dir.], Dictionnaire des Sciences Historiques, Paris, PUF, 1986. « Les Indo-Européens. Genèse et expansion d’une culture », chapitre

IV de P. LEVÊQUE [Dir.], Les premières civilisations. Tome 1. Des despotismes orientaux à la cité grecque, Paris, 1987, p. 471-604 (Peuples et civilisations).

Rédaction des chapitres sur « La France, grands traits de la géographie physique », « L’Italie, le pays et les hommes », « Les États-Unis, le pays et les hommes », « Le Japon, le pays et les hommes », « L’URSS, le pays et les hommes », « La Chine, le pays et les hommes », « Le Tiers Monde. Un exemple de pays sous-développé : l’Inde », dans H. BOUGAULT-CL. LOBRYB. SERGENT, Connaissance du monde contemporain, illustrations de CHR. LABOURGADE, Paris, 1988 (BEP, 2).

(en collaboration avec CHR. VIELLE) « Indo-Européen (2. La question de la protoculture) », dans Encyclopaedia Universalis, t. 12, Paris, 1994, p. 187-189 ; réédité dans A. LEROI-GOURHAN [Éd.], Dictionnaire de la Préhistoire, Paris, 1999, p. 565-566. (en collaboration avec A. MARCHAND), Introduction, dans Le guide de la France mythologique. Parcours touristiques et culturels dans la France des elfes, des fées, des mythes et des légendes, Paris, 2007, 541 p. Rédaction du chapitre « L’Auvergne : églises romanes et résistance à la romanisation », dans Le guide de la France mythologique. Parcours

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Bibliographie de Bernard Sergent de T.H. TULINIUS, La « Matière du Nord ». Sagas légendaires et fictions dans la littérature en prose du XIIIe siècle, Paris, 1995, 303 p. (Voix germaniques), dans BSMF, n. 178, 1995, p. 35-36 ; de B. ROBREAU, Les Carnutes et le centre de la Gaule, 1997, Chartes, 84 p. dans BSMF, n. 188, 1997-1998, p. 45-48 ; de J.-D. LAJOUX, L’homme et l’ours, 1996, 224 p., dans L’Homme, vol, 38, n. 148, 1998, p. 299-304 ; de G. CAPDEVILLE, Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, 521 p. (BÉFAR, 288), dans RHR, n. 216, 1999, p. 477-496 ; de CHR. VIELLE, Le mytho-cycle héroïque dans l’aire indo-européenne. Tome 1. Correspondances et transformations helléno-aryennes, Louvain, 1996, 211 p. (Publications de l’Institut Orientaliste de Louvain, 46), dans Kernos, t. 11, 1998, p. 420-423 et dans RHR, n. 217, 2000, p. 761-765 ; de A. BOULOUMIÉ-H. BÉHAR [Éd.], Mélusine moderne et contemporaine, Angers, 2001, 364 p. (Bibliothèque Mélusine, 8), dans BSMF, n. 204, 2001, p. 37-38 ; de R. CHRISTINGER-W. BORGEAUD, Mythologie de la Suisse ancienne. Des pratiques chamaniques et du monde celtique aux métamorphoses modernes, tomes I et II (réédition en un volume), avec préface de PH. BORGEAUD, Genève, 2000, 318 p., dans BSMF, n. 204, 2001, p. 38 ; de X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise Une approche linguistique du vieux-celtique continental, Paris, 2001, 352 p. (Collection des Hespérides), dans BSMF, n. 204, 2001, p. 38-39 ; de G. KABAKOVA [Éd.], Aux origines du monde. Contes et légendes de France, Paris, 1998, 220 p., dans BSMF, n. 204, 2001, p. 37 ; de V. CAMPION-VINCENT-J.-BR. RENARD, De source sûre. Nouvelle rumeurs d’aujourd’hui, Paris, 2002, 383 p., dans BSMF, n. 212, 2003, p. 4546 ; de N. JASMIN, Naissance des contes féminins. Mots et merveilles : les contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1898), Paris, 2000, 791 p., dans BSMF, n. 212, 2003, p. 45-46 ; d’A.Y. PETROSSIAN, The Indo-European and Ancient Near Eastern Sources of the Armenian Epic. Myth and History, Washington, 2002, 236 p. (JIES Monograph, 42), dans RHR, n. 222, 2005, p. 361-365 ;

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A. Marchand de CH.-M. TERNES-H. ZINSER [Éd.], Dieux des Celtes. Götter der Kelten. Gods of the Celts, Luxembourg, 2002, 284 p. (Études luxembourgeoises d’histoire et de science des religions, 1), dans RHR, n. 222, 2005, p. 235237 ; de Studia indo-europea, n. 1, 2003, 344 p., dans RHR, n. 223, 2006, p. 9597 ; de G. HILY-P. LAJOIE-J. HASCOËT-G. OUDAER-CHR. ROSE [Éd.], ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, 711 p. (Publication du CRBC Rennes-2. Université Européenne de Bretagne), dans BSMF, n. 243, 2011, p. 4 ; Notices biographiques « Henri Fromage (1915-2008) », dans BSMF, n. 231, 2008, p. 8-16. « Marc Déceneux : éléments de bibliographie », dans BSMF, n. 237, 2009, p. 4-5. « Hommage à Christian-Joseph Guyonvarc’h », dans BSMF, n. 247, juin 2012, p. 27. Communications et conférences Première Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Mythologie et droit », Bruxelles, 28 janvier 1989, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « Initiations, ordalies, pénalités, marques de victoire dans le monde indo-européen ». Deuxième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Aspects et attitudes homériques dans l’épopée indo-européenne », Bruxelles, 3 février 1990, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Cúchulainn et Bellérophon ». Troisième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Mythe et archéologie », Bruxelles, 9 février 1991, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Des ‘douze jours’ celtiques ? ». IXe Congrès international d’études celtiques, Paris, 8-12 juillet 1991, organisé par P.-Y. Lambert et V. Kruta avec présentation d’une communication intitulée : « L’arbre au pourri ».

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Bibliographie de Bernard Sergent Congrès international « La Danse en Grèce Ancienne », théâtre Dora Stratou, Athènes, 4-6 septembre 1991, organisé par A. Raftis avec présentation d’une communication intitulée : « Danser nu à Sparte ». Rencontre de Louvain-la-Neuve sur le thème « Comparatisme et mythologie » organisée par Chr. Vielle, P. Swiggers et G. Jucquois (1992) avec présentation d’une communication intitulée : « Celto-hellenica VI. Hermès et Œngus ». Quatrième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Mythe et littérature », Bruxelles, 15 février 1992, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Les travaux de Brian ». Colloque international « Le Fleuve et ses métamorphoses », Université de Lyon III, 14-15 mai 1992, avec présentation d’une communication intitulée : « Couples ». Colloque « Héraklès et les femmes », Grenoble, 22-23 octobre 1992, organisé par C. Jourdain-Annequin et C. Bonnet, avec présentation d’une communication intitulée : « Ces demoiselles de Stymphale ». Cinquième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Les Celtes et leurs voisins », Bruxelles, 13 février 1993, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Lug et Apollon ». Ve Congrès international sur les géants processionnels et de cortège, Steenvorde (Nord), 24-25 avril 1993, sous la direction de B. Coussée, avec présentation d’une communication intitulée : « Géants de plus que d’antan ». XIe Rencontres indo-européennes de Tours, 3-4 juin 1993, sous la direction de J. Grisward, avec présentation d’une intervention intitulée : « Germanohellenica I. Korê et Baldur ». 13th International Congress of Anthropological and Ethnological Sciences, Mexico, 29 juillet- 5 août 1993, sur les climats et l’homme, avec présentation d’une communication (envoyée) intitulée : « Ethnopsychologie et climats en Grèce ancienne ». 16e Congrès de mythologie française, 2-4 septembre 1993, Herbeumont-surSemois (Belgique), sous la direction de J. Fraikin, avec présentation d’une intervention intitulée : « Franco-hellenica I. Orphée et saint Lucien ». Sixième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Mythe et images », Université catholique de Louvain, 19 février 1994, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication (envoyée) intitulée : « Celto-hellenica VII. Les Fomoré et les Telkhines ».

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A. Marchand XIIe Rencontres indo-européennes de Tours, 9-10 juin 1994, sous la direction de J. Grisward, avec présentation d’une communication intitulée : « Temps de Pénélope, temps de Draupadi ». 17e Congrès de mythologie française, 28 août-2 septembre 1994, à Vernetles-Bains (Pyrénées orientales), sous la direction de J.-L. Olive, avec présentation d’une communication intitulée : « Le Père Pigne, les Vierges Noires et les Hittites ». Colloque « L’homme et l’animal », organisé par le Centre Léon Robin et le Centre Louis Gernet, 18-22 octobre 1994, avec présentation d’une communication intitulée : « Pélops et Atalante, ou de quelques manières d’être du cheval ». Septième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Le roi et le héros », Bruxelles, 4 février 1995, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication : « Celto-indica I. La mort de Balor et celle de Karna ». Congrès « L’eau et le feu dans les religions antiques », Paris, 18 mai-20 mai 1995, organisé par G. Capdeville, avec présentation d’une communication intitulée : « Bibracte : mythologie d’un bassin ». XIIIe Rencontres indo-européennes de Tours, 1-2 juin 1995, sous la direction de J. Grisward, avec présentation d’une communication intitulée : « Le ‘calendrier’ indo-européen ». 18e Congrès de mythologie française, à Morlaix (Finistère), 29 août-2 septembre 1995, sous la direction de M. Abraham, avec présentation d’une communication intitulée : « Celto-hethetica I. Le dragon hédoniste ». Participation à la Journée d’études « La reconstruction de l’indo-européen, modèle ou fossile épistémologique ? », organisée par G. Jucquois, Université de Louvain-la-Neuve, Belgique, le 22 décembre 1995. Huitième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Les échos préchrétiens dans l’hagiographie et les traditions populaires », Bruxelles, 10 février 1996, sous la direction de Cl. Sterckx, avec une reprise de la communication intitulée : « Celto-hethetica I. Le dragon hédoniste ». Colloque « Mélusine et les femmes de l’Autre Monde », Parthenay, 4-5 mai 1996, sous la direction de J.-L. Le Quellec et Fr. Dumerchat, avec présentation d’une communication intitulée : « Mélusine aurorale ». Rencontre « Dumézil dix ans après », à l’Université Libre de Bruxelles, les 13-14 mai 1996, sous la direction de J.-H. Michel, avec présentation d’une communication intitulée : « La mort du savant ».

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Bibliographie de Bernard Sergent Organisation, avec B. Robreau, de la Quatrième session de formation en mythologie française, Châteaudun, 17-19 mai 1996, avec présentation de trois communications intitulées : « Qu’est-ce que la mythologie française ? » ; « La théologie celtique » et « Toponymie historique ». Congrès « Rôle des traditions dans la construction de l’Europe. Saints et dragons », à Mons (Belgique), les 24-26 mai 1996, sous la direction de Cl. Lejeune et J. Fraikin, avec présentation d’une communication intitulée : « Saints d’entrée d’hiver ». Organisation, avec François Delpech, du premier Colloque « Rencontres d’anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée », Paris, École Normale supérieure, 48 bd. Jourdan, 75014, les 17 et 18 octobre 1996, avec présentation d’une communication intitulée : « Pléiades grecques et indiennes ». Participation aux journées « Regards ethnopsychiatriques : D’où viennent les enfants ? », Maison de la Chimie, 75007 Paris, organisées par le Centre Georges Devereux, Université de Paris VIII, les 24 et 25 octobre 1996. Journées « Mythologies comparées », Université de Bretagne, Centre de l’imaginaire arthurien, Île de Groix (Morbihan), les 31 octobre et 1er novembre 1996, avec présentation d’une communication intitulée : « ‘Les morts chez les vivants’ et ‘Les vivants chez les morts’ ». Participation à la IIIe Rencontre héracléenne internationale, « Le Bestiaire d’Héraclès », Universités de Liège et de Namur, les 14-16 novembre 1996, avec présentation d’une communication intitulée : « Héraklès, Brian, Vətəthragna : les animaux ». Conférence organisée par la Section Île-de-France de la Société de Mythologie Française, à Paris, École Normale de la rue d’Ulm, 22 novembre 1996 ayant pour sujet : « Les trois sources pré-celtiques de la mythologie française ». Conférence à la Fondation Albert Marinus, à Woluwé-Saint-Lambert (Bruxelles), le 24 novembre 1996 ayant pour sujet : « De Samain à la Toussaint ». Neuvième Journée belge d’études celtologiques et comparatives, « Dragons, monstres et démons. Les conflits paradigmatiques dans les mythes celtes et indo-européens et dans leurs survivances », Bruxelles, 8 février 1997, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « Saints sauroctones et fêtes celtiques ». Dixième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Espaces et temps sacrés et mythiques », Bruxelles, 7 février 1998, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Œngus,

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A. Marchand Nechtan, Elcmar : qui est qui ? ». Congrès « Le cochon de Saint-Antoine », organisé par Ph. Walter, SaintAntoine l’Abbaye, Isère, 4-5 avril 1998, avec présentation d’une communication intitulée : « Le porc indo-européen, d’ouest en est ». Onzième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Usages sacrés et profanes des métaux », Bruxelles, 6 février 1999, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Athéna et la Badb ». Session de formation de la Société de Mythologie Française, organisée par M. Bortoluzzi, 28-30 juin 1999, Rouen, avec présentation de deux communications intitulées : « Présentation de la Société de mythologie française » et « La toponymie ». Douzième Journée belge d’études celtiques et comparatives, « Royautés gagnées et perdues », Bruxelles, 12 février 2000, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Poséidon et Manannán ». Participation au troisième colloque d’Anthropologie et du Mythologie comparée du monde indo-européen, « Fin du Monde, fin d’un monde : cycles cosmiques et cycles historiques dans les traditions indoeuropéennes », Paris, 9-10 novembre 2000. Conférence au CEROC (Paris IV), organisée par Claude Kappler, le 26 février 2001 ayant pour sujet : « Mythes, contes et aires de répartition ». Exposition et colloque « Le site du mont Bego », 15-16 mars 2001 avec présentation d’une communication intitulée : « Le culte de Taranis » Treizièmes Journées belges d’études celtiques et comparatives, « Les animaux dans les mythes, les rites et l’usage », Bruxelles, 27 octobre 2001, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Merlin et Zarathoustra ». Inauguration des Bibliothèques de la Malve (Auderghem) organisée par É. Pirart, le 23 mars 2002, avec une communication intitulée « Les sources mythologiques de Platon dans son double récit atlantidien du Timée et du Critias ». Session de formation de la Société de mythologie française organisée par P. Lajoye à Lisieux (Calvados), 28-30 juin, 2002, avec présentation de deux communication intitulées « La mythologie française et ses sources » et « La toponymie ». Quatorzièmes

Journées

belges

d’études

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celtiques

et

comparatives,

Bibliographie de Bernard Sergent « Voyages, trafics, échanges mythiques, culturels et commerciaux », 19 octobre 2002, organisées par Cl. Sterckx, Bruxelles, avec présentation d’une communication intitulée : « Une Délos celtique ». Colloque international « Mythes : pratiques, récits, enjeux théoriques », UMR 6053 CNRS ‒ Universités de Picardie et de Paris VII, 26-30 novembre 2002, avec présentation d’une communication intitulée : « Qu’est-ce que le chamanisme ? » Deuxième colloque international organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I), « La fête », Université catholique de Paris, 6-7 décembre 2002, avec présentation d’une communication intitulée : « Le sacrifice des femmes samnites ». Colloque « Les armes dans l’Antiquité » organisé par P. Sauzeau et Th. van Compernolle, Université de Montpellier III ‒ Paul Valéry, 20-22 mars 2003, avec présentation d’une communication intitulée : « Thórr et Thésée ». Intervention au Moulin Amour, 27370 Saint-Amand des Hautes-Terres, 29 mai 2003. Quinzièmes Journées belges d’études celtiques et comparatives, « Parures et couleurs des dieux, des héros et des femmes », Bruxelles, 18 octobre 2003, organisées par Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « La dysharmonie du collier d’harmonie ». Seizièmes Journées belges d’études celtiques et comparatives, « Nourritures matérielles et spirituelles des Celtes et de leurs voisins », Bruxelles, 7 février 2004, organisées par Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « Athéna et Devî ». Session de formation de la Société de Mythologie Française organisée par Chr. Escarmant à Saint-Aubin de Branne, 16-17 avril 2004, avec présentation de deux communications intitulées : « La mythologie française et ses sources » et « La toponymie ». Communication à la Société des études euro-asiatiques, le 19 avril 2004, intitulée « Une histoire méconnue : l’expansion slave vers l’ouest au Haut Moyen Âge ». Colloque « Invectives : quand le corps reprend la parole », organisé par R. Bastrios-Kuhlmann, D. Girard, J.-L. Olive et J. Pollock, Université de Perpignan, 4-5 juin 2004, avec présentation d’une communication intitulée : « Les sarcasmes de la Lokasenna et du Cochon de Mac Da Tho ». 27e Congrès de mythologie française, à Gaillac (Tarn) « Le vin et la vigne », 16-18 juillet 2004, sous la direction de Chr. Escarmant, avec présentation d’une communication intitulée : « Saint-Denys et Dionysos ».

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A. Marchand Colloque « Celtic Conferences in Classics », Université de Rennes 2, 2-3 septembre 2004, organisé par P. Brulé et A. Powell, avec présentation d’une communication intitulée : « Guerrier spartiate et guerrier celtique ». Colloque « Anthropologie du monde indo-européen et culture matérielle », 22-24 septembre 2004, Santiago de Compostelle, avec présentation d’une communication intitulée : « Sucellus et le vin ». Dix-septièmes Journées belge d’études celtiques et comparatives, « Images des mythes », Bruxelles, 4 février 2005, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Mitre et Varuna chez Geoffrey de Monmouth ». VIe colloque « Mythologie comparée indo-européenne et idéologie trifonctionnelle : bilans, perspectives et nouveaux domaines », organisé par Fr. Delpech, B. Sergent et M.V. García Quintela, Madrid, Casa Velázquez, 27-28 novembre 2006, avec présentation d’une communication intitulée : « La tripartition fonctionnelle dans les cités grecques ». Vingtièmes Journées belges d’études celtologiques et comparatives, « D’un bout à l’autre de l’espace et du temps », Bruxelles, 10 février 2007, organisées par Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « Franco-hellenica I ». 4e colloque Collège de France ‒ Société Asiatique ‒ CNRS (UMR 7192) « La fête au palais : banquet, musique et parures », 29-30 mai 2007, organisé par J.-M. Durand, P.-S. Filliozat et D. Charpin, avec présentation d’une communication intitulée : « Le banquet et les esprits menaçants ». Colloque « Miti mediterranei », Palerme, 5-6 octobre 2007, avec présentation d’une communication intitulée : « Il toro e la dea ». Vingt-et-unièmes Journées belges d’études celtiques, « Sons, mots et images de la tradition », 6 février 2008, Bruxelles, organisées par Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée : « Tara et Onkhestos ». Colloque « Le conflit et sa résolution », Université Montpellier III ‒ PaulValéry, 13-14 mars 2008, organisé par P. Sauzeau, avec présentation d’une communication intitulée : « La femme épique, pivot du conflit ». Rencontre celtologique de l’université de Rennes, 14 avril 2008, organisée par H. Lebihan, avec présentation d’une communication intitulée : « Les quatre fêtes irlandaises en Gaule ». Session de formation de mythologie française, Iravals (La Tour de Carol, Pyrénées orientales), 22-25 mai 2008, avec présentation de deux conférences intitulées : « Qu’est-ce que la mythologie française ? » et « Toponymie et mythologie ».

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Bibliographie de Bernard Sergent Journée d’études « Les Celtes au Proche-Orient », 12 juin 2008, organisée par Fr. Delpech et B. Sergent, avec présentation d’une communication intitulée : « Nouveaux documents sur les Celtes anatoliens antérieurs aux Galates ». Congrès de mythologie française, à Borzée, Belgique, 24-27 août 2008, avec présentation d’une communication intitulée : « Jean de l’ours était-il un chasseur ? ». Conférence au Groupe Île-de-France de mythologie française, Mairie du IXe arrondissement de Paris, 5 mars 2009, avec présentation d’une communication intitulée : « Saint Marcel et le castor ». Colloque « Routes et parcours mythiques : des textes à l’archéologie », 1921 mars 2009, organisé à l’Université de Louvain-la-Neuve par A. Meurant, avec présentation d’une communication intitulée : « De quelques modalités de la disjonction ». Conférences à la mairie de Rennes, 11 mai 2009 : « Les dragons indoeuropéens » et, avec Cl. Sterckx, « Combattre le dragon, les racines occidentales du thème ». Conférence illustrée à Livry-Gargan, 29 avril 2009, ayant pour sujet : « La première BD ». Deux conférence à la Mairie de Rennes, 11 mai 2009, ayant pour sujet l’une : « Les dragons indo-européens » et l’autre (avec Cl. Sterckx), « Combattre le dragon, les racines occidentales du thème ». Congrès de mythologie française, à Plésidy (Côte-d’Armor), 24-27 août 2009, avec présentation d’une communication intitulée : « Jean de l’ours a-til fréquenté le monde des morts ? ». Colloque sur « La royauté », 12 novembre 2009, organisé par M. Mazoyer et P. Guelpa à l’Université de Lille 3 ‒ Charles de Gaulle, à Villeneuve d’Asq, avec présentation d’une communication intitulée : « Un rituel carinthien d’origine celtique ». Vingt-troisièmes Journées belges d’études celtiques et comparatives, « Moments et lieux significatifs », Bruxelles, 6 février 2010, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Lughaidh Riaibhdhearg et le yupa ». Colloque « La fondation dans les langues indo-européennes : religion, droit et linguistique », ENS, 45 rue d’Ulm, 752005 Paris, 5 mars 2011, organisé par Ch. Guittard, M. Fruyt, D. Briquel et M. Mazoyer, avec présentation d’une communication intitulée : « Les animaux-guides et leurs relations avec les villes fondées, dans la mythologie grecque ».

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A. Marchand 11. Internationalen Workshops Fontes Epigraphici Religionum Celticarum Antiquarum. « Keltische Götternamen als individuelle Option ? », organisé par W. Spickermann, Université d’Erfurt, 19-21 mai 2011, avec présentation d’une communication intitulée : « Les dieux celtiques et les autres dieux indo-européens ». Colloque « Le ciel dans tous ses états », Institut de Proche-Orient du Collège de France, Société Asiatique, UMR 7192, Collège de France, amphithéâtre Marguerite de Navarre, 27-28 juin 2011, avec présentation d’une communication intitulée : « Astronomie grecque et indienne ». Vingt-quatrièmes Journées belges d’études celtiques et comparatives, « Destin et migrations », Bruxelles, 26 novembre 2011, sous la direction de Cl. Sterckx, avec présentation d’une communication intitulée « Leukothea et Aranrhod ». Congrès de mythologie française, à Plaine (Bas-Rhin), 26-28 août 2010, avec présentation d’une communication intitulée « De quelques ordalies pratiquées à la naissance, de l’antiquité aux XIXe et XXe siècles ». Colloque en marge du 50e anniversaire de l’AUF à Montréal (Canada), 2324 septembre 2011, avec présentation d’une communication intitulée : « La science en français : état des lieux et projets ». Colloque « Mémoire culturelle et transmission des légendes », organisé par la Société d’Études eurasiatiques, la Société de mythologie française et le groupe Île-de-France de mythologie, les 19-20 avril 2012, Musée du quai Branly, avec présentation d’une communication intitulée : « Les épreuves initiatiques du bébé dans l’Antiquité et dans les temps modernes ». Association Basilis : Ethnologie, Préhistoire Mythologie, Paris, 14 novembre 2013, avec présentation d’une communication intitulée « Druides et brahmanes ». 37e Congrès de la Société de Mythologie Française, à Bourg-de-Péage (Drôme), 19 août 2014, avec présentation d’une communication intitulée « Ébauche d’une mythologie indo-européenne des montagnes ». Colloque « Joie et bonheur dans l’antiquité », Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie René Ginouvès, Université de Paris-Ouest-Nanterre, 3 avril 2015, organisé par M. Mazoyer, avec présentation d’une communication intitulée : « Les fêtes bipolaires ». 14. Internationalen Workshops Fontes Epigraphici Religionum Celticarum Antiquarum, à l’université de Trèves, 12-13 octobre 2015, avec présentation d’une communication intitulée : « Les adorateurs de Sucellus »

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Bibliographie de Bernard Sergent 38e Congrès de la Société de Mythologie Française, à Vernon (Eure), 30 août 2015, avec présentation d’une communication intitulée « Le drapeau et la sainte ». Journée celtologique à la Mission bretonne, 22, rue Delambre, Paris, VIe, 11 octobre 2015 : « Druides et brahmanes ». Vingt-huitièmes Journées belges d’études celtologiques et comparatives, « Dieux et héros humiliés », Bruxelles, 21 novembre 2015, organisées par Chr. Rose, avec présentation d’une communication intitulée : « Tanaquil et Satana ». Conférence à la Mairie du IXe arrondissement, Paris, dans le cadre des conférences du Groupe Île-de-France de Mythologie, 25 novembre ayant pour sujet : « Les Parisii ». Cours universitaires Cours aux agrégatifs d’histoire, ENS de Fontenay-aux-Roses, 10 novembre 1992, intitulé : « Rites et mythes initiatiques en Grèce ancienne ». Conférence au Séminaire de P. Vidal-Naquet, 14 novembre 1993, Paris VIIJussieu, intitulée : « Atlantide et mythologie ». Cours aux agrégatifs d’histoire à l’ENS de Fontenay-aux-Roses, 7 mars 1994, intitulée : « Les populations pré-romaines d’Italie ». Cours aux agrégatifs d’histoire Paris VII-Jussieu, au cours de X. Vallat, 3 mars 1994, sur le même sujet. Exposé à l’Université catholique de l’Ouest, Angers, 13 mars 1995, intitulé : « Le temps indo-européen ». Séminaire à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, 2008, en alternance avec Fr. Delpech intitulé : « La mythologie comparée indoeuropéenne ». Vulgarisation de la connaissance Cours à des élèves de 4e et 3e du CES de Monmagny, dans le cadre des accords entre le CNRS et l’Éducation Nationale pour la diffusion de la recherche, le 26 février 1996 : « L’anglais dans le cadre des langues indoeuropéennes ».

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A. Marchand Participation à une émission télévisée sur la Cinquième chaîne, dans la série « Allo la Terre », sur la mythologie du feu. Réalisateur J. Réal. (Plusieurs diffusions). Participation à une émission télévisée sur la Cinquième chaîne, dans la série « Allo la Terre », sur la mythologie du vent. Réalisateur L. Chevallier. (Plusieurs diffusions). Interview (diffusée les 11 et 18 juin 1996) sur l’ouvrage Les Indo-Européens par G. Brami, dans le cadre de l'émission « L’histoire au prisme de la Torah », sur Radio-Judaïca. Table ronde au Forum des langues, « Multilinguisme et diversité culturelle », Alençon (61), Halle au Blé, 17 novembre 2001, organisé par M. Mariette, avec une intervention sur le grec et le latin. Table ronde « Veut-on encore enseigner les lettres ? », 23 novembre 2001, Université de Pau, organisée par J.-G. Lapacherie, avec une intervention sur le grec ancien. Exposé au Parc National du Mercantour devant les accompagnateurs de montagne agréés Merveilles, 28 novembre 2001, intitulé « Les dieux du tonnerre celtique ». Conférence à Toulouse, 4 février 2002, intitulée « Les sexualités de l’Antiquité ». Conférence pour Ombres blanches et Éloge de la Créolité, 7 février 2002, Paris, organisée par P. Chamoiseau et R. Confiant et intitulée « L’homosexualité en Grèce ancienne ». Conférence pour la Médiathèque Départementale du Nord, le 17 mai 2004 à Vieux-Berquin, le 25 mai à Baisieux et le 2 juin à Ors et intitulée « Sept péchés capitaux ». Conférence pour Lire en Fête, Bernay, 27300, 15 octobre 2005, intitulée « La mythologie des plantes ». Émission « Les chemins de la connaissance », sur France-Culture, le 18 avril 2006 sur le thème : « Les dragons dans le domaine indo-européen ». Conférence à l’Institut catholique de Paris, 9 juin 2006, intitulée « L’Atlantide et la mythologie grecque ». Émission « Les chemins de la connaissance », sur France-Culture, 2 mars 2007, sur le thème : « Les mythes platoniciens ».

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Bibliographie de Bernard Sergent Émission « Les chemins de la connaissance », sur France-Culture, 1er septembre 2007, sur le thème « La mère du blé ». Émission « Les chemins de la connaissance », sur France-Culture, 3 septembre 2007 avec J. Munier, sur le Guide de mythologie française. Conférences pour l’association « Clio », Paris, Maison des Mines (rue SaintJacques, 75005 Paris) : le 12 novembre 2007 : « Les Indo-Européens : aspects linguistiques, archéologiques, mythologiques et religieux » ; le 19 novembre 2007 : « L’aspect linguistique » ; le 19 novembre 2007, « L’aspect historique et archéologique » ; le 26 novembre 2007 : « Les dieux » ; le 3 décembre 2007 : « Les grands mythes ». Cycle « Les mythologie » pour l’Université Inter-Âge de la ville de Versailles : le 27 janvier 2009 : « La mythologie celtique » ; le 10 mars 2009 : « La religion védique » ; le 5 mai 2009 « Mythologies amérindiennes ». Conférence organisée par le Groupe Île-de-France de mythologie française à la Mairie du 9e arrondissement de Paris, 9 mars 2009 et intitulée : « Saint Marcel et le Dragon de la Bièvre ». Conférence à la Mairie de Livry-Gargan, 93, 17 mai 2009, intitulée « Céramique et mythes grecs ». Cycle : L’art ancien, reflet des mythologies du monde, Université du temps libre, Essonne : le 4 décembre 2014 : « Dieux, peintures et monuments de l’Égypte pharaonique » ; le 18 décembre : « Héros et dieux dans l’art mésopotamien » ; le 8 janvier 2015 : « Mythes et dieux de l’Anatolie ancienne » ;

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A. Marchand le 22 janvier 2015 : « L’art grec : ses héros, ses mythes, ses divinités » ; le 29 janvier 2015 : « L’art indien : partout des dieux ! » le 29 mars 2015 : « Art et religion chez les Aztèques et les Maya ».

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SOME VERBAL RAPPROCHEMENTS BETWEEN THE MAHĀBHĀRATA AND THE ODYSSEY NICK J. ALLEN (UNIVERSITY OF OXFORD) Mainstream Indo-European philology necessarily underlies the IndoEuropean cultural comparativism to which our honorand has contributed so vigorously and so copiously.1 But the gap separating language from other cultural phenomena can be approached from either end. Those who have been trained in IE philology usually favour starting from language and extending their reconstructions of starred forms from the morpheme and lexeme to the poetic formula and thence into the world of ideas and values. This is the approach taken by the Indo-Germanische Dichtersprache tradition, which has developed from Adalbert Kuhn via Rüdiger Schmitt to Calvert Watkins and many others. The other approach starts from the postulate that the concept of a protolanguage justifies the hypothesis of a proto-culture or proto-ideology; so in the first instance it looks for evidence of shared heritage in material such as narratives and rituals. The obvious name associated with the second approach is Georges Dumézil. Adherents of the Dumézilian approach certainly need not reject etymology – for instance, Dumézil himself uses it to good effect when comparing Sanskrit Mādhavi to Old Irish Medb.2 However they are alive to the limitations of etymology, and generally look for comparisons based solely on thematic similarities, especially ones that apply to sets or structures rather than to individual items. Such similarities can bear simply on what the texts say (on the signified or signifié), and do not need the support of how it is said (the signifiers or signifiant). The second approach is apt to be criticised as « unscientific » by the first. « The problem with the concept of similarity is that it is rather subjective », says Matasović,3 before launching into a criticism of Dumézil from the viewpoint of Popperian philosophy of science.

(1) I would like to thank Bernard Sergent particularly for the encouragement and material help he provided when, as a former Himalayan ethnographer, I first tried to find my way into Indo-European studies. (2) G. DUMÉZIL, Mythe et épopée II. Types épiques indo-européens: un héros, un sorcier, un roi, Paris, 19823, p. 327-330 (Bibliothèque des sciences humaines). (3) R. MATASOVIĆ, A Theory of Textual Reconstruction in Indo-European Linguistics, Frankfurt, 1996, p. 62 (Schriften über Sprachen und Texte, 2).

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Nick J. Allen Without engaging with the philosophical issue of falsifiability, the present paper tries to bridge the gap between the two approaches in an empirical manner. Despite a common assumption that the Mahābhārata (Mbh) originated in India and the Homeric epics in Greece, a good deal of evidence now suggests that both epic traditions descend from a body of early IndoEuropean narrative which, begging numerous questions, can conveniently (but provisionally) be called « the proto-narrative ». The evidence consists primarily of similarities between particular passages in the two texts. The similarities or rapprochements can be of a whole range of types (a typology might be interesting), and can be situated at any point along a macro-micro scale. At the one end are comparisons bearing on the epic tradition as a whole or on large stretches of it, such as books or groups of books. At the other are comparisons of tiny details, such as may fit within a single shloka or line. The aim here is to start from previously published mid-scale comparisons but to shift the focus towards micro-rapprochements. The direction taken by the argument thus reverses the classical philologist’s movement from smaller unit to larger – from starred form of a word to starred poetic formula. It works instead from larger to smaller, whether the smaller unit is a sentence, phrase or word. Anyone who attempts mid-scale rapprochements, having the Sanskrit text on one side of the desk, the Greek on the other, is likely to come across similarities of wording, and may decide to include them alongside the other similarities among the arguments for common origin (as does G. Andrianne4). I have done this previously, and part of my aim here is to do it more consistently; but bridging the gap between the two approaches is a more important aim. Ulūpī/Circe: « I know… » In Mbh 1,205-213, Arjuna leaves his wife Draupadī at home and visits the four cardinal points in clockwise sequence.5 At each of them he encounters females or their metamorphoses, the first encounter being with Ulūpī. In the Odyssey, in the second half of his return journey from Troy, Odysseus, who many years earlier left his wife Penelope at home, visits four locations associated with females, the first of whom is Circe. Although the Greek episode is longer and more complicated, broadly speaking the Ulūpī and (4) G. ANDRIANNE, « Tendre l’arc: comparaisons entre le Rāmāyaṇa et l’Odyssée », in ArOr, t. 81, 2013, p. 307-319. (5) I cite the Poona Critical Edition and for translations often draw on VAN BUITENEN and GANGULI. For the Greek, I use the Loeb and other translations, as well as the standard English commentaries (edited by S. WEST and G.S. KIRK).

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Verbal Rapprochements Circe encounters correspond. To complement the rapprochements already published,6 I focus here on one part of each episode, namely a speech addressed by the female to the hero. In the northern quarter, the snake-princess Ulūpī takes Arjuna to her home beneath the waters of the Ganges. He opens the dialogue with questions. She responds, requesting him to make love. He is doubtful. Now comes Ulūpī’s longest speech – the final one attributed to her in this episode (1,206.24-32). She explains how the hero can reconcile his religious duty of chastity with her sexual desire. He follows her advice. In Aeaea, Odysseus makes his way to the home of the goddess Circe. Having overcome her hostile magic, he goes to fetch the comrades he left at the boat, while Circe releases those she bewitched. When the two groups are reunited, they weep with emotion. Now comes the relevant speech by Circe (10,456-465). Though aware of their past sufferings, she wants them to cheer up and enjoy the feast she has prepared for them. They do so, and the whole group settles down to a year of enjoyment. When the Greeks wish to leave Aeaea, Circe speaks again with Odysseus, both before and after the trip to Hades, but the speech studied here is the last one before the year of feasting. Ulūpī opens thus: jānāmy ahaṃ pāṇḍaveya yathā carasi medinīm yathā ca te brahmacaryam idam ādiṣṭavān guruḥ.7

Standing near Odysseus, Circe first tells everyone to stop weeping.8 This negative imperative lacks a parallel in the Sanskrit (though it would be easy enough to invent one – e.g. « Arjuna, stop being so scrupulous/indecisive »). But she continues: μηκέτι νῦν θαλερὸν γόον ὄρνυτε: οἶδα καὶ αὐτὴ ἠμὲν ὅσ’ ἐν πόντῳ πάθετ’ ἄλγεα ἰχθυόεντι, ἠδ’ ὅσ’ ἀνάρσιοι ἄνδρες ἐδηλήσαντ’ ἐπὶ χέρσου.9 (6) N.J. ALLEN, « The Hero’s Five Relationships: a Proto-Indo-European Story », in J. LESLIE [Ed], Myth and Myth-making: Continuous Evolution in Indian Tradition, London, 1996, p. 1-20. (7) 1,206.24: « I know, Pāṇḍava, how you are roaming the earth and how your guru [Yudhiṣṭhira] has ordered you to a hermit’s life ». (8) In some texts Circe opens by addressing Odysseus, but the 2nd person verbs she uses are all plural. (9) 10.457-9: « […] I myself well know both what tribulations you have endured on the teeming sea and what injustices have been done you by barbarous men on dry land ».

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Nick J. Allen So both females use the 1st singular present « I know », placing it emphatically at the start of the clause and reinforcing it, either with the first person pronoun (not grammatically necessary) or with « even myself ». Both know two things, and the duality is emphasized by repetitions: yathā […] yathā ca and ἠμὲν ὅσα [...] ἠδ’ ὅσα. The Sanskrit expressions open successive pādas (eight-syllable units) and the Greek ones open successive lines. The former contain the relative adverb yathā « how, in what manner », the latter the relative adjective ὅσος « how much, how many ». The first thing known to both females concerns their interlocutor’s journey, even though Arjuna is travelling on land and the Greeks have suffered at sea. Both verbs are naturally 2nd person, respectively singular and plural. The second thing the females know concerns a third party, so the verbs are 3rd person singular and plural. The actions of the third party relate both backwards to the first piece of knowledge and forward to the female’s objective. Thus Yudhiṣṭhira (albeit reluctantly) ratified Arjuna’s journey, and the barbarous figures (such as Polyphemus and the Laestrygonians) inflicted the Greeks’ sufferings. As regards the future, Ulūpī will argue that the rule of chastity (whose imposition she attributes to Yudhiṣṭhira) should not apply to her. Circe implicitly contrasts the mistreatment suffered in the past with the hospitality she is about to provide (as she does again in the last line of her speech).10 Of the various imperatives in both speeches I comment only on bhaktām bhajasva māṃ (29) « love me who love you » and ἐσθίετε βρώμην καὶ πίνετε οἶνον (460) « eat food and drink wine ». The verbs are linked particularly closely to their objects, whether by etymology and semantics (bhaj- « enjoy, adore »), or simply by semantics (food is the default object of « to eat »). Subhadrā/Nausicaa: the first encounter If Ulūpī parallels Circe in the first location, Subhadrā parallels Nausicaa in the fourth. The following comparison bears on the first encounter of the hero with this female, or more precisely on the first speech made by the hero about her or to her. Arjuna is strolling round a festival with his friend Krishna when he sees Subhadrā (there is no mention of her seeing him). It is love at first sight. Krishna notices, and explains who she is: she is immediate (10) Ulūpī’s argument may be trifunctional. She focuses first on the brothers’ covenant (samaya 206.25-6) and on a point of law (dharma-artham 26); secondly on Arjuna’s duty to protect her (paritrāṇaṃ 27, twice), given that she contemplates suicide (mṛtaṃ mām 29); finally on her own sexual desire (abhikāmā 32). However the separation of the three themes is not so sharp as to give one total confidence in reading them as F1-2-3, and the F2 reading of the second element is debatable.

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Verbal Rapprochements sister of himself and his brother Sāraṇa. If Arjuna would like it, he will speak to his father (Vasudeva). Arjuna replies enthusiastically, and the match eventually takes place. Odysseus, exhausted and starving, has survived his first night in Scheria. Woken by the sound of Nausicaa and her friends, he wonders how best to approach them. Standing at a respectful distance, he addresses Nausicaa with a substantial speech (6.149-185). Wondering who she is, he compliments her on her beauty. She is persuaded to help him, and all goes so well that the possibility of a marriage is later raised by her father Alcinous, though it is not taken up. The gist of Arjuna’s brief speech is as follows (1,211.18-20): « The daughter of Vasudeva and the sister of Krishna, and perfect in beauty – anyone would be fascinated. Surely I would have achieved every blessing if I could have your sister as my wife. How can I win her? I’ll do everything humanly possible ».

Odysseus’ speech is much longer. He starts by speculating that Nausicaa may be a goddess such as Artemis, but after four lines changes to treating her as a mortal. My summary starts at this point. « If that is what you are, thrice blessed (are) your father and your lady mother, thrice blessed your brothers. They must be delighted when they watch someone so attractive entering the dance. But most blessed of all would be whoever it is that becomes your husband. Just to see you amazes me. But I need help. As for you, may you have a husband with whom to share a happy marriage ».

So both speeches contain at or near the start references to the maiden’s relatives. Let us look more closely at these relationships: duhitā vasudevasya, vāsudevasya ca svasā (18ab) τρὶς μάκαρες μὲν σοί γε πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ, τρὶς μάκαρες δὲ κασίγνητοι (154-5).

The similarities are disguised in several ways. (i) A relationship always has two poles – ego and alter in anthropological parlance, and in the Sanskrit Vasudeva is ego, the maiden is alter, so the text mentions his daughter. In the Greek the maiden is ego, so the text refers to her father. But both texts open with the father-daughter relationship, before proceeding to the brothersister relationship. (ii) Arjuna puts the maiden in the nominative, her relatives in the genitive, just as Krishna had when identifying her in 17ab.

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Nick J. Allen Odysseus, who is opening not continuing a conversation, puts the relatives in the nominative. (iii) Between the father and brother the Greek mentions the mother while the Sanskrit does not. But when Krishna mentions the maiden as the « immediate » sister of himself and Sāraṇa, the adjective (sahodara 17b) means « (born) of the same womb » (udara « belly, womb »), so the mother is implicitly present in the conversation. (iv) Arjuna knows the names of the relatives, while Odysseus naturally does not – when he refers to Nausicaa’s brothers he can only be guessing at their existence.11 In both cases the parallelism between the first two types of relationship is expressed by repetitions (obvious, albeit chiastic, in 18ab; the line-opening τρὶς μάκαρες in 154-5). The two juxtaposed types of blood relationship, closely linked with each other, are separated by a gap from the third type, the marital relationship, whose link with the initial pair is less close. Let us for a moment skip over the gap (18cd, 155-7, which comments on the maiden’s beauty), and come to the husband-wife relationship: kṛtam eva tu kalyānaṃ sarvam mama bhaved dhruvam yadi syān mama vārṣṇeyī mahiṣī […] (19) κεῖνος δ’ αὖ περὶ κῆρι μακάρτατος ἔξοχον ἄλλων, ὅς κέ σ’ ἐέδνοισι βρίσας οἶκόνδ’ ἀγάγηται (158-9).12

After the gap the topic of relatives is reintroduced with a mild adversative (tu, δʼ αὖ). The Greek, with the longer gap, bridges it effectively by reusing μάκαρ « blessed », but now in the superlative. As before, Arjuna expresses this third relationship by focussing on the maiden, potentially his queen (mahiṣī), while Odysseus focusses on the potential husband (κεῖνος […] ὅς « that man […] who »). In both cases the third relationship is mentioned in a couplet containing a main clause referring to the enviable situation of a male, followed by a subordinate clause stating the circumstances, involving the female, under which that situation would be attained.13 From this point of view yadi « if », opening the second half-shloka, parallels the ὅς « who » opening the second (11) The reader or listener knows the maiden’s name (e.g. from 1,90.85 and 6.17), but neither hero is explicitly told of it in the present episode. Such « negative similarities » are sometimes worth noting. (12) « But again that man (will be) most blessed in his heart, above all others, who, prevailing with his wedding gifts, can take you to his home ». (13) The Sanskrit main clause can be translated in different ways, but with little impact on the rapprochement. « If […], truly may I win prosperity in everything » (GANGULI). « Surely I must have done all good things, if […] » (VAN BUITENEN). The potential husband appears again at the end of Odysseus’ speech.

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Verbal Rapprochements line. Arjuna can infer from Krishna’s remarks that Subhadrā is still unmarried, and Odysseus assumes that the same applies to Nausicaa. So in both cases the marital relationship exists only as a future possibility, whence the optative bhavet « would be » and the subjunctive ἀγάγηται. The praise for the maiden that occupies the gap between blood relatives and husband is formulated in different ways, but both refer to the state of mind of viewers. Who would the beautiful Subhadrā fail to fascinate (mohāyet, related to moha « infatuation »)? Surely the heart of the Greek blood relatives must be warmed by the sight of their Nausicaa entering a dance. In his third and final shloka, Arjuna turns to practicalities, and asks Krishna what he should do next (bravīhi « tell me »). Odysseus does the same in 178-9: « Show me (the route to) the city, and give me a rag to wear », (he is naked). Unsurprisingly both use second singular imperatives, but both complete their request with a conditional clause: « (I’ll do it) if it is possible » // (give it me) « if you brought with you some cloth to wrap the clothes ». Śiva/River God receives a prayer In Mbh book 1, Arjuna’s transit from the third location (the South) to the fourth (West) is uneventful, except insofar as he backtracks and travels via his second location (East), thus avoiding the inauspicious south-west. In contrast, Odysseus’ transit in book 5 from his third location to his fourth, from Ogygia to Scheria, is packed with excitement, and presents many similarities with Arjuna’s transit from Dvaita Forest to Heaven in book 3.14 The best explanation is that Greek tradition has run together two journeys that were separate in the proto-narrative. Both in India and Greece the travelling hero undergoes an ordeal. Arjuna travels to the Himalayas, where he performs severe austerities with a view to attracting Śiva. The god descends in the form of a hunter, picks a fight with the hero, and reduces him to an unconscious ball of flesh. Odysseus’ voyage to Scheria is interrupted when Poseidon sees him and wrecks his raft. Aided by the headdress of the goddess Ino, he swims along the coastal cliffs of Scheria. After being thrown against a jagged rock he at last comes to a river mouth that is a possible landing place. He emerges from the sea and collapses. (14) N.J. ALLEN, « Homer’s Simile, Vyasa’s Story », in Journal of Mediterranean Studies, t. 6 (2), 1996, p. 206-218; ID., « The Indo-European prehistory of yoga », in International Journal of Hindu Studies, t. 2, 1998, p. 1-20.

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Nick J. Allen At or near the end of their ordeal both heroes pray to a god, and both prayers are answered. In the Himalayas, Arjuna recovers consciousness and makes an offering to Śiva – the garland he offers on an improvised altar appears on the god’s head. Śiva congratulates Arjuna and allows him a vision of his real divine form, as distinct from his disguise as a hunter. Arjuna now kneels and prays forgiveness for fighting the god, whom he had not recognised. Smiling, Śiva forgives him, heals his wounds, and gives him weapons that he will need later (3,40.50-3,41.26; the offering is in 171*, a passage omitted from the Critical Edition). On seeing the mouth of the river, Odysseus, still swimming, prays to the river god, asking to be pitied and, by implication, helped. The god checks his current and facilitates the landing. On shore, Odysseus falls down, half swooning (5.441-463). When he revives, he returns Ino’s headdress. The similarity between the passages is disguised by the differing order: Sanskrit: ordeal, collapse, offering, prayer, god’s response ; Greek: ordeal, prayer, response, collapse, ‘offering’ (of headdress). Nevertheless, as well as covering the same themes, the two passages share a number of details: 1. Vision. Being granted a supernatural power of seeing (cakṣus 3,40.54), in the next shloka Arjuna does indeed see the god (dadarśa).15 While swimming Odysseus scans the shoreline (ὁρώμενος 5.439), but more significantly, the end of his ordeal approaches when he knows or recognises the outflowing river as a god (ἔγνω 444, from γιγνώσκω). 2. Knees and head. Kneeling on the ground (sa jānubhyāṃ mahīṃ gatvā), Arjuna makes a prostration with his head (praṇipatya ca śirasā 56ab). Odysseus cannot kneel while swimming but immediately he lands he « bends his two knees » (ὁ δ' ἄρ’ ἄμφω γούνατ’ ἔκαμψε 453), in other words lets them sink to the ground, while sea water gushes from his mouth and nostrils. Moreover, immediately he leaves the river edge he sinks down (ὑπεκλίνθη) in some reeds and kisses the grain-giving earth. The sinking down is virtually a doublet for the earlier bending of knees, while kissing the

(15) More on Arjuna’s « seeing » in 3 below. English « see » is too colourless to capture the connotations of darśana. To a contemporary Hindu the darśan is often the central event of a visit to a temple. It may be relevant to this motif that Arjuna twice addresses the god by alluding to the myth in which Śiva blinds the god Bhaga (bhaga-netra-nipātana 40.57b, bhaga-netra-han 41.12b – netra « eyes »).

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Verbal Rapprochements earth parallels Arjuna’s prostration of his head (mahīṃ // ἄρουραν « earth »). The words for « knees » are cognate (*ĝónu16).17 3. Arrival and motive. Both heroes tell the god why they are in their current predicament. Arjuna says « I have come to this great mountain because I wanted to see you. » Odysseus says: « I have come to you to escape the sea and the angry threats of Poseidon ». The parallels are between the 1st person verbs prāpto ‘smi (58b) and ἱκάνω, (445) referring to the hero’s arrival, and the nominative adjectival expressions of his motive, darśana-ākāṅkṣin « sight-desiring » and the participle φεύγων « fleeing ». 4. Hero’s ignorance. Had Arjuna known that the huntsman was Śiva, presumably he would not have fought him – he claims to have fought out of ignorance (a-jñānāt 60a, « not-knowing », jñā- being cognate with the ἔγνω discussed in 1 above). Odysseus naturally does not know the identity of a river god in an island he has never visited, and he opens his prayer with « Hear me, O King, whoever you are » (ὅτις ἐσσί 445). The relative clause is an expression of ignorance. 5. Deity’s attributes. Arjuna naturally knows a lot about Śiva and addresses him with various of his epithets and names. Though Bhagavat appears three times, a more interesting name is Śaṃkara since it is the final word in the first and last of the four shlokas. Odysseus twice addresses the unknown god as ἄναξ « lord, king », and he does so in the first and last of his six lines. Among the various epithets applied to Śiva is sarva-bhūta-namaskṛta (59b) « by all beings worshipped », while the only epithet applied to the river god is πολύλλιστος (445), literally « much prayed-to » (interpreted by the commentary as « most welcome »). Both compounds have a quantifier (sarva « all », πολύς « many ») preceding a past participle passive. Though the Sanskrit is in the vocative, the Greek in the accusative, and though the order of the clause is different, both are linked syntactically with a 1st singular verb and 2nd singular accusative pronoun (tvam // σε): prasādaye tvāṃ Bhagavan sarva-bhūta-namaskṛta // πολύλλιστον δέ σ’ ἱκάνω

(16) J.P. MALLORY-D.Q. ADAMS, The Oxford Introduction to Proto-IndoEuropean and the Proto-Indo-European World, Oxford, 2006, 731 p. (Oxford Linguistics). (17) In addition, Odysseus says in his prayer that he has come to the god’s stream and to his knees (σόν τε ῥόον σά τε γούνατα 449). But since these knees are the god’s not the hero’s, and since they come in the prayer rather than before or after it, they may not be relevant.

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Nick J. Allen 6. Ordeal. In one shloka or line of the prayer both heroes allude to what they have experienced before arriving in the presence of the deity. When Arjuna describes the god’s mountain as the « superb abode of ascetics » (tāpasaālayam uttamam 58d) the first element covers his own tapas « asceticism », which took place on the mountain. The ordeal of Odysseus differs in having been involuntary, but is alluded to both in the reference to Poseidon’s threats and in the phrase πολλὰ μογήσας (449), « having suffered much » or « after many toils ». 7. Shelter. Two passages in the Sanskrit allude to Śiva as offering shelter or protection (śaraṇam). Firstly, in 171*, Arjuna remains unconscious for a short while after his fight, then recovers consciousness and stands up, despite being covered in blood and worried. Seeking protection from the god who affords it (śaraṇyam), he improvises his altar. Secondly, in his prayer Arjuna urges the god to forgive a suppliant who seeks his protection. When Odysseus reaches the mouth of the river, he recognises that it offers shelter, i.e. protection (σκέπας 443) from the wind. The wind is a physical or naturalistic hazard, while offending a god is a spiritual one; but gods can protect against both. Since it precedes the prayer, the first Sanskrit passage provides the better parallel for the Greek. 8. Revival. Arjuna’s recovery of consciousness (sacetāḥ punar utthitaḥ 171*) parallels what happens to Odysseus after his knees bend and he collapses almost unconscious: « he revives, and rallies the spirit in his breast » (ἄμπνυτο καὶ ἐς φρένα θυμὸς ἀγέρθη). The phrases seem to share a certain dualism. The participle from ut-thā- « up-stand » refers to a physical act, while sa-cetāḥ « with-consciousness » refers to a state of mind. The Greek phrase, with its two verbs, is more clearly dualistic. Literally at least, the first verb (from ἀνα-πνέω « breath again, recover ») refers to a physical act, while the second phrase refers to the hero’s θυμός, his « mind » or « breath-soul ». 9. Framing of prayer. As we saw in 5 above, the first and last shlokas of Arjuna’s prayer address Śiva under the name Śaṃkara, while the first and last lines of the Greek prayer address the river god as ἄναξ. In each of the four cases the vocative accompanies a 2nd singular imperative or the equivalent. In the Sanskrit, kṣantum arhasi (57d) « you ought to forgive, please deign to pardon » is a softened imperative, balanced in 60 by the straight imperative kṣamasva « forgive ». The Greek opening, κλῦθι, ἄναξ, « Hear, O King », is balanced at the end by ἀλλ' ἐλέαιρε, ἄναξ « But pity (me), O King ». These are the only imperatives in either prayer.

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Verbal Rapprochements Vargā /crew, Jaratkāru/Odysseus This section is placed last because it is the most complex of my comparisons, involving more than one passage from each tradition. In his third location, the southern quarter, Arjuna enters a lake and drags out of it a crocodile, which turns into a nymph or apsaras. In effect he rescues her (and subsequently her four friends) from the subhuman condition that has been imposed on them as a punishment. My second Sanskrit narrative occurs in the frame story of the epic. A brahmin sage called Jaratkāru happens across his ancestors who are suspended perilously above an abyss. Following their entreaties, he saves them by begetting a son. Jaratkāru’s story is told in two versions, shorter and longer. The two Sanskrit stories are linked in two ways: the ancestors’ suffering, due to the asceticism of Jaratkāru, parallels the nymphs’ degradation, due to the curse of a particularly ascetic brahmin (1,208.21); and both groups of sufferers are somehow rescued or redeemed. After leaving Circe, Odysseus passes through the Straits where he encounters several dangerous females – the Sirens, Scylla and Charybdis. The monstrous Scylla snatches six of his crew from the boat and eats them, the victims being compared to fish caught by an angler. Virtually the same simile appears in the Iliad, where it applies to the killing by Patroclus of a rather obscure Trojan warrior. At first sight the two Homeric passages are linked by the simile, but by little else. However, a whole network of similarities connects these four heterogeneous stories, and if further related passages were included, the study could probably be expanded to book length. Many loose ends will have to be left loose. But before we move to verbal rapprochements, a brief justification is needed for selecting this particular set of passages. The following schema provides a preliminary overview: C. Thestor & simile

D. Hanging Ancestors

Od 12.73-100, 115-126, 223259

Il.16.401-410

Mbh 1,13.9-28, 1,41.1-42.8

Odysseus’ crewmen, snatched by Scylla, writhe, call on him, and are eaten;

Trojan Thestor, speared by Patroclus, dragged from chariot,

A. Vargā

B. Scylla simile

Mbh 1,208-9

Vargā, the crocodile, gripped by Arjuna, writhes, is

&

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The sage’s ancestors, hanging by a thread, risking

Nick J. Allen rescued, and addresses him

as a fish, caught by fisherman, writhes (& is eaten)

is killed; as a holy fish, hanging from a hook, is dragged from water

Hell/destruction, address him, are rescued

The rapprochement of episodes A and B was proposed in a preceding paper.18 Although the southern lakes are the third location in the Sanskrit, and the Straits are the second location in the Greek, the crocodiles, with their plurality and non-human appearance, parallel the Greek monsters. The similarity of the two Greek similes is well known to Homerists and suggests the idea of linking the associated episodes from the main story. In 2009, stimulated by Vassilkov,19 and building on my earlier papers, I attempted to connect the Sanskrit passages with the Greek episode B.20 It is not particularly easy to hold in mind, or sum up, all the individual rapprochements involved, and even harder to situate them in a diachronic framework by connecting them with one or more proto-narratives. Nevertheless, some such framework seems helpful, and I tentatively suggest as follows. The Sanskrit tradition is relatively conservative; in their protonarrative forms the two Sanskrit stories were originally distinct; and those two proto-narrative stories were fused in Greek tradition to give B. I do not here attempt to fill out the model to incorporate C or the similes, nor do I argue in favour of the model. Readers who do not find it helpful can ignore it. If we count the similes as distinct from the stories they illustrate, our set has six members, in all of which there is some sort of victim or sufferer. In B this role belongs to the crew, who are assimilated to fish; in C to Thestor and a fish; in D to the ancestors who are suffering distress and danger because (18) N.J. ALLEN, Hero’s Five Relationships [n. 6], 1996, p. 1-20 (filled out in ID., « Les crocodiles qui se transforment en nymphes », in Ollodagos, t. 13, 1999, p. 151-167). (19) Y. VASSILKOV, « Parable of a Man Hanging in a Tree and its Archaic Background », in Jadavpur Journal of Comparative Literature, t. 32, 1994-1995, p. 38-51. (20) The title Hanging Ancestors was used for D in N.J. ALLEN, « The Hanging Man and Indo-European Mythology », in P. KOSKIKALLIO [Ed.], Parallels and Comparisons. Proceedings of the Fourth Dubrovnik International Conference on the Sanskrit Epics and Purāṇas. September 2005, Zagreb, 2009, p. 89-106 (Croatian Academy of Sciences and Arts). Story D is also told extremely briefly about the ancestors of Agastya (3,94.11-15).

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Verbal Rapprochements Jaratkāru has failed to continue the family line. Passage A is less straightforward. At first sight Arjuna might seem to be the victim, for when he enters the holy lake, the crocodile in the water seizes hold of him (nijagrāha jale grāhaḥ 208.9a; other texts read « seizes him by the foot » (jagrāha caraṇe grāhaḥ). However, in the next shloka the hero reverses the situation by forcibly dragging the beast out of the water, so that the victim is now the crocodile. We shall later see why the first view can be ignored. Complementary to the victim role is that of « aggressor ». In A it is finally Arjuna who exerts his strength – shloka 10 describes him as strong-armed (mahābāhur), as acting forcibly (balena), as foremost among the mighty (balināṃ varaḥ). In D, as we shall argue later, the aggressor is the rat who has almost gnawed through the thread of grass on which the ancestors’ survival depends. In both Sanskrit cases the victim is ultimately saved, while in the Greek it is the aggressors – Scylla, Patroclus and the fishermen – who succeed in their aims. Although one further role, that of « observer », will be introduced later, we now have a starting point for the verbal comparisons. In shloka 10, the mighty Arjuna, grasping the writhing water creature (ādāya […] visphurantaṃ jalecaram) stands up forcibly (so as to emerge). In B (simile), the fisherman throws in some bait for the fishes and starts fishing. Then, taking the writhing thing [i.e. the fish he has caught], he flings it ashore (ἀσπαίροντα δ’ ἔπειτα λαβὼν ἔρριψε θύραζε, 254). The gerund or indeclinable participle ādāya « having grasped » corresponds to the ordinary aorist participle λαβών « having taken ». The object of the participle, jalecaram « water-liver » or « water-goer », is left implicit in the Greek, but both passages describe the victim as « writhing » (visphurantam // ἀσπαίροντα – present participle active in accusative singular masculine – in pāda-initial or line-initial position). Moreover, if we ignore the prefixes (viand the prothetic ἀ-) the two verb forms are cognate, deriving from the root *sperh1 « kick, spurn ».21 The theme of writhing is emphasised by repetition of the Greek participle in the next line in the nominative plural masculine: ὣς οἵ γ’ ἀσπαίροντες ἀείροντο ποτὶ πέτρας (255).22

Shloka 11 in A starts with the passive participle utkṛṣṭā « dragged out »: once extracted from the lake, Arjuna’s victim undergoes her metamorphosis. In C the same idea is expressed in the active, but the verb is again line(21) Sanskrit vi- implies « apart, in two directions, to and fro ». The Greek ἀ- is certainly secondary, but might, less plausibly, derive from prefixed ἀν/ἀνα(P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque: histoire des mots, Paris, 1968, p. 126, 1031). (22) Thus they [the crew], writhing, were raised up towards the cliff.

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Nick J. Allen initial: line 406 starts with ἕλκε or εἷλκε « he dragged ». So Patroclus drags from the chariot the victim he has just speared, and the verb is understood within the simile as applying to the fish. The fish’s movement is up and out of the sea (ἐκ πόντοιο) and θύραζε (literally « out of doors », but more generally just « out »). The main story has the same nuance: Patroclus spears Thestor through the right jaw and drags him, using the spear, over (ὑπέρ) the chariot rail, i.e. up and over it. The Sanskrit prefix ud- in udatiṣṭhat and utkṛṣṭa means both « up » and « out ». The simile in C is shorter than in B (two and a half lines as against four), and has no room for the contortions of the fish, which it describes simply as « holy » (ἱερόν – the reason is disputed). On the other hand it refers explicitly to the flaxen fishing line (λίνον), which is mentioned only allusively in simile B (253). The fishing line parallels the thread from which the ancestors hang in D, but also, less obviously, the necks of Scylla. The monster has six long necks, on each of which is a head packed with a dense array of teeth. She thrusts her heads out from the cave and subsists by using them to fish for sea creatures at the base of her cliff, searching around for them greedily (12.90-97). She treats the crew as if they were fish, snatching them from the hollow ship, one with each head (12.99, 245). Thestor is treated comparably. Patroclus pierces him through the teeth (405) before dragging him from his well-polished vehicle (chariot // ship). The teeth in question are the victim’s, even if the simile provides the aggressor with something similar – the « gleaming bronze » (408), i.e. the hook on the end of the fishing line. Impaled in the way he is, no wonder Thestor is described as « gaping » (κεχηνότα 409). Teeth appear implicitly or explicitly in all the passages. The translation « crocodile » may be too precise for Sanskrit grāha, which derives from grah- « seize ».23 But whatever Vargā is meant to be in zoological terms, she must have used her toothy mouth when she seized Arjuna (ni-jagrāha). In B Scylla barks or yelps like a puppy (σκύλαξ 12.86), and barking dogs display their teeth. But her name also relates to σκύλλω « rend, mangle », and she ends up wolfing down the crew (κατήσθιε « devoured » 255). Moreover she explicitly has three rows of teeth, set close together and in great numbers (12.91-3). In C as we know, Thestor is speared through his own teeth – which therefore parallel those of Vargā as victim. But in both similes, if the fisherman is imagined eating his catch, his teeth would be the aggressor’s. It is now clear why it would be clumsy to postulate an initial phase in story A where Vargā is the aggressor: when she grabs the hero, her action parallels (23) The poet plays on the derivation, e.g. in 1.209.9ab, where the ascetic who issues the curse is speaking. « When you have become crocodiles (grāhabhūtā) seizing (gṛhṇantīḥ) people in the water […] ».

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Verbal Rapprochements the fish implicitly grabbing the bait. In D the only teeth mentioned are those of the aggressor. The rat (mūṣaka, ākhu) gnaws the thread or strand of grass, gradually – since it represents « mighty Time » – but with its sharp teeth (śanair […] daśanaiḥ śitaiḥ 1,41.7, 25ab). The rat, acting slowly and steadily, contrasts with Scylla and the other aggressors who act abruptly, but it resembles Scylla in another way. Scylla’s home is a tall cliff, or more precisely, a cave situated half way up the cliff and beyond the range of a bowman in a boat underneath (12.80). The lower half of her body stays in the cave (12.93), so her ability to snatch the crewmen confirms that her necks are extremely long (περιμήκεες 90). The ancestors too are located in a cave (mahāgarta once, garta six times) but, more to the point, the rat is described as « a permanent resident in that cave » (garte ‘smin nitya-vāsin 1,13.13, or bilāśraya or bilavāsin 1,41.4, 6, meaning much the same).24 The permanent resident in the cave of D is described as « hidden » (nigūḍha – van Buitenen translates as « furtive »), while Scylla’s lower half is also sunk (δέδυκεν 12.93) in the recesses of the cave. The posture of the hanging ancestors is noted repeatedly. In the fullest formulation they hang « with their feet up and their faces down » (pādair ūrdhvair adho-mukhān 1,13.11d). Usually only the pendant head is mentioned, and Jaratkāru once compares them to bats (1,42.5). Odysseus does not observe Scylla’s attack. The first he sees of the event is the feet and hands above him of the men as they are being raised aloft (πόδας καὶ χεῖρας ὕπερθεν | ὑψόσ' ἀειρομένων 248). Possibly he does not see the men’s trunks because they are in Scylla’s mouths, but comparison suggests a further reason. In both descriptions the feet (pāda and πούς/ποδός being cognates) are coupled with a part of the upper body, either head or arms. The ancestors’ upside-down posture must relate to the direction in which they will fall unless Jaratkāru saves them, but the orientation is also detectable in C.25 Using his spear, Patroclus extracts Thestor from his chariot and casts him down on his face (κὰδ δ’ ἄρ’ ἐπὶ στόμ’ ἔωσε 410, from κατά + ὠθέω « push down »). The line continues: « as he falls (πεσόντα from πίπτω) his spirit [i.e. life] leaves him ». The same verb πίπτω « fall » is used at the deaths of the Trojan warriors who precede and follow Thestor (16.401, 414), but even so one can compare the words of the ancestors (13d): patāmo

(24) Is it coincidence that both texts use two terms to cover « cave »: garta and bila, σπέος and βέρεθρον? For the second in each pair dictionaries also give « pit ». (25) Is it relevant that the posture is also that of a foetus before a normal birth, a fact that is noted shortly before the Hanging Man allegory (ūrdhva-pādo hy adhaḥśirāḥ 11,4.4d)?

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Nick J. Allen niraye ‘sucau « we are falling into a foul hell ». The verb root in πίπτω (where πί- is a reduplication) is cognate with pat- « fly, fall ».26 Here is a crude summary of the comparisons made so far, excluding episode A. 1. Aggressor. Rat in cave nibbling roots of grass // Scylla’s lower half in cave on cliff // fishermen seated on projecting rock // Patroclus. 2. Connection. Hanging strands of grass // Scylla’s long necks extending downwards from cave // fisherman’s line. 3. Victim. Ancestors hanging on grass // crew hanging in Scylla’s mouths // fish hanging on end of line // Thestor impaled on end of Patroclus’ spear. A few comments can be added. (i) Arjuna could be inserted in row 1 and Vargā in row 3, but as he engages with the crocodile hand-to-hand, Arjuna needs no connection resembling the long flexible items in row 2. (ii) The aggressor’s teeth belong in row 1 in D, but in B they are at the lower end of the connection. (iii) In row 3, when no ship is passing, Scylla’s diet consists of larger marine animals such as might be compared to the « crocodiles ». (iv) No flexible item connects Thestor with Patroclus. However, when Patroclus attacks, his victim is cowering in his chariot, terrified out of his wits, « and the reins have slipped from his hands » (ἐκ δ’ ἄρα χειρῶν | ἡνία ἠΐχθησαν 403). Thus he was holding a flexible item just before the episode. This somewhat tenuous rapprochement can be supported by another, also somewhat tenuous, namely the contrast between flexible items and rigid ones. Within the Greek tradition Patroclus’ spear parallels the very long fishing rod in II (περιμήκεϊ ῥάβδῳ 251). The Sanskrit too refers to a staff or rod (daṇḍa), since when Jaratkāru realises the harm he has done to his ancestors, he repents deeply and tells them to « raise their staff over him » (daṇḍam dhārayata me 42.2c). However, the phrase can simply mean « inflict punishment on me », the « staff » being a dead metaphor. A better comparison may be with the tree standing at the mouth of the pit in the closely related Hanging Man story (where it is the tree that is gnawed by rats – 11,5.19). I turn finally to the one remaining role, that of observer: the aggressorvictim relationship is observed by a third party in D and B. Now both Jaratkāru and Odysseus are great travellers, as the text mentions when (26) As to the ancestors’ state of mind, they admit that « their cognition is no longer lucid » (na jñānam pratibhāti 41.14). Compare Thestor, who is « panicstruck as to his cognition » (ἐκ […] πλήγη φρένας 403).

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Verbal Rapprochements introducing them. In the short version the ascetic sage’s austerities are briefly noted first. Then the shloka-initial participle aṭamānaḥ « as he wandered » (1,13.11) opens the story proper. In the longer version references to the wandering and ascetic practices are interspersed, but in the first shloka Jaratkāru « traverses the whole earth » (cacāra pṛthivīṃ kṛtsnāṃ 1,41.1c, cf. 1,36.7c), and the verb is repeated in the next shloka (vi-cacāra ha 2d, with the prefix again implying « in different directions »). Odysseus is presented in the first two lines of the Odyssey as a man who wandered long and far (ὃς μάλα πολλὰ | πλάγχθη). In both epics the wanderings continue before and after the episode we are studying.27 In addition, the Brahmin family to which Jaratkāru belongs is called Yāyāvara. The name, which derives from yā- « to go », means « going about, having no fixed or permanent home », and can apply to mendicants. Though this is not the place to explore the Jaratkāru-Odysseus parallel in depth, it is interesting that the sage is introduced not only as a wanderer but also as the father of Āstīka (1,13.9a). Āstīka is his only son, and gives his name to the whole upaparvan (division of a book). Odysseus’ only son is Telemachus, who gives his name to the Telemachy. Episodes B and D differ partly because of the different situation of the observer. Jaratkāru seems to encounter his ancestors by accident, and their plight must have been building up over the years. In contrast, Odysseus has received from Circe a detailed account of the Straits and their dangers.28 He thus knows in advance that Scylla is going to attack, though he decides not to discourage his crew by passing on the warning (12.98-100, 223-5), and when Scylla strikes, he is looking at Charybdis. But despite the differences, both texts emphasise what the observer sees. The Sanskrit opens a halfshloka with « He saw the ancestors in a cave » (sa dadarśa pitṝn garte 41.3c), the Greek opens a line « looking back [at the ship from its prow] […] I saw » (σκεψάμενος […] ἐνόησα 247-8). The observer is deeply affected by the sight: « Seeing you upside down (dṛṣṭvā yusmān adho-mukhān 41.9b), I am seized with grief (duḥkha) ». Odysseus comments to his audience (of Phaeacians) that of all his experiences as a traveller, « That was the most pitiful thing that I saw with my eyes » (οἴκτιστον δὴ κεῖνο ἐμοῖς ἴδον ὀφθαλμοῖσι 258). The emotion inspired by the sight is reinforced by what the observer hears. Hearing about his responsibility for the situation, Jaratkāru ends up (27) Though Arjuna in A is not an observer, he too is a traveller, his journey extending both backwards and forwards from the Vargā episode. (28) Arjuna too was forewarned about the southern lakes, by some ascetics (1,208.6).

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Nick J. Allen even more miserable (42.1, two more uses of duḥkha). The Greek crew cry aloud, calling on Odysseus by name, for the last time, in their anguish of heart (249-250) ; and as they are being eaten they shriek, as well as reaching out their hands to him (257-7). The victims’ use of Odysseus’ name (ἐξονομακλήδην 250) merits a note. Jaratkāru’s ancestors know the name of their descendant, but do not recognise him, so he has to admit his identity to them (13.19d, 42.2a). Agastya’s ancestors do recognise him and address him by name (3,94.14b). Concluding remarks The work of cultural comparativists is often ignored by narrower philologists on the grounds that the similarities they identify could be due to independent invention or chance. If we had simply compared a phrase or grammatical structure taken from one epic with something similar taken from another, the criticism would be devastating. But each microrapprochement has been situated within a context and has to be assessed as such. It is only because the comparison of the Ulūpī and Circe episodes constitutes its context that there is any point in proposing the jānāmi-οἶδα comparison with which we started. Theoretically one could accept the broader rapprochement and still ascribe the narrower similarities to independent invention, and a few of our comparisons may be explicable in this way. But unless good arguments for independent invention can be proposed in a particular case, common origin remains the simplest and most economical explanation – the default explanation. It is not only that the verbal comparisons benefit from the larger thematic ones: the two ends of the macro-micro scale are mutually reinforcing. Microrapprochements both strengthen and are strengthened by the comparisons of episodes (such as Ulūpī // Circe) and of larger units (Arjuna’s journey in Book I // second half of Odysseus’ nostos). But in addition they help to answer the accusation that judgements of similarity are subjective. The accusation has considerable force when comparisons link single cultural entities, such as one Sanskrit deity with one Greek one on the basis of their attributes, and less force or none when the link is between two instances of a well-established grammatical category, for instance a verb in a particular person, number and tense occupying a particular position within a shloka or hexameter. Such phenomena are no less objective than starred forms. In the most striking case above, that of the participle « writhing », the comparison brought together starred form, grammar and narrative context. It is too soon to say whether the density of micro-rapprochements assembled above is representative of other parts of the two epic traditions in question, let alone whether anything similar could be found in the traditions

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Verbal Rapprochements of other branches of Indo-European. But I hope to have shown that comparative mythologists can benefit from keeping a look-out for smallscale similarities alongside the larger ones. Perhaps the paper may also prove relevant to the comparative study of Indo-European poetic metre or prayers, or of Homeric similes. However my main aim was to work towards diminishing the scepticism felt by some philologists towards culture-based comparativism.29

(29) My thanks to Elizabeth Tucker for helpful comments.

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CHIRON LE CENTAURE ET SON ÉCOLE DE MÉDECINS, ASKLÈPIOS ET SES FILS : THÉRAPEUTIQUE TRIPARTIE, ANATOMIE, ONOMASTIQUE, ALPHABET FRANÇOISE BADER Sommaire 1. Thérapeutiques triparties : 1.1. le nouveau-né, la sage-femme et le rabbin ; 1.2. Médée et son beau-père : opération et anesthésie pour rajeunissement ; 1.3. premières fois. 2. Thérapeutique tripartie et anatomie : 2.1. Chiron Main, maître de l’école de médecine tripartie, et les membres de l’homme ; 2.2. les Cyclopes Χειρογάστορες : mains, ventre, et pensée des Muses ; 2.3. Mérion : 2.3.1. le neveu de Pensée, Mérion Pourvu de Cuisses ; 2.3.2. son adversaire aux mains d’artisan blessé de la fesse aux genoux ; 2.4. Maris Main et Mérion. 3. Cryptages alphabétiques : 3.1. strophe de Mérion : 3.1.1. listes alphabétiques ; 3.1.2. acrostiches alphabétiques ; 3.2. passage des exploits de Patrocle : 3.2.1. délimitation des strophes par acrostiches ; 3.2.2. problèmes d’ordre alphabétique ; 3.2.3. anagrammes d’alpha, aléf et ōméga ; 3.2.4. codages onomastiques de l’histoire de l’alphabet grec ; 3.2.5. listes alphabétiques ; 3.2.6. repères de numérotation. 4. Retour à la tripartition par le membre inférieur : 4.1. l’importance de la cuisse et de ses blessures guéries par thérapeutique tripartie : 4.1.1. Eurypyle : 4.1.2. Ulysse ; 4.2. pieds d’Achille et de Philoctète, guéris ; le guérisseur de pieds Podaleirios ; la blessure mortelle du pied de Chiron. 5. La rapidité nécessaire au thérapeute : Chiron le Centaure : 5.1. Κένταυρος « κέντωρ ἵππων », « qui aiguillonne le cheval (pour qu’il soit) rapide », αυρος ; 5.2. *(h2)k-ent-, participe de la racine de l’ « aigu », *h2ek- : 5.2.1. formations : 5.2.1.1. redoublements ; 5.2.1.2. dérivés hétéroclitiques, 5.2.1.3. problèmes sémantiques : outils lithiques et ciel d’orage, prétendument ciel de pierre ; 5.2.1.4. particularités formelles de κεντ- ; 5.2.1.5. κέντορες ; 5.3. αυρος dérivé de la racine de la « rapidité » : 5.3.1. *h2ew- : dérivés hétéroclitiques ; 5.3.2. Κέντ-αυρος et aurīga (*h2k-/ *h2g- et *h2eu-ri/o-) ; 5.3.3. Xείρων Kένταυρος. 6. Transmissions fonctionnelles de Chiron aux deux générations de ses élèves, Asklèpios et ses fils : 6.1. trifonctionnalité ; 6.2. données alphabétiques et arithmétiques ; 6.3. noms des fils d’Asklèpios : 6.3.1. Machaon ; 6.3.2. Podalire ; 6.4. Asklèpios. 7. L’irlandais Dían Cécht : 7.1. mythe : Machaon et Chiron ; 7.2. tripartition ; 7.3. Dían Cécht et le Centaure, Airmed et Médée.

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Françoise Bader 1. De l’idéologie tripartie dumézilienne, pour la connaissance de laquelle mon ami Bernard Sergent a tant fait, relève, on le sait, « La doctrine médicale des Indo-Européens ».1 Avant de montrer que celle-ci est une thérapeutique liée à la connaissance de l’anatomie et à la nécessité pour le médecin de la mettre en œuvre rapidement, cela à partir de Chiron le Centaure, puis de ses élèves, Asklèpios, la Taupe, honoré comme un dieu, et ses fils, Machaon le chirurgien et Podaleirios le médecin, je voudrais prendre deux exemples de pratiques triparties ‒ charmes, couteau, remèdes ‒, pour poser deux problèmes : application de ces pratiques au plan des realia, hors de l’idéologie tripartie ; application de cette dernière à la magie. 1.1. Le premier exemple est celui de personnes qui s’occupent de nouveaunés : la sage-femme (gr. μαῖα μήδομαι, Μήδεια / *mh1-ed- > μέδομαι, lat. medicus. Je me contenterai de dégager sommairement ici les mesures triparties appropriées qu’elle prend pour rajeunir son beau-père Αἴσων, Ov., Met., VII, 179-293 : elle choisit des plantes (herbas, 224 ; gramina, 228 ; (1) É. BENVENISTE, « La doctrine médicale des Indo-Européens », dans RHR, t. 130, 1945, p. 5-12. (2) On peut apparenter les noms du père et du fils, à partir de : -*h2ei- racine de l’« élan », à -s- morphème de diathèse dynamique dans -*h2ei-s- « s’élancer » (intransitif) / « mettre en mouvement », (skr. eṣh) > Αἴσων / *h2i-s- (cf. iṣirámánas-, ἱερὸν μένος « esprit qui s’élance » , et notre « élan de l’esprit »), d’où *ih2s- par métathèse, et *yeh2-s- par nouveau degré plein bâti sur le degré zéro > Ἰᾱσων. (3) É. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. II. Pouvoir, droit, religion, Paris, 1969, p. 123-132 (Le sens commun).

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Chiron le Centaure gramen, 232) en Thessalie (224-233), telles qu’il suffit aux dragons de son char d’en respirer l’odeur pour faire peau neuve ; puis elle offre un sacrifice qui est la contre-image de ses mesures de magicienne voulant rajeunir Aeson : elle plonge un couteau (cultros, 244) dans la gorge de la brebis qu’elle sacrifie, puis verse une libation, non un philtre, et prononce des paroles (uerba, 248) qui sont des prières (precibus), non un charme comme celui dont elle va user à l’égard d’Aeson au premier acte d’une opération tripartie, carmine (253) : préparation du philtre (medicamen) de rajeunissement (262-284) ; ouverture de la gorge du vieillard avec une épée (ense, 286). La magie tripartie s’accompagne, par le carmine du début et le philtre de la fin, de deux actes médicaux utopiques, mais réalisés à l’époque moderne : en échangeant le sang (cruorem, 286) de son patient contre les sucs (sucis, 287) qu’il absorbe aut ore aut uulnere (médecines interne et externe), elle procède à la première transfusion sanguine de la littérature occidentale, précédée de la première narcose pour anesthésie : la magicienne plonge par le carmine son patient dans un sommeil semblable à la mort (253254). 1.3. Et, dans le courant de cette étude, on verra Chiron opérer la première greffe osseuse de cette littérature, être victime lui-même de la première septicémie ; Philoctète, guérir par la première antisepsie de la première gangrène, l’une et l’autre dues à la première arme biologique, tandis que dans le sanctuaire d’Asklèpios sont effectuées les premières cures psychanalytiques fondées sur l’analyse des rêves,4 et que le fils d’Esculape, Podaleirios, fera le premier diagnostic d’une maladie mentale, la folie d’Ajax. 2. De Chiron, maître de la première école de médecins grecs à qui il transmit son enseignement, retenons trois traits : sa pratique de la « doctrine médicale des Indo-Européens » ; sa leçon d’anatomie relative aux membres de l’homme, par son nom et par la cause de sa mort, une blessure au pied ; son mode d’action de Centaure, la rapidité avec laquelle doit agir un médecin, incluse dans son appartenance à la classe des Centaures, à nom interprété par référence à κέντρον, κέντορες ἵππων « qui aiguillonne (cf. κέντρον, κεντέω) le rapide » (- αυρος), substitut du zoonyme qu’offre aussi lat. aurīga (§ 2.5.). 2.1. La mise en pratique, par Chiron, de la thérapeutique tripartie ressort du texte de Pindare, P., III, 51-53 (trad. Puech) : « Il délivrait chacun de son mal, tantôt par de doux charmes (ἐπαοιδαῖς) en leur donnant des potions bienfaisantes (προσανέα πίνοντας), tantôt en appliquant à leurs membres (γυίοις) toutes sortes de remèdes (φάρμακα) ; (4) Cf. H.E. SIGERIST. A History of Medecine. II. Early Greek, Hindu, and Persian Medicine, New York, 1961, p. 44-74 (Publications of the Department of the History of Medicine of the Yale University, 38) ; FR. GRAF, Apollo, Londres-New York, 2009, p. 94-98 (Gods and Heroes of the Ancient World).

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Françoise Bader tantôt, enfin, il les remettait droits par des incisions » (τοὺς δὲ τομαῖς ἔστασεν ὀρθούς), en d’autres termes « sur pied ».

En effet, la doctrine médicale tripartie est une thérapeutique, qui se fonde nécessairement sur un savoir anatomique. Né très probablement en grande partie sur les champs de bataille (voir Machaon, § 6.3.1.), il se manifeste, pour Chiron et les médecins de son école, par l’onomastique et les mythes : à la première génération, pour Chiron, à nom Main et mort par une blessure au pied ; à la seconde pour Asklèpios qui tire son nom de celui de la Taupe par métaphore, § 6.4. ; à la troisième, pour Podaleirios (fils d’Asklèpios avec Machaon) « qui soigne par onction les pieds » § 6.3.2.). La limitation de l’anatomie à ces membres (unis dans l’onomastique historique par le Ποδ-ώνυμος Εὐ-μαρείδου d’Érétrie, IG, XII, 9, 245 A 8 au IVe s., à patronyme fait sur le nom μάρη [cf. manus, Mάρις] de la « main ») n’a rien de rudimentaire : leur union est spécifique de l’homme par opposition aux autres mammifères : les « pieds » (à comprendre comme « pieds-jambes ») parce qu’ils assurent à l’homme la verticalité, et tout ce qui en découle (orientation dans l’espace, etc.) ; les mains, parce qu’au nombre de deux (et non de quatre comme celles par exemple de la taupe, par ailleurs non verticale) pour leur fonction de techniciennes. Pour les « membres », retenons deux exemples. 2.2. L’un est Χειρο-γάστορες « mains (et) estomac », désignation collective des Cyclopes (Hécat., frg., 359), s’appliquant par Χειρο- aux artisans bâtisseurs de « murs cyclopéens » et forgerons de la foudre de Zeus (Hés., Thg., 139-141), et par -γαστορ- au Cyclope Polyphème, en son orgie dionysiaque.5 C’est, de plus une kenning, définissant la condition de l’homme, homme par ses mains d’artisan, et animal par son estomac, qui est objet d’opprobre pour les Muses (Hés., Thg., 26), sans la « pensée » (*men-, de sens ancien « voir »), proprement acte de « faire voir » (par enseignement) la lumière de la connaissance (*mon-s->Μοῦσα), métaphorique de celle de la naissance (cf. *mṇ-s- dans μαῖα et Μαιονίδης, patronyme attribué à Homère dans l’Antiquité), et dispensant le « savoir acquis » (ϝίδμεν, 27-28) – conception qui unit deux racines de sens « voir » : l’une « voir avec les yeux de l’esprit, personnellement » (par l’initiateur), à -s- factitif ; l’autre à l’aspect accompli, *h2w-i-d- « savoir pour ‘avoir vu’ ce qui a été montré, enseigné » ‒ (à l’initié). 2.3. Dans l’autre exemple, le poète relie mains et membres inférieurs par le mythe et l’onomastique, en une composition discontinue accompagnée de variations lexicales (χείρ et Μάρις pour la « main »), et d’une analyse anatomique du membre inférieur, de la fesse au genou, puis au pied-jambe.

(5) FR. BADER, « L’homme et la bête, le cru et le cuit, le gastēr d’Ulysse et l’orgie dionysiaque de Polyphème », dans Diotima, t. 30, 2002, p. 155-168.

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Chiron le Centaure Le fil directeur en est donné par Mérion, en un passage où, de plus, est dessinée une tripartition sociale.6 2.3.1. En effet, Mérion est le neveu d’Idoménée. Or, ce dernier est roi de Crète, et porte le nom, Ἰδο-μενεύς, de « souverain de l’Ida », le « souverain » étant représenté, par hypallage, par la « pensée », *men-, comme dans d’autres noms de souverains, tels Μέντωρ, Ἀγαμέμνων7 ; Mérion est un guerrier, comme le montre son formulaire (Il., VII, 160, etc.), très archaïque8 : ΜηριϜόνης ἀτάλαντος ἘνυϜαλίωι ἀνδρειφόντης (« Pourvu de Cuisses, de même poids que le Rapide [Arès] en tant que tueur d’hommes ») ; et son premier adversaire appartient à la troisième génération d’une famille d’artisans (Il., V, 59-60) : Phéréklos est fils de Charpentier et petit-fils d’Ajusteur, Τέκτονος υἱὸν │Ἁρμονίδεω. Dans le texte, l’ordre trifonctionnel est : I (Idoménée, 43-48), dont l’adversaire, tué et dépouillé, est un chasseur (49, αἵμονα θήρης « lieur [*sh2-ei-] de chasse », qui chasse au filet), amorce du guerrier par les liens de la chasse et de la guerre ; II Mérion, 59-68 ; III son adversaire, Phéréklos (inclus, en 59-64, dans la strophe de Mérion). 2.3.2. Sans les noms de métier de ses père et grand-père, celui-ci a des mains d’artisans, 60-81 : ὃς χερσὶν ἐπίστατο δαίδαλα πάντα│τεύχειν ; en composition discontinue, le poète diffère la description anatomique du membre supérieur de l’épaule à la main jusqu’à l’épisode de Mάρις « Main » (§ 2.4.). Dans le passage du chant V, premier acte de l’initiation guerrière de Mérion, c’est du membre inférieur qu’est cryptée l’anatomie, par la succession des anthroponymes et des noms de parties du corps en deux combats singuliers. D’une part, la cuisse, sur le nom μήρι(ον) de laquelle est fait celui de Mérion, est décrite, par les parties du corps de son adversaire qu’il blesse, comme allant de la « fesse », γλουτὸν, 66, au « genou », γνύξ, 68 (genoux sur lesquels tombe son adversaire). D’autre part, la strophe consacrée au combat singulier suivant commence par le nom du guerrier qui va être tué, Πήδαιον (V, 69) – relié par sa première place dans le vers aux noms des vainqueurs précédents, Ἰδομενεύς (47), Μενέλαϝος (50), Μηριϝόνης (59), par l’ordre alphabétique (§ 3.1.1.). Or, il complète par le pied-jambe (*pēd-) les fesse, cuisse, genou précédents, tout en étant relié à Mérion, danseur de pyrrhique (ὀρχηστήν, XVI, 167) par un terme du

(6) Hom., Il., V, 43-68 ; cf. É. BENVÉNISTE, « Traditions indo-iraniennes sur les classes sociales », dans JA, n. 230, 1938, p. 529-549. (7) FR. BADER, « Les Grands de l’Iliade et les Achéménides », dans REG, t. 112, 1999, p. 337-382. (8) FR. BADER, « Homérique Enualios andreiphόntēs : la rapidité destructrice du guerrier », dans Sborník Prací Filosofické Fakulty Brněnske Univerzity, n. 6-7 (= Mélanges A. Bartoněk), 2001-2002, p. 25-34.

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Françoise Bader vocabulaire de cette danse guerrière : l’ἐκ-πήδησις ἐν ὕφει (Plat., Lg., 815a) est un saut en hauteur qui se fait jambes pliées et jointes.9 2.4. La description anatomique du membre inférieur, ainsi organisée autour du nom du Pourvu de Cuisses, Mérion, va être complétée, en composition discontinue, par celle du membre supérieur, organisée autour du nom du Pourvu de Mains, Maris (cf. μάρη, manus) dans un passage du chant XVI, relié à celui du chant V en composition discontinue de bien des manières : a) par la paronomase que le poète instaure entre les deux noms propres Μηριϝόνης et Μάρις ; (qu’il connaisse ou non l’existence du nom en carien et lydien10), nom auquel peuvent être apparentés, en *-ōn, Μάρων, nom du prêtre d’Apollon à Ismare, Od., 9,197, et P. Vergilius Marō ; b) la description anatomique du membre supérieur : « Main », Μάρις (319), est blessé à l’épaule (ὦμον, 323) et au bras (βραχίονα, 323), description accompagnée de la taxinomie générale des muscles et os (μυώνων, ὀστέον, 324) ; par Μάρις et βραχίονα sont distinguées les deux parties du membre qu’à lui seul χείρ peut désigner ; c) les Mηριϝόνης […] Πήδαιον de V, 59-69, aux « pieds » évoqués par le nom d’un personnage différent, sont remplacés par Μηριϝόνης […] ποσὶ καρπαλίμοισι de 342, les propres « pieds rapides » du Pourvu de Cuisses, au terme de son initiation guerrière. Il n’y a pas de « genou » : au γνύξ de V, 68 est substituée la paronomase νύξ(ε), XVI, 342 (et νύξε, 346), dit de l’adversaire touché11 ; (9) M.-H. DELAVAUD-ROUX, Les danses armées en Grèce antique, Aix-enProvence, 1993, p. 82. Lat. Menēnius Agrippa, par *men- (*menes-nyo-) et *-pd- > -pp- (Agri-ppa) « dont les pieds se meuvent en avant » par leur présentation à la naissance (et « dont le ‘pied’ se meut en avant » dans l’acte sexuel mâle) unit « tête » et « pieds-jambes », dissociés entre Ido-ménée et le membre supérieur désarticulé entre l’adversaire de Mérion, celui-ci, et le Pēdaios du combat singulier suivant. (10) H. VON KAMPTZ, Homerische Personennamen. Sprachwissenschaftliche und historische Klassifikation, Göttingen, 1982, §§ 38 a 4 ; 81. (11) Codage alphabétique vύ – ξ. Sur les cryptages alphabétiques, voir FR. BADER, « Homère et l’écriture », dans Verbum, t. 2, 1988, p. 209-231 ; EAD., « Bellérophon et l’écriture dans l’Iliade », dans R. BOMBI-G. CIFOLETTI-F. FUSCO-L. INNOCENTEV. ORIOLÈS [Éd.], Studi linguistici in onore di Roberto Gusmani, vol. I, Alessandria, 2006, p. 43-71 ; EAD., « Autour de la mandragore : anagrammes, alphabet, géométrie, arithmétique », dans ΠΛΑΤΩΝ, t. 56, 2009 (= Hommage au professeur E. Moutsopoulos), p. 39-62 ; EAD., « Stratigraphie du mythe de Bellérophon », dans S. VANSÉVEREN [Éd.], Calliope. Mélanges de linguistique indo-européenne offerts à Francine Mawet, Louvain, 2010, p. 1-42 (Lettres orientales, 14) ; EAD., « Noms de lettres et arithmétique chez Homère (Il. 2, 811-815) », dans G. HILY-P. LAJOYEJ. HASCOËT-G. OUDAER-CHR. ROSE [Éd.], ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Sterckx, Rennes, 2010, p. 45-62 (Publication du CRBC Rennes-2. Université Européenne de Bretagne. A publication of the CRBC, Rennes 2. European University of Brittany) ; EAD., « Un drôle d’oiseau : la khalkída –

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Chiron le Centaure d) à la variation lexicale χείρ / Μάρις s’ajoutent le nom de la « cuisse » μηρόν (16, 308), en *-ro-, à côté du μηρι-, en *-ri- (cf. μηρία, et lat. -membris à côté de membrum), de Μηρι-ϝόνης, d’une part, et, de l’autre, la glose de la « fesse » par πάχιστος │μυὼν ἀνθρώπου (« le muscle de l’homme le plus épais ») de XVI, 305, en regard des gloses de la « cuisse » γλουτὸν […] γνύξ (allitérants) de V, 66-68), et γουνὸς ὕπερ d’Od., XIX, 450 (§ 4.1.). e) À la tripartition fonctionnelle en ordre descendant de V correspondent en XVI les seuls Mérion (342-344) et Idoménée (345-350) en ordre fonctionnel et alphabétique inverses. 3. C’est que les deux passages sont reliés par des cryptages alphabétiques, sommairement indiqués ici. 3.1. La strophe de Mérion offre des listes et des acrostiches alphabétiques. 3.1.1. Les listes alphabétiques, qui, de manière générale, sont chez Homère les premières de la littérature occidentale, sont fournies : a) par l’énumération anatomique de V, 66-68 : γλουτόν ‒ κύστιν (paire phonologique γ/κ) -ὀστέον, puis γνύξ en composition circulaire, allitérant avec γλουτόν, en un ordre alphabétique γλ-/γν- (paire de liquide et nasale) ; b) par les noms propres des guerriers combattant en combat singulier : Ἰδομενεύς, 43 ; Ἀτρείδης Μενέλαϝος, 50 ; Μηριϝόνης, 59 ; Πήδαιον ; Εὐρύπυλος, soit : Ι- ; Με- accompagné d’un patronyme en Α-, qui code la première moitié A-M de l’alphabet α ‒ ω ; Μη- ; Π- ; Εὐρύπυλος ne rompt l’ordre a. qu’en apparence : dans cet ensemble de cinq strophes, le ε, notation de 5 en alphabet numéral, s’applique en conclusion à la cinquième strophe ; la rupture est celle du passage de l’alphabet ordinaire à l’alphabet numéral (qui repose sur l’alphabet α ‒ ω de 25 lettres). 3.1.2. Les acrostiches alphabétiques sont au début de la strophe et en sa fin ; μ-α-τ (59-61), union du codage de la moitié Α-Μ de l’alphabet créé en ionien, et de la totalité Α-Τ de l’alphabet sémitique emprunté (cf. τ-υ-α, 4850) ; β-α-γ (66-68), dans le désordre (cf. β-α , 52-53 ; 73-74). L’ensemble de la strophe est celui d’un alphabet α ‒ ω, de 25 vers après le Ἁ(ρμονίδεω) de (μ)-α-(τ), 60, codant l’alphabet α ‒ ω de 25 lettres avec le digamma ; cet ω est celui de l’acrostiche ω ‒ α de 106-107. 3.2. Très long (XVI, 278-350 = 73 vers), le passage des exploits de Patrocle contre les Troyens a pour caractéristiques essentielles d’être structuré par des acrostiches alphabétiques, et de comporter les anagrammes de ἄλφα, ἄληφ et ὦ-μέγα ; un codage des étapes de l’histoire de l’alphabet grec ; quelques listes alphabétiques ; un codage arithmétique d’un nombre carré (11²) obtenu kúmindin d’Homère (Il. 14, 286-291) », dans FL. VIGNERON-K. WATANABE [Éd.], Voix des mythes, science des civilisations. Hommage à Philippe Walter, BerneBerlin-Bruxelles-Francfort-New York,-Oxford-Vienne, 2012, p. 461-481 ; EAD., « Recherches sur les noms de lettres chez Homère : le sigma et la mandragore », dans B. MORIN [Éd.], Polumathès. Mélanges offerts à Jean-Pierre Levet, Limoges, 2013, p. 23-44 (Tözai. Hors-série, 5).

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Françoise Bader par addition d’initiales de noms propres en leur valeur numérique, comme en une isopséphie employée à la verticale dans les acrostiches. 3.2.1. Les acrostiches sont marqués par l’attribution à une lettre de la valeur numérique correspondant à sa place dans l’alphabet de 24 lettres, en une transposition de l’ordinal en cardinal (comme dans la numérotation des chants des poèmes homériques) ; et ils servent notamment à numéroter les strophes, par exemple le Τ (19) de Τρῶες une strophe de 19 vers, ou le Π de Πάτροκλος une strophe de 8 v. (moitié de π 16). Par eux sont délimitées quatre grandes strophes : I : 278-296 Τ(ρῶες)-α(ὐτῶν), 278-9 = 19 vers, terminés en 296 par ν = 13, 13 vers après le début de l’action de Πάτροκλος et suivi de ω. II : de ὡ(ς), 297, à Ἀ(ντιλόχωι), 320, 24 vers correspondant aux 24 lettres de l’alphabet ω ‒ α. III : de Ἀ(ντιλόχωι) 320 à Π(ηνέλεως) 335, 16 vers pour les lignes de α à π 16. IV : de ce Πηνέλεως, 335, à la fin, 350, à nouveau 16 vers = π 16. À l’intérieur de chacun de ces quatre ensembles peuvent se trouver d’autres codages. 3.2.2. Dans le sous-ensemble de I qui commence à Πάτροκλος, 284, les noms propres sont : Πάτροκλος (284) – Πρωτεσιλάϝου (286), Πυραίχμην (287), en un ordre alphabétique rompu par Παίονας (287), au profit de la prosodie et de l’arithmétique, en un quatrain adapté aux quatre noms. Πάτροκλος (9 lettres) s’y détache en tête du premier vers, où il occupe le dactyle initial ; Πρωτεσιλάϝου (12 lettres) donne les dactyle + spondée de la fin du troisième vers ; à l’intérieur du quatrième se trouve après le premier dactyle Πυραίχμην (9 lettres), de rythme entièrement spondaïque au contraire des trois autres noms ; et, séparé de lui par le seul ὃς Παίονας (7 lettres et ordre alphabétique ο-π), dactyle au quatrième pied, devant une fin de vers ∪∪|∪- terminée par un trochée, en complémentarité avec le spondée du vers précédent. Le nombre des lettres des noms, 9-12-9-7, permet de calculer 3² (par 9), 4² (9+7), 5² (9+9+7), et 9+12+9, le décimal 30. L’ordre alphabétique est rétabli ensuite par les noms en A- : (Ἀμυδῶνος, Ἀξιοῡ, 288), puis en Π (Παίονες ‒ Πάτροκλος, 291), et enfin Τρῶες, 295 ; si ce dernier est suivi de Δαναοί, en paire phonologique de dentales, c’est pour compléter l’addition des initiales de ces noms en leur valeur d’alphabet de 24 lettres ; (Π 16×4 = 64) + (α×2 = 2) + (π 16×2 = 32) + τ 19 + δ 4 = 121 = 11². 3.2.3. En II, le premier vers (297) donne les anagrammes d’alpha, alēph et ōméga, ὣς δ’ὅτ’ἀφ’ ὑψηλῆς κορυφῆς ὄρεος μεγάλοιο :

1) il y a 25 lettres de ὡ(ς) à (ὄρεο)ς, pour ω 25e de l’alphabet, dont le nom ὦ […] μέγα reçoit sa cohérence du calcul de μ 40 en a. numéral : ὥ […] (ὄρεο)ς = 25 + 15 lettres de μεγαλοῑο en boustrophédon ;

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Chiron le Centaure 2) la cohérence de ἀφ’ (ὑψηλῆς) […] (μεγ)αλ-, pour ἄλφα aux deux syllabes disloquées et se tournant le dos, est fournie par les calculs de λ 11(e de l’alphabet) et valant 30 en alphabet numéral, et de φ 21(e de l’alphabet α ‒ ω ) ; en ἀφ’ ὑψηλῆς κορυφῆς ὄρεος μεγαλ,

en sens sinistroverse λ = 30 de αλ, à λ 11, au λ allitérant de ὑψηλῆς ; puis λ sert de lien entre α et αφ à φ 21 ; par ὑφη = 3 lettres + φ = 21 + α = 1 et retour dextroverse en boustrophédon par les 5 lettres de φ à λ. De αφ- à -αλ-, il y a 25 lettres comme dans l’alphabet ; ὦ […] μέγα est dextroverse, mais φα […] αλ sinistroverse et à syllabes dextroverses. 3.2.4. En II, encore, l’acrostiche de 315-317, μ(υὼν)-ν(εῡρα), [en rapport de plus, avec la taxinomie anatomique muscles-tendons] Ν(εστορίδ-) donne les deux nasales qui forment la charnière des deux moitiés de l’alphabet α […] ω. Ils se relient au cryptage, dans l’Ἀτύμνιον de 317, des trois étapes de la constitution de l’alphabet grec : alphabet emprunté au sémitique (alēf-taw) par Ἀτ- ; aménagement grec de cet alphabet, par suite de la scission phonologique de waw en digamma consonne et u voyelle, en alphabet α-(τ)υ (d’où Ἀτ-υ-) ; création de l’alphabet ionien dont les deux moitiés de douze lettres ont pour charnière la séquence phonologisée des nasales, ici (Ἀτύ)μν(ιον). Le nom peut être une création du poète, ou une réfection, opérée par lui pour ce cryptage, d’un Τύμνος, carien selon von Kamptz.12 De plus, en chiasme, le μ- de l’acrostiche de 315 annonce le Mάρις de 319 ; et les initiales des noms des deux frères Ἀτύμνιον […] Μάρις codent les A-M de l’alphabet α-ω. 3.2.5. En IV apparaissent des listes alphabétiques, à l’intérieur d’une strophe de 25 vers (326-350) commençant par ω alors marqué comme 25e lettre de l’alphabet, et fortement reliée à l’alphabet phénicien. Les données en sont fournies par les initiales des noms propres, à même total : dès 327, Ἔρεβος Σαρπηδόνος […] (ε 5 + σ 18 = 23), comme en 328 Ἀμισωδάρου Χίμαιραν (α 1 + χ 22 = 23), outre que l’isopséphie de Σαρπηδόνος est de 125 = 53 ; ces initiales sont ensuite les initiales des guerriers qui se battent en combats singuliers. Vient en premier (331) Αἴας, dont l’adversaire est Kλεόϐουλον Oἰλιάδης (A 1 + K 20 + O 15 = 36 [6²]), en un ordre alphabétique (et d’alphabet numéral) datant de la substitution du patronyme à un plus ancien Ϝῑλιάδης (de la racine de la « rapidité » qui a donné par exemple le nom d’Iris, Ϝῖρις13) : (12) H. VON KAMPTZ, Homerische Personennamen [n. 10], 1982, p. 115. (13) FR. BADER, « Les messagers rapides des dieux : d’Hermès ἐριούνιος à Iris ἀελλόπος ποδήνεμος ὠκέα », dans SCO, t. 41, 1991, p. 35-86 ; EAD., « Autour de Ἶρις ἀελλόπος. Étymologie et métaphore », dans RPh, t. 65 (= Étymologie diachronique et étymologique synchronique en grec ancien. Actes du colloque de Rouen des 21 et 22 novembre 1991), 1993, p. 31-44.

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Françoise Bader après α-κ (première moitié de l’alphabet α-υ), se succédent alors ϝ et le ζ de l’acrostiche suivant (ζῶον, 331). Αἴας est suivi du Πηνέλεως mentionné, et qui joue un rôle important de deux façons, ce que le poète souligne par une répétition (335, 340) : d’une part, sa première syllabe est répétée par l’acrostiche de 335 Π(ηνέλεως) ‒ 336 ἤ(μϐροτον) ; et πη est une transcription, ici comme ailleurs, du nom sémitique de la lettre, pé (à côté de gr. πεῖ), qui note comme lui 80 dans l’alphabet numéral, et est la dernière des correspondances de ce type (après quoi se produisent des décalages, du fait que 90 est noté par sém. tsadé, absent du grec qui emploie pour ce nombre qoppa, alors que sém. qof est 100 , etc.) ; et c’est la raison pour laquelle le poète accorde tant d’importance à π. D’autre part, le nom structure la strophe : en 335, il est au dernier des 10 premiers vers de celle-ci, en 340, au premier de ses 11 derniers vers, tandis que le Πηνέλεως de 335 est, par ailleurs, le premier des 16 derniers vers, par une numérotation du début de la strophe conforme à π 16e lettre de l’alphabet de 24 lettres ; 10 et 11 sont les multiplicateurs des 110 (11 × 10) et 121 (11 × 11 = 11²) des listes en ordre a. inverse que voici maintenant (compte non tenu du fait que Α(ἴας) + Π(ηνε-) = 81 = 9²) : Πηνέλεως-Λύκων : ordre Π-Λ, soit 80 + 30 = 110 ; puis le Λ est suivi du M du second personnage (comme lui) de la liste, également en ordre inverse. Πηνέλεως-Μηριϝόνης-Ἀκάμαντα, soit 80 + 40 + 1 = 111 (au plan de l’a. ordinaire, M-A code l’a. α-ω en sa première moitié, et Ἀκ(αμ-) l’alphabet αυ aussi en sa première moitié). Et la dernière des listes alphabétiques est en 345 Ἰδομενεύς-Ἐρύμαντα, soit ι 10 et sa moitié, ε 5 (moitié et double étant exploités pour π, par les 8 vers de πᾱν, 333, à Πηνέλεως, 335, et les 16 de ce Πηνέλεως au πρῆσε de 35014). Dans ce passage, les assaillants, au nominatif, sont au nombre de 5 (AjaxPēnéleōs [répété], Lykōn [répété], Mérion, Idoménée), que peut coder Ἐ(ρύμαντα), alors somme de cinq, par un renvoi à Eὐρύπυλος, le 5e homme du chant V. Les deux noms allitèrent, et sont isosyllabiques. 3.2.6. Il y a des repères de numérotations de certains vers dans la strophe de 25 vers (326-350), ici comme ailleurs par des acrostiches : ϐ 2 en son second vers (327), dans ϐῆ allitérant avec πη ; ζ 6 de l’alphabet de 24 lettres (331) ; π 8 (moitié de π 16), pour les 6e et 8e vers. Pour ce qui est des acrostiches, ω vaut 24 par les 24 vers de la strophe, qu’il numérote, du ω- de 326 au α- de 349 ; et l’acrostiche final (349-350) α–π vaut 81 (9²), comme les Α(ἴας) et Π(ηνέλεως), correspondant aux initiales des noms des premiers assaillants. (14) Je montrerai ailleurs que πρ fait partie d’une série de quatre digrammes notant des nombres ayant en commun 8 (8, 80, 180, 108) dans l’alphabet numéral, et structurée par le poète en deux groupes, soit en ordre alphabétique : ητ et πη, deux lettres pour un seul nom, transcriptions anagrammatisées de noms sémitiques (hét, pè) notant comme les grecs η, π respectivement 8, 80 ; πρ 180, ρη 108, deux lettres notant chacune un nombre (ρ 100, π 80, η 8), en alphabet numéral propre au grec, puisque ρ note 100, mais sém. resh 200.

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Chiron le Centaure 4. Il y a là une modernisation notable, dans un texte de peu postérieur à l’emprunt de l’alphabet sémitique et à la constitution de l’alphabet ionien, des faits étudiés par ailleurs ici, la médecine trifonctionnelle à laquelle vont nous ramener des guérisons de cuisses, et le savoir anatomique, auquel va nous ramener la mort, par une blessure au pied, de Χείρων « Pourvu de Mains ». 4.1. L’importance de la cuisse et du pied dans ces mythes tient à ce que le membre inférieur, instrument de la verticalité de l’homme, entraîne, quand il est mutilé, avec l’anéantissement de celle-ci, la mort ontologique du guerrier, qui, tel Mérion, doit avoir des pieds-jambes rapides (13, 249 ; 16, 342), s’il ne veut pas être tué le premier en combat singulier.15 Et ce n’est probablement pas un hasard si, succédant à Mérion-Pēdaion, le personnage choisi pour l’initiale E « cinq » de son nom est Eurypyle : alors que Mérion est marqué par l’intégrité de sa cuisse, il est, lui, victime d’une blessure à la cuisse, objet d’une thérapeutique tripartie dans deux exemples homériques, l’un dans l’Iliade pour cet Eurypyle, l’autre dans l’Odyssée pour Ulysse. 4.1.1. Et la blessure d’Eurypyle nous ramène à Chiron, qui a transmis cette thérapeutique aux médecins professionnels que sont Asklépios et ses fils, mais aussi à Achille (dont il est le père en fosterage), et par celui-ci à Patrocle (de manière générale, substitut d’Achille). C’est à ce dernier que s’adresse Eurypyle, blessé à la cuisse (Il., XI, 829-836 ‒ trad. MAZON) : « entaille ma cuisse pour en tirer la flèche (μηροῦ δ’ἔκταμ’ὀιστόν, 829) ; puis lave à l’eau tiède le sang noir qui en sortira ; répands par-dessus les remèdes apaisants (φάρμακα πάσσε │ἐσθλά, 830-831), les bons remèdes qu’Achille t’a fait connaître, dit-on, et que lui-même a appris de Chiron, le Centaure juste entre tous. Nous avons bien des médecins (ἰητροί), Podalire et Machaon,16 mais l’un […] est dans sa baraque, avec une blessure ; et il a lui-même besoin d’un médecin sans reproche ; l’autre est dans la plaine et tient tête au choc acéré des Troyens » ;

et Patrocle (844-848) : « de son couteau, lui ouvre la cuisse (ἐκ μηροῦ τάμνε μαχαίρηι pour en tirer le trait, βέλος, 844-45). Un sang noir en sort qu’il lave à l’eau tiède. Il jette par-dessus une racine amère (peut-être l’aloès, analgésique et homostatique) qui calme (« tue » : ὀδυνήφατον, 847) toutes les douleurs ; la plaie sèche peu à peu ; le sang cesse de couler ».

4.1.2. À ces actes, l’un chirurgical, l’autre pharmaceutique, manquent les charmes pour que soit complète la thérapeutique tripartie. Les voici, dans les (15) FR. BADER, Homérique « Enualios » [n. 8], 2001-2002, p. 25-34. (16) En 832-833, ordre alphabétique inverse X (Chiron) – P (Podalire) – M (Machaon).

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Françoise Bader soins apportés par ses oncles maternels à Ulysse blessé dans sa chasse initiatique au sanglier, qui emploient de plus des liens, transposés en bandages : Od., XIX, 457-458 : δῆσαν […], ἐπαοιδῆι δ’αἷμα κελαινόν. L’intertextualité des deux poèmes concerne ici non seulement la thérapeutique trifonctionnelle, mais l’art langagier des poètes : en regard de la glose Μηρι(ϝόνης) par « de la fesse aux genoux » (de l’adversaire tué) de V, 66-68, la cuisse est glosée par γουνὸς ὕπερ (XIX, 450), « ce qui est audessus du genou », en un syntagme qui donne le nom de l’articulation. 4.2. Dans l’ensemble anatomique très structuré qu’offrent ces mythes, à côté des trois cuisses, celle de Mérion, intacte, et de la paire d’Eurypyle et d’Ulysse guéries par la médecine tripartie, il y a (sans compter Πήδαιον, § 2.3.2.) quatre paires de pieds : du côté de Chiron, le médecin à nom Main, son propre pied dont la blessure entraîne la mort ; deux pieds guéris, celui d’Achille, guéri par Chiron ; celui de Philoctète, guéri par Podaleirios ; le pied contenu dans le nom de ce dernier (§ 6.3.2.), médecin fils de Chiron. Le réseau de ces histoires renferme les premières armes biologiques ‒ les flèches d’Héraklès ‒ et les premiers cas, dans la littérature occidentale, de greffe osseuse et de septicémie, pour Chiron, ainsi que de gangrène, s’agissant de Philoctète soigné par Pod-aleirios. 4.3. En effet, spécialiste des incisions de la seconde fonction de l’idéologie tripartie, Χείρων, premier χειρ-ουργός, conformément à son nom, « remet droit » (cf. Pd., P., III, 53). Achille qui avait eu l’osselet du pied droit brûlé par sa mère (laquelle essayait d’éliminer par le feu les éléments mortels de ses enfants) : il lui greffa un astragale prélevé sur Damysos de Pallène, le plus rapide de tous les Géants (cf. Ptol., Heph., 6), d’où πόδας ὡκὺς Ἀχιλλεύς. Mais, d’autre part, Chiron mourut lui-même de la blessure mortelle nommée χειρώνειον ἕλκος, Zenob., VI, 46 ; Gal., X, 1006, etc., Chironem uulnus, Cels., V, 28, 5), faite au genou (Apoll., II, 5, 4, 5 ; 11, 10) ou au pied (Ov., F., V, 397) du Centaure : au cours du combat contre les Lapithes, il fut blessé accidentellement par une flèche empoisonnée tombée du carquois d’Héraklès, première arme biologique17 puisque le poison est celui des microbes de l’eau des marais de Lerne, asséchés par le héros dans son Travail contre l’Hydre.18 Si l’une de ces flèches causa aussi la gangrène de Philoctète, on songera pour Chiron au premier cas de septicémie. D’après le mythe narré par Ovide (Fast., V, 391-414 ; etc. ‒ trad. SCHILLING), « Chiron essaya de se soigner par les plantes (401) ; mais le poison corrosif (17) A. MAYOR, Greek Fire, Poison Arrows & Scorpion Bombs. Biological and Chemical Warfare in the Ancient World, Woodstock-New York-London, 2003, p. 45-46. (18) FR. BADER, « De la préhistoire à l’idéologie tripartie : les Travaux d’Héraklès », dans R. BLOCH [Éd.], D’Héraklès à Poséidon : Mythologie et protohistoire, Genève-Paris, 1985, p. 9-124 (École pratique des hautes études. 4e section. Sciences historiques et philologiques, 3. Hautes études du monde grécoromain, 14).

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Chiron le Centaure (uirus edax, 403) l’emportait sur ses soins ; et l’infection (pestis, 404) pénétra profondément dans les os et tout le corps (402), le sang de l’hydre étant mêlé au sien propre (405), si bien qu’il mourut le neuvième jour, et devint une constellation de deux fois sept étoiles » (414) (cf. Ératosthène, Cataster. 40 ; Hyg., Astr., 2, 38 ; schol. ad Caes. Germanicum, Aratea, 417, 419 (éd. EYSSENHARDT), pour le catastérisme de Chiron en constellation du Centaure : J. FRAZER, ad Ov. Fast., Cambridge [MA], 1934, V, 383 et suiv.). 5. Si le génie propre de Chiron est de soigner par thérapeutique trifonctionnelle, il doit de plus le faire avec rapidité pour être efficace. Cette rapidité, codée par le mode d’action de la Taupe qui donne son nom à Asklèpios, son élève (§ 6.4.), l’est pour lui-même dans le fait qu’il est un Centaure, Κέντ-αυρος. 5.1. Loin des étymologies qui ont eu leur heure de gloire, comme le rapprochement avec skr. Gandharva proposé par G. Dumézil,19 je vais expliquer le nom, à partir du grec même, par le rapprochement des homériques κέντορες ἵππων, dit des Cadméens (IV, 391) et des Troyens (V, 102), les « piqueurs de cavales » (trad. MAZON), des κεντρηνεκέας […] ἵππους de V, 752 ; VIII, 396, « chevaux qui supportent l’aiguillon », κέντρον.20 Kέντωρ est un dérivé de κεντ- en -ορ-,21 à l’apparence de nom d’agent en -τορ-, et κέντ-ρον, un dérivé du même radical à suffixe également en *-r-, à l’apparence de nom d’instrument en -τρο-. Et je ferai de Kένταυρος une kenning, par substitution à ἵππος de -αυρος « rapide » (désignation métaphorique du cheval qu’offre aussi lat. aurīga) : « qui aiguillonne le cheval (de manière à le rendre) rapide », au premier membre de la racine qui est aussi celle de ποδωκέας ἵππους (Il., XVII, 614 ; etc.), ἵππους ὠκύποδας (Il., V, 732 ; etc.). 5.2. Le premier membre de Kέντ-αυρος est en effet le participe *h2k-ént- de la racine *h2ek- de l’ « aigu », en rapport de Reimwortbildung avec *pei-k-,

(19) G. DUMÉZIL, Le problème des Centaures, Étude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, 1929, 279 p. (Annales du Musée Guimet. Bibliothèque d’études, 41). (20) Auquel ÉD. DELEBECQUE, Le cheval dans l’« Iliade », suivi d’un Lexique du cheval chez Homère et d’un essai sur le cheval pré-homérique, Paris, p. 188 (Études et commentaires, 9) a déjà rattaché ce nom : discussion chez V. GITTON-RIPOLI, « Chiron, le cheval-médecin, ou pourquoi Hippocrate s’appelle Hippocrate », dans I. BOEHM-P. LUCCIONI [Éd.], Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du Colloque international (Lyon, 26-27 octobre 2006), Lyon, 2008 p. 213 (Collection de la Maison de l’Orient, 39). (21) E. FRAENKEL, Litauisches etymologisches Wörterbuch, HeidelbergGöttingen, 1962-1965 cité par É. BENVENISTE, Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, 1948, p. 30 (Publications du Centre national de la Recherche Scientifique).

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Françoise Bader racine de l’entaille.22 En tant qu’ayant un premier membre régissant à suffixe de participe, κεντ- fait partie d’une série de composés rares en grec, dont témoignent Ἑκάτ-ανδρος, -ήνωρ, -ώνυμος, à premier membre *wek-ṇt- (cf. ϝεκών), et alternances radicale et suffixale inverses de celles de *h2k-ent- (du type de lat. [ab-] sens gr. Ἰνταφέρνης23 ; skr. Bharád-vāja- « qui remporte le prix du combat »24, à -at- < *-ṇt-.25 Je vais commencer par des remarques sur la racine *h2ek- (>*ak-), pour ses formations ; celle de ses polysémies qui relie les outils de pierre « aiguisée » du microcosme au ciel d’orage du cosmos ; les représentations de son degré zéro, qui permettent de relier κεντ- à la famille de κεντέω, avec non seulement κέντωρ, κέντρον, mais κόντος à côté de ἄκων, οντος, de *h2ek-, comme les noms de l’ « aiguillon » gr. ἄκαινα, lat. aculeus (à l’origine de notre propre « aiguillon »). 5.2.1. Des formations, il faut retenir l’existence de redoublements, et d’un système de dérivation hétéroclitique. 5.2.1.1. Les premiers rendent compte de vocalismes jugés parfois inexpliqués. Sont en : -*h2e-h2k- > ācer, à côté de ἄκρις « pointe », ἄκρος « pointu » (de *h2ek-) ; même redoublement dans ἠκή · ἀκωκή, ἀκμή, Hsch. ; et cf. ācipiter ci-dessous ; -*h2e-h2ok-ú- > ὠκύς, skr. āśúḥ, participe à suffixe -u- et aspect du parfait : « rapide » pour avoir piqué en vol rapidement sur sa proie, par métaphore de l’oiseau (métaphore qui explique que *pet-, racine spécifique du vol de l’oiseau, ait pris le sens « tomber », comme un oiseau sur sa proie) ; dérivé en *-ṇ-, ὦκα ; lat. ōcior, ōcissimus, à suffixes de comparatif et superlatif, etc. ; - ἀκαχμένος « aiguisé » < *h2ek-h2ek-s-, avec le morphème *-s- de diathèse dynamique qu’offre par ailleurs ὀξύς < *h2ok-s- ; - ἀκωκή « pointe », par recaractérisation, au moyen du redoublement dit attique, de la forme ὠκ(ύ-) à redoublement ancien occulté : *h2ek-+h2e-h2ok(formation comparable dans ἀγωγή).

(22) FR. BADER, « La racine de ποικίλος, πικρός », dans Studies in Mycenaean and Classical Greek presented to J. Chadwick (= Minos, t. 20-22), 1987, p. 41-60. (23) M. MAYRHOFER, Iranisches Personenamenbuch. Band I/1 : Die avestischen Namen, Vienne, 1977, n. 365. (24) J. WACKERNAGEL, Altindische Grammatik. II/1 : Einleitung zu Wortlehre. Nominalkomposition, Göttingen, 1957, p. 318-320. (25) FR. BADER, « Adjectifs verbaux hétéroclitiques en composition nominale », dans RPh, t. 49, 1975, p. 19-48.

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Chiron le Centaure 5.2.1.2. Dans la présentation d’exemples (non exhaustifs) des dérivés hétéroclitiques, on peut distinguer, sommairement du point de vue sémantique, ceux qui se rattachent au seul sens d’origine de l’ « aigu » ; ceux qui ont, de plus, le sens « rapide », par métaphore de l’oiseau dont le vol est le parangon de la rapidité dans l’imaginaire indo-européen ; ceux qui s’appliquent à la technique de la « pierre aiguisée », à partir desquels sera posé le problème des représentations du degré zéro *h2k- (du redoublement) / *kh2- par métathèse, d’où *koh2-, par exemple dans cōs « pierre à aiguiser » comme ἀκόνη / *k- à *h2- amuï sans la métathèse dilatoire à sa chute, dans le nom du Centaure. Les suffixes sont en : *-r- dans les dérivés de sens « aigu », avec (ācer) ou sans redoublement : ἄκρις, ἄκρος, ὄκρις (medi-)ocris, à vocalisme *-o- ; acerbus ; *-u- : c’est le morphème qui apparaît le plus clairement au sens « rapide », à côté de « aigu » : par exemple dans lat. acus « aiguille », substantif, à côté de l’adjectif dont acuō est le dénominatif factitif « rendre aigu » ; aculeus « aiguillon », dénominatif de l’adjectif en *-l-, morphème de déterminationappartenance26, « l’aigu ». Au « rapide » appartiennent trois séries de formes à redoublement (§ 5.2.1.1.) : ὠκύς, skr. āśúḥ, anciens au premier membre de l’épithète d’oiseaux de proie ὠκύ-πτερος āśu-pátvan ; lat. acu-pedius en regard de ὠκύ-πους ; des formes du type suāuis à côté de ἡδύς, en -u- élargi par -i- : aqui-la27 « aigle », aqui-lō (uentus) (à morphème en *-l- comme aculeus, nom de l’ « aiguillon »), soit un oiseau et un vent rapides, comme de *h2eu-, racine de la « rapidité » (à laquelle appartient (Κέντ)-αυρος, « cheval »), *h2ew-i-> lat. auis, etc., *h2w-h1-+-ent- > lat. uentus ; *-i- donne, de même, des formes de sens « aigu » (gr. ἀκίς, -ίδ- ; etc.) et « rapide », dans le nom de l’oiseau accipiter « ὠκύπτερος », à premier membre acci-, peut-être orthographe pour āci- (cf. mamma/māmilla) penna (cf. pesna, Fest.) et *pet-sr à radical refait sur celui de penna ; *-n- est employé pour l’ « aigu », notamment dans ἄκαινα « aiguillon », de *h2ek-°n-yh2 à côté de *(h2)k-ent-, ἄκων, οντοϛ, de *h2ek-ont-, avec degrés pleins du radical et du suffixe ; d’autres noms, comme ἀκόνη « pierre à aiguiser », skr. aśáni- « foudre » nous acheminent vers la polysémie des dérivés en *-m- ; *-m-29. Le problème sémantique est que la « pointe » (gr. ἀκμή), l’« enclume » (gr. ἄκμων), la « pierre » (lit. akmuõ), le « ciel » (av., v.p. asman-), remontent tous à *h2ek-mon- alternant avec *h2k-e/om-, notamment pour le « ciel » (all. Himmel). 5.2.3. Sémantiquement : a) on partira de l’ « aigu » (cf. ἀκμή, lit. ašmuõ « aigu, tranchant ») ; b) de là, la spécialisation technique pour la pierre « aiguisée », que nous appelons « taillée », dans des noms d’instruments : - enclume : ἄκμων (*h2ek-mōn) ; chez Hés., Thg., 722, χάλκεος ἄκμων ne doit pas être compris par exemple comme « météorite » ; mais comme syntagme à adjectif en fonction de datif30 : « pierre pour bronze », glose de « enclume » ; - marteau : v. isl. hamarr, v.h.a. hamar (all. Hammer) de *(h2)k-om- + suffixe en *-r- ; - pierre à aiguiser : gr. ἀκόνη, à suffixe en -n-, cf. skr. áśnas, génitif áśnā datif de asman « pierre », avec nasale dentale ; lat. cōs de *koh2-, degré plein développé secondairement sur *kh2-, métathèse de *h2k-, ci-dessus ; c) nom du matériau de l’industrie lithique, la « pierre », lit. akmuõ ; skr. áśman, av. áśman, v. isl. kamy, russ. kamenĭ, de *h2k-om- ; d) « ciel » : got. himins, v.h.a. himil (all. Himmel) < *(h2)k-em-, élargis par *-n-, *-l- ; ἄκμων · οὐρανός Hsch., av. v.p. asman-. Les hommes de langue indo-européenne n’avaient pas vu la maison dorée de Néron, ni les voûtes des cathédrales, et ne concevaient pas le ciel comme « ciel de pierre ». C’est, par polarité avec *dyeu- « ciel solaire », le « ciel d’orage » représenté, par

(28) É. BENVENISTE, Origines de la formation des noms en indo-européen, Paris, 1935, p. 100-103. (29) Bibliographie par exemple chez M MAYRHOFER, Etymologisches Wörterbuch des Altindoarischen, I, s.u° áśman, Heidelberg, 1987 p. 137-138 ; E. FRAENKEL, Wörterbuch [n. 20], s.u° akmuõ (avec, excellemment, *kō-), ašmuõ, HeidelbergGöttingen, 1962. (30) FR. BADER, « Énigmes autour du datif et de l’instrumental », dans M. FRUYTM. MAZOYER-D. PARDEE [Éd.], Grammatical cases in the Languages of the Middle East and Europe. Acts of the International Colloquium Variations. Concurrences et évolutions des cas dans divers domaines linguistiques [Paris. 2007], Paris-Chicago, 2011, p. 179-188 (Studies in Ancient Oriental Civilization, 64).

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Chiron le Centaure hypallage, au moyen de la pierre, attribut du dieu de l’orage avec le chêne31 (si bien que quand par exemple Hés., Thg., 35, dit Ἀλλὰ τί ἦ μοι ταῦτα περὶ δρῦν ἢ περὶ πέτρης, il donne à peu près l’équivalent de notre expression d’origine biblique : « à quoi bon remonter au déluge ? »). Aussi bien, skr. áśman- désigne la pierre de fronde, le roc, la foudre ; et gr. ἀκόνη « pierre à aiguiser », est de même formation que skr. aśáni- « foudre ». Quand, dit-on, les Gaulois avaient peur que le ciel ne leur tombât sur la tête, c’est le ciel d’orage qu’ils redoutaient. L’arme du dieu de l’orage germanique Thorr est un marteau. Dans la désignation métaphorique du « ciel d’orage » peuvent converger les homologations du grondement de tonnerre au roulement des pierres, et des «pierres de foudre » aux outils lithiques. 5.2.1.4. Le premier membre de Kέντ-αυρος contient l’une des trois représentations du degré zéro de *h2ek- : a) *h2k- subsiste à l’intérieur après voyelle dans les formes redoublées en *h2e-h2k- .ācer, ἠκή (§ 5.2.1.1.) ; b) de *h2k- est née la forme à métathèse *kh2-. On la trouve dans l’adjectif en *-to-, lat. catus « aigu, pointu ; pénétrant, subtil » (d’où Catō), irl. cath « sage » ; le présent du type tudáti, skr. śyáti « aiguiser », à śy- < śi- *kh2- (cf. b), le traitement *h2k->*k- à *h2 disparu. C’est celui des noms du « ciel » du type got. himins, et de la « pierre », v. slave, russ., kamenĭ, v. isl. kamy, et de la famille de κέντορες (ἵππων). 5.2.1.5. Κέντορες, en effet, loin d’être un nom d’agent,34 est un dérivé de κεντ- en -ορ-.35 Et κεντ- est au « centre » d’une riche famille, c’est le cas de le dire, puisque ce nom du « centre » vient, par l’intermédiaire du latin, d’un autre dérivé en *-r- (à l’allure de nom d’instrument en *-tro-), κέντ-ρον « aiguillon » et « centre » depuis Euclide. De cette famille, on se contentera de citer par ailleurs κόντος « ce qui pique, bâton pour pousser le bétail, gaffe, épieu, pique » (Hom., etc.) parce que, de *h2k-ont-o-, il est à mettre en rapport sémantique avec ἄκων, -οντος < *h2ek-ont- ; et (pour la même raison), de *κεστ- lat. ruō, qui pourrait s’appliquer aux « ruades » de l’animal, skr. ṛṇv-á-ti, ṛnúte, gr. ὄρνυται (à vocalisme *-o-), présent à infixe, morphème de présent de diathèse dynamique (au degré zéro) convenant au sens « se mettre en mouvement » (et cf. Ὄρτιππος, Xén., etc., « qui met en mouvement les chevaux »). 5.3.1. C’est à la racine de la « rapidité », *h2ew-, que se rattache -αυ-ρος, dont le suffixe en *-r- appartient à un système hétéroclitique : *h2ew-i->lat auis « oiseau » désigné comme « rapide » ; de *h2w-i- avec métathèse *wih2-, le nom de la rapide messagère des dieux Ἶρις37 à nom (34) Sic P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Paris, 1968-1980, s.u° κεντέω, où l’on trouvera de nombreuses formes. (35) E. FRAENKEL, Wörterbuch [n. 20], 1962-1965, cité par É. BENVENISTE, Noms d’agent [n. 20] , 1948, p. 30. (36) FR. BADER, « Du Soleil à Sirius : Reimwortbildungen », dans Autour de Lactance, Hommages à Pierre Monat, Besançon, 2003, p. 207-224 (Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité). (37) FR. BADER, « Les messagers rapides des dieux : d’Hermès ἐριούνιος à Iris ἀελλόπος ποδήνεμος ὠκέα », dans SCO, t. 41, 1991, p. 35-86 ; EAD., « Autour de Ἶρις ἀελλόπος. Étymologie et métaphore », dans Actes du Colloque de Rouen :

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Chiron le Centaure glosé par ses épithètes ὠκέα, ταχεῖα, et par ἀϝελλό-πος ; ce dernier est un composé à premier membre de : *°h2w-eh1-lo-, à prothèse, et traitement *-ll- de *h1l- (assimilation) comme dans le hitt. huellai-, dénominatif, qui apparaît dans une comparaison avec un oiseau,38 à côté de lat. uēl-ōx (-ē- < *-eh1- en une syllabation différente). Ce dérivé en *-l- est tiré de la forme à élargissement en *-h1- spécialisée pour le « vent », gr. ἅϝημι, lat. uentus, ἄϝελλα « tempête » lui-même, si bien que le formulaire Ἴρις ἀϝελλόπος39 *h2w-i- > *wih2-/ *h2w-eh1-l-) a pour sens premier « aux pieds rapides », proprement « vélocipède » réinterprété comme « aux pieds comme le vent ‘rapides’ », d’où ποδήνεμος ὠκέα Ἶρις, Il., II, 786, etc. ; *h2eu-ri-, -ra-, -ro- « rapide » figure avec le suffixe *-ri- (de Ἶρις) dans gr. αὖρι, adverbe glosé ταχέως ; αὐρι-βάτης « qui marche vite » ; αὔρα « vent » emprunté par le lat. aura, dont le dérivé *auratium est à la base du fr. orage ; dans les zoonymes, noms du « lièvre » et du « lézard », αὖροι . λαγοί ἢ σαῦροι · γλωττῶν Ἴταλικῶν, Hsch. ; et nom du « cheval » également en Grèce et en Italie dans les deux composés : *h2k-ent-+h2euro > Kένταυρος-, lat. *h2eu-ri- + h2g-, degré zéro de *h2eg->agō, d’où aurīga (à-ī--ll- par assimilation, d‘où la géminée ; lat. scalpō (sculpo, sculptō, avec un (44) S. LASER, Medizin und Körperpflege. Archaeologia homerica Kapitel S, Göttingen, 1983, p. 97-100 (Archaeologia Homerica-Lieferungen. Lieferung 5). (45) H. VON KAMPTZ, Homerische Personennamen [n. 10], 1982, p. 216-217. (46) H.E. SIGERIST, A History of Medicine [n. 4], 1961, p. 30.

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Françoise Bader -u- venant des composés), apparenté à σκάλλω,47 vient du même radical, à traitement du type lat. palma, né de *palama [avec syncope du second -a-, cf. παλάμη] < *pḷh2-°ma, à *ḷ et anaptyxe devant la consonne du suffixe, cf. louv. palhami-) : *skḷh2°-p->*scalapō>scalpō. La forme latine a un suffixe *-p-, au degré plein -op- dans σκάλοψ, mais non dans Ἀσκληπιός-lā-), traitement postérieur à celui des termes précédents, puisqu’il suppose un affaiblissement de la laryngale. Le Ἀ- du nom est, plutôt qu’une prothèse, le degré zéro *ṇ- du préverbe à degré plein *en-, indiquant le mouvement, « fouir vers » (cf. *ns, à côté de *ens->εἱς, dans Ἀσ-γελάεᾱς. Il est difficile de rattacher dans le détail σπάλαξ à σκάλοψ. Le rapprochement de myc. qaratore « tisonnier » (cf. σπάλαθρον) invite à poser *skwḷ(h2)-op(chute de *h2- devant voyelle), et *-k- dans la forme en *-p- *spḷ(h2)-°k-, à anaphyxe entre les deux consonnes *-h2- et *-k-. 6.3.2. Quant aux rapports d’Asklèpios et de la taupe, le livre de GrégoireGossens-Mathieu, « Asklépios […] dieu à la taupe »,48 classique, est excellent, notamment par l’assimilation de la tholos d’Épidaure à une taupinière. Je récuse, cependant, l’interprétation d’Asklépios comme « dieutaupe » (p. 127-128). Le rapport entre les deux est métaphorique, et du type fréquent qu’illustre par exemple l’épithète γλαυκῶπις d’Athèna, dont l’attribut est la « chouette », γλαῦξ : de *gel-h2- « briller/voir », le nom γλαῡξ < *glh2-eu-k- désigne la « chouette » par ses yeux toujours ouverts, et la déesse comme « aux yeux brillants (d’intelligence) ». De la « taupe », Asklèpios a les mains « fouisseuses » du médecin qui palpe (cf. Il., IV, 190) ; la rapidité ‒ qui est aussi celle du Centaure ‒, de l’animal qui creuse ses galeries à toute vitesse, sans que je puisse répondre à la question de savoir si ces galeries représentent les viscères et/ou vaisseaux que le médecin palpe pour établir son diagnostic ; et, pour finir (least ?), la myopie de la taupe, qui consiste à connaître ce que les autres ne voient pas, ἅσκοπα γνώναι (Arctinos dans l’Ilioupersis49), qualité transmise par son père à Podalire (qui diagnostique la folie d’Ajax), avec les radicaux de notre stéthoscope et autres radioscopie et de notre diagnostic ; et Hippocrate, Des vents III, 3 (trad. JOUANNA) parle de ce qui est « invisible pour l’œil, mais visible pour la raison ».

(47) A. ERNOUT-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine : Histoire des mots, Paris, 1985, s.u°. (48) H. GRÉGOIRE, avec la collaboration de R. GOOSSENS et M. MATHIEU, Asklépios, Apollon Smintheus et Rudra. Études sur le dieu à la taupe et le dieu au rat dans la Grèce et dans l’Inde, Bruxelles, 1949, 204 p. (49) S. LASER, Medizin und Körperpflege [n. 44], 1983, p. 99.

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Chiron le Centaure 7. La médecine tripartie peut constituer l’une des « Rhapsodies homériques et irlandaises ».50 À Chiron peut en effet être comparé Dían Cécht,51 médecin des Tuatha dé Danann irlandais. 7.1. Selon son mythe, à la seconde bataille de Mag Tuired, il fit preuve de son pouvoir de guérir tout mortel blessé (sauf les décapités). Et son patient le plus notable fut le roi des Tuatha, Nuadu : il remplaça son bras blessé par un bras et une main aux doigts mobiles en argent, ce qui valut au roi son surnom Airgetlám.52 Le patient du chirurgien est ici un roi, comme en Grèce celui du chirurgien de l’école de Chiron, Machaon, Ménélas, blessé par une flèche de Pandare, qu’Athéna a pu détourner, sur la partie du ventre protégée par la cuirasse, afin que la blessure ne soit pas mortelle (Il., IV, 127-219). Agamemnon fait appeler le chirurgien qui va « palper la plaie » (ἕλκος δ᾽ ἰητὴρ ἐπιμάσσεται, 190) ; à son arrivée, « en hâte53, il tire la flèche du ceinturon ajusté ; et tandis qu’il la retire, les barbes pointues se brisent. Il dénoue le ceinturon éclatant, puis, au-dessous, la ceinture et le couvre-ventre ouvré par de bons forgerons. Dès qu’il voit la plaie […], il suce le sang (218) ; puis, savamment, il verse dessus des poudres calmantes (ἤπια φάρμακα) que Chiron, en sa bonté, a jadis données à son père » (Il., IV, 213-219 ‒ trad. MAZON). Et les composantes chironiennes de Dían Cécht sont importantes : comme Chiron, le χειρουργός a procédé à une greffe, non pas d’une partie d’un pied comme celui d’Achille, mais d’un bras avec sa main. Notables ici sont les inversions (complémentarités) relatives aux membres (auxquels j’ai cru devoir accorder de l’importance, § 2.) : celui qui a nom Main, Chiron, greffe un pied, et le « Rapide » (par ses pieds), Dían (§ 7.3.), une main-bras. 7.2. À l’égard de la tripartition, le médecin irlandais relève clairement de la seconde fonction, en tant que chirurgien opérant sur les champs de la bataille, qui ont donné son nom à Machaon. La première peut être représentée par Nuadu, le roi, ensuite disqualifié de l’exercice du pouvoir royal par sa blessure. Mais le médecin illustre cette fonction lui-même, dans la mesure où, bien après l’introduction du christianisme, son nom était encore invoqué dans un charme vieil-irlandais contre des maux divers. Reste la troisième fonction, comme souvent la plus complexe. Peuvent en relever la richesse représentée par le bras d’argent greffé au blessé (sans rapport, probablement, avec l’or des fermoirs du ceinturon de Ménélas blessé, Il., IV, 133), ainsi que la « bouillie » de Dían Cécht, faite de noisettes, pissenlits, oseille sauvage, et autres plantes, et employée comme remède. Mais, surtout, Airmed, la fille du médecin, essaya de classer les (50) FR. BADER, Rhapsodies homériques [n. 18], 1980, p. 11-83. (51) B. SERGENT, Le livre des héros. Celtes et Grecs I, Paris, 1999, p. 198 (Bibliothèque scientifique Payot). (52) J. MACKILLOP, Oxford Dictionary of Celtic Mythology, Oxford, 2004, p. 138. (53) Belle référence à la rapidité du thérapeute !

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Françoise Bader plantes magiques qui poussèrent sur la tombe de son frère Miach, tué par leur père, jaloux que ses enfants aient essayé de greffer un bras de chair, à la place du bras d’argent, à Nuadu, pour qu’il puisse recouvrer son statut de roi. 7.3. Plus notable encore que cette médecine tripartie me paraît être l’onomastique. Le nom de Dían est l’adjectif « rapide »54 de même sens que Κέντ-αυρος. Il vaut la peine de plus de citer O’Rahilly55 : « Dian means ̔swift̕, also ̔quickly revolving (like a wheel)̕. Cormac explanation of cécht (gen. plur.) in Dian Cécht as cumachta ̔power̕ appears to be an unauthoritarive guess. I take the word to mean ̔a foreward movement̕, from *kenkto- (or, -tu-) celtic root keng-, king-, as in ir. cingim ̔I step, move on̕ […] Dian Cécht would therefore mean something like ̔he rolls quickly forewards̕ ». N’y a-t-il pas là, plutôt que la roue d’une divinité solaire (dans l’interprétation de l’auteur), une correspondance avec la rapidité du Centaure Chiron, rapidité qui n’en diffère que parce qu’elle est celle, non pas du cheval monté, mais celle du char désigné métonymiquement par sa roue (comme par exemple dans skr. rátha- « char » en regard de lat. rota) ? Remarquable est alors la représentation de la rapidité nécessaire au médecin par la fusion du cavalier et de son cheval qu’il aiguillonne en Grèce, et en somme par un « aurīga » en Irlande. Non moins remarquable est le nom de la fille du « Rapide », Air-med (Aimird, Airmeth) : comme Médée la magicienne experte en plantes médicinales, et, comme elle, spécialiste de ces dernières, elle porte un nom (composé en air-) de la racine *med-, celle du médecin « qui, prenant les mesures appropriées », pratique une médecine de « cheval » : encore (cf. § 2.2.) l’homme et l’animal. En Irlande, comme en Grèce, sont réparties entre un mythe de cheval à acteur masculin et un nom féminin du radical de notre « médecine », les composantes de ce qui fait un bon médecin, la rapidité à dispenser les soins appropriés : cette conception survit en notre métaphorique « médecine de cheval ».56

(54) J. VENDRYES-P.-Y. LAMBERT [Éd.], Lexique étymologique de l’irlandais ancien (D), Dublin-Paris, 1996, p. 28. (55) T.F. O’RAHILLY, Early Irish History and Mythology, Dublin, 1984, p. 472473. (56) Je remercie Raphaël NICOLLE d’avoir attiré mon attention sur ce Dían Cécht. Ce n’est là qu’un exemple du soin érudit et intelligent avec lequel il a mis en forme mon difficile manuscrit. Pour un comparatisme entre ce dieu et Asklèpios voir B. SERGENT, Le livre des dieux, Celtes et Grecs II, Paris. 2004, p. 305-306.

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LE ROI DE LA MONTAGNE D’OR MYTHOLOGIE INDO-EUROPÉENNE ET CONTES DES FRÈRES GRIMM FRÉDÉRIC BLAIVE (FOREL, Charleroi) Il y a onze ans de cela, poursuivant notre enquête sur les mythes concernant spécifiquement chacune des trois fonctions de l’idéologie indoeuropéenne entamée par notre découverte du mythe du Guerrier Impie au niveau de la deuxième fonction,1 nous nous étions intéressé à un thème axé cette fois sur la première fonction : celui de la souveraineté reconquise. Nous avions en effet remarqué trois personnages ‒ Yudhishthira dans la mythologie indienne, Owain dans la mythologie galloise, Ulysse dans la mythologie grecque – tous détenteurs de la souveraineté, mais la perdant suite à une faute inexcusable commise à leur encontre : Yudhishthira en la jouant aux dés dans le Mahabharata, Owain en manquant au serment fait à son épouse, la Dame de la Fontaine personnifiant la Souveraineté2 dans les Mabinogion, Ulysse en mettant sa souveraineté humaine au-dessus de la souveraineté divine de Poséidon, acte d’hubris caractérisé et impardonnable dans l’Odyssée.3 Ces fautes contre la Souveraineté sont sanctionnées immédiatement par la destitution du titulaire de ladite souveraineté, son exil temporaire dans le monde sauvage, non humain, où il doit mener une existence secrète dans l’anonymat ou le pseudonymat4 et où surtout il doit triompher d’une série d’épreuves destinées à prouver qu’il est digne de reconquérir la Souveraineté.5 Enfin, reprenant sa véritable identité et ayant été littéralement recréé par ses exploits exiliques, il rentre chez lui pour affronter, en une (1) FR. BLAIVE-CL. STERCKX, Le mythe indo-européen du Guerrier Impie, Paris, 2014, 224 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité). (2) Sur l’épouse personnifiant, la Souveraineté dans les traditions indoeuropéennes : D. DUBUISSON, « Hélène et Sita ou le jeu des reines », dans Ollodagos, t. 2, 1990, p. 219-230. (3) FR. BLAIVE, Mélanges mythologiques indo-européens, Arras, 2001, p. 214246. (4) Quelquefois les deux successivement. (5) Généralement, mais pas obligatoirement, ces épreuves se classent dans l’ordre trifonctionnel de l’idéologie indo-européenne. En les surmontant, le héros démontre qu’il est de nouveau digne de diriger les trois niveaux de la société indo-européenne.

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Frédéric Blaive ultime épreuve, le ou les usurpateurs qui ont confisqué son pouvoir pendant son absence. Il ne récupère sa souveraineté qu’après les avoir exterminés jusqu’au dernier.6 Tel est donc ce que nous qualifierons de « variante classique » du mythe de la Souveraineté reconquise car un quatrième exemple, issu de la Geste des Danois de l’érudit Saxo Grammaticus et concernant rien moins qu’Odin, le dieu suprême de la mythologie nordique, est venu poser un épineux problème.7 En effet, si se retrouvent là les éléments fondamentaux du mythe de la déchéance de souveraineté, ainsi que l’exil d’Odin et l’usurpation de son trône par l’imposteur Mythothyn, le retour d’exil d’Odin, la défaite finale de Mythothyn et de ses complices, la reprise du pouvoir par Odin, une différence de taille est le fait qu’Odin ne commet aucune faute contre la Souveraineté : au contraire, c’est ladite Souveraineté, incarnée par son épouse Frigga, qui le bafoue et le répudie... Il y a donc là une variante déviante du mythe, où le détenteur du pouvoir perd celui-ci alors qu’il n’est coupable d’aucun manquement envers elle. Nous avons longtemps tenu ce cas, du fait de son isolement apparent, comme une exception quelque peu aberrante au canevas classique, mais depuis la découverte de deux autres cas de titulaires de la souveraineté déchus sans aucune faute préalable de leur part, l’un dans le monde romain8 et l’autre dans le monde celte9 est venu remettre en cause notre jugement sur cette variante qui, pour annexe qu’elle soit, apparaît beaucoup plus importante que nous l’escomptions de prime abord.

(6) Là encore, le canevas souffre des exceptions : si les Pandavas doivent livrer la formidable bataille de Kurukshetra et si Ulysse doit massacrer les prétendants, Owain reconquiert sa souveraineté sans devoir combattre un usurpateur. (7) FR. BLAIVE, Mélanges mythologiques [n. 3], 2001, p. 235-239. Pour une autre approche, voir CL. STERCKX, « L’usurpation de la souveraineté divine dans les mythologies scandinave et celte », dans A. MEURANT [Éd.], Routes et parcours mythiques. Des textes à l’archéologie. Actes du Septième Colloque International d’Anthropologie du Monde Indo-Européen et de Mythologie Comparée (Louvain-laNeuve, 19-21 mars 2009), Bruxelles, 2011, p. 287-294 (Langues et cultures anciennes, 17). (8) FR. BLAIVE, « Romulus et Numitor », dans G. HILY-P. LAJOYE-J. HASCOËTG. OUDAER-CHR. ROSE [Éd.], ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, p. 63-75 (Publication du CRBC Rennes-2. Université Européenne de Bretagne. A publication of the CRBC Rennes 2, European University of Brittany). (9) FR. BLAIVE, « Mériadoc ou la Souveraineté reconquise », dans Ollodagos, t. 26, 2011, p. 127-139.

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Le roi de la Montagne d’Or Quoi qu’il en soit, tous les souverains déchus, puis restaurés que nous avons jusqu’ici étudiés étaient issus de la mythologie héroïque indoeuropéenne, soit sous sa forme pure de l’épopée, soit sous sa forme historicisée par l’annalistique romaine. Le nouvel exemple proposé ici est porté par un autre support textuel, plutôt insolite : le roi de la Montagne d’Or n’est pas le héros d’un récit épique ou cosmogonique mais d’un conte populaire allemand, l’un de ceux que les frères Grimm ont patiemment et précieusement recueillis au XIXe siècle. Cela n’est pas sans apporter quelques modifications substantielles à la trame classique. Ainsi, le héros du conte s’avère être un jeune anonyme alors que, dans les autres exemples, le souverain déchu n’est condamné à l’anonymat ou au pseudonymat qu’après sa faute et son exil. Ici, le futur roi de la Montagne d’Or est dépourvu d’identité dès le départ. S’il ne faut pas s’en étonner outre mesure,10 c’est là une première divergence sérieuse par rapport au motif primitif. Voici le résumé de l’aventure. Un jeune homme exilé de la demeure paternelle atteint un superbe château. En y pénétrant, il découvre qu’il est ensorcelé et que la jeune fille qui l’habite a été métamorphosée en serpent. Il la délivre du maléfice, l’épouse et devient ainsi le roi de la Montagne d’Or. Se retrouve donc ici le thème on ne peut plus attesté du mariage du héros avec la Souveraineté, à la suite duquel le nouveau roi et sa reine auraient pu couler des jours tranquilles, mais le jeune roi est pris du désir irrépressible de revoir ses parents. Ils vécurent donc heureux ensemble et la reine mit au monde un beau garçon. Huit ans avaient déjà passé, alors le souvenir de son père lui revint et son cœur fut ému et il souhaita l’aller voir un jour. Mais la reine ne voulait pas le laisser partir et disait : « Je sais d’avance que cela fera mon malheur », mais il ne lui laissa pas de repos qu’elle n’ait consenti. Au moment de la séparation, elle lui donna encore une bague magique et dit : « Prends cette bague et mets-la à ton doigt, ainsi tu seras transporté sur-lechamp où tu le désires ; promets-moi seulement de ne pas en faire usage pour me faire venir chez ton père ». Il le lui promit, mit la bague à son doigt et souhaita se trouver à la porte de la ville où habitait son père.11 Le roi de la Montagne d’Or, qui se réjouissait de revoir ses parents, doit rapidement déchanter. D’abord, les sentinelles gardant la porte de la ville ne le reconnaissent pas à cause de sa longue absence et de la magnificence de (10) La plupart des héros des contes des Grimm sont anonymes. (11) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes, traduit de l’allemand par M. ROBERT, Paris, 1976, p. 243.

