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French Pages [351] Year 2015
ORIENT
MÉDITERRANÉE | archéologie
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’archéologie et l’histoire des jardins ont pris depuis quelques années une place nouvelle dans les recherches sur l’Antiquité. Le recours à la notion du Paradis originel, celui de la Genèse, ou à ceux des souverains du Proche-Orient ancien a servi le discours sur la naissance de l’art des jardins en Méditerranée, tant dans le monde hellénistique que romain. Depuis le célèbre volume de Jean Delumeau sur le « jardin des délices », le paradis fantasmatique des Anciens nous semblait plus familier : il a donné ses racines aux jardins des périodes médiévale, moderne et contemporaine. Après les études fondatrices des horti romains par Pierre Grimal ou des jardins des cités du Vésuve par Wilhelmina Jashemski, les spécialistes de l’Antiquité classique ont choisi de reprendre pour leurs études le terme de paradeisos qui leur paraît bien défini. Le mot renvoie pourtant à des conceptions et réalités très diverses. C’est le long processus d’héritage et de transformation de ce vocable que souhaite aborder ce livre, développement des débats, largement enrichis par leurs contributeurs respectifs, d’un colloque tenu en Avignon, au Palais des Papes, au printemps 2009. L’occasion de reformuler par une démarche transversale et comparatiste la genèse et les métamorphoses du concept de paradis : de l’Éden biblique aux parcs assyriens ou perses, des paradeisoi hellénistiques imités aux jardins romains ordonnancés, de l’avatar du paradisus chrétien à l’ultime déclinaison profane omeyyade.
A
rchaeology and the history of gardens have taken since a few years a new place in the research on Antiquity. The recourse to the concept of the original Paradise, that of the Genesis or that of the ancient Near East sovereigns, has served the speech on the birth of art of gardens in the Mediterranean, both in the Hellenistic and Roman world. Since the famous volume of Jean Delumeau on the “Jardin des délices,” the fantasy paradise of the Ancients seemed more familiar: it has given its historical roots to the gardens of medieval, modern and contemporary times. After the founding studies of Roman horti by Pierre Grimal or of gardens of the cities of Vesuvius by Wilhelmina Jashemski, the specialists of classical Antiquity have chosen to take again the term of paradeisos for their studies, which seemed well defined for them. The word refers however to very various concepts and realities. It is the long process of inheritance and transformations of this vocabulary that wishes to address this book, development of debates, widely enlarged by their respective contributors, of the colloquium held in Avignon, in the Palace of the Popes in the spring of 2009 – an opportunity to rephrase by an interdisciplinary and comparative approach the genesis and the metamorphoses of the concept of paradise: from the biblical Eden to the Assyrian or Persian gardens, from the imitated Hellenistic paradeisoi to the formal Roman gardens, from the avatar of the christian paradisus to the ultimate Ommayad secular version.
ISBN 978-2-7018-0363-0
PA R A D E I S O S Genèse et métamorphose de la notion de paradis dans l’Antiquité sous la direction de
Éric Morvillez
PARADEISOS –
L
Genèse et métamorphose de la notion de paradis dans l’Antiquité
UMR 8167 « Orient et Méditerranée – Textes, Archéologie, Histoire », Cnrs, Paris IV, Paris I, EPHE, Collège de France
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Éditions de Boccard
Paradeisos genèse et métamorPhose de la notion de Paradis dans l’antiquité
Dans la même collection Volume 1 | 2007 Job, ses précurseurs et ses épigones, par Maria Gorea. Volume 2 | 2008 D’ougarit à Jérusalem. Recueil d’études épigraphiques et archéologiques offert à Pierre Bordreuil, édité par Carole Roche. Volume 3 | 2008 L’Arabie à la veille de l’Islam. Bilan clinique (Actes de la table ronde tenue au Collège de France, Paris, 28-29 août 2006), édité par Jérémie Schiettecatte en collaboration avec Christian Julien Robin. Volume 4 | 2009 Sabaean Studies. Archaeological, epigraphical and historical studies, edited by Amida M. Sholan, Sabina Antonini, Mounir Arbach. Volume 5 | 2009 Les échanges à longue distance en Mésopotamie au Ier millénaire. Une approche économique, par Laetitia Graslin-Thomé. Volume 6 | 2011 D’Aden à Zafar, villes d’Arabie du sud préislamique, par Jérémie Schiettecatte. Volume 7 | 2012 Dieux et déesses d’Arabie : images et représentations (Actes de la table ronde tenue au Collège de France, Paris, 1er-2 octobre 2007), édité par Isabelle Sachet en collaboration avec Christian Julien Robin. Volume 8 | 2012 Alessandro de Maigret, Saba’, Ma’în et Qatabân. Contributions à l’archéologie et à l’histoire de l’Arabie ancienne, choix d’articles scientifiques préparé par Sabina Antonini et Christian Julien Robin. Volume 9 | 2012 Scribes et érudits dans l’orbite de Babylone (travaux réalisés dans le cadre de l’ANR Mespériph 2007-2011), édité par Carole Roche-Hawley et Robert Hawley. Volume 10 | 2012 South Arabian Art. Art History in Pre-Islamic Yemen, par Sabina Antonini de Maigret. Volume 11 | 2012 L’Orient à la veille de l’Islam. Ruptures et continuités dans les civilisations du Proche-Orient, de l’Afrique orientale, de l’Arabie et de l’Inde à la veille de l’Islam (Actes de la table ronde tenue au Collège de France, Paris, 17-18 novembre 2008), édité par Jérémie Schiettecatte en collaboration avec Christian Julien Robin. Volume 12 | 2013 Entre Carthage et l’Arabie heureuse. Mélanges offerts à François Bron, édité par Françoise Briquel Chatonnet, Catherine Fauveaud et Iwona Gajda. Volume 13 | 2013 Bijoux carthaginois III. Les colliers. L’apport de trois décennies (1979-2009), par Brigitte Quillard. Volume 14 | 2013 Regards croisés d’Orient et d’Occident. Les barrages dans l’Antiquité tardive (Actes du colloque tenu à Paris, Fondation Simone et Cino del Duca, 7-8 janvier 2011, et organisé dans le cadre du programme ANR EauMaghreb), édité par François Baratte, Christian Julien Robin et Elsa Rocca.
ORIENT
MÉDITERRANÉE | archéologie
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Paradeisos genèse et métamorPhose de la notion de Paradis dans l’antiquité
Actes du colloque international organisé par Éric MORVILLEZ
Éditions de Boccard
11 rue de Médicis, 75006 Paris 2014
Illustration de couverture
Maison des Amazones, VI, 2, 14, jardin (e), aquarelle de F. Morelli, 1812. [D’après PPM L’immagine, p. 102]
UMR 8167 « Orient et Méditerranée – Textes, Archéologie, Histoire », Cnrs, Paris IV, Paris I, EPHE, Collège de France
Directeur de la collection Véronique BOUDON-MILLOT, CNRS - UMR 8167 Orient & Méditerranée Responsable éditoriale Fabienne DUGAST, CNRS - UMR 8167 Orient & Méditerranée Comité scientifique Françoise BRIQUEL CHATONNET Sylvie DENOIX Vincent DÉROCHE Olivier MUNNICH Pierre TALLET Création de la maquette et mise en pages Fabien TESSIER © Éditions de Boccard - 2014 ISBN : 978-2-7018-0363-0 ISSN : 2101-3195
Uxori meae carissimae
PRÉFACE La publication de cet ouvrage, dans la collection « Orient & Méditerranée » en partenariat avec d’éminentes institutions scientifiques, est l’occasion pour le Conseil Général de Vaucluse de matérialiser son soutien aux travaux scientifiques de chercheurs qui se sont réunis en Vaucluse, du 20 au 22 mars 2009, lors du colloque « Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de paradis dans l’Antiquité ». Cette réflexion transversale a permis d’associer les disciplines de l’histoire, de l’archéologie, de la lexicologie et de l’histoire de l’art, avec une grande amplitude géographique et chronologique. Elle souligne les multiples racines culturelles de la notion de paradeisos-paradis – orientales, bibliques, hellénistiques – et leur translation dans les civilisations fondatrices de l’histoire méditerranéenne, chrétiennes et arabo-musulmanes notamment. Il ressort de cet ouvrage que le moment médian et décisif pour cette évolution technique, philosophique et même eschatologique de l’histoire des jardins est situé à l’époque romaine, particulièrement dans nos régions du sud de la Gaule. Les exemples vauclusiens en sont des jalons importants. Cette publication, qui s’inscrit pleinement dans l’ambition de développement culturel, patrimonial et scientifique portée par le Département de Vaucluse, est également l’occasion de féliciter les chercheurs et les institutions qui ont organisé ce colloque international et qui éditent ces actes. Claude Haut Président du Conseil Général de Vaucluse Sénateur du Vaucluse
A la dolchor del temps novel, feuillent les bois et les oiseaux chantent chacun dans son jargon. Voici que vient le printemps où l’on chante pastourelles et reverdies au jardin. Ainsi feronsnous avec le poète en qui vous avez tous reconnu le troubadour Guillaume IX d’Aquitaine1. L’historien sait aussi bien que Guilhem IX de Poitiers que les jardins plantureux du printemps en évoquent d’autres, mirifiques. Sous la réalité d’une nature qui s’éveille gisent les jardins de l’imaginaire. Mais s’en tiendra-t-on à deux niveaux d’observation ? Ce n’est pas aux historiens de l’Antiquité que l’historien du Moyen Âge se permettra de rappeler qu’il leur faut décrypter non pas deux, mais trois niveaux de réalité : trois types de vision, la vision corporelle par quoi l’on perçoit la réalité matérielle, la vision spirituelle (j’imagine et rends présent ce qui est absent) et la vision intellectuelle, celle de l’extase2 : alors nous pénétrerons dans le jardin véridique, celui d’un autre monde qui n’a plus rien de banal ou d’imaginaire, un autre jardin dont il serait si bon que l’historien donne à nouveau les clés trop longtemps perdues. Nous attendons de ce colloque qu’il nous ébaubisse, qu’il nous éblouisse, et nous enchante dans ces jardins de paradis rouverts enfin. Au nom du Président de l’Université, Emmanuel Ethis au nom de tous mes collègues de l’UFR de Lettres, du Département et du Laboratoire d’Histoire, je souhaite la bienvenue à tous et chacun et j’émets le vœu que vous passiez de très belles journées dans la dolchor del temps novel. Gui LobricHon Directeur du Laboratoire d’Histoire de l’Université d’Avignon
1. Anthologie de la poésie française. Moyen Âge, xvie siècle, xviie siècle. Textes choisis, présentés et annotés par J.-P. cHauveau, G. Gros et D. MénaGer, Paris, Gallimard, 2000, p. 38. 2. Saint Augustin, De Genesi ad litt. 12.6.15.
JARDIN DU PALAIS : ESPACE D’INTIMITÉS Allocation de bienvenue au Palais des Papes, le 20 mars 2009
Un colloque sur les jardins dans un lieu aussi minéral que le Palais des papes d’Avignon peut sembler paradoxal. Il n’en est rien. L’édifice était pourvu de jardins sur son arrière : jardin d’agrément, jardin de simples, verger auxquels s’ajoutait même une ménagerie. Aujour-d’hui, cet environnement végétal s’est estompé et il a tendu à se transformer en terrain vague. On pourrait d’ailleurs rêver d’une re-végétalisation des deux parcelles documentées comme jardins, non sans une fouille préalable, comme il se doit. Pour l’instant, contentons-nous de dire que cette manifestation désigne le Palais dans sa dimension de lieu de savoir, qui l’a caractérisé lors de son existence comme siège du catholicisme mais aussi, et plus près de nos de préoccupations, depuis le processus de mise en patrimoine qui l’a progressivement transformé. On sait en effet qu’un des moments inauguraux de la réutilisation du palais comme institution culturelle fut marqué par l’implantation des archives départementales. En un moment où les prises symboliques et matérielles sur le bâtiment sont diverses et quelquefois contradictoires, il est bon que la science investisse les murs du palais. La richesse des échanges sur une période historique qui ne correspond pas au moment médiéval a été l’occasion de réexaminer d’un œil neuf les fresques de la chambre et du studium du pape (atelier français vers 1336-1337, ateliers français et italien, vers 1343), de mesurer l’influence de l’Antiquité sur le répertoire
Figure 1 – Scène de pêche dans un vivier, détail de la fresque de la chambre du Cerf du Palais des Papes à Avignon. [D’après S. Gagnière, Le palais des Papes, éd. des Amis du Palais du Roure, Avignon, 1983, p. 50]
des artistes médiévaux et de mettre au jour la continuité relative qui conduit des jardins peints des villas antiques jusqu’aux décors végétaux, cynégétiques et halieutiques des pièces privées du palais. Le jardin constitue la métaphore durable du paradis sur terre. Pour un pape, il y a une logique à ce que les lieux de travail et de repos, où peuvent se développer l’intimité et la réflexion, en rupture avec les temps de la représentation et de la liturgie, accueillent la figuration d’un monde végétal parfait et apte à exprimer l’harmonie et la maîtrise d’un ordre naturel. La division en plages horizontales de la fresque est du même ordre que celle de la salle de Livie du Musée national d’archéologie de Rome. On retrouve en haut une bande bleue, relativement fine dans la version d’Avignon, pour figurer le ciel, ensuite une large plage de végétation d’arbres plutôt dense qui a induit à parler de forêt alors qu’il s’agit d’une nature relativement ordonnée, composée de successions d’arbres fréquentés par une foule d’oiseaux, nature qui pourrait tout aussi bien correspondre à un jardin d’envergure ou bien à des réserves de chasse comme celles qu’on a évoquées durant le colloque. Le registre suivant comporte des scènes de chasse sur trois murs, exclusivement des chasses nobles, chasse à courre au cerf, chasse au furet, à l’appeau, à l’étoupe ou au faucon, et une scène de pêche sur le quatrième mur. Le bassin, en perspective, figure les viviers de la papauté, comme il en existait au nord d’Avignon ou à Sorgues (figure 1) ; ils font
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face à une scène en partie détruite où des personnages se baignent. Un jardin ne peut se concevoir sans eau, instrument de purification. La Chambre du Cerf se situe d’ailleurs dans une tour qui permet au pape de descendre directement dans ses étuves, qui disposent d’un bain de vapeur et de baignoires en plomb. À la sortie, à l’extérieur, on débouche sur la partie en prairie du jardin dans lequel l’élément architectural majeur est une vasque monolithique en pierre de Caromb, dite « fontaine au griffon », dont il ne reste aujourd’hui que la base octogonale. Les chasses populaires sont décrites dans le registre qui court en bordure du plafond sur une frise qui est soit peinte sur le bord de la dernière poutre, soit sur l’enduit du mur à la même hauteur, à la limite du plafond. Le décor d’une des poutres secondaires affiche la continuité avec Rome : s’y déploient une poule avec ses poussins, symbole de l’église chrétienne, et une louve avec ses jumeaux, symbole de la Rome antique. Le bas du registre animé s’achève sur un premier plan d’herbes variées. Le registre suivant, le plus bas, est proche de celui de la chambre du pape : draperies rapidement peintes jusqu’au sol et accrochées à des tringles de rideau. Cette partie du décor est relativement simple et peut être refaite facilement en cas de dommage. Les rares portions conservées, qui représentent un décor de croisillons en diagonale, peuvent être interprétées comme des imitations de claies cannées de jardin ou de treillages, telles qu’on les voit sur les fresques romaines, ici, barrière peinte en trompe l’œil sur un tissu suspendu, et non simple décor géométrique. Vu dans cette nouvelle perspective, ce décor, qu’on peut aussi considérer comme incongru pour un pape puisque les clercs sont interdits de chasse, se lit aussi comme un jardin à l’intérieur du palais, lieu de paradis réservé aux moments les plus intimes de la journée du pape. La question de la transmission de ce type de décor, de l’artiste antique à l’artiste médiéval reste à fouiller. Elle invite aussi à revisiter le décor de rinceaux de la chambre du pape
qui semble sortir des marges d’un manuscrit de l’École d’Avignon, pour y retrouver un arbre de vie comme l’arbre de la Croix de l’abside en mosaïque de San Clemente de Rome qui date du xiie siècle, lui-même issu des rinceaux des pavements antiques. Le palais abrite en effet des temporalités diverses : le temps cérémonial domine mais ne règne pas sans partage. Le temps du recueillement suppose des espaces spécifiques et des représentations qui le soutiennent, suffisamment puissantes pour marquer la rupture avec le monde de la représentation et de la pompe pour ouvrir à la quiétude d’un univers contrôlé. Le jardin dans ce cas, s’il n’est pas jardin secret, est toujours jardin intime, celui qui s’oppose à l’espace de l’audience, mais permet la conversation aussi bien que la méditation. Le jardin apaise et met de l’ordre : il figure une nature organisée, généreuse et prodigue. Il offre les bontés d’une nature domestiquée, invulnérable au bruit et à la fureur de l’histoire qui marquent la succession des papes avignonnais. La présence des papes à Avignon correspond au moment du pétrarquisme. Pétrarque rêve d’un lieu de retraite qui permette de développer les conditions d’une relation à la nature marquée par la jouissance esthète plutôt que la domination qui la marquera à l’âge classique. Le jardin est le support parfait de la méditation spirituelle avec les chasseurs suivant le Christ et la pêche qui conduit l’humanité au salut. Le jardin est à la fois espace protecteur et propédeutique. Il est là caractérisé par la clarté : le jardin peint du pape est la préfiguration du studiolo renaissant où le prince lit et étudie et, ce faisant, construit l’image déchiffrable de son pouvoir. On peut souhaiter que la réflexion collective se prolonge et se déporte dans le temps vers l’amont : les jardins peints des papes peuvent être le support d’analyses de la constitution de la sphère de l’intime aussi bien que des transformations de la représentation de l’ordre naturel et des correspondances qu’il suscite avec les ordres théologique et politique. Sophie biass-Fabiani Conservateur du patrimoine au musée Rodin
BiBliograPhie M. Laclotte, D. Thiébaut, L’École d’Avignon, Paris, 1983. D. Carru, Avignon, Jardin du Palais des Papes. Évaluation archéologique, 1994, multigraphié, 120 p. E. Anheim, « La Chambre du Cerf : image, savoir et nature à Avignon au milieu du xive siècle », dans Micrologus (Natura, Scienze e Società Medievali, I saperi nelle corti), XVI, Florence, 2008, p. 57-124.
S. Gagnière, « Les chasses au cerf sous le pontificat d’Innocent VI », dans Annuaire de la Société des amis du Palais des Papes 1992-1993, 1996, p. 65-71. E. Barret, « Un jardin en chantier : l’aménagement des “vergers” du palais apostolique d’Avignon sous Urbain V (1354-1366) », dans Polia, 9, 2008, p. 41-52.
INTRODUCTION : POUR ENTRER EN PARADIS Éric Morvillez
(UMR 8167 – Orient et Méditerranée, Paris / Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse) H Elohîms plante un jardin en Edèn au Levant. Il y met le glébeux (l’homme) qu’il avait formé. IHVH Elohîms fait germer de la glèbe tout arbre convoitable pour la vue et bien à manger, l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’arbre de la pénétration du bien et du mal. Un fleuve sort de l’Edèn pour abreuver le jardin. De là, il se sépare : il est en quatre têtes. Nom de l’un Pishôn, qui contourne toute la terre de Ḫavilla Là où est l’or. L’or de cette terre est bien et là se trouvent le bdellium et la pierre d’onyx. Nom du deuxième fleuve : Guilḫôn, qui contourne toute la terre de Koush. Nom du troisième fleuve : Ḫidèqèl (Le Tigre) qui va au levant d’Assur. Le quatrième fleuve est le Perat (l’Euphrate)... Genèse 2, 8-14, d’après D. Beyer, « Jardin sacré d’Emar au Bronze récent », dans Ktema, 15, 1990, p. 123.
L’archéologie et l’histoire des jardins ont pris depuis quelques années une place nouvelle dans les recherches sur l’Antiquité. Le recours à la notion de paradis originels, de la Genèse à ceux du Proche-Orient ancien, est devenu un élément incontournable pour expliquer le développement de l’art des jardins en Méditerranée, tant dans le monde hellénistique que romain. Depuis L’histoire du paradis de Jean Delumeau – et notamment le premier tome consacré au « jardin des délices »1 –, le paradeisos des Anciens nous semblait plus familier, ayant donné ses racines aux jardins des périodes médiévales, modernes et contemporaines. Après les études fondatrices de Pierre Grimal sur les horti romains2 ou de Wilhelmina Jashemski autour des cités campaniennes3, les spécialistes de l’Antiquité classique ont utilisé
pour leurs descriptions des jardins, réels ou fictifs, un vocabulaire qui leur semblait familier et assuré : le terme de paradeisos en faisait tout naturellement partie. Les multiples études parues sur les jardins antiques témoignent de la richesse du débat4. Mais à y regarder de plus près, lorsqu’on dépasse les stéréotypes communs, profondément ancrés, il apparaît que la notion de paradis et ses différentes appellations recèlent en fait bien des questions, voire des contradictions profondes. C’est ce long processus d’héritage et de transformation que j’ai souhaité voir aborder dans ce colloque : la genèse et les métamorphoses d’une notion, de l’Eden biblique aux parcs du ProcheOrient, des paradeisoi hellénistiques aux jardins romains jusqu’au paradisus chrétien.
1. J. Delumeau, Une histoire du Paradis, I. Le jardin des délices, Paris, 1992. 2. P. Grimal, Les jardins romains, 3e éd. (1re éd. 1943), Paris, 1984. 3. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas destroyed by Vesuvius, New York, 1979 ; Eadem, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas destroyed by Vesuvius, II, New Rochelle / New York, 1993 : les paradeisoi sont répertoriés dans sa liste des Garden paintings, mosaics derived from Garden paintings and Garden representations, appendix II, p. 313-404.
4. Il serait trop long de les citer toutes ici : nous renvoyons en particulier aux travaux de M. Carroll-Spillecke (dir.), Der Garten von der Antike bis zum Mittelalter, Mayence, 1992, et à sa dernière synthèse, Earthly Paradises, Ancient Gardens in History and Archaeology, Londres, British Museum Press, 2003 ; G. di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico, da Babilonia a Roma, scienza, arte e natura, Livourne, Sillabe, 2007.
14 • ÉRIC MORVILLEZ
Détail de la peinture de paradeisos du jardin de la maison d’Octavius Quartio à Pompéi. [Cliché : É. Morvillez]
INTRODUCTION : POUR ENTRER EN PARADIS • 15
archéologues et historiens de l’art, autour d’une même table, pour refonder une réflexion qui associe toutes les périodes de l’Antiquité. Partant des premiers millénaires avant notre ère, elle tente de rejoindre les principales périodes du monde classique, en insistant sur le monde romain, pour terminer dans l’Antiquité tardive et la période omeyyade. Il en résulte une redéfinition de la notion de « paradis » à partir de son origine, tant géographique que lexicologique, pour suivre son évolution, ses métamorphoses antiques et ses mutations entre monde proche-oriental, puis gréco-romain, puis chrétien et au début du monde musulman. Le but affiché était aussi de discuter de la définition des termes, mais aussi des éléments constitutifs de ces jardins réels ou imaginés sur tant de supports différents : déserts ou peuplés, sauvages ou domestiqués, ouverts ou clôturés.
Le résultat de nos réflexions s’articule en quatre parties reflétant la volonté des intervenants d’analyser l’idée de paradeisos, avec une ouverture sur les autres spécialités en présence. La première scrute les racines de la notion, en partant de la naissance et le développement des grands jardins néo-assyriens : la plume de Brigitte Lion nous fait comprendre l’impact que ces premières grandes réalisations, réelles et figurées, ont pu avoir dans l’Orient ancien. Dans une démonstration fondée autant sur la philologie que le contexte du terme, Clarisse Herrenschmidt déconstruit ensuite l’étymologie du mot « paradis » en revenant à sa racine en vieux persan : elle nous explique que le terme de paradaydâm, que l’on peut rapprocher de l’ancêtre perse des mots hébraïques pardez, grec paradeisos, ne signifiait pas, comme on a longtemps pu l’écrire, un lieu de délices entouré de murs, mais un espace au-delà du mur. Ce qui bien entendu change toute sa perception : elle démontre combien, entre la notion originelle et la transposition grecque – par une erreur de traduction – s’est introduite une déformation de la notion, en l’enfermant, sans faire de jeu de mot. La version du paradeisos grec s’est bâtie autour de l’image de la clôture, associée aux évocations des magnifiques parcs de chasse perses, comme le détaille
plus loin Jean Trinquier. Le versant sacré des espaces de plantation et bois sacrés est abordé par Claire Balandier, autour des sanctuaires à Chypre et en Grèce. La démonstration de Rémi Boucharlat et Christophe Benech complète ce tableau, en ajoutant l’apport essentiel des prospections géophysiques sur le cas du parc royal de Parsargades. Il fallait une place aux textes bibliques, qui ont été souvent défrichés et sollicités21, mais que Paolo Garuti interroge à nouveau : entre végétal et image de la femme, il dessine un parcours dans l’imaginaire biblique, entre source textuelle et Légende dorée, de la place de l’arbre de vie aux images de jardins dans le texte biblique, de la Chute d’Adam jusqu’au bois de la Croix. La seconde partie traite plus spécifiquement des paradis romains, à travers une étude de l’image des jardins et de leur conception réelle. Est décryptée par Hélène Eristov la manière dont les peintures de jardins se donnent à voir dans l’architecture domestique pompéienne, tandis que Nicole Blanc dresse une typologie des clôtures, caractéristique essentielle de la forme des viridaria et de leur représentation. C’est un panorama de la peinture de jardin campanienne que Françoise Gury nous propose enfin, en analysant les composantes de jardins savamment ordonnancés, mais où entre une part de « négligé », de mauvaises herbes qui peuvent y trouver aussi leur place. Dans la troisième partie de nos débats – Des paradis féconds et habités –, nous nous sommes penchés davantage sur ce qui permettait de caractériser le paradeisos et sa mise en scène, dans le cadre du jardin romain. Jean Trinquier brosse un tableau exhaustif de la notion de parc de chasse romain et son lien avec le monde oriental et perse. Christophe Vendries nous donne une leçon d’archéologie sonore en évoquant le peuple des oiseaux, leurs chants et les volières qui ont pu les accueillir. Fontaines, bassins et décors sculptés sont évoqués par Émilie Chassillan dans le cœur des jardins des grandes demeures de la Gaule22. L’ultime chapitre est consacré à l’évolution de l’idée de paradeisos, de l’Antiquité tardive au monde omeyyade. Je me suis pour ma part attaché à montrer la manière dont les référents du jardin antique profane avaient été intégrés dans les décors chrétiens de la fin de l’Antiquité, permettant à de nombreuses images de caractère païen de trouver une longévité inattendue.
21. Plusieurs études à consulter dans le riche volume qui vient de paraître : D. Barbu, P. Borgeaud, M. Lauzat, Y. Volokhine, Monde Clos, culture et jardins, Paris, 2014, en particulier le chapitre sur l’Eden. 22. Cf aussi E. Chassillan, « Place du bassin et spectation dans le jardin de Gaule Narbonnaise au Haut-Empire, problème de typo-chronologie », dans P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins..., cité n. 15, p. 35-46. Les travaux
parus sur les fontaines et bassins ont été considérablement multipliés ces quinze dernières années : cf par exemple K. Heyken, « Römische Zierbrunnen mit Wassertreppen », dans Bohn. Jahrb., 204, 2004, p. 117-162. Cf aussi H. Desalles, « Du jardin aux jardinières : l’évolution des péristyles dans l’habitat romain », dans ibid., p. 23-34, et en dernier lieu la thèse de ce dernier, Le partage de l’eau : fontaine et distribution hydraulique dans l’habitat urbain de l’Italie romaine, Rome, 2013.
déconstruire le paradeisos Pour construire des Paradis...