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Frédéric Blaive ses vêtements : elles refusent de le laisser entrer et il doit échanger son très riche habit contre une houppelande rapée de berger. Puis, quand il a enfin pu pénétrer dans la ville et retrouver ses parents, ceux-ci, persuadés que leur fils est mort, ne veulent pas croire ses affirmations. Seule la production d’une tache de naissance en forme de framboise sous son bras droit réussit à les convaincre. Le pauvre roi croit alors que ses tribulations sont terminées, mais il n’en est rien et il ne tarde pas à commettre une erreur fatale. Là-dessus, il leur raconta qu’il était le roi de la Montagne d’Or, qu’il avait épousé une princesse et qu’ils avaient un garçon de sept ans. Alors le père dit « Jamais de la vie cela ne peut être vrai. Voilà ma foi un beau roi qui se promène en haillons de berger ». Alors le roi fut pris de colère et, sans penser à sa promesse, il tourna le chaton de sa bague et souhaita faire venir près de lui son épouse et son enfant. Et de fait ils arrivèrent à l’instant, mais la reine se lamentait et pleurait, disant qu’il avait manqué à sa promesse et l’avait rendue malheureuse.12 Le roi de la Montagne d’Or vient de commettre une faute caractérisée contre la Souveraineté et le châtiment d’une telle attitude ne tarde guère. Ayant entraîné son épouse hors de la ville, il se plaint bientôt d’une grande fatigue. Alors il posa sa tête sur ses genoux et elle l’épouilla un peu pour l’endormir. Quand il fut endormi, elle lui retira la bague du doigt, puis elle ôta son pied de dessous lui et n’y laissa que sa pantoufle ; ensuite elle prit son enfant dans ses bras et souhaita être ramenée dans son royaume. À son réveil, il se trouva tout abandonné.13 La signification de l’épisode est limpide. En enlevant la bague qu’elle lui avait donnée et en disparaissant avec leur fils, la reine répudie son époux traître à sa parole et lui indique qu’elle le juge désormais indigne de la posséder. Se découvrant tout seul à son réveil, le roi comprend toute la gravité de sa situation et qu’il ne lui reste plus qu’à reprendre le chemin de l’exil s’il veut avoir une chance de reconquérir son épouse. Survient alors l’épisode incontournable de la remaîtrise des trois fonctions. Dans la plupart des cas, cette reprise en mains des trois niveaux de la société indo-européenne s’effectue en plusieurs étapes et par des exploits guerriers. Dans ce conte des Grimm, le roi de la Montagne d’Or reprend le contrôle des trois fonctions d’un seul coup et par la ruse, ce qui constitue une nouvelle différence importente avec le scénario classique14 : il n’a pas (12) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes [n. 11], 1976, p. 244. (13) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes [n. 11], 1976, p. 245. (14) Elle tient peut-être au format du conte qui, par sa dimension restreinte, ne dispose pas de la même latitude de développement qu’une épopée.

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Le roi de la Montagne d’Or entamé depuis très longtemps sa quête solitaire qu’il tombe sur trois géants se querellant au sujet du partage de leur héritage. Il partit donc et arriva à une montagne devant laquelle trois géants se querellaient parce qu’ils ne savaient pas comment partager l’héritage paternel. Quand ils le virent passer, ils l’appelèrent et dirent que, les petits hommes étant malins, il devrait bien leur partager leur héritage. Or l’héritage se composait d’une épée ‒ quand quelqu’un la saisissait en disant « Abats toutes les têtes, sauf la mienne », toutes les têtes roulaient par terre ‒ ; deuxièmement d’un manteau ‒ quiconque le mettait devenait invisible ‒ ; troisièmement d’une paire de bottes ‒ quand on les avait aux pieds et qu’on souhaitait être transporté quelque part, on y était en un clin d’œil.15 Voilà donc trois objets magiques dont la lecture trifonctionnelle paraît difficilement contestable. L’épée prodigieuse qui décapite les ennemis de son possesseur relève sans aucun doute de la deuxième fonction. Le manteau d’invisibilité appartient à la magie de première fonction, permettant à son propriétaire d’opérer sa néantisation temporaire, donc son passage dans l’Autre Monde. La paire de bottes offrant à son utilisateur la possibilité de se rendre instantanément d’un point à un autre donne un bel exemple de magie de troisième fonction, c’est-à-dire de magie à but purement matériel et utilitaire. Le roi de la Montagne d’Or feint d’accepter le rôle arbitral que les trois géants lui demandent de tenir. Sous le fallacieux prétexte de vérifier que les trois objets magiques sont toujours en bon état, il se les fait successivement remettre, puis, ayant chaussé les bottes, disparaît en un clin d’œil, plantant là les trois géants et se retrouvant dans son royaume, malheureusement pour y apprendre une très fâcheuse nouvelle. En approchant du château, il entendit des cris d’allégresse, le son des flûtes et des violons et les gens lui dirent que son épouse célébrait ses noces avec un autre. Alors il entra dans une grande colère et dit : « La perfide ! Elle m’a trompé et abandonné quand je me suis endormi ». Alors il mit son manteau et, devenu invisible, il pénétra dans le château. Une fois dans la salle, il vit une grande table chargée des mets les plus délicats et les invités buvaient et mangeaient tout en riant et en faisant des plaisanteries. Elle, cependant, trônait au milieu sur son siège royal dans de splendides atours et avec la couronne sur la tête.16

(15) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes [n. 11], 1976, p. 245. (16) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes [n. 11], 1976, p. 246-247.

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Frédéric Blaive Cette scène constitue une nouvelle rupture avec la variante classique. En effet, les autres épouses des souverains déchus, si elles les ont répudiés temporairement, leur restent fidèles et ne cherchent pas à les remplacer. Ainsi, la Dame de la Fontaine attend qu’Owain se soit de nouveau rendu digne d’elle pour le reprendre et Pénélope, si elle finit par proposer aux prétendants qui pillent les richesses d’Ithaque la fameuse épreuve de l’arc dont le vainqueur deviendrait son nouvel époux, c’est de guerre lasse, parce qu’elle désespère de revoir Ulysse vivant, non parce qu’elle a envie de se débarrasser de lui et de transférer la souveraineté à un autre. Ici, au contraire, la reine de la Montagne d’Or apparaît déterminée à répudier définitivement son époux et donc à le priver de toute chance de reprendre la souveraineté. Seule Frigg, l’épouse d’Odin, fait pire en contraignant son mari à l’exil par ses multiples outrages sans qu’elle puisse lui reprocher quoi que ce soit, permettant ainsi à l’usurpateur Mythotyn de s’emparer du trône. D’où la légitime fureur du roi de la Montagne d’Or quand il apprend la nouvelle du remariage de sa femme. Il a certes commis une faute indiscutable envers elle en ne maîtrisant pas ses pulsions émotionnelles et en violant le serment qu’il lui avait fait, mais cette faute ne justifie pas l’exclusion sans recours que la reine projette de lui infliger par ses secondes noces. Dès lors, le roi décide de passer à la dernière étape du scénario indoeuropéen : la reconquête violente de la Souveraineté. Après s’être fait reconnaître de sa femme et l’avoir châtiée comme elle le méritait, il entreprend de s’occuper des invités venus prendre part à ce mariage si déshonorant pour lui. Puis il se rendit visible et alla crier dans la salle : « La noce est finie ! Le vrai roi est revenu ! ». Les rois, les princes et les conseillers qui y étaient rassemblés le tournèrent en dérision et le raillèrent, mais lui parla bref et dit : « Voulez-vous sortir, oui ou non ? ». Alors ils tentèrent de s’emparer de lui et l’encerclèrent mais il tira son épée et dit : « Abats toutes les têtes sauf la mienne ». Alors toutes les têtes roulèrent par terre et il resta seul maître et redevint le roi de la Montagne d’Or.17 La dernière scène du conte fait irrésistiblement penser au massacre des prétendants à la fin de l’odyssée d’Ulysse. Comme son collègue d’Ithaque, le roi de la Montagne d’Or ne reprend sa souveraineté qu’après avoir éliminé tous ceux qui la lui contestaient. La plus nette conclusion paraît celle-ci : le mythe de la Souveraineté reconquise a imprégné à ce point l’imaginaire des peuples indo-européens qu’il a survécu non seulement dans les épopées, mais même dans un simple (17) J. GRIMM-W. GRIMM, Contes [n. 11], 1976, p. 247.

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Le roi de la Montagne d’Or conte populaire allemand. Certes, ce passage de la mythologie héroïque à la mythologie populaire ne s’est pas fait sans une certaine dégradation de la structure thématique : ainsi, le héros du conte se trouve plongé dans l’anonymat dès le début et les exploits trifonctionnels par lesquels il prouve son droit de reprendre la souveraineté sont concentrés en un seul épisode, celui des trois géants. Mais ces modifications ne masquent pas le fait qu’un mythe indo-européen de première fonction n’a pas dédaigné de s’intégrer dans une légende populaire.

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LE COMBAT DE JACOB CONTRE DIEU ET LE THÈME INDO-EUROPÉEN DU PASSAGE DU FLEUVE

DOMINIQUE BRIQUEL (PARIS IV-SORBONNE) Le chercheur auquel ces pages sont dédiées est sans conteste un des plus remarquables spécialistes de la comparaison indo-européenne en matière de mythologie et c’est certainement en priorité à lui qu’on doit que le domaine grec, auquel Georges Dumézil avait été très réticent à appliquer sa méthode, tant il avait été échaudé par ses premières tentatives, peu fructueuses, soit entré de plain-pied dans le champ d’application du comparatisme. Mais ce n’est pas à cette facette de l’œuvre de Bernard Sergent que nous voudrions nous référer ici. Ce grand spécialiste des études indo-européennes sait également sortir de ce secteur et il n’hésite pas à aller chercher des points de comparaison qui peuvent en paraître bien éloignés : nous citerons la contribution qu’il a donnée à l’ouvrage collectif publié à Bruxelles en 2011 sous la direction d’Alain Meurant Routes et parcours mythiques : intitulée « De Jean de l’Ours à Persée ou de quelques modalités de la disjonction » (p. 267-285). Elle faisait intervenir des légendes de populations indigènes d’Amérique du Nord, les Klamath, Nez-Percé, Cœur d’Alène, Thompson, pour éclairer le mythe grec de Persée. Nous nous autoriserons donc de son exemple pour faire intervenir ici un élément de comparaison extra-indoeuropéen. Par rapport à ces mythes amérindiens, nous resterons cependant dans un domaine plus classique, puisque nous nous pencherons sur la Bible – nous inscrivant ainsi dans une ligne de recherche déjà bien représentée, qui a d’ores et déjà montré que l’important corpus biblique n’était pas totalement étranger à ce que la méthode « dumézilienne » avait permis de dégager pour le monde indo-européen. À vrai dire les premières enquêtes dans ce sens avaient été faites, paradoxalement, pour démontrer l’inanité de la méthode initiée par le grand comparatiste français et c’est un des plus constants adversaires de G. Dumézil, John Bough, qui le premier eut l’idée de rechercher dans la Bible des exemples – ou du moins ce qu’il considérait comme tels – de schèmes trifonctionnels1 : en trouver dans ce texte qui ne relevait pas du monde indo-européen apportait, à ses yeux, la preuve (1) J. BOUGH, « The Tripartite Ideology of the Indo-European : an Experiment in Method », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, t. 22, 1959, p. 6985.

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Dominique Briquel expérimentale qu’on rencontrait partout des regroupements de ce genre et que les considérer comme relevant spécifiquement de l’idéologie indoeuropéenne relevait de l’illusion. Cette réfutation, radicale dans l’esprit de son auteur, allait bien évidemment attirer une réponse virulente de la part de G. Dumézil, qui put aisément relever l’inadéquation des analyses avancées par l’indianiste de Londres – mais tout en notant la présence, en Jérémie, 9, 22-23, d’une authentique articulation trifonctionnelle qui lui avait échappé et que lui-même expliquait comme une référence à des conceptions étrangères, connues mais non partagées.2 Mais si on sort du contexte polémique dans lequel se sont situées ces premières explorations comparatives du texte biblique, on conviendra qu’il n’y a rien d’impossible, ni de scandaleux qu’on y trouve des points communs avec ce qu’on peut rencontrer dans le domaine indo-européen. Il paraît évident qu’on ne peut pas opposer monde sémitique et monde indoeuropéen comme deux blocs irréductibles. Et, si on ne peut évidemment pas estimer qu’un point aussi central des représentations indo-européennes que l’organisation structurée de la vision des dieux et des hommes, des êtres et des choses selon le cadre des trois fonctions ait joué un rôle essentiel dans les représentations des peuples de langue sémitique, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on relève parfois des connexions. Des enquêtes comme celles que mène François Delpech, à travers un vaste corpus de traditions et de légendes répandues en milieu indo-européen aussi bien que sémitique,3 montrent assez que des éléments auxquels l’indo-européaniste donnera un sens selon les schémas qu’il est amené à manier dans son secteur se retrouvent chez les Juifs, Arabes, voire dans la Mésopotamie ou l’Égypte ancienne. Nous avons nous-même été amené à étudier le cas, noté par Bruce Lincoln, du héros gaucher Éhoud dans Le livre des Juges (3, 15-30). Celui-ci débarrasse Israël du roi étranger qui venait l’envahir, en une histoire (2) G. DUMÉZIL, « L’idéologie trifonctionnelle des Indo-Européens et la Bible », dans Kratylos, t. 4, 1959, p. 97-118, repris dans ID., Mythe et épopée, III. Histoires romaines, Paris, 1973, Appendice III, p. 338-361 (Bibliothèque des sciences humaines). (3) Voir par exemple FR. DELPECH, « La néréide muette et le feu dans l’eau : folklore méditerranéen et mythologie indo-européenne », dans I.E. BUTTITTA [Éd.], Miti mediterranei. Atti del Convegno internazionale. Palermo-Terrasini, 4-6 ottobre 2007, Palerme, 2008, p. 253-278 ; ID., « La sépulture fluviale de Daniel et le mythème indo-européen du ‘feu dans l’eau’ », dans FL. VIGNERON-K. WATANABE [Éd.], Voix des mythes, science des civilisations. Hommage à Philippe Walter, Berne-Berlin-Bruxelles-Francfort-New York-Oxford-Vienne, 2012, p. 3-16 ; ID., « Femmes séduites et désastres dynastiques. Topos épique et mythème indoeuropéen », dans J.-M. DURAND-TH. RÖMER-J.-P. MAHÉ [Éd.], La faute et sa punition dans les sociétés orientales, Louvain-Paris-Walpole, 2012, p. 125-162 (Publications de l’Institut du Proche-Orient Ancien du Collège de France, 1).

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Le combat de Jacob contre Dieu clairement symétrique à celle de Mucius Scaevola dans le récit romain de la difficile naissance de la jeune république4 : or, depuis les analyses de 1940 de G. Dumézil sur le couple du borgne et du manchot qu’il forme avec Horatius Cocles, à l’instar du dieu scandinave Tyr par rapport à Odinn,5 Mucius Scaevola entre dans un des schèmes mythiques les plus clairs qu’offre le monde indo-européen. La mise en parallèle entre le héros biblique et le gaucher romain et donc, par-delà, l’existence d’un thème légendaire identique semble justifiée – quelle que soit la manière dont on envisage d’en rendre compte, par un fait d’influence ou par l’existence d’un type de représentation largement répandu, et non nécessairement limité au seul secteur des parlers indo-européens. Le vaste problème de l’explication de telles rencontres ne saurait nous retenir ici. Mais nous pouvons retenir d’un cas comme celui noté par notre collègue de Chicago que les schémas qui ont été dégagés dans le monde indo-européen peuvent éventuellement jeter un éclairage sur des épisodes bibliques et y reconnaître des éléments de signification semblables – comme, dans l’histoire d’Éhoud rapprochée de celle de Mucius Scaevola, l’opposition de la main gauche et de la main droite dans une entreprise qui relève de la ruse, sinon de la fourberie. Nous voudrions proposer ici une autre analyse de ce type, à propos d’un épisode qui apparaît antérieurement dans l’histoire reconstituée du peuple élu qu’offre la Bible : le combat de Jacob au gué du Jaboq contre un être mystérieux dont on ne sait pas très bien s’il s’agit d’un ange ou de Dieu lui-même,6 combat dont étrangement c’est le personnage humain qui sort vainqueur.

(4) BR. LINCOLN, « Kings, Rebels and the Left Hand », dans ID., Death, War and Sacrifice. Studies in Ideology and Practice, Chicago-Londres, 1991, p. 244-258, repris en italien comme « I re, i ribelli e la mano sinistra », dans CR. GROTTANELLI, Ideologi, miti, massacri. Indoeuropei di Georges Dumézil, Paris, 1993, p. 175-188 (Prisma, 155) ; voir nos remarques dans D. BRIQUEL, Mythe et révolution. La fabrication d’un récit : la naissance de la république à Rome, Bruxelles, 2007, p. 46-52 (Collection Latomus, 308). (5) G. DUMÉZIL, Mitra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, Paris, 1940, p. 112-114 = 2e éd., 1948, p. 165-167. Pour une présentation plus récente, ID., Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p. 198-200 (Bibliothèque des sciences humaines). (6) La rapide présentation de l’histoire de Jacob qui apparaît en Osée, 12, 4-5 (« Dans le sein il (= Jacob) a supplanté son frère, et en son âge viril il a lutté avec Dieu, il lutta avec un ange et l’emporta, [l’ange] pleura et lui demanda grâce ») paraît évoquer deux histoires parallèles, avec deux adversaires différents, Élohim puis un ange. Ce témoignage est important car il peut être attribué au VIIIe siècle av. J.-C. et constitue la première attestation de la légende.

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Dominique Briquel Voici ce passage (Genèse, 32, 23-33) dans la traduction qu’en a donnée É. Dhorne dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1956 : « En cette nuit-là, il se leva et prit ses deux femmes et ses deux servantes, avec ses onze enfants, et il passa la passe de Jaboq. (24) Il les prit et leur fit passer le torrent, puis il fit passer ce qui était à lui. (25) Alors Jacob resta seul. Puis un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore, (26) et il vit qu’il ne pouvait avoir raison de lui ; il le toucha au creux de la cuisse et le creux de la cuisse de Jacob se démit tandis qu’il luttait avec lui. (27) L’homme lui dit : ‘Laisse-moi partir, car l’aurore s’est levée.’ Mais il dit : ‘Je ne te laisserai partir que si tu me bénis.’ (28) Il lui dit : ‘Quel est ton nom ?’ Il dit : ‘Jacob’. (29) Il dit : ‘On ne t’appellera plus du nom de Jacob, mais Israël, car tu as combattu avec Élohim comme avec des hommes et tu as vaincu !’ (30) Jacob l’interrogea et dit : ‘Révèle-moi donc ton nom !’ Il dit : ‘Pourquoi demandes-tu mon nom ?’ Et il le bénit sur place. (31) Jacob appela l’endroit du nom de Peniël : ‘Car (dit-il) j’ai vu Élohim face à face et j’ai eu la vie sauve !’ (32) Le soleil l’éclairait quand il passa Penouël, et lui, il boitait de la cuisse. (33) C’est pourquoi les fils d’Israël ne mangent pas, jusqu’à ce jour, du nerf sciatique qui est au creux de la cuisse. Car il avait touché le creux de la cuisse de Jacob au nerf sciatique ».

Le passage a laissé depuis toujours les commentateurs religieux perplexes – au point qu’on peut se demander si la version où l’adversaire de Jacob est un ange et non Dieu ne résulte pas d’une édulcoration de l’histoire, tellement il paraissait choquant de rencontrer, dans le texte de la Bible, un homme se mesurant contre Dieu et celui-ci avouant sa défaite devant une de ses créatures. Il suffit de se reporter aux justifications de l’épisode qu’on trouve sur internet sur des sites religieux pour constater la gêne dont ils témoignent devant un tel renversement de ce qui serait attendu. Pudiquement, l’épisode est défini comme « un épisode complexe de la Bible, qui a donné lieu à de nombreux débats et interprétations », on y voit un symbole de la lutte intérieure de l’homme qui renâcle à faire ce que Dieu attend de lui, au point de lutter contre lui, ou de la reconnaissance de la radicale altérité de la transcendance divine, ou encore d’une acceptation totale par Dieu de la liberté humaine, au point de se laisser vaincre par lui. Nous n’avons pas besoin de nous attarder sur ces interprétations, qui ont leur pertinence dans une perspective religieuse, mais ne sauraient bien évidemment rendre compte de la raison qui a pu amener la création de cette histoire d’homme affrontant Dieu (ou au moins un être surnaturel) et de Dieu vaincu dans cet affrontement (puisque c’est bien ce qui est dit pour l’adversaire de Jacob, même si on l’identifie avec un ange). Nous partirons donc du texte, tel qu’un lecteur plus habitué à examiner des mythes et des légendes qui ne sont pas chargées d’une telle tradition interprétative dans les religions juive et chrétienne peut l’appréhender.

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Le combat de Jacob contre Dieu L’épisode se situe à un moment important de la vie de Jacob : il revient de Haran, « au pays des fils de l’Orient » (Genèse, 29, 1), sur le haut Euphrate, où il s’est réfugié auprès de son oncle maternel Laban, fuyant son pays d’origine où il était en butte à la colère de son frère Ésaü, furieux d’avoir été privé par son jumeau de son droit d’aînesse et évincé de la bénédiction paternelle. Nous sommes à la fin de cette période d’exil (28-31) : Jacob retourne dans ce qui sera la terre d’Israël avec les deux filles de Laban, Léa et Rachel, qu’il a épousées et les fils qu’il a eus, soit d’elles, soit de leurs servantes, et se prépare à la rencontre avec son frère (32, 1-22), avec lequel il se réconciliera ensuite, en une scène longuement décrite (33). On est donc à une période charnière : le fils d’Isaac, désormais porteur des promesses d’avenir du peuple élu, revient sur la terre où ces promesses sont destinées à s’accomplir. Le lieu où se situe notre histoire est le bord du Jaboq, affluent du Jourdain de la rive droite, qui marquera la limite entre le territoire des douze tribus et les terres étrangères, puisqu’il est indiqué en Nombres, 21, 24, Josué, 12, 2, comme frontière entre Galaad et les Ammonites. Jacob arrive donc dans le pays destiné par Dieu à son peuple et cette entrée dans la terre promise est marquée par le changement de son nom. Il reçoit désormais le nom qui sera celui de ce peuple, Israël, dont l’épisode permet de fournir une explication : comme le note É. Dhorne pour le verset 29, « le nom d’Israël, hébreu Yisrâ’êl, est rattaché au verbe sârâh ‘combattre’ et a pour sens naturel ‘Dieu combattra’ », mais est pris ici au sens inverse, comme rappel du combat de Jacob contre Dieu. Le personnage est donc posé ici comme le fondateur du peuple d’Israël, celui de qui découlent tant son implantation territoriale que son organisation interne, puisque sa structuration en douze tribus est rapportée à ses fils – comme cela apparaît dans le long passage des bénédictions de Jacob, qui marque quasiment la fin du livre de la Genèse et donc la conclusion de la période de formation du peuple élu (49). Mais pour ce faire, en ce moment crucial de sa carrière et dans ce lieu remarquable qu’est la frontière d’Israël, le fils d’Isaac doit affronter un adversaire et le vaincre : autrement dit, il lui faut subir une épreuve, prouver sa qualification pour être celui par qui les promesses divines se réaliseront. On est donc devant un exemple tout à fait classique d’épreuve qualifiante, par laquelle le héros, sortant d’une période qu’on peut considérer comme préparatoire, doit montrer qu’il est habilité à réaliser les hauts-faits qu’on attend de lui. C’est une sorte d’épreuve initiatique que Jacob doit ici subir. Que dans ces conditions il change de nom fait partie des éléments de récit qu’on est en droit d’attendre. Certes, le thème du changement de nom se retrouve ailleurs dans la Genèse, puisqu’on le trouve pour Abraham et Sara lors de la conclusion de l’alliance avec Dieu et l’institution de la circoncision qui la marque (17, 1-15). Mais c’est un motif qui peut être lié spécifiquement à une épreuve par laquelle le futur héros démontre sa capacité à accomplir de

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Dominique Briquel grandes choses. Dans la mythologie irlandaise, Cúchulainn, encore enfant, fait preuve de sa qualification à être le champion des Ulates en venant à bout, à mains nues, du chien sauvage du forgeron Culann et c’est alors qu’il reçoit le nom sous lequel il sera connu et qui rappelle cet exploit. Ou, pour ne pas sortir du domaine biblique mais pour prendre un exemple tiré du Nouveau Testament, c’est ce qui se produit pour Simon, à qui Jésus, dans la version de l’Évangile de Matthieu, 16, 13-20, donne le nom de Pierre, lorsqu’il l’a en quelque sorte mis à l’épreuve en lui posant la question de son identité : le reconnaissant comme fils de Dieu et Messie et se démarquant ainsi des réponses insuffisantes de la foule, il se qualifie ainsi comme celui à qui sera donné un rôle éminent dans l’Église qui va naître. On peut dire la même chose pour le coup que Jacob reçoit à la cuisse et qui le rend désormais boiteux – en un signe tellement important pour l’identité du groupe qui va être constitué qu’il serait, à en croire ce récit, à l’origine d’un tabou alimentaire concernant le nerf sciatique, exprimant la singularité des fils d’Israël par rapport aux autres nations.7 Que ce qui constitue une épreuve initiatique marque le héros qui l’a passée victorieusement, se traduisant par une sorte de mutilation qualifiante qui exprime paradoxalement son accession à un stade supérieur par ce qui peut apparaître comme une tare, fait également partie des motifs qu’on est en droit d’attendre dans un tel contexte. On pourrait encore évoquer le cadre nocturne du combat, le caractère mystérieux, on pourrait dire « noir », de l’adversaire : il suffit de rappeler le Chasseur noir de P. Vidal-Naquet (1ère éd. 1981) pour souligner l’importance de tels aspects dans un cadre d’exploit initiatique. Mais on notera que cette épreuve qualifiante, si on peut l’appeler ainsi, se situe sur la rive du Jaboq. C’est au bord de la rivière que Jacob a fait passer, d’abord, à ses femmes, ses servantes, ses enfants, puis à tout le reste de ce qui lui appartenait (23-24), que se déroule la confrontation avec l’adversaire qui vient l’affronter, alors qu’il est désormais seul (25). Il passera à son tour (7) Néanmoins, comme le note É. Dhorne (pour 33), « le tabou du nerf sciatique n’est pas enregistré ailleurs dans l’Ancien Testament ». Sur l’infirmité de Jacob, FR. DELPECH, « D’Asmodée au diable boiteux. Racines orientales et fonctions magiques d’un type folklorique », dans J.-M. DURAND-A. JACQUET [Éd.], Magie et divination dans les cultures de l’Orient, Actes du colloque organisé par l’Institut du Proche-Orient Ancien du collège de France, la Société Asiatique et le CNRS (UMR 7192) les 19 et 20 juin 2008, Paris-Collège de France, Paris, 2010, p. 177 n. 50 (Cahiers de l’Institut du Proche-Orient Ancien du Collège de France, 3). Ce savant nous suggère un rapprochement entre ce qui arrive à Jacob lors du passage du Jaboq et la mutilation qui frappe l’infidèle Boand lorsqu’elle s’approche du puits de Nechtan : on aurait là deux occurrences, l’une positive, l’autre négative, d’une infirmité spécifique liée au contact avec le maître de la force ignée des eaux.

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Le combat de Jacob contre Dieu après sa victoire, en plein jour mais marqué par la claudication qui est le signe persistant de ce qu’il a alors vécu (33). Le thème du passage du fleuve est donc indissolublement lié au combat que Jacob mène contre son adversaire divin. Or ce thème occupe une place importante dans la Bible. On songe naturellement au passage du Jourdain par Josué, conduisant le peuple d’Israël, qui marque l’entrée sur la terre promise après les quarante ans passés dans le désert. Longuement raconté dans le Livre de Josué, 3-4, ce passage apparaît comme l’entrée solennelle dans le pays qui leur revient de ceux qui se sont longuement préparés par leurs errances dans le Sinaï, comme ouvrant la constitution du peuple sur la terre qui est la sienne. La structure des douze tribus est mise en relief : douze hommes, un de chaque tribu, déposent chacun une pierre au milieu du fleuve, en un mémorial pour ce moment essentiel de la naissance de la nation (4, 4-9). Le franchissement de la rivière représente donc un épisode capital de la geste de celui qui fait entrer le peuple de Dieu en possession de son siège définitif. L’analogie est nette avec ce qu’on peut dire, dans l’histoire de Jacob, du passage du Jaboq – même si ce dernier est beaucoup moins orchestré dans la narration que ne l’est celui du Jourdain dans le Livre de Josué. On peut mettre en parallèle Josué et Jacob, qui apparaissent tous deux comme des fondateurs d’Israël, assumant une fonction analogue de mise en place, géographique et politique, du peuple élu arrivant sur sa terre et organisé dans ses douze composantes8 : il est donc remarquable que la thématique du passage d’un cours d’eau se retrouve dans les deux cas. Il est évident cependant que le franchissement du Jaboq par Jacob et celui du Jourdain par Josué se déroulent dans des conditions très différentes. Le passage du Jourdain par les Hébreux quittant leur désert pour entrer dans la terre promise prend la forme d’un miracle, où les eaux s’écartent d’ellesmêmes pour laisser passer à pied sec les prêtres portant l’arche d’alliance et à leur suite tout le peuple d’Israël.9 Celui-ci n’éprouve aucune difficulté à (8) On peut évoquer ici les problèmes que pose la figure de Jacob et le fait qu’il ait pu, à une certaine époque, apparaître comme un fondateur alternatif d’Israël, mis en balance avec Moïse et la tradition présentant le peuple comme fondé sur la fuite de l’Égypte, sous la conduite de Moïse puis de Josué. Sur ces questions, on pourra se reporter à A. DE PURY, « The Jacob Story and the Beginning of the Formation of the Pentateuch », dans T.B. DOZEMAN-K. SCHMID [Éd.], A Farewell to the Yahwist ? The Composition of the Pentateuch in Recent European Interpretation, Atlanta, 2006, p. 51-72 (Symposium Series, 34). (9) Livre de Josué, 3, 15-17 : « Et dès que les porteurs de l’arche furent arrivés au Jourdain et que les pieds des prêtres qui portaient l’arche eurent trempé au bord des eaux, alors que le Jourdain déborde par-dessus toutes ses rives durant tous les jours de la moisson, (16) les eaux qui descendent d’en haut s’arrêtèrent, elles se figèrent

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Dominique Briquel franchir le fleuve, bénéficiant pour cela de l’aide de Dieu qui interrompt l’écoulement des eaux. Iahvé renouvelle ici pour son peuple le miracle dont il l’avait gratifié lors du passage de la mer Rouge qui lui avait permis d’échapper à ses poursuivants égyptiens : le prodige du passage d’un bras de mer à l’époque de Moïse, au fond guère différent de celui du passage d’une eau courante, est expressément mis en rapport par Josué, qui a succédé à Moïse dans le commandement du peuple, avec celui du passage du fleuve qui vient d’avoir lieu.10 Le franchissement du Jourdain, comme déjà auparavant celui de la mer Rouge (relaté en Exode, 14), se fait sans encombre et l’aide divine se manifeste spontanément. Il est ainsi prouvé qu’Israël est le peuple élu de Dieu et sa survie, assurée miraculeusement au milieu de l’élément liquide où il aurait dû périr, atteste sa qualification. Que ce soient les eaux qui assurent le salut du groupe et proclament ainsi la protection dont il bénéficie de la part de Iahvé autorise à parler ici d’un processus d’ordalie, selon un type de procédure de jugement par les eaux bien attesté dans les pratiques judiciaires de l’ancien Orient.11 Le rapprochement est d’autant plus justifié que, au moins dans le cas du passage de la mer Rouge, la contrepartie négative au passage d’Israël sain et sauf à travers les eaux apparaît dans le récit : lorsque les Égyptiens s’engagèrent à leur tour au milieu de celles-ci, « les eaux revinrent et recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l’armée de Pharaon, qui étaient entrés derrière eux dans la mer ; pas un d’entre eux ne s’échappa » (Exode, 14, 28). Au contraire, les êtres qualifiés que sont les Hébreux n’eurent pas le moindre mal à sortir indemnes, « ils marchaient à pied sec au milieu de la mer, les eaux leur formant une muraille à leur droite et à leur gauche » (29).

en un seul bloc à une très grande distance, à Adam, la ville qui est à côté de Sartan, tandis que les eaux qui descendent sur la mer de la Arabah, la mer de Sel, furent entièrement coupées et le peuple traversa en face de Jéricho. (17) Et les prêtres qui portaient l’arche de l’alliance de Iahvé s’arrêtèrent à sec, fixement, au milieu du Jourdain, tandis que tout Israël passait à sec, jusqu’à ce que toute la nation eût achevé de passer le Jourdain. » (10) Livre de Josué, 4, 22-24 : « Israël a passé ce Jourdain à pied sec, (23) car Iahvé votre Dieu avait asséché les eaux du Jourdain devant vous, jusqu’à ce que vous l’ayez passé, comme l’avait fait Iahvé votre Dieu pour le mer de Jonc qu’il avait desséchée devant nous jusqu’à ce que nous ayons passé, (24) afin que tous les peuples de la terre sachent combien est forte la main de Iahvé et afin que vous craigniez toujours Iahvé votre Dieu. » (11) Voir J. BOTTÉRO, « L’ordalie en Mésopotamie ancienne », dans Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, t. 3, 11, 1981, p. 1005-1067 ; sur un plan plus général, G. GLOTZ, L’ordalie dans la Grèce ancienne. Étude de droit et de mythologie, Paris, 1904, 137 p.

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Le combat de Jacob contre Dieu Ainsi la Bible connaît un usage ordalique du thème du passage des eaux, où celles-ci punissent qui est coupable aux yeux de Iahvé et assurent le salut de qui est élu, et cela par une manifestation spontanée et immédiate de son pouvoir sur l’élément liquide. On est en présence de ce qui apparaît comme le fonctionnement normal de l’ordalie où, à travers une épreuve comme celle où un individu est confronté à la réaction de l’élément liquide, la divinité qui commande aux eaux fait qu’il se noie et périsse s’il est coupable et connoté négativement, et au contraire ne manifeste aucune réaction hostile, voire accomplisse un miracle du genre de ceux dont Israël a bénéficié avec Moïse puis avec Josué s’il est connoté positivement. Or ce n’est pas de cette manière que les choses se passent dans le cas du franchissement du Jaboq par Jacob. Si on met en relation le combat nocturne avec le franchissement du fleuve, force est de constater que Jacob, qui est bien évidemment un personnage positif, se heurte à une réaction hostile de la part de la divinité, qu’elle agisse directement ou, selon l’autre version, qu’elle le fasse par le truchement d’un ange. Il faut que le fils d’Isaac, ce Jacob qui va recevoir de Dieu le nom d’Israël et est ainsi posé à l’origine du peuple élu, combatte contre Dieu (ou son ange) et le vainque pour obtenir que l’épreuve à laquelle il est soumis connaisse cette issue positive. On assiste paradoxalement à une opposition de la divinité envers celui qui est non un réprouvé, mais le futur héros fondateur du peuple. Il s’ensuit un véritable affrontement, où, nouveau paradoxe, la divinité subit une défaite. Mais si le récit, ainsi compris, inverse ce qui nous apparaîtrait comme le fonctionnement normal de l’ordalie et en tout cas, dans la Bible, détonne par rapport à ce qu’on a pour Moïse et Josué, cette idée d’un dieu manifestant son opposition à un être connoté positivement et celui-ci obtenant sa qualification en triomphant de son adversaire divin n’est pas pour dérouter qui est habitué à manier les représentations indo-européennes. Il est en effet une entité divine pour laquelle un tel comportement est attendu et, en outre, cette divinité est précisément liée à l’élément aquatique, qui apparaît mis en jeu dans le cas de Jacob si on accepte de lier l’épisode du combat nocturne au passage du Jaboq.12 Il s’agit du « descendant des eaux », pour prendre le

(12) Dans Myth, Legend and Custom in the Old Testament : a Comparative Study with Chapters from Sir James Frazer’s Folklore in the Old Testament, New York, 19812, Gloucester (Mass.), p. 205-212, en part. p. 206-207, Theodor Herzl Gaster émettait l’idée que l’adversaire divin auquel se heurtait Jacob était le dieu du fleuve et évoquait des figures comme Protée, Achéloos, Thétis, qui s’opposent au personnage positif et dont les deux premières au moins entrent clairement dans la typologie des « descendants des eaux » indo-européen ; voir D. BRIQUEL, « Vieux de la mer grec et Descendant des eaux indo-européen », dans Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, 2. D’Héraklès à Poséidon, mythologie et protohistoire, sous la direction de R. BLOCH, Paris-Genève, 1985, p. 141-158 (École

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Dominique Briquel nom, Apam Napat, sous lequel il est désigné en milieu indo-iranien, avec un second élément que G. Dumézil avait proposé de retrouver dans le nom du Nechtan irlandais et du Neptune latin. Ce dieu des eaux, selon une représentation que le grand comparatiste avait dégagée en 1973 dans Mythe et épopée, III, est le maître du « feu dans l’eau », cette alliance paradoxale des deux éléments contraires auxquels les Indo-Européens accordaient une grande importance – qui explique que, poursuivant sur la voie tracée par G. Dumézil, ceux qui se sont inscrits dans sa perspective de recherche en aient retrouvé de très nombreuses occurrences dans les secteurs les plus divers du monde indo-européen.13 Au départ, G. Dumézil avait dégagé cette notion à travers trois histoires, celle, iranienne, de la tentative infructueuse du Touranien Franrasyan pour s’emparer de l’auréole de gloire réservée au souverain légitime iranien, celle, irlandaise, de l’adultère Boand, qui périt victime du puits explosif de son mari Nechtan, celle, romaine, de l’éruption des eaux du lac Albain qui n’est surmontée que lorsque les magistrats irrégulièrement nommés sont démis de leurs fonctions : toutes trois mettent en œuvre une utilisation on pourrait dire classiquement ordalique du « feu dans l’eau », qui s’y attaque à des êtres marqués négativement. Mais nous avions ensuite nous-même relevé un autre type d’utilisation du thème, que Jean-Luc Desnier a ensuite appuyé par une série d’exemples, tirés de secteurs divers, qu’il a répertoriés dans deux ouvrages parus en 1995 et 1997 : confronté à des êtres marqués positivement, le maître des eaux commençait par leur opposer une résistance farouche, si bien qu’ils ne réussissaient à obtenir leur qualification qu’au terme d’une lutte, par laquelle ils venaient à bout de l’opposition du dieu.14 Dans les représentations indoeuropéennes, l’aspect d’affrontement existe même dans le cas de personnages positifs et cet affrontement se termine dans ce cas par ce qui apparaît comme la défaite du dieu, qui ne cède et attribue la qualification que contraint et forcé. pratique des hautes études. 4e Section. Sciences historiques et philologiques, 3. Hautes études du monde gréco-romain, 14). (13) Voir G. DUMÉZIL, Mythe et épopée, III [n. 2], 1973, p. 19-89 (« La saison des rivières »). Nous avons donné une bibliographie de la question dans Mythe et révolution [n. 4], 2007, p. 312, n. 49 ; pour d’autres éléments, voir FR. DELPECH, Néréide muette [n. 3], 2008, p. 253-278 et ID., Sépulture fluviale [n. 3], 2012 p. 316. (14) Voir D. BRIQUEL, « Sur un passage d’Hérodote : prise de Babylone et prise de Véies », dans BAGB, 1981, p. 293-306 (et D. BRIQUEL-J.-L. DESNIER, « Le passage de l’Hellespont par Xerxès », dans BAGB, 1983, p. 22-30) ; J.-L. DESNIER, De Cyrus le Grand à Julien l’Apostat. Le «passage du fleuve». Essai sur la légitimité du souverain, Paris, 1995, 208 p. (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 560. Centre de recherches d’histoire ancienne, 143) ; ID., La légitimité du prince (IIIe-XIIe siècles). La justice du fleuve, Paris, 1997, 260 p. (Histoire ancienne et anthropologie).

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Le combat de Jacob contre Dieu Dans le récit biblique, le comportement prêté à Élohim semble donc conforme à ce modèle : contrairement à ce qui est attendu dans la Bible, à en juger par les cas de Moïse et de Josué faisant passer la mer Rouge ou le Jourdain à leur peuple sans la moindre opposition (et même en se voyant gratifiés d’un miracle qui témoigne de la faveur divine), Jacob, au moment de franchir le Jaboq, doit lutter contre Dieu et triompher de sa résistance. S’il apparaît anormal, voire scandaleux, dans un contexte biblique, ce processus est normal par rapport aux représentations indo-européennes que nous avons rappelées : pour obtenir sa qualification, pour que de lui, sous son nouveau nom d’Israël, naisse le peuple élu qui occupera la terre promise, il faut que Josué se mesure avec Dieu et l’emporte sur lui. Ainsi cet épisode, aberrant par rapport aux représentations bibliques habituelles, pourrait faire intervenir des idées qui sont en revanche tout à fait normales en milieu indo-européen. Certes, il y a une part d’hypothèse dans cette analyse : elle suppose la mise en relation du combat avec le passage du fleuve et que l’être divin – Dieu ou un ange – auquel se heurte Jacob soit compris comme le gardien des eaux du Jaboq – ce qui n’est pas expressément affirmé dans le texte. Par rapport aux conceptions indoeuropéennes également, il faut reconnaître que la notion de « feu dans l’eau » ne se traduirait pas par un état anormal des eaux, leur gonflement ou leur éruption soudaine, qui se manifeste habituellement dans ces récits. Le dieu s’oppose ici à Josué d’une manière platement anthropomorphique – au point que le texte parle d’un homme au début – et plus rien ne rappelle la nature ignée du « feu dans l’eau ».15 Il n’empêche que cette histoire narrée dans la Bible paraît faire appel au type de conception particulier du pouvoir des eaux et de la divinité qui en était maîtresse qu’on rencontre chez les Indo-Européens. Si le rapprochement que nous envisageons est fondé, cela signifie donc que, sur le point particulier de la légende de ce personnage qui a pu être considéré comme un des fondateurs d’Israël, au même titre que (15) Dans le cas des Vieux de la mer grecs (sur lesquels on verra D. BRIQUEL, Vieux de la mer [n. 12], 1985, p. 141-158 et CL. STERCKX, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, Bruxelles, 1994, 201 p. [Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 4]), eux aussi anthropomorphisés dans leur opposition aux personnages positifs, toutes leurs métamorphoses (dont parfois en feu et en eau) rappellent encore le thème du « feu dans l’eau ». En revanche, dans le cas du dieu Poséidon, si l’opposition du dieu dans des récits de prise de possession d’un territoire par un autre dieu se comprend dans le prolongement de cette thématique, elle ne se manifeste plus par un aspect naturaliste de ce « feu dans l’eau » dont il a la maîtrise (voir notre article « La comparaison indo-européenne dans le domaine grec : l’exemple de Poséidon », dans CH.-M. TERNES [Éd.], Actes du colloque international « Éliade-Dumézil » (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg, 1988, p. 51-64 [Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg. Centre d’Histoire des Religions, Louvain)]).

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Dominique Briquel d’autres figures de la Bible, voire en concurrence avec elles,16 les milieux qui l’ont élaborée ont pu être en contact avec des groupes auxquels ce mode de représentation était familier et auraient modelé ce qui nous est parvenu, rapporté à Élohim (ou à son ange), dans cet épisode du livre de la Genèse sur un type d’histoire qui était répandu chez les peuples indo-européens, mais qui chez eux regardait spécifiquement le dieu des eaux. Les modalités de cette transmission sont difficiles à saisir et nous n’avons aucune compétence pour traiter de cette question : à tout le moins le résultat aurait été que, dans ce passage, nous assistons à une présentation du thème du passage du fleuve différente de ce qu’elle est dans des épisodes fameux de la Bible comme le franchissement de la mer Rouge par Moïse ou celui du Jourdain par Josué, présentation surprenante sinon choquante par rapport à l’image de Dieu qui est habituellement donnée dans le Livre, mais qui ne surprend nullement si on fait intervenir les catégories indo-européennes.17

(16) Voir A. DE PURY, Jacob Story [n. 8], 2006, p. 51-72. (17) Ce n’est pas le seul point de la tradition sur Jacob qu’on peut rapprocher de données attestées dans le monde indo-européen. La façon dont est mis en œuvre le thème de la gémellité, avec la prépondérance de Jacob, qui est le cadet, sur Ésaü, qui est l’aîné, correspond à ce qu’on rencontre dans la légende romaine de Romulus et Rémus. Voir notre article « Deux histoires de jumeaux qui finissent mal : Romulus et Rémus, Jacob et Ésaü », dans REL, t. 91, 2013, p. 1-28.

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*IRIBANUS, DEUS COBANNUS XAVIER DELAMARRE Th. Hapert mentionne dans un ouvrage bien oublié,1 La poterie parlante, p. 70, n. 656, un nom de potier Iribanus : « *IRIBANVS (A et N à peine visibles, usés sur l’umbo - inédit). Reims, faub. de Laon. – sur fond d’assiette, terre rouge jaunâtre ... ».

Le nom n’est pas repris par Holder AcS, ni par Oswald, ni par Whatmough DAG, mais il est mentionné dans la Carte Archéologique de la Gaule 51-2 : Reims (2010), p. 212 et dans la base de donnée épigraphique de ClaussSlaby.2 C'est, à ma connaissance, un unicum. La notice de Hapert semble exclure une mélecture pour TRIBVNVS, nom de potier existant, ou ERIDANVS ou ERBONIVS, attestés. Il me semble que nous pourrions avoir avec Iribanus la forme tardive d’un idionyme gaulois *Ēri-bannos. Le thème Banno-/ Benno- « pique, pointe, corne » est bien attesté dans l’onomastique gallo-romaine : noms de personnes Bannus, Banna, Banno et peut-être le Deus Cobannus récemment découvert à La Fontaine-prèsVézelay (AE 1993, 1198 et AE 1994, 1915)3, dont on avait déjà un exemple dans l’inscription d’un bronze gallo-romain conservé au musée Paul Getty à Malibu. Le dieu est donné aussi, avec la géminée non écrite Deus Cobanus (AE 2000, 1847), c’est-à-dire *Co-banno-s « dieu à la corne » qui n’aurait rien à faire avec le forgeron *gobanno- en supposant que Cobann- est pour

(1) TH. HAPERT, La poterie parlante. Monographie contenant plus de 1800 noms et marques de potiers gallo-romains, 1893, réimpr. 2012. (2) http://db.edcs.eu/epigr/epi_fr.php. (3) Voir les autres dédicaces au deus Cobannus dans la base de données de Clauss-Slaby, par ex. : Aug(usto) sacr(um) deo Cobanno / L(ucius) Maccius Aeternus / IIvir ex uoto.

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Xavier Delamarre Gobann-.4 On a aussi Casibanus sur médaillon (Holder AcS I, 822), que L. Toorians5 retrouve dans la formation d’un nom de village du Brabant hollandais Heesbeen et du Limbourg belge Hesbaye, tous deux de *Cassibenniā « domaines de *Cassi-bennos » c’est-à-dire « Corne-d’Airain’, auxquels correspondrait le Chaspinhac de Haute-Loire (Caspiniaci en 1119) de *Cassi-benniāco-n, sémantiquement comparables aux *Dūro-banno« Pointe-d’Acier » qui ont formé les différents Durban, Pic Durban du sud de la France (castrum de Durbanno 1343 en Ariège). En toponymie, on a encore Banna, Banna-venta (IA) en Grande-Bretagne, Banne, Bannes fréquents en France, et avec le vocalisme Benn-, Cantobennicus Mons (Grégoire de Tours), montagne de Chanturgue, *Benno-brigā ± « Fort-dela-Pointe » > Bennovra (1169) > Beneuvre en Côte-d’Or, et probablement *Benno-dŭron « Bourg-sur-la-Pointe » > Bendern au Liechtenstein. Le mot gaulois est continué dans l’occitan banno « corne ».6 L’alternance Bann-/ Benn- est mal expliquée et il est difficile et probablement impossible de décider si elle est dialectale ou apophonique ; le prototype est *bhendh-no-/ *bhdh-no- > benno- / banno- et il se continue dans l’irl. benn « sommet, corne, pointe », gallois bann « id. »7

(4) Pour l’interprétation du deus Cobannus en « forgeron » (*Gobann-), voir aussi H. LAVAGNE, « Un nouveau dieu de la Gaule romaine : Mars Cobannus (avec un appendice de M. P.-Y. Lambert) », dans CRAI, 1999, p. 716-720 ; P. DE BERNARDO STEMPEL, « Die Sprachliche Analyse keltischer Theonyme », dans ZcP, t. 53, 2003, p. 49-50 ; P.-Y. LAMBERT, Recueil des Inscriptions Gauloises, Vol. II.2 : Textes gallo-latins sur ‘instrumentum’, Paris, 2002, p. 303 et V. BLAŽEK, « Celtic ‘Smith’ and his Collegues », dans A. LUBOTSKY-J. SCHAEKEN-J. WIEDENHOF-R. DERKSENSJ. SIEBINGA [Éd.], Evidence and Counter-Evidence. Essays in Honour of Frederick Kortlandt. Rodopi. Vol. I : Balto-Slavic and Indo-European Linguistics, Amsterdam, 2008, p. 70 (Studies in Slavic and General Linguistics, 32). P.-Y. LAMBERT, Nouveau dieu [cette n.], 1999, p. 719, propose une étymologie alternative en *Cogwhṇ-no- « frappeur, tueur », avec un traitement inattendu de la labio-vélaire aspirée intervocalique (on attend -w-). Il n’est d'ailleurs pas assuré que la statue du musée P. Getty, assez gracieuse et peu guerrière, représente un Mars. (5) L. TOORIANS, « The Place-Name Caspingio and its Modern Relatives : Heesbeen, Hesbaye / Haspengouw and Hespen », dans ZcP, t. 58, 2011, p. 183-199. (6) W. MEYER-LÜBKE, Romanisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 19353, n. 934. (7) Sur quoi, J. VENDRYES-É. BACHELLERY-P.-Y. LAMBERT, Lexique étymologique de l’irlandais ancien, Paris, 1987, C-35-36 ; P. DE BERNARDO STEMPEL, Die Vertretung der indogermanischen Liquiden und Nasalen Sonanten im Keltischen, Innsbruck, 1987, p. 84 (Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft, 54) ; K. MCCONE, Towards a Relative Chronology of Ancient and Medieval Celtic Sound Change, Maynooth, 1996, p. 73 et 106 (Mainooth Studies in Celtic Linguistics, 1).

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*Iribanus, deus Cobannus Si la lecture de Hapert est correcte, le nom de potier Iribanus doit refléter un composé Iri-banus, avec la géminée de banno- non écrite comme dans les exemples cités plus haut (Cobannus / Cobanus), et un premier terme Irisans autre étymologie plausible que l’évolution d’un préfixe *ēri- « de derrière, après, à l’ouest, Back-, West-», irlandais íar- « id. » (*epero-/-i-), sanskrit apara-, etc.8 La fermeture du ē long en i est bien attestée en latin tardif : filix, prindere, prinsus, uindere, minsis pour fēlix, prēndere < prehendere, prēnsus < prehēnsus, uēndere, mēnsēs9 et bien sûr, en roman. L’évolution Iri-, Ir- de *ēri- semble être reflétée dans les doublets Ericus / Iricus, (A)erius / Irius, Ericu-Ericco / Iricconis, Ernus / Irnus, Erimus / Irmo et probablement dans Irdicos (*Ēri-dico-), Irducissa (*Ēri-duc-), Irdutus (*Ēri-dūto-), (extraits de Whatmough DAG). Notre potier Iribanus pourrait donc être l’évolution d’un ancien *Ēribannos « Back-Horn, Corne-Derrière », en bon français « Corne-au-Cul » (pédéraste). L’anthroponymie des Gaulois, gens peu prudes, abonde en sobriquets gaillards de ce type : Su-motus, Dago-mota, Motulus, Motucus (thème motu-« membrum uirile »), ou Liaoius, Liaov(ius) (*Lī(ṷ)o-āṷio-) « Œufs-Splendides » (= « Belles-Couilles »), Auiacos (*Āṷi-āco-) « Couillu », Brittones Anaviones « Bretons Eunuques » (*An-āṷio-n-es, thème *āvio- « œuf »), Ricci-m(arus), Ricaamaaria « Grand-Pet », etc. L’homme aurait été désigné par un sobriquet sans doute dépréciatif, reflet des comportements d’une société qui, en cette matière, arrivait même à choquer les Grecs.10 De son côté, l’Augustus Deus Cobannus, c’est-à-dire *Co-banno-, plutôt qu’une variété de forgeron du type Goibniu (*Gobannion-)11, serait une divinité priapique, « doté d’une corne », de sémantisme comparable au Jupiter Bussumarus de Dacie, c’est-à-dire *Buđđu-māro-s « au grand pénis » (CIL, III, 1033)12. Mais la statue du dieu ne donne aucune indication en ce sens, soit pudeur de Gallo-Romains civilisés, soit que le (8) Sur le préfixe *Ēri- « Back-, West » rendu Eri-, Ieri-, Aeri- dans l’onomastique vieille-celtique, voir X. DELAMARRE, « HPIΔANOΣ, ‘le Fleuve de l’Ouest’ », dans EC, t. 35, 2008, p. 75-77 et ID., « Quatre toponymes celtiques d’Espagne : Albocrarum, Dercinoasseda, Ercoriobriga, Iera Briga », dans Nouvelle Revue d’Onomastique, t. 51, 2009, p. 75-87. (9) V. VÄÄNÄNEN, Introduction au latin vulgaire, Paris, 1963, p. 36. (10) En l’occurrence Diodore de Sicile, cité par B. SERGENT, L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, 1986, à propos des Celtes. (11) K. STÜBER, The Historical Morphology of N-Stems in Celtic, Maynooth, 1998, p. 103 (Maynooth Studies in Celtic Linguistics, 3.1). (12) Qui est aussi un anthroponyme en Norique : Bussumarus Atevali f. (AE 2008, 1007), Voltisema Bussumari f(ilia) (ILLPRON 1048). Sur les thèmes bussu-, buđđuet moto-, motu- « membrum uirile », voir X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 20032 à ces mots.

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Xavier Delamarre terme -banno- « corne » fasse référence à autre chose (arme, corne d’abondance, etc.).

Deus Augustus Cobannus

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JANUS AU PÉRIL DU FEU : NOTES POUR L’ARCHÉOLOGIE D’UNE LÉGENDE DU ROMAN DES SEPT SAGES DE ROME FRANÇOIS DELPECH (UMR 7192 – PARIS, COLLÈGE DE FRANCE) I. C’est une bien curieuse histoire que conte à son époux, entre autres récits admonitoires, la perfide impératrice de Rome en vue de discréditer les sages conseillers qui ont pris le parti du prince héritier, dont elle a juré la perte et qu’elle accuse mensongèrement d’avoir tenté de la séduire. Connu sous le titre de « Roma », ce récit, qui figure dans plusieurs versions du Roman des Sept Sages,1 se présente sous la forme d’une légende historique relative à un siège imaginaire qu’aurait eu à soutenir une Rome déjà christianisée, mais encore tributaire de son héritage païen, de la part de barbares mal identifiés (que certaines versions qualifient de « Sarasins »). L’impératrice précise, avant de débiter sa fable, que l’épisode qui en fait l’objet est à l’origine de la « fête des fous », point sur lequel aucune explication claire ne sera donnée par la suite. Voici ce qui se serait passé : 1. dans un premier temps la ville assiégée est tour à tour défendue par chacun des sept sages qui en ont collégialement la garde : les six premiers ‒ chacun a successivement son mois ou (selon les versions) son jour de commandement ‒ parviennent à retarder l’échéance fatale, mais bientôt les provisions viennent à manquer ; 2. le septième sage, nommé Janus, propose alors et fait accepter, lorsque son tour est arrivé, un plan qui devrait permettre de venir à bout des assiégeants une fois pour toutes et de sauver la ville. Il le mettra lui-même à exécution et, en cas de réussite de son intervention, les troupes romaines

(1) Il s’agit exclusivement de versions occidentales de ce « roman », dont on sait qu’il est d’origine orientale. Voir, pour le détail des recensions du Roman où figure ce récit, Y. FOEHR-JANSSENS, Le Temps des Fables. Le Roman des Sept Sages ou l’autre voie du roman, Paris, 1994, appendice II, notice 18, p. 468. Voir également H.A. KELLER [Éd.], Li Romans des Sept Sages, Tubingen, 1836, p. CCXXCCXXIII ; K. CAMPBELL [Éd.], The Seven Sages of Rome, Genève, repr., 1975, p. CVIII-CIX, et p. 104-108 ; G. PARIS, Deux rédactions du Roman des Sept Sages de Rome, Paris, 1876, p. 28-30 (version D) et p. 126-131 (version H), ainsi que M.B. SPEER [Éd.], Le Roman des Sept Sages de Rome, Lexington, 1989, p. 170-173 (version K) et Les Sept Sages de Rome, roman en prose du XIIIe siècle (ms. 2137 de la BNF), Nancy, 1981, p. 52-54.

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François Delpech devront faire une sortie, poursuivre et écraser l’armée ennemie, que l’action personnelle de Janus sera censée avoir terrorisée ; 3. au matin suivant Janus met donc en œuvre son projet, qui consiste à monter sur la plus haute tour de Rome2 (ou sur les remparts de la ville), de manière à être bien vu de tous, assiégeants et assiégés, et s’y livrer à une extravagante exhibition : revêtu d’un habit auquel sont attachées des centaines de queues d’écureuil et coiffé d’une sorte de masque ou de visière à double face3 surmontée d’un miroir resplendissant reflétant le soleil, il agite et entrechoque deux glaives « bien polys et luysans » de manière à en faire jaillir du feu et des étincelles. Croyant que c’est le dieu des chrétiens qui vient à leur secours, les assiégeants redoutent d’être victimes de ces armes flamboyantes et s’enfuient, ce qui permet aux Romains d’opérer leur sortie, de les poursuivre et de les décimer. L’impératrice explique ensuite que son récit illustre les stratagèmes des sages (qui savent tromper les rois) et conseille à l’empereur de ne pas écouter les avis, appuyés de contre-histoires relatives aux ruses féminines, de ses propres conseillers, lesquels sont également au nombre de sept, de peur de se voir aussi égaré par leurs propos que le roi des barbares le fut par l’imposture et la démonstration de Janus. Dans plusieurs versions du Roman il est fait allusion au fait que le mois de janvier doit son nom à ce Janus, et l’agression des barbares contre Rome est occasionnellement expliquée par leur désir de s’emparer des reliques de saint Pierre et de saint Paul.4 L’origine de ce récit, qui n’a pas d’équivalent dans les traditions antiques sur Janus (bien qu’il leur emprunte manifestement quelques traits, notamment la classique allusion à son double visage), reste relativement obscure, malgré les hypothèses qui ont pu être formulées à ce sujet, dont il

(2) La «Tour Croissant» (c’est-à-dire le Château Saint-Ange). Remarquer que, selon une tradition romaine médiévale recueillie au XVe siècle par un voyageur allemand, ce monument aurait été le théâtre de la mort d’un empereur (qui n’est pas nommé) frappé par la foudre au milieu d’une journée sans nuages, d’où le nom de « doner purck » attribué par l’auteur à ce château, sans doute d’après une appellation locale (N. MUFFELS, Beschreibung der Stadt Rom, hs. v. W. VOGT, Biblioth. d. litt. Ver, 1879, p. 29 et 49). Cette tradition n’est peut-être pas sans rapport avec la légende de Janus, dont on verra plus bas que sa mort suicidaire par le feu a pu être comparée à des légendes antiques de rois foudroyés (cf. infra n. 23 à 29). (3) Certaines versions ajoutent que ces masques présentaient des visages laids et grotesques avec des langues rouges comme charbons ardents : voir K. CAMPBELL, Seven Sages [n. 1], 1975, p. 106, et Sept Sages [n. 1], 1981, p. 53. (4) G. PARIS, Deux rédactions [n. 1], 1975, p. 127 et 129, et Sept Sages [n. 1], 1981, p. 52.

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Janus au péril du feu sera question plus loin.5 Il importe seulement de remarquer ici que, avant son intégration dans le cadre narratif du Roman des Sept Sages de Rome, la même histoire figurait déjà, à quelques détails près, plusieurs siècles auparavant, dans d’autres textes, à savoir le Comput de Philippe de Thaon (du premier tiers du XIIe siècle) et un traité de chronologie attribué, probablement par erreur, à Bède, le De diuisionibus temporum, qui doit remonter au IXe siècle, ouvrages dans lesquels l’anecdote en question est évoquée au sujet du nom latin du mois de janvier.6 Dans ces textes, il n’est pas encore question d’une opposition entre une Rome chrétienne et une armée de barbares païens : le siège de Rome évoqué semble bien antérieur à l’époque des grandes invasions et pourrait par exemple correspondre à celles des incursions gauloises. Il y est précisé que ce Janus était un roi étranger (roi d’Épire selon le pseudo-Bède) exilé à Rome,7 et le caractère biface du personnage est intégré dans la légende autrement que dans le Roman : il n’y a pas d’allusion à un masque double arboré par Janus, mais le Comput précise que le mois de janvier, qui « vait reguardant / E ariere e avant » porte son nom car cette ambivalence rappelle « cume li reis faiset / Ki sur le mur esteit ».8 Le pseudo-Bède indique quant à lui que Janus (qui est dit d’emblée « bifrons ») avait préalablement stipulé qu’en récompense de son exploit les Romains devaient s’engager à l’adorer après sa mort « quasi deum ». Ce qu’ils firent effectivement puisque il est précisé que « post mortem suam [...] fecerunt ei templum magnum in Roma [...] et in illo templo Jani forman ceream fecerunt duas facies habentem » (l’une devant être adorée par les hommes, l’autre par les femmes !) et que le mois de janvier fut ainsi nommé pour son analogie avec l’aspect biface de cette effigie. Ce qu’il importe surtout de retenir de ces deux anciennes versions, notamment de celle du De diuisionibus temporum, c’est que la pseudothéophanie de Janus y est présentée comme une sorte de « deuotio » en forme d’apothéose, trait qui n’a pas été retenu dans le Roman. (5) Les deux études principales sont celles de G. PARIS, « Le récit Roma dans les Sept Sages », dans Romania, t. 4, 1875, p. 125-129, et d’A.H. KRAPPE, « Studies in the Seven Sages of Rome », dans Archivum Romanicum, t. 11, 1927, p. 168-176. (6) Les textes de Philippe de Thaon et du pseudo-Bède sont reproduits dans G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 126 sq. Voir aussi A. GRAF, Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo, rééd., Turin, 1915, p. 171 sq. (7) Ce trait figure déjà dans certains textes antiques : voir P. GRIMAL, « Le dieu Janus et les origines de Rome », dans Lettres d’Humanité, n. 4, 1944, p. 15-121 (p. 24 sq.). (8) L’auteur ne précise pas que « le roi » s’appelle Janus mais la fin de son texte et le rapport explicite au mois de janvier le présupposent.

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François Delpech Le Comput réduit en effet l’extravagant appareil décrit dans ce dernier à « Dous espees trenchantes / E mult reflambeiantes », mais a préalablement précisé les inquiétants préliminaires de l’exhibition : « Estupes e peiz prist, / E alumer les fist ; / Tut s’en envolupat, / E les muralz muntat / De Rume la citet... ». Le show flamboyant a l’effet escompté sur l’armée ennemie, mais il semble bien impliquer un suicide par le feu de son acteur principal, quoique sa mort ne soit pas explicitement évoquée. Le texte du pseudo-Bède est en revanche plus précis : Janus a préalablement mentionné la programmation de sa mort au cours de l’opération puisqu’il a fait de celle-ci un moyen contractuel d’obtenir que « post mortem suam » les Romains devraient l’adorer « quasi deum ». C’est ensuite un véritable holocauste volontaire qui est décrit : « [...] ille petebat octo linteamina, oleo et cera et aqua intincta et uncta. Quod cum factum esset, dixit ut inuoluissent se de illis linteaminibus et igne incendissent, et duos gladios calefactos et ardentes sibi dari postulauit [...] Et ita factum est [...] Janus uero igne consumptus est. Quem post mortem suam Romani quasi deum adorauerunt [...]. »

On remarque que cette mise en scène auto-sacrificielle est étroitement et explicitement liée à un stratagème pseudothéophanique (« [...] postea ascendit super murum et dixit ad Romanos ut cum ille leuasset se super murum et clamasset quasi deus, illi totis portis apertis ruissent super hostes et haberent uictoriam »), alors que les autres versions indiquent que les ennemis prirent le spectacle pour une intervention divine, mais ne spécifient pas expressément que tel était le but avoué de l’opération. On retiendra également que l’auteur souligne bien, par la répétition de « quasi deus », le lien de dépendance directe du culte ainsi instauré avec la nature particulière du stratagème qui a été mis en œuvre : Janus sera adoré « comme un dieu » car il s’est comporté « comme un dieu ». Mais ce qui dans les autres versions n’était que mascarade et habile imposture fait presque ici figure d’accès, par l’holocauste auto-infligé, à l’authentique sphère du divin, comme si la mimesis pseudo-théophanique ouvrait virtuellement la voie à une identification réelle. Y a-t-il lieu de discerner dans cette manière théologiquement ambiguë de présenter les choses une esquisse paradoxale de christianisation du personnage (le sacrifice de soi comme preuve et accomplissement de l’incarnation divine), ou au contraire la réminiscence d’une implicite réponse païenne à la posture métaphysique du christianisme (Janus est dieu car par sa « deuotio » il a mérité de le devenir) ? Rappelons seulement que les versions du Roman qui précisent que les barbares païens s’enfuirent car ils crurent que c’était le dieu des chrétiens qui intervenait pointent également, à leur manière, le bizarre paradoxe impliqué par cette histoire, selon laquelle la

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Janus au péril du feu Rome chrétienne est sauvée par un païen qui, ce faisant, accède au panthéon de la mythologie antique... Tout se passe comme si les concepteurs de cette ambivalente légende avaient eu en tête un modèle imaginaire de (ré)conciliation entre la Rome chrétienne et son millénaire héritage, ce qui nous reconduit au problème complexe des origines de ce récit. S’il est clair en effet que les versions connues évoquées ci-dessus sont forcément chrétiennes et relèvent, en tant que telles, de la vaste entreprise de réinterprétation néo-évhémériste médiévale, qui veut voir dans les dieux de la mythologie antique des héros humains à qui leurs exploits terrestres ont valu, généralement après leur mort, d’être « divinisés » par leurs peuples reconnaissants,9 le cas de Janus tel qu’il est ici évoqué ne correspond qu’imparfaitement à ce schéma exégétique. S’il est vrai que cette histoire vise bien à expliquer a posteriori quelques-uns des traits les plus notoires de sa mythologie et des objets et rituels qui lui sont traditionnellement associés, lesquels étaient bien connus des érudits et lettrés du Moyen Âge (le double visage, le rôle des portes, le lien à la guerre, etc.), il n’en reste pas moins que cette fiction extravagante, notamment ce récit d’auto-immolation par le feu, n’est pas « autorisée » par ce que l’on savait alors de la tradition littéraire antique, et se présente sous une forme trop « archaïque » et sui generis pour pouvoir vraiment passer pour une invention de clerc ou pour la simple application d’un stéréotype exégétique. Il n’y a en effet rien de semblable à la « deuotio » ignée du Janus de la fable médiévale dans ce que l’on sait de la mythologie de ce dieu. Faut-il supposer une contamination avec les traditions relatives à la mort d’Hercule ou à la disparition de Romulus, lesquelles ne sont pourtant nullement liées à un quelconque stratagème guerrier ? La « deuotio » de Marcus Curtius est également d’un autre ordre, qui ne suppose pas une mort par le feu ni une consécutive divinisation. Y a-t-il lieu enfin de se risquer à formuler l’hypothèse, a priori aventureuse, selon laquelle nos récits médiévaux seraient tributaires d’une ancienne tradition orale romaine, voire d’un fragment oublié, négligé ou refusé par les auteurs classiques, de l’ancienne mythologie de Janus, sur laquelle il faut bien avouer qu’on ne sait pas grand-chose, tant nos informations sur ce dieu, déjà considéré comme quasi archaïque et retraité sous la république, sont lacunaires, incertaines et parfois contradictoires ?10 (9) Voir G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 126. Sur l’évhémérisme chrétien voir J. SEZNEC, La survivance des dieux antiques, Londres, 1940, 1ère partie, chap. I. (10) De la considérable bibliographie relative à ce dieu, qu’il n’y a pas lieu de citer ici, on retiendra particulièrement L.A. HOLLAND, Janus and the Bridge, Rome, 1961, 393 p. (Papers and Monographs of the American Academy in Rome, 21) et G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, avec un appendice sur la religion des

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François Delpech Aussi a-t-on cherché, a priori avec plus de vraisemblance, à recadrer notre historiette en la connectant avec le vaste ensemble des traditions narratives écrites et orales qui ont circulé entre l’Orient et l’Occident au Moyen Âge, notamment par des intermédiaires byzantins, syriaques, juifs et arabes. Le Roman des Sept Sages, dont il existe tout un réseau de versions orientales, est notamment tributaire d’un héritage littéraire et folklorique indo-iranien, et malgré son contenu en l’occurrence apparemment autochtone, on n’a pas manqué de chercher et de trouver des racines indiennes au récit « Roma », donc aux versions antérieures à son insertion dans le cadre du Roman. II. C’est dans un récit du Panchatantra que, depuis T. Benfey, G. Paris et A.H. Krappe,11 on a cru déceler la « source », ou du moins le parallèle le plus vraisemblable, de notre légende médiévale, laquelle n’apparaîtrait donc que comme la version la plus occidentale d’un type de récit migratoire dont le foyer irradiant principal se situerait quelque part au-delà de l’Indus. C’est en effet dans l’une des plus célèbres histoires du recueil indien, celle du tisserand qui se fait passer pour le dieu Vichnou,12 que l’on trouve l’équivalent le plus exact de la pseudo-théophanie guerrière de Janus. On sait que le héros de ce récit, un jeune et humble tisserand qui est tombé amoureux d’une inaccessible princesse, finit par conquérir secrètement cette dernière grâce à l’engin volant (un Garuda mécanique) et à la panoplie d’attributs divins que lui a confectionnés son ami charron, qui est aussi apparemment un compétent ingénieur. Ces objets lui permettent de s’introduire, par la voie des airs, dans la tour élevée où est recluse la jeune fille et de la séduire, puis secrètement épouser, en se faisant passer pour le dieu Vichnou. L’analogie avec notre Janus n’apparaît que dans la seconde partie de l’histoire : lorsque le roi découvre finalement avec ravissement qu’il est le beau-père du soi-disant Vichnou, il s’en prend avec présomption aux Étrusques, Paris, 19742, p. 333-339 (Bibliothèque historique). Le lien entre Janus et l’origine de la médiévale « fête des fous », que postule le Roman des Sept Sages, résulte peut-être d’une réminiscence du texte de Macrobe où il est dit que le dieu a institué les Saturnalia. (11) Voir TH. BENFEY, Pantschatantra, Leipzig, 1859, t. I, p. 158 sqq. et t. II, p. 48 sqq. ; G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 125-129, et A.H. KRAPPE, Studies [n. 5], 1927, p. 168-176. Voir également A. LOISELEUR-DESLONCHAMP, Essai sur les fables indiennes et sur leur introduction en Europe, Paris, 1838, p. 155 sq., 169 et 171. (12) Voir Pañcatantra, traduction française ÉD. LANCEREAU, Paris, 1965, p. 93101, « Le tisserand qui se fait passer pour Vichnou ».

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Janus au péril du feu royaumes voisins, dont les monarques se coalisent, envahissent le pays et menacent de prendre d’assaut la citadelle. Le pseudo-Vichnou est malgré lui obligé d’intervenir et, monté sur son Garuda mécanique, entreprend d’apparaître dans le ciel afin d’intimider l’armée ennemie, non sans avoir conseillé à son beau-père de profiter du désarroi ainsi provoqué pour faire une sortie et massacrer les assaillants. Même stratagème donc que dans le récit occidental, où l’exhibition pseudo-théophanique (quoique ne mobilisant pas d’automate volant) et son impact psychologique sont combinés avec la sortie armée, et même résultat. On peut ajouter que si l’acte héroïque du tisserand, qui finalement dévoilera son imposture mais sera pardonné et récompensé par le roi reconnaissant, ne donne lieu ultérieurement à aucune divinisation, vu qu’il n’a fait qu’emprunter les oripeaux d’un dieu préexistant, il y a bien dans le récit indien une forme (provisoire) d’apothéose et d’identification réelle du héros et du dieu puisque le vrai Vichnou et le vrai Garuda, craignant que leur culte ne pâtisse d’une défaite éventuelle de l’imitateur, décident, au plus chaud de l’action, de pénétrer dans le corps du tisserand et dans la carcasse de l’engin volant, et d’opérer à travers eux l’apparition et la gesticulation agressives propres à terrifier l’ennemi.13 L’analogie des scénarios permet donc de supposer qu’il y a une parenté entre le conte indien et la légende occidentale. Hypothèse qu’accrédite la constatation du fait que le récit du Panchatantra, ou une forme voisine, a été diffusé au Proche-Orient puisqu’on retrouve une partie de sa substance dans certains contes iraniens, turcs et arabes, notamment dans celui qui a été, tardivement, repris et adapté dans les 1001 jours par Pétis de La Croix (sous le titre « Histoire de Malek et de la princesse Schirine »)14 : le jeune héros y est le fils ruiné d’un riche marchand, à qui un étranger amical doué en mécanique a offert un coffre volant grâce auquel il parvient sur le toit du palais de la princesse Schirine, qu’il séduit en se faisant passer pour Mahomet. Le roi de Gazna, père de Schirine, accorde à « Mahomet » la main de sa fille, mais un autre roi, prétendant de la princesse, lui déclare la guerre. Le pseudo-prophète intervient alors par la voie des airs, bombarde de pierres l’armée ennemie terrifiée par cette apparition céleste et la met en déroute. Ce n’est qu’après cette aventure, l’imposture du jeune homme ayant été finalement révélée, qu’il doit aller chercher fortune ailleurs et se faire tisserand pour gagner son pain.

(13) ÉD. LANCEREAU, Pañcatantra, Paris, 1965, p. 100. (14) FR. PÉTIS DE LA CROIX, Les Mille et un jours, contes persans, édité par P. SEBAG, Paris, 1980, p. 269-283, « Histoire de Malek et de la princesse Schirine » (jours CIX-CXV).

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François Delpech Ce récit a d’évidentes affinités avec le type de conte ATU 575 (The Prince’s Wings) dont la version la plus connue est celle des 1001 Nuits (« Le cheval d’ébène »),15 où les aventures du héros, qui est dans ce cas un prince, sont étroitement liées à sa possession d’un cheval mécanique volant. On connaît les adaptations littéraires de ce type de conte dans l’Occident médiéval16 : aussi n’est-il pas invraisemblable, bien que le thème de la théophanie et celui de son utilisation dans une action guerrière ne figurent pas dans les versions qui nous sont parvenues (écrites ou orales), que le cycle narratif dont il relève ait pu comporter, à une époque bien plus ancienne que celle de la publication des 1001 jours, des versions comportant les thèmes en question, lesquelles auraient pu être connues de nos auteurs médiévaux. Ce n’est pas, en tout cas, par les traductions ou adaptations arabes et occidentales du Panchatantra que le modèle de l’histoire de Janus est parvenu en Europe, ne serait-ce que parce qu’elle n’y figure pas et que nos premières versions médiévales sont antérieures à ce mouvement de diffusion vers l’Occident de la matière narrative indo-iranienne. Ces considérations ont pu susciter quelque perplexité et induire les comparatistes à imaginer des schémas diffusionnistes incertains ou compliqués. C’est ainsi que G. Paris se demandait si, au lieu de supposer, comme le faisait implicitement Benfey,17 que la légende médiévale dérivait du conte indien, on ne pouvait pas imaginer l’inverse : « Faut-il croire que l’historiette de Janus [...] a passé dans l’Inde et y a été transportée à un prétendu Vichnou ? ».18

(15) Les Mille et une nuits, traduit par J.E. BENCHEIKH-A. MIQUEL, Paris, 2006, t. II, p. 81-103 (nuits 357 à 371, « Conte du cheval d’ébène »). (16) Voir H.S.V. JONES, « The Cléomadès and Related Folktales », dans Publications of the Modern Language Association of America, t. 23 (4), 1908, p. 557-598 (notamment p. 576-580, où sont mentionnés le conte du Panchatantra et notre légende médiévale de Janus) ; V. CHAUVIN, Bibliographie des ouvrages arabes, Liège-Leipzig, 1901, t. V, n. 130, p. 221-233 ; H.-J. UTHER, The Types of International Folktales. A Classification and Bibliography, Helsinki, 2004, t. I, p. 364 sq. (type 575, « The Prince’s Wings ») (FFC, n. 133) et K. RANKE [Éd.] Enzyklopädie des Märchens. Handwörterbuch zur historischen und vergleichenden Erzählforschung, t. IV, Berlin, 1984, col. 1358-1365, « Flügel des Königssohnes (Aa. Th. 575) ». (17) TH. BENFEY, Pantschatantra [n. 11], t. I, 1859, p. 162 sq. (18) G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 129.

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Janus au péril du feu Quant à A.H. Krappe, qui croyait à une influence indienne sur le ProcheOrient et l’Occident médiéval bien antérieure à l’époque des traductions du Panchatantra et autres recueils indiens en pehlevi, en arabe, etc., il suppose que la matrice primitive du conte du tisserand devait exister en Inde bien avant son intégration dans cette collection et qu’elle a dû être diffusée en Occident peu après l’expédition orientale d’Alexandre.19 Quant aux analogies avec le récit des 1001 jours, elles s’expliqueraient par une seconde migration vers l’Occident du même conte, dans une version plus proche de celle qui a été tardivement recueillie dans le Panchatantra, version dans laquelle auraient été introduits secondairement des éléments romanesques (notamment le scénario de la séduction d’une princesse) probablement absents dans les versions d’origine.20 Cette thèse suggestive, qui s’efforce de concilier le postulat (cher aux folkloristes du début du siècle dernier) de l’origine indienne de la plupart des contes, avec les complications opposées par la chronologie des échanges interculturels aux schémas diffusionnistes, a le mérite de souligner la probable ancienneté de ce type de récit, tant en Orient qu’en Occident, et le caractère « archaïque » des représentations qu’il mobilise. L’auteur croit en effet trouver le chaînon manquant entre les versions indiennes et occidentales dans un récit du Contre Apion de Flavius Josèphe, l’histoire du prêtre iduméen Zabidos, qui parvient, au moyen d’un déguisement flamboyant (mais inoffensif pour qui le revêt) à se faire passer pour « Apollon » et à pénétrer dans le Temple de Jérusalem pour s’y emparer d’une tête d’âne en or prétendument vénérée par les Juifs21 : ce récit remonterait à Mnaséas (IIIe siècle av. J.-C.) mais, s’il inscrit bien, comme l’histoire de Janus et celle du tisserand indien, la pseudo-théophanie dans un contexte guerrier, il semble cependant reconduire, par la feinte « euocatio » qu’il met en scène, plus à l’imagerie grecque des « Stratagemata » et de l’utilisation détournée et agressive des effigies tutélaires (divines et/ou talismaniques)22 qu’à la problématique de la « deuotio » et de la mimesis(19) A.H. KRAPPE, Studies [n. 5], 1927, p. 168-173. (20) Sur le vaste cycle littéraire fondé sur le thème de l’imposture pseudothéophanique comme moyen de séduction, voir O. WEINREICH, Der Trug des Nektanebos. Wandlungen eines Novellenstoffs, Leipzig-Berlin, 1911, (en particulier p. 147-154), et A.C. LEE, The « Decameron ». Its Sources and Analogues, Londres, 1909, p. 123-135 (Day IV, novel 2), (en particulier p. 124 sq.). (21) Flav. Jos., Contre Apion, traduction de. L. BLUM, Paris, 1972, p. 77-78 (livre II, chap. 9, « Fable ridicule d’après laquelle un Iduméen, déguisé en Apollon, alla dérober dans le temple la tête d’âne »). (22) Voir CHR.A. FARAONE, Talismans and Trojan Horses. Guardian Statues in Ancient Greek Myth and Ritual, New York- Oxford, 1992, chap. VI, p. 94-112. Voir également ibid., p. 138 (à propos de l’anecdote, racontée par Plut., Aratos, 32, et

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François Delpech apothéose qui paraît sous-tendre aussi bien la légende médiévale que l’histoire indienne du tisserand, lesquelles me semblent par conséquent relever d’un autre « cycle folklorique ». Krappe a cependant probablement raison de rapprocher ces deux récits du type mythologico-légendaire auquel reconduisent les traditions respectivement grecques et latines relatives à ces « rois tempestaires » que sont le grec Salmonée et l’albain Amulius (manifeste décalque du précédent) : on sait que ces souverains impies ont commis l’hybris de vouloir respectivement s’identifier à Zeus et à Jupiter et se sont employés à imiter le tonnerre et les éclairs au moyen de gesticulations et d’instruments appropriés (lancers de torches et cavalcades tonitruantes aux commandes d’un chariot lancé à toute allure sur un pont de bronze pour le premier, armes bruyamment entrechoquées et flamboyantes simulations d’éclairs pour le second, etc.).23 En se faisant passer pour des dieux, l’un et l’autre visaient à en imposer aux hommes, voire à les terroriser, et tous deux furent foudroyés par le dieu qu’ils avaient tenté d’imiter. On a supposé, probablement à juste titre, que ces légendes ont transmis et transposé le souvenir des pratiques de magie météorologique au moyen desquelles, par la force de l’analogie (« similia similibus »), des ritualistes spécialisés s’efforçaient en les imitant de contrôler les pluies et tempêtes, de les faire surgir ou disparaître en les orientant dans telle ou telle direction et, Polyen, Strat., VIII, 59, selon laquelle une prêtresse pellenienne d’Artemis ou d’Athéna aurait été prise pour une apparition de la déesse elle-même alors qu’elle sortait du temple, ce qui aurait provoqué la terreur et la déroute des assaillants étoliens). (23) A.H. KRAPPE, Studies [n. 5], 1927, p. 175 sq. Sur Salmoneus voir O. WEINREICH, « Zeus und Salmoneus », dans Tübinger Beitr. zur Alt. Wiss., t. 18, 1933, p. 86 sqq. ; S. REINACH, « Sisyphe aux enfers et quelques autres damnés », dans RevArch, 1903 (1), p. 154-164 ; J.E. HARRISON, Themis. A Study of the Social Origins of Greek Religion, Cambridge, 1912, p. 79-82. Sur Amulius, voir M.V. GARCÍA QUINTELA, Le Pendu et le Noyé des Monts Albains. Recherches comparatives autour des rites et mythes des Monts Albains, Bruxelles, 2007, chap. II, p. 38-85 (en particulier p. 45-53) (Collection Latomus, 307). Voir aussi G. DUMÉZIL, Mythe et Épopée III, Histoires romaines, Paris, 19733, p. 67-69 (Bibliothèque des sciences humaines). Voir également ID., L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux. Vingt-cinq esquisses de mythologie (51-75), Paris, 1985, p. 151-161 (« Anchise foudroyé ») (Bibliothèque des sciences humaines) ; ID., Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, édité par FR.-X. DILLMANN, Paris, 2000, p. 231-234 (« L’épisode de Hyrrokin ») (Bibliothèque des sciences humaines), et J.-P. MAHÉ, « Les frères caucasiens de Prométhée. Le châtiment de l’insolence » dans J.-M. DURAND-TH. RÖMER-J.-P. MAHÉ [Éd.], La Faute et sa Punition dans les sociétés orientales, Louvain-Paris, 2012, p. 97-124 (p. 111-118) (Publications de l’Institut du Proche-Orient Ancien du Collège de France, 1).

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Janus au péril du feu au besoin de faire se déchaîner la foudre sur une région déterminée ou sur une armée ennemie. Ces pratiques ont pu être considérées comme l’apanage de certains rois du temps mythique des origines, voire faire figure de composante fondamentale des « origines magiques de la royauté » chères à J.G. Frazer.24 Lorsque le type du « roi-dieu » est devenu obsolète, lorsqu’un clergé spécialisé a rendu à Zeus ce qui était à Zeus, ces souverains tempestaires mis à la retraite n’ont plus été considérés que comme d’impies imposteurs, et on aurait inventé l’histoire-type de leur châtiment divin pour expliquer et justifier leur discrédit et leur disparition. On pouvait donc raconter que le dieu courroucé avait foudroyé son imitateur, ou que ce dernier, incapable comme Phaeton ou l’apprenti-sorcier de dominer les forces dévastatrices qu’il avait convoquées, avait été détruit par l’exercice de son propre rituel. Que les choses se soient ou non passées ainsi, il est certain que ces rois « faiseurs de pluie » ont existé dans le monde indo-iranien25 et qu’en plein Moyen Âge, en même temps que s’élaborait la mythologie du « sorcier tempestaire »,26 plusieurs souverains orientaux, notamment le dernier Chosroès,27 ont été considérés comme des tyrans simulateurs qui, au moyen d’appareillages mécaniques plus ou moins compliqués (trône à dôme avec planétarium giratoire, automates, machinerie pluviogène et tonitruante), tentaient d’accréditer l’idée de leur nature divine et de leur pouvoir cosmocratique. Notre Janus médiéval et le tisserand volant du conte indien ont-ils quelque parenté avec les acteurs de cette magie météorologique ? Quoiqu’ils ne manipulent pas les éléments, ne déchaînent aucune tempête,28 et se contentent d’apparaître en hauteur avec des attributs spécifiques propres à terrifier l’ennemi, leur stratagème pseudo-théophanique et, notamment dans (24) Voir notamment J.G. FRAZER, Le roi magicien dans la société primitive, dans ID., Le Rameau d’Or, traduction française, Paris, 1981, t. 1, chap. V, chap. VIII et chap. XIII (Bouquins). (25) P. BRIANT, Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, 1996, p. 251 sq. et p. 941. (26) CL. LECOUTEUX, « Les maîtres du temps : tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres », dans J. DUCOS-CL. THOMASSET [Éd.], Le temps qu’il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, Paris, 1998, p. 151-169 (Cultures et civilisations médiévales, 15). (27) FR. DELPECH, « Souveraineté cosmocratique, fiction météorologique et imposture royale. Notes sur la légende médiévale du trône de Chosroès », dans Journal Asiatique, n. 300 (2), 2012, p. 709-760. (28) Dans FR. PÉTIS DE LA CROIX, Mille et un jours [n. 14], 1980, le héros bombarde les ennemis d’une pluie de pierres depuis sa machine volante.

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François Delpech le cas de Janus, l’aspect flamboyant et tonitruant de la démonstration les assimilent en partie à des magiciens tempestaires. On sait en outre que nombre de ces derniers ont été, dès l’Antiquité et, dans les traditions folkloriques, jusqu’à une date relativement récente, considérés comme des hommes volants qui circulent dans les nuages, accompagnent les tempêtes, bombardent le sol de grêlons et de décharges fulgurantes.29 Le thème caractéristique du Garuda mécanique enfourché par le tisserand indien peut donc apparaître à la fois comme une variante technicisée du « trône volant » (ou autre véhicule aérien) des mythiques rois (ou sorciers) indo-iraniens ‒ peut-être héritiers de mythes babyloniens – qui, comme Kay Ûs, Yima ou Vasu Uparicara, circulent dans les airs avant l’inévitable chute ou déchéance finale que leur vaudra leur hybris cosmocratique,30 et comme un développement romanesque recyclé du type du magicien tempestaire chevaucheur de nuées foudroyé par le dieu qu’il imite, descendu en flammes par un collègue hostile, ou victime de ses propres manœuvres rituelles. Qu’il y ait là probablement un prototype indo-européen, c’est ce que suggère par exemple la comparaison possible avec le mythe celtique de Mogh Roith qui fait curieusement écho aux personnages évoqués dans ce travail, notamment à notre « Janus » et aux magiciens tempestaires, puisqu’il circule dans les airs au moyen d’un lumineux char de bronze qui éclaire la nuit, dispose d’une « roue ramante » qui vole, foudroie et assourdit par son bruit tonitruant, et protège le territoire irlandais dont il fait le tour en un seul jour, portant en mains la massue de tempête et un glaive, et sur la tête une coule brodée de rouge.31 Ajoutons que son disciple Gadhrach, dont les cris anéantissent, a comme Janus un double visage, beau du côté des habitants de Munster, laid et effrayant du côté de leurs ennemis. Il n’est peut-être donc pas nécessaire de rechercher une filiation intertextuelle entre le Janus de notre légende médiévale et le tisserand du conte indien. Même si des relations secondaires ponctuelles ont pu intervenir, ils pourraient très bien reconduire séparément à un prototype (29) Voir notamment B.C. SPOONER, « Cloud Ships over Cornwall », dans Folklore, t. 72, 1961, p. 323-329 ; P. SÉBILLOT, Le Folklore de France, t. I, Paris, 19682, p. 98-126 ; J. GRIMM, Teutonic Mythology, t. II, traduction anglaise, Gloucester (Mass.), 1976, p. 632 et 636-641. (30) Voir G. DUMÉZIL, Mythe et Épopée II. Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi, Paris, 1971, p. 180-185, 306-315 (Bibliothèque des sciences humaines). (31) CL. STERCKX, Taranis, Sucellos et quelques autres. Le dieu souverain des Celtes de la Gaule à l’Irlande, Bruxelles, 2005, p. 85-93 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 22).

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Janus au péril du feu indo-européen très ancien et à un réseau de scénarios narratifs associés à ce prototype, plus ou moins modulables selon les contextes de leurs mobilisations. III. On peut par exemple se demander si l’étrange ambivalence de notre légende de Janus, tiraillée, comme on l’a noté plus haut, entre une récupération et une (ré)interprétation chrétiennes et une atypique imagerie païenne, ne réintroduit pas, en les projetant sur le plan de la fable, le télescopage et le paradoxe culturels manifestés par exemple – dans un même contexte de transition et de surimpression entre christianisme et paganisme ‒ par l’épisode, peut-être lui-même légendaire, de l’offre d’intervention formulée par les haruspices étrusques lors de l’attaque contre Rome par Alaric en 408. On sait en effet, s’il faut en croire les textes de Zosyme et de Sozomène, qu’à cette occasion critique des haruspices, spécialistes de la doctrine des foudres caractéristique de l’Etrusca disciplina, lesquels étaient supposés capables, moyennant des sacrifices spécifiques, d’obliger le dieu à lancer des éclairs fulminants, avaient proposé leurs services pour mettre en déroute les troupes barbares en attirant sur elles le feu du ciel, comme l’avait fait jadis le roi Porsenna pour libérer la région de Volsinies des ravages d’un monstre, et comme ils l’avaient eux-mêmes expérimenté à nouveau tout récemment avec succès aux dépens de ce même Alaric, lors de son assaut contre Narni. Par l’entremise très diplomatique du préfet païen de Rome Gabinius Barbarus Pompeianus, le pape Innocent I aurait été consulté sur l’opportunité de cette proposition, qu’il aurait acceptée à condition toutefois que ces rites païens fussent exécutés en secret, afin de ne pas heurter la population chrétienne de la ville et discréditer la seule vraie Religion. Stipulation qui fit échouer le projet car les haruspices étrusques, qui voyaient sans doute dans la célébration officielle et publique de leurs rituels une belle occasion de propagande et de « revival » du paganisme traditionnel, insistaient formellement sur le fait que l’opération, essentiellement collective, ne pouvait réussir que si elle était célébrée ouvertement, subventionnée par l’État et sanctionnée par la présence du Sénat sur le Capitole.32 (32) D. BRIQUEL, « Haruspices et magie : l’évolution de la discipline étrusque dans l’Antiquité tardive », dans A. MOREAU-J.-CL. TURPIN, La magie. Actes du Colloque international de Montpellier 25-27 mars 1999. Tome I. Du monde babylonien au monde hellénistique, Montpellier, 2000, p. 177-196 (p. 192-195) (Séminaire d'étude des mentalités antiques. Publications de la recherche. Université Paul-Valéry. Montpellier III) et ID., Chrétiens et haruspices. La religion étrusque, dernier rempart du paganisme romain, Paris, 1997, p. 180-186 : il semble que ces haruspices dont la science se fondait probablement sur les « livres fulguratoires » étrusques, ont parfois été appelés « fulguratores ». Voir Zos., Hist. Nat., t. III (1ère

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François Delpech Il est probable que ces « fulguratores », s’ils avaient réussi à imposer leur projet, s’y seraient pris à peu près comme notre Janus et qu’ils escomptaient comme lui, en cas de succès de leur rituel et quitte à payer de leur personne, sauver la Rome chrétienne par la mise en œuvre d’une flamboyante cérémonie païenne, suscitant donc au sein d’un monde nouveau hostile aux anciens sacrifices une niche de sacralité traditionnelle encore habitable pour les nostalgiques adeptes d’un passé révolu. Sans pouvoir affirmer formellement que l’histoire apocryphe de notre Janus est issue de ce contexte, on remarquera que la religion nouvelle et ses représentants ont tout fait pour capter et recycler les prestiges légendaires des vieux rituels fulminatoires : c’est ainsi qu’on raconte au Moyen Âge maintes histoires sur des papes qui, par des moyens peu catholiques, parviennent à repousser, voire détruire, un envahisseur barbare et sauver Rome. Attila aurait été terrifié par une apparition miraculeuse de saint Pierre et saint Paul (on a vu le rôle tutélaire, quasi talismanique, attribué à leurs reliques dans certaines versions de la légende de Janus reproduite dans le Roman des Sept Sages),33 ou par celle d’un mystérieux jeune homme d’allure surnaturelle qu’il aurait aperçu au côté du pape Léon ; une autre version assure que le « fléau de Dieu » aurait même été foudroyé et que son armée aurait péri en mer suite aux prières du même pontife ; Jean d’Outremeuse prétend de même que le fils d’Alaric, au moment de rencontrer près du Tibre la procession du pape Innocent et de toute sa « clergerie » munie de reliques, périt avec toute son armée dans les eaux du fleuve, les cent-vingt (sic) ponts de la ville s’étant effondrés d’un seul coup au moment du passage des barbares.34

partie), livre V, édité et traduit par FR. PASCHOUD, Paris, 1986, p. 274-280. Le collège des sept sages de Rome dont fait partie Janus dans le Roman est-il une réminiscence et une transposition « historicisée », recomposée sur le modèle du récit-cadre de ce même roman (qui lui aussi mobilise sept sages), des conseils de dieux (les douze di Consentes et les di Nouensiles) qui assistent le dieu fulgurant dans la doctrine étrusque des foudres ? Voir G. CAPDEVILLE, Volcanus. Recherches comparatives sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, p. 293-338 (BÉFAR, 288). Dominique Briquel me signale que les « di Nouensiles » (qui ont été parfois obscurément considérés comme les neuf dieux fulgurants étrusques) sont une notion purement romaine, et qu’il existe par contre un autre groupe de dieux, les « di superiores » ou « inuoluti » (dont on ne sait ni le nombre ni le sexe), maîtres des foudres liées au destin, dont le conseil supérieur et caché s’imposait à Jupiter luimême. (33) Voir J. DE VORAGINE, La Légende Dorée, traduction française, t. I, Paris, 1967, p. 425 (tonnerre et éclairs se déchaînent lorsque l’on tente d’ôter les reliques des deux saints du puits où elles ont été jetées). (34) A. GRAF, Roma nella memoria [n. 6], 1915, p. 173 sq.

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Janus au péril du feu L’hypothèse interprétative de Krappe est donc en partie confirmée par le fait que l’application guerrière de la pseudo-théophanie et des rituels fulminatoires qui lui donnent corps ne sont pas des inventions des conteurs qui ont recyclé la figure légendaire de Janus, ni de ceux qui ont élaboré la fable du tisserand qui se fait passer pour Vichnou. Ce complexe thématique était déjà pré-articulé dans des mythes fort anciens, probablement porteurs de connotations et/ou de réminiscences rituelles. Ces mythes étant attestés dans plusieurs des cultures tributaires d’un héritage indo-européen, notamment en Grèce et en Italie antiques, rien ne nous oblige cependant à imaginer que les versions occidentales du type de récit qui fait l’objet de ce travail procèdent nécessairement de la diffusion d’un modèle indien plus ancien, comme le présupposait Krappe. On peut également objecter à ce dernier que son hypothèse « tempestaire », quoique pertinente, reste quelque peu réductrice et unilatérale. Elle repose en effet sur la constatation de l’analogie remarquable entre la fulmination dont sont victimes un Salmonée ou un Amulius, châtiés pour leurs imitations impies, et la mort par ignition de « Janus », dont Krappe suppose qu’elle devait avoir son répondant dans la forme primitive du conte indien (vu que la version des 1001 jours, qui manifestement en dérive, comporte quelque chose d’approximativement équivalent : le héros ne meurt pas, mais, après sa victoire aérienne contre les ennemis du roi, se livre pour complaire aux habitants du royaume à une exhibition aérienne, avec feu d’artifice, qui aboutit à une destruction par le feu de son coffre volant).35 Or, on ne peut pas manquer de relever entre ces deux types de récit une différence importante : ces rois transgresseurs punis sont, en tant que tels, des figures éminemment négatives, dont le châtiment, s’il est spécifiquement lié à leur activité de tempestaires, relève aussi d’un topique plus général de sanction de l’hybris, que l’on retrouve dans d’autres histoires d’« aviateurs » présomptueux, comme Icare, Kay Ûs, Vasu Uparicara, Nemrod, Alexandre, Simon le Mage, le roi Bladud de Geoffroi de Monmouth, etc.,36 où il n’est pas question de magie météorologique ni de pseudo-théophanie. Or, comme (35) FR. PÉTIS DE LA CROIX, Mille et un jours [n. 14], 1980, p. 282. Un épisode analogue se trouve dans un autre conte (arabe) relevant du même type, qui a été rattaché indirectement aux 1001 Nuits, où l’engin volant est accidentellement incendié : voir V. CHAUVIN, Bibliographie [n. 16], t. V, 1901, p. 232 ; A.C. LEE, Decameron [n. 20], 1909, p. 125 ; O. WEINREICH, Trug [n. 20], 1911, p. 151 sq ; A.H. KRAPPE, Studies [n. 5], 1927, p. 173. (36) Voir supra [n. 30] et FR. DELPECH, « Le Plongeon des Origines : variations méditerranéennes », dans RHR, n. 217 (2), 2000, p. 203-256.

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François Delpech on l’a remarqué plus haut, Janus et le tisserand indien sont, quant à eux, des personnages positifs, qui n’ont pas à être châtiés : leur mascarade est mise en scène pour la bonne cause et se trouve même sublimée, donc justifiée, par une « deuotio » auto-sacrificielle analogue à une apothéose dans le cas de Janus, par une intervention personnelle et salvatrice de Vichnou dans le cas du tisserand, qui se trouve momentanément habité par le dieu. Il ne semble notamment pas que le suicide volontaire et rédempteur de Janus par le feu doive être interprété comme le résultat d’un réaménagement positivé d’une histoire-souche où la mort du héros apparaîtrait comme la sanction d’un sacrilège. Ce suicide complète et couronne le rituel igné qui d’ailleurs le présuppose. On a vu qu’une « deuotio » analogue est évoquée dans le conte indien, où, avant d’être sauvé par l’intervention de Vichnou, le tisserand accepte avec abnégation de s’exposer à mourir pour soutenir son personnage tout en essayant de sauver le royaume que son imposture a malgré lui mis en péril. Le genre de récit dont le conte du Panchatantra procède ne comportait-il pas, plutôt qu’un châtiment divin, un scénario initiatique impliquant pour le héros un « passage par la mort », éventuellement suivi d’une sorte de « renaissance », pouvant dans certains cas prendre la forme d’une « deuotio », voire d’une sorte d’apothéose ? C’est ici qu’il faut prendre en considération d’autres versions orientales du même type de conte qui ont été ignorées par Krappe. Le conte du tisserand a un effet son équivalent dans un récit figurant dans un autre recueil classique de la littérature sanskrite médiévale, l’immense Kathasaritsagara de Somadeva37 : le héros n’est plus un tisserand mais un jeune et pauvre brahmane, qui parvient lui aussi à conquérir sa belle, une riche et prestigieuse courtisane de Mathura nommée Rûpinikâ, en accédant à elle monté sur un Garuda (ce n’est plus ici une machine volante, mais un véritable oiseau géant) et en se faisant passer pour Vichnou, dont il a revêtu les attributs. Il n’y a pas d’épisode guerrier, mais en tient lieu une étonnante séquence « carnavalesque » au cours de laquelle le héros débarrasse la ville de la maquerelle qui par avarice avait préalablement contrarié ses amours avec Rûpinikâ, en faisant passer cette infernale vieille pour une incarnation de la Peste qui menacerait de s’abattre sur Mathura et ses habitants. Cette dangereuse antagoniste est évincée moyennant une mise en scène aérienne extravagante (où le Garuda joue son rôle) qui la fait apparaître au vu de tous comme une sorte de « pharmakos » hideux devant être expulsé. On remarque que le caractère à la fois burlesque et apotropaïque de cette séquence conjuratoire fait écho à la double portée, agonistique et festive, de l’histoire

(37) SOMADEVA, Océan des rivières de contes, traduction française éditée par N. BALBIR, Paris, 1997, p. 80-86 (« Histoire enchâssée : Rûpinikâ »).

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Janus au péril du feu de Janus, donnée tout ensemble pour un récit de victoire sur des agresseurs barbares et pour un mythe de fondation de la « fête des fous ».38 Ce qu’il m’importe cependant de retenir ici c’est surtout le « passage par la mort » initiatique qui précède et conditionne, dans la première partie du conte, la pseudo-théophanie aérienne du héros : l’échec initial (imputable aux menées de la vieille) de ses amours avec Rûpinikâ l’amène en effet à vouloir se suicider. S’étant rendu pour ce faire au bord du gué sacré il s’endort néanmoins dans une carcasse d’éléphant, puis est transporté, toujours endormi, jusqu’à la mer, une tempête ayant fait déborder le Gange dont les eaux ont emporté la carcasse. Un premier oiseau géant enlèvera ensuite cette dernière dans les airs et la portera jusqu’à Ceylan où notre brahmane, enfin réveillé, va se concilier le roi, qui lui donnera le Garuda et les attributs de Vichnou qui lui permettront de retourner à Mathura et d’accomplir heureusement son destin. Une sorte de pseudo-mort volontaire, finalement transitoire, fait donc partie du scénario que cet accomplissement implique. On remarquera qu’elle suppose l’intervention du feu du ciel et du passage par l’eau, conditions préalables de l’apothéose pseudo-théophanique qui suivra. Cette combinaison d’éléments a priori antagoniques, dont la légende albaine d’Amulius présente une version négativisée (le roi impie y est à la fois foudroyé et « noyé » puisqu’il disparaît dans la crue du lac qui jouxte son palais),39 joue également comme on le verra plus loin, un rôle important dans la mythologie du dieu Janus. Une autre version du groupe de contes orientaux dont fait partie le récit du Panchatantra permet également d’entrevoir l’importance que devait avoir le thème de la mort par le feu (et l’eau) dans le substrat mythique (et probablement rituel) dont ces contes doivent être tributaires. Il s’agit cette fois d’une variante persane du type, qui propose un scénario intermédiaire entre le conte indien et la version des 1001 jours. Le héros est encore un tisserand, qui au moyen d’un coffre magique volant fabriqué par un charpentier (qui n’est plus en l’occurrence son ami mais son rival en amour) parvient en se faisant passer pour l’Ange Gabriel à séduire la fille du roi d’Oman.40 Dans cette version, la séquence guerrière est bien développée et le (38) Remarquer que l’accoutrement burlesque imposé par le héros à la vieille maquerelle pour son exhibition publique (nue, le corps peint en noir d’un côté, en vermillon de l’autre, SOMADEVA, Océan [n. 37], 1997, p. 85) semble faire écho au double masque de Janus tel qu’il est évoqué dans le Roman : voir supra [n. 3]. Cf. W. DEONNA, « Le masque à double expression de Boupalos et d’Athénis », dans RÉG, t. 40, 1927, p. 224-233. (39) M.V. GARCÍA QUINTELA, Pendu et noyé [n. 23], 2007, p. 45-48. (40) H.S.V. JONES, Cléomadès [n. 16], 1908, p. 577-579. Ce conte persan est très probablement la source du conte turc dont s’est servi Fr. Pétis de La Croix pour élaborer l’« Histoire de Malek et de la princesse Schirine ».

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François Delpech tisserand aviateur pseudo-angélique y utilise des procédés qui l’assimilent à un magicien « fulgurator » puisqu’il bombarde d’en haut l’armée ennemie d’une grêle de pierres et projette des flammes. C’est à cette occasion que se réintroduit métonymiquement le motif de l’ignition (indirecte) du héros, puisque son coffre volant est en l’occurrence accidentellement détruit par ces projections enflammées, ce qui l’oblige à revenir provisoirement à son humble métier d’origine et à en rabattre quant à son imposture pseudoangélique. Le scénario de la « deuotio » ignée (peut-être ici involontaire) se précise cependant dans l’épisode suivant, où notre héros est lancé tout armé sur un cheval de feu contre le camp ennemi, dont le roi est tué, alors que monture et cavalier sont précipités par leur élan dans un puits, où le pseudoGabriel sera retrouvé à moitié mort... Nous retrouvons donc la combinaison du feu et de l’eau, du mouvement ascendant (le vol mécanisé du prétendu ange) et de la chute ou descente dans les profondeurs, qui semble constituer une des structures symboliques sur lesquelles s’articulent ces récits de feintes apothéoses et d’auto-sacrifices ignés.41 Un troisième récit apparenté au conte du Panchatantra se trouve dans l’adaptation mongole (intitulée Siddhi Kür) du recueil des contes indiens du Vampire, autre classique de la littérature narrative sanskrite.42 Dans ce conte, où le thème du consortium d’artisans doués est plus développé que dans l’histoire indienne du tisserand (lequel n’est associé qu’à un seul compagnon, le charron qui construit pour lui le Garuda mécanique), le héros est d’abord assassiné par un potentat qui s’empare de sa belle épouse, et il est enterré près d’une rivière. Les dons conjugués de ses compagnons permettront cependant ensuite sa résurrection, et, c’est au moyen d’un Garuda mécanique que le jeune homme parviendra, par la voie des airs, à atteindre la retraite où est confinée son épouse enlevée et à l’emmener avec lui. Il n’y a pas ici de pseudo-théophanie, mais la persistance remarquable du scénario de la « mort initiatique », associé à un double et antithétique mouvement de descente (l’ensevelissement aux abords de la rivière) et d’ascension (la quasi « apothéose » que représente l’envol dans l’oiseau mécanique), signe bien l’appartenance de ce récit au complexe folklorique ici analysé, et confirme le rôle symbolique que devait jouer le thème sacrificiel dans le substrat mythique et rituel qui le sous-tendait. (41) Voir, sur les rapports de ce genre de récit avec les représentations topologiques caractéristiques des cultures indo-européennes, M.V. GARCÍA QUINTELA, Pendu et noyé [n. 23], 2007. Le même binôme symbolique « AscensionPlongée » est extrapolé sur une aire plus vaste par B. SERGENT, Jean de l’Ours, Gargantua et le Dénicheur d’oiseaux, La Bégude de Mazenc, 2009, 518 p. (L’or des origines). Je reviendrai ailleurs sur le sujet. (42) H.S.V. JONES, Cléomadès [n. 16], 1908, p. 587 sq. Voir aussi B. LAUFER, The Prehistory of Aviation, Chicago, 1928, p. 44-57 (« The dawn of airships in Ancient India »), en particulier p. 47 sq.

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Janus au péril du feu IV. De ce substrat la légende médiévale de Janus est toutefois plus proche que les récits orientaux que l’on vient d’évoquer. À première vue, les affinités qu’elle a avec ces derniers paraissent en effet assez périphériques. Son allure bien plus « archaïque » (malgré la réinterprétation chrétienne dont elle a fait l’objet), bien moins sophistiquée et littérairement élaborée que celle du récit du Panchatantra, fait que l’on a peine à y reconnaître, comme l’ont fait jusqu’ici les comparatistes, une version occidentale du même type de récit. Ne serait-ce que parce qu’il lui manque au moins deux éléments caractéristiques qui occupent une place essentielle dans le conte indien, à savoir le motif de l’engin volant et toute la séquence de la séduction fondée sur une imposture. Les deux histoires ne se ressemblent donc que par leur commun recours au thème de la pseudo-théophanie comme stratagème guerrier. Il est vrai que, à la différence de la légende romane, les récits orientaux qui lui ont été comparés reconduisent à une logique narrative standardisée de conte folklorique et qu’ils se conforment globalement, malgré la réélaboration littéraire dont ils ont fait l’objet, à un schéma mixte alliant des éléments relevant du genre merveilleux et des topiques épico-héroïques à une thématique générale de conte de ruse, avec son assortiment de quiproquos, de stratagèmes et de « dei ex machina ». Selon cette logique, le parcours stéréotypé du héros suppose nécessairement une acquisition préalable de mérites et d’objets magiques (ou pseudo-magiques comme les Garudas mécaniques), moyennant l’aide de donateurs et d’auxiliaires (le ou les compagnon[s]) doué[s]), et implique qu’il triomphe par son courage et/ou son intelligence d’un antagoniste plus puissant, qui l’a mis dans un premier temps en difficulté ; après quoi il accèdera, notamment par un brillant mariage à une promotion statutaire – sociale et éventuellement politique – qui compensera ou inversera l’infériorité de sa condition initiale. Il est par ailleurs manifeste que le conte du tisserand et ses parallèles orientaux ont circulé dans des contextes culturels où, de par l’abondance et la large diffusion des recueils et des traductions, les traditions écrites et orales se sont inextricablement entremêlées. Aussi ont-ils intégré de nombreux éléments narratifs probablement étrangers à leurs noyaux originels, les analogies de situations scénaristiques ayant attiré dans l’orbite du récit des stéréotypes migratoires susceptibles d’apparaître dans divers types de contes plus ou moins hétérogènes, mais partageant des traits communs. Les formes sous lesquelles ils nous sont parvenus sont donc certainement des formes contaminées. Il n’est pas difficile par exemple de détecter ce que le récit du Panchatantra peut devoir à un croisement avec le vaste et antique cycle narratif dit de « l’imposture de Nektanebo », fondé comme on sait sur le thème du séducteur qui suborne ses victimes en se faisant passer pour un

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François Delpech dieu, un ange ou un personnage quelconque relevant de la sphère du sacré, canevas dont on connaît les multiples variantes depuis le Roman d’Alexandre jusqu’à Boccace et au-delà.43 On y retrouve également des éléments topiques d’un ancien cycle de récits sanskrits où l’instrument magique des contes merveilleux traditionnels, qui permet au héros de vaincre ses adversaires et d’accéder à la princesse, est remplacé par une machine volante fabriquée par un ingénieur associé d’une manière ou d’une autre au héros.44 Cette substitution, qui procède manifestement d’un télescopage entre l’univers de la merveille et celui de la métis artisanale et de la technique et fait dériver le récit héroïco-magique vers le conte de ruse, est à la racine du conte-type ATU 854 (The Golden Ram)45 : un garçon d’origine modeste parvient à épouser la fille d’un roi après avoir réussi à la débusquer au cœur d’un palais labyrinthique et soigneusement gardé (où son père la tient recluse), en y faisant introduire une effigie creuse de sa confection à l’intérieur de laquelle il s’est lui-même caché, comme l’avaient fait les guerriers grecs dans le cheval de Troie. Cette statue est dans plusieurs versions présentée comme une sorte d’automate et elle a parfois la forme d’un oiseau. De nombreuses versions orales et écrites, tant orientales qu’occidentales, de ce conte-type ont été recensées. Les recoupements de ce corpus avec le cycle dont relève l’histoire du tisserand indien sont rendus manifestes par une version toscane où le garçon qui a ainsi réussi à se faire introduire dans la chambre secrète de la princesse (laquelle est fort dévote), finit par la séduire en se faisant passer pour saint Augustin !46 Inversement, le Garuda volant mécanique de la version mongole (analysée plus haut) du conte indien sert de cachette, non de monture, au jeune brahmane venu reconquérir son épouse enlevée.

(43) Voir supra [n. 20]. Sur les sources égyptiennes (conceptions hiérogamiques) et les formes littéraires (dramaturgiques) du cycle du « faux amant divin », voir S.H. AUFRÈRE, « Quelques aspects du dernier Nectanébo et les échos de la magie égyptienne dans le Roman d’Alexandre », dans Magie I [n. 32], 2000, p. 95-118, et C. JOUANNO, « L’homme aux trois pères ou les ambiguïtés du Roman d’Alexandre », dans D. AUGER-S. SAÏD [Éd.], Généalogies mythiques. Actes du VIIIe Colloque du Centre de recherches mythologiques de l’Université de Paris X (Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris, 1998, p. 447-463 (Publications du Centre de recherches mythologiques de l’Université de Paris X). (44) H.S.V. JONES, Cléomadès [n. 16], 1908 ; B. LAUFER, Prehistory [n. 42], 1928. (45) H.-J. UTHER, Types [n. 16], t. I, 2004, p. 482-483. Voir G. RUA, Novelle del Mambriano del Cieco di Ferrara, Turin, 1888, p. 27-42 (en particulier p. 40-42), et K. RANKE [Éd.], Enzyklopädie des Märchens [n. 16], t. II, 1979, col. 561-565 (« Bock : Der goldene B. Aa. Th. 854 »). (46) G. RUA, Novelle [n. 45], p. 33 et 41 sq.

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Janus au péril du feu Toute cette matière et ces réseaux folkloriques, nettement perceptibles dans et à travers les contes indiens qu’on a pu comparer à l’histoire de Janus, sont a priori bien étrangers à cette dernière, ce qui semble exclure qu’on puisse vraiment la considérer – à l’instar d’A.H. Krappe – comme le produit d’une importation orientale. L’hypothèse inverse, esquissée par G. Paris, d’une propagation vers l’Orient de l’historiette latine ne paraît guère plus crédible, tant celle-ci ignore le scénario érotico-nuptial qui est au cœur du corpus oriental : ce cadre « romanesque » ne saurait pourtant procéder d’une adjonction récente, tant il s’inscrit pleinement dans le contexte de l’ancienne littérature narrative sanskrite. Les analogies néanmoins frappantes, quoique circonscrites, entre la légende occidentale et le conte oriental posent donc problème. Ce sont en effet les deux seuls corpus textuels où apparaisse de façon aussi caractérisée la conjonction du thème de la pseudo-théophanie avec celui de la défense victorieuse d’un territoire ; les seuls aussi où cette conjonction s’opère sur fond de connotations et de réminiscences « tempestaires » (revues dans une perspective positive), la mort et/ou la destruction par le feu apparaissant toutefois, qu’elles soient subies ou auto-infligées, non comme le châtiment d’une hybris mais comme le passage obligé d’un cursus initiatique, éventuellement comme la conséquence d’une « deuotio », voire comme l’accomplissement d’une apothéose ignée.47 Ces coïncidences ne sont donc certainement pas fortuites. Une troisième hypothèse, celle d’un héritage commun, pourrait alors s’imposer, laquelle ne s’arrêterait pas nécessairement – sans pour autant les exclure – au simple souvenir des sorciers et rois faiseurs de pluie, ni aux allusions relatives aux dérivations guerrières foudroyantes de la magie météorologique. Le suicide par le feu de Janus, l’ordalie du feu, éventuellement en combinaison avec l’eau, qui transparaît dans plusieurs versions de notre corpus oriental, la verticalité axiale bipolaire des mouvements ascensionnels et des catabases ou des chutes qu’affecte le destin de leurs héros, rien de cela n’est banal ni réductible aux topiques vicissitudes affrontées par les protagonistes des contes à schéma initiatique. Les « objets magiques » qu’il s’agit de défendre (les reliques saintes menacées par des envahisseurs barbares) ou de conquérir, ceux qu’il faut savoir maîtriser (la panoplie de Janus, ou celle de Vichnou, les automates (47) G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 128, et A.H. KRAPPE, Studies [n. 5], 1927, p. 174 sq, au-delà de leurs divergences au sujet des origines du récit médiéval, sont d’accord pour considérer que le thème de la mort du protagoniste par le feu devait faire partie de la forme primitive du conte.

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François Delpech volants), apparaissent dans ces récits comme des talismans chargés de puissance ordalique : ils garantissent la sacralité territoriale et/ou rendent possible l’accès à une forme de souveraineté. L’exposition aux dangers que suppose leur éventuelle mobilisation, lesquels sont analogues à ceux dont sont victimes les rois tempestaires coupables d’impiété, fait dans nos récits figure d’obligation rituelle, de condition nécessaire et d’étape du cursus héroïque, royal ou charismatique. Elle a donc valeur probatoire et permet de vérifier une qualification. L’enjeu de la geste de Janus est l’accès, par le maniement du feu et par l’autoimmolation, au statut divin : il y parviendra par sa « deuotio » et sa mort. Sur un mode moins radical, mais orienté dans le même sens, le tisserand obtiendra, en assumant les risques mortels qu’implique pour lui l’utilisation guerrière des attributs de Vichnou, que le dieu s’incarne en lui et assure la victoire (et accessoirement la promotion sociale de son imitateur). Ces variations sur le modèle de l’apothéose, où la qualification se conquiert par l’aptitude à maîtriser le feu en acceptant le sacrifice de soi, sont la contre-figure de la disqualification des rois impies détruits par le feu du ciel qu’ils ont vainement tenté de dominer, car leurs simulations pseudothéophaniques n’étaient que le produit d’une vaine hybris et d’un projet mensonger et n’impliquaient pas la « deuotio » authentique que suppose l’accès au sacré. L’opposition entre ces deux types de mimesis pseudothéophanique, l’une positive, l’autre négative, est aussi instructive que leurs analogies (bien détectées par Krappe) : la simulation rituelle du geste divin a valeur d’ordalie ; la disposition mentale, les modalités et les résultats de sa mise en œuvre établissent une légitimité ou démasquent une inaptitude. On reconnaît ici une application particulière d’un système de rapport au sacré caractéristique des cultures tributaires d’un héritage indo-européen. C’est dans le mythe fondateur de la royauté scythe, l’aptitude de l’un des trois frères candidats à appréhender les trois talismans fonctionnels brûlants tombés du ciel qui décide du destin politique et de la structure socioterritoriale de la nation.48 C’est aussi, dans le monde iranien, par l’ordalie que représente la compétition des postulants qui tentent de maîtriser la fuyante et ignée

(48) G. DUMÉZIL, Romans de Scythie et d’alentour, Paris, 1978, p. 169-224 (« Les objets tombés du ciel et l’organisation sociale des Scythes ») (Bibliothèque historique).

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Janus au péril du feu « Gloire lumineuse » (gardée au fond des eaux par Apam Napât) que se qualifie celui qui peut légitimement accéder à la souveraineté.49 C’est encore, dans les traditions latines, l’ensemble des légendes qui associent certains des premiers rois au feu, soit à propos de leurs naissances miraculeuses liées au foyer, soit à l’occasion de prodiges ignés survenus lors de leurs carrières,50 soit encore au moment de leur mort (où il appert que le foudroiement, ou la disparition-apothéose comme conséquence d’un orage, ce qui arrive respectivement dans les cas de Tullus Hostilius et de Romulus, font écho, sans pourtant s’y assimiler, aux châtiments fulgurants des « rois tempestaires »).51 C’est enfin, en Inde, parmi d’autres mythes, celui de la naissance de Prthu, « premier roi consacré », issu du barattage au foret à feu du bras de son défunt prédécesseur, opération pratiquée par les Sages, pour sauver le pays de la crise où l’a plongé l’absence de souverain qualifié : Prthu surgit lumineux de ce sacrifice igné, doté d’armes resplendissantes et marqué du signe cyclomorphe de Vichnou, nativité et subséquente consécration divine dont G. Dumézil a détecté les affinités avec celles de Servius Tullius,52 ce qui donne à penser que ces mythes transculturels de « premiers rois » liés au feu reconduisent probablement et peut-être solidairement à une représentation indo-européenne commune associant la fondation de la souveraineté à celle de l’origine du sacrifice, en tant que moyen d’assurer par le feu la communication entre le plan humain et le plan divin.53 (49) G. DUMÉZIL, Mythe et Épopée III [n. 23], 19733, p. 24-27. L’épreuve du feu à laquelle, selon plusieurs traditions, se soumet Zoroastre doit relever du même genre d’ordalie. (50) Voir D. BRIQUEL, « En deçà de l’épopée, un thème légendaire indoeuropéen : caractère trifonctionnel et liaison avec le feu dans la geste des rois iraniens et latins », dans R. CHEVALLIER [Éd.], L’Épopée gréco-latine et ses prolongements indo-européens, Paris, 1981, p. 7-31 (Caesarodunum, 16bis), et G. CAPDEVILLE, Volcanus [n. 32], 1995, p. 3-154 (« Filii Volcani »), où sont entre autres étudiés les cas de Romulus, Servius Tullius, Caeculus, etc. (51) Voir D. BRIQUEL, « Perspectives comparatives sur la tradition relative à la disparition de Romulus », dans Latomus, t. 36, 1977, p. 253-282 (en particulier p. 267), et G. DUMÉZIL, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, 1969, p. 45 sq. La disparition de Romulus est bien associée au « feu dans l’eau » dans la mesure où elle se produit au bord d’un marécage près duquel tombe la foudre. (52) G. DUMÉZIL, Servius et la Fortune. Essai sur la fonction sociale de louange et de blâme, et sur les éléments indo-européens du cens romain, Paris, 1943, p. 39 sqq. et p. 215-219 (« Prthu, Servius et le Feu ») (Les mythes romains, 2). (53) D. BRIQUEL, En deçà de l’épopée [n. 50], 1981, p. 12 sq. et 19 sq. Sur le « suicide divin » et sa commémoration-imitation par le sacrifiant, voir les remarques

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François Delpech V. Une ultime comparaison avec une légende indo-birmane, qui n’a jamais été prise en compte à propos des récits qui font l’objet de ce travail, me permettra peut-être de mieux cerner cette « représentation indoeuropéenne commune » et d’entrevoir quel genre de prototype mythique peut se trouver à la racine de ces récits, dont il me semble difficile d’expliquer les affinités (et les différences) seulement à partir de schémas diffusionnistes. Il s’agit de la légende d’Açoka telle qu’elle apparaît (en pâli) dans sa version birmane, recueillie au XIIe ou XIIIe dans la Lokapaññati, traité de cosmologie bouddhiste certainement issu d’un original sanskrit bien plus ancien (déjà traduit en chinois au VIe siècle).54 En l’adaptant aux traditions folkloriques de Birmanie l’auteur introduit dans ce traité une relation du transfert des reliques du Bouddha par Açoka qui complète curieusement les récits du Nord-Ouest de l’Inde étudiés naguère par J. Przyluski. On y apprend qu’Açoka avait d’abord réussi à localiser l’emplacement de ces reliques, profondément enterrées jadis par son ancêtre Ajâtasattu, lequel avait mis en place un très complexe dispositif de reliquaires emboîtés les uns dans les autres, enfermés dans un temple souterrain recouvert de sept toits superposés, entouré d’une série de murs concentriques et protégé par des automates armés et tournoyants qui en interdisaient l’accès, le tout soigneusement couvert d’argile et dissimulé au cœur d’un jardin clos. Voulant installer et répartir ces reliques dans les 84000 stupa dont il avait décidé de recouvrir la totalité du royaume, Açoka fit excaver le sanctuaire enseveli et eut recours à l’ingénieur (encore vivant !) qui avait construit les guerriers automates qui le protégeaient pour neutraliser leur mécanisme, qu’il était le seul à connaître, et permettre l’accès au précieux dépôt. Ce dernier étant alors exhumé, le roi fait construire les 84000 stupa et y fait enchâsser les reliques, préalablement partagées en autant de portions. Avant de procéder à la dédicace de ces nouveaux sanctuaires, il faut cependant contrecarrer les entreprises hostiles du démon Mâra (qui s’était déjà opposé au Bouddha). Açoka y parvient grâce à la mobilisation du moine-magicien Upagutta, qui vit dans un palais sous-marin au fond de l’océan. Un combat magique entre ce dernier et Mâra aboutit à la défaite et à la conversion du (en partie dérivées des analyses de Sylvain Levi sur la doctrine du sacrifice dans les Brahmanas) de M. MAUSS, Œuvres, t. I, Les fonctions sociales du Sacré, Paris, 1968, p. 290-300. (54) E. DENIS, La Lokapaññati et les idées cosmologiques du bouddhisme ancien, t. I, Paris, 1977, p. 141-154 et 187-193. Voir également ID., « La Lokapaññati et la légende birmane d’Asoka », dans Journal Asiatique, n. 264, 1976, p. 97-116, et S. THIERRY, « Robots et machines ‘véhicules des esprits’ en Asie du Sud-Est », dans Cahiers de la Société des Études Euro-Asiatiques, t. 12, 2003 (La Forge et le forgeron, t. 2, Le merveilleux métallurgique), p. 63-78.

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Janus au péril du feu démon qui est, comme Prométhée, attaché à une montagne et contraint à utiliser son pouvoir surnaturel d’illusion pour susciter, en présence d’Açoka et de sa cour, une sorte de pseudo-épiphanie posthume du corps du Bouddha, à l’occasion de laquelle est célébrée publiquement la grande offrande rituelle. L’image du Bienheureux une fois effacée par le démon, Açoka entreprend de procéder personnellement, sept jours après, à la dédicace du stupa central du royaume. Cette opération suppose pour le roi une sorte d’auto-holocauste par le feu : s’enveloppant jusqu’au cou d’ouate de coton, les mains et la tête ointes d’huile, Açoka fait mettre le feu à son corps, prononce l’hommage au Bienheureux et entre en méditation tandis que montent les flammes. Cette flamboyante offrande du corps royal dure sept jours, sans qu’Açoka soit brûlé ni incommodé. Ce sacrifice igné est conclu par un bain et la consécration du stupa est menée à son terme. Sans pouvoir être considéré comme faisant partie du corpus textuel et folklorique ici étudié, cet étonnant récit y fait écho sur bien des points, que l’on peut très schématiquement résumer comme suit : 1. Le Janus du Roman sauve Rome (et les reliques saintes convoitées par les assiégeants barbares) ; le tisserand du Panchatantra sauve en utilisant les attributs de Vichnou le royaume dont il épouse la princesse ; il vainc les envahisseurs et il obtient du roi un territoire. Açoka retrouve les reliques du Bouddha, triomphe, grâce à Upagutta, d’un antagoniste majeur et procède à la structuration sacrale de son empire en le couvrant d’un réseau de stupareliquaires. 2. Le tisserand indien est aidé d’un artisan qui construit pour lui la machine volante (ornithomorphe) et les attributs divins qui lui permettront de réaliser ses raids amoureux puis guerriers. L’ingénieur auquel a recours Açoka pour pouvoir accéder aux reliques du Bienheureux est de même un spécialiste de la fabrication d’automates volants, les « machines véhicules des esprits ». Il n’y a pas d’artisan dans la légende de Janus, lequel n’utilise aucune machine volante : on remarque cependant qu’une des versions du Roman remplace le manteau fait de queues d’écureuils par un vêtement couvert de plumes de paons,55 et que, intimement lié aux rites des Saliens,56 gardiens de l’ancile tombé du ciel, le Janus de la mythologie romaine devait

(55) G. PARIS, Deux rédactions [n. 1], 1975, p. 130. On notera cependant que l’écureuil est lui aussi marqué par une dynamique ascensionnelle et que, par sa couleur rouge, il a été associé au feu, ce qui me semble expliquer son rôle dans la mythologie scandinave (l’écureuil Ratatoskr monte et descend le long du tronc de l’arbre Yggdrasill, où il assure la communication entre l’aigle qui est au sommet et le serpent qui est tout en bas). (56) Voir L. GERSCHEL, « Saliens de Mars et Saliens de Quirinus », dans RHR, n. 138, 1950, p. 145-151.

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François Delpech avoir quelque rapport avec l’artisan Mamurius, spécialiste, comme le charron du Panchatantra, de la fabrication de duplicata des objets sacrés. 3. De même que Janus monte sur la plus haute tour de Rome pour s’y livrer à son exhibition, le tisserand indien s’élève dans les airs pour accéder à la princesse, puis terroriser l’armée ennemie. La consécration du territoire par Açoka implique aussi une dynamique ascensionnelle puisqu’il s’agit d’abord de faire remonter les reliques profondément enterrées puis de les installer dans des stupas, c’est-à-dire dans des monuments qui symbolisent clairement le dôme céleste.57 4. À la pseudo-théophanie lumineuse mise en scène par Janus et à celle qu’opère le tisserand répond, quoique placée autrement dans le récit, la pseudo-épiphanie du corps du Bouddha (qui apparaît lui aussi « entouré d’une brillante auréole ») qu’obtient Upagutta en contraignant Mâra à utiliser son pouvoir magico-hallucinatoire. 5. Du haut de son perchoir, Janus terrorise les ennemis massés en contrebas aux pieds des remparts, tout comme le tisserand (habité par Vichnou et juché sur son Garuda mécanique) fond sur l’armée assiégeante par la voie aérienne. De même, dans le combat magique « à transformations » qui oppose Upagutta à Mâra, ce dernier adopte notamment la forme d’un nâga (habitant ophidien des espaces souterrains ou subaquatiques), tandis que le moine prend celle d’un garuda et saisit d’en haut son adversaire à la tête. Ajoutons que ce combat prend aussi très clairement l’allure d’un affrontement tempestaire : Mâra suscite vent et pluie pour éteindre les lampes du rituel consécratoire d’Açoka ; éléments qu’Upagutta détourne et renvoie au loin, de même qu’il repousse et neutralise le bombardement de pierres, de sable et de charbons ardents déchaînés sur lui par le démon. On remarque enfin que si notre Janus médiéval escrime deux glaives « calefactos et ardentes », Upagutta crée « deux barres de fer flamboyantes et brûlantes » pour frapper la tête de son adversaire. 6. La plus frappante analogie reste cependant celle qu’on aura remarquée à propos du rituel d’auto-immolation par le feu d’Açoka, qui rappelle étrangement la « deuotio » suicidaire de Janus décrite par le pseudo-Bède et par Philippe de Thaon : dans les deux cas, le sacrifiant s’enveloppe d’ouate ou de tissus mis en contact avec de l’huile y met le feu et se transforme en torche vivante ; et si, à la différence de Janus, le roi indien sort indemne de cette opération oblatoire, il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, de fonder un nouveau culte et de (re)sacraliser un territoire par une cérémonie qui instaure un passage igné entre l’humain et le divin. Le conte du Panchatantra ignore cette « mort (ou pseudo-mort) par le feu », mais on a vu (57) A.S. MELIKIAN-CHIRVANI, « Recherches sur l’architecture de l’Iran bouddhique I. Essai sur les origines et le symbolisme du stûpa iranien », dans Le Monde iranien et l’Islam. Sociétés et cultures, t. III, Paris, 1975, p. 1-61 (en particulier p. 30-43).

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Janus au péril du feu que ce même passage, préparé par l’acceptation qu’affiche le tisserand du destin fatal que lui promet son intervention dans le conflit, se réalise par l’ « apothéose » provisoire que lui octroie le dieu en s’incarnant temporairement en lui. Quant aux autres versions orientales du même type de conte mentionnées plus haut, on a constaté qu’elles comportent plus clairement encore, à travers le motif de l’ignition de l’engin volant ou celui du « passage par la mort » initiatique du héros, des traces « folklorisées » du même type de médiation entre le monde divin d’en haut et le monde humain d’en bas. 7. On remarque enfin que la consécration royale et territoriale que vise ce « premier roi » (en tant que souverain chakravartin bouddhiste) qu’est Açoka, à travers le rituel agonistique et dédicatoire de l’exaltation des reliques, a pour lui valeur d’ordalie qualifiante. Une ordalie qui suppose une combinaison du feu (le sacrifice igné du roi) et de l’eau (l’indispensable intervention du moine subaquatique qu’est Upagutta),58 comme c’est le cas dans nombre d’ordalies indo-européennes dites du « feu dans l’eau ».59 On a vu que la même combinaison d’éléments contraires est repérable dans le scénario des « passages par la mort » qui caractérise plusieurs versions orientales du conte-type dont relève l’histoire du tisserand indien. Il n’y a, a priori, rien de semblable dans la légende médiévale de Janus, mais n’est-il pas remarquable que ce récit, qui fait intervenir le (futur) dieu dans une opération destinée à vaincre et repousser des assiégeants de Rome, ait, mutatis mutandis, un équivalent dans la mythologie traditionnelle de ce dieu, à savoir l’épisode relatif à son intervention miraculeuse et salvatrice au moment du siège de Rome par les Sabins, et que ce miracle implique précisément l’action conjuguée du feu et de l’eau, puisque c’est le jaillissement d’un torrent d’eau bouillante, issu du temple ouvert de Janus, qui effraie et repousse les Sabins qui s’apprêtaient à s’introduire dans la

(58) Upagutta est donc aussi proche des nagas, dont il partage l’habitat sousmarin, que de l’oiseau Garuda, dont il adopte la forme lors de son combat contre le démon. (59) Voir G. DUMÉZIL, Mythe et Épopée III [n. 23], 19733, p. 21-89 (« La saison des rivières »). Sur le rôle du « feu dans l’eau » dans les mythes indo-européens de « premiers rois » voir supra [n. 51] et D. BRIQUEL, « Du premier roi au héros fondateur : remarques comparatives sur la légende de Romulus », dans CH.-M. TERNES [Éd.], « Condere Urbem ». Actes des 2e « Rencontres Scientifiques de Luxembourg » (janvier 1991), Luxembourg, 1992, p. 26-48 (p. 30) (Publications du Centre universitaire de Luxembourg. Études classiques, 3) : l’auteur montre également (p. 31) le lien de l’archétype mythique du « premier roi » avec les thèmes du voyage aérien et de la chute.

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François Delpech ville ?60 Le récit médiéval, qui nous montre un Janus maître du feu (et s’auto-divinisant par sa disparition par et dans le feu) ressemble bien à un recyclage de ce mythe antique qui paraît supposer que le dieu s’est transsubstantié et comme dissout dans cette combinaison élémentaire salvatrice. Les différences évidentes, sur lesquelles il n’y a pas lieu d’insister ici, entre le récit bouddhiste indo-birman et le cycle narratif qui fait l’objet de ce travail indiquent bien qu’il n’y a pas entre eux de relation généalogique ni de référence partagée à un prototype mythique commun. Les analogies qu’on a soulignées indiquent cependant, sans trop vouloir les solliciter, qu’en l’un et l’autre un semblable système de croyances et d’images est à l’œuvre, lequel doit reconduire à un héritage indo-européen. Ce qui se joue dans ces histoires de pseudo-théophanies et d’ascensions (mécanisées ou non) vers les hauteurs, dans ces fictions de mimesis frisant l’imposture sacrilège rachetées par des « deuotiones » auto-sacrificielles induisant finalement une sorte d’apothéose ignée, c’est simultanément l’inauguration d’un « premier roi », la (re)fondation sacrale et/ou salvatrice d’un territoire et l’instauration d’une médiation verticale par le feu (ou par la combinaison du feu et de l’eau) entre le plan humain et le plan divin. Ces opérations interdépendantes supposent le plus souvent que soit effectuée une trajectoire ordalique, au cours de laquelle sont appropriés, voire sauvegardés, des objets magiques ou talismaniques (reliques, regalia, armes divines), et par laquelle sont distinguées et séparées les formes légitimes et illégitimes de l’« imitatio dei », celles qui caractérisent et opposent d’une part un héros poliade positif, sauveur de Rome, tel que Janus, d’autre part le type négatif du roi tempestaire, puni comme Salmonée pour son imposture, comme s’opposent dans l’histoire mythique de l’Italie primitive un Latinus apothéosé et un Amulius foudroyé enfoncé dans les profondeurs du lac albain.61 ***

(60) Sur cet épisode, raconté notamment par Ovide et par Macrobe, voir M. MEULDER, « Le feu et la source à Rome », dans Latomus, t. 59, 2000, p. 749-765. C’est précisément l’analogie entre ce mythème et notre légende médiévale qui avait induit Gaston Paris à penser que cette dernière est de provenance romaine et remonte aux derniers temps du paganisme (G. PARIS, Récit ‘Roma’ [n. 5], 1875, p. 127). On remarque que, comme dans les contes orientaux de pseudo-théophanies étudiés plus haut, l’intervention salvatrice de Janus est consécutive, dans le mythe en question, à un raid nuptial (l’enlèvement des Sabines) et lui est étroitement corrélé. (61) Voir supra [n. 23].

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Janus au péril du feu Au terme de cette enquête je m’abstiendrai de décider si notre histoire médiévale de Janus relève ou non du genre « légende migratoire » et si, en admettant cette éventualité, elle doit être ou non considérée comme une version occidentale d’une forme quelconque du conte indien recueilli dans le Panchatantra. L’analyse proprement « folklorique » montre certes qu’il existe tout un réseau de versions « intermédiaires » et de contes-type entrecroisés, repérables aussi bien en Orient qu’en Occident, lesquels se sont communiqué par les voies écrites et orales des motifs narratifs et ont échangé des situations et séquences stéréotypées qui ont manifestement circulé. Il appert cependant que l’aptitude d’une tradition et d’une culture à capter et intégrer un élément allogène est souvent surdéterminée par des affinités plus profondes qui, autant qu’à l’appartenance à un même réseau de circulation interculturelle, peut reconduire à la dépendance respective des traditions et des cultures concernées à l’égard d’un héritage commun. Aussi l’explication « diffusionniste » chère aux folkloristes n’est-elle pas nécessairement ni toujours incompatible avec l’archéologie culturelle préconisée par les spécialistes de mythologie comparée. En ce qui concerne la légende de Janus, on ne peut exclure qu’elle ait recyclé des apports d’origine orientale mais, si c’est le cas, elle les a déconstruits et remobilisés dans le contexte, qui lui était propre, d’une nouvelle visite de la mythologie de ce dieu dans une perspective évhémériste et christianisée. On peut même se demander si, ce faisant, elle n’a pas, en les transposant, préservé et reconduit d’authentiques traditions mythiques (par ailleurs perdues) relatives à ce dieu mystérieux, nous invitant par là même à revisiter à notre tour les rapports de ce dernier avec le feu, avec la défense du territoire et avec le sacrifice. Ce serait, dans cette perspective, à ces traditions et à leur arrière-plan indo-européen que l’anecdote médiévale devrait les affinités qu’on lui a trouvées avec le corpus narratif oriental abordé dans ce travail. Quoi qu’il en soit, le Janus du pseudo-Bède et du Roman des Sept Sages de Rome porte la marque d’une époque où l’on essaie de recycler la typologie du Héros antique et de la reconvertir dans une figure nouvelle qui va être celle du Saint poliade, sage inspiré, et divinement téléguidé, dont le charisme et éventuellement le martyre sont censés avoir pour la cité les mêmes effets bienfaisants que la « deuotio » du héros païen, qu’il soit ou non d’ascendance divine, et notamment être capables d’en imposer aux barbares. Dans le cadre de cette transition entre deux typologies, « Janus » (qui regarde en avant comme en arrière) apparaît comme un mutant. Humain qui feint d’être un dieu, qui dans le Roman est effectivement pris pour une apparition du dieu des chrétiens, et qui finit paradoxalement grâce à cet

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François Delpech exploit à accéder au statut de dieu païen, il incarne et propose un modèle de « deuotio » auto-sacrificielle qui l’assimile à la fois à une martyriale préfiguration messianique et à un répondant païen de la figure en gestation de nouvel homme de Dieu dont la chrétienté a besoin pour sauver la romanité assiégée par le paganisme hunnique tout en la purgeant de son propre héritage païen... Comme le Virgile magicien des légendes médiévales,62 le Janus du Roman des Sept Sages de Rome, est donc le produit d’un compromis culturel. Fabrication de clercs et d’antiquaires à partir de réminiscences déconstruites et de bribes érudites laborieusement recyclées, il est aussi l’héritier de traditions itinérantes probablement orales, vectrices de thèmes relevant de la culture folklorique. L’aventure inédite qui lui est prêtée fait figure de pseudo-mythe en même temps que de fiction démystificatrice ; mais pour élaborer cette fable au second degré, c’est tout un imaginaire « archaïque », foncièrement mythologique, qu’il a fallu réactiver, dont l’analyse comparative laisse entrevoir la durable emprise sur les mémoires collectives du monde indo-européen.

(62) D. COMPARETTI, Virgilio nel Medio Evo, 2 vol., réédition, Florence, 1967, 291 et 328 p. ; J.W. SPARGO, Virgil the Necromancer. Studies in Virgilian Legends, Cambridge, 1934, 502 p. (Harvard Studies in Comparative Literature, X). Les relations entre les légendes médiévales de Janus et celles de Virgile mériteraient une étude à part (thèmes de la maîtrise du feu, de l’effigie bifrontale, du rituel autosacrificiel, du pouvoir magique des reliques, des talismans poliades, des sortilèges tempestaires, etc.). J’y reviendrai ailleurs.

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AUX ORIGINES DU MYTHE DE MÉDÉE VALÉRIE FARANTON (UNIVERSITÉ D’ARTOIS) La légende de Médée est très ancienne et très complexe, de nombreuses traditions se trouvant ici entremêlées.1 Les éléments les plus anciens semblent antérieurs à l’Odyssée, puisque le texte homérique fait allusion aux exploits de l’argonaute et reprend des éléments de narration de la geste de Jason. Ce caractère archaïque de la légende nous autorise à remonter jusqu’au IIe millénaire et à établir des liens avec des éléments des civilisations d’Asie Mineure de la même époque. On se rappellera que la civilisation hittite est prolongée par la civilisation néo-hittite, laquelle ne s’est éteinte que vers 600 avant J.-C. ; par ailleurs, la culture grecque et les cultures d’Asie Mineure se sont rencontrées à de nombreuses occasions, dès l’époque mycénienne, peut-être même antérieurement.2 On sait aussi que de nombreux éléments de l’Iliade sont liés à cette culture.3 Ainsi, la légende de Médée peut-elle avoir, elle aussi, emprunté des aspects anatoliens, puisque beaucoup d’éléments d’inspiration orientale existent dans cette légende, comme nous allons le montrer. Les origines familiales et géographiques de Médée Médée est la fille d’Aeétès dont le nom pourrait être rapproché du grec aetos, l’aigle. Lui-même est fils du Soleil, frère de la magicienne Circé et de Pasiphaé. Certaines traditions établissent une relation entre Médée et l’Océanide Idyie, qui serait sa mère ; d’autres versions de la légende font de Médée la fille d’Hécate, la déesse de la magie à une époque récente.4 Médée a un frère, Apsyrtos, qu’elle tuera au cours de sa fuite avec Jason.

(1) Voir P. GRIMAL, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Paris, 1951 (199613), p. 278-279. (2) Voir sur ce point, J. FREU, « Homère, les Hittites et le pays d’Ahhiyawa », dans M. MAZOYER [Éd.], Homère et l’Anatolie, Paris, 2008, p. 77-107 (Collection Kubaba. Série Antiquité). (3) Voir M. MAZOYER [Éd.], Homère et l’Anatolie [n. 2], 2008. (4) Voir P. GRIMAL, Dictionnaire [n. 1], 1951 (199613), p. 176. Anciennement, Hécate apporte la prospérité matérielle, le don d’éloquence dans les assemblées politiques et la victoire dans les batailles. On l’invoque comme la déesse nourricière de la jeunesse. Elle a des points communs avec Apollon et Artémis.

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Valérie Faranton Ce tableau généalogique rapide montre bien que, dans tous les cas, Médée est en relation avec la magie, que ce soit par sa mère ou par sa tante paternelle ; par ailleurs, si l’on retient l’hypothèse de la lignée par Idyie, elle est associée à d’autres éléments symboliques, l’eau et le Soleil, deux éléments fondamentaux de la fondation, notamment dans le monde hittite ; dans cette culture, le Soleil du ciel a pour fonction, en particulier, de veiller sur les serments ; il est aidé dans sa tâche par l’aigle, animal lié, lui aussi, à la fondation, à la justice, donc à la souveraineté.5 Du point de vue géographique, Aeétès est roi de Colchide, royaume situé à l’Est du pays hittite au IIe millénaire, connu sous le nom de l’Hayasa, royaume qui fut vassal des Hittites pendant de nombreuses années.6 Or, le royaume d’Hayasa s’étendait jusqu’au Phase, si bien que, géographiquement, la légende de Médée – indissociable de celle de la quête de la Toison d’or par les Argonautes – se trouve dans la zone d’influence hittite. Ainsi, dès ces premières considérations et avant même d’entrer dans les éléments constitutifs de la légende, on voit que plusieurs points d’ancrage existent entre la geste de Médée et le monde anatolien ; si l’on pousse l’analyse, on peut relever bien d’autres éléments de convergence susceptibles de mettre en évidence les relations qui existent entre le mythe grec et les cultures anatoliennes et propres à éclairer la légende de Médée d’une teinte particulière. Importance et symbolisme de la Toison d’or Dans le mythe des Argonautes, qui constitue une partie de la légende de Médée, la place occupée par la Toison d’or rappelle celle accordée à l’égide dans la civilisation hittite. L’égide est – dans ce contexte – un sac de chasseur,7 fait en peau de bête8 ; selon nous, ce serait plutôt une besace de

(5) Chez les Hittites, le roi est appelé Mon Soleil et est symboliquement représenté par un soleil ailé ; par ailleurs, on peut se reporter à l’association de l’aigle et du soleil dans la culture hellénistique et impériale. (6) Voir le traité entre Suppiluliuma I et Huqqana de Hayasa. Ce traité montre qu’il y a eu de fortes influences hittites sur le royaume d’Hayassa (G.M. BECKMAN, Hittite Diplomatic Texts, Atlanta, 1995, p. 22-30 [Society of Biblical Literature. Writings from the Ancient World Series, 7]). (7) H.G. GÜTERBOCK, « Hittite Kursa ‘hunting bag’ », dans A. LEONARD JRB.B. WILLIAMS [Éd.], Essays in Ancient Civilization Presented to Helene J. Kantor, Chicago, 1989, p. 113-123 (The Oriental Institute of the University of Chicago. Studies in Ancient Oriental Civilization, 47).

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Aux origines du mythe de Médée berger.9 Initialement, ce sac contient tous les éléments nécessaires à la vie du berger ou du chasseur, principalement, la nourriture et la syrinx.10 Parallèlement, dans la mythologie hittite, l’égide – KUS kursa11 – vient de la gimra, c’est-à-dire de la prairie, qui constitue une partie du monde sauvage, par opposition à la partie civilisée du territoire. Elle est donnée au roi par le dieu fondateur Télipinu lorsqu’il rentre de la gimra pour fonder le royaume hittite ; elle contient tout ce qui est utile à la permanence et à la subsistance de celui-ci.12 Par la suite, elle devient le symbole même de la fondation à tel point qu’elle constitue un objet sacré, qui peut être fabriqué avec différents matériaux ; elle dispose de temples, d’un clergé et fait l’objet d’un culte. Elle assure la protection du royaume et est associée à des animaux fabuleux qui semblent avoir un même rôle défensif.13 La Toison d’or, que possède Aeètès et que Jason doit conquérir, est la peau d’un bélier fabuleux, qui est gardée par des dragons pour éviter que quiconque s’en empare.14 Elle est elle-même liée à la fondation et à la souveraineté et à la légitimité du pouvoir : c’est pour recouvrer son royaume que Jason doit la rapporter à Pélias ; à la fin du cycle de la légende, Médée

(8) Initialement, l’égide est un sac fait avec la peau d’un mouton ou d’une chèvre ; mais, par la suite, d’autres matériaux sont utilisés pour représenter cet objet lorsqu’il devient, dans le monde hittite, un support cultuel de première importance. Sur ce point, voir M. MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage. Essai sur les mythes fondateurs du Royaume hittite, Paris, 2003, p. 149-155 (en particulier la n. 74) (Collection Kubaba. Série Antiquité, 2). (9) Voir V. FARANTON, « Jason et l’aigle », dans V. FARANTONM. MAZOYER [Éd.], Homère et l’Anatolie 2, Paris, 2014, p. 137 sq. (Collection Kubaba. Série Antiquité. Université de Paris I Panthéon Sorbonne). (10) Dans le roman pastoral de Longus, daté du IIe siècle après J.-C., les bergers ont tous une besace contenant ce qui leur est nécessaire. Outre le fromage, le pain et la syrinx dont ils se distraient, elle permet aussi de transporter des présents – biscuits au miel – des collets, ou, dans le cas de Daphnis, les 3000 drachmes nécessaires pour épouser Chloé. Ces besaces des bergers sont en peau de bête – chèvre, mouton ou cerf. (11) Le déterminatif KUS signifie « cuir ». Pour kursa, on peut avancer l’idée qu’il y aurait un lien étymologique avec le grec hokrios, le bélier. Voir M. MAZOYER, Réflexions sur l’égide, communication présentée au Séminaire interacadémique « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes), Lille 3, UCL, ULg, ULB, Paris I, Artois, le 31 mai 2013 à l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3). (12) Voir M. MAZOYER, Télipinu [n. 8], 2003, p. 149-158. (13) L’égide d’Athéna a aussi cette fonction, en particulier grâce à la tête de la Gorgone qui se trouve en son centre et qui a pour effet d’immobiliser l’adversaire. (14) Voir P. GRIMAL, Dictionnaire [n. 1], 1951 (199613), p. 56-57 ; 373.

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Valérie Faranton reprend la Toison d’or, assimilable à l’égide, pour la remettre à son père Aeétès qui, par là même, retrouve sa légitimité. La place du Soleil La présence du Soleil est déterminante dans le mythe de Médée : celle-ci est la petite-fille du Soleil, lequel a pour fonction essentielle, dans la légende, de garantir la pérennité des serments. Comme nous l’avons établi dans un article précédent,15 les liens entre Médée et du Soleil sont fortement soulignés : c’est, en particulier, lui qui fournit un char ailé qui permet à la Colchidienne de s’enfuir de Corinthe après avoir incendié la ville, tué le souverain et sa fille, ainsi que ses propres enfants. Il semble donc que Médée bénéficie de la protection de son aïeul, qu’elle invoque, dans la tragédie de Sénèque, afin qu’il inverse sa course, permettant ainsi d’effacer tout ce qu’elle a accompli précédemment et de refonder le royaume de son père.16 Plus qu’une femme hystérique ou un personnage en proie au furor tragique,17 Médée semble être une justicière divine, alliée du Soleil pour châtier Jason, qui a rompu son serment et transgressé, ce faisant, les lois divines.18 Ces caractéristiques sont voisines de celles qui sont attribuées au dieu Soleil du ciel dans la civilisation hittite : comme nous l’avons souligné, il est un dieu souverain, associé à la fondation et à la justice ; il est à ce titre garant des serments ; parcourant le ciel sur un char ailé,19 il voit tout et peut disparaître à tout moment. D’autres thèmes rapprochent la légende de Médée de la culture hittite, en particulier du mythe fondateur, le Mythe de Télipinu.

(15) « Médée petite-fille du Soleil », Séminaire inter-académique de Lille, Juin 2012. En cours de publication. (16) Sén., Med., Prologue. (17) Voir FL. DUPONT, Les monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, 2011, 352 p. (Belin poche) ; FL. DUPONT-P. LETESSIER, Le théâtre romain, Paris, 2012, 266 p. (Lettres Sup). (18) Voir V. FARANTON, « Médée, justicière divine ? », Colloque de l’ENS, mars 2012 (publication en cours). (19) Prière à un mortel, J. FREU-M. MAZOYER, Les débuts du nouvel empire. Les Hittites et leur histoire, t. II, Paris, 2007, p. 321 (Collection Kubaba. Série Antiquité. Université de Paris I Panthéon-Sorbonne).

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Aux origines du mythe de Médée Les liens de Médée avec la magie : c’est grâce à ses dons de magicienne que Médée permet à Jason d’acquérir la toison et la légitimité de la royauté. Elle a aussi la faculté de faire rajeunir les êtres : si elle s’en sert en mauvaise part contre Pélias et le fait purement et simplement disparaître sous les yeux de ses filles, elle avait, auparavant, rajeuni avec succès Éson, père de Jason.20 Cette thématique du rajeunissement, en lien avec la royauté, est aussi un thème développé dans la littérature hittite. Régulièrement, le roi se rend sur la montagne où il est rajeuni par les dieux. Il retrouve alors tout ce qui garantissait son autorité royale : la force, la gloire et tous les maux affectant son corps disparaissent comme s’il redevenait un jeune homme. C’est à ce moment que les dieux fabriquent une statue inaltérable à son image.21 Ce rajeunissement est la garantie d’un royaume éternellement prospère. Parmi les autres rituels magiques, on trouve la purification, qui apparaît dans la légende des Argonautes : lorsqu’Aeétès se rend compte que Jason s’est enfui en emportant non seulement la Toison d’or mais aussi sa fille, il demande – selon certaines versions de la légende – à son fils Apsyrtos de retrouver les fuyards mais Jason le tue avec l’aide de Médée. Ce meurtre déchaîne l’ire de Zeus, qui suscite alors une tempête contre la nef Argo. Dans un épisode fabuleux, la nef se met à parler et indique que la colère divine ne cessera que lorsque Circé aura purifié les Argonautes.22 Les mythes de fondation sont souvent associés à la purification du fondateur ; les exemples sont multiples, à commencer par la purification d’Apollon après le meurtre de Python. Dans les mythes anatoliens, on trouve six rituels de purification destinés à rendre au dieu Télipinu sa pureté initiale altérée par sa colère à l’égard des mortels. La poursuite des amants que sont Jason et Médée, demandée par le roi Aeétès, est aussi un thème que l’on peut rapprocher des textes anatoliens, tant des textes mythologiques que du code de lois. Cette fuite des amants est à mettre en relation avec le mariage par rapt, évoqué dans le Mythe de Télipinu et la fille de l’Océan : Télipinu enlève la jeune déesse Hatépinu, qui est la fille de l’Océan. Une fois cet enlèvement révélé, le père de Télipinu, dieu de l’Orage, doit négocier avec le père d’Hatépinu, pour trouver un accord qui compense la disparition de la jeune fille. Océan et le dieu de l’Orage concluent alors une alliance qui renforce le pouvoir de ce dernier. À la différence de ce que l’on trouve dans le mythe de Médée, le mariage de Télipinu et Hatépinu semble perdurer et entraîner la prospérité du monde (20) Ov., Mét., VII. (21) Voir G. KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Paris, 1980, p. 15, 29. (22) Voir P. GRIMAL, Dictionnaire [n. 1], 1951 (199613), p. 49.

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Valérie Faranton cosmique et du royaume hittite, bien qu’aucun enfant ne voie le jour. Rien de tel dans le mythe de Médée, où la poursuite ne se termine pas par un accord, mais par la mort d’Apsyrtos. On est beaucoup plus proche du code de lois hittite, dont un article évoque l’enlèvement d’une jeune fille, la poursuite de ses frères et le meurtre de ceux-ci. Dans ce code, l’homme, qui a enlevé la jeune fille et tué les poursuivants, est qualifié de loup ; il est placé en dehors de la société et de la communauté des hommes.23 Il n’est donc pas étonnant que Jason doive se purifier pour pouvoir retrouver une place dans la société. L’idéologie du bon souverain : l’échec de Jason est lié à son impiété. Il ne peut régner et son couple, bien que fécond, ne peut s’inscrire dans la société. Dans les mythes anatoliens, le roi ne peut acquérir le pouvoir et le garder que s’il est en harmonie avec les dieux. L’Édit de Télipinu souligne que l’alliance des dieux et du roi assure la prospérité du royaume.24 Il apparaît donc que Jason, qui est un être impie – il a trahi le serment qu’il a fait à Médée – ne peut pas régner et assurer le bonheur de son peuple.25 En conclusion, nous pouvons dire que de nombreux éléments de la légende de Médée sont proches des mythes hittites et des textes fondateurs anatoliens. Du point de vue de la géographie, comme de la chronologie, le rapprochement entre le mythe grec et la culture hittite se justifient. D’autres analogies peuvent être établies avec des textes de la mythologie grecque traditionnelle, en particulier avec le mythe des Amazones, qui pourrait relater une influence ancienne de l’Asie Mineure sur le monde grec, ou encore avec le mythe de Déméter, que l’on peut rapprocher du mythe de Télipinu.26 Ces analogies nous permettent de mieux cerner la ligne directrice du mythe des Argonautes qui nous semble, au regard de l’idéologie hittite,

(23) Sur ce point, voir H.A. HOFFNER JR, The Laws of the Hittites. A Critical Edition, Leiden-New York-Cologne, 1997, p. 44 § 37. (24) Sur ce point, voir J. FREU-M. MAZOYER-I. KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’ancien royaume hittite. Les Hittites et leur histoire, Paris, 2007, p. 146152 (Collection Kubaba. Série Antiquité. Université de Paris I Panthéon Sorbonne). (25) Outre la rupture du serment qu’il a prêté à Médée, il a aussi trahi la reine de Lemnos, Hypsipyle : voir Ov., H., VI. (26) Voir M. MAZOYER, « Le mythe de Télipinu et le mythe de Déméter. Altérité, identité », dans M.-FR. MAREIN-P. VOISIN-J. GALLEGO [Éd.], Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique. ‘À la rencontre de l’Autre’. Actes du colloque international de Pau « Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de ‘l’autre’. Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques », Paris, 2009, p. 25-35 (Centre de recherches : poétique et histoire littéraire. Université de Pau et Pays de l’Adour. Collection Kubaba. Série Actes. Université de Paris I Panthéon Sorbonne).

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Aux origines du mythe de Médée un mythe de fondation ratée : on retrouve beaucoup d’ingrédients liés à cette thématique, en particulier la place de l’égide, qui en est un des éléments-clés.

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LOS DRUIDAS Y LA LUNA MARCO V. GARCÍA QUINTELA (UNIVERSIDADE DE SANTIAGO DE COMPOSTELA) A lo largo de su obra Bernard ha tenido presente la importancia del papel de los intelectuales como agentes sociales de la conservación y transmisión de la herencia indo-europea. Valgan como ejemplo sus páginas sobre Platón en la síntesis pionera sobre la herencia indoeuropea en el mundo griego,1 su artículo sobre las razones de los indoeuropeos para evitar el uso de la escritura2 y, volviendo a Platón, su libro sobre la arqueología del mito de la Atlántida.3 Por otro lado en su obra destacan también los estudios donde subraya las raíces indoeuropeas de la mitología celta mediante la comparación entre figuras del mito irlandés con las de otras mitologías, en particular la griega.4 1. Los celtas, los druidas y los astros Para rendirle homenaje propongo las primicias de una investigación en curso realizada en estrecha colaboración con el astrofísico y especialista en arqueoastronomía A. César González García. En concreto intentaré combinar el interés por el rol de los intelectuales con la temática celta lo que nos lleva, inevitablemente, a los druidas. De forma general remito al libro clásico de Fr. Le Roux y Chr.-J. Guyonvarch5 sobre estos personajes e invito a desconfiar de muchos libros más o menos recientes donde la palabra « druida » en su título sirve más como reclamo que como reflejo fidedigno de un texto donde se analice la figura social, intelectual y religiosa de estos personajes.

(1) B. SERGENT, « Les trois fonctions des indo-européens dans la Grèce ancienne : bilan critique », en Annales ESC, t. 34, 1979, p. 1173-1176. (2) B. SERGENT, « L’interdit sur l’écriture chez les peuples indo-européens », en Studia Indo-Europaea, t. 2, 2005, p. 19-35. (3) B. SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque, Paris, 2006, 482 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité). (4) B. SERGENT, Le livre des héros. Celtes et Grecs, I, París, 1999, 337 p. (Bibliothèque scientifique Payot) et ID., Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II, París, 2004, 798 p. (5) FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Les Druides, Rennes, 1986, 423 p. (De mémoire d’hommes : l’histoire).

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M.V. García Quintela En concreto me ocuparé de un aspecto del conocimiento manejado por los druidas. Me refiero a su saber astronómico entendiéndolo en relación con diversas prácticas sociales deteniéndome en la noticia que nos proporciona César sobre la duración de su formación que, hasta donde sé, no ha recibido una atención particular aunque sí su contexto con la exposición cesariana de la religión celta. (3) « Magnum ibi numerum uersuum ediscere dicuntur. Itaque annos nonnulli uicenos in disciplina permanent […] (6) Multa praeterea de sideribus atque eorum motu, de mundi ac terrarum magnitudine, de rerum natura, de deorum immortalium ui ac potestate disputant et iuuentuti tradunt ».6 « (2) spatia omnis temporis non numero dierum sed noctium finiunt ; dies natales et mensum et annorum initia sic obseruant ut noctem dies subsequatur ».7 « (3) [los druidas] aprenden un gran número de versos. Y algunos pasan veinte años dedicados al estudio… (6): Especulan sobre las estrellas y su movimiento, el mundo y el tamaño de la tierra, la naturaleza de las cosas, la fuerza y los poderes de los dioses inmortales, y transmiten ese conocimiento a los jóvenes… »8 (2) « No miden el tiempo por días sino por noches. Calculan los cumpleaños y el inicio de los meses y de los años de manera que el día sucede a la noche ».9

Plinio corrobora a César deteniéndose en la relación de los druidas con la luna: « nihil habent Druidae – ita suos appellant magos – uisco et arbore, in qua gignatur, si modo sit robur, sacratius […] est autem id rarum admodum inuentu et repertum magna religione petitur et ante omnia sexta luna, quae principia mensum annorumque his facit et saeculi post tricesimum annum, quia iam uirium abunde habeat nec sit sui dimidia ».10 (6) Caes., B.G., VI, 14, 3-6 (partim). (7) Caes., B.G., VI, 18, 2. (8) Caes., B.G., VI, 14, 3-6 (partim). (9) Caes., B.G., VI, 18, 2. (10) Plin., N.H., XVI, (xcv) 249-250: « Nada tienen por más sagrado los druidas (así llaman a sus magos) que el muérdago y el árbol donde crece sobre todo si es un roble […]. El muérdago sobre el roble es muy raro y, cuando se encuentra, se recoge

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Los druidas y la luna El pasaje de César se ha discutido para constatar su manipulación de la verdad condicionada por sus intereses políticos,11 o las limitaciones impuestas por su dependencia de la obra de predecesores como el etnógrafo griego Posidonio de Apamea.12 Sin embargo existen poderosos argumentos en contra de estas visiones escépticas sobre la calidad de la información de César13 que son particularmente evidentes en lo que se refiere a los druidas. En primer lugar César era amigo del jefe eduo Diviciaco14 que lo acompañó como jefe de su caballería gala en las primeras fases de la guerra cuyo motor fue, precisamente, el conflicto interno entre los eduos.15 Pero Diviciaco era un druida, cosa que sabemos no gracias a César sino a Cicerón, cuando relata que lo conoció en Roma a donde había ido como embajador, ocasión que les sirvió para debatir de colega a colega sobre adivinación, pues Cicerón era augur oficial en Roma.16 La información sobre los druidas que transmite César procede de Diviciaco pero así no resolvemos la cuestión de la crítica de fuentes positivamente porque si comparamos la complejidad de cualquier religión con los párrafos que le dedica César a la religión de los galos salta a la vista que junto a una fuente de información de calidad, como hemos indicado, se aprecia un desinterés por el tema. Las razones complejas de esta situación quedan fuera de nuestro estudio ahora. Baste con indicar que probablemente tienen que ver con toda una herencia cultural originada en el triunfo de la escritura histórica racionalista impuesto por Tucídides sobre la historiografía con gran reverencia. Ante todo es preciso que sea el sexto día de la luna, el día de inicio de sus meses y de sus años y también de sus siglos de treinta años: día en que la luna sin llegar al centro de su curso, ya es bien visible [cuarto creciente] ». (11) M. RAMBAUD, L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris, 19662, 448 p. (Collection d’études anciennes). (12) J.J. TIERNEY, « The Celtic Ethnography of Posidonius », en Proceedings of the Royal Irish Academy, t. 40, 1960, p. 189-275; A. MOMIGLIANO, La Sabiduría de los bárbaros: los límites de la helenización, México, 1988, p. 118-120. (13) D. NASH, « Reconstructing Poseidonios’ Celtic Ethnography: Some Considerations », en Britannia, t. 7, 1976, p. 115-126. (14) Caes., BG, I, 19-20, 41: « quod ex Gallis ei [César] maximam fidem habebat ». (15) Caes., BG, I, 19. (16) Cic., Diu., I, 41, 90. La interpretación que sobre las características y posición social de este personaje hace J.-L. BRUNAUX, Les druides. Des philosophes chez les Barbares, Paris, 2006, p. 304-316 es un sinsentido, este autor construye mejor o peor una imagen histórica, suya, sobre los druidas y, seguidamente, aprecia que los testimonios sobre Diviciaco no encajan en esa imagen, en lugar de cambiar su imagen de historiador descalifica los testimonios de César o Cicerón; sobre la aplicación de la historia de las religiones que hace Brunaux véase V. RAYDON, Le mythe de la Crau. Archéologie d’une pensée religieuse celte, Marseille, 2013, p. 1538 (Au cœur des mythes).

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M.V. García Quintela que podríamos calificar como etnográfica propia de Heródoto, a esto se añade el desinterés de los romanos por la escritura etnográfica que, por otro lado, no debe confundirse con el desinterés por la indagación o el conocimiento etnográfico en términos absolutos: es imposible el triunfo militar de Roma sobre tantos pueblos celtas de distintos horizontes si no conocen sus costumbres.17 Partimos, pues, de dos informaciones al mismo tiempo ciertas y un tanto contradictorias. Por un lado la noticia de César sobre los druidas es digna de crédito considerando su fuente más probable pero, al mismo tiempo, es notoriamente insuficiente considerando el volumen de la información y la precisión de los detalles sobre las cuestiones que aborda. En estas condiciones es preciso evaluar con precisión el conocimiento astronómico que tenían los celtas haciéndonos cargo de la dificultad que supone el hecho de que no usasen la escritura para consignar su saber tal como indica el propio César. Pero de esta forma hemos pospuesto el problema porque entonces se plantea la necesidad de precisar las fuentes adecuadas para responder a la cuestión entendiendo que si fuesen evidentes el tema ya tendría alguna clase de « vida académica ». Por lo tanto debemos comenzar por precisar la cuestión que queremos abordar para, seguidamente, establecer las fuentes disponibles para buscar una respuesta. El pregunta es qué conocimiento concreto tenían los celtas, y en particular los druidas como sus intelectuales de referencia, sobre los astros y de qué forma lo aplicaban o revertían sobre la sociedad en forma de distintas acciones. Dos notas bibliográficas recientes dan una idea sobre la dificultad del tema. Por un lado de los 245 capítulos de un Handbook of Archaeoastronomy and Ethnoastronomy editados por la editorial Spriger en 2014 en versión electrónica y en 2015 la versión en papel, ninguno trata sobre los celtas. Por otro lado en la enciclopedia céltica editada por John T. Koch hay noticias para « calendar », para las fiestas de media estación y nada más.18 Si hemos de tomar en serio estos indicios el tema « no existe » ni para los estudiosos de la astronomía ni para los celtistas. Cosa que afortunadamente no es cierta.

(17) Para el mundo griego el libro de J.E. SKINNER, The Invention of Greek Ethnography. From Homer to Herodotus, Oxford, 2012, 343 p. (Greek Overseas) ha supuesto un soplo de aire fresco. Skinner reivindica la realidad de un conocimiento etnográfico que no se expresaba necesariamente en forma de tradición literaria y « científica ». Este tipo de situaciones normales en cualquier situación de contacto entre culturas diferentes tuvo que ocurrir entre los romanos y entre todos los pueblos de la antigüedad, con independencia de las circunstancias que pueden llevar, o no, a la constitución de una tradición etnográfica literaria y erudita. (18) T.J. KOCH [Éd.], Celtic Culture: A Historical Encyclopedia, 5 vols, Santa Barbara-Denver-Oxford.

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Los druidas y la luna Los ejemplos citados muestran, sobre todo, una percepción equivocada por parte de los compiladores o editores de ambas enciclopedias porque diversos autores han abordado la cuestión si bien de forma no sistemática. Podemos señalar, sin ánimo de exhaustividad, estudios de lengua y cultura,19 que se enlazan con las problemáticas en torno al calendario de Coligny como fuente singular y sobre cuyo carácter pancéltico se discute.20 También hay una importante serie de estudios basados en información etnográfica,21 entre ellos destacan los que se ocupan de forma particular de las fiestas de media estación en Irlanda22 discutiéndose hasta qué punto reflejan un hecho pancéltico buscando para ello huellas de la celebración de esas fiestas en el continente tanto en tradiciones folclóricas como en testimonios antiguos. También contamos con estudios elaborados por astrónomos o arqueólogos sobre las orientaciones de monumentos de cultura celta de la Antigüedad.23 Además se han estudiado objetos y obras de arte (19) J. LOTH, « L’Année celtique d’après les textes irlandais, gallois, bretons, et le calendrier de Coligny », en Revue Celtique, t. 25, 1904, p. 113-162. (20) P.-M. DUVAL-G. PINAULT, Recueil des inscriptions Gauloises (RIG), vol. III. Les Calendriers (Coligny, Villards d’Héria), Paris, 1986, 442 p. (21) J. RHYS, Celtic Folklore Welsh and Manx, vol. 1, Oxford, p. 304-318; C.I. PATON, « Manx Calendar Customs », en Folklore 51.1, p. 43-63; D. LAURENT, « La troménie de Locronan », en Ar Men 9, 1987, p. 16-39; ID., « Le juste milieu. Réflexion sur un rituel de circumambulation millénaire – La ‘troménie’ de Locronan », en Tradition et Histoire de la culture Populaire (Mélanges Jean-Paul Guilcher), Grenoble, p. 1-32 (Documents d’ethnologie regionale ,11); J. HASCOËT, « La troménie de Landeleau ou Tro ar relegoù (le tour des reliques) », en Kreiz Breizh, n. 10, 2e trimestre 2004, p. 21-27; B. ROBREAU-J. HASCOËT, « Hypothèses sur les origines de la procession de Landeleau », en Bulletin de la société de Mythologie Française, n. 218, 2005, p. 32-50. (22) M. MACNEILL, The Festival of Lugnasa, A study of the Survival of the Celtic Festival of the Beginning of Harvest, Londres, 1962, 700 p.; S.C. MCCLUSKEY, « The Mid-Quarter Days and the Historical Survival of British Folk Astronomy », en Archaeoastronomy, t. 13, 1989, S1-S19 (Supplement to Journal for the History of Astronomy, 20); FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Les fêtes celtiques, 1995, Rennes, 215 p. (De mémoire d’hommes: l’histoire); V. GUIBERT DE LA VAISSIÈRE, Les Quatre fêtes d’ouverture de saison de l’Irlande ancienne, Crozon, 2003, 622 p. (23) M. ALMAGRO GORBEA-J. GRAN-AYMERICH, El Estanque Monumental de Bibracte (Borgoña, Francia). Memoria de las excavaciones del equipo franco español en el Mont Beuvray 1987-1988, Madrid, 1991, 364 p. (Complutum. Extra, 1); A. GASPANI-S. CERNUTI, L’Astronomia dei Celti. Stelle e misura del tempo tra i druidi, Aosta, 1997, 175 p.; A. GASPANI, La Cultura di Golasecca. Cielo, luna e stelle dei primi Celti d’Italia, Aosta, 1999, 240 p. (Le antique querce); M.V. GARCÍA QUINTELA, « Solar Cycle and Landscape: Defining a Celtic pattern », en M.V. GARCÍA QUINTELA-F.J. GONZÁLEZ GARCÍA-F. CRIADO BOADO [Éd.], Anthropology of the Indo-European World and Material Culture. Proceedings of the 5th International Colloquium of Anthropology of the Indo-European World and

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M.V. García Quintela procedentes de poblaciones de cultura celta que podrían representar cuentas calendáricas o imágenes de los astros, aunque la certidumbre en este tipo de estudios es muy difícil de establecer.24 Complementan esta serie estudios como el de R. Hicks25 sobre el carácter lunar de un personaje mítico como Étain (ver infra), o el de M. Smyth26 sobre los tratados astronómicos irlandeses de la Alta Edad Media escritos en latín y en los que es preciso elucidar el peso de la tradición clásica y su uso por parte de los cristianos sobre todo a efectos de los requisitos de la vida monástica y de la liturgia en general y la existencia de tradiciones observacionales autóctonas que algunos autores han detectado hasta entrada la Edad Media.27 Comparative Mythology, Budapest, 2006, p. 83-109 (Archaeolingua, 20); B. DEISS, « Zur Struktur und Orientierung der Grabensysteme um die Fürstengrabhügel am Glauberg », en Fundberichte aus Hessen, t. 6, 2008, p. 279-294; M.V. GARCÍA QUINTELA-M. SANTOS ESTÉVEZ, Santuarios de la Galicia Céltica. Arqueología del paisaje y religiones comparadas en la Edad del Hierro, Madrid, 2008, p. 231-295 (Lecturas de Historia); M.V. GARCÍA QUINTELA-A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA, « Campo Lameiro y Peñalba de Villastar: miradas cruzadas sobre lugares de culto preromanos peninsulares y su romanización », en FR. BURILLO MOZOTA [Éd.], Ritos y Mitos. VI Simposio sobre los Celtíberos, Zaragoza, 2010, p. 113-121; D. ROMEUF, « Le Sanctuaire arverne de Corent et l’astronomie ? » (= http:// davidromeuf.fr/ Archeologie/CorentAstronomie/SanctuaireCorentEtAstronomie.html, 2011); M.V. GARCÍA QUINTELA-A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA-Y. SEOANE-VEIGA, « De los solsticios en los castros a los santos cristianos: la creación de los paisajes cristianos en Galicia », en Madrider Mitteilungen (en prensa); M. PÉREZ-FR. BURILLO, « Astronomical Alignments in Segeda », en M. SHALTOUT-O. FIKRY [Éd.], From Alexandria to Al.Iskandariya. Astronomy and Culture in the Ancient Mediterranean and Beyond (en prensa). (24) C. KOOY, « Le croissant lunaire sur les monuments funéraires galloromains », en Gallia, t. 39.1, 1981, p. 45-62; V. KRUTA-L. KRUTA-POPPI-E. MAGNI, Gli occhi della notte. Celti, Etruschi, Italici e la volta celeste, Milano, 2008, 104 p. (Art moderna. Cataloghi). (25) R. HICKS, « Cosmography in Tochmarc Étaíne », en JIES, t. 37, 2009, p. 115129. (26) M. SMYTH, Understanding the Universe in Seventh-Century Ireland, Woodbridge, 1996, 341 p. (27) Podemos citar, por ejemplo, el tratado De Temporum ratione de Beda el Venerable (672-735). Recordemos que para la Iglesia triunfante se plantea la necesidad de establecer un delicado equilibrio entre la crítica a la astrología de base pagana y la necesidad de observaciones astronómicas de cierta fiabilidad para el mantenimiento del orden temporal cristiano (M.L.W. LAISTNER, « The Western Church and Astrology during the Early Middle Ages », en The Harvard Theological Review, t. 34.4, 1941, p. 251-275; S.C. MCCLUSKEY, « Gregory of Tours, Monastic Timekeeping, and Early Christian Attitudes to Astronomy », en Isis, t. 81.1, 1990, p. 8-22; D. MACCARTHY-A. BREEN, « À propos du synode de Whitby. Étude des observations astronomiques dans les Annales irlandaises », en Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 107.3, 2000, p. 25-56.

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Los druidas y la luna El conjunto ofrece un panorama de investigaciones muy heterogéneas por sus objetos de estudio, las fuentes que privilegian, las metodologías y disciplinas implicadas y, no menos importante, por los lugares y tipos de publicación. No cabe duda que esta heterogeneidad está detrás de la dificultad de definir una « astronomía celta » y de la realidad de que no existe como ámbito de estudio compartido entre celtistas, protohistoriadores y arqueoastrónomos. Este diagnóstico general es todavía más pesimista si nos detenemos más precisamente en el conocimiento de la luna cuya pertinencia para la acción de los druidas nos indican César, al destacar la primacía de la noche, y Plinio, al explicar la observación de las fases lunares. Este es el tema en que nos interesa en este momento y para abordarlo contamos con dos tipos de fuentes conocidas, aunque nos detendremos en un tercer tipo para evaluar su interés. La primera fuente son los textos de los autores griegos o latinos. Éstos se caracterizan porque presentan noticias inconexas, sin referentes espaciales y temporales claros y precisan para evaluar su credibilidad de una crítica de fuentes rigurosa y, sobre todo, de un contraste con otro tipo de documentación. En segundo lugar contamos con los testimonios lingüísticos y etnográficos procedentes de poblaciones hablantes de lenguas célticas que transmiten a través de su lengua aspectos de su cosmovisión espacial28 y temporal (los trabajos citados de Rhys, Loth o Paton). En estos testimonios son frecuentes las referencias a la cuenta del tiempo por noches y a actividades bajo la luna llena, pero desconozco la existencia de una presentación sistemática. Un ejemplo de la conjunción de diversos tipos de fuentes para fijar el rol de los druidas en el manejo de observaciones lunares se aprecia en la afirmación de César según la cual era cometido de los druidas el cómputo del tiempo y la costumbre de comenzaban el « día » al caer la noche. Confirma esta noticia el giro lingüístico de los idiomas célticos que cuentan los días por noches mientras que una tercera fuente, el calendario de Coligny, corrobora esta costumbre al presentar el inicio de los meses lunares con la luna nueva.29 Así pues textos literarios y epigráficos de la Antigüedad coinciden con observaciones etnográficas en lo referente a una forma específica de contar el tiempo y la importancia de la luna. La tercera fuente que señalábamos son las obras, los monumentos, las construcciones elaboradas por poblaciones de cultura celta en las que sea posible discernir la

(28) J. CUILLANDRE, « La droite et la gauche dans l’orientation bretonne », en Annales de Bretagne. Mélanges bretons et celtiques offerts à M. J. Loth, RennesParis, 1927, p. 263-277. (29) Los druidas « mensum … initia sic obseruant » según César; cf. Plin., NH, XVI, 95; cf. P.-M. DUVAL-G. PINAULT, RIG [n. 20], 1986, p. 401).

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M.V. García Quintela pertinencia del conocimiento del ciclo lunar para fijar su posición en el terreno.

2. Los monumentos y los astros Naturalmente tienen un relieve particular las construcciones cuya finalidad religiosa o ritual es evidente, aunque es cierto que tal finalidad se discute en algunas ocasiones. Se trata, en definitiva, de practicar un tipo de investigación arqueoastronómica generalizado en la prehistoria para el estudio de megalitos desde los años 60 del siglo pasado pero que se difunde cada vez más hacia otras culturas y períodos. Ahora bien, este tipo de investigación sobre los celtas de la Antigüedad es todavía muy reciente y se ha efectuado sobre restos arqueológicos aislados y diferentes. Esto plantea la necesidad de definir los monumentos susceptibles de ser observados con metodología arqueoastronómica. Pero a esta dificultad general se suman las dificultades específicas de las orientaciones lunares, pues a la complejidad específica del ciclo lunar se añade el hecho de que nuestra cultura ha perdido el conocimiento general de sus peculiaridades. Sobre los monumentos cuyo estudio puede ser pertinente se plantea, además, la dificultad derivada del cuestionamiento del paradigma celta elaborado por la arqueología histórico-cultural de principios del siglo XX30 con argumentos de peso, aunque a veces también tirando « al niño con el agua del baño ». A este proceso ha contribuido el auge de la arqueología celta de la Península Ibérica que muestra un escenario ajeno a las tipologías de la cultura material centroeuropea al tiempo que los testimonios lingüísticos y religiosos son inequívocos sobre la « celticidad » de esas culturas.31 Pero lo cierto es que no existen objetos susceptibles de uso como fósil director de esa « arqueología celta », y esto es todavía más cierto si hablamos de arquitectura y urbanismo. En efecto, qué tienen que ver las saunas del noroeste de la Península Ibérica con los viereckschanzen, qué tienen que ver los lugares de entronización irlandeses con los santuarios latenicos de Picardia, en qué se parece D’Acy-Romance a Peñalba de Villastar o al Cabo San Vicente, qué relación tienen los celtas de uno u otro lugar con el arte rupestre y con los astros. Las necrópolis han sido fundamentales para el conocimiento de los celtas de Centroeuropa, pero se desconocen en el Noroeste ibérico; cuáles son las expresiones arqueológicas de los gálatas de Asia menor… y podríamos seguir. (30) S. JAMES, The Atlantic Celts, Ancient People or Modern Invention?, MadisonAvon, 128 p.; J. COLLIS, The Celts. Origins, Myths, Inventions, 2003, 256 p. (31) Ver muchos de los estudios reunidos en e-keltoi, vol. 6 = http://www4.uwm.edu/celtic/ekeltoi/volumes/vol6/index.html.

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Los druidas y la luna Lo que se desprende de esta constatación es que poblaciones de cultura y habla célticas adoptaron y adaptaron a lo largo de procesos históricos diferenciados formas materiales diversas producidas por corrientes culturales endógenas o adaptadas de influencias exógenas y heterogéneas en distintas zonas. En estas circunstancias no hay un hilo conductor. La única estrategia posible es llevar a cabo estudios regionales sobre monumentos bien definidos (santuarios tipo Gournay-sur-Aronde en el noroeste de la Galia, viereckschanzen en el sur de Alemania y norte de Francia, saunas en el noroeste ibérico, etc.), y observar si su plasmación material refleja algún patrón astronómico. De forma alternativa y complementaria se debe seguir con la práctica ya señalada de los estudios intensivos sobre yacimientos concretos en los que se trata de identificar todas las relaciones astrales posibles dentro de los límites lógicos derivados de la prueba científica. Pero cada estrategia presenta sus inconvenientes, la primera gana la certeza derivada de la regularidad (si es que se produce), pero pierde en intensidad y complejidad. La segunda, a la inversa, presenta casos de estudio intensivos (estanque de Bibracte, santuario de Corent, túmulo de Glauberg, estación con petroglifos de A Ferradura), pero así cada lugar estudiado pasa a constituir un único cuya razón de ser podría encontrarse en condiciones locales sin relación evidente con un horizonte cultural celta. Por eso los ejemplos de estudio intensivos, aunque necesarios, son menos útiles para identificar el conocimiento astronómico que los druidas manejaban de forma operacional y que podía verse reflejado en las construcciones efectuadas bajo su dirección. En cuanto a la segunda dificultad es cierto que sin un conocimiento preciso de la dinámica celeste es muy difícil prever los ciclos de la luna. No por ello se debe minusvalorar la capacidad de observación de los astros acumulada por las más diversas poblaciones a lo largo de la historia y, en este sentido, conviene que nos fijemos en uno de los tropos de la luna cuyo conocimiento, como las fases del mes, depende de una capacidad de observación que sin duda tenían los druidas, tal como atestigua César y, todavía con más razón si, como hemos visto, cuentan los días empezando por la noche y los meses por el novilunio. Además sabemos que tenían mecanismos para conjugar los ciclos lunar y solar, como refleja el calendario de Coligny, y, posiblemente, las fiestas de media estación cuyos modos de fijación todavía no han identificado los modernos. Pero ¿había más? ¿conocían en concreto el fenómenos de las paradas de la luna? ¿Cabe relacionar esas paradas con alguno de los monumentos conocidos?

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M.V. García Quintela 3. Los monumentos y los lunasticios32 Para responder a estas cuestiones presentaré el fenómeno lunar mencionado y una serie de casos propuestos por la bibliografía y fruto del citado trabajo en colaboración con A. César González-García. Ante todo es preciso explicar en qué consiste el fenómeno que nos ocupa. En primer lugar es preciso señalar que existen dos ciclos en los movimientos y apariencias de la luna. El primero y más conocido es el de sus fases, que se repiten cada 29.5 días aproximadamente, y definen el mes sinódico del que hablaremos más tarde. El segundo es el de sus posiciones de orto y ocaso en el horizonte. En efecto, si observamos por qué punto del horizonte aparece la luna veremos que a lo largo de unos 27.5 días el satélite recorre un arco en el horizonte en un viaje de ida y vuelta entre sus extremos norte y sur. Es importante destacar que dado que ambos ciclos son diferentes, la luna no sale siempre en la misma fase por el mismo sitio del horizonte. Ahora bien, como la órbita lunar está inclinada con respecto a la de la tierra unos 5° los puntos del horizonte por donde aparece la luna en el horizonte no coinciden con los ortos del sol. Además, por efecto de lo que se conoce como precesión de la línea de los nodos, las paradas de la luna, y por ello también el rango de sus salidas por el horizonte, no son estáticos. Así cada 18.6 años alcanza el máximo de su rango, en lo que se conoce como parada o lunasticio mayor por analogía con el término solsticio que indica la parada del sol durante unos días en torno a ambos solsticios. Si comenzásemos a observar los movimientos de la luna en el horizonte en este momento, veríamos que cada 27.5 días en cada oscilación, de punta a punta de este rango, alcanza sus salidas más al norte y más al sur sobre la línea del horizonte, son los lunasticios mayores sur y norte. Seguidamente este rango se estrecha paulatinamente hasta que al cabo de unos 4.7 años el rango es prácticamente el mismo que el solar durante casi un año (aspecto de la dinámica de los astros relevante para definir el ciclo metónico, ver infra), para pasar entonces a estar todo su rango dentro del solar. Al cabo de 9.3 años desde el máximo, el rango es el más pequeño, repitiendo aunque a la inversa el movimiento hasta cumplir el ciclo a los 18.6 años. Según esto, durante un período de unos dos o tres años, la luna alcanza unos límites que están claramente más allá de los que puede alcanzar el sol (32) El término « lunasticio » no está reconocido en la mayor parte de las lenguas científicas, en inglés se usa el giro « lunar standstill ». El término « lunasticio » se defiende como calco de « solsticio », directamente procedente del latín e indicador de la « parada » del astro en esos días. Por analogía la parada de la luna debe ser el « lunasticio », al menos en las leguas romances.

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Los druidas y la luna en sus ortos u ocasos, tanto hacia el norte como hacia el sur. Si encontramos estructuras orientadas hacia estos puntos podemos estar seguros de que la posición de la luna fue determinante para definirlas. En la Antigüedad no se conocían las complejas razones de dinámica celeste causantes de esta situación33 y de hecho se obvia su mención incluso entre expertos.34 Lo discutible, y este es nuestro tema, es si la observación de esta realidad formaba parte del conocimiento empírico del mundo natural propio de las culturas antiguas y en concreto de los celtas. Téngase en cuenta, como argumento a favor de esta posibilidad, que mientras el sol alcanza sus posiciones extremas 18 veces en ese período (una vez al año), la luna marca sus posiciones extremas unas 24 veces consecutivas durante dos años seguidos. Es decir, para detectar este ciclo no se necesita nada más que observar la luna, tal como nos indican César y Plinio que hacían los druidas. Ahora bien, esta periodicidad y estas observaciones han dado pie a confusiones debido a su semejanza con el ciclo metónico, descubierto por Metón de Atenas el año 432 a.n.e. Metón observó que 19 años solares coinciden casi exactamente con 235 meses sinódicos, lo que implicaba, a efectos de calendario, que para ajustar el ciclo solar con el lunar era preciso introducir siete meses intercalares a lo largo de esos 19 años. Este ciclo se usaba en el calendario romano atribuido a Numa quien « mediante la introducción de meses intercalares reguló el año de manera que, una vez completada la duración de todos los años, cada veinte las fechas correspondían a la misma posición solar de donde habían partido ».35 La diferencia entre ambos ciclos es radical aunque los períodos de tiempo indicados son similares. Las paradas de la luna y su eventual uso para ubicar construcciones con valor simbólico se identifican mediante observación. El ciclo metónico se usa para ajustar los ciclos del sol y de la luna con fines calendáricos, era conocido en la antigua Babilonia, se introdujo o redescubrió en Atenas mediante la fijación precisa del solsticio de verano,36 y se usó en otros calendarios, como tal vez el romano. Incluso el ajuste que llevó a cabo Metón refleja la heterogeneidad de ambas construcciones. En (33) L.V. MORRISON, « On the Analysis of Megalithic Lunar Sightlines in Scotland », en Archaeoastronomy (Journal of History of Astronomy), t. 11, 1980, S65-S77. (34) S.C. MCCLUSKEY, « The Inconstant Moon: Lunar Astronomies in Different Cultures », en Archaeoastronomy, t. 15, 2000, p. 14-31. (35) Liv., I, 19, 6. (36) K. KOUROUNIOTES-H.A. THOMPSON, « The Pnyx in Athens », en Hesperia, t. 1, 1932, p. 207-211; B.R. GOLDSTEIN, « A Note on the Methonic Cycle », en Isis, t. 57.1, 1966, p. 115-116.

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M.V. García Quintela efecto, Metón al fijar la coincidencia entre el punto del solsticio de verano con una fase de la luna en un ciclo de 235 meses sinódicos se mueve, por definición, en el rango de las apariciones del sol sobre el horizonte. Sin embargo el lunasticio mayor, como hemos indicado, se manifiesta unos cuantos grados al sur o al norte de los puntos extremos de orto u ocaso del sol sobre el horizonte en los solsticios. Pasemos a examinar los casos de monumentos atribuidos a poblaciones celtas, usados por gente de esa cultura o levantados en zonas de inequívoca influencia celta. Presentamos los datos según un orden aproximadamente cronológico. 1. Petroglifos del Sur de Galicia (España) La zona de las Rías Bajas en Galicia se conoce en la arqueología mundial por la riqueza de su arte rupestre. Los estudios recientes indican que los grabados se realizaron en distintos períodos entre el Neolítico y la Edad Moderna. La mayor concentración se produce en el municipio de Campo Lameiro donde una zona, el monte Paradela, ha sido objeto de investigación intensiva. Su petroglifo más importante se llama Laxe dos Carballos y destaca por su posición central en la topografía y el conjunto de las rocas grabadas y por la complejidad de los motivos representados fechados en el siglo VIII BC. El panel rocoso está presidido por un ciervo de tamaño muy superior a la media de las representaciones usuales de estos animales en este tipo de representaciones, además presenta una cornamenta con un número de puntas irreal que se ha interpretado como una cuenta calendárica. Esto es especulativo, pero lo cierto es que el panel rocoso grabado está situado de tal manera que tiene un paisaje abierto hacia el sureste y que el solsticio de invierno y el lunasticio mayor sur se producen sobre la línea del horizonte al norte y al sur de una montaña y sobre pequeños hitos de una cresta montañosa subrayados por dos inscripciones latinas en posición cenital y casi inaccesibles donde se lee, simplemente, DIVI en cada una. Esto indica que el sistema de relaciones astronómicas contemplado desde Laxe dos Carballos estaba vigente hasta entrado el período de dominio romano (desde el año 26 BC). Una relación semejante entre grandes ciervos con cornamentas antinaturales, grabados en paneles orientados hacia el horizonte sureste con marcadores naturales del solsticio de invierno y del lunasticio mayor sur se han encontrado en otros dos casos.37 (37) A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA-M.V. GARCÍA QUINTELA-J.A. BELMONTEM. SANTOS ESTÉVEZ, « Calendaric Deer, Time Reckoning and Landscape in NW Spain Iron Age », en J. VAIŠKŪNAS [Éd.], Astronomy and Cosmology in Folk Traditions and Cultural Heritage, Klaipeda, 2008, p. 66-70 (Archaeologia Baltica, 10); A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA-M.V. GARCÍA QUINTELA-J.A. BELMONTE,

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Los druidas y la luna 2. Túmulos de Glauberg (Hesse, Alemania) Los enterramientos tumulares de Glauberg constituyen un clásico de la arqueología céltica por sus esculturas de guerreros desde su descubrimiento en los años 90 y han sido objeto de un estudio arqueoastronómico intensivo.38 Entre las observaciones realizadas destaca que la denominada Prozessionsstraβe que surge del túmulo 1 y se alarga unos 180 metros está orientada hacia el lunasticio mayor sur en el siglo V BC, cuando se fecha la construcción de los túmulos. Además, muy cerca de este túmulo se ha encontrado un conjunto de 16 agujeros de poste que, por su disposición, se han interpretado también como marcadores astronómicos que integrarían un sistema de división del año en ocho períodos marcados por solsticios, equinoccios, fiestas de media estación y también el lunasticio mayor sur. 3. Santuario de Segeda (Mara, Zaragoza) La ciudad celtibérica de Segeda (70 km al suroeste de Zaragoza) se construyó por iniciativa de la tribu celtíbera de los belos para hacer frente desde una posición de fuerza al avance romano por el valle del Ebro en la mitad del siglo II BC. Para ello se puso en marcha un poderoso diseño político que implicaba la reunión en la misma ciudad de habitantes de otras tribus y poblaciones menores.39 En el curso de las excavaciones se ha encontrado en la parte exterior del sector sur de la muralla de la ciudad una estructura original. Consiste en una gran plataforma pétrea muy cuidadosamente construida para asegurar su consistencia. Su estudio arqueoastronómico ha revelado una cuidada planificación para ponerla en relación con varios momentos relevantes de los ciclos del sol y de la luna en el horizonte poniente. El conjunto está construido a partir de una « piedra angular » situada en el extremo sureste de la plataforma de tal manera que sus lados apuntan al norte astronómico y al lunasticio menor sur, hacia el oeste. Además dos hitos del horizonte marcan, desde esa misma piedra, el ocaso del solsticio de verano y de los equinoccios.40 4. Saunas del norte de Portugal En el Noroeste de la Peninsula Ibérica se conoce un curioso tipo de edificio vinculado con hábitats de la Edad del Hierro que tras un período de « Landscape Construction and Time Reckoning in Iron Age Iberia » (en prensa). (38) B. DEISS, Struktur [n. 23], 2008, p. 279-294. (39) App., Ib., IX, 44. (40) M. PÉREZ-FR. BURILLO, Astronomical Alignments [n. 23].

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M.V. García Quintela dudas en la investigación se interpretan en la actualidad como saunas monumentales y públicas. Se agrupan en dos conjuntos regionales diferenciados en torno a la cornisa cantábrica al norte (8 casos) y entre los cauces del Duero y Miño al sur (14 ejemplos).41 Su examen detallado revela diferencias formales entre ambos conjuntos Los monumentos del DueroMiño destacan porque algunos de ellos presentan un gran monolito ricamente decorado con evocaciones cósmicas (trisqueles), y conocidos localmente como pedras formosas para marcar el acceso a la sala de vapor. Siguiendo esta pista hemos medido su orientación para ver si aportaba datos significativos. El resultado es ambiguo pues aunque no se detecta ninguna orientación dominante parece que la orientación al lunasticio mayor sur tiene interés. No es pertinente en las saunas del norte pero se ha identificado en cuatro de las once saunas del sur con estructuras « medibles », destacando dos de ellas como parte de la muestra de cinco con una pedra formosa. Destacamos el caso de Tongobriga por su característico nombre celta y porque la estructura de la sauna está íntegramente excavada en la roca madre orientada hacia un punto destacado en el horizonte cercano por donde tiene lugar, precisamente, la salida de la luna en el lunasticio mayor sur. Es significativo que las estructuras romanas, posteriores, rompen con esta situación. Por otro lado la pedra formosa de la segunda sauna de Briteiros, con la misma orientación, presenta una de las decoraciones con evocaciones cósmicas más singulares. 5. Santuario celtibérico de Peñalba de Villastar, Teruel (España) A 10 km al sur de Teruel el « santuairo » celtibérico de Peñalba de Villastar consiste en un acantilado de casi dos km. de largo que domina el curso y el valle alto del río Turia. Se conoce y estudia desde inicios del siglo XX por sus inscripciones en idioma celta y en latín, aunque también presenta numerosos grabados menos estudiados. Uno de los últimos descubrimientos es un conjunto de textos latinos denominados Gran Panel, en esos textos se mencionan dos fechas para celebrar sacrificios, una situada en torno al solsticio de invierno y otra en los últimos días de abril, sin más precisión debido a dificultades de lectura.42 (41) F. DA SILVA-A. COELHO [Éd.], Pedra formosa: arqueologia experimental. Vila Nova de Famalicão, Lisbonne, 2007, 237 p. (42) F. BELTRÁN LLORIS-C. JORDÁN CÓLERA-FR. MARCO SIMÓN, « Novedades Epigráficas en Peñalba de Villastar (Teruel) », en Palaeohispanica, t. 5, 2005, p. 911-956; F. MARCO-S. ALFAYÉ, « El santuario de Peñalba de Villastar (Teruel) y la romanización religiosa en la Hispania indoeuropea », en X. DUPRÉ RAVENTÓSS. RIBICHINI-ST. VERGER [Éd.], Saturnia Tellus. Definizioni dello spazio consacrato in ambiente etrusco, italico, fenicio-punico, iberico e céltico. Atti del Convegno

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Los druidas y la luna Hemos estudiado el lugar para examinar su relación con orientaciones solares y evaluar su relación con las fechas indicadas en los textos latinos. Para dar sentido a observaciones sobre un lugar con huellas de uso prolongadas en el tiempo aislamos, en primer lugar, los motivos grabados que pudieran ser claramente antiguos comprobando que coincidían en su ubicación de forma general con los sectores del acantilado donde había inscripciones antiguas, además los segmentos de acantilado donde se producía esta convergencia estaban sistemáticamente orientados hacia el sureste. Estudiando el horizonte pudimos comprobar que el sol en el solsticio de invierno sale por un valle en donde convergen varias líneas de horizonte y que la salida de la luna en el lunasticio mayor sur ocurre en una de las montañas más lejanas que se puede observar. Además, desde el Gran Panel el segmento de horizonte observable es muy reducido debido a condiciones topográficas, pero destaca un hito montañoso por donde sale el sol en torno al 29 de octubre. De este modo las fechas indicadas en latín en el gran panel ven corroborado su interés de dos formas. Por un lado mediante la orientación general de los grabados antiguos hacia el solsticio de invierno y, por otro lado, conformando un juego de fechas a ambos lados del valle entre el fin de abril (indicado en el Gran Panel) y el fin de octubre (indicado por el hito del horizonte). Es relevante que ambas fechas marcan las dos mitades del año celta y sitúan al conjunto del « santuario » en la mitad oscura del año, esto es entre la salida del sol el 29 de octubre, su recorrido hacia el sur hasta el solsticio de invierno iluminando los segmentos de panel indicados, y su remonte hacia el norte hasta fines de abril.43 6. Santuario rupestre de Panoias, Vila Real (Portugal) El santuario de Panoias se conoce desde el siglo XVIII. Consiste en una serie de tres grandes rocas trabajadas con estructuras complejas. También abundan las marcas de erosión por fuego sobre las roca y hay inscripciones latinas (una bilingüe griego-latín).44 El examen reciente revela varias fases de uso desde la plena Edad del Hierro, considerando otros paralelos de estas estructuras45 hasta las fechas en torno a los siglos II ó III de nuestra era a las internazionale svoltosi a Roma dal 10 al 12 novembre 2004, Roma, 2008, p. 507525 (Monografie scientifiche). (43) M.V. GARCÍA QUINTELA-A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA, Campo Lameiro [n. 23], 2010, p. 113-121. (44) G. ALFÖLDY, « Die Mysterien von Panóias (Vila Real, Portugal), (Tafel, 1541) », en Madrider Mitteilungen, t. 38, 1997, p. 176-246. (45) M.J. CORREIA SANTOS, « Santuários rupestres no Ocidente da Hispania indo-

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M.V. García Quintela que apuntan las inscripciones. La medición arqueoastronómica de estas estructuras revela que la roca 2, reconocida como base cuadrangular de un posible edificio de culto orienta su entrada, bien marcada por escaleras, hacia un amplio valle en dirección al lunasticio mayor sur. La conocida como roca 3 presenta una superficie totalmente trabajada con estructuras complejas donde es difícil precisar una orientación clara, aunque se puede intuir la importancia de la dirección que marca hacia el solsticio de invierno.46 7. Anfiteatro de las « Tres Galias » en Lugdunum, Lyon (Francia) En un trabajo sobre el mito de fundación de Lugdunum47 he podido constatar como los animales que protagonizan los dos segmentos del relato, el pez llamado alosa y el cuervo, son migratorios en la zona de Lyon estando presentes el primero en la primera parte del verano y el segundo desde el fin de octubre hasta fines de abril, en una correspondencia muy precisa con las dos mitades del año celta. El texto establece además el carácter « lunar » del pez que cambia de color según las fases de la luna. La conciencia de que el trabajo indicado dejaba numerosos cabos sueltos nos ha llevado a ampliarlo en forma de libro en preparación. Un aspecto particular, las orientaciones del anfiteatro vinculado con el Altar de las Tres Galias en la zona de la confluencia, nos concierne ahora. El edificio se construyó hacia el año 19 de nuestra, las mediciones efectuadas por A. César González García revelan que el eje menor de la arena del anfiteatro apunta hacia la puesta de sol en el solsticio de invierno, mientras que el ocaso de la luna en el lunasticio mayor sur ocurriría sobre la meseta de Fourvière dominada en tiempos de la colonia por un templo municipal dedicado al culto imperial.48 Los trabajos arqueológicos en torno al anfiteatro han revelado, además, dos cosas significativas para este argumento. En primer lugar, que la primera fase de la construcción no sobresalía de la hondonada natural del terreno donde está ubicado, de forma que el anfiteatro no era un edificio cerrado sobre sí mismo y el fenómeno europeia. Ensaio de tipologia e classificação », en Paleohispanica, t. 10, 2010, p. 147-172. (46) A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA-M.V. GARCÍA QUINTELA-J.A. BELMONTE, Landscape Construction [n. 37]. (47) M.V. GARCÍA QUINTELA, « El mito de fundación de Lugdunum: ensayo de lectura estructural », en A. MEURANT [Éd.], Routes et parcours mythiques. Des textes à l’archéologie, Bruselas, 2011, p. 115-138 (Langues et cultures anciennes, 18). (48) J. LASFARGUES-M. LE GLAY, « Découverte d’un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon », en CRAI, t. 124.2, 1980, p. 394-414.

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Los druidas y la luna lunar era perceptible desde sus gradas occidentales y, en segundo lugar, que se han encontrado en los graderíos epígrafes indicando los nombres de distintos pueblos de la Galia que tenían sus asientos reservados de esta forma,49 de tal modo que el fenómeno astronómico era expresamente visible para todos los representantes de la Galia en los momentos pertinentes del ciclo solar o lunar.50 8. Paisaje arqueológico del Tochmar Etaine, noreste de Irlanda R. Hicks51 ha estudiado la topografía en la que se desarrollan los distintos episodios del Tochmarc Étaíne,52 así como las menciones a momentos específicos del año, en especial Samain, y algunas menciones numerales. Su conclusión general es que el conjunto refleja que Etaine es un personaje lunar. Más en particular para nuestro argumento Hicks encuentra que la relación entre el Brug na Bóinne, más conocido como Newgrange, donde la historia comienza, y Mag Inis a donde va primero Elcmar, el marido de Etaine, y después Oengus, su hijo. En Mag Inis se encuentra el círculo de rocas neolítico de Ballynoe y aunque no hay visibilidad entre Newgrange y Ballynoe, separados por más de 80 km en línea recta y con las montañas de Slieve Donard por el medio, Hicks53 indica que el lunasticio mayor norte se produce en dirección a Mag Inis mirando desde New Grange. Esta muestra es heterogénea. En primer lugar presenta un sesgo hispano debido a la procedencia de los investigadores que estamos tras la cuestión. Pero incluso esos ejemplos son muy variados. Los petroglifos y las saunas no tienen nada que ver entre sí. Aunque su común orientación lunar invita tal vez a una nueva reflexión. Además, dentro de lo limitado de la muestra, las saunas y los grandes ciervos constituyen las únicas series reconocibles a sabiendas de que otras saunas y otros ciervos nada tienen que ver con esa orientación. En los ejemplos celtíberos es discutible si el lunasticio ha desempeñado algún papel en un espacio natural como el de Peñalba. Por el contrario es (49) L. TRANOY, « L’amphithéâtre », en A.-C. LE MER- CL. CHOMER, Lyon. Carte archéologique de la Gaule 69/2, París, 2007, p. 288-296. (50) M.V. GARCÍA QUINTELA-A.C. GONZÁLEZ-GARCÍA, « Le 1er Août à Lugdunum sous l’Empire: bilans et nouvelles perspectives », en Revue Archéologique de l’Est, t. 63, 2014, p. 157-177. (51) R. HICKS, Cosmography [n. 25], 2009, p. 115-129. (52) La courtise d’Étain, versión francesa en CHR.-J. GUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, Rennes, 1980, p. 241-281 (Celticum, 11). (53) R. HICKS, Cosmography [n. 25], 2009, p. 120.

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M.V. García Quintela evidente la intencionalidad de la orientación lunar de la « piedra angular » de Segeda. También aquí se abre un juego de reflexión sobre dos sitios tan distintos con orientaciones astrales semejantes. Aunque tal vez Segeda responde a una lógica de verano y de poniente y Peñalba, como hemos visto, a otra invernal y de sol naciente (en Galicia hemos reconocido, sin relación con la luna, lugares de la Edad del Hierro con dominantes « estivales » o « invernales »). Panoias y el anfiteatro de Lugdunum son monumentos romanos sobre los que se puede discutir la importancia relativa de la herencia céltica o de la innovación romana. Esta discusión puede tener muchos perfiles, pero el lunasticio apunta a un elemento heredado de la cultura celta dado que en época imperial el calendario romano era exclusivamente solar (desde la reforma del 46 a. de C.). Finalmente Glauberg y los paisajes del Tochmar Eithne son casos aislados por el momento. También cabe distinguir entre sitios donde los fenómenos de larga duración son relevantes54 y otros de una aparente menor duración (Segeda, Glauberg). Además la superposición de momentos y capas culturales sella el destino diferenciado de cada caso debido a variables coyunturas políticoreligiosas locales: Panoias y el Anfiteatro de Lugdunum conservan orientaciones previas bajo el dominio romano, en Tongobriga la orientación prerromana se rompe y Segeda fue destruida por los romanos. Ante una muestra de estas características es legítimo, por lo tanto, dudar sobre su pertinencia para sustentar una relación entre los druidas y el conocimiento observacional del ciclo lunar. Sin embargo esta serie revela, al menos, que el tema es pertinente e invita a multiplicar observaciones y mediciones intentando constituir series específicas para diferentes tipos de monumentos, áreas geográficas y períodos. Sólo de esta forma obtendremos conclusiones bien fundadas. Como forma de insistir en la necesidad de esas observaciones sugerimos su contraste con otros testimonios antiguos. 4. La luna en la epigrafía y en los textos literarios Nos detenemos en un artículo de C. Kooy55 que precisa actualizar su base empírica considerando la fecha de publicación pero cuyas conclusiones son relevantes para nuestro argumento. En primer lugar destaca la precisa (54) La leyenda de Eithne aprovecha monumentos neolíticos; las orientaciones dominantes de Laxe dos Carballos se ven corroboradas por inscripciones romanas; hay huellas de uso incesante de Peñalba. (55) C. KOOY, Croissant lunaire [n. 24], 1981.

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Los druidas y la luna correspondencia entre la distribución de las estelas funerarias romanas con la representación del creciente lunar y la difusión de las lenguas celtas. Aunque también recoge el debate entre quienes defienden su relación con la expansión de las religiones orientales en el Imperio (F. Cumont) y quienes sostienen la persistencia de tradiciones locales que, sin embargo, tropiezan con la dificultad de identificar una plástica prerromana que sirviese de modelo a esas estelas. Por lo tanto el mapa de distribución es el principal argumento a favor de esta tesis. Además se impone una crítica de fuentes. En efecto, el mapa de C. Kooy se superpone, hasta en los detalles y densidades de testimonios, con el mapa de inscripciones funerarias latinas con nombres de persona celtas presentado por Raybould y Sims-Williams.56 Esto quiere decir los crecientes lunares y los nombres dependen, en realidad, de la intensidad de la romanización. Lo cual es una paradoja de base real: la romanización supone la generalización del uso epigráfico y, de esta forma, se multiplican los testimonios de rasgos de herencia prerromana. Así pues, la difusión de nombres celtas y crecientes indica la distribución de la comunidad humana de cuya existencia son indicio estos dos elementos heterogéneos. De forma directa la lengua celta expresada a través de los nombres y de forma indirecta los crecientes lunares. Ahora bien, esta constatación tampoco nos dice nada sobre el conocimiento de los ciclos lunares en el universo cultural de los celtas. Simplemente atestiguan su importancia e interés probablemente relacionado con concepciones escatológicas. Para seguir adelante proponemos el comentario de dos textos literarios. El primero procede de la pluma de Estrabón, geógrafo griego contemporáneo de Augusto, y se refiere a costumbres vigentes en Celtiberia. τοὺς δὲ Κελτίβηρας καὶ τοὺς προσβόρρους τῶν ὁμόρων αὐτοῖς ἀνωνύμῳ τινὶ θεῷ {θύειν} ταῖς πανσελήνοις νύκτωρ πρὸ τῶν πυλῶν, πανοικίους τε χορεύειν καὶ παννυχίζειν.57

Se especula sobre quién podría ser el dios anónimo mencionado,58 pero nos interesa destacar el ritual descrito en once palabras entre las que (56) M.E. RAYBOULD-P. SIMS-WILLIAMS, A Corpus of Latin Inscriptions of the Roman Empire Containing Celtic Personal Names, Aberystwyth, 2007, 283 p. (57) Strab., III 4, 16: « Los celtíberos y sus vecinos del norte a un dios sin nombre en las noches de luna llena delante de las puertas de las aldeas, y que con toda la familia danzan y permanecen en vela toda la noche… ». (58) G. SOPEÑA, « Celtiberian Ideologies and Religion », en e-Keltoi, n. 6 (The Celts in the Iberian Peninsula), 2005, p. 349.

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M.V. García Quintela destacan tres compuestos con pan- : la luna llena, la totalidad de los habitantes (familia) y la toda la noche. En primer lugar es obvio que la luna llena proporciona el contexto nocturno más parecido al día. Así, la « noche de luna llena » es una especie de contradicción en los términos pues la oscuridad propia de la noche es negada por luminosidad producida por la luna y, correlativamente, la idea de comienzo del día al caer la noche se ve matizada por la continuidad de la luz. En segundo lugar, desde el punto de vista de la topografía urbana, las puertas que cierran la muralla para defender la ciudad se abren con motivo del rito implicando que, en ciertas fechas, la función ritual triunfa sobre la función defensiva. La actividad ritual a las puertas de la ciudad invierte el orden normal de las cosas, al igual que la « noche de luna llena ». Lo mismo ocurre con los otros dos usos de compuestos con pan-. En tercer lugar, la celebración de toda la comunidad familiar, aldeana o ciudadana, implica la suspensión temporal de las distinciones de edad, género o posición social. Presenta un mundo social invertido, sin discriminaciones sociales, semejante al construido con motivo de los funerales de los reyes espartanos,59 que en Celtiberia ocurre en un momento ritual nocturno definido por la luna llena. Finalmente el rito tiene lugar a lo largo de toda la noche, subrayando de nuevo la idea de totalidad en contraste con los usos de distribuir la noche por guardias o con la idea del descanso al que de forma ordinaria se reservan las horas nocturnas. El rito que nos presenta Estrabón se constituye, por lo tanto, como una sucesión de pares de contrarios que se resuelven para conformar ritualmente una situación de caos cósmico y social: el día en la noche, la ciudad abierta, la sociedad anómica. Una inversión de esta situación nos la proporciona el mismo Estrabón cuando escribe sobre la Galia y presenta la costumbre de los guerreros galos de cortar las cabezas de sus enemigos en combate y colocarlas como trofeos a las puertas de sus casas.60 Se trata de una expresión del orden normal de las cosas, de una actividad de guerra diurna, a campo abierto, protagonizada por guerreros bien definidos socialmente61 y que tratan sus trofeos de acuerdo con las normas definidas por la cosmovisión céltica62 colocándolos a la puerta de sus casas particulares como muestra de valor individual. Es

(59) Hdt, VI, 58, 3. (60) Strab., IV, 4, 5. (61) Ver el complemento de información que ofrece Diod.,V, 29. (62) CL. STERCKX, Les mutilations des ennemis chez les celtes préchrétiens. La tête, les seins, le Graal, París, 2005, 183 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité).

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Los druidas y la luna significativo que ambas prácticas cuentan con referentes arqueológicos definidos.

Tiempo

Celtiberia Luna llena / noche

Lugar

Puertas de la ciudad

Sociedad

Toda

Arqueología

Plataforma de Segeda

Galia Luz solar / Día Campo de Batalla, puertas de casas particulares guerreros Puertas de edificios públicos con cabezas cortadas

Se conocen bien los pórticos y conjuntos escultóricos del sur de la Galia decorados con cabezas cortadas reales o esculpidas levantados en contextos públicos63 y por tanto diferentes, en este punto, a los evocados por Estrabón, aunque debemos preguntarnos si un guerrero tiene una actividad « privada ». Pero el descubrimiento en Segeda de la plataforma con orientaciones lunisolares descrita más arriba y situada en el exterior de la ciudad ante un segmento de sus murallas, presenta un singular referente material del texto de Estrabón que comentamos. Es significativo, también, que la idea de totalidad social que evoca el texto de Estrabón se expresa en Segeda como ciudad que reúne habitantes procedentes de diferentes tribus y pequeñas ciudades celtíberas.64 Finalmente, en cuanto a la interpretación de la fiesta descrita por Estrabón y teniendo en cuenta los análisis anteriores podemos evocar la celebración de Samain. Hay dos razones, en primer lugar porque marca el inicio del año céltico y en el calendario de Coligny se conoce la fecha como trinox samonios el segundo día de la segunda quincena del primer mes del año65 relacionada, por lo tanto, con una determinada fase lunar y, en segundo lugar, porque la fiesta se concibe como una situación de desorden social y cósmico, por eso se abren las comunicaciones entre este mundo y el Más (63) J.-L. BRUNAUX, « Ribemont-sur-Ancre (Somme) », en Gallia, t. 56, 1999, p. 207-208; P. ARCELIN-PH. GRUAT, « La France du Sud-Est (LanguedocRoussillon, Midi-Pyrénées, Provence-Alpes-Côte d’Azur) », en Gallia, t. 60, 2003, p. 201-209; P. ARCELIN, « La tête humaine dans les pratiques culturelles des Gaulois méditerranéens », en J.-É. BROCHIER-A. GUILCHER-M. PAGNI [Éd.], Archéologies de Provence et d’ailleurs. Mélanges offerts à Gaëtan Congès et Gérard Sauzade, Aixen-Provence, 2008, p. 257-284. (Bulletin Archéologique de Provence. Supplément, 5); R. ROURE, « Nouvelles découvertes dans l’habitat du Cailar (Gard): pratiques et espace cultuel de type laténien dans le Midi de la Gaule », en X. DUPRÉ RAVENTÓSS. RIBICHINI-ST. VERGER [Éd.], Saturnia Tellus [n. 42], 2008, p. 554; I. ARMIT, Headhunting and the Body in Iron Age Europe, Cambridge, 2012, 260 p. (64) App., Ib., 44. (65) P.-M. DUVAL-G. PINAULT, RIG [n. 20], 1986, p. 403.

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M.V. García Quintela Allá, que culmina con la restauración del orden,66 y eso es lo que describe Estrabón.67 El segundo texto es más complejo y más sencillo a la vez. Se trata de la descripción de los hiperbóreos según Diodoro de Sicilia. Menciona en ese contexto una gran isla al norte de las tierras de los celtas, poblada por los hiperbóreos, y descrita con los tópicos de la etnografía griega sobre los extremos del mundo. En particular había un área (temenos) dedicada a Apolo y un magnífico templo redondo (naon axiologon) donde se celebraban varios ritos y añade: φασὶ δὲ καὶ τὴν σελήνην ἐκ ταύτης τῆς νήσου φαίνεσθαι παντελῶς ὀλίγον ἀπέχουσαν τῆς γῆς καί τινας ἐξοχὰς γεώδεις ἔχουσαν ἐν αὐτῇ φανεράς. Λέγεται δὲ καὶ τὸν θεὸν δι’ ἐτῶν ἐννεακαίδεκα καταντᾶν εἰς τὴν νῆσον, ἐν οἷς αἱ τῶν ἄστρων ἀποκαταστάσεις ἐπὶ τέλος ἄγονται· καὶ διὰ τοῦτο τὸν ἐννεακαιδεκαετῆ χρόνον ὑπὸ τῶν Ἑλλήνων Μέτωνος ἐνιαυτὸν ὀνομάζεσθαι. Κατὰ δὲ τὴν ἐπιφάνειαν ταύτην τὸν θεὸν κιθαρίζειν τε καὶ χορεύειν συνεχῶς τὰς νύκτας ἀπὸ ἰσημερίας ἐαρινῆς ἕως πλειάδος ἀνατολῆς ἐπὶ τοῖς ἰδίοις εὐημερήμασι τερπόμενον.68 Diodoro toma su texto de Hecateo de Abdera (siglo III a.n.e.), autor de un tratado Sobre los Hiperbóreos.69 Estos son un pueblo imaginario y en tiempo de Hecateo sólo unos pocos autores griegos habían mencionado a los celtas ¿es posible que la referencia a los hiperbóreos sea una alusión mitificada a los celtas históricos? T. Bridgman apoya esta posibilidad, aunque otros (66) CL. STERCKX, Mythologie du monde celte, Paris, 2009, p. 141-145 (Marabout Poche. Vie quotidienne). (67) Estrabón parece referirse a cada plenilunio y la celebración de Samain es anual. Pero Estrabón o sus fuentes pueden tener una percepción parcial de los hechos descritos. En todo caso la explicación es una sugerencia en la que encajan otras piezas de la noticia estraboniana. (68) Diod., II, 47, 5-6: « Dicen que la luna vista desde la isla parece cercana a la tierra y tener relieve, como la tierra, apreciable a simple vista. Se dice también que dios [Apolo] desciende a la isla cada diecinueve años, el período de tiempo en el que los astros regresan al mismo lugar en el cielo; y por esta razón los griegos llaman tiempo de Metón al período de diecinueve años. Cuando el dios aparece tañe la cítara y danza continuamente durante la noche desde el equinocio de primavera hasta el ascenso de las Pléyades, expresando así su complacencia por las honras recibidas ». (69) T. BRIDGMAN, Hyperboreans. Myth and History in Celtic-Hellenic Contacts, London-New York, 2005, p. 127-140 (Studies in Classics).

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Los druidas y la luna autores son más escépticos.70 Conviene discutir otra clave porque las Pléyades son importantes en la organización del tiempo y en la mitología griega desde Homero y Hesíodo. Por ejemplo, la organización temporal de la Odisea implica el regreso otoñal del héroe a Ítaca coincidiendo con el ocaso de las Pléyades (fin octubre / principios de noviembre), su estancia invernal con Eumeo preparando su venganza y un triunfo sancionado por el retorno primaveral de la constelación y la celebración de la fiesta de Apolo Liceo.71 Este referente lejano del texto de Diodoro debe inducirnos a la cautela. Debe descartarse en este sentido que Diodoro se refiera a algún lugar concreto porque en la etnografía antigua las referencias a realia ajenos están mediatizadas por procesos de recreación ideológica y por complejas transmisiones de textos, como acabamos de ver con la evocación de un aspecto de la Odisea. Sin embargo no podemos dejar de subrayar cómo, al igual que ocurría con las descripciones estrabonianas, etnográficamente más realistas, nos encontramos con una descripción que, a la luz de los argumentos que hemos reunido, parece hacerse eco de situaciones calendáricas y religiosas vigentes entre poblaciones de cultura celta. En efecto, el pasaje de Diodoro se construye a partir de tres claves que nos resultan familiares. En primer lugar usa de forma específica el vocabulario griego para definir espacios sagrados (temenos-naos) análogos a los examinados en nuestra pequeña muestra arqueológica (recordemos que el celta nemeton es el equivalente formal y etimológico del griego temenos). Seguidamente menciona el ciclo lunar de 19 años, relacionándolo con el ciclo identificado por el griego Metón, aunque como hemos visto difiere de los lunasticios. En tercer lugar la relación con la luna y la celebración de danzas nocturnas por un dios, Apolo, cuyas connotaciones solares son bien conocidas tanto en el panteón griego como a través de su paralelo celta que es Lug.72 5. Conclusión: ciclos de la luna y formación de los druidas Terminemos nuestro argumento. En el pasaje de que nos ha servido de punto de partida César afirma que algunos de los druidas « annos nonnulli uicenos in disciplina permanent ».73 Si tenemos en cuenta el uso habitual de la antigüedad de contar de forma inclusiva (las olimpiadas se celebraban (70) J.S. ROMM, The Edges of the Earth in Ancient Thought: Geography, Exploration, and Fiction, Princeton, 1992, 247 p. (71) J. PÓRTULAS, « De oriente a Grecia, las siete Pléyades », en Minerva, t. 9, 1995, p. 34-36. (72) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 4], 2004, p. 23-365. (73) Caes., B.G., VI, 14, 3.

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M.V. García Quintela cada « cinco » años), César nos habla de « diecinueve » años de preparación necesaria para los druidas. Este período coincide con la observación completa de un ciclo lunar, ya sea el ciclo metónico o el período entre dos lunasticios. Esta noticia concuerda también con la importancia de la noción cósmica de comienzo del tiempo desde la noche o la oscuridad, con la importancia de la luna en la definición del calendario, con los testimonios de rituales celebrados a la luz de la luna y con las realidades de monumentos con elementos orientados hacia los lunasticios. Esta propuesta levanta interrogantes al tiempo que explica y da verosimilitud a un detalle de la descripción de César. Ya hemos mencionado la necesidad de multiplicar las mediciones de monumentos de uso religioso para precisar el mapa de los conocimientos y observaciones astronómicos desplegados en su construcción. También queda abierta la cuestión de la generalidad de la presencia de druidas en el conjunto del mundo de habla celta como vectores de homogeneidad religiosa.74 El avance de estas observaciones debería contribuir a definir el grado y tipo de conocimiento que los druidas tenían sobre los astros a través de expresiones materiales. Espero haber demostrado al menos la pertinencia de este tipo de investigación para rendir homenaje a Bernard, a su incansable apertura de nuevos campos de estudio y a su acusada sensibilidad para con los realia y la cultura material que conforma el armazón de los mitos.

(74) A favor de su presencia en Hispania, M.V. GARCÍA QUINTELA, Mitología y Mitos de la Hispania Prerromana III, Madrid, 1999, p. 243-260; F. MARCO SIMÓN, « Religion and Religious Practices of the Ancient Celts of the Iberian Peninsula », en e-Keltoi, n. 6 (The Celts in the Iberian Peninsula), 2005, p. 322-324; para las islas FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Druides [n. 5], 1986; contra J.-L. BRUNAUX, Druides [n. 16], 2006.

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LES DIEUX DE LA FORGE EN GAULE À PROPOS D’UN TRIO DE SAINTS HONORÉS SUR L’ANCIEN TERRITOIRE DES ÉDUENS DANIEL GRICOURT (Bibliothèque nationale de France) Récemment, dans une mise au point stimulante et bien documentée, P. Lajoye s’est attaché à réunir en les commentant les données sibyllines relatives à la problématique des dieux gaulois de la forge.1 Sans doute l’auteur, par le biais de cette terminologie spécifique propre à éviter l’emploi direct du mot « forgeron », se donnait-il en pleine connaissance les moyens d’envisager de la sorte le cas de plusieurs figures théologiques qui n’assument pas fonctionnellement cette compétence, mais offrent cependant d’incontestables affinités avec ce savoir-faire aussi éprouvé que prestigieux.2 Nous le suivons sans détour sur cette voie. Car s’il n’existe au sein du domaine celtique comme dans les autres traditions indo-européennes qu’un unique être divin à même d’exercer à part entière le métier de forgeron et d’en porter le titre officiel, ainsi que l’attestent les cas de Goibniu en Irlande et de son correspondant Govannon au Pays-de-Galles,3 on n’observe pas moins dans leur entourage plusieurs personnages des plus expérimentés tout à fait aptes à les seconder ou suppléer. Une organisation comparable prévaut sur le continent au vu des documents figurés gallo-romains représentant manifestement différentes divinités liées aux activités de la forge, en concordance avec les témoignages épigraphiques et/ou iconographiques de groupes ternaires apparentés. Dans cette optique, la vénération vouée dans le vieux fief des Éduens à trois saints patrons des forgerons ne fait que prolonger à l’époque chrétienne le culte idoine rendu en des temps antérieurs à autant de dieux païens qui, en deçà de l’épisode de la domination romaine, tirent leur origine de la période de l’indépendance gauloise. Toute notre (1) P. LAJOYE, « Ucuetis, Cobannos et Volkanus : les dieux de la forge en Gaule », dans BSMF, n. 233, 2008, p. 69-79. (2) Rappelons que, par sa maîtrise du feu considérée comme une force magicoreligieuse, le forgeron jouit dans les sociétés archaïques d’un prestige et d’un pouvoir exceptionnels qui en font dans certaines zones culturelles l’égal, voire le supérieur du chamane (« sorcier ») : cf. M. ÉLIADE, Le sacré et le profane, Paris, 1965, chap. 8, « Les ‘Maîtres du Feu’ », p. 81-88 (spécialement p. 83-84). (3) Se reporter en particulier à CL. STERCKX, Taranis, Sucellos et quelques autres. Le dieu souverain des Celtes, de la Gaule à l’Irlande, vol. I, Bruxelles, 2005, respectivement p. 38-43 et p. 148-151 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 22), avec tout l’apparat bibliographique approprié.

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Daniel Gricourt attention va donc se porter sur les particularités différenciant ces pieux personnages, afin de déterminer s’il est possible de remonter la piste de leurs filiations respectives. Mais il nous faut pour cela cerner au préalable les différents artisans divins celtiques de la forge, notamment leur personnalité et la nature des liens qui les rapprochent. I. Les divinités du feu et de la forge chez les Celtes insulaires et continentaux I.1. Goibniu, Govannon et le Vulcain gaulois P.-M. Duval a raison d’énoncer que la spécialisation poussée du dieu forgeron gaulois l’amène à être largement assimilé après la conquête césarienne à son homologue romain Vulcain.4 Sa représentation classique, avec le marteau et la pince à feu, accompagnée du nom latin, dès l’époque de Tibère (14-37), sur le monument des Nautes de Lutèce, l’atteste de façon exemplaire, quoique la place qu’il « occupe sur le pilier, au même niveau et sur le même plan que Jupiter [...] [lui donne] une importance exceptionnelle, très éloignée de celle que Vulcain connaît dans le panthéon gréco-romain [...] ».5 Si ce rang prééminent que tient au demeurant la divinité dans toute la Gaule6 est à mettre en rapport avec le développement bien connu des « arts du métal » chez les Celtes, comme le souligne à juste titre H. Lavagne,7 il faut surtout observer qu’il se trouve en conformité avec la primauté dévolue autant au Goibniu des Irlandais qu’au Govannon des Gallois, membres dans ces traditions d’un quintette fondamental de frères,8 et qu’il convient d’autre (4) P.-M. DUVAL, « Notes sur la civilisation gallo-romaine. I. Vulcain et les métiers du métal », dans Gallia, t. 10, 1952, p. 44-45 (= ID., Travaux sur la Gaule (1946-1986), 1989, t. I, Rome-Paris, p. 305) ; ID., Les dieux de la Gaule, Paris, 19762, p. 84. (5) H. LAVAGNE, « Le pilier des Nautes », dans Catalogue de l’exposition « Lutèce, Paris de César à Clovis ». Musée Carnavalet et Musée National des Thermes et de l’Hôtel de Cluny (3 mai 1984-printemps 1985), Paris, 1984, p. 291 ; pour une illustration de ce relief, voir p. 285, fig. 178. (6) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 51 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 313), où il abonde dans le sens des propos de C. Jullian et va même jusqu’à qualifier le Vulcain gaulois de « très grand dieu » ; ID., Dieux [n. 4], 19762, p. 84-85. (7) H. LAVAGNE, Pilier [n. 5], 1984, p. 292. (8) Et de structure trifonctionnelle : cf. CL. STERCKX, « Le ‘panthéon théorique’ des Indo-Européens et le nombre cinq », dans Latomus, t. 34, 1975, p. 3-16 notamment p. 9-10 ; G. DUMÉZIL, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, 19852, p. 211-212 (Nouvelle bibliothèque scientifique) ; ID., « La quatrième branche du Mabinogi et la théologie des trois fonctions », dans ID., L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux

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Les dieux de la forge en Gaule part tout à fait au rôle digne et majestueux que remplissent en l’occurrence ces deux entités dans leurs mythes respectifs. Plusieurs documents figurés gaulois de l’époque impériale montrent Vulcain tenant un gouvernail ou le pied sur une proue,9 deux caractéristiques iconographiques conformes au culte qui lui est couramment rendu dans les cités portuaires fluviales et maritimes.10 Certains spécialistes imputent la raison de cette vénération particulière aux nombreuses tâches liées à la forge et au métal que requièrent dans les chantiers navals les fabrications ou réparations de bateaux.11 L’explication technique est sans nul doute exacte, mais à notre sens insuffisante. Car elle ne prend pas en compte la dimension marine du forgeron divin celte que l’on peut induire des quelques bribes préservées de mythologie galloise mentionnant l’histoire de la mort de Dylan occis par Govannon. Leur analyse récente nous dispense de les reprendre en détail, pour ne nous focaliser ici que sur le scénario le plus probable de cette légende reconstruit selon nos investigations.12 Voici en bref sa teneur telle que les Gallois – et au moins une partie des Celtes auparavant – devaient le concevoir : dès sa naissance, Dylan, le fils aîné d’Aranrhod et jumeau de Lleu, rejoint l’Océan où, précise le Mabinogi de Math, « il reçut immédiatement la nature de la mer ».13 Sans doute prendil à cette occasion l’apparence d’un phoque14 sous laquelle son oncle et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie (51-75), Paris, 1985, p. 98-99 et 101 (Bibliothèque des sciences humaines) ; CL. STERCKX, Le fils parfait et ses frères animaux. Lugus, Pan et les Draupadeya, Bruxelles, 2002, p. 4 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 15). (9) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 48 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 309 + p. 321) ; ID., Dieux [n. 4], 19762, p. 85 et p. 157, fig. 59 ; G.-CH. PICARD, « Le Vulcain à la proue de Vienne-en-Val (Loiret) », dans RAC, t. 8, 1969, p. 195-210. (10) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 51 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 312-313) énumère de la sorte Nantes, Benningen sur la Murr, Lutèce, Narbonne, Lyon, Vaison, Sens, Saint-Quentin. Voir aussi G.-CH. PICARD, Vulcain [n. 9], 1969, p. 201. (11) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 51 (=ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 313) ; H. LAVAGNE, Pilier [n. 5], 1984, p. 292. (12) Voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, avec une préface de B. SERGENT, Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes, Paris, 2010, p. 460-468 (chap. VI.4.1, « Le meurtre du neveu prodigieux ») (Collection Kubaba. Série Antiquité). (13) Les Quatre Branches du ‘Mabinogi’ et autres contes gallois du Moyen Âge, traduit du moyen gallois, présenté et annoté par P.-Y. LAMBERT, Paris, 1993, p. 107 (L’aube des peuples). (14) Selon la pénétrante étude de S.L. KEEFER, « The Lost Tale of Dylan in the Fourth Branch of the ‘Mabinogi’ », dans Studia Celtica, t. 24-25, 1989-1990, p. 36.

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Daniel Gricourt maternel Govannon va le tuer des années plus tard, en lui assénant ce que le conte nomme de manière solennelle « l’un des trois coups funestes ».15 Très certainement jaloux des capacités prodigieuses du jeune adolescent dont il assure l’éducation,16 le dieu forgeron profite en la circonstance d’une partie de pêche pour commettre son crime prémédité au moyen d’une lance empoisonnée (à trois pointes) façonnée par ses soins, nous informe le poème cymrique Marwnad Dylan eil Ton notifiant d’autre part que le drame s’est déroulé sur une grève.17 Cette indication n’est pas contredite par les textes qui localisent immuablement la sépulture du défunt en bordure de mer.18 On le voit, cette légende galloise baigne d’un bout à l’autre dans un environnement maritime. L’un de nos principaux objectifs dans le livre précité consiste à démontrer que le personnage de Dylan équivaut sur le plan comparatif à l’une des « hypostases » de Dionysos chez les Grecs. Or, il est patent d’observer que le fils de Sémélè partage avec le dieu forgeron Héphaistos plusieurs traits qui semblent dus à leur semblable immersion au sein de l’élément aquatique, celle-ci tenant lieu d’épreuve probatoire à caractère initiatique.19 Tandis que cette expérience sub- ou ultramarine vécue (15) P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 13], 1993, p. 107 et p. 365, n. 44, où il précise que « les Triades [galloises] ont conservé seulement les ‘trois coups heureux’ (mad cyflafan) » ; cf. aussi Trioedd Ynis Prydein. The Triads of the Island of Britain, edited with Introduction, Translation and Commentary by R. BRONWICH, Cardiff, 20063, p. lxxii. (16) Comme le parallèle hellénique de l’assassinat de Talôs par son oncle Dédale (le reflet humain d’Héphaistos) nous convie à le présumer. (17) Voir notamment W.F. SKENE, The Four Ancient Books of Wales Containing the Cymric Poems Attributed to the Bards of the Sixth Century, Édimbourg, 1868, I, p. 288 et II, p. 198-199, § XLIII ; cf. W.J. GRUFFYDD, Math vab Mathonwy, Cardiff, 1928, p. 219-220, § 153. (18) W.J. GRUFFYDD, Math [n. 17], 1928, p. 218 ; CL. STERCKX, « Gallois escor neidyr ímí : une curieuse formule juridique relative à l’avortement et ses échos dans le mythe de la naissance de Lleu et Dylan », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 43, 1989, p. 161, n. 56 (autres références bibliographiques). (19) D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 463 et n. 1795, dans laquelle nous nous appuyons pour ce faire sur M. DELCOURT, Héphaistos ou la légende du magicien, Paris, 1957, p. 118-119 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège. Fascicule, 146) ; B. SERGENT, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, 1984, p. 235-236 et n. 19 (Bibliothèque historique) ; ID., « Les trois excellentes raisons de se débarrasser de ce bébé-là », dans Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, t. 12, 1988, p. 27-28 et 43 ; G. CAPDEVILLE, « Le volcan dans la mer ou l’initiation d’Héphaistos », dans ID. [Éd.], L’eau et le feu dans les religions antiques. Actes du premier colloque international d’histoire des religion organisé par l’École Doctorale ‘Les Mondes de l’Antiquité’ (Paris, 18-20 mai 1995). Université de Paris IV-Sorbonne. École Normale Supérieure), Paris, 2004, p. 39 (De l’archéologie à l’histoire), où il qualifie

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Les dieux de la forge en Gaule séparément sous la protection de Thétis20 les amène à se rapprocher au cours de leur existence ultérieure, l’apprentissage dans le cadre océanique prodigué au jeune Dylan par Govannon se révèle au contraire comme le facteur déterminant qui va les séparer de manière dramatique et irrévocable.21 Au-delà de cet événement tragique, les indices collectés témoignent toutefois des profondes attaches qui unissent le dieu forgeron celtique et son neveu aquacole. D’autre part, l’une des représentations figurées gallo-romaines de Vulcain intéresse tout particulièrement nos propos. Elle fait partie d’un bloc sculpté à quatre faces découvert en septembre 1850 sur la commune de Niedermodern (Bas-Rhin) et conservé au musée archéologique de Strasbourg, où l’incendie de 1870 l’a malheureusement endommagé. Nous retranscrivons la description concise qu’en donne J.-J. Hatt : « Vulcain barbu, vêtu d’une exomide, tenant de la main droite levée un marteau, de l’autre main baissée des tenailles, avec lesquelles il appuie un objet sur une enclume. Dans le champ, foudre ».22 À ce symbole s’ajoute vraisemblablement celui du trident dont on ne discerne plus que le manche et une petite portion de la tête, mais que J.A. Siffer donne sans hésitation dans la description originale de ce document.23 Faut-il y voir une évocation de la relation intime du dieu d’« ordalie par l’eau » la précipitation du tout jeune Héphaistos dans l’Océan par sa mère Héra. Il y est recueilli par les Néréides Thétis et Eurunomè qui l’éduquent durant neuf ans dans une grotte sous-marine (références dans D. GRICOURTD. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 87 et n. 224). (20) Rappelons que, pour sa part, afin d’échapper à la poursuite meurtrière du roi de Thrace Lycurgue, Dionysos enfant plonge terrifié dans les flots, où il trouve lui aussi refuge auprès de la bienfaisante fille du Vieux de la Mer (Eidem, p. 73 et n. 156). M. DELCOURT, Héphaistos [n. 19], 1957, p. 43, constate l’impossibilité de saisir laquelle des deux interventions est une réplique de l’autre. (21) D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 464 pour cette inversion significative. (22) J.-J. HATT, Strasbourg. Musée archéologique. Sculptures antiques régionales, Paris, 1964, n. 90 et fig., qui attribue d’autre part cette œuvre à un artiste régional de l’époque sévérienne. L’auteur a voulu y voir par la suite « Vulcain forgeant les foudres de Jupiter », une surinterprétation subjective irrecevable (J.-J. HATT, « Les dieux gaulois en Alsace », dans RAE, t. 22, 1-2, 1971, p. 214 ; ID., Mythes et dieux de la Gaule. I. Les grandes divinités masculines, et II, texte et images disponibles depuis 2005 en fichier PDF sur le site internet http://jeanjacqueshatt. free.fr/02, chap. I, n. 9 non illustré). (23) J.A. SIFFER, « Mémoire sur un autel païen découvert en septembre 1850, près de Nierdermodem », dans Bulletin de la Société pour la Conservation des Monuments historiques d’Alsace, t. 1, 1856 [1857], p. 296. Plus loin, cet instrument lui évoque Neptune (p. 298). Tandis qu’É. Espérandieu fait état d'un possible trident, P.-M. Duval parle d’« un objet à longue hampe qui paraît être un trident » (É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général des bas-reliefs, statues

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Daniel Gricourt forgeron gaulois avec la mer, comme l’illustre ailleurs l’adjonction du gouvernail ou de la proue ? L’hypothèse ne serait pas à rejeter, si cet objet ne se trouvait accompagné d’un autre : le foudre, symbole atmosphérique et jupitérien par excellence. Sa présence auprès du Vulcain gaulois nous rappelle que son équivalent irlandais Goibniu, en tant que descendant de l’antique dieu feu indoeuropéen devenu avec le temps maître de la forge,24 est réputé pour façonner la boule de fer incandescente qui tue le Fomor Balor par l’intermédiaire de son disciple Lugh, dans un combat mythique d’une dimension cosmogonique foncière (durant la seconde bataille prodigieuse de Mag Tured, version 2)25 et aux retombées religieuses et cultuelles certainement présentes sur le continent, comme nous le verrons plus loin. De ce fait, on peut se demander si les attributs juxtaposés du trident et du foudre figurés au côté du dieu forgeron gallo-romain ne désignent pas par synecdoque les deux figures théologiques passées sous son apprentissage. Ces armes surnaturelles et fatales dont il est l’artisan feraient allusion pour l’une qu’elle blesse mortellement à l’aquatique Dylan – ou, plus exactement, à son équivalent théologique gaulois dont le cas est envisagé juste après –, pour la seconde à son céleste frère jumeau Lleu/Lugh/Lugus avec laquelle il triomphe de l’effroyable géant monoculaire (Balor en Irlande). Quelques mots sur Ucuetis qui, en dépit de ses étroites attaches avec le milieu de la forge, doit demeurer en marge de notre sujet. Ce théonyme n’est répertorié à ce jour que sur deux dédicaces d’Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or) trouvées jadis dans et à proximité d’un sanctuaire de confrérie de bronziers, ainsi que sur une troisième originaire de la localité d’Entrains-sur-Nohain (Nièvre) et exhumée en 1987 d’un puits appartenant à un bâtiment susceptible de représenter un lieu de culte.26 Selon P.-Y. Lambert, le nom et bustes de la Gaule romaine, t. VII, Paris, 1907-1981, p. 210, n. 5621 ; P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 48 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 309). (24) B. SERGENT, Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II, Paris, 2004, p. 537. (25) Cf. Chath Mhuighe Tuireadh, §§ 84, 87 et 93 à 95, pour cette action conjuguée que traduit CHR-J. GUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, I, Rennes, 1980, p. 68-69, et cite B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 55. Sur le rôle cosmogonique de Lugh, voir l’importante étude de G. HILY, « Le trio Goibne, Lug et Balor : un héritage de la tradition cosmogonique indo-européenne », dans EC, t. 36, 2008, p. 122-123, 126-127 et 129. (26) Soit respectivement CIL, XIII, n. 2880 et 11247 ; AE, 1995, p. 324, n. 1095. Bon état sur la question de N. BECK, Goddesses in Celtic Religion. Cult and Mythology : a Comparative Study of Ancient Ireland, Britain and Gaul, thèse de doctorat d’Études Anglophones, Université Lumière-Lyon 2, University College of Dublin, présentée et soutenue le 4 décembre 2009 (N. Davie et D.O. Hogain [Dir.]), texte et images disponibles en fichier PDF sur le site internet : http://theses.univ-

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Les dieux de la forge en Gaule « semble formé sur un thème *aku-/*oku- signifiant « aigu, pointu », cf. lat. acuo « j’aiguise », acutus « aiguisé, aigu » », de sorte que le dieu concerné s’avère spécialisé dans la technique de l’aiguisage.27 Le linguiste évoque à ce propos l’existence en Irlande de deux artisans pareillement experts, Creidne dans le travail du bronze et Luchtaire/Luchtaine dans celui du bois. Ces personnages collaborent avec Goibniu dont ils sont les frères28 pour la fabrication de lances dans le récit de la seconde bataille de Mag Tured (version 1) ainsi que dans celui plus détaillé du glossaire de Cormac.29 Pour sa part, P. Lajoye remet à l’ordre du jour le rapprochement ancien, avancé par G. Poisson dès le début du XXe siècle,30 entre Ucuetis et un artisan mythique nommé Uchadan qui est cité dans les Annales du Royaume d’Irlande, par les Quatre Maîtres, en tant qu’inventeur de la technique de la fonte de l’or et de l’argent afin d’en couvrir les gobelets et les broches.31 Comme il existe en Gaule une variante anthroponymique d’Ucuetis, du type Ucatus (nom de potier),32 « l’ajout d’un suffixe -onos ou -anos (suffixe qui

lyon2.fr/documents/lyon2/2009/beck_n#p=&a=top, p. 216-220, à propos de Bergusia, la parèdre d’Ucuetis sur le deuxième document. Pour la découverte d’Entrains-sur-Nohain, voir aussi H. BIGEARD, avec la collaboration de A. BOUTHIER, CAG. La Nièvre. 58, Paris, 1996, p. 145 et p. 146, fig. 105a-105b. (27) P.-Y. LAMBERT, « Notes linguistiques gauloises », dans C. BÉMONTCHR. DELPLACE-BR. FISCHER-K. GRUEL-CHR. PEYRE-J.-CL. RICHARD [Éd.], Mélanges offerts au Docteur J.-B. Colbert de Beaulieu, Paris, 1987, p. 530, où il conclut ainsi : « C’est, si l’on veut, « l’Aiguiseur » ». Cf. également P.-Y. LAMBERT, La langue gauloise. Description linguistique, commentaire d’inscriptions choisies, Paris, 1994, p. 101 ; J. DEGAVRE, Lexique gaulois. Recueil de mots attestés, transmis ou restitués et de leurs interprétations, t. II, Bruxelles, 1998, p. 433 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 10). (28) Voir sur ce point, entre autres, CL. STERCKX, « La théogonie irlandaise », dans Jahrbuch für Anthropologie und Religionsgeschichte, t. 4, 1982, p. 83 ; ID., Taranis [n. 3], t. I, 2005, p. 41-42. Pour l’assimilation du charpentier Luchta(ire) au dieu gaulois Sucellos, anciennement *Lukteros, cf. B. SERGENT, « Sucellus et le tonneau », dans M. GARCÍA QUINTELA-FR.J. GONZÁLEZ GARCÍA-F. CRIADO BOADO [Éd], Anthropology of the Indo-European World and Material Culture. Proceedings of the 5th International Colloquium of Anthropology of the Indo-European World and Comparative Mythology, Budapest, 2006, p. 70-74 (Archaeolingua, 20) ; ID., « Sucellus et Viśvakarman », dans EC, t. 38, 2012, p. 181-182. (29) Se reporter aux traductions de CHR-J. GUYONVARC’H, Textes I [n. 25], 1980, p. 55, § 122, et p. 79, annexe I. (30) G. POISSON, « À propos de l’inscription d’Alise », dans Revue celtique, t. 33, 1912, p. 102-103. (31) Cf. J. O’DONOVAN, Annála Ríoghachta Éireann. Annals of the Kingdom of Ireland, by the Fourth Masters, from the Earliest Period to the Year 1616, t. I, Dublin, 18562, p. 42-43.

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Daniel Gricourt atteste de la divinité) suffit à donner *Ucatanos, lequel devient aisément en irlandais Uchadan ».33 I.2. Cobannos/Cernunnos À ce stade de l’étude, si l’on souligne de nouveau que Dylan élevé par Govannon incarne dans les Mabinogion la plus brève des trois existences de la figure dionysiaque galloise (à côté des personnages de Gwri-Pryderi et de Gronw Pebyr) et que l’on considère d’autre part que Cernunnos a pour équivalent théologique Bacchos,34 il s’ensuit que la créature sauvage aux bois de cerf doit en toute logique compter parmi les familiers du dieu forgeron gaulois. C’est précisément ce que l’imagerie gallo-romaine nous révèle de diverses façons. Les cas les plus flagrants et immédiats sont constitués par les reproductions de cerfs associées à des figurations de Vulcain ou d’une divinité indigène appelée Cobannos, un théonyme apparemment formé sur la racine goben-, « forgeron »,35 même si sa parenté avec le nom du « frappeur, tueur » (Co-banno-) ne doit pas être pour autant négligée36 et pourrait bien présager un jeu de mots.37 Les éléments se (32) Voir X. DELAMARRE, Nomina Celtica Antiqua Selecta Inscriptionum (Noms de personnes celtiques dans l’épigraphie classique), Paris, 2007, col. 191b. (33) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 70 (= ID., Des dieux gaulois. Petits essais de mythologie, Budapest, 2008, p. 202 [Archaeolingua. Series Minor, 26]), ajoutant que « le nom lui-même d’Ucuetis est archaïque et aurait dû être, en gaulois, du type Upetis ». (34) Comme notre synthèse D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010 s’efforce de le démontrer. Contra : G. HILY, Le dieu celtique « Lugus », Rennes, 2012, 506 p. (Publication du CRBC Rennes-2, Université Européenne de Bretagne. A Publication of the CRBC, Rennes 2, European University of Brittany) qui, conformément à l’opinion couramment admise, voit dans Pryderi l’une des deux figures galloises de Lugus, l’autre étant Lleu (voir toutefois déjà la remarque en forme de mise en garde de B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 649, n. 419). Une seule question : comparatisme oblige, le représentant de la figure lumineuse des Grecs, c’est-à-dire Apollon, l’alter ego de Lugus, renaît-il à l’instar de son demi-frère Dionysos sous une existence différente, gratifié d’une appellation et d’une personnalité nouvelles ? (35) D’après X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, Paris, 20032, p. 182. L’alternance c/g est courante en gaulois : J. LACROIX, Les noms d’origine gauloise. La Gaule des activités économiques, Paris, 2005, p. 109-110 cite de la sorte en étudiant le mot Cobannos deux exemples tirés du calendrier de Coligny, canthos/ganthos et cutios/gutios. (36) Selon l’analyse linguistique de P.-Y. Lambert dans H. LAVAGNE, avec un appendice de P.-Y. LAMBERT, « Un nouveau dieu de la Gaule romaine : Mars Cobannus », dans CRAI, t. 143, 1999, séance du 18 juin, p. 719.

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Les dieux de la forge en Gaule rapportant à la question « ‘dieu de la forge + cervidé’ » se trouvent collationnés dans l’étude richement illustrée de P. Lajoye.38 L’auteur dénombre quatre combinaisons de ce type que nous passons maintenant en revue de façon sommaire. La plus récente parvenue à notre connaissance concerne un ensemble d’objets cultuels en bronze découvert clandestinement dans l’est de la France et qui comprenait à tout le moins,39 avec celle du cerf,40 trois statuettes représentant le dieu Cobannos que citent leurs dédicants,41 une situle bitronconique également dotée de ce même théonyme,42 un tronc monétaire (anépigraphe) en forme d’édifice hexagonal et sa clef43 ainsi que deux bustes quasi identiques de jeune homme sortant d’un bouquet d’acanthe pour la base préservée de l’un.44 Dans l’impossibilité de fournir l’origine exacte de ce trésor de sanctuaire, R. Fellmann se résout à mentionner de façon vague

(37) Auquel il conviendrait d’associer l’interpretatio romana de la divinité gauloise en Mars (voir plus loin). (38) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 70-75. (39) D’après H. LAVAGNE, Nouveau dieu [n. 36], 1999, p. 690 ; CL. ROLLEY, « Les bronzes grecs et romains : recherches récentes », dans RevArch, 2002.2, p. 281. Les huit pièces connues se trouvent pour moitié conservées au musée J. Paul Getty (É.-U., Californie), pour l’autre dans les collections Shelby White et Leon Levy : J. POLLINI, The Cobannus Hoard Gallo-Roman Bronzes and the Process of Romanization, Leyden-Boston-Cologne, 2002, p. 1-14 (Monumenta Graeca et Romana, 9). (40) J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 33-35, fig. 55 à 58 ; P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 72, fig. 8. L’identification à un jeune bovidé avancée par CL. ROLLEY, Bronzes grecs et romains [n. 39], 2002, p. 281, doit être catégoriquement rejetée. Les photographies explicites de l’animal publiées par J. Pollini, révélant en particulier un museau fin et allongé, la présence de doigts postérieurs vestigiaux, un arrière-train rectiligne et une courte queue, ne laissent planer aucun doute sur sa nature de cervidé. (41) J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 27-33, fig. 27 à 54 ; P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 72, fig. 5 à 7. Le détail des inscriptions est : (1) Aug(usto) sacr(um) deo Cobanno / L. Maccius Aeternus / IIuir ex voto (Année épigraphique, 1994, p. 600, n. 1915) ; (2) Deo Cobanno / Geminianus / Solini u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito) (AE, 2000, p. 695, n. 1845) ; (3) Augustu (sic) / sacru(m) / deo Coban / nu (sic) / M. Tutu(s) Cassio (AE, 2000, p. 695, n. 1846). (42) J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 35-38, fig. 59 à 67, soit Deo Cobanno Samotalus Brigonis f. / Augustodune(n)sis ex uoto suscepto (AE, 2000, p. 696, n. 1847). (43) J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 25-27, fig. 18 à 26. (44) J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 15-25, fig. 1 à 17.

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Daniel Gricourt les environs de Besançon,45 la région d’Autun ou les abords de Vézelay.46 L’emploi pour deux des inscriptions du formulaire spécifique aux Éduens « ‘Aug. + sacr. (+ deo) + divinité’ » permet toutefois d’envisager sans risque d’erreur une appartenance à leur ciuitas, si nous nous référons à la solide démonstration ad hoc de M. Kasprzyk, P. Nouvel et A. Hostein, qui constitue l’assise de leur récente étude sur la délimitation de ce territoire au Haut-Empire romain.47 Le recours à ce libellé conduit même par déduction ces auteurs à se prononcer très précisément pour Fontenay-près-Vezelay (Yonne), d’où provient la seule autre épigraphe Cobannus de ce type.48 Cl. Rolley et J.-P. Delor avaient publié ce précieux témoignage gravé sur une stèle49 découverte vers 1980 en bordure du Bois de Couan,50 un toponyme apparemment issu de Cobannos.51

(45) On a aussi avancé la zone géographique entre Annecy et Annemasse (J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. xi, 39-40, 48 et 64-66). (46) R. FELLMANN, « Une divinité gallo-romaine inconnue, son précurseur gaulois et un dépôt de statuettes trouvé en France et actuellement aux États-Unis », dans H. WALTER [Éd.], La sculpture d’époque romaine dans le Nord, dans l’Est des Gaules et dans les régions avoisinantes : acquis et problématiques actuelles. Actes du Colloque international qui s’est déroulé à Besançon les 12, 13 et 14 mars 1998, à l’initiative des Universités de Franche-Comté et de Bourgogne, Besançon, 2000, p. 174 (Annales littéraires, 694. Art et archéologie, 45). (47) M. KASPRZYK-P. NOUVEL-A. HOSTEIN, « Épigraphie religieuse et communautés civiques au Haut-Empire : la délimitation du territoire et la ciuitas Aeduorum aux IIe et IIIe siècles », dans RAE, t. 61, 2012, p. 105-112. M.-TH. RAEPSAET-CHARLIER, « Diis deabusque sacrum ». Formulaire votif et datation dans les Trois Gaules et les deux Germanies, Paris, 1993, p. 20 et 55 (Gallia Romana, 1) avait déjà observé cet usage régional qu’elle attribuait aux Éduens, Sénons et Mandubiens ; voir dans le même sens, il y a encore peu, W. VAN ANDRINGA, La religion en Gaule romaine. Piété et politique (Ier-IIIe siècle après J.-C.), Paris, 2002, p. 160 et p. 182, n. 6 à 8, et CL. ROLLEY, Bronzes grecs et romains [n. 39], 2002, p. 284 (Éduens et Sénons). (48) M. KASPRZYK-P. NOUVEL-A. HOSTEIN, Épigraphie religieuse [n. 47], 2012, p. 106, fig. 6, n. 6 et 7-8, et p. 109, fig. 7. (49) Plutôt qu’une borne routière qui étonne pour une dédicace religieuse : voir à ce sujet AE, 1993, p. 340-341, n. 1198 ; H. LAVAGNE, Nouveau dieu [n. 36], 1999, p. 701. (50) CL. ROLLEY, avec la collaboration de J.-P. DELOR et P.-Y. LAMBERT, « Un dieu gaulois près de Vézelay », dans BSEA, t. 74, 1990-1992 [1993], p. 20-21, fig. 12 ; CL. ROLLEY, Bronzes grecs et romains [n. 39], 2002, p. 286-287 et fig. 5. On y lit, d’après AE, 1993, p. 340, n. 1198, Aug(usto) sac(rum) [de]o / Cobanno / A + [...] / AB [...] / LEVG[...]. (51) Cf. J.-P. DELOR, CAG. L’Yonne. 89, t. I, 2002, p. 373, n. 176/10*, avec d’autres références bibliographiques.

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Les dieux de la forge en Gaule S’interrogeant sur la présence du cerf au côté de cette divinité de la forge, P. Lajoye observe que l’association n’est pas nouvelle et a même fait l’objet d’une étude particulière : « En 1965, Max et Paul Vauthey ont justement publié la découverte conjointe, près d’un four de potiers de Terre-Franche (Allier), d’un buste de Vulcain et d’une statuette de cerf en terre blanche de l’Allier52 [...]. Ces deux statuettes n’étaient pas des productions du four, elles avaient donc une vocation votive et devaient protéger le travail des potiers. Ils firent alors le rapprochement avec deux reliefs provenant d’Alzey (Allemagne), montrant le dieu (représenté jeune et imberbe sur l’un d’eux) en compagnie d’un cerf, l’animal étant systématiquement en position secondaire, debout derrière la divinité53 [...]. Reste à savoir pourquoi le cerf [...] ».54 Et l’auteur d’avancer avec ingéniosité, pour expliquer cette présence récurrente de l’animal à ramure auprès du dieu, le probable cocuage du Vulcain gaulois, en s’appuyant sur le parallèle mythologique que met en lumière B. Sergent entre les personnages d’Héphaistos et de Goibniu affligés par ce même malheur.55 Une insinuation aussi alambiquée nous laisse toutefois perplexe. S’ils entendent faire allusion à cet aspect de sa légende, pour quelle raison singulière les artistes ne somment-ils pas tout bonnement de cornes le chef de l’époux trompé ? Mais de toutes les façons, eu égard à sa connotation péjorative, une particularité semblable peut-elle faire partie (52) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 74, fig. 9 et 10 ; cf. M. & P. VAUTHEY, « Le cerf de Terre-Franche (Statuette en terre blanche de l’Allier) », dans RAC, t. 4, 1965, p. 256, fig. 1, et p. 259, fig. 4. L’identité du dieu mûr et barbu, représenté avec ses attributs classiques : marteau, pince à feu et bonnet de forgeron, ne fait aucun doute : voir M. & P. VAUTHEY, « Terre-Franche (Allier). Officine de la céramique rouge de Vichy Rive-Gauche, III. Le buste de Vulcain en terre blanche », dans Ogam, t. 10, 1958, p. 413-416, pl. LXXXVI-LXXXIX ; ID. « À propos du buste de Vulcain de Terre-Franche (Étude complémentaire), dans RAC, t. 1, 1962, p. 335347. (53) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 75, fig. 11, pour la première des stèles, celle la mieux préservée. Il s'agit d’É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général [n. 23], t. XI, 1907-1981, p. 63, n. 7750, et p. 73, n. 7756 ; cf. M. & P. VAUTHEY, Cerf de Terre-Franche [n. 52], 1965, p. 271-272, fig. 12 et 13. (54) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 74 (= ID., Dieux gaulois [n. 33], 2008, p. 149-150). (55) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 530-532 (§ « Le dieu du feu est cocu »). Dans le texte irlandais que cite en la circonstance notre savant collègue (Sanais Cormaic, 975), enflammé par le dépit amoureux et résolu à se venger, ce maître de l’embrasement qu’est le dieu forgeron se met à frapper aveuglément de sa baguette magique avec laquelle il les brûle atrocement tous ceux qu’ils croisent sur son passage. Nous retrouvons là sous une autre forme le motif de la jalousie déjà signalé pour son alter ego gallois Govannon.

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Daniel Gricourt du culte voué à cette divinité ? La solution, bien différente et empreinte de simplicité, avait en vérité déjà été suggérée par M. et P. Vauthey assimilant les cerfs concernés, dont la pose hiératique sur un piédestal dans le cas de Terre-Franche ne laisse pas d’impressionner, à des représentations thériomorphes de Cernunnos.56 Nous sommes d’autant plus enclin à valider leur proposition que Govannon – on l’a signalé plus haut – est à la fois l’oncle et le précepteur de Dylan, l’une des incarnations galloises de la grande figure cernunno-dionysiaque et protéiforme celtique que l’ombrageux dieu forgeron, sans doute envieux de son immense talent, va harponner mortellement lors d’une pêche au phoque.57 Il n’est donc pas étonnant que ces entités, toutes deux rompues au travail de la forge dans lequel elles excellent, puissent faire l’objet d’une piété commune chez les artisans du feu. Un problème subsiste toutefois : lorsque le cerf figure en compagnie de la divinité, comme c’est le cas pour les deux reliefs d’Alzey, faut-il y voir les représentations conjuguées du Vulcain gaulois et de son jeune parent ?58 ou le placement de l’animal à l’arrière-plan ne constitue-t-il qu’un attribut canonique destiné à préciser l’identité de l’être auquel nous avons affaire ? Certes, le personnage bien préservé du monument aux quatre divinités, coiffé d’un bonnet conique, vêtu d’un court jupon plissé, muni d’une pince à feu et probablement d’une torche allumée, peut faire songer à Vulcain. Son apparence de jeune garçon glabre, à peine entré dans l’adolescence, ne s’accorde toutefois pas vraiment avec les figurations classiques et stéréotypées du dieu forgeron.59 Mais pourquoi placer en ce cas un cerf

(56) M. & P. VAUTHEY, Cerf de Terre-Franche [n. 52], 1965, p. 268. Dans son analyse du cerf présent dans la trouvaille de bronzes éduenne, J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 35, mentionne aussi Cernunnos, le martial Cobannos lui évoquant, en vertu de la parenté entre la guerre et l’activité cynégétique, un dieu de la chasse ou de l’une de ses sphères. (57) Un mammifère marin dont, rappelons-le, la victime avait manifestement pris l’aspect. Sur le Bestiaire de Cernunnos et ceux de ses équivalents grec Dionysos et indien Śiva/Rudra, voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 259-261, tableau, rectifié et complété dans D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin. La conception celtique du Temps dans le christianisme médiéval, Paris, à paraître [titre indicatif, susceptible d’être modifié] (chap. II.2, § « Le Maître des animaux I : vue d’ensemble »). (58) Ce que conjecture en quelque sorte G. BAUCHHENSS, « Volkanus in der Nordwestprovinzen », dans LIMC, t. VIII, 1, Zurich-Munich, 1997, p. 298, qui n’exclut pas de voir dans ces images de cervidé une allusion à Cernunnos dans son rôle de dispensateur d’argent et de richesses. (59) Le plus souvent mûr et barbu : il suffit pour s’en assurer de parcourir les illustrations des répertoires iconographiques de G. BAUCHHENSS, Volkanus [n. 58],

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Les dieux de la forge en Gaule derrière l’enfant si l’observateur sait que, de toute manière, ses traits juvéniles rendent impossible une confusion avec Vulcain ? La réponse s’impose en fait, dès lors que l’on connaît la nature dioscurique de Cernunnos. Sa figuration avec cet animal permet en l’occurrence de le différencier de l’autre élément du couple gémellaire dont il fait partie et qui se révèle lui aussi un dieu patenté de la forge. Il s’agit de Lugus que nous allons sous peu considérer à son tour.60 Mais on doit auparavant revenir sur le Cobannos du trésor de sanctuaire de Fontenay-près-Vézelay. Nombre de commentateurs ont en effet été intrigués par l’assimilation de cette divinité au dieu romain de la guerre. L’interpretatio est particulièrement nette dans le cas des statuettes portant le nom des dédicants Geminianus et Cassio. Elles montrent un Mars traditionnel, nu, coiffé du casque à cimier et tenant un bouclier circulaire de la main gauche, la dextre ayant dû serrer une lance aujourd’hui disparue.61 Par contre, la pose déhanchée conférée au personnage composant le superbe bronze du duumvir Maccius Aeternus lui donne une apparence moins virile t. VIII, 1, 1997, p. 293-298 et t. VIII, 2, p. 212-214, et E. SIMON, « Vulcanus », dans LIMC, t. VIII, 1, 1997, p. 283-293 et t. VIII, 2, p. 204-211. (60) La relation entre le céleste forgeron et les Jumeaux divins celtiques pourrait bien transparaître à Nantes (de notoriété gémellaire bien connue, ainsi qu’en témoigne le culte des Enfants Nantais, saints Donatien et Rogatien, protecteurs de la cité : voir à ce sujet J.-P. LELU 1979 [cette n.]), où une inscription gallo-romaine sur marbre postérieure au milieu du IIe siècle et mise au jour en 1580 près de la porte Saint-Pierre est offerte « aux Numina des Augustes et au dieu Volkanus » par deux uicani portenses, « habitants du uicus portuaire », nommés M. Gemel(lus) Secundus et C. Sedat(ius) Florus (CIL, XIII, n. 3106 = ILS, 7051 ; sur ce remarquable document lapidaire, se reporter à la notice archéologique de M. PROVOST, CAG. La Loire-Atlantique. 44, Paris, 1988, p. 95 (et 155), ainsi que plus récemment à l’analyse fouillée de Y. MALIGORNE, « Sanctuaires et structures vicinales dans deux chefs-lieux de cités de l’ouest de la Gaule (à propos de quatre inscriptions de Nantes et Angers), dans Aremorica. Études sur l’ouest de la Gaule romaine, t. 1, 2007, p. 55-67 passim et 71). Séduisante apparaît l’hypothèse de J.-P. Lelu suggérant de rattacher le premier dédicant « à une gens Gemella, ayant pour aïeul mythique l’un des […] Dioscures gaulois », qu’honorent précisément de manière toute particulière les habitants du bord de l’Océan (Atlantique) selon le géographe Timée cité par Diod., IV, 56, 4. Et l’auteur d’ajouter que « le cognomen Secundus indique peut-être qu’il croyait descendre du deuxième Jumeau » (J.-P. LELU, « Les Jumeaux dans la mythologie nantaise », suivi de « Commentaires consécutifs à la communication de M. Lelu », dans BSMF, n. 114, 1979, p. 91 ; ID., « La géographie sacrée de Nantes au Moyen Âge et les mythes du forgeron et des jumeaux », dans Société de Mythologie française. Mélanges de Mythologie française offerts au PrésidentFondateur Henri Dontenville, Paris, 1980, p. 166), soit donc dans ce cas Lugus. (61) H. LAVAGNE, Nouveau dieu [n. 36], 1999, p. 699 ; cf. J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 32-33 et fig. 50 à 54.

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Daniel Gricourt qu’accentuent l’endossement d’une ample chlamyde passée sur un chiton très fin, la mise de braies collantes et le port d’élégantes sandales à lanières. L’allure générale évoquerait plutôt celle d’un Apollon, si la tête aux cheveux bouclés du personnage n’était pourvue d’un casque de type Niederbieber rejeté en arrière et la position des bras ne laissait deviner son maintien des armes maintenant perdues (lance et bouclier) caractéristiques de Mars.62 Le balancement remarquable entre ces deux divinités du panthéon classique forme justement l’une des caractéristiques iconographiques du Cernunnos romanisé de l’époque impériale, ainsi que nous nous employons à le souligner avec notre collègue et ami D. Hollard.63 Le Mars apollinien du calendrier de Coligny en constitue à ce titre un excellent exemple que cite avec pertinence H. Lavagne dans sa série de documents susceptibles d’être comparés à l’insolite statuette de Cobannos.64 I.3. Lugh/Lugus Le dossier des relations de Lugus avec la forge, déjà entrouvert plus haut, est beaucoup mieux connu que celui de son frère jumeau sauvage. Nous reprenons ici l’essentiel des propos de B. Sergent qui, dans son imposant livre sur l’héritage théologique commun des Celtes et des Grecs, l’a excellemment résumé à propos de la nature lumineuse de ce dieu : « […] les liens entre Lug et le feu s’attestent dans diverses légendes irlandaises. Dans l’une d’elles Lugh est éduqué chez le forgeron Gavida,65 [...] l’exact équivalent de l’Hèphaïstos grec ; il n’est donc pas surprenant que, parmi ses innombrables capacités, Lugh puisse revendiquer celle de forgeron,66 ni qu’au moment du meurtre de Balor pendant la seconde bataille de Mag Tured, il soit en mesure d’attraper une boule de fer brûlant que lui envoie le forgeron Goibniu (identique à Gavida) pour la renvoyer dans l’œil (unique) de Balor à l’instant précis où il s’entrouvre, opération qu’il réalise seul, en saisissant une barre de fer chez Gavida, pour tuer Balor, dans la légende (62) Voir à son sujet l’étude iconographique fouillée de H. LAVAGNE, Nouveau dieu [n. 36], 1999, p. 691-699, fig. 1 à 5 ; cf. J. POLLINI, Cobannus Hoard [n. 39], 2002, p. 27-31 et fig. 27 à 40. (63) D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître (chap. I.1, § « Cernunnos sous toutes ses formes », et chap. I.2, « Cernunnos, Apollon et Mars »). (64) H. LAVAGNE, Nouveau dieu [n. 36], p. 712 et p. 713, fig. 10. (65) Voir notamment W.J. GRUFFYDD, Math [n. 17], 1928, p. 72-74, § 18 (version O), dont nous proposons une traduction littérale dans D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 30-31. (66) Cath Maige Turedh, § 58 : cf. trad. CHR-J. GUYONVARC’H, Textes I [n. 25], 1980, p. 51 (repris par B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 57).

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Les dieux de la forge en Gaule irlandaise mentionnée à l’instant67 – aussi n’est-il pas indifférent que le Mercure gallo-romain soit parfois joint à Vulcain68 (le Vulcanus latin était le dieu du feu, le dieu-feu, comme l’Héphaïstos grec), et que sur un relief fragmentaire de Strasbourg Mercure brandisse un marteau […].69 Rien ne permet donc de dire que Lug « est » le feu, mais tout indique qu’il entretient avec lui des rapports très étroits : comme pour Apollon, la brillance du feu est de son ressort ».70 On peut ajouter à cela une autre représentation assurée d’époque galloromaine de Mercure/Lugus associé au travail de la forge. Il s’agit de la stèle de Gros-Limmersberg (Moselle), où l’on reconnaît le dieu debout de face en majesté, les épaules couvertes d’un mantelet, tenant une petite bourse et une pince à feu pendante.71 En outre, l’un des reliefs de Rheinzabern (Allemagne, Rhénanie-Palatinat), dont l’authenticité est régulièrement contestée mais que Fr. Sprater ne classe pas parmi les faux modernes du maître maçon J.M. Kaufmann,72 montre Mercure nu, un manteau passé sur les épaules et flottant derrière le dos, coiffé du pétase, nanti de la bourse et du caducée, au côté de Vulcain, la tête barbue surmontée du bonnet conique, vêtu de l’exomide et chaussé de bottines, en train de battre sur une enclume à l’aide d’un marteau un objet métallique qu’il immobilise avec des tenailles.73 (67) Voir supra, n. 25. (68) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 44 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 304) ; J. HUPE, « Studien zum Gott Merkur im römischen Gallien und Germanien », dans Trierer Zeitschrift, t. 60, 1997, p. 103. (69) Sur ce document figuré exceptionnel daté du IIIe siècle (É. ESPÉRANDIEUR. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général [n. 23], t. VII, 1907-1981, p. 141, n. 5490 ; J.-J. HATT, Strasbourg [n. 22], 1964, fig. 192 ; ID., Mythes I [n. 22], 1989, p. 208 et fig. 174 ; J. HUPE, Studien [n. 68], 1997, p. 76, 187, cat. n. 156, et p. 222, fig. 18.2), où le dieu coiffé d’un pétase ailé ferme de manière significative l’œil gauche, se reporter à nos commentaires dans D. GRICOURT-D. HOLLARD-F. PILON, « Le Mercure Solitumaros de Châteaubleau (Seine-et-Marne) : Lugus macrophtalme, visionnaire et guérisseur », dans DHA, t. 25.2, 1999, p. 160-165 et fig. 20. (70) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 35-36. (71) É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général [n.23], t. VII, 1907-1981, p. 237, n. 5682, décrivant erronément un caducée et que rectifie P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 44 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 304). (72) FR. SPRATER, Das römische Rheinzabern, Spire, 1948, p. 56 et fig. 39 (p. 1318 et fig. 4 à 8, pour quelques-unes de ses nombreuses contrefaçons exécutées au XIXe siècle). (73) É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général [n.23], t. VIII, 1907-1981, p. 35, n. 5928 (l’auteur qui ne l’a pas examiné de uisu ne se prononce pas) ; J. HUPE, Studien [n. 68], 1997, p. 103, p. 182-183, cat. n. 139 (avec une importante bibliographie), et p. 213, fig. 9.2.

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Daniel Gricourt La mise en scène de ces deux figures, du dieu forgeron et de son (brillant) élève, n’a rien d’incongru au regard du légendaire irlandais qui les unit. À cet égard, pour revenir au meurtre de Balor, B. Sergent a sans conteste raison d’assimiler la longue description de son œil foudroyant dans la seconde bataille de Mag Tured (version 2) à celle d’« un ciel d’orage »,74 ce qui prédispose leurs vainqueurs associés, Goibniu et Lugh, à incarner des divinités particulièrement compétentes en matière de lutte contre de telles perturbations atmosphériques. Leur probable invocation face aux dangers que font courir sur les récoltes en période estivale les cieux tourmentés noirs, zébrés d’éclairs et lourds de grêle, s’est manifestement perpétuée à l’époque chrétienne dans le sanctoral de Mâcon dont il sera bientôt fait état. I.4. Triades et trio divins de la forge De même que s’avèrent clairement établis les rapports duaux entre dieux de la forge dans la mythologie insulaire celtique (couples Goibniu/Gavida + Lugh et Govannon + Dylan) ainsi que dans l’iconographie gallo-romaine (couples Vulcain + Cobannos-Mars/Cernunnos et Vulcain + Mercure/ Lugus), leur inscription dans des formations comptant trois personnages représente une autre facette qu’il convient d’examiner maintenant. P. Lajoye, qui ne manque pas de les prendre en compte dans son intéressant écrit, répertorie ainsi plusieurs types de combinaison mixte, que caractérise une paire de personnages masculins associés à une divinité féminine.75 Un premier groupement qu’on peut assurément qualifier de triade, selon la définition préconisée par P.-M. Duval,76 associe Vulcain, Mars et une entité (74) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 307, où il rapporte le passage concerné originaire de Chath Mhuighe Tuireadh, § 93 (trad. CHR-J. GUYONVARC’H, Textes I [n. 25], 1980, p. 69). (75) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 75-78, fig. 12 à 18 (§ « Le forgeron, le guerrier et la déesse »). Spécifions l’existence de rares compositions plus vastes, constituées de quatre ou cinq figures divines incorporant Fortuna en sus de celles de la forge présentement étudiées (trois dieux et une déesse). Nous ne nous en préoccuperons pas ici : sur celles-ci, voir G. BAUCHHENSS, Volkanus [n. 58], t. VIII, 1, Zurich-Munich, p. 295, cat. n. 111, 119 et 120, et t. VIII, 2, p. 213, fig. 119 et 120. (76) Triade : « groupe consacré par un culte et solennel », comparativement aux trios de dieux réunis pour d’autres raisons (P.-M. DUVAL, « Problèmes des rapports entre la religion gauloise et la religion romaine », dans PR. MAC CANAM. MESLIN [Éd.], Rencontres de religions. Actes du Colloque du Collège des Irlandais tenu sous les auspices de l’Académie Royale Irlandaise (Juin 1981), Paris 1986, p. 52 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 415).

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Les dieux de la forge en Gaule dont le nom diffère selon les cas : Segetia au revers d’antoniniens de Salonine émis par la moneta mosellane de Trèves en 259-260,77 Vesta dans le sanctuaire suburbain de la Motte du Ciar près de Sens (Yonne),78 voire Bellona si l’on prend en compte l’inscription de Kastel (Hessen), près de Mayence, l’honorant avec la Vertu un 23 août (CIL, XIII, n. 7281),79 date des Volcanalia affectés à la fête principale du dieu forgeron romain80 et à laquelle échoit précisément aussi une dédicace de Caerwent chez les Silures (77) Vulcain étant réservé à Valérien I et Mars à son fils Gallien : sur cette série particulière, son contexte historique et socio-économique, cf. R. TURCAN, « Gallien et la Gaule. Signification politique et sociale d’une série monétaire », dans La patrie gauloise d’Agrippa au VIe siècle. Actes du Colloque (Lyon, 1981), Lyon, 1983, p. 71-87 (Publications de l’Université Jean-Moulin, 4). Pour la localisation de l’atelier monétaire dont elle est issue, voir en dernier lieu D. GRICOURTD. HOLLARD, « Les productions monétaires de Postume en 268-269 et celles de Lélien. Nouvelles propositions », dans The Numismatic Chronicle, t. 170, 2010, p. 129-132. (78) Cf. la mise au point de B. DEBATTY, « ‘Marti, Volkano et sanctissimae Vestae sacrum’. Le sanctuaire suburbain de la Motte du Ciar près de Sens (cité des Sénons) », dans M. DONDIN-PAYRE-M.-TH. RAPSAET-CHARLIER [Éd.], Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident romain, Bruxelles, 2006, p. 159-180 qui examine en l’occurrence la fameuse dédicace monumentale de M. Magilius Honoratus, à la gloire de la domus Augusta ainsi que de Mars, Vulcain et la très sainte déesse Vesta (p. 167 et 170 ; cf. CIL, XIII, n. 2940), considère par ailleurs celle figurant sur une base au sanctuaire de Rome et d’Auguste à Lyon, consacrée à cette même triade par le Sénon Sex. Iulius Thermianus, beau-père du précédent (p. 170), et signale le « pilier » parisien dit de Saint-Landry représentant peut-être ces mêmes divinités (p. 172 ; cf. É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIERP.-M. DUVAL, Recueil général [n. 23], t. IV, 1907-1981, p. 228-230, n. 3147). Pour ce dernier ouvrage, aux côtés de Mars et Vulcain la déesse romanisée pourvue d’un voile et tenant une torche doit en effet être Vesta, selon la lecture la plus plausible proposée en dernier ressort par P.-M. Duval et par J.-J. Hatt : voir le point sur la question de J.-P. CAILLET, « Sculptures et mosaïque gallo-romaines conservées au musée de Cluny », dans Lutèce [n. 5], 1984, p. 403-405 (avec la bibliographie essentielle jusqu’à cette date). (79) = ILS, 3805 (P. LAJOYE, « À la recherche des fêtes celto-romaines : les inscriptions votives datées », dans JRA, t. 67.2, 2009, p. 136 et n. 24, p. 145). (80) Sur cette célébration fondamentalement liée à la fertilité, à l’activité agraire et aux récoltes, cf. G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, avec un appendice sur la religion des Étrusques, Paris, 19742, p. 326-328 (« Les feux du culte public ») (Bibliothèque historique Payot) ; ID., Fêtes romaines d’été et d’automne, suivi de Dix questions romaines, Paris, 1975, p. 61-77 (« Le feu dévorant. ‘Volcanalia’ ») (Bibliothèque des sciences humaines) ; P. POUTHIER, Ops et la conception divine de l’abondance dans la religion romaine jusqu’à la mort d’Auguste, Rome, 1981, p. 116-123 (« Ops et Vulcain : les tentations de l’été romain ») (BÉFAR, 242) ; G. CAPDEVILLE, Volcanus. Recherches comparatives sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, spéc. p. 420 (BÉFAR, 288).

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Daniel Gricourt (Pays-de-Galles, Monmouthshire) offerte à « Mars Lenus ou Ocelus Vellaunus » (RIB, 309).81 Nous souscrivons sans réserve au jugement de P. Lajoye qui voit dans ces différentes appellations autant d’aspects particuliers de la grande déesse – « Bellona la guerrière, Segeta la guérisseuse et Vesta la gardienne du feu éternel », écrit-il – anciennement vénérée sous le nom de Brigid en Irlande.82 Glorifiée lors de la fête d’Imbolc, l’une des quatre grandes solennités périodiques de l’année arrêtée au 1er février dans le calendrier solaire romain, cette divinité représente chez les Celtes irlandais le modèle canonique de la Vierge-Mère83 que perpétue à l’époque chrétienne l’impressionnant culte rendu à sainte Brigit de Kildare, patronne de la verte Érin et associée sinon presque substituée à la Vierge Marie.84 Plus problématique se révèle le cas des représentations conjointes de Vulcain, Mercure et Minerve sur plusieurs monuments.85 P.-M. Duval y voit dans le pays d’artisanat très développé que forme la Gaule romaine un trio

(81) = AE 1905, n. 168 ; Dessau 9302 (É. THÉVENOT, Sur les traces des Mars celtiques (entre Loire et Mont-Blanc), Bruges, 1955, p. 121 et 165 ; J.-J. HATT, « Le culte de Mars indigène dans le nord-est de la Gaule [sur les pas d’Émile Thévenot] », dans RAE, t. 30, 1979, p. 127-128 ; N. JUFER-TH. LUGINBÜHL, Les dieux gaulois. Répertoire des noms de divinités celtiques connus par l’épigraphie, les textes antiques et la toponymie, Paris, 2001, p. 57, 98, 102, 104 et 123 ; P. LAJOYE, Fêtes celto-romaines [n. 79], 2009, p. 135-136 et n. 23, p. 145). (82) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 77 (= ID., Dieux gaulois [n. 33], 2008, p. 149). (83) De type minervien (Athéna en Grèce). Pour une définition du modèle artémisiaque de la Vierge-Mère manifeste dans la figure galloise d’Aranrhod et dans celle irlandaise de Flidais, cf. D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 340-359 et 383-394. (84) FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Les fêtes celtiques, Rennes, 1995, p. 86 (De mémoire d’homme. L’histoire) ; sur leurs relations, voir aussi V. GUIBERT DE LA VAISSIÈRE, Les Quatre Fêtes d’Ouverture de Saison de l’Irlande ancienne, Crozon, 2003, p. 195-196. (85) Au moins quatre selon P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 45 et n. 7 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 30 et n. 7), soit É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIERP.-M. DUVAL, Recueil général [n. 23], t. VII, 1907-1981, p. 291-292, n. 5753, et t. X, p. 39, à Mayence-Cästrich ; t. VIII, p. 97, n. 6019, à Worms ; É. ESPÉRANDIEU, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Germanie romaine, ParisBruxelles, 1931, p. 67-69, n. 98 et 99, à Francfort-Heddernheim (sur ceux-ci, voir aussi ; J. HUPE, Studien [n. 68], 1997, p. 103 et passim). D’autre part, le document comparable de Rheinzabern répertorié dans É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIERP.-M. DUVAL, Recueil général [n. 23], t. VIII, 1907-1981, p. 33-34, n. 5925, paraît bel et bien authentique (comme le pense au demeurant É. Espérandieu).

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Les dieux de la forge en Gaule de dieux qui patronnent à divers titres les techniques.86 Toutefois, eu égard à la zone géographique bien délimitée, comprise entre Spire et Mayence, dans laquelle ont été mis au jour ces documents figurés, J.-J. Hatt attribue à ce groupe de divinités protectrices de l’industrie et du commerce un caractère purement germanique réunissant sous la forme d’une triade Vulcain-Thor, Mercure-Odhin et Minerve-Freya.87 Au-delà de cette divergence d’interprétation, les deux ensembles théologiques considérés ne doivent en aucun cas être confondus. Certes, P. Lajoye a tout à fait raison de rappeler que Minerve est l’équivalente romaine de l’irlandaise Brigid,88 ce qui contribue à rapprocher le second groupe ternaire du premier incluant l’homologue gauloise de cette déesse. Mais on ne peut en revanche le suivre sur son interprétation de Mars et de Mercure qu’il assimile à une seule et même figure guerrière issue du Lugus celtique. La nature gémellaire de ce dernier explique le glissement et la confusion. De fait, en vertu de ce que nous avons énoncé plus haut, le Mars de la triade l’associant à Vulcain et à la déesse Bellona/Segetia/Vesta représente l’interpretatio romana de Cernunnos, tandis que le Mercure de l’autre ensemble juxtaposé au dieu forgeron et à Minerve, s’il s'agit bien initialement d’un trio de divinités gauloises, traduit celle de son frère jumeau lumineux. Ces quatre personnages – est-il besoin de le préciser ? – offrent en commun leur apparentement pour des raisons variées au feu et, par voie de conséquence, au travail des métaux. Ce fait explique que les artisans de la forge, en des temps ultérieurs, puissent invoquer dans une même région plusieurs saints pourvus de compétences fort proches, sinon semblables. Si les trois personnages chrétiens que nous allons maintenant examiner sont masculins, il ne semble pas inutile de rappeler que la déesse Brigid et son épigone sainte Brigit de Kildare (ca 452-ca 524) se trouvent elles aussi célébrées en la qualité de protectrice ou patronne des forgerons.89

(86) P.-M. DUVAL, Notes [n. 4], 1952, p. 45 (= ID., Travaux [n. 4], t. I, 1989, p. 305), et ID., Dieux de la Gaule [n. 4], 19762, p. 83, notamment repris par G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, p. 123. (87) J.-J. HATT, Mythes et dieux I, [n. 22] 1989, p. 218 ; ID., Mythes et dieux II, [n. 22], 2005, p. 25-26. (88) P. LAJOYE, Ucuetis [n. 1], 2008, p. 78 ; ID., Dieux gaulois [n. 33], 2008, p. 149. (89) V. GUIBERT DE LA VAISSIÈRE, « Le forgeron irlandais : de Goibhniu à Gobnait, le Gabha irlandais », dans La Forge et le Forgeron. I. Pratiques et Croyances, Paris, 2002, p. 158 (Cahier de la Société des Études Euro-Asiatiques. Collection Eurasie). Sur les nombreux liens de sainte Brigit avec le feu, en particulier celui du foyer (on pense bien sûr aussitôt à Vesta !), cf. V. GUIBERT DE LA VAISSIÈRE, Quatre Fêtes [n. 84], 2003, p. 159, 188-189, 193-194, 204-205, 208-210 et 228 (ainsi que p. 222 et 224 pour la déesse Brigid).

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Daniel Gricourt II. Les saints patrons des forgerons dans les diocèses d’Autun, Chalon et Mâcon Peu après le milieu du XIXe siècle, dans le passage de leur Vie des saints de Franche-Comté consacré au bienheureux Hymetière ou Imetier (Imiterius), les professeurs du Collège Saint-François-Xavier de Besançon formulent, quelques années après F.-É. Pequegnot dont ils s’inspirent en le complétant,90 cette intéressante considération dont nous retranscrivons la teneur : « Jacques Sévert, dans sa chronologie des évêques de Mâcon [1628], fait mention d’une abbaye de Saint-Hymetière. Mais il n’indique pas autrement cet établissement, qu’il a sans doute confondu avec le prieuré de ce nom [dans le Jura]. Le même historien ajoute qu’il y avait encore, de son temps, à Uchizy, près de Farges [-lès-Mâcon], une chapelle en l’honneur de saint Hymetière, qui tombait en ruines, et où, néanmoins, se rendaient de nombreuses processions. Ces processions se faisaient pour détourner la foudre, car saint Hymetière était invoqué, avec saint Eptade et saint Barthélemi, comme médiateur très puissant dans les orages, et comme patron des forgerons. Ces trois saints ont été successivement les patrons des églises du diocèse d’Autun aujourd’hui dédiées à S. Barthélemi ».91 Précisons tout d’abord qu’il n’est pas question d’une triade de saints invoqués de concert, ainsi que pourrait le suggérer une lecture trop rapide de ce texte. Les processions en la chapelle d’Uchizy (Saône-et-Loire, arr. Mâcon, c. Tournus) s’effectuent en l’honneur du seul « Hymetière », très puissant médiateur dans les orages et patron des forgerons, deux qualifications qu’il partage sur l’ancien territoire des Éduens avec Eptade et Barthélemy. Dans son bel ouvrage axé sur la Légende dorée d’Autun, D. Grivot spécifie à ce sujet, avant de mentionner le pèlerinage d’Uchizy, que « saint Ythaire [alias ‘Hymetière’], comme saint Eptade et saint Barthélemy était invoqué contre la foudre ; l’identité de fonction fut telle que les églises consacrées à saint Ythaire, abandonnèrent son patronat pour prendre celui de saint Barthélemy ; c’est le cas pour le village de SaintYthaire ».92 Le processus apparaît strictement identique pour Eptade dont,

(90) F.-É. PEQUEGNOT, Légendaire d’Autun ou Vies des saints et autres pieux personnages des diocèses d’Autun, Chalon et Mâcon, disposées selon l’ordre du calendrier, t. II, Lyon, 1846, p. 98. (91) PROFESSEURS DU COLLÈGE SAINT-FRANÇOIS-XAVIER DE BESANÇON, Vie des saints de Franche-Comté, t. III, Besançon, 1855, p. 222. (92) D. GRIVOT, La Légende dorée d’Autun. Chalon, Mâcon, Charolles et Louhans, Lyon, 1974, p. 391 (Saint-Ythaire : S.-et-L., arr. Mâcon, c. SaintGengoux-le-National).

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Les dieux de la forge en Gaule note ailleurs le même auteur, « toutes les églises consacrées à […] [lui] ont été depuis, dédiées à saint Barthélemy ».93 Ainsi, les similitudes cultuelles sont telles qu’elles finissent par éclipser la vénération vouée aux deux saints régionaux qui tendent à disparaître au profit du plus célèbre et connu d’entre eux.94 Il est donc nécessaire de rechercher dans les témoignages relatifs à Hymetière (ou Ythaire) et à Eptade les éventuels traits distinctifs qui, non seulement, les dissocient de Barthélemy, mais les différencient aussi l’un de l'autre. La tentative apparaît d’autant plus nécessaire qu’elle est susceptible de nous dévoiler par la même occasion les profils des dieux gaulois de la forge qui se dissimulent derrière ces trois dévots chrétiens honorés par les fidèles. II.1. Hymetière et Ythaire Qui est le personnage vertueux que vénèrent les pèlerins à la chapelle d’Uchizy ? En effet, l’évocation de cet événement figure de manière semblable dans deux des notices hagiographiques du traité de D. Grivot, l’une assignée à saint Humi, l’autre à saint Ythaire, ces personnages offrant qui plus est en commun d’être fêtés le 31 juillet. Concernant le premier, écrit le chanoine, « Hymetière qu’on appelle également, Imetier, Humitié, Humidi, Humi, vivait au VIe siècle ; il fonda le monastère qui devait porter son nom, dans le Jura, dans le canton d’Arinthod ; ce monastère dépendait de la cathédrale de Mâcon. Saint Humi était vénéré à Uchizy où il avait une chapelle qui existe encore au sud du village, plus loin que le cimetière ; dans la chapelle se trouvait une statue bien connue ; voici ce qui est raconté à son sujet : lorsqu’à la Révolution on décida de brûler la statue, les quatre hommes qui furent désignés pour le faire furent proprement foudroyés ; on partit alors chercher un char attelé de quatre bœufs ; les quatre bœufs subirent le même sort et le char vola en éclats ; on arrêta là les frais. La statue semble être un Bon Pasteur.

(93) D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 217, où il ajoute : « Saint Eptade était autrefois le patron de Viry ; à Monthelon, il existait une église qui portait son nom » (Viry : S.-et-L., arr. et c. Charolles ; Monthelon : S.-et-L., arr. et c. Autun). (94) Voir déjà CH.-L. DINET, S. Symphorien et son culte, avec tous les souvenirs historiques qui s’y rattachent, t. I, Autun, 1861, p. 484 n. 2, qui écrit de la sorte : « Les paroisses qui avaient été primitivement sous le patronage de saint Eptade ou de saint Ythaire (S. Étherius de Lyon), passèrent ensuite sous celui de saint Barthélemy ».

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Daniel Gricourt Toujours est-il que saint Humi protégeait de la foudre ; il était également chargé de redresser les enfants qui ne marchaient pas assez vite ; il rendait la vue aux aveugles et l’ouïe aux sourds ; pour guérir, les pèlerins plaçaient leur oreille contre un trou pratiqué dans la pierre placée à l’entrée de la chapelle ; c’était tout simplement une piscine liturgique de la fin du XVIe siècle. Un sorcier essaya de voler la pierre ; le saint lui apparut pour l’en empêcher ; il eut même les pieds brûlés au moment où il franchissait la porte de la chapelle ; il partit sans insister. Protégeant de la foudre, Humi protège les forgerons qui ont des affaires avec le feu. Un ex-voto du Second-Empire, placé dans l’église, rappelait cette double protection, on voyait une croix à laquelle pendaient un seau de pompiers et une lanterne ; autour de la croix se trouvaient divers outils forgés, tels qu’une lance, un pic et une pelle. Le pèlerinage à Saint-Humi se faisait principalement le lundi de Pâques ».95 Voici maintenant ce qu’indique D. Grivot à propos de saint Ythaire : « Ythaire appelé également Imétire et Æthère, fut évêque de Lyon à la fin du V[I]e siècle ; il eut plusieurs fois comme Syagre d’Autun, des rapports avec le pape Grégoire le Grand [...]. À Uchizy, il existait une chapelle Saint-Ythaire ; on y venait en pèlerinage pour détourner la foudre ; il était le patron des forgerons. On venait également à Farges invoquer saint Ythaire, contre la foudre, à sa chapelle ; au-dessus se trouve le mont Saint-Barthélemy. À Montagny-lèsBuxy se trouve la source de Saint-Ytages ».96 La consonance approchante des hagionymes Imeterius/Hymetière et Ætherius/Ythaire doit être à l’origine de la confusion qui a récemment conduit G. Bertheau à s’interroger sur l’existence d’une dévotion strictement semblable rendue à deux saints le même jour de l’année sur une même commune.97 Cette curieuse connexion entre le prétendu moine de l’abbaye

(95) D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 255-256. (96) D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 391. (97) G. BERTHEAU, Vieux métiers et pratiques oubliées à la campagne, Mâcon, 2005, p. 156, relativement à saint Ythaire ou Imétire : « On nous assure qu’il n’a rien à voir avec saint Humi et fut évêque de Lyon au V[I]e siècle [sans doute d’après D. Grivot]. Pourtant, comme saint Humi, il était à Uchizy, patron des forgerons, protégeait de la foudre et on l’y vénérait le même jour [...] ».

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Les dieux de la forge en Gaule de Condat (Jura, Saint-Claude)98 et l’évêque de Lyon99 paraît résulter de l’immémoriale subordination du prieuré jurassien de Saint-Hymetière (arr. Lons-le-Saulnier, c. Arinthod) à celui de Saint-Vincent de Mâcon100 dont relève l’ecclesia d’Uchizy.101 P. Défontaine évoque par ailleurs dans ce même registre, d’après une remarque de R. Oursel, le possible rôle d’étape

(98) Qui, selon la tradition ‒ mais il s’agit d’une fable gratuite selon G. Moyse ‒, la quitte vers la fin du Ve ou au début du VIe siècle pour construire à 25 km à l’ouest, dans la vallée de la Valouse alors « déserte », un ermitage autour duquel vont se développer quelques habitations à l’origine de l’ancienne bourgade portant aujourd’hui son nom (Saint-Hymetière) : cf. notamment A. ROUSSET, Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de la Franche-Comté et des hameaux qui en dépendent. Tome III. Département du Jura, Besançon, 1855, p. 302 ; PROFESSEURS DU COLLÈGE SAINT-FRANÇOIS-XAVIER DE BESANÇON, Vie des saints [n. 91], t. III, 1855, p. 219-220 ; P. GUÉRIN, Les Petits Bollandistes. Vie des Saints, t. IX, Paris, 18857, p. 129-130 ; RR. PP. BÉNÉDICTINS DE PARIS, Vie des Saints et des Bienheureux selon l’ordre du calendrier avec l’historique des fêtes, t. VII, Paris, 1935-1959, p. 734 ; G. MOYSE, « Les origines du monachisme dans le diocèse de Besançon (Ve-Xe siècles) », dans BEC, t. 131, 1973, p. 67 ; D. BILLOIN, « Les nouvelles données sur les origines de l’église de Saint-Hymetière (Jura) », dans BUCEMA, t. 15, 2011, p. 81. (99) Sur le rôle influent de ce personnage historique mort en 602 et fêté le 7 octobre, proche du roi burgonde Gontran dont il est le conseiller (avant de devenir évêque en 589) et en relation épistolaire avec les hauts dignitaires de son époque (en particulier le pape Grégoire le Grand), porteur du titre de saint depuis au moins le XIe siècle, voir ‒ entre autres ‒ RR. PP. BÉNÉDICTINS DE PARIS, Vie des Saints [n. 98], t. X, 1935-1959, p. 206-208 (avec une ébauche de bibliographie, en particulier la référence à l’ouvrage d’A. Coville) ; B. DE VRÉGILLE, « Les évêques de Lyon du IVe au VIIIe siècle », dans J. GADILLE [Éd.], Histoire des diocèses de France. Lyon, t. 16, Paris, 1983, p. 26-27 ; R. VAN DAM, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 61-62 ; BR. BEAUJARD, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du VIe siècle, Paris, 2000, p. 199-201 et passim (Histoire religieuse France, 15). (100) Depuis au moins le milieu du IXe siècle : attestation dans une charte de Charles le Chauve de 861, lequel restitue la cellula de saint-Hymetière à l’Église de Mâcon en se référant à un acte de 840-853 (J. VALLERY-RADOT, « L’église de SaintHymetière », dans Congrès archéologique de France. CXVIIIe session, 1960, Franche-Comté, Paris, 1960, p. 153-154 ; G. MOYSE, Origines du monachisme [n. 98], 1973, p. 67 n. 5). (101) J. RIGAULT, Dictionnaire topographique du département de Saône-et-Loire. Comprenant les noms de lieux anciens et modernes, Paris, 2008, col. 743a : « Uchizy dépendait des bailliage et recette de Mâcon. Son église, sous le vocable de Saint-Pierre, du diocèse de Mâcon, archiprêtré de Vérizet, à la collation de l’abbaye de Tournus, qui avait la [...] [seigneurie] Chapelle Saint-Imetier ».

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Daniel Gricourt que joue son sanctuaire prioral et paroissial dans un pèlerinage entre Cluny et Saint-Claude.102 Quelles qu’aient été la nature et l’importance de ces liens, nous ne pensons pas que l’interférence entre les deux personnages de l’Église considérés, aux destins et statuts très différents, ait pour autant amené un glissement d’ordre cultuel. Autrement dit, il est fort peu probable que ce phénomène ait entraîné une quelconque modification ou altération des éléments à l’origine de la dévotion populaire pratiquée sur le lieu d’implantation de la petite chapelle d’Uchizy. Les vieilles croyances préchrétiennes ancrées en ce point du Mâconnais se sont simplement portées au haut Moyen Âge sur le nouveau saint honoré,103 devenu protecteur contre les orages et patron des forgerons, qu’il soit désigné par les fidèles sous le nom d’Imeterius/Hymetière ou d’Ætherius/Ythaire. Au vu de nos connaissances particulièrement lacunaires sur ces figures chrétiennes qui n’ont pas trouvé de biographes, est-il possible de détecter l’identité de la divinité païenne primitivement vénérée ? Quelques indices glânés çà et là permettent, pensons-nous, de répondre par l’affirmative : — Sur le plan onomastique, si le sens du vocable Imeterius nous demeure incompréhensible,104 en revanche Ætherius provient en droite ligne du grec αἰθέριοϛ, « de nature éthérée ou céleste » ou « qui s’avance, s’élève ou brille dans les airs »,105 la seconde acception faisant clairement allusion à la course dans le firmament d’un astre lumineux. Un tel concept nous évoque sur-lechamp la fonction première et vitale de Lugus, « le Brillant, le Lumineux », consistant à assurer chaque jour l’impulsion du soleil dans l’espace, du levant au couchant.106 (102) P. DÉFONTAINE, « Les prieurés-châteaux de la région mâconnaise au Moyen Âge », dans BUCEMA, t. 13, 2009, p. 330-331. (103) C’est également l’avis de G. JEANTON, « La légende du perron brûlant de saint Humi, à Uchizy, et le folklore scandinave », dans Annales de l’Académie de Mâcon, 3e s., t. 34, 1939 [1940], p. 64, qui y voit « un ancien lieu de culte païen où, sous un vernis chrétien superficiel, apparaissent les traces évidentes de croyances beaucoup plus anciennes ». (104) À signaler que E. NÈGRE, Toponymie générale de la France. Étymologie de 35.000 noms de lieux, t. III, Genève, 1990-1998, p. 1596, n. 28177, le rapproche d’« Emetherius (AS, mars, I, 227) ». (105) A. BAILLY, Dictionnaire grec-français, rédigé avec le concours de É. EGGER, e 16 édition revue par L. SÉCHAN et P. CHANTRAINE, Paris, 1950, col. 42a. Sur ce dérivé de αἴθω, « brûler », mais en impliquant aussi la notion de « lumière, éclat », cf. P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, t. I, Paris, 19842, col. 32b et 33a-b. (106) Voir en particulier B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 360-363 ; G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, p. 259-262. Pour quelques représentations

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Les dieux de la forge en Gaule — La fête de saint Hymetière le 31 juillet, « jour où elle est indiquée dans le martyrologe du Jura,107 et où elle se célébrait aussi dans le diocèse de Mâcon »,108 se situe à la vigile de la grande commémoration celtique de Lugnasad (selon la terminologie du festiaire irlandais109) en l’honneur de Lugus ainsi que sa nourrice Tailtiu/Eithne, la Terre-Mère, et immobilisée dans le calendrier solaire julien à la date du 1er août.110 — La tradition mythologique attachée au site de la chapelle d’Uchizy, tournant autour de la foudre et du feu et conduisant G. Jeanton à écrire « que le lieu était jadis consacré au dieu de la Foudre [...] Saint Humi [...], qui a pris la place de la divinité païenne, est principalement invoqué pour protéger de la foudre, mais on l’invoque aussi pour la surdité, la divinité du bruit étant aussi celle qui fait entendre les sourds et aussi pour rendre forts et robustes les enfants rachitiques et malingres ».111 Après avoir signalé que, pour être guéris de leur surdité, les patients devaient placer leur oreille contre une pierre trouée,112 l’auteur ajoute qu’« un démon hostile à saint Humi, un loupgarou précise la légende, veut [l’]enlever [...]. Il rôde chaque nuit autour de la chapelle et tente de dérober le précieux dépôt, mais il en est empêché par saint Humi lui-même qui apparaît soudain au moment précis où se produit le miracle toujours renouvelé du Perron brûlant. Ce miracle consiste dans le fait que le petit mur de l’enclos de la chapelle, celui sans doute d’un ancien iconographiques commentées de ce thème fréquemment traité sur les monnaies celtiques, se reporter à D. GRICOURT-J. FERRANT, « Lugus solaire sur une piécette en argent inédites des Morins », dans G. HILY-P. LAJOYE-J. HASCOËT-G. OUDAERCHR. ROSE, ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, p. 286-297 (Publication du CRBC Rennes-2, Université Européenne de Bretagne. A publication of the CRBC, Rennes 2, European University of Brittany). (107) Il s’agit de la date commémorative de sa mort mentionnée dans le martyrologe aujourd’hui perdu de Saint-Oyan (Condat) : J. VALLERY-RADOT, Église [n. 100], 1960, p. 153. (108) PROFESSEURS DU COLLÈGE SAINT-FRANÇOIS-XAVIER DE BESANÇON, Vie des saints [n. 91], t. III, 1855, p. 221-222, où il est signalé qu’elle a été transportée par la suite aux 28 et 30 juillet dans les diocèses de Besançon et de Saint-Claude ; cf. Acta Sanctorum, 31 juillet, VII, p. 306-307 (De S. Imiterio confessore). (109) De ce fait, le vocable sera dorénavant placé entre guillemets pour la Gaule. (110) Voir notamment FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC'H, Fêtes celtiques [n. 84], 1995, p. 113-163 ; V. GUIBERT DE LA VAISSIÈRE, Quatre Fêtes [n. 84], 2003, p. 351-579 ; B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 132, 135-136, 310-311, 318-326 et passim ; ID., « Les quatre grandes fêtes irlandaises en Gaule », dans BSMF, n. 237, 2009, p. 53-56 et passim ; G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, p. 166-172, 268-269, 325-335 et passim. (111) G. JEANTON, Perron brûlant [n. 103], 1939, p. 64-65. (112) Voir supra et n. 95 (D. Grivot).