16 • ÉRIC MORVILLEZ
paradeisos, une notion amBiguë La question des paradeisoi en peinture – qui trouvent leurs exacts parallèles en mosaïque5 – a déjà été développée dans de nombreuses études6, tandis qu’à la problématique des jardins s’est conjuguée celle du paysage et des ruines, comme dans l’étude récemment parue d’Isabelle Colpo7. En histoire de l’art s’est mise en place cette terminologie, acceptée de manière implicite par les spécialistes, pour déterminer un type de sujet, la peinture de paradeisos, mais terme de classification de pure invention : il est appliqué en priorité aux grandes compositions d’animaux se chassant ou poursuivis par des hommes dans des décors naturels8. Dans ce genre caractéristique du IVe style de la peinture pompéienne, S. de Caro rappelle que : 9 L’opposition entre la culture du jardin et la “sauvagerie” de la nature extérieure à l’humain est plus clairement explicitée par l’introduction du thème des animaux sauvages ; timidement apparus dans le IIIe style [...], les bêtes sauvages occupent désormais
une place prépondérante dans le jardin de la maison d’Orphée [figures 8 et 9 p. 91] ou dans le péristyle de
ses arbres, son labrum avec paons, etc. Célèbre dans le même esprit est le paradeisos de la maison des Ceii (I, 6, 15), dans lequel il y a d’un côté des animaux de la nature sauvage [...] et de l’autre le jardin, domaine de l’homme, dans lequel l’expression de la vie est dévolue à un dyonysisme édulcoré, représenté par les statues, qui vient s’ajouter au répertoire habituel d’arbres, de plantes et d’oiseaux9.
Les travaux récents menés par les spécialistes des jardins sur le Proche-Orient ancien, mais aussi sur le monde achéménide, ont apporté depuis toute une documentation concrète sur les paradis orientaux, où la gestion de l’eau, indispensable aux plantations, occupe le centre des préoccupations. Comme l’a écrit P. Bordreuil, après la terre, l’eau nécessaire apparaît ensuite (V. 6 – [Gen 1, 1-2]) représentée sous la forme d’un flux abyssal (’ed). Ce mot hébreu correspond à l’akkadien edû, lui-même d’origine sumérienne. Le flux abyssal aux dimensions cosmiques est un thème fréquent dans la littérature mésopo-tamienne, mais ’ed est traduit simplement par “source” dans les versions de la Bible grecque, latine et syriaque de la création du monde10.
la maison des Ceii [figure 1 p. 180]. Dans la maison d’Orphée (VI, 14, 20), la composition présente sur les côtés deux petits jardins traditionnels avec oiseaux, oscilla, guirlandes et petits temples, mais au-dessus et au milieu de ces motifs, en un contraste voulu, il y a une scène de nature sauvage dans laquelle les animaux sont finalement pacifiés par la présence hiératique et le chant d’Orphée. Le même contraste se retrouvait dans la décoration, aujourd’hui perdue, de la maison des Épigrammes (V, 1, 18) dans laquelle le thème de la nature rocailleuse et sauvage est vu à travers une fenêtre, tandis qu’au premier plan se trouve la nature civile et bienfaisante du jardin avec
Aux textes et à leur interprétation s’ajoutent désormais de nombreuses enquêtes archéologiques de terrain. On se réfèrera sur les jardins mésopotamiens et néo-assyriens, outre les travaux de J. Margueron ou M. Fr. Besnier, à la synthèse proposée ici par B. Lion11 ; pour le monde achéménide aux études parues récemment sous la plume de Rémi Boucharlat et ses collaborateurs12 ; sans oublier celles d’équipes internationales13, en particulier sur la fouille du complexe à bassin, découvert au cœur de Pétra en Jordanie, dont la publication consacre tout un chapitre
5. Comme le montrent certaines mosaïques pariétales de nymphées, par exemple celui de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum ; ou encore des pavements, comme les fauves chassant, provenant de la villa Hadriana (musées du Vatican, sala degli animali, inv. 421), ou bien les célèbres panneaux représentant des lions dévorant onagre ou sanglier du triclinium de la maison de la Procession dionysiaque à Thysdrus (El Jem). 6. Cf l’introduction de l’article de J. Trinquier dans ce volume, p. 179, notes 1 et 3. 7. I. Colpo, Ruinae... et putres robore trunci, paesaggi di rovine et rovine nel paesaggio nella pittura romana (I secolo a.C.–I secolo d.C.) (Anenor, quaderni 17), Padoue, 2010, not. p. 171-172, 182-185. 8. Cf J. Trinquier, infra p. 179, avec bibliographie n. 2-3. 9. S. De Caro, « Deux genres dans la peinture pompéienne », dans La peinture de Pompéi, témoignage de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., vol. I, Paris, 1993, p. 303.
10. P. Bordreuil, F. Briquel-Chatonnet, Le temps de la Bible (coll. Folio Histoire), Saint-Amant, 2000, p. 141. 11. Cf infra, l’article de B. Lion dans ce volume, p. 21, n. 2-4. 12. R. Boucharlat, « The ‘Paradise’ of Cyrus at Pasargadae, the core of the Royal ostentation », dans J. Ganzert, J. Wolschke Bulmahn (dir.), Bau- und Gartenkultur zwischen “Orient” und “Okzident”. Fragen zu Herkunft, ldentität und Legitimation, Beiträge zur Architektur- und Kulturgeschichte (Leibniz Universität Hannover, Band 3), Munich, 2009, p. 47-64 ; Idem, « Gardens and parks at Pasargadae: two “paradises”? », dans R. Rollinger, B. Truschnegg, R. Bichler (dir.), Herodot und das Persische Weltreich (Akten des 3. Internationalen Kolloquiums zum Thema “Vorderasien in Spannungsfeld klassicher und altorientalischer Überlieferungen”, Innsbruck, 24-28 November 2008) (Classica et Orientalia, 3), Wiesbaden, 2011, p. 557-574. 13. Cf infra, Cl. Vibert-Guigue dans ce volume, p. 315-339.
INTRODUCTION : POUR ENTRER EN PARADIS • 17
aux paradeisoi14. Ces dernières années, l’univers des jardins grecs15 n’a pas été en reste, comme celui des horti romains16, apportant un renouvellement considérable de l’approche du jardin antique, en particulier du point de vue de sa réalité archéologique17. À travers mes propres travaux sur le décor romain, j’ai été confronté souvent à ce terme de paradeisos, tout en étant frappé par cette appellation à la fois pratique, mais aux contours finalement imprécis, pour des paysages paradoxalement exempts de toute trace de limites ou de clôtures. En effet, si les paradeisoi étaient bien des imitations de parcs de chasse ou de jardins, comment expliquer l’absence dans leur évocation de murs, clôture ou de pavillon et même de traces d’aménagements humains ? La désignation a pu aussi être appliquée à des panneaux de mosaïque, dès que quelques animaux se poursuivent, séparés d’éléments paysagers ou végétaux : on les retrouve dans le contexte d’édifices privés comme dans celui de basiliques chrétiennes, sur des seuils ou entrecolonnements notamment. Ces représentations de paysages ouverts à travers des fenêtres dans les fresques intégrées dans des jardins romains, ou cadrées dans des panneaux de mosaïque de sol, s’opposaient à mon sens radicalement à l’essence des horti et des viridaria romains où barrières, clôture et symétrie incarnaient davantage leur univers. Mais c’est aussi en cherchant dans l’Antiquité tardive autour des espaces domestiques d’agrément que j’ai été confronté à une sorte de dichotomie entre
les jardins profanes, réels, artificiels et les jardins sacrés, spirituels qui tendaient vers des images d’espaces plus naturels peuplés de bons pasteurs ou de plaines sauvages, plantés de fleurs au bord de cours d’eau. Entrent ainsi en parallèle la conception du plaisir du jardin privé et les promesses d’un Au-delà paradisiaque, espace de fraîcheur et de senteurs promis au croyant, évoqué comme un parc planté, gorgé d’eau courante et de parfums. Ainsi pour la Bible, le terme d’Eden doit être associé, non comme on l’a longtemps cru, à l’idée de steppe et d’endroit désertique, mais à celui d’un endroit de délices18. C’est dans les études sur l’Au-delà et ses représentations tant dans le monde païen que juif ou chrétien que la question du paradeisos a été la plus débattue récemment19. Nous verrons ici combien la présence de l’eau, sous toutes ses formes, traverse les descriptions et images du paradeisosparadisus, pour en constituer l’essence, presque plus encore que les plantes qui, finalement, comme les animaux qui le peuplent, en procèdent. La question des filiations entre le vocabulaire employé et les réalités archéologiques nécessite donc d’étudier la nature du paradeisos de manière la plus objective possible, sans avoir recours aux schémas de pensée antérieurs, pour « déconstruire les généalogies illusoires »20, mais aussi repérer les liens déjà dégagés par les études antérieures. Bref, faire un état de la question en tirant un bilan transversal, à travers la diversité des sociétés de l’Antiquité, sur un temps long. Il m’a donc paru utile de réunir à Avignon historiens,
14. L.-A. Bedal, The Petra Pool-complex: A Hellenistic Paradeisos in the Nabataean Capital, Results from the Petra “Lower Market” Survey and Excavation 1998 (Gorgias Studies in Classical and Late Antiquity, 10), Piscataway N. J., 2013. 15. Par exemple, sur le lien entre pensée des milieux alexandrins juifs et l’idéologie de la monarchie lagide, G. Husson, « Le paradis des délices (Genèse 3, 23-24) », dans Revue des études grecques, CI, 1988, p. 64-73 ; M. Brunet, « Le courtil et le paradis », dans J.-P. Brun, Ph. Jockey (dir.), Téchnai, Techniques et sociétés en Méditerranée, hommage à Marie-Claire Amouretti, Paris, 2001, p. 157-168 ; tout récemment, sur les jardins funéraires et la gestion de l’eau, A. Tricoche, « Jardins funéraires d’Alexandrie aux époques hellénistique et romaine », dans P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins : analyse des espaces et méthodes d’approche (Archéologie et histoire, 26), Montagnac, 2014, p. 47-56. Pour la bibliographie récente, cf l’article de C. Balandier dans ce volume, p. 41-60. 16. M. Cima, E. La Rocca (dir.), Horti romani (Atti del Convegno internationale, Roma, 4-6 maggio 1995), Rome, 1998 ; M. Frass, Antike römische Gärten: Soziale und wirtschaftliche Funktionen der Horti romani, Vienne, 2006 ; F. Bertholet, K. Reber, Jardins antiques, Grèce – Gaule – Rome (Regards sur l’Antiquité, 2), Lausanne, 2010 ; on attend la publication du corpus des jardins du monde romain, initié par W. Jashemski, dans K. Gleason, K. Hartswick, A.-M. Malek (dir.), Gardens of the Roman Empire, vol. 1, Essay ; vol. 2, Digital Catalog, New York, à paraître.
17. Cf sur la question le volume édité en 2014 par P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets, Archéologie des jardins..., cité n. 15. 18. « On a longtemps pensé que le nom “Eden” transcrivait le sumérien edinu, “steppe”, ce qui permettait de traduire gan‘eden par “jardin des steppes”. L’inscription bilingue assyro-araméenne découverte à Tell Fekheryé [dans le nordest syrien] a attiré l’attention sur la racine ‘dn qui connote l’idée de délices à la fois en hébreu (Ps 36,9 ; Ne 9,25) et en ougaritique. En effet, dans la version assyrienne, l’un des titres du dieu Haddad, dédicataire de l’inscription, est un participe mutakhkhidu kibrâti : “qui fait prospérer le monde entier” ; dans la version araméenne, ce titre est traduit par m‘dn mt kln : “qui fait prospérer tous les pays”. La version grecque de la Bible traduit également Eden par “paradis des délices” (Παράδεισος τῇς τρυφῇς). C’est donc la traduction “jardin des délices” qui est aujourd’hui la plus exacte. » P. Bordreuil, F. Briquel-Chatonnet, Le temps de la Bible..., cité n. 10, p. 142. 19. R. S. Boustan, A. Yoshiko Reed (dir.), Heavenly Realms and Earthly Realites in Late Antique Religions, Cambridge, 2004 ; J. Dresken-Weiland, A. Angerstorfer, A. Merkt, Himmel, Paradies, Schalom, Tod und Jenseits in antiken christlichen und Jüdischen Grabinschriften, Regensburg, 2012, pour ne citer que deux ouvrages de synthèse récents. 20. J’emprunte volontairement l’expression formulée à une réunion du groupe de recherche « l’Antiquité territoire des écarts » (Université Paris-Diderot), mis en place par Fl. Dupont, qui me semble bien exprimer l’esprit de notre recherche.
18 • ÉRIC MORVILLEZ
Analyse poursuivie par notre collègue syrien Komait Abdallah, à travers les représentations paradisiaques dans les mosaïques de Syrie à l’époque byzantine, grâce à un catalogue d’images où le chœur de l’église de Tayyibat Al Imam illustre, de la manière sans doute la plus exhaustive, la représentation à la fois symbolique et sensuelle du Paradis chrétien, au milieu du ve siècle. La poursuite de l’existence, tant réelle qu’imaginaire, des paradeisoi dans le monde raffiné des Omeyyades prend forme sous nos yeux grâce à Claude Vibert-Guigue. Pour le bilan de ces deux journées, François Baratte, repartant des paradis chrétiens vers leur racines dans les jardins romains, a rappelé l’oscillation permanente entre une vision très matérielle et ancrée dans la réalité et une autre davantage spirituelle et symbolique du paradis, projection des images rêvées des délices qu’on y espérait. Chacun de nous s’est donc emparé d’une « parcelle de paradis » pour faire un bilan selon sa spécialité, ou selon divers points de vue qui ont largement enrichi tant l’histoire que l’histoire de l’art.
une œuvre collective Le temps a passé depuis notre réunion au Palais des Papes et à Vaison-la-Romaine de 2009, plusieurs fois le printemps est revenu. Au fil des mois, chacun a étoffé sa contribution, tout en tenant compte des apports des autres intervenants. Plus que des actes de colloque, j’ai souhaité donc faire de ces rencontres une somme de nos réflexions, un livre qui offre une synthèse sur un temps long entre la période assyrienne et la fin de l’Antiquité. Mais cette œuvre collective n’aurait pu voir le jour sans la conjonction des efforts de nombreux soutiens qu’il me faut maintenant remercier. Ce livre tout d’abord n’aurait pu être édité sans l’appui du sénateur Claude Haut, président du Conseil Général de Vaucluse, qui a apporté son appui à cette entreprise. J’exprime également toute ma reconnaissance à Marianne Robert et à Valérie Canillas (Direction de la culture du Conseil Général) pour leur concours. Mes remerciements vont ensuite à La Région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui a permis la tenue de ces journées, grâce aux crédits qui ont financé notamment l’invitation de plusieurs doctorants spécialistes de la question des jardins. Je dois remercier Gui Lobrichon et le Laboratoire d’histoire de l’Université d’Avignon (LISHA, EA 3152), la Maison de la recherche de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse et les membres du Conseil scientifique de l’Université qui ont soutenu dès le
début ce projet : Philippe Michelon, Aurelia Barrière et l’équipe de la cellule communication, en particulier Dominique Joly. Au sein de la ville d’Avignon, nous avons eu la chance d’être reçu au Palais des Papes. Sophie BiassFabiani, alors conservateur du Palais, nous a ouvert les portes de ce cadre prestigieux, dans des conditions exceptionnelles et a facilité la tenue des débats. Je tiens à lui exprimer ma reconnaissance aussi de la visite du palais qu’elle a offerte aux congressistes. D’autre part, grâce à Dominique Carru, directeur du Service archéologique départemental de Vaucluse, nous avons pu comprendre, par un exposé suivi d’une visite, le fonctionnement des jardins de la résidence papale. Je n’oublie pas la Ville d’Avignon, en la personne d’Akima Ait el Kadi, adjointe au Maire et en charge des relations avec l’Université d’Avignon, Madame Valérie Siaud, adjointe au maire, chargée des musées, qui ont également soutenu le projet, ainsi que l’équipe du Service archéologique de Vaucluse, en particulier sa bibliothécaire actuelle, Agnès Verbrugge. Le tableau ne serait pas complet sans citer la ville de Vaison-la-Romaine, qui nous a accueillis la journée du dimanche 29 mars et je remercie sincèrement Pierre Meffre, son maire, qui a appuyé mes demandes de subvention en Vaucluse et Christine Bezin, conservateur du musée de Vaison-la-Romaine pour son accueil très convivial. Mais ce colloque n’aurait pu se tenir sans le soutien scientifique et financier de l’UMR 8167 « Orient et Méditerranée », mon équipe « Antiquité classique et tardive », dont le directeur, François Baratte, a soutenu depuis le début l’organisation. Mes remerciements vont également à Satenik Simonin qui a assuré, depuis Paris, une partie des aspects matériels du colloque. Le Laboratoire d’Archéologie de l’École normale supérieure (AOROC, UMR 8546), avec le soutien d’Hélène Eristov et Nicole Blanc, a été l’autre partenaire scientifique et matériel essentiel de ces journées. Toute ma reconnaissance va à son directeur, Stéphane Verger. Il me reste à remercier Françoise Briquel Châtonnet et Véronique Boudon-Millot, directrice de la collection Orient & Méditerranée éditée par De Boccard, qui ont attendu patiemment la maturation de ce livre. Je tiens pour finir à rendre hommage à Fabienne Dugast, membre de l’équipe Orient et Méditerranée, qui m’a épaulé pour cette publication, sans la persévérance de laquelle ce livre n’aurait pu voir le jour, à Fabien Tessier, notre maquettiste, qui a métamorphosé ces jardins de papier, et bien entendu aux auteurs et aux relecteurs qui ont permis à ce volume de s’épanouir.
DE L’ORIENT AU MONDE GREC EN PASSANT PAR LA PERSE
LES JARDINS DES ROIS NÉO-ASSYRIENS Brigitte lion
(UMR 8164 HALMA-IPEL / Université de Lille 3) [Le roi], dans sa cour, planta le palmier […], [il planta] le tamaris. À l’ombre du palmier, un banquet [il prépara. Dans l’omb]re du pal[mier…]1
Du jardin d’Éden aux paradis des rois perses, en passant par les jardins suspendus de Babylone, les jardins d’Orient sont à juste titre célèbres et leur réputation dépasse largement le cercle des spécialistes. Les jardins les mieux (ou les moins mal) connus sont ceux des rois néo-assyriens, constitués entre le xie et le viie siècle avant J. C.2 ; il a même été proposé qu’ils soient, paradoxalement, à l’origine de la réputation des jardins de Babylone3. Ils héritent d’une longue tradition, car des jardins sont connus 1. 2.
3.
Dispute entre le palmier et le tamaris, Wilfred G. Lambert, Babylonian Wisdom Literature, Oxford, 1960, p. 155, l. 6-8. La bibliographie sur la question est très abondante. Pour une présentation générale, voir entre autres E. Ebeling, « Garten », dans Reallexikon des Assyriologie, 3, Berlin, 19571971, p. 147-150 ; A. Leo Oppenheim, « On Royal Gardens in Mesopotamia », dans Journal of Near Eastern Studies, 24, 1965, p. 328-333 ; S. Lackenbacher, Le roi bâtisseur. Les récits de construction assyriens des origines à Teglathphalasar III, Paris, 1982, p. 126-128 ; Ead., Le palais sans rival. Le récit de construction en Assyrie, Paris, 1990, p. 91-96 ; D. J. Wiseman, « Mesopotamian Gardens », dans Anatolian Studies, 33, 1983, p. 137-144 ; Id., « Palace and temple gardens in the ancient Near East », dans H. I. H. Prince Takahito Mikasa (dir.), Monarchies and Socio-Religious Traditions in the Ancient Near East, Wiesbaden, 1984, p. 3743 ; J.-J. Glassner, « À propos des jardins mésopotamiens », dans Jardins d’Orient. Res Orientales, 3, 1991, p. 9-17 ; J. Margueron, « Die Gärten im Vorderen Orient », dans M. Carroll-Spillecke (dir.), Der Garten von Antike bis zum Mittelalter, Mayence, 1992, p. 45-80, Taf. 5-6 ; M.-Fr. Besnier, « La conception du jardin en Syro-Mésopotamie à partir des textes », dans Ktèma, 24, 1999, p. 195-212 ; Ead., « Les jardins urbains du Proche-Orient ancien », dans Histoire urbaine, 1, 2000, p. 25-45. S. Dalley, « Niniveh, Babylon and the Hanging Gardens: cuneiform and classical sources reconciled », dans Iraq, 56, 1994, p. 45-58, insiste notamment sur le fait que les jardins de Babylone n’ont jamais été trouvés par les archéologues, alors que les jardins de Ninive sont connus par plusieurs témoignages textuels et iconographiques ; en cette occasion, comme en d’autres, les auteurs classiques auraient confondu Ninive et Babylone, les capitales des deux derniers grands empires orientaux avant l’arrivée des Perses, et auraient attribué à Babylone l’une des sept
à l’intérieur des palais dès le iie millénaire : à Mari, au xviiie siècle avant J. C., et à Ougarit, au xiiie siècle4. Les capitales néo-assyriennes n’ont été fouillées que de façon très partielle et seule une petite partie des sites, en général limitée à la zone des palais et des temples, a été incomplètement dégagée. Les jardins eux-mêmes n’ont pas été découverts et n’ont pas toujours été cherchés : Kalhu, Dūr-Šarru-kīn et Ninive, les trois dernières capitales assyriennes, sont aussi les trois premières villes explorées par les archéologues
4.
merveilles du monde qu’il faudrait en réalité chercher en Assyrie. Sur les rapports complexes entre Ninive et Babylone, voir M. van de Mieroop, « A tale of two cities: Niniveh and Babylon », dans Niniveh. Papers of the LXIXe Rencontre Assyriologique Internationale (London, 7-11 July 2003, Part One), Iraq, 66, 2004, p. 1-52. Sur le problème des « jardins suspendus », voir ci-après et dans notre conclusion la n. 61. Sur la controverse Ninive / Babylone, voir R. Bichler, R. Rollinger, « Die Hängenden Gärten zu Ninive – Die Lösung eines Rätsels? », dans R. Rollinger (dir.), Von Sumer bis Homer. Festschrift für Manfred Schretter zum 60. Geburtstag am 25. Februar 2004, Münster, 2004, p. 153-218, avec l’abondante bibliographie sur cette question. À Mari, J. Margueron a souligné que, s’il y avait des jardins, ils devaient se trouver dans la vallée, près du fleuve (J. Margueron, « Die Gärten im Vorderen Orient... » [cité n. 2]). Mais pour l’agrément du roi et de sa famille, il est possible que l’une des grandes cours du palais, dite « cour du palmier », vraisemblablement la cour 106, ait été aménagée en jardin (Y. M. Al-Khalesi, The Court of the Palms: A Functional Interpretation of the Mari Palace, Malibu, 1978) ; les archéologues n’y ont pas trouvé de traces de trous de plantation, mais elle pouvait être ornée soit d’un palmier factice (J. Margueron, « Du nouveau sur la cour du palmier », dans Mari. Annales de Recherches Interdisciplinaires, 5, 1987, p. 463-482 ; Id., Mari, Métropole de l’Euphrate, au iiie et au début du iie millénaire av. J.-C., Paris, 2004, p. 463-464, 477-478, pl. 58 ; fig. 442, 454 et 456), soit de plantes en pot (J.-M. Durand, « L’organisation de l’espace dans le palais de Mari », dans E. Levy (dir.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome, Strasbourg, 1985, p. 39-108, spécialement p. 56-57). Une attestation plus sûre de jardin planté dans la cour d’un palais se trouverait non en Mésopotamie même, mais en Syrie, à Ougarit (C. F.-A. Schaeffer, Ugaritica IV, Paris, 1962, p. 15-16).
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 21-34
22 • BRIGITTE LION
français et anglais au milieu du xixe siècle, donc à une époque où la priorité était la recherche d’objets et de monuments spectaculaires. L’archéologie a néanmoins révélé certaines installations nécessaires à l’approvisionnement en eau. Les sources qui donnent une idée de ce qu’étaient ces jardins ne sont pas infinies, mais très variées, à la fois épigraphiques et iconographiques. Les inscriptions royales vantent les travaux entrepris pour aménager les jardins, ainsi que le style que le roi a cherché à leur donner ; les souverains ayant laissé de tels témoignages sont Tiglath-Phalasar Ier (1114-1076), Aššurnaṣirpal II (883-859), puis Sargon II (721-705) et ses successeurs : Sennacherib (704-681), Assarhaddon (680-669) et Aššurbanipal (668-627). Sous le règne de Sargon II, la correspondance offre aussi des informations intéressantes : il s’agit notamment de lettres des hauts fonctionnaires de l’empire, sollicités pour envoyer au palais les essences réclamées par le monarque. De plus, les bas-reliefs qui ornaient les murs des palais de Khorsabad (pour Sargon II) et de Ninive (pour ses descendants) montrent plusieurs scènes se déroulant dans des jardins.
les Premiers témoignages : aššur, ninive et Kalhu Un précurseur, Tiglath-Phalasar Ier Tiglath-Phalasar Ier est le premier roi à faire état, dans l’une de ses inscriptions, d’importations d’arbres à grande échelle : J’ai pris du cèdre, du buis, du chêne de Kaniš dans les pays que j’ai conquis, des arbres que, parmi les rois mes pères qui m’ont précédé, nul n’avait plantés ; je les ai plantés dans les vergers de mon pays. J’ai pris des fruits rares des vergers, qu’on ne trouve pas dans mon pays, j’en ai rempli les vergers du pays d’Aššur5.
Les jardins sont attestés bien avant son époque, mais ils semblaient jusque-là plutôt avoir une fonction utilitaire, celle de ravitailler le palais en fruits et légumes frais. Ici, les arbres choisis viennent de régions lointaines, motif qui se retrouve dans les inscriptions royales ultérieures et témoigne à la fois d’une recherche de nouveauté, d’exotisme et d’une thématique politique. Ce roi signale aussi, dans une autre inscription, l’aménagement d’un vaste jardin d’agrément, non dans la capitale traditionnelle, Aššur, mais à Ninive, près du temple d’Ištar ; il indique en outre qu’il a fait 5.
A. K. Grayson, Assyrian Rulers of the Early First Millenium BC I (1114-859 BC) (The Royal Inscriptions of Mesopotamia. Assyrian Periods, 2), Toronto, 1991, p. 27, inscription A.0.87.1, vii, l. 17-27.
creuser un canal depuis le Khrosr pour arroser ce jardin, au milieu duquel il s’est fait construire un palais6. Pour la première fois, le jardin est présenté comme devant servir au plaisir du roi7.
Aššurnaṣirpal II à Kalhu (Nimrud) Au ixe siècle, sous Aššurnaṣirpal II, la ville d’Aššur, tout en conservant son rôle religieux, est délaissée au profit d’une nouvelle capitale politique, Kalhu. Une inscription trouvée dans le palais de cette ville, gravée sur une stèle de pierre, commémore les travaux entrepris par le souverain et le gigantesque banquet donné à l’occasion de l’inauguration de la ville. Une partie du texte est consacrée à l’aménagement des jardins, qui s’accompagne de grands travaux hydrauliques, en particulier le creusement d’un canal, motif déjà présent chez Tiglath-Phalasar Ier. Si l’irrigation n’est pas absolument indispensable aux cultures dans le nord de la Mésopotamie, elle assure cependant une certaine sécurité pour d’éventuelles années de sécheresse et permet de diversifier les espèces cultivées. Les traces d’un canal allant du Zab supérieur vers Kalhu ont été repérées, notamment un tunnel, où se trouvait une inscription d’Assarhaddon : ce roi y disait avoir nettoyé et restauré le canal d’Aššurnaṣirpal, qui passait déjà probablement à cet endroit deux cents ans auparavant8. 6.
7.
8.
Ibid., p. 55, inscription A.0.87.10, l. 71-88. Dans cette inscription comme dans la précédente, le terme traduit par « jardin » ou « verger » est GIŠ.KIRI6. Pour les localisations possibles de ce jardin, voir J. Reade, « Ninive (Niniveh) », dans Reallexikon der Assyriologie, 9, 2000, p. 388-433, spécialement p. 403. Ana multa’īt bēlūtiya, « pour mon souverain plaisir ». Cf. J.-J. Glassner, « À propos des jardins mésopotamiens » (cité n. 2), p. 14 ; M. Novák, « Hilani und Lustgarten. Ein „Palast der Hethiter-Landes“ und ein „Garten nach dem Abbild des Amanus“ in Assyrien », dans M. Novák, F. Prayon, A.-M. Wittke (dir.), Die Aussenwirkung des späthethitischen Kulturraumes. Güteraustausch – Kulturkontakt – kulturtransfer, Münster, 2004, p. 335-372, spécialement p. 358-360. Le creusement du canal venant du Zab supérieur et destiné à irriguer des vergers est mentionné non seulement par la stèle citée ici, mais encore par d’autres inscriptions d’Aššurnaṣirpal II, par exemple dans A. K. Grayson, Assyrian Rulers… (cité n. 5), p. 22 et 252, inscriptions A.0.101.1, iii, 135 et A.0.101.17, v, 5-10. Sur les travaux de restauration par Assarhaddon, voir R. Borger, Die Inschriften Assarhaddons Königs von Assyrien (Archiv für Orientforschung Beiheft, 9), Graz, 1956, p. 35, § 23 (Klch C) ; A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten. Landwirtschaftlische Wasserbauten im Kernland Assyriens zwischen der 2. Hälfte des 2. und der 1. Hälfte des 1. Jahrtausend v. Chr. (Baghdader Forschungen, 24), Mayence, 2000, p. 96-102 et 356-568 ; Id., « Assyrian hydraulic engineering. Tunnelling in Assyria and technological transfer », dans H.-D. Bienert, J. Häser (dir.), Men of Dikes and Canals. The Archaeology of Water in the Middle East (International Symposium held at Petra, Wadi Musa, H. K. of Jordan, 1520 June, 1999), Rahden, 2004, p. 355-364. Sur les travaux
LES JARDINS DES ROIS NÉO-ASSYRIENS • 23
Le canal, destiné à favoriser l’agriculture autour de la ville, semble avoir arrosé aussi des jardins royaux, puisque la suite du texte énumère 41 espèces d’arbres que le roi a rapportées de ses campagnes militaires, certainement pour les y planter : Je creusai un canal depuis le Zab supérieur, coupant à travers une montagne jusqu’à son sommet, et l’appelai : “Canal-d’Abondance”. J’irriguai les plaines du Tigre et plantai des jardins aux environs, avec toutes sortes d’arbres fruitiers. Je pressai le raisin et je versai en libation les prémices à Aššur mon seigneur et aux temples de mon pays. Je dédiai cette ville à Aššur mon seigneur. Dans les pays où je suis passé, dans les montagnes que j’ai traversées, (voici) les espèces que j’ai vues : [suivent les noms de 41 espèces d’arbres]. Depuis les hauteurs, le canal coule avec force vers les jardins. Les allées sont (plein)es de parfums. Les cours d’eau, dans le jardin d’agrément, coulent, (nombreux) comme les étoiles du ciel. Les grenadiers, qui sont couverts de grappes comme des vignes, les grenadiers emplissent le jardin d’agrément9.
La décoration du palais d’Aššurnaṣirpal II ne montre pas ces jardins et l’inscription ne précise pas leur localisation exacte. Le palais royal, situé au sud-ouest de la ville, les surplombait peut-être et, dans ce cas, ils devaient s’étendre au sud et à l’ouest de la ville. De même, dans le palais de Salmanazar III, fils et successeur d’Aššurnaṣirpal II, construit à Fort-Salmanazar, à l’extrémité sud-est de Kalhu, des terrasses pouvaient dominer les jardins et M. Novak suggère qu’on pouvait les admirer depuis cette partie du palais10. Sous les successeurs d’Aššurnaṣirpal II, pendant la seconde moitié du ixe siècle et la plus grande partie du viiie, la documentation sur ce thème disparaît. Mais les jardins ont dû être entretenus sous les règnes suivants, car on en trouve encore mention à l’époque de Sargon II, à la fin du viiie siècle. Alors que ce roi a choisi de se faire construire, lui aussi, une nouvelle capitale, Dūr-Šarrukin, les palais et les jardins de Kalhu existent toujours, puisqu’une lettre de Marduk-remanni, hydrauliques des rois néo-assyriens, voir S. Dalley, « Water managment in Assyria from the ninth to the seventh centuries BC », dans ARAM Periodical, 13-14, 2002, p. 443460, et, par le même auteur, la recension du livre de A. Bagg (cité), dans Archiv für Orientforschung, 48-49, 20012002, p. 212-216. 9. A. K. Grayson, Assyrian Rulers… (cité n. 5), p. 288-293, inscription A.0.101.30 (« Stèle du banquet ») ; extrait cité : p. 290, l. 36-51. L’expression traduite ici par « jardin d’agrément » est GIŠ.KIRI6 ṣīhāte. 10. M. Novák, « The artificial Paradise: programme and ideology of Royal Gardens », dans S. Parpola, R. M. Whiting (dir.), Sex and Gender in the Ancient Near East (Proceedings of the 47th Rencontre Assyriologique Internationale, Helsinki, July 2-6, 2001), Part II, Helsinki, 2002, p. 443-460, spécialement p. 446.
gouverneur de cette ville11, concerne à la fois la mise en place de statues colossales de taureaux ailés et la plantation de boutures : « Que l’on dessine et que l’on m’e[nvoie] le dessin de […] dont j’ai [parlé] au roi mon seigneur, [et je planterai] les boutures conformément à [cela]12 ». La suite de la missive concerne les tributs reçus à Kalhu et il est donc probable que l’ensemble de la lettre s’y rapporte.
Jardins botaniques et zoologiques : la capitale comme microcosme de l’empire Ces deux rois, Tiglath-Phalasar Ier et Aššurnaṣirpal II, ont planté dans leur capitale des essences venues de loin, associées dans leurs inscriptions à la conquête de territoires. Tous deux y ont, de même, rassemblé des animaux offerts en tribut ou capturés lors de leurs parties de chasse13. Ces jardins zoologiques, tout comme les jardins botaniques, témoignent du contrôle du roi sur un très vaste espace ; il en va de même de l’installation d’une partie des populations déportées lors des conquêtes. Cette tendance à rassembler dans la capitale hommes, bêtes et plantes de provenances diverses, ainsi que les tributs livrés par les rois clients et les butins pris sur les populations vaincues, fait de la capitale un microcosme de l’empire14. Les rois ultérieurs, notamment les Sargonides,
11. Marduk-rēmanni occupe ce poste sous Tiglath-Phalasar III et Sargon II : cf. R. Mattila, « Marduk-rēmanni », dans H. D. Baker (dir.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire, vol. 2/II, L-N, Helsinki, 2001, p. 720-721. 12. S. Parpola, The Correspondence of Sargon II, I. Letters from Assyria and the West (State Archives of Assyria, 1), Helsinki, 1987, p. 92-93, no 110, l. 29-r. l. 3. 13. Cf. A. K. Grayson, Assyrian Rulers… (cité n. 5), p. 26-27, inscription A.0.87.1, vi, 70-75, vi, 105-vii, 16 (pour Tiglath-Phalasar Ier) et 226, inscription A.0.101.2, 30-38 (pour Aššurnaṣirpal II). Sur les animaux ramenés dans les capitales, voir B. Lion, « La circulation des animaux exotiques dans le Proche-Orient antique », dans D. Charpin, F. Joannès (dir.), La circulation des biens, des personnes et des idées dans le Proche-Orient Ancien (Actes de la 38e Rencontre Assyriologique Internationale, Paris, 1991), Paris, 1992, p. 357365, et B. Lion, C. Michel, « Les chasses royales à l’époque néo-assyrienne : textes et images », dans I. Sidéra, E. Vila, P. Erikson (dir.), La chasse. Pratiques sociales et symboliques (Colloques de la Maison René-Ginouvès, 2) Paris, 2006, p. 217-233. 14. Sur les rapports entre centre et périphérie dans l’empire néo-assyrien – et dans l’idéologie impériale –, les travaux sont très nombreux ; je renvoie simplement à M. Liverani, « The ideology of the Assyrian Empire », dans Mogens Trolle Larsen (dir.), Power and Propaganda, Copenhague, 1979, p. 297-317. Voir aussi J. Reade, « The Assyrians as Collectors: from accumulation to synthesis », dans G. Frame, L. Wilding (dir.), From the Upper Sea to the Lower Sea. Studies on the History of Assyria and Babylonia in Honour of A. K. Grayson, Leyde, 2004, p. 255-268. Pour les aspects idéologiques liés aux jardins royaux, voir M. Novák, « The Artificial Paradise…» (cité n. 10), p. 452.
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poursuivent ces pratiques avec les mêmes valeurs symboliques15.
Sous Sargon II, ce ne sont plus seulement les inscriptions, mais aussi, pour la première fois, un lot consistant de lettres et des bas-reliefs qui donnent des informations sur les jardins de Dūr-Šarru-kīn.
J’ai imposé à la ville de Nemed-Ištar 2350 livraisons? de pommiers, 450 livraisons? de nèfliers?, (soit) au total 2[800] livraisons?. Le […] du mois de šebat (xi) […] j’ai ramené à Dūr-Šarru-kīn. Nani et le (gouverneur du) Suhu (sont ve)nus ; Ahu-illika et (Zab)ina-Il sont avec eux. Ils rassemblent des plants d’amandiers, de cognassiers et de pruniers, ils les apportent à Dūr-šarru-kīn. (Les gens du) pays de Suhu et les gens du pays apportent des plants du pays de Lāqê, 1 000 livraisons? de pommiers [...]19.
Inscriptions royales
L’autre lettre concerne des essences différentes :
Dūr-Šarru-kīn (khorsabaD)
Dans deux inscriptions, un passage identique évoque la construction de la ville de Dūr-Šarrukin dans un parc, littéralement un « grand jardin » (GIŠ.KIRI6.MAH), terme que Sargon II est le premier à employer et que reprennent ses successeurs : « Je créai tout autour un parc, image de l’Amanus, où l’on planta toutes sortes de plantes aromatiques du pays de Hatti, et des arbres fruitiers des montagnes. » Il précise aussi qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait « pensé à y creuser des canaux et à y planter des vergers (sippatu)16 ». La comparaison avec l’Amanus, qui devient un lieu commun sous ses successeurs, laisse donc imaginer un parc paysager, copiant la végétation et peut-être aussi la topographie des montagnes de Syrie du nord17.
Correspondance Parmi les nombreuses lettres adressées à Sargon II, une grande partie traite des aménagements de sa nouvelle capitale, les fonctionnaires tenant le roi informé de la progression des travaux. Plusieurs missives de serviteurs du roi, en poste dans les provinces, concernent le transport de plants (gišziqpu) de diverses essences à destination des jardins royaux. Ainsi, deux lettres de Nabû-dammiq, actif dans une province à l’ouest de la capitale18, indiquent qu’il collecte des plants d’arbres, en grand nombre, pour Dūr-Šarru-kīn auprès des populations placées sous son autorité :
15. D. Stronach, « The garden as a political statement: some case studies from the Near East in the first millennium B.C. », dans Bulletin of the Asia Institute, 4, 1990, p. 171-180. 16. A. Fuchs, Die Inschriften Sargons II. aus Khorsabad, Göttingen, 1993, p. 66-67, l. 41-42 et p. 78, l. 28-30 (traductions p. 304305 et 309-310). 17. Pour l’aspect de jardin paysager que suggère cette comparaison, voir A. Leo Oppenheim, « On Royal Gardens… » (cité n. 2), p. 332-333. Pour une inspiration syrienne possible de ce jardin, et d’autres par la suite, voir M. Novák, « Hilani und Lustgarten… » (cité n.7), p. 356-358. 18. H. D. Baker, « Nabû-de’iq », dans H. D. Baker (dir.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire, vol. 2 / II, L-N, Helsinki, 2001, p. 820-821.
À propos de ce que le roi mon seigneur m’a écrit : “Va directement à la ville de Nemed-Ištar et lorsque le temps (sera venu) pour arracher des plants de cèdre et de cyprès, le chef confiseur […]” (… Adad-ib)ni a préparé les semences, et il a aussi préparé les hommes [...]. Lorsque le chef confiseur viendra, j’irai avec lui ; nous arracherons les cèdres et les cyprès et nous les apporterons. (Nous ferons) tout ce que le roi mon seigneur ordonnera. Et Tu […] m’a dit: “[…] apporter les pommiers à [… ; X] pille les plants de grenadiers”20.
Une lettre de Šamnuha-bēlu-uṣur, en poste sur le Bas-Habur, commence ainsi : « Concernant les plants pour lesquels le roi mon seigneur m’a écrit, j’ai arraché 1 000 plants de pommiers […] »21 ; la suite est cassée, mais par comparaison avec le reste du corpus, il est clair que ces plants ont été déterrés pour être acheminés, vraisemblablement, vers la capitale. Une lettre d’Ašipâ, gouverneur dans la partie nord de l’empire, peut-être à Tidu, en tout cas près de la frontière avec l’Urartu22, s’intéresse aux mêmes questions : « Concernant les plants pour lesquels le roi mon seigneur (m’)a é(crit), lorsque j’en ai reçu l’ordre, j’ai arraché moi-même? des […] de pêchers (et) de pommiers […]23 ». Une autre encore, d’un expéditeur inconnu (la lettre est acéphale), venant des régions de Kumme et Ukku, se termine ainsi : « Concernant les plants pour lesquels le roi mon seigneur (m’)a é(crit), il y a beaucoup de neige et de glace, ils n’ont pas encore pu être ramassés ; au début de la nouvelle lune du moins d’adar (xii), on (les) ramassera et on (les) emportera à Dūr-šarru-kīn. Je viendrai et je ferai mon rapport24 ». Enfin, une lettre cassée, dont on ignore l’auteur et la provenance,
19. S. Parpola, The Correspondence of Sargon II… (cité n. 12), p. 176-177, no 226, l. 4-r l. 10. La traduction du terme ibissu par « livraison » est contextuelle ; il semble s’agir du nombre de plants de chaque espèce à livrer. 20. Ibid, p. 177-178, no 227, l. 4-c. l. 1. 21. Ibid., p. 171, no 222, l. 4-9. 22. K. Radner, « Ašīpâ », dans K. Radner (dir.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire, vol. 1 / I, A, Helsinki, 1998, p. 142. 23. G. B. Lanfranchi, S. Parpola, The Correspondence of Sargon II, II. Letters from the Northern and Northeastern Provinces (State Archives of Assyria, 5), Helsinki, 1990, p. 22, no 27, l. 7-14. 24. Idid., p. 82-83, no 105, r. l. 4-10.
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Figures 1 et 2 – Chasse dans un parc. Dūr-Šarru-kîn (Khorsabad), Palais de Sargon II. [Dessins : E. Flandin, dans P.-E. Botta, E. Flandin, Monument de Ninive, Paris, 1849, pl. 108, 114]
traite encore de ce sujet : « Concernant (les plants), pour lesquels on (m’a) écrit depuis (le palais), des plan(ts de) [...] sont disp(onibles)25 ». Tout ce dossier montre l’importance que le roi en personne attachait à la plantation des jardins et son intérêt pour la diversité des essences, qu’il fait chercher dans tout son empire, y compris dans des provinces éloignées de la capitale : depuis la frontière avec l’Urartu (Tidu, Ukku, Kumme) au nord jusqu’à la région du Moyen Euphrate (le Suhu) au sud. On ne trouve pas de correspondance comparable, sur le même sujet, sous ses successeurs. Une dernière lettre datant du règne de Sargon II est adressée non au roi lui-même, mais à son fils Sennacherib26. Elle est cassée, mais ce qui subsiste mentionne de grands arbres-UB, des néfliers (?) du jardin, puis d’autres arbres, des cyprès, des vignes : il est peut-être là encore question d’envois pour les jardins royaux. Sennacherib, une fois devenu roi, s’intéressa beaucoup à l’aménagement des parcs de Ninive ; en tant que prince héritier, il était associé aux affaires du royaume et probablement aussi aux plantations d’arbres commandées par son père.
25. Idid., no 268, l. 4-8. 26. Ibid., p. 198, no 281.
Bas-reliefs et architecture Dans le palais de Sargon II à Dūr-šarru-kin se trouvent les plus anciens bas-reliefs témoignant de l’aspect des jardins royaux. Dans la pièce 7, relativement petite et presque carrée, les reliefs des quatre murs forment une longue frise, sur deux registres27. Celui du haut, très abîmé, montre des scènes de banquet. Sur celui du bas, des gens de la cour chassent, à cheval ou à pied, dans un paysage planté d’arbres, où abondent les oiseaux (figure 1). Puis une deuxième scène apparaît : le roi sur son char est entouré de ses soldats d’élite, qui ne s’adonnent plus ici à la chasse, mais le décor reste le même. Celui-ci n’évoque pas la nature sauvage, car à l’extrémité de cette scène apparaît une rivière ou un plan d’eau et, au milieu, une île où est édifié un pavillon (figure 2). Cet type de pavillon, avec une entrée à deux colonnes, correspond à la structure architecturale que les textes nomment bīt hilāni et qui s’inspire, comme les paysages mentionnés dans les inscriptions, de modèles 27. P.-E. Botta, E. Flandin, Monuments de Ninive, Paris, 1849, pl. 107-114 ; les dessins d’Eugène Flandin sont reproduits dans P. Albenda, The Palace of Sargon King of Assyria. Le palais de Sargon d’Assyrie, Paris, 1986, p. 245-247, pl. 84-90, voir aussi la fig. 75.
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syriens28. Un peu plus loin, sur une colline elle aussi plantée d’arbres, se dresse un édifice qui ressemble à un autel. Cette colline évoque une nature reconstruite, domestiquée, aménagée par l’homme29 ; faut-il y voir un relief artificiel, destiné à donner au parc son aspect « à l’image de l’Amanus » ? D’un autre bâtiment de la ville haute, proche du palais, que P. Albenda a proposé d’identifier à un bīt hilāni, subsistent quelques scènes de chasse dans un paysage, malheureusement très fragmentaires30. Là encore, M. Novak a souligné l’importance, dans deux des palais, de suites tripartites formées de longues pièces, d’où on devait pouvoir admirer les jardins en contrebas31.
ninive sous les sargonides Les grands travaux de Sennacherib Les jardins de Ninive sont connus par plusieurs inscriptions royales et bas-reliefs32 ; en revanche, la correspondance des successeurs de Sargon II ne mentionne quasiment pas le sujet, ce qui ne signifie nullement que les rois s’en désintéressent. Quatre siècles après les travaux de Tiglath-Phalazar Ier, Sennacherib, qui choisit Ninive pour capitale, semble au contraire s’être intéressé de très près à la plantation des jardins33 et à l’approvisionnement en eau, nécessaire aux champs et vergers de la région ainsi qu’aux parcs royaux. Tout son règne fut occupé par de grands travaux hydrauliques, visant à amener l’eau depuis le piémont du Zagros34 ; des restes de canaux, de réservoirs, d’aqueducs et de tunnels ont été identifiés par les archéologues ; certains d’entre eux, comme 28. M. Novák, « The artificial paradise… » (cité n. 10), p. 446447 ; Id., « Hilani und Lustgarten… » (cité n. 7), p. 350-352. Dans les inscriptions de Sennacherib, cette structure architecturale porte le nom de bitānu : cf. A. L. Oppenheim, « On Royal Gardens...» (cité n. 2). 29. D. Stronach, « The garden as a political statement… » (cité n. 15), p. 172, souligne que l’environnement proche du palais ne présente pas de relief de colline. 30. P. Albenda, The Palace of Sargon… (cité n. 27), p. 220-221 (pour la proposition d’identification du bâtiment), p. 247, pl. 60-62 et fig. 76-78. 31. M. Novák, « The Artificial Paradise… » (cité n. 10), p. 446-447. 32. J. Reade, « Ninive (Niniveh)… » (cité n. 6), p. 403-404. 33. E. Frahm, Einleitung in die Sanherib-Inschriften (Archiv für Orientforschung Beiheft, 26), Horn, 1997, p. 269, donne la liste des références aux travaux de Sennacherib ; voir aussi Id., « Sîn-ahhē-erība », dans H. D. Baker (dir.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire, vol. 3 / I, P-Ṣ, Helsinki, 2002, p. 1113-1127, particulièrement p. 1116 ; A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), étudie toutes les références aux travaux hydauliques. 34. Voir les phases principales de ces travaux et la carte dans J. Reade, « Ninive (Niniveh)… » (cité n. 6), p. 404-407, qui renvoie à la bibliographie antérieure ; voir aussi Id., « Assyrian hydraulic engineering… » (cité n. 8), p. 355-364.
l’aqueduc de Jerwan, à une quarantaine de km au nord-est de la capitale, portaient des inscriptions35. C’est sous ce roi que les inscriptions relatant ce type de travaux et ces plantations sont les plus nombreuses. Elles ont été rédigées tout au long du règne, ce qui a permis de reconnaître différentes phases dans ces aménagements36. Les diverses parties du récit qui suit figurent dans plusieurs inscriptions, mais pas toujours au complet ni dans le même ordre. Je plantai à côté (du palais) un parc, image de l’Amanus, qu’ornaient toutes sortes de plantes et d’arbres fruitiers, des arbres tels qu’il en pousse dans les montagnes et en Chaldée. Afin de planter des vergers, je subdivisai le terrain dans la plaine en amont de Ninive en secteurs de 2 pi (de surface) pour les habitants de Ninive et je les leur attribuai. Pour rendre luxuriants les jardins [miṭrāti], depuis la limite de la ville de Kisiri jusqu’à la plaine de Ninive, à travers montagnes et dépressions, je creusai avec des pioches et j’y fis passer un canal. Sur une distance d’un bēru et demi [environ 12 km], je fis descendre depuis le Khrosr les eaux (qui coulent) en permanence ; dans ces vergers, je les fis murmurer dans des rigoles. Pour arrêter la crue de ces eaux, je fis un marais et y installai une cannaie. J’y mis en liberté des hérons, des cochons de cannaie et des cerfs?. Sur l’ordre du dieu, dans les jardins, sur les terres nouvellement travaillées, la vigne, tous les fuits, les oliviers et les plantes aromatiques, poussèrent fort bien. Le cyprès, le musukannu37, tous les arbres poussèrent et firent éclore des bourgeons. Les fourrés de roseaux se développèrent rapidement, les oiseaux du ciel, les hérons dont la région d’origine est lointaine, y construisirent leurs nids. Les cochons de cannaie et les cerfs? y élevèrent une multitude de petits. Je coupai musukannu et cyprès, le produit des jardins et les roseaux des fourrés qui se trouvaient dans le marais et les utilisai dans la construction de mes palais royaux. On tondit les arbres porteurs de laine et on en tissa (le produit) pour faire des vêtements38. 35. T. Jacobsen, S. Lloyd, Sennacherib’s Aqueduct at Jerwan, Chicago, 1935 ; E. Frahm, Einleitung in die SanheribInschriften… (cité n. 33), p. 154-159. 36. Voir le tableau récapitulatif établi par A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), Tabelle 5. 37. L’arbre appelé musukannu pourait être le Dalbergia sissoo ou sesham : cf. J. N. Postgate, « Trees and timber in the Assyrian texts », dans Bulletin on Sumerian Agriculture, 6, 1992, p. 177-192, spécialement p. 183. 38. Cette description des jardins est présente, avec des variantes, dans plusieurs inscriptions de Sennacherib, notamment dans E. Frahm, Einleitung in die SanheribInschriften… (cité n. 33), p. 63-63 (T 8), l. 1’-6’ ; p. 78-79 et 83 (T. 10 et 11), l. 225-236 et 242-262 ; p. 93-95 (T 13), viii, l. 7"-20" ; p. 197 (T 170), l. 17-36. Voir aussi A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), p. 333-347, et surtout 383-389 pour la reconstruction de l’ensemble du passage avec toutes ses variantes.
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Le parc s’inspire à la fois des paysages de l’Amanus, comme chez Sargon II, et de ceux de Chaldée, c’est-àdire de la Babylonie, qui se trouve alors sous domination assyrienne : il évoque ainsi les régions extrêmes de l’empire. La création artificielle d’un paysage de cannaie reproduit les marais du sud mésopotamien ; sa description a souvent été rapprochée de la cannaie qui figure sur les reliefs du palais sud-ouest, où l’on voit, entre les roseaux, des cervidés ainsi qu’une laie suivie de ses marcassins (figures 3-4)39. Diverses localisations ont été proposées ; J. Reade situe cette cannaie à l’est de la ville, tout près du Khrosr40. La fin du passage concerne l’introduction du coton ; l’arbre doit venir
d’Inde, mais Sennacherib l’a peut-être introduit à partir de la Babylonie, où il aurait déjà été acclimaté41. Quant à la référence à la montagne, donc à une végétation étagée, elle pourrait selon S. Dalley renvoyer à des « jardins suspendus », ceux-là même que la tradition grecque attribuerait (à tort) à Babylone, confondue ici comme dans d’autres circonstances avec Ninive. Dans deux versions de cette inscription, Sennacherib vante les inventions technologiques qui lui ont permis d’élever l’eau pour arroser ses jardins, mais l’interprétation du passage est discutée : « Afin de puiser chaque jour de l’eau, je fis fabriquer des cordes, des cables de bronze et des chaînes de bronze. À la place des piliers (des shadoufs), je fis
Figure 3 – La cannaie de Sennacherib. Ninive, Palais sud-ouest, cour VI, dalle 61. [Dessin : Austen Henry Layard, reproduit dans R. D. Barnett, E. Bleibtreu, G. Turner, Sculptures from the Southwest Palace of Sennacherib at Niniveh, vol. II (Plates), Londres, 1998, pl. 108, fig. 148a]
Figure 4 – La cannaie de Sennacherib (cf. figure 3), détail, BM 124824. [D’après R. D. Barnett, E. Bleibtreu, G. Turner, Sculptures from the Southwest Palace of Sennacherib at Niniveh, vol. II (Plates), Londres, 1998, pl. 107, fig. 148b]
39. Cour VI, dalle 61, BM 124824 : R. D. Barnett, E. Bleibtreu, G. Turner, Sculptures from the Southwest Palace of Sennacherib at Niniveh, vol. I (Text), Londres, 1998, p. 66-67 et vol. II (Plates), pl. 107-109 ; fig. 148a et 148b. 40. J. Reade, « Assyrian illustrations of Niniveh », dans R. Boucharlat, J. E. Curtis, E. Haerinck (dir.), Neo-Assyrian, Median, Achaemenian and other Studies in Honor of David Stronach, vol. 1, Iranica Antica, 33, 1998, p. 81-94, spécialement p. 82-83, avec la bibliographie antérieure.
41. La question de l’introduction du coton en Mésopotamie a été reprise par S. Zawadski, Garments of the Gods, Fribourg, 2006, p. 26-29 ; il suit sur ce point une suggestion faite par Bruno Meissner.
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placer de grands troncs et des palmier-alamittu en cuivre, au-dessus des puits42 ». S. Dalley a proposé d’y voir l’invention de la vis dite « d’Archimède » : le « palmier-alamittu », un arbre dont le tronc semble présenter un motif en spirale, désignerait la vis élévatrice qui tourne à l’intérieur d’un « grand tronc », un cylindre creux43. D’autres chercheurs considèrent que les ingénieurs de Sennacherib ont plutôt remplacé les parties en bois des shadoufs par des éléments plus solides en métal et mis en place des treuils, qui permettent de puiser l’eau à une grande profondeur44. Même si les inscriptions et reliefs de Sennacherib ne mettent pas en valeur ses exploits cynégétiques, elles mentionnent aussi la présence, à l’extérieur de la ville, d’un parc à gibier (ambassu)45. De plus, Sennacherib évoque la création de vergers à proximité de la ville pour ses sujets, bénéficiaires eux aussi de ses grands travaux. Les différents parcs et vergers demeurent difficiles à situer, car leur localisation est plus ou moins précise selon les inscriptions46 ; M. Novak a proposé une reconstruction selon laquelle le palais sud-ouest de Ninive avait vue sur les jardins et sur le Tigre ; un relief datant d’Assurbanipal montrerait le palais surplombant les remparts de la ville, d’où la vue pouvait embrasser un vaste paysage47. Il arrive aussi que, dans différentes versions d’une même inscription, les termes employés ne soient pas toujours les mêmes et que GIŠ.KIRI6, « jardin », alterne avec GIŠ.KIRI6.MAH, « parc ».