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Daniel Gricourt cimetière, le perron, flambe tout à coup, brûlant tout ce qui le touche. Le mur est alors couvert d’Azies, nom local des feux follets [...] ».113 Et l’auteur d’effectuer à propos de cette légende un rapprochement avec la mythologie germano-scandinave apportée par les Burgondes, d’une part en comparant le Perron brûlant avec le Pont d’Ase, ou « Feu-flambant », considéré comme un arc-en-ciel incandescent sur lequel passent quotidiennement les Ases,114 d’autre part en rapprochant le loup-garou malveillant de l’effrayant loup Fenrir qui pourchasse le soleil afin de le dévorer.115 Par-delà ce possible apport mythique qui demeure adventice, la relation ancestrale entre le personnage divin ou sacré vénéré à Uchizy et l’élément igné est patente. Saint Hymetière protège ses zélateurs contre les orages, mais détient également à l’inverse le pouvoir de foudroyer ou de brûler tous ceux qui s’opposent à lui.116 Par ailleurs, la mention dans la légende du Perron Brûlant des feux follets émanant d’un antique cimetière situé aux abords de la chapelle ne laisse pas de nous rappeler que Lugus doit remplir le rôle de conducteur des âmes défuntes lors de la fête de Lugnasad que relaye sous ce rapport la célébration chrétienne de Saint-Pierre-aux-Liens le 1er août.117 Un rapprochement qui n’est sans doute pas à exclure, si nous prenons en compte l’inscription calendaire de la fête d’Hymetière au 31 juillet et envisageons le fait que l’église d’Uchizy se trouve précisément sous le vocable du prince des apôtres.118

(113) G. JEANTON, Perron brûlant [n. 103], 1939, p. 65-66. (114) La plus grande des deux familles divines de la mythologie nordique ancienne. Sur ce « pont des Ases » (Ásbrú) appelé Bilröst ou Bifröst, voir par exemple R. BOYER, Yggdrasill. La religion des anciens Scandinaves, Paris, 1981, p. 208-209 (Bibliothèque historique Payot) ; R. SIMEK, Dictionnaire de la mythologie germano-scandinave, traduit par P. GUELPA, t. I, Paris, 1996, col. 43a, 62b et 63a ; CL. LECOUTEUX, Dictionnaire de mythologie germanique. Odin, Thor, Siegfried & Cie, Paris, 2005, p. 31 et 42. (115) G. JEANTON, Perron brûlant [n. 103], 1939, p. 66-67. (116) Se reporter plus haut à la relation de D. Grivot référencée en [n. 95] (légendes des hommes, puis des bœufs anéantis par la foudre, du sorcier aux pieds endommagés par le feu). (117) Voir sur ce point D. GRICOURT-D. HOLLARD, « Lugus, dieu aux liens : à propos d’une pendeloque du Ve siècle avant J.-C. trouvée à Vasseny (Aisne) », dans DHA, t. 31.1, 2005, p. 67-73, un thème essentiel que n’a pas abordé G. HILY, Lugus [n. 34], 2012 dans sa partie traitant des liens de Lugus (p. 157-191). (118) Cf. J. RIGAULT, Dictionnaire topographique [n. 101], 2008, col. 743a : « Ulcasiacus cum ecclesia in honore Sancti-Petri, [année] 878 (Chifflet, pr., p. 231) ». Voir aussi, par exemple, D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 342 et 499.

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Les dieux de la forge en Gaule — L’aptitude d’Hymetière, parmi ses pouvoirs thérapeutiques, à apporter en la chapelle d’Uchizy vigueur et solidité aux gamins chétifs.119 À la suite de G. Bidault de l’Isle, J. Merceron rapproche cette capacité particulière du saint de celle d’Abdon, fêté pour sa part le 30 juillet et spécialement invoqué « pour les enfants noués, ‘arriérés ou rachitiques’ dans plusieurs localités de la Côte-d’Or [...] ».120 Si l’auteur a parfaitement raison d’établir une relation entre ce personnage appelé aussi par le commun Ploto, parce qu’il guérit les enfants plotons, c’est-à-dire « pelotonnés », et le maître des liens qu’est Lugus (par référence à la Saint-Pierre-aux-Liens du 1er août),121 tout autant apte à dénouer qu’à attacher, il convient de se souvenir aussi, quant à la capacité de rendre forts et robustes ceux de constitution débile ou atteints de rachitisme, la naissance très particulière du dieu celtique sous la forme d’un avorton122 avant de devenir le modèle canonique du grand et beau jeune homme.123 En outre, bien qu’il ne soit pas comme son confrère Hymetière patron des forgerons, le lugien saint Abdon124 protège lui aussi des orages et de la foudre.125

(119) Une faculté invoquée aussi à Saint-Hymetière où, « d’après un ancien usage, on lui recommande spécialement les enfants de faible constitution » (PROFESSEURS DU COLLÈGE SAINT-FRANÇOIS-XAVIER DE BESANÇON, Vie des saints [n. 91], t. III, 1855, p. 223). (120) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique et géographique des saints imaginaires, facétieux et substitués en France et en Belgique francophone du Moyen Âge à nos jours (Traditions & Dévotions populaires ‒ Littérature ‒ Argot), suivi d’un Répertoire raisonné des dévotions et patronages par calembour, Paris, 2002, p. 667 ; cf. G. BIDAULT DE LISLE, Vieux dictons de nos campagnes, t. I, Paris, 1952, p. 525. (121) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 666-667. (122) « (Un petit) quelque chose », indique le Mabinogi de Math à propos de Lleu (trad. P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 13], 1993, p. 107) : voir à ce sujet les commentaires de CL. STERCKX, Gallois ‘escor neidyr ímí’ [n. 18], 1989, p. 153-159, et ID., « Le manteau de Gwydion », dans Ollodagos, t. 1, 1988-1990, p. 211-214. (123) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 36-37 et 39-42 ; G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, p. 256-257 et 263-265. (124) Que l’abbé Cl. Courtépée rattache en 1778 à Mercure (à propos du saint Ploto de Saint-Romain, Côte-d’Or) : cf. A. SLOÏMOVICI, Mythes et Médecines de la Bourgogne, Marseille, 1982 [1983], p. 35 ; J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 661. (125) Notamment à Villers-la-Faye (Côte-d’Or), où il bénéficiait d’un important culte : cf. sur ce point R. RATEL, Villers-la-Faye. Histoire d’un village dans les Hautes-Côtes, L’Étang-Vergy (Côte-d’Or), 1985, p. 15 ; J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 653 (et 663). Voir aussi D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 144-145.

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Daniel Gricourt II.2. Eptade La vie d’Eptade, qu’A. Sloïmovici qualifie à juste titre de « mystérieux »,126 comporte beaucoup d’incertitudes.127 Il est vrai que cet être, dont l’existence prend place aux Ve-VIe siècles (Acta Sanctorum, 24 août, IV, p. 775-781), dispose d’une biographie des plus défectueuses parvenue à notre connaissance sous la forme de deux manuscrits parsemés d’indications divergentes (BHL 2576). Les commentant dans l’un des volumes des Monumenta Germaniae historica qu’il consacre aux Vies de saints de l’époque mérovingienne, Br. Krusch y voit une falsification grossière de la période ultérieure carolingienne,128 un point de vue que critiquent notamment L. Duchesne et G. Kurth.129 Ces auteurs estiment en effet qu’il n’y a aucune raison de mettre en question la probité de l’hagiographe qui certifie être un contemporain et même familier du saint. Si une telle assertion contribuerait plutôt à inspirer la méfiance aux historiens de notre temps, l’excellent médiéviste M. Rouche n’en appuie pas moins leur jugement en observant que le texte, du moins le long passage relatif au roi des Francs Clovis et au monarque des Burgondes Gondebaud ainsi qu’à son fils Sigismond, ne présente pas d’anachronismes et d’erreurs.130 (126) A. SLOÏMOVICI, Mythes et Médecines [n. 124], 1982, p. 75. (127) Ce que traduit bien sa notice dans l’annexe prosopographique de M. KASPRZYK, Les cités des Éduens et de Chalon durant l’Antiquité tardive (v. 260530 env.). Contribution à l’étude de l’Antiquité tardive en Gaule centrale, t. II, thèse de doctorat, Université de Bourgogne, Dijon, 2005 (G. Sauron [Dir.]), 2005, p. 432, texte disponible sur le site internet http://tel.archives-ouvertes.fr /docs/00/62/13/62/ [PDF/REDACTION_TOTAL_allel_gel_.pdf et ANNEX /CATALOGUE.pdf]. (128) Vita Eptadii presbyteri Cervidunensis, in BR. KRUSCH, Monumenta Germaniae historica. Scriptores rerum Merovingiarum. III. Passiones uitaeque sanctorum aeui Merovingici et antiquiorum aliquot (I), Hanovre, 1896, p. 184-194. Voir aussi ID., « Zur Eptadius- und Eparchius-Legende. Eine Entgegnung (Fortsetzung), dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. 25, 1900, p. 131-157. (129) L. DUCHESNE, « Saint Eptade », dans Bulletin critique de littérature, d’histoire et de théologie, 2e s., t. 3, 1897, p. 451-455 (non uidimus) ; G. KURTH, Clovis, t. II, 2e édition revue, corrigée et augmentée, Paris, 1901, p. 247-248. Pour un état de la polémique, se référer à J. FAVROD, Histoire politique du royaume burgonde (443-534), Lausanne, 1997, p. 16-18 (Bibliothèque historique vaudoise, 113), où il conclut par cette phrase : « Jusqu’à preuve du contraire, une Vie d’Eptade a été rédigée peu après la mort du saint, au début du VIe siècle ; elle a pu être légèrement retouchée au IXe siècle ». (130) M. ROUCHE, Clovis, Paris, 1996, p. 551. C’est l’impression donnée également par les passages que lui consacre J. Favrod dans son superbe traité sur le royaume burgonde (J. FAVROD, Histoire politique [n. 129], 1997, p. 160, 176, 349354, 395-397 et 406).

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Les dieux de la forge en Gaule Sans remettre forcément en question l’authenticité historique du personnage passé à la postérité sous le nom d’Eptade,131 il faut insister sur l’insertion dans sa uita d’une multitude de stéréotypes relevant de la théologie cernunnienne et nous laissant penser qu’elle se trouve à tout le moins dénaturée en profondeur et mythifiée.132 Les autorités ecclésiastiques d’Autun se sont manifestement efforcées en la circonstance de supplanter le vieux culte païen du dieu sauvage toujours vivace dans les montagnes du Morvan par celui de cet ermite issu (selon la légende ?) d’une grande famille sénatoriale.133 À défaut d’aborder l’intégralité des aspects du saint hérités de l’imaginaire de Cernunnos, tant leur nombre apparaît conséquent, voici ceux parmi les plus saillants : — la terrible maladie d’Eptade qui le laisse pour quasi mort au sortir de l’adolescence (à l’âge de vingt ans, précise le biographe) et sa renaissance en quelque sorte ‒ en conformité avec le modèle dionysiaque qu’il incarne ‒ à une nouvelle vie qu’il consacre désormais exclusivement au service de Dieu (uita Eptadii, 3) ; — ses prodiges de charité à l’égard des humbles et des malheureux, le conduisant en particulier à exceller dans son pouvoir de déliage qu’il exerce,

(131) Une véracité que ne paraît pas contester non plus M. HEINZELMANN, « Gallische Prosopographie (260-527) », dans Francia, t. 10, 1982, p. 597 ; ID., « ‘Studia sanctorum’. Éducation, milieux d’instruction et valeurs éducatives dans l’hagiographie en Gaule jusqu’à la fin de l’époque mérovingienne », dans M. SOT [Éd.], Haut Moyen Âge. Culture, éducation et société. Études offertes à Pierre Riché, Nanterre-La Garenne-Colombes, 1990, p. 113, 126 et passim ; ID., « Clovis dans le discours hagiographique du VIe au IXe siècle », dans BEC, t. 134, 1996, p. 94-95. (132) Se reporter en l’occurrence à la relation commentée de W.-B. HENRY, « Vie de saint Eptade, particulièrement honoré à Cervon (Nièvre), et aux Mathieux, hameau de Quarré-les-Tombes (Yonne) », dans BSEA, t. 3, 1861 [1862], p. 99-110, ainsi qu’à celle de CH.-L. DINET, S. Symphorien [n. 94], t. I, 1861, p. 471-486, que reprend de manière incomplète P. GUÉRIN, Les Petits Bollandistes [n. 98], t. X, 1885, p. 173-179. (133) W.-B. HENRY, Vie de saint Eptade [n. 132], 1861, p. 99-100, écrit de la sorte sur ses origines incertaines, tout autant que sa fin au demeurant : « Plusieurs villes et bourgades se sont disputé l’honneur de lui avoir donné le jour, ou de posséder ses précieuses reliques. Certains auteurs disent qu’il naquit à Autun, d’autres à Montelon [Monthelon, à une lieue et demie à l’ouest d’Autun, dotée d’une église vouée à saint Eptade], où il serait mort prêtre et confesseur et d’où ses reliques auraient été transportées solennellement à Cervon. D’autres assurent qu’il mourut dans le couvent de cette paroisse [...], les Bollandistes le font naître à Marnay, bourg près d’Autun, de parents riches et pleins de foi, qui occupaient les dignités sénatoriales ».

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Daniel Gricourt à une époque de guerres répétées, en rendant la liberté à d’innombrables captifs infortunés condamnés à l’esclavage (u. Eptadii, 9-13)134 ; — sa puissance thaumaturgique qui l’amène notamment à délivrer de la folie furieuse135 une jeune fille possédée du démon, à rendre la parole à une autre muette,136 à recourir à sa maîtrise du feu en éteignant par la prière une fièvre ardente qui consumait de l’intérieur un prêtre (u. Eptadii, 15-17) ; — son modus operandi pratiqué en pleine nuit – media nocte ‒ pour les actes de piété et de dévotion relevant du sacré (prières, processions avec flambeaux) (u. Eptadii, 19-21)137 ; — ses allers et retours manifestes entre l’univers social de la cité et la solitude sauvage des profondeurs sylvestres où il va jusqu’à se cacher,138 avec pour corollaire un refus deux fois réitéré, d’abord du sacerdoce envers l’évêque d’Autun Flavianus désireux de l’élever aux ordres (u. Eptadii, 7),139 puis de la dignité épiscopale à la tête du diocèse d’Auxerre demeuré vacant depuis une bonne dizaine d’années et à laquelle le roi des Francs Clovis aspire à le faire élire (u. Eptadii, 8) ;

(134) Même cas de figure, par exemple, chez le modèle de continuateur chrétien de Cernunnos qu’est le grand saint Martin, à propos de sa confrontation avec le comte Avitien (l’évêque de Tours contraint ce tyran féroce à libérer de pitoyables prisonniers enchaînés) : voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître (chap. II.4, § « Un maître du passage »). (135) Assimilable à la mania dionysiaque. (136) Une compétence qu’on retrouve chez de nombreux saints cernunniens, à commencer par Martin de Tours. Sur les connexions de Cernunnos avec la gorge et la parole par l’intermédiaire de saint Blaise et de son double Merlin, cf. D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 60 (avec les références appropriées à Cl. Gaignebet et à Ph. Walter). (137) Sur les rapports privilégiés de Cernunnos (ou, plus précisément, ses continuateurs) avec les espaces de temps obscurs, au même titre que ses homologues grec Dionysos et indien Śiva, voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, passim, spéc. p. 51, 94, 134, 151, 183, 250 et n. 746, 299-300, 444 et 452, en attendant D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître, où le motif s’avère évidemment récurrent. (138) Cernunnos, « le Cerf divin », et ses épigones représentent la figure archétypale qui se réfugie et se dissimule au fond des bois : D. GRICOURTD. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 143-144 à propos de l’irlandais Derg Corra, p. 151-154 quant à Merlin, p. 180 pour l’animal lui-même. (139) Ce qui n’empêche pas ensuite le biographe de faire état d’Eptade en qualité de prêtre ! C’est donc qu’il a accepté entre-temps le sacrement...

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Les dieux de la forge en Gaule — la toponymie éloquemment éclairante sur la nature cervine foncière du saint : passant son enfance dans une demeure appelée castrum Maternense ou Elobremense (u. Eptadii, 1), c’est-à-dire quelque chose comme « la place forte de la Mère »140 ou « du mois du Cerf »,141 Eptade fuyant la ville et le monde à la suite de sa nomination à l’épiscopat d’Auxerre se fixe dans la montagne morvandelle (u. Eptadii, 8), en un endroit qu’on localise le plus souvent à Cervon (Nièvre, arr. Clamecy, c. Corbigny),142 issu de Cerv-ódunum,143 « le mont du Cerf », et où se trouvait un monastère – placé sous son vocable – qu’il aurait d’après la tradition fondé.144 (140) Par référence à la Divine Mère (Matrona) de son devancier Cernunnos : voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, chap. V passim, spéc. p. 381382 (§ « Des génitrices chthoniennes du dieu-fils dionysiaque »), et D. GRICOURTD. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître, chap. II.3 (§ « Les pierres et la parèdre chthonienne »). J.-S. DEVOUCOUX, communication sans titre, dans Congrès archéologique de France. XVIIIe session. Séances générales tenues à Laon, à Nevers et à Gisors en 1851, Paris, 1852, p. 233, que reprend (sans le citer) G. DE SOULTRAIT, Dictionnaire topographique du département de la Nièvre comprenant les noms de lieu anciens et modernes, Paris, 1865, p. 110, y voit une allusion au hameau de Marnay situé à une lieue de Cervon. (141) Il pourrait s’agir de la commune de Lormes (Nièvre, arr. Clamecy, ch.-l. de c.), dans le voisinage de Marnay précisément, ainsi que l’avance J.-S. DEVOUCOUX, communication sans titre [n. 140], 1852, p. 233 (approuvé par G. DE SOULTRAIT, Dictionnaire topographique [n. 140], 1865, p. 110) ; voir aussi CH.-L. DINET, S. Symphorien [n. 94], t. I, 1861, p. 472, n. 1. Mais le jeu de mots est manifeste avec le dixième mois gaulois, elembiu(os), tel qu’il s’inscrit dans le calendrier de Coligny : sur ce terme qui contient le vocable i.-e. du cerf *elen-, voir en dernier lieu X. DELAMARRE, Dictionnaire [n. 35], 2003, p. 161-162. L’année celtique commençant avec celui de samoni(o)s en octobre-novembre (P.-M. DUVALG. PINAULT, Recueil des inscriptions gauloises (R.I.G.). Volume III. Les calendriers [Coligny, Villards d’Héria], Paris, 1986, p. 403 et 426), le « mois du Cerf » échoit à l’époque de juillet-août au terme de laquelle, notons-le, s’inscrit la fête d’Eptade (le 23 août). (142) W.-B. HENRY, Vie de saint Eptade [n. 132], 1861, p. 102 et n. 1, veut que ce soit aux Mathieux, hameau de la commune de Quarré-les-Tombes (Yonne, arr. Avallon, ch.-l. de canton), « où il y eut de temps immémorial une chapelle de saint Eptade en grande vénération ». (143) Attesté Ceruedunum au VIe siècle : cf. J. MOREAU, Supplément au dictionnaire de géographie historique de la Gaule et de la France. 1983. Sources, compléments et mise à jour du dictionnaire de 1972, Paris, 1983, p. 66 ; E. NÈGRE, Toponymie générale [n. 104], t. I, 1990-1998, p. 171, n. 2707. (144) Voir, en dernier lieu, M. KASPRZYK, Cités des Éduens [n. 127], t. I, 2005, p. 235 et p. 343, où il écrit : « En territoire éduen, on suppose la présence d’un monastère à Cervon fondé par saint Eptade [...], mais il n’est pas mentionné dans la Vie du saint et n’apparaît dans les textes qu’en 843 [in Cartulaire de l’église d’Autun, 28] » ; t. II, p. 80.

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Daniel Gricourt Il existe par ailleurs une autre preuve encore plus significative qu’on ne peut aborder, dans la mesure où son évocation tout à fait originale implique la nécessité d’une vaste et longue démonstration impossible à développer dans le présent écrit.145 Toutefois, le faisceau d’éléments signalés ici apparaît déjà suffisamment probant pour alléguer sans risque d’erreur que saint Eptade s’apparente sur le plan de l’imaginaire à Cernunnos, le prestigieux dieu gaulois aux bois de cervidé auquel il emprunte un certain nombre de particularités. On ne doit pas méconnaître de ce point de vue l’importante renommée locale dont jouit l’ermite chrétien autunois auprès de la masse de ses fidèles. J. Merceron met ainsi en relief l’étonnante métamorphose que subit son appellation : « […] au cours des siècles s’est déformé le nom de saint Eptade, honoré dans l’Yonne, la Nièvre et la Saône-et-Loire, pour devenir tour à tour Neptade,146 Aptas, Atha, avant de finir – liaison populaire oblige – en saint Tata ! ».147 Et l’auteur d’ajouter, après avoir retracé en quelques lignes les principales caractéristiques de son existence : « Aux Mathieux [...], il était honoré jadis dans une chapelle Sainte-Eptade, dite de Saint-Tata, par le peuple. Cette chapelle, devenue l’objet d’un pèlerinage important, fut ruinée en 1793, puis reconstruite en 1860 au hameau des Lavaults, à 1 kilomètre de là [...]. Dans certains villages, comme à Cervon, par le jeu des accents régionaux, saint Eptade était même devenu saint Étoupe. À Quarré les-Tombes, saint Atha avait le pouvoir de chasser les démons. Les muets et les fiévreux avaient aussi recours à son miraculeux pouvoir ».148 De plus, comme le note J. Merceron, l’insolite saint Étoupe de consonance approchante, qui ne figure pas plus dans les martyrologes officiels que dans

(145) Cette donnée majeure ressortant à saint Eptade est examinée avec toute l’argumentation indispensable à la clef dans notre ouvrage déjà annoncé, en voie d’achèvement (D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître, in chapitre VI). (146) Une réminiscence manifeste de la nature marine de son prédécesseur divin celtique : sur celle-ci, D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 71119 (chap. II « Cernunnos l’aquatique »). (147) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 856. Voir aussi déjà W.-B. HENRY, Vie de saint Eptade [n. 132], p. 110. (148) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 857-858 ; cf. A. SLOÏMOVICI, Mythes et Médecines [n. 124], 1982, p. 75-76, où elle précise aussi, concernant le hameau des Mathieux, que « la chapelle saint Atha [...] était jadis un lieu de pèlerinage fréquenté, où de nombreux prodiges avaient été observés. Les fidèles y venaient prier pour obtenir la guérison. Ils se rendaient ensuite à la fontaine qui porte son nom, et qui n’est plus aujourd’hui qu’une source dans un pré, pour boire l’eau et laver les parties du corps atteintes de maladie ».

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Les dieux de la forge en Gaule les grands répertoires hagiographiques,149 doit sans doute son appellation à l’« étoupe », rebut de la filasse de chanvre ou de lin, qui s’enflamme très facilement.150 Cette évocation s’ajoute aux nombreux signes caniculaires faisant de saint Eptade un « maître du feu ».151 À cet égard, sachant que Cernunnos compte parmi les divinités gauloises qualifiées dans le travail des métaux et que son culte est précisément attesté sous l’invocation de Cobannos à Fontenay-près-Vézelay, en pays éduen dont est originaire et où vit le pieux anachorète de Cervon (ou de Quarré-les-Tombes/Les Mathieux),152 le fait que celui-ci ait hérité de ses pouvoirs contre les orages, la foudre153 et les fièvres ainsi que de son patronage sur les forgerons n’a en vérité plus rien de surprenant.

(149) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 479-480, à propos de la poitevine sainte Étoupe, plausible « féminisation de saint Étoupe, alias saint Eptade ». (150) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 859, rappelant à la n. 23 que « des étoupes enflammées lâchées jadis des voûtes des églises servaient à rappeler les langues de feu de la Pentecôte ». (151) J.E. MERCERON, Dictionnaire thématique [n. 120], 2002, p. 858. (152) Située à un peu plus de 40 km à vol d’oiseau de Cervon, la localité de Fontenay-sous-Vézelay n’est distante que de 25 km environ du hameau des Mathieux qui, fait intéressant et peut-être significatif, se situe aux confins des départements actuels de l’Yonne, de la Nièvre et de la Côte-d’Or. Sur l’inscription territoriale de Cernunnos dans un cadre périphérique par rapport à son frère jumeau Lugus attaché au centre, cf. D. GRICOURT-D. HOLLARD, Les saints jumeaux héritiers des dioscures celtes. Lugle et Luglien et autres frères apparentés, Bruxelles, 2005, p. 50-57 et 68-71 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 25). De ce fait, les frontières et limites sont tout autant du ressort de la divinité sauvage gauloise que de Lugus en tant que maître de l’espace et, partant, organisateur du territoire qu’il couvre d’un réseau viaire : sur cette fonction du dieu lumineux, voir B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, notamment p. 119, 123-126 et 129-132 ; G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, p. 273-288. (153) Signalons au passage que le contrôle (ou, à l’inverse, le déchaînement) du feu du ciel, au même titre que son ascendant sur les vents tempétueux et les chutes d’eau diluviennes, sied parfaitement à Cernunnos en sa qualité de maître des éléments atmosphériques : voir D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos [n. 12], 2010, p. 324 (la légende de l’inquiétant seigneur de Templeuve et de son chien « Merlin »), p. 327 (la puissance effrayante de saint Ronan) et p. 489-490 (les pouvoirs prodigieux du prophète Merlin) ; D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître (chap. II.3, § « Martin et les éléments », et « Transition... », § 1, « La fin du monde par submersion : un probable mythe cernunnien »).

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Daniel Gricourt II.3. Barthélemy Si Hymetière et Eptade s’avèrent être des épigones chrétiens de Lugus et de Cernunnos, on s’attend à ce que le troisième saint patron des forgerons honoré dans l’ancienne contrée des Éduens154 représente le membre restant du trio des principaux dieux de la forge gaulois, celui romanisé sous le nom de Vulcain. C’est précisément ce que montre de façon convaincante la récente étude de Cl. Lemoine-Monnerie menée sur ce thème, même si elle assortit de manière précautionneuse son intitulé d’un point d’interrogation.155 Il est possible de répondre catégoriquement à la question de l’auteur : saint Barthélemy est bien le « successeur » ou plutôt l’héritier156 du Vulcain galloromain. Plutôt que de paraphraser l’instructif écrit du BSMF consacré à Barthélemy, nous préférons en extraire et traiter quelques points précis ressortant à ce singulier apôtre, simplement cité dans les Évangiles où il ne joue aucun rôle particulier,157 tourné un peu partout vers l’Orient dont il aurait catéchisé selon la tradition nombre de régions (jusqu’à l’Arménie, la Mésopotamie, la Perse et l’Inde),158 mentionné au VIe siècle dans le de Gloria martyrum, I, 33, de Grégoire de Tours pour la translation providentielle de son corps sur l’île de Lipari, non loin de la Sicile, et mis à l’honneur deux siècles plus tard par le moine byzantin saint Théodore le Studite (759-826) en raison de son intercession miraculeuse qui fait reculer à proximité de ce lieu le volcan (Vulcano) réputé pour abriter les forges de la divinité du feu et devenu menaçant pour les habitants des alentours.159 La reprise de ces histoires par l’abbé du Mont-Cassin Bertharius au IXe siècle, le prêtre anglo-normand Ordericus Vitalis au XIIe siècle et le bienheureux archevêque de Gênes J. de Voragine au XIIIe siècle, détermine fort justement Cl. Lemoine-Monnerie à écrire qu’« on voit ainsi la légende s’étoffer en se déplaçant vers l’ouest du bassin méditerranéen et en Gaule, comme pour (154) Pour un bon aperçu de son culte régional commun aux diocèses d’Autun, de Chalon et de Mâcon, voir D. GRIVOT, Légende dorée [n. 92], 1974, p. 173. (155) CL. LEMOINE-MONNERIE, « Saint Barthélémy successeur de Vulcain ? », dans BSMF, n. 243, 2011, p. 61. (156) En adéquation avec B. MERDRIGNAC, « Le saint et les loups dans l’hagiographie du Moyen Âge », dans Ollodagos, t. 16, 2002, p. 228-229, énonçant que le terme « successeur » induit une « substitution avérée de culte ». (157) Pas plus que dans les Actes des Apôtres. (158) Si l’on en croit les apocryphes ou certains auteurs : voir RR. PP. BÉNÉDICTINS DE PARIS, Vie des Saints [n. 98], t. VIII, 1935-1959, p. 450. (159) Dans son éloge de l’apôtre Barthélemy : cf. CL. LEMOINE-MONNERIE, Saint Barthélémy [n. 155], 2011, p. 62-63, qui cite le passage concerné et en donne la traduction.

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Les dieux de la forge en Gaule substituer Barthélemy au dieu païen. Autre chose tend à le confirmer : la date de [...] [sa commémoration], le 24 août, correspond aux fêtes romaines en l’honneur de Vulcain (Vulcanalia) ».160 En fait, nous l’avons vu, les Volcanalia sont célébrés le 23 août. Ce décalage calendaire d’un jour dans le martyrologe hiéronymien mérite considération.161 S’il était question d’effacer l’image du Vulcain romain au profit de celle de l’apôtre, pourquoi ne pas placer sa fête à la date même des Volcanalia ? Compte tenu du fait que ce martyrologe, le plus ancien calendrier liturgique de langue latine, composé au milieu du Ve siècle en Italie du Nord (région d’Aquilée), a été remanié et complété à Auxerre à la fin du VIe s. (vers 592-593),162 la dévotion portée à saint Barthélemy ne chercherait-elle pas en définitive à supplanter non pas le culte du dieu du feu méditerranéen (Vulcanus), mais celui de son homologue gaulois romanisé, autrement dit gallo-romain, dont la solennité se situerait le 24 août ? Le pèlerinage ainsi que l’assemblée qui, chaque année à cette date, se tenaient à la chapelle Saint-Barthélemy du Pré-à-l’Aoust, sur la commune d’Iffendic (Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, c. Montfort-sur-Meu),163 à la gloire de l’apôtre vénéré en association avec saint Martin ne manquent pas à cet égard de nous interpeller. Comme l’évêque de Tours représente en matière de symbolique par le biais de l’interpretatio romana sous l’apparence de Mars un héritier chrétien majeur de la figure sauvage cornue des Celtes,164 on voit se dessiner derrière la célébration conjointe de ces deux grands personnages de l’Église (160) CL. LEMOINE-MONNERIE, Saint Barthélémy [n. 155], 2011, p. 63. (161) « Les manuscrits du martyrologe hiéronymien commémorent saint Barthélemy au 24, au 25 août, ‘dans l’Inde’ et au 13 juin ‘en Perse’». Bède (735), Florus (second quart du IXe siècle) le placent au 24 août, ‘dans l’Inde’. Les Grecs le fêtent avec saint Barnabé le 11 juin. Le 24-25 août, ils ont la translation du seul Barthélemy (dans l’île de Lipari, puis à Bénévent) […] » (RR. PP. BÉNÉDICTINS DE PARIS, Vie des Saints [n. 98], t. VIII, 1935-1959, p. 450-451). (162) Excellent compendium et impressionnante bibliographie dans J. DUBOISJ.-L. LEMAÎTRE, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, 1993, p. 106-109 (Cerf Histoire). (163) Au cœur de l’Armorique, à l’extrémité nord-orientale de la forêt merveilleuse de Brocéliande (à une lieue environ à l’est de Saint-Malon-sur-Mel : cf. B. ROBREAU, « Le complexe mytho-hagiographique de Brocéliande », dans PH. WALTER [Éd.], Brocéliande ou le génie du lieu. Archéologie, histoire, mythologie, littérature, Grenoble, 2002, p. 80, fig. 1), que la création en 1633 des Forges de Paimpont a contribué à amenuiser en raison de leur utilisation du bois comme combustible (apud J. MARKALE, Brocéliande et l’énigme du Graal, Paris, 1989, p. 147). (164) Ce que nous nous évertuons à démontrer de la façon la plus minutieuse qui soit dans D. GRICOURT-D. HOLLARD, De Cernunnos à saint Martin [n. 57], à paraître.

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Daniel Gricourt celle, en des temps antérieurs, du duo que forment en quelque sorte Cernunnos et le Forgeron divin gaulois, le premier fêté le 23 août165 et le second à sa suite le 24. Cl. Lemoine-Monnerie souligne à juste titre l’importance de cette phase qui fait figure de période charnière : « Dans un calendrier agraire, cette [...] [époque] est celle de la transition entre les travaux de l’été et ceux de l’automne, la fin de la période de la Canicule, voire le début de l’automne : c’est aussi celle où il faut se prémunir contre les ravages des orages et des incendies. Autant de raisons qui peuvent lui donner un relief particulier dans le cycle de l’année ».166 On comprend que, parvenus à cette étape calendaire cruciale pour les moissons, nos ancêtres gaulois aient tenu à se placer sous la protection des Maîtres du feu et des orages que sont le dieu de la forge ainsi que les dioscures Cernunnos et Lugus, qu’il a successivement élevés, éduqués, façonnés (« forgés », sommes-nous tenté d’écrire). Car l’entité lumineuse qui règne sur le semestre clair, fils de la figure jupitérienne (Taranis en Gaule)167 et vénéré avec la Terre-Mère lors de la proche solennité de Lugnasad, ne peut être qu’associée aussi à cette nouvelle manifestation festive. Sur le plan héortologique, on peut supposer que cette célébration fondamentalement agraire,168 qui annonce l’ouverture de la saison automnale des récoltes, concerne toutes les collectivités et s’étend donc sur l’ensemble du territoire gaulois. Les cérémonies axées avant tout sur la protection des cultures face au feu du ciel apporté par les orages devaient prendre d’autant plus de relief en pays éduen que le nom même de ce peuple : Aedui, « les Ardents », fait implicitement allusion à la chaleur et à l’embrasement.169 D’autre part, sur le plan de l’évolution religieuse, il convient de remarquer qu’à la différence du traditionnel rassemblement festif de la chapelle Saint(165) Ainsi que nous l’enseigne le témoignage des dédicaces de Kastel et de Caerwent offertes ce jour-là à Mars à l’époque ultérieure de l’imperium romain (cf. supra, n. 79 et 81). (166) CL. LEMOINE-MONNERIE, Saint Barthélémy [n. 155], 2011, p. 65. (167) De même que son semblable grec Apollon est l’enfant de Zeus : voir B. SERGENT, Livre des dieux [n. 24], 2004, p. 286-288. Sur la question de l’ascendance de Lugus, se reporter notamment à la marquante étude de CL. STERCKX, « Lugus, Lugh, Leu… : recherche en paternité », dans Ollodagos, t. 10, 1997, p. 5-54 (mais avec toutes les réserves qui s’imposent à propos de son/ses frère[s] marin[s] : voir dans le présent écrit nos commentaires relatifs à Dylan, jumeau de Lleu), ainsi qu’à G. HILY, Lugus [n. 34], 2012, spéc. p. 39-55. (168) Comme le sont simultanément en Italie les Volcanalia romains (cf. ci-dessus, n. 80). (169) Mot dérivé de aidu-, « feu, ardeur » : voir par exemple J. DEGAVRE, Lexique gaulois I [n. 27], 1998, p. 31 ; X. DELAMARRE, Dictionnaire [n. 35], 2003, p. 35.

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Les dieux de la forge en Gaule Barthélemy du Pré-à-l’Aoust, où le culte de l’apôtre n’a pas été en mesure d’étouffer celui de son prestigieux acolyte Martin de Tours, dans les diocèses d’Autun, de Chalon et de Mâcon le patronage des paroisses consacrées aux saints provinciaux Eptade et Hymetière est passé au fil du temps sous le vocable de l’épigone chrétien du grand dieu forgeron galloromain.

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LA DÉNOMINATION DE L’ESPACE DANS LES FORMULES DE PRIÈRE À ROME CHARLES GUITTARD (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)

La notion d’espace, orienté, délimité, consacré, est fondamentale en histoire des religions et il suffit de lire M. Éliade ou G. Dumézil pour s’en convaincre.1 Cette évidence s’impose d’autant plus pour les historiens de la religion romaine. L’espace structure la théologie et organise le ritus Romanus, la pratique. La langue latine a permis de mieux définir le sacré et le profane. Comment prie le Romain ? Le Romain, qui ignore la prière silencieuse et intérieure, prie debout, la tête couverte (capite uelato), les mains tendues vers la statue de la divinité et s’adresse à la divinité à haute voix (clara uoce). Il est tourné vers le temple ou regarde en direction de l’Orient. L’espace de l’orant est défini par le temple, l’autel et la statue de la divinité. De tous les mots qui définissent cet espace, templum, fanum, delubrum, ara, le plus important est le templum, espace délimité et orienté.2 Selon Varron, il existe trois formes de templum : céleste, terrestre et infernal. Il existe trois façons de définir le templum, d’après la nature, d’après la prise d’auspices, d’après l’analogie ; d’après la nature, dans le ciel, d’après les auspices sur terre, d’après l’analogie sous terre.3 Dans l’organisation du panthéon, on reconnaît les di caelestes, terrestres et inferni. On connaît la structure di nouensides/di indigetes.4 Dans les pratiques augurales l’organisation de l’espace, en fonction des points cardinaux, est fondamentale. Les Romains ont honoré la terre sous deux noms Terra et Tellus. Terra est présente dans le rituel augustéen des Jeux Séculaires. Tellus est plus présente, avec Cérès, dans le culte.5 (1) G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque. Suivi d’un appendice sur la religion des Étrusques, Paris, 19742, p. 346-361 (Bibliothèque historique Payot). (2) J. CHAMPEAUX, « Les lieux de culte à Rome : ‘ara, templum aedes’ », dans CL. MOUSSY [Éd.], Espace et temps en latin, Paris, 2011, p. 157-168 (Lingua latina). (3) Varr., L.L., VII, 6 : « templum tribus modis dicitur : a natura, ab auspicando, a similitudine ; a natura in caelo, ab auspiciis in terra, a similitudine sub terra ». (4) Liv., VIII, 9, 6 ; Varr., L.L., V, 74 : « nouensides a Sabinis ». (5) FR. ALTHEIM, ‘Terra Mater’. Untersuchungen zur altitalischen Religionsgeschichte, Giessen, 1931, 160 p. (Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten, 22, 2) ; H. LE BONNIEC, Le culte de Cérès à Rome : des origines à la

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Charles Guittard Dans les prières, d’autres notions spatiales vont intervenir : l’orant va solliciter l’intervention du dieu dans un contexte déterminé, pour un lieu précis. On va voir se dégager des notions définissant un espace privé ou public : les termes vont être organisés en séquences décomposant cet espace. Nous disposons d’un corpus délimité de quelques prières, relevant du culte privé ou du culte public définissant le champ d’action de la divinité. Quelle est la place de ces termes dans le corpus des prières latines, peu nombreuses, et dont la vielle dissertation en latin de G. Appel et le récent corpus du CARRA de Strasbourg, permettent de se faire une idée précise ?6 1. Le culte privé. Le paysan de Caton La religion domestique s’exerce dans le cadre de la domus et concerne les Lares, qui protègent le territoire, l’espace, et les Pénates qui veillent sur l’approvisionnement (penus est le nom du garde-manger). Le jour des calendes, des ides et des nones, la fermière, selon Caton orne le foyer d’une couronne et fait une offrande au Lare familial.7 Le pater familias salue le Lare lorsqu’il arrive dans sa villa.8 Les personnages de Plaute lui adressent fin de la République, Paris, 1958, 507 p. (Études et commentaires, 27) ; G.B. PIGHI, De ludis saecularibus populi Romani Quiritium : libri sex, Amsterdam, 19652, 419 p. G. APPEL, De Romanorum precationibus, Giessen, 1909, (6) 222 p. (Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten, 7, 2). Cf. maintenant Corpus des prières grecques et romaines, textes réunis, traduits et commentés par FR. CHAPOT et B. LAUROT, Turnhout, 2001, 446 p. (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 2). Sur la prière, cf. J. CHAMPEAUX, « La prière du Romain », dans Ktèma, t. 26, 2001, p. 267-283 ; CH. GUITTARD, « Invocations et structures théologiques dans la prière à Rome », dans REL, t. 76, 1998, p. 71-92 ; ID., « ‘Siue deus, siue dea’ : les Romains pouvaient-ils ignorer la nature de leurs dieux ? », dans REL, t. 80, 2002, p. 25-54 ; ID., « Invocation et présence divine dans la prière à Rome », dans N. BELAYCHE-P. BRULÉ-G. FREYBURGER-Y. LEHMANN-L. PERNOTF. PROST [Éd.], Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans lʼAntiquité, Rennes-Turnhout, 2005, p. 491-502 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 5) ; ID. « Aux origines de la prière latine. Préhistoire et formation de la ‘precatio’ dans le monde italique », dans J.-FR. COTTIER [Éd.], La prière en latin de lʼAntiquité au XVIe siècle : formes, évolutions, significations, Turnhout, 2006, p. 55-81 (Collection d’études médiévales de Nice, 6) ; ID., « Les noms de l’offrande dans les prières latines », dans S. ROESCH [Éd.], Prier dans la Rome antique. Études lexicales, Paris, 2010, p. 35-46 (Collection Kubaba. Grammaire et linguistique). (7) Cat., Agr., 143, 2 : « Kalendis, Idibus, Nonis, festus dies cum erit, coronam in focum indat, per eosdemque dies Lari familiari pro copia supplicet ». (8) Cat., Agr., 2, 1 : « pater familias, ubi ad uillam uenit, ubi Larem familiarem salutauit, fundum eodem die, si potest, circumeat ; si non eodem die, at postridie ».

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Dénomination de l’espace une prière au moment de partir en voyage.9 Le Lar familiaris intervient dans le Prologue de l’Aulularia.10 Le culte des Pénates est lié au foyer domestique, mais leur présence n’est bien attestée que lors des prières qu’on leur adressait au moment des repas.11 Cette importance de la domus, du lieu du culte domestique, nous allons la retrouver dans un corpus de prières, le plus important qui nous ait été conservé, grâce à Caton. Le corpus catonien se compose de quatre prières.12 Ces prières mentionnent, avec la domus, le pater familias, sa familia et ses enfants comme bénéficiaires. La domus est indissociable du pater familias et de sa familia. La première prière, pour la santé des bœufs (daps pro bubus)13 avant les labours, mentionne simplement la domus et la familia en tant que lieu du sacrifice. On va retrouver ces notions dans les autres prières. La prière accompagnant le sacrifie de la truie précidanée,14 offerte à Cérès, avant la moisson, associe deux dicôla : mihi liberisque meis ; domo familiaeque meae. La prière que formule le paysan craignant d’offenser une divinité s’il ouvre une clairière dans un lucus est plus intéressante.15 Elle comporte des éléments essentiels, l’invocation si deus si dea es,16 la formule bonas preces precor, la formule sacrificielle macte esto, et surtout la mention du lucus, reprise par l’expression illud sacrum : lucus est un mot de la langue religieuse, avec le sens de « bois sacré ». On y rencontre une séquence ternaire qui regroupe les datifs suivants : mihi domo familiaeque, suivis de la mention liberisque meis, qui constitue un développement, une insistance.

(9) Plaut., Mil., 1339 : « etiamnunc saluto te, Lar familiaris, priusquam eo ». (10) Plaut., Aul., 1-39. (11) A. DUBOURDIEU, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome, Paris, 1989, p. 83-91 (Collection de l’École française de Rome, 118) ; Pétron., Sat., 60, 8. (12) CH. GUITTARD, Carmen et prophéties à Rome, Turnhout, 2007, p. 147-220 (Recherches sur les rhétoriques religieuses, 6). (13) Cat., Agr., 132 : « Iuppiter dapalis, quod tibi fieri oportet in domo familia mea culignam uini, eius rei ergo macte hac illace dape pollucenda esto ». (14) Cat., Agr., 134 : « Iuppiter, te hoc ferto obmouendo bonas preces precor uti sis uolens propitius mihi liberisque meis, domo familiaeque meae mactus hoc ferto ». Cf. H. LE BONNIEC, Culte de Cérès à Rome [n. 5], 1958, p. 94. (15) Cat., Agr., 139 : « si deus si dea es quoium illud sacrum est […] te hoc porco piaculo immolando bonas preces precor uti sies uolens propitius mihi domo familiaeque meae liberisque meis… ». (16) Cf. CH. GUITTARD, Siue deus [n. 6], 2002 p. 25-54.

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Charles Guittard La notion fondamentale est celle de la domus, enclavée entre l’orant et la familia. La domus est la maison comme symbole de la famille. La domus est la maison des hommes, tandis que l’aedes est la demeure des dieux (au singulier). Le premier tricôlon mihi domo familiaeque envisage tous les êtres humains qui vivant sous la domination du pater familias (mihi). La domus est le lieu qui abrite les Lares et les Pénates, le lieu du culte domestique accompli par le pater familias. La familia, qui désigne à l’origine l’ensemble des esclaves et des serviteurs vivant sous un même toit, en vient à désigner le maître, sa femme ses enfants et tous eux qui vivent sous sa domination ; c’est le terme qui a la plus large extension. Les termes vont par ordre croissant. On trouve donc une série d’espaces bien circonscrits autour du pater familias et de la domus. Ce cadre, nous le retrouvons, élargi, dans la grande prière à Mars17 qui accompagne les ambarualia, la lustratio agri. Cette prière est un document exceptionnel, tant pour l’historien des religions18 que pour le linguiste et (17) Cat., Agr., 141 : « Agrum lustrare sic oportet ; impera suouitaurilia circumagi : ‘Cum diuis uolentibus quodque bene eueniat, mando tibi, Mani, uti illace suouitaurilia fundum, agrum terramque meam quota ex parte siue circumagi siue circumferenda censeas, uti cures lustrare’. Ianum Iouemque uino praefamino, sic dicito : ‘Mars pater, te precor quaesoque uti sies uolens propitius mihi, domo familiaeque nostrae : quoius rei ergo agrum, terram fundumque meum suouitaurilia circumagi iussi, uti tu morbos uisos inuisosque, uiduertatem uastitudinemque, calamitates intemperiasque prohibessis, defendas auerruncesque, utique tu fruges, frumenta, uineta uirgultaque grandire beneque euenire siris, pastores pecuaque salua seruassis duisque bonam salutem ualetudinemque mihi, domo familiaeque nostrae ; harumce rerum ergo, fundi, terrae agrique mei lustrandi lustrique faciendi ergo, sicuti dixi, macte hisce suouitaurilibus lactentibus immolandis esto ; Mars pater, eiusdem rei ergo macte hisce suouitaurilibus lactentibus esto’ ; item. Cultro facito ; struem et fertum uti adsiet, inde obmoueto. Vbi porcum immolabis, agnum uitulumque, sic oportet : ‘Eiusque rei ergo macte suouitaurilibus immolandis esto’ ; nominare uetat Martem neque agnum uitulumque. Si minus in omnis litabit, sic uerba concipito : ‘Mars pater, si quid tibi in illisce suouitaurilibus lactentibus neque satisfactum est, te hisce suouitaurilibus piaculo’ ; si uno duobusue dubitabit, sic uerba concipito : ‘Mars pater, quod tibi illoc porco neque satisfactum est, te hoc porco piaculo’ ». (18) G. DUMÉZIL, Religion romaine [n. 1], 1974, p. 215-256 ; G. HERMANSEN, Studien über den italischen und den römischen Mars, Copenhague, 1940, 187 p. (Classica et mediaevalia. Dissertationes, 1) ; A. GIACALONE-RAMAT, « Studi intorno ai nomi del dio Marte », dans Archivio glottologico italiano, t. 47, 1962, p. 112-142 ; H.J. ROSE, Some Problems of Classical Religion, Oslo, 1958, p. 1-17 ; U.W. SCHOLZ, Studien zum altitalischen und altrömischen Marskult und Marsmythos, Heidelberg, 1970, 180 p. (Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaften, n.f., Reihe 2, 35) ; H.S. VERSNEL, Inconsistencies in

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Dénomination de l’espace historien de la langue latine,19 et l’on comprend que cette prière ait retenu l’attention de tous ces savants. Ce rituel consiste en une circumambulation au cours de laquelle le paysan promène les trois victimes à la mamelle autour du champ : les verbes circumagere (au passif) et lustrare (doublé par lustrum facere) sont présents dans la prière. Il s’agit d’Ambarvalia domestiques accomplis à titre privé par le paysan (les compositions poétiques de Virgile et de Tibulle20 concernent plutôt le cadre des pagi). La circumambulation des victimes autour des récoltes possède une valeur apotropaïque, puisque sont mentionnées des menaces à écarter. On retrouve la séquence mihi domo familiaeque. Mais s’agissant d’une lustratio agri, d’autres éléments interviennent. Un autre tricôlon attire l’attention de la divinité sur le domaine où doit s’exercer son action bienfaitrice. L’orant mentionne l’ager, la terra, le fundus. Ce groupement ternaire réunit trois substantifs de sens voisin : ager est le champ mis en valeur par les esclaves, par le fermier, la terre cultivée ; fundus désigne le fonds de la terre, avec les bâtiments, l’exploitation ; la terre, terra, est ici citée comme l’élément producteur sur lequel vont s’élever les moissons, ou, plutôt, comme l’ensemble du domaine, terres cultivées et autres. Dans la prière, il est aussi demandé protection pour les récoltes, les céréales (fruges/frumenta), la vigne, les jeunes pousses (uineta uirgultaque), les bergers et les troupeaux (pastores pecuaque). C’est un véritable tableau qui pourrait inspirer Virgile. La campagne est présente ; le paysan a un contact concret. Greek and Roman Religion, vol. 2, Transition and Reversal in Myth and Ritual, Leiden, 1993, p. 289-334 (Studies in Greek and Roman Religion, 6,2) : Apollo and Mars one hundred years after Roscher. (19) E. NORDEN, Die antike Kunstprosa vom VI. Jahrhundert v. Chr. Bis in die Zeiteder Renaissance, Leipzig, 1898 (Stuttgart, 1958), p. 157-158 ; G. PASQUALI, Preistoria della poesia Romana, Firenze, 1936 (1981), p. 154-155 ; G.B. PIGHI, « La metrica latina », dans G.B. PIGHI-C. DEL GRANDE, Enciclopedia classica, Sezione II : Lingua e letteratura, vol. 6, Turin, 1968, p. 226-227 ; ID. La poesia religiosa romana, Bologne, 1958, p. 136-141 ; ID. I ritmi e i metri della poesia latina, con particolare riguardo all’uso di Catullo e d’Orazio, Brescia, 1958, p. 126-127 ; BR. LUISELLI, Il problema della più antica prosa latina, Cagliari, 1969, p. 150-154 (Saggi di storia e letteratura, 3) ; ID., Il verso Saturnio, Rome, 1967, p. 211-216 (Studi di metrica classica, 3) ; L. NOUGARET, Traité de métrique latine classique, Paris, 1948 (1956), p. 15-18 (Nouvelle collection à l’usage des classes, 36). (20) Verg., G., I, 339-350 ; Tibull., II, 1 ; cf. Ov., F., I, 663-696.

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Charles Guittard On pense, bien évidemment, à l’invocation initiale des Géorgiques, qui s’adresse à tous les dieux qui veillent sur les champs, où Pan et les Faunes sont cités après Liber et Cérès. L’espace cultivé, habité, lieu de la civilisation est distinct de l’espace moins domestiqué, la silua, hanté par Silvanus, Pan Faunus et les Fauni. Il s’agit d’un espace intermédiaire, de la campagne non délimitée par les domaines qui l’exploitent, mais comprise comme un monde unitaire, avec ses craintes, ses incertitudes. Ces dieux de la campagne on les retrouve dans le chant II des Géorgiques,21 où Silvanus et Pan sont qualifiés par Virgile de dei agrestes,22 une mention qui lui est propre, à situer en marge des dei terrestres (par distinction des di caelestes et des di inferni). 2. Les formules du culte public Le culte public concerne les prêtres et les magistrats, c’est-à-dire plutôt l’espace public, le territoire de l’Vrbs et les territoires contrôlés par Rome et ses légions. Deux rituels vont particulièrement retenir notre attention : le rituel des fétiaux et le rituel de l’euocatio-deuotio, qui dépendait des pontifes. Bien sûr, il ne faut pas oublier les augures, dont les observations reposent sur des principes d’orientation dans l’espace. Du parcours des Saliens en mars et en octobre, de leurs danses et de leurs chants, pour l’ouverture et la fermeture de la saison guerrière en mars et en octobre, nous ne pouvons rien déduire en ce qui concerne l’espace.23 Ce parcours était précis et comprenait des haltes, où ils déposaient leurs anciles. Les anciles étaient déposés dans la Curia Saliorum du Palatin et les prêtres (21) Verg., G., I, 1-23. Cf. CH. GUITTARD, Invocations et structures [n. 6], 1998, p. 71-92 et p. 84-88 ; H. LE BONNIEC, Culte de Cérès à Rome [n. 5], 1958, p. 67-77 ; FR. CHAPOT-B. LAUROT, Corpus [n. 6], 2001, p. 268-270 ; R.A.B. MYNORS, Vergil. Georgics. Edited with a Commentary, Oxford, 1990, p. 1-7. (22) Verg., G., II, 493-494 : « Fortunatus et ille deos qui nouit agrestes / Panaque Siluanumque senem Nymphaeque sorores ! ». (23) R. CIRILLI, Les prêtres danseurs de Rome. Étude sur la corporation sacerdotale des Saliens, Paris, 1913, 186 p. ; L. BAYARD, « Le Chant des Saliens. Essai de restitution », dans Mélanges de science religieuse des facultés catholiques de Lille, 1945, II, p. 45-58 ; R. BLOCH « Sur les danses armées des Saliens », dans AESC, t. 13.4, 1958, p. 706-715 ; CH. GUITTARD, « Les chants des Saliens et la naissance d’une poésie religieuse à Rome : carmina, uersus, axamenta », dans É. FOULON-M.DECORPS-FOULQUIER [Éd.], Actes du XXIIIe Congrès international de l’APLAES à l’Université Blaise-Pascal-Clermont-Ferrand II (les 26, 27 et 28 juin 2000), Clermont-Ferrand, 2001, p. 69-85 ; ID., « La lance ou les lances de Mars », dans G. BONNET [Éd.] Dix siècles de religion romaine : à la recherche d’une intériorisation ? Hommage à Nicole Boëls. Actes de la journée d’étude ‘Dix siècles de sentiment religieux à Rome’ organisée à Dijon le 25 mai 2005, Dijon, 2007, p. 76-92.

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Dénomination de l’espace se rendaient dans le Sacrarium Martis sis dans la Regia, sur le Forum. Chaque soir, les Saliens déposaient leurs armes et passaient la nuit dans des mansiones où ils banquetaient joyeusement. Du rituel des Luperques, en l’honneur de Faunus, nous savons que les prêtres circonscrivaient le Palatin24 et nous en connaissons les détails pittoresques, reflets d’une sauvagerie primitive, lors de la célébration des Lupercales, dont Ovide a livré les détails au livre II de ses Fastes.25 Mais aucun carmen n’est lié à leurs danses sauvages. Il s’agit en l’occurrence d’une forme de circumambulation et son intérêt est d’attirer l’attention sur le berceau de la Rome primitive. Nous savons que les Arvales sont les prêtres des champs labourés, mais le lucus de Dea Dia est à 7,5 km de Rome. Le Carmen Aruale évoque peut-être les Lares, à côté des Semones ; le rituel est lié à la fertilité/fécondité.26 Dans la discipline augurale, la notion d’espace est évidemment fondamentale, à commencer par la définition du templum augural, sur lequel repose toute l’interprétation des signes. On a vu que Varron définissait trois formes du templum. La délimitation repose sur l’orientation et sur la valeur reconnue à l’orient et à l’occident, reconnus comme favorable ou défavorable : l’occident, lieu du couchant et des morts est généralement reconnu comme défavorable par opposition à la partie du monde où le soleil se lève pour distribuer la lumière aux hommes. Ensuite, le rituel prend en compte l’orientation de l’orant qui s’adresse aux dieux, selon la position qu’il adopte la droite et la gauche revêtiront une valeur différente et sur ces problèmes une véritable révolution copernicienne s’est opérée dans le monde étrusco-italique.27 De même sur l’orientation des temples les données ne sont pas toujours cohérentes. Des augures, Varron a préservé une intéressante formule, effatum in arce28 : on y relève un terme de la langue religieuse, pour (24) A.K. MICHELS, « The Topography and Interpretation of the Lupercalia », dans TAPhA, t. 84, 1953, p. 35-39 ; G. PICCALUGA, « L’aspetto agonistico dei Lupercalia », dans SMSR, t. 33, 1962, p. 51-62. (25) Ov., F., II, 267-462. (26) J. SCHEID, Romulus et ses frères. Le collège des Arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome, 1990, 806 p. (BÉFAR, 275) ; M. NACINOVICH, Carmen Arvale, vol. I : Il testo, Rome, 1933, 464 p. ; vol. II : I fonemi e le forme, Rome, 1934, 424 p. ; CH. GUITTARD, Carmen [n. 12], 2007, p. 99-143. (27) FR. GUILLAUMONT, « ‘Laeva propera’. Sur la droite et la gauche dans la divination romaine », dans R. BLOCH, D’Héraklès à Poséidon. Mythologie et protohistoire, Paris, 1985, p. 159-177 (École pratique des hautes études. 4e Section. Sciences historiques et philologiques. 3. Hautes études du monde gréco-romain, 14). (28) Varr., L.L., VII, 8 : « templa tescaque meae fines sunto ».

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Charles Guittard désigner un espace sauvage sous la tutelle de quelque divinité. Le texte de l’effatum in arce nous est parvenu sous une forme corrompue. E. Norden en a proposé une restitution.29 La délimitation s’effectue en fonction d’arbres situés à droite et à gauche de l’observateur. La formule se laisse décomposer en trois parties : l’augure énonce d’abord les templa, les limites d’une manière générale (templa tescaque) ; puis il définit les points de son champ d’observation d’abord à gauche (templum tescumque mea finis esto in sinistrum), puis à droite (dextrum) ; enfin, dans une formule conclusive, il énonce un tricôlon allitérant et assonant (conregione, conspicione, cortumione). Un dicôlon allitérant et assonant (templa tescaque) réunit deux termes définissant l’espace : le premier s’applique comme on l’a vu plus haut à l’espace délimité et consacré ; le second ne se rencontre guère, au singulier, que dans la présente formule religieuse citée par Varron. L’étymologie du mot demeure obscure. On suppose30 un adjectif tescus dont la forme neutre aurait été substantivée.31 Varron32 y voit des espaces sauvages dépendant de quelque divinité. Des définitions voisines figurent chez Festus33 et le scholiaste d’Horace qui donne une précision supplémentaire, attribuant au mot une origine sabine,34 remarque vague concernant des mots du vocabulaire agricole ou religieux. Le rituel des fétiaux35 est bien connu grâce à la version livienne du livre I, qui décrit, dans le désordre, les trois étapes de la revendication, de la déclaration de guerre et de la conclusion des traités.36 La notion de frontières (29) E. NORDEN, Aus altrömischen Priesterbüchern, Lund-Leipzig, 1939, p. 97 (Acta societatis Humaniorum Litterarum Lundensis, 29). (30) A. ERNOUT-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, 19674, s.u° tescum, p. 688. (31) Varron lui-même (L.L., VII, 11) cite un vers du Philoctète d’Accius : « quis tu es mortalis, qui in deserta et tesca te apportes loca ? » (F 554 Ribbeck3 ; E.H. WARMINGTON, Remains of Old Latin, II : Livius Andronicus, Naevius, Pacuvius and Accius, Londres, 1967, v. 557, p. 513-515 [The Loeb Classical Library]). (32) Varr., L.L., VII, 10 : « loca quaedam agrestia quae alicuius dei sint, dicuntur tesca ». (33) Fest., p. 489, 7 L : « tesca loca augurio designata. Cicero aspera ait esse et difficilia ». (34) Schol. ad Ep. Hor., I, 14, 19 : « loca deserta et difficilia lingua Sabinorum ». (35) J. BAYET, « Le rite du fécial et le cornouiller magique », dans MEFR, t. 52, 1935, p. 29-76 (= ID., Croyances et rites dans la Rome antique, Paris, 1971, p. 9-43 [Bibliothèque historique Payot]) ; J. RÜPKE, ‘Domi militiae’. Die religiöse Konstruktion des Krieges in Rom, Stuttgart, 1990, p. 97-124 ; H. LE BONNIEC, « Aspects religieux de la guerre à Rome », dans J.-P. BRISSON [Éd.], Problèmes de la guerre à Rome, Paris, 1969, p. 101-115 (Civilisations et sociétés, 12). (36) Liv., I, 24, 3-9 (conclusion des traités) ; I, 32, 5-14 (rituel de déclaration de guerre).

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Dénomination de l’espace et de limites intervient bien évidemment dans les formules ; elles sont invoquées lorsque le fétial les franchit et les prend à témoins, en invoquant aussi Jupiter et le fas.37 Le rituel des fétiaux est archaïque, peut-être même antérieur à la constitution de la cité. Le conservatisme religieux des Romains l’a maintenu en usage à l’époque historique. Une importante innovation dans ce rituel archaïque et devenu inadapté aux nouvelles conditions de la diplomatie romaine eut lieu en 270 av. J.-C. : l’indictio belli par envoi d’une lance en territoire ennemi eut lieu désormais sur une parcelle de terrain située devant le temple de Bellone au Champ de Mars, dont un prisonnier de guerre des troupes de Pyrrhus fut porté acquéreur, afin qu’il pût être compté comme territoire ennemi38 ; un fétial lançait un javelot par-dessus la columna bellica.39 La procédure de déclaration de guerre à des peuples qui ne partageaient plus avec Rome le ius fetiale revint à des legati envoyés par le Sénat et le peuple romain. Le temple de Bellona, dédié en 296 par Appius Claudius Caecus dans un célèbre uotum dont Tite-Live40 a transcrit et conservé la formule, a été identifié au voisinage immédiat du temple d’Apollon Sosianus et du théâtre de Marcellus, mais on ne sait rien de la fameuse columna bellica, ni d’ailleurs de l’arpent de terre où étaient entretenues les herbes sacrés. On s’attachera enfin au rituel qui consiste à dévouer une ville ennemie et à inviter ses divinités poliades, tutélaires, à venir à Rome. On en connaît le détail grâce à Macrobe, qui l’a scrupuleusement transcrit au livre III des Saturnales et où la notion d’espace est omniprésente et analysée. On y reconnaît à l’œuvre l’esprit analytique des Romains. La formule reproduit

(37) Liv., I, 32, 6 : « Audi Iuppiter, inquit, audite fines – cuiuscumque gentis sunt nominat – audiat Fas ». (38) Serv., ad Aen., IX, 52 : « Post tertium autem et tricesimum diem quam res repetissent ab hostibus, fetiales hastam mittebant. Denique, cum Pyrrhi temporibus aduersum transmarinum hostem bellum Romani gesturi essent nec inuenirent locum ubi hanc sollemnitatem per fetiales indicendi belli celebrarent, dederunt operam ut unus de Pyrrhi militibus caperetur, quem fecerunt in Circo Flaminio locum emere ut quasi in hostili loco ius belli indicendi implerent. Denique in eo loco ante aedem Bellonae consecrata est columna. Varro in Caleno ita ait : ‘Duces cum primum hostilem agrum introituri erant, ominis causa prius hastam in eum agrum mittebant, ut castris locum caperent’ ». (39) Fest., p. 30, 15 L s.u° Bellona : « Bellona dicebatur dea bellorum, ante cuius templum erat columella, quae bellica uocabatur, super quam hastam iacebant, cum bellum indicebatur ». (40) Liv., X, 19, 17-18.

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Charles Guittard celle qui fut prononcée à Carthage en 146, au moment de l’assaut final. Le rituel est aussi bien attesté pour la prise de Véies en 390.41 Caractéristique de la formule d’euocatio est la séquence asyndétique loca templa sacra urbs qui revient par deux fois.42 L’Vrbs, notion dont l’extension est la plus large, est mentionnée, comme il convient, au terme de l’énumération. En dehors des templa, qui désignent les habitations propres à la divinité, les deux autres termes qui décomposent analytiquement l’espace religieux sont plus difficiles à cerner et ont gêné les efforts des traducteurs. Le rapprochement, souligné par l’asyndète, entre loca, templa et sacra exclut pour loca toute définition imprécise et tend à spécialiser le terme dans le sens d’« espace consacré », ou d’« espace religieux » en général, évoquant des notions proches comme celles de fanum ou de sacellum. Si l’on admet par ailleurs que l’énumération des trois substantifs neutres tend à définir de plus en plus étroitement l’espace consacré aux dieux, sacra ne peut s’appliquer qu’au mobilier sacré et aux objets du culte figurant dans les templa. L’euocatio détaille l’espace sacré, celui du culte. La formule de deuotio détaille l’espace ennemi, ce qui va être dévoué aux divinités infernales.43 (41) Liv., V, 22, 3-7 ; cf. J. HUBAUX, « Comment Furius Camillus s’empara de Véiès », dans BAB, 5e série, t. 38, 1952, p. 610-622 ; ID., Rome et Véiès. Recherches sur la chronologie, légendaire du moyen âge romain, Paris, 1958, 406 p. (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 145). (42) Macr., Sat., III, 9, 7-9 : « Si deus, si dea est, cui populus ciuitasque Carthaginiensis est in tutela, teque maxime, ille qui urbis huius populique tutelam recepisti, precor uenerorque ueniamque a uobis peto ut uos populum ciuitatemque Carthaginiensem deseratis, loca templa sacra urbemque eorum relinquatis, absque his abeatis eique populo ciuitati metum formidinem obliuionem iniciatis, proditique Romam ad me meosque ueniatis, nostraque uobis loca templa sacra urbs acceptior probatiorque sit, mihique populoque Romano militibus meis praepositi sitis ». Sur l’euocatio, cf. principalement V. BASANOFF, ‘Euocatio’. Étude d’un rituel militaire romain, Paris, 1947, 230 p. (Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses, 61) ; G. GUSTAFSSON, ‘Euocatio deorum’. Historical and Mythical Interpretations of Ritualised Conquests in the Expansion of Ancient Rome, Uppsala, 2000, 167 p. (Acta Universitatis Upsaliensis, Historia Religionum 16). (43) Macr., Sat., III, 9, 10-11 : « Dis pater Veiouis Manes, siue uos quo alio nomine fas est nominare, ut omnes illam urbem Carthaginem exercitumque quem ego me sentio dicere fuga formidine terrore compleatis quique aduersum legiones exercitumque nostrum arma telaque ferent, uti uos eum exercitum eos hostes eosque homines urbes agrosque eorum et qui in his locis regionibusque agris urbibusque habitant abducatis, lumine supero priuetis exercitumque hostium urbes agrosque eorum quos me sentio dicere, uti uos eas urbes agrosque capita aetatesque eorum deuotas consecratasque habeatis ollis legibus quibus quandoque

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Dénomination de l’espace Elle énumère les hommes, les villes et leurs champs et ceux qui vivent dans ces lieux, ces régions, ces champs et ces villes. On relève une séquence originale : urbes / agrosque eorum / et qui in his locis / regionibusque agris / urbibusque habitant. Cette séquence regroupe les termes urbs, ager, loca, regio, autant de notations qui n’ont plus la même valeur religieuse. La formule de deuotio est à rapprocher de la formule de deditio, dont TiteLive nous a gardé le détail à propos de la deditio de Collatie : y sont énumérés le peuple, la ville, les champs, les eaux, les bornes, les sanctuaires, les moyens d’existence en général, les choses divines et humaines.44 On relève dans ces deux formules, parmi les plus longues qui nous aient été préservées, un réel souci d’exhaustivité, afin de ne rien oublier, un esprit juridique, une recherche secondaire des effets stylistiques, moins évidents cependant que dans d’autres formules. 3. L’espace marin. La mer. Les dieux de la mer. Les divinités des eaux Qu’en est-il de l’espace maritime, de la mer et des eaux ? Les structures théologiques mentionnent les di caelestes, terrestres, inferni mais non, en tant que tels, les di maritimi. À côté des éléments terrestres et célestes, des forces de l’agriculture, les Romains n’ont pas accordé une grande place aux divinités des eaux.45 Nous avons peu de témoignages rituels mais de nombreuses, et fort belles, prières littéraires. Ainsi, lorsque Scipio s’embarque pour aller combattre Carthage, il s’adresse, chez Tite-Live, aux

sunt maxime hostes deuoti ». Sur les deux types de deuotio, (deuotio hostium et deuotio ducis) dans le rituel romain, cf. les études stimulantes de H.S. VERSNEL, « Two Types of Roman ‘Deuotio’ », dans, Mnemosyne, s. IV, vol. 29.4, 1976, p. 365-410 et ID., « Self-sacrifice, Compensation and the Anonymous Gods », dans AAVV, Le sacrifice dans l’Antiquité. Huit exposés suivis de discussions, Vandœuvres-Genève, 1981, p. 135-185 (Fondation Hardt. Entretiens sur l’Antiquité Classique, 27) ; CH. GUITTARD, Tite-Live. Histoire romaine. Tome VIII. Livre VIII, Paris, 1987, p. L-LXXXIII (CUF). (44) Liv., I, 38, 2 : « deditisne uos populumque collatinum, urbem, agros, aquam, delubra, utensilia, diuina humanaque omnia, in meam populique romani dicionem ? ». (45) G. DUMÉZIL, Religion romaine archaïque [n. 1], 19742, p. 392 : « Les Romains n’ont pas fait large la part divine de l’eau ». Une affirmation qu’il conviendrait peut-être de nuancer, compte tenu de l’appréhension des Romains face à l’élément.

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Charles Guittard divinités « qui habitent les mers et les terres », invocation générale où l’on relève les pluriels et le verbe colere appliqué aux deux éléments.46 Neptune et les dieux de la mer sont très présents chez Virgile, en particulier, bien sûr, dans l’Énéide. Cloanthe, lors de la course des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise, dans une prière votive, promet un taureau éclatant aux di quibus imperium est pelagi.47 En ce qui concerne les divinités des eaux en général, il faut rappeler la belle prière qu’Énée adresse aux Nymphes et au Tibre à son arrivée dans le Latium. C’est en commentant Virgile que Servius a préservé une formule pontificale. Servius48 précise que le Tibre était invoqué sous le nom de Tiberinus, une de ses appellations (à côté de Thybris, Tiberis) : « Adesto Tiberine cum tuis undis ». Il s’agit d’un vers peut-être un saturnien. On en trouve donc un écho poétique chez Virgile, dans la prière qu’Énée adresse au fleuve lors de son arrivée dans le Latium49 et peut-être chez Tite-Live, lorsque Coclès se jette dans le Tibre, lorsque Rome est assiégée par Porsenna.50 La prière demandant aux dieux de la mer une traversée ou un voyage favorable forment un genre littéraire intéressant. Le propempticon, constitue un type de prière de recommandation, dont subsistent quelques témoignages littéraires, en particulier chez Horace et les poètes augustéens, ainsi l’ode horatienne au vaisseau de Virgile,51 ou le poème où Ovide demande aux

(46) Liv., XXIX, 27, 1 : « di diuaeque qui maria terrasque colitis, uos precor quaesoque uti... ». (47) Verg., Aen., V, 235-238 : « di, quibus imperium est pelagi, quorum aequora curro / uobis laetus ego hoc dandentem in litore taurum / constituam ante aras uoti reus, extaque salsos / proiciam in fluctus et uina linquentia fundam ». (48) Serv., Aen., VIII, 31, 63, 72. (49) Verg., Aen., VIII, 71-73 : « Nymphae, Laurentes Numphae, genus amnibus undest / Tuque, O Thybri tuo cum flumine sancto / Accipite Aenean et tandem arcete periclis ». Cf. J. LE GALL, Le Tibre fleuve de Rome dans l’Antiquité, Paris, 1953, 367 p. (Publications de l’Institut d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris, 1) ; ID., Recherches sur le culte du Tibre, Paris, 1953, p. 40-56 (« Les prétendus dieux du Tibre ») (Publications de l’Institut d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris, 2). (50) Liv., II, 10, 12 : « Tum Cocles : ‘Tiberine pater, inquit, te sancte precor, haec arma et hunc militem propitio flumine accipias’». (51) Hor., Carm., I, 3 ; cf. W. LOCKYER, « Horace’s ‘Propempticon’ and Virgil’s Voyage », dans CW, t. 61, 1967, p. 42-45 ; R. BASTO, « Horace’s Propempticon to Vergil : a Re-examination », dans Vergilius, t. 28, 1982, p. 30-43 ; R.J. CLARK, « Horace on Vergil’s Sea-Crossing in ‘Ode’ I, 3 », dans Vergilius, t. 50, 2004, p. 4-

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Dénomination de l’espace dieux de la mer d’accorder une heureuse traversée à Corinne.52 Il en existe des formes parodiques ou satiriques, comme la dixième épode d’Horace dirigée contre un ennemi de Virgile, Mévius, qui fait pendant au propempticon.53 Le thème du voyage souligne, à travers prière rituelle et prière littéraire, la proximité du Romain avec ses dieux, en particulier en dehors de la domus et de l’Vrbs. C’est dans le domaine de la parodie que l’on va trouver, chez Plaute en particulier, des invocations à Neptune et la mention de son domaine d’action, de son empire. Les deux exemples les plus significatifs se trouvent dans le Trinummus et le Rudens. La prière gratulatoire la plus significative se trouve dans la comédie des Trois écus (Trinummus), où Charmidès, de retour d’un long voyage, s’adresse, au début du quatrième acte, à Neptune pour le remercier de lui avoir permis de revenir sain et sauf dans sa patrie. La prière se développe à travers une vingtaine de vers harmonieusement répartis en plusieurs ensembles. On y lit l’angoisse que le dieu de la mer inspire aux Romains, qui l’accusent d’ingratitude, d’infidélité ; la prière s’achève par le serment excessif par lequel l’orant, Charmidès, s’engage à ne plus prendre la mer. L’invocation mérite de retenir notre attention. En effet, les remerciements s’adressent d’abord à l’ensemble des éléments marins : « Puissant maître de l’élément salé, tout puissant frère de Jupiter et de Nérée, Neptune, je te rends grâces d’un cœur joyeux, je t’exprime louanges et reconnaissance, à toi et aux flots amers : alors que vous aviez tout pouvoir sur moi, mes biens et ma vie, vous m’avez permis de quitter votre domaine pour revenir dans ma patrie sain et sauf ».54 Puis les remerciements s’adressent plus précisément à Neptune lui-même, en tant que dieu qui épargne les humbles et ne se montre sévère qu’envers les riches et les puissants55 ; Charmidès remercie Neptune de lui avoir été fidèle et d’avoir exercé sagement son autorité sur les forces placées sous ses 34 ; R.O.A.M. LYNE, Horace. Behind the Public Poetry, New Haven-Londres, 1995, p. 79-81. (52) Ov., Am.. II, 11. (53) Hor., Ep., X ; cf. aussi Hor., Carm., III, 27 (départ de Galatée et fable d’Europe) ; Stat., Silu., III, 2 : Mettius Celer s’embarque pour l’Orient) ; Ov., Tr., I, 2 (Prière aux dieux de la mer et du ciel, pour que le vaisseau arrive à bon port à Tomes) ; Ov., Tr., I, 4 (Prière aux dieux pendant une tempête en mer ionienne) ; Ov., Tr., II, 10 (Prière aux dieux pour qu’ils protègent le navire). (54) Plaut., Trin., 820-823 : « Salsipotenti et multipotenti Iouis fratri Nereique Neptuno / laetus lubens laudis ago et grateis gratiasque habeo, et fluctibus salsis / quos penes mei potestas, bonis meis quid foret, et meae uitae / quom suis med ex locis in patriam urbis cumam reducem faciunt ». (55) Plaut., Trin., 824-831.

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Charles Guittard ordres et poursuit par une plaisante description de tempête.56 Et, enfin, la prière s’achève par le serment excessif par lequel l’orant s’engage à ne plus naviguer.57 On relèvera dans cette prière parodique surtout les épiclèses de l’invocation, où Plaute donne libre cours à la fantaisie verbale, en créant les adjectifs salsipotens et, peut-être, si l’on corrige la forme classique multipotens, mulsipotens58 : les épithètes s’appliquent alors au double pouvoir de Neptune, sur les eaux marines salées (salsipotens) et sur les eaux douces (mulsipotens). Dans la comédie du Rudens, le pêcheur, Gripus, remercie Neptune de lui avoir accordé un butin (la cassette où se trouvent les bijoux de la fille de son maître) : comme le général vainqueur, il rentre chargé d’un butin magnifique, après avoir affronté les plus grands dangers : « Je rends grâces à Neptune, mon protecteur, qui habite les profondeurs salées peuplées de poissons, de m’avoir laissé quitter son domaine avec un beau butin, sain et sauf, chargé d’une bonne prise, dans ma barque, qui, sur les vagues de la mer, m’a permis de faire une belle pêche, d’un genre nouveau ».59 Neptune est qualifié ici de « patronus qui salsis locis incolit pisculentis » et son empire sur les étendues marines est ainsi défini sur le mode de la dérision. À travers les définitions de l’espace, on retiendra surtout l’image du paysan promenant son suouetaurile autour de son champ et prononçant un des carmina les plus riches de la langue latine. On retrouve dans ces formules de prière l’esprit analytique des Romains, qui décomposent l’espace, qui le délimitent. Les formules soulignent l’attachement à la terre, au bornage, aux délimitations. On y retrouve l’importance des délimitations et des limites. Le dieu Terminus est une spécificité de la religion romaine. Autre spécificité, l’existence de deux déesses, Terra et Tellus, est aussi une spécificité de la religion romaine. Des séquences, selon un rythme binaire ou ternaire, rapprochent des termes, où l’on trouve, à côté des termes techniques ou de la langue religieuse, comme lucus ou tescum, templum, des noms communs ager, fundus, terra, domus, urbs. Le monde céleste se projette sur le monde terrestre, les étendues marines restent en marge, inquiétantes. Le monde (56) Plaut., Trin., 832-837. (57) Plaut., Trin., 838- 83. Cf. H. KLEINKNECHT, Die Gebetsparodie in der Antike, Stuttgart-Berlin, 1937, p. 167. (58) E. FRAENKEL, Plautinisches im Plautus, Berlin, 1922, p. 207 [trad. italienne, Elementi plautini in Plauto, Florence, 1960]. (59) Plaut., Rud., 906-911 : « Neptuno has ago gratias meo patrono / qui salsis locis incolit pisculentis / cum me ex suis locis pulchre ornatum expediuit / templis reducem, plurima praeda onustum /salute horiae, quae in mari fluctuoso / piscatu nouo me uberi compotiuit ».

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Dénomination de l’espace souterrain aussi est à l’écart ; il existait une voie d’accès que l’on ouvrait deux ou trois fois par an, le mundus : mundus patet (24 août, 5 octobre, 8 novembre). À travers ces notions, à travers la notion de templum, c’est aussi la distinction du profane et du sacré qui se dessine, pour laquelle le latin est un élément essentiel*.60

* Cette étude a fait l’objet d’une communication au colloque « L’espace dans l’antiquité », organisé au Lycée Louis Barthou à Pau par P. Voisin et M. de Béchillon, en février 2013.

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L’HÉRITAGE BRETON DANS LE FOLKLORE GASPÉSIEN

GAËL HILY (UNIVERSITÉ DE RENNES 2) Je suis heureux d’offrir cette contribution à Bernard Sergent, dont les études m’ont aidé à mieux décrypter les traditions religieuses celtiques. Si Bernard Sergent a consacré de nombreuses études au domaine indoeuropéen, il a également élargi sa zone géographique d’investigations, en s’intéressant de près à la culture des Amérindiens. Dans cette contribution, nous allons là aussi nous diriger vers le continent américain pour y déceler des traces d’un héritage celtique. De même que les autres peuples celtiques, les Bretons ont été nombreux à franchir l’Atlantique pour s’installer sur les terres du Nouveau Monde. Nous souhaitons ici présenter l’héritage que les migrants bretons ont pu laisser lors de leurs installations (temporaires ou définitives) dans la région québécoise de la Gaspésie, située à l’embouchure du Saint-Laurent. Afin de bien comprendre le contexte dans lequel cette culture bretonne a pu s’imprégner, il est nécessaire au préalable de reprendre les grandes étapes du peuplement de la Gaspésie. Si les Français qui ont peuplé la Nouvelle-France1 étaient majoritairement originaires de Normandie, d’Île-de-France et de Poitou,2 l’impact de la Bretagne n’a pas été négligeable. En effet, elle figure au cinquième rang des anciennes provinces de France en tant que lieu d’origine des migrants.3 Au sein de la Bretagne, c’est la population d’Ille-et-Vilaine qui est venue la plus nombreuse (32,8%) – dont près de la moitié du port de Saint-Malo –, suivi par les Côtes-d’Armor (17,2%), la Loire-Atlantique (16,8%), le Finistère

(1) Le nom de Nouvelle-France s’applique à la colonie du royaume de France située en Amérique du Nord, qui a existé entre 1534 et 1763, avant d’être cédée à l’Empire britannique suite au Traité de Paris. (2) M. FOURNIER, Les Bretons en Amérique française : 1504-2004 : cinq siècles de présence bretonne dans le Nouveau Monde, Rennes, 2005, p. 65. (3) M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 60, 69. D’après les travaux du père Archange Godbout, pionnier de la généalogie scientifique au Québec, 4,6% de la population française venue s’établir en Nouvelle-France était d’origine bretonne ; ce chiffre a été obtenu en se basant sur la notion d’établissement par mariage (M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 30).

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Gaël Hily (15%) et le Morbihan (8,5%).4 Il convient également de spécifier que plus de la moitié de ces migrants bretons étaient originaires d’une ville.5 Parmi tous les Bretons partis tenter leur chance en Amérique du Nord continentale (Nouvelle-France, Acadie, Louisiane et Illinois), les trois-quarts se sont établis en Nouvelle-France, essentiellement à Québec, Montréal et sa rive sud, dans les régions de Kamouraska (Bas-Saint-Laurent) et de Montmagny (Chaudière-Appalaches).6 D’autres Bretons se sont installés en Gaspésie, cette région péninsulaire qui s’avance dans le golfe du SaintLaurent, entre le fleuve du même nom et la baie des Chaleurs – lieu où le 3 juillet 1534 débarqua Jacques Cartier, premier européen à mettre pied « officiellement » sur ce territoire qui allait devenir le Québec. La Gaspésie, constituée en grande majorité de montagnes recouvertes par une immense forêt de résineux, est restée pendant longtemps une région assez enclavée. Il faut attendre effectivement 1929 pour voir la construction d’une route qui longe l’ensemble du littoral.7 De par l’isolement de cette presqu’île montagneuse, le climat rude, le mauvais état des routes et la pauvreté de ses habitants, la Gaspésie constitue une des parties du Québec où la tradition s’est plus maintenue qu’ailleurs.8 La Gaspésie est assez peu peuplée (un peu moins de 100.000 habitants), avec 85% de locuteurs exclusivement francophones, 10% d’anglophones et 5% d’amérindiens micmacs.9 Jusqu’à l’arrivée des premiers Européens, les Micmacs furent les seuls à habiter la Gaspésie.10 Puis, durant tout le XVIe siècle et une partie du XVIIe, la côte gaspésienne fut occupée chaque année lors de la belle saison par des marins normands, bretons et basques, qui revenaient ensuite dans leur pays d’origine avec la morue qu’ils avaient pêchée. Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, les colons français tentèrent de s’établir durablement en Gaspésie mais se heurtèrent à bien des difficultés :

(4) M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 54. (5) M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 61. (6) M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 62. (7) C. ROY, Littérature orale en Gaspésie, 2e édition revue et augmentée, Montréal, 1981, p. 3. (8) Informations données par le site internet du gouvernement du Québec : http://www.immigrationquebec.gouv.qc.ca/fr/region/gaspesie.html. (9) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 4. (10) Les traditions des Micmacs ont eu de l’influence dans la toponymie gaspésienne, dans la médecine populaire et sur les croyances, mais pas sur les contes et légendes locales ; il y a eu en revanche des emprunts de contes-types européens sur les contes indiens (C. ROY, Littérature orale [n. 7], 1981, p. 4, 7).

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L’héritage breton dans le folklore gaspésien le climat rigoureux, les erreurs d’organisation, l’interminable guerre francoanglaise.11 En 1765, lorsque la Gaspésie fut cédée à la couronne anglaise, on ne comptait plus qu’environ 400 habitants ; on peut supposer d’ailleurs qu’une partie de la littérature orale francophone recueillie dans cette région au XXe siècle a certainement pris ses racines dans l’héritage culturel introduit par ces premiers colons.12 C’est essentiellement lors de la conquête anglaise sur les territoires de la Nouvelle-France que s’établit en Gaspésie une grande partie de son peuplement, à la fois originaire du continent américain (Acadiens à partir de 1760,13 loyalistes américains vers 1784,14 francophones du Québec) et Européen (Anglais, Irlandais, Écossais, Jersiais, Guernesiais).15 La population gaspésienne a connu un accroissement important jusqu’au milieu du XIXe siècle. Alors qu’au XVIIIe siècle, cette augmentation était due à l’immigration, elle s’explique au siècle suivant par le haut taux de natalité parmi la communauté francophone, combinée à l’arrivée de gens originaires de l’est du district de Québec, quittant des paroisses surpeuplées. Ce phénomène, accompagné par une émigration plus élevée chez les anglophones, a eu pour résultat que la population francophone est devenue majoritaire dans la péninsule.16 Il faut préciser que cette nouvelle population francophone était d’origine canadienne-française et non plus uniquement française ; elle véhiculait ainsi une tradition orale qui avait déjà « vécu » pendant un siècle ou deux dans le reste du Québec avant de se fixer en Gaspésie.17

(11) J. BÉLANGER-M. DESJARDINS-Y. FRENETTE, avec la collaboration de P. DANSEREAU, Histoire de la Gaspésie, Montréal, 1981, p. 91. (12) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 8-9. (13) De nombreux Acadiens se sont installés en Gaspésie – mais aussi en Nouvelle-Écosse, dans les Antilles, en Louisiane ou en France –, afin d’éviter leur déplacement forcé vers la Nouvelle-Angleterre par l’armée britannique entre 1755 et 1760. (14) Il s’agit de citoyens anglais restés fidèles à la couronne britannique après la déclaration d’indépendance des États-Unis et qui ont été chassés de la NouvelleAngleterre. (15) J. BÉLANGER-M. DESJARDINS-Y. FRENETTE, Histoire de la Gaspésie, [n. 11], 1981, p. 142-149. Les Européens se sont généralement établis en Gaspésie pour exercer le métier de pêcheur. (16) J. BÉLANGER-M. DESJARDINS-Y. FRENETTE, Histoire de la Gaspésie, [n. 11], 1981, p. 146-150, 296, 301-303 ; C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 9-10. (17) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 11.

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Gaël Hily Dans le Québec rural du XIXe siècle, la coexistence d’autant de groupes ethniques fait un peu figure d’exception. Mais il convient de souligner qu’anglophones et francophones partageaient peu leurs habitudes de vie respectives ; ils cohabitaient en s’ignorant généralement les uns les autres. Cette situation s’explique par des barrières ethniques et religieuses, mais surtout par les distances et le faible réseau de voies de communication, pratiquement limitées à l’utilisation du rivage entre les bourgades.18 Finalement, ce « cloisonnement » ethnique a eu comme effet que la population anglophone a peu influencé la tradition de langue française recueillie ces dernières décennies en Gaspésie.19 Le peuplement de cette région où la vie était rude n’a jamais été facile, ce qui a constitué une sélection sur les populations qui s’y sont risquées. En outre, la principale richesse était la pêche, une activité dangereuse qui exigeait des matelots expérimentés. C’est cette sélection qui a éliminé certainement, pour une grande part, les natifs de France venus du monde rural. La Gaspésie était donc plus favorable à l’établissement de populations originaires du littoral, comme les Bretons.20 Nous avons vu plus haut qu’un tiers des Bretons venus s’installer en Nouvelle-France était originaire d’Ille-et-Vilaine. Cette donnée est intéressante dans la mesure où plusieurs traditions relevées en Gaspésie sont comparables à des pratiques populaires collectées dans ce département breton, en particulier par Adolphe Orain (1834-1918), originaire lui aussi d’Ille-et-Vilaine. Cet historien et folkloriste, considéré avec Paul Sébillot comme l’un des meilleurs folkloristes bretons, a recueilli tout au long de sa vie des contes, chansons, us et coutumes de la Haute-Bretagne et plus particulièrement de l’Ille-et-Vilaine. Dans son ouvrage intitulé La littérature orale en Gaspésie, la folkloriste Carmen Roy (1919-2006), elle-même originaire de Gaspésie, a collecté de nombreuses pratiques populaires de cette région et a notamment noté à plusieurs reprises la proximité entres traditions gaspésiennes et bretonnes. Nous allons reprendre ici les points de comparaison remarquables en les approfondissant dans certains cas.21 Le premier cas qui nous intéresse concerne le domaine de la médecine populaire. En Gaspésie, on attribuait des dons magiques à l’auge de cochon (18) J. BÉLANGER-M. DESJARDINS-Y. FRENETTE, Histoire de la Gaspésie, [n. 11], 1981, p. 147-148. (19) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 9-10. (20) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 141. (21) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812.

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L’héritage breton dans le folklore gaspésien contre laquelle il fallait frotter son oreille quand on avait les oreillons (dits aussi les oripiaux).22 Or, Orain avait observé une coutume identique dans l’arrondissement de Redon : « Quand les enfants ont les oreillons, qu’on appelle les joteriaux, sorte d’inflammation des glandes voisines de l’oreille, on leur frotte le cou à l’auge des cochons, parce que, croit-on, les porcs qui sont très sujets à cette maladie, se guérissent de cette façon ».23 Un autre remède gaspésien retient notre attention : contre les vers intestinaux, on pouvait quelquefois faire porter à un enfant un collier de gousses d’ail.24 Or, cette coutume est signalée partout en France mais aussi en Ille-et-Vilaine par Orain.25 Par ailleurs, il est dit en Gaspésie qu’un enfant né après la mort de son père n’aura jamais la coqueluche. De plus, il jouira du pouvoir de guérir les enfants atteints de cette maladie. Pour cela, une personne devra lui prendre un de ses cheveux et le faire porter par le petit malade.26 En Bretagne, Orain signale la croyance suivante : « Si une femme est enceinte à la mort de son mari, l’enfant qu’elle mettra au monde pourra faire disparaître les enflures de la gorge, c’est-à-dire les goîtres ».27 Plusieurs pratiques sont liées à une période calendaire précise, à savoir le mois de mai. À Newport, pour se préserver contre toute maladie, il fallait boire une gorgée d’eau de mer le matin du 1er mai.28 La première pluie de ce mois – ou l’eau de la première neige – était censée avoir un pouvoir merveilleux : elle ne se gâtait pas et guérissait des maux d’yeux et d’oreilles.29 Ces croyances liées à l’eau de mai se retrouvent tout particulièrement dans le folklore breton mais aussi irlandais. En Irlande, cette eau possédait de nombreuses vertus pour les hommes et les femmes : elle atténuait les rides, les taches de rousseur et gardait au visage un teint frais ; pour obtenir ces résultats, il fallait avant le lever de l’astre se laver le visage dans les précieuses perles d’argent et le laisser sécher à l’air. En Bretagne, on pouvait laissait la veille au soir du 1er mai le linge sur un fil, qui s’humidifiait pendant la nuit ; le matin, les gens se le passaient sur les pommettes et le nez. Certains allaient même jusqu’à se rouler nus dans

(22) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 71, 88. (23) A. ORAIN, Folk-lore de l’Ille-et-Vilaine : de la vie à la mort, t. I, Paris, 1968, p. 25-26. (24) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 95. (25) A. ORAIN, Folk-lore [n. 23], t. I, 1968, p. 20. (26) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 116. (27) A. ORAIN, Folk-lore [n. 23], t. I, 1968, p. 25. (28) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 85. (29) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 107.

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Gaël Hily l’herbe humide pour se donner un bain de jouvence.30 Dans ces deux pays, ces rites s’inscrivaient comme un héritage de l’ancienne fête celtique du 1er mai, connue en Irlande sous le nom de Beltaine, qui marquait la fin de l’hiver et le retour de la saison lumineuse. Même si le climat en Gaspésie connaissait une amplitude thermique beaucoup plus importante – notamment avec le rude hiver – qu’en Irlande et en Bretagne, le retour de la belle saison se faisait aussi vers le mois de mai. Le fait d’avoir un moment similaire d’entrée dans une nouvelle saison a ainsi pu favoriser le maintien de pratiques héritées des pays celtiques qui étaient associées au mois de mai. Dans la catégorie des dictons sur les prévisions météorologiques, Carmen Roy a relevé une prière à réciter pour conjurer le tonnerre : « Sainte Barbe et sainte Fleur, Vous qui avez porté la croix de Notre-Seigneur, Partout où vous irez, Jamais le tonnerre ne tombera ».31

En Ille-et-Vilaine, Orain a noté une prière comparable : « Sainte Barbe, Sainte Fleur, Par la croix de mon sauveur Préservez-moi du tonnerre, Quand le tonnerre tombera, Sainte Barbe me gardera ».32

Dans la catégorie des signes auguraux recueillis en Gaspésie, il y en a une qui nous intéresse : « si le poêle bourdonne en sifflant, la personne qui fera cesser le bruit, en frappant sur la poêle avec la clé, sera celle qui apprendra une nouvelle bonne ou mauvaise. C’est ainsi que l’on voit souvent tous les membres d’une famille courir leur chance et aller, à tour de rôle, frapper le poêle, dans l’espoir de voir s’arrêter le bourdonnement ».33

(30) D. GIRAUDON, « Belteine, les traditions du premier mai en Irlande », dans ArMen ; t. 84, 1997, p. 26-35 ; ID., Traditions populaires de Bretagne. Du Soleil aux Étoiles, Spézet, 2007, p. 49-50, 285-287. Cette eau de mai était également censée favoriser la production laitière et la bonne santé des animaux de la ferme pour l’année à venir. (31) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 102. (32) A. ORAIN, Folk-lore [n. 23], t. II, 1968, p. 54-55. (33) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 114.

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L’héritage breton dans le folklore gaspésien De nouveau, Orain nous gratifie d’une pratique comparable en Ille-etVilaine : « Lorsqu’on entend le bois gémir en brûlant, ou si l’on aperçoit à la mèche de la chandelle comme une étincelle tournée vers vous, c’est qu’une nouvelle importante va vous arriver ».34

Il est également question en Gaspésie de « l’herbe merveilleuse ». Si l’on pose le pied sur « l’herbe à la détourne » ou sur « l’herbe écartante », on perd sa route.35 Cette croyance fait penser à « l’herbe d’oublie », un thème bien attesté dans les traditions bretonnes, aussi bien en Haute-Bretagne qu’en Basse-Bretagne. Dans cette dernière région, l’herbe merveilleuse est désignée par l’expression gwir-ieotenn (littéralement « la vraie herbe ») : si une personne met le pied dessus, elle ne sait plus où elle se trouve ; elle aura beau faire le tour du champ, on ne verra que des talus très hauts !36 Ces quelques exemples tendent à montrer que plusieurs traditions gaspésiennes ont certainement été introduites par les migrants bretons, principalement originaires de Haute Bretagne et donc locuteurs de langue française ou du gallo.37 De manière plus globale, la langue des migrants français qui se sont établis au Canada francophone est celle que parlaient les premiers arrivants – Normands, Français d’Île-de-France et Poitevins arrivés au XVIIe siècle ‒, c’est-à-dire le français. Il ne reste quasiment rien au niveau au niveau linguistique de l’implantation des Bretons. Contrairement aux Irlandais qui ont conservé leurs patronymes d’origine, ceux des migrants bretons ont été, dès leur implantation en Amérique, soit largement francisés (Le Guen « Le Blanc » > Leblanc), soit substitués par un surnom (Quemener « tailleur » > Laflamme), soit été modifiés (Triolet > Théoret).38 Il n’en demeure pas moins que les populations arrivées par la suite – comme les

(34) A. ORAIN, Folk-lore [n. 23], t. II, 1968, p. 23. (35) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 117. (36) D. GIRAUDON, Du chêne au roseau : traditions populaires de Bretagne, Fouesnant, 2010, p. 22-25. L’auteur signale que cette croyance se retrouvait également en Irlande, en Allemagne ou encore en Russie. (37) À plusieurs reprises, C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 117, 130) établit des parallèles entre le folklore gaspésien et des traditions bretonnes recueillies par Anatole Le Braz dans ses célèbres Légendes de la mort chez les Bretons armoricains. Cependant, les comparaisons proposées nous semblent trop générales pour être vraiment pertinentes. (38) M. FOURNIER, Bretons en Amérique [n. 2], 2005, p. 61.

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Gaël Hily Bretons – ont néanmoins fortement influencé la culture des migrants,39 comme peut en témoigner le patrimoine de Gaspésie.40 Cette petite contribution a ainsi essayé de mettre en valeur l’héritage que des populations celtiques – ici les Bretons – ont pu laisser dans les traditions d’Amérique du Nord. Ces recherches peuvent donner des résultats assez prometteurs, et plus encore en les étendant à l’ensemble du Canada et des États-Unis. Il n’en reste pas moins que la vigilance reste de mise sur ce type d’investigations. Si les éléments de rapprochement proposés ici nous paraissent pertinents, il n’en reste pas moins que l’attribution de ces traditions aux migrants bretons ne pourra jamais être vérifiée à cent pour cent. Ainsi, nous avons avec la Gaspésie un bon exemple de la difficulté à retracer précisément l’origine ethnique des traditions orales, même dans le cadre d’un territoire à l’étendue limitée et avec une histoire relativement récente. En l’espace de plus de quatre siècles, les mouvements de populations ont déjà été très nombreux, entraînant dans leurs sillons des évolutions au niveau des traditions orales importées. Si l’on se place à l’échelle des pays du Vieux Continent, avec une très longue histoire marquée par de nombreux échanges et déplacements de populations, nous pouvons alors estimer que le décryptage de l’origine ethnique du patrimoine immatériel constitue un travail nécessitant beaucoup de précisions et de précautions !

(39) C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 23. (40) Notons également que la tradition irlandaise était vivante en Gaspésie, émiettée dans la littérature orale. Ainsi, les versions françaises de plusieurs contes doivent beaucoup à l’Irlande (C. ROY, Littérature orale [n. 7], 19812, p. 22).

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DE LA CORNEILLE CAVALIÈRE À LA GUÉRISSEUSE À L’OIE : IMAGES MONÉTAIRES DE LA DÉESSE GUERRIÈRE DES CELTES

DOMINIQUE HOLLARD (BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE)

Introduction L’avancée constante des études de mythologie comparée des peuples du vaste domaine indo-européen éclaire toujours mieux la religion des anciens Celtes – en premier lieu des Gaulois – dont l’appréhension demeure malgré tout difficile en l’absence de sources écrites indigènes antiques. L’activité inlassable de Bernard Sergent dans la voie comparatiste a ainsi – parmi bien d’autres apports – fait récemment progresser notre compréhension de la déesse grecque Athéna, assimilée en Occident à la Minerve romaine, et de son homologue celtique appelée en Irlande Morrigan, Bodb (prononcer Bove) ou Brigid.1 Dans un second temps, c’est la grande déesse indienne aux noms multiples dont les plus fréquents sont Devī/Durgā/Kālī, que notre confrère mythologue a rapprochée de la fille de Zeus.2 Cette double et vaste enquête ouvre des perspectives considérables, non seulement sur les caractères, fonctions, attributs et mythes communs aux trois déesses, mais aussi pour les éléments n’associant que deux des divinités concernées3 et enfin concernant la version plus spécifiquement celtique de ce personnage. Ceci nous conduit à réexaminer ici, à côté des textes mythologiques irlandais abondamment exploités par B. Sergent, la vaste documentation encore trop méconnue que constituent les images antiques – en premier lieu monétaires – que nous ont léguées les Celtes de l’Âge du Fer ou leurs descendants des provinces impériales de Gaule et de Bretagne, des populations certes intégrées dans l’empire romain mais encore riches de leur héritage mythologique traditionnel. Une rapide recension de l’iconographie monétaire celtique et galloromaine permet ainsi de repérer aisément quelques exemples, naturellement non exhaustifs, mais dont le mérite est d’être explicites et de couvrir une (1) B. SERGENT, Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II, Paris, 2004, p. 423-463. (2) B. SERGENT, Athéna et la grande déesse indienne, Paris, 2008 400 p. (Vérité des mythes). (3) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 341-345.

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Dominique Hollard vaste aire géographique (de l’Armorique à la région du bas Danube), autant qu’un large arc chronologique (du IIIe siècle av. J.-C. aux dernières décennies du IIIe siècle de notre ère) et de mettre en valeur deux aspects complémentaires des fonctions et attributs de la déesse. 1. La déesse combattante corviforme La déesse celtique de la guerre est diversement dénommée en Irlande. Elle est la Morrigan « Grande Reine » ou « Reine Fantôme »,4 mais aussi la Nemain « Frénésie » ainsi que la Bodb « Corneille ». Cette combattante divine revêt elle-même ainsi à l’occasion la forme d’un corvidé. Elle apparaît lors des récits les plus fameux de l’épopée irlandaise5 comme La Razzia des vaches de Cooley (Táin Bó Cualnge), en terrifiant à plusieurs reprises les adversaires de Cúchulainn – « l’Achille celtique » – et intervient dans l’épisode crucial du duel de celui-ci avec un autre héros de premier plan, Ferdiad.6 Cette déesse frénétique, au cri perçant et lugubre, n’est pas propre à l’Irlande. Elle est connue avec la même nature aviaire en Gaule, par une inscription de Mieussy (Haute-Savoie) où elle est désignée par le théonyme Cat(h)ubodua « Corneille du combat »,7 équivalent parfait de l’épiclèse irlandaise de Bodb Catha. Une autre inscription gauloise, celle

(4) N. BECK, « Les cheveux de la Morrígain », dans Études Celtiques, t. 38, 2012, p. 230-231. (5) CL. STERCKX, Des dieux et des oiseaux. Réflexions sur l’ornithomorphisme de quelques dieux celtes, Bruxelles, 2000, p. 25-28 (Mémoires de la société belge d’études celtiques, 12). (6) CHR. VIELLE, « Matériaux mythiques et annalistique romaine : éléments antique d’un cycle héroïque celtique », dans Études Celtiques, t. 31, 1995, p. 133136. Sur la Táin Bó Cualnge, voir l’édition française de CHR.-J. GUYONVARC’H, La Razzia des vaches de Cooley, Paris, 1994, 325 p. (L’aube des peuples). (7) Sur l’inscription des Fins-de-Ley, voir A. PICTET, « Sur une nouvelle déesse gauloise », dans RevArch, t. 18, 1868, p. 1-17 ; CIL, XII, 2571 : [C]ATHVBODAE AVG SERVILIA TERENTIA V S L M ; CHR. VIELLE, Matériaux mythiques [n. 6], 1995, p. 137. Sur l’épiclèse Catubodua : X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 20032, p. 111. Le dossier de la Bodua a été souvent grossi, en Gaule et en Britannia par les noms de personnes comme Boduognatos (roi que César décrit menant les guerriers nerviens à la bataille [BG, II, 23, 4]) ou du breton Boduogenos (RIB, II, 2415.11), présentés comme des « fils de Bodua ». Cette lecture est probablement abusive car la forme régulière devrait être Boduagnatos et Boduagenos. Il faut donc ici plutôt comprendre soit « fils du combat », soit « fils du Corvidé » : CL. STERCKX, Dieux et oiseaux [n. 5], 2000, p. 21.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie d’Herbitzheim (Bas-Rhin) est dédiée à une Victoria [C]assi[b]odua.8 Même si l’on ignore le sens précis de cette épiclèse,9 il apparaît en revanche certain que ce document associe la déesse gauloise corviforme (bodua) à la victoire, donc à un contexte martial. La présence de la corneille combattante aux côtés des guerriers qu’elle soutient est également attestée par un célèbre épisode de l’annalistique romaine daté de 349 av. J.-C. (Liv., VII, 26), où le tribun Marcus Valerius, engagé dans un périlleux combat avec un champion gaulois, est secouru par une corneille qui se pose sur son casque puis, à chaque engagement, attaque pour l’aveugler son adversaire qui finit par succomber sous l’assaut conjoint du Romain et de l’oiseau. Valerius tire de cette intervention décisive, corvine autant que divine, le surnom de Corvinus et il ne fait guère de doute que ce combat remporté grâce à une corneille n’est que la récupération dans un contexte pseudo-historique romain, de thèmes mythiques gaulois dont la direction a été inversée pour des raisons idéologiques : au lieu d’accompagner l’assaut celtique, la corneille, manifestation d’une puissante divinité féminine, vient ici légitimer la victoire de Rome.10 L’archéologie également témoigne de cette présence de la corneille (et donc implicitement de la déesse Bodb/Bodua qu’elle incarne) dans l’univers guerrier celtique. Un casque daté du début de La Tène II et trouvé à Ciumesti (Roumanie) en constitue la plus impressionnante illustration. Cette pièce d’armement est en effet sommée d’une corneille menaçante en fer et émail polychrome dont les ailes immenses sont articulées et devaient battre en suivant les mouvements du combattant (vraisemblablement un cavalier) qui arborait ce magnifique et belliqueux couvre-chef.11 D’une façon moins spectaculaire mais tout aussi significative, un vase celtibère de Garray (Vieille-Castille) figure l’affrontement de deux guerriers dont l’un porte un casque surmonté d’un rapace ou d’un corvidé12 (ce qui est équivalent : le (8) CIL, XIII, 4525 : I. H. H. D. VICTORIAE [C]ASSI[B]ODVAE. Sur l’inscription d’Herbitzheim, voir A. HOLDER, Alt-celischer Sprachschatz, t. I, Leipzig, 1896, col. 460. (9) Cassibuoda, (pour lequel ont été proposé les traductions « Haïssable Corvidé », « Aimable Corvidé » ou « Sacré Corvidé » [CL. STERCKX, Dieux et oiseaux [n. 5], 2000, p. 20]) pourrait signifier « la Corneille chevelue », ou « la Corneille d’airain » (X. DELAMARRE, Dictionnaire [n. 7], 20032, p. 109-110). (10) R. BLOCH, « Un casque celtique au corbeau et le combat mythique de Valérius Corvus », dans Mélanges Marcel Durry, Paris, 1970 (= RÉL, t. 47bis), p. 165-172 ; CHR. VIELLE, Matériaux mythiques [n. 6], 1995. (11) R. BLOCH, Casque celtibère [n. 10], pl. I. (12) FR MARCO SIMΌN, Die Religion im keltischen Hispanien, Budapest, 1998, p. 112, fig. 14 (Series Minor, 12).

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Dominique Hollard lexique zoologique des Celtes confondant volontiers ces deux groupes d’oiseaux dans une même classe aviaire)13 alors que le célèbre chaudron de Gundestrup (Danemark) montre, sur l’une de ses plaques figurant un défilé de cavaliers et de fantassins, un exemple de casque sommé d’un oiseau.14 Ces éléments convergents rendent vraisemblable l’existence de figurations de la déesse assimilée à une corneille au sein du plus vaste ensemble d’images des Celtes anciens que nous possédions : l’iconographie monétaire. Toutefois, l’enquête se heurte ici à une difficulté. Si l’Athéna celtique est donc une corneille, Lugus, le plus honoré des dieux celtes et homologue d’Apollon, prend de son côté volontiers la forme d’un corbeau ou d’un rapace et apparaît d’ailleurs comme un dieu étroitement associé à de nombreuses catégories d’oiseaux.15 Le grand dieu lumineux, expert dans tous les arts (en Irlande, il est le Samildanach, « le Polytechnicien ») est en outre un combattant d’exception. Ainsi, lorsque un corvidé apparaît sur une monnaie celtique et le cas n’est pas rare, comment alors l’attribuer avec certitude à la Bodb Catha/Cat(h)ubodua ? Si cela reste délicat – voire impossible – à trancher pour le monnayage gaulois, on doit aux Celtes du Danube de nous offrir une représentation exceptionnelle de la déesse que n’aurait pas reniée la verve épique des filid irlandais. Cette splendide image de la Bodb figure sur une monnaie d’argent datant du IIIe ou du IIe siècles av. J.-C. Elle est attribuée au peuple des Scordisques et fait partie d’un trésor découvert à Silindia (Roumanie).16 Cet ensemble réunit des copies de tétradrachmes macédoniens de Philippe II réalisées par les Celtes danubiens, sur lesquelles l’iconographie originelle des prototypes grecs a été détournée pour figurer une imagerie indigène dans lesquelles plusieurs auteurs ont tenté d’identifier les dieux attestés pour les Celtes occidentaux.17 Cela ne présente aucune difficulté concernant la déesse combattante. Un revers porte en effet l’image d’une cavalière nue aux (13) CL. STERCKX, Dieux et oiseaux [n. 5], 2000, p. 43-44 (« Les limites de l’ornithologie celte »). (14) Voir R. BLOCH, Casque celtibère [n. 10], p. 170 et pl. II. (15) Sur cette proximité de Lugus et de la faune aérienne, qui est aussi celle de son homologue hellénique Apollon, voir D. GRICOURT-D. HOLLARD « Lugus ornithomorphe sur quelques représentations monétaires », dans Cahiers numismatiques, n. 146, décembre 2000, p. 21-40. (16) E. CHIRILĂ-N. CHIDIOŞAN-I. ORDENTLICH, Tezaurul monetar de la Şilindia (The Coin Hoard of Silindia), Arad, 1972, 73 p. (17) En dernier lieu A. SASIANU, « Art and Mythology in Eastern Celtic Coinage. The Coin Hoard of Silindia (Romania) », dans B. KLUGE-B. WEISSER [Éd.], XII. Internationaler Numismatischer Kongress Berlin 1997. Akten, Proceedings, actes, t. I, Berlin, 2000, p. 431-435.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie formes généreuses avec une tête de corvidé (Fig. 1), chevauchant sur un cheval à droite et tenant derrière elle une branche sur laquelle est posée une corneille. La divinité est donc ici, comme l’a bien relevé A. Sasianu, figurée en cours de métamorphose sous une double apparence18 : humaine (bien que déjà dotée de la tête corvine qui lui permet de pousser les cris par lesquels elle galvanise l’ardeur des guerriers et effraye leurs adversaires) et aviaire, lorsqu’elle attend, perchée, le carnage auquel elle préside comme maîtresse des charognards. L’intérêt de ce tétradrachme est également d’attester que l’ensemble des monnaies de la série dite « à l’oiseau sur la branche »19 met en scène la déesse accompagnant de la sorte les cavaliers celtes. Cette double nature de la déesse – combattante et ornithomorphe – est d’ailleurs puisée dans l’héritage indo-européen puisque qu’Athéna, non seulement pratique l’ornithomorphose, mais fut aussi autrefois une déesse ailée, un attribut aviaire qu’elle laissa à Nikê, la Victoire, lorsque cette dernière s’individualisa.20 Pour spectaculaire qu’il soit, ce document n’est pas isolé. Il existe ainsi d’autres imitations danubiennes du tétradrachme de Philippe II, sur le revers desquelles la déesse, galopant à gauche et dotée d’une longue chevelure, tient sur ses mains levées deux oiseaux assimilables par leur taille à des corvidés (Fig. 2).21 Dans ce cas, les volatiles apparaissent comme les auxiliaires de la divine combattante, des messagers qui peuvent fondre sur ses adversaires et les terrifier par leurs cris. 2. La cavalière nue au foudre Si la déesse guerrière des Celtes est cavalière et apparaît liée au cheval comme ses homologues grecque et indienne,22 il convient toutefois de préciser qu’elle ne se confond nullement avec la grande déesse équine des Celtes : Épona « la Chevaline ». Cette dernière est en effet une homologue de la Déméter hellénique.23 Pacifique, féconde, pourvoyeuse de richesses et (18) A. SASIANU, Art and Mythology [n. 17], 2000, p. 434. (19) K. PINK, Die Münzprägung der Ostkelten und ihrer Nachbarn, Budapest, 1939, p. 342 : « mit Vogel auf Zweig ». (20) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 239-240. (21) Catalogue First Auctions n. 1, Genève 01/12/2012, p. 8, n. 38 (13,42 g). (22) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 254-264. (23) On peut admettre avec B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 344 qu’il n’existait au départ qu’une seule grande déesse trivalente chez les Indo-Européens, mais à l’époque protohistorique elle apparaît fort différenciée chez les Grecs (par exemple en Déméter, Athéna, Aphrodite…) et même si elle était alors moins prononcée chez les Celtes, la diffraction a fait son œuvre. Épona ne saurait, de ce

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Dominique Hollard protectrice des équidés et de tous ceux qui les utilisent, elle est le plus souvent présentée vêtue, montant en écuyère sur un cheval avançant au pas, tenant des fruits, une corne d’abondance ou des animaux nouveau-nés : chiots, poulains. Si Épona reste rarissime sur le monnayage gaulois et britonnique, la Catubodua en revanche y figure, d’une manière logique si l’on prend en compte le fait que le numéraire celtique d’or et d’argent est, à haute époque, en relation étroite et quasi-exclusive avec la rétribution de guerriers stipendiés par des chefs ou des communautés. La nudité totale de la déesse – un motif exceptionnel dans l’Antiquité – déjà évidente sur le tétradrachme danubien, est particulièrement mise en valeur sur les monnaies d’or gauloises de la même époque (IIIe et IIe siècles av. J.-C.) dites « à la cavalière armée »,24 largement répandues dans la zone armoricaine et péri-armoricaine. Dans la série des statères lourds « au foudre », la Catubodua est campée sur un cheval au grand galop à droite ; elle brandit d’une main une lance et, de l’autre, un bouclier ovale, dans une posture qui exprime une fureur intense (Fig. 3). Sous l’équidé, un foudre stylisé et massif occupe tout le bas de la scène.25 Ce motif est particulièrement intéressant, car fort peu courant à haute époque sur le monnayage gaulois. Il crée une connexion forte avec l’arme fulgurante qui est avant tout celle du maître de l’Olympe dans le monde gréco-romain. Or Athéna, guerrière et porte-égide de son divin père, est la seule des divinités féminines grecques à pouvoir approcher et manier le pouvoir foudroyant du dieu, l’égide produisant tonnerre et éclair.26 Il y a donc là une rencontre remarquable qui nous assure que les Gaulois associaient cet attribut, au pouvoir éminemment destructeur, du dieu du tonnerre à la redoutable déesse des combats que les textes insulaires nous présentent comme assoiffée de sang et de carnage.27

point de vue, avoir été ressentie à l’Âge de Fer, comme étant la même divinité que la Bodb/Morrigan. (24) L.-P. DELESTRÉE-M. TACHE, Nouvel Atlas des monnaies gauloises. II. De la Seine à la Loire, Saint-Germain-en-Laye, 2004, p. 50-52, séries 263A à 263C, pl. IV. (25) L.-P. DELESTRÉE-M. TACHE, Nouvel Atlas II [n. 24], 2004, série 263B, statères DT 2082-2084. (26) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 46-47. Cette capacité est également celle de l’indienne Devī. (27) Tout indique que la déesse celtique des combats n’est autre que l’Andraste britonnique à laquelle, selon les auteurs latins, les Celtes de Bretagne révoltés sous Néron sacrifièrent par milliers soldats et civils romains, décapitant les hommes et tranchant les seins aux femmes : B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 441448.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie Sur les séries plus tardives, la déesse garde la même attitude mais a abandonné la lance pour l’épée ; de même, le foudre est remplacé par le motif de la lyre, bien plus courant dans l’iconographie monétaire gauloise (Fig. 4). Cet instrument à cordes est fréquent dans le contexte apollinien des statères gaulois qui, très majoritairement, portent sur leur avers le portrait de Lugus. Dans ce cas précis, il peut s’agir d’un discriminant d’atelier, d’émission ou d’autorité émettrice, mais on ne peut écarter une relation symbolique avec la déesse. Car si cette dernière n’est nullement – contrairement au grand dieu lumineux – une lyricine,28 les exploits guerriers qu’elle stimule et protège sont, dans le contexte traditionnel de la société celtique, l’objet de récits épiques déclamés et chantés avec l’appui de l’instrument à cordes, de tels récits constituant la plus haute reconnaissance à laquelle peut aspirer, ici-bas, le combattant celte. 3. La tueuse d’hommes et la décapitation Morrigan/Bodb Catha est une déesse terrible qui pousse à tuer et qui peut elle-même massacrer de façon frénétique, plongeant ses mains dans le sang de ses victimes.29 Ceci n’est en rien une conception particulière aux Celtes, ni le reflet d’un supposé penchant « barbare » pour la violence, puisque Athéna et Durgā/Kālī trucident généreusement – particulièrement en décapitant – et répandent des flots de sang, soit directement, soit par l’intermédiaire de leurs dévots et des héros qu’elles patronnent.30 Existe-t-il, au-delà de la cavalière furieuse des statères armoricains, une attestation iconographique de la déesse celtique dans son œuvre homicide ? Oui, sans aucun doute. P. Lajoye a récemment proposé avec des arguments fort pertinents d’identifier à la Bodb/Morrigan, la déesse qui apparaît au début de la période augustéenne – et parfois de manière triple – sur des monnaies des Lexoviens (région de Lisieux) et des Véliocasses (région du Vexin normand et français).31 Or, l’une des représentations lexoviennes, la (28) Sur l’iconographie mettant en scène les capacités vocales et musicales de Lugus, voir : D. HOLLARD, « La voix, la lyre et l’arc : images de Lugus sonore », dans Cahiers numismatiques, n. 158, décembre 2003, p. 13-22. (29) FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Mórrígan-Bodb-Macha. La souveraineté guerrière de l’Irlande, Rennes, 1983, p. 25 : « Elle irait à Scene pour tuer le roi des Fomoire, Indech fils de De Domnann. Elle lui enlèverait le sang de son cœur et les rognons de sa valeur. Elle montra ensuite ses deux mains remplies de sang aux troupes qui attendaient au gué d’Unius » : Seconde Bataille de Mag Tured. (30) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 143-156, 220-225. (31) P. LAJOYE, « La triple déesse guerrière celtique sur les monnaies des Lexovii et des Veliocassi. Un cas d’affirmation de souveraineté locale sous Auguste », dans P.-M. GUIHARD-D. HOLLARD [Éd.], « De nummis gallicis ». Mélanges de

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Dominique Hollard campe en buste de face portant un torque, alors que sur le revers de la même monnaie elle chevauche en armes avec, entre les sabots de son cheval, un personnage à la renverse les bras écartés (Fig. 5).32 L’homme porte des plaques cuirassées sur les pectoraux et une sorte de capuchon posé sur sa tête semble figurer un casque. Il ne peut s’agir ici que d’un guerrier occis par la déesse. Si P. Lajoye démontre que l’iconographie monétaire romaine a influencé le portrait de la déesse, cela n’a pu se faire, selon nous, que dans le respect des traditions indigènes. Or, un élément frappant réside dans la frontalité de la représentation, dans ce large visage encadré de nattes qui, à lui seul, suffit à caractériser cette divinité. Car en plus d’être terrifiante par les cris qu’elle pousse – un trait commun à ses homologues grecque et indienne33 – ou par les sortilèges qu’elle déploie, Bodb/Morrigan est aussi effrayante par son apparence.34 En réalité, il nous semble légitime de rapprocher ce visage, parfois gravé tel un masque au-dessus du cheval au galop des monnaies lexoviennes,35 du gorgonéion : le chef décapité de Méduse, qu’Athéna porte sur son bouclier et qui pétrifie de terreur ceux qu’elle affronte. Cette tête monstrueuse, aux yeux élargis par une transe de fureur et à la langue pendante, si bien mise en valeur dans l’art grec classique (Fig. 5a),36 a été consacrée par Persée à la déesse qui avait guidé son geste.37 L’attitude de la Méduse est précisément aussi celle de Kālī (Fig. 5b),38 triomphante après avoir décapité le démon Mahisasurā qui la désirait, dressant certaines de ses multiples mains couvertes de sang alors que d’autres brandissent des armes et la tête inerte du démon.39 D’une manière générale, la sombre Kālī incarne l’aspect terrifiant de la grande déesse, comme la Gorgone est inséparable

numismatique celtique offerts à Louis-Pol Delestrée, Paris, 2013, p. 81-85 (RTSÉNA 5). (32) L.-P. DELESTRÉE-M. TACHE, Nouvel Atlas II [n. 24], 2004, p. 118, n. 2489 et pl. XX. (33) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 231-232. (34) N. BECK, Cheveux [n. 4], 2012, p. 235. (35) L.-P. DELESTRÉE-M. TACHE, Nouvel Atlas II [n. 24], 2004, p. 119, n. 2498 et pl. XX. (36) Droit d’un hémilitron d’Himéra en Sicile, vers 430-410 av. J.-C., exemplaire de la vente 204 de Gorny et Mosch Giessener Münzhandlung, 05/03/2012, n. 1109. (37) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 145. (38) Détail d’une statue cultuelle de Kālī à Naihati à l’ouest du Bengale. (39) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 148, souligne le parallélisme entre Athéna, tenant sa lance et le bouclier orné du gorgonéion et la déesse indienne qui arbore des attributs similaires.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie d’Athéna dont elle n’est, à l’origine, qu’un aspect qui a évolué de manière autonome.40 Il faut souligner que ces deux divinités sont étroitement liées à la décapitation, une pratique bien attestée dans les mœurs guerrières des Celtes et qui est précisément placée sous le patronage de la cruelle déesse des combats. C’est ainsi qu’en Irlande la Bodb/Morrigan est, sous l’épiclèse de Macha, celle à qui l’on dédie les moissons de têtes humaines consécutives aux massacres, les chefs ainsi décollés étant dénommés « glands de Macha ».41 Pareillement, lors de la grande révolte des Iceni sous la conduite de leur reine Boudicca dans la Bretagne romaine du Ier siècle, c’est à la même divinité sous le nom d’A(n)draste, que vont être sacrifiés de la façon la plus atroce des dizaines de milliers de Romains et d’alliés de ces derniers. Les supplices de l’empalement sur des pieux brûlants, de l’éviscération ou de l’ablation des seins des femmes ont particulièrement frappé d’horreur les auteurs antiques.42 Ces sévices effroyables sont à la mesure de ceux que leurs traditions respectives prêtent aux déesses indienne et grecque, Athéna étant, par exemple, liée à tous les cas d’écorchements mythologiques recensés et patronnant aussi la décapitation.43 Cette dernière pratique est illustrée sur une monnaie gauloise, un hémistatère de haute époque (IIIe siècle ou début du IIe siècle avant J.-C.) du nord-ouest de la Gaule (Fig. 6),44 sur le revers duquel la déesse est dotée d’une tête animale à trois cornes avec de longues oreilles et un mufle allongé. Elle brandit d’une main un bouclier ovale et, de l’autre, une tête hirsute. Ici encore, une impression de fureur intense se dégage de la scène. La tête zoomorphe fait nettement songer à celle d’un bovidé. Or, Bodb/Morrigan est – comme ses homologues – liée aux bovins dont elle peut prendre l’aspect.45 Les trois cornes peuvent ici avoir aussi pour fonction de connoter la triplicité inhérente à la déesse.46

(40) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 29-34. (41) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 438, 444-445, 458. (42) Tac., Ann., XIV, 23 ; Dion Cass., LXII, 7 et 11. (43) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 445-448 ; ID., Athéna [n. 2], 2008, p. 150-153. (44) Exemplaire BNF 6934, poids : 3,60 g, module : 15 mm. L.-P. DELESTRÉEM. TACHE, Nouvel Atlas des monnaies gauloises. I. De la Seine au Rhin, SaintGermain-en-Laye, 2002, p. 34, DT 26. (45) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 455-456. (46) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 457-460.

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Dominique Hollard 4. La pourvoyeuse de victoire à la tête d’insecte Athéna et Devī apportent la victoire aux guerriers qui combattent sous leur impulsion, ce que fait aussi naturellement la Bodb/Morrigan, une remarquable monnaie d’or gauloise en témoigne. Cet hémistatère qui provient de la même zone et de la même période que le précédent offre, une fois encore, une scène spectaculaire. La déesse chevauchant à gauche porte d’une main, outre son bouclier, une longue palme et de l’autre, un torque à tampons (Fig. 7 et 7a)47. Ces deux éléments connotent clairement les combats victorieux et la gloire. La palme, attribut de la Victoire (Nikê) qui est à l’origine indissolublement liée à Athéna, n’appelle que peu de commentaires. En revanche, le torque constitue la parure essentielle du combattant celte comme en atteste les sources antiques.48 Cet objet porte aussi témoignage de la bravoure de celui qui l’arbore et il lui est remis pour prix de ses exploits guerriers, une pratique qui se prolongera jusque dans l’armée romaine.49 Le torque peut, en outre, être forgé avec le métal du butin pris sur l’ennemi.50 Si cette représentation est cohérente avec la fonction de la déesse nicéphore, un détail néanmoins heurte l’esprit. Le torse vu de face de la divinité est sommé d’une tête fort singulière, constituée d’un point surmonté de deux masses ovales qui font bien plus songer aux yeux à facette des insectes (Fig. 8)51 qu’à une improbable coiffure indigène. Une telle interprétation n’est pas aussi surprenante qu’il y paraît, car le cas est loin d’être isolé. En effet, nombre de monnaies gauloises, en particulier sur la façade atlantique, offrent sur leur revers un aurige qui n’est plus que partiellement humain et présente un corps d’insecte, au point que le personnage est parfois qualifié de « frelon ».52 Rien n’interdit de penser que cet aurige insectiforme est une traduction de la déesse combattante, mais rien (47) Exemplaire BNF 10303A, poids : 4,04 g, module : 16 mm. L.-P. DELESTRÉEM. TACHE, Nouvel Atlas I [n. 44], 2002, p. 34, DT 25. La Fig. 7a est reprise de P.-M. DUVAL, Monnaies gauloises et mythes celtiques, Paris, 1987, p. 49. (48) Pol., II, 29, 7-9 ; Liv., XXXIII, 36. (49) Plin., H.N., XXXIII, 10. (50) P.-M. GUIHARD, Monnaie et société chez les peuples gaulois de la basse vallée de la Seine. Recherches sur les usages monétaires d’une région entre le début du IIIe et la fin du Ier siècle avant J.-C., Montagnac, 2011, p. 83-84, souligne que les monnaies d’or des mercenaires gaulois ont pu précisément servir à cette fin. (51) Tête d’abeille. Gravure reprise de A. DAVISON, Practical Zoology, New York, 1906, p. 310. (52) Voir par exemple P. DELESTRÉE-M. TACHE, Nouvel Atlas des monnaies gauloises. III. La Celtique, du Jura et des Alpes à la façade atlantique, SaintGermain-en-Laye, 2007, p. 164-167, DT 3661 à DT 3677B.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie ne l’indique par ailleurs. Ici, en revanche, l’identité de la cavalière ne fait pas de doute et l’idée qu’elle adopte la tête de ce qui semble être un hyménoptère (abeille, frelon ou guêpe) conduit à souligner que la grande déesse indienne peut, pour sa part, prendre la forme d’une abeille ou d’une nuée d’abeille de même que la Gorgone – aspect sombre inséparable d’Athéna – apparaît parfois, à l’époque archaïque, avec précisément des ailes ou une tête d’abeille (Fig. 9).53 5. L’oie : du casque de Minerve à celui du roi Arthur Un large examen de la documentation figurée des provinces anciennement celtisées de l’Empire romain, met en relief un élément mythozoologique spécifique d’origine indigène : certains dieux sont accompagnés d’une oie. Plus précisément, le palmipède nous conduit dans une double direction également guerrière. Celle tout d’abord d’un Mars celtique qui, sur des monuments d’époque impériale de Bretagne, Germanie, Gaule, Rhétie, Norique et des provinces danubiennes, a pour compagne canonique une oie.54 Mais ce volatile concerne également l’Athéna gauloise sous son aspect combattant, ainsi qu’en témoignent des éléments de statue en bronze découverts à Kerguilly-en-Dinéault (Finistère). Ces vestiges cultuels appartenaient à une Minerve de style clairement indigène datée des premiers temps de la romanisation (1ère moitié du Ier siècle ap. J.-C.) de ce coin reculé de l’Armorique.55 Or, détail étranger à l’iconographie gréco-romaine d’Athéna/Minerve, un palmipède dans la posture de l’attaque vigoureuse apparaît comme porte-cimier du casque de cette exceptionnelle représentation (Fig. 10).56 L’identification de l’oiseau armoricain a fait l’objet d’hésitations entre oie sauvage et cygne sauvage. Si les ornithologues consultés dans un premier temps par R. Sanquer penchaient plutôt pour le cygne,57 une celtologue comme M. Green y a d’emblée vu une oie,58 un avis (53) G.M.A. RICHTER, A Handbook of Greek Art, Londres, 1960, p. 284 et 286, fig. 405 : amphore des années c. 675-650 av. J.-C. découverte à Éleusis, qui dépeint sur son col l’aveuglement de Polyphème par Ulysse et ses compagnons et, sur sa panse, Persée et les Gorgones, ici assimilées à des abeilles. (54) M. MATTERN, « Die Gans auf den Denkmälern des Mars », dans Bulletin des Antiquités Luxembourgeoises, t. 22, 1993, p. 93-120. Un écho de ce culte transparaît peut-être chez Mart., IX, 31, lorsque durant la guerre sarmatique de 92, un officier voua une oie à Mars au nom de Domitien. Le dieu agréa le sacrifice en offrant la victoire aux Romains. (55) R. SANQUER, « La grande statuette de bronze de Kerguilly-en-Dinéault (Finistère) », dans Gallia, t. 31.1, 1973, p. 61-80. (56) R. SANQUER, Grande statuette [n. 55], 1973, p. 71 et fig. 3 et 6. (57) R. SANQUER, Grande statuette [n. 55], 1973, p. 71.

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Dominique Hollard nettement confirmé par L. Ginsburg, expert au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris.59 Or, il existe un parallèle – ou plutôt un héritage – remarquable dans l’univers celtique médiéval : le roi Arthur lui-même porte un casque hors du commun, dont le nom nous est transmis par un seul texte en moyen anglais du tournant des XIIe et XIIIe siècles, le Brut de Layamon : « Sur sa tête, Arthur mit son casque, qui était haut et en acier. Plus d’une pierre précieuse y était sertie d’or. Il avait appartenu à Uther, le noble roi. Il était appelé Goswhit et il était unique entre tous ».60

Si le nom du couvre-chef d’Arthur a été discuté, le sens qui semble s’imposer en fin de compte est une forme de l’anglais « goose white », « oie blanche »,61 qui traduit selon toute vraisemblance une épithète galloise.62 On sait par ailleurs que, lors de la christianisation de l’Irlande, sainte Brigit de Kildare a recouvert la déesse homonyme Brigid, cette dernière n’étant qu’un des noms de l’Athéna/Minerve celtique dont les capacités furent largement transférées sur la sainte. En effet, l’examen des sources concernant Brigid/Brigit indique qu’elle remplit bien les fonctions de la Minerve gauloise de César qui, selon le proconsul, enseigne les arts et les techniques63 : elle est à la fois druidesse, poétesse, médecin et maîtresse des arts métallurgiques, sans oublier naturellement un aspect guerrier.64 Or sainte Brigitte, dans le folklore de Haute-Bretagne, est liée aux palmipèdes.65 Une légende rapporte qu’une princesse nommée Brigitte menacée de noyade avec ses enfants lors d’un naufrage fut, en priant sa (58) M. GREEN, Animals in Celtic Life and Myth, Londres-New York, 1992, p. 87, 214. (59) I. CRAHAY, « Le Heaume d’Arthur et la déesse du Ménez-Hom », dans BSMF, t. 186, 1997-1998, p. 49. (60) I. CRAHAY, Heaume d’Arthur [n. 59], 1997-1998, p. 50, n. 8 pour le texte original. (61) I. CRAHAY, Heaume d’Arthur [n. 59], 1997-1998, p. 50-51. (62) I. CRAHAY, Heaume d’Arthur [n. 59], 1997-1998, p. 51, n. 9 et 10 : ce nom serait la traduction du composé gallois gwydd-wen, le premier terme signifiant « oie » le second « blanc » (cf. gaulois uindos et breton gwen). (63) Caes., BG, VI, 17, 2. (64) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 453-454 et 459. (65) P. SÉBILLOT, Petite légende dorée de la Haute-Bretagne, Nantes, 1897, p. 115-121.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie sainte patronne, transformée en cane et sa progéniture en douze canetons. Une fois sur le rivage, la sainte leur apparut et leur demanda de faire pénitence à sa chapelle pour pouvoir reprendre forme humaine. Dans une autre version, c’est pour échapper aux ardeurs viriles d’un capitaine qui la poursuivait que la princesse fut changée en cane, capacité qu’elle conserva, une fois redevenue humaine, pour éviter toute relation avec les hommes. Dans ce dernier cas, la Brigitte du conte, aussi soucieuse de préserver sa virginité que sa sainte patronne irlandaise, partage le goût de cette dernière pour les anatidés. En effet, dans la Vita II Sanctae Brigidae, rédigée par le moine Cogitosus, Brigit de Kildare montre une tendresse toute particulière pour les canards sauvages qu’elle rassemble autour d’elle et conduit à sa guise.66 Il est donc patent que, si la sainte a recours parmi tous les miracles possibles pour secourir sa protégée, à la métamorphose en palmipède, c’est précisément parce qu’il s’agissait, antérieurement, d’une forme animale de la déesse. D’une manière plus générale, Brigit l’Irlandaise apparaît comme la chef de file d’une série de saintes de Grande-Bretagne et du nord de la Gaule qu’on peut qualifier de « saintes aux oies » qui protègent, dirigent et ressuscitent les palmipèdes.67 En conséquence, si l’oie – ou dans une version populaire la cane – accompagne des divinités celtiques, tant masculine que féminine, il ne peut s’agir dans ce dernier cas que de l’homologue d’Athéna/Minerve. Les beaux travaux d’H. Fromage, dont le dédicataire de cette étude est le continuateur à la tête de la Société de Mythologie Française, ont mis en évidence la présence de la déesse celtique assimilée à son oie dans le folklore et l’hagiographie de la France.68 Examinant de près nombre de contes dont l’âne est le protagoniste, soit dans le rôle de « la bête portée » par un homme qui en ressort épuisé, soit comme animal dévoré, H. Fromage a démontré que, derrière une équivoque phonétique ce n’est pas, originellement, l’âne (latin : Asinus) mais l’oie ou le canard (latin : Anas,

(66) « Et cum in alia die anates pectore carnali natantes in aqua, et per aera interdum uolitantes, beata uidisset Brigida, eas ad se uenire jussit. Quae pennigero volatu, et toto ardore obedientiae ejus uocibus tanquam humana cura consuetae, sine ulla formidine multitudo ad eam uolitauit. Quas manu tangens, et amplectens, et per aliquantum temporis hoc idem faciens, redire ac volare suis in aerem alis permisit ». (67) I. GRANGE, Essai d’interprétation de certains personnages ornithomorphe du folklore français, t. I, thèse doctorale de l’EHESS, Paris, 1981 (J. Le Goff [Dir.]), p. 240-290. (68) Voir en dernier lieu la synthèse autour de ce thème : H. FROMAGE, « Fidélité des Séois (ou Sagii) à la Dame-Oiseau, déesse celtique », dans BSMF, n. 179-180, 1995, p. 3-8.

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Dominique Hollard vieux français : anette) qui était concernée.69 Plus précisément, un être – toujours féminin – de l’Autre Monde pouvait apparaître à un homme sous la forme d’un oiseau aquatique et, selon les cas, lui apporter bonheur et richesse ou souffrance à la suite d’un rituel de portage. Dans une région en particulier de l’actuelle Basse-Normandie, fort peu marquée par l’invasion scandinave, le mythème antique apparaît clairement. À Flers, la déesse sous la forme d’une oie, fait subir à l’homme qui veut l’emporter un sort funeste alors que, par ailleurs, une sainte mérovingienne locale : Opportune, abbesse d’Almenèches, est célèbre par un miracle concernant son âne et, surtout, par un autre spectaculaire qui en fait une véritable Dame aux oies.70 6. La divine soigneuse à l’oie Si la déesse des combats – dont Bodb/Morrigan, Athéna/Minerve et Devī/Durgā sont autant de déclinaisons dans des secteurs particuliers de l’aire indo-européenne – est naturellement crainte et redoutée, elle n’en présente pas moins des aspects secourables et protecteurs. Athéna est ainsi courotrophe (elle élève et éduque les enfants) et peut, comme son homologue indienne, soigner ses dévots.71 Véritable thérapeute, elle porte l’épiclèse d’Hugíeia et intervient en songe pour indiquer à Périclès comment soigner, par phytothérapie, son esclave favori victime d’une mauvaise chute lors de la construction d’un temple.72 À Rome, Minerve est de même logiquement qualifiée de medica73 et peut communiquer l’art de guérir sans l’intermédiaire d’un thérapeute.74 Une telle capacité est-elle attestée dans le monde celtique ? La conjonction de plusieurs documents épigraphiques et iconographiques, apparus au fil du temps, permet de répondre positivement.

(69) Sur la confusion linguistique entre « âne » et « oie » et la relation de l’anatidé avec la Grande Déesse celtique, voir également PH. WALTER, Mythologie chrétienne. Fêtes, rites et mythes du Moyen Âge, Paris, 20052, p. 54-56 (Centre de recherche sur l’imaginaire). (70) PH. WALTER, Mythologie chrétienne [n. 69], 20052, p. 7-8 ; I. GRANGE, Essai d’interprétation [n. 67], 1981, p. 278-282. (71) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, p. 157-161. (72) Plin., HN, XXII, 44 (XX) ; Plut., Pér., 13, 13. (73) CIL, VI, 10133. Stèle funéraire de Cn. Vergillius Epaphroditus qui remplit l’office de « maître de chant » (odariarius magister) près du temple de Minerve medica (a Minerva medica). (74) Cic., Diu., II, 123 (« sine medico medicinam dabit Minerua »).

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie C’est sous l’équivalence de la Minerve romaine qu’une déesse celtique a été rapprochée d’Athéna dans le sanctuaire de Bath en Angleterre. Cette Minerua Sulis apparaît comme une divinité à la fois redoutable et médicale. Redoutable, car les pèlerins victimes de vols s’en remettent à elle, par des inscriptions d’exécration, pour châtier ceux qui les ont dépouillés alors que d’autres la prennent à témoin dans une procédure de serment assortie de menaces terribles en cas de parjure.75 Mais la déesse est ici surtout bénéfique aux malades, puisque le sanctuaire est thérapeutique et particulièrement liée à la vision et aux maladies oculaires. Cette dernière connexion est d’ailleurs indo-européenne, puisque nettement attestée tant pour Athéna que pour sa correspondante indienne.76 Le nom même de Sulis fait de cette divinité indigène « Celle de l’œil »77 et un oculiste gallo-romain se range sous le patronage de la déesse en adoptant le cognomen de Minerualis78 qui devait certainement rassurer sa clientèle sur sa compétence. Par ailleurs, tant Athéna que ses homologues indienne et celte, sont liées aux oiseaux et entre autres aux palmipèdes.79 Certes, l’oie n’est pas – à la différence de la chouette – la compagne habituelle de l’Athéna grécoromaine, mais elle s’associe en revanche volontiers avec la Gorgone (Fig. 11),80 hypostase de l’aspect effrayant de la déesse devenue autonome, ce qui paraît particulièrement cohérent avec le dossier iconographique de la divine combattante celte. Rappelons que César relève81 que l’oie fait, chez les habitants de l’île de Bretagne, l’objet d’un interdit de consommation au même titre que la poule (75) R.S.O. TOMLIN, « The Curse Tablets », dans B. CUNLIFFE [Éd.], The Temple of Sulis Minerva – at Bath. Volume 2. The Finds of the Sacred Spring, Oxford, 1988, p. 59-277 (Oxford University Committee for Archaeology : Monograph, 16). Voir en particulier, p. 226-227, l’inscription n. 94 où des personnages d’une même famille prêtent serment sur la source sacrée et s’engagent, en cas de parjure, à payer de leur propre sang la déesse Sulis (« quicumque illic periurauerit deae Suli facias illum sanguine suo illud satisfacere »). (76) Elles peuvent aveugler comme soigner la vue : B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 450-451 et 462 ; ID., Athéna [n. 2], 2008, p. 138-142. (77) X. DELAMARRE, Dictionnaire [n. 7], 20032, p. 287. (78) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 449-451. (79) B. SERGENT, Le livre des dieux [n. 1], 2004, p. 431-435 ; ID., Athéna [n. 2], 2008, p. 235-241. (80) Détail d’un relief funéraire du Latium conservé au British Museum, cf. S. REINACH, Répertoire de reliefs grecs et romains. II. Afrique. Îles britanniques, Paris, 1912, p. 474, n. 2. Détail du cliché n. AN393715001, publié avec l’aimable autorisation du British Museum. (81) Caes., BG, V, 12, 6.

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Dominique Hollard et le lièvre. Mais, comme eux, elle est néanmoins élevée par les autochtones par goût et pour le plaisir (animi uoluptatisque causa). Cette dilection associée à un interdit alimentaire, se fonde certainement sur un symbolisme puissant attaché à ces animaux et aux liens privilégiés qu’ils entretenaient avec certains dieux.82 Concernant la déesse sous son aspect salutaire, il apparaît sur la documentation monétaire gallo-romaine que le palmipède peut également l’assister dans ses fonctions thérapeutiques. Trois imitations d’antoniniens à l’effigie de l’empereur Tétricus Ier (271-274), frappées dans l’actuelle Bourgogne au cours des années 275-282, mettent ainsi en scène une déité que la légende monétaire assimile à la Salus aug(usti) « la Santé de l’empereur ».83 Salus est, par excellence, dans l’iconographie monétaire des IIe et IIIe siècles, la divinité chargée de la sauvegarde, tant de l’empereur et des siens (Salus augustorum), que de l’État (Salus publica). Mais cette déesse salutaire a ici troqué les attributs du modèle officiel de Tétricus (le gouvernail et l’autel entouré d’un serpent qu’elle nourrit avec une patère) pour la représentation d’une oie de grande taille, saisissante de réalisme, audessus de laquelle la déesse étend la main en signe de protection (Fig. 12). Or, Salus n’est que la version romaine de l’Hugíeia grecque, nom qui désigne la déesse fille ou femme Asklèpios/Esculape84 qui assiste le dieu dans son action salutaire, mais qualifie également, nous l’avons dit, Athéna comme médecin. Le scalptor gallo-romain qui a gravé ce coin a ainsi infléchi l’image d’une divinité secourable gréco-romaine, fréquente dans l’iconographie monétaire impériale de la seconde moitié du IIIe siècle, d’une manière qui n’admet de sens qu’au sein de l’héritage religieux celtique. Conclusion Ces quelques témoignages de la présence iconographique de la déesse guerrière des Celtes s’enrichiront sans nul doute au fur et à mesure que le regard des chercheurs saura mieux appréhender une documentation encore (82) Les déesse-mères gauloises étaient apparemment parfois appelées « Mères Poules » (Matronae Iarae) : M.-TH. RAEPSAET-CHARLIER-J.-CL. DEMANET, « Découverte d’une inscription latine inédite à Liberchies (Hainaut) », dans Hélinium, t. 29, 1989, p. 227-238. Le lièvre de son côté fait encore l’objet de nombreuses superstitions dans tous les pays de culture celtique : J.A. BOYLE, « The Hare in Myth and Reality », dans Folklore, t. 84, 1973, p. 313-326. (83) D. HOLLARD-M. AMANDRY, « Le trésor d’antoniniens d’Auxerre-Vaulabelle (Yonne) », dans Trésors monétaires, t. 17, 1998, p. 40-41, pl. VI, n. 2131 et 2133. Le dépôt contenant trois exemplaires à ce type liés par les coins, on peut en déduire une probable origine locale ou régionale. (84) PWRE, IX, col. 95.

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De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie sous-exploitée. Mais tel qu’il se présente dans son état actuel, le dossier est déjà significatif. Gravée et forgée des rives du Danube à la pointe de l’Armorique, honorée par des images depuis l’époque de La Tène moyenne jusqu’à la veille du Bas-Empire, cette divinité ambivalente – protectrice et sanguinaire – a durablement laissé son empreinte dans l’imaginaire des populations de culture celtique. Patronne des guerriers, que son oie accompagne parfois jusque dans l’Autre Monde,85 elle a survécu durablement à l’intégration dans l’empire romain et même encore à la christianisation, démontrant une fois de plus qu’au-delà des particularismes régionaux ou des influences du monde méditerranéen, l’univers théologique des Celtes fut, des rives de la Mer Noire à l’Ulster, foncièrement cohérent. De manière plus significative encore, les figurations de la déesse celte avec ses caractères associés : la guerrière portant lance et bouclier, la cavalière au foudre, la décapiteuse d’hommes, la pourvoyeuse de victoires, la déesse à l’oiseau, elle-même femme-oiseau – voire femme-abeille – et la divine thérapeute, se retrouvent au moins sur le plan littéraire en Grèce et en Inde, dans les dossiers d’Athéna et de la grande déesse86. C’est ainsi une démonstration par les images de la solidité et de la cohérence du dossier qu’a établi, en partant des textes, des mythes et des rites, le chercheur et ami auquel nous dédions cette étude en toute cordialité.

(85) En Tchécoslovaquie, durant l’Âge du Fer, des guerriers celtes furent parfois inhumés avec des oies dans lesquelles, outre les capacités de pugnacité reconnues du palmipède, on peut voir un cortège bénéfique rehaussant le prestige du combattant dans l’Autre Monde : M. GREEN, Animals in Celtic Life [n. 58], 1992, p. 126 ; I. CRAHAY, Heaume d’Arthur [n. 59], 1997-1998, p. 49. (86) B. SERGENT, Athéna [n. 2], 2008, chapitres IX, X, XII, XXVI, XLVI et XLIX).

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LE GLOSSAIRE D’ENDLICHER ET LE MABINOGI DE MATH : UNE MYTHOLOGIE DU DIEU LUGUS À LYON ? PATRICE LAJOYE

Le glossaire d’Endlicher et l’hypothèse de Alderik Blom Récemment réédité par Alderik Blom, le Glossaire d’Endlicher nous est en fait connu sous deux formes, une longue, intitulée De nominibus Gallicis, et une courte, De uerbis Gallicis.1 De uerbis Gallicis, connu par le plus grand nombre de manuscrits, ne comprend que quelques entrées : « De uerbis gallicis. Lugdunum desideratum montem. Aremorici, ante mare, are ante, more dicit mare, et ideo Morini marini. Areuerni ante obsta. Rhodanum uiolentum, nam rho nimium, dan iudicem, hoc et gallice et ebree ».2

De nominibus Gallicis, bien plus long, n’est connu que par un seul manuscrit, qui donne le texte suivant : « Lugduno desiderato monte ; dunum enim ; montem Aremorici ; antemarini quia are ; ante more, mare, morici marini Areuernus ante obsta roth uiolentum dan & in gallico & in hebreo iudicem ideo hrodanus iudex uiolentus ; brio ; ponte ambe ; riuo ; inter ambes inter riuos,

(1) A.H. BLOM, « Endlicher’s Glossary », dans Études celtiques, t. 37, 2011, p. 159-181. (2) A.H. BLOM, Endlicher’s Glossary [n. 1], 2011, p. 163. J’ai placé les mots glosés en gras.

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Patrice Lajoye lautro balneo, nanto uallo, trinanto tresualles anam ; paludem caio breialo siue bigardio ; onno flumen nate fili cambiare ; rem pro re dare auallo poma doro osteo prenne arborem grandem treide pede ».

Fort curieusement, A. Blom a posé l’hypothèse que la variante courte (ciaprès DVG) serait antérieure à la variante longue (DNG).3 Il note, avec raison, que la plupart des termes mentionnés peuvent s’appliquer à des commentaires d’ordre topographique liés à la toponymie. De fait, le DVG est contenu dans des manuscrits qui, pour les plus anciens, comprennent aussi la Noticia Galliarum ainsi que le Laterculus prouinciarum de Polemius Silvius, deux textes à forte valeur géographique. Cependant, le DNG, lui, est contenu dans un manuscrit qui est une collection de glossaires. Se basant sur cette antériorité hypothétique du DVG sur le DNG, A. Blom pense pouvoir établir un lien entre le glossaire et l’œuvre de Grégoire de Tours, les gloses, qui dateraient alors au mieux du VIe siècle, ayant servi à expliquer certains des nombreux noms de lieux mentionnés pour la première fois dans les travaux de l’historien mérovingien. Il me semble cependant que cette hypothèse souffre de plusieurs biais – par exemple l’antériorité du DVG sur le DNG, qui repose sur un a priori non démontré –, qui s’expliquent sans doute par le fait que Blom est l’un des premiers à s’intéresser au glossaire non pas pour l’étude de la langue gauloise, mais pour sa nature elle-même. D’où viennent ces gloses, et quel texte ont-elles bien pu gloser ? Lieu de rédaction et date du glossaire Si A. Blom a bien prêté attention à la composition des manuscrits les plus anciens du glossaire, il me semble qu’il n’en a pas tiré entièrement parti.

(3) A.H. BLOM, Endlicher’s Glossary [n. 1], 2011, p. 166, suivant Thurneysen.

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Le glossaire d’Endlicher et le Mabinogi de Math Les textes qui accompagnent le DVG sur les manuscrits des VIIIe-Xe siècles sont le plus souvent le De Fluminibus de Vibius Sequester, le Laterculus prouinciarum de Polemius Silvius et la Notitia Galliarum. On ne connaît pas l’auteur de la Notitia Galliarum, document administratif qui dresse la liste des 17 provinces gauloises et de leurs 110 cités. On sait juste qu’elle a été compilée en Gaule entre la fin du IVe siècle et le début du Ve, peut-être sous Honorius (395-423).4 De Vibius Sequester, on ne sait rien, si ce n’est qu’il dut écrire entre le IVe et le début du Ve siècle.5 Polemius Silvius, en revanche, est mieux connu. Sans doute identifiable à un Silvius mentionné à la fois par la Chronica Gallica de 452 et par la Vie de Césaire d’Arles. Selon cette Vie, il aurait été réputé pour ses écrits, tandis que la Chronique indique à l’année 438 qu’il avait l’ « esprit très troublé » et qu’il écrivait sur la religion.6 Son Laterculus est une vaste compilation de sujet divers : un calendrier, une liste des empereurs, des provinces, d’animaux variés, d’unités de poids et mesures, etc. L’œuvre est dédiée en 448 à l’évêque Eucher de Lyon, et, chose remarquable, elle contient, dans la liste d’animaux (Nomina cunctarum spirancium atque quadrupedam), une série de termes gaulois ou possiblement gaulois.7 Le DNG, quant à lui, est inséré dans un recueil de gloses.8 La première partie du manuscrit vient du monastère de Saint-Amand, en France. Elle contient des textes dont certains sont tardifs (des extraits de l’œuvre d’Isidore de Séville par exemple). Le manuscrit fut ensuite transféré à SaintPierre de Salzburg9, où on lui ajouta un corpus de glossaires difficilement datables, dont celui d’Endlicher qui est alors immédiatement suivi de Glossae spirituales iuxta Eucherium episcopum, autrement dit de gloses sur l’œuvre d’Eucher de Lyon, évêque mort vers 449. Autrement dit, quelle que soit la version, le glossaire d’Endlicher apparaît dans un contexte littéraire lyonnais, plus précisément de la première moitié (4) P.-M. DUVAL, La Gaule jusqu’au milieu du Ve siècle, vol. 2, 1971, p. 681 (Les sources de l’histoire de France des origines à la fin du XVe siècle, 1). (5) P.-M. DUVAL, Gaule [n. 4], vol. 2, 1971, p. 719. (6) « Siluius turbatæ admodum mentis post militiæ in palatio exactæ munera aliqua de religione conscribit » : éd. Mommsen, M.G.M., A. A., Chronica Minora, I, 1992, p. 660. (7) Éd. Mommsen, dans Abhandlungen der königlich sächsichen Gesellschaft der Wissenschaften, t. 3, 1857, p. 267-268. Sur l’auteur : P.-M. DUVAL, Gaule [n. 4], vol. 2, 1971, p. 767-769. Sur la liste d’animaux : A. THOMAS, Le « Laterculus » de Polemius Silvius et le vocabulaire zoologique roman, Mâcon, 1906 : ambicus, biber, camox, naupreda, rottas, samanca, tecco, tructa, marisopa, taxo, etc. (8) http://www.ksbm.oeaw.ac.at/_scripts/php/msDescription2.php? ID=6113. (9) L. Toorians, cité par A.H. BLOM, Endlicher’s Glossary [n. 1], 2011, p. 166.

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Patrice Lajoye du Ve siècle. Ainsi la date initialement proposée par Zimmer reste, à mes yeux, parfaitement recevable.10 S’il faut donc lui chercher une source, il faut envisager une œuvre littéraire rédigée à Lyon à cette époque. Il est même possible de penser qu’il a pu s’agir d’une œuvre de Polemius Silvius : non seulement cet auteur emploie dans sa liste des animaux des termes gaulois ou latins régionaux, mais certains (par exemple marisopa, le marsouin) sont aussi d’origine germanique, comme l’est le mot bigardio dans le glossaire. Par ailleurs, les mots gaulois et certains des termes latins en question ont subi la même évolution phonétique, en perdant leur flexion, que ceux du glossaire.11 Un glossaire pour quel texte ? Le contexte lyonnais du glossaire semble donc clair, y compris dans le choix des mots, puisque l’on a, sur les 17, Lugdunum et Rhodanus. Peut-être est-il possible, au regard du contexte et des autres mots, de deviner quel pouvait être le contenu du texte source. Lyon tire son nom du dieu gaulois Lugus. Certes le glossaire indique : Lugduno desiderato monte ; dunum enim ; montem. On a longtemps pris cette étymologie pour une étymologie populaire, voire fantaisiste. En fait, il n’en est rien. Lorsque R. Delavigne s’est intéressé à la mythologie populaire de la ville de Montdidier, dans la Somme, il s’est rendu compte que ce lieu avait vraisemblablement porté dans l’Antiquité le nom de Lugdunum, qui est un toponyme finalement courant.12 De fait, à Montdidier, on honore encore deux saints « imaginaires » qui sont Lugle et Luglien. En Normandie, nous avons un autre cas avéré à Saint-Désir de Lisieux, où il existe un Lieu Montlion, lié à un sanctuaire probablement consacré à Mercure, interprétation romaine de Lug : le sanctuaire dit du Vieux Lisieux. De fait, dans toute la France, divers lieux au nom basé sur « désir » semblent avoir un lien avec Mercure ou avec Lugus : Bordeaux (33), Mondésir ; dédicaces à Mercure Visucius 499, église saint-Pierre (1er août) ; Sonnaz (73), Montdésir ; (10) H. ZIMMER, « Endlichers Glossar. Ein gallorömanisches Denkmal des V. Jahrhunderts », dans Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, t. 32, 1893, p. 230-240. (11) Par exemple caprimulgo < caprimulgus (engoulevent) ; taxo < *tascos (blaireau) ; probablement aussi anabulio (orvet). (12) La liste la plus complète des anciens Lugdunum est dans P. LAJOYE, Des dieux gaulois. Petits essais de mythologie, Budapest, 2008, p. 135-139 (Archaeolingua. Series Minor, 26).

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Le glossaire d’Endlicher et le Mabinogi de Math Nantes (44), rue Mondésir, cathédrale Saint-Pierre (1er août) ; Alby-sur-Chéran (74), Montdésir, église Notre-Dame (15 août) ; Sorèze (81), Mondésir, église Notre-Dame de l’Assomption (15 août) ; Jussac (15), chemin de Montdésir ; Guillerval (91), Montdésir ; Corbeilles (45), Montdésir, église Saint-Germain (d’Auxerre, 31 juillet, ou de Paris ?) ; Crépy-en-Valois (60), rue Montdésir, église Saint-Arnoud (15 août) ; La Chapelle-du-Noyer (28), Montdésir ; Saint-Jean-de-Braye (45), rue Montdésir ; Saint-Désir (14), Saint-Désir, statuettes de Mercure, cathédrale SaintPierre à Lisieux (commune limitrophe, 1er août), toponyme Le Montlion ; Montdidier (80), Montdidier, cathédrale Saint-Pierre (1er juillet), culte aux saints Lugle et Luglien ; Lambesc (13), Mondésir, dédicace à Mercure, toponyme San Peyre. On pourrait expliquer le fait que Lug puisse être un dieu désiré, par le simple fait que sa mère en Irlande puisse être une « désireuse ». Celle-ci porte, dans l’Irlande médiévale le nom d’Ethné, dérivé vraisemblablement de et : « émulation, jalousie, désir ».13 Ainsi l’étymologie proposée par le glossaire n’est ni fantaisiste, ni due à une forme de germanisation comme le pense Blom.14 Et le fait est qu’il existe toujours actuellement un récit celtique qui mentionne à la fois un Lugdunum, le dieu Lugus et une bonne partie des termes mentionnés par le glossaire : il s’agit du Mabinogi de Math. Le glossaire d’Endlicher et le Mabinogi de Math Résumons le texte en question : « Math est un roi qui ne peut régner qu’à la condition de poser ses pieds dans le giron d’une jeune fille vierge. Or, celle qu’il avait jusqu’ici vient à perdre sa virginité : il faut donc lui en trouver une autre. On lui propose sa nièce Aranrhod, qui semble bien sous tous rapports. Mais Math, pour vérifier sa virginité, l’oblige à passer par-dessus sa baguette magique, qu’il a préalablement recourbée ‘(c(h)amu)’ ».15

(13) P. LAJOYE, Dieux gaulois [n. 12], 2008, p. 130-131. (14) A.H. BLOM, Endlicher’s Glossary [n. 1], 2011, p. 168-172. (15) Le résumé ci-dessus est basé sur la traduction de P.-Y. LAMBERT, Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, Paris, 1993. La recherche de vocabulaire s’est faite sur l’édition de I. Williams, Pedeir keinc y

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Patrice Lajoye Deux termes du glossaire peuvent se retrouver ici. Tout d’abord prenne. Le mot a certes été glosé par arborem grandem. Mais le terme prenno-, qu’on a rapproché du grec prinos, chêne vert, yeuse, a donné son nom à une technique de divination, qui consiste à lancer au sol des bâtons. Cette divination ne se faisait qu’à des dates bien précises, comme l’atteste le calendrier gaulois de Coligny, seul calendrier gaulois connu, qui porte les mentions prinni louduin (jour où l’on peut jeter les baguettes) et prinni laget (jour néfaste pour les baguettes).16 L’adjectif « recourbé » s’écrit dans le texte camu ou chamu. C’est la même racine qui est présente dans cambiare, certes glosé rem pro re dare, avec donc le sens de « changer » (qui en est étymologiquement dérivé), mais dont le sens primitif est « courber ». « À ce moment, Aranrhod perd deux enfants. L’un est baptisé sous le nom de Dylan, puis il gagne la mer où il se transforme en carnivore marin (sans doute un phoque). L’autre n’est qu’une masse informe qui va être recueillie par un magicien, Gwydion, frère d’Aranrhod. Cet enfant sera Lleu, forme galloise de Lug, et il sera élevé en lieu nommé Dinas ‘Dinlleu’ ».

Il y a ici comme une forme de jugement à la naissance de Dylan, avec immersion immédiate dans l’eau. Il faut alors se rappeler de ce que disait Aristote17 : « aussi, chez beaucoup de peuples barbares, a-t-on coutume, soit de plonger les enfants, dès leur naissance, dans l’eau froide d’un fleuve, soit de les couvrir d’un mince vêtement ; et c’est ce qui se pratique chez les Celtes ». Il s’agit-là d’un test de légitimité, et tous les autres qui suivront Aristote indiqueront, sans doute en se copiant l’un l’autre, qu’il s’agit du Rhin.18 Mais le glossaire d’Endlicher indique : roth uiolentum ; dan & in gallico & in hebreo iudicem ; ideo hrodanus iudex uiolentus. Là encore, on a parfois considéré cette étymologie du nom du Rhône comme partiellement fantaisiste, mais le mot dannos désigne bien un juge en gaulois. Le terme cassidannos attesté sur des comptes de potiers gaulois est glosé par flamen.19 Or, on sait que les druides, des prêtres donc, étaient aussi des juges. Le préfixe ro- est lui même bien connu, et c’est un préfixe intensif. On le Mabinogi, Cardiff, 19512. Je remercie particulièrement G. Hily pour son aide précieuse. (16) X. DELAMARRE, Dictionnaire de langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, Paris, 2003, p. 252-253. (17) Arstt, Pol., VII, 15, 2. (18) Voir l’ensemble des témoignages (Claudien, Anthologie grecque, empereur Julien, Nonnos de Panopolis, Libanios, Grégoire de Naziance, Eustathe) dans P. LAJOYE, Dieux gaulois [n. 12], 2008, p. 52-53. (19) X. DELAMARRE, Dictionnaire [n. 16], 2003, p. 135.

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Le glossaire d’Endlicher et le Mabinogi de Math retrouve par exemple dans Rosmerta (la parèdre de Mercure en Gaule), qui est la « Grande Pourvoyeuse ». Rhodanus aurait pu aussi être le juge de la légitimité des enfants ? Enfin, et c’est le plus important, Dinlleu est une construction exactement similaire à Lugdunum.20 « S’ensuivent diverses aventures qui visent à donner à Lleu un nom et des armes, que sa mère lui refuse car elle le rejette. De fait, par deux fois, sous un déguisement, Lleu et Gwyddion seront amenés à se rendre à la porte (drws) du château d’Aranrhod. Enfin Gwyddion aidera Lleu à obtenir une femme, qui sera Blodeuwedd (‘Aspect de Fleurs’) que Gwydion et Math fabriquent avec des fleurs. Enfin, on donne à Lleu un canton à gouverner. Mais sa femme s’avérera être une traîtresse. Alors que son mari est absent, elle rencontre un autre homme Gronw Pebyr, avec lequel elle se lie. Ensemble, ils projettent de tuer le mari gênant. Blodeuwedd demande donc à son mari de quelle façon il serait vulnérable. Celui-ci lui répond qu’il ne peut être tué que si on lui prépare un bain au bord d’une rivière (auon), placer un treillis voûté au-dessus de la cuve et le recouvrir de chaume, puis amener un bouc près de la cuve. Lleu doit alors placer un de ses pieds (troet) sur le dos du bouc, et l’autre sur le bord de la cuve. Alors seulement on peut le frapper avec une lance qu’on a mis un an à fabriquer en ne la façonnant que lors de l’élévation à la messe ».

Le terme drws, « porte », qui apparaît en tout trois fois dans le Mabinogi de Math, a été rapproché du gaulois dorus.21 On notera alors l’existence, dans l’actuelle Normandie, d’un endroit nommé Leure (ancienne paroisse du Havre, 76), Lodono (v. 1130), Lodoro (v. 1202), dont le nom vient de *Lugudorum : « Porte de Lug ». On retrouve aussi dans le Mabinogi le bain dans une cuve (lautro balneo), qui certes n’apparaît pas sous la même forme. Cependant, il faut noter que l’on connaît en toponymie un nom qui allie à la fois Lugus et lautro : Louolautrum, sans doute l’actuelle Vollore-Montagne (Puy-de-Dôme), mentionné par Grégoire de Tours au VIe siècle.22

(20) P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 15], 1993, p. 365, n. 53. (21) LEIA, D-181-182. On notera au passage que la glose est exacte, cette définition réapparaissant plus tard, au VIe siècle, dans la Vie de saint Oyend : ortissimā superstitiosissimi templi, Gallica lingua Ysarnodori [var : Isarnodori], id est, ferrei ostii, indidit nomen (AASS, janvier I = MGH SS rer. Merov. 3 S. 154. (22) Historia Francorum, III, 13.

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Patrice Lajoye Auon ne correspond pas, d’un point de vue linguistique, à ambe (ambe ; riuo), mais le sens est bien le même. En revanche le treillis voûté, ici plutôt une treille,23 est une structure en végétaux ou tiges tressées ou entrecroisées. Exactement ce que recouvre la glose caio breialo siue bigardio. Caio (avéstico yārə) 5. Būšiiąstā, Cistā, Saokā

El avéstico posee unos substantivos abstractos neutros en +ta-, por ejemplo aš ̣auuasta- « el hecho de ser armonioso », pero, en el Veda, encontramos unos abstractos femeninos en +tā-, por ejemplo sarvátā- « la calidad de ser completo ». Esta divergencia dialectal puede haberse originado en la mitología, pues el « torpor o hecho de ser (falsamente) prometedor », una vez convertido en el nombre de la diabla Būšiiąstā, ostenta el género femenino. Tal vez haya que analizar de la misma manera el nombre de Cistā, si bien mediante la hipótesis de una haplología: cistā- < *cistatā- ← cista+ta- « la calidad de destacado ». El Avesta contiene también ejemplos de masculinos convertidos en femeninos. Se puede ilustrar con Saokā, la diosa del claror del fuego o de la agudeza visual del sacrificante:

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Género gramatical de los teónimos avésticos Apelativos

Teónimos o demonónimos

*būšiiąsta- neutro *cistata- neutro saoka- masculino

→ Būšiiąstā- femenino →*Cistatā- femenino > Cistā→ Saokā- femenino

6. Ušah, Būmī, Pārəṇdī Un caso muy complicado es el de Ušah, la Aurora. ¿ Cómo podemos saber cuál era el género gramatical del apelativo prehistórico ? En Roma, los substantivos en °ōs, °oris, como ahora arbōs, flōs, honōs, rōs, son masculinos. Y para los teónimos Flora y Aurora se tuvo que añadir una °a. En griego, el único otro substantivo en °ṓs, °óhos, aidṓs « el respeto »,13 femenino, por ostentar una cierta personificación, no nos permite invalidar ni defender la autenticidad del género femenino de *auhṓs « aurora ». Sin embargo, subrayaremos varios datos. En la R̥ gvedasaṁhitā, existe una forma uṣar14 que, por mucho que esté usada con género gramatical femenino para designar a la diosa Aurora, ostenta la morfología de un apelativo neutro que, en Italia, fue masculinizado como nombre del dios Sol, Ausel. Los etruscos adoptaron este teónimo bajo la forma Usil. La mitología impuso sus voluntades a la gramática hasta el punto de que, en algunos ejemplos, afectó la morfología natural de las palabras: flōs se transformó en Flōra; *ausōs, en Aurōra. Los mitólogos no tuvieron ningún reparo en el momento de crear semejantes monstruos gramaticales. El Veda coïncide con el Avesta en recurrir a veces a una forma que fuera más claramente femenina para nombrar a la diosa Aurora: Uṣā́ = Ušā. De aquí sacaremos la conclusión de que el cambio de género gramatical se remonta al período protoindoeuropeo: la mitología prehistórica protoindoeuropea había impuesto que la Aurora fuera un ser divino con sexo femenino. En el mundo indoiranio podemos encontrar más ejemplos de retoques morfológicos: los apelativos en -mi- suelen ser de género masculino, pero la tierra, al adquirir el género femenino, ostenta una vacilación: Bhū́ mi o Bhū́ mī en el Veda, Būmī15 en Irán. Lo mismo se observa en el nombre védico de la diosa del embarazo Púraṁdhi o Púraṁdhī = avéstico Pārəṇdī,16 pues los compuestos en +dhí- suelen ostentar el género masculino. Como vemos, razones extragramaticales, concretamente mitológicas, pueden modificar el género gramatical e incluso la forma del tema de una (13) Véase P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968, p. 31b. (14) RS 1.49.4c. (15) Y 32.3 genitivo būmiiā̊; locativo persa antiguo b-u-mi-i-y-a. (16) Nominativo pārəṇdi°, genitivo pārəṇdiiā̊.

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Éric Pirart palabra. La comparación indoeuropea prueba que el fenómeno es muy antiguo: se quiso tener, ya en época protoindoeuropea, a un dios masculino para representar el sol y a una diosa debidamente femenina para la personificación de la aurora. En el caso de avéstico Miθra = védico Mitrá, el fenómeno sólo sería de fecha protoindoirania. Si no se documenta el mismo cambio en otras lenguas, no podemos avanzar fácilmente ninguna fecha: ¿Vərəθraγna, superviviente de una tradición mitológica protoindoirania que la India hubiera perdido o innovación zoroástrica? 7. Arə̄m.piθβā El número gramatical también puede tener una cierta relevancia: en el Veda, el nombre de la diosa Aurora Uṣás aparece a menudo con el número dual por entrar a formar parte de un compuesto dvandva con el de su hermana gemela Nákt « la Noche ». Nada semejante se puede detectar en el Avesta: nunca la Ušah avéstica conforma tándem con otra diosa. Lo que aquí encontramos, en el verso Y 44.5d, es la tríade ušā̊ arə̄m.piθβācā xšapācā « Amanecer + Medio Día + Anochecer », una ilustración del caso mitológico tan frequente de la reunión de tres diosas. Conocéis en Grecia a las tres Cárites, a las tres Moiras o a la tres diosas que acudieron ante el juicio de Paris, etc. En el Veda, hay por ejemplo las llamadas Tisró Devī́ḥ. La antigüedad del triángulo avéstico arcaico Amanecer + Medio Día + Anochecer se desprende de su huella dejada también en una estrofa de la R̥ gvedasaṁhitā.17 Y el carácter secundario del tándem védico Uṣā́ sānáktā se puede argumentar en base a una característica morfológica que, en la declinación, el nombre de la noche comparte con el del día, el índice de polaridad *u18: aktú- y dyú- (cf., en latín, noctū y diū); el tándem primario, la diosa de la noche debía formarlo con el dios del día. Otra vez vemos cómo la atención prestada al género gramatical de los teónimos nos suministra argumentos en el momento de determinar la fecha de un dato mitológico. Me había llamado la atención el hecho de que los substantivos derivados védicos o avésticos compuestos en *+pitu-a- ostentan el género gramatical neutro a excepción del medio día avéstico: arə̄m.piθβā- en el verso Y 44.5d de las Cantatas; rapiθβā- en el Avesta reciente19:

(17) RS 8.1.29. Véase É. PIRART, « Genealogía de los dos primeros Kavi », en Aula Orientalis, t. 31, 2013, p. 79-92 (83). (18) Véase É. PIRART, « Avestique janiiaoš », en Indo-Iranian Journal, t. 36, 1993, p. 337-340. (19) V 2.10, N 31.2. Ahora bien, no podemos decir si el cambio de género gramatical que el nombre de la segunda diosa de la tríade experimentó se remonta al período protoindoiranio si bien este cambio de neutro a femenino se encuentra también en el dialecto avéstico reciente.

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Género gramatical de los teónimos avésticos Apelativo

Teónimo

*ušah- masculino

→ ušah- femenino → acusativo Ušąm femenino → Arə̄m.piθβā- femenino → *Rapiθβā- femenino ← → Būmī- femenino

*arə̄m.piθβa- neutro *rapiθβa- neutro rapiθβā- femenino ← *būmi- masculino

No podemos saber las causas profundas de que, en la mitología protoindoeuropea, el sol debía ser un dios masculino o la tierra, una diosa, pues, en el Japón shintō, el sol es la diosa Amaterasu y, en Egipto, el dios Geb personifica la tierra. En cambio, parece haber sido necesario que Cielo y Tierra formaran una pareja reproductiva: si ocurría que la tierra era un dios, el cielo egipcio tenía que ser una diosa: Nut. 8. Nasu A. Cantera20 ha detectado que el género gramatical de la palabra nasu- a veces presentaba unas incertidumbres. El griego nékus « el cadáver » es un apelativo masculino. Frente al sexo femenino de la Druj Nasu,21 la diabla Carroña, la palabra nasu- conservaría en numerosos pasajes su género primario masculino por designar « el cadáver ». Con Nasu femenino designando a la diabla de su putrefacción, tendríamos un ejemplo más de cambio de género debido a la mitología.22 9. Aēθa Hemos visto y examinado hasta ahora cambios de neutros en masculinos, de neutros en femeninos y de masculinos en femeninos: el apelativo neutro *miθrəm era el origen del teónimo masculino miθrō; hay que encontrar el origen del nombre de la diabla Būšiiąstā en un substantivo abstracto neutro en +ta-; la diosa Saokā debía su nombre al apelativo masculino saoka-. También existe un ejemplo de cambio de un femenino en masculino, si bien su análisis presenta unas complicaciones tremendas: el acusativo del

(20) A. CANTERA, « The Accusative of the i- and u-Stems with Presuffixal Full or Large Grade in Avestan », en M. MACUCH-M. MAGGI-W. SUNDERMANN [Éd.], Iranian Languages and Texts from Iran and Turan. Ronald E. Emmerick Memorial Volume, Wiesbaden, 2007, 9-20), p. 11-14 y 18. (21) Ejemplo V 5.27. (22) Por qué se impuso que el sexo de este ser mitológico fuera el femenino, no lo sabremos. La forma de mosca que V 7.2 da a Druj Nasu tal vez tenga algún papel.

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Éric Pirart nombre del daēuua del hielo debe leerse ×aēθəm.23 Efectivamente, si debe estar emparentado etimológicamente con el adjetivo isu- « helado, frío », la lectio que los manuscritos del Ērān Yašt24 poseen de este nombre, aēxəm, no se puede aceptar. La semejanza de los signos θ y x puede explicar el error, especialmente si la traducción pehlevi snēxr contiene x. Y podremos considerar la θ como el hiperavesticismo que se corresponde con la s. Dicho eso, en el caso de un abstracto que tiene que significar « calidad de helado, hielo », esperábamos un substantivo femenino. Este femenino, H 2.25 lo ha conservado en el locativo plural: aēiθāhu°. 10. Sraoša, Rašnu, Vāta, etc. No sé si debemos prestar atención a la diferencia de sexo que existe entre Sraoša y su adversario, la entidad negativa Asrušti.25 Por cierto, podemos encontrar la misma oposición de signos y de sexos entre Aš ̣a y Druj. Sin embargo, la posibilidad de que la buena entidad y la negativa fuesen del mismo sexo debía existir, pues RS 8.23.14 documenta śruṣṭí-.26 Además, el contraste de género gramatical que existe entre sraoša- y asrušti- acompaña un contraste morfológico que se encuentra también con otras palabras, por ejemplo gaiia- « la posibilidad de vivir » y ajiiāiti- « la imposibilidad de vivir ».27 En cualquier caso, el apelativo s(ə)raoša- masculino existe tanto en avéstico arcaico28 como en reciente,29 con lo que puede bastar para que se justifique el género gramatical. Existen otros substantivos cuyo género masculino se ha conservado al convertirse en teónimos. A más de los nombres de elementos naturales o cósmicos que suelen conservar su género original, Asmān « el cielo », Gairi « los montes », Mah « la luna », Vāta « el viento », hay los ejemplos de Rašnu « el itinerario directo » y Haoma « el jugo ». Tampoco cambian de género los femeninos Ap « el agua », Uruuarā « el frutal », Zam « la tierra ».

(23) É. PIRART, « Avestica III », en Boletín de la Sociedad Española de Iranología, t. 2, 2013, p. 91-103 (100-101). (24) Yt 18.2,6. (25) Oposición ilustrada por Y 33.4a1 ↔ 33.5a2, 43.12, 10.16, 60.5. (26) śruṣṭy àgne návasya me V stómasya vīra viśpate | ní māyínas tápuṣā rakṣáso daha || « Agni, tú el guerrero jefe de clan, usa el nuevo loor que (os) hago sentir como arma para calcinar a los Rakṣas malignos ! » (padapāṭha śruṣṭī́). En cambio, *áśruṣṭi- no se documenta ni en la RS ni en otras obras de la literatura india antigua. (27) Y 30.4. (28) Ejemplo Y 45.5. (29) Ejemplo A 3.4.

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Género gramatical de los teónimos avésticos 11. da-ra-u-ga-, du-u-š-i-y-a-ra-, a-ru-u-va-s-taLa importancia del género gramatical no siempre se puede deducir de los textos. No creo que fuera absolutamente necesario que Druj tuviera sexo femenino, pues Darío, en sus inscripciones cuneiformes, prefiere dar a las diablas del error Druj y de la mala cosecha Dužiiāirii̯ ā30 los nombres respectivos de da-ra-u-ga- masculino y du-u-š-i-y-a-ra-31 neutro si bien no les personifica de ningún modo. Tocamos con da-ra-u-ga- y du-u-š-i-y-a-ra- al tema de otro trabajo preparatorio, el de los grados de personificación o de deificación. También al de la dialectología. Darío, por ejemplo, al poder ofensivo le da el nombre de a-ru-u-va-s-ta- neutro en vez de ama- masculino. 12. *yazatā y *sūra La desaparición de la distinción de los géneros gramaticales acerca tipológicamente el iranio medio o el neopersa al turco. Esta desaparición, que, en la lengua popular, debe remontarse a una época más antigua, sólo tuvo que favorecer la pérdida de la distinción sexual en el interior del panteón. La transmisión de los textos avésticos lo refleja: el femenino de yazata- « al que conviene ofrecer el sacrificio, dios adorable » no ha sobrevivido mientras la R̥ gvedasaṁhitā documenta con generosidad tanto el de yajatá- como el de sus sinónimos yájatra- y yajñíya-. Podemos incluso formular esta pregunta: ¿El teónimo pahlaví Zam Yazat con el que se rinde un culto al genio de la Tierra, aun es el nombre de una diosa? Sin embargo, la situación inversa se ilustra con el adjetivo sūra- cuyo femenino se usa abundantemente en los textos avésticos conservados mientras la R̥ gvedasaṁhitā ignora el femenino de śū́ ra- « opulento, potenciado ». Efectivamente, en el panteón avéstico, se usa el femenino de sūra- con una cierta frecuencia : Ušah (F 27b.11, V 18.15, Yt 5.62), Anāhitā (Yt 5, etc.), Druu̯ āspā (S 1.14, Yt 9), Aš ̣i (Yt 17.6, 19.54) y las Frauuaš ̣i (Yt 13, etc.), ¿cómo puede ser que sólo estas diosas sean sūrā « opulentas o potenciadas » y que no se diga casi nunca que también lo son los dioses? A mi juicio, sólo sería el fruto de la casualidad con la que se perdieron textos. 13. Estadísticas y conclusión Evidentemente, si el origen del teónimo es un nombre de agente como ahora ahura-, mazdā- y los formados con los sufijos -tar-, -iiu- o -an(30) Yt 8.36,51,54. (31) Con el análisis del sandhi composicional.

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Éric Pirart (ejemplos: θβōrəštar-/θβarəxštar- « el determinador »; vaiiu- « el espacio libre, el vacío », pāiiu- « el protector »; gə̄uš tašan- « el configurador de la vaca », gə̄uš uruu̯ an- « el (alma) ruidosa de la vaca », zruu̯ an- « el (tiempo) envejecedor »), o si es un mero adjetivo como aspin- « poseedor de caballos » y bərəza(ṇt)- « alto », el problema de un género gramatical no deseado no existe. El cambio más frecuente, por cierto es el que convierte un apelativo neutro en teónimo masculino. Los otros tipos de cambios son claramente excepcionales, pero también hemos visto que los ejemplos de ausencia de cambio gramatical neutro en masculino tenían una cierta frecuencia y que el fenómeno no era exclusivamente avéstico. Subrayemos la existencia de un número muy considerable de alegorías femeninas: el fenómeno se debe sin duda alguna al peso de la gramática, pues, por ejemplo, el sufijo -ti-, muy frecuente en la formación de los nombres abstractos, impone el género femenino, y no es el único sufijo en imponerlo. Entre buenas y malas, enumeremos a: anauuauruxti-, anāxšti-, anādruxti-, ainiti-, arāiti-, aršti-, asrušti-, āxšti-, āfrīti-, ārəiti-/aš ̣i-, ārǝmaiti-, utaiiūiti-, cisti-, tarōmaiti-, pairi.maiti-, paiti.-paršti-, frauuaš ̣i-, yao(x)šti-, rāiti-, sti-, nairii̯ ā- hąm.varəiti-, ...32 Otros sufijos formadores de substantivos abstractos femeninos son +tāt- (arštāt-, amərətatāt-, vanaiṇtī- uparatāt-, rasąstāt-, hauruuatāt-) y +iiā- (aŋhuiiā-, aš ̣aiiā-, arəθaiiā-).33 La exhaustividad del presente estudio no se puede alcanzar por varias razones. Ya el análisis morfológico de algunos teónimos y demonónimos permanece incierta, pues no sabemos si el nombre del Daēuua Aēšma se explica como un adjetivo en -ma- « furioso » o si es el substantivo masculino « el enojo » que deriva de él por mero desplazamiento del acento como en el caso del védico kā́ ma-; se forman abstractos neutros así como adjetivos mediante el sufijo protoindoiranio *°ana- que encontramos en el demonónimo *Varəna « el bloqueo »34 o en el teónimo Darəγā Upaiianā (femenino)35 « la larga tradición ». Además, la exhaustividad depende de (32) Uno no sabe dónde tiene que parar la enumeración pues, como ya lo he dicho, a menudo, en el Avesta, se plantea la cuestión del grado de personificación o deificación, lo que constituye otro tema de estudio preparatorio en el marco de este proyecto del DMA. En cualquier caso, notemos que la mitología griega también está poblada de alegorías a las que su nombre en *-ti- impuso el ser hembras: Némesis, Mêtis, Thétis, etc. (33) De hecho, el en +iiā- sólo es la femenización del sufijo de los adjetivos que se derivan de los verbos denominativos en +iia-. Por consiguiente, mejor valdría hablar de substantivos abstractos formados mediante la mera femenización de adjetivos en °a-. Sobre arǝθaiiā-, véase É. PIRART, L’Aphrodite iranienne. Étude de la déesse Ārti, traduction annotée et édition critique des textes avestiques la concernant, Paris, 2006, p. 48-49, 112 y 154 sq. n. 53 (Collection Kubaba. Série Antiquité). (34) < protoindoiranio *u̯ r̥ Hana- neutro = védico Úraṇa- masculino. (35) < protoindoiranio *upa+ai̯ ana- neutro.

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Género gramatical de los teónimos avésticos varios otros estudios preparatorios como ahora el que trata de los grados de personificación o deificación, esto es: la cuestión de saber cuáles son las entradas del DMA. La ausencia de adaptación del género gramatical podría ser la garantía de que Aš ̣a Vahišta, Vohu Manah y Xšaθra Vairii̯ a accedieron al estatuto de dioses sólo con el mazdeísmo y que, por lo tanto, son dioses exclusivamente avésticos. En cambio, la permanencia del género neutro en otros casos como Sauuah o Hadiš no nos permite pensarlo: compartida con el védico, debe remontarse al protoindoiranio al igual que la conversión avéstica del género neutro de Miθra en masculino. Con el examen del género gramatical de los teónimos avésticos, tenemos un criterio para reconocer varios estratos: todos los dioses iranios no tienen la misma edad.

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LE MANNOIS ET LE POLYTECHNICIEN BERNARD ROBREAU Une des difficultés principales de la religion celtique réside dans une parcellisation extrême des données, notamment des noms divins. Il existe une masse d’épithètes dont une bonne part est comprise comme topique, de plus souvent surchargée lorsqu’il s’agit de matériaux antiques par une interpretatio romana dont on se demande parfois si elle est absolument rigoureuse. Il y a certainement là l’effet de la variété et de la dispersion de la documentation, mais probablement aussi celui d’un système de pensée original au symbolisme complexe, souvent animal dans les états les plus anciens, mais toujours d’une grande subtilité. Aucune compréhension du système religieux, notamment théologique, celtique n’est possible sans des travaux comparatifs permettant la mise en ordre des données. Ce sont Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h qui ont permis les premières avancées significatives en les replaçant dans un comparatisme indo-européen dérivé des études duméziliennes1 et montrant notamment l’extraordinaire richesse et archaïsme du matériel insulaire, particulièrement irlandais. B. Sergent a également joué un rôle de premier plan dans la mise en ordre des données celtiques grâce à son extraordinaire connaissance du domaine grec, qui lui a notamment permis d’éclairer des figures aussi bien héroïques (Cuchulainn ou Brian) que divines (notamment Lug ou Oengus), mais aussi du domaine intraceltique où il a montré l’équivalence d’Ésus et de Lug.2

(1) G. Dumézil lui-même s’est rarement aventuré dans le domaine celtique, mais vers la fin de sa vie, il y a néanmoins produit des contributions majeures dans le cadre de ses grandes synthèses, telles l’analyse du mythe de la formation de la société divine (Mythe et épopée. I. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968 [19742], p. 289-290 [Bibliothèque des sciences humaines]), du trio des Macha (Mythe et épopée. I. [à cette n.], 1968, p. 609-612), de Medb (Mythe et épopée. II. Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi, Paris, 1971, p. 329-354 [Bibliothèque des sciences humaines]), du mythe de Nechtan et Boand (Mythe et épopée. III. Histoires romaines, 1973, p. 21-39 [Bibliothèque des sciences humaines]), des souverains mineurs (Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p. 169-171 [Bibliothèque des sciences humaines]) ou du panthéon gallois (L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie [51-75], Paris, 1985, p. 93-111 [Bibliothèque des sciences humaines]). (2) B. SERGENT, « L’arbre au pourri », dans W. KRUTA-P.-Y. LAMBERT [Éd.], Les Celtes au IIIe s. avant J.-C. Actes du IXe Colloque international d’études celtiques = Études celtiques, t. 29, 1992, p. 391-402.

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Bernard Robreau Cependant, il arrive parfois que ces deux approches comparatives amènent à des solutions divergentes et c’est particulièrement le cas pour une divinité que nous désignerons comme le « Mannois » et qui semble avoir été commune aux Celtes insulaires tant ceux de la branche britonnique que ceux de la branche goidélique. Tout le monde est en effet d’accord que sous les noms gallois de Manawyddan mab Llyr et irlandais de Manannan mac Lir se dissimule un unique personnage tirant son nom de celui de l’île de Man. En revanche, deux tentatives comparatistes ont été entreprises, que nous nous proposons d’examiner ici, pour caractériser cette entité. Le Mannois, Lug de l’île de Man ? Une première solution qui s’appuie sur un comparatisme purement celtique a été suggérée par Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h : « C’est ainsi que l’Irlandais Manannan a toutes les chances d’être un surnom de Lug même si les deux seuls indices que nous ayons de cette identité sont le rôle de Manannan dans la naissance de Mongan et la fonction artisanale de son correspondant Manawyddan dans la Mabinogi de Manawyddan mab Llyr ».3 Il est vrai que les deux savants rennais ne développent guère leur hypothèse, mais on portera à leur crédit qu’intervenant au soir de quatre décennies d’exploration acharnée elle peut passer pour le bilan de deux vies consacrées à l’étude des textes celtiques. Nous verrons d’ailleurs que leur argumentation peut facilement s’étoffer, ce qui m’a, sans doute un peu précocement comme me l’a gentiment fait remarquer B. Sergent, amené à employer assez fréquemment l’expression de « Manawyddan, le Lug de l’île de Man » que je suis certainement un des rares à utiliser avec constance.4 (3) FR. LE ROUX-CHR.J. GUYONVARC’H, La civilisation celtique, Rennes, 1990, p. 132-133 (De mémoire d’homme. L’histoire). (4) J’ai repris l’identification pour la première fois dans la rédaction de ma thèse, La mémoire chrétienne du paganisme carnute, rédigée vers 1993 et publiée en 19961997, p. 536 et 565, et l’ai défendue depuis à plusieurs reprises (B. ROBREAU, « Hagiographie et Mabinogi », dans Ollodagos, t. 10.2, 2001, p. 149-150 ; B. ROBREAU-M. DUREUIL-ROBREAU, « La ‘Vie de saint Eusice’, patron de Sellessur-Cher », dans Bulletin du Groupe de Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne, t. 25.1, 2003, p. 28 ; ID., « L’hagiographie et les dioscures gaulois », dans Ollodagos, t. 19.2, 2005, p. 203-204 ; ID., Les divinités des Celtes. Définition et position, Bruxelles, 2006, p. 15-17 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 26) ; B. ROBREAU-M. DUREUIL-ROBREAU, « Deux textes hagiographiques carolingiens », dans B. ROBREAU [Éd.], Histoire du Pays Dunois, t. 1, Châteaudun, 2006, p. 294 : ID., « Le dieu au manteau gris sombre », dans Ollodagos, t. 21.2, 2007, p. 235 et 275 ; ID., « Les Celtes et le chamanisme », dans Ollodagos, t. 22.2, 2008, p. 221). La référence à l’identification de Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h est donnée dans B. ROBREAU, Mémoire [à cette n.], 1996-1997, 536, n. 99 ; ID.,

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Le Mannois et le Polytechnicien Reprenons donc les données sur lesquelles Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h ont fondé leur hypothèse. L’argument résultant de l’examen du Mabinogi de Manawyddan mab Llyr apparaît clair et solide. À la suite d’un enchantement, Manawyddan est contraint de gagner sa vie en exerçant successivement trois métiers, ceux de sellier, de fabricant de boucliers et enfin de cordonnier dont il apprend l’art à son ami et beau-fils, Pryderi. Après la disparition de ce dernier et de sa mère, Rhiannon, épouse en secondes noces de Manawyddan, ce dernier se fait agriculteur et finit par recouvrer Rhiannon en l’échangeant contre une souris pillarde qui se révèle être la femme enceinte d’un évêque (sic). L’insistance sur trois métiers qui travaillent le cuir rappelle évidemment non seulement le lien privilégié et ancien de Lug avec tous les arts, mais aussi plus particulièrement avec le cuir. Les Lugoves sont en effet patrons d’un collège de sutores dans une inscription latine d’Osma en Espagne et dans le Mabinogi de Math, Gwydion apprend à Lleu, le Lug gallois, à fabriquer une paire de souliers. L’autre indice énoncé, le rôle de Manannan dans la naissance de Mongan, semble en revanche plus énigmatique et discutable. Lorsque Chr.-J. Guyonvarc’h avait antérieurement traduit cinq textes concernant la légende de Mongan dans ses Textes mythologiques irlandais, les notes explicatives n’évoquaient aucun rapprochement entre Manannan et Lugh. Il faut donc lire entre les lignes pour deviner l’argumentation de l’identification posée une décennie plus tard. On peut donc supposer que les érudits rennais font alors allusion, d’une part, aux caractères de l’intervention de Manannan, sa faculté de se déplacer extrêmement vite et le don de métamorphose qu’il confère à son fils, d’autre part la remarque selon laquelle Mongan est fils du dieu Manannan comme Cuchulainn est « en fait le fils du dieu Lug ». Certes, la célérité et le don de métamorphose font partie des caractères distinctifs de Lug,5 mais entre le roi Mongan et le héros guerrier Cuchulainn les différences sont abyssales et on ne peut guère retenir comme commun que l’aptitude du dieu à engendrer un héros dont on attribue la paternité à un autre. En tout cas, l’argumentation paraît ici beaucoup plus fragile. Heureusement, il existe d’autres rapprochements à effectuer. Lugh est également connu pour sa lance qui agit à distance et lui vaut l’appellation de Lugh « au long bras ». Or, l’un des noms de Manannan est gaer que

Mabinogi [à cette n.], 2001, p. 151 n. 4 ; B. ROBREAU-M. DUREUIL-ROBREAU, Vie [à cette n.], 2003, p. 28 n. 15. Nous l’employons encore dans notre article de 2012, « Essai sur la médecine, les eaux et les divinités celtiques », dans Ollodagos, t. 17.2, p. 184, mais il avait été rédigé deux ans plus tôt. (5) B. SERGENT, Le livre des dieux. Grecs et Celtes, II, Paris, 2004, p. 51 et 201202.

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Bernard Robreau B. Sergent6 comprend comme signifiant « lance ». Et si l’arme de Lugh est une lance ignée venant de Gorias (irl. gor, « feu »), Manannan tua en les brûlant Sigmall et Bri, descendants de Mider. La nourriture de la maison des deux gobelets7 comporte aussi un passage fort intéressant : « Pour ce qui est des Tuatha Dé Danann […] on leur amena le noble roi suprême, Manannan à la grande puissance […] et il fit le feth fiada, le festin de Goibniu et les porcs de Manannan pour les guerriers ».

Manannan partage donc au moins trois autres caractères avec un Lugh par ailleurs tout à fait absent du texte : a) il possède des porcs merveilleux et on sait le lien de Lug avec cet animal ; b) il est en liaison avec Goibniu, le dieu forgeron, dont on sait aussi la proximité ancienne avec Lugh ; c) il est enfin qualifié de roi suprême des dieux, ce qui correspond assez bien avec la place de Lug en tête du panthéon celtique, notamment en Irlande où il remplace Nuada à la tête des Tuatha Dé Danann. Il faut y ajouter le lien de Manannan avec la grue. En effet, selon un poème irlandais évoqué par A. Ross,8 le dieu possédait une grue qui était une déesse métamorphosée. Or, grâce à B. Sergent,9 nous savons qu’Ésus, associé à trois grues sur le pilier des nautes parisiens, est un autre surnom de Lug. Enfin, selon le Glossaire de Cormac, Manannan était un « marchand renommé qui habitait l’île de Man […] et le meilleur pilote de l’ouest de l’Europe ». Les qualités de marchand et de pilote accordées à un Manannan evhémérisé entrent dans la liste possible des attributions d’un dieu qui possède la connaissance de tous les arts et la correspondance paraît assez claire avec l’interpretatio romana de Lug comme le Mercure gaulois.

(6) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 5], 2004, p. 485. (7) §2, trad. CHR.-J. GUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, t. 1, Rennes, 1980, p. 258 (Celticum, 11.1). (8) A. ROSS, « Ésus et les trois grues », dans Études celtiques, t. 9, 1961, p. 427428. (9) B. SERGENT, Arbre [n. 2], 1992, p. 396-398 et ID., Livre des dieux [n. 5], 2004, p. 211-212.

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Le Mannois et le Polytechnicien Le Mannois, le Neptune celtique ? B. Sergent adopte une solution divergente en préférant rapprocher Lug de l’Apollon grec et le Mannois de Poséidon, ce qui l’amène à davantage insister sur la documentation irlandaise alors que les érudits rennais ancraient leur argument le plus solide dans celle du pays de Galles. Bernard est alors amené à en faire une divinité essentiellement marine qui réside dans un Autre monde, la Terre de promesse située au-delà de l’océan alors que l’aspect artisanal de Manawyddan cordonnier et agriculteur tient une place secondaire dans une litanie d’aspects utilitaires qui montre surtout une faible spécialisation (dieu nourricier et constructeur, protecteur des navigateurs, des artisans, des médecins, des guerriers et des rois, au comportement de druide et de sage). À vrai dire, jusqu’ici le rapprochement pourrait aussi bien se faire avec Lug, dieu polytechnicien couvrant toutes les fonctions, qu’avec Poséidon. Un autre exemple inciterait à poursuivre dans la même voie. Un important épisode de la mythologie de Lugh réside dans son arrivée à la porte de Tara sous l’aspect d’un jeune guerrier inconnu du nom de Samildanach où il se fait admettre comme possesseur de tous les arts. Une fois entré, il accomplit trois épreuves pour prouver ses multiples talents : l’une de force face à Ogma, une autre de magie musicale à l’aide de la harpe en se révélant capable de plonger les guerriers dans le sommeil, la tristesse et la joie, une troisième royale en remportant une partie d’échecs face à Nuada. Dans les Aventures de Cormac dans la Terre de Promesse, c’est Manannan qui se présente incognito sous les murs de Tara sous l’aspect d’un guerrier magnifique brandissant une branche d’argent garnie de trois pommes d’or qu’il donne au roi Cormac qui en échange devra l’année suivante satisfaire ses trois demandes : lui donner sa fille, son fils et sa propre épouse. Les deux séquences paraissent extrêmement proches, les deux divinités arrivant sous l’aspect d’un guerrier inconnu sous les murs de la forteresse royale et dialoguant avec le roi ou son portier. Mais dans un cas, c’est Lugh qui doit remplir trois épreuves dont l’une consiste à faire usage des trois airs du sommeil, de la tristesse et de la joie alors que dans l’autre c’est Manannan qui impose trois dons pour obliger le roi à venir dans la Terre de promesse où il n’y a ni tristesse, ni sommeil mais un éternel été. Et les rapports de Lug avec la branche de pommes issue de la Terre de Promesse ne sont pas niés par B. Sergent10 qui en détaille les indices tant archéologiques que textuels. Un autre point de contact, plus caractéristique, entre le Mannois et Poséidon réside dans leurs liens avec les bovins et surtout les chevaux. Mais si Manannan possède une monture, celle-ci sert essentiellement à Lugh de (10) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 5], 2004, p. 260-261.

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Bernard Robreau même que la barque qu’il accorde aux fils de Tuirenn pour accomplir la quête auquel le grand dieu panceltique les oblige pour le prix de composition de la mort de son père. La question que l’on peut alors légitimement se poser consiste à savoir si le rapprochement entre le Mannois et Lug est contradictoire avec celui du Mannois et de Poséidon. Après tout, Lugh et Manannan ne se rencontrent guère dans les textes irlandais, notamment dans les plus archaïques, tels ceux relatant la seconde bataille de Mag Tured qui contiennent la définition théologique du Polytechnicien et la justification de sa place à la tête du panthéon. De même les Mabinogion gallois évitent de mettre en contact Lleu dont la naissance et la métamorphose en aigle remplissent la quatrième branche alors que Manawyddan donne son nom à la troisième. Il ne serait donc pas impossible que le Mannois ne soit qu’un aboutissement tardif d’une épithète topique de Lug ayant acquis son indépendance. Man étant une île, les aspects d’un dieu maritime en lien avec l’autre-monde seraient naturellement passés au premier plan et ce seraient ceux-ci que les Irlandais auraient retenus en l’adoptant. Il pourrait donc sembler que si les deux anciennes divinités possèdent en commun la qualification de cordonnier, certainement très ancienne chez Lug puisqu’elle est postulée par une inscription celtibérique, dans une région qui n’a jamais connu le nom de Manawyddan, c’est plus vraisemblablement ce dernier qui la tient de Lugh que l’inverse. Alors, si les deux dieux ne se rencontrent jamais, ce serait parce qu’ils sont identiques et que, partant, il est logique qu’ils possèdent le même équipement. Et là encore il est plus vraisemblable que ce soit le dieu le plus récent historiquement qui l’ait emprunté au plus ancien, même si la mythologie, qui entasse les données sans se soucier de leur chronologie historique, suggère (et non affirme) le contraire en faisant de Manannan un dieu de la génération antérieure. Il est bien évident que les généalogies divines ne sont que des constructions mythologiques sans aucune valeur du point de vue historique et qui peuvent d’ailleurs varier selon les textes. On voit donc que les deux solutions sont défendables. Celle des Guyonvarc’h suppose une réduction partielle de la définition du dieu polytechnicien dans une île identifiée à l’Autre monde, l’autre, une longue permanence structurelle d’un dieu d’origine indo-européenne originellement dieu des eaux continentales, car pour B. Sergent le Mannois est « identique à Nechtan »,11 qui se serait adapté de manière parallèle mais indépendante à deux milieux maritimes très éloignés : la Grèce d’une part, l’Irlande de l’autre. Il nous reste maintenant à examiner les arguments en faveur de chacune des deux hypothèses. (11) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 5], 2004, p. 480.

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Le Mannois et le Polytechnicien La proposition des comparatistes rennais peut, à notre sens, s’appuyer sur plusieurs points forts : • la fonction de cordonnier et d’agriculteur de Manawyddan dans la Troisième branche du Mabinogi ; • l’absence de Manannan dans le catalogue des arts de la Seconde bataille de Mag Tured. Les deux versions connues de ce mythe très archaïque ignorent en effet totalement Manannan mac Lir. Or, il s’agit d’un texte qui passe systématiquement en revue tout le personnel divin irlandais pour mieux faire ressortir le caractère total de Lug qui, seul, possède l’ensemble des pouvoirs limités que chacun des autres dieux possède séparément, d’où sa qualification de « Polytechnicien ». Le fait est d’autant plus intrigant que, d’une part, le Mannois possède l’art de la navigation et du commerce sans compter la connaissance des arts du cuir selon sa mythologie galloise, d’autre part, la liste est longue et ne semble pas laisser échapper de dieu influent. Si l’on revient à la comparaison grecque, Poséidon figure en bonne place dans la liste des Olympiens et à défaut de Manannan, peut-être trop récent pour ce mythe, on n’y découvre pas de trace de son supposé ancêtre : Nechtan ; • la présence de Nechtan et de Manannan dans le même texte, la Navigation de Bran, fils de Febal. Bran, parti sur la mer à la recherche de la Terre de Promesse rencontre d’abord Manannan dans son char qui lui annonce la naissance à venir de Mongan (§32-60). Peu après, nous apprenons (§ 63-65) qu’un de ses compagnons de Bran, un certain Nechtan, fils de Collbran, poussé par la nostalgie demande à revenir en Irlande et tombe en cendres quand il touche la terre d’Irlande. Certes ce Nechtan n’est plus un dieu, mais il se souvient encore assez de son héritage de neveu possesseur du feu dans l’eau pour tomber en cendres et il paraît évident que pour le rédacteur Nechtan et Manannan constituent bien deux personnages différents. Cela n’interdit d’ailleurs pas une dérivation du second à partir du premier, car il a pu déjà prendre son indépendance, mais le même raisonnement est applicable à une éventuelle dérivation à partir de Lug. Celle de B. Sergent repose surtout sur La mort tragique des enfants de Tuireann où Lugh apparaît avec l’équipement de Manannan (son cheval l’Unique Branche, sa cuirasse, son casque, son épée et, plus loin sa barque qu’il acceptera de prêter à Brian et à ses frères). Pour lui, cela signifie que Manannan fut l’éducateur de Lugh au long bras, son père nourricier. Mais on ne voit jamais Manannan le lui remettre ou Manannan éduquer Lugh. Plus, nous connaissons le nom du père nourricier de Lugh et ce n’est pas Manannan, mais Eochaid le Rude.12 On pourrait donc penser que, constatant (12) La seconde bataille de Mag Tured, version 1 de CHR.-J. GUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, t. 1, 1980, p. 61 § 55.

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Bernard Robreau la concordance de l’équipement des deux divinités, un exégète tardif a pu résoudre le problème en suggérant que Manannan était l’éducateur de Lugh. Néanmoins l’argument reste fort, surtout quand on remarque que Lugh est escorté de la cavalcade féerique de la Terre de Promesse, les fils de Manannan explicitement désignés comme ses « propres frères de lait ». Et il est corroboré par la description de Lugh qui le fige dans l’image d’un jeune, beau et lumineux dieu solaire, alors que Manannan paraît comme un dieu plus adulte ou âgé. Les autres ressemblances entre Lug et le Mannois, notamment la cordonnerie, seraient le produit de la transmission de maître à disciple. Nous nous proposons maintenant d’examiner plusieurs points concernant les rapports du Polytechnicien et du Mannois avec la magie, l’agriculture, le cuir et la mer, puis d’introduire en comparaison avec les données insulaires, celles de la situation continentale. Le Mannois, la magie et le cuir Commençons par la question du cuir et de la magie. Elle exige de revenir au Pays de Galles car le rapport au cuir n’apparaît guère dans les données irlandaises, tout au moins en apparence. Dans la troisième branche du Mabinogi, les arts du cuir sont utilisés par Manawyddan au cours d’un combat magique. Une malédiction s’abat sur le pays que Pryderi, époux de Kicva, vient de lui donner en même temps que sa mère Rhiannon comme épouse. Tout disparaît : troupeaux, richesses, maisons, hommes. Les deux princes et leurs femmes en sont réduits à passer en Angleterre et à exercer successivement trois métiers liés au cuir : ceux de selliers, de fabricants de boucliers et de cordonniers. Le texte est d’ailleurs clair sur le fait que c’est Manawyddan qui connaît les arts du cuir et non Pryderi, un peu moins sur la manière dont leur production rencontre un succès tel que les artisans du lieu envisagent de les tuer. Sans que cela soit dit explicitement, leur capacité à rafler rapidement la clientèle sent quelque peu la magie car ils travaillent très vite et mieux. La suite du récit le confirme où Pryderi et sa mère disparaissent mystérieusement avant que Manawyddan qui s’est fait agriculteur capture et menace de pendre une souris pour obtenir la fin du charme magique et le retour de la prospérité sur ses états. L’épisode des arts du cuir doit être rapproché de l’histoire de Lleu dans la quatrième branche. Gwydyon, qui s’y affirme dès le début du récit comme un grand magicien capable de faire apparaître des chevaux illusoires portant selles et harnachement précieux où partout le fer est remplacé par l’or et des boucliers dorés qui ne sont que des champignons transformés, va devoir aider son neveu à contourner le triple interdit posé par sa mère. Pour y parvenir, il suscite par enchantement un navire en un lieu où il vit des algues

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Le Mannois et le Polytechnicien et du varech. Il utilise la même matière première pour obtenir une grande quantité de cuir qu’il colore de diverses façons pour lui donner la meilleure apparence (d’abord en un bleu émaillé13 puis en en doré quand il s’associe avec un cordonnier-orfèvre) et se mit à façonner des souliers et à les coudre. Plus loin, il suscite encore par magie un grand mouvement de navires qui de même que le cuir des souliers s’évanouissent une fois que l’objectif (contourner l’interdit) est atteint. L’intérêt de la comparaison réside dans le parallélisme des situations. Manawyddan joue auprès de Pryderi dans la quatrième branche le même rôle que Gwydyon auprès de Lleu, le Lug gallois, dans la troisième et l’on comprend mieux maintenant pourquoi le cuir de Manawyddan sentait quelque peu la magie. La proximité, sinon l’identité, de Gwydyon et du Mannois paraît désormais évidente. Surtout on peut maintenant établir l’origine du lien existant entre le Mannois et le cuir et réduire à peu de choses la distance apparente entre les données irlandaises et galloises. En effet, Gwydyon utilise des algues, un matériau marin, pour créer un cuir qui ne dure qu’un temps limité et s’évanouit aussitôt qu’est obtenu le but recherché. Autant que les chevaux et les boucliers offerts auparavant à Pryderi, ce cuir est une magie illusionniste qui rappelle la plasticité de la surface marine toujours en perpétuel devenir. Mais Gwydyon ne fait pas que transformer des algues en cuir, il fait aussi naître magiquement un navire en un lieu où il n’y avait que des algues, ce qui est strictement identique. Il ne faut pas oublier en effet que le coracle celtique est, même étymologiquement, un bateau de cuir dont la taille est fonction du nombre de peaux utilisées pour le construire. Par conséquent, le rapport au cuir est certainement un élément spécifique au dieu qui voyage sur la mer. Que Manannan mac Lir ne possède pas de rapport particulier avec la cordonnerie ne l’empêche pas d’être strictement équivalent à Manawyddan de ce point de vue parce que, avant de voyager sur un char à la manière gréco-romaine, il le faisait certainement sur un bateau de cuir. De plus, Gwydyon est l’éducateur de Lleu et sa magie sert à lui procurer un nom, des armes et une femme, bref à le faire passer du stade de l’enfance à celui de guerrier initié, ce qui est aussi la situation de Manannan confiant son cheval et son équipement à Lugh. Et c’est Gwydyon qui apprend à Lleu à tailler et coudre le cuir. Le premier point de l’examen que nous venons d’entamer semble donc plutôt favorable à la thèse de B. Sergent. C’est le Mannois qui serait fondamentalement lié au cuir et non le Polytechnicien qui ne le serait que (13) Ce bleu pourrait s’avérer révélateur d’une nature marine de Manawyddan alors que la couleur de l’or correspondrait mieux à la nature solaire de Pryderi ou de Lleu qui n’y sont cependant jamais aussi explicitement associés.

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Bernard Robreau secondairement, en fonction de sa définition théologique qui veut qu’il possède toutes les connaissances ou pouvoirs, à la fois techniques et magiques, si la distinction possède bien un sens dans le contexte où il s’applique. Ainsi, tous les aspects du Mannois appartiendraient à Lug, d’où l’importance de leurs points communs. Mais si Lug serait donc aussi le Mannois car multiple, le Mannois ne serait pas Lug, seulement un aspect bien partiel d’une divinité tentaculaire. Le Mannois agriculteur et magicien L’épisode de Manawyddan labourant et ensemençant trois clos de blé intervient aussi dans un combat magique l’opposant à un personnage mal connu du nom de Lluydeu, fils de Kilcoet. Ce dernier prétend être un ami de Gwawl et avoir voulu le venger du jeu du blaireau dans le sac que lui avait infligé Pwyll, le père de Pryderi, dans la première branche du Mabinogi. Si le cordonnier Manawyddan renvoyait à l’action magique de Gwydyon dans des épisodes où il modifiait son apparence et celle de son neveu Lleu pour qu’ils ne soient pas reconnus d’Aranrod, l’agriculteur renvoie vers la première branche où Pwyll échange son apparence avec celle du roi des Enfers et dispute Rhiannon, la future femme du Mannois, à Gwawl au cours d’un affrontement magique où ce dernier est enfermé dans un sac de nourriture inépuisable. Dans la première, comme dans la troisième branche, l’enjeu est la fécondité, la troisième fonction dumézilienne, et celle-ci implique notamment la possession d’une femme, Rhiannon, qui sera l’épouse successive de Pwyll puis de Manawyddan. La stérilité qui s’abat sur le Dyfed s’accompagne dans un second temps de la disparition de Rhiannon et de son fils et il faut que Manawyddan capture la femme enceinte d’un évêque, traduisons d’un puissant sorcier, transformée en souris (un animal prolifique et nocturne) pour obtenir la restitution de la fertilité en même temps que de Pryderi et de sa mère. Le Mannois apparaît ici comme un magicien maître de l’abondance et la situation semble n’avoir que des correspondances assez vagues dans les données irlandaises, comme celles des deux vaches de Manannan qui donnent du lait de manière ininterrompue ou de son chaudron toujours plein.14 Mais là aussi, il est possible que ce ne soit qu’une apparence trompeuse liée à l’état très décomposé et tardif de notre documentation. On se rappelle en effet que dans La mort tragique des fils de Tuireann, Brian et ses frères doivent collecter une série de talismans exigés par Lugh en compensation de la mort de son père, Cian. La série paraît couvrir des (14) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 5], 2004, p. 483.

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Le Mannois et le Polytechnicien fonctions guerrières (lance de Pisear, chevaux et char de Dobar), médicales (peau de porc) et aussi d’abondance (porcs d’Asal et pommes des Hespérides) et elle intervient dans un combat où l’élément déterminant est magique : « il mit un charme druidique sur eux afin qu’ils oubliassent et omissent qu’ils n’avaient pas tous les objets du prix de composition », c’està-dire la peau de porc et les trois cris. Mais si on comprend bien le but des trois cris à pousser sur la colline de Miodchaoinn, à savoir provoquer la mort de Brian et de ses frères qui ne possèdent plus la peau de porc guérisseuse, on en déchiffre plus difficilement le sens. En comparatisme purement celtique, Chr.-J. Guyonvarc’h avait rapproché la quête irlandaise des fils de Tuireann de celle, galloise, de Kulhwch. Disons tout de suite, qu’il existe d’énormes différences entre les deux narrations, mais peut-être pas plus qu’entre Brian et Heraklès. Les deux quêtes celtiques portent sur un achat, le prix d’une femme pour la quête de mariage galloise, ou un rachat, le prix de composition pour un meurtre de parents, pour la quête irlandaise. Le nombre des demandes est beaucoup plus élevé pour la quête galloise, mais il s’agit d’une liste à tiroirs où l’essentiel est d’assurer la nourriture et la boisson pour le festin de mariage, mais surtout la chasse au Twrch Trwych qui porte entre les oreilles le peigne et les ciseaux nécessaires au beau-père, Yspaddaden, le chef des géants. Mais ce festin doit se passer dans l’Autre Monde car il nécessite les oiseaux de Rhiannon qui réveillent les morts et endorment les vivants. Très folklorisé, le récit présente pourtant plusieurs points de ressemblance avec la Seconde Bataille de Mag Tured. L’arrivée de Kulhwch à la cour d’Arthur s’apparente à celle de Samildanach-Lugh à la cour de Nuada à Tara. Les trois javelots lancés sur Yspaddaden, les réponses de ce dernier et son destin final évoquent le combat de Lugh contre Balor, le géant fomoire. Le rassemblement des objets nécessaires au mariage rappelle celui de l’équipement nécessaire à Lugh pour la seconde bataille de Mag Tured, même si rien dans la liste n’est commun. Enfin, si Lugh prend la tête de l’ensemble des Tuatha Dé Danann dans leur lutte contre les Fomoire, on voit plusieurs divinités galloises mobilisées pour assurer le succès de la quête de Kulhwch : Amaethon, le dieu des laboureurs, Gofannon, celui des forgerons, Mabon, fils de Modron. De manière générale, les points de contact sont donc très faibles dans les détails alors que les grandes lignes du scénario présentent des points de concordance non dissimulables. Aussi, faut-il sans doute remarquer que lorsque le portier d’Arthur refuse de le laisser entrer, car « on ne laisse entrer que les fils de roi ou l’artiste qui apporte son art », Kulhwch menace de pousser trois cris mortels qui feront avorter toutes les femmes enceintes et empêcheront les autres de concevoir, ce qui peut d’ailleurs être mis en relation avec le fait que nous ne connaissons à Lugh

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Bernard Robreau selon la remarque de Chr.-J. Guyonvarc’h15 « aucune descendance porteuse de son nom ». Il y a certes de grandes différences : les trois cris de Kulhwch sont une menace formulée avant le début de la quête, ceux recherchés par Brian et ses frères interviennent à la fin de leur quête et provoquent leur mort. Mais les trois cris sont bien mortels et font partie de l’arsenal acquis, d’une part par Lug, d’autre part par Kulhwch qui constitue son correspondant dans le texte gallois. Et la stérilité engendrée par ces trois cris évoque parfaitement ce qui se produit dans la troisième branche du Mabinogi quand le pays tout entier disparaît consécutivement à un coup de tonnerre sur le tertre d’Arberth et que Manawyddan doit exercer le métier de cordonnier jusqu’à ce qu’il mette fin à la stérilité en menaçant de pendre la souris ravageuse de récoltes qui se révéla être « la femme enceinte d’un évêque ». Ces cris évoquent également celui du Cyfranc Lludd a Llefelys16 qui s’élève lors de l’affrontement de deux dragons la nuit des calendes de mai, fait perdre force et couleur aux hommes et rend stériles arbres, terres, eaux, femmes et animaux. L’épisode de saint Mamert établissant les rites des Rogations dans les trois jours précédant l’Ascension après des clameurs nocturnes survenues à Vienne17 nous assure que le motif était commun aux Celtes insulaires et à ceux du continent. Notre enquête aboutit donc à ce que dans la quête galloise les trois cris sont un procédé magique pour déclencher la stérilité sur un pays, qu’ils peuvent être proférés par un héros gallois correspondant d’un Lugh irlandais, malheureux en amour et sans descendance, et que leur effet puisse être réparé par Manawyddan. De même, l’adversaire du Mannois dans le combat est un certain Lluydeu dont le nom évoque de près celui de Lludd, frère de Llevelys, dans lesquels on voit de manière quasi-consensuelle les descendants quelque peu folklorisés des équivalents romano-bretons de Nuada et Lugh.18 Bref, les pouvoirs du Polytechnicien et du Mannois, capables de donner ou d’ôter magiquement la vie et la fertilité paraissent à nouveau bien voisins. On pourrait à nouveau réitérer les conclusions de notre examen des techniques du cuir, mais la position devient moins tenable. À mesure que les ressemblances (les techniques du cuir mais aussi de la (15) CHR.-J. GUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, t. 1, 1980, p. 139. (16) Éd. I. WILLIAMS, Peder keinc y Mabinogi, Cardiff, 1922. Le sac inépuisable de la première branche du Mabinogi y a pour parallèle celui du géant qui vient voler les provisions de nourriture et de boisson du roi Lludd. (17) B. ROBREAU, « Les origines mythiques de la cathédrale d’Orléans », dans Ollodagos, t. 10.2, 1997, p. 170-174. (18) Voir N. STALMANS, « Les affrontements des calendes d’été dans les légendes celtiques », Bruxelles, 1995, p. 14-15 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 2).

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Le Mannois et le Polytechnicien navigation et du commerce, de l’agriculture, de la magie, de la guerre puisqu’ils disposent du même équipement…) entre les arts de Lug et du Mannois deviennent de plus en plus importantes, il devient de plus en plus difficile d’imaginer que l’un n’est qu’un aspect partiel de l’autre et aussi que le Mannois, ou son prétendu ancêtre Nechtan, puisse avoir été oublié du catalogue divin de la Seconde bataille de Mag Tured. Le Polytechnicien, la magie et la mer Le Mannois est un dieu insulaire, fils de l’océan et grand magicien du cuir et de l’abondance. Centré sur son parallèle de Lug et d’Apollon, B. Sergent n’a pas insisté sur les aspects maritimes de la personnalité de Lug. Il n’a pu cependant éviter de mentionner la tradition irlandaise qui le veut né d’une princesse recluse sur l’île de Tory en Donegal et le fait qu’au pays de Galles Lleu a pour frère jumeau Dylan de la vague « qui était aussi bon nageur que le plus rapide des poissons ». G. Dumézil a rapproché les données de la quatrième branche du Mabinogi d’une information de Diodore de Sicile (IV 56, 4) : « Les Celtes qui habitent près de l’Océan honorent le plus, parmi les dieux, les Dioscures. D’après une tradition qu’ils conservent des anciens temps, c’est de l’Océan que s’est produite l’apparition de ces dieux. »

Il constate que Lleu et Dylan méritent en tant que jumeaux l’appellation de Dioscures et que Lug est bien le plus important des dieux gaulois. Cela pourrait générer une hypothèse faisant de Manawyddan un équivalent de Dylan. Mais il faut la refuser puisque, dans la configuration de la quatrième branche, c’est le grand magicien Gwydion qui correspond à Manannan, maître de la navigation sur un bateau de cuir et éducateur plus âgé de Lleu, et non Dylan, le frère jumeau. En revanche, si les Lugoves se définissent bien comme les Dioscures celtiques, ils hériteraient de leur ascendance indo-européenne deux caractères fondamentaux du Mannois, ce qui indiquerait que ce dernier ne peut les leur avoir fournis : ses liens avec les chevaux et avec la mer. Sans remonter au nom des Aśvin indiens, les Dioscures grecs participèrent à l’expédition des Argonautes et ils montraient une grande proximité avec Poséidon qui leur avait procuré de magnifiques chevaux blancs et accordé la faculté de calmer les flots irrités. Dans le port de Samothrace, ceux qui avaient échappé à des tempêtes en mer leur offraient des agneaux blancs. En Scandinavie, nous dit Dumézil,19 ce sont Njördhr et Freyr qui, « bien que (19) G. DUMÉZIL, Mythe et épopée I [n. 1], 1968, p. 87-88.

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Bernard Robreau n’étant pas jumeaux, mais père et fils », occupent la place des Dioscures et gèrent dans une solidarité étroite la troisième fonction. « Njördhr règne sur la navigation, le commerce et les choses maritimes ». Freyr est purement terrien et son animal de prédilection est le cheval. Dans l’antiquité germanique telle qu’elle nous est révélée par Tacite, tous les Germains du sud du Danemark adoraient Nerthus qui « circulait en voiture à travers les tribus ». Dans une île de l’océan, la divinité possédait un sanctuaire avec, dans un bois sacré où elle résidait, un char couvert d’étoffes qu’on baignait dans un lac écarté. Au sexe près car Nerthus est féminine, de même que Nehalennia, « le Neptune » des confins germano-celtiques qui avait un temple dans l’île zélandaise de Walcheren,20 elle serait l’équivalente de Njördhr aussi facilement que du Mannois. Dumézil21 a d’ailleurs fait remarquer que les génies de la mer pouvaient en Scandinavie être indifféremment masculins ou féminins. Le génie de la mer n’a souvent qu’une seule jambe de pantalon et il récompense les humains de leurs bontés en leur accordant une pêche favorable ou en les avertissant de l’imminence d’une tempête. Quel que soit son sexe, il est aussi souvent également crédité d’un mariage mal assorti avec une déité terrienne et peut être éloigné grâce à l’emploi d’un objet de fer, arme comme une hache ou une aiguille utilisée à la manière d’une flèche. Au pays de Galles aussi, le folklore connaît des génies féminins maritimes, ces morforwynion, poissons au-dessous de la ceinture, aux mains sans coude et aux doigts joints par une membrane qui ressemblent à des phoques. Ce sont certainement de ces génies qui, à l’égal des femmesoiseaux féeriques de la mythologie irlandaise, résident dans l’Autre monde. La Terre des Femmes est d’ailleurs un de ces noms de l’Au-delà celtique d’où proviennent Morgane et ses sœurs. Nul doute d’ailleurs que ces femmes de l’île de Fianchair où Brian et ses frères doivent se procurer une broche à rôtir, n’en soit une variété. Cela va nous permettre de revenir au rapprochement effectué entre Manannan et Poséidon qui est moins évident historiquement que mythologiquement. L’Irlande et la Grèce sont deux régions européennes largement ouvertes sur la mer, mais d’une part, il s’agit de mers différentes, et surtout les ancêtres indo-européens des Celtes et des Grecs semblent avoir été des envahisseurs issus des profondeurs du continent eurasiatique qui ne devaient guère accorder beaucoup d’importance aux divinités marines. B. Sergent a d’ailleurs bien senti la difficulté en faisant de Manannan le successeur d’un Nechtan, déjà rapproché par G. Dumézil du Neptune romain (20) Tac., G., 40. (21) G. DUMÉZIL, « Njdördr, Nerthus et le folklore scandinave des génies de la mer », dans RHR, n. 147.2, 1955, p. 216-226.

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Le Mannois et le Polytechnicien et de l’Apam Napat iranien. En bref, les éléments qui lieraient les deux figures de Manannan et Poséidon proviendraient d’une composante indoeuropéenne d’un dieu des eaux originellement continentales. Ainsi, de même que le Neptune des Italiques de l’époque archaïque aurait produit le Neptune classique, Nechtan, dont l’activité concerne essentiellement les sources et les rivières, aurait frayé la voie au Mannois qui s’intéresse essentiellement aux eaux marines. La thèse implique donc une fusion du dieu indo-européen du feu dans l’eau avec une déité antérieure des mers occidentales de l’Europe, sans doute du type de ces génies qui procurent l’abondance en saumons sur les côtes de la Colombie britannique ou en phoques comme la Sedna esquimaude. La mythologie du cuir liée au coracle qui double le char et les chevaux de Manawyddan doit en représenter un vestige indigène. Mais les thèmes communs à ces génies germano-celtiques se retrouvent plutôt liés à Lug. Lugh est malheureux en amour et, s’il ne possède pas qu’une jambe de pantalon, il pratique une magie sous l’aspect d’une vieille femme faisant le tour de l’armée ennemie avec un seul œil, un seul bras et une seule jambe. Lleu doit faire face à un triple tabou qui lui interdit d’avoir une femme, des armes et un nom. Il surmonte le dernier en lançant une aiguille (de cordonnier) sur un roitelet à la manière d’une arme. Ces ressemblances n’ont rien d’incohérent car Dumézil a également démontré que l’accession de Lug à la tête des Tuatha Dé Danann correspondait à l’absorption de la troisième fonction lors de l’élaboration de la société trifonctionnelle complète et avait pour parallèles le mythe indien de l’admission des Aśvin dans la société divine et celui de la guerre des Ases et des Vanes (Njördhr, Freyr, Freyja). Or, le mythe de l’admission des Aśvin est aussi celui du mariage mal assorti et les dieux Vanes disposent d’une magie efféminée appelée seidr, correspondant linguistique exact du vieux mot gallois désignant la magie : hud. Et en Germanie continentale, Tacite décrit un culte de Dioscures appelés Alci administré par un prêtre en habit de femme dans un bois sacré des Naharvales, une fraction du peuple des Lugiens. On voit donc que les motifs liés aux génies de la mer sont autant d’origine indo-européenne (les jumeaux, le mariage malheureux, la magie féminine) que pré-indo-européenne (l’origine marine, la magie du cuir, l’interdit des armes et l’aiguille maniée) mais se retrouvent dispersés aussi bien sur Lug que sur Manannan qui possède une épouse-oiseau issue de l’Autre monde, dispose du « bétail de la mer » et prédit les tempêtes. Faut-il en déduire que Manannan et Lugh qui disposent tous les deux d’attributions assez étendues dans le domaine maritime se recouvrent à nouveau assez étroitement ? Ce n’est pas certain car si le culte de divinités aquatiques est rangé dans la troisième fonction chez les Indo-Européens, il fonctionne au sein d’un groupe. En Grèce, les Dioscures sont très liés à

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Bernard Robreau Poséidon qui leur délègue ses pouvoirs sur les éléments (la tempête et les vagues ainsi que les chevaux ou les moutons blancs qui en constituent la métaphore). En Scandinavie, la situation est plus complexe avec un père, Njördhr, doté d’un motif caractéristique des Aśvin,22 qui s’oppose à un couple Freyr-Freyja, tandis que sur les rives danoises et zélandaises de la Mer du Nord, le sexe du dieu des eaux est incertain, tantôt masculin, tantôt féminin. Cette diversité ne peut-elle rejoindre les apparentes incohérences de la tradition galloise : un oncle maternel Gwydion et deux jumeaux dont un au moins (Dylan) possède un rapport avec la mer dans la quatrième branche du Mabinogi ; un adulte éducateur Manannan et un Lugh d’origine ultramarine à la tête de nombreuses divinités dans les textes irlandais ? Le Neptune gaulois S’ils ne sont pas identiques, le Mannois et le Polytechnicien sont assurément très proches et il est possible que leur caractérisation soit différente selon le côté de leur ascendance selon lequel on se place : nettement différenciée du point de vue indo-européen qui distingue clairement les jumeaux de troisième fonction du neveu maître du feu dans l’eau, nettement moins différencié d’un point de vue pré-indo-européen où la notion d’esprit ou de génie maître d’une espèce marine l’emportait sans doute sur celle de divinités aux attributions strictement réglementées. Laissons ici ces spéculations et essayons plutôt de vérifier le point le plus essentiel et peut-être aussi le plus fragile de la thèse de B. Sergent, l’équivalence du Mannois et de Nechtan sans laquelle toute sa construction s’effondre puisqu’il serait alors impossible de comprendre les points communs entre Poséidon et le Mannois autrement que par le hasard de caractères convergents, remontant à une symbolique quasi-universelle de la mer. Le meilleur terrain pour ce faire est certainement la Gaule où le Mannois ne fut apparemment pas connu. En première impression, elle semble donner raison à B. Sergent. Neptune y apparaît comme un dieu secondaire connu par une douzaine d’inscriptions, notamment celle dédiée à un Neptune Hippius23 en Armorique dont le nom dissimulerait facilement un confrère de Manannan que l’on rencontre en char sur les eaux. Mais ce sont surtout les données hagiographiques et folkloriques qui amènent à la réflexion parce qu’elles s’appliquent à un Neptune fluvial. (22) G. DUMÉZIL, Du mythe au roman. La saga de Hadingus (Saxo Grammaticus, I, V-VIII) et autres essais, Paris, 19702, p. 29-45 (Quadrige, 41). (23) P. MARQUAND, « Neptune Hippius et le roi Marc’h aux oreilles de cheval. Dieux d’eau armoricains ? », dans Ollodagos, t. 24.1, 2010, p. 91-128.

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Le Mannois et le Polytechnicien Nous pensons particulièrement à un épisode de la Vie de saint Eusice BHL 2755 où apparaît un démon nommé Neptune ou Trabaudus.24 Sous la forme d’un cheval noir qui sort à plusieurs reprises du fleuve, il empêche les voyageurs de traverser le Cher dans la zone de son confluent avec la Sauldre. Il provenait d’un gouffre d’où se soulevaient de violentes tempêtes, avait aussi tendance à tourner en rond de manière menaçante et à se métamorphoser en cavalier armé ou en deux hommes. Le saint l’oblige à ramasser des pierres gigantesques pour la construction d’une basilique. Résidence aquatique, forme chevaline, nom sans doute dérivé de trabs, trabis, la « poutre », terme qui peut désigner un substitut de cheval dans la tradition folklorique, capacité à se métamorphoser et à soulever des tempêtes et, même, les pierres destinées à une construction qui rappellent les monstrueux chevaux jeteurs de pierre de la Navigation du coracle de Maelduin,25 tous ces traits renvoient clairement à un dieu des eaux et de l’autre monde apparaissant en cavalier ou sur un char. Mais ce qui emporte finalement la décision, c’est le fait que cette vie de saint possède un schéma de structure commun avec la troisième branche du Mabinogi, celui de Manawyddan, comme le montre le tableau ci-dessous : TABLEAU A VIE D’EUSICE

MANAWYDAN

1) Un fléau s’abat sur le pays. La 1) Le démon suscite un fléau. Le pays nourriture manque. devient stérile et la famine s’étend (par. 89). 2) Manawydan et ses compagnons se 2) Eusice et sa famille quittent le rendent en Angleterre. Périgord pour le Limousin (9). 3) Eusice, cuisinier, sert seul une 3) Manawydan se fait sellier et réussit mirifiquement. Les autres selliers sont grande foule. Les autres moines jaloux cassent sa vaisselle (15-16). jaloux et veulent le tuer. 4) Les troupeaux se multiplient sous la 4) Manawydan fabrique des boucliers et réussit mirifiquement. Les autres artisans conduite d’Eusice. Jaloux, les autres moines tuent les chiens qui l’aident à sont jaloux et veulent le tuer. garder le troupeau (17). 5) Boulanger, Eusice fait deux fois plus 5) Manawydan se fait cordonnier et réussit mirifiquement. Les autres de pain avec la même quantité de farine. Les autres ouvriers boulangers le détestent cordonniers sont jaloux et veulent le tuer. (21). (24) B. ROBREAU-M.DUREUIL-ROBREAU, Vie [n. 4], 2003, p. 41-42 (§ 31-32). (25) Au § 5 (éd. W. STOKES, « Immramm curaig Mail-Duin », dans Revue celtique, t. 9, 1888-1889, p. 464-465) il s’agit d’une bête « semblable à un cheval » qui court tout le long du rivage de l’île pour lancer des pierres aux navigateurs.

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Bernard Robreau 6) Eusice qui a précédemment découvert des sangliers (§ 20) part seul vivre en ermite (23). 7) Un lièvre ravage le jardin d’Eusice qui abonde de légumes (24). 8) Le lièvre est capturé, attaché au sol par les pattes (24). Eusice guérit un malade à la tête enflée et à la gorge resserrée (28). 9) Donation de biens (34-36). Eusice 9) Manawydan obtient la restitution de la fertilité du pays et la liberté de ses obtient du roi Childebert la grâce de prisonniers (34). compagnons. 6) Deux de ses compagnons disparaissent après avoir découvert et suivi un sanglier. 7) Une troupe de souris détruit les trois clos de blé cultivés par Manawydan. 8) Manawydan capture une souris voleuse et menace de la pendre.

Le Neptune Trabaudus de la Vie de saint Eusice semble donc un équivalent biturige du Mannois, même s’il n’est pas « fils de l’océan », mais bien une divinité des eaux continentales. Et s’il a été démonisé par la christianisation, il semble bien remonter à l’époque gallo-romaine dans la mesure où à une vingtaine de kilomètres en aval du confluent de la Sauldre, on connaît à Pouillé dans la vallée du Cher un fanum où un dévot de la fin du Ier siècle après J.-C. ou du début du second a dédié une inscription de remerciement au dieu du fleuve pour l’avoir sauvé d’un danger non précisé (naufrage ou inondation ?). Une divinité sans doute assez similaire gîtait probablement dans les eaux du lac de Grandlieu, près de Nantes même si nous n’en avons pour présomption que des traditions tardives concernant le cheval Mallet. Ce cheval blanc hantait la nuit les abords du lac et il était l’objet d’un rituel qui se tenait à Saint-Lumine de Coutais à la Pentecôte. On lui faisait effectuer une danse en rond autour d’un mai à l’issue de laquelle il devenait nécessaire de ramasser de nombreuses pierres sur le sol. La légende locale voulait aussi qu’un géant endormi qui soulevait de violentes tempêtes sur le lac gisait sous une pierre de l’île d’Un qui servait à boucher l’entrée du gouffre ayant vomi l’eau de ce lac. Il faut aussi revenir au nom du Cheval Mallet, car si nous ne disposons pas d’un récit de structure à mettre en parallèle avec le Mabinogi de Manawyddan, il faut sans doute revenir sur la conclusion de la troisième branche où on nous apprend que pendant leur captivité dans l’Autre monde Pryderi portait au cou les marteaux de porte et Rhiannon les licous des ânes. Or, le nom du cheval Mallet pourrait bien dériver du latin malleus et être un cheval-maillet ou un cheval-marteau. Le cortège du jeu était mené par un acteur possédant un bâton ferré aux deux bouts qui rappelle celui par lequel le Dagda tuait et ressuscitait par les deux bouts de sa massue ou de son maillet.26 Le Cheval Mallet semble bien en liaison avec un Autre monde dont l’accès se situe au fond du lac de Grandlieu et où réside un géant maître des eaux et des tempêtes pouvant prendre l’aspect d’un cheval. (26) On pourrait aussi évoquer le mell benniget breton, lequel « marteau » pouvait être une pierre.

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Le Mannois et le Polytechnicien La conclusion semble être simple : le Neptune gaulois pouvait adopter une forme équine et concerner autant les eaux des fleuves que celles de l’océan. Il est de plus un très proche équivalent de Manawyddan comme le montre à l’évidence l’adoption d’un schéma de structure si différent dans le détail qu’un emprunt direct est exclu, mais si identique dans ses grandes lignes qu’il implique un héritage ancien fort probablement très antérieur à l’acclimatation du dieu celtique des eaux dans l’île de Man. Mais à nouveau les faits se compliquent si l’on envisage plusieurs autres éléments. Le premier provient de la Vie de saint Eusice elle-même, car son étude entreprise bien antérieurement à ma reprise de l’identification des Guyonvarc’h révélait non seulement des concordances structurelles avec la troisième branche du Mabinogi, mais aussi avec la quatrième, celle de l’enfance de Lleu/Lug.27 Cela ne pouvait résulter d’un hasard,28 d’autant plus que ces points communs apparaissaient sous une forme que la christianisation avait digéré d’une manière si prononcée que l’emprunt direct paraissait invraisemblable, et que l’on retrouvait la même double association d’éléments tirés de la geste de Manawyddan et de l’enfance de Lleu dans la Vie de saint Hervé. Cette dernière, qui date du XIIIe siècle mais s’appuie certainement sur des traditions beaucoup plus anciennes, est plus proche des documents gallois. Elle donne même à la mère du saint le nom de Rivanon, ce qui a souvent été rapproché de celui de Rhiannon, épouse de Manawyddan dans le Mabinogi. La Vita armoricaine, à l’inverse de celle d’Eusice, paraît dépendre d’une tradition beaucoup plus proche des documents gallois que d’un héritage gallo-romain. Mais on ne peut non plus oublier qu’elle comporte la mise à l’eau d’un démon au nom porcin de Huccan, lequel déclare : « C’est d’Hibernie que je suis venu ici ; je travaille le fer, le bois, la pierre ; je suis également bon marin et je sais faire de mes mains tous les tours de magie. »29

Depuis Arbois de Jubainville, la plupart des commentateurs ont reconnu dans ce démon un avatar de Lug au nom voisin de celui d’un Mercurius Moccus connu par une inscription latine de la région de Langres. Cette mise (27) B. ROBREAU-M.DUREUIL-ROBREAU, Vie [n. 4], 2003, p. 34. (28) Saint Eusice, né à Gémiliacus (« le lieu des Jumeaux »), a hérité de l’enfance de Lleu mais aussi à l’âge adulte de la magie agricole et des trois métiers de Manawyddan même si le thème du cuir est résiduel (Eusice se limite à nettoyer et à ranger les chaussures des « frères » du monastère). En revanche, le cheval sorti du fleuve est comme le Huccan de la Vie de saint Hervé un démon zoomorphe non christianisable. (29) Vie de saint Hervé, §33, éd. A. de la Borderie, trad. S. Falhun dans B. TANGUY et alii, s.l. [Tréflévenez], 1990, p. 129.

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Bernard Robreau à l’eau rappelle d’ailleurs aussi la fuite marine du Twrch Trwyth dans la quête de mariage d’un Kulhwch dont le nom comporte aussi celui du cochon, hwch, et dont nous avons évoqué plus haut des comportements rappelant beaucoup l’attitude de l’irlandais Lugh lors de la seconde bataille de Mag Tured. Une fois encore, l’imbrication des données concernant le Mannois et Lug paraît inextricable. Tout juste pourrait-on dire que le second montrerait plus d’affinité avec le porc et le premier plus avec le cheval. Mais ce serait oublier que les Dioscures indiens sont les Aśvin, c’est-à-dire « les cavaliers ». Eusice et Hervé, les héritiers chrétiens du Neptune gaulois, endossent donc tous deux à la fois les oripeaux du Polytechnicien et d’un Neptune gaulois aux affinités bien proches de leur confrère mannois. Inversement, rien ne nous affirme que les démons Trabaudus ou Huccan ou encore Eusice ou Hervé aient été des gardiens du feu dans l’eau, le mythe caractéristique du Nechtan irlandais, du Neptune romain ou de l’Apam Napat iranien. Il faut cependant peut-être approfondir ce point car nous avons montré que ce mythe possédait une large descendance en Gaule, particulièrement en pays carnute où l’une concerne l’étang de Verdes et l’autre l’acqueduc galloromain liant Chartres aux sources d’Houdouenne à Ver. Cette fontaine dont le fond est obstrué par un polissoir néolithique qu’il ne faut pas enlever sinon l’eau inonderait le pays et justifie un dicton qui semble lier la destruction de Chartres à une explosion (« quand le trou d’Houdouenne pétera, Chartres périra »). Une légende du même type a existé à Gennes en Anjou où le sort de cette petite ville est lié à la fontaine d’Avort située sur la commune de Louerre quelques kilomètres en amont du site gallo-romain (théâtre, nymphée, sanctuaire) de Gennes. Elle aussi contiendrait une pierre sur laquelle auraient été gravés deux vers : « Quiconque me lèvera/Gennes par l’eau périra ». Il y a même une présomption de penser qu’une légende identique perdue existait en amont de Bourges.30 Or, les deux seuls autres exemples que je connaisse de ces légendes prédisant la destruction d’une ville gallo-romaine concernent d’une part Thésée et d’autre part le lac de Grandlieu. La Fontaine Herbault de Thésée en Loir-et-Cher menacerait constamment d’inonder le pays et on croit qu’elle occasionnera une telle crue que Tours sera détruite, car il a été prédit que « Tours périrait par le Cher ». Au lac de

(30) Cette présomption repose sur la ressemblance des sites de Gennes et de Baugy aux sources de l’Yèvre qui conflue à Bourges avec l’Auron. Aux sources de la Bondonne à Baugy-Alléans, il existe un théâtre pour lequel on a recherché la proximité de l’eau, une fontaine monumentale et un sanctuaire gallo-romain sans compter la présence du toponyme Avord, entre Baugy et Bourges, qui autant que l’équipement cultuel et le dispositif naturel, est commun aux deux structures.

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Le Mannois et le Polytechnicien Grandlieu, vers son extrémité orientale, se trouvait au début du XIXe siècle dans l’île d’Un une pierre levée percée d’un trou qui servait, croyait-on, à boucher l’entrée du gouffre qui avait vomi l’eau du lac et englouti la ville d’Herbauge où s’étaient réfugiés les habitants de Nantes ou de Rezé après la dévastation des légions de César. Thésée est l’antique Tasciaca, uicus galloromain de 25 ha sur la voie entre Bourges et Tours et c’est justement d’un fanum de cette petite agglomération que provient la dédicace au dieu du Cher que nous avons évoqué plus haut à propos de saint Eusice et de son cheval démoniaque sortant de la rivière. Quant au lac de Grandlieu, nous avons vu qu’il servait aussi de toile de fond au rituel du cheval Mallet de Saint-Lumine-de-Coutais. De cet examen des données insulaires et continentales, la thèse de B. Sergent me paraît sortir plutôt renforcée. Les données irlandaises accordent au Mannois des caractéristiques de dieu de la mer et de l’Autre monde. Celles du Pays de Galles qui insistaient moins là-dessus me semblent maintenant moins éloignées de la mythologie irlandaise dans la mesure où la magie du cuir conduit au coracle et à la mer et que l’abondance céréalière produite par la magie de Manawyddan peut être un sous-produit modernisé d’un maître des poissons pré-indo-européen. L’assimilation du magicien Gwydyon au Mannois permet de distinguer un oncle et deux neveux jumeaux (Lleu et Dylan) apparus de l’océan et rapproche la situation de celle, grecque, où Poséidon prodigue chevaux et pouvoirs maritimes aux Dioscures. En Gaule, on observe un Neptune fluvial capable de soulever des tempêtes et de se métamorphoser en cheval qui paraît un équivalent très vraisemblable du Mannois, mais qui paraît avoir perdu ses pouvoirs sur le feu qui sont passés à l’Apollon gaulois, dieu de sources bouillantes, qui rappelle davantage Diancecht, grand-père de Lug, rechargeant en feu les guerriers morts au combat dans sa fontaine de santé que Nechtan dont la fontaine est purement ordalique. Le Mannois ressemble pourtant beaucoup au Polytechnicien. Tous deux possèdent des talents maritimes, un équipement (cheval, armes, barque) commun, un talent pour les arts du cuir, des affinités avec les pommes et les porcs de l’Autre monde, le jet de pierres à distance (le cheval démoniaque de la Navigation du coracle de Maelduin ; la pierre de fronde de Lug lancé dans l’œil de Balor), la magie circulaire (le cheval d’Eusice ou ceux de la navigation irlandaise ; la magie féminine de Lug effectuant un cercle autour de l’armée ennemie)… L’importance de ces points communs pourrait s’expliquer, d’une part par les relations anciennes qui feraient du Mannois l’éducateur du Polytechnicien, d’autre part par le caractère tentaculaire d’un Lug panceltique dont la définition de dieu de tous les arts permettait l’annexion de toutes les autres personnalités.

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Bernard Robreau La position des Guyonvarc’h est-elle irrémédiablement ruinée ? Il reste encore bien des choses à comprendre. L’absence du Mannois dans les textes concernant la Seconde bataille de Mag Tured pourrait s’expliquer par l’archaïsme du texte qui serait d’une époque très antérieure à celle de la naissance historique du Mannois. Celle de Nechtan aux liens bien affirmés avec le feu se comprendrait mieux s’il avait transmis ses pouvoirs à Diancecht, présent dans la liste, plutôt qu’au Mannois. Cela correspondrait peut-être mieux aussi à la situation gauloise où l’Apollon est souvent un médecin des sources bouillantes ou bouillonnantes. Enfin, il faut sans doute revenir aux réalités pré-indo-européennes sous-jacentes à notre mythologie celtique. La civilisation mégalithique des rivages de l’Europe occidentale n’était certainement pas indo-européenne. On retrouve dans les données de notre étude plusieurs éléments qui ont bien des chances de provenir de ce très lointain passé : la notion d’un Autre monde conçu comme une Terre des femmes insulaire ou sous-marine où les âmes se régénèrent ; celle d’un navire de cuir rond (le coracle ou roue ramante) utilisé pour le rejoindre antérieurement au cheval indo-européen… Le maître du feu dans l’eau et le Lug panceltique, tous deux pourvus de pouvoirs aquatiques dès leur arrivée sur les littoraux occidentaux, ont-ils absorbé parallèlement tout ou partie de ces données antérieures ? Peut-être même ont-ils été assimilés à d’anciens génies des eaux à l’interpretatio fluctuante. Est-il absolument sûr que le Neptune gallo-romain renvoie toujours à un confrère de Manawyddan ou de Poséidon et jamais à des Lugoves, ces Dioscures celtiques nés de l’océan selon l’interprétation dumézilienne qui me paraît toujours valable, voire que dans les états tardifs le Mannois n’ait jamais été confondu avec le Polytechnicien, ce qui expliquerait ces ressemblances parfois bien fortes ? Néanmoins, l’examen auquel je viens de procéder me convainc qu’en dépit de ma fidèle admiration pour les travaux de F. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc’h, il va falloir me débarrasser de ma formule de « Manawyddan, le Lug de l’île de Man ».

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ESQUISSES INDO-GRECQUES VII : ATHÉNA ET RĀMA INDIGNES CHRISTIAN ROSE (FOREL) 0. AVANT-PROPOS C’est pour moi un privilège et un plaisir de participer aux Mélanges offerts à mon ami B. Sergent, le plus grand mythologue comparatiste vivant dans le domaine indo-européen. Ce volume rend un hommage légitime à cet érudit éminent qui a bien mérité de la recherche et qui y fait toujours honneur, notamment par ses travaux du meilleur cru touchant aux mythes eurasiatiques et américains. Voici deux à trois décennies, la lecture éclairante de ses ouvrages et articles d’abord et nos discussions stimulantes ensuite, lors de diverses rencontres, ont contribué à me tourner peu à peu vers le comparatisme mythologique et à me distancier du linguistique pur et dur. La présente étude n’a cependant pas pour but de manier l’encensoir. Elle vise à relancer entre B. Sergent et moi un débat cordial sur Athéna. Cette déesse est-elle univoquement, comme il le prétend, l’héritière de la Grande Déesse transfonctionnelle proto-indo-européenne et s’apparente-t-elle, à ce titre, à l’Indienne Devī/Durgā ainsi qu’aux Irlandaises Badhbh/Neamhain/ Mórríoghain/Macha~Brighid ? Ou bien, comme je le propose (et j’abonderai en ce sens dans de prochaines publications), Athéna, en vertu d’un syncrétisme typologique, dont les ressorts restent à cerner, relève-t-elle aussi, par nature – et concurremment avec Zeus, son père par androgénèse –, du type guerrier… masculin que représentent Indra et consorts en Inde ?1 (1) B. Sergent a réuni force comparaisons entre Athéna et ses consœurs d’Inde et d’Irlande. Elles ne sont pas toutes admissibles, mais la parenté est indéniable. Par ailleurs, une partie du matériel grec exploité par B. Sergent peut être affecté à des rapprochements plus étroits du côté d’Indra. Je m’emploierai à le montrer dans des études ultérieures. Voir déjà en ce sens le point (1) de cette note et les § 4.6.3-4 infra. B. SERGENT, Athéna et la grande déesse indienne, Paris, 2008, p. 357-359 (La vérité des mythes) ne tient pas compte dans ses critiques contre l’Athéna « indrienne » (pas plus qu’É. PIRART, La naissance d’Indra. Approche comparative des mythes de l’Inde ancienne, Paris, 2010, p. 30, 61-72, malgré 50 [Collection Kubaba. Série Antiquité] dans les siennes d’ailleurs) que ce n’est pas Athéna seule, mais et Athéna et le fulminant Zeus que je compare complémentairement au type indrien. B. Sergent se satisfait d’un bref « à la manière de Christian Rose », dans lequel je ne me reconnais pas, pour me prêter cette erreur de méthode : je prendrais les fonctions « indriennes » d’Athéna pour sa nature, qui serait fondamentalement

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Christian Rose 1. Introduction Dans l’Iliade et dans le Rāmāyaṇa de Vālmīki (RVk), lors d’un combat singulier déséquilibré – ‘Ménélas vs Pâris’, ‘Vālin vs Sugrīva’ –, qui a pour enjeu une épouse « commune » – Hélène, Rumā – et/ou la royauté du côté indien, une figure guerrière éminente – Athéna, Rāma –, particulièrement vénérée dans son système mythico-religieux, machine et fait commettre ou commet elle-même une violation du code d’honneur de la guerre : un tiers dissimulé – Pandaros incité par Athéna, Rāma en personne – interfère dans le duel contre le vainqueur – Ménélas, Vālin – en l’atteignant d’une flèche mortelle, ou censément mortelle.2

« devīque ». É. PIRART, Naissance d’Indra [à cette n.], 2010, p. 191-193 a dénoncé cette prétendue confusion : je souscris à son propos (sauf quand, p. 192, il parle du… « subterfuge de l’anisomorphisme »). Je préciserai deux choses. (1) Le dossier comparatif indrien, stricto et lato sensu, de la naissance d’Athéna est bien plus dense que le dossier comparatif devīque. Dans des circonstances rappelant celles de la seconde naissance d’Indra, Athéna naît armée, telle les Marut, alliés du dieu ; elle jaillit du crâne paternel (Métis avalée ou non), comme le fait du dos paternel le héros-foudre ossète Batraz, typologiquement proche du dieu-foudre puîné virtuel de la déesse. Devī émane sans armes des visages d’une pluralité divine masculine, de la Terre et de Saṃdhyā pour combattre des Asura (cf. Athéna, née de manière habituelle, pour affronter les Géants chez le seul Sid., Carm., 6, 1-29). De plus, les enfances d’Athéna n’ont aucun pendant devīque, mais des répondants indriens stricto sensu (CHR. ROSE, « Esquisses indo-grecques V : L’Athéna indrienne », dans FR. DELPECH-M.V. GARCÍA QUINTELA [Éd.], Vingt ans après Georges Dumézil (1898-1986). Veinte años después de Georges Dumézil (1898-1986), 2009, p. 121131 (Archaeolingua, 22) ; ID., « Esquisses indo-grecques VI : Achille et Athéna, ou les fils que n’eut jamais le Zeus indrien », dans G. HILY-P. LAJOYE-J. HASCOËTG. OUDAER-CHR. ROSE [Éd.], ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, p. 589-596, 613-614 (Publication du CRBC Rennes-2 Université de Bretagne. A publication of the CRBC, Rennes 2, European University of Brittany) vs B. SERGENT, Athéna [à cette n.], 2008, p. 172178). Une telle naissance et de telles enfances ne révèlent-elles pas la nature guerrière première d’Athéna, sa nature « indrienne » comparativement parlant ? (2) Parmi les quatre tribus ioniennes constitutives de la société athénienne, celle des gardiens (guerriers), quel qu’en fût le nom traditionnel, relevait, par recoupement, d’Athéna : Strab., VIII, 7, 1 ; Poll., On., VIII, 109 ; etc. ; cf. É. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. I, Paris, 1969, p. 289-291 (Le sens commun). Les autres ressortissaient à Zeus (prêtres), Poséidon (cultivateurs) et Héphaïstos (artisans). Le rapport d’Athéna aux gardiens était-il moins de « nature » que celui de Zeus, de Poséidon ou d’Héphaïstos à leurs tribus respectives ? (2) Contra J. BALDIC, Homer and the Indo-Europeans. Comparing Mythologies, Londres-New York, 1994, p. 54.

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Athéna et Rāma indignes L’épisode grec est plus complexe que l’indien, mais repose sur la même trame. Si Rāma se charge seul de la vilenie, Athéna, en plus de pousser Pandaros à la faute, et aussi Aphrodite, sans être de connivence avec elle, s’immiscent dans le duel. En effet, en Inde, Rāma, embusqué derrière un arbre, dans un taillis touffu, occit d’une flèche Vālin au moment où, bien plus fort que Sugrīva, il est sur le point de le terrasser. En Grèce, à l’instigation machiavélique d’Athéna, Pandaros, dissimulé derrière les grands boucliers de ses compagnons d’armes, décoche une flèche contre Ménélas, mais la déesse dévie furtivement le projectile, qui l’égratigne au lieu de le faire périr. Quelques instants auparavant, Ménélas, très supérieur à Pâris, aurait tué son adversaire si Aphrodite, de sa propre initiative, ne le lui avait soustrait. Les convergences entre les déloyautés d’Athéna et de Rāma s’inscrivent dans un tel réseau de correspondances épiques, et d’autres impliquant aussi Zeus et Indra, voire Þórr du côté scandinave, qu’il doit s’agir d’un héritage. 2. Athéna indigne 2.1. Le Jugement de Pâris et le rapt d’Hélène3 2.1.1. Lors des noces de Thétis et de Pélée, Héra, Athéna et Aphrodite se disputent la pomme d’Éris proposée à la plus belle. Sollicité comme juge, Zeus se récuse et recourt à l’arbitrage substitutif de Pâris. Hermès conduit les rivales sur le mont Ida de Troade, où le prince troyen paît ses troupeaux, et l’informe de la charge qui lui incombe.4 (3) Pour un aperçu plus complet des traditions relatives à Pâris Alexandre traitées ici, on consultera commodément P. WATHELET, Dictionnaire des Troyens de l’‘Iliade’, t. II, Liège, 1988, p. 814-827, 1459-1461 (Documenta et Instrumenta). (4) Stas., Ch. Cypr., I, 86-90 : A. SEVERYNS, Recherches sur la ‘Chrestomathie’ de Proclus. T. IV. La ‘Vita Homeri’ et les sommaires du cycle. Texte et traduction, Liège, 1963, p. 76-77 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. 170) ; Eur., Iph. Aul., 1291-1310 ; ps-Apoll., Epit., III, 2 ; etc. Sur Zeus qui se récuse et fait de Pâris son substitut, détail implicite dans les témoignages précédents, où, de toute façon, le Cronide désigne le Troyen comme juge pour trancher la querelle : Luc., Dial. dieux, XX, 1 et 7 ; Dial. Mar., V, 2 ; Lib., Narr., XXVII, 2 Foerster ; Pr. Myth. Vatic., III, 5, 2-3 Zorzetti et Berlioz ; cf. les prolégomènes à l’Iliade des manuscrits homériques, en particulier l’Ottobianus 58, l. 19-25 et l’Ambrosianus 1015, l. 13-20, dans A. SEVERYNS, « Un sommaire inédit des ‘Chants Cypriens’ », dans Mélanges Henri Grégoire, t. II = Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire orientales et slaves, t. 10, 1950, p. 575, 601 ; en outre, l. 5-9 d’autres manuscrits dans A. SEVERYNS, « Pomme de discorde et jugement des déesses », dans Phoibos, t. 5, 1950-1951, p. 147, 155.

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Christian Rose Pâris, rappelons-le, a un lien particulier à l’Ida. Il est d’ailleurs parfois appelé Idaios.5 Sur le point de le mettre au monde, Hécube se vit en songe accoucher tantôt d’une torche ardente qui incendiait Troie, tantôt d’un centimane porte-feu qui anéantissait la ville.6 L’enfant causerait un jour la perte de sa patrie, interpréta-t-on : il fallait l’éliminer. Les serviteurs chargés par le roi Priam de tuer le bébé dans l’Ida eurent pitié et l’y exposèrent ; des bergers le recueillirent et l’élevèrent, lui donnant le nom de Pâris.7 Ou bien, notamment : laissé en pâture dans l’Ida par Agélaos sur l’ordre de Priam, il fut nourri pendant cinq jours par une ourse, puis finalement adopté par le même Agélaos, qui l’appela Pâris. L’enfant devint un vigoureux et vaillant jeune homme, aussi reçut-il le surnom d’Alexandre – le héroonyme Ἀλέξανδρος étant donc censément tiré du verbe ἀλέξω « protéger, défendre».8 Les circonstances l’amèneront à être reconnu et à retrouver les siens lors de sa participation victorieuse contre ses frères à des jeux funèbres célébrant précisément sa mémoire.9

(5) Eur., Iph. Aul., 1289-1290 ; cf. Andr., 706 ; Héc., 944 ; Or., 1364. (6) La vision du centimane (hécatonchire) porte-feu se trouve uniquement chez Pind., Péans F 8a, 14-25 Snell-Maehler (= F 8, 25-35 Puech), en particulier 20-21 (= 30-31) : [...] πυρφόρον ἐρι[ | ἑκατόγχειρα […]. (7) Il était appelé Πάρις soit en tant que « celui qui avait été élevé dans la besace » (Σ Eur., Andr., 293 : ἐν τῇ πήρᾳ τραφείς) soit pour « avoir échappé à la mort » (Σ ΑD Il., III, 325 : παρηλθεῖν τὸν μόρον). Autres sources de ces étymologies populaires dans la n. suivante. Voir La ‘Bibliothèque’ d’Apollodore, traduite, annotée et commentée par J-CL. CARRIÈRE-B. MASSONIE, Paris, 1991, p. 238-239 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 443). (8) Cf. ps-Apoll., III, 12, 5 : « Il fut surnommé Ἀλέξανδρος parce qu’il repoussait les brigands et défendait les troupeaux (τοῖς ποιμνίοις ἀλεξήσας) » ; ou encore Σ AD Il., XII, 93 : « il fut appelé Πάρις, non comme d’aucuns le prétendent parce qu’il avait été élevé dans une besace (ἐν πήρᾳ ἐτράφη), mais parce qu’il avait échappé à la mort (τὸν μόρον παρῆλθεν) ; par la suite, (il fut appelé) Ἀλέξανδρος parce qu’il avait défendu sa patrie (τῇ πατρίδι ἠλέξησεν), c’est-à-dire l’avait secourue alors que l’ennemi l’attaquait. » Cf. H. VAN LOOY, « Παρετυμολογεῖ ὁ Εὐριπίδης », dans ‘Zetesis’. Album amicorum door vrienden en collega’s aangeboden aan Prof. Dr. E. De Strycker, gewoon hoogleraar aan de Univ. Facult. Sint-Ignatius te Antwerpen ter gelegenheid van zijn vijfenzestigste verjaardag, Anvers-Utrecht, 1973, p. 252. Aujourd’hui, on dérive plus précisément le héroonyme Ἀλέξανδρος ( ἀλεκταίνει). La force et l’arrogance sont des traits rākṣasiques, de Rāvaṇa en particulier. (55) M. MAYRHOFER, Wörterbuch [n. 52], 1997-2001, p. 423 s.u° rákṣas-. (56) S.W. JAMISON, Draupadī [n. 47], 1994, p. 9. (57) Je ne sais s’il faut rapprocher également Sugrīva et Pâris pour les points suivants. 1° L’armée des Vānara inclut des ours ; Pâris a été nourri par une ourse. 2° Dans des circonstances qui ne se recoupent pas, Sugrīva et Pâris vivent en sécurité dans des montagnes, le R̥śyamūka et l’Ida. 3° Transportée dans les airs par Rāvaṇa, Sītā a laissé choir son voile et ses parures à la vue de Sugrīva. Or, avant de se présenter devant Pâris, juge de beauté, les trois déesses ont baigné leurs corps aux sources de l’Ida (cf. Eur., Andr., 284-289), et la toilette d’Aphrodite faisait l’objet d’une description particulière (cf. Stas., Ch. Cypr., F 3-4 Bernabé = F 4-5 Davies = F 5-6 West). Il est vrai que, dans la mesure où Pâris enlève Hélène consécutivement au Jugement sur l’Ida, le Troyen est tout autant rapprochable de Rāvaṇa qui emmène Sītā, rapt dont est témoin Sugrīva sur le R̥śyamūka.

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Athéna et Rāma indignes 4.5. Héra et Sif, Athéna et Þrúðr, Aphrodite et Freya, Pâris et Hrungnir 4.5.1. Hrungnir, qui veut s’approprier les deux déesses Sif et Freyja, évoque l’iranien Aži Dahāka, le Zohak du Livre des Rois, tricéphale cousinant avec Viśvarūpa et serpent comme Vr̥tra (aži- = áhi-) : il enlève à Yima/ Djemschid ses deux filles Saŋhauuāc/Schehrinaz et Arǝnauuāc/Arnewaz), « qui rivalisent de beauté physique ».58 Il en fait ses épouses, mais Θraētaona/Feridoun – parent de Trita Āptya, l’allié d’Indra contre Viśvarūpa – les lui reprendra. On soulignera la correspondance corrélative des vainqueurs de Hrungnir et de Aži Dahāka/Zohak : Þórr, par ailleurs pendant guerrier de l’Indra indien, et Θraētaona/Feridoun. Elle suggère que Θraētaona/Feridoun tient ici mutatis mutandis le rôle que l’*Indra divin proto-iranien, devenu un démon (daēuua), ne peut plus jouer. 4.5.2. Hrungnir a, par ailleurs, enlevé Þrúðr, la fille de Þórr.59 On ne sait rien de ce rapt. On notera cependant que Freyja, en servant la bière à Hrungnir, a un rapport indirect avec Þrúðr. Celle-ci a un homonyme : il y a une autre Þrúðr qui, Valkyrie, sert la bière aux Einherjar dans la Valhöll.60 Quoi qu’il en soit, les trois déesses scandinaves virtuellement ou réellement enlevées par Hrungnir rappellent sur le plan relationnel les trois Olympiennes du Jugement de Pâris (lesquelles, se disputant le prix de beauté, évoquent les deux Iraniennes, qui rivalisent précisément de beauté). Toutes, à l’exception de Freyja, déesse de l’amour comme Aphrodite, ont un lien conjugal ou filial avec Zeus et Þórr : Héra/Sif épouses de Zeus/Þórr, Athéna/Þrúðr leurs filles, Aphrodite (sa fille)/Freyja déesses de l’amour. Cependant, l’opposition nordique fondée sur le critère du lien conjugal ou filial, ‘Sif et Þrúðr liées à Þórr vs Freyja non liée à Þórr’, qui recoupe le clivage « ethnique » ‘Sif et Þrúðr déesses Ases vs Freyja déesse Vane’, renvoie isomorphiquement à la sentence du Jugement : ‘Héra et Athéna dédaignées vs Aphrodite choisie’. D’autre part, si l’on tient compte qu’Aphrodite passe aussi pour la fille d’Ouranos, on obtient alors l’isomorphisme relationnel suivant : ‘Héra/Sif : épouses de Zeus/Þórr + Athéna/Þrúðr : leurs filles’ vs ‘Aphrodite/Freya leurs non-filles’. 4.5.3. Dans les équivalences relationnelles ci-dessus, Zeus et Þórr ont été considérés comme des pendants. Certes, ils diffèrent en ce sens : Zeus est le souverain primofonctionnel qui esquive un arbitrage et y commet Pâris ; protecteur de l’hospitalité bafouée par Pâris, Zeus évoque Óðinn de (58) Ārd Yašt, V, 34, 6 ; IX, 14, 5 ; XV, 24, 6 ; XVII, 34, 6. (59) Ragnarsdrápa, 1. (60) Grímnismál, 13.

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Christian Rose l’hospitalité duquel abuse Hrungnir ; Þórr assume son rôle de champion divin au marteau Mjǫllnir. Cependant, Zeus est, dans l’histoire mythique, le champion au foudre des Olympiens devenu le roi fulminant de l’univers, tel Indra, mais investi en plus de la souverainté mitra-varuṇienne.61 4.5.4. D’autre part, Þrúðr « Force », n’est pas étrangère à Athéna. Elle incarne un caractère guerrier de Þórr,62 comme la Latine Nerio « Qualité virile, Courage »63 le fait pour son époux Mars.64 Or, naissant tout armée de son père, Athéna fait figure d’essence guerrière personnifiée du Zeus indrien,65 une essence émanant précisément de lui quand il accède à la souveraineté primofonctionnelle consécutivement à ses victoires, en champion fulminant, sur les Titans et sur Typhon, si l’on suit Hés., Théog., 881-900. Cependant, à la différence de Þrúðr ou de Nerio, déesses mineures, Athéna s’oppose structuralement à Arès dans le patronage de la seconde fonction grecque66 ; et l’on se rappellera que, parmi les quatre tribus (61) Voir CHR. ROSE, Athéna indrienne [n. 1], 2009, p. 132. Zeus est plus exactement un Dyu (*Dyḗws), qui fonctionne comme un Indra roi fulminant investi de la souveraineté mitra-varuṇienne. (62) R. SIMEK, Dictionnaire de la mythologie germano-scandinave, t. II, 1996, p. 331 s.u° Þrúðr 1 et 2. De même, les fils de Þórr, Magni « Puissant » et Móði « Courageux » ou « Furieux ». Cf. les enfants divins d’Indra, Jayanta « Victorieux » et Jayantī « Victorieuse ». (63) Gell., NA, XIII, 23, 7 : « uirtus et fortitudo ». (64) Cf. encore, dans son entourage, les déesses Bellona et Moles, qui personnifient respectivement la guerre et les masses compactes de soldats (ou bien les efforts au combat ?). (65) On ne fera pas d’Athéna une sorte de śakti grecque anachronique : elle y ressemble, mais elle ressortit, en fait, au type natal jaillissant du héros-foudre ossète Batraz. (66) L’iranienne Nairiiā Hąm.varǝiti « Vaillance Masculine », « déesse guerrière sans doute comparable à la latine Nerio Martis » (É. PIRART, Guerriers d’Iran. Traduction annotée des textes avestiques du culte zoroastrien rendu aux dieux Tištriya, Miθra et Vr̥ θragna, Paris, 2006, p. 127 n. 135 [Collection Kubaba. Série Antiquité] = ID., L’Aphrodite iranienne. Études sur la déesse Ārti. Traduction annotée et édition critique des textes avestiques la concernant, Paris, 2006, p. 40 n. 77 [Collection Kubaba. Série Antiquité]), est, il est vrai, plus active que la Latine ou que Þrúðr. Elle patronne avec Vāta, le Vent, un jour du calendrier (le dernier de la première huitaine : Sīh-rōzag 1, 22 ; 2, 22), dont le dieu est l’éponyme. Comme le signale É. PIRART, Naissance d’Indra [n. 1], 2010, p. 130-131, 145-148, 157-160, Nairiiā Hąm.varǝiti qui seconde Kǝrǝsāspa contre Vāta rappelle Athéna qui assiste Diomède et Héraclès contre Arès (duquel l’auteur admet avec moi l’affinité venteuse). Ce rapprochement entre l’Iranienne et la Grecque ne contredit pas pour autant la parenté d’Athéna (vs Arès) avec Indra-Arjuna (vs Vāyu-Bhīma). En effet, Athéna antagoniste à Arès ne représente pas un aspect de ce dieu (qui a les déesses

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Athéna et Rāma indignes fonctionnelles initialement constitutives de la société athénienne, celle des gardiens ressortissait à Athéna.67 4.6. Athéna « mère » de Ménélas et Indra initialement incarné en Rāma 4.6.1. Initialement Indra s’incarnait en Rāma. Ménélas est le Rāma grec au sens défini supra. Une comparaison fait d’Athéna la mère de l’Atride. Cette image figure dans le contexte du duel : Ménélas, victime de la lâcheté, est le correspondant inverse de Rāma, qui la commet en pécheur deutérofonctionnel structuralement homologue à Indra ; et, à l’instigation d’Athéna, Pandaros est l’émule du héros indien. Or cette Athéna incitatrice, on le sait, s’identifie à l’Athéna qui représente la deuxième fonction dans le Jugement de Pâris et patronne la guerre contrastivement avec Arès. En conséquence, non seulement Athéna (fille androgénique de Zeus, monarque fulminant) et Indra, roi au foudre de seconde fonction, se font pendants, mais encore l’image d’Athéna mère de Ménélas renvoie au lien incarnatif originel d’Indra à Rāma. 4.6.2. On opposera sans doute que c’est accorder un poids excessif à cette comparaison, laquelle renchérit seulement sur le rôle protecteur d’Athéna à l’égard du héros, pour en inférer un parallélisme aussi étroit avec Indra. Cette objection ignorerait la confirmation qu’apporte la seule autre image maternelle d’Athéna dans les épopées homériques. La déesse est qualifiée de mère pour Ulysse,68 alors que, compétiteur d’une course à pied, le héros Éris et Ényo dans son entourage). Si l’on pousse la logique comparative d’É. Pirart jusqu’au bout, Nairiiā Hąm.varǝiti hostile à Vāta n’incarne donc pas nécessairement (et paradoxalement) la vaillance masculine spécifique de ce dieu, à la différence de Nerio, Vaillance de Mars. Or, justement, dans une optique structuraliste évolutive, il faut tenir compte que l’Iṇdra iranien, divergeant de l’Indra indien (confirmé notamment par le type Zeus/Þórr champions au foudre/au marteau), est devenu un démon (daēuua). Certaines données comparatives, comme l’existence du zæd (= yazata) ossète Uastyrdži, apparenté à l’Indra indien (voir § 4.6.4, et [n. 80 et 82]), et d’autres encore se rapportant à des traditions scythiques (qui seront examinées ultérieurement), laissent entrevoir l’*Indra yazata proto-iranien (cf. aussi § IV, 5, 1). Il est dès lors vraisemblable que Nairiiā Hąm.varǝiti était initialement l’incarnation d’une qualité guerrière de cet *Indra yazata (sa mère ? sa fille ?). Et si Nairiiā Hąm.varǝiti flanque Vāta dans le patronage d’un jour, elle n’est sans doute que le substitut de cet *Indra yazata. Sa parenté avec la Nerio de Mars plaide plutôt en ce sens. Dieu non venteux, Mars est le destinataire de l’October Equuus, comme Indra anciennement l’est de l’aśvamedha, ainsi que des suouetaurilia, rapprochables de la sautrāmanī, dont Indra est le bénéficiaire central. (67) Voir [n. 1]. (68) Il., XXIII, 782-784.

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Christian Rose correspond très précisément à Indra, participant d’une épreuve divine comparable.69 J’ajouterai cette autre ressemblance héroïco-théologique, entre (69) Cette correspondance majeure fera l’objet d’une publication détaillée ultérieure. La voici, résumée. Deux mythes brāhmaṇiques très différents ont la même fonction étiologique : expliquer pourquoi, dans la cérémonie matinale du sacrifice védique de l’agniṣṭoma, Vāyu, le dieu Vent, et Indra se partagent la première des trois coupes à soma communes à deux dieux, et pourquoi Vāyu y boit avant Indra la moitié de l’élixir, puis consomme conjointement avec lui le reste, à raison d’un quart chacun. Selon Aitareya Brāhmaṇa, II, 25, la hiérarchie des préséances et les parts inégales ont été fixées par l’ordre d’arrivée d’une course divine à pied mettant aux prises six participants. Vāyu était le plus véloce et menait. Indra le talonnait. Vāyu accepta cependant de ralentir et de remporter l’épreuve ex æquo avec Indra. Selon Śatapatha Brāhmaṇa M., IV, 1, 3 ; K., V, 1, 3, la priorité rituelle de Vāyu remonte aux précieux services rendus jadis à la gent divine : dieu le plus rapide, il fut chargé de partir en éclaireur vérifier si le monstrueux Vr̥tra foudroyé par Indra était mort ; puis, usant de son souffle, il élimina les désagréments olfactifs et gustatifs du soma originel, identifié ici au cadavre putride de Vr̥tra, et en transféra la pestilence dans les bestiaux sacrifiés. Ces mythes ont des parallèles dans deux épisodes du chant XXIII de l’Iliade, consacré aux funérailles de Patrocle et aux jeux funèbres qu’organise Achille en son honneur. Tantôt les dieux Vents Zéphyr et Borée, tantôt le petit Ajax rappellent Vāyu. Dans le premier épisode (177-230), Zéphyr et Borée, invoqués par Achille, mettent en œuvre leurs souffles, indispensables à la crémation du bûcher funéraire où gît la dépouille de Patrocle ; cf. le souffle indispensable de Vāyu qui rend consommable le soma assimilé au cadavre de Vr̥tra. Pour ce faire, les deux Vents ont accouru ensemble de Thrace en Troade. Bien que Zéphyr soit plus rapide que Borée (donnée sous-jacente qu’il est aisé de démontrer), il ne l’a pas distancé, évoquant Vāyu qui se laisse remonter par Indra. Aussi les Vents grecs, arrivés côte à côte, sont-ils abreuvés conjointement de libations vineuses par Achille ; cf. Vāyu et Indra ex aequo et leurs communes libations somiques. Le second épisode (740-797) relate une course héroïque à pied. Cette épreuve fait partie des jeux funèbres. Elle a pour premier prix un cratère à vin de six mesures et met aux prises trois participants, cf. les six dieux indiens et les trois coupes à soma. Comme Vāyu, le petit Ajax est le plus véloce et mène. À l’instar d’Indra, Ulysse le talonne. Ensuite, stimulé par Athéna, Ulysse rattrape Ajax et se retrouve au coude à coude avec lui, tel Indra qui revient à la hauteur de Vāyu. Ajax et Ulysse sont sur le point de terminer ex æquo comme les deux Indiens, mais Athéna, fait chuter in extremis Ajax : Ulysse triomphe seul. Correspondant malheureux de Vāyu qui élimine les désagréments olfactifs et les transfère dans les bestiaux sacrifiés, Ajax pique du nez et de la bouche dans la bouse de bœufs immolés, suscitant l’hilarité générale. Résigné, il reconnaît là l’intervention d’Athéna, la « mère » omniprésente d’Ulysse, et devra se contenter du deuxième prix. Le petit Ajax non seulement relève de la sphère d’Arès, reflet guerrier de Vāyu, mais il a des affinités typologiques avec Bhīma-Vāyu dans le duo contrasté qu’il forme avec le grand Ajax (guerrier d’Athéna dévoyé) affin d’Arjuna-Indra, cf. D. BRIQUEL, « Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves indoeuropéens », dans Kernos, t. 8, 1995, p. 34-37. Quant à Ulysse, sans faire partie luimême d’une paire dichotomique, il rappelle par ailleurs, à d’importants égards

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Athéna et Rāma indignes les fidèles, les patientes Pénélope et Śacī, épouses respectives d’Ulysse et d’Indra, courtisées, harcelées par un /des prétendant(s) en l’absence prolongée des maris.70 Or comme l’a démontré N. Allen, les errances et les rencontres féminines d’Ulysse recoupent l’exil et les relations amoureuses d’Arjuna, incarnation, fils d’Indra et héros central du Mahābhārata.71 En conséquence le parallélisme ‘Athéna « mère » de Ménélas // Indra initialement incarné en Rāma’ se double d’un autre similaire : ‘Athéna « mère » d’Ulysse » // Indra incarné en Arjuna (et son père)’. Cette similitude est d’autant plus remarquable que Pénélope, épouse d’Ulysse, est la cousine germaine d’Hélène, femme de Ménélas. Or, Ulysse briguait la main d’Hélène. Se sachant barré par Ménélas, il renonça et se consola en convolant avec Pénélope. 4.6.3. Une grosse mise au point s’impose ici. Selon B. Sergent (qui ne traite nullement des deux images maternelles homériques), les liens d’Athéna à la maternité l’apparentent aux Irlandaises Badhbh/Neamhain/Mórríoghain~ Brighid ainsi qu’à l’Indienne Devī, en tant qu’héritière de la *Grande Déesse grecque transfonctionnelle, principe féminin unique d’origine indoeuropéennne : Athéna dite Μητήρ « Mère» en Élide et Athéna mère… biologique d’Apollon Πατρῷος « Ancestral », des œuvres d’Héphaïstos à Athènes.72 En réalité, Athéna tient d’Indra dans le cas de l’épiclèse, et, syncrétiquement de lui, dans celui de la maternité, si tant est que cette maternité dérive d’une tradition archaïque. En effet, en Élide, les femmes ont fondé un sanctuaire à Athéna Mère pour remercier la déesse d’avoir exaucé leur prière : elles lui avaient demandé de concevoir des fils sitôt qu’elles s’uniraient à leurs époux. Non seulement Athéna les satisfit, mais les couples éprouvèrent beaucoup de plaisir dans leur union.73 Or il se trouve que l’Indra rig-védique rend, en Arjuna ou Indra encore (voir infra). Or, coureur à pied en correspondance la plus étroite – quasi isomorphique – avec Indra, Ulysse est assisté par Athéna dite ici, rien qu’ici, « sa mère ». (70) Śacī est harcelée par Nahuṣa : Mbh., V, 11, 13-15, 19 ; XII, 329, 31-38. (71) N.J. ALLEN, « Arjuna and Odysseus : a Comparative Approach », dans South Asia Library Group Newsletter, t. 40, 1993, p. 39-43 ; ID., « The Hero’s Five Relationship : a Proto-Indo-European Story », dans J. LESLIE [Éd.], Myth and MythMaking : Continuous Evolution in Indian Tradition, Londres, 1996, p. 1-20 ; cf. ID., « Why Did Odysseus Become a Horse ? », dans Journal of the Anthropoligical Society of Oxford, t. 26, 1995, p. 143-154. (72) B. SERGENT, Le livre des dieux. Celtes et Grecs II, Paris, 2004, p. 423-463, 576-577 ; B. SERGENT, Athéna [n. 1], 2008, p. 179-189, 342, 345, 359. (73) Paus., V, 3, 2. La spécificité masculine des enfants conçus se tire du contexte.

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Christian Rose toute honorabilité, des services analogues : grâce à lui, les femmes sont attirantes, désirables pour leurs futurs maris ; la plénitude conjugale règne ; et les épouses sont capables de donner des fils à leurs conjoints.74 Tant Athéna qu’Indra assurent donc une descendance mâle aux épouses ; Athéna surnommée Μητήρ l’est par métonymie, tout comme lorsqu’elle est dite Σάλπιγξ « Trompette » en tant qu’inventrice de l’instrument. 4.6.4. Venons-en à l’Athéna mère d’Apollon Patroos des œuvres d’Héphaïstos. Admettons, à la rigueur, avec B. Sergent qu’il ne s’agisse pas d’une union purement symbolique comme on l’a pourtant proposé avec vraisemblance.75 Admettons encore, à la rigueur, avec le savant français que cette Athéna mère perpétue la *Grande Déesse grecque. Pour autant, cela n’implique nullement que, dans le cas de la conception d’Érichthonios, bien distinct d’Apollon Patroos,76 Héphaïstos se soit jamais uni à Athéna. En effet, il existe un parallèle ossète rigoureux, qui rend illusoire tout autre impliquant un acte sexuel, j’y insiste.77 Je ne puis que me répéter : « Héphaïstos poursuit Athéna de ses vaines assiduités : son sperme jaillit, tombe à terre, Athéna le recouvre de poussière ; ou bien, il se dépose sur sa cuisse, elle s’essuie avec un flocon de laine, qu’elle jette à terre. […] À la vue de Satana lavandière, le dieu Uastyrdži est pris d’un désir irrépressible : son sperme gicle sur la pierre où est étalé le pantalon de la belle […]. La

(74) R. SÖHNEN, « Indra and Women », dans BSOAS, t. 54, 1991, p. 68-70, d’après ses analyses de RS, IV, 19, 7 ; VIII, 91, 7 ; X, 85, 25 et 45. (75) Cf. par exemple M. DELCOURT, Héphaistos ou la légende du magicien, Paris, 1957, p. 148 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. 146) et P. BRULÉ, La fille d’Athènes. La religion des filles d’Athènes à l’époque classique. Mythes, cultes et société, Paris, 1987, p. 27 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 363. Centre de recherche d’histoire ancienne, 76). (76) Cf. notamment M. DELCOURT, Héphaistos [n. 75], 1957, p. 197 et P. BRULÉ, Fille [n. 75], 1987, p. 27, malgré les spéculations de A.B. COOK, Zeus. A Study in Ancient Religion. T. III. Zeus, God of the Dark Sky, Cambridge, t. III, 1940, p. 223 ; K. KERÉNYI, Athene. Virgin and Mother in Greek Religion, Woodstock, 1978, p. 8186. (77) Contra B. SERGENT, Livre des dieux [n. 72], 2004, p. 453 ; ID., Athéna [n. 1], 2008, p. 201-206.

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Athéna et Rāma indignes terre en Grèce, la pierre en Ossétie sont ainsi fécondées.78 Des enfants en naissent, Érichthonios et Soslan ; Athéna et Satana les adoptent. »79 Uastyrdži est un zæd (= v.-av. yazata « [dieu] digne du sacrifice ») qui, libidineux, reflète la face lascive de l’Indra indien.80 La chaste Athéna occupe ici, par inversion, la position « péri-indrienne » de la femme désirée par le dieu « indrien » Uastyrdži. Pourquoi le désir d’Héphaïstos répond-il à celui de Uastyrdži ? Il y a eu redistribution des rôles. En effet, dans certaines versions, c’est le forgeron divin Tlepsh qui césarise et accouche la pierre81 ; or le forgeron Héphaïstos vient parfois de césariser et d’accoucher la tête de Zeus quand il veut s’unir à Athéna, qui lui était promise par le monarque pour ce service.82

(78) G. DUMÉZIL, Le livre des héros. Légendes sur les Nartes, traduites de l’ossète avec une introduction et des notes par G.D., Paris, 1930, p. 76-77 (Institut d’études slaves. Bibliothèque de l’Institut français de Léningrad, 11) ; CHR. VIELLE, Mythocycle [n. 29], 1996, p. 169-170) (79) CHR. ROSE, Athéna indrienne [n. 1], 2009, p. 140. B. SERGENT, Athéna [n. 1], 2008, p. 190-192 défend en outre, pour Athéna qui allaite Érechthée, « alias » Érichthonios (Nonn., Dion., 48, 951-957), une comparaison devīque trop approximative : le sein d’Athéna tiendrait des pots de lait identifiés cultuellement à la Déesse et portés par des garçons à l’issue du processus d’éducation. Cet allaitement a, du côté indrien et péri-indrien, deux répondants infiniment plus précis. 1) Indra allaite de son index Māndhātr̥, un garçon né androgéniquement de Yuvanāśva (Mbh, I, 126, 27-28). 2) Athéna évoque Rādhā. Épouse stérile d’Adhiratha, celle-ci a une montée de lait sitôt qu’elle adopte Karṇa (Mbh, V, 139, 5-6). Or Karṇa, fils de Sūrya (le jumeau d’Indra !), est justement, dans une sorte de « jumelage » négatif, l’ennemi attitré d’Arjuna, fils d’Indra, l’anti-Arjuna donc. (80) CHR. VIELLE, Mytho-cycle [n. 29], 1996, p. 191 ; dans CHR. ROSE, Athéna indrienne [n. 1], 2009, p. 251, je montre qu’Uastyrdži tient d’Indra qui pervertit un aśvamedha. (81) J. COLARUSSO, Nart Sagas from the Caucasus. Myths and Legends from the Circassians, Abazas, Abkhaz, and Ubykhs, assembled, translated, and annotated by J.C., Princeton-Oxford, 2002, p. 53 (saga 8), 186 (s. 47) ; forgeron accoucheur anonyme dans G. DUMÉZIL, Livre des héros [n. 78], 1930, p. 76 (variante b) ; cf. le rôle des forgerons Deuet (ID., p. 74, var. a) et Kurdalægon (ID., Le livre des héros. Légendes sur les Nartes, traduit de l’ossète avec une introduction et des notes par G.D., Paris, 1965, p. 69-71 [Caucase. Collection Unesco d’œuvres représentatives, 34]). (82) Etymologicum Magnum, 371, 35, s.u° Ἐρεχθεύς. On observera le même jeu d’inversion que dans la [n. 79] : a) Athéna désirée : Héphaïstos lascif = Satana désirée : Uastyrdži lascif (« indrien ») ; b) Athéna mère adoptive allaitante : Erechthée fils adoptif allaité = Rādhā mère adoptive allaitante : Karṇa (= anti-Arjuna indrien) fils adoptif allaité.

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Christian Rose 4.6.5. D’autre part, B. Sergent ne parle pas d’une tradition curieuse, en relation avec Rhodes, rapportée par Strab., X, 3, 19, qui fait d’Athéna et d’Hélios les géniteurs des Corybantes. Or, si l’on admettait que reposent sur des fonds archaïques les deux seules maternités prêtées, que je sache, à Athéna, celles d’Apollon Patroos et des Corybantes, on constaterait le parallélisme que voici. Héphaïstos n’est pas seulement le forgeron divin, mais aussi le dieu Feu ; et, par contraste, avec Athéna, son artisanat est celui du feu ; en outre, leurs conceptions et naissances sont « jumelées » dans des rapports de cause à effet.83 Quant à Hélios, seigneur de Rhodes, il passe pour avoir voulu faire de son île le domaine de prédilection de la déesse à sa naissance ; le projet échoua au profit d’Athènes, car ses fils procédèrent à un sacrifice sans feu, mais Rhodes s’attira quand même les bonnes grâces et d’Athéna et de Zeus.84 En somme, Hélios voulait « jumeler » son pouvoir à celui d’Athéna, sinon s’inféoder à la déesse. En conséquence, vues sous l’angle des « jumelages », les deux unions intimes d’Athéna pourraient recouper, mutatis mutandis, les deux gémellités reconnues anciennement à Indra : l’Indien passe à la fois pour le jumeau d’Agni, le Feu, et, par ailleurs, pour celui de Sūrya/Vivasvant, le Soleil (jumeau « inférieur » d’Indra).85 5. D’Indra et Rāma-*Indra pécheurs à Zeus et Athéna 5.1. Dans le contexte de l’affrontement effectif entre Ménélas et Pâris, consécutif au duel avorté, le clivage exprès ‘Héra et Athéna protectrices du Grec vs Aphrodite protectrice de Troyen’ et la haine des deux premières à l’égard de Troie laissent transparaître le Jugement de Pâris marqué du sceau de la trifonctionnalité, avons-nous constaté au § 2.2.6. Dès lors, le Pâris pleutre du duel avorté se révèle connexe au Pâris du Jugement, qui a

(83) Hés., Théog., 924-929 ; ps-Hés., F 294 Most = F 343 Merkelbach-West ; Hymn. Hom. Ap., 305-352 (sur quoi, voir A. BALLABRIGA, « Le dernier adversaire de Zeus. Le mythe de Typhon dans l’épopée grecque archaïque », dans RHR, n. 207, 1991, p. 11-21) : mère d’Héphaïstos, Héra reproche notamment à Zeus de ne pas être la mère d’Athéna (322-325). (84), Pind., Ol., VII, 32-76 (et les scholies) ; Diod., V, 56, 3-57 ; Philostr., Im., II, 27. (85) 1° Indra jumeau d’Agni (quoique né d’une autre mère que lui ! Cf. le reproche d’Héra dans la [n. 83]) : R̥ gveda Saṃhitā, VI, 59, 2 (cf. VI, 51, 5 : voir É. PIRART, Le nom des Aśvin. T.I. Traduction commentée des strophes consacrées aux Aśvin dans le premier maṇḍala de la ‘R̥ gvedasaṃhitā’, Genève, 1995, p. 444 [Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. 261]). 2° Indra jumeau de Sūrya/Vivasvant : Maitrāyaṇī Saṃhitā, I, 6. 12 ; Śatapatha Brāhmaṇa M., III, 1, 3, 3-5, etc. cf. R̥ gveda Saṃhitā, II, 27, 1 ; VIII, 52, 7 (voir É. PIRART, Aśvin I [à cette n.], 1995, p. 435-436) ; X, 72, 8-9.

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Athéna et Rāma indignes notamment refusé les succès guerriers et la bravoure qui les sous-tend.86 En choisissant Hélène et la lascivité, Pâris a pour ainsi dire perdu cette vigueur et cette vaillance qui le caractérisaient jusque là, quand il défendait victorieusement les troupeaux de l’Ida contre les brigands. Substitut arbitral humain obligé de Zeus, Pâris fonctionne une décennie plus tard devant Ménélas comme la version héroïque troyenne de l’Indra lâche face à Vr̥tra. Or Zeus est justement le roi des dieux au foudre à l’instar d’Indra : c’est un Indra grec investi de la souveraineté mitra-varuṇienne. 5.2. On observera dès lors ce parallélisme entre les correspondances indogrecques. Antérieurement substitut arbitral de Zeus, le matamore Pâris fait figure de héros « indrien » négatif lors du duel avorté ; d’autre part, dans le combat singulier subséquent, Pandaros se retrouve, à l’instigation d’Athéna, dans la position indigne de Rāma-*Indra. Autrement dit, Pâris et Pandaros se font écho en se comportant l’un après l’autre en héros « indriens » négatifs (ou plus précisément « rāmaïco-indrien » négatif pour le second) dans le cadre des duels avorté et effectif. Zeus et Athéna s’inscrivent donc, le premier, dans la causalité indirecte et, la seconde, dans la causalité directe des comportements « (rāmaïco-)indriens », indignes de Pâris et de Pandaros. D’ailleurs, si Athéna a machiné son plan machiavélique à la demande d’Héra, acceptée par Zeus, c’est le Cronide lui-même qui avait préalablement manipulé Héra en l’excitant avec des propos malicieux. 5.3. En définitive, on peut aller jusqu’à soutenir que Zeus et Athéna euxmêmes reflètent Indra et Rāma-*Indra par Pâris et Pandaros interposés. En effet, on peut faire état, en ce sens, d’un petit récit rapporté par le pseudoApollodore qui permet une comparaison complémentaire où Zeus et Athéna en personne jouent ensemble le rôle de Rāma (et aussi celui de Sugrīva), tout en évoquant Þórr. 6. Les meurtres de Vālin, de la Tritonide Pallas et de Hrungnir 6.1. Dans une étude antérieure, j’ai signalé que le triple péché d’Indra a, chez le ps-Apoll., III, 12, 3, un parallèle structural grec que se partagent Athéna et Zeus.87 J’insisterai ici sur la faute de seconde fonction uniquement. Née de (86) Bravoure parfois explicitement proposée, comme chez Hygin., Fab., XCII, 3. (87) CHR. ROSE, « Esquisses indo-grecques III : D’Indra triple pécheur et de Trita Ārtya au triple péché conjoint de Zeus et d’Athéna Tritogéneia », dans Ollodagos, t. 14, 2000, p. 115-117. En fait la comparaison est là simplement ébauchée. Elle sera détaillée ultérieurement.

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Christian Rose Zeus, Athéna fut élevée par Triton. Celui-ci avait une fille, une certaine Pallas. Vivant comme deux sœurs, les jeunettes s’entraînaient ensemble au combat armé. Un jour, l’exercice dégénéra en véritable affrontement. Pallas allait frapper Athéna, mais Zeus intervint. Il brandit l’égide. Pallas, effrayée, leva les yeux et fut touchée mortellement par Athéna. Celle-ci profite de sa distraction pour lui asséner un coup « bas » qu’elle ne peut parer à temps, car elle regardait vers le haut. Affligée, Athéna rendit un hommage posthume à sa « sœur » en façonnant à son image une statue, dont elle couvrit la poitrine de l’égide : il s’agit du Palladion de la future Troie, lequel ne représente donc pas Athéna dans cette version. On a ici un scénario similaire à celui du meurtre de Vālin, préméditation en moins. C’est Zeus qui y tient le rôle du tiers, tel Rāma. Cependant, si Athéna rappelle Sugrīva en mauvaise posture, c’est bien elle qui tue effectivement Pallas, évoquant ainsi aussi Rāma. Le meurtre de Vālin Le meurtre de la Tritonide Pallas 1. Un duel oppose les frères Vālin et 1. Un duel de fait oppose les « sœurs » Sugrīva, qui s’entendaient bien jadis. Pallas et Athéna, qui s’entendaient bien jusque là. 2. Rāma y intervient comme un tiers en 2. Zeus y intervient comme un tiers en décochant une flèche selon un plan brandissant l’égide par réflexe protecteur. prémédité. 3. Rāma tue ainsi Vālin, 3. Zeus permet ainsi le meurtre de Pallas par Athéna, 4. au moment où son allié Sugrīva était le 4. au moment où sa fille était sur le point point de se faire terrasser. d’être frappée. 5. Complice de la lâcheté meurtrière, Sugrīva éprouve un vif remords et se désole. 6. Grâce au port d’une guirlande de fleurs, Sugrīva avait été rendu distinct de Vālin.

5. Meurtrière dans le feu de l’action du combat faussé, Athéna regrette vivement son geste et se désole. 6. Par le port de l’égide, le Palladion représentant la Tritonide Pallas ressemble à une image de Pallas Athéna.

6.2. Comme il appert d’une étude de B. Sergent, quoique Zeus et Athéna ne passent pas pour avoir prémédité le meurtre de Pallas – dont le père Triton rappelle parfois le Tricéphale Viśvarūpa, faut-il préciser88 –, le déroulement du duel ressortit bel et bien à une typologie grecque de la ruse. B. Sergent admet en outre le parallèle nordique suivant, que je lui avais signalé dans une communication personnelle.89 La collaboration à chaud de Zeus et d’Athéna évoque la connivence rusée de Þórr et de Þjálfi, son serviteur, par laquelle sera faussé tout entier le combat singulier du dieu guerrier et du (88) CHR. ROSE, Indra triple pécheur [n. 87] 2000 p. 146-148 ; pour d’autres rapprochements plus pointus, cf. ID., Athéna indrienne [n. 1], 2009, p. 127-128, 130, 135, 137. (89) B. SERGENT, « Celto-Hellenica IV. La Ruse », dans A. MOREAU, Initiation [n. 19], t. I, 1992, p. 42 n. 6.

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Athéna et Rāma indignes Géant Hrungnir, lui-même reflet du Tricéphale Viśvarūpa, ennemi d’Indra, insistons-y. Avant le duel, Þjálfi, simulant quelque trahison, prévient Hrungnir que Þórr va surgir de dessous la terre, aussi le Géant place-t-il naïvement son bouclier sous ses pieds et porte-t-il son attention vers le sol. Dans une fulgurance d’éclairs et des roulements de tonnerre, Þórr ‒ dont le nom signifie « Tonnerre » ‒ paraît subitement et assène, d’en haut donc, son foudre, le marteau Mjǫllnir, qui fracasse la tête de Hrungnir découvert.90 Þórr et Athéna se répondent donc par les coups fatals portés à des adversaires – rapprochables au premier ou au second degré du Tricéphale Viśvarūpa – dont l’attention est détournée du côté d’où vient le danger réel : le bas pour le haut (Pallas), le haut pour le bas (Hrungnir). D’autre part, l’épiphanie du dieu scandinave rappelle aussi la manifestation orageuse qui, comme dans Il., XVI, 593-596, accompagne le brandissement de l’égide par Zeus, par ailleurs dieu fulminant et tonitruant lui aussi. 7. Les indignités d’Athéna et de Rāma-*Indra et leurs justifications Homère rapporte le comportement objectivement indigne d’Athéna sans laisser transparaître le moindre jugement, la moindre réprobation. Rien d’étonnant à cela : le système mythico-religieux classique grec est tout entier et inconditionnellement inféodé à l’ordre olympien de Zeus et de sa subrogée Athéna. Le RVk désavoue ouvertement le comportement de Rāma-*Indra par la bouche de Vālin : il a manqué à l’éthique guerrière par son intervention tierce. En Grèce, les détracteurs d’Homère ne se focalisent pas sur l’intervention tierce de Pandaros due à Athéna, mais sur le but poursuivi par la déesse, incompatible avec sa sagesse : la rupture du pacte. Les justifications internes à l’épopée indienne, mais externes à l’épopée grecque ne sauraient donc coïncider, puisqu’elles sont censées rendre compte de fautes connexes, mais différentes. Toutefois, comme, à l’instigation d’Athéna, Pandaros combine le péché deutérofonctionnel d’Indra, qui viole le pacte le liant à Vr̥tra, et celui de Rāma-*Indra, ne pourrait-on, à l’extrême rigueur envisager, sans pouvoir le démontrer, mais en arguant seulement du riche dossier comparatif, que le principe d’une réprobation et de réflexions apologétiques est hérité malgré tout, prenant des formes spécifiques dans chaque tradition ? Ce serait aventureux. Tout indique que la disculpation de Rāma tient à sa viṣṇuisation secondaire et celle d’Athéna à l’idéalisation posthomérique de sa sagesse.

(90) Skáldskaparmál, 17.

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Christian Rose 8. Conclusion 8.1. L’intervention tierce de Pandaros, incité par Athéna, et celle de Rāma*Indra sont apparentées. Ces indignités s’inscrivent dans un réseau de correspondances bien plus vaste entre la geste troyenne et la geste rāmaïque, qui ont en commun le scénario de l’épouse enlevée à Ménélas/Rāma, Hélène/Sītā, future reine, devenue l’enjeu d’une expédition militaire au-delà des mers, couronnée de succès. Ce scénario doit être hérité d’une proto-geste « helléno-aryenne ».91 Les ravisseurs, le bellâtre Pâris et le Rākṣasa Rāvaṇa, sont de prime abord des figures irréductibles l’une à l’autre. Cependant, les analogies complémentaires entre le Troyen et le monstrueux Hrungnir (qui prétend enlever notamment l’épouse de Þórr et périra de sa main) fondent à considérer Pâris, alias Alexandre, comme étant notamment la forme humanisée de cette créature centimane, évocatrice de Rāvaṇa aux vingt bras, que Hécube, enceinte, se voyait porter en songe. Or il se trouve que les termes Ἀλέξ(ανδρος) et rākṣasá- sont rapprochables. Au combat, Pâris n’arrive pas à la cheville de Rāvaṇa. Parallèlement, Ménélas n’a pas l’étoffe de Rāma. La composante « rākṣasique » de Pâris invite, dans une optique structuraliste évolutive, à comparer l’image maternelle d’Athéna, guerrière de seconde fonction dans le contexte, au lien incarnatif qui unissait initialement le guerrier Indra à Rāma. Et ce d’autant que la seule autre assimilation homérique d’Athéna à une mère se rapporte à Ulysse quand il correspond rigoureusement à Indra. 8.2. Pâris a d’abord détalé devant le « serpent » Ménélas comme Indra devant le Serpent Vr̥tra. L’intervention de Pandaros dans le duel prévu par le pacte met ensuite Pâris et les Troyens dans la position d’Indra, qui viole l’accord conclu avec Vr̥tra. La faute de Rāma-*Indra est homologue au péché d’Indra. Le plan d’Athéna consiste donc à ce que soient cumulées par le camp troyen – par Pâris et Pandaros – des indignités deutérofonctionnelles analogues à celles d’Indra et de Rāma-*Indra. Substitut arbitral de Zeus qui avait choisi de ravir Hélène à Ménélas, Pâris tient plus tard d’Indra par sa lâcheté au moment d’affronter l’époux. C’est structuralement cohérent, puisque Zeus, champion divin au foudre devenu roi du ciel, répond à Indra. On peut aller plus loin : en définitive, Zeus et Athéna reflètent eux-mêmes Indra et Rāma par Pâris et Pandaros interposés. En effet, le rôle « rāmaïcoindrien » du Cronide et de sa fille dans la comparaison complémentaire, (91) Cela dit, la geste troyenne ne correspond pas seulement à la geste de Rāma. Comme l’a bien montré CHR. VIELLE, Mytho-cycle [n. 29], 1996, p. 156-157, la guerre de Troie renvoie, notamment sur le plan de la chronologie mythique, à la conflagration contée dans le Mahābhārata, qui a pour héros central Arjuna, incarnation et fils d’Indra : l’un et l’autre conflits closent l’Âge des Héros, qui précède directement notre ère.

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Athéna et Rāma indignes entre le meurtre de Vālin et celui de la Tritonide Pallas, plaide en ce sens, d’autant qu’ils sont également rapprochables de Þórr. 8.3. La présente étude confirme donc la parenté anisomorphique d’Athéna et de Zeus avec Indra et consorts. Elle contredit formellement les dénégations – discordantes entre elles – de mes amis B. Sergent et É. Pirart, qui ne tiennent d’ailleurs pas compte que ce n’est pas Athéna seule, mais Athéna et Zeus, son père par androgénèse, que je compare à Indra.92 Leurs rapprochements – du moins ceux que j’admets – montrent que l’indo-européanéité d’Athéna est complexe et ne se limite pas à sa parenté avec Indra. Il faudra songer tôt ou tard à une synthèse des divers dossiers comparatifs. En attendant, je m’inscris notamment en faux contre le quasiisomorphisme de la comparaison indo-grecque de B. Sergent entre Devī/Durgā et Athéna93 ainsi que contre sa révocation en doute de l’existence d’un dieu proto-indo-européen de la guerre.94 Quant à l’anti-dumézilien É. Pirart, il s’échine à gommer sélectivement et ponctuellement des correspondances entre Indra ou consorts et Athéna, ignorant la cohésion d’ensemble de mon système comparatif, j’aurai à y revenir longuement plus tard. Je ne saurais le suivre, entre autres, quand il interprète l’*Indra proto-indo-iranien à travers le prisme déformant de l’Iṇdra iranien démonisé ; lorsqu’il fait du Vāyu védique un dieu Temps et refuse le parallélisme dichotomique ‘Athéna vs Arès // Indra (-Arjuna) vs Vāyu(-Bhīma)’.95 (92) Voir [n. 1]. (93) B. SERGENT, Athéna [n. 1], 2008. (94) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 72], 2004, p. 577, 729 n. 5 ; ID., « Thórr et Thésée », dans P. SAUZEAU-TH. VAN COPPERNOLLE [Éd.], Les armes dans l’Antiquité. De la technique à l’imaginaire. Actes du colloque international du SEMA [Séminaire d'études des mentalités antiques], Montpellier, 20 et 22 mars, Montpellier, 2007, p. 477-478 (Centre d’étude et de recherche sur les civilisations de l’Antiquité Méditerranéenne). (95) Les comparaisons de la [n. 69] (cf. Vāyu et Zéphyr, Borée) contredisent formellement les analyses d’É. PIRART, « Le gendre de Tvaṣṭr̥ et la conception du temps », dans V. PIRENNE-DELFORGE-Ö. TUNCA [Éd.], Représentation du temps dans les religions. Actes du colloque organisé par le Centre d’histoire des religions de l’Université de Liège, Genève, 2003, p. 144-150, 153-159, 167-171 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. 286) ; ID., Georges Dumézil face aux démons iraniens, Paris, 2007, p. 31 et n. 17 (Collection Kubaba. Série Antiquité. Université de Paris I Panthéon-Sorbonne) ; ID., Naissance d’Indra [n. 1], 2010, p. 129-131), qui font du Vāyu rig-védique un dieu Temps et du Vaiiu iranien un dieu Espace, leur déniant toute nature venteuse et considérant les

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Christian Rose Il a dû exister une figure divine masculine proto-indo-européenne emblématique de la seconde fonction, dont Zeus – en tant que champion des dieux –, la « virile » Athéna, son émanation guerrière, l’Indra indien et Þórr, eux aussi champions, sont notamment les héritiers. Athéna est donc, dans cette perspective comparative, la version sublimée au féminin virginal du type indrien castré.96 Je persiste et signe.

Vāta comme les seuls dieux Vents. J’envidage dès lors que, variante ou version macrosmique de *Va’ata, Vent météorologique, le *Vāyu proto-indo-iranien était le Vent (cf. le dieu Vent lituanien Vėjas) conçu comme principe d’animation cosmique. Dit en termes gréco-latins, *Vāyu était un ἄνεμος fonctionnant notamment comme l’anima de la création. Une anima restée purement spatiale en Iran, mais tendant à être temporelle en Inde. Ainsi s’esquissent les contours anciens d’un Vāyu indien animateur cosmique, auxiliaire d’Indra, garant fulminant de l’ordre cosmique – spatio-temporel – qu’il a impulsé en tant que champion divin. Indra est reflété dans sa fonction cosmique par Zeus et non par Athéna en Grèce. Pour une raison qui reste à déterminer, après la R̥ gveda Saṃhitā, Vāyu ne s’est plus démarqué de Vāta. (96) Je renonce cependant à interpréter Athéna comme la version sublimée au féminin virginal du type indrien castré (comme encore dans CHR. ROSE, Athéna indrienne [n. 1], 2009, p. 133-135). Je m’en explique dans ID., « Esquisses indogrecques VIII : D’Indra humilié à Zeus et à Arès », dans Ollodagos, t. 32, 2016, p. 290-292.