Assarhaddon Le fils de Sennacherib, Assarhaddon, a laissé beaucoup moins d’informations concernant les jardins ; peut-être s’est-il contenté de jouir de ceux de son père. 42. Passage cité par A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), p. 201, l. 45-49 et p. 339, l. 37-39. 43. S. Dalley, « Niniveh, Babylon… » (cité n. 3), p. 45-58 ; Ead., « More about the hanging gardens », dans L. al-Gailani Werr et al. (dir.), Of Pots and Plans. Papers on the Archaeology and History of Mesopotamia and Syria presented to David Oates in Honour of his 75th Birthday, Londres, 2002, p. 71-72, où elle précise son interpretation. 44. Cette interprétation, proposée par J. Laessoe, « Reflexions on modern and ancient Oriental water works », dans Journal of Cuneiform Studies, 7, 1953, p. 5-26, spécialement p. 15-16, est reprise et argumentée par A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), p. 201-203. 45. Par exemple E. Frahm, Einleitung in die Sanherib-Inschriften… (cité n. 33), p. 78 et 83 (T 10 et 11), l. 217, et A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), p. 348-349, l. 21 (inscription de Bavian) ; ibid., p. 344, l. 19 (avec référence aux éditions antérieures). 46. Voir le tableau récapitulatif dressé par A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten… (cité n. 8), Tabelle 6. Voir aussi, ci-après, les propositions pour situer les jardins d’Aššurbanipal, qui devaient se trouver aux mêmes endroits que ceux de son grand-père. 47. M. Novák, « The artificial paradise… » (cité n. 10), p. 449, ainsi que fig. 6 et 7.
Il construit cependant lui aussi un parc à l’image de l’Amanus, selon la tradition, devenue un lieu commun des inscriptions royales, mais près du palais (Review Palace) de la butte de Nebi Yunus. Il dit avoir construit un pavillon dans son nouveau palais, entouré par un parc (GIŠ.KIRI6.MAH)48. Son travail de restauration du canal d’Aššurnaṣirpal II a été signalé ci-dessus. Du règne d’Assarhaddon ou du début de celui de son fils Aššurbanipal datent de nombreux textes administratifs dont plusieurs évoquent des jardiniers. À titre d’exemple, une tablette fragmentaire, trouvée à Ninive dans le temple de Nabû, énumère du personnel, probablement celui d’un palais, dans lequel figurent 4 jardiniers49. Une autre, de la même ville, mentionne les livraisons de fruits et de vin pour la reine effectuées par un jardinier de Ninive et probablement aussi par d’autres, venus peut-être de localités différentes50.
Les reliefs du palais d’Aššurbanipal Aššurbanipal plante à son tour un parc près de son palais nord51 et, si les inscriptions de ce roi sur la question restent rares, c’est pour son règne que les reliefs montrant des paysages ou des jardins sont les plus nombreux. On y a parfois cherché les jardins décrits dans les inscriptions de son grand-père Sennacherib, car leur emplacement et leur aspect n’avaient probablement pas beaucoup changé en l’espace de deux générations. Sur un relief du palais nord (figure 5)52, on voit un aqueduc qui amène l’eau au point le plus haut du jardin, d’où elle dévale en rigoles : or, les inscriptions de Sennacherib mentionnent la construction d’une telle structure, non à Ninive même il est vrai, mais à Jerwan (cf. ci-dessus). Au sommet de la colline se trouve un pavillon avec une entrée à deux colonnes, de type bīt hilāni, bien connu depuis Sargon II. Il est cependant possible que la scène combine plusieurs éléments qui n’étaient pas situés en réalité au même endroit53. 48. R. Borger, Die Inschriften Assarhaddons… (cité n. 8), p. 62 § 27, Ep. 22, l. 30-32. 49. F. M. Fales, J. N. Postgate, Imperial and Administrative Records, I. Palace and Temple Administration (State Archives of Assyria, 7), Helsinki, 1992, p. 27, no 20. 50. Ibid., p. 141, no 132. 51. R. Borger, Beiträge zur Inschriftenwerk Assurbanipals, Wiesbaden, 1996, p. 74 (translittération) et p. 256 (traduction), prismes A x 104-105 et F vi 58-59. 52. Pièce H, dalle 8 ; voir R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace of Assurbanipal at Niniveh (668-627 BC), Londres, 1976, pl. XXIII ; reproduit aussi dans J. Reade, « Ninive (Niniveh)… » (cité n. 6), p. 405, fig. 7 ; orthostate W 124939. 53. J. Reade, « Assyrian illustrations of Niniveh… » (cité n. 40), p. 85-90. Voir aussi, p. 92-93, le problème posé par un fragment de relief qui montre des arbres au-dessus d’un bâtiment à colonnes : s’agit-il des fameux jardins suspendus, plantés au-dessus d’un portique, ou d’un effet de perspective, pour figurer des arbres se trouvant derrière le bâtiment ?
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Figure 5 – Un jardin. Ninive, Palais nord, pièce H. [D’après R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace of Assurbanipal at Niniveh (668-627 BC), Londres, 1976, pl. XXIII]
Les reliefs de la pièce S1, également dans le palais nord, montrent diverses scènes de jardin54. Cette pièce, qui présente une entrée à deux colonnes, pourrait être un bīt hilāni, peut-être celui représenté sur le bas relief à l’aqueduc, mais il y apparaît alors isolé, et non comme une salle d’un vaste palais. De cette pièce provient en particulier la fameuse scène dite du « banquet sous la treille », où l’on voit le roi et 54. P. Albenda, « Landscape bas-reliefs in the Bīt-Hilāni of Ashurbanipal », dans Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 224, 1976, p. 49-72 ; le passage qui suit résume son interprétation du relief. Voir aussi, pour l’identification des espèces végétales, P. Albenda, « Grapewines in Ashurbanipal’s garden », dans Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 215, 1974, p. 5-17. 55. R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace… (cité n. 52), pl. LXIII-LXV. Pour les interprétations symboliques qui peuvent être données à cette scène, voir Mehmet-Ali Ataç, « “The Charms of Tyranny”: conceptions of power in the “Garden Scene” of Ashurbanipal reconsidered », dans G. Wilhelm (dir.), Organization, Representation and Symbols of Power in the Ancient Near East (Proceedings of the 54th Rencontre Assyriologique Internationale at Würzburg, 20-25 July 2008), Winona Lake, 2012, p. 413-427.
la reine manger en plein air, entourés de leur servantes (figure 6)55 ; autour de cette scène s’en articulent d’autres, l’ordre étant difficile à reconstituer, d’une part parce que les reliefs de cette pièce sont mélangés à ceux qui sont tombés depuis l’étage supérieur, d’autre part parce qu’ils n’ont pas été relevés correctement au xixe siècle et que plusieurs thèmes iconographiques semblent s’être développées dans cet espace : scènes de guerre contre les Élamites, de banquet au jardin et de chasses au lion. Les reliefs montrant des paysages sont séparés en trois registres (figure 7), chacun caractérisé par une végétation particulière. P. Albenda suppose que chaque registre correspond à un endroit différent, de plus en plus éloigné du centre du palais et du centre du pouvoir, comme si une perspective s’y développait de haut en bas : – la lecture commencerait par le registre du haut et la scène du banquet sous la treille se déroulerait dans un espace réservé au couple royal, le jardin de la reine, ce qui se déduit de la présence du personnel exclusivement féminin qui y évolue. Ce jardin est planté de grands arbres parmi les lesquels figurent des palmiers et des pins (figure 8) ;
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Figures 6, 7 et 8 – Aššurbanipal et la reine, relief dit « du banquet sous la treille », Palais Nord, pièce S1. [D’après R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace of Assurbanipal at Niniveh (668-627 BC), Londres, 1976, pl. LXIII-LXV, et dessins : E. Flandin, dans V. Place, Ninive et l’Assyrie, Imprimerie impériale, 1867, III, pl. 57]
– la bande centrale montre un décor de conifères que séparent des grenadiers, beaucoup moins élevés. Comme au registre supérieur, de nombreux oiseaux évoquent aussi cette atmosphère de plein air ; l’un d’eux est représenté en train de nourrir sa nichée. Ce registre évoquerait un parc royal ou un endroit boisé situé dans le palais. Des femmes cueillent des fruits dans les arbres, l’une d’elles tient un panier de roseaux plein de fleurs ; – sur la bande du bas, les longues tiges évoquent des champs de millet ou des roselières ; elles pourraient montrer une zone de marais situés à l’extérieur du palais. Les mêmes types de plantes sont représentés sur les reliefs du palais de Sennacherib, comme on l’a déjà vu, associées à la même faune (figures 1-2) : sangliers et cerfs. Dans le palais d’Assurbanipal, les cannaies sont présentes dans les scènes de guerre dans les marais du sud de la Babylonie. On se trouverait donc ici dans le même genre de parc paysager, avec sa nature recomposée et ses animaux sauvages en liberté.
Plusieurs propositions ont été faites pour identifier précisément les jardins figurés sur les reliefs à ceux situés à proximité de Ninive et connus par les inscriptions56. Par exemple, le parc que les textes appellent ambassu servait au roi de réserve de chasse ; un ambassu est déjà mentionné sous Sennacherib et son emplacement est peut-être resté le même. Or, l’une des portes de Ninive, sur le côté nord de l’enceinte, près de l’angle nord-est, s’appelait « porte d’Adad de l’ambassu », ou « porte de l’ambassu des jardins », et devait donc mener à ce parc. Les reliefs de chasse au lion pourrraient en donner quelque idée. De même, J. Reade propose de situer à l’extérieur de la ville, immédiatement à l’est, entre l’enceinte et le Khrosr, une colline représentée sur un bas-relief, d’où les Assyriens observent la chasse57, qui serait donc proche 56. Voir notamment J. Reade, « Assyrian illustrations of Niniveh… » (cité n. 40), et Id., « Ninive (Niniveh)… » (cité n. 6), p. 403-404, résumé ci-après. 57. R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace… (cité n. 52), pl. IV (pièce C).
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Figure 10 – Lionne et lion dans un parc avec fleurs. [Dessins : E. Flandin, dans V. Place, Ninive et l’Assyrie, Imprimerie impériale, 1867, III, pl. 52 bis]
Figure 9 – Lion dans un parc, Palais Nord, pièce E. [D’après R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace of Assurbanipal at Niniveh (668-627 BC), Londres, 1976, pl. XIV]
de la cannaie de Sennacherib. Aššurbanipal pourrait avoir chassé les lions dans ce secteur, un bas-relief le montre d’ailleurs chassant près d’un cours d’eau. Deux noms de portes faisant référence à des jardins (la porte 11 à l’angle nord-ouest et la porte 14 à l’ouest) pourraient ouvrir vers les vergers créés par Sennacherib. Enfin, un relief de la pièce E montre des lions qui semblent se trouver en liberté dans un jardin ; ils ne sont pas, pour une fois, chassés par le roi, mais dorment paisblement ou se déplacent aux côtés de musiciens, sous des arbres qu’escalade la vigne (figures 9-10)58.
conclusion Les jardins d’agrément semblent avoir fait partie du cadre de vie habituel des souverains, surtout à la fin de l’époque néo-assyrienne. À côté des jardins à finalité économique, irrigués, autour des grandes villes, qui ont de tout temps été appréciés comme des lieux d’abondance et des endroits de repos et dont les rois néo-assyriens se sont souciés59, d’autres 58. Ibid., pl. XIV et XV (pièce E). 59. Pour le thème inverse, celui de l’acharnement des rois à détruire les vergers péri-urbains de leurs ennemis pendant les guerres, voir S. W. Cole, « The destruction of Orchards in Assyrian Warfare », dans S. Parpola, R. M. Whiting (dir.), Assyria 1995 (Proceedings of the 10th Anniversary Symposium of the Neo-Assyrian Text Corpus Project,
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formes semblent s’être développées : réserves de chasses (ambassu), parcs à proximité de la ville, voire à l’intérieur de l’enceinte, tout près du palais et même à l’intérieur de celui-ci. Le goût pour les jardins ne s’est pas développé que dans les palais ou à proximité, même si les jardins royaux sont les mieux connus, du fait de la nature palatiale de la documentation (textes et reliefs) ; en outre, seuls les rois ont eu les moyens de réaliser à grande échelle leurs programmes d’urbanisme qui incluaient les jardins. Mais les fouilles d’Aššur ont aussi révélé, pour la même époque, un jardin de temple développé grâce aux largesses royales. Et la découverte d’un jardin dans une maison de DūrKatlimu montre, sans surprise, que dans ce domaine comme dans bien d’autres les élites imitaient, à leur niveau, le mode de vie de la cour (cf. Annexe 1). Le centre et le sud de la Mésopotamie avaient aussi des jardins, même si les sources sur la question y sont moins abondantes. Dans le Suhûm, c’est-à-dire la région du Moyen Euphrate, entre Assyrie et Babylonie, les gouverneurs ayant échappé à l’emprise de l’Assyrie, au viiie siècle, laissent des inscriptions à l’instar des rois. Dans l’une d’elles, Šamaš-rēša-uṣur se vante d’avoir planté des palmeraies, non seulement en tant que vergers dans son pays, mais aussi dans la cour de trois de ses palais, dans trois villes différentes, où elles font certainement fonction de jardins d’agrément60. En ce qui concerne Babylone, les discussions se poursuivent pour savoir s’il y avait ou non des jardins suspendus et, dans l’affirmative, comment les imaginer et où les situer61. Des jardins
Helsinki, September 7-11, 1995), Helsinki, 1997, p. 29-40. Cette forme de guerre est psychologique autant qu’économique. Les rois les plus acharnés à la pratiquer, Sargon, Sennacherib et Aššurbanipal, sont aussi ceux qui ont soigné leurs propres jardins. 60. G. Frame, Rulers of Babylonia From the Second Dynasty of Isin to the End of Assyrian Domination (1157-612 BC) (Royal Inscriptions of Mesopotamia. Babylonian Period, 2), Toronto, 1995, p. 278-282, inscription S.0.1001.1, ii, 37’-39’ et iv, 1-4 ; le même souverain dit avoir planté des arbres près d’un canal, iv, 9-10, et introduit l’apiculture dans son pays, iv, 13-v, 6 et p. 286, inscription S.0.1001.4. 61. M.-F. Besnier, « Les archéologues à la recherche d’un mythe : les découvertes des jardins suspendus de Babylone », dans E. Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’Archéologie au xixe siècle : de la science à l’imaginaire (Mémoires du Centre Jean-Palerne, 23), Saint-Étienne, 2001, p. 297-323, a fait le point sur les propositions des archéologues pour situer ces jardins : les deux principales hypothèses étaient celles de R. Koldewey, qui les plaçait sur le « bâtiment voûté », dans le palais sud, et de D. J. Wiseman, « Mesopotamian gardens »… (cité n. 2), qui les localisait en face du palais nord, du côté ouest. Les remarques de S. Dalley, « Niniveh, Babylon… » (cité n. 3), n’ont pas mis fin aux hypothèses et J. Reade, « Alexander the Great and the hanging gardens of Babylon », dans Iraq, 62, 2000, p. 195-217, les situe devant et sur le Western Outwork, immédiatement à l’ouest
associés au palais sont attestés sous le règne d’Adadšuma-uṣur au xiie siècle62. Une tablette du viie siècle énumère une liste de 67 plantes poussant dans le jardin du roi Marduk-apla-iddina (le Merodach-Baladan de la Bible), à la fin du viiie siècle63 ; il semble s’agir d’un potager, où poussent des légumes et des aromates, plutôt que d’un jardin d’agrément. Mais rien ne dit que les rois néo-babyloniens n’ont pas aménagé d’espaces comparables aux parcs assyriens : les sources qui nous renseignent sur l’Assyrie manquent de parallèles en Babylonie, où les inscriptions royales sont plus rares et développent beaucoup moins les réalisations urbanistiques des rois, où la correspondance des fonctionnaires fait défaut et où les murs n’étaient pas couverts de dalles sculptées. Enfin, dans ce domaine comme dans d’autres, peut se poser la question d’une possible transmission de l’art des jardins néo-assyriens vers la Perse64, car les recherches récentes tendent à souligner les héritages néo-assyriens dans l’art perse et dans la vie de cour65.
62.
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du palais sud. K. Polinger Foster, « The hanging gardens of Niniveh », dans Niniveh (Papers of the LXIXe Rencontre Assyriologique Internationale, London, 7-11 july 2003), Part One, Iraq, 66, 2004, p. 207-220, s’est intéressée à l’aspect des jardins, qu’elle situe à Ninive, et pense qu’il faut plutôt imaginer des parterres évoquant des tapis. Ils sont mentionnés dans l’épopée d’Adad-šuma-uṣur, dans un contexte cassé : A. K. Grayson, Babylonian HistoricalLiterary Texts, Toronto, 1975, p. 56-77, i, 13 ([GI ]Š.KIRI6 É.GAL). La « tablette de Šamaš » fait mention d’un jardin, GIŠ.KIRI6, situé à Babylone dans le quartier dit « Ville neuve » et relevant du roi, puisque Eulmaš-šakin-šumi (1005-989) l’attribue à un prêtre de Sippar, donation confirmée un siècle plus tard par Nabû-apla-iddina (888855) à un descendant du premier bénéficiaire : BBSt 36 ii 11 et iv 49 (voir la dernière édition de ce texte par C. E. Woods, « The Sun-god tablet of Nabû-apla-iddina revisited », dans Journal of Cuneiform Studies, 56, 2004, p. 23-103) ; mais il s’agit ici d’un verger et non d’un jardin d’agrément du palais. Une photographie de cette tablette ainsi que la bibliographie figurent dans B. André-Salvini (dir.), Babylone, Paris, 2008, p. 333. D. Stronach, « The Royal Garden at Pasargadae: evolution and legagy », dans L. de Meyer, E. Haerinck (dir.), Archaeologia Iranica et Orientalis: Miscellanea in Honorem Louis Vanden Berghe, Gand, 1989, p. 475-502, et Id., « The garden as a political statement… » (cité n. 15), souligne à la fois les ressemblances et les différences. Les rois perses, comme les Assyriens, donnent un sens politique à leurs jardins ; dans le domaine architectural, ils construisent des pavillons ; mais l’intégration architecturale des jardins aux palais semble plus poussée chez les Perses. On peut ajouter que les jardins perses, connus par les découvertes archéologiques, montrent une régularité que les bas-reliefs néo-assyriens ne laissent pas supposer. Voir par exemple, sur les repas royaux, S. Parpola, « The leftovers of God and King. On the distribution of meat at the Assyrian and Achaemenid Imperial court », dans C. Grottanelli, L. Milano (dir.), Food and Identity in the Ancient World (History of the Ancient Near East, Studies, 9), Padoue, 2004, p. 281-312.
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C’est seulement à l’époque perse qu’apparaît, dans les sources cunéiformes, le terme pardēsu, « paradis » : plusieurs de ces jardins royaux sont alors documentés en Babylonie66.
annexe 1 :
les fouilles archéologiques de jardins du ier millénaire
Les jardins royaux sont de loin les mieux connus, du fait de l’abondance des sources produites par le milieu royal : inscriptions, bas-reliefs et correspondance avec le pouvoir central. Mais aucun jardin lié à un palais néo-assyrien n’a encore été fouillé. En revanche, l’archéologie a révélé qu’il existait des jardins dans d’autres endroits : leurs traces ont été trouvées à Aššur, dans et près d’un temple, et en Syrie, dans une maison privée.
Aššur : le jardin du Bīt Akīti À Aššur, la première capitale assyrienne et celle qui a donné son nom au pays tout entier, les archéologues allemands, avant la première guerre mondiale, ont dégagé un jardin ; jusqu’à une date récente, il était le seul à avoir été fouillé. Il est associé au complexe du Bīt Akiti ou « Maison du Nouvel An », situé à environ 400 m au nord-ouest de l’enceinte, où aboutissait chaque année la procession des fêtes de printemps célébrant l’année nouvelle ; le dieu y arrivait en bateau, par le Tigre. L’ensemble date du règne de Sennacherib67, qui dit dans l’une de ses inscriptions avoir reconstruit ce bâtiment et l’avoir agrémenté de jardins : « je fis creuser sur ses côtés deux rigoles d’irrigation, je l’entourai d’un jardin d’abondance, un verger de fruits, j’entourai ses côtés d’un jardin luxuriant68. » Les abords du bâtiment étaient plantés d’arbres, ainsi que sa cour (28 × 30,5 m) où se déroulaient les cérémonies. Dans celle-ci, de chaque côté d’une voie centrale large de 9 m, ont été dégagés des trous de plantations, régulièrement disposés, distants de 2,20 m. Le système d’irrigation du jardin extérieur et de la cour devaient être les mêmes, mais dans la cour les rigoles n’ont pas été préservées, alors qu’elles le 66. M. A. Dandamayev, « Royal paradeisoi in Babylonia », dans Orientalia J. Duchesne-Guillemin Emerito Oblata, Acta Iranica, 23, 1984, p. 113-117. 67. A. Haller, W. Andrae, Die Heiligtümer des Gottes Assur und der Sin-Šamaš-Temple in Assur (Wissenschaftliche Veröffentlichungen der Deutschen Orient-Gesellschaft, 67), 1955, p. 74-80, en particulier p. 77-78 et pl. 13-15 et 71 ; W. Andrae, Das wiedererstandene Assur, 2e éd., Munich, 1977, p. 62-68 et 219-221 ; pl. 42, 44, 45 et 46, photo 198. 68. D. D. Luckenbill, The Annals of Sennacherib (Oriental Institute Publications, 2), Chicago, 1924, p. 137, l. 33-36.
sont à l’extérieur ; là encore, elles desservaient des arbres régulièrement plantés. L’eau devait provenir du Tigre, tout proche. Plus de 360 trous ont été repérés. Assez peu profonds, ils devaient être remplis de terreau et convenaient probablement mieux à des arbustes qu’à de grands arbres qui auraient manqué d’humus ; W. Andrae propose des grenadiers, qui auraient pu être en fleur au moment du nouvel an, rendant ainsi plus vif le contraste entre l’étendue rocheuse alentour et la végétation verdoyante, dans toute sa splendeur au moment du printemps. Toute l’étendue des jardins n’a pu être fouillée : on connaît leur limite seulement du côté de l’entrée, mais W. Andrae estime qu’ils devaient s’étendre au moins sur une centaine de mètres de chaque côté du bâtiment.
Dūr-Katlimmu (Tall Šeḫ Hamad) : un jardin dans une riche demeure En Syrie, les fouilles dirigées par H. Kühne à Tell Šeḫ Hamad, l’antique Dūr-Katlimmu69, une ville de province de l’empire assyrien, ont fourni deux indications importantes. D’une part, une peinture y montre des jardins. D’autre part, les restes archéologiques d’un tel aménagement ont pu être dégagés. L’ensemble se situe dans le secteur appelé « ville basse moyenne II » (Mittleren Unterstadt II), dans la « résidence néo-assyrienne » datant des viiie et viie siècles avant J. C. Dans une partie de cette résidence (Haus 4), sur deux murs dans l’angle d’une des pièces (B), se trouvait une peinture, dégagée en 198570. Elle montre une frise de plus d’une dizaine d’arbres, parmi lesquels on reconnaît un palmier et un grenadier. Une partie de la peinture est perdue, elle représentait peut-être une tonnelle ou un abri de jardin : on devine le pilier qui supporte cette structure et une partie du toit. Au-dessus de ce toit étaient peints les signes cunéiformes É.GIŠ.KIRI6, « maison / pavillon du jardin ». Dans le secteur voisin (Haus 1), la cour Z, fouillée en 2003 et 2004, a livré sept fosses qui sont interprétées comme des trous de plantations, car elles étaient reliées entre elles par des canaux. Dans un angle de la cour, un puits avec un bassin en pierre permettait l’alimentation en eau du jardin. Contrairement aux arbres du bīt akīti d’Aššur, ceux de la maison étaient disposés sans régularité.
69. Ce paragraphe résume l’article de H. Kühne, « Neues zu Gärten in Assyrien », dans M. Van Ess, B. Faist, R. Dittmann (dir.), Vorderasiatische Beiträge für Uwe Finkbeiner, Baghdader Mitteilungen, 37, Mayence, 2006, p. 227-238. 70. H. Kühne, « Tall Šeḫ Hamad. Dūr-katlimmu 1985-1987 », dans Archiv für Orientforschung, 36 / 37, 1989-1990, p. 308323, spécialement p. 320-321 et pl. 138.
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Depuis la salle où se trouvait la peinture, on pouvait, par la porte ouverte, admirer le jardin. Aucune structure correspondant au pavillon figuré sur la peinture n’a été trouvée dans la cour, mais l’une des pièces (KK) qui la longeait au sud-ouest était peutêtre une pièce de type liwan, ouvrant largement sur le jardin. On a donc ici pour la première fois un exemple de riche résidence disposant d’un jardin intérieur. Il est très possible que des fouilles futures en révèlent d’autres, les élites provinciales reproduisant le mode de vie fastueux et agréable des capitales.
annexe 2 : corPus des images Dūr-Šarru-kīn (Khorsabad), palais de Sargon II - Pièce 7, registre inférieur, chasse dans un jardin : dessins d’Eugène Flandin dans P. E. Botta et E. Flandin, Monument de Ninive, Paris, 184971, pl. 107114 ; reproduits dans P. Albenda, The Palace of Sargon King of Assyria. Le palais de Sargon d’Assyrie, Paris, 1986, pl. 84-90. - Bâtiment isolé (« Bīt hilāni ») : P. Albenda, The Palace of Sargon…, fig. 76-78.
Ninive, palais nord - Pièce E, lions et lionne dans un jardin : R. D. Barnett et al., Sculptures from the North Palace of Assurbanipal…, pl. XIV-XV. - Pièce H, dalle 8, jardin : ibid., pl. XXIII. - Pièce S1, scène du « banquet sous la treille » : ibid., pl. LXIII-LXV.
annexe 3 : termes désignant les jardins royaux dans les inscriPtions royales néo-assyriennes72
- GIŠ.KIRI6 : « jardin » ou « verger » est le terme le plus général. Employé par Tiglath-Phalazar Ier, Aššurnaṣirpal II, Sennacherib, Aššurbanipal. - GIŠ.KIRI6 ṣīhāte : « jardin de plaisir, d’agrément » (ṣīhtu) : Aššurnaṣirpal II. - GIŠ.KIRI6.MAH = kirimāhu : « grand jardin », traduit ici par « parc » : Sargon II, Sennacherib, Assarhaddon, Aššurbanipal. - ambassu : « parc à gibier » : Sennacherib. - miṭirtu : « jardin » caractérisé par un système d’irrigation particulier : Sennacherib73. - ṣippatu : « verger » : Sargon, Sennacherib.
Ninive, palais sud-ouest - Cour VI, dalle 61, BM 124824, paysage de cannaie : R. D. Barnett, E. Bleibtreu, G. Turner, Sculptures from the Southwest Palace of Sennacherib at Niniveh, vol. II (Plates), Londres, 1998, pl. 107-109.
71. Malgré son titre, l’ouvrage concerne Khorsabad, mais P.-E. Botta pensait avoir découvert Ninive.
72. Pour une présentation de la terminologie, voir M.-Fr. Besnier, « La conception du jardin… », cité n. 2, p. 197-201. 73. A. M. Bagg, Assyrische Wasserbauten…, cité n. 8, p. 371.