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ULYSSE ET ROBIN HOOD PIERRE SAUZEAU

Ceux qui ont eu le plaisir d’écouter B. Sergent ont souvent été surpris par la hardiesse d’un rapprochement inattendu, qui se révèle à l’analyse justifié et éclairant. C’est pourquoi je voudrais lui rendre hommage en proposant un rapprochement à première vue improbable, mais dont j’espère démontrer l’intérêt et la validité : le héros par excellence de la culture hellénique, Ulysse, sera comparé au personnage le plus populaire des traditions anglaises, Robin Hood.1 Ce qui peut rendre ce rapprochement surprenant, voire scandaleux aux yeux de certains historiens, ce sont d’abord les distances chronologique et géographique qui séparent le héros grec du personnage anglais, c’est aussi la différence des sociétés historiques qui les ont fait naître. Enfin certains spécialistes de littérature souligneront la différence de « niveau » littéraire entre l’épopée homérique d’une part et d’autre part les ballades, saynètes, romans et films qui, depuis la fin du Moyen Âge, mettent en scène l’outlaw au grand cœur. D’autres écarts surgissent à l’esprit de celui qui veut bien considérer ce rapprochement : Ulysse est un guerrier héroïque protégé d’Athéna, roi en son île, alors que le bandit anglais n’est, dans les versions anciennes, qu’un modeste yeoman, plus tard un nobliau saxon, un hors-la-loi en tout cas, pourchassé par les autorités. Ulysse est un grand voyageur, Robin Hood se contente de hanter une forêt royale ou une autre, et d’aller et venir de cette forêt à la ville. S’ils sont tous deux des Maîtres du Chemin, c’est de manière bien différente. Mais, à mieux y regarder, certaines de ces difficultés font apparaître de nouveaux éléments de comparaison. Les différences entre les genres littéraires ne sont pas dirimantes. Comme Robin lui-même, le genre de la Ballade, oral ou écrit sur une feuille volante, est « fuyant ». Des témoignages prouvent l’existence de « rymes » chantant les aventures de Robin Hood dès la deuxième moitié du XIVe s.2 (1) Pour ne pas allonger à l’excès cet exposé, le « dossier » odysséen, supposé mieux connu du lecteur, sera présenté de façon très abrégée. (2) La première attestation apparaît dans The Vision of William Concerning Piers Plowman de W. Langland (1377). Cf. R.B. DOBSON-J. TAYLOR, The Rymes of Robin

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Pierre Sauzeau L’ensemble des versions médiévales, attestées indirectement, a disparu, à l’exception de quelques Ballades préservées de justesse : Robin Hood and the Monk (vers 14503) et Robin Hood and the Potter (vers 15034) apparaissent sous forme manuscrite. C’est sous forme imprimée qu’on connaît A Gest of Robyn Hode,5 composée de 456 stanzas de 4 vers, longueur qui lui donne l’allure d’une « épopée », mineure, sans doute, mais qu’il ne faut pas considérer comme un simple agglomérat de plusieurs ballades.6 Ces œuvres sont datées de l’extrême fin du XVe s. ou du début du XVIe s. mais de l’avis général ont été rédigées bien plus tôt (1400 ?). Des bribes de textes théâtraux ont également survécu, dont la plus ancienne remonte à la fin du XVe s.7 De rédaction ancienne également sont Robin Hoode his Death8 et Robin Hood and Guy of Gisborne.9 Ces ballades, survivantes d’un vaste répertoire médiéval englouti, sont moins connues du public que l’Ivanhoe de Walter Scott (1819) ou les grands films de Hollywood au XXe s., mais leur ancienneté leur donne un grand prix.10 D’autres, réécritures tardives, ont eu tendance à fossiliser la forme et les sujets de la tradition. Robin Hood, le mythe et le rite L’idée que Robin Hood relève du mythe n’est pas nouvelle. Une guerre de deux cents ans a opposé les partisans du « vrai » Robin Hood à ceux du Robin Hood mythique. Sidney Lee écrivait en 1891 : « Le nom appartenait à Hood. An Introduction to the English Outlaw, Gloucester, 1972 (2e éd., Londres, 1976), p. 1-2. (3) F.J. CHILD, The English and Scottish Popular Ballads, vol. 3, New York, 1882-1898 (dernière éd. 1957), p. 119. (4) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 121. (5) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 117. (6) J.B. BESSINGER jr : « The Gest is a minor heroic poem, with affinities also to the romance (it being like the Odyssey in this) », dans S. KNIGHT [Éd.], Robin Hood. Anthology of Scholarship and Criticism, Cambridge, 1999, p. 44. Il existe une version plus brève : A Lyttell Geste of Robyn Hode. (7) On peut le lire chez R.B. DOBSON-J. TAYLOR, Rymes [n. 2], 1976, p. 203 sq. (8) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 120. (9) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 118. (10) Le dossier des textes et des témoignages conservés est dans l’ensemble aisément accessible. Les ballades ont été réunies par F.J. CHILD, Ballads, [n. 3], 1957. On les trouve désormais sur Internet. Plusieurs parmi les plus importantes ont été présentées, rééditées et commentées par R.B. DOBSON-J. TAYLOR, Rymes [n. 2], 1976.

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Ulysse et Robin Hood l’origine à un elfe de la forêt, relevant du mythe. » On a même attribué à l’outlaw héroïque le patronage d’une très antique religion païenne de la fertilité... Ces théories pouvaient expliquer certaines associations récurrentes et la dimension rituelle des jeux, processions et déguisements carnavalesques associés à Robin. À la suite de J. Grimm, A. Kuhn s’appuyait sur le nom Robin Hood : Hood serait dérivé de Wöden, nom anglo-saxon du dieu germanique *Wōdanaz, en norrois Óðinn ; et Robin serait l’abréviatif de Ruprecht, surnom du même dieu. Il faisait du héros un successeur dégénéré de la puissante divinité. D’autres suivirent les théories solaires de Max Müller.11 Ces théories échouaient au moment de rendre compte de la cohérence des significations. Les conceptions même du mythe se révélaient trop étroites et se refermaient sur un phénomène de survivance, sans dynamisme. Certains rapprochements n’étaient envisagés que sous l’angle de la mythologie solaire si prisée à la fin du XIXe s. Il reste que le mythe de Robin Hood n’est pas le sujet d’un vaste ensemble narratif cohérent comme une épopée homérique. Les Ballades ne sont, à quelques exceptions près, que des chansons narratives sans grande prétention – mais non sans poésie. Elles sont liées à des récits historiques, pseudohistoriques ou franchement légendaires, en latin, ancien français, moyenanglais, ou encore en norrois. Le mythe de Robin Hood fait ainsi partie d’une tradition qui se nourrit des aventures de hors-la-loi, les outlaws réels ou imaginaires (Hereward, Eustache le Moine, Fouke Fitz Waryn, Gamelyn, William Wallace...).12 Nous étudierons ailleurs ces récits, où se développe la (11) A. KUHN, « Wodan », dans ZfdA, t. 5, 1845, p. 472-494 ; W.F. SIMEONE, « The Mythical Robin Hood », dans Western Folklore, t. 17, 1958, p. 21-28. Le rapprochement avec Óðinn n’est d’ailleurs pas dépourvu d’intérêt, et devrait être approfondi, ce que nous ne pouvons faire ici. (12) Voir avant tout M. KEEN, The Outlaws of Medieval Legend, Toronto, 1961, 235 p. ; aussi I. BENECKE, Der gute Outlaw, Studien zu einem literarischen Typus im 13. und 14. Jahrhundert, Tübingen, 1973, 171 p. (Studien zur englischen Philologie, 17) ; R. KEVELSON, Inlaws/Outlaws. A Semiotic of Systemic Interaction : ‘Robin Hood’ and the ‘King’s Law’, Bloomington, 1977, 100 p. (Studies in semiotics, 9) ; G. BURGESS, Two Medieval Outlaws : Eustace the Monk and Fouke Fitz Warun, Cambridge, 1996, 210 p. ; A.L. KAUFFMAN [Éd.], British Outlaws of Literature and History. Essays on Medieval and Early Modern Figures from Robin Hood to Twm Shon Catty, Jefferson, 2011, 259 p. ; TH.H. OHLGREN [Éd.], Medieval Outlaws. Twelve Tales in Modern English Translation, West Lafayette, 2005, 524 p. Sur Robin Hood, la bibliographie est bien entendu considérable. Quelques points de repère : W.F. SIMEONE, Mythical Robin Hood [n. 11], 1958 ; J.F. NAGY, « The Paradoxes of Robin Hood », dans Folklore, t. 91, 1980, p. 198-210 ; D.A. HOFFMAN, « ‘With the Shot y Wyll Alle thy Lustes to Full-Fyl’ : Archery as Symbol in the Early Ballads of Robin Hood », dans Neuphilologische Mitteilungen,

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Pierre Sauzeau matrice mythique des aventures de Robin Hood, et dont les racines plongent, par-delà les héritages celtiques et germaniques,13 dans le fonds idéologique indo-européen. Après tout, l’Odyssée, cette vaste et complexe épopée homérique, si difficile à dater, comporte elle-même des éléments « folkloriques » qui ont été depuis longtemps reconnus,14 et développe des légendes plus anciennes qui avaient inspiré des œuvres orales sans doute plus réduites, dont il ne reste que les empreintes dans une tradition qui est passée, dans des conditions obscures et discutées, de l’oralité à l’écriture. Proximités Les proximités générales et les rencontres de détail entre Ulysse et Robin Hood s’avèrent nombreuses. 1. Tous deux sont des champions au tir à l’arc. 2. Tous deux sont d’une façon ou d’une autre, des voleurs. 3. Ils sont renommés pour leur intelligence rusée. 4. Tous deux se déguisent. 5. Tous deux sont amenés à vivre dans les bois, la « forêt », l’espace marginal par excellence. 6. Ils y chassent le cerf. 7. Ils y organisent, en compagnie d’autres marginaux, des opérations destinées à pénétrer au « centre » politique de la région pour y prendre le pouvoir, ou pour défier celui-ci, ou pour rétablir une souveraineté légitime.

t. 86.4, 1985, p. 494-505 ; P. STALLYBRASS, « Drunk with the Cup of Liberty : Robin Hood, the Carnivalesque, and the Rhetoric of Violence in Early Modern England », dans Semiotica, t. 54, 1985, p. 113-145 ; J.C. HOLT, Robin Hood, Londres, 1989, 266 p. ; S. KNIGHT, Robin Hood. A Complete Study of the English Outlaw, Oxford, 1994, 256 p. ; ID. [Éd.], Robin Hood [n. 6], 1999 ; R. CLOUET, « Robin Hood and the Notion of Legitimacy in the Middle Ages », dans Bulletin des anglicistes médiévistes, t. 57, 2000, p. 23-38 ; TH. HAHN [Éd.], Robin Hood in Popular Culture, Violence, Transgression and Justice, Cambridge, 2000, 292 p. ; A.J. POLLARD, Imagining Robin Hood. The Late Medieval Stories in Historical Context, Londres-New York, 2004, 288 p. (13) J. DE LANGE, The Relation and Development of English and Icelandic Outlaw-Traditions, Harlem, 1935, 138 p. (14) G. GERMAIN, Genèse de l’ ‘Odyssée’. Le fantastique et le sacré, Paris, 1954, 700 p. ; D.L. PAGE, Folktales in Homer’s ‘Odyssey’, Cambridge (Mass.)-Oxford, 1974, 141 p.

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Ulysse et Robin Hood 8. Tous deux entretiennent un rapport particulier avec les héroïnes féminines, et tout particulièrement avec la reine (ou la dame faisant localement office de reine). 9. Tous deux enfin finissent par incarner l’« âme » de leur peuple. Cette comparaison entre dans une série dont nous avons déjà exposé quelques éléments, dans le cadre d’une enquête sur les « Maîtres du chemin » : on y trouve des héros grecs, comme Aristoménès le Messénien, certains personnages des légendes irlandaises, comme Finn et ses compagnons,15 ou des sagas scandinaves, ou bien encore le fameux goupil, Renart.16 1) Les champions de l’arc Malgré son discrédit dans la société grecque réelle et dans les traditions épiques, l’arme qui caractérise Ulysse est l’arc, et cela suffirait à marquer sa différence, même si deux divinités « marginales », Apollon et Artémis, et d’autres héros, eux aussi marginaux ou « excentriques » d’une manière ou d’une autre, surtout Philoctète et Héraklès, pratiquent l’archerie. Ulysse est en effet un héros archer, et fier de l’être17 : « Je possède à fond l’art de manier l’arc poli ; le premier je frapperais de ma flèche un guerrier parmi la foule des ennemis, même si maints compagnons se tiennent près de moi et les criblent de flèches. À l’arc seul Philoctète a pu me surpasser, en terre troyenne, quand nous tirions, nous Akhéens. J’affirme être de loin le meilleur de tous ceux qui, mortels, sur cette terre mangent du pain. (15) J.F. NAGY, The Wisdom of the Outlaw. The Boyhood Deeds of Finn in Gaelic Narrative Tradition, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1985, 338 p. (16) P. SAUZEAU, « Marginalité et souveraineté : des chemins de traverse aux allées du pouvoir », dans A. MEURANT [Éd.], Routes et parcours mythiques. Des textes à l’archéologie. Actes du septième colloque international d’anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée (Louvain-la-Neuve, 19-21 mars 2009), Bruxelles, 2011, p. 251-266 (Langues et cultures anciennes, 17) ; ID., « Le renard et la quatrième fonction », dans Nouvelle Mythologie comparée = http:// nouvellemythologiecomparee.hautetfort.com (25/11/2013) ; ID., « Ulysse, héros marginal, explorateur de l’altérité », dans GH. JAY-ROBERT-C. JUBIERGALINIER [Éd.], Héros voyageurs et constructions identitaires, Perpignan, 2014, p. 133-148. (17) Hom., Od., VIII, 215-228 (trad. pers.).

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Pierre Sauzeau Avec les Anciens point ne rivaliserai, ni avec Héraklès, ni avec Eurytos d’Œkhalie, qui défiaient à l’arc même les Immortels ».

Il est sans doute inutile de s’étendre ici d’une façon générale sur les rapports d’Ulysse avec l’archerie.18 Rappelons que, non content d’exceller dans cet art qui, dans l’espace indo-européen occidental, tient plus à l’époque historique de la chasse que de la guerre, et caractérise les jeunes et les combattants irréguliers plus que les héros guerriers,19 il le pratique d’une façon moralement discutable, en ayant recours au poison de flèches20 ; mais avec la force et la suprême habileté qui lui permet de gagner le fameux concours des haches et de retrouver sa légitimité d’époux et de roi, tout en éliminant ses concurrents. L’habileté et la force au tir à l’arc font également la gloire de Robin, dont l’arc est l’attribut constant et la réputation celle d’archer incomparable, et de ses compagnons, en particulier Little John, qui arrache au sheriff de Nottingham cette exclamation (A Gest... st. 147) : « Par celui qui mourut sur la croix, Cet homme est le meilleur archer Que jamais nous ayons vu... »

Cette expertise les caractérise au point de les faire repérer quand ils participent incognito à un concours, ce qui constitue leur pratique essentielle de l’archerie d’après la Ballades anciennes. C’est pourquoi l’importance de l’arc et de l’archerie dans le mythe de Robin Hood ne doit pas être minorée. Même si les combats se font essentiellement à l’épée, leur maîtrise suprême de l’arc, leur rapidité au tir comme leur précision, rend les outlaws (18) Quelques références : R. MASTROMATTEI, « La freccia di Odysseus », dans QUCC, t.28.2, 1988, p. 7-22 ; T. KRISCHER, « Die Bogenprobe », dans Hermes, t. 120, 1992, p. 19-25 ; K. CRISSY, « Herakles, Odysseus and the Bow », dans CJ, t. 93, 1997, p. 41-53 ; G. DANEK, « Odysseus and the Bow », dans OMHRIKA, Ithaki, 1998, p. 151-163. (19) P. VIDAL-NAQUET, « Retour au Chasseur Noir », dans Mélanges Pierre Lévêque. T. 2 : Anthropologie et société, Besançon, 1989, p. 387-411 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 377. Centre de recherches d’histoire ancienne, 82) ; B. SERGENT, « Arc », dans Mêtis, t. 6, 1991, p. 223-252. (20) Hom., Od., I, 260-261. R. NICOLAI, « I veleni di Efira. A proposito di Od. 1. 259 e 2. 328 », dans F. MONTANARI-P. ASCHERI [Éd.], Omero tre mille anni dopo, Rome, 2002, p. 455-470 (Raccolta di studi e testi, 210) ; A. MAYOR, Greek Fire. Poison Arrows and Scorpion Bombs. Biological and Chemical Warfare in the Ancient World, Londres, 2003, 336 p. ; B. ECK, « Les flèches d’Éphyre », dans REA, t. 109, 2007, p. 583-606.

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Ulysse et Robin Hood quasiment invincibles en leur permettant d’abattre de loin leurs adversaires, même très supérieurs en nombre. Un moment comme le concours de tir à l’arc entre Robin et Guy of Gisborne,21 gagné par Robin qui se révèle ainsi à son ennemi, rappelle assez précisément l’épisode de la réussite d’Ulysse au concours des haches, puis du massacre, commencé à l’arc et poursuivi à l’épée.22 Robin semble hériter pour une part cette capacité exceptionnelle de la tradition des archers germaniques que nous avons ailleurs rapprochée d’Ulysse, Toko, Palnatoki, An l’archer, Ørvarr Oddr, Guillaume Tell.23 Le lien entre les personnages issus des traditions germaniques, en particulier scandinaves, et celles des outlaws britanniques se trouve attesté par la Ballade d’Adam Bell, Clim of the Clough and William of Cloudesley, où figure le thème de la pomme sur la tête de l’enfant,24 texte d’autre part très proche des Ballades de Robin Hood. 2) Des voleurs Robin Hood est le Prince des voleurs. Il est le modèle du « coupeur de route » qui, installé au bord des grands chemins – ces enclaves du monde ordonné dans l’espace « sauvage » –, détrousse les voyageurs, s’attaquant particulièrement à ceux qui sont sentis comme des représentants d’un ordre abusif, et surtout à ceux qui mentent sur leurs biens. Ulysse descend d’Hermès, le voleur du troupeau d’Apollon, le patron des voleurs : c’est déjà tout un programme. Fils d’Hermès, le grand-père maternel d’Ulysse s’appelle Autolykos « l’homme-loup », nom qui évoque le vol des troupeaux. Autolykos mérite le prix du « champion universel de vol et de parjure »25 ; d’après Hésiode,26 « il rendait invisible tout ce qu’il (21) F.J. CHILD, Ballads [n. 1], 1957, p. 118. (22) La ressemblance est soulignée par D.A. HOFFMAN, Archery [n. 12], 1985, p. 503 : « This elaborate preparation of this match and its foreshadowing of Robin’s unmasking recall Odysseus’ stringing of his bow and the revelation of his identity through his prowess as an archer [...]. And like Odysseus and the suitors, these two characters immediately fall to bloody combat upon pronouncing their names... ». (23) P. SAUZEAU, « L’archer, le roi, la folie », dans Gaia, t. 11, 2007, p. 175-192 ; ID., Ulysse marginal [n. 16], 2014. Certaines perspectives avaient été aperçues par M. DELCOURT, « The Legend of Sarpedon and the Saga of the Archer », dans HR, t. 2, 1962, p. 33-51. (24) A. DUNDES, « The Apple-Shot : Interpreting the Legend of William Tell », dans Western Foklore, t. 50, 1991, p. 327-360. (25) Hom., Od., XIX, 394.

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Pierre Sauzeau prenait dans ses mains ». Pour voler les chevaux et les troupeaux sans se faire prendre, il en changeait les couleurs. Ulysse lui-même a toutes les qualités du voleur ; il est spécialiste de la razzia nocturne : d’après le chant X de l’Iliade, c’est lui qui, aidé de Diomède, razzie les chevaux de Rhésos dans une expédition de nuit ; d’après une tradition extra-homérique, c’est lui qui, aidé du même Diomède, enlève le Palladion de Troie. Dans l’Odyssée même, il se comporte plus d’une fois en pirate, avec une certaine retenue si l’on en croit son récit.27 3) L’intelligence rusée On peut dire qu’Ulysse, comme son ancêtre et modèle Hermès, est l’incarnation de ce concept de mētis « intelligence rusée » que J.-P. Vernant et M. Detienne ont décrit : « La mētis est elle-même une puissance de ruse et de tromperie. »28 Plus que la force, dont ils ne manquent pas, la ruse est le caractère le plus général des outlaws traditionnels. C’est bien entendu la qualité essentielle du chasseur – et du gibier ; le mot français ruse, attesté dès le XIIIe s., trouve son étymologie dans le vocabulaire de la vènerie : de recusare « faire reculer » on est passé à « faire des détours pour mettre les chiens en défaut ». C’est aussi une preuve d'intelligence : l’ancien français engin « ruse », est issu du latin ingenium, « intelligence » ; l’anglais cunning est apparenté à to know < proto-i.-e. *ĝneh3-, et l’idée de « connaissance », comme le grec mētis représente *mē / mh1- avec l’idée de « connaissance exacte, mesurée ».29 Il est clair que cette forme d’intelligence est souvent péjorée dans les cultures issues de l’héritage indo-européen. La dissimulation, le travestissement sont des formes de mensonge. To trick « tromper », et trickster « trompeur, décepteur », sont issus du français trikier, trichier, fr. mod. « tricher ». Le concept peut se rattacher à la sorcellerie, comme on voit dans le Roman d’Eustache : l’A. F. guile « ruse » (qui a donné l’anglais guile) est issu du francique *wigila, signifiant « ruse » ou « sorcellerie », étymologie germanique qui explique aussi l’anglais wile, le norrois vel « tromperie, fraude ». Il conviendrait d’approfondir le rapport entre ces (26) Hés., F 67b MW. (27) Hom., Od., IX, 196 et sq. (28) M. DETIENNE-J.-P. VERNANT, Les ruses de l’intelligence, Paris, 1974, p. 29. (29) P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968-1980, s.u°.

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Ulysse et Robin Hood formes d’intelligence et celle que G. Dumézil a analysée à partir du scandinave Loki et de l’ossète Syrdon.30 4) Le déguisement Le thème du déguisement revient sans cesse dans l’épopée d’Ulysse. Un épisode plutôt étrange se situe au chant IV de l’Odyssée ; raconté par Hélène, il se rapporte à l’époque du siège de Troie. Ulysse se défigure et se déguise en mendiant pour espionner les Troyens et en massacrer un certain nombre.31 L’histoire repose sur une matrice mythique traditionnelle et trouve des échos dans un passage d’Hérodote,32 où l’on voit un grand de l’Empire Perse, Zōpyros, se couper le nez et les oreilles pour entrer dans Babylone, se faire passer pour un transfuge, devenir chef des troupes babyloniennes et ouvrir les portes aux Perses ! La variante la plus ancienne pourrait bien être l’histoire de Sinōn, dont nous connaissons surtout la version mise en forme par Virgile,33 mais qui figurait déjà dans l’Ilioupersis d’Arktinos. Le déguisement en mendiant du roi Ulysse pour circuler en sa terre et rentrer incognito en son palais,34 organise toute la dernière partie de l’épopée. Se transformer en mendiant loqueteux, c’est s’inscrire dans les marges les plus dépréciées de la société, se transformer en quelqu’un qui n’a guère de place dans la structure ordonnée du monde social. Mais il ne faut pas oublier que cette dégradation volontaire se met au service de la conquête et de la victoire, puisqu’Ulysse est à la fois le marginal rusé, disons le Robin des Bois, et le Roi légitime, quoique depuis longtemps disparu. Robin Hood et ses compagnons, surtout Little John, se déguisent volontiers ; il s’agit pour eux soit de pénétrer incognito dans le monde « ordonné » de la ville, en particulier pour espionner, soit d’échapper à une poursuite, soit de piéger une victime. Cet art du travestissement est clairement essentiel au caractère de l’outlaw ainsi qu’au type de récit qui en conte les aventures. Il dénote une conception du monde où – comme dans l’Odyssée – les identités sont flottantes, ce que la capuche éponyme (hood) (30) G. DUMÉZIL, Loki, Paris, 1986, 261 p. (Nouvelle bibliothèque scientifique). Sur le rapport de l’arc et de la ruse, cf. A. LOMAZZI, « L’eroe come trickster nel Roman de Renart », dans Cultura Neolatina, t. 40, 1980, p. 55-65. (31) Hom., Od., IV, 244-258. (32) Hdt, III, 154-158. (33) Verg., Aen., II, 79 sq. (34) Cf. Hom., Od. XIII, 397 et sq.

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Pierre Sauzeau peut représenter.35 « Nous verrons, écrit Harrison, les principes d’identité et de non-contradiction s’évanouir en forêt... ».36 Dans le monde des outlaws et de Robin, under the grenewode tree, on ne sait jamais à qui l’on a affaire. Le roi lui-même se déguise en moine pour pénétrer incognito dans sa propre forêt, puis revêt, avec ses compagnons, le costume vert des outlaws, pour revenir à la ville, au grand dam des bourgeois (A Gest... part 8). Le héros combat et tue Guy of Gisborne,37 un ennemi plutôt étrange, peut-être une sorte de guerrier-animal, ou berserk, entièrement revêtu d’une peau de cheval « avec tête, crinière et queue ».38 Il le défigure, le décapite, fiche la tête méconnaissable sur son arc et, pour tromper le sheriff de Nottingham, emprunte l’identité du mort et sa peau de cheval... Seul Little John, prisonnier du sheriff, le reconnaît à la voix. Robin se plaît également à se travestir en artisan, par exemple en potier ; ou bien en bourreau,39 en musicien.40 5) La forêt Ulysse se réfugie, à plusieurs reprises, parmi les arbres. L’exemple le plus net se trouve à la jointure des chants V et VI, quand il aborde épuisé en Phéacie et se cache dans un bosquet d’oliviers pour y passer la nuit sous un monceau de feuilles. Dans un accès de pudeur, il se présente ensuite à Nausikaa en se vêtant d’une branche. Plus tard, étranger en sa propre terre, évitant les régions habitées pour échapper à la surveillance des Prétendants et préparer sa vengeance, il s’abrite, au bout « d’un âpre sentier, par les bois des hauteurs »41 dans la hutte (κλισίη) de son porcher Eumée, selon le plan d’Athéna.42

(35) J.F. NAGY, Paradoxes [n. 12], 1980, p. 203. Le mot vient du germanique *hodaz et remonte à l’indo-européen *kadh-, avec l’idée de « cacher ». (36) R. HARRISON, Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Paris, 1992, p. 101 (Champs/Essais). (37) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 118. (38) Cette étrangeté n’est pas expliquée de façon convaincante par les commentateurs ; cf. D. GRAY, « The Robin Hood Poems », dans S. KNIGHT [Éd.], Robin Hood [n. 6], 1999, p. 22. (39) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 140. (40) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 138. (41) Hom., Od., XIV, 1-2. (42) Hom., Od., XIII, 404 et sq.

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Ulysse et Robin Hood La forêt est le « foyer » paradoxal de Robin – notre Robin des Bois : il semble vivre dans une hutte (lodge, A Gest... st. 29), comme on en construit pour la chasse ou pour les fêtes de Mai43 : « My dwelling is in the wood »44

La forêt médiévale est le lieu marginal par excellence. « Les forêts sont ‘au-delà’ de la loi, ou pour mieux dire hors-la-loi ». C’est en ce monde du non-Ordre que l’on peut se réfugier et agir en retour sur le centre du pouvoir. « En la figure de Robin Hood se combinent deux éléments, le hors-la-loi qui ignore les règles de la société, et l’‘homme vert’, incarnation du printemps. »45 6) Les chasseurs et le cerf Ulysse, le grand archer, est comme ses compagnons un chasseur émérite.46 Robin et ses hommes chassent à la fois pour se nourrir et pour se distraire ; ils sont avant tout des braconniers. Le braconnage est, dans le monde de l’Angleterre médiévale, associé au brigandage.47 Foin des lapins et des merles ; leur gibier favori est celui de tous les rois et nobles de l’époque médiévale, et c’est aussi leur nourriture essentielle. Mais leur chasse n’est pas l’aristocratique pratique de la chasse à courre ; Robin chasse à pied, armé de l’arme emblématique de l’Angleterre médiévale, le longbow. Lui et ses compagnons se retrouvent au pied du trysting tree, un arbre remarquable où ils ont rendez-vous, et qui, à l’origine, est une station de chasse. Ils ont, du chasseur, les qualités à leur degré suprême : connaissance de la forêt et du gibier, ruse, habileté à l’arc. Mais ce qui fait l’unité du personnage de Robin, et de la plupart des horsla-loi qui nous intéressent, c’est qu’ils sont, comme le loup et le renard, à la fois les chasseurs et les chassés par excellence. Leur statut d’exclusion, qui les installe au sein de la nature, les contraint à vivre comme des bêtes de proie vis-à-vis des animaux et des individus riches ou isolés, et comme des proies pourchassées par la société. (43) Nous devons omettre ici l’étude d’un thème important des Ballades, celui du retour des beaux jours, des fêtes de Mai, lié au carnavalesque. (44) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 118, st. 36. (45) D. WILES, « Robin Hood as Summer Lord », dans S. KNIGHT [Éd.], Robin Hood [n. 6], 1999, p. 89. (46) Cf. par ex. Hom., Od., IX, 154 et sq. (47) A.J. POLLARD, Imagining [n. 12], 2004, p. 83.

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Pierre Sauzeau Alors qu’il vient d’aborder à l’île d’Aiaiē, Ulysse, armé d’une lance et d’une épée, monte observer d’une hauteur le paysage d’où monte la fumée du palais de Circé. Il redescend vers la côte48 : « un dieu me prit en pitié, et ma solitude ; juste sur mon chemin il envoya un grand cerf à hautes ramures. Depuis le bois de sa pâture il descendait au fleuve pour y boire ; car il souffrait de l’ardeur du soleil. Moi, je le frappai au sortir du bois, au milieu du dos, à l’échine. Le bronze de la lance la traverse. Il tombe en bramant dans la poussière, et son âme s’envole ».

Plus d’un commentateur a pensé que ce cerf gardait le souvenir d’un guide vers l’au-delà, selon une thématique que nous retrouverons chez les Celtes en particulier.49 En tout cas, cette chasse au cerf, à l’orée d’un bois mystérieux, pratiquée par un tireur habile (ici, à la lance de jet) pour se nourrir, lui et ses compagnons, annonce avec une étonnante précision le thème récurrent des Ballades de Robin Hood. Le cerf est en effet le gibier favori des outlaws, leur diète ordinaire. Le premier acte de Robin quand il revient en sa forêt consiste à abattre un cerf. Il est clair que la fonction du cerf ne se réduit pas à nourrir le chasseur. Celui-ci tend à s’identifier à son gibier. Dans un curieux passage de A gest... (st. 184-186), Little John attire le sheriff dans la forêt, où il prétend avoir vu... l’une des plus belles visions « Qu’il m’ait été donné de voir... J’y ai vu un grand cerf parfait, Sa couleur est verte Et sept groupes de vingt cerfs forment une harde Qui l’accompagnent tous ensemble... Leurs bois sont si aigus, maître, De soixante ou davantage, (48) Hom., Od., X, 156 sq. (trad. pers.) (49) Cl. STERCKX, « The Symbolism of the Stag and the Stag Hunt », dans M.V. GARCÍA QUINTELA-FR.J. GONZÁLEZ GARCÍA-F. CRIADO BOADO [Éd.], Anthropology of the Indo-European World and Material Culture. Proceedings of the 5th International Colloquium of Anthropology of the Indo-European World and Comparative Mythology, Budapest 2006, p. 111-119 (Archaeolingua, 20). On songe à la divinité celtique Cernunnos, qui reste problématique malgré A. LOMBARDJOURDAN-A. CHAMIGUET, Cernunnos, dieu cerf des Gaulois, Paris, 2009, 239 p. (Dieux, mythes et héros) et D. GRICOURT-D. HOLLARD, Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes, Paris, 2010, 564 p. (Collection Kubaba. Série Antiquité).

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Ulysse et Robin Hood Que j’ai craint de tirer sur eux De peur qu’ils me massacrent... » (trad. pers.)

Cette évocation constitue une énigme – le cerf est le « roi » des outlaws, sa harde ses compagnons, les bois aigus leurs flèches. Elle ne peut tenter qu’un chasseur imbécile comme le sheriff, qui ne trouve rien de suspect à ce beau cerf vert, jusqu’au moment où il se trouve face à face avec Robin. Notons surtout l’association insistante du cerf avec la souveraineté : « le motif de la chasse au cerf est très important car il apparaît très fréquemment dans les récits irlandais et gallois de conquête de souveraineté ».50 Bède51 cite un souverain nommé Oisc « Cerf », à qui les rois de Kent doivent d’être appelés Oiscings. Le cerf devient l’image des rois de France, et un symbole christique. Robin, le cerf vert, est le « roi » de la forêt estivale. 7) De la marge au palais La ruse, le déguisement, sont les armes de ces marginaux qui leur permettent de pénétrer le monde de l’Ordre qui les exclut et les pourchasse. Ulysse pénètre à Troie pour espionner, ou pour voler le Palladion. Plus tard, il s’organise depuis la hutte d’Eumée pour reprendre le pouvoir en Ithaque. Cette structure : marge, forêt, non-ordre/centre, pouvoir, nous la retrouvons dans les Ballades de Robin Hood : les outlaws vivent dans la forêt, mais pénètrent dans la ville, et jusque dans la demeure du sheriff, pour y semer le désordre et rétablir la justice. Ils sont à la fois les adversaires du pouvoir, un « contre-pouvoir », et les garants d’une royauté fondamentalement juste.52 8) La souveraineté et les femmes Ulysse est à Troie, et au début de son Retour, un chef de guerre en expédition : à l’exception de quelques captives, les femmes sont dans le camp troyen. Au chant IV de l’Odyssée, il a cependant une entrevue secrète avec Hélène, qui trahit pour lui son camp d’adoption. Toute le poème témoigne de l’importance des personnages féminins, au point qu’on a envisagé l’hypothèse qu’une femme en soit l’auteur(e) : Circé, Calypsô, Nausikaa, et bien sûr Pénélope, son épouse et la reine que tant de jeunes (50) G. HILY, Le dieu celtique Lugus, Rennes, 2012, p. 406 (51) Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, II, 5. (52) Voir par ex. J.F. NAGY, Paradoxes [n. 12], 1980 ; R. CLOUET, Robin Hood [n. 12], 2000.

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Pierre Sauzeau gens voudraient épouser, et qui – du moins dans la version homérique – lui reste fidèle.53 La société que forment les outlaws dans leur forêt est une société d’hommes, en général coupés de leur famille, ou dépourvus de parenté ; et sans femmes – à quelques exceptions près. Il semble que, dans la tradition ancienne, Lady Marian ne partage pas encore avec Robin la fraîcheur des sous-bois. Elle apparaît à ses côtés dans les Jeux de Mai au XVIe s., semblet-il, avant de figurer dans les Ballades.54 La belle Marian – qu’on soupçonne de continuer quelque ancienne déesse de la fertilité – semble avoir régné auparavant sans son parèdre sur les festivités estivales.55 Apparemment célibataire endurci, le Robin des Ballades anciennes n’en est pas moins courtois, très attentif à ne jamais faire de mal à une femme ; un principe qui lui tient à cœur, et qu’il garde jusqu’à son dernier souffle, quand Little John veut le venger en brûlant le monastère où il s’est fait piéger. En retour, Robin et les outlaws de façon générale sont protégés – parfois trahis – par les femmes. Elles servent d’intermédiaires entre le monde ordonné (de la ville) et l’espace libre de la forêt.56 Ils sont protégés non seulement par les femmes du peuple, ou par leurs petites amies, comme Wallace, mais aussi, de manière plus paradoxale, par les épouses des puissants, voire les reines. Cela va jusqu’à une certaine complicité. Quand il entre en ville déguisé en potier,57 et qu’il brade sa marchandise, Robin attire l’intérêt de la femme du sheriff, qui l’invite à dîner. Le sheriff demande à rencontrer incognito Robin Hood. Celui-ci donne à l’épouse un anneau d’or ; une fois dans la forêt, les outlaws cernent le sheriff, le dépouillent et le renvoient à la ville à pied. Robin fait offrir à la dame un palefroi blanc, et celle-ci rit de bon cœur... Dans Adam Bell..., la reine intervient en faveur des outlaws que son époux veut faire exécuter. Elle joue là un rôle d’intermédiaire et d’intercesseur qui est celui de la Vierge dans la théologie catholique. Cette conception n’est (53) On peut aussi penser aux Sirènes... Sur ces points, voir l’hypothèse comparative de N. ALLEN, « The Hero’s Five Relationships », dans J. LESLIE [Éd.], Myth and Mythmaking. Continuous Evolution in Indian Tradition, Abingdon-New York, 1996, p. 1-20. (54) D. WILES, The Early Plays of Robin Hood, Cambridge, 1981, p. 21. (55) Le couple homonyme de Robin et Marion figure dans la pastourelle d’Adam de la Halle, Le Jeu de Robin et Marion, dès 1280 environ. (56) Par ex. A Gest... (st. 334-339) ; J.F. NAGY, Paradoxes [n. 12], 1980, p. 201202. (57) F.J. CHILD, Ballads [n. 3], 1957, p. 121.

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Ulysse et Robin Hood sans doute pas étrangère à la dévotion dominante de Robin pour la Vierge Marie (A Gest... st. 10). La proximité-complicité des outlaws avec les dames puissantes et avec la reine, fait partie des relations paradoxales de l’outlaw et du souverain. En un sens, l’outlaw menace le couple « royal » (comme le fait Renart). Preuves de sa courtoisie, les cadeaux que fait Robin à la femme du sheriff – un anneau, un cheval blanc – pourraient bien représenter des symboles de souveraineté. Ils permettent au héros de rappeler, alors même qu’il vient de défier le pouvoir de fait, son dévouement à la dame-souveraine, qui incarne, plus profondément que son tyranneau de mari, la véritable souveraineté. « L’outlaw dans une société injuste incarne véritablement les idéaux que professe cette société. »58 9) Le symbole identitaire Des deux héros paradigmatiques de la Grèce antique, Achille et Ulysse, c’est bien ce dernier qui, par ses qualités fondamentales d’intelligence et d’adaptation, s’est imposé pour incarner dans la très longue durée la culture hellénique. Encore de nos jours, le cinéaste Angelopoulos n’a-t-il pas intitulé une œuvre réflexive sur son art Le regard d’Ulysse ? Selon les Ballades anciennes, Robin n’est pas un Saxon en lutte contre les Normands,59 et en ce sens sa lutte n’est pas « nationale ». Cependant, quoique débordant aux marges, et particulièrement en Écosse,60 le mythe de Robin est chez lui en Angleterre, depuis l’époque médiévale jusqu’à nos jours. Ancré dans un Moyen Âge à la fois réel et fictionnel, il incarne paradoxalement l’Angleterre profonde. Les historiens, souvent attachés à une théorie implicite du « reflet », ont discuté et discutent encore du rapport de la légende de Robin Hood avec la réalité historique, et particulièrement avec l’évolution de la société anglaise à partir du Moyen Âge. Il est clair que le héros « hors société » jouit d’une plasticité plus grande qu’un personnage appartenant à une classe précise. « Robin Hood en tant que phénomène sociologique est confus, anormal et

(58) D. GRAY, Robin Hood Poems [n. 38], 1999, p. 37. (59) L’image de Robin comme noble dépouillé de ses biens et volant les riches pour donner aux pauvres dépend surtout de The Downfall of Robert, Earl of Huntington d’A. Munday (1601). (60) R.B. DOBSON-J. TAYLOR, Rymes [n. 2], 1976, p. 40 ; S. KNIGHT, Robin Hood [n. 12], 1994, p. 27.

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Pierre Sauzeau liminal ».61 N’étant proprement personne – outis, c’est le nom que se donne Ulysse chez le Cyclope – il peut représenter et même protéger tout le monde, tout un peuple, du yeoman au chevalier ; non qu’il reflète fidèlement une réalité socio-historique, mais parce qu’il exprime de façon dynamique l’enracinement dans une terre heureuse et juste, telle qu’elle existait avant l’organisation sociale, et telle que le rite de Mai la fait revivre ; et dans le même temps il incarne le refus de l’injustice, la force de la jeunesse, du courage, de l’intelligence et de la solidarité, décidé à s’opposer au fonctionnement « normal » d’un pouvoir illégitime, au nom d’une conception plus haute de la souveraineté.

(61) J.F. NAGY, Paradoxes [n. 12], 1980, p. 203.

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LUGH ET AONGHUS :

L’AŚVAMEDHA ET LE RAJASUYA DES MYTHES CELTES

CLAUDE STERCKX (INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES DE BELGIQUE)

I. Rites et mythes « aśvamédiques » indo-européens I.1. Depuis les travaux de G. Dumézil et de ses émules,1 il est généralement admis que, tout comme les langues indo-européennes dérivent d’un fonds commun, les différentes cultures indo-européennes laissent voir qu’elles partageaient aussi un héritage conceptuel commun et qu’elles ont conservé, surtout avant leurs conversions au christianisme ou à l’islam, des structures idéologiques communes sous des habits parfois très disparates et, parmi les expressions qui en ont été le mieux étudiées, on compte les formes du sacrifice ainsi que les mythes par lesquels on les justifiait.2 Parmi ces formes, l’une des plus remarquables est celle dont le paradigme reconnu est le rituel de l’aśvamedha indien.3 Il s’agissait là de l’une des plus hautes manifestations de la sacralité royale, posant un souverain en roi universel tant dans le temps – l’année d’errance de l’étalon valant microcosme temporel – que dans l’espace – la course « solaire » de l’étalon

(1) G. DUMÉZIL, L’idéologie tripartie des Indo-Européens, Bruxelles, 1958, 122 p. (Collection Latomus, 31). Cf. D. ÉRIBON, Faut-il brûler Dumézil ? Mythologie, science et politique, Paris, 1992, 345 p. ; FR. BLAIVE, Introduction à la mythologie comparée des peuples indo-européens, Arras, 1995, 147 p. ; D.A. MILLER, « Georges Dumézil : Théories, Critics and Theoretical Extensions », dans Religion, t. 30, 1999, p. 27-40 ; M.V. GARCÍA QUINTELA, Dumézil : une introduction, suivie de L’Affaire Dumézil, traduit de l’espagnol par M.-P. BOUYSSON, préface de CHR.-J. GUYONVARC’H, Crozon, 2001, 219 p. (2) B. SERGENT, Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, p. 360-375 (Bibliothèque historique Payot). (3) E. LA TERZA, « L’aśvamedha nel ‘Rig Veda’ », dans Rivista Indo-Greco Italica, t. 6, 1922, p. 133-142 ; L. DUMONT, L’‘aśvamedha’. Description du sacrifice solennel du cheval dans le culte védique d’après les textes du ‘Yajurveda’ blanc (Vājasaneyisamhitā, Śatapathabrāhmana, Kātyāyyanaśrautasūtra), Paris, 1927, 413 p. (Société belge d’études orientales) ; ID., « The Horse-Sacrifice in the ‘Taittirīya Brāhmana’ », dans Proceedings of the American Oriental Society, t. 92, 1948, p. 447-503 ; W. DONIGER O’FLAHERTY, « Sacred Cows and Profane Mares », dans HR, t. 19, 1979-1980, p. 153-164 ; B. SERGENT, Genèse de l’Inde, Paris, 1997, p. 335-339 (Bibliothèque scientifique Payot) .

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Claude Sterckx valant microcosme spatial –, et assurant la légitimité et le succès de son règne. Après une course de quadriges sélectionnant le meilleur étalon du royaume et divers rites sanctifiant ensuite cet animal – dont le sacrifice d’un chien –, cet étalon était laissé libre de vagabonder à sa guise pendant toute une année, accompagné par cent jeunes guerriers qui devaient assurer sa protection : jusqu’à soumettre militairement les territoires étrangers qu’il abordait. Au terme de cette errance, assimilée à la course annuelle du Soleil, l’étalon était ramené, mis en rut par des juments qu’on lui présentait, attelé à un quadrige doré, baigné et oint de beurre clarifié : sur l’avant-train par la première épouse du roi, sur le tronc et l’arrière-train par deux épouses secondaires.4 Il était alors attaché au poteau sacrificiel avec un certain nombre d’autres animaux. Après la mise à mort des bêtes domestiques et la libération des sauvages, l’étalon était à son tour tué par suffocation. Tandis que les épouses secondaires tournaient autour de sa dépouille en échangeant des obscénités avec les prêtres officiants, la première épouse devait simuler un coït avec l’étalon mort en mettant le membre de la bête au contact de sa vulve, puis, avec les autres épouses, elle indiquait au moyen d’épingles en or, argent et cuivre, les lignes de découpe du cadavre. Les morceaux étaient mis à rôtir pour être offerts à diverses divinités, tandis que vingt-quatre vaches stériles étaient immolées pour le banquet final. La preuve que cet aśvamedha indien n’était que la forme locale5 et inversée6 d’un rituel hérité par la plupart des anciennes cultures indoeuropéennes s’est trouvée dans la mise au jour de parallèles plus ou moins nets dans la plupart d’entre elles.7

(4) En renfort du parallèle irlandais exposé plus loin, on note que cette partie du rituel indien a été comparée avec la légende du prince laginien Lughaidh Riabhdhearg, au corps similairement distribué (K. MACCONE, « Hund, Wolf und Krieger bei den Indogermanen », dans W. MEID [Éd.], Studien zum indogermanischen Wortschatz, Innsbruck, 1987, p. 135-138 [Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft, 52]). (5) La plus précisément documentée en tout cas. (6) La plupart des autres cas attestent que la forme canonique est une hiérogamie entre le roi et une jument représentant son royaume. (7) En Inde même, on a pertinemment rapproché le mythe de la naissance des Aśvin par la déesse Saraṇyū sous forme de jument et son époux Vivasvat sous forme d’étalon (M.R. DEXTER, « The Hippomorphic Goddess and her Offspring », dans JIES, t. 18, 1990, p. 286-287 ; cf. CHR. ROSE, « Le cheval de Troie, l’aśvamedha et Aśvatthamān », dans M.V. GARCÍA QUINTELA-FR.J. GONZÁLEZ GARCÍA-F. CRIADO BOADO [Éd.], Anthropology of the Indo-European World and Material Culture. Proceedings of the 5th International Colloquium of Anthropology of the Indo-

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Lugh et Aonghus I.2. En Perse achéménide, l’élection du nouveau roi et sa légitimation étaient confiées à une jument blanche et l’élément sexuel du rituel se laisse encore deviner à travers le récit rationalisant qu’en a laissé Hérodote : « Pour l’attribution de la royauté [les sept prétendants] décidèrent ce qui suit : celui d’entre eux dont l’étalon, au lever du Soleil, se lèverait le premier, celui-là serait roi. Darius avait pour écuyer un homme avisé appelé Oïbarès [...]. Il prit une jument, celle qu’aimait le mieux l’étalon de Darius [...], l’attacha, amena ensuite l’étalon de Darius, le promena en rond plusieurs fois auprès de la jument, à la frôler, et finalement le laissa saillir À la pointe du jour, les six [autres prétendants], ainsi qu’il avait été convenu, se présentèrent sur leurs étalons [...]. Quand ils furent près du lieu où, la nuit précédente, avait été attachée la jument, alors l’étalon de Darius accourut et hennit. Et, en même temps que l’étalon hennissait, un éclair jaillit du ciel serein et il tonna. S’ajoutant pour désigner Darius au hennissement de l’étalon, ces phénomènes achevèrent de le consacrer. »8

I.3. Selon le même, les Massagètes, entre Aral et Caspienne, sacrifiaient et mangeaient des chevaux en l’honneur de leur dieu souverain : « En fait de dieux, ils adorent seulement le Soleil à qui ils sacrifient des chevaux. »9

I.4. Les Hittites vénéraient une divinité hippomorphe, Pirwa, dont le nom est directement rattaché à la terre et leur droit, s’il punit sévèrement les cas de European World and Comparative Mythology, Budapest, 2006, p. 251-252 [Archaeolingua, 20]). (8) Hdt, III, 84-88 = PH.-E. LEGRAND, Hérodote, t. III, Paris, 1939, p. 136-137 (CUF). Cf. G. WIDENGREN, « The Sacral Kingship of Iran », dans The Sacral Kingship. La regalità sacra. Studies in the History of Religions, t. IV, Leyde, 1959, p. 244 (Supplements to Numen) ; J. DUCHESNE-GUILLEMIN, « La divination dans l’Iran ancien », dans A. CAQUOT-M. LEIBOVICI [Éd.], La divination, t. I, Paris, 1968, p. 144-145 (Rites et pratiques religieuses) ; G. WIDENGREN, « La royauté de l’Iran antique », dans J. DUCHESNE-GUILLEMIN-P. LECOQ [Éd.], Commémoration Cyrus. Hommage universel, Téhéran-Liège, 1974, p. 85 (Acta Iranica. Première série) ; G. DUMÉZIL, L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie (51-75), Paris, 1985, p. 246-253 (Bibliothèque des sciences humaines). Pour un aśvamedha associé à la Babylonienne Sémiramis : CH. MALAMOUD, « Préface » de Ctésias. Histoires de l’Orient, traduit et commenté par J. AUBERGER, Paris, 1991, p. xv (La Roue à Livres). (9) Hdt, I, 216 = PH.-E. LEGRAND, Hérodote, t. I, Paris, 1932, p. 204 (CUF). Cf. B. SERGENT, Genèse [n. 3], 1997, p. 364.

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Claude Sterckx bestialité, exempte remarquablement de toute poursuite la copulation avec une jument.10 I.5. Les Arméniens assimilent la conception du méchant roi Mesramélik comme le fruit d’une imprégnation des juments de son royaume par l’étalon de leur roi Mehèr Ier : [Mehèr] poussa son cheval et vint près d’Ismil Khatoun [...] Alors Ismil Khatoun appela ses palefreniers Et leur dit : ‘Menez le Poulain Djalali couvrir mes juments’.11 Les palefreniers menèrent le Poulain Djalali aux juments. Ismil Khatoun emmena Mehèr dans son palais [...] Ismil Katoun, par ses douces paroles, Enivra d’amour notre Mehèr [...] Ismil Khatoun resta enceinte de Mehèr ; Les juments furent grosses du Poulain Dajalali [...] Ismil Kahtoun mit au monde un garçon [...] On donna à l’enfant le nom de Mesramélik.12

selon un scénario extrêmement proche de celui de la naissance « aśvamédhique » du dieu lughien celte tel qu’il sera décrypté plus loin.13 I.6. Il a été soutenu que le dernier geste du Thrace Spartacus, tuer son propre étalon : « Tout d’abord, (Spartacus) se fit amener son cheval, tira son épée et dit que vainqueur, il trouverait chez les ennemis beaucoup de beaux chevaux et que vaincu, il n’en aurait pas besoin. Là-dessus, il égorgea le cheval. [...] Ceux qui l’entouraient ayant pris la fuite, il resta seul : enveloppé par de nombreux ennemis, il continua à se défendre jusqu’à ce qu’il fût percé de

(10) J. PUHVEL, « Aspects of Equine Functionality », dans ID., Myth and Law among the Indo-Europeans. Studies in Indo-European Comparative Mythology, Berkeley-Londres, 1970, p. 171 (Publications of the UCLA Center for the Study of Comparative Folklore and Mythology, 1). (11) Poulain Djalali est le nom de l’étalon (et doublet) de Mehèr. (12) Sasna dzrer II 2 9 = David de Sassoun. Épopée en vers, traduit de l’arménien avec une introduction et des notes de FR. FEYDIT, préface de J. ORBÉLI, Paris, 1964, p. 183-185 (Collection UNESCO d’œuvres représentatives. Série arménienne). (13) Pour l’analyse détaillée de l’analogie entre la tradition arménienne et le mythème celte : CL. STERCKX, « Lugus et David de Sassoun », dans Polifemo, t. 10, 2010, p. 434-450.

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Lugh et Aonghus coups [...] ».14

aurait été un geste rituel de reconnaissance de la perte de sa souveraineté.15 I.7. En Grèce, Poséidon Hippios « Équin »16 est censé s’être accouplé avec la Terre-Mère Déméter et l’avoir engrossée du poulain Arion et de la fillette Despoina, incarnation de la souveraineté : « Quand Déméter errait, au temps où elle cherchait sa fille, Poséidon, à en croire la légende, se met à la suivre, pris du désir de s’unir à elle ; alors, transformée en jument, elle va paître en se mêlant aux juments d’Oncos mais Poséidon se rend compte qu’il est joué et il s’unit à Déméter après avoir pris lui-même l’apparence d’un étalon. Sur le coup, Déméter aurait été furieuse de ce qui s’était passé mais dans un second temps elle aurait voulu, dit-on, déposer sa colère et se laver dans le Ladon [...]. Déméter eut, à ce qu’on dit, une fille dont il n’est pas d’usage de dire le nom à ceux qui ne sont pas initiés, et le cheval Arion [...] ».17

L’écho d’un antique aśvamedha athénien a été aussi repéré, déformé, dans la cruelle histoire du dernier roi d’Athènes et de sa fille : ce roi Hippomène surprend un jour sa fille Limoné dans les bras d’un amant ; il les condamne (14) Plut., Crass., 11, 8-10 = R. FLACELIÈRE-É. CHAMBRY, Vies de Plutarque. T. VII. Cimon-Lucullus. Nicias-Crassus, Paris, 1972, p. 219 (CUF). (15) M. CAPOZZA, « Spartaco e il sacrificio del caballo », dans Critica Storica, t. 2, 1963, p. 251-293. (16) À sa naissance, il a été lui-même « remplacé » par un poulain que sa mère Rhéa a donné à dévorer au « monstrueux » Cronos (Paus., VIII, 8, 2 = W.H.S. JONES, Pausanias. Description of Greece, T. IV. Book VIII (XXII)-X, Londres, 1961, p. 380 [Loeb]). (17) Paus., VIII, 25, 5-7 = M. CASEVITZ-M. JOST-J. MARCADÉ, Pausanias. Description de la Grèce. Tome VIII. L’Arcadie, Paris, 1998, p. 73-74 (CUF). On note le détail du bain dans le fleuve Ladon qui rend sa virginité à Déméter (M.R. DEXTER, Goddess [n. 7], 1990, p. 286-287) comme le bain d’Eithne Bóinn dans le fleuve Boyne est censé le faire dans le mythe irlandais exposé plus loin (CL. STERCKX, Dieux d’eau. Apollons celtes et gaulois, Bruxelles, 1996, p. 5-6, 26 [Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 6]). Voir aussi ps-Apoll., III, 6, 8 = J.G. FRAZER, Apollodorus. The Library. T. II, Londres 1946, p. 372 (Loeb) ainsi que J. WIESNER, « Fahrende und reitende Götter », dans Archiv für Religionswissenschaft, t. 37, 1941-1942, p. 36-46 ; M. DILLON, « Celt and Hindu », dans Visvesvaranand Indological Journal, t. 1, 1963, p. 215 ; S. YALOURIS, « Athena als Herrin der Pferde », dans MH, t. 7, 1950, p. 19-101 ; J. PUHVEL, Aspects [n. 10], 1970 ; M. DILLON, Celts ands Aryans. Survivals of Indo-European Speech and Society, Simla, 1975, p. 108 (Indian Institute of Advanced Study).

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Claude Sterckx atrocement, l’amant à prendre la place de l’un des étalons de son char, Limoné à être enfermée avec l’étalon, sans aucune nourriture jusqu’à ce que l’animal l’ait violée et dévorée ; Hippomène fait alors détruire leur prison dont le site est dès lors connu comme le lieu-dit de l’Étalon et de la Fille.18 Deux autres sont attachés à la guerre de Troie. Le premier quand Tyndare, père putatif d’Hélène, tente de prévenir un tel conflit en faisant jurer à tous les prétendants venus postuler la main de sa fille qu’ils protégeraient unanimement le mariage de l’heureux élu, et ce serment est prêté sur un étalon immolé et coupé en morceaux : « [À Sparte, sur la route d’Arcadie], il y a le lieu-dit la Tombe de l’Étalon. Tyndare, ayant sacrifié là un étalon, fit jurer aux prétendants à la main d’Hélène, debout sur les quartiers de l’étalon [démembré], qu’ils défendraient envers et contre tous Hélène et celui qui serait choisi pour être son époux. Après ce serment des prétendants, il avait fait inhumer là l’étalon démembré [...] ».19

Ce sacrifice apporte en effet à Agamemnon la suzeraineté sur tous les Grecs après le rapt d’Hélène par Pâris, puis, secondairement, la conquête de Troie grâce au cheval de bois qui constitue bien sûr l’autre écho évident. Les coïncidences sont en effet nombreuses entre le rituel indien et cet épisode de l’Iliade : « Dans le cheval de bois, je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos, Mais alors tu survins, Hélène [...] Sur tes pas, Déiphobe allait, beau comme un dieu, et par trois fois tu fis le tour de la machine. Tu tapais sur le creux, appelant nom par nom les chefs des Danaens, imitant pour chacun la voix de son épouse. Près du fils de Tydée et du divin Ulysse, assis en cette foule, j’entendais crier et Diomède et moi n’y pouvions plus tenir ; nous nous levions déjà ; nous voulions sortir ou répondre au plus vite ; Ulysse nous retint et mata notre envie. Tous les fils d’Achaïe restaient là sans souffler. Un seul était encore d’humeur à te répondre, mais Ulysse lui plaqua sur la bouche ses deux robustes mains et, tenant bon, sauva ainsi toute la bande (18) Arstt, Pol., per. 1 = G. MATHIEU-B. AUSSOULIER, Aristote. Constitution d’Athènes, Paris, 1922, p. 77 (CUF) ; Suid., Lexicón = A. ADLER, Suidae Lexicon, t. IV, Leipzig, 1935, p. 137 (Lexicographi Graeci, 1). Cf. J.M. GÓMEZ PALLARÈS, « Del simbolimse erótic de la imatge del cavall », dans Faventia, t. 14, 1992, p. 733 ; M.V. GARCÍA QUINTELA, « Le dernier roi d’Athènes », dans Kernos, t. 10, 1997, p. 135-151. (19) Paus., III, 20, 9 = W.H.S. JONES, Pausanias. Description of Greece, T. III. Book VI-VIII (I-XXI), Londres, 1961, p. 130 (Loeb) ; cf. CHR. ROSE, Cheval [n. 7], 2006, p. 229-242.

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Lugh et Aonghus jusqu’à l’heure où Pallas Athéna t’emmena [...] ».20

Tout comme l’étalon indien a été immolé par suffocation, l’un des Grecs cachés dans le cheval de bois ‒ spécifiquement dans son arrière-train, au niveau donc de son sexe ‒ est étouffé par Ulysse ; tout comme, avec ses trois co-épouses, la reine indienne tourne trois fois autour de l’étalon sacrifié, puis saisit le membre de l’animal pour simuler un coït, Hélène ‒ accompagnée là de son quatrième époux Déiphobe ‒ tourne trois fois autour du cheval de bois en palpant son ventre ; etc.21 I.8. Les Romains sacrifiaient le « cheval d’octobre » en un rituel touchant directement leur « roi des sacrifices », héritier républicain des fonctions religieuses des souverains primitifs, en un rituel comportant la sélection d’un étalon par une course de biges, sa mise à mort, son démembrement et la livraison de sa queue à la résidence de ce roi : « Pourquoi aux ides de décembre, après une course de chars, le cheval de droite de l’attelage vainqueur est-il sacrifié à Arès et lui coupe-t-on la queue pour l’apporter à ce qu’ils appellent la Régia et en ensanglanter l’autel tandis qu’ils se battent pour sa tête, les uns descendant de la voie dite Sacrée et les autres de Suburre ? ».22

Remarquablement aussi, lorsque César franchit le Rubicon et se pose comme prétendant à la souveraineté, il consacre au Soleil un troupeau d’étalons blancs qui sont laissés à errer à leur gré jusqu’à son assassinat et sa destitution du pouvoir : « Les derniers jours (avant son assassinat), César apprit que les troupes de chevaux que, en franchissant le Rubicon, il avait consacrées au dieu du

(20) Hom., Od., IV, 274-289 = V. BÉRARD, L’Odyssée. ‘Poésie homérique’. Tome I. Chants I-VII, Paris, 1924, p. 88-89 (CUF). (21) Hom., Od., IV, 274-289 ; etc. ; cf. CHR. ROSE, Cheval [n. 7], 2006, p. 242250. Sur les aspects érotiques de l’étalon dans la tradition grecques : J.M.GÓMEZ PALLARÈS, Simbolimse [n. 18], 1992. (22) PLUT., Q.R, 97 = J. BOULOGNE, Plutarque. Œuvres morales. Tome IV. Conduite méritoire des femmes. Étiologies romaines. Étiologies grecques. Parallèles mineurs, Paris, 2002, p. 165 (CUF) ; etc. Cf. J. PUHVEL, Aspects [n. 10], 1970, p. 162-163 ; G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, avec un appendice sur la religion des Étrusques, Paris, 19742, p. 225-235 (Bibliothèque historique Payot) ; ID., Fêtes romaines d’été et d’automne. Suivi de Dix questions romaines, Paris, 1975, p. 139-156, 177-219 (Bibliothèque des Sciences humaines).

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Claude Sterckx fleuve et laissé errer sans gardien, se privaient obstinément de nourriture et versaient d’abondantes larmes [...] ».23

I.9. La tradition scandinave a préservé le souvenir d’un rituel étonnamment analogue à celui du « cheval d’octobre » romain : là, le völsi, un pénis d’étalon desséché est conservé comme un trésor de famille et, une fois l’an, toute la maisonnée se rassemble et, à tour de rôle, chacun récite une strophe d’un poème qui le célèbre, en tenant le völsi à la main.24 I.10. C’est toutefois le monde celte qui offre les parallèles les plus évidents. Une suite ininterrompue de documents, depuis la fin du cinquième siècle avant notre ère jusqu’aux temps celto-romains, assure la présence dans la mythologie d’une hiérogamie, tantôt sous forme humaine, tantôt sous forme équine, entre le dieu souverain et sa parèdre. II. « Hippothèses » sur Épona et quelques autres L’étude des croyances et des mythes celtes préchrétiens constitue une discipline particulière. Son matériel est souvent hétéroclite et ses méthodes doivent fréquemment s’écarter de celles des autres sciences historiques. Ainsi, parce qu’une partie de ses sources est tirée de traditions orales notées par des collecteurs étrangers à ces traditions, il apparaît que très souvent une censure ‒ soit spontanée de la part de détenteurs de la tradition, soit secondaire de la part des collecteurs ‒ oblitère très longtemps les formes les plus significatives : les uns ne veulent pas paraître arriérés ni/ou païens, les autres veulent gommer ce qui leur semble grossier et/ou peu « catholique ». Ces censures sont particulièrement fortes dans les premiers temps d’une acculturation, quand reste virulente la volonté de rompre avec un passé qu’on veut voir aboli et qu’on ressent encore comme dangereux parce qu’on n’est pas sûr d’obtenir cette abolition. Ce n’est que secondairement, quand toute crainte a disparu, que cette censure s’allège et qu’on ose faire état des vieilles croyances et pratiques. (23), Suét., Caes., 81 = H. AILLOUD, Suétone. Vie des douze Césars. Tome I. César, Auguste, Paris, 1931, p. 55-57 (CUF). Cf. FR. BLAIVE-CL. STERCKX, Le mythe indo-européen du Guerrier Impie et la tradition celte, Paris, 2011, p. 111. (24) F.R. SCHRÖDER, « Ein altirischer Kröningsritus und das indo-germanische Rossopfer », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 16, 1927, p. 310-312, mais voir les réserves de G. DUMÉZIL, Fêtes romaines [n. 22], 1975, p. 215-216.

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Lugh et Aonghus En ces matières, la date matérielle d’un témoignage n’est donc pas nécessairement un critère de valeur primordial : certains témoignages tardifs peuvent s’avérer plus éclairants et ce n’est que l’analyse interne de leur cohérence et de l’archaïsme interne de leurs structures, de certains de leurs éléments ou de certains détails spécifiques qui peut fonder la valeur à leur accorder. Autre trait particulier de la discipline, c’est la nécessité fréquente de recourir à une approche « wittgensteinienne », c’est-à-dire fonder une conviction sur une accumulation de coïncidences qui, toutes, sont insignifiantes et sans valeur par elles-mêmes, mais dont la réunion ne peut pas être le fruit d’un simple hasard. La base de la présente enquête est ici une sorte d’exercice du genre qui juxtapose une série de pièces et de textes dont chacun signifie peu en soi mais dont l’ensemble laisse comprendre qu’ils ressortissent vraisemblablement tous d’un même complexe conceptuel. II.1. À Reinheim (Sarre), un tumulus a livré en 1954 la sépulture et le riche mobilier funéraire d’une dame gauloise de haut rang, remontant à la seconde moitié du cinquième siècle avant notre ère. Il comprenait une magnifique œnochoé en bronze à bec tubulaire, de facture celte, dont le couvercle porte en guise de poignée un étalon androcéphale25 : à la place de la tête de l’animal se trouve celle d’un homme barbu coiffé du bonnet à double feuille de gui désignant vraisemblablement la fonction souveraine ‒ et dont un exemplaire découvert à Glauburg,26 en Hesse, atteste qu’il était effectivement porté par les princes celtes de cette époque. Une telle représentation peut a priori signaler la croyance en un être surnaturel ‒ vraisemblablement divin – hybride, à la fois homme et étalon, ou capable de revêtir aussi bien une forme humaine qu’une forme équine. II.2. Quelques siècles plus tard, une série assez importante de monnaies gauloises montrent un tel étalon androcéphale piétinant un personnage couché ou dont seul le torse est représenté, comme s’il émergeait ainsi du sol (25) J. KELLER, Das keltische Fürstengrab von Reinheim. I. Ausgrabungsbericht und Katalog der Funde, Mayence, 1965, 77 p. ; V. KRUTA, Les Celtes, Paris, 2004, p. 183. (26) R. FRÖHLICH, « Zur Blattkrone der Kelten », dans Denkmalpflege und Kulturgeschichte, t. 3, 2006, p. 34-34 ; CL. STERCKX, « Les ‘regalia’ des Celtes », dans Y. VADÉ-B. DUPAIGNE [Éd.], ‘Regalia’. Emblèmes et rites du pouvoir, Paris, 2012, p. 187-232.

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Claude Sterckx à mi-corps. Ce personnage est le plus souvent armé et donc présenté comme un ennemi.27 II.3. Sur un statère en or des Redons, l’étalon androcéphale est cette fois attelé à un char et associé à une roue placée de telle façon qu’elle n’est pas celle du bige impliqué par la scène.28 II.4. Sur un statère en or des Aulerques Cénomans, l’étalon n’est pas androcéphale mais chevauché par un aigle ‒ l’oiseau de Jupiter dans les traditions classiques ‒ et son ennemi n’a pas forme humaine mais animale : c’est un scorpion venimeux, vraisemblablement issu des entrailles du sol.29 II.5. Un remarquable statère trévire se montre, lui, beaucoup plus fidèle au modèle dont s’inspire la plus grande partie du monnayage gaulois archaïque : le philippe macédonien... sauf qu’il y ajoute un détail discret mais vraisemblablement dans la ligne des images monétaires susmentionnées : l’un des chevaux du bige qu’il montre pose un sabot sur une tête hirsute émergeant du sol.30 II.6. Si plusieurs documents attestent la présence dans l’imaginaire gaulois d’un étalon androcéphale vraisemblablement divin, un statère en or, d’origine inconnue mais vraisemblablement armoricain, atteste celle d’une jument gynécocéphale allaitant son poulain31 : elle pourrait dès lors être la parèdre du divin étalon et, comme lui, être hybride ou pouvoir revêtir aussi bien une forme humaine qu’une forme équine. II.7. Sans qu’on puisse a priori postuler le moindre rapport avec cette jument gynécocéphale allaitant son poulain, un statère en or des Aulerques Cénomans représente une jument allaitant son poulain que menace un

(27) R. FORRER, « Zur Frage der Juppitergigantensäulen », dans RömischGermanisches Korrespondenzblatt, t. 5, 1912, p. 60-61 ; CL. STERCKX, Mythologie du monde celte, Paris, 2009, p. 9. (28) P.-M. DUVAL, Monnaies gauloises et mythes celtiques, Paris, 1987, p. 45-46. (29) P.-M. DUVAL, Monnaies [n. 28], 1987, p. 20-21. (30) R. WEILLER, « Zum Beginn des Munzumlaufs im Gerbiet der Treverer », dans Trierer Zeitschrift, t. 49, 1986, p. 209-221. (31) P.-M. DUVAL, Monnaies [n. 28], 1987, p. 38-39.

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Lugh et Aonghus monstre griffu32 : scène assez spécifique pour que l’on soupçonne qu’elle illustre un mythe important. II.8. Un très grand nombre de sculptures, bas-reliefs et autres, laissent bien voir qu’un thème religieux majeur dans le monde celto-romain était la victoire d’un dieu souverain ‒ ce qu’indiquent son arroi impérial et son assimilation constante à Jupiter ‒ sur un (parfois plusieurs) monstre(s) à moitié reptilien(s), traditionnellement étiqueté(s) comme « géant(s) anguipède(s) ».33 Malgré son nom et son costume romains, le dieu est clairement une divinité indigène : il brandit le plus fréquemment la roue, qui est la forme attribuée à la foudre par les Celtes de toutes les époques34 et dont le sens est assuré ici par l’alternance entre l’arme grâce à laquelle le dieu remporte la victoire : tantôt roue ‒ par exemple à Luxeuil-les-Bains, en Haute-Saône35 ‒ et tantôt foudre ‒ par exemple à Steinsfurth, en Bade-Wurtemberg.36 II.9. Comme sur les figures monétaires signalées plus haut, on remarque que, très souvent, l’adversaire du jupitérien cavalier est représenté émergeant du sol à mi-corps ou seulement de la tête : par exemple dans le groupe de Luxeuil-les-Bains déjà évoqué... Lorsqu’il est montré en entier, le bas de son corps est toujours anguipède, c’est-à-dire en forme d’animal à sang froid réputé issir du sol... comme le scorpion de certaines monnaies plus anciennes.

(32) P.-M. DUVAL, Monnaies [n. 28], 1987, p. 34-37. (33) CL. STERCKX,, « Le Cavalier et l’anguipède », dans Ollodagos, t. III, 19911992 p. 1-24 ; t. VI, 1994 p. 31-167. Sur la bouterolle du fourreau en bronze mis au jour dans la tombe 994 de Hallstatt (Haute-Autriche) se voit déjà un combat entre un dieu ou un héros en un tel démon anguipède (cf. N. GINOUX, « Pendragon’s Ancestors », dans Proceedings of the Harvard Celtic Colloquiums, t. 28, 2008, p. 63-79). (34) CL. STERCKX, Taranis, Sucellos et quelques autres, vol. 2, Bruxelles, 2005, p. 259-269 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 23). (35) G. BAUCHHENSS, « Die Jupitergigantensäulen in der römischen Provinz Germania Superior », dans G. BAUCHHENSS-P. NÖLKE [Éd.], Die Iupitersäulen in den germanischen Provinzen, Bonn, 1981, p. 161 n. 170 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 98 n. 671. (36) G. BAUCHHENSS, Jupitergigantensäulen [n. 35], 1981, p. 227 n. 495-496 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 140 n. 1098.

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Claude Sterckx II.10. Comme l’étalon androcéphale est parfois remplacé par un bige sur certaines monnaies préromaines, le jupitérien vainqueur du ou des anguipède(s), s’il est le plus souvent cavalier, peut être parfois aurige : par exemple sur un pendentif en terre cuite trouvé à Lezoux, dans le Puy-deDôme où l’attelage du dieu foule aux pieds un anguipède agenouillé et armé d’une massue.37 II.11. Si l’assimilation du Jupiter romain à son oiseau emblématique est classique, il apparaît que son homologue celto-romain l’a été pareillement : on trouve ainsi ce dernier, bien caractérisé comme celte par la roue dont il est armé, par exemple à Séguret, dans le Vaucluse,38 et le fait qu’un tel rapace peut littéralement représenter le dieu est assuré par un certain nombre de documents où c’est lui qui vainc et écrase l’anguipède, exactement dans la même attitude que le dieu cavalier.39 II.12. Même si dans le matériel celto-romain, le dieu monte le plus souvent un étalon qui assure la victoire sur le ou les anguipède(s) en foulant ce dernier aux pieds, il n’est jamais explicitement remplacé par lui. Il l’est pourtant plusieurs fois par un animal40 : un aigle comme vu ci-dessus, mais aussi parfois un taureau ‒ par exemple à Beire-le-Châtel, en Côte-d’Or41 ‒ ou un sanglier ‒ par exemple à Dijon, également en Côte-d’Or.42

(37) P. VERTET, « Pendentif à sigillée trouvé à Lezoux », dans Revue Archéologique du Centre, t. 6, 1967, p. 305-310 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 95 n. 642. (38) É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, t. I, Paris, 1907-1981, p. 227-228 n. 303 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 135 n. 1057. (39) Par exemple sur un bas-relief d’Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or : É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil [n. 38], t. XI, Paris, 1907-1981, p. 33 n. 7962 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 33 n. 9. (40) CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. III, 1991-1992, p. 12-14. (41) A. COLOMBET-P. LEBEL, « Les taureaux à trois cornes », dans Revue Archéologique de l’Est et du Centre-Est, t. 6, 1953, p. 125 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 44 n. 132. (42) É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL, Recueil [n. 38], t. VIII, p. 50 n. 8290 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 63 n. 342 ; ID., Sangliers père & fils : rites, mythes et dieux celtes du porc et du sanglier, Bruxelles, 1998, p. 55 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 8).

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Lugh et Aonghus II.13. Les représentations de loin les plus fréquentes du dieu cavalier terrassant un ou plusieurs anguipède(s) le montrent au sommet d’une colonne de type très spécifique étageant successivement deux socles, l’un carré et l’autre rond ou polygonal, un fût décoré d’imbrications qui le définissent comme un tronc d’arbre et un chapiteau corinthien comprenant quatre bustes représentant les saisons ou les âges de la vie.43 Il se trouve qu’un certain nombre de colonnes exactement semblables apparaissent sommée non pas du jupitérien cavalier vainqueur de l’anguipède mais d’un couple de divinités trônant côte à côte et assimilées par les dédicaces à celui du Jupiter et de la Junon romains : par exemple à Heddernheim, en Hesse.44 Cette association étroite est confirmée par le fait qu’un grand nombre de colonnes du Cavalier à l’anguipède sont dédiées explicitement I(oui) O(ptimo) M(aximo) et Iunoni Reginae « Jupiter Très Bon Très Grand et à Junon Reine ».45 II.14. Si l’épouse du dieu souverain reçoit ainsi très naturellement ce titre de « reine », la seule autre déesse celto-romaine qui y a droit est Épona, ce qui semble donc bien la qualifier comme parèdre du dieu souverain « jupitérien » celte : le confirme par exemple une dédicace mise au jour à Dulca, en Monténégro : « À Jupiter Très Bon Très Grand, à Épona Régina et au Génie local [...] ».46 II.15. Le nom d’Épona est gaulois et signifie « la Divine Equine », composé d’epos « cheval » et d’un suffixe théonymique –ona.47 De fait, elle apparaît (43) CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 223-247. (44) G. BAUCHHENSS, Jupitergigantensäulen [n. 35], 1981, p. 125-127 n. 147-148, 150-153, 155-158 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 78-79 n. 487-489. (45) Par exemple à Worms, en Rhénanie-Palatinat : G. BAUCHHENSS, Jupitergigantensäulen [n. 35], 1981, p. 248 n. 254 ; CL. STERCKX, Cavalier [n. 33], t. VI, 1994, p. 156 n. 1255. (46) R. MAGNEN-E. THÉVENOT, Epona, t. I, Bordeaux, p. 42-43 n. 28 ; pour d’autres : N. JUFER-T. LUGINBÜHL, Répertoire des dieux gaulois. Les noms des divinités celtiques, Paris, 2001, p. 39-40. Il est remarquable que la mythologie indienne connaît une homonyme exacte d’Épona Régina : Aśvinī Rāj, la mère des jumeaux (aux caractères équines reconnus) Aśvin. Or ces jumeaux « dioscuriques » correspondent clairement aux fils d’Épona et de Rhiannon (cf. infra) et à leur « frères » poulains. Quant aux aspects lunaires d’Aśvinī, ils ne peuvent que rappeler que, dans toutes les langues celtiques, l’une des désignations de la Lune est la Jument Blanche... (47) W. MEID, « Das Suffix ‘-no’ in Götternamen », dans Beiträge zur Namenforschung, t. 8, p. 113 ; D.E. EVANS, Gaulish Personal Names. A Study of Some Continental Celtic Formations, Oxford, 1967, p. 197.

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Claude Sterckx plusieurs fois représentée sous la forme d’une jument allaitant son poulain, par exemple à Chorey, en Côte-d’Or,48 ce qui ne peut manquer de rappeler la jument gynécocéphale ‒ à la fois donc équine et humaine ‒ des monnaies préromaines. L’idée qu’elle peut être aussi bien jument que femme ressort sans doute aussi de l’anecdote selon laquelle elle aurait été engendrée à la suite d’une union bestiale entre un homme misogyne et une jument : « Haïssant les femmes, Fulvius Stellus s’accoupla avec une jument. Le temps venu, cette dernière mis bas une fillette très belle qui reçut le nom d’Épona ».49

II.16. Plus canoniquement, Épona est le plus souvent figurée sous la forme d’une cavalière montant « en amazone » ‒ ou plutôt assise sur une sorte de cacolet50 ‒ une jument toujours représentée au pas et souvent accompagnée d’un poulain qui la tète : par exemple à Loisia, dans le Jura.51

(48) R. MAGNEN-E. THÉVENOT, Epona [n. 46], t. I, 1953, p. 59 n. 225. Cf. CL. STERCKX, Éléments de cosmogonie celtique, Bruxelles, 1986, p. 24 n. 114, 45 (Université libre de Bruxelles. Faculté de Philosophie et Lettres, 97). Sur une bague en bronze récemment mise au jour à Bergen op Zoom (Brabant Septentrional), elle est représentée avec son poulain sous un croissant de lune, ce qui signale les aspects lunaires vraisemblables de la déesse (M. VERMUNT-L.TOORIANS, « Een cultusplaats uit de romeinse tijd onder het stadscentrum », dans Waterschans, t. 4, 2011, p. 168169). (49) Ps.-Plut., XXIX, 312e = A. HOFENEDER, « Die Göttin Epona in der antiken Literatur », dans W. SPICKERMANN-R. WIEGELS [Éd.], Keltische Götter im Römischen Reich. Akten des 4. Internationalen Workshops ‘Fontes Epigraphici Religionis Celticae Antiquae’ (F.E.R.C.A.N.) vom 4.-6.10.2002 an der Universität Osnabrück, t. III, Möhnesee, 2005-2011, p. 119 (Osnabrücker Forschungen zu Altertum und Antike-Rezeption, 9). Cf. CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 344345, 382. Il a été évoqué par ailleurs l’hypothèse que le nom Stellus pourrait être une déformation d’une désignation « l’étalon », ce qui s’accorderait avec la double nature équine et humaine (P. LAJOYE, Des dieux gaulois. Petits essais de mythologie, Budapest, 2008, p. 87-88 [Archaeolingua. Series Minor, 26]). (50) Le détail n’est pas insignifiant car il signale sans doute la virginité éminente de la déesse : c’est une croyance générale que la monte d’une femme à califourchon rompt son hymen et déflore sa virginité (M. CLOSSON, « La femme et le cheval du XIIe au XVIIe siècle », dans Sénéfiane, t. 32, 1992, p. 62). (51) CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 18 fig. 3, 29 n. 208.

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Lugh et Aonghus II.17. Sur sa jument au pas, la déesse tient parfois dans ses bras un bébé, par exemple dans un rare groupe en bois de chêne mis au jour à Saintes, en Charente-Maritime.52 II.18. Plus souvent, elle tient à sa place un chiot, par exemple à Medingen au Luxembourg.53 II.19. Même si ce n’est certainement là qu’une conséquence secondaire, un patronage de sympathie entraîné par sa nature et son histoire, Épona Regina est, dans la pratique, abondamment invoquée comme patronne des équidés. Tout son dossier en témoigne.54 Les indices littéraires se réduisent à la mention du théonyme, à l’association de la déesse avec les équidés ‒ et plus particulièrement avec les juments ‒ et à l’attestation d’un culte rendu dans les écuries. Hors cela, plus de trois cents documents ont été répertoriés55 : des dédicaces aniconiques, des reliefs et des statues nommément dédiées, d’autres anonymes mais que leur similitude avec les précédents permet de rapporter assurément à la déesse, et on peut y ajouter les témoignages de l’anthroponymie et de la théonymie théophores.56 Les documents iconographiques se répartissent en quatre grands types : 1. Épona amazone, encore que le terme soit inexact puis la monte en amazone, avec une jambe repliée sur l’encolure du cheval, n’apparaît pas avant le XVIe siècle. Comme déjà signalé, Épona est en fait assise à cru ou sur une sorte de cacolet, les jambes jointes sur un même flanc de sa monture. Elle tient une patère ou une corne d’abondance, un chiot ou un enfantelet.57 (52) R. MAGNEN-E. THÉVENOT, Epona [n. 46], t. I, 1953, p. 47 n. 77 ; S. BOUCHER, « Epona », dans LIMC, t. V, 1 et 2, 1990, p. 1988 n. 83, 2621 n. 83. (53) R. MAGNEN-E. THÉVENOT, Epona [n. 46], t. I, 1953, p. 55 n. 183. (54) Il est rassemblé dans CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 9-16 et A. HOFENEDER, Göttin Epona [n. 49], 2005. (55) R. MAGNEN-E. THÉVENOT, Epona [n. 46], 1953-1956 ; CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 9-40 ; S. BOUCHER, Epona [n. 52] ; M. EUSKIRCHEN, « Epona », dans Berichten der Römisch-Germanischen Kommission, t. 74, 1993, p. 607-850. (56) J. LACROIX, Les noms d’origine gauloise. Tome III. La Gaule des dieux, Paris, 2007, p. 104-107. (57) Un groupe trouvé à Lombers, dans le Tarn, montre une déesse trônant dans un fauteuil en osier, la jambe gauche relevée et appuyée sur le dos d’un chien, devant

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Claude Sterckx Elle est souvent accompagnée d’un poulain qui tète sa mère ou se nourrit à la patère que lui tend la déesse. 2. Épona cavalière, à califourchon sur sa monture, parfois accompagnée d’un homme à pied. 3. Épona à pied, près de sa jument. 4. Épona debout ou trônant entre deux ou plusieurs équidés et tenant parfois une patère ou une corne d’abondance. Assise, elle porte fréquemment dans son giron ou dans une corbeille posée sur ses genoux des fruits ou des épis. Plusieurs fois, elle en nourrit les bêtes qui l’entourent. Ces documents ne laissent pas voir une association préférentielle probante avec quelque autre divinité. Si elle se trouve quelquefois associée à Jupiter58 et à son synonyme Silvain59 et si l’ensemble du présent dossier rend vraisemblable que ce sont là les « traductions » celto-romaines de son époux, si elle se trouve quelquefois associées à Apollon ou à Mercure qui sont vraisemblablement les « traductions » celto-romains de son fils, on la trouve aussi bien associée aux Campestres60 ‒ mères protectrices des cantonnements militaires –, à la Victoire,61 à Mars62 ‒ toutes divinités martiales naturellement vénérées par les soldats63 ‒ mais aussi à Hercule,64 à Minerve65 ou à Céleia66... un garçonnet nu tenant une sorte de bassin : sans qu’on puisse s’en faire une certitude, il a été suggéré qu’il s’agirait d’une représentation de la déesse sans l’élément équin qui lui est normalement associé (C. DANGIBEAUD, « Une nouvelle Épona », dans REA, t. 7, 1905, p. 237-238). (58) À Celje, en Slovénie (CIL, III, n. 5192 ; à Dulca, en Monténégro (CIL, III, n. 12679) ; à Salone, en Croatie (CIL, III, n. 8671). (59) À Rome (CIL, VI, n. 293). Pour la synonymie de Jupiter et de Silvain dans l’iconographie religieuse celto-romaine : CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 219-407. (60) À Auchendavy en Strathclyde (R.G. COLLINGWOOD-R.P. WRIGHTR.S.O. TOMLIN, The Roman Inscriptions of Britain, t. I, Oxford 1967, n. 2177) ; à Pföring, en Bavière (CIL, III, n. 5910, 11909). (61) Sur la dédicace d’Auchendavy. (62) Sur la dédicace d’Auchendavy. (63) En tirer argument pour reconnaître Épona sur les cavalières en armes qui apparaissent sur certaines monnaies gauloises préromaines (S. MARTINI, « Keltische ZEHNDERTeiterinnen im Treverergebiet », dans K. STÜBER-TH. D. BACHMANN [Éd.], Akten des 5. Deutschsprachigen Keltologensymposiums, Vienne, 2010, p. 215-228 [Allgemeine Buchreihe der Keltischen Forschungen, 1]) paraît en tout cas audacieux. (64) À Auchendavy ; à Klagenfurth, en Carinthie (CIL, III, n. 4784) ; à Rome (CIL, VI, n. 293). (65) À Auchendavy.

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Lugh et Aonghus Quoi qu’en disent certains, nous n’accordons que peu de valeur aux associations plus ou moins forcées d’Épona à des sources ou à des rivières. Il ne doit guère se trouver de divinité dans le monde celto-romain ‒ ni ailleurs ‒ dont l’image ne se trouve pas à plus ou moins courte distance d’une source ou d’un cours d’eau...67 Les attributs qu’elle laisse voir dans son iconographie ne sont souvent que des pièces de son équipement de cavalière et de meneuse de chevaux : rênes, cravache... D’autres ‒ corne d’abondance, fruits, épis, patère à laquelle elle nourrit ses bêtes ‒ la révèlent clairement comme une déesse en rapport avec la fertilité et la fécondité de la terre. L’enfançon qui l’accompagne lui prête un caractère maternel, mais sans doute aussi plus que cela comme le révélera la suite du dossier. Le chiot qui se blottit fréquemment dans son giron n’est certainement pas insignifiant et on ne peut pas croire qu’il n’est que l’anodin compagnon de la dame celto-romaine dans la déesse montre l’aspect.68 Le canidé n’est pas porteur d’un symbolisme univoque dans l’iconographie celto-romaine et il n’est guère de dieu auquel celle-ci n’en prête pas occasionnellement un comme compagnon. On l’a dit guérisseur, on l’a dit psychopompe, on oublie même trop souvent le symbolisme guerrier qui apparaît pourtant bien signalé, ne serait-ce que par l’onomastique69... De tous ceux-là, rien ne permet a priori d’en privilégier un pour le bichon d’Épona : une fois encore, ce sera la suite du dossier qui suggérera une interprétation. Y voir le signe qu’Épona était une protectrice des animaux en général ou des animaux domestiques spécifiquement est clairement abusif et, d’ailleurs, renverse le problème comme le renversent tous ceux qui expliquent l’association constante de la déesse avec les équidés en édictant qu’elle était leur protectrice. Certes, il est hors de toute qu’elle l’a été mais cette tutelle est une conséquence et non une explication : ce n’est pas parce que, dans l’hagiographie catholique, Hubert est le patron du gibier et des chasseurs qu’il est représenté avec un cerf, c’est parce que sa légende l’associe à une (66) À Celje, en Slovénie (CIL, III, n. 5192). (67) Cf. DE CAZANOVE, « Aux sources d’un colloque », dans O. DE CAZANOVEJ. SCHEID [Éd.], Sanctuaires et sources dans l’Antiquité. Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte, Naples, 2003, p 1-6 (Centre Jean Bérard. Collège de France. Collection du Centre Jean Bérard, 22). (68) J. DE VRIES, Keltische Religion, Stuttgart, 1961, p. 182. (69) H. BIRKHAN, Germanen und Kelten bis zum Ausgang der Römerzeit. Der Aussagewert von Wörtern und Sachen für die Frühesten Keltisch-Germanischen Kulturbeziehungen, Vienne-Graz-Cologne, 1970, p. 35-391 (Sitzungsberichte der österr. Akad. d. Wiss., phil.-hist. Kl., 272).

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Claude Sterckx chasse et à cerf merveilleux que les chasseurs l’ont choisi pour emblème... Similairement, on ne peut pas croire qu’Épona est figurée avec des chevaux parce qu’elle est leur patronne : elle est leur patronne parce que quelque chose dans sa mythologie la qualifiait comme telle. II.20. La plupart des auteurs s’accordent à penser que le culte d’Épona Regina « Reine » attesté à Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or, s’est perpétué à travers la figure plus catholique de la vierge martyre Regina/Reine d’Alise.70 À notre connaissance, ils n’ont toutefois jamais reconnu que, comme Épona, Reine d’Alise exerce aussi un pouvoir souverain sur les chevaux, ainsi que l’atteste l’un des miracles que lui attribue un vénérable document du IXe siècle : « En ce temps-là aussi, une troupe de cavaliers ennemis occupait la région d’Alise. Les habitants des villages voisins, terrifiés, craignant la férocité des cavaliers, portèrent dans l’église de la vierge [Reine] leur ravitaillement pour qu’il soit sauvegardé par sa vertu [...]. Les ennemis, sans crainte de Dieu ni de la vierge sainte [Reine] s’emparèrent des vivres [...] et les chargèrent sur leurs chevaux mais déjà le châtiment était suspendu sur les têtes de ceux qui préparaient leur départ et allait punir sans recours ces hommes perdus de crimes [...]. Les chevaux ou bien s’affaissaient subitement et mouraient ou bien, effrayés, s’enfuyaient de tous côtés : ainsi les pillards n’emportèrent que leur honte ».71

Une autre coïncidence, indirecte celle-là, rattache peut-être Reine d’Alise au présent dossier. Elle est en effet réputée ordalique :

(70) J. LE GALL, « Un service eucharistique au IVe siècle à Alésia », dans A.A.V.V., Mélanges d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire offerts à J. Carcopino, Paris, 1966, p. 613-625 ; N. COURTINE, « Sainte Reine et la traduction écrite, la ‘Passio S. Reginae’ », dans P. BOUTRY-D. JULIA [Éd.], Reine au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage de sainte Reine des origines à nos jours, DijonParis, 1997, p. 29-30. Cf. récemment M. TONON, « Sainte Reine et la déesse trivalente celtique, compagne d’Ésus-Taranis-Toutatis », dans BSMF, n. 232, p. 6582 ; n. 233, p. 55-68. Remarquablement aussi, on a rapproché le supplice final de Reine (sa noyade) des sacrifices gaulois à Toutatis, l’une des formes du jupitérien gaulois (C. JULLIAN, « Le supplice de sainte Reine », dans Pro Alesia, t. I, 19061907 ; CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 424). (71) Translatio et miracula sanctae Reginae, 19-21 = J. LE GALL-E. DE SAINT DENIS, Alésia. Textes antiques ; J. MARILLIER, Textes médiévaux, Paris, 19802, p. 157-158 (Publications de l’Université de Dijon, 45).

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Lugh et Aonghus « Dom Viole rapporte deux autres miracles arrivés au tombeau de sainte Reine sous le roi Pépin et il ajoute que le zèle de notre illustre martyre à punir les parjure lui acquit le surnom de Juste [...] ».72

et, remarquablement, ce zèle à punir les parjures les frappe spécifiquement de cécité : « Au temps où l’abbé Apollinaire gouvernait ce monastère souvent cité [de Flavigny], un certain Vulgarion, habitant d’Alise qui fut jadis une ville [et] qui est maintenant un village, débiteur de deux muids de vin, fut accusé par Séménon, prêtre de la paroisse de Saint-Euphrône [...], auprès de Brannon, prévôt du monastère [de Flavigny]. Il s’obligea spontanément, par un vœu de malédiction, et, appliquant ses mains sur le tombeau de la vierge [Reine], proféra ces paroles : ‘Si je suis débiteur de cela [...], que par un juste jugement de Dieu mes yeux perdent la vue’. Sa malédiction fit effet sans retard : en effet, il fut privé de la vue et demeura aveugle jusqu’à la fin de sa vie [...] ».73

ce qui constitue deux traits directement attachés à la figure de l’Irlandaise Eithne Bóinn que son épiclèse signale comme synonyme d’une déesse gauloise précisément vénérée à... Alise-Sainte-Reine,74 et dont le fils Aonghus Óg75 est lui-même très proche du bébé d’Épona Régina et de celui de son avatar gallois Rhiannon (cf. infra).

(72) A.J. ANSART, L’histoire de sainte Reine et de l’abbaye de Flavigny, Nuits-sur Armançon, 20062, p. 56. (73) Translatio et miraculae sanctae Reginae 13-14 = J. MARILLIER, Textes médiévaux [n. 71], 19802, p. 154-155. N. COURTINE, Sainte Reine [n. 70], 1997, p. 40 note justement que ce sont les traditions les plus anciennes et les plus vénérables qui prêtent à Reine d’Alise ce pouvoir ordalique d’aveugler les parjures. (74) Bóinn est une « Vache Banche » (P. DE BERNARDO STEMPEL, « Continental Celtic ‘ollo’ ; Early Welsh ‘(h)ol(l)’ ; ‘Olwen’ and ‘Culhwch’ », dans Cambrian Medieval Celtic Studies, t. 46, 2003, p. 127) ; or, une dédicace à Damona « la Divine Bovine » (ID., « Die sprachlige Analyse keltischer Theonyme », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 53, 2003, p. 44) et à Apollon Moritasgos a été mise au jour à Alise-Sainte-Reine (CIL, XIII, 2 n. 5921)... et une autre épiclèse de l’Apollon celtoromain, Maponos, rend vraisemblable qu’il est l’identification la plus vraisemblable du fils d’Épona (cf. infra) ! (75) Ainsi que des figures apolliniennes qui sont ses analogues reconnus (CL. STERCKX, Dieux d’eau [n. 17], 1996). Le rapprochement est dû en fait à J.-L. Desnier (dans une étude inédite) et à M. LECONTE, « Sainte Reine, successeur de Boand », dans BSMF, n. 231, 2008, p. 69-71) dans un article inégal mais relevant certains faits pertinents.

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Claude Sterckx II.21. Dans la première branche du Mabinogi, c’est-à-dire le plus célèbre recueil de contes gallois, tous bien reconnus comme préservant un grand nombre de traditions préchrétiennes, le seigneur Pwyll, se trouvant un jour entouré de sa Cour sur une colline merveilleuse près de son château de Narberth, en Démétie, est intrigué par l’allure d’une princesse inconnue chevauchant une jument blanche au pas sur la grand-route en contrebas. Il envoie d’abord un de ses suivants interroger la fille, mais celui-là a beau courir à en perdre l’haleine, il ne réussit pas à s’approcher de la cavalière qui, pourtant, ne semble pas forcer l’allure. Dévoré de curiosité, Pwyll revient le lendemain à la même place. Quand la mystérieuse cavalière reparaît, il ordonne alors de la poursuivre sur le cheval le plus rapide de ses écuries, mais son coursier a beau forcer sa bête, il ne parvient pas plus à se rapprocher de la jument pâle, pourtant toujours aussi peu pressée. Le troisième jour, enragé de ces échecs, Pwyll revient sur la colline et, quand il voit venir, comme les deux fois précédentes, la princesse inconnue, il se lance à sa poursuite sur son étalon personnel. Il donne tant et plus des éperons sans gagner un mètre sur la nonchalante jument qu’il veut rejoindre. Sur le point de sentir son étalon s’effondrer sous lui, Pwyll hèle enfin la cavalière... et celle-ci s’arrête aussitôt en se gaussant qu’il n’ait pas fait sa demande plus tôt ! Elle s’explique alors de bon cœur : elle se nomme Rhiannon et est fille d’un seigneur Efydd Hen76 qui prétend la donner en mariage à Gwawl ab Clut, un prétendant qui ne lui agrée pas. En fait, elle s’est éprise de Pwyll sur sa réputation et elle vient demander sa main et son aide. La belle est si resplendissante que Pwyll se trouve tout heureux de cet aveu : le mariage est fixé à un an de là. Hélas pour lui, pendant le banquet de noces, Pwyll, trop euphorique, fait l’erreur de promettre un cadeau à un inconnu... qui se révèle être Gwawl, le prétendant évincé, et qui ne réclame dès lors pas moins que la mariée et toute la fête des noces ! Chose promise, chose due... Pwyll, sur son honneur, devrait céder la place mais l’ingénieuse Rhiannon sauve la situation : d’abord en faisant remettre à un an ses noces avec Gwawl, ensuite en soufflant à Pwyll un stratagème qui lui permet de rendre à Gwawl la monnaie de sa pièce, jusqu’à lui faire promettre de ne jamais chercher à prendre sa revanche. (76) Il s’agit vraisemblablement de l’Ogmios gallois (CL. STERCKX, « Rhiannon, fille de l’Ogmios gallois », dans Ollodagos, t. 16, 2001-2002, p. 147-152).

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Lugh et Aonghus Pwyll peut enfin épouser Rhiannon et la ramener à Narberth. Là, à la grande inquiétude de ses sujets, il faut attendre quatre ans avant que Rhiannon accouche d’un fils. Hélas, la joie d’une naissance tant attendue est de courte durée. La nuit même de sa naissance, le nouveau-né disparaît mystérieusement et les femmes qui le veillaient décident d’accuser la jeune mère pour ne pas être elles-mêmes inculpées : elles tuent un chiot, barbouillent Rhiannon de son sang et affirment qu’elles l’ont vu dévorer tout cru son enfançon. L’indignation est grande et Rhiannon est condamnée, bizarrement, à rester pendant sept ans près du montoir à l’entrée du château et à devoir s’y proposer comme monture à tout venant. Cela dure depuis quatre ans quand un seigneur voisin, Teyrnon Twrflliant77 se présente avec une curieuse histoire. Il avait depuis plusieurs années une jument plus belle qu’aucune autre et qui lui donnait chaque année, aux calendes de mai,78 un poulain splendide mais qui disparaissait la nuit même sans laisser de traces. À la longue, quatre ans plus tôt, Teyrnon avait décidé d’en avoir le cœur net et de veiller toute la nuit en armes près de sa jument. À peine celle-ci avait-elle pouliné qu’une griffe monstrueuse était passée par la fenêtre et avait empoigné le poulain par sa crinière. Teyrnon avait alors sauté sur son glaive et tranché furieusement le bras du monstre, puis l’avait entendu se sauver en hurlant. Il s’était précipité dehors mais n’avait rien pu voir tant la nuit était noire. En rentrant, il avait trouvé près du poulain un garçonnet nouveau-né, enveloppé de brocart. Teyrnon et son épouse n’avaient pas d’enfant : ils avaient adopté le garçon et l’avait appelé Gwri Gwallteuryn. En quatre ans, il avait grandi merveilleusement et il montait déjà son propre cheval : le poulain né la nuit de sa découverte. C’est alors que Teyrnon avait appris l’histoire et la condamnation de Rhiannon : le jour du crime qui lui avait été imputé correspondait exactement à la date de la découverte de Gwri et ce dernier ressemblait comme deux gouttes d’eaux à Pwyll... De fait, tous s’accordent à reconnaître que Gwri est bien le fils enlevé de Pwyll et Rhiannon est immédiatement relevée de sa peine. Au milieu de la

(77) Sur celui-là : G. OUDAER, « Teymon Twryf Lliant », dans Ollodagos, t. 24, 2010, p. 5-42. (78) Sur l’importance de cette date : N. STALMANS, Les affrontements des calendes d’été dans les légendes celtiques, Bruxelles, 1995, 105 p. (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 2).

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Claude Sterckx joie générale, le prince retrouvé reçoit alors le nouveau nom de Pryderi « Souci » en souvenir du souci qu’il avait causé à sa mère.79 L’histoire se poursuit dans la troisième branche du Mabinogi. Après la mort de Pwyll, Pryderi lui a succédé sur le trône de Démétie et il a donné sa mère comme épouse à Manawydan ab Llŷr, un prince qui s’est lié d’amitié avec lui.80 Un jour, Pryderi, sa propre épouse Cigfa, Manawydan, Rhiannon et toute la Cour se rendent sur la colline magique de Narberth. Ils s’y trouvent subitement enveloppés d’un épais brouillard accompagné de coups de tonnerre. Lorsque le brouillard se dissipe, le pays est devenu gast : hommes, maisons, animaux domestiques, plantes cultivées,... ont totalement disparu et les quatre princes s’y retrouvent seuls. Ils tombent vite dans un tel état de dénuement qu’ils doivent partir et ils se résignent à passer en Angleterre où Pryderi et Manawydan assurent leur survie en exerçant les métiers de cordonniers et de selliers. Leur succès est tel qu’ils se trouvent en butte à l’hostilité de tous les autres cordonniers et selliers, au point qu’ils décident de rentrer en Démétie. Le pays est toujours à l’état sauvage et ils y donnent la chasse à un sanglier blanc qui les entraîne vers un château qu’ils n’avaient jamais vu à cet endroit. Pryderi, entraîné par le fauve, y pénètre malgré les mises en garde de Manawydan. Il le trouve désert et, lorsqu’il veut se désaltérer à la fontaine qui coule au milieu de la cour, il s’y trouve enchaîné par une force magique et incapable de se détacher. Rhiannon, entrée à sa recherche, subit le même sort et, aussitôt, le château disparaît dans un bruit de tonnerre : Manawydan et Cigfa se retrouvent seuls.81 Tout attristés, ils repartent un an en Angleterre, puis tentent à nouveau de s’installer à Narberth. Manawydan laboure et sème mais, au temps de la récolte, à chaque fois qu’il décide de moissonner un champ, il le trouve vidé de tout le blé qui y poussait. À la troisième fois, Manawydan décide de (79) Pwyll Pendefig Dyfed = R.L. THOMSON, Pwyll Pendeuic Dyuet, Dublin, 1957, p. 7-23. Cf. G. HILY, Le dieu celtique Lugus, Rennes, 2012, p. 62-66 (Université de Rennes. Publication du CRBC). (80) Il s’agit en fait d’un dieu préchrétien, version galloise du dieu de l’Autre Monde au-delà de l’horizon marin (cf. P.C. BARTRUM, A Welsh Classical Dictionary, Aberystwyth, 1993, p. 448-449 ; R. BROMWICH, Trioedd Ynys Prydein, Cardiff, 20063, p. 432-434 ; CL. STERCKX, « Le maître du banquet de l’Autre Monde dans les mythologies celtes », dans S.H. AUFRÈRE-M. MAZOYER [Éd.], Le banquet à travers les âges. De Pharaon à Marco Ferreri, Paris, 2011, p. 307-325 [Collection Kubaba. Université de Paris I Panthéon-Sorbonne]). (81) Sur la disparition de Pryderi : D.A. MILLER, « Heroic occultation : Antepiphany, or the uses of Disappearance », dans Arachnè, t. 5, 1998, p. 43.

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Lugh et Aonghus veiller pour pincer le voleur. À minuit, il voit alors une troupe de grosses souris envahir le champ et s’emparer des épis. Malgré tous ses efforts, il ne réussit à en capturer qu’une, la plus lourde de la bande. Au matin, Manawydan monte alors sur la colline magique et y dresse une petite potence pour y pendre sa prisonnière. Successivement un moine, un prêtre et un riche évêque viennent lui proposer des rançons de plus en plus élevées pour qu’il la libère. Manawydan repousse toutes leurs offres : il exige le retour de Pryderi et de Rhiannon, ainsi que la fin de l’enchantement de la Démétie. Le pseudo-évêque finit par céder : il révèle qu’il s’appelle Llwyd ab Cilcoed, qu’il est un allié de Gwawl, le prétendant jadis repoussé par Rhiannon et joué par Pwyll, qu’il a voulu venger sa déconvenue et, enfin, que la souris est sa propre épouse enceinte, magiquement métamorphosée comme toute sa maison afin de venir ruiner les champs de Manawydan. Les enchantements sont alors défaits : la Démétie retrouve son état normal ; Rhiannon et Pryderi reparaissent. Un détail clôt l’histoire : pendant sa captivité, Rhiannon était condamnée à porter à son cou les licous des ânes de son geôlier.82 Rhiannon porte ici un nom qui est l’évolution normale en gallois d’un ancien Rigantona « la Reine Divine » et est donc homonyme de l’épiclèse d’Épona Régina. Elle apparaît aussi manifestement assimilée à une jument : la peine bizarre83 qui lui est infligée pour son prétendu infanticide en témoigne, de même que celle, tout aussi bizarre, qui lui est imposée par Gwawl : porter au cou des licous d’équidé. Plus encore, l’épisode des naissances simultanées de Pryderi et du poulain de Teyrnon84 montre que la princesse et la jument sont bien posées comme analogues.

(82) Manawydan ab Llŷr = P.K. FORD, Manawydan uab Llyr, Belmont, 2000, 60 p. Cf. W.J. GRUFFYDD, Rhiannon. An Inquiry into the Origins of the Firth and Third Branches of the ‘Mabinogi’, Aberystwyth-Cardiff, 1953, 118 p. (83) Bien que connue par ailleurs dans des contes, voire dans des cas réels de la justice moyenâgeuse (B.F. ROBERTS, « Penyd Rhiannon », dans Bulletin of the Board of Celtic Studies, t. 33, 1968-1970, p. 325-327 ; CL. STERCKX, Mythes et dieux celtes. Essais et études, Paris, 2010, p. 47-48 [Collection Kubaba. Série Antiquité]), l’assimilation à un cheval est évidente et rien n’autorise à y voir un déguisement de prostitution rituelle (E. HANSON-SMITH, « ‘Pwyll Prince of Dyfed’ : the Narrative Structure », dans Studia Celtica, t. 17, 1981-1982, p. 132). (84) W. DONIGER O’FLAHERTY, Women, Androgynes and Other Mythical Beasts, Chicago-Londres, 1980, p. 261 rapproche pertinemment une légende indienne selon laquelle un certain Gūga, se plaignant de n’avoir pas d’enfants, reçoit de son dieu tutélaire deux grains d’orge qu’il donne respectivement à son épouse et à sa jument

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Claude Sterckx Cette analogie entre la forme humaine et la forme équine rappelle directement Épona et elle n’est pas la seule à la rappeler : comme Rhiannon, Épona apparaît sur une jument qui va toujours au pas ; tout comme le fils de Rhiannon est remplacé par un chiot, l’iconographie remplace régulièrement le bébé dans les bras d’Épona par un chiot ; tout comme le fils de Rhiannon a pour doublet un poulain, Épona est régulièrement accompagnée d’un poulain. II.22. En Armorique, autre terre brittonique, une vie de saint particulièrement archaïque, celle prêtée à Hervé, intègre plusieurs échos de croyances préchrétiennes.85 L’un des plus flagrants est celui qui relate la conception du saint. Le très pieux Harvion, qui a fait vœu de préserver sa chasteté pour la plus grande gloire de Dieu, fait trois nuits de suite un songe ravissant dans lequel une mystérieuse inconnue lui apparaît. Fidèle à son vœu, il résiste deux fois à toute mauvaise pensée et prie instamment Dieu d’écarter de lui cette incitation à la luxure : « Au cours de son voyage à travers les résidences royales vers Conomor, [Harvion] fit trois nuits de rang le même rêve. Après le second rêve, il demanda instamment au Seigneur de faire disparaître ce songe si la vision venait de l’esprit de fornication [et] que s’il venait de la divine providence, il voulût bien l’expliquer plus clairement. La troisième nuit enfin, il voyait en rêve un être brillant d’une lumière éclatante et qui lui parlait ainsi : ‘Harvion, mon frère [...], il y a non loin d’ici une jeune fille [...] qui a décidé dans son cœur de demeurer vierge toute sa vie. Elle s’appelle Rivanon : connais-la donc, non pas à cause d’une impulsion charnelle mais selon l’ordre que je te donne dans cette vision divine. Cette jeune fille, tu la verras demain auprès d’une fontaine, le long de la toute royale que tu fois suivre [...]. De vos corps chastes, en effet, il vous naîtra un enfant très pur. Dieu veut, de fait, que vous ayez un fils qui sera son élu [...]’. Le lendemain, chevauchant tous deux en tête de leur escorte, [Harvion et Conomor] virent une jeune fille auprès d’une fontaine au midi de Lannisan et, à leur question, elle répondit s’appeler Rivanon ».86 hors pair et qui les rendent toutes deux prégnantes (W. CROOKE, The Popular Religion and Folk-Lore of Northern India, t. I, Londres, 1896, p. 212). (85) Dans son état actuel, elle date sans doute du XIIIe siècle, soit à peu près à la même époque que la mise par écrit des Mabinogion gallois. (86) Vita sancti Hoaruei 2-4 = A. LE MOYNE DE LA BORDERIE, « Saint Hervé », dans Bulletins et Mémoires de la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord, t. 29, 1891, p. 256-258. Nous suivons à peu près la traduction de S. FALHUN, « Vie de

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Lugh et Aonghus Les analogies entre le conte gallois et cette vie fabuleuse sautent aux yeux : une apparition trois aurores de suite pour Pwyll, un songe trois nuits de suite pour Harvion ; les deux fois d’une inconnue aussi belle que mystérieuse ; après deux visions qui ne font que marrir Pwyll et Harvion, la troisième leur révèle péniblement le fin mot de l’histoire ; la rencontre a enfin lieu au terme d’une chevauchée le long d’une grand-route royale ‒ le terme est spécifiquement présent dans les deux récits ‒ ; elle conduit à la naissance d’un fils illustre (Pryderi, Hervé) ; les noms enfin des deux belles inconnues apparaissent trop semblables pour qu’il n’y ait là qu’une coïncidence fortuite.87 II.23. Tout comme Harvion voit trois nuits de suite en rêve Rivanon avant de chevaucher pour enfin la rejoindre et comme Pwyll voit trois nuits de suite Rhiannon lui échapper sur sa jument blanche avant de se laisser rejoindre, D. Laurent a signalé une complainte recueillie par Th. Hersart de la Villemarqué, Korrigan, contenant ce détail d’une prétendue souillon qui, comme Peau d’Âne, est vue trois nuits de suite par un prince mais qui, elle, lui échappe à chaque fois en « montant sur un cheval blanc mystique et en disparaissant ».88 II.24. Il semble que l’on n’ait jamais relevé une série de coïncidences entre la légende galloise de Rhiannon et un passage de l’une des plus vénérables traditions orales recueillies en Armorique : la Buhez an Aotrou sant Efflamm « Vie de Monsieur saint Efflamm » telle qu’elle est notée dans les carnets de collecte originaux de T. Hersart de la Villemarqué. Comparons en effet les vers suivants : « Arriva le seigneur du château : C’était un homme maudit. Quand il vit la belle demoiselle, Il eut envie de l’enlever. Agile, il sauta sur son cheval

Saint Hoarvé (ou Hervé) » ; dans B. TANGUY-J.A IRIEN-S. FALHUN, Saint Hervé. Vie et culte, Trélévenez, 1990, p. 109. (87) Sur l’homonymie entre Rhiannon et Rivanon, linguistiquement anormale : CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 184-185. Pour une autre transposition armoricaine de l’antique épiclèse Reine en une sainte figure : ID., « Rigan : saint ermite ou déesse préchrétienne », dans Bulletin d’Information de la Société belge d’études celtiques, t. 25, 2011, p. 47-48. (88) D. LAURENT, Aux sources du ‘Barzaz Breiz’, Douarnenez, 1989, p. 217.

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Claude Sterckx Et galopa derrière elle Mais il avait beau aller, Il ne pouvait la rattraper Car la Vierge, mère de Jésus, Aidait la [...] pour [...] Énora entra dans la maison Et le seigneur aussitôt qu’elle Mais à l’extérieur il resta Car son bras s’attacha à la porte [...] ». 89

et les aventures de Rhiannon : « Le page alors monta à cheval mais, avant qu’il ait fini de se mettre en selle, [Rhiannon] l’avait déjà dépassé, et d’une bonne longueur [...]. Il mit son cheval au trot, pensant que l’autre était assez lent pour qu’il pût la rattraper mais il n’y arrivait pas : plus il éperonnait son cheval, plus elle s’éloignait de lui, bien que son allure à elle ne fût pas plus rapide qu’avant. Voyant que sa poursuite échouait, il tourna bride et revint auprès de Pwyll [...]. Le lendemain [...], Pwyll monta sur son [propre] cheval et il n’était pas plus tôt monté à cheval que [Rhiannon] le dépassa. Il tourna bride à sa poursuite et lâcha les rênes à son cheval impétueux, fougueux. Il croyait pouvoir la rattraper au deuxième ou au troisième bond. Pourtant, il ne se rapprochait pas d’elle. Il força son cheval à galoper aussi vite qu’il pouvait et il constata qu’il ne pouvait pas la poursuivre [...].90 Le sanglier s’en alla promptement vers la citadelle avec les chiens à ses trousses [...]. Malgré les conseils que lui donnait Manawydan, Pryderi se dirigea vers la citadelle [...]. Vers le centre de la cité, il trouva une fontaine entourée d’un ouvrage en marbre. Sur la margelle, il y avait une coupe d’or suspendue par quatre chaînes [...]. Au moment où il se saisit de la coupe, ses deux mains restèrent collées à l’objet et ses deux pieds collèrent à la pierre sur laquelle il se tenait, et la parole lui fut enlevée si bien qu’il ne pouvait plus prononcer un mot. Il dut rester à cet endroit, debout [...].91 (89) Buhez an Aotrou sant Efflamm, 125-139 = D. LAURENT, Sources [n. 88], 1989, p. 169. (90) Pwyll Pendefig Dyfed = R.L. THOMSON, Pwyll [n. 79], 1957, p. 9-10. Nous suivons ici, à quelques mots près, la traduction de P.-Y. LAMBERT, Les quatre banches du ‘Mabinogi’ et autres contes gallois du Moyen Âge, Paris, 1993, p. 43-44 (L’aube des peuples). (91) Mananwydan ab Llŷr = P.K. FORD, Manawydan [n. 82], 2000, p. 5-6. Nous suivons semblablement la traduction de P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 90], 1993, p. 86-87.

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Lugh et Aonghus L’évocation de la mère du dieu-fils assimilée à une jument (Marie mère de Jésus, Rhiannon mère de Pryderi), le vain galop à la poursuite de la belle princesse (Énora, Rhiannon), les mains miraculeusement collées à l’entrée du lieu interdit : malgré les divergences attendues entre une vieille légende galloise d’origine mythologique préchrétienne et la pieuse vie de saint armoricaine recueillie au début du XIXe siècle, les coïncidences semblent trop précises pour n’être à coup sûr que pur hasard.92 II.25. À la même époque en Armorique, dans un conte dont l’archaïsme a déjà été souvent souligné,93 c’est Marie elle-même, la très éminente mère divine du christianisme saluée comme la reine des cieux, qui revêt la forme très peu catholique94 d’une belle jument blanche. Le conte lui-même suit un scénario assez banal, du type international AT531 : le héros, Trente de Paris, accomplit une série d’exploits, jusqu’à aller interroger le Soleil, avec l’aide de la jument blanche merveilleuse qui s’est mise à son service et qui ne se démasque qu’à la fin : « Sans que personne ne sût comment apparut aussitôt dans la salle des banquets une fille très belle, plus belle encore que la princesse du château d’or qui pourtant ne l’était pas peu, et elle dit : ‘C’est moi qui t’ai accompagné dans les travaux et les peines sous la forme d’une jument. Je suis la vierge Marie envoyée par Dieu à ton aide’ ».95

II.26. Tregont a Bariz est un conte qui n’a été recueilli qu’au XIXe siècle. Il semble garantir la possibilité de souvenirs très tardifs de l’ancienne déesse femme et jument des Celtes préchrétiens.96 Il n’est donc pas impossible que (92) CL. STERCKX, « Rhiannon en Armorique », dans Ollodagos, t. 23, 2009, p. 39-42. (93) G. BERTHOU [« Vissurix »], « Trente de Paris », dans Ogam, t. 2-4, 19501953, p. 149-150 ; J.R.F. PIETTE [« Arzel Even »], « Sources médiévales pour servir l’étude de l’Antiquité celtique », dans Ogam, t. 9, 1957, p. 45-66 ; CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 175-176. (94) D’autant que l’étiquette de jument (kazeg) désigne traditionnellement les filles légères en Armorique bretonnante (R. LE BACON, « L’étalon et la jument dans l’expression bretonne », dans Bulletin d’Information de la Société belge d’études celtiques, t. 25, 2011, p. 56-57). (95) Tregont a Bariz = F.M. LUZEL, Kontadennoù ar bobl, t. II, Brest, 1984-1985, p. 131-143. (96) Pour un éventuel écho dans un autre conte armoricain recueilli en 1945 : CL. STERCKX, « Épona, Rhiannon et l’oiseau de vérité en Bretagne », dans Bulletin d’Information de la Société belge d’études celtiques, t. 26, 2012, p. 31-32.

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Claude Sterckx d’autres se soient maintenus ailleurs, mais nous ne croyons guère que la Gran’Jument de Gargantua ou les innombrables chevaux-jupons du folklore des pays anciennement celtes soient des héritiers de l’antique Épona.97 Il y a peut-être plus de vraisemblance dans la légende d’une jeune fille montée sur une jument blanche qui aurait été observée régulièrement dans le ciel saintongeais jusqu’en 1789...98 II.27. Outre la permanence évidente des éléments essentiels à travers tous ces documents, depuis l’androcéphale de Reinheim jusqu’aux contes recueillis il n’y a guère plus de cent ans, l’un de ces éléments qui ressort le plus manifestement est celui d’une union fertile entre un père humain et étalon et une mère humaine et jument. La jument gynécocéphale, Épona, Rhiannon, Rivanon... mettent toutes au monde un poulain ou un garçon, ce qui ne peut qu’impliquer un coït avec un géniteur implicite ‒ l’étalon androcéphale ou un parèdre d’Épona ‒ ou explicite ‒ Pwyll ou Harvion. Mais un tel coït balançant entre une forme humaine et une forme équine évoque le rite très particulier de l’aśvamedha bien attesté, comme vu plus haut, dans tout le monde indo-européen. C’est d’ailleurs, au grand avantage de notre propos, dans le monde celte que le rite de l’hiérogamie royale hippomorphe s’est le plus exactement conservé.99 À la date étonnamment basse de 1185, un témoin peut-être oculaire, l’archidiacre Giraud de Barri, relate comme suit le sacre d’un roi irlandais de Tirconnell : « On amène devant toute la population assemblée une jument blanche et le roi [...] s’unit alors, bestialement et sans pudeur, devant tous à l’animal. La jument est ensuite tuée et dépecée et sa chair est bouillie dans de l’eau et ce bouillon sert alors de bain au roi. Tout en se baignant, celui-ci mange les (97) Les survivances folkloriques proposées par G. CHARRIÈRE, « La femme et l’équidé dans la mythologie française », dans RHR, n. 188, 1975, p. 129-188 paraissent très peu convaincantes. (98) A. LAMONTELLERIE, « Épona en Saintonge », dans Gaule, t. 5-6, 1957, p. 31. (99) La bibliographie est surabondante : aux références données en CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 53, ajouter W. DONIGER O’FLAHERTY, Sacred Cows [n. 3], 1979-1980 ; K. OHKUMA, « Kingship in Ancient Ireland », dans JIES, t. 14, 1986 : 240-243 ; R. MEENS, « Van koningen en paarden », dans Millenium, t. 9, 1995, p. 14-26 ; B. SERGENT, Indo-Européens [n. 2], 1995, p. 337-338 ; D.Q. ADAMS et al., « Horse », dans J.P. MALLORY-D.Q. ADAMS [Éd.], Encyclopedia of Indo-European Culture, Chicago, 1999, p. 278-279 ; etc.

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Lugh et Aonghus morceaux de viande qu’on lui présente et l’assistance à l’entour mange les autres.100 Toujours dans le bouillon, le roi boit sans se servir d’un récipient ni de ses mains mais en lapant avec sa bouche. Quand ce rite impie est accompli, le sacre est achevé et le roi voit son règne et son autorité reconnus ».101

Le témoignage de Giraud de Barri n’est pas isolé. Il a été relevé en effet que le roi est parfois comparé à un étalon dans la vieille poésie irlandaise,102 que la souveraineté du Leinster est liée à la consommation de viande de cheval et que c’est vraisemblablement le paganisme de tels rituels d’investiture qui a justifié la longue interdiction portée par l’Église d’Irlande contre la consommation de viande chevaline.103 Très remarquablement aussi dans l’iconographie celte, de l’Âge du Bronze104 aux temps celto-romains, les seules représentations de bestialité montrent l’homme aux prises avec une jument105 et il a déjà été noté que, ailleurs dans le monde indo-européen, le droit hittite prohibe avec la plus (100) Pour d’autres allusions à cette ingestion de viande chevaline comme rituel d’intronisation : CH. DOHERTY, « Kingship in Early Ireland », dans E. BHREATHNACH [Éd.], Tara. A Study of Exceptional Kingship and Lanscape, Maynooth, 2005, p. 18-24 (Discovery Programme. Monograph 10). (101) Giraud de Barri, Topographia hibernica, III, 25 = J.F. DIMOCK, Giraldi Cambrensis topographia hibernica et expugnatio hibernica, Londres, 1867, p. 169. Cf. M. DILLON, « The Consecration of Irish Kings », dans Celtica, t. 10, 1973, p. 18 ; Y. FARCY DE PONTFARCY, « Two Late Inaugurations of Irish Kings », dans Études Celiques, 1987, t. 24, p. 203-208. (102) Par exemple Cuisle Brighdhe agus oidheadh mic Dhíchoimhe = K. MEYER, « King Eochaidh Had Horse’s Ears », dans Otia Merseiana, t. 34, 1903, p. 47. (103) CL. STERCKX, Mythologie [n. 27], 2009, p. 234-238. (104) J. BRIARD, Mythes et symboles de l’Europe préceltique. Les religions de l’âge du bronze (2500-800 av. J.C.), Paris, 1987, p. 193 (Collection des Hespérides). D’autres scènes de bestialité homme-jument ont été relevées dans les gravures rupestres scandinaves et, elles aussi, été rapprochées des rituels « aśvamédhiques » : P. GELLING, « The Bronze Age », dans P. GELLING-H.E. DAVIDSON, The Chariot of the Sun and Other Rites ands Symbols of the Northern Bronze Age, Londres, 1969, p. 69 fig. 31, 91-92. (105) CL. STERCKX, Dieux et mythes [n. 83], 2010, p. 41-43. Il n’est sans doute pas non plus insignifiant que le terme même d’aśvamedha se retrouve exactement en gaulois sous la forme d’un anthroponyme Epomeduos (É. PIRART, « Le nom protoindo-européen du sacrifice du cheval », dans G. HILY-P. LAJOYE-J. HASCOËTG. OUDAER-CHR. ROSE [Éd.], ‘Deuogdonion’. Mélanges offerts en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, p. 527-533 [Publication du CRBC Rennes-2. Université de Bretagne. A publication of the CRBC. Rennes 2. European University of Brittany]).

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Claude Sterckx extrême sévérité toutes les formes de bestialité... sauf celle d’un homme avec une jument106... Il est à noter enfin qu’un autre écho du rituel « aśvamédhique » paraît bien se retrouver par ailleurs dans la tradition celte, même si ce n’est que tardivement dans une légende écossaise attachée à la fondation du château de Cawdor.107 II.28. Dans le monde celte, l’idée que l’accession à la souveraineté est un mariage108 entre le roi et on royaume identifié à une déesse est constante, depuis le Pays de Galles où le roi est traditionnellement qualifié de priod Prydain « époux de la Grande-Bretagne »109 et où les textes postérieurs à la conquête anglaise décrivent le pays comme une princesse veuve qui a perdu son époux légitime et dont les enfants sont orphelins110 jusqu’en Irlande où la consécration royale porte le nom de bannaí righe « noces du royaume ».111 Comme la plupart des mythologies indo-européennes, celle des Celtes distingue un principe « paternel » qui conçoit (dans les deux sens du terme) la création et dont le pouvoir concepteur féconde un principe « maternel » (106) J. PUHVEL, Aspects [n. 10], 1970, p. 171. (107) CL. STERCKX, Dieux et mythes [n. 83], 2010, p. 45-46. (108) Un conte armoricain tardif (Koadalan = F.M. LUZEL, Kontadennoù [n. 95], t. IV, 1989, p. 86-100 ; cf. J.-M. DÉCENEUX, Bretagne celtique. Mythes et croyances, Brest, 2002, p. 34) fait de son héros, Ewen Koadalan, le pauvre domestique d’un magicien contraint par ce dernier d’affamer et de battre une jument merveilleuse et son poulain. Il obtient finalement la royauté après avoir éventré la jument ‒ euphémisme, si l’on peut dire, d’une copulation ‒, ce qui a été vraisemblablement rapproché d’une part de la détention pleine de souffrances de Rhiannon et de son fils-poulain Pryderi du fait du méchant magicien Llwyd ab Cilcoed, d’autre part du rituel d’investiture royale « aśvamédhique » : D. GRICOURT-D. HOLLARD, « L’accession à la royauté, la reine équine et les jumeaux divins », dans BSMF, n. 214, 2004, p. 44-45. (109) R. ANDREWS, « Rhai agweddau ar Sofraniaeth yng ngherddi ‘r Gogynfeirdd », dans Bulletin of the Board of Celtic Studies, t. 27, 1976-1978, p. 2330. (110) C.L. MORGAN, « Prophecy and Welsh Nationalism in the Fifteenth Century », dans Transactions of the Hon. Society of Cymmrodorion, 1985, p. 24-25. (111) T.F. O’RAHILLY, « On the Origin of the Names ‘Érainn’ and ‘Ériu’ », dans Eriu, t. 14, 1946, p. 14-21 ; M. DILLON, « The Inauguration of O’Conor », dans J.A. WATT-J.B. MORRALL-F.X. MARTIN [Éd.], Medieval Studies Presented to Aubrey Gwynn S.J., Dublin, 1961, p. 195 ; K. SIMMS, « Gabh umad á Fheidhlimidh : a Fifteenth Century Inauguration Ode ? », dans Ériu, t. 31, 1980, p. 134 ; K. OHKUMA, Kingship [n. 99], 1986, p. 240-243 ; etc.

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Lugh et Aonghus (la Terre-Mère ou la Nature naturante) qui « accouche » alors de toute la création. Ce n’est là qu’une application logique de la croyance archaïque en une homologie absolue du macrocosme et de tous les microcosmes : la naissance du monde suit le même processus que toutes les parturitions humaines et animales.112 Déjà le monde celto-romain associe le roi des dieux et père universel indigène et la Terre-Mère : par exemple sur un autel de Clarensac, dans le Gard, dédié « à Jupiter et à la Terre-Mère » et où une roue sculptée sur sa face principale garanti qu’il ne s’agit pas des divinités classiques mais de l’indigène Taranis et de sa parèdre.113 Corollairement, tout royaume humain, en tant que microcosme, ne peut être gouverné légitimement que par un prince auquel la déesse incarnant le royaume accepte de se donner pour un mariage fécond. Mais cette déesse est femme : si le roi pèche ou s’il est atteint dans son intégrité par la maladie, par une blessure ou simplement par la décrépitude de la vieillesse, elle l’abandonnera comme une femme quitte un homme qui a cessé de lui plaire, avec cette conséquence que le royaume souffre de la rupture de leur union féconde : il est menacé de stérilité générale. C’est là un thème bien connu du monde indo-européen en général et du monde celte en particulier. On peut citer par exemple le sort de célèbre Roi Mehaigné dans la tradition arthurienne : après qu’il ait été navré d’un coup de lance « entre les cuisses » ‒ autrement dit privé de sa virilité ‒, sa terre devient gaste, c’est-à-dire stérile et privée de toute vie. C’est aussi précisément l’un des thèmes de l’histoire de la reine Rhiannon : lorsque les deux couples royaux formés de Pryderi et de Cigfa d’une part, de Manawydan et de Rhiannon de l’autre se trouvent séparés par la magie hostile de Llwyd ab Cilcoed, la Démétie est désolée et gaste jusqu’au moment où les deux couples se trouvent réunis.114 Si la rupture de l’hiérogamie royale entraîne la stérilité générale du royaume, inversement les catastrophes naturelles qui le frappent ‒ épidémies, épizooties, cataclysmes, famines, défaites militaires... ‒ constituent des signes indubitables d’une telle rupture et si des mesures appropriées ne parviennent pas à restaurer la situation, le roi est censé avoir (112) Cf. FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, « La courtise d’Atain », dans ID., Actes du Ve Colloque International d’Études Gauloises, Celtiques et Proto-celtiques, Samarobriva Ambianorum (28-30 août 1965), Rennes, 1966, p. 372 (Supplément à Ogam. Celticum, 15). (113) CIL, XII, n. 4140. Cf. CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p.284-288. (114) E. HANSON-SMITH, Pwyll [n. 83], 1981-1982, p. 127 ; J.T. KOCH, « A Welsh Window on the Iron Age : Manawydan, Mandubracius », dans Cambrian Medieval Celtic Studies, t. 14, 1987, p. 17-52.

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Claude Sterckx perdu sa légitimité : il doit être chassé ou tué et remplacé par un autre.115 De tels concepts impliquent d’ailleurs qu’il ne peut y avoir d’usurpation autre que celle d’un roi ainsi disqualifié, mais qui s’accroche inefficacement au pouvoir. Pour le reste, si un roi est chassé ou tué par un autre prince, c’est tout simplement parce que la Souveraineté du royaume l’a quitté pour se donner à l’autre. Et ce don a valeur de légitimité : la détention efficace du pouvoir est la preuve nécessaire mais suffisante de sa légitimité.116 Mythologiquement ‒ et logiquement puisqu’elle est la Nature naturante ‒, la déesse incarnant le royaume macro- ou microcosmique peut revêtir de nombreuses formes humaine aussi bien qu’animales.117 La forme équine apparaît, à travers tout le présent dossier, comme l’une des formes les plus apparentes118 : de fait, dans la tradition irlandaise, les rois peuvent être « poétiquement » appelés des « étalons »...119 L’équation de la souveraineté et du royaume à une déesse apparaît confirmée par le fait que la tradition irlandaise ne donne guère comme définition des théonymes féminins que l’Irlande elle-même ou la Souveraineté de l’Irlande. Et l’acquisition de la royauté valant légitimation et conçue comme une hiérogamie est illustrée de façon bien reconnue par les nombreux contes qui mettent en scène un prince et une belle fille, éventuellement déguisée en horrible vielle ou en biche au bois...120 Parmi les (115) Parmi cent exemples, on peut noter que les poèmes du type aisling présentent toujours le royaume comme une femme que le souverain légitime doit conquérir et épouser, et dont le bien-être et étroitement associé à sa fortune (B. Ó BUACHALLA, Aisling ghéar. Na Stíobhartaigh agus an taos léinn. 1603-1788, Dublin, 1996, 808 p. ; cf. M. NÍ DHONNCHADHA, « Seeing Things : Revelation in Gaelic Literature », dans Cambrian Medieval Celtic Studies, t. 53-54, 2007, p. 111). (116) Cf. D.A. BINCHY, Celtic and Anglo-Saxon Kingship, Oxford, 1970, p. 9-10 (The O’Donnell lectures). (117) Elle peut par exemple prendre la forme d’une truie ou d’une laie : CL. STERCKX, « Mère Laie dans la mythologie celte », dans PH. WALTER, Mythologies du porc. Actes du colloque de Saint-Antoine-l’Abbaye (4 et 5 avril 1998), Grenoble, 1999, p. 79-92. (118) Dans l’Inde ancienne, la Terre est spécifiquement identifiée à une jument : M.R. DEXTER, Goddess [n. 7], 1990, p. 285. Pour autre appréhension de la relation entre la femme et l’équidé : C. ÁLVARES, « Gauvain, les femmes et le cheval », dans Senefiance, t. 31, 1992, p. 31-41. (119) CH. DOHERTY, Kingship [n. 100], 2005, p. 23. (120) R.S. LOOMIS, Celtic Myth and Arthurian Romance, New York, 1927, p. 221223 ; A.H. KRAPPE, « The Sovreignty of Erin », dans AJPh, t. 63, 1942, p. 444-454 ; A.K. COOMARASWAMY, « On the Loathly Bride », dans Speculum, t. 20, 1945, p. 391-404 ; R.A. BREATNACH, « The Lady and the King », dans Studies, t. 42, 1953, p. 321-326 ; P. MACCANA, « Aspects of the Theme of King and Goddess in

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Lugh et Aonghus éléments constants de ces contes figurent la difficulté d’atteindre la Souveraineté, l’ignorance de son identité réelle et le fait que c’est elle-même qui se donne à celui qu’elle s’est choisi et (provisoirement) à lui seul. Il saute aux yeux que tous ces éléments se retrouvent dans l’aventure de Pwyll et de Rhiannon : la mystérieuse fille que ne peut atteindre que le prince seul digne d’elle ‒ et encore, seulement avec sa permission ! ‒ pour s’entendre signifier que la désirable inconnue l’a choisi pour époux.121 Leur mariage subséquent constitue donc, comme l’un des plus claires, un mythe d’hiérogamie royale,122 en accord d’ailleurs avec le sens même du nom de Rhiannon et celui de l’épiclèse de son homologue antique Épona Régina. II.29. Dans la tradition celte, l’hiérogamie débouche sur la génération d’un fils : dans l’iconographie d’Épona, c’est le garçonnet qu’elle berce ou le poulain qui l’accompagne parfois ; dans le Mabinogi gallois, c’est Pryderi sous forme humaine ou le poulain de Teyrnon sous forme équine. Dans le panthéon gaulois, ce fils divin peut vraisemblablement être identifié à Apollon Maponos : d’abord parce l’épiclèse même de ce dieu, formée de *mapos et du suffixe théonymique courant, le définit comme « le Divin Fils » ; ensuite parce que ce dieu a précisément laissé son nom au recueil des Mabinogion dont il est bien reconnu aujourd’hui que son titre dérive d’un ancien *Maponiaca « (histoires) relatives à Maponos ».123 Son dossier antique ne révèle toutefois pas grand-chose en dehors de son assimilation à Apollon, le dieu de la lumière solaire et de la bonne santé, ainsi que l’importance de son culte attesté depuis le sud de la Gaule jusqu’au nord de la Grande-Bretagne. Six dédicaces sont ainsi connues dans la grande île ‒ à Brampton en Cumbria, à Chesterholm et Corbridge dans le Northumberland, et à Ribchester dans le Lancashire ‒ et une septième, mise au jour à Birrens, en Dumfries and Galloway, confirme l’existence d’un Irish Literature », dans Études celtiques, t. VII, 1955-1956, p. 76-114, 356-413 ; t. VIII, 1958-1959, p. 59-65 ; G. DUMÉZIL, Mythe et épopée. II. Types épiques indoeuropéens : un héros, un sorcier, un roi, Paris, 1971, p. 329-345 (Bibliothèque des sciences humaines) ; etc. (121) Cf. C.A. MACKENNA, « The Theme of Sovreignty in ‘Pwyll’ », dans Bulletin of the Board of Celtic Studies, t. 29, 1980-1982, p. 35-52. (122) Cf. P.K. FORD, The ‘Mabinogi’ and Other Welsh Tales, Berkeley, 1977, p. 910. (123) P.K. FORD, Mabinogi [n. 22], 1977, p. 1-4 ; P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 90], 1993, p. 12-14 ; E.P. HAMP, « ‘Mabinogi’ », dans Transactions of the Hon. Society of Cymmrodorion, 1974-1975 ; ID., « ‘Mabinogi’ and Archaism », dans Celtica, t. 23, 1999, p. 96-112 ; etc.

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Claude Sterckx Locus Maponi signalé au septième siècle par la Cosmographia Rauennae et qui survit encore aujourd’hui sous le nom de Lochmaben.124 En Gaule, à côté d’anthroponymes théophores formés sur son nom, le dieu est surtout invoqué en tête de la célèbre défixion de Chamalières, dans le Puy-de-Dome, et par le nom d’une source remarquable cité par le cartulaire de l’abbaye de Savigny dans le Rome.125 Sa nature se découvre cependant mieux à travers le dossier de son héritier gallois ‒ et brittonique126 ‒ Mabon. Celui-là est cité plusieurs fois dans les triades, le grand répertoire mnémotechnique de la tradition galloise, ainsi que dans le Mal y cafas Culhwch Olwen, dans lequel on reconnaît l’une des plus archaïques parmi les légendes galloises, et ces documents dévoilent l’un des éléments les plus significatifs du dossier : la filiation de ce Mabon. À l’encontre de l’usage gallois ‒ et pancelte ‒, celle-ci n’est pas canoniquement définie par un patronyme mais par un matronyme : Mabon est presque toujours étiqueté Mabon ab Modron, c’est-à-dire de la « Mère Divine » puisque Modron est l’évolution normale d’un gaulois Matrona, composé de matir « mère » et du suffixe théonymique déjà régulièrement rencontré. Deux textes livrent pourtant le nom du père : Mellt.127 Le mot (124) C.A.R. RADFORD, « ‘Locus Maponi’ », dans Transactions and Journal of the Proceedings of the Dumfriesschire and Galloway Natural Society and Antiquarian Society, t. 31, 1952-1953, p. 37-38. D’autres toponymes de la même région, Maporiton près de Nith et Clochmabenstane près de Gretna conservent vraisemblablement aussi le souvenir du dieu (H. BIRKHAN, « NiederrheinischFriesisches in Schottland und das Alter der germanischen ‘a’-Umlauten von ‘u’ », dans M. MAYRHOFER-W. MEID-B. SCHLERATH-R. SCHMITT [Éd.], ‘Antiquitates indogermanicae’. Studien zur indogermanischen Altertumskunde. Gedenkschrift für Herman Güntert zum 25. Wiederkehr seines Todestages am 23. April 1973, Innsbruck, 1974, p. 438-439 [Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft,12]). (125) Pour ces documents : CL. STERCKX, Dieux d’eau [n. 17], 1996, p. 27-29. La plus récente interprétation de la défixion de Chamalières est celle de P. DE BERNARDO STEMPEL, « Gotisch ‘in-weitith guth’ und gallish ‘ande-dion vediumi’ », dans General Linguistics, t. 104, 2001, p. 164-170. (126) Mabon est de fait attesté en Armorique à travers une série de toponymes (Kermabon) et d’anthroponymes anciens (Mabon) : A. DESHAYES, « Note », dans ArMen, 1992, p. 41-45. (127) Mal y cafas Culhwch Olwan = R. BROMWICH-D.S. EVANS, Culhwch ac Olwen, Cardiff, 1988, p. 36 ; Pa ŵr yw’r pothor ? 23 = A.O.H. JARMAN-E.D. JONES, Llyfr Du Caerfyrddin, Cardiff, 1982, p. 66. Sans grande vraisemblance, certains tiennent Mellt pour un matronyme (S. ZIMMER, « Besprechung », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 58, 2011, p. 335).

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Lugh et Aonghus mellt constitue encore aujourd’hui une désignation courante de l’éclair en gallois et il se rattache à une racine *mel- dont le sémantisme recouvre significativement le sens fulgurant à d’autres du domaine de la génération sexuelle,128 tel le breton mellek « viril ». Mabon apparaît ainsi comme le fruit d’une union entre une déesse-mère et un dieu-père géniteur et fulgurant, soit les caractères mêmes du souverain « jupitérien ». Hors celui-là, le (sur)nom Mabon a remarquablement servi à désigner deux autres figures dans la tradition galloise. Le premier est Jésus, le Dieu-Fils du christianisme, engendré par Dieu le Père et par la Mère de Dieu (Marie) dans des circonstances qui font que l’identité du géniteur reste longtemps inconnue ou douteuse...129 L’autre est Owain de Rheged, l’un des grands noms de la période héroïque, vers le sixième siècle de notre ère. Un poème chante ses exploits en l’appelant Mabon130 et nous ne pensons pas qu’il fasse allusion à un parent inconnu par ailleurs131 car trop de coïncidences s’accumulent. En effet, l’histoire et (surtout) la légende se mêlent à propos de ce prince qui est le prototype d’Yvain le Gallois dans les romans arthuriens. En particulier, une tradition insiste sur les circonstances merveilleuses qui auraient entouré sa naissance : son père Urien aurait rencontré, sur une rive terrible où nul humain avant lui n’avait osé s’aventurer, une mystérieuse lavandière, fille du roi de l’Autre Monde, qui, après s’être donnée à lui, lui aurait fixé rendez-vous un an plus tard. Et à cette date, elle lui aurait remis deux bébés : Owain et sa jumelle Morfudd.132 C’est là un thème pancelte dont un prototype préchrétien a été préservé dans la mythologie irlandaise qui conte comment le souverain jupitérien Eochaidh Ollathair rencontre la déesse Mórríoghan et copule avec elle133... or, le titre de celle-là est composé d’un suffixe ríogahn « reine » et d’un préfixe qui se retrouve dans le français (128) O.J. SADOVSZKY, « The Reconstruction of IE ‘*pisko-‘ and the Extension of its Semantic Sphere », dans JIES, t. 1, 1973, p. 88-89. (129) Cf. infra. (130) Cychwedl am dodyw = J.G. EVANS, The Book of Taliesin, Lampeter, 1910, p. 38-39. (131) R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 425-426. (132) Cf. J.C. LOZAC’HMEUR, « D’Yvain à Désiré », dans Études Celtiques, t. 21, 1984, p. 257-263. Cette gémellité associant un garçon et une fille se retrouve parfois associée au dieu-fils apollinien (lughien) et rappelle bien sûr celle d’Apollon et d’Artémis (cf. infra). (133) Cath Maighe Tuireadh 84 = E.A. GRAY, Cath Maige Tuired, Dublin, 1982, p. 45.

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Claude Sterckx cauchemard ou dans un terme germanique partagé significativement entre les deux sens « cauchemard » et « jument » : ainsi l’allemand, qui alterne pour ces sens Mahr et Mähre, ou l’anglais qui préserve ouvertement cette ambiguïté dans son mot nightmare.134 Or, la souveraineté et l’assimilation à une jument surnaturelle constituent deux traits fondamentaux tant de la Gauloise Épona que de son homologue galloise Rhiannon dont nous allons voir bientôt qu’elles sont identifiables à Modron, épouse du jupitérin Mellt et mère du dieu-fils Mabon... Tout concorde car d’une part les textes arthuriens donnent comme mère d’Yvain le Gallois Morgane, la reine des fées dont l’homologie avec la Mórríoghan irlandaise a été depuis longtemps reconnue,135 et d’autre part les triades galloises dévoilent le nom de la mystérieuse mère d’Owain de Rheged et de sa sœur Morfudd : Modron !136 Dès lors, d’autres coïncidences apparaissent. Fils réputé de la Mère Divine,137 Owain est aussi en rapport avec le dieu-père géniteur, qu’il rencontre sous son aspect de maître des animaux dans la Chwedl iarlles y ffynon,138 et son nom dérive d’un gaulois Ésugénos qui signifie « Fils d’Esus »,139 autrement dit fils du souverain jupitérien gaulois sous l’un de ses nombreux (sur)noms.140 Tout suggère donc que le prince historique Owain de Rheged a, comme d’autres de la Grande-Bretagne celte, tels Arthur ou Cassivellaunos, attiré

(134) Cf. W. DONIGER O’FLAHERTY, Women [n. 84], 1980, p. 203. (135) R.S. LOOMIS, « Morgain la Fée and the Celtic Goddesses », dans Speculum, t. 20, 1945, p. 182-203 ; P. MERTENS-FONCK, « Morgan fée et déesse », dans F. DETHIER, Mélanges offerts à Rita Lejeune, t. II, Gembloux, 1969, p. 1067-1076 ; J. WATHELET-WILLEMS, « La fée Morgain dans la chanson de geste », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, t. 13, 1970, p. 209-219. (136) Trioedd Ynys Prydain 70 = R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 195. (137) Il s’agit bien là d’une déesse car il est précisé qu’elle est fille d’Afallach, luimême bien connu comme fils du dieu-ancêtre Beli Mawr (CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 145-146). (138) Chwedl iarlles y ffynon = R.L. THOMSON, Owein or Chwedyl iarlles y ffynnawn, Dublin, 1968, 97 p. (Mediaeval and modern Welsh series, 4). Cf. CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 169-170. (139) J. LLOYD-JONES, « Ewras (efras) ; ewreis, gorewras », dans Bulletin of the Board of Celtic Studies, t. 4, 1927-1929, p. 48 ; E. VALLÉRIE, « Diwar-benn anaw ‘Ewen’ », dans Hor Yezh, t. 89-91, 1973, p. 37-41 ; de P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 90], 1993, p. 390. (140) CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 441-453.

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Lugh et Aonghus par son nom des traits mythiques originellement attachés à Mabon ab Modron, successeur de l’antique Apollon Maponos. Pour en revenir à ce Mabon, il faut noter que, en dehors d’un talent de traqueur qui lui est prêté dans la grande chasse cosmogonique au sanglier Trwyth,141 le seul qui est attribué est celui d’Archi-Prisonnier. Les triades le comptent comme l’un des plus éminents prisonniers de la pseudo-histoire de Grande-Bretagne : « Les trois suréminents prisonniers de l’île de Grande-Bretagne [furent] Llŷr Llediaith, emprisonné avec Euroswydd ; ensuite Mabon ab Modron ; ensuite Gwair ab Geirioedd. Un autre fut encore plus éminent que ces troislà : il fut en prison à Caer Oeth ac Anoeth, trois nuits dans la prison de Gwen Pendragon et trois nuits dans la prison enchantée sous la roche d’Echeifyeint : ce prisonnier éminent fut Arthur et c’est le même [héros] qui le délivra de ses trois prisons : Gorau ab Custennin, son cousin ».142

Le conte Mal y cafas Culhwch Olwen précise même que, aux tout premiers temps du monde, Mabon a été enlevé à sa mère trois nuits après sa naissance et que, ensuite, nul ne savait où il était détenu ni même s’il était mort ou vivant. Seule la plus ancienne des créatures, le saumon du Llyn Lliwan, peut dévoiler le lieu de sa captivité et permettre ainsi aux hommes d’Arthur, Cai et Bedwyr, de le libérer : « ‘[Pour chasser le sanglier Trwyth], il n’y a aucun veneur au monde qui sache contrôler ce chien [indispensable] si ce n’est Mabon ab Modron qui fut enlevé à sa mère à l’âge de trois nuits. On ne sait où il est ni s’il est vivant ou mort’. […] ‘Saumon de Llyn Lliwan, je suis venu te trouver avec les messagers d’Arthur pour te demander si tu sais quelque chose à propos de Mabon ab Modron qui fut en enlevé à sa mère à l’âge de trois nuits’. ‘Tout ce que je sais, je vais te le dire. À chaque marée, je remonte la rivière jusqu’à la courbure du rempart de Gloucester et c’est là que j’ai trouvé une souffrance comme je n’en ai jamais trouvée de ma vie. Pour que vous me croyiez, que l’un d’entre vous vienne sur l’une de mes deux épaules’.

(141) Sur celle-là : CL. STERCKX, Sangliers [n. 42], 1998. J.F. NAGY, « Hearing and Hunting in Medieval Celtic Tradition », dans ST.O. GLOSECKI [Éd.], Myth in Early Northwest Europe, Tempe, 2007, p. 153-174 (Medieval and Renaissance Texts and Studies, 320. Arizona Studies in the Middle Ages and Renaissance, 21) fait de la libération de Mabon le but même de cette chasse. (142) Trioedd ynys Prydain 52 = R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 146.

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Claude Sterckx Cai et Gwrhir montèrent sur les deux épaules du saumon. Ils voyagèrent jusqu’à l’endroit où il n’y avait qu’un mur entre eux et le prisonnier : ils entendirent alors des plaintes et des gémissements venant de l’autre côté du mur. Gwrhir dit : ‘Qui est-ce qui se lamente dans cette maison de pierre ?’ ‘Hélas, celui qui est ici a lieu de se lamenter. C’est Mabon ab Modron qui est ici en prison. Personne n’a jamais été enfermé aussi douloureusement que moi dans une façon de prison...’ […] Arthur convoqua les guerriers de cette île [de Grande-Bretagne] et marcha sur Gloucester où Mabon ab Modron était en prison. Cai et Bedwyr y allèrent sur les deux épaules du poisson. Pendant que les soldats d’Arthur attaquaient la cité, Cai défonça le mur et prit le prisonnier sur son dos [...]. Arthur revint chez lui avec Mabon libéré ».143

Il semble même que le personnage de Mabon en tant qu’Archi-Prisonnier s’est perpétué dans la littérature arthurienne continentale sous les noms de Maboun, Mabuz et Mabonagrain.144 Dans le Lanzelet d’Ulrich von Zatzikhofen, Mabuz apparaît captif d’un château enchanté145 ; dans l’Érec de Chrétien de Troyes, Mabonagrain est à la fois le gardien et le prisonnier d’un jardin enchanté clos seulement d’une nuée.146 La forme bizarre du nom Mabonagrain s’explique sans doute par une incompréhension d’un original gallois Mabon ac Eurayn « Mabon et Eurain »147 : en effet, les deux versions du Bel Inconnu font de Mabon et d’Eurain les gardiens attachés à une prison magique148... et l’on remarque à nouveau la coïncidence que l’Eurain associé là à Maboun paraît bien n’être qu’une déformation du nom d’Owain de Rheged.149 (143) Mal y cafas Culhwch Olwen = R. BROMWICH-D.S. EVANS, Culhwch [n. 127], 1988, p. 26-33. Nous suivons, aux noms propres près, la traduction de P.-Y. LAMBERT, Mabinogi [n. 90], 1993, p. 146-154. Sur le saumon du Llyn Lliwan : CL. STERCKX, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, Bruxelles, 1994, p. 14-18 (Mémoires de la Société belge d’études celtiques, 4). (144) R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 427-428. (145) K.A. HAHN, Lanzelet, Francfort, 19652, p. 81-91. (146) M. ROQUES, Érec et Énide, Paris, 1955, p. 162-193 ; cf. E. PHILIPPOT, « Un épisode d’‘Érec et Énide’ », dans Romania, t. 25, 1896, p. 258-294 ; B. NELSONSARGENT, « Petite histoire de Mabonagrain », dans Romania, t. 93, 1972, p. 87-96. (147) F. LOT, « Mabonagrain », dans Romania, t. 24, 1895, p. 321-322. (148) G.P. WILLIAMS, ‘Li Biaus Desconeüs’ de Renaut de Beaujeu, Oxford, 1915, p. 99-108 ; K.L. FRESCO-M.P. HASSELMAN, Renaut de Bâgé. Le Bel Inconnu, traduction de C.P. DONAGHER, New York-Londres, 1992, 427 p. (149) W.J. GRUFFYDD, Rhiannon [n. 82], 1953, p. 92-94.

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Lugh et Aonghus On peut surtout regretter que le Lai Maboun évoqué par Henri de Cornouailles150 et le lai du Rey Maboun catalogué sur un manuscrit anglais du XIIIe siècle151 soient tous deux perdus : sans doute auraient-ils livré des détails précieux sur leur héros et peut-être, à travers lui, sur le vieux dieu gallois. À défaut d’eux, il est au moins clair que le récit le plus ancien est aussi le plus significatif : l’affirmation dans Mal y cafas Culhwch Olwen que Mabon a été enlevé à sa mère peu après sa naissance, détenu dans une prison mystérieuse et enfin heureusement délivré confirme bien que Mabon, fils de Modron, correspond à Pryderi, le fils kidnappé de Rhiannon, et que c’est sous ce nom de Pryderi qu’il se cache dans le Mabinogi, ces *Maponiaca qui lui sont dédiés.152 En effet, les deux grandes (més)aventures de Pryderi dans le Mabinogi se décomposent chacune en une disparition, une captivité mystérieuse et une heureuse libération. La première se situe aussitôt après sa naissance : au matin, il a incompréhensiblement disparu et il n’est retrouvé que lorsque Teyrnon Twrflliant mutile le monstre qui lui vole ses poulains nouveau-nés dans la nuit des calendes de mai, et nul ne sait où Pryderi (ou les poulains qui lui sont équivalents) a été détenu avant cette libération. La seconde se situe dans la maturité de Pryderi : découvrant un château merveilleux, il y pénètre et aussitôt le château se dissout et disparaît, le gardant prisonnier pendant plusieurs années avant qu’il ne soit délivré. II.30. L’importance de ces emprisonnements pour la définition du caractère de Pryderi-Mabon ressort encore des débris de légende attachés à un autre Archi-Prisonnier des traditions galloises : Gwair. Gwair est un anthroponyme relativement fréquent et il existe d’assez nombreuses allusions à des personnages de ce nom : Mal y cafas Culhwch Olwen en cite par exemple quatre comme oncles maternels d’Arthur et il est difficile de discerner parmi ceux-là ‒ Gwair Adarweinidog « Serviteur des Oiseaux », Gwair Gwrhydfawr « Grande Valeur », Gwair Paladrhir

(150) H. GELZER, « Mabon », dans Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, t. 47, 1924-1925, p. 73-74 ; L. THORPE, « ‘Le roman de Silence’ by Hendris de Cornüalle », dans Nottingham Medieval Studies, t. 5, 1961, p. 45. (151) G.E. BRERETON, « A Thirtheenth Century List of French Lays and Other Narrative Poems », dans Modern Language Review, t. 45, 1950, p. 41. (152) Sur Mabon et Pryderi : G. HILY, Lugus [n. 79], 2007, p. 176-185.

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Claude Sterckx « Longue Épée », etc. ‒ s’il en est un ou plusieurs qui doivent être identifiés à l’Archi-Prisonnier.153 Ce dernier paraît incontestablement le plus notable. Son nom déjà pourrait l’indiquer : en effet, si en tant que nom commun gwair peut signifier « paille » ou « cercle, boucle, collier »,154 une hypothèse lui donne plutôt le sens « otage »,155 avec d’autant plus de vraisemblance que l’un des plus cités est Gwair ab Gwystl dont le patronyme gwystl est le mot courant pour « otage » en gallois. Ce nom pourrait se comprendre dès lors comme Gwair Mab Gwystl « Gwair le Fils-Otage » plutôt que « Gwair fils d’Otage »... Quoi qu’il en soit, Gwair l’Archi-Prisonnier est le seul sur lequel subsistent des traditions conséquentes. Le lieu de sa captivité semble avoir été une île associée à son nom, Ynys Wair « l’île de Gwair ». Si ce nom a été appliqué à l’île de Wight et à celle de Lundy au large de la côte du Devon,156 ce sont sans doute là des rationalisations secondaires car le très vieux poème des Preiddiau Annwn énonce clairement que Gwair a été le premier prisonnier de l’histoire du monde, que ‒ comme Mabon ‒ il a été délivré par Arthur et que sa prison se trouvait à Caer Siddi, autrement dit dans l’Autre Monde : « La prison de Gwair à Caer Siddi le tenait bien Tout au long de l’histoire de Pwyll et de Pryderi. Nul avant lui n’y avait été détenu Ni n’avait été pris dans les lourdes chaînes grises qui entravaient le loyal garçon. [...] Nous y sommes allés avec Arthur [...], Sauf sept d’entre nous, aucun n’est revenu du fort de la beuverie d’hydromel [...] ».157

On constate que le poème renvoie lui-même à la légende de Pryderi comme source sur la captivité de Gwair or Manawydan ab Llŷr énonce (153) P.C. BARTRUM, Dictionary [n. 80], 1993, p. 301-302 ; R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 373-374. (154) I. WILLIAMS, « Gwair, Mynwair, Caer Weir », dans Bulletin of the Board od Celtic Studies, t. 11, 1941-1944, p. 82-83. (155) J. LLOYD-JONES, Geirfa barddoniaeth gynnar gymraeg, Cardiff, 1931-1968, p. 649. (156) R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 147. (157) Preiddiau Annwn 3-6, 21-22 = M. HAYCOCK, « ‘Preiddeu Annwn’ and the Figure of Taliesin », dans Studia Celtica, t. 18-19, 1983-1984, p. 62. Caer Siddi, Annwn et le « fort de la beuverie d’hydromel » sont trois désignations de l’Autre Monde.

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Lugh et Aonghus précisément que son ancien titre était Mabinogi Mynwair a Mynordd158 et Mynwair et Mynordd sont deux noms totalement inconnus par ailleurs et la plupart des spécialistes s’accordent à voir des déformations des noms de Gwair et de Modron, souvent orthographiés Gweir et Mydron dans les manuscrits médiévaux.159 Dès lors, on ne peut pas ne pas soupçonner un rapport direct entre le nom de Gwair et celui donné à Pryderi avant qu’il ne fût rendu à sa mère : Gwri, d’ailleurs orthographié Gware dans plusieurs manuscrits.160 Tout indique donc que les traditions sur Mabon, Pryderi et Gwair reflètent bien un même mythe dont le noyau est la séquence de la disparition, de la captivité et de l’heureuse délivrance d’un dieu-fils, apparemment ‒ ce que révèle le poème des Preiddiau Annwn ‒ à l’aube même de la naissance du monde. II.31. Il a aussi été reconnu que Pryderi n’est là qu’un autre nom du dieu Lugus ‒ Lleu en gallois161 ‒ dont les liens étroits avec la gent équine ont été plusieurs fois mis en lumière.162 La fondation de Lugdunum,163 capitale des trois Gaules transalpines au nom théophore « Motte de Lugus », est attribuée à deux frères vraisemblablement jumeaux comme le lughien gallois Lleu et son jumeau (158) Manawydan ab Llŷr = P.K. FORD, Manawydan [n. 82], 2000, p. 14. (159) Tels quels, les deux noms semblent composés à partir du même préfixe mwn « cou ». Mynwair est attesté au sens de « collier (de bête de somme) », tandis que mynordd, inconnu par ailleurs, signifierait littéralement « marteau de cou ». On devine que ces sens aberrants, rejoignant les aspects équins de Rhiannon, sont sans doute à la base de la définition des pénitences imposées à celle-ci et à son fils : pour elle, porter les licous des baudets de son ravisseur, pour l’autre porter au cou des marteaux de porte. Cf. S. DAVIES, Crefft y cyfarwydd, Cardiff, 1995, p. 46 ; P.K. FORD, Manawydan [n. 82], 2000, p. xxviii. (160) G.P. WILLIAMS, Desconeüs [n. 148], 1951, p. 248-249 ; W.J. GRUFFYDD, « Mabon ab Modron », dans Revue Celtique, t. 33, 1912, p. 460-461 ; W.J. GRUFFYDD, Rhiannon [n. 82], 1953, p. 90-92 ; R. BROMWICH, Trioedd [n. 80], 20063, p. 373-374. (161) Cf. G. OUDAER, Teymon [n. 77], 2010 qui met bien en évidence les liens de pagerie qui unissent similairement Pryderi et Manawydan/Teyrnon dans la légende galloise, Lugh et Manannán dans le mythe irlandais. (162) D. GRICOURT-D. HOLLARD, « Le cavalier sur la roue : Lugus, le cheval solaire et la course du temps », dans Cahiers numismatiques, t. 157, 2003, p. 15-18 ; B. SERGENT, Le livre des dieux. Celtes et Grecs II, Paris, 2004, p. 246-258 ; G. HILY, Lugus [n. 79], 2012, p. 148-152. (163) L’actuel Lyon (Rhône).

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Claude Sterckx Dylan, et dont le plus éminent, seul vénéré nommément par ailleurs, est désigné par une épiclèse de l’Apollon gaulois, autrement dit Lugus luimême : « Il y a près de la Saône un mont Lougdounos qui a, lui aussi, changé de nom, cette fois pour la raison que voici : inspirés par un oracle après avoir été chassés par Séséronéos, Momoros et Atépomaros vinrent sur cette colline pour y fonder une ville ; comme on en était à creuser les fondations, des corvidés apparurent qui, voletant en tous sens, couvrirent les arbres environnants. Très versé en science augurale, Momoros nomma alors la ville Lougdounos car dans leur langue un corbeau se dit lougos et une éminence dounos, ainsi que le renseigne Clitophon au treizième livre de ses Ktíseis. »164

L’Apollon gaulois est ainsi titré surnommé sur une dédicace de Mauvières (Indre) : « À la divinité de l’empereur et au génie d’Apollon Atépomaros, Julius Atrectus, fils de Craxantus, et Julius Gnatius, fils d’Atrectus, ont donné (ceci) à leurs frais »165 ;

et, sachant que le gaulois Lugus peut aussi bien être assimilé à Mercure166, on se s’étonne pas de retrouver l’épiclèse accolée à celui-là à Rennes (Ille-et-Vilaine) : « En l’honneur de la maison impériale, du pays Matant et au dieu Mercure Atépomaros, Titus Flavius Postumius, prêtre de Rome et de l’empereur, que la cité des Redons a, le premier, honoré du flaminicat perpétuel de Mars Mullon, deux fois duumvir, ayant revêtu tous les honneurs dans sa cité, a fait ériger à ses frais cette statue avec tous ses ornements, l’emplacement ayant été offert par un décret du sénat (local) ».167

(164) Ps.-Plut., Pot., 6, 4 = A. HOFENEDER [Éd.], Die Religion der Kelten in den antiken literarischen Zeugnissen. Band III. Von Arrianos bis zum Ausklang der Antike. Sammlung, Übersetzung und Kommentierung, Vienne, 2011, p. 122 [Mitteilungen der Prähistorischen Kommission, 75)]). (165) H. DESSAU, Inscriptiones latinae selectae, Berlin, t. II, 1902, p. 215 n. 4637. (166) Cf. infra. (167) J. BOUSQUET, « Inscriptions de Rennes », dans Gallia, t. 29, 1967, p. 112113 ; A.M. ROUANET-LIESENFELT, La civilisation des Riedones, Brest, 1980, p. 2627.

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Lugh et Aonghus Certains ont voulu à grande peine traduire cette épiclèse par « Très Grand par son Cheval/ses Chevaux »,168 « Qui a un Grand Cheval/de Grands Chevaux »,169 « Grand Cavalier »170 ou « Riche en Chevaux/Qui a de Nombreux Chevaux »171... La traduction naturelle est « Très Grand Cheval/ Équidé Eminent » : composé du préfixe intensif ate-, d’epos « cheval, étalon » et maros « grand ». D’aucuns objectent que la suffixation de l’adjectif s’opposerait à cette interprétation mais leurs arguments sont fragiles172 et qui croirait que, en vertu d’une telle loi, le Gaulois du nom d’Éposénos était désigné comme « Ayant un Vieux Cheval » ou « Vieux à cause de son Cheval »173 ? Si nos collègues précités signalent plusieurs représentations probables de Lugus en cavalier sur diverses monnaies gauloises, il nous paraît toutefois que la monte étant un mode de déplacement banal des élites nobles, cela ne suffit pas pour démontrer un rapport exceptionnellement étroit entre le dieu et sa monture. Il est peut-être plus significatif que Lugus soit spécifiquement titré Équéisos « Cavalier » sur la grande inscription celtibère de Peñalba de Villastar (Aragon)174 car, si pour certains cette épiclèse ne serait que sa désignation banale comme divinité éponyme du peuple des Équésiens du

(168) H. D’ARBOIS DE JUBAINVILLE, Les noms gaulois chez César et chez Hirtius. I. Les composés dont ‘rix’ est le dernier terme, Paris, 1891, p. 120-121. (169) D.E. EVANS, Names [n. 47], 1967, p. 52-53. (170) G. DOTTIN, La langue gauloise, Paris, 1918, p. 95 ; FR. LE ROUXCHR.-J. GUYONVARC’H, « Introduction à l’étude de l’Apollon gaulois », dans Ogam, t. 11, 1959, p. 219 ; X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, 20032, p. 49. (171) L. FLEURIOT, « Du gaulois au breton en Armorique », dans Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, t. 109, 1981, p. 170 ; K.H. SCHMIDT, « Besprechung », dans Indogermanische Forschungen, t. 95, 1990, p. 321 ; cf. H. BIRKHAN, Germanen und Kelten [n. 69], 1970, p. 393. (172) D.E. EVANS, Names [n. 47], 1967, p. 224-225. (173) Sur de tels anthroponymes « équins » avec adjectif suffixé (Atépomaros, Marcomaros, Éposénos...) : G. DOTTIN, « Sur les noms d’animaux dans l’onomastique gauloise », dans ID., [Éd.], Mélanges bretons et celtiques offerts à M.J. Loth, Rennes-Paris, 1927, p. 92-98 (Annales de Bretagne. Volume hors série) ; K.H. SCHMIDT, « Die Komposition in gallischen Personnennamen », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 36, 1957, p. 72-73, 136. (174) W. MEID, « La inscriptión celtibérica de Peñalba de Villastar », dans Kalathos, t. 13-14, 1995, p. 350-351. Sur cette inscription, voir plus récemment F. BELTRÀN LLORIS-C. JORDÁN-F. MARCO, « Novedades epigráficas en Peñalba de Villastar (Teruel) », dans Acta Palaeohispanica IX. Actas del IX Coloquio sobre Lenguas y Culturas Paleohispánicas, Barcelona 20-24 de octubre de 2004 = Palaeohispanica, t. 5, 2005, p. 911-916.

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Claude Sterckx nord-ouest de la péninsule ibérique,175 il peut être noté que, dans la tradition irlandaise, parmi les grands dons de Lugh figurent l’invention de la monte (plutôt que la conduite de chevaux attelés) : « [Conall Ceárnach]) fut le troisième homme qui monta sur le dos d’un cheval jadis en Irlande : [ce furent en effet d’abord] Lugh Lámhfhada pour massacrer les Fomhoire lors de la [deuxième] bataille de Moytirra, [puis] Sualdamh Sídeach sur [l’étalon] Liath Macha lors de la razzia du bétail de Cooley [et enfin] Conall Ceárnach sur [l’étalon] Dearg Drúchtach... »176

et celle des courses de chevaux « Lugh mac Eithne : c’est lui qui, le premier, a inventé les foires, les courses de chevaux et les combats de chevaux ».177

À Naix-aux-Forges (Meuse), un autel, sur lequel la déesse est représentée tient une corbeille entre deux poulains, est dédiée « à Épona et au Génie des Leuques » : « À la déesse Épona et au Génie des Leuques, Tibérius Justinius Titianus, bénéficiaire de la XXIIe légion Primigénia Pia Fidélis Antoniana, a fait ériger ceci à la suite d’un vœu ».178

Or, ce Génie des Leuques est presque certainement Apollon Grannos, autrement dit Lugus ici associé à la Divine Équine : le pays leuque était en effet universellement renommé pour son sanctuaire dédié à ce dieu ‒ l’actuel Grand (Vosges)179 ‒ et une saillie à son encontre, une paraphrase de la Genèse dénonçant l’inexistence d’Apollon, chassé de Grèce par le

(175) P. DE BERNARDO STEMPEL, « Die sprachlige Analyse keltischer Theonyme », dans Zeitschrift für Celtischer Philologie, t. 53, 2003, p. 61. (176) Oidheadh Chonchulainn 45 = A.G. VAN HAMEL, Compert Con Culainn and Other Stories, Dublin, 1933, p. 116 (Mediaeval and Modern irisch Series, 3). B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 657 n. 652 note que dans ce récit de la mort du héros Cúchulainn, Lugh est son père effectif (ou plutôt il s’est incarné en lui), Sualdamh est son père putatif et Conall son frère de pagerie. (177) Leabhar gabhála Éireann VII 369 (cf. 317, 349) = R.A.S. MACALISTERP. Ó RIAIN, Lebor Gabála Érenn, Dublin, t. IV, 2009, p. 196 (134, 160). (178) CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 12 n. 32 ; S. BOUCHER, Epona [n. 52], t. V, 1, 1990, p. 993 n. 185 ; CIL, XIII, n. 4630 ; É. ESPÉRANDIEUR. LANTIER-P.-M. DUVAL [n. 38], Recueil, t. VI, 1907-1981, p. 76-77 n. 4650. (179) Sur Apollon Grannos et son sanctuaire de Grand : CL. STERCKX, Dieux d’eau [n. 17], 1996, p. 60-66.

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Lugh et Aonghus christianisme et réduit à se faire médicastre chez les Leuques, paraît le présenter comme tel.180 Cette association entre Lugus et Épona, la mère équine, apparaît confirmée par un bas-relief mis au jour à Strasbourg (Bas-Rhin) qui représente cette fois Épona entre deux têtes d’un Mercure gallo-romain dont il est admis qu’il constituait une autre assimilation de Lugus.181 Épona et Mercure-Lugus apparaissent aussi associés sur le site de Châteaubleau (Seine-et-Marne) où ont été mis au jour conjointement une statue d’Épona sur sa jument, plusieurs représentations d’équidés et une statuette en bronze d’un Mercure dont la physionomie correspond bien à l’épiclèse « Macrophtalme »182 que lui attribue la dédicace gravée là sur une patère : « À l’auguste dieu Mercure Solitumaros ».183 En échos vraisemblables de cette association et des maternités à la fois humaines et équines d’Épona et de son héritière galloise Rhiannon, il peut être encore noté que selon une version orale tardive, la naissance de Cúchulainn ‒ de Lugh incarné en cet héros ulate ‒ aurait été consécutive à une course entre sa mère et un ou des chevaux184 : autrement dit selon le scénario de la mise au monde par la déesse Macha, analogue bien reconnue d’Épona et de Rhiannon, de deux jumeaux étroitement identiques à Apollon et sa sœur Artémis,185 tandis que deux autres héros irlandais dont il a été

(180) Marius Victor, Alithia, III, 204-209 = J. MARTIN-P.F. HOVING, Commodianus. Claudius Marius Victor, Turnhout, 1960, p. 173 (Corpus christianorum. Series Latina, 128) ; cf. P.-M. DUVAL, « Un texte du cinquième siècle relatif au sanctuaire apollinien des Leuques », dans J. BIBAUW [Éd.], Hommages à Marcel Renard, t. II, Bruxelles, 1969, p. 256-261 (Collection Latomus, 102). (181) CL. STERCKX, Éléments [n. 48], 1986, p. 36 n. 308 ; S. BOUCHER, Epona [n. 52], t. V, 1, 1990, p. 994 n. 214 ; É. ESPÉRANDIEU-R. LANTIER-P.-M. DUVAL [n. 38], Recueil, t. X, p. 16-17 n. 7297. (182) Cf. P.-Y. LAMBERT, « Solitumaros », dans J.L. GARCÍA ALONSO [Éd.], Celtic and Other Languages in Ancient Europe, Salamanque, 2006, p. 133-144. (183) R. BONTYRON, « Découverte de plusieurs statuettes de chevaux en bronze d’époque gallo-romaine à Châteaubleau », dans Revue Archéologique du Centre de la France, t. 37, 1998, p. 100-108 ; F. PILON-D. HOLLARD-D. GRICOURT, « Le Mercure ‘Solitumaros’ de Châteaubleau (Seine-et-Marne) : Lugus macrophtalme, visionnaire et guérisseur », dans DHA, t. 25.2, 1999, p. 127-180. (184) D. Ó HÓGÁIN, The Lore of Ireland, Woodbridge, 2006, p. 327. (185) CL. STERCKX, « Bóinn, Latone et l’Apollon gaulois », dans R. AMBROSINIM.P. BOLOGNA-F. MOTTA-CH. ORLANDI [Éd.], ‘Scríbthair a ainm n’ogaim’. Scritti in memoria di Enrico Campanile, Pise, 1997, p. 987-1001 (Linguistica e dialettologia) ; ID., « Fial ou l’Artémis irlandaise », dans H. LE BIHAN [Éd.], Breizh

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Claude Sterckx montré que leurs biographies reproduisent étroitement celle de Lugh186 sont, pour l’un, Conall Corc, plus couramment désigné par un matronyme mac Lára « fils de Jument »,187 pour l’autre, Corc Duibhne, présenté comme le petit-fils d’une Macha qui le traite comme Aranrhod traite le petit Lleu.188 III. Lugh et Aonghus, équidés et bovidés III.1. Le dieu lughien correspond étroitement à Apollon mais a été par contre identifié à Mercure par César (ou par l’informateur qu’il reproduit) : en effet, sa présentation comme « Le dieu que (les Gaulois) vénèrent le plus est Mercure [...]. Ils le considèrent comme l’inventeur de tous les arts »189

rejoint en effet clairement la personnalité de l’Irlandais Lugh Sáimhioldánach « Technicien Universel, Maître de toutes les Compétences » et le consensus des dossiers de toutes les figures lughiennes des traditions celtes médiévales.190 III.2. Un autre dieu irlandais partage cette ambiguïté : Aonghus le Mac Óg,191 dont les circonstances de la naissance correspondent étroitement à ha pobloù Europa. Pennadoù en enor da bler Denez, Rennes, 1999, p. 607-611 ; CL. STERCKX, Mythologie [n. 27], 2009, p.224-228. (186) CL. STERCKX, « Lugus, Lugh, Lleu… : recherché en paternité », dans Ollodagos, t. 10, 1997, p. 35-50. (187) CL. STERCKX, Lugus [n. 186], 1997, p. 36 (avec le répertoire des sources) ; D. Ó HÓGÁIN, Lore [n. 184], 2006, p. 104 ; G. HILY, Lugus [n. 79], 2012, p. 421425. C’est une constante des dieux lughiens d’être désignés plus communément par un matronyme du fait de leur conception illégitime et du mystère quant à l’identité de leur véritable géniteur. (188) CL. STERCKX, Lugus [n. 186], 1997, p. 44-49 d’après le Tucaid ionnarbha nan nDeise i Mumhain 7 oidheadh Chormaic = V. HULL, « The Later Version of the ‘Expulsion of the Déssi’ », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 37, 19581959, p. 14-63. (189) Caes., BG, VI, 17, 1 = L.-A. CONSTANS, César. La guerre des Gaules. Tome II (Livres V-VIII), 1926, p. 188 (CUF). Les réticences de B. MAIER, « Is Lug To be Identified with Mercury (‘Bell.gall’, VI, 17, 1) ? », dans Ériu, t. 47, 1996, p. 127135 sont hypercritiques et invraisemblables. (190) G. HILY, Lugus [n. 79], 2012, p. 115-165. (191) Ce surnom canonique dérive d’ailleurs d’un ancien *Makwkwonos, exactement parallèle à la forme gauloise Maponos (E.P. HAMP, Mabinogi [n. 123], 1974-1975, p. 245).

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Lugh et Aonghus celles d’Apollon et s’avèrent étroitement similaires à celles des figures lughiennes rassemblées ci-dessus,192 mais que tout son dossier fait en fait apparaître beaucoup plus proche du dieu grec Hermès, latinisé en Mercure.193 Cet Aonghus est présenté comme engendré d’une part par le dieu jupitérien spécifiquement titré Eochaidh Ollathair « Eochaidh le Père Universel » et par la déesse Eithne Bóinn assimilée à la rivière Boyne comme Matrona, la déesse-mère gauloise, est identifiée à la rivière Marne.194 Un détail révélateur confirme d’ailleurs qu’Eithne Bóinn est bien une déesse-mère et une incarnation de l’Irlande elle-même : le double tertre près duquel est située la naissance du dieu est identifié aux propres seins de sa mère « Regarde les deux seins de l’épouse du roi, l’endroit où Aonghus est né ».195

Or, une double colline en forme de poitrine féminine, encore connue aujourd’hui sous le nom The Paps, près de Castleisland en Munster est similairement identifiée aux Dá cich Anann « les Deux Seins d’Ana »,196 autrement dit de la forme la mieux attestée de la Terre-Mère assimilée au microcosme irlandais.197

(192) N’est-ce aussi qu’un pur hasard si Aonghus supplante Neachtan, au nom apparenté à celui de Neptune, dans son síodh (cf. infra) tout comme Apollon supplante Poséidon à Delphes (Paus., X 5 6 = W.H.S. JONES, Pausanias. T IV [n. 16], 1961, p. 392 ; cf. B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 310-313) ? (193) Tout le dossier a été rassemblé par B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 369-422. (194) Bizarrement, Eithne Bóinn est donnée dans les généalogies comme fille de Dealbhaeth mac Ealadha (Leabhar Gabhála Éireann VII 316, 368 = R.A.S. MACALISTER-P. Ó RIAIN, Lebor. T. IV [n. 177], 2009, p. 130, 134), ce qui n’est guère possible car, canoniquement, c’est Dealbhaeth qui est le père d’Ealadha : on soupçonne dès lors qu’elle pourrait être la fille d’un autre Dealbhaeth, celui-là fils d’Oghma (CL. STERCKX, Rhiannon [n. 92], 2009, p. 116-119). Eithne Bóinn serait ainsi une petite-fille d’Oghma, tandis que la Galloise Rhiannon est dite elle fille d’Efydd Hen... autrement dit de l’homonyme gallois d’Oghma (CL. STERCKX, Ogmios [n. 76], 2001-2002). (195) Dinnsheanchas métrique = E J. GWYNN, The Metrical ‘Dindsenchas’, t. II, Dublin, 1903-1935, p. 18. (196) Cf. H. BIRKHAN, Kelten, t. II, 1999, p. 243 pl. 357. (197) Sur cette Ana : F.R. MARQUETTI, « O espelho de Dana », dans Brathair, t 2.2, 2002, p. 22-27 ; CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 35-38.

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Claude Sterckx Plusieurs textes conservent l’histoire, dont les premiers épisodes sont ceux de sa conception et de sa naissance, de son exil immédiat et de sa reconnaissance subséquente par son père : « Il y eut un roi fameux [qui régna] sur les Tuatha Dé Danann, du nom d’Eochaidh Ollathair. On l’appelait aussi le Daghdha car il faisait des miracles pour eux et parce que c’était lui qui réglait les saisons et les récoltes et c’est la raison pour laquelle on l’appelait [ainsi] ‘le Bon Dieu’ Ealcmhar, du Brugh [na Bóinne]198 avait une épouse du nom d’Eithne. On l’appelait aussi Bóinn ‘la Vache Blanche’. Le Daghdha s’éprit de désir pour elle. Il envoya alors Ealcmhar faire un long voyage chez [Eochaidh] Breas fils d’Ealadha, à Magh Inis. Quand Ealcmhar se mit en route, le Daghdha plaça sur lui de puissants charmes pour l’empêcher de rentrer à temps : il recula la tombée de la nuit et empêcha Ealcmhar de ressentir la faim ni la soif. Il le fit longtemps errer ainsi : neuf mois qui lui parurent ne durer qu’un seul jour, car Ealcmhar avait annoncé qu’il rentrerait avant le crépuscule. Pendant ce temps, le Daghdha copula avec l’épouse d’Ealcmhar et elle lui donna un fils du nom d’Aonghus. Quand Ealcmhar rentra, son épouse était relevée des peines de l’accouchement et il ne se rendit pas compte qu’elle avait fauté en copulant avec le Daghdha. Cependant, le Daghdha emmena son fils pour qu’il fût élevé dans la maison de Midhir à Bri Léith de Teathbha. Aonghus y fut élevé pendant neuf ans [...]. Il avait aussi pour (sur)nom le Mac Óg ‘le Fils Jeune’ parce que sa mère avait dit ‘Jeune est le fils qui a été conçu à la pointe de l’aube et qui est né avant le soir’. Aonghus se prit de querelle avec Triath, fils de Feabhal ou de Gabhar des Fir Bolga [...], l’un des [autres] pages de Midhir. Aonghus était vexé que Triath [osât] lui adresser la parole et il lui dit : ‘Cela m’offense qu’un fils de serf m’adresse la parole’, car Aodh croyait jusqu’alors que Midhir était son père et que la couronne de Bri Léith devait lui revenir. Triath rétorqua : ‘Ce n’est pas mieux pour moi qu’un enfant trouvé, dont on ne connaît ni le père ni la mère, m’adresse la parole’. Furieux et en pleurs après avoir été ainsi humilié par Triath, Aonghus alla trouver Midhir. ‘Qu’y a-t-il ?’ interrogea Midhir. ‘Triath m’a humilié et m’a jeté à la face que je n’ai ni père ni mère’. ‘C’est faux’ dit Midhir. (198) Il s’agit du site des trois grands tumulus néolithiques de Dowth, Knowth et Newgrange en Meath. Pour un plaidoyer en faveur d’une distinction entre Neachtan et Ealcmhar : B. SERGENT, « Elcmar, Nechtan, Œngus : qui est qui ? », dans Ollodagos, t. 14, 2000, p. 179-277.

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Lugh et Aonghus ‘Mais alors qui est ma mère ? D’où est mon père ?’ questionna Aonghus. ‘Voilà. Ton père est Eochaidh Ollathair et Eithne, l’épouse d’Ealcmhar du Brug [na Bóinne], est ta mère. Moi, je t’ai élevé en secret pour que Ealcmhar ne soit pas offensé que tu sois né dans son dos’ révéla Midhir. ‘Accompagne-moi chez mon père pour qu’il me reconnaisse et que je ne subisse pas plus longtemps les insultes des Fir Bolga’ demanda Aonghus. Midhir et son page se rendirent alors auprès d’Eochaidh Ollathair. Ils vinrent à Usnagh de Meath, au centre de l’Irlande, car c’est là qu’il avait sa demeure [...]. ‘Que désire ce jeune guerrier qui vient ici pour la première fois ?’ ‘Il désire être reconnu par son père et recevoir un apanage car il n’est pas convenable qu’un de tes fils n’ait pas d’apanage alors que tu es le roi d’Irlande’ dit Midhir. ‘Qu’il soit le bienvenu. Il est bien mon fils. Cependant l’apanage que je veux lui attribuer n’est pas libre’ dit Eochaidh. ‘Quel est-il ?’ interrogea Midhir. ‘Le Brugh au nord de la Boyne’ répondit Eochaidh. ‘Qui le tient ?’ questionna Midhir. ‘C’est Ealcmhar et je ne voudrais pas lui causer un nouveau tort’. ‘Que conseilles-tu alors au garçon ?’ questionna Midhir. ‘Voici. Qu’à Samhain (= aux calendes d’hiver), il fasse irruption en armes dans le Brugh. C’est là un jour de paix et de bonne entente pour tous les Irlandais, où personne n’a de querelle avec personne. Ealchmar sera dans son síodh sans armes, une branche de coudrier à la main, vêtu d’un sayon à fibule d’or. Cent cinquante hommes seront à jouter devant lui sur la lice. Qu’Aonghus l’attaque et menace de le tuer s’il ne lui promet pas de se soumettre à sa volonté, et sa volonté sera d’être roi du Brugh pendant un jour et une nuit. Ensuite, il refusera de rendre son domaine à Ealcmhar sans que j’aie rendu un jugement et l’argument d’Aonghus sera alors que la terre lui revient en apanage [d’une part] pour avoir épargné Ealcmhar au lieu de l’avoir tué, [d’autre part] par ce qu’il a demandé la royauté pour (un) jour et (une) nuit199 or c’est un jour(s) et en nuit(s) que s’écoule [le temps] du monde’. Midhir repartir chez lui avec son page. Au Samhain suivant, Aonghus s’arma et s’introduisit dans le Brugh où il fit mine de vouloir tuer [Ealcmhar] jusqu’à ce que ce dernier lui concédât, en échange de la vie, la royauté pour un jour et une nuit [...]. Le lendemain, Ealcmhar vint réclamer son apanage au Mac Óg, avec grande dispute car le Mac Óg disait qu’il ne le rendrait pas sauf jugement du Daghdha devant tous les Irlandais. Ils firent

(199) L’irlandais n’a pas d’article partitif, d’où l’ambiguïté : (un) jour et (une) nuit = jour et nuit !

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Claude Sterckx donc appel au Daghdha et ce dernier rendit son jugement ainsi qu’il l’avait dit. ‘Ta volonté est donc que l’apanage revienne maintenant à ce jeune seigneur ?’ demanda Ealcmhar. ‘Tout à fait. Tu as été pris par surprise un jour de paix et d’amitié ; tu as fait don de ton apanage en échange de ta vie car elle t’était plus chère. [Néanmoins] tu recevras de moi un autre apanage qui ne vaudra pas moins que le Brugh [...]’ ».200

La naissance du Grec Hermès est tout aussi furtive et adultérine et elle conduit similairement à une enfance privée des privilèges qu’implique normalement le fait d’être un dieu, fils du dieu souverain même. Pour obtenir ceux-ci, Aonghus et Hermès recourent dès lors tous deux à de véritables roueries d’escrocs : l’un aux dépens d’Ealcmhar, l’autre aux dépens d’Apollon : « Fuyant la société des dieux bienheureux, [Maia] demeurait dans un antre plein d’ombre : c’est là que le Cronide venait en pleine nuit s’unir à la Nymphe aux belles tresses tandis qu’un doux sommeil possédait son épouse (légitime) Héra aux bras blancs, à l’insu des dieux immortels et des hommes mortels. Mais lorsque le dessein du grand Zeus fut près de s’accomplir (elle voyait alors la dixième lune se fixer au ciel) et qu’il fit paraître au jour, dans leur achèvement, ses glorieuses œuvres, la Nymphe mit au monde son fils ingénieux et subtil [...] qui devait bientôt manifester parmi les dieux immortels des actions éclatantes. Né au matin, il jouait de la cithare dès le milieu du jour et le soir il déroba les vaches de l’archer Apollon, etc. ».201 (200) Tochmharc Éadaoin I 1-8 = O. BERGIN-R.I. BEST, « Tochmarc Etaine », dans Ériu, t. 12, 1938, p. 10-14. À ce texte, le plus complet et le plus fiable, peuvent être ajoutés d’autres témoignages : Altram Tighe Dhá Mheadhar 3-6 = L. DUNCAN, « Altam Tige Da Medar », dans Ériu, t. 11, 1932, p. 188-192 ; Cionaodh úa hArtagáin, Seacht o.f.n. = L. GWYNN, « Cinaed úa hArtacáin’s Poem on Brugh na Bóinne », dans Ériu, t. 7, 1914, p. 210-238 ; De gabháil ant Síodha = V. HULL, « Da gabhail int-Sida », dans Zeitschrift für Celtische Philologie, t. 19, 1933, p. 53-58 ; Dinnsheanchas bodléien 36 = W. STOKES, « The Bodleian Dindsenchas », dans Folk-Lore, t. 3, 1892, p. 500 ; Dinnsheanchas de Rennes 19 = W. STOKES, « The Prose Tales in the Rennes ‘Dindsenchas’ », dans Revue Celtique, t. 15, 1894-1895, p. 345 ; Dinnsheanchas du Leabhar Uí Maine 8 = E.J. GWYNN, « The ‘Dindsenchas’ in the Book of Ui Maine », dans Ériu, t. 10, 1926-1928, p. 76 ; Dinnsheanchas métrique = E J. GWYNN, Metrical [n. 195], t. II, 1903-1935, p. 18-20 ; t. III, p. 2638. Sur les divergences des autres versions : FR. LE ROUX-CHR.-J. GUYONVARC’H, Courtise [n. 12], 1966, p. 350-355. Voir aussi N. STALMANS, Affrontements [n. 78], 1995, p. 24-26 ; CL. STERCKX, Dieux d’eau [n. 17], p. 9-10, 110-111 ; B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 369-374, 377-383. (201) Hymn. hom, Herm., I, 5-18 = J. HUMBERT, Homère. Hymnes, 1936, p. 117 (CUF). Des descriptions complaisantes des ruses d’Hermès dans cette escroquerie

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Lugh et Aonghus Et l’on note que si la ruse d’Hermès s’appuie sur le vol d’un bétail appartenant à un dieu, la ruse la plus fameuse d’Aonghus est celle qui permet à son père de récupérer le bétail des dieux accaparé par les démons Fomhoire : « Comme le Daghdha se rendait à la tâche (qui lui avait imposée le roi des Fomhoire), le Mac Óg vint à lui et lui dit : ‘Tu auras bientôt fini ton travail : ne stipule pas tes gages avant que tout le bétail d’Irlande n’ait été rassemblé devant toi. Choisis (alors) la génisse noire à crinière noire, forte et ardente’. Le Daghdha mena à bien sa tâche et [le roi des Fomhoire] Breas lui demanda quels gages il réclamait. Le Daghdha répondit ‘Je demande [d’abord] que tu rassembles tout le bétail d’Irlande’ et, quand le roi eut fait ce qu’il demandait, il choisit la génisse que lui avait conseillée le Mac Óg. Breas pensa que c’était stupide et croyait qu’il aurait exigé bien plus [...] [mais] le Daghdha emmena tout le bétail extorqué par les Fomhoire grâce au mugissement de la génisse qui lui avait [ainsi] été donnée : quand elle appela son veau, tout le bétail d’Irlande que les Fomhoire avaient pris comme tribut se remit à paître... »202

C’est par contre dans la tradition sur la naissance d’Apollon que se rencontrent les coïncidences les plus remarquables avec les détails de la conception d’Aonghus. Ovide et Antoninus Libéralis rapportent en effet une tradition dont l’antiquité et l’importance sont garanties par l’existence d’un Létoon du Ve siècle à Xanthos,203 sur les lieux mêmes prêtés à l’aventure. Celle-là raconte que Léto, après avoir douloureusement accouché d’Apollon et d’Artémis à Délos, arrive en Lycie où, assoiffée, elle veut sont également données par Anton. Liber., Met., XXIII = M. PAPATHOMOPOULOS, Antoninus Libéralis. Les Métamorphoses, 1968, p. 40-41 (CUF) ; Ps.-Apoll., III, 2, 10 = J.G. FRAZER, Apollodorus [n. 17], 1946, p. 4-10. (202) Cath Maighe Tuireadh 30-32, 165 = E.A. GRAY, Cath [n. 133], 1982, p. 30, 70. Plus anecdotiquement, on a aussi noté que, comme Hermès fait naître sous ses pieds trois gattiliers, arbustes réputés pour provoquer les menstrues sanglantes des femmes, puis invente la syrinx, un autre Aonghus irlandais fait naître sous lui trois arbustes dont il se taille une flûte (B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 383-385). (203) H. METZGER, « Le sanctuaire de Léto », dans P. DEMARGNE et alii, Fouilles de Xanthos, t. 5, 1938-1979, p. 5-28. Sur Léto à Xanthos : É. LAROCHE, « Les dieux de la Lycie classique d’après les textes lyciens », dans ID., Actes du Colloque sur la Lycie antique (Istambul, 13-14 octobre 1977), Paris, 1980, p. 1-6 (Bibliothèque de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istambul, 27).

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Claude Sterckx puiser de l’eau à la fontaine Mélité. Elle en demande la permission aux bouviers qui s’y trouvent en disant « Vous m’accorderiez ainsi la vie qui réside dans cette eau » mais ceux-là la repoussent méchamment. Des loups surviennent alors qui se montrent plus secourables : ils escortent Léto jusqu’au fleuve Xanthe, de sorte qu’elle peut s’y désaltérer, y baigner ses nouveau-nés et consacrer ainsi le fleuve à son fils Apollon. Après quoi, elle retourne à la source, maintenant souillée de boue par les vaches ou par les bouviers incivils, et elle punit ces derniers en les métamorphosant en grenouilles.204 Après son accouchement clandestin d’Aonghus, Eithne Bóinn veut totalement effacer sa faute. Son époux cocufié, Neachtan Ealcmhar, possède dans son domaine une source merveilleuse grâce à laquelle elle pourrait retrouver sa virginité : « Neachtan mac Labhraidh Lorc avait, je l’affirme, Bóinn pour épouse. Il possédait dans son domaine une source secrète d’où émanaient toutes sortes de maux mystérieux. Nul ne pouvait en regarder le fond sans que ses yeux n’en éclatassent : qu’on la contournât par la gauche ou par la droite, nul ne pouvait échapper à cette mutilation [...]. C’est là que vint un jour Bóinn, poussée par son noble orgueil : à la source intarissable pour en éprouver la vertu [...]205. Bóinn partit de chez elle en hâte pour tenter d’accéder à la source. Elle était sûre que sa faute serait cachée si elle réussissait à s’y baigner [...]206. Là jaillit la source de la Seaghais [...]. Quiconque y vient avec un mensonge n’en vient pas intact [...] ‘J’irai à la belle source de la Seaghais pour que ma chasteté ne puisse pas être mise en doute. Je ferai trois fois le tour de la source de vie, véridique, dans le sens contraire au Soleil’ [...].207

(204) Anton. Liber., Met., XXXV = M. PAPATHOMOPOULOS, Antoninus Libéralis [n. 201], 1968, p. 59 ; Ov., Met., VI, 339-381 = W.S. ANDERSON, P. Ouidii Nasonis Metamorphoses, Leipzig, 19822, p. 134-136 (Bibliotheca Teubneriana). (205) Dinnsheanchas métrique = E J. GWYNN, Metrical [n. 195], t. III, 1903-1935, p. 28-30. (206) Dinnsheanchas métrique = E J. GWYNN, Metrical [n. 195], t. III, 1903-1935, p. 38. (207) Cináed úa hArtacáin, Seacht o.f.n. 72-74 = L. GWYNN, Cinaed [n. 200], 1914, p. 229.

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Lugh et Aonghus Inconsidérément, elle fit trois fois le tour de la source : trois vagues en jaillirent et causèrent sa mort [...] » .208

Trois vagues se brisèrent sur elle et lui prirent une cuisse, une main et un œil. Fuyant sa honte, elle se tourna vers la mer et l’eau la poursuivit jusqu’à l’embouchure (d’un nouveau fleuve) Boyne... 209 On retrouve dans les deux légendes * la source contenant « la vie dans l’eau » ; * la destruction de ceux qui s’approchent de la source de manière incorrecte ; * la dimension bovine de cette approche incorrecte210 ; * la maîtresse d’un dieu souverain * venant juste d’accoucher de leur fils illégitime * tenant d’approcher la source de vie * et rejoignant ensuite un fleuve sacré. Certes, Léto n’est pas vache elle-même211 comme l’est Eithne Bóiinn, mais il faut remarquer que l’épouse légitime de Zeus l’est : Héra est Boópis « à l’Œil Bovin »,212 à Argos, les jeunes filles participant à son culte étaient rituellement de vaches213 et non seulement elle est vache mais, légitime, elle peut légitimement s’approcher de la source merveilleuse et en obtenir l’avantage que l’illégitime Eithne Bóinn espère vainement : une fois par an, Héra se baigne dans la source Canathos d’Argos et y récupère, par la vertu de son eau, toute l’innocence de sa virginité.214 (208) Dinnsheanchas métrique = E J. GWYNN, Metrical [n. 195], t. III, 1903-1935, p. 32. (209) Dinnsheanchas de Rennes 19 = W. STOKES, Prose Tales [n. 200], 18941895, p. 315. Sur le sens de cette mutilation : CL. STERCKX, « L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles », dans FR. DELPECH-M.V. GARCÍA QUINTELA [Éd.], Vingt ans après Georges Dumézil (1898-1986). Mythologie comparée indoeuropéenne et idéologie trifonctionnelle : bilans, perspectives et nouveaux domaines. VIe colloque international d’anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée. Casa de Velázquez, Madrid, 27-28 novembre 2006, Budapest, 2009, p. 169-181 (Archaeolingua, 22). (210) Sur le fait significatif que les vaches rendent Mélité boueuse, cf. CL. STERCKX, Dieux d’eau [n. 17], 1996. (211) Comme le sont d’autres maîtresses de Zeus : Io et (implicitement) Europe : cf. infra. (212) C’était là une épithète flatteuse en Grèce ! (213) B. SERGENT, Livre des dieux [n. 162], 2004, p. 373. (214) Paus., II, 382 = W.H.W. JONES, Pausanias. Description of Greece. T. I. Books I and II, Londres, 1964, p. 454.

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Claude Sterckx III.4. La similitude entre la naissance d’Aonghus et celle du Gallois Pryderi est également évidente. Dans les deux cas, l’union entre ses parents est entravée : Bóinn est mariée à Ealcmhar, Rhiannon est promise à Gwawl, deux fâcheux qu’il faut écarter par ruse avant que le couple puisse s’unir et procréer le dieu-fils. Dans les deux cas, le dieu-fils, à peine né, est enlevé à sa mère et élevé au loin par un père nourricier, Midhir ou Teyrnon. Une version rapproche même encore plus le sort d’Aonghus de celui de Pryderi : selon celle-là, le petit Aonghus n’aurait pas été confié par son père à Midhir mais trouvé par celui-ci loin de ses parents, sans connaître l’identité de ceux-là, et élevé ensuite non comme un page mais comme un fils né de lui et de son épouse : « [Eithne Bóinn et le Daghdha] furent pris de peur dans l’estuaire gris [de la rivière] lorsque le noble [Ealcmhar] revint à sa Cour. Ils se séparèrent : l’une vers le síodh [de son époux] et l’autre vers le nord. Ils abandonnèrent [ainsi] le nouveau-né, sans que personne n’en sût rien. C’est ainsi que l’aimable Midhir le découvrit, alors qu’il faisait route vers son propre síodh. Il emmena le garçon et chez lui et l’y éleva de telle sorte qu’il devint noble et fort. [Aonghus] resta ainsi sept ans [...], persuadé que c’était son vrai père qui l’élevait et qu’il était le fils de son épouse... ».215

Dans toutes les versions, au terme de sa prime enfance, le père adoptif le ramène à son royal géniteur et le fait reconnaître par lui de telle sorte qu’il finit par lui succéder : tout comme Pwyll laisse le trône de Démétie à Pryderi en mourant, une version du mythe irlandais donne comme apanage à Aonghus non pas celui de l’époux cocu de sa mère mais celui de son propre géniteur le Daghdha : « Les nobles de la glorieuse Irlande vinrent [au festin du] puissant Daghdha [...]. L’aimable Midhir lui dit : ‘Je suis accompagné d’un garçon : un fils que j’ai élevé dans mon síodh à la place du roi’ [...]. Le fier Daghdha le questionna alors : ‘Que demandes-tu, Midhir, en échange de ta bière abondante (= de ta généreuse éducation) ?’ ‘Puisqu’une bière abondante est ici offerte aux nobles, je ne te cacherai pas, roi des devins, que ce n’est pas une part de tes troupeaux que je te demande : c’est que tu me donnes le Brugh à jamais’. ‘Folie ! Ne demande pas le Brugh [...]. Je ne te le donnerai pas pour tout ce qui existe sur Terre’. ‘Si tu ne veux pas être plus généreux et puisque tu es le maître du temps, concède-le moi pour [un]) jour et [une] nuit [...]’.

(215) Seacht o.f.n. 39-41 = L. GWYNN, Cinaed [n. 200], 1914.

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Lugh et Aonghus Le Daghdha quitta son domaine mais il avait été escroqué : Aonghus et l’aimable Midhir avaient mystifié le roi. Le Dagdha perdit ainsi la terre fertile qu’il possédait [jusque là] [...] ».216

La convergence apparaît donc précise217 et dessine un scénario qui peut être schématisé comme suit : 1° Le dieu-père veut s’unir à la déesse-mère 2° mais il doit d’abord évincer un rival en place ; 3° cela fait, ils peuvent procréer ensemble un dieu-fils 4° mais celui-ci est enlevé dès sa naissance 5° et gardé au loin par un geôlier ou par un père adoptif. 6° Après un délai, il est heureusement libéré ou spontanément restitué à ses vrais parents 7° et il succède à son père, ou il le supplante. III.5. Une différence majeure sépare toutefois le scénario de la naissance d’Aonghus de celui de la naissance de Pryderi et de ses analogues : il y manque complètement les éléments équins qui, comme il a été vu, apparaissent omniprésents depuis sans doute la cruche de Reinheim jusqu’au conte armoricain de Trente.218 C’est la comparaison indienne et indo-européenne qui donne clairement la clef de ce problème.219

(216) Seacht o.f.n.55-65 = L. GWYNN, Cinaed [n. 200], 1914. (217) Pour l’évocation d’une autre convergence éventuelle, entre Pryderi qui donne sa mère Rhiannon comme épouse à Manawydan et Aonghus qui donne sa mère comme épouse à son père adoptif : CHR.J. GUYONVARC’H-FR. LE ROUXGUYONVARC’H, Textes mythologiques irlandais, t. I, Rennes, 1980, p. 280. (218) Cet élément n’en est pas moins vraisemblablement présent dans la personnalité de son géniteur : Eochaidh Ollathair porte en effet un nom dans lequel apparaît, étymologiquement ou au moins par jeu de mot, l’élément each « étalon » (CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 67-68). Plus spéculativement, La Voie Lactée, que la tradition galloise attache à Gwydion ab Dôn, figure analogue à celle Eochaidh Ollathair, est appelée concurremment « le Chemin de la Vache Blanche » (cf. Bóinn) et « la Queue de la Jument » dans la tradition irlandaise : W. DONIGER O’FLAHERTY, Women [n. 84], 1980 p. 241 ; CL. STERCKX, Taranis [n. 34], 2005, p. 153. (219) Outre l’opposition entre « apollinien asvamédhique » et « mercuriel rajasuyique » que nous développons ici, une autre opposition significative entre Apollon, solaire et ouvreur, et Hermès, nocturne et fermeur, a été mise en lumière par FR. BADER, « Thème et variation sur l’ouverture de l’enclos », dans Bulletin de la Société Linguistique de Paris, t. 102, 2007, p. 87-90.

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Claude Sterckx Les traits à la fois équins et anthropomorphes de l’hiérogamie entre le dieu-père jupitérien et la déesse-mère correspondent en effet, comme il a été vu plus haut, à un rituel attesté sous diverses formes dans la plupart des cultures et des mythologies indo-européennes et dont le parangon conventionnel est le rituel indien de l’aśvamedha. Mais il existe un autre rituel d’investiture royale à côté de celui-là, lui aussi particulièrement connu dans sa version indienne mais dont des traces ont été retrouvées dans d’autres traditions indo-européennes : le rājasūya.220 Ce rituel couronnait plusieurs années de préparatifs minutieux par une cérémonie de douze jours. Les onze premiers amenaient le roi à visiter successivement onze maisons spécifiques : la maison de la reine, celle du chapelain royal, etc. Le douzième jour, trônant sur un siège en bois de figuier et revêtu d’une peau de tigre,221 puis armé d’un arc et de trois flèches, il était oint solennellement par le prêtre officiant, puis par son propre frère ou un cousin germain ; ensuite, il se levait, faisait les trois pas de Viṣṇu qui le consacraient maître de l’univers,222 présentait solennellement son fils à Prjāpati, le Géniteur Universel, menait une razzia symbolique des vaches de son frère (ou de son cousin) pour reconquérir sa virilité censée avoir été emportée par l’écoulement de l’onction, et chaussait enfin des chaussures en peau de sanglier.223 Remarquablement, tout comme le plus net parallèle à l’aśvamedha a été retrouvé dans un rituel d’inauguration royale irlandaise, le plus net parallèle au rājasūya indien a été retrouvé dans un autre rituel d’inauguration royale irlandaise : tout comme le roi indien reçoit du prêtre un vêtement consacré (220) Remarquablement, des éléments propres à un troisième rituel indien d’inauguration royale, où le sacrifice d’un étalon est remplacé par un sacrifice humain, a été décelé dans la légende galloise de Rhiannon : S. BRANCHAW, « Pwyll and ‘purusamedha’ : Human Sacrifice in the ‘Mabinogi’ », dans K. JONES-BLEYM.E. HULD-A. DELLA VOLPE-M. ROBBINS DEXTER [Éd.], Proceedings of the XIX Annual Indo-European Conference. Selected Papers. November 3-4, 2007, Washington, 2008, p. 61-68 (JIES. Monograph, 54). Les antiques Lusitans avaient pareillement comme victimes sacrificielles ultimes des chevaux et des hommes (M.V. GARCÍA QUINTELA, « El sacrificio lusitano », dans Latomus, t. 51, 1992, p. 337-354). (221) Sur ce vêtement : D. DUBUISSON, « L’équipement de l’inauguration royale dans l’Inde védique et en Irlande », dans RHR, t. 93, 1978, p. 161-162. (222) Il est remarquable que ce thème des trois pas englobant l’univers est bien attesté dans la tradition celte (CL. STERCKX, Sangliers [n. 42], 1998, p. 132-135) ! (223) J.C. HEESTERMAN, The Ancient Indian Royal Consecration. The rājasūya described according to the Yajus texts and annoted, La Haye, 1957, 235 p. (Disputationes Rheno-Trajectinae, 2) ; R.H. RÉGNIER, « Devenir roi dans la tradition hindoue », dans Y. VADÉ-B. DUPAIGNE [Éd.], ‘Regalia’ [n. 26], 2012.

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Lugh et Aonghus religieusement, d’un noble guerrier une arme et d’un roturier une chaussure, l’inauguration des rois de Breffny ‒ un sous-royaume du Leinster ‒ nécessite un habit d’un blanc immaculé ‒ couleur symbolique de la fonction sacerdotale ‒, une épée – arme noble ‒ et une chaussure remplie d’argent réunissant deux traits essentiels de la troisième fonction roturière : la richesse matérielle et la fécondité sexuelle.224 Et il est aussi constant que tout roi nouvellement installé devait théoriquement inaugurer son règne et prouver sa légitimité en menant à bien une creach ríogh : une razzia de bétail aux dépens de l’un ou l’autre peuple voisin.225 Ailleurs dans le monde indo-européen et signalant que, comme le rituel « aśvamédhique » constituait un important héritage commun, on en a retrouvé des formes comparables dans la cérémonie hittite de l’ḫassumaš célébré pour le roi par son fils et qui comprenait la visite durant quatre jours de différentes « maisons » ou lieux de culte, impliquait douze laboureurs ‒ ce qui connote l’offrande d’une charrue et de douze bœufs à l’officiant du rājasūya indien ‒ et signifiait une mort et une renaissance symbolique, valant perte et récupération de sa virilité, du souverain.226 Les éléments du rājasūya ont également été décelés dans le célèbre rite romain des Lupercales : celui-ci commémore en fait la rivalité des deux frères Romulus et Rémus consécutive à un vol de bétail récupéré par le second au grand dépit du premier, non sans que celui-ci finisse seul par obtenir la royauté227 : « Lors du sacrifice rituel d’une chevrette à Faunus aux pieds de corne, une foule d’invités vint pour le modeste repas. Tandis que les prêtres préparent la fressure enfilée sur des broches de saule, le Soleil se trouvant à micourse, Romulus, son frère et les jeunes bergers livraient leurs corps nus au soleil dans la plaine [...]). D’un monticule, un berger s’écria : ‘Romulus et Rémus, des brigands poussent vos bouvillons à travers des chemins de traverse’. Il eût fallu trop de temps pour s’armer : tous deux s’élancent en

(224) D. DUBUISSON, Équipement [n. 221], 1978 ; cf. V. RAYDON, « La royauté mythique du dieu Lugh », dans Ollodagos, t. 27, 2012, p. 38-42 ; CL. STERCKX, Regalia [n. 26], 2012, p. 216-224 qui explicite la valeur sexuelle de la chaussure royale et signale les éléments tendant à monter l’existence des mêmes concepts dans le monde celte protohistorique (ibid., p. 193) et la tradition galloise (ibid., p. 202203). (225) P. Ó RIAIN, « The ‘Crec Rí’ or ‘Regal Prey’ », dans Eigse, t. 15, 1973, p. 2430. (226) V.G. ARDZINBA, « Khettski parzdnik Khassumas », dans Vestnik Drevnev Istori, 1981, p. 87-96 ; B. SERGENT, Genèse [n. 3], 1997, p. 334-335. (227) G. DUMÉZIL, Fêtes romaines [n. 22], 1975, p. 157-160.

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Claude Sterckx des directions opposées ; Rémus rattrape la proie qu’il récupère. Dès son retour, il enlève la fressure qui grésille sur les broches et dit : ‘Assurément, celle-ci ne sera consommée par personne sinon le vainqueur’. Aussitôt dit, aussitôt fait et les Fabii de l’imiter. Romulus revient bredouille et ne voit sur la table que des os. il rit mais s’afflige de voir la victoire échoir à Rémus et aux Fabii, et non à ses compagnons les Quintilii. Le renom de cette affaire demeure : on quitte ses vêtements pour courir [les Lupercales] [...] ».228

L’écho de concepts similaires à ceux que sous-tendait le rājasūya indien ont aussi été discernées dans le monde grec où, comme dans les rituels indiens et irlandais, on a noté qu’Ulysse reçoit, un habit, une arme et des chaussures lorsqu’il retrouve son épouse Pénélope et, à travers elle, la royauté qu’elle incarne.229 Tout aussi clairement, des éléments essentiels du rituel se découvrent dans le mythe des amours bestiales de Pasiphaé230 où, dans le cadre d’un conflit entre le roi de Crète Minos et son frère Sarpédon, la légitimité du roi est consacrée par l’apparition d’un taureau merveilleux envoyé par Poséidon mais où, pour remplacer l’immolation de cet animal sans pareil, l’épouse du roi, Pasiphaé, est amenée à se laisser saillir par lui, cachée dans une vache en bois,231 avec notamment cette coïncidence significative que, selon la tradition indienne la virilité du roi a été déportée dans les vaches de son frère lors de l’aspersion rituelle rappelant celle de Varuna, le dieu indien de l’océan, tandis que c’est un taureau de Poséidon, le dieu grec de l’océan, qui substitue sa virilité à celle du roi Minos. Et le mythe de l’enlèvement d’Europe par Zeus est directement associé à ce rājasūya de Pasiphaé puisqu’il en est le prélude et que Minos est précisément né de l’union d’Europe et de Zeus : « Libye eut deux fils de Poséidon ; Bélus et Agénor. Bélus régna sur les Égyptiens [...] ; Agénor, pour sa part, se rendit en Phénicie, épousa Téléphassa et engendra une fille, Europe, et trois fils : Cadmos, Phénix et Cilix [...]. Zeus s’éprit d’Europe et, s’étant métamorphosé en taureau domestique, il la prit sur son dos et lui fit passer la mer jusqu’en Crète. Là, il copula avec elle et elle donna naissance à Minos, Sarpédon et Rhadamanthe [...] » 232

(228) Ov., F., III 361-379 = R. SCHILLING, Ovide. Les Fastes. Tome I. Livres I-III, Paris, 1992, p. 42-43 (CUF). (229) M. MEULDER, « Séquences trifonctionnelles indo-européennes dans l’‘Odyssée’ », dans DHA, t. 28, 2002, p. 17-39. (230) CHR. ROSE, Cheval [n. 7], 2006, p. 242-244. (231) Ps.-Apoll., III, 1, 3-4 = J.G. FRAZER, Apollodorus. T. I [n. 17], 1946, p. 302304 ; etc. (232) Ps.-Apoll., III, 1, 1 = J.G. FRAZER, Apollodorus. T. I [n. 17], 1946, p. 296. Pour les autres sources et l’ensemble du dossier du mythe : M. ROBERTSON,

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Lugh et Aonghus et où l’élément le plus remarquable est sans doute le fait que le mythe du rapt d’Europe rassemble l’exploit d’un dieu-père et roi universel, Zeus Patér, aux dépens de son proche parent agnatique ‒ fils de Poséidon, le père d’Europe est le neveu direct de Zeus ‒ et la razzia bovine, ici inversée ‒ mais ce genre d’inversion est fréquent en mythologie ‒ en ce sens que ce n’est pas le souverain anthropomorphe qui enlève une ou des vache(s) pour exprimer sa virilité, mais un souverain sous forme taurine qui enlève une partenaire anthropomorphe pour exprimer sa virilité.233 Remarquablement surtout pour le présent dossier, le premier exploit d’Hermès ‒ une razzia de bovidés aux dépens de son frère Apollon débouchant sur l’obtention du statut de dieu de plein droit234 – se reconnaît clairement comme une forme de rājasūya. Et le mythe de la naissance de son équivalent Aonghus correspond pareillement à l‘essence du rājasūya : cette cérémonie, qui consacre un roi universel, met symboliquement en scène une rivalité entre lui et son frère ‒ ou son cousin ‒, puis lui fait acquérir son plein pouvoir en récupérant toute sa virilité dans les vaches de ce parent (en lignée masculine). De fait, le mythe irlandais décrit une rivalité entre le dieu souverain Eochaidh Ollathair et son parent en lignée masculine235 Ealcmhar, puis l’affirmation de la « Europe », dans LIMC, t. IV, 1 et 2, 1988, p. 76-92 et 32-48 ; A. KÜHR, « Europa war nie in Europe », dans A.-B. RENGER-R.A. IßLER [Éd.], Europa : Stier und Sternenkranz. Von der Union mit Zeus zum Staatenverbund, Bonn, 2009, p. 103-115 (Gründungsmythen Europas in Literatur, Musik und Kunst, 1) ; D. JOUANNA, « Europe et ses concurrentes au titre de figure éponyme du continent », dans O. WATTEL-DE CROIZANT-A. ROBA [Éd.], D’Europe à l’Europe. V. État des connaissances. Actes du Colloque tenu à l’École Européenne de Bruxelles (21-22 octobre 2010), Bruxelles 2011, p. 13-30 (Association internationale « D’Europe à l’Europe ». Mythes et symboles). (233) L’hypothèse de la reconnaissance dans ce mythe d’un écho lointain d’un rituel très ancien de sublimation de la souveraineté serait évidemment fragile sans la convergence des autres échos, de l’Inde à l’Irlande, dont beaucoup sont certes, par eux-mêmes, tout aussi fragiles mais qui, ensemble, apparaissent beaucoup plus vraisemblables (CL. STERCKX, « L’enlèvement d’Europe : un rājasūya grec ? », dans D’Europe à l’Europe. Nouvelle mythologie comparée, t. II.1, 2013, p. 1-11). (234) Autrement dit de souverain, car les dieux sont par nature de première fonction souveraine face aux héros/demi-dieux (noblesse guerrière de deuxième fonction) et aux simples mortels (troisième fonction assurant la subsistance des deux autres par le culte). (235) Ealcmhar est un petit-fils en lignée masculine d’Oghma, lui-même frère de père et de mère du Daghdha : « Les sept fils de Dealbhaeth, fils d’Oghma Griaineineach, furent Fiachra, Ollamh, Ionnaoi, Brian, Iucharbha, Iuchar et Ealcmhar du Brugh [na Bóinne] ; ses trois filles furent Badhbh, Macha et la Mórríoghan » (Leabhar Gabhála Éireann VII 368 = R.A.S. MACALISTER-

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Claude Sterckx virilité féconde du premier dans la « Vache Blanche » Eithne Bóinn appartenant au second !236

P. Ó RIAIN, Lebor. T. IV [n. 177], 2009, p. 189 ; cf. CL. STERCKX, Rhiannon [n. 92], 2009, p. 117). (236) Il n’est pas impossible que d’autres éléments du rājasūya se retrouvent dans le mythe irlandais : l’extorsion du Brugh par rouerie se fait selon une version lors de la présentation du dieu-fils au Daghdha, le Géniteur Universel (Tochmharc Éadaoin I 1-8 = O. BERGIN-R.I. BEST, Tochmarc Etaine [n. 200], 1938, p. 10-14), selon une autre, dans laquelle Manannán tient la place du Daghdha, au terme d’une tournée des maisons des différents dieux (Altram Tighe Dhá Mheadhar 3-6 = L. DUNCAN, Altam [n. 200], 1932, p. 188-192).

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LES JUMENTS FÉCONDÉES PAR LE VENT : PUISSANCE DESTRUCTIVE DE L’AMOUR ET RELIQUES INDO-EUROPÉENNES CHEZ VIRGILE CHIARA O. TOMMASI (UNIVERSITÉ DE PISE)

« C’est surtout, à n’en pas douter, chez les cavales que la frénésie amoureuse est remarquable ; Vénus elle-même leur a donné cette ardeur, quand les juments de Potnies attelées à quatre déchirèrent de leurs mâchoires les membres de Glaucus. L’amour les entraîne au-delà du Gargare, au-delà du bruyant Ascanius ; elles franchissent les montagnes, traversent les fleuves à la nage, et aussitôt que la flamme du désir s’est allumée dans leur moelles – au printemps surtout, car c’est au printemps que la chaleur recommence à gagner les os ‒, elles se dressent toutes sur les hauts rochers, face au Zéphyr, elles se pénètrent des brises légères et souvent, sans aucun accouplement, fécondées par le vent, ô merveille ! elles détalent à travers les rochers, les pics et les vallées encaissés, non pas dans ta direction, Eurus, ni dans celle du soleil levant, mais vers Borée et vers le Caurus, ou du côté où naît l’Auster tout noir, qui attriste le ciel de ses froides averses. C’est alors que l’humeur visqueuse, justement nommée hippomane par les bergers, suinte de leur aine ; de méchantes marâtres l’ont souvent recueillie, l’ont mélangée à des herbes en disant des formules maléfiques ».

Ces vers constituent la section finale d’une des pages les plus célèbres du troisième livre des Géorgiques,1 où, avant de procéder vers une digression

(1) « Scilicet ante omnis furor est insignis equarum, / Et mentem Venus ipsa dedit, quo tempore Glauci / Potniades malis membra absumpsere quadrigae. / Illas ducit amor trans Gargara transque sonantem / Ascanium ; superant montis et flumina tranant. / Continuoque, auidis ubi subdita flamma medullis / (uere magis, quia uere calor redit ossibus), illae / Ore omnes versae in Zephyrum stant rupibus altis / Exceptantque leuis auras, et saepe sine ullis / Coniugiis uento grauidae (mirabile dictu) / Saxa per et scopulos et depressas conuallis / Diffugiunt, non, Eure, tuos, neque solis ad ortus, / In Borean Caurumque, aut unde nigerrimus Auster / Nascitur et pluuio contristat frigore caelum./ Hic demum, hippomanes uero quod nomine dicunt / Pastores, lentum destillat ab inguine uirus, / Hippomanes, quod saepe malae legere nouercae / Miscueruntque herbas et non innoxia uerba ». Il s’agit des lignes 266-283, que nous citons selon l’édition de Mario Geymonat (Augustae Taurinorum, in Aedibus Paraviae, 1971) ; la traduction suivie est celle de E. de Saint Denis, Paris, 19827 (CUF). Parmi les nombreuses recherches sur ce poème, nous nous limitons à mentionner celles qui ont fait objet d’une consultation directe : F. KLINGNER,

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Chiara O. Tommasi didactique sur l’élevage de petit bétail2 et de conclure le chant avec le scénario désolant de la pestilence bovine (le contre-chant animalier à la ruine Vergils Georgica. Über das Landleben, Zürich, 1963, 247 p. ; Atti del Convegno virgiliano sul bimillenario delle ‘Georgiche’ (Napoli, 17-19 dicembre 1975), Naples, 1977, 555 p. ; A.J. BOYLE [Éd.], Virgil’s Ascraean Song. Ramus Essays on the ‘Georgics’, Berwick, 1979, 124 p. ; M.C.J. PUTNAM, Virgil’s Poem of the Earth. Studies in the ‘Georgics’, Princeton, 1979, 336 p. ; P. BOYANCÉ, « La religion des ‘Géorgiques’ à la lumière des travaux récents », dans ANRW, II, 31, 1, Berlin-New York, 1980, p. 549-573 ; P.A. JOHNSTON, Vergil’s Agricultural Golden Age. A Study of the ‘Georgics’, Leyde, 1980, 143 p. ; G.B. MILES, Virgil’s’Georgics’. A New Interpretation, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1980, 297 p. ; D.O. ROSS JR, Virgil’s Element. Physics and Poetry in the ‘Georgics’, Princeton, 1987, 255 p. ; L.P. WILKINSON, The ‘Georgics’ of Virgil. A Critical Survey, Bristol, 1997, 364 p. ; R. CRAMER, Vergils Weltsicht. Optimismus and Pessimismus in Vergils ‘Georgica’, Berlin-New York, 1998, 309 p. (Untersuchungen zur antiken Literatur und Geschichte, 51) ; LL. MORGAN, Patterns of Redemption in Virgil’s ‘Georgics’, Cambridge-New York, 1999, 255 p. ; M.R. GALE, Virgil on the Nature of Things. The ‘Georgics’, Lucretius, and the Didactic Tradition, Cambridge, 2000, 321 p. (cet essai monographique avait été anticipé par EAD., « Man and Beast in Lucretius and the ‘Georgics’ », dans CQ, t. 61, 1991, p. 414-426 ; EAD., « Virgil’s Metamorphoses : Myth and Allusion in the ‘Georgics’ », dans PCPhS, t. 41, 1995, p. 36-61 ; EAD., « War and Peace in Lucretius and the ‘Georgics’ », dans PVS, t. 23, 1998, p. 101-128) ; CHR.J. NAPPA, Reading after Actium : Vergil’s ‘Georgics’, Octavian and Rome, Ann Arbor, 2005, 293 p. ; K. VOLK [Éd.], Vergil’s ‘Georgics’. Oxford Readings in Classical Studies, Oxford-New York, 2008, 281 p. ; B. PIERI, ‘Intacti saltus’. Studi sul III libro delle ‘Georgiche’, Bologne, 2011, 211 p. (Testi e manuali per l’insegnamento universitario del latino. Nuova serie, 123). Pour une analyse détaillée nous renvoyons aussi aux commentaires de J. CONINGTONH. NETTLESHIP, The Works of Virgil. Vol. I. containing the ‘Eclogues’ and ‘Georgics’, Londres, 1881, 399 p. ; R.F. THOMAS [Éd.], Virgil. ‘Georgics’, vol. 1, Cambridge, 1988, 276 p. et vol. 2, 256 p. (Cambridge Greek and Latin Classics) ; R.A.B. MYNORS, Virgil. ‘Georgis’, preface by R.G.M. NISBET, Oxford, 1990, 345 p. et de M. ERREN, P. Vergilius Maro. Georgica. Band 1. Einleitung. Praefatio. Text and übersetzung et Band 2. Kommentar, Heidelberg, 2003, respectivement 153 et 1003 p. (Wissenschaftliche Kommentare zu griechischen und lateinischen Schriftstellern). Nous remercions A. Meurant, l’éditeur de ce volume, qui nous a permis de contribuer à cet hommage à B. Sergent, dont nous n’oublions pas l’amabilité personnelle et la maîtrise incontestée dans le domaine de la mythologie comparée. Nous désirons aussi remercier D. Campanile, G. Casadio, D. Maggi et M. Battaglia pour leurs précieuses suggestions, ainsi que Cl. Vovelle qui a relu le texte français. (2) Le passage est introduit, d’une façon plutôt abrupte, par un autre vers bien connu, « sed fugit interea, fugit irreparabile tempus », qui représente d’ailleurs une sorte de second préambule et une sorte d’apologie pour la digression qui vient de se passer (cf. J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, « Beast and Man in the Third Book of Virgil’s ’Georgics’ », dans G&R, t. 12, 1965, p. 75s. ; M.R. GALE, Man and Beast [n. 1], 1991, p. 421 ; CHR.J. NAPPA, Reading [n. 1], 2005, p. 140).

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Les juments fécondées par le vent des guerres civiles),3 Virgile offre un exemple de la force universelle de l’amour, qui mine les animaux et les rend fous. L’intrigue est assez dramatique, la description des taureaux et des chevaux en proie à la passion revêt une portée cosmique et destructrice, où l’accent est posé sur la fureur qui rend aveugle (« caecus amor », v. 210)4 et sur les excès de la passion. La lutte des taureaux envisagée dans les vers qui précèdent juste le passage qu’on vient de citer est caractérisée par des images qui sont très proches de celle du combat épique et peut donc représenter un avertissement pour les hommes eux-mêmes,5 à savoir le danger implicite dans le dérangement de sentiments et de passions autrement positifs, comme le « labor » ou l’ « amor », lorsqu’on ne les maîtrise plus.6 L’assimilation entre hommes et (3) Sur ce sujet cf. particulièrement E.L. HARRISON, « Virgil’s Plague. A New View of the Relationship between the ‘Georgics’ and the ‘Aeneid’ », dans PVS, t. 16, 1976-77, p. 9-17 ; ID., « The Noric Plague in Vergil’s third ‘Georgic’ », dans Papers of the Liverpool Latin Seminar, t. 2, 1979, p. 1-65 ; H. GRASSL, « Zur Norischen Viehseuche bei Vergil (‘Georg.’ III 478-566) », dans RhM, t. 125, 1982, p. 67-77 ; R. KETTERMANN, « Das Finale des 3. ‘Georgica’-Buches », dans WJA, t. 8, 1982, p. 23-33 ; E. FLINTOFF, « The Noric Cattle Plague », dans QUCC, t. 13, 1983, p. 85-111 ; D. KNECHT, « La fin du livre III des ‘Géorgiques’ », dans FR. DECREUS-C. DEROUX [Éd.], Hommages à Jozef Veremans, Bruxelles, 1986, p. 175-183 (Collection Latomus, 193) ; J.-M. ANDRÉ, « L’épistémologie chez Virgile. De la physiologie à la tératologie religieuse », dans BFLM, t. 15, 1987, p. 15-27 ; J. FOSTER, « The End of the Third ‘Georgic’ », dans PVS, t. 19, 1988, p. 32-45 ; R.J. CLARE, « Chiron, Melampus and Tisiphone : Myth and Meaning in Virgil’s Plague of Noricum » dans Hermathena, t. 158, 1995, p. 95-108. (4) A. TRAINA, « ‘Amor omnibus idem’ Contributi esegetici a Virgilio, ‘georg.’ 3,209-283 », dans ID., La lyra e la libra. Tra poeti e filologi, Bologne, 2003, p. 47 (Testi e manuali per l’insegnamento universitario del latino, 76). G.B. MILES, Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 204, n’exclut pas ce sens de caecus, même s’il préfère lui donner la signification traditionnelle d’« aveugle ». (5) Sur ce passage cf. récemment P. MANTOVANELLI, « Il toro innamorato delle ‘Georgiche’ (3, 229-234) : tra natura, mito e storia », dans F.R. BERNOP. MANTOVANELLI [Éd.], Le parole della passione. Studi sul lessico poetico latino, Bologne, 2011, p. 171-185 (Testi e manuali per l’insegnamento universitario del Latino, 120). La section sur la Sila a fait l’objet d’une intéressante contribution par M. GEYMONAT, « Paesaggio drammatico ed esperienza biografica nella Sila virgiliana », dans Storia e cultura del mezzogiorno. Studi in memoria di Umberto Caldora, Cosenza, 1978, p. 9-20. (6) G.B. MILES, Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 196s. ; M.R. GALE, Virgil [n. 1], 2000, p. 100 (mais aussi 73s. ; 222s.) ; CHR.J. NAPPA, Reading [n. 1], 2005, p. 159 : « Amor is any passion that drives us, and if not appropriately channeled and controlled it destroys us and those unfortunate enough to be in our way – just as drives animals to violent rages. The message for Octavian, then, is that the passions and emotions represented by amor can ultimately destroy Rome by leading yet again to bloody civil war. It is up to him, as the divinity of Vergil’s new Italian Olympia,

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Chiara O. Tommasi bêtes, qu’ont fort justement relevée tous les chercheurs, à laquelle Virgile se réfère en utilisant l’imagerie « humaine » du mariage et évoquant la déesse de l’accouchement (« hymenaeus » et « Lucina », v. 62)7 est explicitée d’une façon éloquente dans les vers 242 s., qui, comme on le sait, représentent le faîte de la section et posent l’équation (renforcée par l’usage varié du terme « omnis ») entre le monde animalier pris dans son ensemble et le genre humain : « omne adeo genus in terris hominumque ferarumque / et genus aequoreum, pecudes pictaeque uolucres, / in furias ignemque ruunt : amor omnibus idem ».8 Encore, ce n’est pas un hasard si plusieurs images de cette section sont reprises dans l’Énéide pour caractériser la fureur de Didon ou la sauvagerie de Turnus.9 Par ailleurs, on a souvent souligné la conception très négative et pessimiste de l’amour et de la passion érotique chez Virgile. On fera référence surtout aux observations récemment formulées avec intelligence et as the new Hercules, to ensure that Italy does not become another Libya, Schythia, or Noricum ». (7) Cf. CHR.J. NAPPA, Reading [n. 1], 2005, p. 125s. ; P.E. KNOX, « Love and Horses in Virgil’s ‘Georgics’ », dans Eranos, t. 90, 1992, p. 46 ; et aussi M.R. GALE, Man and Beast [n. 1], 1991, p. 418 : « The boundary between man and beast is also blurred by references to metamorphosis in 92-4, where Saturn transforms himself into a horse, and 152f., where the poet refers to Juno's persecution of Io. It is noteworthy that both these incidents occur in the context of a love-affair, for, as I shall go on to argue, the similarity between beast and man becomes most pronounced in the contexts of sex and death, of amor and the plague. Likewise, in the build-up to the plague towards the end of the book, Virgil describes the Scythian herdsmen in terms which hint at their bestial character ». (8) Les vers sont vraisemblablement modelés sur Eur., Hipp., 1274s. : θέλγει δ᾿ Ἔρως, ᾧ μαινομένᾳ κραδίᾳ / πτανὸς ἐφορμάσῃ / χρυσοφαής, / φύσιν ὀρεσκόων / σκυλάκων πελαγίων θ᾿ ὅσα τε γᾶ τρέφει, / τὰν Ἅλιος αἰθόμενος δέρκεται, / ἄνδρας τε, mais ils ressortissent surtout de Lucr., R.N., II, 342s. : praeterea genus humanum mutaeque natantes / squamigerum pecudes et laeta armenta feraeque / et variae volucres, et IV, 1197s. nec ratione alia uolucres armenta feraeque / et pecudes et equae maribus subsidere possent, / si non, ipsa quod illarum subat, ardet abundans / natura et Venerem salientum laeta retractat (cf. A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003, p. 52 ; sur les rapprochements entre Lucrèce et ce passage, voir infra n. 15). (9) J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, Beast and Man [n. 2], 1965, p. 70 ; W.W. BRIGGS, « Amatory Impulses in ‘Georgics’ III and the ‘Aeneid’ », dans Selected Proceedings of the 27th Annual Mountain Interstate Foreign Language Conference. October 1315, 1977, Johnson City (TN), 1977, p. 7-21. En reprenant la brillante suggestion de R. MCKAY WILHELM, « The Plough-Chariot : Symbol of Order in the ‘Georgics’ », dans CJ, t. 77, 1982, p. 213-230 on notera, en outre, que les Géorgiques emphatisent la conception de l’apprivoisement ou des animaux domptés qui symbolisent, sur un plan différent, l’ordre cosmique et la solarité césarienne.

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Les juments fécondées par le vent finesse par A. Traina.10 Tout en mettant l’accent sur l’emploi de termes comme « cura, dementia, error, exitium, furor, insania, aeger, amarus, crudelis, durus, improbus, indignus, infandus, insanus, malus, saevus, sollicitus » qui reviennent dans les trois œuvres virgiliennes pour connoter la puissance d’éros, ce chercheur italien conclut que « amor » est opposé tantôt à l’« otium » des Bucoliques, tantôt à la « cura » des Géorgiques, tantôt à la « pietas » de l’Énéide. On pourrait expliquer cette tendance par le caractère de Virgile lui-même (caractère qui est toutefois difficile à déterminer, même si les sources tardo-antiques lui attribuent une sorte de timidité ou de répugnance envers l’amour, tout en présentant un jeu de mots entre son nom et la virginité), mais surtout par la moralité romaine et sa tendance à la condamnation d’une forme de passion « totalisante ». On ne doit pas oublier, enfin, le substrat épicurien qui caractérise la poétique virgilienne (et qui se mêle, d’une manière parfois difficile à séparer, à des doctrines stoïciennes) : la distinction entre « eros » et « hedone » est unifiée par Virgile, pour lequel les mots « amor » et « Venus » sont lexicalement interchangeables et démontrent la composante universelle de l’instinct sexuel et la destructivité de la passion : dans les Géorgiques, donc, « l’Eros virgiliano non è che una maschera di Thanatos, il prezzo che l’individuo paga alla specie ? Così come, nell’Eneide, è l’individuo a pagare, con la sofferenza e la morte, il prezzo all’utopia della pace ».11 D’une manière plus générale, les références à l’épicurisme imposent évidemment une comparaison avec le poème de Lucrèce, un rapprochement qui, dans la section présente, dépasse les analogies structurelles dues au même genre didactique ou au goût hellénistique pour les sciences et l’érudition.12 Depuis Ed. Norden13 on a aussi pu mettre en évidence les (10) A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003. En dehors de l’interprétation de Traina, le passage virgilien a été commenté très remarquablement par J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, Beast and Man [n. 2], 1965 et par G.B. MILES, « ‘Georgics’ 3.209-294, ‘Amor’ and Civilization », dans CSCA, t. 8, 1975 (contribution reprise dans ID., Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 186s.) ; voir aussi G. BINDER, « ‘Amor omnibus idem’ : Liebeswahn als Konstante in Vergils Dichtung », dans B. EFFE-R.F. GLEI [Éd.], Genie und Wahnsinn ? Konzepte psychischer ‘Normalitat’ und ‘Abnormitat’ im Altertum, Trier, 2000, p. 123-148 (BAC, 46) et P.E. KNOX, Love [n. 7], 1992 (qui nuance l’interprétation pessimiste). Sur les conceptions de l’amour et de la sexualité dans la poésie de Virgile on fera en général référence à E. OLIENSIS, « Sons and Lovers : Sexuality and Gender in Virgil’s Poetry », dans C. MARTINDALE [Éd.], The Cambridge Companion to Virgil, Cambridge, 1997, p. 294-311. (11) A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003, p. 44s. (12) Les liens entre Lucrèce et Virgile ont fait l’objet de nombreuses recherches, parmi lesquelles nous renvoyons à E. PARATORE, « Spunti lucreziani nelle ‘Georgiche’ », dans A&R, t. 42, 1939, 177-202 ; B. FARRINGTON, « Polemical

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Chiara O. Tommasi reprises de Lucrèce et en particulier la Kontrastimitation avec la section proémiale du De Rerum Natura qui exalte la force toute-puissante de Venus,14 mais surtout avec le passage tiré du livre IV sur la folie de l’amour.15 Le texte de Virgile partage avec son modèle tantôt le style

Allusions to the ‘De Rerum Natura’ of Lucretius in the Works of Virgil », dans L. VARCI-R.F. WILLETTS [Éd.], ‘Geras’. Studies Presented to G. Thomson on the Occasion of his Sixtieth Birthday, Prague, 1963, p. 97-94 ; W. LIEBESCHUETZ, « The Cycle of growth and Decay in Lucretius and Virgil », dans PVS, t. 7, 1968, p. 3040 ; D.A. WEST, « Two Plagues : Virgil, ‘Georgics’ 3.478-566 and Lucretius 6. 1090-1286 », dans D.A. WEST-A.J. WOODMANN [Éd.], Creative Imitation and Latin Literature, Cambridge, 1978, p. 71-88 ; mais surtout aux monographies de J.A. FARRELL, Thematic Allusions to Lucretius in Vergil’s ‘Georgics’, Chapel Hill, 1983, 384 p. ; S. SCHÄFER, Das Weltbild der Vergilischen ‘Georgika’ in seinem Verhältnis zu ‘De rerum Natura’ des Lukrez, Francfort, 1996, 166 p. (Studien zur klassischen Philologie. 102) ; M.R. GALE [Éd.], Latin Epic and Didactic Poetry : Genre, Tradition and Individuality, Swansea, 2004, 264 p. Pour l’imagerie animale cf. A. BETENSKY, The Literary Use of Animals in Lucretius’ ‘De rerum natura’ and Virgil’s ‘Georgics’, Yale, 1972, 444 p. (13) E. NORDEN, « Orpheus und Eurydice », dans Sitzungsberichte der preußischen Akademie, phil.-hist. Klasse, 1934, p. 664s (réimpr. dans ID., Kleine Schriften zum klassischen Altertum, Berlin, 1966, p. 511 s). (14) F. KLINGNER, Vergils Georgica [n. 1], 1963, p. 150. En particulier, on notera la reprise dans l’expression « flumina tranant » de Lucr., R.N., I, 145. (15) Cf. A. BETENSKY, « Lucretius and Love », dans CW, t. 73, 1980, p. 291-299 ; A. TRAINA, « ‘Dira libido’ (Sul linguaggio lucrezianio dell’eros) », dans Studi di poesia latina in onore di A. Traglia, Rome, 1979, p. 259-276 (réimpr. dans ID., Poeti latini (e neolatini). Note e saggi filologici, II, Bologne, 1981, p. 11-34 ; plutôt descriptives sont les études de L. LANDOLFI, « Lucrezio e l’etologia erotica epicurea », dans GIF, t. 34, 1982, p. 113-119 ; ID., « Fisiologia dell’eros e metaforesi in Lucrezio : a proposito di ‘De rer. Nat.’ 4,1030-1057 », dans PP, n. 353, 2007, p. 99-119 ; ID., « Icone dell’eros e metaforesi in Lucrezio : per un rilettura del ‘De rerum natura’ 4, 1091-1120 », dans L. CASTAGNA-CH. RIBOLDI [Éd.], ‘Amicitiae templa serena’. Studi in onore di G. Aricò, vol. II, Milan, 2008, p. 823-844 (Università. Ricerche. Letteratura greca e latina) ; ID., « Didascalica antierotica : ‘insaniae exempla, mellita cognomina’ », dans PP, n. 364, 2009, p. 534 ; J. FABRE-SERRIS, « La notion de ‘uoluptas’ chez Lucrèce et sa réception dans la poésie érotique romaine : Virgile, ‘Buc.’ 2 ; ‘Géorg.’ 3 ; Properce, I, 10 ; Ovide, ‘Hér’ 18 ; ‘Ars’ ; ‘Mét.’ 4 », dans L. BOULÈGUE-C. LÉVY [Éd.], Hédonismes : penser et dire le plaisir dans l’Antiquité et la Renaissance. Actes du Colloque sur les philosophies du plaisir organisé en juin 2004 à l’Université de Lille 3, Villeneuve d’Ascq, 2007, p. 141-159 (Cahiers de philologie, 23). G.B. MILES, Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 195 souligne la finesse de l’assonance « malis membra absumpsere quadrigae » qui reproduit « the horses’ munching and the crackle of Glaucus’ bones ». Pour les références médicales anciennes cf. R.B. ONIANS, Le origini del pensiero europeo. Interno al corpo, la mente l’anima, il mondo, il tempo e il destino,

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Les juments fécondées par le vent cosmique ou sublime,16 tantôt l’attention pour la terminologie technique médicale et pour les effets destructifs de la passion.17 Introduit par une formule typique de la praxis didactique et de l’ « exemplum » (« scilicet »), le passage s’achève donc par la description des juments, dont la monstre (« insignis ») effervescence sexuelle est par ailleurs bien attestée,18 et que Virgile estime être supérieure à celle de toutes les autres bêtes (« ante omnis »). Une série de facteurs contribue à la création d’une atmosphère décourageante et troublante. La nature elle-même répond aux effets ravageurs de l’amour : même si la scène se déroule en printemps, elle est située dans le nord de l’Espagne, où le ciel est menaçant, les vents froids et l’air humide (v. 278-79) : nous n’avons donc pas seulement un contraste parascientifique entre l’ardeur passionnée des cavales et la fraîcheur du climat, mais aussi la recréation d’un paysage menaçant (« contristat »)19 au moyen de l’évocation de la pluie et des tempêtes : « The repetition ‘uere [...] uere’ takes us back to the Praise of Spring in the preceding book (‘uer adeo frondi nemorum, uer utile siluis, / uere tument terrae et genitalia semina poscunt’, 2.323-24). Virgil’s emphasis on spring here as the time for natural savagery seems to be another pointed contradiction of the unreal Praise of Spring (we have noted others), again one based on the physical elements that have reappeared in this passage ... Virgil’s contribution is precisely the opposition of the hot (drying) fire within the mares and the cold moist winds they seek. (Servius has the point, but mistakenly attributes to Varro what is Virgil’s own: ‘hoc etiam Varro dicit [...] equas, nimio ardore commotas, contra frigidiores ventos ora patefacere ad sedandum calorem’) ».20 Milan, 1998, p. 178 (Il ramo d’oro). Par ailleurs, on peut aussi noter que l’expression flamma medullis est utilisée pour caractériser Didon (Aen., IV, 66). (16) A. LA PENNA, « Il canto, il lavoro, il potere », intr. à L. CANALI, Virgilio. Georgiche, Milan, 1983, p. 152s. (Biblioteca Universale Rizzoli, 447) ; A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003, p. 40s. (17) L. LANDOLFI, « ‘Durus amor’. L’ecfrasi georgica sull’insania erotica », dans CCC, t. 6, 1985, p. 177-198 ; B. PIERI, « Venere degli animali. Lucrezio, Virgilio e le metafore dell’eros », dans MD, t. 65, 2010, p. 99-127 ; EAD., « ‘Caeci stimuli amoris’ : il lessico virgiliano dell’eros animale (e la lezione di Lucrezio) », dans F.R. BERNO-P. MANTOVANELLI [Éd.], Parole [n. 5], 2011, p. 139-169 (études reprises par l’auteur dans EAD., Intacti saltus [n. 1], 2011). (18) Cf. infra, p. 806s. (19) Le mot est repris par Virgile à propos du furor d’Énée (Aen., X, 275). (20) CHR.G. PERKELL, The Poet’s Truth. A Study of the Poet in Virgil’s ‘Georgics’, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1989, p. 165. Cf. aussi G.B. MILES, Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 195 : « the intervention of mountains, rivers, and corrals may have seemed far-fetched when first introduced ‒ charming examples of hyperbole chosen for poetic effect. Now it is clear that even they may be inadequate.

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Chiara O. Tommasi Le choix de conclure le passage par l’insertion de deux références légendaires qui se croisent entre elles par le commun dénominateur des « insignis furor equarum », n’est plus seulement un simple hommage à la tradition mythologique alexandrine,21 relayée peut-être par quelque texte poétique perdu,22 mais témoigne du soin attentif du poète et recouvre une signification plus profonde dans l’optique globale de l’épisode, de la même manière que l’épisode d’Héro et Léandre avait été utilisé quelques vers avant (259s.).23 Les allusions érudites dans l’ « aition » de Glaucus écharpé par ses juments en chaleur dépassent aussi la simple doctrine, car elles font référence à une variante peu connue,24 qui devient fonctionnelle dans ce contexte, où, une fois de plus, l’accent est mis sur la violation de l’ordre25 : la mention des endroits particuliers, comme l’Ascanius, rivière (et aussi lac ou ville) de la Mysie ou le mont Gargaron, est liée à des motifs analogues de l’insanité amoureuse,26 à savoir respectivement la mort de Hylas et la douleur de son amant Hercule,27 et la scène « érotique » de l’Iliade où Héra séduit son époux Zeus.28 Virgile n’indique pas précisément la cause de l’offense faite par Glaucus à Vénus, mais on peut supposer avec beaucoup de The impossibility of achieving complete control over animal vitality is epitomized in the description of the maniacal frenzy that brings the account of amor to its highest pitch of intensity (266-269) ». Par contre, selon A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003 et B. PIERI, Intacti saltus [n. 1], 2011, p. 90, l’allusion à la fécondité du printemps implique une absence de dramaticité dans la vie sexuelle des animaux. (21) Sur l’insertion des aitia cf. S. SHECHTER, « The Aition and Virgil’s Georgics’ », dans TAPhA, t. 105, 1975, p. 363s pour le passage en question ; W. FRENTZ, Mythologisches in Vergils ‘Georgica’, Meisenheim, 1967, p. 58s. (Beitrage zur klassischen Philologie, 21). (22) CHR.G. PERKELL, Poet’s Truth [n. 20], 1989, p. 166, qui par ailleurs souligne une certaine difficulté qui constitue un obstacle à la compréhension précise du passage dans sa globalité, à savoir le lien entre le mythe de Glaucus et la référence à la fécondité des cavales. (23) G.B. MILES, Virgil’s Georgics [n. 1], 1980, p. 195, p. 197s. (24) En effet, la colère de Venus est seulement une des explications fournies par les sources anciennes pour expliquer la cause de la mort de Glaucus. Le mythe de ce héros thébain (Potnia étant une ville proche de Thèbes), fils de Sisyphe et père de Bellérophon, est narré par diverses sources (cf. RE, s.u° Glaukos, 9), parmi lesquelles il faut mentionner des fragments tirés du Γλαυκὸς Ποτνιεῦς d’Eschyle. (25) Sur les composants ‘hybristiques’ de Glaucus cf. R. MCKAY WILHELM, The Plough-Chariot [n. 9], 1982, p. 277. (26) H.J.W. WIJSMAN, « Ascanius, Gargara and Female Power (‘Georgics’ 3, 269270) », dans HSCPh, t. 95, 1993, p. 315-318 d’où je tire les détails suivants. (27) Strab., XIV, 681 (= Euphorion, F 79 van Groningen) ; Schol. ap. Rhod. Arg., I, 1236 Wendel ; Anton. Liber., Met., 26, 3 ; Hygin., Fab., 14. 25 (avec la confusion entre Mysie et Moésie). (28) Cf. la mention du Gargaron dans Hom., Il., XIV, 293 et 352.

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Les juments fécondées par le vent vraisemblance que l’insulte est liée à la prohibition de faire accoupler ses cavales pour les rendre plus véloces dans les courses.29 En effet, la rapidité du cheval est aussi évoquée par l’insertion du « thaumasion » qui suit immédiatement,30 où les cavales reçoivent d’une façon mystérieuse la semence de Zéphyr et deviennent gravides. Nous observerons plus loin la diffusion de ce thème dans presque tous les contextes indo-européens. Enfin, Virgile ne met pas en évidence l’idée de la procréation ou de la transmission de la vie, grâce au prodige de l’engendrement par le vent, mais délibérément il décrit, avec une précision « clinique » et dans une langue très soignée,31 le « uirus » (à la fois, humeur et poison)32 qui coule de l’aine des (29) Telle, au moins, est l’explication fournie par Serv., ad Verg. Georg., III, 268 : « GLAUCI POTNIADES M. M. A. QUADRIGAE Potnia ciuitas est, de qua fuit Glaucus. Qui cum sacra Veneris sperneret, illa irata equabus eius inmisit furorem, quibus utebatur ad currum, et eum morsibus dilacerauerunt. ordo autem talis est ‘quo tempore Glauci membra malis absumpserunt Potniades quadrigae’. Hoc autem ideo fingitur, quod eis furorem Venus inmiserit, quia dilaniatus est Glaucus, effrenatis nimia cupiditate equabus, cum eas cohiberet a coitu, ut essent uelociores. Et aliter : Glaucus, Sisyphi filius, cum ad gymnicum certamen quadrigam duceret, adplicuit ad uicum Boeotiae Potnias et equas potum ad fontem sacrum per ignorantiam duxit, unde qui bibissent in furorem agi solebant. itaque illum equae, furore exagitatae, in ipso certamine curru effudisse ac morsibus laniasse dicuntur ». La référence virgilienne est reprise par Ov., Ib., 553 et adressée contre l’adversaire du poète luimême. (30) Introduit par l’expression « mirabile dictu », sur laquelle cf. CH.O. TOMMASI, « Ascagne et la ‘splendeur royale’. À la recherche d’une image indo-européenne à Rome », dans REL, t. 84, 2006, n. 9. (31) On notera l’emploi de termes tirés de la langue médicale, tels que destillo, qui, par ailleurs, est emprunté à stillo de Lucr., R.N., IV, 1059 et l’image de la goutte d’amour. PH. HARDIE, Virgil’s Aeneid : Cosmos and Imperium, Oxford-New York, 1986, p. 164 ; M.R. GALE, Man and Beast [n. 1], 1991, p. 419, et B. PIERI, Intacti saltus [n. 1], 2011, p. 115s. rappellent la paronomase entre « amor » et « umor », déjà mise en évidence par P. FRIEDLÄNDER, « Patterns of Sounds and Atomistic Theory in Lucretius », dans AJP, t. 62, 1941, p. 16-34 (qui mentionne aussi les étymologies platoniciennes de ἵμερος tiré de ἵημι ou le lien entre ῥέω et ἔρως, Plat., Phaedr., 251c et Crat., 420b respectivement). En même temps, Pieri retrouve un passage semblable dans une épigramme grecque de Crinagore (AP, 16, 199, 5 s), un auteur qui fut presque contemporain de Virgile : ἐν δὲ πικρὰ καρδίᾳ βέλη πήξας ἀφύκτων ἰὸν ἔσταξας πόθων. (32) Suite aux suggestions de J. SVENNUNG, « Lat. ‘uiscum’ und ‘uirus’ », dans Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung auf dem Gebiete der Indogermanischen Sprachen, t. 62, 1934, p. 17-22 ; B. PIERI, Caeci stimuli amoris [n. 17], 2011, p. 120 insiste sur le fait que « uirus » est employé par Virgile pour désigner des sécrétions animales, parfois poisseuses (par exemple celles des serpents) et est aussi le terme par lequel on désigne le sperme. E.M. STEHLE, « Virgil’s Georgics : the Threat of Sloth », dans TAPhA, t. 104, 1974, p. 358,

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Chiara O. Tommasi juments et qui est appelé, avec un jeu étymologique assez évident, « hippomanes ».33 On notera incidemment que les sources anciennes font mention de trois types d’hippomane et que tous les trois sont liés à la sorcellerie en tant que substance aphrodisiaque utilisée pour la préparation de philtres magiques. À côté d’un hippomane végétal, qui semble avoir plutôt des effets somnifères (pendant l’antiquité ou le Moyen Âge il avait été identifié avec la « datura stramonium »),34 mais qui doit son nom à la croyance selon laquelle il possède la capacité d’exciter la frénésie sexuelle des juments, existent aussi deux hippomanes d’origine animale, qui sont respectivement l’épiploon qu’on trouve sur les poulains après leur enfantement, et la sécrétion dont parle Virgile. Son utilisation parmi les charmes aphrodisiaques est évidemment due à la combinaison de deux notions inhérentes à la sphère de la sexualité (l’humeur des chevaux en chaleur) et de la génération (le placenta).35 Il est intéressant de mettre remarque la notion implicite de la stérilité des juments, qui ne mettent pas bas, mais produisent seulement l’hippomane vénéneux. Cet aspect semble, par ailleurs, paradoxal, si on considère que la notion de fertilité (parfois double) est étroitement liée à la jument, tandis que c’est la mule qui est stérile (pour des références mythologiques indiennes cf. W. DONIGER O’ FLAHERTY, « The Case of the Stallion’s Wife : Indra and Vṛṣaṇaśva in the ‘Ṛg Veda’ and the ‘Brāhmaṇas’ », dans Journal of the American Oriental Society, t. 105, 1985, p. 493). (33) Mais la suggestion de H. JACOBSON, « Vergil, ‘Georgics’ 3, 280-281 », dans MH, t. 39, 1982, p. 217 (stillat = manat) n’est pas acceptable, comme le remarquent M. MARCOVICH, « Vergil, ‘Georgica’ 3,280-283) », dans ZAnt., t. 33, 1983, p. 133 et A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003, p. 58 : en proposant son jeu étymologique, Virgile songe très clairement à la racine grecque de μανία ; en outre, il faudra tenir compte de la différente quantité vocalique. Sur cette étymologie cf. aussi CHR.G. PERKELL, Poet’s Truth [n. 20], 1989, p. 166. Par ailleurs, en grec le verbe ἱππομανέω est utilisé pour dire « devenir fou comme une cavale ». Cf. aussi J.J. O’HARA, True Names. Vergil and the Alexandrian Tradition of Etymological Wordplay, Ann Arbor, 1996, 320 p. ; M. DETIENNE-J.-P. VERNANT, Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 183 (infra, n. 110). (34) G.H. GERLACH, « ‘Datura Innoxia’ : a Potential Commercial Source of Scopolamine », dans Economic Botany, t. 2, 1948, p. 436-454 ; C.A.P. RUCK, « On the Sacred Names of Iamos and Ion : Ethnobotanical Referents in the Hero’s Parentage », dans CJ, t. 71, 1976, p. 238, tandis que la nomenclature botanique moderne classe sous le nom d’hippomane plusieurs espèces qui appartiennent à un genre de plantes euphorbiacées toxiques qui sont diffusées surtout en Amérique latine (cf. R.A. HOWARD, « Three Experiences with the Manchineel [Hippomane spp., Euphorbiaceae] », dans Biotropica, t. 13, 1981, p. 224-227). (35) Nous tirons ces informations de E. LONG, « Aphrodisiacs, Charms, and Philtres », dans Western Folklore, t. 32, 1973, p. 162, qui fait référence à B. STERN, Medizin, Aberglaube und Geschlechtsleben in der Türkei, Berlin, 1903, 456 p. et à J.J. MEYER, Sexual Life in Ancient India. A Study in the Comparative History of Indian Culture, New York, 1953, p. 263 ; cf. A. ZUMBO, « Hippomanes », dans

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Enciclopedia Virgiliana, II, Rome, 1985, p. 851 et récemment D. COLLINS, « The Trial of Theoris of Lemnos : a 4th Century Witch or Folk Healer ? », dans Western Folklore, t. 59, 2000, p. 253 (une brève mention aussi dans CHR.A. FARAONE, Ancient Greek Love Magic, Cambridge [MA] 1999, p. 10) : « Aristotle, in his discussion of horses, notes that mares after parturition eat not only the afterbirth but also the little black growth on the foal’s forehead which the Greeks called hippomanēs, literally ‘horse maddener’ (Historia Animalium 577a9). Should anyone remove this hippomanēs before the mare eats it, yet allow the mare to get scent of it, the scent will drive her mad and frantic. This is why, Aristotle adds without a hint of condemnation, the hippomanēs is in great demand by pharmakides who use it for their purposes ‒ namely to provide erotic magic. Although eroticism is not explicit in his discussion of the hippomanēs, Aristotle has just noted a few paragraphs earlier that mares are the most eager of all female animals for sexual intercourse, becoming ‘horse-mad’ (verb hippomaneō). Furthermore, he writes that this verb is even applied slanderously to women who are unrestrained in their sexual desires (Historia Animalium 572a8-13), so there is no question that in his view the hippomanēs was procured for its erotic properties. By the second century C.E., the era in which the sophist and historian Aelian flourished, Aelian could state quite emphatically (and jokingly) that when mares give birth to a foal, they know they are producing erotic spells (iungas erōtikas), hence they waste no time in biting off the hippomanēs (De Natura Animalium 3.17). [...] Elsewhere, Aristotle does express some doubt about the magical properties of the hippomanēs in the Historia Animalium (605a4), this time adding the remark that the stories of its properties are touted especially by ‘women concerned with incantations (epōidai)’, which most likely refers to women selling such incantations for profit ». Le passage d’Élien se réfère à Theophr., F 175, qui, à son tour, est dérivé d’Aristote. L’hippomane végétal est mentionné aussi par Soph., Ai. 143 ; Theocr., Idyll. 2,48 : ἱππομανὲς φυτόν ἐστι παρ᾿ Ἀρκάσι, τῷ δ’ ἔπι πᾶσαι / καὶ πῶλοι μαίνονται ἀν᾿ ὤρεα καὶ θοαὶ ἵπποι (sur lequel cf. G. LAWALL, « Simaetha’s Incantation : Structure and Imagery », dans TAPhA, t. 92, 1961, p. 283294) ; dans la littérature latine de la même époque augustéenne, Tibulle et Ovide mentionnent l’hippomane distillé des juments (à savoir Tib., II, 4, 55s. : « Quicquid habet Circe, quicquid Medea ueneni, / quicquid et herbarum Thessala terra gerit, / et quod, ubi indomitis gregibus Venus afflat amores, / hippomanes cupidae stillat ab inguine equae, / si modo me placido uideat Nemesis mea uultu, / mille alias herbas misceat illa, bibam » ; et Ov., Amor., I, 8, 5 : « quid ualeat virus amantis equae » ‒ même clausule reprise dans Medicam., 35), tandis que Properce parle de l’hippomane tirée du fœtus du poulain : IV, 5, 17-18 : « Consuluitque striges nostro de sanguine, et in me hippomanes fetae semina legit equae » (comme le fait, du reste, Luc., IV, 455). Sur le passage de Properce, cf. L.P. WILKINSON, « Two Passages in Propertius », dans CR, t. 17, 1967, p. 137 et K. O’NEILL, « Symbolism and Sympathetic Magic in Propertius 4.5 », dans CJ, t. 94, 1998, p. 76 pour lequel l’élégie est significativement redevable à la littérature magique. Il est très probable que Virgile mêle entre elles ces trois notions.

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Chiara O. Tommasi l’accent sur le fait que l’hippomane figure parmi les substances utilisées par Didon dans le rituel magique qu’elle réalise avant son suicide.36 En revanche, dans le passage que nous considérons ici, Virgile campe, au moyen d’un procès allusif très pénétrant, la figure de Phèdre (et par conséquent de la mort atroce de son beau-fils Hippolyte), quand il évoque l’usage que les « marâtres méchantes » font de l’hippomane, de toute évidence pour exciter ou lier à soi leurs beaux-fils.37 À côté de l’imagerie lucrétienne dont Virgile se sert pour donner une dimension cosmique à son écriture, il ne faut pas oublier que, en tant qu’ouvrage didactique, les Géorgiques s’inspirèrent aussi du traité (presque contemporain) technique ou « scientifique » de Varron sur l’agriculture.38 Ce passage, en particulier, peut être aisément comparé à Rust. II, 1, 19,39 bien (36) Aen., IV, 515 : « quaeritur et nascentis equi de fronte reuulsus / et matri praereptus amor », avec le commentaire, toujours valable, de A.S. PEASE, Vergilii Maronis Aeneidos liber IV, Darmstadt, 1967, ad loc. (37) A. TRAINA, Amor omnibus idem [n. 4], 2003, p. 42 remarque que la litote intensive « non innoxia » semble être attestée seulement dans ce passage virgilien. Dans le colloque entre Phèdre et la nourrice (v. 510 s. de l’Hippolyte d’Euripide), philtres et incantations sont mentionnés. Sur l’allusion aux belles-mères cf. aussi P.A. WATSON, « Stepmothers and Hippomanes : ‘Georgics’ 3.282 f. », dans Latomus, t. 52, 1993, p. 842-847 laquelle, après avoir établi une distinction entre les belles-mères qui tuent leurs fils (Georg., II, 128) et celles incestueuses qui en tombent amoureuses, fait référence à un passage de Properce (II, 1, 51), où on dit que Phèdre tenta de donner des boissons « non nocitura » à Hippolyte (je me demande si dans cette expression on peut voir une référence antiphrastique à « non innoxia » de Virgile). Le lien entre hippomane et marâtres figure aussi dans un « locus uexatus » de Juvénal (VI, 132s), c’est-à-dire des vers qui font référence aux amours libidineux des marâtres, mais que beaucoup d’éditeurs considèrent interpolés. (38) Voir A. SALVATORE, Scienza e poesia in Roma. Varrone e Virgilio, Naples, 1978, 162 p. (Esperienze, 45) et ID., « Ancora su ‘Georgiche’ di Virgilio e ‘De re rustica’ di Varrone », dans Letterature comparate. Problemi e metodo. Studi in onore di E. Paratore, t. I, Bologne, 1981, p. 441-458. (39) « In fetura res incredibilis est in Hispania, sed est uera, quod in Lusitania ad oceanum in ea regione, ubi est oppidum Olisipo, monte Tagro quaedam e uento concipiunt certo tempore equae, ut his gallinae quoque solent, quarum oua hypenemia appellant ». Sur ce passage cf. G. RANUCCI, « Un esempio di doppione in Varrone, il thaumasion delle cavalle lusitane », dans Maia, t. 33, 1981, p. 209-214 (pour lequel les mentions de ce même prodige qu’on retrouve, avec des variations, chez Pline ou Servius sont tirées d’un autre ouvrage de Varron, qui avait donc avait probablement utilisé cet exemple aussi ailleurs) ; M. TREVIZAM, « Virgilio leitor de Varráo : a apropriaçáo crítica do legado varroniano nas ‘Geórgicas’ », dans Phaos, t. 9, 2009, p. 81-95 (surtout sur l’aition de Glaucus) ; A. HOFENEDER, Die Religion der Kelten in den antiken literarischen Zeugnissen. Sammlung, Übersetzung und

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Les juments fécondées par le vent qu’on ne peut pas négliger d’observer que Virgile a transposé d’une manière frappante et vive, ici comme dans d’autres cas, la prose autrement dépouillée du Réatin. Une fois de plus, nous citons volontiers les observations de Traina, qui met en évidence l’icasticité de la construction virgilienne, obtenue par l’usage du démonstratif « illae » en position finale et repris en enjambement ; de la tournure « ore uersae » pour représenter la direction du museau et surtout le verbe « stant », dont on connaît la profondeur des significations.40 Malgré les nombreuses analyses, parfois très attentives, il nous semble que les exégètes n’ont pas encore mis en lumière que dans ce passage, Virgile est probablement influencé par un thème traditionnel dans le domaine symbolique et religieux de la culture indo-européenne, à savoir l’association des chevaux et de la sexualité ou de la domination (ou, mieux, la domination de la sexualité). Sans aller jusqu’à affirmer que Virgile (ou, sur un autre plan, Tite-Live, dont les passages qui concernent les faits les plus archaïques, ont déjà fait l’objet de nombreuses analyses) était un héritier conscient de la tradition indo-européenne, il est néanmoins vrai que ses œuvres, qui ont vu le jour pendant une période de restauration des coutumes, de récupération du rituel et de grand intérêt pour les antiquités et pour le passé de Rome, peuvent offrir des indications précieuses sur la force et sur la persistance d’éléments de la culture indo-européenne à Rome jusqu’à une époque relativement tardive. En particulier, toute une série de coutumes, de valeurs, d’événements, de pratiques religieuses et judiciaires qui caractérisent la période romaine archaïque ne sont pas du tout le fruit du hasard ou de facteurs universels, mais trouvent leur place dans le cadre cohérent de l’idéologie indo-européenne, que les recherches de G. Dumézil et de ceux qui ont suivi son enseignement (soulignant surtout les éléments de mythologie comparée) ont déjà amplement mis en lumière.41 Kommentierung. Band II. Von Cicero bis Florus, Vienne, 2008, p. 50s (Mitteilungen der Prähistorischen Kommission der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 66). (40) Cf. aussi les remarques de R.F. THOMAS, Virgil [n. 1], 1988, à propos du vers 276 : « The apostrophe (non, Eure, tuos) seems somewhat dramatic and is perhaps intended to invigorate Aristotle’s technical information » (cf. infra, p. 810). (41) Nous avons discuté un cas semblable de « reconstruction de la culture indoeuropéenne » chez Virgile, tout en fournissant des prémisses théoriques et bibliographiques dans CH.O. TOMMASI, Ascagne [n. 30], 2006. Sur une poétique indo-européenne ou sur des exemples de mythologie comparée, on peut faire référence aussi à M. DURANTE, Sulla preistoria della tradizione poetica greca. Parte seconda : risultanze della comparazione indoeuropea, Rome, 1976, 220 p. (Incunabula Graeca, 64) ; E. CAMPANILE, La ricostruzione della cultura indoeuropea, Pise, 1990, 192 p. (Testi linguistici, 16) ; G. NAGY, Greek Mythology and Poetics, Ithaca, 1990, 363 p. ; C. WATKINS, How to Kill a Dragon. Aspects of

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Chiara O. Tommasi La substantielle uniformité linguistique du nom du cheval,42 l’importance pratique (témoignée par les données archéologiques et par les sources historiques),43 les descriptions littéraires,44 mais surtout le rôle symbolique du cheval dans tous les contextes indo-européens sont par ailleurs très

Indo-European Poetics, Oxford, 1995, 613 p. ; E. CAMPANILE, Saggi di linguistica comparativa e ricostruzione culturale, édité par M.P. BOLOGNA-F. MOTTACH. ORLANDI, Pise, 1999, 354 p. (Testi linguistici. Nuova serie, 1) ; B. SERGENT, Le livre des héros. Celtes et Grecs, I, Paris, 1999, 337 p. (Bibliothèque scientifique Payot) ; ID., Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II, Paris, 2004, 798 p. ; M.L. WEST, Indo-European Poetry and Myth, Oxford, 2007, 525 p. (42) J. DUCHESNE GUILLEMIN, « Le nom du cheval en grec et en vieux perse », dans CRAI, 2002, p. 647-648 et l’essai de W. Meid contenu dans le volume de B. HÄNSEL-ST. ZIMMER [Éd.], Die Indogermanen und das Pferd. Akten des Internationalen interdisziplinären Kolloquiums. Freie Universität Berlin, 1.-3. Juli 1992. Bernfried Schlerath zum 70. Geburtstag gewidmet, Budapest, 1994, 272 p. (Archaeolingua, 4). (43) En dehors des contributions « archéologiques » contenues dans B. HÄNSELST. ZIMMER, Indogermanen [n. 42], 1994, cf. P. VIGNERON, Le cheval dans l’antiquité gréco-romaine (des guerres médiques aux grandes invasions). Contribution à l’histoire des techniques, 2 vol., Nancy, 1968, 338 p. et 105 pl. (Annales de l’Est, publiées par la Faculté des Lettres de Nancy, 35) ; A. HYLAND, ‘Equus’. The Horse in the Roman World, Londres, 1990, 285 p. ; E. SIMON, Pferde in Mythos und Kunst der Antike, Ruhpolding, 2006, 92 p. (44) Nous avons également tiré profit de la consultation des suivants travaux : W. KOPPERS, « Pferdeopfer und Pferdekult der Indogermanen », dans WBKL, t. 4, 1936, p. 279-412 ; ÉD. DELEBECQUE, Le cheval dans l’‘Iliade’, suivi d’un lexique du cheval chez Homère et d’un essai sur le cheval pré-homérique, Paris, 1951 251 p. (Études et commentaires, 9) ; A. SAUVAGE, Étude de thèmes animaliers dans la poésie latine. Le cheval. Les oiseaux, Bruxelles, 1975, 293 (Collection Latomus, 143) ; PH. SWENNEN, D’Indra à Tistrya. Portrait et évolution du cheval sacré dans les mythes indo-iraniens anciens, Paris, 2004, 424 p. (Collège de France. Publications de l’Institut de civilisation indiennes série in-8°, 71) ; M. GRIFFITH, « Horsepower and Donkeywork : Equids and the Ancient Greek Imagination », dans CPh, t. 101, 2006, p. 307-358 ; cf. aussi W. DONIGER O’ FLAHERTY, « Sacred Cows and Profane mares in Indian Mythology », dans HR, t. 19 1979, p. 1-26 ; EAD., « A Symbol in Search of an Object. The Mythology of Horses in India », dans P. WALDAU-K. PATTON [Éd.], A Communion of Subjects. Animals in Religion, Science, and Ethics, New York, 2006, p. 335-350.

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Les juments fécondées par le vent connus.45 Le cheval est donc une composante intégrale des structures mythologiques et religieuses indo-européennes.46 Il sera suffisant de mentionner ici l’imagerie du cheval blanc qui est étroitement liée à la divinité solaire,47 et qui ressort surtout dans le mythe indien de Saranyu, l’épouse du Soleil. Elle fuit sous l’aspect d’une cavale, mais est retrouvée par son époux, qui, par ailleurs, était dissimulé sous les traits d’un étalon : de cette union naissent les deux jumeaux hippomorphes Aśvin, qui sont les ancêtres de la race humaine.48 En même temps, on ne (45) Pour une esquisse générale cf. T. GAITZSCH, Das Pferd bei den Indogermanen. Sprachchlige, kulturelle und archäologische Aspekte, Münster, 2011, 343 (Kulturwissenschaft, 29). On consultera très utilement le volume collectif B. HÄNSEL-ST. ZIMMER, Indogermanen [n. 42], 1994. (46) Cf. l’esquisse de Polomé dans B. HÄNSEL-ST. ZIMMER, Indogermanen [n. 42], 1994. (47) Cf. Philostr., Vit. Apoll. 1, 31 : chez les Parthes, le cheval blanc était considéré comme la victime par excellence dans les sacrifices au Soleil. On verra aussi Hdt, I, 216 ; Xén., Cyr., VIII, 3, 11 ; Anab., IV, 5, 35 ; Paus., III, 20, 4, avec les considérations de E. WEIDNER, « Weisse Pferde im alten Orient », dans BO, t. 9, 1952, p. 157-159 ; M. STUTLEY, « The Aśvamedha or Indian Horse Sacrifice », dans Folklore, t. 80, 1969, p. 254 ; W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women, Androgynes and Other Mythical Beasts, Chicago, 1980, p. 161 ; G. BOSWORTH, « Asb », dans Encyclopedia Iranica, t. II, Londres, 1987, p. 724-737 ; PH. SWENNEN, D’Indra à Tistrya [n. 44], 2004. Un des temples les plus renommés dans l’empire perse était celui de Šēz (Taḵt-e Solaymān, mod. Azerbaijan), dedié à Ādur Gušnasp, le feu de l’étalon, évidemment parce que la divinité apparaît dans l’aspect d’un cheval. Pour l’aire gauloise, cf. les liens entre la divinité de la lumière Lugus et le cheval, soulignés par D. GRICOURT-D. HOLLARD, « Lugus et le cheval », dans DHA, t. 28, 2002, p. 121-166. (48) Le thème des jumeaux royaux est aussi répandu chez la plupart des peuples indo-européens, cf. D.J. WARD, The Divine Twins. An Indo-European Myth in Germanic Tradition, Berkeley, 1968, 137 p. (Folklore studies, 19) ; R. SCHILLING, « Les ‘Castores’ romains à la lumière des traditions indo-européennes », dans Hommages à Georges Dumézil, Bruxelles, 1960, p. 177-192 (Collection Latomus, 45) ; D. BRIQUEL, « Les jumeaux à la louve, et les jumeaux à la chèvre, à la jument, à la chienne, à la vache », dans R. BLOCH [Éd.], Recherches sur les religions de l’Italie antique, Genève, 1976, p. 73-97 (Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe section de École pratique des Hautes Études. III. Hautes études du monde gréco-romain, 7) ; J. HAUDRY, « Les Aśvin dans le ‘Rgveda’ et les jumeaux divins indo-européens », dans Études I-E, s.n., 1988, p. 275-305 ; A. MEURANT, L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, Bruxelles, 2000, 335 p. (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres, collection in-8°, 3e série, 24) ; CH. MALAMOUD, Le jumeau solaire, Paris, 2002, 198 p. (La librairie du XXIe siècle), où parfois ils figurent aussi liés au cheval. Tel est le cas aussi des Dioscures en Grèce ou des fils de Macha qui accouche au terme de sa course (qui sont également liés au cheval) : cf. W. DONIGER O’ FLAHERTY,

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Chiara O. Tommasi peut passer sous silence le rituel du sacrifice de cheval, qui est largement attesté (avec des variations) dans tous les domaines d’origine indoeuropéenne, mais aussi en Asie centrale.49 On sait que des chevaux blancs étaient sacrifiés au soleil, ou à d’autres divinités, parfois chtoniennes,50 ou qu’il avait des rituels norrois qui prévoient la castration d’un cheval accompagnée de chansons obscènes,51 même si dans ses formes les mieux connues (en Inde, à Rome et en Irlande)52 le sacrifice du cheval, avec son

Stallion’s Wife [n. 32], 1985, p. 496 ; J. BRAAVIG, « Horses and Ships in Vedic and Old Greek Material », dans JIES, t. 25, 1997, p. 315-351 ; A. MINARD, « Of Horses and Humans. The Divine Twins in Celtic Mythology and Folklore », dans K. JONESBLEY-A. DELLA VOLPE-M. ROBBINS-DEXTER-M.E. HULD [Éd.], Proceedings of the Ninth Annual UCLA Indo-European Conference. Los Angeles, May 23-24, 1997, Washington, 1998, p. 158-178 (JIES. Monograph, 28). (49) J.A. BOYLE, « A Form of Horse Sacrifice amongst the 13th- and 14th-Century Mongols », dans Central Asiatic Journal, t. 10, 1965, p. 145-150. (50) Sur les chevaux sacrifiés à Poséidon cf. Hdt, VII, 113 ; Ov., F., I, 385, avec les considérations de L. MALTEN, « Das Pferd im Totenglauben », dans JDAI, t. 29, 1914, p. 179-256 et J. MARKWART, Wehrot und Arang. Untersuchungen zur mythischen und geschichtlichen Landeskunde von Ostiran, Leyde, 1938, p. 88. (51) Cf. Adam de Brème, Descriptio Insularum Aquilonis, dans PL, 146, 642s, avec le commentaire de E.R. ANDERSON, « Horse-Sacrifice and Kingship in the Secret History of the Mongols and Indo-European Cultures », dans JIES, t. 27, 1999, p. 387, tandis que l’histoire contenue dans le Völsa Tháttr est, peut-être l’invention d’un auteur médieval (E.C. POLOMÉ, « L’aśvamedha est-il un rituel de date indoeuropéenne ? », dans CH. KIRCHER-DURAND [Éd], ‘Nomina Rerum’. Hommage à J. Manessy-Guitton, Nice, 1994, p. 358s [Documents LAMA, 13]). (52) Parmi les sources védiques on peut faire référence surtout à RV, I, 162 et 163 (avec d’autres sources plus tardives, mentionnées par W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 154s et C. WATKINS, How to Kill [n. 41], 1995, p. 267) ; pour le rituel romain Pol., XII, 4 (avec le commentaire de A. HOFENEDER, Die Religion der Kelten in den antiken literarischen Zeugnissen. Sammlung, Übersetzung und Kommentierung. Band I. Von den Anfängen bis Caesar, Vienne, 2005, p. 96s [Mitteilungen der Prähistorischen Kommission, 59]) ; Plut., Q.R., 97 et Fest., p. 187 L. ; pour celui irlandais Gir. Cambr., Topogr. Hibern. ; dist. III, 25, p. 169 Brewer (cité aussi par J. ZWICKER, Fontes Historiae Religionis Celticae, III, Berlin, 1936, p. 277). Sur le motif hiérogamique irlandais, cf. aussi P. MACCANA, « Aspects of the Theme of King and Goddess in Irish Literature », dans EC, t. 7 1956-1957, p. 76-114, 356-412 ; t. 8, 1958-1959, p. 59-65. À ma connaissance la suggestion de A.M. PIZZIGALLI, « Il cavallo di Troia e l’Aśvamedha », dans A&R, t. 42, 1940, p. 110-116 (pour lequel la légende du cheval troyen est en relation avec le motif du sacrifice du cheval védique qui rend propice la victoire) n’a pas eu beaucoup de succès (mais cf. J.N. BREMMER, « Heroes, Rituals and the Trojan War », dans Studi storico-religiosi, t. 2, 1978, p. 32s et B. SERGENT, Les trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne. I. De Mycènes aux tragiques, Paris, 1998, p. 127 [Histoire]). Sur ce même thème en Grèce on peut consulter le recueil,

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Les juments fécondées par le vent mélange de sacré et de profane, est étroitement liée à la notion de royauté sacrée, de création cosmique et de renouvellement des forces.53 Depuis longtemps on a pu rapprocher l’aśvamedha, le plus ancien et le plus prestigieux des rites védiques (dont le déroulement est très bien décrit dans un groupe de sources différentes et qui est probablement la forme ritualisée ou le « theoretical afterthought » d’un ancien sacrifice humain, le purusamedha), l’ « october equus » romain54 et le rituel irlandais narré par Giraud de Cambrie qui s’en montre scandalisé.55 Tout en comptant des très bien documenté, de M. CAPOZZA, « Spartaco e il sacrificio del cavallo », dans Critica storica, t. 2, 1963, p. 251-293. (53) Le lien entre noms royaux et le cheval est établi depuis l’essai de J. PUHVEL, « Vedic aśvamedha and Gaulish IIPOMIIDVOS », dans Language, t. 31, 1955, p. 353-354, qui associe le nom gaulois Épomeduos à l’aśvamedha. Dans l’ancien Iran aussi les noms composés avec le préfixe asp- étaient favoris par la noblesse. Par ailleurs, G.J. PINAULT, « Gaulois Épomeduos, le maître des chevaux », dans P.-Y. LAMBERT-G.J. PINAULT [Éd.], Gaulois et celtique continental, Genève, 2007, p. 291-307 (École pratique des hautes études. Sciences historiques et philologiques. III. Hautes études du monde gréco-romain, 35) a remis en cause la thèse de Puhvel. (54) Auquel on ajoutera le rituel du « curtus equus » de la fête de Pales (même s’il n’y a pas une relation étroite entre les deux fêtes) : G. DUMÉZIL, « Le ‘curtus equos’ de la fête de Palès et la mutilation de la jument Vispalā », dans Eranos, t. 54, 1956, p. 232-245. C. BENNETT PASCAL, « October Horse », dans HSCPh, t. 85, 1981, p. 261-291 concorde avec G. DUMÉZIL, Fêtes romaines d’été et d’automnes, suivi de Dix questions romaines, Paris, 1975, p. 185s (Bibliothèque des sciences humaines) sur certains points (en rejetant les interprétations phalliques de la queue amputée au cheval : G. DEVEREUX, « The ‘Equus October’ Ritual Reconsidered », dans Mnemosyne, t. 23, 1970, p. 297-301), mais dénie le lien entre « october equus » et aśvamedha. Cf. aussi E.C. POLOMÉ, Aśvamedha [n. 51], 1994 selon qui le rite romain est loin de présenter la même complexité de l’aśvamedha. E.S. MCCARTNEY, « The Omen of the Buried Horse’s Head in Vergil’s ’Aeneid’ », dans CJ, t. 22, 1927, p. 674-676 suppose que la mention d’une tête équine sur le temple carthaginois (Aen., I, 444) peut être une allusion à l’« october equus », mais aussi un « omen » de victoire, par le moyen de l’animal guerrier par excellence, à savoir le cheval. On peut rapprocher aussi le passage d’Hdt, III, 86s sur le royaume gagné par Darius grâce à le hennissement du cheval, obtenu par une ruse de son écuyer. (55) Les études classiques sur ce thème sont celles de P.E. DUMONT, L’aśvamedha. Description du sacrifice solennel du cheval sans le culte védique d’après les textes du ‘Yajurveda’ blanc (Vājasaneyisaṃhitā, Śatapathabrāhmaṇa, Kātyāyanasŕautasūtra), Paris, 1927, 413 p. ; F.R. SCHRÖDER, « Ein altirischer Krönungsritus und das indogermanische Rossopfer », dans Zeitschrift für celtische Philologie, t. 16, 1927, p. 310-312 ; C.D. D’ONOFRIO, « Le nozze sacre della regina col cavallo nel rito dell’‘açvamedha’ », dans SMSR, t. 24-25, 1953-1954, p. 133162 ; G. DUMÉZIL, Rituels indo-européens à Rome, Paris, 1954, p. 73s (Études et commentaires, 19) ; ID., La religion archaïque des Romains (avec un appendice sur la religion des Étrusques), Paris, 1966, p. 217s (Bibliothèque historique Payot) ;

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Chiara O. Tommasi différences, à savoir l’union entre la reine et l’étalon en Inde, entre le roi et la jument en Irlande, tandis qu’à Rome tout élément sexuel est absent, il est possible d’établir une base commune. Selon J. Puhvel,56 la présence soit d’un étalon, soit d’une jument « is far from inconsequential and in fact provides us with a wedge for penetrating from the ritualistic to the mythological level in dealing with Indoeuropean equine tradition. There is ample reason to suspect a hierogamous mating as the mythical underpinning of the horse sacrifice ». On peut mentionner aussi dans la région lusitaine une forme semblable de sacrifice du cheval, qui est très proche de celle romaine.57 Le lien très fort entre le cheval et la sexualité explique aussi l’existence d’une donnée commune qui incitait à voir la jument comme un exemple de sexualité lascive et déchaînée, tandis qu’on trouve parfois des images plus positives. Telles sont les similitudes qui se réfèrent au mariage,58 à la beauté, à la jeunesse ou à la chevelure.59 La tradition classique, toutefois, préfère J. PUHVEL, « Aspects of Equine Functionality », dans ID. [Éd.], Myth and Law among the Indo-Europeans. Studies in Indo-European Comparative Mythology, Berkeley-Londres, 1970, p. 159-172 (Publications pd the UCLA Center for the Study of Comparative Folklore and Mythology, 1) ; E. CAMPANILE, Studi di cultura celtica e indoeuropea, Pise, 1981, p. 27s (Testi linguistici, 3) (qui ajoute à ce schéma l’interprétation de l’union hiérogamique entre Pélée, roi et enleveur de chevaux, et Thétis) ; E.C. POLOMÉ, Aśvamedha [n. 51], 1994 (qui rejette la thèse dumézilienne) ; C. WATKINS, How to Kill [n. 41], 1995, ch. 25 (avec une discussion du lexique poétique) ; ST.W. JAMISON, Sacrificed Wife, Scarificer’s Wife : Women, Ritual, and Hospitality in Ancient India, Oxford, 1996, 360 p. ; l’essai récent de P. CHIERICHETTI, « L’‘aśvamedha’ nella storia : un’indagine sulle testimonianze storiche della celebrazione del sacrificio del cavallo in India », dans Kervan, t. 1314, 2011, p. 127-145 http://mbpro.net/kervan3/data/uploaded/file/documents/ 13e148CHIE.pdf offre une perspective nouvelle et, pour ainsi dire, sociologique. Cf. aussi M. STUTLEY, Aśvamedha [n. 47], 1969 et E.R. ANDERSON, Horse-Sacrifice [n. 51], 1999. La notice référée par Plin., N.H., VIII, 64, selon qui la reine Sémiramis copulait avec un étalon rentre sûrement dans le stéréotype de la femme libidineuse, mais conserve, peut-être, une trace de cette idée hiérogamique. (56) J. PUHVEL, Aspects [n. 55], 1970, p. 164. (57) Liv., Per., 49, avec les considérations de A. HOFENEDER, Religion [n. 39], 2008, p. 197s. (58) M. GRIFFITH, Horsepower [n. 44], 2006, p. 325s ; P. GHIRON-BISTAGNE, « Le cheval et la jeune fille ou la virginité chez les anciens Grecs », dans Pallas, t. 32, 1982, p. 114s (qui mentionne en particulier Eur., Hipp., 545s). (59) M. GRIFFITH, Horsepower [n. 44], 2006, p. 309, pour le rapprochement entre beauté humaine et équine. La métaphore est explicite chez Alcmanès (PMG, 1), et utilisée négativement par Semonides (F 7.57-70 W) ; cf. aussi les considérations à la page suivante : « Thus for aristocratic women and finely bred horses alike, the hair on their heads and necks was their crowning glory, an ostentatious sexual symbol, artfully and proudly displayed to all, yet untouchable except by their authorized

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Les juments fécondées par le vent toujours combiner les composantes luxurieuses et de violence qui demeurent jusqu’à l’époque tardive et qui, par ailleurs, ont des parallèles aussi dans la mythologie babylonienne, où Inanna et Isthar sont représentées s’unissant avec des chevaux. On sait, du reste, que la zoologie ancienne attribuait au cheval, et surtout à la jument, une ardeur amoureuse peu connue.60 Parmi les nombreux exemples, à côté des célèbres romans de Lucien et d’Apulée sur la transformation d’un homme en âne,61 l’épisode rapporté par l’Historia Lausiaca du moine grec Palladius est très intéressant, car il se réfère à une femme transformée en jument et successivement retransformée en femme.62 En même temps, dans la littérature magique on compte des associations entre la terrible déesse Hékatès ou des invocations pour susciter la folie amoureuse « comme celle des cavales en chaleur ».63 Nous ne prenons pas

husband/rider or their specially designated ‘maids/grooms’. ». Dans un passage assez célèbre de l’Iliade (VI, 503s), Pâris est comparé à un cheval, dont on connaît les aspirations à la liberté, mais aussi le dérèglement sexuel : cf. p. 313s. Sur le couple Pâris/Hektôr et les métaphores équines, cf. aussi B. SERGENT, Trois fonctions [n. 52], 1998, p. 73. Pour le passage des Géorgiques et l’imagerie animalière de Virgile en particulier cf. J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, Beast and Man [n. 2], 1965, p. 66 : « The heroic virtues-speed, martial nature, fearlessness, seeking for praise, youth, beauty-are seen as different aspects of the same character, and closely linked with strong sexual passion. So one can compare the passage describing the excitement of a young horse when he hears the sound of arms: ‘tum si qua sonum procul arma dedere / stare loco nescit, micat auribus et tremit artus’ [3,83s], with that of a stallion scenting a mare: ‘nonne uides, ut tota tremor pertemptet equorum corpora si tantum notas odor attulit auras’ ? [3,250s] ». (60) A. SAUVAGE, Thèmes animaliers [n. 44], 1975, p. 94, qui, parmi d’autres passages, cite Ov., Ars, I, 280s : « femina cornipedi semper adhinnit equo, / parcior in nobis nec tamen furiosa libido » ; II, 479s ; Hor., Carm., I, 25, 13s. (61) M. GRIFFITH, Horsepower [n. 44], 2006, p. 330 ; A. BIERL, « From Mystery to Initiation : a Mytho-Ritual Poetics of Love and Sex in the Ancient Novel (with a Glance on Apuleius’ ‘Golden Ass’ », dans M.P. FUTRE PINHIEIRO-A. BIERL-R. BECK [Éd.], ‘Intende, lector’. Echoes of Myth, Religion and Ritual in the Ancient Novel, Berlin, 2013, p. 90 (MythosEikonPoiesis, 6). Cf. aussi SHA, Comm., 10, 9 ; Elag., 8, 7 (et, entre les interprètes modernes, A. BRELICH, Vesta, Zürich, 1949, ch. 5 [Albae Vigiliae, n.F., 7]). (62) Pallad., Hist. Laus., 17, 6-7. (63) PGM 36,155 Pr. ἱππίχθων ; cf. aussi London Hay 10414, un texte magique en copte, dont je dérive la référence de D. FRANKFURTER, « The Perils of Love : Magic and Countermagic in Coptic Egypt », dans Journal of the History of Sexuality, t. 10, 2001, p. 491 (cf. aussi p. 492, pour l’image d’une lampe conservée au British Museum où est représentée une femme qui copule avec un âne ou un cheval et décrite par C. JOHNS, Sex or Symbol ? Erotic Images of Greece and Rome, New York, 1982, p. 109s, autres références dans Apuleius of Madauros, The Isis-Book, edited by J. GWYN GRIFFITHS, Leyde, 1975, p. 24). M. GRIFFITH, Horsepower

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Chiara O. Tommasi en considération ici le problème des hybrides entre l’homme et le cheval, tels, par exemple, les centaures.64 Pour reprendre les conclusions formulées par W. Doniger, on peut donc supposer une sorte de dégradation progressive dans le noyau mythique concernant la jument. À l’origine il existait une déesse-jument qui, tout en s’accouplant avec un roi et offrant sa vie en sacrifice, agit comme force dynamique et revigorante. En même temps, selon un dédoublement de la symbolique et une division entre femme chaste et féconde,65 et femme libidineuse, qui trouve aussi une visualisation dans les couleurs du manteau, blanc ou noir, l’image de la cavale méchante et furieuse est largement répandue et se conforme à une conception plutôt négative de l’érotisme chez les peuples Indo-Européens.66 Souvent décrite comme vivant au fond de l’océan et soufflant des flammes de son museau,67 cette jument mauvaise a la fonction de retenir les eaux primordiales jusqu’à la conflagration finale.68 Nous reviendrons plus loin sur le lien unissant l’eau et les cavales. [n. 44], 2006, p. 328 fait mention de deux passages d’Ael., Nat. An., VI, 44 et 48, qui narrent une sorte de lien amoureux entre des chevaux et des humains. (64) Cf. G. DUMÉZIL Le problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, 1929, 278 p. (Annales du Musée Guimet. Bibliothèque d’études, 41). (65) W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 157, observe que, dans le rituel indien, la prohibition pour le roi de s’accoupler avec une femme et le détail de l’étalon auquel on fait regarder les juments de loin, sont des allusions à la « protection » envers les dangers de la lascivité féminine. (66) On notera aussi les variations récurrentes souvent dans les contextes folkloriques (par exemple la légende de Lady Godiva). W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 202s énumère une série de « miscellaneous mare myths », dérivés de ST. THOMPSON, Motif-Index of Folk-Literature : a Classification of Narrative Elements in Folktales, Ballads, Myths, Fables, Mediaeval Romances, Exempla, Fabliaux, Jest-Books and Local Legends, revisited edition, Bloomington (IN), 1975. (67) Sur la présence contemporaine des deux éléments, l’eau et le feu cf. infra, n. 104. Dans le passage de Giraud, la duplicité est représentée par la notion du chaudron où la jument est immergée pour bouillir. (68) W. DONIGER O’ FLAHERTY, « The Submarine Mare in the Mythology of Śiva », dans Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, t. I, 1971, p. 9-27 retrouve une survivance de ce motif dans des figures comme Goborchinn ou Lochness de la mythologie irlandaise et aussi dans la scène du Götterdammerung wagnérien, où Brunhilde s’élance sur son cheval à travers le bûcher de Sigfried. D. GRICOURT-D. HOLLARD, Lugus [n. 47], 2002, à propos du lien entre le cheval et les eaux sous-marines, discutent l’image de l’hippocampe trouvé sur un camée et qui est « un correspondant du monstre qui menace de son bras griffu le poulain nouveau-né auprès duquel se retrouve le fils de Pwyll et de Rhiannon dans la première branche du Mabinogi. Cet être étrange aux allures

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Les juments fécondées par le vent On peut pourtant soupçonner que le lien entre cheval et vent relève aussi de la culture indo-européenne. Il s’agit, bien sûr, d’une réalisation « poétique » ou métaphorique à partir d’une lapalissade, c’est-à-dire la rapidité ou vélocité du cheval, en tant que symbole de liberté,69 à laquelle on peut ajouter la notion d’une sorte de conception parthénogénétique que certains écrivains attribuent à une série d’animaux70 (j’ajouterais que dans les Géorgiques on parle des abeilles qui « neque concubitu indulgent nec corpora segnes / in Venerem soluunt », IV, 197s). En ce qui concerne cette dernière croyance, on peut citer un passage d’Aristote,71 qui est par ailleurs bien connu et qui, comme on n’a pas manqué de l’observer, on peut compter parmi les sources de Virgile lui-même. « Parmi les femelles, ce sont les juments, avant toutes les autres, et après elles, les vaches, qui se montrent les plus ardentes à l’accouplement. Les femelles des chevaux en deviennent folles, ou comme on dit, hippomanes ; de là vient que, quand on veut flétrir les gens beaucoup trop livrés aux plaisirs de l’amour, on leur inflige ce surnom d’hippomanes, qu’on tire uniquement de la jument, parmi toutes les autres femelles. On dit aussi qu’à ces époques, elles sont affolées par le vent. C’est ce qui fait que dans l’île de Crète, on n’empêche en rien la saillie des cavales. Une fois couvertes, elles se mettent à fuir loin des autres chevaux ; leur mal est celui que, pour

d’hippocampe, ne rappelle-t-il pas toutefois plutôt Dylan, ‘le fils de la vague’, le jumeau marin de Lieu dont le Mabinogi de Math raconte qu’il nageait aussi bien que les poissons les plus agiles ? Si c’est bien Lugus qui est ici campé sous la forme d’un poulain, et sa mère Épona sous celle d’une jument, il est dès lors parfaitement cohérent de représenter le frère aquatique du grand dieu sous les traits d’une sorte de cheval marin » (p. 155s). (69) M.L. WEST, Indo-European Poetry [n. 41], 2007, p. 465 fait mention d’une série de passages tirés de RgVeda où on retrouve le lien entre cheval et vent (1, 181, 2 ; 8, 34, 17 ; 1, 118, 1 ; et aussi Mahab. 10, 3, 7). Il mentionne aussi l’intéressante épithète de Hymn. Hom. Aphr., 217, ἵπποισιν ἀελλοπόδεσσιν (cf. également M. GRIFFITH, Horsepower [n. 44], 2006, p. 335). Cf. déjà A. SAUVAGE, Thèmes animaliers [n. 44], 1975, p. 98 (le cheval symbole de l’inspiration poétique) et 80s (« une qualité majeure, la rapidité : son expression poétique »). Sur le passage virgilien cf. aussi CL. SCHINDLER, Untersuchungen zu den Gleichnissen im römischen Lehrge dicht. Lukrez, Vergil, Manilius, Göttingen, 2000, p. 169s (Hypomnemata, 129). E.P. HAMP, « The Indo-European Horse », dans T.L. MARKEY-J.A.C. GREPPIN [Éd.], When Worlds Collide : the Indo-Europeans and the Pre-Indo-Europeans, Ann Arbor, 1990, p. 211-216 propose une reconstruction de la forme proto-indo-européenne de l’expression « cheval rapide ». (70) L’article de C. ZIRKLE, « Animals Impregnated by the Wind », dans Isis, t. 25, 1936, p. 95-130 est toujours fondamental pour l’analyse et la compréhension de cette doctrine. (71) Arstt., Hist. Anim., VI, 18, 4s, traduction de B. Saint-Hilaire.

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Chiara O. Tommasi les femelles des sangliers, on appelle avoir la fureur du sanglier. D’ailleurs, elles ne courent jamais ni vers l’est, ni vers l’ouest ; mais toujours au nord ou au sud. Quand elles sont atteintes de cette furie, elles ne souffrent pas que personne s’approche d’elles, jusqu’à ce qu’elles tombent épuisées de fatigue, ou qu’elles se plongent dans la mer. Elles laissent alors couler un corps pareil à celui qu’on appelle aussi du nom d’hippomane dans le poulain qui vient de naître. Ce corps ressemble à l’ovaire de la truie ; et c’est une substance très recherchée pour la fabrication des remèdes. Aux époques de l’accouplement, les juments se penchent les unes sur les autres plus qu’elles ne le font d’ordinaire ; elles agitent à tout instant leur queue ; et la voix qu’elles ont alors est très différente de celle qu’elles ont à tout autre moment. Alors aussi, il s’écoule de leurs parties génitales un liquide qui se rapproche de la semence des mâles, mais qui est beaucoup plus léger. C’est ce liquide que parfois on appelle l’hippomane, et qui n’est pas l’excroissance qui vient au jeune poulain. Il est d’ailleurs, à ce qu’on dit, fort difficile de recueillir ce liquide, qui ne coule qu’en petite quantité. Les juments urinent souvent quand elles sont en chaleur, et elles jouent les unes avec les autres. »

Le passage d’Aristote fut objet de plusieurs reprises et de développements. Dans la littérature latine, à côté de Varron, on fera aussi référence à Columelle,72 à Pline l’Ancien,73 à Solin74 et à l’historien Justin,75 (72) VI, 27, 3s : « Maxime itaque curandum est praedicto tempore anni, ut tam feminis quam admissariis desiderantibus coeundi fiat potestas, quoniam id praecipue armentum, si prohibeas, libidinis exstimulatur furiis, unde etiam ueneno inditum est nomen hippomanes, quod equinae cupidini similem mortalibus amorem accendit. Nec dubium quin aliquot regionibus tanto flagrent ardore coeundi feminae, ut etiam si marem non habeant, adsidua et nimia cupiditate figurando sibi ipsae uenerem cohortalium more auium uento concipiant. Neque enim poeta licentius dicit : ‘Scilicet ante omnis furor est insignis equarum » [...] (les vers virgiliens suivent) « cum sit notissimum etiam sacro monte Hispaniae, qui procurrit in occidentem iuxta Oceanum, frequenter equas sine coitu uentrem pertulisse fetum que educasse, qui tamen est inutilis, quod triennii, prius quam adolescat, morte absumitur. Quare, ut dixi, dabimus operam, ne circa aequinoctium uernum equae desideriis naturalibus angantur. Equos autem pretiosos reliquo tempore anni remouere oportet a feminis, ne aut, cum uolent, ineant aut, si id facere prohibentur, cupidine sollicitati inde noxam contrahant. Itaque uel in longinqua pascua marem placet ablegari uel ad praesepia contineri, eoque tempore, quo uocatur a feminis, roborandus est largo cibo et adpropinquante uere hordeo eruoque saginandus, ut ueneri supersit, quantoque fortior inierit, firmiora semina praebeat futurae stirpi ». Columelle mélange donc détails techniques, notations populaires et faits légendaires, tout en ajoutant les vers de Virgile, auteur qui, comme on le sait, est ouvertement imité dans le dixième livre. (73) N.H., IV, 116 : « oppida a Tago memorabilia in ora Olisipo, equarum e fauonio uento conceptu nobile, Salacia cognominata Vrbs Imperatoria, Merobrica » ; VIII, 166 : « constat in Lusitania circa Olisiponem oppidum et Tagum amnem equas

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Les juments fécondées par le vent tandis que, en grec, la doctrine est subséquemment développée par Élien76 ; du même, certains Pères de l’Église s’en servent pour donner une explication parascientifique de la conception virginale de Jésus,77 tandis qu’Augustin, par ailleurs, compte le phénomène entre une série de mirabilia.78 Par ailleurs, si Aristote ou d’autres présentent cette notion sous un aspect scientifique, le passage virgilien constitue le traitement poétique de la même imagerie.79 On trouve sans doute un précédent dans la description des chevaux d’Achille dans l’Iliade, où ils sont dits fils d’une Harpye et de Zéphyr, nés proche de l’Océan : Αὐτομέδων ὕπαγε ζυγὸν ὠκέας ἵππους Ξάνθον καὶ Βαλίον, τὼ ἅμα πνοιῇσι πετέσθεν, τοὺς ἔτεκε Ζεφύρῳ ἀνέμῳ Ἅρπυια Ποδάργη, βοσκομένη λειμῶνι παρὰ ῥόον Ὠκεανοῖο.80 fauonio flante obuersas animalem concipere spiritum, id que partum fieri et gigni pernicissimum ita, sed triennium uitae non excedere ». (74) 23, 7 : « in proximis Olisiponis equae lasciuiunt mira fecunditate ; nam aspiratae favonii uento concipiunt et sitientes uiros aurarum spiritu maritantur ». (75) 44, 3. (76) Si Ael., Hist. An., III, 17 mentionne l’hippomane parmi des filtres magiques (ἴυγγας δὲ ἐρωτικὰς τῷ πώλῳ συντίκτουσα ἵππος οἶδε· ταῦτά τοι καὶ ἅμα τῷ τεχθῆναι τὸ βρέφος ἣ δὲ τὸ ἐπὶ τῷ μετώπῳ σαρκίον ἀπέτραγεν. ἱππόμανες ἄνθρωποι καλοῦσιν αὐτό), dans II, 46 il attribue la notion de l’engendrement par le vent aux vautours. (77) Lact., Div. Inst., IV, 12, 1-2 : « Descendens itaque de caelo sanctus ille spiritus dei sanctam uirginem cuius utero se insinuaret elegit. At illa diuino spiritu hausto repleta concepit et sine ullo adtactu uiri repente uirginalis uterus intumuit. Quodsi animalia quaedam uento et aura concipere solere omnibus notum est, cur quisquam mirum putet, cum dei spiritu, cui facile est quidquid uelit, grauatam esse uirginem dicimus ? » ; Orig., contra Cels., 1, 37 ; Euseb., Praep. Eu., 3, 12 ; Basil., Hom. Hexaem., 8, 6 mentionnent la légende similaire de l’engendrement des vautours ou d’autres oiseaux. (78) CD, XXI, 5 : « In Cappadocia etiam uento equas concipere, eosdemque fetus non amplius triennio uiuere ». Le passage augustinien fut assez influent au Moyen Âge : pour un recueil des auteurs qui reportent cette même croyance cf. de C. ZIRKLE, Animals [n. 70], 1936, p. 102s. (79) Dans le même domaine poétique, il est aussi intéressant de mentionner Claud., Rapt., III, 265s (ce sont les tigresses qui sont fécondées par le vent) : la notion est déjà chez Oppien (Cyn., III, 355), mais le poète grec la considère avec beaucoup de scepticisme. (80) Il., XVI, 148-151, avec le commentaire de R. JANKO, The ‘Iliad’. A Commentary. Vol IV. Books 13-16, Cambridge, 1992, 495 p. G. NAGY, Greek Mythology [n. 41], 1990, p. 239 discute la variante Ἠεριδανοῖο ; cf. aussi

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Chiara O. Tommasi Chez Homère (Il., XX, 223s.), on lit aussi le mythe du vent du septentrion, Borée, qui tombe amoureux des cavales du roi troyen Dardanus et couche avec elles, après avoir revêtu l’aspect d’un étalon à la crinière bleue : τάων καὶ Βορέης ἠράσσατο βοσκομενάων, ἵππῳ δ᾿εἰσάμενος παρελέξατο κυανοχαίτῃ· αἱ δ᾿ὑποκυσάμεναι ἔτεκον δυοκαίδεκα πώλους. Le passage jouira d’une certaine fortune, car il sera imité par Quintus de Smyrne,81 mais fera aussi l’objet d’une interprétation allégorique par le philosophe néo-platonicien Porphyre, pour lequel Borée est un vent érotique (parce que les âmes descendent du ciel grâce à l’aide du vent du septentrion), comme en témoigne aussi le mythe du rapt de la jeune fille du roi d’Athènes Orithyie, image de l’air humide du matin.82 Bien que la notion d’un engendrement par le vent ne soit pas attestée par la littérature védique, on peut toutefois noter qu’il y a des références à des femmes qui se retrouvent enceintes simplement pour avoir mangé des restes du sacrifice ou pour avoir nourri l’étalon en lui offrant du riz.83 À l’exception d’Aristote, d’Augustin et du second passage homérique que nous avons mentionné, la localisation « occidentale » du prodige est très bien FR. BADER, « Des métaphores aux mythes : l’oiseau et le cheval rapide dans la pensée mythique indo-européenne », dans Nomina rerum [n. 51], 1994, p. 37, sur le nom de l’Harpye : « ailées comme Iris, les Harpyes participent de l’oiseau et du vent ». Pour des rapprochements entre les chevaux d’Achille et ceux de Cú Chulainn cf. B. SERGENT, Le livre des héros [n. 41], 1999, (part II, 4). A. SAUVAGE, Thèmes animaliers [n. 44], 1975, p. 85 cite des passages de Victor Hugo, où l’imagerie semble être reprise et variée, tandis que Lamartine fait du cheval Sultan un coursier né des amours de la foudre et du vent. J’ajouterais volontiers que, dans la Gerusalemme Liberata du Tasse, on a la même image, car le cheval Baiardo est fils du vent. (81) VIII, 241. (82) De antro Nymph., 26 (avec les considérations de L. SIMONINI [Éd.], Porfirio. L’Antro delle ninfe, con testo greco a fronte. Introduzione, traduzione e commento, 1986, p. 211 [Classici Adelphi, 48] et surtout K. ALT, « Homers Nymphengrotte in der Deutung des Prophyrios », dans Hermes, t. 126, 1998, p. 479). Cf. infra, n. 90. (83) W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 156, qui, après avoir cité Sathapatha Brahmana 13, 1, 1, 1-4, sur l’offrande du riz, équivalent au sperme, conclut : « the queen is said to become pregnant not by eating the stallion but by feeding him ‒ a symbolic inconsistency in the extant rite » ; cf. aussi p. 175. J.J. MEYER, Sexual Life [n. 35], 1953, p. 231 cite un passage de Ram., 9, 38, 32, où des femmes sont fécondées simplement par le contact avec de l’eau où un dieu avait jeté sa semence.

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Les juments fécondées par le vent attestée, comme en témoignent les passages de Varron, Columelle, Pline et Solin.84 À ces textes on peut ajouter un passage moins connu de Silius Italicus85 : « hos inter clara thoracis luce nitebat Sedetana cohors, quam Sucro rigentibus undis atque altrix celsa mittebat Saetabis arce, Saetabis et telas Arabum spreuisse superba et Pelusiaco filum componere lino. Mandonius populis domitorque insignis equorum imperitat Caeso, et socio stant castra labore. At Vettonum alas Balarus probat aequore aperto. Hic adeo, cum uer placidum flatusque tepescit, concubitus seruans tacitos grex perstat equarum et Venerem occultam genitali concipit aura ».