LE PARADIS PERSE « TOUT BONHEUR » Clarisse HerrenscHMidt
(Laboratoire d’Anthropologie sociale, Collège de France, CNRS, EHESS, Paris)
Dans une inscription célèbre, connue des spécialistes sous le sigle A2Sd1, Artaxerxès II évoque, à Suse, une œuvre sienne de construction qui porte comme nom l’ancêtre perse des mots hébraïque pardez, grec paradeisos « paradis ».
Voyons le fragment de phrase que je n’ai pas traduit et qui pose des problèmes de syntaxe comme de lexique. Le démonstratif imâm (accusatif féminin singulier) « cette » ne s’accorde pas avec le substantif hadiš (accusatif neutre singulier) « résidence, palais », et pourtant on traduit « cette résidence », admettant que le vieux perse de l’époque d’Artaxerxès II pratique avec moins de rigueur que l’état de langue qui l’a précédé l’expression différentielle des cas et genres grammaticaux. Le syntagme qui suit, apposé à « cette résidence » : tya jivadiy paradaydâm, est composé du pronom relatif tya (nominatif-accusatif neutre singulier), de l’adjectif verbal jiva (nominatif masculin singulier probable) « vivant » auquel est accolée la particule enclitique –diy « assurément, en effet », le tout suivi de paradaydâm, qui nous occupe ici.
Aux yeux de Pierre Lecoq2, ce qui est écrit en cunéiforme vieux perse pa-ra-da-ya-da-a-ma n’est pas l’ancêtre de notre « paradis », mais, moyennant une correction de signe cunéiforme, un verbe qui signifie « j’ai consacré » : il traduit ainsi : « ce palais que j’ai consacré de mon vivant ». J’avoue n’être convaincue ni par le fait de corriger, ni par le sens, car pourquoi, diable !, Artaxerxès insisterait-il sur le fait d’avoir consacré cette installation de son vivant ? Les Perses consacraient-ils quoique ce fût après leur mort ? Il faut s’en tenir à la lecture de ce qui est écrit : pa-ra-da-ya-da-a-ma3, qui se transcrit paradaydâm (il est d’autres transcriptions) et se pouvait prononcer quelque chose comme /paradeydâm/ ou /paradeyzâm/4, ce qui nous rapprocherait de l’hébreu pardez et du grec paradeisos. Ce composé est formé de para « au-delà » et d’un substantif perse féminin *daydâ-, ici à l’accusatif singulier et inconnu par ailleurs dans le corpus perse, mais évidemment proche du vieux perse didâ « mur, forteresse » des inscriptions ; *daydâ est l’équivalent du mot avestique bien connu daêzâ « mur ». Arrêtonsnous un instant sur daêzâ avestique ; la figure étymologique avestique pairidaêzâm paridaêza « construire une enceinte autour de quelque chose, emmurer » est employée dans Vidêvdât 3.18 pour indiquer le moyen d’isoler un mazdéen qui a eu contact avec un cadavre, en bref pour l’emmurer vivant sans le toucher.
1.
3.
Je suis Artaxerxès le grand Roi, le roi des rois, le roi des pays, le roi sur cette terre, le fils de Darius le roi, l’Achéménide. Le roi Artaxerxès explique : par la volonté d’Ahuramazdâ j’ai fait imâm hadiš tya jivadiy paradaydâm. Qu’Ahuramazdâ, Mithra et Anahitâ me protègent de toute puanteur ainsi que ce que j’ai fait.
2.
Les inscriptions royales achéménides sont enregistrées comme suit : en premier lieu, l’abréviation du nom de roi signataire (D pour Darius, X pour Xerxès, A pour Artaxerxès), suivie le cas échéant d’un chiffre : 2 pour Artaxerxès II ou Darius II, 3 pour Artaxerxès III ; ensuite, une lettre majuscule indiquant le lieu où se trouve l’inscription (S = Suse, P = Persépolis, H = Hamadan, V = Van, NR = Naqsh-e Rostam, B = Behistun), suivie le cas échéant d’une lettre minuscule enregistrant le rang de chaque inscription, donné selon la date de découverte en suivant l’ordre alphabétique. P. Lecoq, « Paradis en vieux perse ? », dans F. Vallat (dir.), Contribution à l’histoire de l’Iran. Mélanges offerts à Jean Perrot, Paris, Édition Recherches sur les Civilisations (ADPF), 1990, p. 209-211. P. Lecoq a repris cette interprétation dans Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997.
4.
Les petites lettres en exposant indiquent que ce sont les voyelles que l’on dit « inhérentes » à la consonne notée de façon explicite par le signe cunéiforme dans l’écriture vieux perse. Pour plus d’explication, voir J. Bottéro, C. Herrenschmidt, J.-P. Vernant, L’orient ancien et nous. L’écriture, la raison, les dieux, Paris, Albin Michel, 1996 (rééd. successives Hachette Pluriel, 1998, Hachette Littérature, 2004) ; ou plus récemment, C. Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard, 2007. Dans certaines conditions, /d/ vieux perse correspond à /z/ d’autres langues iraniennes anciennes, dont l’avestique et peut-être le mède ; les Judéens et les Grecs entendirent une prononciation en /z/. Par ailleurs, un groupe écrit en vieux perse –aya se prononçait dans certains cas /ey/ : ainsi darayavahus « Darius », devenu dareios en grec.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 35-39
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Devant le substantif daêzâ, en avestique, la préposition pari- « autour » explicite que le « mur » est construit autour de l’homme à exclure. En vieux perse, la préposition para- « au-delà » devant le substantif daydâ« mur » explicite le point de vue de quelqu’un qui se trouve à l’extérieur de ce lieu séparé par le mur. Le vieux perse paradaydâm signifie donc « qui est au-delà du mur » – du point de vue de quelqu’un situé à l’extérieur de l’espace délimité par le mur. Je comprends sémantiquement le syntagme jivadiy « vivant + assurément » comme Lecoq, en y voyant une façon de mettre l’accent sur le temps de la vie, et le rends par un datif masculin singulier, ce qu’il n’est formellement pas. On attendrait alors *jivâhâ. Il n’est pourtant pas impossible que ce soit cette forme-là dont on puisse suggérer la présence derrière ce qui est écrit : ji-va-di-i-ya. Il s’agit d’un problème en grande partie graphique : 1/ le signe cunéiforme -i-, attendu derrière le signe -ji-, est absent – nous avons affaire à une graphie syllabique pure ; 2/ on attendrait un signe -a- derrière le signe -va- pour noter la syllabe vâ attendue : encore une notation syllabique pure ; cette graphie en a bref (-va pour vâ) est déjà attestée chez Xerxès (XPh 48, 54) ; 3/ cette syllabe écrite va représenterait alors le groupe -vâhâ. Or, l’absence graphique de la syllabe hâ dans notre inscription croise un problème déjà rencontré. Il s’agit de la disparition du groupe –ha dans la graphie cunéiforme de artâcâ « selon l’ordre cosmique et rituel » pour *artâ hacâ (XPh 41, 51)5. Les inscriptions de Xerxès XPh et d’Artaxerxès II A2Sc, qui se ressemblent donc au plan des erreurs graphiques, attestent l’une et l’autre un contenu religieux précis ; dans XPh, le vieux perse *artâ hacâ représente une formule très courante une formule très courante dans le corpus avestique dès les Gâthâs, connue par les savants, dans A2Sc, *tya jivadiy paradaydâm représente le nom complet du « paradis » perse et non pas le nom courant qui ne consistait sans doute qu’en paradaydâ - « l’audelà du mur ». Ce sont des spécialistes des textes religieux, conservés oralement pour autant que l’on sache, qui furent sans doute responsables de ces contenus et les scribes, habitués à un vocabulaire limité, se sont plus ou moins bien arrangés pour écrire ce vocabulaire technique. Il semble qu’Émile Benveniste a eu raison d’écrire que cette expression défie l’analyse ; son option de la traduire par « cette résidence appelée “jivadiy paradayadâm” » est attirante mais insuffisante car elle abandonne la recherche sur « paradis »6. Il me
5. 6.
C. Herrenschmidt, « Notes de vieux perse III », dans IndoIranian Journal, 36, 1993, p. 45-50. A. Meillet, Grammaire du vieux perse, 2e édition par Émile Benveniste, Paris, 1931, p. 222.
semble que imâ hadiš tya jivadiy paradaydâm voudrait dire quelque chose comme cela : « cette résidence qui est “pour le vivant au-delà du mur” ». Reste à voir que cet « au-delà du mur » n’a rien de trivial. Est-ce un au-delà du mur ? Est-ce l’au-delà du mur ? Retournons à l’inscription A2Sd. Artaxerxès II y appelle la protection des dieux sur lui-même et sur cette résidence en y joignant le souhait explicite de la protection de « toute puanteur », métaphore très concrète du monde démoniaque – les dieux interdits du mazdéisme, les mauvais dieux, les démons, sentent mauvais, dégagent une mauvaise odeur et préfèrent la mauvaise odeur à la bonne. La bonne odeur joue un rôle essentiel dans le rite du sacrifice rendu à Ahuramazdâ et aux autres êtres divins. Ailleurs en vieux perse, le « vivant » est associé à l’adjectif šiyâta « heureux » ; dans l’inscription de Xerxès (XPh), le roi donne des conseils à son sujet : « Rends culte à Ahuramazdâ avec la formule selon l’ordre cosmique et rituel, si tu penses šiyâta ahaniy jiva utâ marta artavâ ahaniy “puissé-je être heureux vivant et bienheureux mort” ». L’homme « heureux vivant » est celui qui jouit sur terre du « bonheur » (vieux perse šiyâti) qu’a donné Ahuramazdâ à l’homme – entendez au mazdéen iranien qui lui rend culte adéquatement ; ce mazdéen est « heureux », car il a la certitude de gagner le paradis à sa mort, près d’Ahuramazdâ, du fait de son sacrifice au dieu principal ; là, à son arrivée, il sera appelé artavan « bienheureux »7. La « résidence pour le vivant », que les dieux sont priés de protéger de la puanteur démoniaque, se trouve directement connexe au culte, au bonheur sur terre et après la mort. Dans sa belle étude, Christopher Tuplin8 a rassemblé tous les documents sur les paradis achéménides. Il s’est rallié à l’opinion de Pierre Lecoq selon laquelle ne figure aucune mention de « paradis » dans la documentation en vieux perse (puisque le vieux perse paradayadâm est devenu un verbe) ; en contradiction avec cette option, il analyse le sens de l’élamite partetaš, forme lexicale bien attestée dans les tablettes persépolitaines achéménides, dans laquelle on voit une notation du vieux perse paradaydâ ; il traduit d’ailleurs partetaš élamite par « paradise » anglais. Christopher Tuplin pense que les paradis sont des phénomènes de ce monde, ce que nul ne conteste, et qu’ils n’ont rien à voir avec l’eschatologie, ce qui est 7. 8.
Le vieux perse artavân « bienheureux » n’est pas de la même famille que le vieux perse šiyâta « heureux », ce que ma traduction suggère… C. Tuplin, Achaemenid studies (Historia Einzelschriften, 99), Stuttgart, 1996, p. 80-131.
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peut-être erroné. Résumons rapidement ce travail remarquable auquel on ne peut que renvoyer. Les paradis apparaissent comme des lieux aménagés : parcs de chasse, clôturés ou ouverts, avec des oiseaux et d’autres animaux dont certains sont sauvages et d’autres domestiqués ; jardins clos avec chemins intérieurs, source, ruisseau ou amenée d’eau, plantés d’arbres fruitiers et autres, voire de fleurs. Ces aménagements, de tailles variées, comprenaient des constructions qui n’étaient pas faites pour une résidence permanente. Lieux de récréation et de réflexion, d’exercice du corps, de repos et convalescence, de conversation et de réfection à l’ombre, peut-être théâtre d’ébats amoureux, lieux de plaisirs, comme l’énonce Xénophon qui fait parler Pharnabaze : « Mon père m’a laissé de beaux palais et des paradis pleins d’arbres et d’animaux sauvages qui me furent une joie9 ». Christopher Tuplin insiste sur le fait que les partetaš élamites des tablettes de Persépolis étaient également des lieux de stockage des biens, par exemple du grain et de production, des animaux, du bois, des fruits. Tout ce dont parle Xénophon, « les bonnes et belles choses que la terre veut bien produire10 » et « toutes choses que les saisons produisent11 ». Si trois paradis sont un peu connus par l’archéologie : à Pasargades (qui en comptait plusieurs), Persépolis et Suse, les autres le sont essentiellement par les textes. Assez nombreux pour finir d’après la documentation littéraire, ils se trouvaient dans l’entourage de villes comme Sidon, Sardes, Daskyleion, Babylone, Jérusalem, Oxyrhinkos, dans des campagnes peuplées comme le nord de la Médie, la région de Sardes ou Lesbos, et ailleurs. En tout cas, les paradis étaient accessibles aux gouverneurs, satrapes et rois, car dans la proximité de leur séjour. Christopher Tuplin a raison de dire que rien n’apparaît qui en fait des lieux de culte. Au demeurant, s’il n’y a point de trace de pratique religieuse, ce n’est pas parce que le « paradis » perse achéménide n’a rien à voir avec la religion, mais parce qu’il en incarne un théologoumène. La minoration, voire l’élimination par certains historiens et philologues des faits religieux achéménides les a menés non seulement à une description pour le moins partielle du monde perse, mais encore à des erreurs de nature ethnocentrique. Le concept de « paradis » en tant que lieu de vie après la mort, dans le mazdéisme d’expression avestique, se dit garô.d∂mâna- « la maison du chant » et ne
porte donc pas un nom qui s’apparente au vieux perse paradaydâ. Ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher, mais il convient de garder à l’esprit que la vie après la mort constitue un des fondements du mazdéisme et que l’âme religieuse du mazdéen qui sacrifie à Ahuramazdâ selon le rite expérimente par avance, pendant le temps même du culte sacrificiel, ce que le mazdéen expérimentera après sa mort, l’aller au paradis. Tout mazdéen se caractérisait par plusieurs âmes et celles-ci montrent des spécificités qui rentraient en ligne de compte à la mort, au moment du départ vers l’au-delà et à l’arrivée au paradis. Une admirable étude de Jean Kellens12 sur les âmes mazdéennes et le moment critique des trois jours qui suivent un décès va nous éclairer sur le paradis vieux perse et achéménide. « La part immatérielle de l’homme est constituée de cinq éléments : baodah “faculté de perception” (sur la base lexicale de l’olfaction), uštâna “mobilité autonome” (?), urvân “âme personnelle”, daênâ “âme religieuse, vision” et fravaši “âme céleste” ; les deux premières ont un substrat corporel qui s’amenuise en ses compétences pendant les trois premiers jours qui suivent le décès et reviennent à l’activité le quatrième jour, tandis que les trois autres ne connaissent pas d’éclipse ». Le chapitre 2 du Hadôxt Nask avestique, traduit par Jean Kellens, raconte ce qui arrive aux âmes d’un mazdéen mort. L’âme personnelle sort de la tête du mort, reste près d’elle durant trois nuits, car elle a alors perdu la perception et la mobilité dans l’espace ; elle chante le Chant (Gâthâ) « qui commence par bonheur » en insistant bien sur la strophe qui dit « bonheur ». Lors de chacune de ces trois nuits après le décès, l’âme personnelle qui chante la Gâthâ « ressent autant de plaisir qu’en ressentit son état vivant ». Au bout de la troisième nuit, avec l’aurore, l’âme personnelle regagne la perception par le biais de l’olfaction, tandis que lui parvient un souffle parfumé, puis, à nouveau, elle voit : elle voit sa propre âme religieuse qui s’en vient, la daênâ sous la forme admirable d’une belle jeune fille qui sent bon – du moins si le mazdéen mort a été un bon mazdéen –, c’est le cas contraire s’il en fut un mauvais. Un dialogue s’engage entre les deux âmes et à ces deux âmes éternelles, âme personnelle et âme religieuse, se joignent les âmes non-éternelles de la « perception » et de la « mobilité ». Le mazdéen mort est alors reconstitué sous la forme de l’union de quatre de ses âmes, c’est-à-dire sous la forme qu’il avait dans
9. Xénophon, Helléniques, 4.1.31. 10. Xénophon, Économiques, 4.14. 11. Xénophon, Anabase, 1.4.10.
12. J. Kellens, « L’âme entre le cadavre et le paradis », dans Journal asiatique, 283/1, 1995, p. 19-56.
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son état de vivant. L’ensemble ainsi formé des quatre âmes du temps de la vie s’en va sur le chemin vers le paradis, dont l’accès est typifié par le Pont Cinvat dans la tradition avestique, « le pont de l’empileur » comme le traduit Jean Kellens. Il rencontre la troisième âme immortelle, la fravaši « l’âme céleste », qui n’a jamais quitté les hauteurs. Alors enfin, le mazdéen, homme ou femme, est rassemblé en la totalité de ses âmes, comme il ne fut jamais auparavant, et se voit accueilli au paradis par un mort plus ancien avec le titre d’artavân « bienheureux ». Jean Kellens a analysé les domaines d’application avestiques de la racine s(y)â qui produit le mot « bonheur » en avestique : sâti-, et en vieux perse : šiyâti-. Ces bonheurs sont ceux de la paix du sommeil, du plaisir sexuel et de la sérénité eschatologique. Il insiste sur le fait que, dans le corpus avestique, il n’y a pas rupture entre le bonheur sur terre et celui de l’au-delà paradisiaque, mais continuité. Les paradis perses historiques ont eu pour fonction, pour autant que je le comprenne, d’incarner l’idée de la continuité du « bonheur » ; à ces bonheurs avestiques et textuels qu’éprouve le mazdéen qui sacrifie à Ahuramazdâ selon l’ordre cosmique et rituel, les Perses achéménides ont joint la perception de la beauté et des bonnes odeurs du jardin, le plaisir cynégétique de la chasse, celui de l’abondance, que sais-je encore ? Comment cette interprétation se peut-elle défendre ? L’essentiel consiste en la nomination du paradis perse, paradaydâm « au-delà du mur » : c’est un mur qui définit le paradis achéménide – quoique sur ce point l’archéologie ne soit pas toujours d’accord ; un mur signifie un accès symboliquement marqué, contrôlé, limité ; un mur dit : « ici ne passe pas qui veut ». C’est un pont construit qui définit l’entrée du paradis eschatologique des textes avestiques, « le pont de l’empileur », un pont sur lequel les bons mazdéens pouvaient faire leur chemin tranquilles et d’où les mauvais tombaient dans les lieux démoniaques, selon la tradition mazdéenne ultérieure, car il se réduisait à un fil étroit comme celui d’une épée. Mur ou pont, il y a matérialisation d’un lieu de passage. Or, les Perses étaient des plus sensibles aux lieux de passage : les portes de Persépolis étaient décorées et inscrites – ce qui ne leur est certes pas spécifique ; tel bouton de porte qui permettait l’ouverture ou tel cadre de fenêtre qui laissait entrer la lumière portaient de courts textes inscrits comme celui-ci : « cadre de fenêtre en pierre fait dans le palais du roi Darius » (DPc). Le nom perse du trône royal gâthu veut dire « accès, trône » : car le trône royal est un accès au paradis. Ainsi, les tombeaux des rois achéménides à Naqš-e Rostam, tout près de Persépolis, donnent à
voir à la fois le trône royal porté par les peuples soumis et l’accès au paradis d’après la mort ; c’est le même mot perse, gâthu, qui exprime deux concepts essentiellement différents pour nous, le « trône » et « l’accès »13. Le rite du sacrifice constitue un lieu de passage ; prières, dons et demandes des hommes vers les dieux, descente des dieux sur l’aire sacrificielle, écoute, réponses et dons des dieux vers les hommes, passage de l’âme du patron du sacrifice qui se détache du corps vivant pour expérimenter son dernier voyage. Or, le sacrifice et l’activité rituelle ont constitué en Iran mazdéen le moule dans lequel se sont formées la pensée de l’homme, la théorie de son action analysée avec la triade pensée / parole / geste, enfin l’anthropologie iranienne ancienne. Toute la symbolique des lieux de passage dans la culture perse, serait à visiter. Les parcs et jardins appelés partetaš en élamite et paradeisos en grec s’aménagèrent pour être beaux, approvisionnés en biens divers, pour sentir bon, pour favoriser le repos du promeneur et la paix de son soi. En bref, le mazdéen vivant qui y pénétrait y expérimentait du plaisir, du bonheur grâce à la bonne odeur et la vision de belles choses – perceptions associées à la création bonne d’Ahuramazdâ, au bon culte qu’il exige, à la défaite des puissances mauvaises rendue possible par ce rituel et à la réussite du rite qui actualise un instant le voyage du mort vers le paradis. Dans le paradis – jardin –, le mazdéen vivant expérimentait la quiétude de l’âme rassurée ; il était comme il sera une fois accueilli au paradis : « bienheureux ». Il éprouvait le sentiment de la présence active de ses quatre âmes : « perception », « mobilité autonome », « âme personnelle » et « âme religieuse », une fois qu’elles seront réunies à l’« âme céleste », une fois que le seuil aura été franchi qui sépare le monde du mélange du bien et du mal, mélange qui qualifie le monde réel de l’histoire, et le monde du bien, le paradis d’Ahuramazdâ, franchi sous la forme du pont dont nous parle l’Avesta, dont il a franchi l’image terrestre : le mur. Ce mazdéen vivant éprouvait, supposai-je, ce bonheur présent comme une image du bonheur paradisiaque futur, quand, « heureux pendant sa vie », il deviendrait « bienheureux après sa mort ». On ne s’étonnera donc point que l’un des « paradis » achéménides connus par les tablettes de Persépolis se soit appelé vispašiyâti « tout bonheur ».
13. C. Herrenschmidt, « Political theology of the Achaemenids », dans G. Filoramo (dir.), Teologhie Politiche, Modelli a confronto, Brescia, La Morcelliana, 2005, p. 31-44.
LE PARADIS PERSE « TOUT BONHEUR » • 39
J’entends donc que les paradis perses achéménides étaient conçus pour cette expérience religieuse typiquement mazdéenne. Certes il s’agit d’interprétation, certes il nous manque le mythe perse qui nous donnerait l’histoire et la vérité de ces lieux. Mais peut-être n’avons-nous pas encore assez bien cherché. On peut admettre que les Judéens aient emprunté l’expression perse, que nous connaissons sous la forme écrite jivadiy paradaydâm, mais pas en son entier. Seul le dernier terme a été emprunté, sans doute à partir de la forme orale qui n’utilisait que le second terme, avec l’idée de vie, de beauté, d’abondance, de bonheur et de présence divine – ainsi le paradeisos
de la Septante, Genèse 2.3, c’est l’Éden, le jardin premier des premiers jours d’Adam et d’Ève. Les Grecs qui, comme les Judéens, empruntèrent la forme parlée d’un seul vocable s’occupèrent peu de présence divine et davantage de production agricole, de défiscalisation, et connotèrent ces lieux par le plaisir, l’abondance et la beauté. Les uns et les autres, séduits par les parcs et jardins des Grands Rois, ont adapté le sens de vieux perse paradaydâ à leur culture, les Judéens insistant sur la relation de l’Homme au divin, les Grecs sur la plaisante beauté – tout ce monde s’accordant sur l’abondance. Jusqu’à ce que le christianisme en fasse un concept propre, à la fois différent et voisin de celui du mazdéisme – mais ceci est une autre histoire.
UNE PARCELLE DE PARADIS : JARDINS ET BOIS SACRÉS DE GRÈCE ET DE CHYPRE HIÉROKÈPOS, ALSOS OU HYLÈ Claire Balandier
(UMR 8210 Anthropologie et histoire des Mondes anciens / Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse) « [Chypre,] ce très beau et agréable jardin de Vénus servit d’exemples aux hommes qui créèrent leurs propres jardins où des gens venaient de toutes les régions du monde cueillir le fruit de l’amour des déesses et des nymphes. » Étienne de lusignan1 À Jean-Pierre, mon père, qui me fit aimer les jardins et à Jacqueline Karageorghis, « prêtresse à la fleur » de l’Aphrodite paphienne.
le jardin dans la culture grecque :
… dans les murs de ce clos, je puis montrer les arbres que j’avais demandés et que tu me donnas, quand j’étais tout petit ; après toi, je courais à travers le jardin, allant de l’un à l’autre et parlant de chacun ; toi, tu me les nommais. J’eus ces treize poiriers, ces quarante figuiers, avec ces dix pommiers ! Voici cinquante rangs de ceps, dont tu me fis le don ou la promesse ; chacun d’eux a son temps pour être vendangé, et les grappes y sont de toutes les nuances, suivant que les saisons de Zeus les font changer.
ProBlèmes de définitions
Du κῆπος d’Alkinoos au παράδεισος de Xénophon Aux côtés de la cour, on voit un grand jardin, avec ses quatre arpents enclos dans une enceinte. C’est d’abord un verger dont les hautes ramures, poiriers et grenadiers et pommiers aux fruits d’or, et puissants oliviers et figuiers domestiques, portent, sans se lasser ni s’arrêter, leurs fruits […]. Plus loin, chargé de fruits, c’est un carré de vignes […]. Enfin, les derniers ceps bordent les plates-bandes du plus soigné, du plus complet des potagers ; vert en toute saison, il y coule deux sources2.
La découverte par Ulysse du jardin d’Alkinoos, le roi des Phéaciens, est célèbre. De même, le jardin de Laërte offre des fruits à profusion : Ulysse, qui y retrouve son père au retour de sa longue absence, se fait reconnaître en lui décrivant les arbres que son père avait plantés pour lui dans son enfance :
1. 2.
É. De Lusignan, Description de toute l’isle de Chypre, Paris, 1580, p. 30. Homère, Od. VII, 111-116, 121 et 125-127 (trad. V. Bérard, Paris, CUF, 1925). À propos des jardins dans l’Odyssée, voir J. De Romilly, « Trois jardins paradisiaques dans l’Odyssée », dans Scripta Classica Israelica, XII, 1993, p. 1-7.
Homère, qui utilise le terme de κῆπος pour décrire ces jardins, décrit-il ce que pourrait être un jardin grec à l’époque archaïque ou bien est-il marqué par des modèles orientaux, proches des paradis perses tels qu’ils furent dépeints par Xénophon quatre siècles plus tard ? Il faut en effet attendre le ive siècle avant J. C. pour entendre à nouveau parler de jardins privés dans la littérature grecque, jardins à la fois de rapport et d’agrément à l’image du jardin d’Alkinoos ou de celui du satrape de Syrie, « grand et beau parc qui donnait tous les fruits que font naître les saisons »3.
3.
Xénophon, Anabase I, IV, 10 (trad. P. Masqueray, Paris, CUF, 1970).
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 41-60
42 • CLAIRE BALANDIER
Xénophon est le premier à utiliser le terme perse de « paradis » pour décrire le domaine de ce satrape et celui de Cyrus. Ces domaines auraient été appelés pairidaeza, car ils étaient clos, le mot étant une combinaison des termes pairi (autour) et daeza (mur)4. Le paradeisos perse est donc entouré de murs comme le κῆπος d’Alkinoos. Il en est d’ailleurs de même, dans l’Odyssée, du jardin du père d’Ulysse, que ce dernier retrouve alors qu’il rentre à Ithaque : « Ulysse courut s’informer au verger plein de fruits. Il entra dans le grand enclos : il était vide ; Dolios et ses fils et ses gens étaient loin ; […] ils ramassaient la pierre pour le mur de clôture »5. Les jardins des souverains de Phéacie ou d’Ithaque ne sont pas pour autant inspirés d’un jardin oriental puisque, à en croire Aristote, les jardins de rapport étaient habituellement clos en Grèce, du moins à Athènes. C’est en effet ce que laisse entendre le philosophe lorsqu’il rapporte que l’Athénien Cimon se singularisa en donnant libre accès à ses vergers aux habitants de son dème, pauvres citoyens et étrangers, précisant qu’« aucune de ses propriétés n’avait de clôture afin que qui voulait pût profiter des fruits »6. Si Aristote soulignait le fait que les vergers de Cimon n’étaient pas enclos, c’est que l’habitude voulait donc qu’ils l’aient été. Plutarque connaissant l’existence de ces jardins cimoniens7 dans l’Athènes de la première moitié du ve siècle avant J. C., on s’étonne donc de ce que Pline l’Ancien affirme qu’Épicure aurait été le premier à avoir possédé un jardin privé où il enseigna à ses disciples : « Aujourd’hui, sous le nom de jardins, on possède dans Rome même des lieux de plaisance, des campagnes et des villas. C’est Épicure, maître en loisir, qui, le premier à Athènes, institua cet usage ; jusqu’à lui il n’entrait pas dans les mœurs d’habiter la campagne à la ville. À Rome du moins le jardin était le champ du pauvre »8. Pline fait semble-t-il référence ici aux jardins strictement d’agrément et non de rapport. S’il est clair qu’un certain nombre de jardins d’agrément ont été mis à la mode par les philosophes, comme celui de Platon dans le quartier de l’Académie, des
4. 5. 6.
7. 8.
E. B. Moynihan, Paradise as a Garden in Persia and Mughal India, New York, 1979, p. 1. Homère, Od. XXIV, 220 à 350 (trad. V. Bérard, Paris, CUF, 1925). Aristote, Constitution des Athéniens, XXVII, 3 (trad. G. Mathieu, B. Haussoullier, Paris, Tel Gallimard, 1996). Voir aussi Théopompe, Philippica, fragments 89 et 135, et Plutarque, Vie de Cimon, X, 1 : « il fit enlever les clôtures de ses propriétés afin que les étrangers et les citoyens indigents puissent librement cueillir des fruits » (trad. R. Flacelière, E. Chambry, Paris, CUF, 1972). Plutarque, Vie de Cimon X, 1 et 7, et Cicéron, De officina 64. Pline l’Ancien, NH XIX, 19 (4) 51-52 (trad. J. André, Paris, CUF, 1964).
jardins de ce type existaient bel et bien avant le ive siècle avant J. C. En effet, selon Plutarque9, le même Cimon, après sa victoire navale sur les Perses au large de l’estuaire de l’Eurymédon, fit planter des platanes sur l’agora et aménagea en parc public le quartier d’Athènes, dit d’Académos, situé hors-les-murs au nord-ouest de la ville : Il fit ombrer les allées pour les promeneurs et aménager des pistes soigneusement aplanies pour les coureurs, relevant ainsi la double vocation du lieu, jardin où Platon devait installer son école, et palestre que signalait un gymnase10.
Ni ces travaux d’aménagements paysagers de Cimon ni d’autres jardins n’ont été révélés archéologiquement. Malheureusement, pendant longtemps on n’a pas pu voir ce qu’on ne cherchait pas, c’est-àdire repérer les traces d’aménagements de jardins. Les premiers jardins publics ou privés existaient donc déjà à l’époque classique, mais ce que Pline semble vouloir dire c’est que le jardin d’Épicure n’était pas un jardin de rapport mais d’agrément, mode qu’il déplorait tout autant que Columelle, ou avant eux Virgile et surtout Horace qui regrettait « le choix de ses contemporains pour les fleurs et les arbustes odoriférants par lesquels ils remplacent les plants des oliviers qui nourrissaient jadis leurs propriétaires »11. Ceci explique sans doute que ce même
9.
Plutarque, Vie de Cimon, XIII, 7 : « Il fut enfin le premier qui embellit Athènes de ces nobles et élégants lieux de réunion qui connurent un peu plus tard une vogue extraordinaire : il fit planter de platanes l’agora et il transforma l’Académie, jusque-là sèche et sans eau en un bois bien arrosé, où il ménagea des pistes soigneusement aplanies pour les coureurs et des allées ombragées pour les promeneurs » (trad. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, CUF, 1972). 10. E. Van der Schueren, « Pour une histoire poétique de l’Académie », dans J.-P. Barbe, J. Pigeaud (dir.), Les Académies (antiquité-xixe siècle) : sixièmes « entretiens » de la Garenne Lemot (La République des Lettres), Sainte-Foy, Presses Universitaires de Laval, 2005, p. 3. 11. Horace, Odes II, 15, v. 1 et 5-7 : « Voici que nos constructions royales ne vont laisser à la charrue que peu d’arpents […] alors les parterres de violettes et les myrtes et tout le trésor de l’odorat répandront les parfums là où les plants d’oliviers avaient des fruits pour le maître précédent » (trad. F. Villeneuve, Paris, CUF, 1964). Cet idéal du jardin clos planté d’arbres fruitiers se retrouve dans l’œuvre tardive de Longus, Daphnis et Chloé IV, 2 : « Ce jardin était une fort belle chose pareil aux jardins royaux. […] Il y avait là tous les arbres : pommiers, myrtes, poiriers, grenadiers, figuiers et oliviers ; d’un côté une vigne haute, qui prenait appui sur les pommiers et les poiriers […]. Les arbres fruitiers étaient à l’intérieur, comme entourés d’une garde ; les arbres sans fruits se dressaient tout autour d’eux, comme une clôture artificielle, ce qui n’empêchait pas qu’un petit mur de pierres sèches ne lui fît une enceinte » (trad. P. Grimal, Gallimard, 1958).
UNE PARCELLE DE PARADIS : JARDINS ET BOIS SACRÉS DE GRÈCE ET DE CHYPRE • 43
poète ait décrit le jardin de l’Académie de Platon comme un jardin productif, sensé illustrer la richesse de l’enseignement que le philosophe dispensait en ce lieu et de sa pensée productive : le jardin « renvoie à la fécondité de ses notions et à la permanence de ses principes »12.
Jardins et espaces sacrés Il est une tradition grecque qui est restée vivante sans interruption et qui peut avoir influencé les jardins d’agrément : ce sont les innombrables jardins sacrés qui ornent les sanctuaires et les lieux héroïques dans le monde grec. Les jardins décrits par les auteurs antiques, lorsqu’ils ne font pas clairement partie d’un téménos, sont cependant souvent agrémentés de statues de divinités et sont même parfois le lieu d’implantation de temples. Ainsi, l’entrée du jardin de l’Académie « était marquée par le temple d’Eros. Prométhée, les Muses, Hermès, Athéna y ont aussi leurs autels ». De même, c’est dans un lieu-dit d’Athènes qualifié de « jardins » (ὃ κήπους ὀνομάζουσι) par Pausanias (I, 19, 2) que se trouvait un temple d’Aphrodite. Un culte d’Aphrodite aux Jardins (ἐν κῆποις) était en effet rendu à Athènes depuis l’époque archaïque13, sur lequel nous reviendrons plus loin. Un des sanctuaires de l’Aphrodite aux Jardins se trouvait en effet au pied du versant nord de l’Acropole, un autre existait près de l’Ilisos, à proximité d’un Pytheion et de l’Olympeion14. C’est vraisemblablement ce dernier qu’évoque le Périégète, puisqu’il en parle après avoir décrit le temple de Zeus dans le paragraphe précédent. Cette notion, sinon de sacré, du moins de divin, liée aux jardins, est déjà sensible dans la description que Xénophon donne de son domaine de Scillonte. La disposition de ce dernier « – qui incorpore les activités humaines, le soin des animaux domestiques et le monde sauvage en un tout harmonieux – démontre comment l’exemple des paradis perses a été utilisé par Xénophon afin de représenter physiquement l’harmonie et l’ordre du vivant décrit dans son œuvre. Dans cet ensemble harmonieux, l’homme au service de la divinité occupe le centre15. » Si ce lien entre le jardin de rapport, l’homme qui le cultive et le divin
12. E. Van der Schueren, « Pour une histoire poétique… » (cité n. 10), p. 6. 13. E. Langlotz, Aphrodite in der Gärten (Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, 2 / Philosophisch-historische Klasse, 1953-1954), Heidelberg, Winter, 1954, p. 7-8. 14. H. Metzger, Les représentations dans la céramique attique du ive siècle, Paris, de Boccard, 1951, vol. 1, p. 87. 15. L. Lallier, « Le paradis de Xénophon à Scillonte : le parc naturel, hier et aujourd’hui », dans Revue d’histoire comparée de l’environnement (revue en ligne de l’Université Laurentienne), Québec, 2005.
est évident pour Xénophon, ce n’est pas le cas pour Pline. Ce dernier écrit en effet que : dans notre loi des Douze Tables on ne trouve nulle part le mot villa mais toujours hortus en ce sens, et pour hortus, heredium. C’est pourquoi un caractère religieux y est associé et c’est seulement au jardin et au Forum que nous voyons consacrer des figures de satyres pour préserver du mauvais œil, bien que Plaute mette les jardins sous la protection de Vénus. Aujourd’hui, sous le nom de jardins, on possède dans Rome même des lieux de plaisance, des campagnes et des villas16.
On peut s’étonner que Pline ait trouvé incongru que les jardins soient placés sous le signe de figures divines alors qu’il remarque lui-même que, plus de deux siècles auparavant, Plaute les plaçait sous l’égide de la déesse de la fertilité et de l’amour. En fait, Pline fait ici un amalgame entre, d’une part, l’invocation de divinités pour protéger les jardins de rapport (en grec κῆπος, en latin hortus ou nemus pour les pépinières) – de la même façon qu’on suspendait des oscilla à tête de Dionysos dans les vignes pour qu’elles produisent plus –, d’autre part, les jardins ou surtout bois sacrés consacrés à telle ou telle divinité (ἄλσος en grec et lucus en latin). Il convient de rappeler rapidement le sens de ces différents termes avant de nous intéresser précisément à ces jardins sacrés dans l’île d’Aphrodite.
Παράδεισος, ἄλσος, κῆπος, ὕλη : quel mot pour quel jardin ? Nous avons vu que Xénophon est le premier à utiliser en grec le terme perse de παράδεισος. Le mot serait composé de pairiy « autour » (cf. le grec περί et le sanscrit pári) et de daeza « mur » (cf. le grec τεῖχος et le sanscrit dehí)17. « Le vieux perse paradayadam “retraite plaisante” serait une graphie fautive pour paridaidam (avestique pairidaeza) “entouré de murs” »18. Le paradis serait donc, comme le jardin grec, un espace avant tout clos, mais à la différence de ce dernier, il n’était pas nécessairement toujours un jardin d’agrément ou de rapport. Si le « paradis » qui agrémentait le palais du satrape de Syrie19 y ressemble, ce n’est pas le cas de celui de Cyrus à Célènes en Phrygie, décrit par Xénophon comme « un grand parc, rempli de bêtes sauvages qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer lui et ses chevaux »20 et qui était
16. Pline, HN XIX, 19 (4), 50-51 (trad. J. André, Paris, CUF, 1964). 17. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s.v. Paradeisos, Paris, Klincksiek, 1968, p. 857. 18. L. Lallier, « Le paradis de Xénophon… » (cité n. 15), no 2. 19. Xénophon, Anabase I, IV, 10 (trad. P. Masqueray, Paris, Les Belles Lettres, 1970). 20. Ibidem, I, II, 7.
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arrosé par le Méandre. Le mot παράδεισος est d’ailleurs habituellement traduit par les philologues par le mot « parc » plutôt que par celui de « jardin », comme si ceux-ci sentaient une différence, non forcément dans la fonction du παράδεισος par rapport au κῆπος grec, mais dans les dimensions de ceux-ci. Le mot ἄλσος évoque surtout un bocage arrosé de sources et tapissé d’herbe plutôt qu’un bois touffu. Selon P. Chantraine, le terme a aussi le sens de « bois sacré » : ainsi, « les passages où le mot semble comporter le sens général de “bois” figurent tous dans un contexte religieux »21. Selon le même auteur, par extension, « le terme peut désigner aussi toute enceinte sacrée, même sans arbre »22. On peut remarquer également que, lors de ses premières paroles au début de la pièce Œdipe à Colone, Antigone dit à son père :
ou à Dodone, d’Apollon à Didymes ou Ortygie, de Pan ou Despoina en Arcadie, d’Asklépios à Épidaure, d’Arès en Colchide, etc26.
C’est dans cet ἄλσος consacré aux Euménides, à Colone, terre natale de Sophocle, qu’on vénérait d’ailleurs le tombeau d’Œdipe25. Nombre de bois sacrés étaient célèbres dans l’Antiquité, consacrés à telle ou telle divinité : bois sacrés de Zeus à Olympie (l’Altis)
Selon P. Chantraine, ὕλη signifie « région boisée, bois, forêt »27, puis « broussaille, bois de construction » et « bois à brûler », puis « matière » au sens philosophique. Une ὕλη serait donc un bois sauvage à la différence d’un lieu planté par l’homme et un lieu non forcément sacré. Œdipe décrit d’ailleurs son errance avec Antigone, avant d’atteindre l’ἄλσος de Colone, à travers la nature sauvage et Sophocle utilise le terme d’ὕλη pour cela : « tantôt vagabonde, sans pain et pieds nus, elle marche au hasard par la forêt sauvage (ἀγρίαν ὕλην) »28. Son dérivé a donné sylva en latin. Si Homère employait clairement le terme de κῆπος pour décrire le jardin de rapport d’Alkinoos, le terme a une signification qui dépasse largement le domaine des jardins aménagés par l’homme. Ainsi, il s’applique parfois à des enceintes naturelles, proches des bocages sacrés (ἄλσος), à des contrées entières en tant qu’elles sont boisées et fleuries et plus souvent encore aux séjours mythiques des dieux eux-mêmes29. Selon P. Chantraine, κῆπος serait le terme dorien ou chypriote, en ionien-attique ou chez Homère, Κᾶπος signifierait le « jardin, verger »30. Selon O. Masson31, en syllabaire chypriote le mot signifierait « pièce de terrain », arpent de terre. Le terme s’emploie aussi métaphoriquement et désigne en outre une manière de couper les cheveux et le sexe de la femme32. On comprendra ainsi aisément que le jardin sacré par excellence, à Chypre, Ἱεροκηπία, soit consacrée à Aphrodite et que ce soit précisément dans son île d’origine qu’on le trouve. Ce lieu est en effet le seul jardin (κῆπος) qualifié de sacré dans la littérature grecque.
21. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique… (cité n. 17), s.v. ἄλσος, p. 65 : cf. Homère, Il. 20, 8 ; Od. 10, 350 : les servantes de Circé « sont quatre qui font le service de la demeure : elles sont nées des sources, des bois, des fleuves sacrés, qui s’en vont à la mer » (trad. M. Dufour, J. Raison, Paris, 1965). 22. Homère, Il. 2, 506, et Sophocle, Antigone 844 : Θήβας τ’ εὐαρμάτου ἄλσος « ô bois sacrés de Thèbes aux beaux chars » (trad. Ch. Leconte de Lisle, 1898). 23. Sophocle, Œdipe à Colone, 14-18 (texte établi par A. Dain, trad. P. Mazon, Paris, CUF, 1990). 24. Ibidem, 20. 25. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique. De la religion à la philosophie (Académie royale de Belgique, Mémoires de la Classe des Lettres, LXI, fasc. 5), Bruxelles, Palais des Académies, 1973, p. 18. 26. Sur les bois sacrés, cf. les colloques : O. de Cazanove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés (Actes du Colloque international organisé par le Centre Jean Bérard et l’École pratique des hautes études, Ve section, Naples, 23-25 novembre 1989) (coll. du Centre Jean Bérard, 10), Rome / Paris, 1993 ; H. Guiot,
Y. Morizot, J. Leclerc (dir.), Bois et arbres sacrés (Actes de la table ronde réunie à la Maison de l’archéologie René Ginouvès, UMR 7041, Archéologies et Sciences de l’Antiquité, Université Paris X-Nanterre, 13 décembre 2004) (Cahier des thèmes transversaux ArScAn, VI), Nanterre, 2004-2005 (je remercie Anne-Marie Guimier-Sorbets pour m’avoir informée de l’existence des actes de cette table-ronde, accessibles sur internet : http://www.mae.u-paris10.fr/Cahiers/index.htm. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique… (cité n. 17), s.v. Ὕλη, p. 1154. Sophocle, Œdipe à Colone 348-349 (trad. P. Mazon, Paris, CUF, 1990). M. Conan (dir.), Sacred Gardens and Landscapes. Ritual and Agency, Washington (DC), Dumbarton Oaks Research Library, 2007. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique… (cité n. 17), s.v. Κῆπος, p. 525. O. Masson, Les inscriptions chypriotes syllabiques. Recueil critique et commenté, Paris, de Boccard, 1961, p. 217, 220 et 316. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique… (cité n. 17), p. 525.
Mon pauvre père, Œdipe, j’aperçois des remparts autour d’une acropole, mais ils sont encore, si j’en crois mes yeux, à bonne distance. Ici nous nous trouvons dans un lieu consacré (ieros). On ne peut s’y tromper : il abonde en lauriers, en oliviers, en vignes, et, sous ce feuillage, un monde ailé de rossignols fait entendre un concert de chants23.
C’est la présence des arbres vigoureux ainsi que des oiseaux qui donne, pour la jeune fille, son caractère sacré au lieu. C’est Œdipe qui utilise le terme d’ἄλσος, s’adressant aux Euménides : il est impossible que ce ne soit pas vous dont un sûr présage a guidé mes pas jusqu’à ce saint bosquet (ἄλσος)24.
27. 28. 29. 30. 31. 32.
UNE PARCELLE DE PARADIS : JARDINS ET BOIS SACRÉS DE GRÈCE ET DE CHYPRE • 45
Chytroi Salamine Messaorée
Acamas
Idalion
Troodos
Dhrymou Nea Paphos
Tamassos
Marion/Arsinoë
Geroskipou Palaepaphos
Golgoi Achna Kition
Amathonte
Kourion 1500 m 1000 m 500 m 200 m 100 m 0m
0
25
50 km
Figure 1 – Carte de Chypre. [DAO : F. Tessier]
Ἱεροκηπία et fête des fleurs : aPhrodite en ses jardins Ἱεροκηπία, ce jardin sacré domaine d’Aphrodite près de Paphos, est mentionné par Strabon dans sa navigation le long de la côte méridionale de l’île : on arrive ensuite au cap Zephyrium, où il y a un mouillage ; puis à un autre cap nommé Arsinoé, où l’on trouve également un mouillage, et, de plus, un temple et un bois sacré (ἄλσος). Un peu au-dessus de la mer est Hierokepis. Après le cap Arsinoé est la ville de Paphos, fondée par Agapenor ; elle a un port et des temples magnifiques. Elle est à 60 stades par terre de Palaepaphos ; et l’on voit tous les ans, pendant la fête, ce chemin plein d’hommes et de femmes qui se rendent des autres villes à Palaepaphos33.
Ce lieu Ἱεροκηπία était en effet le cadre d’une fête à Aphrodite qui comportait une procession qui partait de la nouvelle ville de Paphos – considérée comme ayant été fondée à la fin du ive siècle par le roi chypriote Nicoclès – et qui rejoignait le sanctuaire
33. Strabon, Géographie XIV, 683 et 684 (trad. M. Coray, Paris, Imprimerie royale, 1814).
principal de la déesse à l’ancienne Paphos quelques 11 km à l’est (figure 1). La procession ne longeait pas le littoral, mais gravissait les collines34. À mi-chemin, la procession passait par un lieu probablement très proche du village appelé aujourd’hui Yeroskipos. Cet endroit peut avoir été le lieu du jardin sacré, ἡ Ἱεροκηπία, évoqué par Strabon. À proximité, une source est toujours appelée « bain d’Aphrodite ». Malheureusement, aucun élément ne permet d’affirmer la présence de jardins en ce lieu. Quoi qu’il en soit, à l’époque archaïque, un sanctuaire de la divinité devait se trouver aux environs, comme semble l’attester un atelier de fabrication de figurines de terre cuite mis au jour sur le site dit de Monagri. La plupart des figurines représentent des femmes aux bras levés, telles des orantes (figure 2), des joueurs de tambourins35. 34. Je dois cette information à Mme Jacqueline Karageorghis que je remercie pour cette précision. Cf. aussi J. Karageorghis, Kypris, the Aphrodite of Cyprus. Ancient Sources and Archaeological Evidence, Nicosie, A. G. Leventis Foundation, 2005, p. 60. 35. V. Karageorghis, The Coroplastic Art of Ancient Cyprus, V. The Cypro-Archaic Period Small Female Figurines, Part A, « Handmade/Wheelmade Figurines », Nicosie, A. G. Leventis Foundation, 1998, cat. no I (i), p. 38-57, 9-13.
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Selon Strabon, la procession se poursuivait donc jusqu’au sanctuaire principal d’Aphrodite à Chypre, sur le territoire de l’ancienne Paphos. On sait que la déesse y recevait des offrandes, principalement des fruits, des fleurs, des oiseaux, mais aussi des chèvres et des poissons. L’offrande de la fleur semble avoir eu une importance toute particulière. Selon les textes anciens, il y avait des plantes et des fleurs consacrées à Aphrodite, dont le myrte à cause de son parfum. Hésychius rapporte le nom d’arbres que l’on coupe et que l’on consacre à Aphrodite à l’entrée des habitations et des sanctuaires […]. Sans doute faut-il imaginer la célébration du culte d’Aphrodite comme une grande fête des fleurs et des fruits, évoquant les vertus fécondantes de la divinité36.
Il semble que les simples gestes de cueillir des fleurs, d’en tresser des couronnes, d’en garnir des corbeilles aient eu valeur d’une prière : selon A. Motte, « auxiliaires indispensables des fêtes et des cérémonies tant publiques que privées, les plantes champêtres sont à ce point pénétrées de symboles qu’elles permettent d’éclairer ou du moins de mieux comprendre des couches profondes de la sensibilité antique »37. De nombreux vases datés du vie siècle avant J. C., découverts à Chypre, présentent une iconographie évoquant ces processions et offrandes fleuries dans des scènes de culte décoratives (figure 3).
1 cm (1:1)
Figure 2 – Figurine de terre cuite représentant un orant provenant de Geroskipou (conservée au Musée archéologique du district de Paphos, inv. 889/49). [© Department of Antiquities, Cyprus]
Figure 3 – Amphore bichrome IV-V, vie s. avant J. C. (détail). [© Cyprus Museum, Nicosie, inv. CM 1951/XI-27/1-88]
À l’époque chypro-archaïque I, plus précisément au viie siècle, l’imagerie des vases représente de moins en moins de figures assises sur un trône, mais laisse place à des représentations de femmes en robe longue et parfois d’hommes, qui tiennent des fleurs, touchent des arbres de vie, apportent des oiseaux ou dansent. Si l’on prend l’exemple d’une cruche de la classe Bichrome IV (figure 4), la figure féminine représentée porte une longue robe ornée en sa partie médiane d’une longue bande verticale hachurée, appelée bande hiératique. Elle a les cheveux relevés en chignon, de longs yeux en amande, une tache rouge sur la joue, des colliers serrés autour du cou. Le costume qu’elle porte paraît être un costume de cérémonie. Elle semble avoir le visage fardé comme les prêtresses de terre cuite. Cette figure est encadrée de deux hautes plantes qui poussent du sol. La plante de droite porte aussi de nombreux boutons de fleurs et se termine par une fleur éclose que la femme tient
36. J. Karageorghis, La Grande Déesse de Chypre et son culte (Maison de l’Orient méditerranéen ancien, 5, série archéologique, 4), Lyon, 1977, p. 196. 37. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique… (cité n. 25), p. 40.
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3 cm
Figure 4 – Cruche décorée d’une représentation de prêtresse ou d’adorant sentant une fleur : H. : 36 cm, vie siècle avant J. C. (Bichrome IV du Cyprus Museum, Nicosie, inv. CM 1941/II-25/1). [© Cyprus Museum]
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de sa main gauche pour la rapprocher de son visage et la sentir. Sa main droite n’a pas la forme d’une main, mais celle d’un bouton de fleur de lotus ; sans doute tient-elle la fleur dans sa main. J. Karageorghis a proposé de voir dans cette figure féminine « une prêtresse d’Aphrodite dans le bois sacré du sanctuaire, respirant le parfum des fleurs odorantes épanouies sur les arbres. Ces fleurs sont considérées comme des fleurs de lotus. Le lotus donne en effet des fleurs de 25 cm de diamètre, parfumées, et il a souvent été considéré comme un arbuste sacré »38. Aphrodite, dès Homère, est associée à Antheia et à la profusion de fleurs, le plus souvent roses et myrtes, et présentée comme la maîtresse des jardins fleuris39. Pindare évoque aussi le « jardin charmant d’Aphrodite » à Cyrène40 ; qu’il s’agisse d’une évocation symbolique de la richesse de ce lieu ou d’un sanctuaire réel, c’est bien à Aphrodite qu’est associé le jardin. Cette dernière est associée à la floraison jusqu’en Grande Grèce. Ainsi, sur un pinax de Locres, colonie spartiate, la déesse est représentée une fleur à la main41. Ce thème de l’Aphrodite aux fleurs, dont le culte est lié aux rotations des saisons, a été incidemment représenté par des peintres attiques qui se sont inspirés de mythes de la Grèce orientale42. L’anodos terrestre d’Aphrodite est représentée sur des vases à figures rouges de la deuxième moitié du vie siècle et du ve siècle avant J. C. : « on peut l’identifier parfois parce qu’elle tient une fleur à la main »43. Probablement d’origine orientale44, la cueillette et l’offrande de fleurs sont des pratiques vivaces en tant qu’usage rituel dans la religion olympienne. Cet usage apparaît non point comme un hommage banal rendu à certaines divinités, mais comme un geste plein de sens. Ces pratiques sont essentiellement féminines. On en prendra pour exemple les Hérosantheia, fête féminine à Héra qui se célèbre au printemps dans
le Péloponnèse. Le lexicographe Pollux cite ainsi un rituel argien lors de cette fête, pendant laquelle les femmes portent des fleurs (ταῖς ἀνθεροϕοῖς), chantant une chanson sacrée accompagnée à la flute. Le sanctuaire d’Héra Antheia se situait à proximité de celui de Léto selon Pausanias (II, 22,1) ; il aurait été sur l’agora d’Argos45. Héra aurait reçu cette épithète de Cnossos où c’est Aphrodite qui était honorée sous cette épithète46. De même, on rappellera la vieille coutume spartiate d’orner l’arbre d’Hélène, vestige d’un vieux culte rendu à une déesse aux épiphanies végétales47. L’hiérogamie annuelle est souvent de mise pour ces divinités et l’héroïne Hélène trahit sa nature primitive quand elle reçoit, à chaque printemps, l’hommage fleuri de jeunes filles venues commémorer son mariage avec Ménélas. On rappellera que dans le monde grec, la prostitution sacrée était attestée sur l’Acrocorinthe, en Sicile et à Chypre, à Palaepaphos et Amathonte, toujours dans des sanctuaires d’Aphrodite. Hérodote, dans un récit sur la prostitution sacrée en l’honneur de l’Aphrodite assyrienne MylittaAstarté, dit en effet laconiquement : « en quelques endroits de l’île de Chypre existe une coutume analogue48. » On est donc en mesure de se demander si ces femmes fardées aux longues robes et respirant des fleurs de lotus ne sont pas des courtisanes sacrées ou hiérodules présentes dans certains temples, notamment d’Aphrodite-Astarté, selon un usage oriental. Ainsi, rapportant ce qu’il a pu voir en Arménie, Strabon distingue, parmi ces femmes consacrées rituellement à la déesse, celles qui l’étaient volontairement et pour une période limitée, c’est-à-dire des filles de bonnes familles, et les hiérodules ou esclaves sacrés qui restaient propriété de la divinité toute leur vie49. Selon P. Debord, « plusieurs textes, en Égypte et en Anatolie (Cos), mentionnent des Aphrodisia dont on
38. J. Karageorghis, La Grande Déesse de Chypre… (cité n. 36), p. 186. 39. Cl. Bérard, Anodoi. Essai sur l’imagerie des passages chthoniens, Rome, Institut suisse de Rome, 1974, p. 56, 68, 156. 40. Pindare, Pythiques V, 24 (trad. A. Puech, Paris, CUF, 1922). 41. H. Pruckner, Die Lokrischen Tonreliefs, Mayence, 1968, p. 58 et 163. 42. D. Callipolitis-Feytmans, « La coupe à figures noires, Athènes 17873, et le peintre de Kallis », dans Bulletin de correspondance hellénique, 104/1, 1980, p. 317. 43. C. Bérard, Anodoi… (cité n. 39), p. 59. 44. Les scènes de cueillette sont fréquemment représentées sur les gemmes créto-mycéniennes et se rattachent sans doute au culte d’une grande déesse liée à la croissance des arbres et des fruits. On devine, sur ces gemmes, de véritables enclos sacrés. Ils évoquent aussi ces jardins botaniques des ποτνιαί φαρμακίδης, femmes qui dispensaient des essences particulières et dont Hécate est restée un modèle familier chez les Grecs. Cf. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique… (cité n. 25), p. 40.