J’inclinerais donc à supposer que cette notion faisait aussi partie de croyances des Celtes occidentaux, parmi lesquels l’importance accordée au cheval est bien connue et à laquelle, pour des raisons d’économie, nous ne faisons qu’une référence assez brève. Bien qu’on ne puisse pas être d’accord avec l’idée de Graves, selon qui on avait originellement une divinité féminine, supplantée relativement tôt par un dieu,86 le rôle d’Épona en Gaule87 et les survivances dans l’aire irlandaise,88 qui sont témoignées par

(84) R. SYME, « Pliny the Procurator », dans HSCPh, t. 73, 1969, p. 218 attribue cette mention de l’Espagne à la carrière de Pline, qui se déroulait en partie dans cette région de l’empire. (85) III, 371s. Cf. aussi XV, 362. (86) R. GRAVES, La dea bianca. Grammatica storica del mito poetico, traduzione italiana, Milan, 1992, en particulier p. 502s (Il ramo d’oro). (87) Souvent représentée dans l’acte de monter une jument, Épona est considérée comme la déesse patronne des chevaux dans toute l’aire celtique : cf., entre autres, F. BENOÎT, Les mythes de l’outre-tombe. Le cavalier à l’anguipède et l’écuyère Épona, Bruxelles, 1950, 99 p. (Collection Latomus, 3) ; É. THEVENOT, « Le cheval sacré dans la Gaule de l’Est », dans RAE, t. 2, 1951, p. 129-141 ; A.A. DENTD.M. GOODALL, The Foals of Epona : a History of British Ponies from the Bronze Age to Yesterday, Londres, 1962, 305 p. et (plus en général) les recueils très détaillés de D. GRICOURT-D. HOLLARD, Lugus [n. 47], 2002 et de A. HOFENEDER, Religion [n. 39], 2008, p. 570. On citera avec intéresse la légende référée par Ps.-Plut., Parall., 29, selon qui Épona est née de l’union entre un homme et une jument : cf. le commentaire de A. HOFENDER, Die Religion der Kelten in den antiken literarischen Zeugnissen. Band III. Von Arrianos bis zum Ausklang der Antike, Vienne, 2011, p. 119s (Mitteilungen der Prähistorischen Kommission der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 75).

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Chiara O. Tommasi les figures de Rhiannon et de Macha,89 est toujours très significatif. Dans la « tripartition » de Macha, en particulier, on peut proposer, même avec précaution, les reliquats d’une figure trifonctionnelle ou d’une divinité transfonctionnelle, car elle agit comme prophétesse, comme reine guerrière et comme donneuse de fécondité, tandis que dans Rhiannon on observe les survivances d’une déesse liée aux chevaux comme Déméter ou Épona. Pour revenir à la question du cheval et des vents, on peut rappeler aussi l’information selon laquelle un cheval était sacrifié sur le mont Taygète en l’honneur des vents : après avoir été brûlées, ses cendres étaient dispersées au vent.90 À ce qu’on peut reconstruire de ce rituel, le sacrifice aux vents est probablement lié à la relation entre le cheval et le soleil, si on admet que les (88) Cf. P.N. CHATHÁIN, « Traces of the Cult of the Horse in Early Irish Sources », dans JIES, t. 19, 1991, p. 123-132. Sur l’importance du cheval en Irlande cf. aussi T. BOLELLI, Due studi irlandesi. Preistoria della poesia irlandese. La leggenda del re dalle orecchie di cavallo in Irlanda, Pise, 1950, 101 p. (89) Sur les vicissitudes, narrées dans le Táin, des trois Machas, « l’épouse de Nemed (littérallement ‘sanctuaire’) relève la première fonction par son activité divinatoire ; la seconde, nommée Mongruad (‘à la crinière rouge’) est la fille de Aed Ruad (‘le Rouge’ ‒ couleur qui la rattache à la fonction guerrière et elle s’empare du trône par la force des armes ; la troisième est contrainte par le roi d’Ulster, Conchobar, à une course contre ses chevaux malgré le fait qu’elle est prête à acchoucher : elle gagne la course, mais donne naissance à des jumeaux et maudit les gens de l’Ulster » (E.C. POLOMÉ, Aśvamedha [n. 51], 1994, p. 351), cf. G. DUMÉZIL, « Le Trio des Macha », dans RHR, n. 146, 1954, p. 5-17 ; J. GRICOURT, « ÉponaRhiannon-Macha », dans Ogam, t. 6 1954, p. 25-40, 75-86, 137-138 ; J. PUHVEL, Aspects [n. 55], 1970 ; sur Rhiannon, M.R. ROBBINS, « The Hippomorphic Goddess and her Offspring », dans JIES, t. 18, 1990, p. 291s et D. GRICOURT-D. HOLLARD, Lugus [n. 47], 2002, p. 141. (90) Fest., s.u° October equus : « multis autem gentibus equum hostiarum numero haberi testimonio sunt Lacedaemoni, qui in monte Taygeto equum uentis immolant, ibidemque adolent, ut eorum flatu cinis eius per finis quam latissime differatur », avec le commentaire de M. CAPOZZA, Spartaco [n. 52], p. 281, qui cite aussi les opinions de ÉD. DELEBECQUE, Cheval [n. 44], 1951, p. 242 ; G. PUGLIESE CARRATELLI, « Miceneo ‘Porena’ », dans SCO, t. 7, 1958, p. 27-31 ; et surtout L. MALTEN, Pferd [n. 50], 1914, qui, par ailleurs, souligne à plusieurs reprises le caractère chthonien du cheval et ses liens avec Poséidon ou avec des divinités de l’outre-tombe. Cf. aussi M. DETIENNE, « Athena and the Mastery of the Horse », dans HR, t. 11, 1971, p. 167s : le cheval est le symbole d’une force chtonienne, qui représente le monde des enfers et les forces de la fécondité cachées dans les eaux tranquilles, tandis que le cheval « fulminant » est associé aux vents, aux nuages et à la tempête et représente la puissance belliqueuse et militaire ; aussi FR. BADER, Métaphores [n. 81], 1994, p. 45, sur la présence de chevaux dans et/ou à côté de tombes, avec références bibliographiques et, plus en général, sur l’association du cheval et de l’oiseau à connotation funéraire.

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Les juments fécondées par le vent vents étaient considérés comme les chevaux ailés du chariot du Soleil ; mais on peut aussi supposer que les vents avaient été vénérés pour leur pouvoir fécondant (selon cette acception il serait possible d’expliquer la notion de l’épandage des cendres).91 Ce même passage fait mention de la coutume rhodienne de jeter un quadrige dans la mer,92 ce qui serait une allusion à un sacrifice de chevaux à une divinité marine. La connexion entre cheval et élément aqueux est par ailleurs assez répandue.93 Si dans les RgVeda on lit que le cheval naît de l’eau,94 la mythologie grecque développe ce thème d’une manière assez variée. En effet, si Poséidon est considéré comme le père du cheval, né de son union avec la terre, il y a aussi une série de mythes où ce dieu assume les dehors d’un étalon pour s’unir à des femmes diverses : par exemple, on rappelle l’union entre Poséidon et une Déméter à la tête équine,95 un mythe qui semble être évoqué aussi dans l’histoire irlandaise de Rhiannon, dont un des personnages s’appelle Teyrnon, à savoir, « mer en tempête ». Si de Poséidon et Déméter naît Arion,96 le cheval lunaire,97 on peut mentionner aussi (91) Sur le culte des vents, cf. P. STENGEL, « Der Kult der Winde », dans Hermes, t. 35, 1900, p. 627-635 ; R. GAGNÉ, « Winds and Ancestors : the ‘Physika’ of Orpheus », dans HSCPh, t. 103, 2007, p. 1-23 (qui suppose des influences orphiques). (92) Cf. aussi Paul. Diac., s.u° hippius, qui réfère cette croyance aux Illyriens : « Hippius, id est equester, Neptunus dictus est ; uel quod Pegasus ex eo et Pegaside natus sit ; uel quod equuleus ut putant, loco eius suppositus Saturno fuerit, quod Neptuno deuoraret ; uel quod tridentis ictu terra equum excierit, cui ut hoc in Illyrico quaternos equos iactabant nono quoque anno in mare » ; cf. en outre Serv., ad Georg., I, 12. (93) Cf. FR. CREVATIN, Ricerche di antichità indoeuropee, Trieste, 1979, p. 178. (94) 1, 163, 1 ; 2, 35, 6, avec les considérations de G. NAGY, Greek Mythology [n. 41], 1990, p. 100. B. SERGENT, Livre des dieux [n. 41], 2004, p. 471 remarque que le cheval fournit une métaphore aisée pour les eaux. (95) Sur ce mythe cf. Paus., VIII, 25, 4 et Apollod., III, 6, 8. J.G. FRAZER, The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, New York, 1922, ch. 49 supposa que dans les rites arcadiens de Phigalia (où on vénérait Déméter) les filles fussent habillées en guise de juments. Pour un rapprochement entre Déméter/Poséidon et l’histoire de Saranyu, cf. W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 170. (96) M. DETIENNE, Athena [n. 90], 1971, p. 178 ; M.R. ROBBINS, Hippomorphic Goddess [n. 89], 1990, p. 287s. (97) P.K. FORD, The ‘Mabinogi’ and Other Irisch Tales, Berkeley, 1977, p. 12. W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 187 répertorie l’histoire sous la rubrique « seagod with mare goddess ». Cf. également R. BLOCH [Éd], D’Héraklès à Poséidon : mythologie et protohistoire, Genève-Paris, 1985, 180 p. (École pratique des hautes études. 4e Section. Sciences historiques et philologiques, 3. Hautes études du monde gréco-romain, 14).

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Chiara O. Tommasi Pégase, le cheval ailé et peut-être divinité de l’orage, né du dieu lui-même et de Méduse,98 qui aurait été dompté par le héros Bellérophon, selon le pattern bien connu du « taming of the winged horse ».99 À côté de Déméter, la mythologie grecque rappelle une autre déesse liée au culte du cheval et parfois associée à Poséidon, c’est-à-dire Athéna, à laquelle on se réfère également comme à Hippia ou Chalinitis.100 Dans ce contexte, plus significativement encore, on peut rappeler ici les nombreuses références aux chevaux ailés ou aux oiseaux, qui se lient étroitement aux chevaux ou aux cavales,101 comme on peut le noter, entre

(98) Hés., Theog., 280s : τῆς ὅτε δὴ Περσεὺς κεφαλὴν ἀπεδειροτόμησεν, / ἐξέθορε Χρυσάωρ τε μέγας καὶ Πήγασος ἵππος. / Τῷ μὲν ἐπώνυμον ἦν, ὅτ᾿ ἄρ᾿ Ὠκεανοῦ παρὰ πηγὰς / γένθ᾿, ὁ δ᾿ ἄορ χρύσειον ἔχων μετὰ χερσὶ φίλῃσι (avec l’etymologie Pégase / πηγή, source). Sur les relations entre cheval et la Gorgone, cf. M. DETIENNE, Athena [n. 90], 1971, p. 166 : « All this suggests that the Gorgon expresses an essential aspect of the horse in Greek thought. In every aspect of his behavior ̶ his nervousness, his neighing, his fits of frenzy, his uncertain temper, his unpredictable reactions, the froth at his mouth, the sweating of his coat ̶ the horse appears as a mysterious, disquieting animal, a demonic force. In religious thought, there are very marked affinities between the horse full of furor, the Gorgon, and the possessed ̶ as Jeanmaire has already noted. The possessed person is straddled by a mysterious power which ‘unbridles’ him (anaseirazei) ; the inarticulate sounds emitted by certain epileptics are reminiscent of neighing, the demonic laughter of the horse, and their convulsed faces seem to bear evidence of the Gorgon’s mask ». (99) R. GRAVES, Les mythes grecs, traduction française, Paris, 1967, chap. 75. Cf. aussi R. AÉLION, « Les mythes de Bellérophon et de Persée. Essai d’analyse selon un schéma inspiré de V. Propp », dans Lalies, t. 4, 1984, p. 195-214 ; B. SERGENT, Le livre des héros [n. 41], 1999, (part III,1) ; ID., Le livre des dieux [n. 41], 2008, p. 255s. FR. BADER, Métaphores [n. 81], 1994, p. 45 souligne que « Pégase appartient à deux mythes : mythe de la rapidité ailée, mythe du cheval chtonien. Le mythe du cheval chtonien, qui a été expliqué par la fonction de transporteur de l’animal vers l’au-delà peut en effet être plutôt issu du mythe de la rapidité ailée ». (100) N. YALOURIS, « Athena als Herrin der Pferde », dans MH, t. 7, 1950, p. 1964 ; M. DETIENNE, Athena [n. 90], 1971 ; M.R. ROBBINS, Hippomorphic Goddess [n. 89], 1990. Poséidon s’unit à Athéna sous une forme chevaline : cf. B. SERGENT, Athéna et la grande déesse indienne, Paris, 2008, p. 259s (Vérité des mythes). (101) W. DONIGER O’ FLAHERTY, Women [n. 47], 1980, p. 161, qui mentionne, entre autres, les mythes des filles de Leukippos ravies par les Dioscures et d’Alcippès, ravie par un des fils de Poséidon (Eurip., El., 1258 ; Paus., I, 21, 4 ; Apollod., III, 180). Sur les chevaux ailés dans l’iconographie iranienne cf. G. BOSWORTH, Asb [n. 47], 1987, avec la référence de R. GHIRSHMAN, Iran from the Earliest Times to the Islamic Conquest, New York, 1954, p. 318s. et tables 244, 245, 260, 278, 298, 427, 444.

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Les juments fécondées par le vent autres, dans le mythe des Dioscures, issus du Lède et du cygne,102 où on assiste à l’union entre le symbolisme de l’oiseau et du cheval, ou même dans les chevaux de l’Apocalypse, une imagerie reportée à des ascendances iraniques.103 C’est par ailleurs la notion de légèreté ou de rapidité qui permet la formulation de ce lien, qui, dans la littérature latine, se décline d’une manière variée : on notera l’insistance sur les métaphores des oiseaux, mais aussi du vent, du feu et de l’eau, qui sont parfois plus banales et ne font pas référence explicite aux mythes.104 En même temps, il convient également de mettre l’accent sur la composante guerrière qui lie le cheval au vent, par exemple dans le personnage de Borée, qui « a exactement la place fonctionnelle qui est en Inde védique celle de Vâyu, le Vent. On sait que la seconde fonction indoeuropéenne ne se limite pas à l’activité guerrière : la force physique la caractérise, sous toutes ses formes. Le vent, avec sa force et sa rapidité, est bien de son registre. En Iran, le dieu du vent, cette fois Vayu, est aussi un dieu guerrier, et lorsque le dieu de la guerre offensive, Vərəθraγna, prend dix formes successives pour se manifester à Zarathustra, la première est celle du vent. Quant à la vitesse, elle caractérise des personnages typiquement guerriers, Achille, Cûchulainn qui est son alter ego irlandais, et, dans l’Odyssée, Arês est dit le plus rapide des dieux ».105 Par ailleurs, l’eau semble plutôt être liée à la troisième fonction, celle de la fertilité.106 En reprenant les notions sur la puissance érotique du vent, on soulignera, en outre, l’emploi fréquent des métaphores qui se réfèrent au souffle vital, et qui parfois ne sont pas disjointes d’une allusion à l’acte de la pénétration ou

(102) D.J. WARD, Divine Twins [n. 48], 1968, p. 11 suggère aussi l’idée que les Dioscures puissent avoir eu une relation incestueuse avec Hélène. (103) Cf. P. & A. SAUZEAU, « Les chevaux colorés de l’‘Apocalypse’ », dans RHR, n. 212, 1995, p. 259-298. (104) A. SAUVAGE, Thèmes animaliers [n. 44], 1975, p. 82s. (avec des références aux autres domaines indo-européens et la présentation de certaines épithètes telles que alipes, uolucer ou flagrans). Cf. récemment FR. BADER, Métaphores [n. 81], 1994, en particulier p. 42s. (105) B. SERGENT, Trois fonctions [n. 52], 1998, p. 242s. Cf. aussi T. GAITZSCH, Pferd [n. 45], 2011, p. 128. Sur les composantes érotiques du vent et les métaphores animalières, on fera référence à l’article assez intéressant de A. DE ANGELIS, « Il vento senz’ossa : su alcuni aspetti della rappresentazione teriomorfa dei ‘fenomeni atmosferici’ e un passo degli ‘Erga’ esiodei », dans N. PRANTERAA. MENDICINO [Éd.], Parole. Il lessico come strumento per oraganizzare e trasmettere gli etnosaperi, Rende, 2010, p. 329-350. (106) B. SERGENT, Trois fonctions [n. 52], 1998, p. 377.

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Chiara O. Tommasi de l’émission du sperme, pour lesquelles on a également retracé un substrat indo-européen.107 Enfin, la récurrence d’une imagerie assez proche, à savoir la fécondation des juments ou même des femmes par l’eau et la génération d’êtres hybrides ou de coursiers rapides, qu’on trouve largement répandue dans la littérature et la tradition folklorique de la Chine et du Japon, permet de supposer, bien qu’avec précaution, que le noyau du mythe a vu le jour dans les milieux de l’Asie centrale et que, de là, il se diffusa probablement par l’intermédiaire des Tokhariens, soit vers l’Occident, soit vers l’Orient.108 (107) En général cf. R.B. ONIANS, Origini [n. 15], 1998, p. 147, 154 ; G. NAGY, Greek Mythology [n. 41], 1990, p. 114s. Pour le cas spécifique, C. ZIRKLE, Animals [n. 70], 1936, p. 126 : « The real proof of the primitive character of the legends is shown by the choice of the wind as the fertilizing agent. To early man there was something immaterial about the wind. It could not be grasped, held or weighed. It blew where it listed and he could hear the sound thereof but could not tell whence it came or whither it went. Moreover in times of storms it was a power worth propitiating, but the breeze which blew in and out of the lungs was beneficial and even necessary for life. Thus the ‘breath of life’ seemed a part of a great immaterial force ». M. GRIFFITH, Horsepower [n. 44], 2006, p. 331s. compte le passage virgilien parmi une série de motifs où les mots indiquant l’esprit (πνέω, πνεῦμα, spiritus, anima) sont liés à la notion d’intelligence, ou d’inspiration poétique ou martiale, mais en même temps à la pénétration homosexuelle (εἰσπνήλος, εἰσπνήλας), au vent ou à la tempête (πνοή, ἄελλα, θύελλα, ἄνεμος) et aussi au chevaux, mais ses conclusions sont prudentes : « I myself doubt that any fully coherent system of Greek beliefs or ritual practices can be extracted from this flurry of associations: but the connections are intriguing ». On ajoutera que l’équation entre sperme et souffle/air n’est pas utilisée seulement dans un contexte homosexuel, mais est très répandue pour indiquer, par exemple, l’union d’un dieu et d’une femme mortelle, à savoir une prophétesse : cf. Orig., c. Cels., 7, 3 ; Ioh. Chrys., in Ep. 1 ad Cor. Hom. 29, 260 b-c ; Serv., ad Aen., VI, 2, avec les considérations que nous formulons dans CH.O. TOMMASI, « Lucan’s’defectus oraculorum’ », dans A. COSENTINO-M. MONACA [Éd.], ‘Studium sapientiae’. Atti della Gironata di Studio in onore di G. Sfameni Gasparro. Messina, 28.1.2011, Soveria Manelli, 2013, p. 257-276. (108) Même si les données linguistiques sont trop limitées (par exemple Chin. ma3, Irl. marc, Angl. mare) pour postuler des liens sûrs entre Indo-Européens et Chinois, des contacts entre ces deux groupes ont sans doute eu lieu, en particulier en ce qui concerne la domestication et l’élevage des chevaux : cf. E.G. PULLEYBLANK, « Chinese and Indo-Europeans », dans Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, t. 98, 1966, p. 9-39. Pour un recueil très documenté et détaillé des légendes concernant les chevaux nés de l’eau et les juments fécondées par un dragon fluvial ou, plus en général, par un esprit de l’eau, on fera référence à E. ISHIDA, The ‘Kappa’ Legend. A Comparative Ethnological Study on the Japanese Water-Spirit ‘Kappa’ and its Habit of Trying to Lure Horses into the Water, Pékin, 1950, p. i-vi et 1-152 (Folklore Studies, 9).

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Les juments fécondées par le vent Il nous semble vraisemblable, donc, de conclure que Virgile emploie (plus ou moins consciemment) une imagerie bien connue et répandue dans toutes les cultures d’origine indo-européenne, où métaphore animalière et passions semblent être intimement liées.109 L’insertion d’une séquence de trois exemples mythologiques (Glaucus et Hippolyte, auxquels on ajoutera le prodige des juments fécondées d’une manière miraculeuse) tous liés au domptage de la sexualité sert à renforcer sa conception pessimiste de l’amour et surtout de la passion, même s’il reste une certaine sensation d’un discours parfois inachevé. En particulier, il faudra souligner l’allusion aux chevaux anthropophages, qui dévorent Glaucus et qui ébranlent Hippolyte,110

(109) Cf. R. PADEL, In and Out of the Mind: Greek Images of the Tragic Self, Princeton, 1992, p. 114s. (110) Aux mythes mentionnés par Virgile on peut ajouter au moins trois autres histoires, à savoir celle des cavales du roi thrace Diomède, celle (moins connue) du roi athénien Hippomène, qui, pour la punir d’avoir perdu sa virginité, fait tuer sa fille par un étalon furieux (Call., F 94-95 Pf. ; Aesch., c. Timar., 182 ; Diod., VIII, n22 ; Dio Chrys., 32, 78, avec les interprétations modernes de N. YALOURIS, Athena [n. 100], 1950, p. 56 ; P. GHIRON-BISTAGNE, Cheval [n. 58], 1982 ; A.L. EDMUNDS, « The Horse and the Maiden (Aeschines 1.182 etc.) : an Urban Legend in Ancient Athena », with appendices by R. PALMER, 1997 = http://www.rci.rutgers.edu/ ~edmunds/Horse MaidenTOC.html ; B. SERGENT, Athéna [n. 100], 2008, p. 259 ; sur les relations entre Hippomène et hippomanes, cf. M. DETIENNE-J.-P. VERNANT, Ruses [n. 33], 1974, p. 183), et, enfin, celle du Pélops et Hippodamie, dont le père Œnomaos (qui s’opposait au mariage) fut déchiré par ses juments (par ailleurs, nées du vent) pendant la course qui l’opposait à Pélops. Sur les significations de ce dernier mythe, cf. le commentaire de R. GRAVES, Mythes grecs [n. 99], 1967, chap. 109 : Graves explique la mort d’Œnomaos d’une manière très proche de la thèse frazerienne du rex Nemorensis, à savoir la succession royale qui s’achève par l’assassinat du roi précédent. Par ailleurs, on peut rappeler ici que Frazer supposait, dans les chapitres initiaux du son Rameau d’or, que le dieu Virbius de Némi fut un avatar d’Hippolyte (ce qui pourrait expliquer la prohibition d’introduire des chevaux dans le sanctuaire, sur laquelle cf. C. BENNETT PASCAL, October Horse [n. 54], 1981, p. 275). Il est intéressant aussi de mentionner la survivance chrétienne du mythe d’Hippolyte, à savoir dans la légende concernant le martyre homonyme, qui, selon certaines sources, notamment Prud., Perist., 11, fut condamné à être équarri par un attelage de chevaux. Enfin, on peut rappeler ici les notices sur la folie des filles de Proïtos et Sthénébée, qui représentent la version mythique d’un ancien rituel orgiastique en l’honneur de la lune, où les prêtresses assumaient les dehors de cavales (R. GRAVES, Mythes grecs [n. 99], 1967, ch. 72). Sur les composantes psychanalytiques de tous ces mythes, on fera référence à G. DEVEREUX, « Les chevaux anthropophages dans les mythes grecs », dans REG, t. 88, 1975, p. 203-205. Cf. aussi M. DETIENNE, Athena [n. 90], 1971, p. 170 : « The image of a horse devouring and crushing the flesh of its master between its teeth represents the culmination of a series of representations indicating the disquieting aspect of the horse and showing it to be in league with the infernal powers ».

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Chiara O. Tommasi tandis qu’on peut apercevoir une variation sur le thème du cheval ailé dans la description de la fécondation par le vent.

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LES TROIS PÉCHÉS DE TRIŚAṄKU ET SON CATASTÉRISME

CHRISTOPHE VIELLE (F.R.S.-FNRS – UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN)

Il est étonnant qu’un tel nom de héros « triple » ait échappé à l’exégèse dumézilienne trifonctionnelle.1 Certes le mot sanskrit śaṅku n’est pas donné par les dictionnaires comme signifiant « péché » ; son sens premier est « (é)pieu », « pal », « poteau », « flèche », « pointe », etc.2 Mais au travers du sens figuré de la « flèche » ou de la « pointe » (par exemple de la douleur ou de la tristesse qui perce le cœur), il semble bien, comme les textes cités le montreront, qu’il signifie aussi « péché », faisant de Triśaṅku nommément le « triple pécheur », c’est-à-dire, plus littéralement, celui « dont le péché fut triple » (composé bahuvrīhi). L’érudit Śrīdhara (ca 1400 AD) dans son commentaire au Bhāgavata-purāṇa (abrév. BhgP, 9,7.5-6 éd. crit.) explique ainsi le nom de Triśaṅku comme « Celui dont les péchés (doṣa), causes de malheur, tels des pieux [fichés en lui], sont [au nombre de] trois » (trayaḥ śaṅkava iva duḥkhahetavo doṣā yasyāsau triśaṅkuḥ). Le même commentant le Viṣṇu-purāṇa (abrév. ViP, 4,3.14-16 éd. crit.), tout en précisant que ces péchés ont engendré des peines tels des pieux fichés dans le cœur (hṛdi nikhāta-śaṅkuvad-vyathā-janakaiḥ) explique en des termes identiques à ceux du commentaire plus ancien de Viṣṇucitta (XIIe siècle) que « c’est à cause de (1) Une première ébauche de cette étude fut présentée sous forme de communication au IVe Colloque international d’anthropologie du monde indoeuropéen et de mythologie comparée, qui se tint à Paris, à l’École Normale Supérieure, le 21 novembre 2002, à l’initiative de Bernard Sergent. C’est en amical hommage à lui (et en référence aussi, cf. infra n. 34) qu’elle a été retravaillée pour être ici publiée. Elle s’inscrit à la suite de mon article « Aux origines de Rāma : Bâton (Daṇḍa), Clin-d’Œil (Nimi) et Gros-Ventre (Vikukṣi), les trois fils fonctionnels d’Ikṣvāku », dans P.-A. DEPROOST-A. MEURANT [Éd.], Images d’origines, origines d’une image. Hommages à Jacques Poucet, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 325-334 (Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l’Université catholique de Louvain. Transversalités, 4). (2) Sur le sens plus particulier de védique śaṅkú- comme « rayon [de roue] » et « aiguille du gnomon », voir R. GARNIER, « Śaṅkate, grec kógkhos, védique śaṅkú- », dans Bulletin d’études indiennes, t. 22-23, 2004-2005, p. 189-210 (p. 193195). On signalera notamment le sens technique de « piquet » (l’un desquels servant de gnomon) pour tracer au cordeau le terrain sacrificiel dans les śulba-sūtras (par ex. BaudhāyanaŚuS 1.22 sq. et les commentaires ad loc. ; KātyāyanaŚuS 1.2 sq. ; le composé triśaṅku pour « trois piquets » se trouve ainsi dans le commentaire de Karavinda à ĀpastambaŚuS 5.3, et celui de Kapardi ad 7.3).

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Christophe Vielle ses trois péchés qu’il obtint le nom de Triśaṅku » (tribhir doṣais triśaṅkusaṃjñām avāpa). Sur cette base, il s’agit d’examiner si la geste de ce personnage mythique est bien susceptible d’offrir un exemple supplémentaire du mythème des « trois péchés » du guerrier ou du roi (tout kṣatriya étant un rājanya), idéologiquement distribués selon les « trois fonctions », tel qu’on le trouve attesté en différentes traditions de l’aire mythologique indo-européenne,3 tout en nous intéressant aussi au détail du catastérisme remarquable dont le héros fit in fine l’objet. Le nom du personnage n’apparaît pas dans la littérature védique, si ce n’est dans la Taittirīya-Upaniṣad (1,10 = Taittirīya-Āraṇyaka, 7,10) où les paroles énigmatiques suivantes lui sont attribuées : « “Je suis le secoueur (? hapax rerivan) de l’arbre.4 [Ma] gloire est [à] la cime comme d’une

(3) « Mythème » ou « hérôlogème » comme j’ai jadis proposé d’appeler ce « thème complexe [dans ce cas-ci une succession de trois péchés] attaché de façon [idéologiquement] correspondante à un héros [comme catégorie de personnage mythique, mais cette précision est par trop restrictive] mais au moyen d’événements […] différents » (CHR. VIELLE, Le mytho-cycle héroïque dans l’aire indoeuropéenne. Correspondances et transformations helléno-aryennes, Louvain-laNeuve, 1996, p. xvi, cf. p. 16, 21, 92 n. 95, 101, 104 n., 108 n., 110 n., 172, 175, 198 (Publications de l’Institut orientaliste de Louvain, 46). Peu importe la terminologie dans le cas de cette structure manifeste, au profit de l’évidence comparative exposée par G. DUMÉZIL, Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, 1956, 113 p. (Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, 68), et, en final, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, 19852, 236 p. (Nouvelle Bibliothèque scientifique) et enrichie d’exemples « royaux » de la tradition romaine par D. Briquel. (4) Il ne s’agit certainement pas ici de l’arbre du saṃsāra, ainsi que l’interprète, au sens figuré, Śaṃkara (de façon anachronique comme le note P. Olivelle trad. 1996), mais, cosmologiquement (cf. en ce sens déjà les trad. d’E. Roër 1853, de F.M. Müller 1884, ou d’E. Lesimple 1948), d’un arbre céleste ; on pense à celui « à la belle frondaison » (vṛkṣe supalāśe) à l’ombre duquel vivent les dieux (ṚgV, 10,135.1, trad. L. Renou), le figuier sacré (Ficus religiosa, ici cosmique) siège des devas situé au troisième ciel (aśvattho devasadanas tṛtīyasyām ito divi), là où se meut un vaisseau (céleste) doré, là où il n’y a pas de chute, là où se trouve le sommet (śiras) de l’Himavant, vision d’immortalité (AtharvaV, 5,4.3-5, 6,95.1-2, 19,39.6-8, cf. Chāndogya-Upaniṣad 8,5.3). Cet aśvattha cosmique est présenté comme inversé (dont les branches vont vers le bas et les racines vers le haut, ūrdhva-mūla) en Kaṭha-(ou Kāṭhaka-)Upaniṣad 6,1 (ou 2,3.1 ; cf. Bhagavad-Gītā 15.1), ainsi qu’en TaittĀ, 1,11.5 et ṚgV, 1,24.7 (ces deux dernière références d’après M. WITZEL, « Looking for the Heavenly Casket », dans Electronic Journal of Vedic Studies, t. 1.2, 1995 ; on consultera le même « Sur le chemin du ciel », dans Bulletin

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Les trois péchés de Triśaṅku montagne. [Moi] dont la purification est dirigée vers le haut (ou ‘hautement pur’), je suis comme la bonne ambroisie dans le vigoureux/le cheval (= le soleil ?) : un Trésor éclatant ; Sage, Immortel, Impérissable”, telle est la récitation védique de Triśaṅku » (ahaṃ vṛkṣasya rerivā | kīrtiḥ pṛṣṭhaṃ girer iva | ūrdhvapavitro vājinīva svamṛtam asmi | draviṇaṃ savarcasam | sumedhā amṛto[ ’]kṣitaḥ | iti triśaṅkor vedānuvacanam). On peut ne voir dans ce passage5 que la parole sacrée (mantra)6 d’un saint (ṛṣi) nommé Triśaṅku, homonyme sans rapport avec le héros de la légende postérieure,7 et qui rapporterait la parole d’un dieu non nommé (Indra ou Brahmā), ou alors dont il s’agirait du propre discours après qu’il fut lui-même devenu brahman, assimilé au principe suprême. Mais cette dernière interprétation, qui est celle du commentaire védantique de Śaṃkara, n’est, malgré l’avis de Macdonell et Keith, nullement incompatible avec le mythique roi Triśaṅku « placé au ciel » comme on le verra, par catastérisme, selon le dernier épisode de sa geste épique. Il pourrait donc bien être fait ici allusion à une version archaïque, « védique », de son histoire, qui lui aurait fait prononcer ce mantra (« in which he celebrates his own fame and brillance » comme le suggère aussi S. Brodbeck) après qu’il eût gagné le ciel, où il se trouverait tel un astre « mobile » : le fait de « secouer » l’arbre cosmique à son passage dans le ciel (nocturne) évoque en effet l’action d’un « saisisseur » (graha), ainsi que les planètes seront ensuite qualifiées.8 Il s’agit maintenant de reprendre par le début le déroulement de sa geste. d’études indiennes, t. 2, 1984, p. 213-279, et « The Pleiades and the Bears, Viewed from Inside the Vedic Texts », dans EJVS, t. 5.2, 1999). (5) Pour son commentaire détaillé (mais parfois confus), on se reportera à M. ANGOT, Taittirīya-Upaniṣad avec le commentaire de Śaṃkara, t. 1, Paris, 2007, p. 345-348 et t. 2, p. 600-633 (Publications de l’Institut de civilisation indienne, 75/1-2) ainsi qu’à l’étude complémentaire du même consacrée à l’histoire de l’interprétation de cette strophe. (6) Le Baudhāyana-Gṛhyasūtra (2,5.24) cite le même mantra (dernier pāda excepté, et sans la clausule, l’un et l’autre non totalement védiques d’après M. ANGOT, Taittirīya-Upaniṣad [n. 5], 2007, p. 610-612) comme étant à prononcer lors de prise du daṇḍa (de bois) par l’étudiant au cours de son initiation. Il est aussi donné, identique à TaittUp, dans la récente Nāradaparivrājaka-Upaniṣad (4,37). Des corrections sur base de la métrique, problématique, ont été proposées à la suite de P. Deussen (1897), mais aucune n’est entièrement satisfaisante (cf. M. ANGOT, Taittirīya-Upaniṣad [n. 5], 2007, p. 612-618). (7) Selon A.A. MACDONELL-A.B. KEITH, Vedic Index of Names and Subjects, t. 1, London, 1912, p. 331. (8) Sur la difficulté d’identification des planètes dans la tradition védique, cf. A.A. MACDONELL-A.B. KEITH, Vedic Index [n. 7], t. 1, 1912, p. 243-244 (s.u° graha) ; à la différence de l’hémisphère des (étoiles) « fixes », où l’on trouve mentionnées les Ourses (cf. ibid. s.u° ṛkṣa et [sapta-]ṛṣis, p. 107, 117-118) dans la zone polaire, ainsi que, dans la zone (au-dessus) de l’écliptique, les nakṣatras (s.u°,

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Christophe Vielle Celle-ci, dans sa version la plus ancienne, mis-à-part l’une ou l’autre allusion dans le Mahābhārata (abrév. MBh, cité d’après l’éd. crit.), est racontée d’une part, pour ce qui est de sa conclusion, dans le premier livre du Rāmāyaṇa (abrév. Rm, 1.56.10-59.33 éd. crit.), au sein du récit de la geste de Viśvāmitra, et d’autre part, pour le reste, dans une portion d’un texte sur l’histoire mythique des lignées royales, d’abord livré par le Harivaṃśa (abrév. HV, éd. crit.), supplément (khila) du MBh, puis repris par plusieurs purāṇas, parmi lesquels la critique textuelle la plus récente donne la priorité au Brahmāṇḍa-/Vāyu-purāṇa (abrév. BḍP-VāP, ici cités dans l’éd. synoptique de Kirfel, Ppañc, p. 317-23).9 Voici le contenu de ce passage épico-purāṇique qui nous livre d’abord les éléments de la première partie de la carrière du personnage. Dans le cadre du récit de la succession des rois de la lignée solaire descendant d’Ikṣvāku, régnant à Ayodhyā, à peine est-il dit que notre héros – Satyavrata de son premier nom (« Qui a fait vœu de vérité », sincère) – était le fils du roi Trayyāruṇa, que son premier péché est déjà mentionné : l’enlèvement violent de la femme d’un autre (d’un certain [du pays/peuple des] Vidarbha selon BḍP-VāP ; la fille d’un brahmane, vipra, selon Viṣṇucitta et Śrīdhara ad ViP) lors même de leur mariage, dont il interrompit la cérémonie en cours. Pour cette grave « entorse au dharma » (adharmaśaṅkunā tena) attribuée tout à la fois « à sa puérilité, son désir, son égarement, son excitation sexuelle et sa frivolité », le jeune prince fut banni (« abandonné », TYAJ-) par le roi son père en colère qui lui dit : « sois déchu » (ou « va-t’en »), et d’aller vivre avec les « mangeurs de chiens » (śva-pāka ; c’est-à-dire qu’il fut abaissé à la ville condition d’un caṇḍāla selon ViP ; cf. Kādambarī UttBh, p. 93 éd. Kane : pitṛśāpāc cāṇḍāla-

p. 409-431) c’est-à-dire les 27 constellations successivement observables autour de la pleine lune (d’où le sens classique de « maison lunaire » pour nakṣatra). Voir infra n. 32. (9) On citera plus loin les deux vers du BḍP-VāP omis par Kirfel en Ppañc et bien présents dans l’édition comparée du texte auparavant établie par F.E. PARGITER, « Visvamitra and Vasistha », dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1913, p. 885-904, lequel (en dépit de son interprétation historicisante) note de possibles remaniements « brahmaniques » de la version du BḍP-VāP par rapport à une version épique plus archaïque représentée par le texte du HV. Ce dernier a été traduit et annoté par S. BRODBECK, Who is Who in Ancient India ? The Solar and Lunar Dynasties in the « Harivaṃśa » (version en ligne du 13 septembre 2011), dont on ne suivra à tout le moins pas les interprétations en HV, 10.12, 14 et 20 (cf. p. 161-162). On ajoutera quelques précisions tirées du ViP ou de ses commentaires (loc. cit.), du MBh, du BhgP et d’autres auteurs classiques. Un premier commentaire du passage du HV fut donné par J. MUIR, Original Sanskrit Texts on the Origin and History of the People of India, their Religion and Institutions, t. 1, London, 18682, p. 375-378.

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Les trois péchés de Triśaṅku bhāvaḥ), ne voulant plus d’un tel fils, honte pour sa famille, tandis que luimême renonça au trône et se retira (HV, 9.88-94 ; Ppañc, 317,99-318,106). Satyavrata vécut donc à l’écart de la cité parmi les śvapākas tandis que la gestion du royaume fut laissée au brahmane Vasiṣṭha, le brahmarṣi chapelain des rois d’Ayodhyā. Le dieu Indra (Pākaśāsana ; cf. Parjanya dans l’allusion en MBh 12,226.27 et 13, App. I n. 14B, ll. 26-27) ne suscita alors plus de pluie dans le pays pendant douze ans « du fait de cet adharma » (que l’interpolation d’un ms. du HV, 9*194, explique alors comme étant le fait de laisser ainsi le royaume sans héritier, mais que le texte explique plus loin comme étant le péché qui causa le « mécontentement », aparitoṣa, de son père).10 Pendant cette période de sécheresse et de famine, le vertueux Satyavrata sympathisa avec la famille d’un rājarṣi, rival du chapelain, le kṣatriya devenu brahmane Viśvāmitra ; en l’absence de ce dernier parti pratiquer l’ascèse au bord de l’océan, il empêcha qu’un de ses fils (Gālava) ne soit vendu par sa mère (pour cent vaches) et il nourrit ensuite cette famille avec la chaire (māṃsa, cuite selon BḍP-VāP) du gibier (cervidés, porcs et buffles) qu’il chasse (cf. MBh, 1,65.31, où Satyavrata est appelé le Mataṅga,11 et ViP qui précise qu’il accrochait à un arbre la viande qu’il (10) L. DUMONT, Homo Hierachicus, Paris, 1966, p. 358 (cf. p. 361) (Bibliothèque des sciences humaines) voit, lui, dans cette sécheresse « une sanction contre l’usurpation » de la royauté par le brahmane chapelain exerçant illégitimement une « sorte de régence » (sur cet interrègne adharmique, cf. S. BRODBECK, Who is Who [n. 9], 2011, p. 161, ad HV, 9.95, qui renvoie à l’exposé sur le dharma du roi en MBh, 12,67-76). On observe aussi que cette sécheresse paraît bien être placée dans la chronologie mythique à la charnière de deux yugas (tretā- et dvāpara-yuga selon MBh, 10,139.13, sur lequel passage voir infra n. 12). Or, les périodes intermédiaires entre les âges du monde successifs sont caractérisées à la foi par un adharma (socioreligieux) généralisé et par des phénomènes cosmiques et climatiques extrêmes tels des déluges et des embrasements (cf. CHR. VIELLE, Mytho-cycle héroïque [n. 3], 1996, p. 157-158). (11) Et même le dharmātmā rājarṣi Mataṅga ; cf. dans le Śārdūlakarṇāvadāna (éd. S. Mukhopadhyaya 1954, = Divyāvadāna 33, p. 619-54 éd. E. Cowell-R.A. Neil [incompl.], p. 318-424 éd. P.L. Vaidya) le long dialogue encyclopédique entre Triśaṅku l’érudit mātaṅgarāja ou roi des Mātaṅgas c’est-à-dire de caṇḍālas ou śvapākas, et un brahmane qu’il parvient à convaincre, par l’étendue de son savoir « védique » (incluant une grande part d’art divinatoire, surtout astrologique, cf. D. PINGREE, Jyotiḥśāstra : Astral and Mathematical Literature, Wiesbaden, 1981, p. 68-69 [A History of Indian Literature, 6.4]), du fait que la fille de ce dernier puisse épouser son fils Śārdūlakarṇa malgré l’incompatibilité de leurs classes sociales respectives. Ce texte bouddhique édifiant se base manifestement sur les données de notre légende (cf. E. BURNOUF, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, t. 1, Paris, 1844, p. 207). On notera en passant que la huitième histoire (Supriyāvadāna) du Divyāvadāna donne le nom de Triśaṅku à une rivière ainsi qu’à une montagne avec des pics escarpés, tous difficiles à traverser.

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Christophe Vielle apportait pour éviter tout contact direct, vu l’impureté de sa condition).12 Suivant l’injonction de son père (respectant lui-même le « vœu secret », upāṃśu-vrata, de Vasiṣṭha), Satyavrata prépara néanmoins son initiation (dīkṣā) pendant ces douze années, dans l’idée (de Vasiṣṭha) qu’il puisse monter sur le trône à l’issue de cette période expiatoire (HV, 9.95-10.12 ; Ppañc, 318,106-321,12). C’est alors qu’eut lieu un nouveau péché. La famine régnant toujours, Satyavrata, « par colère, égarement ou épuisement, tenaillé par la faim », lui « qui avait adopté le dharma [de la race] des dāśas (lect. mss. du sud ; ou des dasyus, var. BḍP-VāP) », ne trouva d’autre bête à tuer que la vache laitière sacrée de Vasiṣṭha, dont il mangea la chair et la fit manger aux enfants de Viśvāmitra. Quand Vasiṣṭha l’apprit, vert de rage, il déclara : « Moi je t’aurais frappé (ou « te frapperais »), ô cruel, d’un épieu de fer (śaṅkum ayasmayam) si ce n’était pas toi qui avais commis ces deux péchés (dvāv imau śaṅkū, HV ; corrigé en trīṇi śaṅkūni en BḍP-VāP) ». Deux correspond effectivement bien au nombre de fautes commises à ce stade par notre héros (contra var. BḍP-VāP), et pourtant Vasiṣṭha continue dans ce même texte en précisant : « De par le fait de déplaire (aparitoṣeṇa) à ton père, par le meurtre de la vache laitière de ton guru, et par un usage/une consommation (de viande) non consacré(e) (aprokṣitopayogāt), ta transgression fut triple (trividhas te vyatikramaḥ) » (ce vers du HV ainsi que le suivant est cité par Viṣṇucitta, avec var. pituś śāpādidoṣeṇa en a, et Śrīdhara com. ad ViP ; cf. aussi Kṣemendra, Bhāratamañjarī, 19.89). Et après avoir ainsi constaté ses trois péchés (trīṇy asya śaṅkūni tāni), le sage l’appela Triśaṅku, surnom qui lui resta (HV, 10.13-18 ; Ppañc, 321,13322,19). La fin du passage épico-purāṇique (HV, 10.19-20 ; Ppañc, 322,20-323,23) nous apprend que Viśvāmitra, de retour de sa longue ascèse, content des bonnes œuvres de Triśaṅku (envers sa famille), lui accorda un vœu. Celui-ci (12) Viśvāmitra lui-même, durant ce qui apparaît comme étant la même grande famine de douze ans, fut poussé à manger le reste (cul, queue ou quelque autre abat) d’un chien (śva-jāghanī) mort, « reçu » des mains d’un caṇḍāla (Manu-Smṛti, 10.108) ; en MBh (12,139) est rapportée leur conversation (… itihāsaṃ purātanam / viśvāmitrasya saṃvādaṃ caṇḍālasya ca…) sur ce sujet sensible : le caṇḍāla/Mātaṅga, tel le Triśaṅku de l’avadāna, connaît le dharma et tente plutôt de dissuader le brahmane de ce comportement alimentaire impur, mais ce dernier, qui a même là d’abord tenté de voler le morceau, plaide la nécessité vitale et finit par l’emporter (l’éd. crit. n’a ensuite pas retenu le passage précisant que Viśvāmitra consacra du moins alors rituellement la viande qu’il consomma ; il reste qu’à l’issue de la période de famine, le sage pratiqua de longues austérités pour « consumer » sa souillure).

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Les trois péchés de Triśaṅku le choisit comme son guru, et à l’issue des douze années de sécheresse, Viśvāmitra consacra Satyavrata-Triśaṅku dans sa royauté paternelle et sacrifia pour lui (cf. l’allusion d’Aśvaghoṣa en Buddhacarita, 20.8 : le palais de Triśaṅku devint glorieux par le fait que Viśvāmitra s’y installa). Et le BḍP-VāP (cf. HV, *201 et *203-204) d’ajouter que c’est alors, sous le regard des dieux et (en dépit) de Vasiṣṭha, que le Kauśika (Viśvāmitra) lui accorda aussi son vœu de monter au ciel avec son corps (cf. MBh, 1,65.33-34, 13,3.9 ; ViP ; BhgP ; Kṣemendra, Bhāratamañjarī, 19.90), épisode sur lequel on reviendra. En relation avec ce catastérisme final, deux vers traditionnels supplémentaires sont ici cités par les antiquaires (atrāpy udāharantīmau ślokau paurāṇikā janāḥ, VāP, 88.114cd) : viśvāmitraprasādena triśaṅkur divi rājate | devaiḥ sārdhaṃ mahātejānugrahāt tasya dhīmataḥ || (BḍP, 2,3,63.114-VāP, 88.115). « Par la grâce de Viśvāmitra, Triśaṅku brille dans le ciel, en compagnie des dieux : de par la faveur du très glorieux [sage ; cf. kauśikatejasā en BhgP, 9,7.5d] envers cet avisé [roi] (plutôt que, avec un irrégulier mahātejā ’nugrahāt : ‘[lui, le roi] doté d’un grand tejas, par la faveur de cet avisé [sage]’). » śanair yāty abalā ramyā hemante candramaṇḍitā | alaṃkṛtā tribhir bhāvais triśaṅkugrahabhūṣitā || (VāP, 88.116). « Elle procède doucement la dame charmante,13 elle qu’orne l’astre lunaire en [saison] hemanta (hiver), qui se pare de trois bhāvas (‘demeure’ astron.), que décore le graha (planète ? cf. infra) Triśaṅku. » On ajoutera pour être complet qu’en une autre section, celle relative aux rituels aux ancêtres (śrāddha-kalpa), le texte commun du BḍP-VāP (VāP, 78.21cd-22 = BḍP, 2,3,14.31cd-32 ; cf. MtP, 16.16) parle d’une ou de « région(s) (deśa) de Triśaṅku », localisée(s) au nord de la Mahānadī (rivière (13) Ladite ramyā = véd. Rāmyā, autre nom de Rātrī, la déesse Nuit (ṚgV, 2,2.8, cf. 3,34.3, 6,65.1, 7,9.2 [mais 10,127, hymne à la Nuit constellée, n’utilise pas ce nom], ainsi que la conjecture de W.D. Whitney à AtharvaV, 19,49.7, discutée et acceptée par L. KULIKOV, « Linguistic and Philological Notes on an Atharvavedic hymn to Rātrī (Night) : Śaunakīya, 19.49 = Paippalāda, 14.8 », ad loc. [en cours de publication, cf. du même l’analyse d’AtharvaV, 19,50, autre hymne à Rātrī, dans BSOAS, t. 76.2, 2013, p. 259-69] ; H.H. Wilson en note à sa trad. (1840) de ViP, 4,3, sur base d’un ms. corrompu conjecturait śanair yāti ramyā, « Slowly passes the lovely night ») ? Ou alors (ce qui a notre préférence) = Sarasvatī la divine Rivière (céleste) = la Voie Lactée (cf. M. WITZEL, Chemin du ciel [n. 4], 1984) ? Cf. infra.

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Christophe Vielle d’Orissa) et au sud du (mont ?) Vaikaṭa,14 comme impropre(s) et à éviter pour effectuer le śrāddha, espace géographique que l’on suppose mis en rapport symbolique avec la période de temps où Triśaṅku vécut de façon impure parmi les caṇḍālas. L’analyse trifonctionnelle des péchés de Triśaṅku pose problème à ce stade. En effet, alors que l’observation de l’histoire racontée tendrait à n’y voir que deux fautes, la deuxième, de type alimentaire, se trouve ainsi dédoublée dans le vers qui se doit d’en énumérer trois pour constituer la nirukti ou explication étymologique du nom du héros triplement fautif. La comparaison avec les fautes commises respectivement par les trois fils d’Ikṣvāku se révèle ici éclairante.15 Le premier péché de Triśaṅku, celui qu’il commit en tant que jeune prince-héritier et qui mécontenta le roi son père, est en effet très semblable au péché commis par Daṇḍa, guerrier excessif qui par violente incontinence dans sa passion viola la fille d’un brahmane. La faute de « deuxième fonction » est néanmoins ici moins grave : il ne s’agit que de l’interruption d’une cérémonie en cours16 et qui s’apparente en même temps à une forme de mariage violente dite rākṣasa typiquement kṣatriya17 ; et c’est le roi lui-même et lui seul qui condamne son fils pour ce crime (le texte insiste sur le fait que le brahmane chapelain n’intervint pas). Le second péché est propre au chasseur et consommateur de viande au comportement déviant, semblable en cela aux hors-caste « mangeurs de chiens », qui pour sa subsistance commet le crime d’abattre et de manger une vache d’abondance, laitière sacrée appartenant à un brahmane. C’est là sans doute le véritable crime, car le récit n’avait auparavant en rien insisté sur l’« autre » faute qu’aurait constitué, comme dans le cas de Vikukṣi/Śaśāda (« Gros-Ventre »/« Mangeur de lièvre »), le fils aîné d’Ikṣvāku, le fait de consommer de la viande non « consacrée » (aprokṣita+upayoga ; verbe (14) La leçon kaikaṭa retenu par texte de référence du VāP (éd. de Poona, ĀAS) est à corriger d’après la variante en apparat critique (celle de la majorité des mss.), ainsi que le souligne D.R. PATIL, Cultural History from the Vāyupurāṇa, Poona, 1946, p. 285 n. 464. Cet auteur interprète en revanche erronément l’apparat critique de la même édition quand il prétend (p. 28 n. 149 et p. 133) que la partie relative au catastérisme de Triśaṅku en VāP 88 ne se trouve pas dans tous les manuscrits ; en réalité, seul le vers 113a-d, retenu dans le texte principal de cette édition, est une claire interpolation, hors de propos, donnée par un seul manuscrit et qui ne se trouve ni dans les textes respectifs du BḍP (2,3,63) et du VāP (2,26) parus à Bombay (VeṅkPr), ni dans celui du VāP publié antérieurement à Calcutta (BiblInd). (15) Voir pour l’analyse mythologique détaillée de celles-ci, mon étude citée supra [n. 1]. (16) Cf. F.E. PARGITER, Visvamitra and Vasistha [n. 9], 1913 p. 894. (17) Cf. G. DUMÉZIL, Mariages indo-européens, Paris, 1979, p. 31-40 (Bibliothèque historique).

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Les trois péchés de Triśaṅku prokṣ-, rac. UKṢ-, aussi utilisé dans l’épisode de Vikukṣi selon le BḍP-VāP, cf. Ppañc, 309,481).18 Mais si le crime de « troisième fonction » lié à un comportement alimentaire hors-norme paraît bien dans cette histoire avoir d’abord été celui de tuer et de manger une vache interdite, crime renforcé secondairement par l’affirmation d’une seconde entorse au code alimentaire, il manque alors un péché dans l’histoire pour rendre celle-ci trifonctionnelle (le fait que la vache appartienne à un brahmane n’étant certes pas suffisant pour faire de son meurtre le péché de « première fonction » dans la triade ainsi forgée).19 L’histoire du troisième fils fonctionnel d’Ikṣvāku, le saint roi Nimi, raconte comment celui-ci, grand sacrificiant et philosophe, fut maudit par son chapelain Vasiṣṭha pour n’avoir pas respecté la parole et l’office de ce dernier, s’étant passé de lui et ayant eu recours à un autre officiant lors d’un sacrifice solennel. Or, c’est précisément un péché de ce type, de première fonction dira-t-on, lui valant la malédiction des brahmanes ainsi outragés, que Triśaṅku commit encore selon la version ancienne la plus détaillée de la conclusion de son histoire, celle livrée par le premier kāṇḍa du Rāmāyaṇa.20 En voici le détail.21 (18) Sur cette prescription alimentaire, cf. notamment MBh, 3,199.9-12, ManuSmṛti, 5.27 (prokṣitaṃ bhakṣayen māṃsam) à 56, et Mārkaṇḍeya-purāṇa (31.122 éd. crit.). Pour son rôle dans l’épisode de Vikukṣi, voir mon analyse (op. cit. [n. 1]) ainsi que les remarques de D.R. PATIL, Cultural history [n. 14], 1946, p. 94-95, 214215. Cf. F. ZIMMERMANN, La Jungle et le fumet des viandes. Un thème écologique dans la médecine hindoue, Paris, 1982, p. 199-213 (Hautes Études), sur le problème du végétarisme d’abord brahmanique et de la place paradoxale du roi « chasseur, mangeur de viande ». Le régime carné autorisé (et même préconisé) pour le kṣatriya, privilégiait le noble gibier, excluant par ailleurs aussi, du côté du bétail, la vache laitière du brahmane, sacrée. L’autorisation règlementée de la consommation de viande cuite (bétail ou gibier) pour le brahmane lui-même dans le cadre strict de certains rites ou sacrifices (hormis donc ici le cas extrême de l’absolue nécessité vitale, à propos duquel voir n. 12 supra) pourrait être à l’origine de l’extension de l’obligation d’une « consécration » préalable (à la consommation) de toute viande pour le kṣatriya également. (19) Le tardif Devī-bhāgavata-purāṇa (abrév. DBhgP) divise encore autrement les péchés pour sa propre nirukti (7,10.55-56) : meurtre de la vache, enlèvement de la femme d’un brahmane et offense de son père. À ce stade de l’histoire, c’est alors sous la forme d’un piśāca que Triśaṅku est dégradé, avant de devenir un dévot de la Déesse, qui le délivre de sa malédiction (7,11-12). La fin de son histoire (7,12-14) est ensuite racontée de façon parallèle au déroulement de l’épisode dans le Rāmāyaṇa. Il s’agit donc là d’une version « synthétique » de l’histoire du héros, ce qui est en soi intéressant. (20) Cf. aussi la version tardive (ca 1200 AD) du Nāgara-khaṇḍa du Skandapurāṇa (= SkP, 6,2-7 éd. de Bombay), qui se limite aussi à cette partie de l’histoire, mais réinterprétée dans un contexte religieux śivaïte, d’abord de purification (pour que Triśaṅku puisse se débarrasser de sa malédiction), puis de dévotion (pour que Viśvāmitra puisse obtenir du Seigneur suprême de procéder à sa propre « contre »-

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Christophe Vielle Le roi Triśaṅku, « sincère et qui avait maîtrisé ses sens » (satyavādī jitendriyaḥ, 56.10 ; cf. sur ses qualités alors acquises de roi dharmique et grand sacrifiant, 57.17-20, 58.2, 59.2) voulut offir un sacrifice qui lui ferait gagner le ciel, « siège des devas », avec son propre corps (sva-śarīreṇa, 56.11, cf. 56.18, 57.17, 59.2-3, 13-15). Il exposa son projet à son chapelain Vasiṣṭha, qui déclara cela impossible (aśakya). Ne tenant pas compte de la parole brahmanique, qui plus est celle de son guru « qui dit la vérité » (tel est bien le péché), il s’en alla trouver, plus au sud, les propres fils de Vasiṣṭha et leur demanda d’accomplir le sacrifice à la place de leur père. Ceux-ci à leur tour refusèrent, furieux, insistant sur le fait que la parole de son guru leur père ne pouvait être contredite. Triśaṅku eut le malheur de dire qu’il irait alors faire sa demande à quelqu’un d’autre : courroucés par ce double mépris de la parole du guru (et ses « horribles implications », cf. com. ad 57.8), les fils de Vasiṣṭha maudirent le roi et le transformèrent en un caṇḍāla, qu’il devint réellement cette fois (noirâtre, la chevelure en désordre, couvert de cendre, avec des ornements de fer), abandonné par les siens (57.9-10). C’est ainsi qu’il rencontra l’ascète Viśvāmitra auprès duquel il se plaignit de son infortune, exposant son désir et arguant de sa bonne conduite passée, et prenant en lui refuge (57.11-23). Le rājarṣi, qui eut pitié, décida de lui accorder son vœu (mais sous l’apparence physique qui était désormais sienne) et organisa un grand sacrifice (58.1-10) destiné à le faire monter au ciel avec son corps. Après le refus des fils de Vasiṣṭha22 d’y participer (ils sont par conséquent maudits et dégradés par le sage, 58.12-23), le sacrifice s’accomplit efficacement grâce à la toute-puissance de Viśvāmitra comme officiant principal (tout kṣatriya qu’il ait pu être, 58.14), et malgré les création cosmique, celle d’un autre ciel nocturne, dans ce cas provisoire, et faire ainsi monter au ciel Triśaṅku – le yajña védique, dīrghasattra pourtant long de douze ans, s’étant auparavant révélé pour cela inefficace). (21) On consultera utilement pour ce passage les notes de R.P. Goldman à sa trad. anglaise du texte de l’éd. crit. du Rm (t. 1, 1984 ; cf. infra les référence aux trad. et notes de Sh.I. Pollock pour le t. 2, 1986, et R.P. GOLDMAN et alii pour le t. 6, 2009), ainsi que la vénérable présentation de J. MUIR, Original Sanskrit Texts [n. 9], 18682, p. 401-405. (22) Associés à un certain brahmane appelé Mahodaya (cf. 58.12-3, 16, 21, 59.1), inconnu par ailleurs, et qui semble bien ici représenter Vasiṣṭha sous un autre nom (cf. sur le problème de son identification, Goldman ad 58.12 ; J. MUIR, Original Sanskrit Texts [n. 9], 18682, p. 402, suggérait déjà d’y voir Vasiṣṭha). Il apparaît que le(s) auteur(s) de ce kāṇḍa du Rm ai(en)t pour des raisons de cohérence interne voulu éviter que Vasiṣṭha ne soit lui-même, dans cet épisode « annexe » ainsi raconté, nommément présenté comme victime de la malédiction de Viśvāmitra le transformant en un « tribal » (chasseur ou pêcheur) Niṣāda (et ses fils en de vils Muṣṭikas, gardiens des morts et mangeurs de chaire canine) alors qu’il reste par ailleurs, et notamment dans le récit principal, le très distingué purohita attitré des rois d’Ayodhyā.

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Les trois péchés de Triśaṅku réticences des dieux à accepter la venue au ciel de Triśaṅku, jugé indigne de cet honneur du fait d’avoir été, selon leurs propres mots, « frappé par la malédiction de [son] guru » (guruśāpa-hata/-parikṣata, 59.17, 24) – rappel de son ultime péché (même si ce n’est pas Vasiṣṭha lui-même qui avait prononcé la malédiction consécutive à sa faute ; cf. les expressions guruśāpa-hata et brahmarṣi-śāpa, en MBh 1,65 *598 et *599 l. 1, mss. du sud, et prāptaś cāṇḍālatāṃ śāpād guroḥ en BhgP 9,7.5cd). Le détail du catastérisme est resté célèbre. Face à la résistance d’Indra (Pākaśāsana, 59.16) qui veut renvoyer Triśaṅku à terre, tête la première (avāk-śirās, 59.17), Viśvāmitra en rage crée, tel le démiurge, (une constellation) d’autres Sept Ṛṣis (saptarṣi), située sur la voie (céleste nocturne) méridionale,23 ainsi que toute une autre guirlande d’étoiles (23) Le sens du composé dakṣiṇa-mārga pose question. Monier-Williams (dict. s.u°) le donne comme un terme technique d’astrologie désignant « the southern (course) of a planet » sur base de Varāhamihira, Yogayātrā (4.49 éd.-trad. H. Kern 1876, à propos de Śukra/Vénus parcourant « die südliche Bahn », dakṣiṇamārgacārī), mais Bṛhadyātrā, 11.28 (éd. D. Pingree 1972) parle d’une voie méridionale qui est plus précisément celle du soleil, en expliquant qu’une planète (graha) « qui va vers le couchant ou le levant, en se tenant sur la voie méridionale du soleil » (yo ’staṃ yāty udayaṃ vā dakṣiṇamārga-sthitaḥ sahasrāṃśoḥ) produit tel effet militaire néfaste. Dans une note à sa traduction du passage du Rm (sous dir. M. Biardeau, 1999), J.-M. Péterfalvi suggère en ce sens que « la voie australe [ainsi qu’il traduit dakṣiṇa-mārga] correspond sans doute à l’inclinaison qui distingue le cours austral du soleil d’un solstice à l’autre. Cette division de l’année a une grande importance pour le salut après la mort, notamment. Le cours septentrional (l’Inde étant dans l’hémisphère nord) est considéré comme favorable par rapport au cours méridional. » Cette explication par le mouvement apparent du soleil au-dessus de l’horizon en journée est un premier élément de réponse : le soleil se déplace en effet, par rapport à l’observateur, quotidiennement d’est en ouest, dans une portion sud du ciel, selon une trajectoire d’inclinaison variable, sa position au zénith la plus méridionale étant atteinte au solstice d’hiver (cf. M. WITZEL, Chemin du ciel [n. 4], 1984, fig. 3b). Mais il s’agit donc là de son cours diurne. En relation avec la position de planètes ou d’étoiles dans le ciel nocturne, la zone sur la voûte céleste ainsi définie par la trajectoire diurne variable du soleil (avec un arc supérieur formé par sa trajectoire au solstice d’été et un arc inférieur par celle au solstice d’hiver) est celle où vont apparaître successivement au cours de l’année les différentes constellations (que l’on ne dira pas ici « zodiacales », car celles ainsi nommées s’étendent en partie en-dessous de la limite sud de l’écliptique, ce qui n’est pas le cas des nakṣatras, cf. supra n. 8), qui chaque nuit se lèvent et se couchent également en effectuant une trajectoire d’est en ouest aux yeux de l’observateur regardant le ciel en direction du sud (le point central de référence étant la position du soleil à son zénith). Un parallélisme étant ainsi établi entre le cours diurne de l’astre solaire, dont la variabilité déterminerait une bande de passage d’une certaine largeur, et la zone, correspondant à cette bande, où circuleraient les constellations durant la nuit, la « voie australe » désignerait alors la limite inférieure (sud) de cette zone, au-delà de

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Christophe Vielle (nakṣatra), constellations aussi placées dans la région (céleste) australe (sṛjan dakṣiṇamārga-sthān saptarṣīn aparān punaḥ || nakṣatra-mālām aparām asṛjat krodha-mūrchitaḥ | dakṣiṇāṃ diśam āsthāya … || … nakṣatra-vaṃśaṃ …, 59.20cd-22a ; cf. MBh, 1,65.34 : « dans sa colère, en plus des constellations [existantes], au moyen d’une pléthore d’étoiles il créa des [autres] constellations avec à leur tête un autre / un contre-Śravaṇa », ati nakṣatra-vaṃśāṃś ca kruddho nakṣatra-saṃpadā | prati-śravaṇa-pūrvāṇi nakṣatrāṇi sasarja yaḥ),24 menaçant même de créer un autre Indra ou que ce (nouveau) monde (loka, divin) soit dépourvu d’Indra (59.22cd).25 Et alors qu’il s’apprête ainsi à créer même des divinités (daivatāny api), les dieux consentent que restent en place26 toutes les constellations nouvellement créées (au sud), pour autant qu’elles soient « en-dehors du cours du soleil »

laquelle commence la « région » céleste dite aussi « australe » (dakṣiṇāṃ diśam) nommée juste après, avec ses autres constellations, en partie invisibles à un observateur dans l’hémisphère nord. On notera qu’A. Roussel (trad. 1903) n’opère pas ici de distinction entre « voie » et « région » et traduit deux fois « dans la région du sud », de même que Goldman (« in the south » puis « in the southern portion of the sky ») et même J.E. MITCHINER, Traditions of the Seven ṛṣis, Delhi, 1982, p. 111. L’explication proposée paraît confirmée par le fait qu’il est précisé plus loin que les nouvelles constellations méridionales sont ensuite définitivement fixées « en dehors du cours du soleil », c’est-à-dire qu’elles ne dépassent clairement plus la limite inférieure de la zone de l’écliptique (cf. infra n. 27). (24) La mise en parallèle des éléments du Rm et le passage du MBh a été opérée par J.F. FLEET, « Prati-Sravana-purvani Nakshatrani », dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1916, p. 567-50. Le fait de faire commencer la liste des nakṣatras par Śravana (la 21e) est rapproché par Fleet de MBh, 14,44.2c qui l’atteste aussi, même si l’éd. crit. a opté là pour la leçon śraviṣṭhādīni au lieu de śravanādīni (var.) ṛkṣāṇi, ce qui décale cette liste « alternative » (versus la liste traditionnelle débutant par les Kṛttikās) en la faisant débuter par les Śraviṣṭhās (la 22e) ; mais comme l’a montré J.E. MITCHINER, Traditions [n. 23], 1982, p. 152-55, discutant ces mêmes passages, on trouve attesté l’un ou l’autre de ces deux nakṣatras en tête de cette liste post-védique (cf. ibid. p. 155-166, pour les conclusions chronologiques qui en sont tirées) et qui, à la différence de l’ancienne, correspond à l’observation astronomique réelle (selon Fleet). (25) R.P. Goldman ad loc. note que les commentateurs indigènes comprennent en cela que ce nouveau monde céleste, austral, aurait comme roi Triśaṅku plutôt qu’Indra. L’hémistiche n’est pas retenu par une partie des manuscrits, dont la version du texte offre néanmoins la même idée dans la variante de l’hémistiche 22e indrādīn aparān devān. (26) Ce qui est donc différent de la version du SkP (cf. supra n. 20) où la contrecréation de Viśvāmitra n’est que provisoire. Cf. Murāri qui dans l’Anargharāghava (1.98-100, 2.130, 3.89 éd.-trad. J. Törzsök) fait référence à une version similaire (où Brahmā joue aussi un rôle particulier de suppliant au côté d’Indra)

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Les trois péchés de Triśaṅku (vaiśvānara-pathād bahiḥ, 59.30cd, cf. 1140* l. 2),27 et que soit maintenu pour toujours aussi dans ce ciel (méridional) Triśaṅku, brillant parmi ces (nouveaux) luminaires (teṣu jyotiḥṣu), la tête dirigée vers le bas (avāk-śirās), pareil aux immortels (59.27-31 ; cf. MBh, 13,3.9cd : avāk-śirā divaṃ nīto dakṣiṇām āśrito diśam ; BhgP, 9,7.6). Et ainsi que concluent un grand nombre de manuscrits, « ces luminaires-là suivront cet éminent roi, lui qui a atteint son but et acquis la gloire en gagnant le ciel » (1138*). L’astre Triśaṅku se trouve ensuite cité en Rm, 2,36.10 parmi un groupe de planètes (grahāḥ) en position favorable ; puis à nouveau en 6,4.44, dans un ciel où « il brille immaculé, lui le rājarṣi en compagnie de son chapelain, le plus fameux de nos aïeux » (cf. R.P. Goldman et alii, ad loc. pour la question de l’identité du purohita l’accompagnant dans le ciel – Viśvāmitra ou Vasiṣṭha – sur laquelle se divisent les commentateurs indigènes). Cet épisode constitue à lui seul un mythe étiologique astronomique, mais l’exégèse du catastérisme ne fait pas l’unanimité. On s’accorde du moins sur une des idées qu’il expose, celle qui postule un « autre » ciel nocturne (imaginaire) situé plus au sud, avec ses propres constellations (conçues comme similaires) ; mais les propositions d’identification de celles-ci varient.28 En ce qui concerne plus précisément Triśaṅku, certes on peut le (27) Goldman à propos de ces nouvelles constellations placées dans le firmament austral « outside the circuit of the sun » (« who shines on all men » ajoute-t-il comme pour expliciter son nom d’« universel » ; cf. « en dehors du chemin suivi par Vaiçvânara » Roussel, alors que Péterfalvi se trompe en traduisant « en dehors des voies bien connues de tous », manquant d’identifier le soleil en vaiśvānara auquel Apte dict. s.u° donne même ici le sens de zodiacal) commente : « the idea is that they will not be in the true zodiac ». Également dans le sens de l’explication proposée (et en évitant le mot « zodiaque » qui est inexact dans ce cas, cf. supra n. 23), J.F. FLEET, Prati- [n. 24], 1916, p. 568 n. 2 qui traduit « outside the path of the sun » explique : « that is, somewhere to the south of the limit to which the sun goes at the winter solstice ». Le même composé vaiśvānara-patha est attesté en Atharvaveda-pariśiṣṭa, 50,4.1 (fragment d’une ancienne Garga-saṃhitā, cf. infra n. 29). (28) J.F. FLEET, Prati- [n. 24], 1916, p. 569 n. 1 propose ainsi d’identifier la « nouvelle » constellation des Sept Sages, celle australe donc (la boréale correspondant à la Grande Ourse), aux quatre étoiles brillantes de la Croix du Sud + α et β du Centaure, et peut-être α du Triangle austral comme la septième étoile (à l’extrémité de la queue, ou du timon du chariot), tandis que Triśaṅku dans sa position renversée occuperait la place d’une étoile polaire australe, avec les Saptarṣis (méridionaux) et autres étoiles tournant autour d’elle. Avant lui, Wilson (1840, note à sa trad. de ViP, 4,3), tout en notant d’abord que Triśaṅku suspendu en l’air devait former une constellation « in the southern hemisphere », se risquait à proposer d’identifier Triśaṅku à Orion (visible dans l’un et l’autre hémisphères), dont les trois étoiles brillantes de la ceinture correspondraient aux trois śaṅkus. On objectera (cf.

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Christophe Vielle chercher dans la région australe, qu’il ornerait (triśaṅku-tilakām… diśam) selon Bāṇa de la même façon que la région boréale est décorée des Sept Ṛṣis (Kādambarī §123 Scharpé, cf. p. 90 trad. Ridding, 122 Layne), indiquant par là une position « supérieure », circumpolaire pour l’un et l’autre, ce qui est en effet le cas de la Croix du Sud du point de vue d’un observateur situé dans l’hémisphère austral. Mais il s’agit de voir en outre si Triśaṅku ne s’observe pas aussi dans la portion méridionale du ciel visible en Inde même (dans l’hémisphère nord donc), où là, au contraire, il devrait se trouver, comme le dit Subandhu (Vāsavadattā, p. 28 éd. Hall, cf. p. 51, 147 trad.-éd. Gray), « déchu de la voie des nakṣatras » (nakṣatra-patha-skhalita ou -yuta), ce qui est cette fois le cas et des constellations d’Orion et du Grand Chien (incluant Sirius ; cf. n. 28), et, du moins si l’observateur se trouve au sud de l’Inde, de celle de la Croix du Sud, qui n’appartiennent les unes et l’autre pas au groupe des constellations apparaissant au-dessus de l’écliptique (cf. n. 23 et 27). Dans l’un ou l’autre de ces cas, Triśaṅku correspondrait à quelque étoile ou constellation « immobile », sthāvara, propre à la région céleste « méridionale », ainsi que le présente un vieux recueil d’astrologie divinatoire attribué au sage Garga.29 On ne peut pourtant exclure d’envisager, différemment, que Triśaṅku fasse référence à une planète (graha) mobile, ainsi que le désigne CHR. VIELLE, Mytho-cycle héroïque [n. 3], 1996, p. 102 n. 113, pour les références) que ces dernières sont plutôt vues comme représentant la flèche du « chasseur » (lubdhaka ou mṛga-vyādha) Sirius identifié à Rudra ; quoiqu’une allusion de Somadeva (Kathāsaritsāgara, 6,2.88cd : triśaṅkuḥ kiṃ na nīto dyāṃ viśvāmitreṇa lubdhakaḥ) fasse d’une certaine manière aussi de Triśaṅku un (ce ?) chasseur céleste. L’identification de Triśaṅku à Orion est reprise sans autre commentaire par J.E. MITCHINER, Traditions [n. 23], 1982, p. 253. Mais suivant le dictionnaire de Böhtlingk & Roth (s.u°), Triśaṅku est le plus souvent et communément donné comme nom « hindou » de la constellation de la Croix du Sud (laquelle sert de point de référence polaire austral). Pollock (ad Rm, 2,36.10) cependant ne pense pas que cette dernière identification soit la bonne. On notera en outre l’interprétation historicisante de l’épisode remontant à F. Schlegel (apud G. Gorresio 1847, cité par Goldman ad Rm 1,59.20-21), selon laquelle ce mythe rendrait compte des éléments d’un ciel nocturne méridional progressivement « découvert » par les migrants, lors de l’extension de la civilisation aryenne (interprétée comme une colonisation) vers le sud. (29) D’après le fragment en Atharvaveda-pariśiṣṭa, 52 (graha-saṃgraha), 10.12b : prabhāsaś candrabhāsaś ca tathāgastyaḥ pratāpavān | dṛḍhavratas triśaṅkuś ca ajau vaiśvānare mṛḍaḥ || aruṇaś ca danuś caiva yāmyāyāṃ sthāvarāḥ smṛtāḥ | ; alors que les Sept Ṛṣis sont les sthāvaras situés dans le nord (ibid., 10.2c-3). Sur l’ancienne Garga-saṃhitā (d’astromancie et d’autres arts divinatoires), toujours inédite et dont des fragments se trouvent dispersés dans des œuvres postérieures, voir D. PINGREE, Jyotiḥśāstra [n. 11], 1981, p. 69-71, ainsi que J.E. MITCHINER, The Yuga Purāṇa, Calcuta, 1986, p. 3-13, 101-120.

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Les trois péchés de Triśaṅku explicitement le vers cité (supra) en Vāyu-purāṇa (88.116, cf. aussi Rm, 2,36.10), plutôt qu’à une étoile ou à un groupe d’étoiles fixes.30 Deux éléments vont dans le sens de cette dernière interprétation. D’abord le fait que le personnage soit présenté comme n’ayant pas atteint complètement le ciel des dieux, ainsi que le rappelle Bāṇa en disant à propos d’une caṇḍālā « arrivée du sud », qu’elle est « d’une splendeur royale comme [celle] de Triśaṅku quand il monta au ciel des dieux, [c’est-à-dire qu’elle a été] déchue (« rabaissée ») par Indra (celui « aux cent sacrifices ») qui poussa un hum de colère (suralokam ārohatas triśaṅkor iva kupita-śatamakha-huṃkāranipātitā rājalakṣmīḥ ; Kādambarī §5 Scharpé, cf. p. 6 trad. Ridding, 10 Layne). Or, cette position intermédiaire dans le ciel (nocturne) est un trait caractéristique des planètes, lesquelles circulent strictement sur la « voie du soleil » (astre lui-même présenté comme le chef des grahas), le long même de l’écliptique (juste un peu au-dessus ou en-dessous de celle-ci), alors que les étoiles occupent l’ensemble de la voûte céleste (et que le maître de celles que l’on nomme nakṣatras est l’astre lunaire qui se tient « au-dessus de la voie solaire », ādityapathād ūrdhvam, HV, 36.6a). Triśaṅku est devenu emblématique de cette position d’« entre-deux » : Bāṇa parle d’un homme « qui tel Triśaṅku se tient la tête en bas, jour et nuit, exclu de l’un et l’autre mondes (triśaṅkor ivobhayalokabhraṣṭasya naktaṃdinam avākśirasas tiṣṭhataḥ, Harṣacarita 7 [249], cf. p. 220 trad. E.B. Cowell-F.W. Thomas), c’est-à-dire, pour Triśaṅku, le terrestre d’un côté et le céleste-divin de l’autre, ainsi que le précise Murāri (Anargharāghava 1.59 Törzsök : triśaṅkor upabhogāya na dyaur api na bhūr api). Sa position flottante est même devenue, au sens figuré, proverbiale : le Malayalam Lexicon (s.u°) donne le triśaṅku-svarggam comme une expression idiomatique désignant « a state of suspense or indefiniteness », et l’on trouve ainsi chez Kālidāsa, Abhijñānaśākuntala (Acte 2, juste avant le vers 17), l’exemple du bouffon qui dit au roi soumis à un dilemme : « Comme Triśaṅku, demeure entre (les deux positions) » (triśaṅkur ivāntarā tiṣṭha) ; ou dans un poème philosophique attribué à Abhinavagupta (Paryantapañcāśikā, v. 37), celui d’un état intermédiaire dit triśaṅkuvat « entre le ciel de la conscience et la terre inerte » (cf. même idée en Mokṣopaya 4,5.11). Cette position médiane dans le ciel se complète d’une mobilité de l’astre Triśaṅku, lequel est dit dans deux textes purāṇiques médiévaux se déplacer, tel le soleil ou l’astre lunaire, sur un char : « Lui qui toujours encore circule dans le ciel sur un char aérien par le pouvoir du Kauśika » (vimāne divi yo ’dyāpi vartate (30) Cf. la trad. du vers du VāP par G.V. Tagare (1988) qui rend bien graha par « planet », contra Wilson (1840) qui citant le même vers en note de sa traduction de ViP, 4,3, traduit par « the constellation Triśaṅku ». De même Pollock ajoute dans sa traduction de Rm, 2,36.10 le mot « constellation » devant un Triśaṅku pourtant là cité dans une liste de grahas, tandis que Goldman (et alii) soutient ensuite en commentaire ad 6,23.19 que Triśaṅku aurait atteint « the status of a nakṣatra » en Rm, 1,59, ce que ce texte-là ne disait nulle part.

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Christophe Vielle kauśikājñayā, Jaiminīya-saṃhitā du Brahmāṇḍa-purāṇa 1.63cd éd. Chr. Vielle ; cf. BhgP 9,7.6c : adyāpi divi dṛśyate ; DBhgP 7,14.23b : vimāna-vara-saṃsthitam). Si l’on revient à la Taittirīya-Upaniṣad ainsi qu’au śloka du Vāyu-purāṇa (88.116), l’hypothèse que l’entité féminine évoquée dans ce dernier représente la Voie Lactée qui, tournant avec les autres constellations dans le ciel nocturne au cours de l’année,31 serait à l’un ou l’autre moment (mais non constamment) « décorée » par un « saisisseur », astre aussi dit « secoueur » (à son passage) de la frondaison de arbre cosmique occupant la voûte céleste supérieure, s’accommoderait bien de la nature planétaire d’un Triśaṅku, visiteur occasionnel en bordure de l’écliptique.32 En outre, cette interprétation ne s’oppose pas au fait que Triśaṅku soit supposé régner sur la région australe, vu que si la « voie du soleil » se présente au sud dans l’hémisphère nord, elle se trouve au nord dans l’hémisphère sud, où le personnage occuperait donc là une position « supérieure » toute royale, avec l’idée (mytho-) logique d’un régent austral dont les caractères seraient

(31) Cf. supra n. 13, et M. WITZEL, Chemin du ciel [n. 4], 1984, fig. 1, 3a, 8. (32) On osera même ici une hypothèse supplémentaire en ce qui concerne les grahas à l’époque védique (cf. supra n. 8), prolongeant les observations de M. YANO, « Planet Worship in Ancient India », dans CH. BURNETT et alii [Éd.], Studies in the History of the Exact Sciences in Honour of David Pingree, LeidenBoston, 2004, p. 331-348 (Islamic Philosophy, Theology and Science Texts and Studies, 54). Auraient été anciennement appelées « saisisseurs » d’une part les planètes, vues lors de leurs occasionnelles apparitions comme des « météores [volant, surgissant], [en provenance] de la terre [au travers] de l’espace intermédiaire, qui se meuvent dans le ciel » (utpātāḥ pārthivāntarikṣāḥ [cf. W.D. Whitney ad loc., mais en gardant l’unité syntaxique de l’hémistiche]… divicarā grahāḥ, AtharvaV, 19,9.7cd) et, d’autre part, les éclipses (lunaires et solaires, grahāś cāndramasāḥ… ādityaś ca rāhuṇā, AtharvaV, 19,9.10ab). Et tandis que ces dernières sont mythologiquement expliquées par l’existence d’un démon (Svarbhānu, Rāhu et/ou Ketu ; cf. M. YANO, Planet Worship [à cette n.], 2004, p. 331-34), les planètes, ou du moins une partie d’entre elles dont les mouvements apparents respectifs auraient été confondus (et donc non perçues comme des entités distinctes), le seraient par le catastérisme du roi (« terrestre », cf. pārthiva) Triśaṅku. Le fait qu’en Maitrāyaṇī-Upaniṣad (7,6) ce soit Śani qui précède Rāhu-Ketu au sein d’une partie de liste faisant référence aux grahas, est à cet égard tout aussi intéressant : sans que l’on puisse prétendre que ce nom (śani s’expliquant comme « qui se déplace lentement », manda ou śanaiś-cara, convient en effet à toute planète) désigne déjà alors précisément Saturne, comme ce sera le cas dans la liste canonique des (nava-)grahas, il est un fait que la description physique classique de Śani est remarquablement proche de celle du roi caṇḍāla Triśaṅku : « vêtu d’un habit noir, [le corps] noir, […] tenant le daṇḍa, monté sur un char… » (Viṣṇudharmottara-purāṇa, 3,69.6cd-7).

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Les trois péchés de Triśaṅku inversés, aux antipodes de ceux du roi céleste boréal (Indra en l’occurrence) : non-ārya à la couleur foncée et la tête en bas.33 Quoi qu’il en ait pu être plus précisément, dans un contexte de mythologie astronomique archaïque qui nous échappe en grande partie, on conclura comparativement34 en soulignant que Triśaṅku, tel le chasseur-guerrier Héraclès ou le roi Romulus, triple pécheur sur terre et in fine devenu immortel par une forme d’apothéose physique, trouvant sa place dans le ciel des dieux (sans être néanmoins l’égal de ceux-ci), offre un notable exemple de schéma mythique ancien associant une structure trifonctionnelle à un catastérisme.

(33) C’est ainsi que Triśaṅku est représenté dans les miniatures mogholes illustrant l’épisode d’après le Rāmāyaṇa. Un personnage se trouve dans la même position renversée (et à mi-hauteur du ciel) sur un relief de Mahabalipuram illustrant les trois pas (cosmiques) de Viṣṇu dit Trivikrama (Emmanuel Francis me signale d’autres reliefs d’époque gupta et post-gupta illustrant cet épisode et comportant ce même personnage flottant dans l’espace la tête en bas) ; M. LOCKWOOD, Māmallapuram : A Guide to the Monuments, Madras, 1993, p. 63 a proposé de l’identifier à Triśaṅku, ce qui est en effet tentant. (34) Comme suite à B. SERGENT, « Astronomie comparée indo-européenne », dans Journal asiatique, n. 300, 2012, p. 635-651.

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HATED BY ALL GODS: LYCURGUS, BELLEROPHON, AND THE TWIN MALADIES OF THE INDO-EUROPEAN WARRIOR IN HOMER’S ILIAD ROGER D. WOODARD (UNIVERSITY OF BUFFALO)

Bellerophon, son of Glaucus, son of Sisyphus, once murdered a man in Corinth – his brother say some,1 one Bellerus, a tyrant, say others – a homicidal act that provided the young warrior with a name (Βελλεροφόντης), according to an etymology2 that seems far too convenient. Fleeing from his home city, Bellerophon made his way to Argos to be purified by king Proetus. There the young Corinthian would remain until Anteia (or Stheneboea), the wife of Proetus, whose seductive advances Bellerophon scorned, lied to Proetus, accusing Bellerophon of being the sexual aggressor. This tale of feminine sexual aggression and the homicidal warrior earliest finds Greek expression in Homer’s Iliad 6.156–211.3 The Lycian Glaucus, the grandson of Bellerophon, and Achaean Diomedes, grandson of the Calydonian king Oeneus, have met in battle. First comes the ritual challenge of Iliadic combat. Diomedes wants to know the identity of his opponent – (1) Thus Pseudo-Apollod., II, 3, 1; Tzetz., Chiliades, 7, 149 and Scholia in Lycophronem, 17. (2) So, inter alia, Asclepiades, F. 12; Zenob., II, 87; Hesych., Β 489; Eustat., Commentarii ad Homeri Iliadem, II, 269-270; Tzetz., Chiliades, 7, 149 and Scholia in Lycophronem, 17; Scholia in Iliadem (scholia uetera) VI, 155 (scholion 12). His name is said to have been previously Ἱππόνοος (Asclepiades, F 12; Scholia in Iliadem [scholia uetera], VI, 155 [scholion 3]) or Λεωφόντης (Scholia in Iliadem [scholia uetera], VI, 155b [scholion 1]). (3) The trope is well known in literary traditions of the ancient Near East, which have been widely regarded as underlying the various Greek expressions of the motif. For discussion, see R.D. WOODARD, « Bellérophon et l’agression féminine: diachronie et synchronie dans le mythe et la pratique rituelle », in CL. CALAMEP. ELLINGER [Éd.], Du récit au rituel par la forme esthétique. Poèmes, images et pragmatique cultuelle des formes discursives et des images en Grèce ancienne, Paris, 2107, p. 305-332 in which it is argued that in the case of Bellerophon a borrowed Near Eastern tale has been interwoven with Indo-European traditions of the « dysfunctional warrior » (on which figure see R.D. WOODARD, Myth, Ritual, and the Warrior in Roman and Indo-European Antiquity, Cambridge, 2013, 289 p.).

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Roger D. Woodard man or god?4 In reply Glaucus recites his lineage, telling the tale of his grandfather Bellerophon and of how Proetus’ anger sent Bellerophon from Argos to Lycia (6.156–160)5: « To [Bellerophon] the gods gave both beauty and gorgeous manhood; but in his heart Proetus plotted vile against him – so from the Argive land drove him, much the better and the braver: for Zeus subdued [Proetus] by his scepter. And the wife of Proetus, dazzling Anteia lusted madly for [Bellerophon] […] »

The verb that the epic poet here uses to name Anteia’s desire for the young hero, ἐπιμαίνομαι, has the fundamental sense of « to be mad for » (with dative), or simply « to rage ». It is a verb that shares common lexical space with μανία « madness, frenzy » (with its derivatives μανικός « mad, frenzied »; μανιώδης « mad-like ») and other terms that we shall encounter in the coming pages. With Homer’s use of ἐπιμαίνομαι in the present context, compare Anacreon’s μανιόκηπος (446P) used of a woman, a πόρνη, who is mad for sex (a compound with κῆπος « garden » in its appropriation to denote the female genitalia).6 Aeschylus (Agamemnon 1427) deploys the verb as the Chorus of Elders of the Agamemnon speaks of how Clytemnestra’s murdering mind « rages » (ἐπιμαίνεται) – a homicidal rage that will be answered « stroke for stroke » (τύμμα τύμματι τεῖσαι). In Seven Against Thebes (line 155), the Chorus of Women wails and cries of the very « air raging and brandishing spears » (δορυτίνακτος αἰθὴρ ἐπιμαίνεται) as combat threatens to engulf the city of Cadmus: we pass here from expressions of feminine rage to the rage of the warrior. Just so, Homer uses the simplex verb μαίνομαι to denote the warrior’s mad fury: at Iliad 5.717, for example, as Hera speaks to Athena of Ares being allowed « to rage » (μαίνεσθαι). Proetus, sovereign husband of the frenzied, rejected, sexually-aggressive feminine, gives to Bellerophon a folding tablet bearing a message that details that warrior’s own destruction, a tablet that is to be delivered to the king of Lycia (Anteia’s father), who is tasked with ensuring the death of (4) CL. CALAME, Greek Mythology: Poetics, Pragmatics and Fiction, translated by J. LLOYD, Cambridge, 2009, p. 70 rightly summarizes: « Having wounded Aphrodite and been sternly warned by Apollo, he was now hesitant about tackling head-on any opponent who might turn out to be another immortal. » (5) τῷ δὲ θεοὶ κάλλός τε καὶ ἠνορέην ἐρατεινὴν / ὤπασαν· αὐτάρ οἱ Προῖτος κακὰ μήσατο θυμῷ, / ὅς ῥ’ ἐκ δήμου ἔλασσεν, ἐπεὶ πολὺ φέρτερος ἦεν, / Ἀργείων· Ζεὺς γάρ οἱ ὑπὸ σκήπτρῳ ἐδάμασσε. / τῷ δὲ γυνὴ Προίτου ἐπεμήνατο δῖ’ Ἄντεια […]. (6) The woman is also described as πανδοσία « generous giver », λεωφόρος « public highway », and πολύυμνον « much sung ».

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Hated by the Gods unsuspecting Bellerophon (6.167-170). The Lycian monarch sets for the warrior three tasks to achieve this end (6.178-186): (1) to slay the monstrous Chimaera (a trisome of lion, goat, and snake); (2) to fight the Solymi, warriors par excellence; and (3) to do battle with the Amazons. Bellerophon is, however, victorious in each element of the trial. The king thus sets a trap for Bellerophon, who is ambushed by the finest Lycian warriors – only to slay them all (6.187–190). These miraculous combat victories persuade the king that Bellerophon must be the offspring of a god: he thus gives to the warrior (1) his own daughter; and (2) τιμῆς βασιληΐδος ἥμισυ πάσης « half of his sovereign honor »; in addition, (3) the Lycians « cut out » (τέμνω) for Bellerophon (a) an excellent τέμενος, (b) and a beauty of a φυταλία « planted place » (orchard/vineyard) and (c) of ἄρουρα « tilled land » (6.191-195). The gifted Lycian princess in turn provides the warrior Bellerophon with three children (6.196-199). The poet’s refrains rehearsing Bellerophon’s bountifully blissful state, realized in triplicates, are abruptly disrupted; Homer next sings7: « But when that man too became hated by all gods he wandered alone across the Aleian Plain devouring his own spirit, avoiding the path of humans. »

(« spirit » is an anemic, though not uncommon, translation of θυμός, a matter to which we shall return.) Following the moment of glorious, and rewarded, victory, as Homer has concatenated events in his epic performance of the warrior’s combat experiences, Bellerophon is transferred into some distant space of consuming isolationism – the expression and consequence of being « hated by all gods. » And why does Homer declare in line 200 that κεῖνος « that man », i.e. Bellerophon, « too » (καί) became hated by all gods? It is a status that only 60 lines earlier the epic poet had assigned to Lycurgus, king of the Edonians of Thrace. When Diomedes encounters Glaucus on the field of battle, as we have witnessed, he wants to ensure that this bold warrior is not one of the gods: no good comes to the man who « strives » (ἐρίζω, 6.131) with a god – aptly illustrated, in Diomedes’ view, by the case of Lycurgus, who attacked μαινομένοιο Διωνύσοιο τιθήνας « the nurses of raging Dionysus » with a βουπλήξ (an « ox-goad » – or a « sacrificial ax » used to immolate an ox, as in Greek Anthology 9.352). To characterize this god, Homer uses in line 132 a participle of the verb μαίνομαι « to be enraged, be mad »; the god is so (7) Hom., Il. 6.200-202: ἀλλ’ ὅτε δὴ καὶ κεῖνος ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν / ἦ τοι ὁ κὰπ πεδίον τὸ Ἀλήϊον οἶος ἀλᾶτο / ὃν θυμὸν κατέδων, πάτον ἀνθρώπων ἀλεείνων·

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Roger D. Woodard described, according to Aristarchus, because he drives others to madness or he himself is gripped by frenzy.8 It is the same verb that we have observed Homer to use to denote the displaying of madness in combat and, with prefix attached, i.e. ἐπιμαίνομαι, to characterize Anteia, possessed as she is by a « raging, crazed » lust for Bellerophon. Those women who will devote themselves to the frenzied rites of « raging Dionysus » (much like the envisioned « nurses » whom Lycurgus attacks) will themselves be identified by a nominal derived from μαίνομαι – that is, μαινάδες, a term that is well attested in the tragedies of Aeschylus but likely already known to Homer (witness the τιθῆναι ‘nurses’), who uses μαινάς at Iliad 22.460 of Andromache rushing μαινάδι ἴση « like a maenad » (« like a woman mad ») to the walls as Hector has been slain (compare the Homeric Hymn to Demeter 386 [and Pindar Pythian Odes 4.216]). Consequent to his physical confrontation with « raging Dionysus », tragedy will befall Lycurgus: Zeus will strike him blind, as Homer tells us (6.139); and more than that, as the unfolding attestation of the tradition reveals, Dionysus will make Lycurgus himself go mad. Pseudo-Apollodorus (3.5.1) states it explicitly: Λυκούργῳ δὲ μανίαν ἐνεποíησε Διόνυσος « Dionysus put madness within Lycurgus » – the god inflicted the man with μανία. And much earlier, Sophocles (Antigone 959) is only slightly more oblique when he mentions that Dionysus imprisoned Lycurgus, and that when he was so restrained, οὕτω τᾶς μανίας δεινὸν ἀποστάζει | ἀνθηρόν τε μένος « the terrible and exploding rage of the madness dribbled away » from him, if for Sophocles it was μανία that was the cause of Lycurgus opposing Dionysus (line 956). The genitive phrase here used by the tragedian is highly redundant: what dissipates as Lycurgus is held captive by Dionysus is the μένος of the μανία that possessed Lycurgus. Homeric epic as we have it does not preserve the nominal μανία (its earliest attested usage is found in fragment 10 of Solon [seventh/sixth centuries BC], in which the sense is clearly that of « warrior madness »): to denote nominally (and nonparticipially) the verbal notion expressed by μαίνομαι as it applies to the warrior in combat Homer can use Sophocles’ term μένος,9 as at Iliad 18.263–264 ([…] Τρῶες καὶ Ἀχαιοὶ | […] ἀμφότεροι μένος Ἄρηος δατέονται ‘[…] Trojans and Achaeans | […] both alike share the rage of Ares’).10 Greek μένος names the rage of the warrior and the application of (8) G.S. KIRK, The ‘Iliad’. A Commentary, volume 2, Cambridge, 1990, p. 174. (9) As well as χόλος and other forms. On the relationship in Homeric epic between these terms and μῆνις, see C. WATKINS, « À propos de ΜΗΝΙΣ », in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, t. 72, 1977, p. 187-209 and L. MUELLNER, The Anger of Achilles: Menis in Greek Epic, Ithaca, 1996, p. 111112, 187, 193. (10) And for a warrior’s wrath, notably that of Achilles directed against another warrior, Agamemnon, μῆνις can be used, a word that shares a common primitive

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Hated by the Gods physical power that accompanies that rage.11 In attacking Dionysus and his devotees, raging Lycurgus is displaying μένος. Sophocles’ conjunction of δεινός « terrible » and μένος « rage » in his description of the destructive fury of Lycurgus in the Antigone (959), which we encountered just above, must be grounded in Greek poetic formulaic language of deadly conflict. It is language, remarkably and significantly, that Homer himself employs in the combat narrative of Lycurgus’ counterpart in the dialogue of Glaucus and Diomedes: at Iliad 6.182 the epic poet describes the initial opponent that the Lycian king sets for Bellerophon – the Chimaera, with its « terrible rage » (δεινὸν […] μένος) of blazing fire. Exactly the same epic line, together with that one which precedes it (i.e. Iliad 6.181-182), appears in Hesiod’s Theogony (323-324).12 So in the Scutum (429-430) ascribed to Hesiod, the poet uses the lexical pair δεινός and μένος in likening the warrior Heracles to an enraged lion with terrible gaze that is prepared to pounce.13 Terror, rage, monster, and madness again conspire as Aeschylus attests the concatenation in his Eumenides; the poet

Indo-European etymon with μανία; but μῆνις is a nuanced and powerful word that appears to have been taboo (subject to taboo deformation) and circumscribed in its usage – never being used self-referentially in the Iliad. See, again, C. WATKINS, MHNIΣ [N. 9], 1977 and L. MUELLNER, Anger [n. 9], 1996, especially p. 177-194. See also GR. NAGY, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, revisited edition, Baltimore, 1998, p. 73-74. (11) For an explication of the semantics of Greek μένος within an Indo-European context, see GR. NAGY, Greek Mythology and Poetics, Ithaca-London, 1990, p. 8794; 111-116. (12) And the two lines in the Theogony have been treated as an interpolation by some editors. See M.L. WEST, Hesiod. Theogony, reprint edition, Oxford, 1978, p. 256. (13) And compare Scutum 445–446, in which the poet divides the concatenation of adjective and noun between the descriptions of two opposing warriors: δεινός is used of the « terrible » glare of Aegis-Bearing Athena (445) as she confronts Ares, telling him to hold back his μένος κρατερόν « mighty rage » (446). On this work attributed to Hesiod, R. LAMBERTON, Hesiod, New Haven, 1988, p. 141 offers an insightful observation (and interesting in the context of the present study) vis-à-vis archaic Greek epic: « It is almost as if we had taken a single step from the sober heroic battle narrative of Homer down the long road that connects it to such manifestations of the same Indo-European tradition as the extraordinary Irish epics – the Táin Bó Cuailnge, for example, with its infinitely greater imaginative range and tolerance for (or more accurately, cultivation of) exaggerations of preposterous scale. »

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Roger D. Woodard has the ghost of Clytemnestra declare, concerning the serpent-like14 Erinyes15: « Sleep and toil, lawful confederates, have made feeble the rage of the terrible she-dragon. »16

And in Sophocles’ Ajax – when Menelaus demands that Teucer leave the body of Ajax unburied – Ajax who had turned his combat-madness against his fellow Greek warriors – the playwright places on Menelaus’ lips the declaration (1066): πρὸς ταῦτα μηδὲν δεινὸν ἐξάρῃς μένος « in the face of those things, stir up no terrible rage! »17 Teucer is warned not to turn his own warrior-madness against the Greeks. In his Hippolytus, Euripides makes use of this formulaic coordination of these lexemes as Hippolytus protests to his father Theseus, when that infuriated Athenian hero-of-heroes has commanded his son to go into exile – for a crime that the son did not commit (being, like Bellerophon, a young warrior wrongly accused by a sexuallyaggressive, scorned woman): πάτερ, μένος μὲν ξύντασις τε σῶν φρενῶν | δεινή « O father, the rage and intractability of your mind18 is terrible » (983984): the unyielding combat fury of the father has been set against the son. To return to the μανία and μένος of Lycurgus – there are various traditions regarding violent acts of rage that the Thracian king commits in his condition, per Homer, of being « hated by all the gods » – atrocities perpetrated against his family – or against himself. In the Bibliotheca (3.5.1), Pseudo-Apollodorus writes that in his « enraged state » (μεμηνώς, perfect participle of μαίνομαι), Lycurgus slew his son Dryas with an « ax » (πέλεκυς), imagining the child to be a vine. Hyginus Fabulae 132 attests the same tradition and adds that Lycurgus slew his wife as well, even chopping off one of his own feet; Servius (on Aeneid 3.14) records that Lycurgus struck his two legs with the ax. More than that – in Fabulae 242, Hyginus installs Lycurgus in a list of men who committed suicide. Long before Servius and these mythographers wrote, however, Greek art was revealing images of Lycurgus unleashing his rage (μανία / μένος) on

(14) On the serpent affiliations, see D. OGDEN, Drakon. Dragon Myth and Serpent Cult in the Greek and Roman Worlds, Oxford, 2013, p. 254-257. (15) Aesch., Eum., 127-128: ὕπνος πόνος τε κύριοι συνωμóται / δεινῆς δρακαίνης ἐξεκήραναν μένος. (16) Compare the Hesiodic description of the Gorgons at Scutum, 235-237. (17) Compare, inter alia, Bacch., Od., 3.53-54. (18) On φρένες as the « physical localization » of μένος in Homer, see GR. NAGY, Greek Mythology [n. 11], 1990, p. 89.

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Hated by the Gods innocents. Farnoux19 provides an overview of evidence. From the mid fifth century BC comes an Attic red-figure hydria (Kraków, National Museum XI 1225 [ARV2 1121]) that shows Lycurgus preparing to strike his son Dryas, who is seated on an altar immediately in front of Lycurgus; behind the boy stands an imploring woman with outstretched arms. Another Attic red-figure hydria from later in the same century (Rome; Villa Giulia [ARV2 1343a]) is intriguing for its martial elements and overt carnage: Lycurgus is armed with a sword that hangs on his left side, suspended by a baldric that passes over his right shoulder; he holds a double ax above his head, poised to strike the kneeling, already decapitated body of Dryas; around the hydria dance maenads brandishing swords in thrusting position, one of whom holds aloft the severed head of Dryas.20 An Etruscan mirror from Praeneste (Paris; Louvre Br 1729), fifth (possibly fourth) century BC, shows Lycurgus grasping a young man with his left hand as he prepares to thrust into him a sword which he holds in his right.21 Compare two kraters from Ruvo di Puglia, both mid fourth century BC, which depict Lycurgus preparing to strike Dryas, who, on one, has arms raised in an imploring attitude (Naples; Museo Archeologico Nazionale 81411 [H 2874]), or who, on the other, grasps the knee of Lycurgus (as he holds the boy’s neck; Ruvo; Museo Archeologico Nazionale Jatta 32). A krater from Anzi (Naples; Museo Archeologico Nazionale 82123 [H 3237]), first half of the fourth century, depicts Lycurgus, with a double ax, preparing to strike (seemingly) his wife, whom he holds by the hair, while a woman to the left of Lycurgus holds the body of Dryas. On an amphora from Ruvo (Naples; Museo Archeologico Nazionale 81953 [H 3219), mid fourth century BC, Lycurgus wears a sword at his side and holds a double ax, with which he prepares to strike his wife, « qui s’est réfugiée auprès d’une statue ».22 This list could be lengthened. Robertson23 reports that the « most popular version in art » is that of Lycurgus preparing to strike a nymph with an ax, often as a vine begins to twine around Lycurgus. And the vine alone not uncommonly substitutes for the nymph in visual representations of the tradition. This is the version that (19) A. FARNOUX, « Lykourgos I », in LIMC, t. VI, 1, Zürich-Munich, 1992, p. 309-319, with associated plates. (20) On supplicating Dryas, see F.S. NAIDEN, Ancient Supplication, Oxford, 2006, p. 107 n. 10. (21) The figures are labeled with Latin inscriptions, the child being identified as Pilonicos Taseio filios; Taseos stands to the left of Luqorcos, preparing to defend the boy. There is speculation that the depiction has been influenced by the myth of Telephus. On the piece, see, inter alia, D. EMMANUEL-REBUFFAT, Corpus speculorum etruscorum. France 1, Paris – Musée du Louvre, Rome, 1997, p. 37-39. (22) A. FARNOUX, Lykourgos I [n. 19], 1992, p. 312. (23) M. ROBERTSON, « Monocrepsis », in GRBS, t. 13, 1972, p. 40.

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Roger D. Woodard receives literary expression in Nonnus’ elaboration of the tradition (Dionysiaca 21.1-169), in which Lycurgus, presented as a son of Ares, attacks a nymph, Ambrosia, with an ax; the nymph is changed into a vine that grows up around Lycurgus and ensnares him. He is released by Hera, but Zeus then robs Lycurgus of his sight, making him a blind wanderer, like Homer’s Bellerophon, traveling on and on without reprieve. With regard to this « most popular » variant of the Lycurgus-victim, Robertson, like others before him,24 calls attention to Anthologia Palatina 16.127, an epigram describing a bronze statue of an ax-wielding Lycurgus, standing over a vine, and poised to strike. The anonymous poet writes of τὸ πάλαι θράσος « the ancient boldness » that the form of Lycurgus conveys (line 5): θράσος denotes the warrior’s « boldness » in battle, but here in its negative sense, being a combat-boldness that is misplaced in a domestic setting – a characterization of Lycurgus that is reinforced by the poet’s further invocation of the killer’s ἀγέρωχος λύσσα, his « insolent raging madness » (lines 5–6). The latter lexical choice leaves no doubt about the psychological condition of Lycurgus for this poet: λύσσα is a term that Homer uses to describe the raging, insane combat-mania of the epic warrior – τὸ πάλαι θράσος indeed – word aptly adapted to denote the mouthfoaming, raving madness of « rabies » and derived from λύκος « wolf ». Λυκόοργος is possessed by λύσσα. But this anonymous poet offers another intriguing detail in the opening lines of the epigram: « Who has molded this bronze one-shoed Thracian Lycurgus, chieftain of the Edonians? »25

The statue of the raging killer here described depicts him as μονοκρήπις « one-shoed ». It is not a unique occurrence. From Vulci comes a clay statue of Lycurgus striking a vine with his double ax (Rome; Villa Giulia [SarkRel IV 3, 416 pl. 109.2]), first half of the second century BC: here again the homicidal madman is depicted as μονοκρήπις. Carved into a gem in the collection of the Archaeological Museum of Delos (74/314 a [3]), dated to the first century BC, is an image of Lycurgus hefting a double ax and wearing only a single boot. A carnelian intaglio from Saturnia (Tuscany) preserves another such image that also appears to present Lycurgus as μονοκρήπις (LIMC 6.2, 66). An in situ mosaic in Silin, Libya (late third or early fourth century AD) shows Lycurgus ensnared by a vine, as he swings

(24) Robertson cites PH. BRUNEAU-CL. VATIN, « Lycurgue et Ambrosia sur une nouvelle mosaïque de Délos », in BCH, t. 90, 1966, p. 391-427. See earlier, W. DEONNA, « Μονοκρήπιδες », in RHR, t. 56, 1935, p. 61-63. (25) Τίς τὸν Θρήϊκα τόνδε μονοκρήπιδα Λυκοῦργον / χάλκεον, Ἠδωνῶν ταγόν, ἀνεπλάσατο;

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Hated by the Gods at the vine with his double ax: only his right foot is covered with a shoe.26 We shall encounter yet another example of μονοκρήπις Lycurgus below. The adjective naming this one-shoed condition, μονοκρήπις, is of limited occurrence, first attested in Pindar Pythian Odes 4.75, with reference to the oracular warning that Pelias received at Delphi to beware of τὸν μονοκρήπιδα « the one-shoed man », who would turn out to be Jason.27 A scholiast on Pindar writes that all Aetolians wear a single shoe (μονοκρήπιδες) in order to be πολεμικώτατοι « most warrior-like » (Scholia in Pindarum [scholia uetera] 133c). The same practice is attested by Macrobius (Saturnalia 5.18.16-17), who rehearses lines from Euripides’ Meleager (F 530): in listing and describing members of the Calydonian Boar Hunt, Euripides asserts that, like the sons of Thestius, who are on hand for the hunt, all Aetolian warriors keep the left foot bare and the right foot shoed (ostensibly so as to make the knee nimble [ἐλαφρίζω]); the « sons of Thestius » are the maternal uncles of Meleager, whom he will kill in a conflict consequent to the boar hunt. Macrobius then goes on to detail a correction made by Aristotle (F 74): it is the left foot (not the right) that the Aetolians keep covered (5.18.19–21). These remarks are set in the context of discussion of Vergil Aeneid 7.684-690, in which lines the poet describes the warriors of the Hernici, who go into battle with headgear made of wolf skin, bare left feet, and right feet covered with rawhide boots. Compare Thucydides 3.22.2: here the 220 men who escape the siege of Plataea on a rainy night are said to wear a shoe only on their left foot in order to give them better traction in the mud. In describing the brilliant armor worn by (26) For these several objects, see A. FARNOUX, Lykourgos I [n. 19], 1992, p. 316, with associated plates. (27) Pseudo-Apollodorus (Bibliotheca 1.9.16) describes Jason’s one-shoed condition as μονοσάνδαλος, a term that is otherwise found in the work of the paroemiographer Zenobius (4.92 [twice]), referring to Jason, and used by Georgius Syceota in his life of St. Theodore of Syceon (seventh century AD). Synonymous are μονοπέδιλος and οἰοπέδιλος. The former occurs nine times in scholia on the works of Apollonius Rhodius, Hesiod, Lycophron and Pindar, in each case referencing Jason; the latter is similarly used by Apollonius Rhodius at Argonautica 1.7. Regarding the status of the one-shoed hero, D. OGDEN, Perseus, London-New York, 2008, p. 65 assigns an initiatory interpretation, claiming that such figures « were typically boys on the verge of manhood who crossed significant boundaries to accomplish great feats, » adding Perseus to Jason to form a set of two in this regard. This is not the case where Lycurgus is concerned, but the suggestion that the absence of a shoe is conceptually conjoined to a boundary crossing made by a warrior is nevertheless an interesting one (but one which will not be further explored herein). Ogden further remarks that « those who wish to see Perseus as a hero of katabasis or underworld descent may reflect that those being initiated into the mysteries of the underworld at Eleusis wore a single shoe for the experience. » Regarding the wearing of a single shoe in chthonian ritual, see [n. 30] below.

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Roger D. Woodard Samnites during the Second Samnite War, Livy (9.40.3) writes sinistrum crus ocrea tectum « the left leg was covered with a greave ». Presumably the right was not. Such is also said to be the case with Samnite gladiators in Rome (cf. Juvenal Satires 6.256). Compare also Vegetius, who reports (De re militari 1.20) that the archaic Roman soldiers had worn iron greaves on their right legs (and nothing on the left?). Deonna,28 following upon the work of earlier investigators, addresses these traditions and interprets the practical explanations of the customs as rationalizations of misunderstood ritual: they are « invraisemblables. » This must certainly be the case in large measure. Deonna29 proposes, for instance, regarding those warriors who escape from Plataea, and who do so oneshoed: « Ce n’est pas pour une raison pratique […] mais pour une raison religieuse. »30 Deonna goes on to generalize this claim over other examples cited above.31 Beyond this, one finds a rite evidenced elsewhere in the IndoEuropean world that surely has relevance for the phenomenon of the warrior with one shoe, which we shall soon encounter. The Greek lexeme μονοκρήπις also makes an appearance in the Alexandra attributed to Lycophron (by tradition the learned Alexandrian scholar from Eretria32), reflecting no doubt the author’s penchant for arcane lexicography (28) W. DEONNA, Μονοκρήπιδες [n. 24], 1935, p. 56-57. (29) W. DEONNA, Μονοκρήπιδες [n. 24], 1935, p. 67. (30) She continues: « Ils vont au devant d’une mort probable, déchaussés d’un pied, comme les fidèles des rites chthoniens, et, remarque avec raison Frazer, ils se vouent en quelque sorte aux puissances infernales, selon la pratique antique de la ‘deuotio’ ». Deonna here refers to J.G. FRAZER, The Golden Bough. Volume 3. Taboo and the Perils of the Soul, London, 19113, p. 312; see Deonna’s discussion on p. 58-59 for textual references to a single bare foot in Greek funerary and infernal/chthonian ritual, and p. 59-63 for monumental (interlaced with textual) evidence. While wearing a single shoe may synchronically hold significance for celebrants of funerary and infernal/chthonian rites in Classical antiquity, one may suspect that within the scope of Indo-European diachrony this practice was coincident to, or otherwise bound up with, warrior ritual practice (though this aspect will not be explored in the present work). Even from a synchronic perspective, an infernal element appears to be anomalous for particular expressions of the μονοκρήπις warrior, such as Jason and Lycurgus. (31) « Les Étoliens, les Italiques, les chasseurs de Calydon, pour Persée qui s’apprête au risque de tuer la Gorgone, peut-être pour les légionnaires romains et les gladiateurs avec une seule cnémide […] ». For Perseus, see [n. 27] above. (32) For recent discussion of the date and authorship of the work, see M. FANTUZZI-R. HUNTER, Tradition and Innovation in Hellenistic Poetry, Cambridge, 2004, p. 437-439 and A. SENS, « Hellenistic Tragedy and Lycophron’s’Alexandra’ », in J.J. CLAUSS-M. CUYPERS [Éd.], A Companion to

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Hated by the Gods and his access to obscure sources. The work is a tragedy set out in prophetic utterances spoken by Cassandra (as rehearsed by a messenger), who, in lines 1309-1310, curses the Asia-invading Argonauts, calling them Ἄτρακες λύκοι « Atracian wolves »33 (the Phoenicians who abducted Io are similarly called φορτηγοὶ λύκοι « merchant wolves » at line 1293) and referring to Jason as their ταγὸς μονοκρήπις « one-shoed chieftain ». As Lycurgus is the ταγὸς μονοκρήπις of the Edonians for the anonymous poet of Anthologia Palatina 16.127, so Jason is the ταγὸς μονοκρήπις of the « Atracian wolves » (Argonauts) for Lycophron. Given the rarity of the term μονοκρήπις (a total of four attested literary usages, adding Artemidorus34 to Pindar, Lycophron, and Anthologia Palatina), its twice-attested concatenation with ταγός is suggestive of some significance within the realm of Greek phrasal idiom of the exercise of physical power. Greek ταγός is conventionally linked, like Jason, with Thessaly, where it is used especially to denote local chieftains.35 Greek ταγός is a nominal derivative of an Indo-European root *teh2g- « to set in order ».36 A derived nominal denoting « warrior chieftain’, i.e. *teh2gos, may itself be primitive Indo-European: compare Tocharian A tāśśi « leaders » and Tocharian B tāś « commander ».37 Bailey,38 following

Hellenistic Literature, Oxford, 2010, p. 299-305. See also ST. WEST, « Lycophron’s ‘Alexandra’. Hindsight as Foresight Makes no Sense », in M. DEPEW-D. OBBINK [Éd.], Matrices of Genre. Authors, Canons, and Society, Cambridge, 2000, p. 153166. (33) After Atrax, in Thessaly. According to SL. SPRAWSKI, « Tagos », in The Encyclopedia of Ancient History, Oxford, 2012, « in Thessaly a board of tagoi is attested for the first time in Atrax, in the late sixth century BCE (SEG 45.553). » On ταγός and Thessaly, see below [n. 35]. (34) Artemidorus, Onirocritica 4.63, where it is used as an epithet of Hermes, as the god gave one of his winged shoes to Perseus (so too Suda M 1229), and in scholia on Pindar and Lycophron. (35) Regarding the senses and usages of ταγός, Chantraine writes: « ‘chef, celui qui commande’, titre officiel en Thessalie, notamment pour le chef de la confédération […]; à Delphes, président d’une phratrie […]; chez les tragiques, on a ταγός ‘chef’ […] ». See BR. HELLY, L’État thessalien. Aleuas le Roux, les Tétrades et les Tagoi, Lyon, 1995, 384 p. (Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen, 25. Série épigraphique, 2) for a recent general treatment of Thessalian officials. (36) A. WALDE-J. POKORNY, Vergleichendes Wörterbuch der indogermanischen Sprachen, Volume 1, Berlin, 1930, p. 704; C. WATKINS, The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots, Boston, 20113, p. 92). (37) D.Q. ADAMS, A Dictionary of Tocharian B, Amsterdam, 1999, p. 287-288. (38) H.W. BAILEY, Indo-Scythian Studies: Khotanese Texts VII, Cambridge, 1985, p. 98.

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Roger D. Woodard Gignoux,39 sees a Parthian cognate surviving in the Nisa title tgmdr (for taγma-dāra-). The Lithuanian verbal reflex sutógti in the sense « to make oneself an ally » is consistent with an ancestral phenomenon of warriors arranging themselves into bands (Männerbünden), units conspicuously characterized in descendent Indo-European cultures by expressions of combat-madness. Greek κρήπις « shoe » is no less primitive. Ancestral to κρήπις is IndoEuropean *kr̥ h1pis « shoe », etymon also of Old Irish cairem « shoemaker », Welsh crydd « shoemaker », Cornish chereor « shoemaker », Breton kere « shoemaker », Old Church Slavic krŭpa « rag » (and numerous more recently attested Slavic cognates preserving the sense « shoe »), Old Prussian kurpe « shoe »; Lithuanian kùrpe « shoe », Latvian kur̃pe « shoe ».40 We shall return below to the Welsh reflex. The depiction of the ταγὸς μονοκρήπις, a raving one-shoed Lycurgus, is not to be limited to the above-cited examples. On that remarkable bronze krater discovered at Derveni, dated to the fourth century BC, multiple elements of a θίασος are depicted. Conspicuous, and typically highlighted in reports, are foregrounded images of Dionysus and Ariadne, a casual love duo; they occur together with various maenads and sileni distributed across the piece. Statuettes of Dionysus, a silenus, and maenads decorate the shoulders of the krater. In his analysis of the vessel, Robertson (1972) called attention to the representation of a particular maenad who dangles over her shoulder and down her back the body of a child whom she carelessly holds by its left leg.41 Immediately facing her (and beneath one of the handles) is the image of a bearded man captured in energetic movement, with intense hollow eyes (described by Schefold as a « Mann von königlichen Aussehen »42): in his right hand he holds two spears43 (only one of which (39) PH. GIGNOUX, Glossaire des inscriptions pehlevies et parthes, 1972, p. 65 (Corpus Inscriptionum Iranicarum. Supplementary Series, volume 1). (40) A. WALDE-J. POKORNY, Wörterbuch [n. 36], 1930, p. 425; J.P. MALLORYD.Q. ADAMS [Ed.], Encyclopedia of Indo-European Culture, London, 1997, p. 514515). (41) For the image, see B. BARR-SHARRAR, The Derveni Krater. Masterpiece of Classical Greek Metalwork. Ancient Art and Architecture in Context, volume 1, Princeton, 2008, Plate 9. (42) K. SCHEFOLD, Die Griechen und ihre Nachbarn, Berlin, 1967, p. 207 (Propyläenkunstgeshichte, 1). (43) Compare the spear-toting Lycurgus on a kylix by the Painter of the New York Centauromachy, ca. 400 BC, (from a private collection), illustrated in E. SIMON, « Die Lykurgie des Aischylos und der Krater von Derveni », in ΕΓΝΑΤΙΑ, t. 11, 2007, p. 206 Abb. 8.

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Hated by the Gods remains), and prominently displayed on his left side is a sheathed sword that hangs from a baldric passing over his right shoulder. The man’s left arm is raised above his head and eventuates in a clenched fist. This fist once held not an ax but the cords of that instrument called a ῥόμβος or ῥύμβος, the body of which is clearly visible over the man’s right shoulder – the use of the ῥόμβος being well attested in the cult of Dionysus.44 In his manic state the Derveni man swings the ῥόμβος wildly, the lower end of the cords whiplashing.45 And perhaps most interesting – the man wears a boot on his left foot while his right foot is bare.46 This μονοκρήπις, armed male figure, undeniably contextualized by the expressions of μανία that surround him, facing an ecstatic maenad who holds what can only be a child victim, can be, and has been, straightforwardly identified as Lycurgus – an identification that, among others, Robertson favors in the above-referenced work and, more recently, Simon (2007).47 The significance of « one-shoed » (μονοκρήπις) Lycurgus, the ταγός who violently lays claim to militant supremacy over Dionysus and his maenads, is informed by a Celtic custom of warrior challenge, one that must be viewed in the light of the warrior ritual reflected by accounts of one-shoed combatants as rehearsed above. The Celtic tradition seemingly lies behind the recurring Classical Irish bardic expression fear an énais « the man with

(44) M.L. WEST, The Orphic Poems, Oxford, 1983, p. 143-144, 157. (45) See E. SIMON, Lykurgie [n. 43], 2007, p. 206-208. B. BARR-SHARRAR, Derveni Krater [n. 41], 2008, p. 150-151; 212 n. 123; see also ID., « The Eschatological Iconography of the Derveni Krater », in M. DENOYELLES. DESCHAMPS-LEQUIME-B. MILLE-ST. VERGER [Éd.], Bronzes grecs et romains, recherches récentes. Hommage à Claude Rolley, Paris 2012 = http://inha.revues. org/3976) decidedly rejects this visual reading and supposes that (1) the man’s hand once held a lasso (in this regard, and in others, she compares the image on a ca. 400 BC Attic red-figure pyxis [now lost] published by L. CURTIUS, Pentheus, BerlinLeipzig, 1929, 19 p. [Archäologische Gesellschaft zu Berlin. Winckelmannsprogramm, 88]); on this image see also M. ROBERTSON, Monocrepsis [n. 23], 1972, p. 45); and that (2) what appears to be the body of the ῥόμβος is a πέτασος that has blown from the man’s head – a πέτασος being the broad-brimmed hat characteristic of Thessaly. This interpretation is less convincing. (46) For the image, see B. BARR-SHARRAR, Derveni Krater [n. 41], 2008, Plate 10. (47) E. SIMON, Lykurgie [n. 43], 2007. B. BARR-SHARRAR, Derveni Krater [n. 41], 2008, p. 118) opts for the identification of the male figure as Pentheus, presumably in large measure because this figure lacks the ax with which Lycurgus is typically presented (though see her several remarks on p. 150-151 [and her dependence on Curtius’ analysis; see [n. 45] above], most of which remarks would seem to apply equally well, if not more appropriately, to Lycurgus than to Pentheus).

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Roger D. Woodard one shoe », often qualified as a « golden shoe ».48 O’Brien49 elucidates the phrase on the basis of a custom preserved in the Annals of the Four Masters: generalizing from two particular cases chronicled (AD 1488 §27 and AD 1589 §1),50 O’Brien surmises that when a warrior lays claim to chieftaincy, he does so by depositing a single shoe as a token of the claim; and if he ascends to that position the shoe is restored in a ceremony of installation. Watkins51 has drawn attention in this regard to a pair of leather shoes trimmed with gold that formed a part of the funerary collection found in the Hallstatt (ca. sixth century BC) tumulus burial of a Celtic chieftain at Hochdorf (Germany).52 The notion of a Celtic warrior operating in a combat challenge with a single shoe brings to mind the description of the Irish god Lug and his fighting mode during the second Battle of Mag Tuired.53 In the Cath Maige Turedh (Harley 5280 [British Museum]), Lug is described as moving about the battlefield by hopping on one leg (with one eye closed) while intoning a chant. As the account of the carnage unfolds, Lug confronts his grandfather, the Fomoire king Balor: the two warriors first engage verbally and then, after Balor ridicules Lug for his verbosity, Lug slays Balor, knocking out his baneful eye, an act that ensures victory for Lug’s clan, the Tuatha Dé Danann. While it is never stated that Lug deposits one shoe in anticipation of his challenge to Balor, he undeniably functions on the field of combat as a μονοκρήπις. Lugus, the continental counterpart of Irish Lug, also has a shoe affiliation. Since at least John Rhys’s Hibbert Lectures of 188654 attention has been (48) For examples see M. O’BRIEN, « Short Notes », in Celtica, t. 2, 1954, p. 351 and eDIL (http://www.dil.ie) Letter A, Column 421, 2 as (« shoe, slipper, hose »). (49) M. O’BRIEN, Short Notes [n. 48], 1954, p. 351-353. (50) See J. O’DONOVAN, Annals of the Kingdom of Ireland by the Four Masters, from the Earliest Period to the Year 1616. From Mss. in the Library of the Royal Irish Academy and of Trinity College Dublin, Dublin, 1876, p. 1161-1162. (51) C. WATKINS, « Language, Culture, or History? », in C.S. MASEKR.A. HENDRICK-M.FR. MILLER [Εd.], Papers from the Parasession on Language and Behavior, Chicago, 1981, p. 245-246. (52) For a diagram of the burial and photograph of the golden overlays of the shoes, see S. JAMES, The World of the Celts, London, 1993, p. 26-27; and, more recently, J. BIEL, Der Keltenfürst von Hochdorf, Stuttgart, 19984, 171 p. (53) WH. STOKES, « The Second Battle of Moytura », in Revue celtique, t. 12, 1891, p. 98-99. (54) See J. RHYS, Lectures on the Origin and Growth of Religion as Illustrated by Celtic Heathendom, London, 1888, p. 424-425. The text of the inscription appears in Celtic scholarly literature at least as early as H. GAIDOZ, « À propos des Lugoves », in Revue celtique, t. 6, 1883-1885, p. 487-490. Gaidoz (p. 488) states that d’Arbois

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Hated by the Gods drawn in this regard to a now well-rehearsed Latin inscription found on a limestone altar in Uxama (modern El Burgo de Osma) in the Spanish province of Soria « A sacrum to the Lugoves. L. Licinius Urcico gives [it], a gift for the guild of shoemakers. »55

(notice that the deity is here designated as a plurality, as attested elsewhere56). Rhys saw the connection with the Welsh counterpart of Lug, namely Lleu Llawgyffes, the principal character of the Math vab Mathonwy (the Fourth Branch of the Mabinogi). Lleu and his (foster) father Gwydion once disguised themselves as shoemakers to trick Aranrhod, the mother of Lleu, into giving Lleu a name after she had rejected and refused to name him (not merely a nomenclative process but one of existential significance). In addition, according to Triad 67 (of the Trioedd Ynys Prydein57), Lleu is one of the « Three Golden Shoemakers of Britain », Tri Eurgrydd Ynys Brydain (where Welsh crydd is of common origin with Greek κρήπις).58 One might go beyond Rhys and add to this the observation that Lleu reveals in the Mabinogi that he can only be killed if he is struck with a spear while standing with one foot on the edge of a vat of water – in which he has bathed – and one foot on the back of a he-goat59 (bwch60). And in this very de Jubainville makes reference to the inscription in his 1884 book (178 n. 3), « mais sans en citer le texte. » (55) (CIL II 2818): Lugouibus sacrum L. L(icinius) Urcico collegio sutorum d(onum) d(at). (56) For a summary of epigraphic occurrences of the plural, including recent finds, see FR. MARCO SIMÓN, « The Cult of the ‘Lugoves’ in Hispania », in Acta Archaeologica Academiae Scientiarum Hungaricae, t. 57, 2006, p. 209-218 with bibliography. (57) See R. BROMWICH, Trioedd Ynys Prydein: the Triads of Island of Britain, Cardiff, 20063, 559 p. (58) See also C. WATKINS, Language [n. 51], 1981, p. 243-245 and J.E. DOAN, « Cearbhall Ó Dálaigh as Craftsman and Trickster », in Béloideas, t. 50, 1982, p. 5556. Watkins adds the comparison of the tradition of the female personage of Sovereignty who figures in Irish tradition of the acquisition of kingship (on which tradition, see R.D. WOODARD, « Disruption of Time in Myth and Epic », in Arethusa, t. 35, 2002, p. 92-93), expressions of whom are commonly depicted as wearing shoes of gold or silver, and one of whom waits upon Lug in his role as king of the netherworld. Doan draws attention to a fourteenth-century Bardic poem (by Gofraidh Fionn Ó Dálaigh) in which Lug is described as « coming to Tara with ‘graceful, smooth, soft, and brown-shod feet’ ». (59) W.J. GRUFFYDD, Math vab Mathonwy, Cardiff, 1928, p. 309-311 interestingly draws attention to various misericords in churches that depict an individual in a net

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Roger D. Woodard way Gronw Pebyr, the lover of Lleu’s unfaithful wife, will attempt to kill Lleu. We clearly find preserved in this Medieval Welsh epic the tradition of a warrior facing a combat challenge as his feet are asymmetrically situated: one bare for the bath and one undergirt by animal hide. In the end Lleu will survive his wound, and his challenger will be slain in this very scenario with the positions of the two warriors exchanged. And more than that, the reader is immediately told, as the Fourth Branch concludes, Lleu then conquers the country and rules it.61 A particular element of the Rājasūya, that archaic Indic ritual of royal consecration, is perhaps relevant to the figure of μονοκρήπις Lycurgus as well – a ritual feature that Jamison62 offers as a comparandum for the Celtic ceremony of installation discussed just above. She points out (p. 265) that one of the symbols of office acquired by the royal celebrant in India is a pair of sandals made of boar hide; once these sandals have been placed on his feet, the recipient may not stand barefooted on the ground again. The material of which the sandals are constructed is not without significance: mantras are chanted as the sandals are installed that reveal that the footwear is intended to impart to the celebrant manyú « rage, fury », as in Baudhāyana Śrauta Sūtra 12.12 (102: 17) (text and translation is that presented in Jamison): « Then he fastens on boar-hide sandals. (Saying) ‘Thou art the fury of the beasts,’ (he puts one) on the right foot. (Saying) ‘Let fury like yours be mine,’ (he puts the other) on the left ».63

riding on a goat with one foot touching the ground. One of these is found in conjunction with a man strangling a lion: between the two images is « a king with a crown and a scepter » (p. 309). It is unclear, however, if only one foot touches the ground: the image can be viewed at http://www.misericords.co.uk/images/Beverley %20St.%20Mary/Bevmn9.3.jpg. (60) From Proto-Indo-European *bhuĝo-, source also of Old English bucca « hegoat »; Old High German boc, Old French boc « buck »; Armenian buc « lamb »; Avestan būza- « goat »; compare Sanskrit bukka- « goat ». See, inter alia, A. WALDE-J. POKORNY, Vergleichendes Wörterbuch der indogermanischen Sprachen, volume 2, Berlin, 1927, p. 189; P. MALLORY-D.Q. ADAMS [Ed.], Encyclopedia [n. 40], 1997, p. 229; C. WATKINS, American Heritage Dictionary [n. 36], 2011, p. 14. (61) And a line that is perhaps a gloss (W.J. GRUFFYDD, Math [n. 59], 1928, p. 41) further stipulates that Lleu becomes lord of Gwynedd. (62) ST. JAMISON, « Penelope and the Pigs: Indic perspectives on the ‘Odyssey’ », dans ClAnt, t. 18, 1999, p. 268 n. 114. (63) atha vārāhī upānahāv upamuñcate paśūnāṃ manyur asīti dakṣiṇe pāde/taveva me manyur bhūyād iti savye.

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Hated by the Gods One might further observe that the condition denoted by Sanskrit manyú characterizes not only the fierceness of the boar but is also equally an essential mark of the warrior:64 the Sanskrit word manyú has common origin in primitive Indo-European with the set of Greek terms that we have here been considering, terms expressing « rage » and « crazed fury »: μανία, μῆνις, μαινάς and so on.65 A deified Manyu can be identified with Rudra, that raging warrior god who inhabits the areas beyond society’s borders.66 In Rig Veda 10.83, Manyu is equated with Indra, the warrior par excellence, and is identified as the slayer of Vr̥tra (typically Indra’s great deed). In the same hymn, as well as, especially, in Rig Veda 10.84, Manyu is called upon to bring strength and victory in combat, to crush the enemy: these hymns « were actually recited to foment the lust for battle in warriors, and they were also part of a divination ritual that preceded the battle itself ».67 Euripides’ decision to give expression to μονοκρήπιδες warriors in the specific context of the Calydonian Boar Hunt (F 530) takes on added interest in this regard. By his triplicate combat triumphs, Bellerophon reveals himself to be a ferocious and formidable warrior – even suspected to be of divine parentage by the Lycian king. Lycurgus is no less a formidable warrior figure – a stature that reverberates in his very name, Λυκόϝοργος (λύκος plus [ϝ]έργω)

(64) The Rājasūya is one of the occasions on which is offered that archaic triple sacrifice to, chiefly, the warrior Indra, consisting of a bull, a sheep, and a goat. A boar is not one of the sacrificial constituents, but the rite finds a counterpart in (1) the Greek τριττύς, in which boar and goat conspire with a bull or a ram as victims, and (2) in the Roman suovetaurilia, the offering to Mars of a bull, ram, and boar (see A.B. KEITH, The Religion and Philosophy of the Veda and the Upanishads, reprint edition, Delhi, 1998, p. 352-353; see also R.D. WOODARD, Indo-European Sacred Space: Vedic and Roman Cult, Urbana-Chicago, 2006, p. 105). (65) For discussion of manyú within a comparative Indo-European context, with reference to earlier work, see L. MUELLNER, Anger [n. 9], 1996, p. 177-186. Of those earlier works, see especially G. DUMÉZIL, Jupiter Mars Quirinus IV. Explications de textes indiens et latins, Paris, 1948, 190 p. (Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses, 62) and CH. MALAMOUD, « ‘Manyúh Svayambhúh’ », in Mélanges d’indianisme à la mémoire de Louis Renou. 40e anniversaire de la fondation de l’Institut de Civilisation Indienne de l’Université de Paris, 1967, Paris, 1968, p. 493-507 (Publications de l’Institut de Civilisation Indienne. Série in-8°, 28). (66) See, inter alia, S. BHATTACHARJI, The Indian Theogony. A Comparative Study of Indian Mythology from the Vedas to the Purāṇas, Cambridge, 1970, p. 137138; J. SCHEUER, « Rudra/Śiva and the Destruction of the Sacrifice », in Y. BONNEFOY-W. DONIGER [Ed.], Mythologies, Chicago, 1991, p. 814. (67) L. MUELLNER, Anger [n. 9], 1996, p. 180.

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Roger D. Woodard « he who shuts out the wolf ».68 Homer invokes him as κρατερὸς Λυκόοργος « mighty Lycurgus ». (Iliad 6.130) and ἀνδροφόνος Λυκούργος « manslaying Lycurgus » (line 13469). The epic poet’s dual pronouncement of a divine hatred incurred by the two warriors – enunciations concatenated, as we have seen, within the space of 60 lines – is surely meant to invite a comparison of the two heroic figures who are identified as the objects of the gods’ animus: Lycurgus (6.140): « ‘when he became hated by all gods ».70 Bellerophon (6.200): « ‘but when that one too became hated by all gods’ ».71 Being so hated, Lycurgus is struck blind (Iliad 6.139)72 – as is Bellerophon, according to Tzetzes (Scholia in Lycophronem 17), wandering in that remote plain of isolation called the Aleian Plain. They are a pair conjoined within battleground dialogue: Lycurgus and Bellerophon – hated by the gods – blinded – one purveyor of a hubristic, homicidal rage unchecked even in the presence of the gods – the other a fugitive from society following remarkable deeds of combat prowess, the sort performed in Indo-European tradition by the warrior filled with battlerage. The epic passage in which their tales are told is one of particularly primitive ideology – marked by « many cultural themes of great antiquity ».73 The impaired conditions of ἀνδροφόνος Λυκούργος « man-slaying Lycurgus » and Βελλεροφόντης, whose very name identifies him as « one who slays » (the so-called « slayer of Bellerus »), compose a familiar Indo(68) P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968, p. 650; C. WATKINS, How to Kill a Dragon. Aspects of Indo-European Poetics, Oxford-New York, 1995, p. 388 n. 8. (69) On the archaic status of line 134, see C. WATKINS, How to Kill [n. 68], 1995, p. 380-390. (70) ἐπεὶ ἀθανάτοισιν ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν. (71) ἀλλ’ ὅτε δὴ καὶ κεῖνος ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν. (72) Pseudo-Apollodorus (3.5.1) states that the madness passed from Lycurgus when he had mutilated the body of his dead son, but with the Edonian land « remaining without fruit » (ἀκάρπου μενούσης), the people determined to bind Lycurgus on Mount Pangeum where he perished, ὑπὸ ἵππων διαφθαρείς « destroyed by horses »; it was the will of Dionysus. According to Hyginus, Dionysus fed Lycurgus to panthers on Mount Rhodope in Thrace (Fabulae 132) or Lycurgus took his own life (Fabulae 242). Sophocles is more forgiving: as we have seen already, the madness of Lycurgus ebbed as Dionysus held him prisoner (Antigone 955-965). (73) C. WATKINS, How to Kill [n. 68], 1995, p. 386.

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Hated by the Gods European set. One typifies the warrior who is inflicted with an unabating rage and who thus presents a danger within the confines of his own society. The other is an expression of the warrior who flees society subsequent to the traumas of combat, and who by his absence equally jeopardizes the well being of society.74 Beyond Greece, the former type (Lycurgus in Iliad 6) finds expression, for instance, in the tale of the Ulster warrior CúChulainn (preserved in the Táin Bó Cúailnge75), who in a remote space beyond the boundaries of his society, heroically defeats the three sons of Nechta Scéne, formidable warriors who each possess a combat advantage. But returning to Emain Macha in the wake of his combat in remote space, CúChulainn is unable to relinquish his warrior-rage, his ferg; and so enraged he turns his destructive madness against the Ulaid. Ulster society is spared the fate of destruction by one of its own, however, when an appropriate countermeasure is taken: this is a procedure that conspicuously involves (1) an erotic company of the women of Emain Macha confronting CúChulainn with their nude bodies, and (2) other warriors then submerging him successively in vats of cold water. Both elements are fundamental to the Indo-European tradition. An example of the second type (Bellerophon here) is provided by the preeminent Indo-Aryan warrior deity Indra, who following his most lauded combat achievement, the slaying of the dragon Vr̥tra, flees to a remote space beyond the Himalayas,76 where he hides within a lotus stalk, abandoning society to the rule of the despotic Nahuṣa. Indra will be restored when he is discovered in his hiding place by his wife Śacī, led by a spirit of divination, Upaśruti, and is sought out by a delegation of gods and seers. Through the hymning of Br̥haspati, Indra regains his stature. The epic poet of the Iliad has preserved a memory of the two expressions of the primitive Indo-European tradition of the dysfunctional warrior. These the poet has woven deftly into the intertwining narratives of Diomedes and Glaucus and synchronically signaled the realization of the two forms of the loss of warrior functionality with a common tagline: ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν « he became hated by all gods. » First, Diomedes invokes the case of manslaying Lycurgus, the Thracian chieftain who attacks μαινόμενος Διώνυσος « raging Dionysus » and his nurses on the slopes of Mt. Nysa (Νυσήϊον for (74) R.D. WOODARD, Myth and Ritual [n. 3], 2013. (75) For the pertinent manuscript traditions, see R.D. WOODARD, Myth and Ritual [n. 3], 2013, p. 91 and passim. (76) See Rig Veda 1.32 and the relevant accounts in the Mahābhārata, Books Five, Twelve, and Thirteen. For detailed discussion of these texts see R.D. WOODARD, Myth and Ritual [n. 3], 2013, §8.4 and passim.

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Roger D. Woodard Homer), that fabled and sacred space broadly situated – space within which Dionysus is said to have been raised. By convention Mt. Nysa is remote space: Hesychius (N 743) characterizes it as ὄρος, οὐ καϑ’ ἕνα τόπον « a mountain – not localized at any one place »: thus he knows it to be in a space of Arabia, Ethiopia, Egypt, Babylon, Erythra, Thrace, Thessaly, Cilicia, India, Libya, Lydia, Macedonia, Naxos, around Pangeum, and Syria. After he attacks μαινόμενος Διώνυσος « raging Dionysus », and still possessed by μανία/μένος, Lycurgus returns across the boundary of his own domestic space and brutally directs his warrior-rage against members of his most intimate social nucleus, against those who are not his enemies – his son, his wife. This unrelenting battle mania of the warrior Lycurgus is nowhere more clearly captured than on that fifth-century Attic red-figure hydria from the Villa Giulia: as post-combat μανία drives Lycurgus to mutilate the already decapitated body of Dryas, he is surrounded on all sides by sword-wielding μαινάδες « maenads ». Repeatedly he is presented as μονοκρήπις Lycurgus, as one acting out the primitive rite of warrior challenge – but a raging homicidal challenge that is completely misplaced, transferred into the domestic setting of the warrior’s own society, or directed against the vine of the god – the vine that is the Bacchic nymph Ambrosia. This slaughter of innocents we know only from more expansive, post-Homeric works, literary and artistic, but its agreement with the broadly attested Indo-European model diachronically projects the tradition into a time that long preceded Homer, if the details of the model were subject (iteratively) to synchronic nuancing of expression.77 Next, Homer gives the turn to Glaucus, who tells of his grandfather Bellerophon and that warrior’s own dysfunctionality, linked, like the distinct dysfunctionality of Lycurgus, to a conceptualized status of being divinely despised. The young Bellerophon, sent from Argos to Lycia to face triplicate combat challenges, emerges from his combats the victor. Most notably he is slayer of the monstrous trisomatic Chimaera, the only deed of that hero which Hesiod rehearses78 and the event that is portrayed repeatedly in Greek art dedicated to the warrior Bellerophon. In India, Indra is the Vr̥ trahan, « slayer [-han] of Vr̥tra », that is, « slayer of the Resistance », epithet by (77) Notice that in the synchronic expression that Homer gives to the tradition the ancestral element of watery space and submersion is still present but has been assigned to Lycurgus’ opponent: Dionysus escapes by plunging beneath a sea-wave (Iliad 6.135-136) and is received by Thetis (136-137). Even in the Irish account of a combat encounter in remote space, CúChulainn is presented as fighting the three sons of Nechta Scéne within a river. Notice too that in the Math vab Mathonwy, Lleu, with one foot on the edge of a vat and the other on the back of a he-goat, is struck by a spear just after he has emerged from a bath within the vat: it seems that the pacified warrior in the attitude of challenge is overwhelmed by his opponent. (78) Hes., Theog., 323-324 and F 43.

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Hated by the Gods which the Vedic worshipper repeatedly brings to mind the warrior god’s combat victory over the monstrous Vr̥tra (showing links to the tricephalic Viśvarūpa79). The Greek hero too bears a name that marks him as one who slays: he is the βελλεροφόντης, the « slayer [-φόντης] of *βελλερο- », the sense of which initial term of the compound must presently be considered undetermined, though, as has been often noted, Eustathius80 knows the warrior’s name to have been Ἐλλεροφόντης and ἔλλερα to be a dialect form meaning κακά « evil things », that is « slayer of the Evil ». If Homer has made of Lycurgus the « CúChulainn-type » of dysfunctional warrior in Iliad 6, he has set beside him Bellerophon as the complementary « Indra-type. »81 After Indra has performed his heroic deed as the Vr̥trahan, he retreats, isolating himself from society in a distant, luxuriant space beyond the Himalayas. Just so, the battle-honored Bellerophon will go into a perpetual retreat, πάτον ἀνθρώπων ἀλεείνων « avoiding the path of humans » (Iliad 6.202), in the distant, well-watered Cilician space of the Aleian Plain, famed for its luxurious vegetation.82 There, for Homer, the hero exists ὃν θυμὸν κατέδων « devouring his own spirit » – his own θυμός, a term that in an early Greek ideology can be semantically undifferentiated from μένος.83 Consider the arresting conjunction of the two terms at Iliad 22.346-347, when standing over Hector, as the Trojan prince dies, a glaring (ὑπόδρα ἰδών)84 Achilles rages: (79) On which likening, see, inter alia, R.D. WOODARD, Sacred Space [n. 64], 2006, p. 195-197. (80) Commentarii ad Homeri Iliadem 1.446; 2.270, 283. (81) This is not to say that in the totality of Greek tradition Bellerophon shows no parallels to CúChulainn. He does indeed: see, for example, the comparative discussions of G. DUMÉZIL, Horace et les Curiaces, Paris, 1942, p. 45 (Les mythes romains, 1); B. SERGENT, Le livre des héros. Celtes et Grecs, I, Paris, 1999, p. 203220 (Bibliothèque scientifique Payot); and R.D. WOODARD, Bellérophon [n. 3], 2017, p. 319-321. Homer’s joining of Lycurgus and Bellerophon in the dialogue of Glaucus and Diomedes is simply a particular vehicle by which the ideology of primitive Indo-European warrior dysfunctionality receives one Greek ideologic expression. (82) On the Aleian Plain as idealized remote space, see R.D. WOODARD, Bellérophon [n. 3], 2017, p. 314-316. (83) On the semantics, diachronic and synchronic, see GR. NAGY, Greek Mythology [n. 11], 1990, p. 87-93, with references. See also GR. NAGY, Best of the Achaeans [n. 10], 1998, p. 136-138, which draws attention to the Iliad passage just cited. (84) See the discussion of the phrase in J.P. HOLOKA, « ‘Looking Darkly’ (ΥΠΟΔΡΑ ΙΔΩΝ). Reflections on Status and Decorum in Homer », in TAPhA, t. 113, 1983, p. 1-16. Holoka surmises (p. 16) regarding the Homeric phrase: « In all instances, the facial gesture ὑπόδρα ἰδών charges the speech it introduces with a

779

Roger D. Woodard « Oh that somehow μένος and θυμός would propel me to carve up and devour your flesh raw for what you have done »,85

The dysfunctionality of Bellerophon, hated by all gods, is that of the warrior who isolates himself from society – a society that, in primitive IndoEuropean perspective, it is his role to protect – and in his isolation effectively consumes his capacity to generate a warrior rage that must, in the right-functioning warrior, be turned savagely against his society’s enemies. Indra is discovered in his remote space of retreat and rescued by the ministrations of Śacī, Upaśruti, a delegation of gods and seers, and Br̥haspati. CúChulainn is robbed of his misplaced, homicidal ferg by the agency of a nude delegation of the women from Emain Macha and other warriors of the Ulaid. Each of these two avatars of the Indo-European dysfunctional warrior is restored to functionality in the Indic and Celtic traditions in which they appear. Not so in the case of Lycurgus and Bellerophon; for Homer there is no recovery for either. The epic poet will leave his dysfunctional warriors of Iliad 6 in a state of warrior crisis. For their dysfunctionality – a misplaced μένος and a cannibalized μένος – Lycurgus and Bellerophon share an unredeemable fate – being hated by all gods.

decidedly minatory fervency and excitement: a threshold has been reached and such inflammable materials as wounded pride, righteous indignation, frustration, shame, and shock are nearing the combustion point. » On the beast-eyed glare of the warrior possessed by rage, see R.D. WOODARD, Myth and Ritual [n. 3], 2013, p. 179-187. (85) αἲ γάρ πως αὐτόν με μένος καὶ ϑυμὸς ἀνήη / ὤμ’ ἀποταμνόμενον κρέα ἔδμεναι, οἷα ἔοργας,

780

TABLE DES MATIÈRES

Marco V. GARCÍA QUINTELA – Préface : L’œuvre de Bernard Sergent

7

Bibliographie de Bernard Sergent

33

Nick J. ALLEN – Some Verbal Rapprochements between the Mahābhārata and the Odyssey

67

Françoise BADER – Chiron le Centaure et son école de médecins, Asklépios et ses fils : thérapeutique tripartie, anatomie, onomastique, alphabet Frédéric BLAIVE – Le roi de la Montagne d’Or. Mythologie indo-européenne et contes des frères Grimm

87

111

Dominique BRIQUEL – Le combat de Jacob contre Dieu et le thème indo-européen du passage du fleuve

119

Xavier DELAMARRE – *Iribanus, deus Cobannus

131

François DELPECH – Janus au péril du feu : notes pour l’archéologie d’une légende du Roman des Sept Sages de Rome

135

Valérie FARANTON – Aux origines du mythe de Médée

165

Marco V. GARCÍA QUINTELA – Los druidas y la luna

173

Daniel GRICOURT – Les dieux de la forge en Gaule. À propos d’un trio de saints honorés sur l’ancien territoire des Éduens Charles GUITTARD – La dénomination de l’espace dans les formules de prières à Rome

197

235

Gaël HILY – L’héritage breton dans le folklore gaspésien 251

781

Table des matières Dominique HOLLARD – De la corneille cavalière à la guérisseuse à l’oie : images monétaires de la déesse guerrière des Celtes Patrice LAJOYE – Le glossaire d’Endlicher et le Mabinogi de Math : une mythologie du dieu Lugus à Lyon ? Jean-Loïc LE QUELLEC & Julieu Géranomachie : aréologie et phénétique

D’HUY

259

279

– 291

Jean-Paul LELU – Sous le vieux Saint-Nazaire (LoireAtlantique) : Escavalon et l’île des femmes samnites

329

Jean-Pierre LEVET – La fusion du droit divin et du droit humain dans les inscriptions en vieux-perse

341

Anne MARCHAND – Les feux traditionnels et festifs en Haute-Normandie

353

Michel MAZOYER & Raphaël NICOLLE – L’organisation trifonctionnelle dans la religion hittite

389

Jacques E. MERCERON – Mariages, coupes surnaturelles volées vs coupes et breuvages offerts : de la Bourgogne à Marseille en passant par le Pays de Galle et l’Irlande

397

Bernard MERDRIGNAC (†) & André-Yves BOURGÈS – Trifina, Trifinus, Trifinium…

431

Marcel MEULDER – Pisistrate et le Xvarәnah

447

Alain MEURANT – Les Depidii/Digidii de Préneste

477

Dean A. MILLER – Latter Greek Evidence of IndoEuropean Patterns: the Byzantine Sources

511

Guillaume OUDAER – La mort d’Asclépios, celle de Ruadán et leurs conséquences

523

Éric PIRART – El género gramatical de los teónimos avésticos

553

Bernard ROBREAU – Le Mannois et le Polytechnicien

567

782

Table des matières Christian ROSE – Esquisses indo-grecques VII : Athéna et Rāma indignes

589

Pierre SAUZEAU – Ulysse et Robin Hood

633

Claude STERCKX – Lugh et Aonghus : l’aśvamedha et le rajasuya des mythes celtes

649

Chiara O. TOMMASI – Les juments fécondées par le vent : puissance destructive de l’amour et reliques indoeuropéennes chez Virgile

709

Christophe VIELLE – Les trois péchés de Triśaṅku

741

Roger D. WOODARD – Hated by All Gods: Lycurgus, Bellerophon, and the Twin Maladies of the IndoEuropean Warrior in Homer’s Iliad

759

783

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

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Avec le soutien financier du Centre d’études orientales - Institut orientaliste de Louvain (CIOL, Louvain-la-Neuve).

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ISBN : 978-2-343-10655-7

59 e

Alain Meurant

Textes réunis et édités par

Alain Meurant

TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES Mélanges offerts à Bernard Sergent

Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de chercheur au CNRS à un examen aussi fin qu’approfondi des traditions issues du patrimoine indo-européen, tout en s’intéressant à celles du monde amérindien et à la mythologie populaire des différents terroirs français. Ses intérêts multiples, variés et de haute valeur scientifique lui ont permis, au cours des années, de construire une œuvre riche de plusieurs ouvrages et d’un foisonnant catalogue d’articles. Synthèses d’envergure et analyses éclairées d’une thématique plus pointue s’y côtoient, alimentées par le développement d’une pensée foisonnante mise au service d’une recherche forte de résultats marquants, pertinents et qui ont souvent fait date en ce qu’ils renouvelaient les points de vue de la communis opinio et ouvraient des perspectives inédites. C’est à ce savant de haute stature que ses collègues ont voulu adresser un témoignage de reconnaissance amplement mérité en lui offrant ce volume d’hommages où chacun, selon sa spécialité, étudie une question dans un des domaines que Bernard Sergent maîtrise avec autant de rigueur que de talent.

Textes réunis et édités par

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TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES

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Collection KUBABA Série Antiquité

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