45. Un temple, découvert sur le terrain Korou, à Argos a été identifié à celui d’Héra Antheia par Chr. Pitéros, « Symbolè stèn argeiakè topographia. Chôros, ochyrôseis, topographia, problèmata », dans A. Pariente, G. Touchais (dir.), Argos et l’Argolide. Topographie et urbanisme (Actes de la table-ronde internationale Argos-Athènes, 28/4-1/5 1990 (Recherches franco-helléniques), Paris, École française d’Athènes, 1998, p. 179-210. Ph. Marchetti estime que « seules Héra ou Déméter peuvent être raisonnablement envisagées » en ce lieu : cf. Ph. Marchetti, « Quelques mises au point sur les rues d’Argos. À propos de deux ouvrages récents », dans Bulletin de correspondance hellénique, 124, 2000, p. 275, n. 12. 46. Hésychius, Lexique, s.v. Antheia. 47. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique… (cité n. 25), p. 42. 48. Hérodote, L’Enquête I, 199 (trad. A. Barguet, Paris, 1964). 49. Strabon, Géo. XII, 8, 14 ; P. Debord, Aspects sociaux et économiques de la vie religieuse dans l’Anatolie gréco-romaine, Leyde, Brill, 1982, p. 97.
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peut penser qu’ils tiraient revenu de la prostitution sacrée (de façon sûre à Tebtynis) »50. Des Aphrodisies sont également mentionnées incidemment par Strabon à l’embouchure de l’Alphée en Élide51. À Chypre, seul le décor d’un bol provenant du sanctuaire d’Achna et conservé au British Museum semble témoigner de pratiques sexuelles parmi les actes rituels d’un culte : « à l’intérieur, on voit quatre groupes de prêtresses en robe de cérémonie : les prêtresses se font face de part et d’autre d’arbres fleuris et elles respirent le parfum des fleurs qu’elles tiennent à la main. Mais la frise inférieure s’interrompt tout à coup pour présenter six figures érotiques au milieu des arbustes habituels »52 (figure 5). Si la scène est traitée avec humour par le peintre, on peut se demander, comme J. Karageorghis, si ce dernier n’a pas « voulu représenter ici les fêtes d’Aphrodite dont faisait partie la prostitution sacrée. En tout cas, la représentation, bien que très décorative en général, est très vivante et elle correspondrait encore à une réalité »53. « Les historiens de la religion grecque s’accordent avec les Anciens pour reconnaître l’ascendance orientale d’Aphrodite et ses attaches avec l’Astarté phénicienne ainsi que l’Ishtar babylonienne ; deux déesses de la fécondité et de l’amour54. »
Aphrodite était, semble-t-il, également liée à l’initiation sexuelle, probablement symbolique, des petites arrhéphores à Athènes. Deux d’entre elles, le 3 du mois Scirophorion, déambulaient de nuit, conduite par la prêtresse d’Athéna, « en des lieux et dans un contexte où voisinent des cultes de fertilité et en présence permanente du sexe »55. Ce rite les conduisait hors de l’Acropole en un sanctuaire que certains placent aux abords mêmes de la colline sacrée et d’autres quelque 400 m plus loin, sur la rive droite du fleuve Ilissos, celui d’Aphrodite ἐν κῆποις56, dont nous avons évoqué plus haut la mention par Pausanias. Ce rituel de passage des filles dans le cadre des jardins d’Aphrodite serait évoqué dans les illustrations des passages chthoniens d’Aphrodite Ourania57. Il est difficile de savoir s’il est possible d’assimiler celle-ci à l’Aphrodite des jardins. La relation à la fécondité d’Aphrodite Ourania semble évidente si l’on considère que, d’après le mythe, Égée aurait fondé ce culte pour avoir des enfants et apaiser la déesse. Selon Pausanias, le sanctuaire de cette déesse se trouvait à proximité de celui d’Héphaïstos – ce qui n’est pas étonnant, Aphrodite étant l’épouse du dieu forgeron – et sa statue de culte aurait été réalisée par Phidias58. Au nord-ouest de l’agora, entre la Stoa Basileios et la Stoa Poikilè, les fouilles américaines ont mis au jour les restes d’un autel qui pourrait avoir fait partie du sanctuaire d’Aphrodite Ourania évoqué par Pausanias59. Or, dans les environs immédiats, ont été exhumés deux fragments d’un relief votif de la fin du ve siècle avant J. C., représentant une femme voilée de profil et, à l’arrière-plan, ce qui ressemble à une échelle. Selon V. Pirenne-Delforge, ce relief pourrait avoir été dédié à la déesse par une jeune mariée « qui voyait dans l’échelle à la fois le symbole de la déesse » descendant de son échelle pour célébrer Adonis « et
Figure 5 – Représentation d’un rite sexuel dans un culte décorant un bol provenant d’Achna, district de Famagouste (British Museum, Londres, inv. C 838). [D’après J. Karageorghis, Kypris, the Aphrodite of Cyprus..., 2005, fig. 42, p. 51]
50. P. Debord, Aspects sociaux… (cité n. 49). 51. V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque. Contribution à l’étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique (Kernos, Suppl. 4), Athènes / Liège, 1994, p. 372 et 467. Cf. Strabon, VIII,3,12. 52. J. Karageorghis, La Grande Déesse de Chypre… (cité n. 36), p. 193. 53. Ibidem, et du même auteur, sur le problème de la hiérogamie et de la prostitution sacrée à Paphos : Kypris, the Aphrodite of Cyprus… (cité n. 34), p. 48-52. 54. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique… (cité n. 25), p. 129.
55. P. Brulé, La fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique. Mythes, cultes et société (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 363 / Centre de Recherches d’histoire ancienne, 76), Paris, 1987, p. 98. 56. Ibidem, p. 89. P. Brulé situe ce lieu initiatique sur les pentes de l’Acropole tandis que N. Robertson le situe dans le sanctuaire d’Aphrodite sur les bords de l’Ilisos (« The riddle of the Arrhephoria at Athens », dans Harvard Society of Classical Philology, 87, 1983, p. 241-288). 57. C. Bérard, Anodoi… (cité n. 39), et V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque… (cité n. 51), p. 15. 58. Pausanias, I, 14, 7, et Pline, HN XXXVI, 16, qui fait l’éloge de la statue d’Aphrodite Ourania par Alcamène. 59. T. L. Shear, « The Athenian Agora: Excavations of 19801982 », dans Hesperia, 53, 1984, p. 24-32.
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celui de son nouvel état de femme », célébrant ellemême Adonis en grimpant sur le toit à l’aide de l’échelle pour consacrer à l’amant d’Aphrodite les jardinets temporaires que les femmes déposaient sur les toits60. Plantés dans des récipients d’argile ou d’osier, ils poussaient pendant 8 jours sous le soleil implacable de l’été, qui les flétrissait donc aussi vite. Ces jardins miniatures étaient alors jetés dans les fontaines ou dans la mer61. À travers ce rite, C. LeviStrauss voit en Adonis un « médiateur sexuel », comme l’était l’Aphrodite Ourania et ἐν κῆποις. Or, V. Pirenne-Delforge voyait dans « certaines manifestations cultuelles autour de l’Ourania ἐν κῆποις une influence venue de Chypre à la fin du ve siècle avant J. C. »62. La référence aux Adonies et aux jardins portatifs et éphémères consacrés dans cette fête, à proximité du sanctuaire d’Aphrodite Ourania (ἐν κῆποις ?)63, protectrice des jeunes mariées et pourvoyeuse d’enfants, évoque les cérémonies réalisées à Chypre en l’honneur d’Aphrodite en son jardin sacré pour célébrer la séduction, la sexualité et la fertilité, bref le passage au statut de femme. Par des voies plus obscures, le thème de la mort se mêle aussi à celui de la cueillette, comme il s’est mêlé à celui de la plantation et de la pousse. On pense bien sûr aux mythes d’Adonis ou de Perséphone, mais à Chypre on retrouve peut-être ces deux idées de mort et de renaissance florale dans le culte autour de la tombe d’Ariane à Amathonte, qui devient Ariane-Aphrodite. En effet, dans sa Vie de Thésée, Plutarque cite Péon d’Amathonte, selon lequel le tueur du Minotaure aurait atteint Chypre avec Ariane. Cette dernière y serait morte et aurait été enterrée à Amathonte. Plutarque écrit qu’il existait en cette ville un « bois sacré où l’on montre encore aujourd’hui le tombeau de cette princesse et appelé par ceux d’Amathonte le bois d’Aphrodite-Ariane ». En effet, au sommet de la colline qui domine le site, précisément à quelques mètres du sanctuaire d’Aphrodite, se trouve le second plus ancien temple de la déesse dans l’île après celui de Paphos. Or, à quelques mètres de celui-ci, la plus ancienne trace d’occupation des lieux est une tombe encore visible aujourd’hui (figures 6-7, 9).
Il apparaît que cette tombe a été très tôt identifiée comme la tombe d’Ariane, conformément à l’une des versions du mythe d’Ariane abandonnée par Thésée. Ce dernier, en effet, aurait obtenu que l’on institue un culte d’Ariane à Amathonte et qu’on élève à celle-ci deux statuettes, l’une d’argent et l’autre de bronze. Les jardins sacrés et les offrandes de fleurs sont liés, dans les cultes, aux grands passages vers un autre monde, celui de la nouvelle épousée ou celui de la mort. J. Karageorghis pense que l’on peut « imaginer le bois sacré d’[Ariane-]Aphrodite plein d’arbustes odorants parmi lesquels évoluaient les adoratrices. Des oiseaux y auraient vécu en liberté ainsi que d’autres animaux. C’est peut-être pourquoi les oiseaux sont souvent associés à l’arbre de vie »64. Ce passage pourrait avoir été symbolisé par des fêtes printanières dans le cadre du culte d’Aphrodite, auxquelles sont parfois associées des danses. De telles danses en l’honneur d’Aphrodite sont représentées sur un lébès attique à figures rouges de la fin du ve ou du début du ive siècle avant J. C., conservé au Metropolitan Museum65. Elles sont généralement accompagnées à la lyre pendant que l’on procède à des sacrifices d’encens. Lyre et thymiatérion sont en effet deux attributs de la déesse. G. Capdeville s’est demandé si on peut voir là la résurgence d’anciennes pratiques d’origine crétoise66. Certains éléments du culte d’Aphrodite à Chypre semblent en effet être liés à la Crète. Dans un de ses Hymnes (54, 10, 2), Callimaque évoque une statue de Kypris que Thésée aurait transportée à Délos à son retour de Crète. Selon J. Karageorghis, « il semblerait donc que les légendes aient gardé le souvenir de certains rapports de culte et de l’introduction d’une iconographie nouvelle de Crète à Chypre. Ces traditions recouvrent peut-être des faits réels en relation avec l’arrivée de Crétois dans l’île au xie siècle avant J. C. Elles concernent clairement le culte de la Grande Déesse auquel devaient être associées d’une façon ou d’une autre les petites figurines aux bras levés »67. On retrouve d’ailleurs peut-être ce lien entre Chypre, un bois sacré et la Crète dans une terre-cuite datée du ive siècle avant J. C. découverte dans une
60. V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque… (cité n. 51), p. 9. Sur cette description du rite des Adonies, voir Aristophane, Lysistrata 389-398 et scholies, et N. Weill, « Adôniazousai ou les femmes sur le toit », dans Bulletin de correspondance hellénique, 90, 1966, p. 664-698. 61. M. Détienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972, et le compte-rendu de cet ouvrage par Cl. Levi-Strauss dans L’Homme, 12, 1972, p. 98-102. 62. V. Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque… (cité n. 51), p. 469. 63. Selon Lucien de Samosate, Dialogues des Courtisanes 7, 1, l’Ourania ἐν κῆποις était honorée par le sacrifice d’une génisse.
64. J. Karageorghis, La Grande Déesse de Chypre… (cité n. 36), p. 197. 65. Metropolitan Museum no 144. Cf. H. Metzger, « Lébès Gamikos à figures rouges du Musée national d’Athènes », dans Bulletin de correspondance hellénique, 66, 1942, p. 228247. L’auteur compare ces danses rituelles en l’honneur d’Aphrodite à celles effectuées pour honorer Artémis et accompagnées par des chœurs de jeunes filles. Ces danses, telles celles faites devant le temple de Caryai, aurait été en relation avec les mystères de la relation. 66. G. Capdeville, « De la forêt initiatique au bois sacré », dans O. de Cazanove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés… (cité n. 26), p. 127-143. 67. J. Karageorghis, La Grande Déesse de Chypre… (cité n. 36), p. 135.
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Figure 6 – Amathonte, plan, coupe. [Dessin : M. Schmid, 1/100e]
Figure 7 – Amathonte, vue de la tombe creusée dans la roche en bordure septentrionale du sommet de l’acropole. [Relevés d’après P. Aupert (dir.), Guide d’Amathonte, École française d’Athènes-Fondation A. G. Leventis, 1996, fig. 56, p. 131, et cliché : P. Aupert, état de conservation en mars 2013]
nécropole de Marion, à l’ouest de l’île, au nord de Paphos, et conservée au musée de Chypre (figure 8). Elle représente un dieu très comparable au Gelcanos des monnaies de Phaïstos, assis comme lui dans la fourche d’un arbre. Selon P. Dikaios, il s’agirait d’un vieux dieu crétois connu à Phaïstos, dont le culte se serait implanté à Chypre et qui comporterait des rites initiatiques68. Or, Strabon mentionne sur le même site, appelé Arsinoë à son époque, l’existence d’un bois sacré appartenant à Zeus : « après cette dernière
ville [Paphos], est le mont Acamas, après lequel on navigue à l’orient, pour aller à la ville d’Arsinoé et au bois sacré de Jupiter69. » On peut se demander s’il s’agit d’une réminiscence de ce dieu à l’arbre. À Chypre, une divinité passe pour être née d’un arbre, la fille de Kinyras transformé en végétal : il s’agit d’Adonis. Or, d’après Pausanias, ce dernier partageait le sanctuaire d’Aphrodite à Amathonte70. À Chypre cependant, c’est bien sûr à Idalion qu’Adonis est le plus lié à Aphrodite, où les deux amants se seraient unis.
68. P. Dikaios, « A terracotta relief from Marion and the Palaikastro Hymn », dans Kadmos, I, 1962, p. 139-142.
69. Strabon, Géo. XIV, 6, 3, 683 (trad. M. Coray, Paris, Imprimerie royale, 1814). 70. K. Hadjioannou, Η Αρχαια Κυπρος εις τας Ελληνικας πηγας, Nicosie, 1973, p. 248, 81.1, d’après Pausanias.
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Or, sur une hauteur proche d’Idalion, Virgile mentionne, dans l’Énéide, un bois sacré consacré à Aphrodite : Vénus cependant fait couler un paisible sommeil dans les membres d’Ascagne, elle le prend dans ses bras et, déesse, elle l’enlève dans les hautes forêts d’Idalie (Idaliae lucos) où la souple marjolaine l’enveloppe de ses fleurs et de la douceur parfumée de son ombre71.
Le bois ne semble donc pas devoir être recherché dans le sanctuaire même de la déesse sur la colline orientale d’Idalion, mais Virgile connaît probablement mal la topographie de cette ville qui était a priori désertée à son époque. Si « Artémis, Héra, Aphrodite, Déméter et sa fille, sont les grandes déesses du panthéon grec qui manifestent le plus d’affinité avec les λειμῶνες (les prairies) ou les κῆποι (les jardins) […] », A. Motte considérait qu’« à Chypre, il semble que seule Aphrodite, à laquelle, on l’a vu est également associée Ariane, ait conservé cet attachement aux jardins et aux fleurs »72. Si la Kypris a effectivement un lien privilégié dans l’île avec les fleurs, en particulier en son jardin sacré
de Paphos, probablement comme héritage de la Grande Mère donneuse de vie, en revanche d’autres divinités, masculines, ont également un rapport avec la végétation dans le cadre de bois sacrés ou de jardins.
de la forêt Primitive
aux jardins sacrés des métallurgistes
zeus, héPhaÏstos et Kinyras
Ce qu’il est intéressant de constater, comme l’a remarqué G. Capdeville73, c’est la similitude entre le héros fondateur d’Idalion, Chalkénor, l’homme de bronze, et le Talos crétois. Ainsi, ces deux héros sont considérés comme les inventeurs de la métallurgie. Une tradition transpose effectivement à Chypre la légende de l’invention de la métallurgie par les Daktyles de l’Ida sans que l’on puisse savoir s’il s’agit de l’Ida crétois ou d’un Ida chypriote (comme il y a un mont Olympe à Chypre)74. Or, dès l’âge du Bronze, à Chypre, une Astarté au lingot, associée à un dieu du cuivre, régnait sur les régions d’exploitation du minerai. Ce rapprochement entre Chypre, bois sacré et Crète conduit donc à en faire un autre, celui entre jardins sacrés, rites des forêts et métallurgie.
Figure 8 – Représentation d’une divinité à l’arbre, sur une plaque en terre cuite provenant de la nécropole de Marion. [© Cyprus Museum, 1935, D227]
71. Virgile, Énéide I, 692-694 (trad. J. Perret, Paris, CUF, 1981). 72. A. Motte, Prairies et jardins dans la Grèce antique… (cité n. 25).
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2 cm (1:2)
73. G. Capdeville, « De la forêt initiatique au bois sacré… » (cité n. 66), p. 137. 74. Ibidem.
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Le fondateur d’Idalion en effet n’est pas lié par hasard au bronze : sa ville se trouve à proximité de la ceinture minière des contreforts du Troodos et des mines de Tamassos dont Strabon dit qu’elles ont des vertus curatives75. Selon Strabon, la forêt primitive, détruite pour l’exploitation minière dont vivent ces cités-royaume, subsiste sous la forme de bois sacrés76. Les bois sacrés correspondraient à ce qui subsistait de cette forêt originelle. Ainsi, Strabon nous dit qu’à son époque « l’Acamas est un cap divisé en deux espèces de mamelles, et couvert d’un bois épais »77 ; or, le bois sacré dédié à Zeus (Jupiter) qu’il mentionne sur le territoire de la ville d’Arsinoé se trouve en limite orientale du cap. Ces bois résiduels, devenus sacrés, seraient le cadre d’initiations, comme semble l’indiquer le rôle des forgerons et de l’art de la métallurgie dans certains rituels initiatiques. Ainsi, à Kition, au sud-est de l’île, au cœur de la ville moderne de Larnaca, un quartier industriel comportant des fours destinés à la fonte du cuivre a été mis au jour dans les années 1970 par V. Karageorghis près de deux temples jumeaux. À proximité immédiate de ces derniers, a été découvert un jardin sacré78. Ainsi, des trous creusés dans le sol et reliés entre eux par des canaux d’irrigation ont pu facilement être interprétés comme des vestiges de plantations d’arbustes et de fleurs à proximité immédiate de ces installations métallurgiques dans un sanctuaire (figure 10). La fouille a pu déterminer que ces plantations remontent au xiiie siècle avant J. C. Il s’agirait des plus anciens vestiges de jardin sacré.
75. Strabon, Géo. XIV, 684 (trad. M. Coray, Paris, Imprimerie royale, 1814) : l’île « possède de riches mines de cuivre à Tamassos, où se fait le chalcanthum, ainsi que le verdet dont on se sert pour quelques préparations médicales ». Pour un commentaire de ce passage, cf. V. Kassianidou, « And at Tamassos there are important mines of copper… (Strabon, Geography 14.6.5) », dans Cahier du Centre d’études chypriotes, 34, 2004, p. 33-46. 76. Strabon, Géo. XIV, 684 (trad. M. Coray, Paris, Imprimerie royale, 1814) : « Selon Eratosthène, les plaines de Chypre étaient anciennement couvertes de forêts au point qu’on ne pouvait les cultiver : le défrichement fut un peu favorisé, d’abord par la consommation du bois nécessaire aux travaux des mines de cuivre et d’argent, et ensuite, dès que la navigation fut sans danger et qu’on eut une marine militaire, par la coupe des arbres propres à la construction des vaisseaux. Mais, ces moyens ayant été insuffisants, il fut permis d’abattre les forêts ; et ceux qui l’entreprirent obtinrent, sans aucune rétribution, la propriété de tout le terrain qu’ils avaient mis en état d’être cultivé. » 77. Strabon, Géo. XIV, 682 (trad. M. Coray, Paris, Imprimerie royale, 1814). 78. V. Karageorghis, « Le quartier sacré de Kition : campagnes de fouilles 1972 et 1973 », dans Compte-rendus de l’Académie des Inscriptions, 57, 1973, p. 520-530 (notamment fig. 3, p. 525), repris dans Idem, Kition, Mycenaean and Phoenician Discoveries in Cyprus, Londres, Thames & Hudson, 1976, p. 54-57, 62-76 et 82-89.
Le jardin sacré le mieux attesté archéologiquement en Grèce est celui qui a été mis au jour sur l’agora d’Athènes au pied du temple d’Héphaïstos, divinité on ne peut plus liée à la métallurgie (figure 11). Or, les trous de plantation mis au jour rappellent clairement ceux de Kition dans une association jardin sacré et ateliers métallurgiques, dix siècles plus tard puisque ces jardins de l’agora d’Athènes ont été datés du iiie siècle avant J. C. Bien qu’Homère donne Héphaïstos comme époux à Cypris79 et que Chypre soit l’île du cuivre et des dieux aux lingots, ce dieu n’y a jamais reçu aucun culte – ni en Crète d’ailleurs –, comme le remarque avec justesse E. Loucas-Durie80. Ceci s’expliquerait parce qu’un autre maître de la métallurgie existait à Chypre, Kinyras. Ce héros, le petit-fils de Pygmalion, est considéré par Pline l’Ancien81 comme le premier inventeur dans le domaine des techniques, mais plus spécifiquement de la métallurgie82. C’est lui qui aurait découvert les mines de cuivre chypriotes et les outils nécessaires au travail du métal et aurait organisé l’extraction du minerai. Ce héros incarnerait l’ancienneté de l’exploitation du cuivre à Chypre83. Il se trouve que Kinyras, ainsi que Pygmalion, « sont à la fois des rois-artisans et des prêtres-amants d’Aphrodite et des fondateurs de son culte »84. Kinyras en effet, à Paphos, aurait été « apparenté à des personnifications du lieu ou lui-même fondateur de la ville, aurait consacré le temple qui abritait le culte
79. Homère, Od. VIII, 266 s. 80. E. Loucas-Durie, « Kinyras et la sacralisation de la fonction technique à Chypre », dans Métis, Anthropologie des mondes grecs anciens, 4, 1989, p. 117. 81. Pline, HN VII, 195. 82. Sur Kinyras, en plus de W. Kroll, s.v. Kinyras, RE XI, 1, 1921, coll. 484-486, Cl. Baurain, « Kinyras, la fin de l’âge du Bronze à Chypre et la tradition orientale », dans Bulletin de correspondance hellénique, 104, 1980, p. 277-305, et Idem, « ΚΙΝΥΡΑΣ et ΚΕΡΑΜΟΣ. Remarques à propos de Plin. HN, VII, 195 et Hom. Il., V, 387 », dans L’Antiquité classique, 1981, p. 25, no 8, p. 25-37 et p. 50, et S. Ribichini, « Kinyras di Cirpo », dans Religioni e Civiltà, 3 (Scritti in memoria di A. Brelich), 1987, p. 479-500. 83. L’exploitation du cuivre à Chypre est attestée dès le deuxième millénaire avant J. C., précisément depuis le xive siècle. Voir le rapport de la fouille du site d’AmbelikouAletri, par R. S. Merrillees, « Ambelikou-Aletri, a preliminary report », dans Report of the Department of Antiquities, Cyprus, 1984, p. 1-13 ; et sur l’exploitation du cuivre et la métallurgie à Chypre, J. Muly, R. Maddin, V. Karageorghis (dir.), Acts of the Archaeological Symposium Early metallurgy in Cyprus 4000-500 BC, Larnaca, 1-6 June 1981, Larnaca, Pierides Foundation, 1982, et J. W. Balthazar, Copper and Bronze Working in Early through Middle Bronze Age Cyprus (Studies in Mediterranean Archaeology, 84), Götebörg, Paul Åström’s Förlag, 1990, et les travaux de V. Kassianidou, « And at Tamassos… » (cité n. 75). 84. Ph. Borgeaud, « L’absence d’Héphaïstos », dans Chypre des origines au Moyen Âge (séminaire interdisciplinaire, semestre d’été 1975), Genève, Département des sciences de l’Antiquité de l’Université de Genève, 1975, p. 156-158.
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Figure 9 – Plan des vestiges au sommet de l’acropole d’Amathonte, avec emplacement de la tombe dite d’« Ariane » au nord (I). [D’après P. Aupert (dir.), Guide to Amathus, Nicosie, 2000, plan 8, p. 60]
d’Aphrodite et il y aurait été enterré »85. La figure de Kinyras s’étant « cristallisée à Paphos », comme le dit si bien E. Loucas-Durie, on peut se demander si, dans le cadre des cérémonies en l’honneur de la déesse, ne se déroulait pas également un rituel en l’honneur de Kinyras, dans la mesure où la tombe de ce dernier était considérée comme se trouvant à l’intérieur même du sanctuaire d’Aphrodite. Or, selon les versions du mythe d’Adonis, ce dernier serait fils de Kinyras ou son petit-fils, né de la fille du roi transformée en arbre86. Connaissant les pratiques athéniennes des jardins portatifs en l’honneur d’Adonis et des cérémonies qui honoraient ce dernier aux côtés d’Aphrodite à Amathonte, on peut se demander si Kinyras n’a pas
85. E. Loucas-Durie, « Kinyras et la sacralisation… » (cité n. 80), p. 125. 86. K. Hadjioannou, Η Αρχαια Κυπρος… (cité n. 70), p. 232, 78.
pu être vénéré dans le ieros kèpos en l’honneur de la déesse. Par ailleurs, on peut se demander si les jardins mis au jour sur l’agora d’Athènes, en contrebas du sanctuaire d’Héphaïstos ne seraient pas également à rapprocher du sanctuaire tout proche d’Aphrodite Ourania, dont nous avons parlé plus haut, et à proximité duquel ont été retrouvés les fragments d’un relief votif évoquant les jardins éphémères des Adonies. Cela enlèverait alors toute hésitation à assimiler l’Aphrodite Ourania à l’Aphrodite ἐν κῆποις. Quoi qu’il en soit, on peut se demander si ces jardins, parfois associés à des installations métallurgiques, dans le cadre de cultes peuvent faire référence à d’anciennes pratiques initiatiques qui se déroulaient en marge des cités, dans la forêt sur les confins du territoire. C’est ce à quoi nous allons essayer de réfléchir pour finir, en abordant une autre divinité qui s’est vu consacrer le plus grand nombre de jardins ou de bois sacrés à Chypre : Apollon Hylatès.
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Figure 10 – Kition, vue des cavités destinées aux plantes dans l’un des deux temples de l’Âge du Bronze. [D’après V. Karagorghis, Greek Gods and Heroes in Ancient Cyprus, Athènes, 1998, p. 37]
Figure 11 – Agora d’Athènes : trous de plantations le long du flanc sud de l’Hephaisteion, iiie siècle avant J. C. [D’après J. M. Camp, The Athenian Agora. Excavations in the Heart of Classical Athens, Londres, Thames & Hudson, 1986, fig. 64, p. 86]
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Bois et jardins sacrés de l’aPollon des forêts Le culte de ce dieu est attesté à Chypre en divers lieux à partir du ive siècle avant J. C. à Nea Paphos, puis sur le territoire de cette ville à Dhrymou et hors de celui-ci, à Chytroi et Kourion87. Une inscription d’époque tibérienne, trouvée près de Kouklia, l’invoque parmi d’autres divinités. Enfin, Étienne de Byzance nous a rapporté deux vers de Dionysius, Bassarikà, fr. 1 Heitsch, qui indiquent qu’Apollon Hylatès aurait été honoré à Erystheia, Tembros et Amamassos. Ces trois toponymes sont absolument inconnus. Nous pouvons faire une supposition au sujet du troisième : il semble qu’une confusion ait été faite par le lexicographe entre Amatousia (Amathonte) et Tamassos. Or, le culte d’Apollon n’est pas connu à Amathonte. En revanche, Apollon est le dieu principal de Tamassos, cité minière déjà évoquée. Il est possible que le culte d’Apollon Hylatès ait alors été lié aux forêts déboisées par l’exploitation minière. Enfin, le culte à Hylè est mentionné dans le sanctuaire d’Apollon de Kourion. Il s’agit du sanctuaire bien connu d’Apollon Hylatès situé quelques kilomètres à l’ouest du site de Kourion. Une divinité masculine est bien l’objet d’un culte en ce lieu au moins au vie siècle, mais le nom d’Apollon y apparaît pour la première fois au ve siècle avant J. C. sur la statue d’un enfant88 tandis que la première mention d’Hylatès figure sur la base d’une statue de gouverneur lagide de Chypre datée de la fin du iiie siècle avant J. C. Cette épithète est attestée sur une quinzaine d’inscriptions entre cette date et la fin du iie siècle de notre ère. L’île est d’ailleurs appelée la « terre d’Hylates » par Lycophron89. Il est vrai qu’il n’est attesté qu’à Chypre où il semble être le patron de la végétation et des animaux90. Si aucune image du dieu n’est clairement avérée, il a été proposé de voir Apollon Hylatès jouant de la lyre devant un groupe d’arbres sur un relief hellénistique : il s’agirait d’une représentation du dieu en tant que patron des forêts chypriotes91. Y. Vernet remarque avec justesse que 87. O. Masson, Les inscriptions chypriotes… (cite n. 29), nos 2-3 (Nea Paphos), nos 85-86 (Dhrymou), no 250 (Chytroi), et T. B. Mitford, The Inscriptions of Kourion, Philadelphie, 1971, p. 89. 88. T. B. Mitford, ibidem, p. 14-15 (pour la mention to teo), p. 18 (pour celle d’Apollon) et p. 41 (pour Hylatès). 89. L’Alexandra, 447-448. 90. Y. Vernet, « L’Apollon chypriote, de la nature et des animaux », dans A. Cannavò, A. Carbillet (dir.), Actes du POCA (Postgraduate Cypriote Archaeology), Lyon 2011, Cahier du Centre d’Études Chypriotes, 41, 2011, p. 251-264 (spécifiquement p. 252-253). 91. P. Dikaios, « Principal acquisitions of the Cyprus Museum », dans Report of the Department of Antiquities, Cyprus 19371939, Nicosie, 1937-1939, p. 200 et pl. XLIV. Le relief est conservé au Cyprus Museum : inv. 1939/X-3/3.
« cet objet est contemporain de l’apparition du dieu à Kourion, son sanctuaire majeur sur l’île, lui permettant alors d’acquérir une popularité qui a dépassé les frontières de Chypre à partir de l’époque hellénistique »92. Selon Élien (NA XI, 7), ce sanctuaire, implanté sur un promontoire appelé Kourias, comportait un bois sacré (ἄλσος). Selon Strabon (XIV, 6, 3, 683 c), de nombreuses biches y trouvaient refuge car les chasseurs et les chiens ne pouvaient y accéder en raison de son caractère sacré. Le terme d’Hylatès vient effectivement de Hylè qui fait référence à un espace sauvage. Le sanctuaire est d’ailleurs situé en limite du territoire de Kourion, dans une zone relativement forestière. Le site originel était probablement un bosquet ou un arbre sacré où la divinité a pu d’abord être vénérée sous le simple nom d’Ὕλη93. Ainsi, « il est intéressant de remarquer qu’à Dhrymou et Chytroi, sur certaines dédicaces, le nom Hylates apparaît seul. Cela signifie probablement que ce terme désignait à l’origine une entité divine locale à part entière, qui fut ensuite assimilée à Apollon à l’époque chypro-classique »94. On a vu l’importance des forêts dans l’île qui pourrait, selon Y. Vernet, expliquer l’origine de ce dieu et sa grande popularité dans la religion chypriote. À l’époque archaïque, le sanctuaire se composait essentiellement d’un autel circulaire à l’intérieur d’une clôture constituée de piliers en pierre percés comme pour y passer une corde95 (figure 12). Il est possible que la première phase du temple remonte à l’époque classique, composé simplement d’un naos auquel on accédait par une porte axiale. À l’époque hellénistique, lorsque l’Apollon classique est qualifié d’Hylatès, sont érigés un portique et ce qui semble être la résidence de prêtres du sanctuaire. C’est surtout le développement architectural d’époque impériale qui nous intéresse : plusieurs dortoirs sont alors construits pour accueillir les pèlerins, ce qui semble indiquer qu’ils venaient de loin, pas seulement de Kourion. Selon Y. Vernet, l’épithète Hylatès reprend les fonctions caractéristiques du dieu honoré en ce lieu avant qu’il ne soit assimilé à Apollon : protection de la nature, des animaux, des troupeaux. C’est donc la référence à l’ancien bois sacré du lieu. Cependant, dans le sanctuaire même, les fouilles archéologiques ont révélé l’existence d’un jardin sacré : des trous
92. Y. Vernet, « L’Apollon chypriote… » (cité n. 90), p. 252. 93. I. et J. Tzetzes, Scholia eis Lykophrona 448 (trad. Chr. G. Müller, Leipzig, Sumtibus F. C. G. Vogelii, 1811). 94. Y. Vernet, « L’Apollon chypriote… » (cité n. 90), p. 253. 95. D. Buitron-Oliver, The Sanctuary of Apollo Hylates at Kourion: Excavations in the archaic precinct (Studies in Mediterranean Archaeology, CIX), Jonsered, Paul Åström’s Förlag, 1996.
UNE PARCELLE DE PARADIS : JARDINS ET BOIS SACRÉS DE GRÈCE ET DE CHYPRE • 57
Figure 12 – Kourion, plan du sanctuaire d’Apollon Hylatès avec l’emplacement de la tholos et des cavités creusées dans la roche pour recevoir les plantes (H). [D’après Guide de Kourion, Fondation culturelle de la Banque de Chypre, Nicosie, 1987, fig. 34, p. 41]
20 m
A. Porte de Kourion B. Porte de Paphos C. Bâtiment sud D. Bâtiment nord-ouest E. Puits votif F. Temple d’Apollon G. Autel archaïque H. Monument circulaire I. Palestre J. Bains
creusés dans le rocher et entourés d’un muret circulaire ont, en effet, été mis au jour entre 1978 et 198496 (figure 13). Ce monument circulaire semble avoir été construit au vie siècle avant J. C. Un sol de cailloux liés par du mortier forme une allée circulaire qui entoure un espace rocheux dans lequel sept cavités avaient été creusées. Elles rappellent clairement les trous de plantation observés près du temple d’Héphaïstos au-dessus de l’agora d’Athènes sur le Kolonos Agoraios97, mais également près des temples de Zeus à Némée (figure 14), d’Asclépios à Corinthe et près de l’autel des Douze Dieux sur l’agora d’Athènes. Dans tous ces exemples, les plantations semblent 96. V. Karageorghis, « Chronique de fouilles à Chypre », dans Bulletin de correspondance hellénique, 103, 1979, p. 671-724, et ibid., 113, 1982, p. 687-744. 97. D. B. Thompson, « The Garden of Hephaistos », dans Hesperia, VI, 1937, p. 396-425.
avoir été faites en fonction de l’existence du temple auquel elles sont à peu près parallèles. À Kourion, d’après les archéologues qui ont fouillé ce jardin, aucun agencement clair ne peut être déterminé : les trous dans le rocher ne semblent tenir compte d’aucune construction alentour. Ils sont entourés par une allée circulaire qui aurait pu être un chemin de procession ou une piste de danse sacrée autour d’un bosquet d’arbres sacrés en rapport avec Apollon Hylatès, dieu des forêts. En effet, cet espace planté et délimité semble avoir constitué l’ensemble principal de la partie occidentale du sanctuaire d’Apollon. Le chemin circulaire aurait été destiné à attirer l’attention, voire à conduire les visiteurs directement à ces plantations. Il est probable que différentes cérémonies liées aux périodes majeures de la nature que sont le printemps et l’automne aient été célébrées à Chypre en l’honneur d’Apollon, qu’il porte ou non l’épiclèse d’Hylatès.
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Figure 13 – Kourion, tholos du sanctuaire d’Apollon Hylatès : les cavités creusées dans la roche. [Cliché : Cl. Balandier]
Figure 14 – Partie méridionale du sanctuaire de Zeus à Némée, restitution aux périodes archaïque à hellénistique. [D’après D. Buitron-Oliver, The Sanctuary of Apollo Hylates at Kourion, Excavations in the Archaic Precinct, 1996, fig. 21.6]
UNE PARCELLE DE PARADIS : JARDINS ET BOIS SACRÉS DE GRÈCE ET DE CHYPRE • 59
Une caractéristique du culte de ce dieu à Chypre est l’offrande de statues votives qui représentent des hommes barbus ceints d’une couronne végétale. Ces offrandes ont été mises au jour « dans de nombreux sanctuaires dédiés au dieu, notamment dans la plaine de la Messaorée, à Idalion ou Golgoi entre autres »98. Y. Vernet remarque que les végétaux – plantes, fleurs ou arbustes – représentés sur ces couronnes et les symboles qui y sont associés permettent de mieux appréhender l’Apollon chypriote et sous quel aspect il était vénéré à Chypre : « ainsi, les statues aux têtes ceintes de végétaux plutôt printaniers seraient offertes au sanctuaire lors de fêtes religieuses liées à la fertilité retrouvée à la régénération de la nature après son sommeil hivernal. Parmi ces plantes du printemps, l’association chêne / narcisses de certaines couronnes correspond parfaitement à ces célébrations »99. D’autres statues votives portent des couronnes végétales qui évoquent plutôt l’automne et peuvent témoigner de fêtes organisées à cette époque de l’année pour célébrer « alors la nature avant que les mois d’hiver ne viennent la transformer dans l’espoir de la voir ainsi renaître de plus bel lors du printemps suivant. Ces cérémonies pouvaient notamment comporter des danses autour d’arbres sacrés, dédiés au dieu ou le symbolisant, telles qu’elles sont probablement figurées sur certaines terres cuites »100. La tholos du sanctuaire d’Apollon Hylatès de Kourion pourrait d’ailleurs avoir été le cadre de ce type de pratiques101. D. E. Birge102 souligne que, dans l’Hymne homérique à Apollon, à trois reprises le dieu cherche à évaluer si un site est propice ou non à l’établissement d’un temple et d’une plantation. Dans les Pythiques de Pindare, la mention d’ἄλσος suffit à faire comprendre qu’un nouveau sanctuaire est établi comme premier lieu d’une consécration. Notons qu’Apollon s’est vu consacrer des bois sacrés en plusieurs sanctuaires d’Asie Mineure, à Didymes et Claros en Ionie, à Grynéion en Éolide, à Alexandriea de Troade, Soura en Lycie. Ces cinq sanctuaires d’Apollon où sont mentionnés des bois sacrés se situent tous en dehors de la polis sur le territoire de laquelle ils se trouvent, comme le sanctuaire d’Apollon Hylatès à Kourion. À l’exception du cas de Soura, chacun de ces sanctuaires d’Apollon en Asie Mineure était l’objet de mantique extatique.
98. Y. Vernet, « L’Apollon chypriote… » (cité n. 90), p. 254. 99. Ibidem, p. 256. 100. Ibid., fig. 4, p. 256. 101. D. Buitron-Oliver, The Sanctuary of Apollo Hylates… (cité n. 95), p. 39. 102. D. E. Birge, Sacred Groves in the Ancient Greek World, PhD Dissertation, University of California, Berkeley, 1982, p. 103-104.
Le bois sacré, situé entre monde civilisé et espace sauvage environnant, semble être un lieu de prédilection pour la divination103. L’ἄλσος est en quelque sorte l’Hylè consacré et, à ce titre, nous pouvons nous demander s’il n’est pas un lien entre monde sauvage et monde civilisé, entre ignorance et connaissance. On peut remarquer qu’Apollon Hylatès est parfois également qualifié de Pythien à Kourion. Peut-on supposer qu’il était l’objet de consultations oraculaires ? Nous n’en avons aucune preuve. D’ailleurs, l’existence d’un jardin à l’intérieur même du sanctuaire d’Apollon Hylatès à Kourion nous éloigne de ce bois sacré (ἄλσος) associé à la forêt sauvage (ὕλη). Notre jardin au cœur même du sanctuaire est plus précisément un hiéros képos que l’on pourrait rapprocher de celui d’Aphrodite à Paphos où nous avons vu qu’Apollon avait également un sanctuaire sous le vocable d’Hylatès. Est-ce en tant que parèdre d’Aphrodite qu’Apollon possède un jardin sacré dans son sanctuaire de Kourion ? Ou bien, à Paphos comme à Kourion, ces ἱεροκηπία d’Aphrodite et d’Apollon sontils des réminiscences de très vieux cultes de la nature ou de la fertilité propres à des rites initiatiques ? On pourrait en effet les rapprocher des cérémonies qui se déroulaient sur les pentes de l’Acropole d’Athènes dans le sanctuaire d’Aphrodite, « dans les Jardins », dans lequel de nombreux phalloi en terres cuites ont été trouvés104.
103. Ainsi, le sanctuaire paphien d’Apollon Hylatès se trouve à plus de 2 km de la limite orientale de la ville de Nea Paphos, en une zone non habitée, un temps nécropole, puis carrière. Y. Vernet a émis l’hypothèse selon laquelle ce sanctuaire souterrain ait été le lieu de consultations d’oraculaires et que des arbres postiches aient pu être utilisés dans les cavités creusées à l’extérieur, dans la roche, autour de l’oculus éclairant la salle souterraine circulaire dotée d’une banquette : cf. C. Balandier, Y. Vernet, « The Sanctuary of Apollo Hylates at Nea Paphos-Alonia tou Episkopou: a critical re-examination », dans Report of the Department of Antiquities of Cyprus, 2011 (à paraître) ; Iid., « Le sanctuaire d’Apollon Hylatès à Alonia tis Episcopou », dans C. Balandier (dir.), Mission archéologique française à Paphos, I. Fabrika et varia (2008-2012) (coll. des Études chypriotes), École française d’Athènes (en préparation), et Y. Vernet, « Le culte d’Apollon à Nea Paphos et ses environs, de la fondation de la ville à la domination romaine », dans C. Balandier, E. Raptou (dir.), Nea Paphos. Fondation et développement urbanistique d’une ville chypriote de l’antiquité à nos jours. Études archéologiques, historiques et patrimoniales (Actes du Colloque international, Avignon 29-30 octobre et 1er novembre 2012), Presses de l’Université de Catane (à paraître). 104. Cl. Calame, « Prairies intouchées et jardins d’Aphrodite : espaces “initiatiques” en Grèce », dans A. Moreau (dir.), L’initiation, t. I. les rites d’adolescence et les mystères (Actes du colloque international de Montpellier, 11-14 avril 1991), Montpellier, Université Paul Valéry-Montpellier III, 1992, p. 103-118.
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conclusion Des processions en l’honneur d’Aphrodite en son jardin sacré de Paphos, auxquelles fut peut-être associé Kinyras, l’inventeur de l’extraction du cuivre, jusqu’aux bois sacrés de l’Apollon des forêts, Chypre enrichit notre réflexion sur la complexité de la définition des jardins et bois sacrés dans le monde grec ancien. Dans l’île, bien qu’elles soient moins nombreuses qu’en Grèce, plusieurs divinités sont associées à des jardins ou des bois sacrés, tels Zeus, mais se sont surtout Apollon et Aphrodite qui ont un rapport privilégié avec les jardins. La composante végétale est essentielle, nous l’avons vu, dans le rituel des cérémonies et dans les offrandes faites à l’un et à l’autre, ce qui explique probablement que ces deux divinités aient ainsi été honorées dans des sanctuaires liées au monde végétal. On constate que les plantations sacrées que l’on trouve dans des sanctuaires oscillent entre trois types principaux : d’une part un type assez proche du bosquet sacré (ἄλσος) et plus fidèle à un paysage naturel qu’on tente de préserver, comme à Idalion semble-t-il, d’autre part des jardins plutôt funéraires tel celui qui semble avoir été lié au culte d’Aphrodite-Ariane à Amathonte, enfin un type plus ordonné, aux plantations circonscrites, comme dans le sanctuaire d’Apollon Hylatès à Kourion et probablement dans celui d’Aphrodite à Paphos dont
le jardin si célèbre reste source de toutes les spéculations. Si une agglomération fait encore référence aujourd’hui à ce Hiéroképis, en revanche, nous l’avons vu, seule l’étude iconographique des offrandes faites dans le sanctuaire principal de la déesse, à l’Ancienne Paphos, permet de supposer l’existence d’un rituel lié à la pousse végétative printanière qui évoque les forces fécondantes de cette très ancienne déesse de la fécondité, protectrice de la nature, des animaux et des hommes, au caractère oriental très marqué. Quoi qu’il en soit, cette diversité des jardins et bois sacrés à Chypre semble témoigner, comme en Grèce, d’un fonds religieux très attaché à la nature, souvent en liaison avec la métallurgie, probables évocations de culte préhelléniques où l’on a souvent vu les similitudes avec la Crète pré-achéenne, mais à Chypre également avec l’Orient voisin. Qu’il s’agisse de forêt (ὕλη), bois sacré (ἄλσος) ou jardin (κῆπος), à Chypre ces distinctions n’ont en définitive pas toujours grande valeur. Elles nous semblent traduire le plus souvent avant tout la culture de celui qui les emploie. Pour les Paphiens, le jardin d’Aphrodite était aussi sacré que l’étaient les bois de Zeus, d’Apollon Hylatès ou d’Arsinoé ; aussi le lieu était-il qualifié de Ἱεροκηπία, apparemment seule occurrence d’un « jardin sacré » dans la littérature grecque bien que plusieurs sanctuaires aient comporté des jardins, tel celui d’Aphrodite ἐν κῆποις à Athènes.
ORGANISATION SPATIALE DU PARC DE PASARGADES Christophe BenecH, Rémy BoucHarlat
(UMR 5133 Archéorient / Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Université de Lyon / CNRS , Lyon)
Les données archéologiques dont nous disposons sur les paradis antiques restent relativement rares. À côté des sources textuelles et iconographiques, les exemples archéologiques témoignant de cette « art royal paysagé » le sont encore plus. Si l’on désire remonter à la genèse de ce type de jardin, Pasargades constitue à ce jour l’unique exemple attesté en Perse de ce paradis de l’époque achéménide. Sans considérer Pasargades comme une référence absolue, souvent censée incarner entièrement le concept de Paradis, il est certain que nous avons beaucoup à apprendre de ce site sur cette forme d’aménagement qui, si elle fut mise en œuvre pour créer un lieu de plaisir et d’agrément, représente aussi un puissant symbole du pouvoir royal achéménide. Des paradis ont été attestés par la suite dans des régions géographiques très différentes et, peut-on supposer, renvoient à de multiples fonctions, dimensions, adaptations et changements suivant les contextes culturels, mais aussi environnementaux1. Il était en effet probablement difficile de reproduire l’exemple de Pasargades, qui se trouve à 1850 m d’altitude, sur une haute plaine du Fars, dans le sud de l’Iran (figure 1). Le paysage est aujourd’hui peu boisé, mais cette aridité est en grande partie due à une agriculture et un déboisement intensifs : quelques endroits encore préservés montrent que les arbres pouvaient grandir et se développer dans cette région du Fars. Première résidence des rois achéménides, Pasargades est implantée par Cyrus en un lieu inoccupé depuis au moins deux millénaires. Elle est donc une création ex nihilo, comme Persépolis, située à 40 km à vol d’oiseau et qui lui succèdera comme résidence royale sous Darius I (522-485), à la différence d’autres résidences de Cyrus et de ses successeurs à Suse, Babylone ou Ecbatane. Ce choix fut déterminé, selon Strabon (XV, 3, 8), par le lieu de la victoire de Cyrus sur les Mèdes avant 550 avant J. C. 1.
Un cas intéressant de paradis hellénistique est celui étudié par Pierre Gentelle sur le site d’Iraq el Amir en Jordanie : P. Gentelle, « Un paradis hellénistique en Jordanie : étude de géo-archéologie », dans Hérodote, 20, p. 70-101.
Figure 1 – Carte physique de l’Iran et localisation de Pasargades dans la province du Fars, à 100 km à vol d’oiseau au nord-est de Shiraz.
le site et les monuments visiBles Pasargades frappe à la fois par la rareté des monuments visibles (moins d’une dizaine au total) et l’immense espace sur lequel ces derniers sont répartis (figure 2). Tel qu’il a été reconnu dès le xixe siècle et, plus précisément, au début du xxe siècle, le site archéologique de Pasargades couvre une sorte de triangle, base au nord, de 2 km par près de 3 km de longueur. La moitié sud est plane, la partie nord constituée de plusieurs collines. Celle du nord-est, haute de 30 m, porte une énorme plateforme en pierre en grand appareil de type lydo-ionien. Accolée à celle-ci au nord, une enceinte polygonale en briques crues renforcée de tours ne montrait, avant nos travaux, aucune construction à l’intérieur. À l’ouest de cet ensemble, isolé du reste du site par de petites collines, deux cubes monolithiques sont généralement regardés comme les vestiges d’un lieu de culte. Dans la partie plane du site (figure 3), du nord au sud, à 800 m de la plateforme, s’élève une tour dite Zendan-i Solaiman, apparemment isolée, dont la réplique, mieux conservée, se trouve près de Persépolis. Puis, à 250 m au sud
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 61-72
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Figure 2 – Vue générale du site et localisation des monuments connus. [Assemblage à partir de photos aériennes au 1/8000 réalisées par le Centre de recherche Persépolis-Pasargades]
Figure 3 – Vue de la plaine de Pasargades depuis la citadelle. Le long de la route moderne qui traverse le site, on aperçoit tout d’abord la tour dite du Zendan. Immédiatement derrière, se trouvent le Palais P et plus loin sur la gauche le Palais S. Le tombeau de Cyrus est situé tout au fond, à la hauteur du bosquet d’arbres, à droite de la route. [© Mission franco-iranienne de Pasargades]
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de la tour commence le jardin près duquel sont édifiés deux bâtiments à colonnes et deux pavillons en belle architecture de pierres appareillées à joints vifs pour les sols, les colonnes et les antes. De l’autre côté d’un cours d’eau aujourd’hui disparu, une porte monumentale à salle hypostyle marque l’entrée orientale du site. Enfin, à 1 300 m au sud-ouest du jardin, le tombeau de Cyrus s’élève à l’écart. C’est le seul monument de Pasargades clairement décrit dans l’Antiquité, à l’occasion de la seconde visite d’Alexandre en janvier 324, qui retrouva le tombeau pillé. La description d’Arrien, d’après Aristobule, a l’intérêt pour notre sujet de replacer le monument dans son environnement : « […] ce tombeau du grand Cyrus se trouve à Pasargades, dans le parc royal [en tô paradeisô tô basilikô Kurou] ; on l’avait entouré d’un bois sacré comportant des arbres de toutes sortes, bien irrigué, et un gazon épais poussait dans la prairie2. » Toute la construction des monuments connus de Pasargades a été entreprise après la conquête de l’Asie Mineure jusqu’aux villes grecques d’Ionie par Cyrus ; celui-ci fit venir des artisans de ces régions qui imprimèrent fortement les constructions des techniques et des formes en cours en Asie Mineure occidentale.
aPerçu des recherches antérieures Après les premiers dessins rapportés par les voyageurs depuis le xviie jusqu’au début du xixe siècle, les relevés soigneux exécutés en 1841 par Eugène Flandin et Pascal Coste3, puis les dessins plus interprétatifs de Marcel Dieulafoy4 avaient révélé la plateforme de la citadelle et le tombeau de Cyrus, aux deux extrémités du site, et, entre ceux-ci, quelques colonnes encore debout. En 1905, Ernst Herzfeld procéda à une première étude du terrain, puis effectua une brève fouille en 1928 qui révéla les palais, les pavillons et la porte monumentale ; c’est lui qui, le premier, entreaperçut les canaux du jardin, qu’il ne décrit pas, mais il devine l’existence d’un parc5. Les fouilles du Service archéologique iranien de 1949 à 1955 n’ont pas apporté d’éléments très nouveaux. La fouille complète des monuments connus aujourd’hui fut celle de David 2.
3.
Arrien, Anab. VI, 29, 4 (trad. P. Savinel). Strabon (XV, 3, 7) est moins précis : « C’est là qu’il [Alexandre] vit le tombeau de Cyrus, dans un parc [eiden en paradeisô], une petite tour dissimulée par une plantation serrée d’arbres, bien solide du bas […] » (trad. J. Auberger, Historiens d’Alexandre, Paris, Les Belles Lettres, 2001). E. Flandin, P. Coste, Voyage en Perse, vol. 5, Paris, 1843-1854, pl. 194-203. Pour l’historique des recherches, voir D. Stronach, Pasargadae, Oxford, 1978, p. 1-7, et R. Boucharlat, « Pasargadai », dans Reallexikon der Assyriologie und Vorderasiatischen Archäologie, X, Lfg. 3/4, 2004, p. 351-363.
Stronach entre 1961 et 1963, qui en donna une magnifique publication6. Pour le jardin, sa publication tira bénéfice d’observations inédites, faites à l’occasion de travaux d’aménagement conduits sur le site en 1969-1970 en vue des grandes festivités qui devaient marquer en 1971 les 2 500 ans de la monarchie iranienne7. Ces aménagements ne furent guère positifs pour les vestiges eux-mêmes, en recouvrant bien des espaces de graviers pour les uns et d’asphalte pour d’autres. À partir de ces éléments, deux hypothèses ressortaient des recherches : la première hypothèse, due à E. Herzfeld et reprise après lui, est celle d’une capitale de type nomade, dans laquelle le souverain, prétendument originaire de tribus de pasteurs, aurait établi une ville de tentes autour de quelques monuments de prestige, soigneusement construits, dont la plateforme sur laquelle Cyrus n’eut pas le temps d’édifier son palais, l’ensemble de « palais » disposés autour du jardin, enfin son tombeau. Dans la seconde hypothèse, D. Stronach voit en Pasargades un site royal dans lequel ne sont aménagées que quelques constructions en dur, sans qu’une agglomération soit recherchée. Comme nous le voyons, les recherches antérieures ont été essentiellement axées sur les monuments visibles et, en ce qui concerne plus particulièrement les jardins, sur la partie centrale autour des palais et de la Porte R. L’état de la question présenté par D. Stronach dans sa publication et son hypothèse de restitution des jardins a pendant longtemps cristallisé la vision du jardin de Pasargades qui se résumait à quelques canaux en pierres (figure 4). De cette vision ont même été exclus des éléments importants et pourtant connus, comme la Porte R ou encore le pont fouillé par D. Stronach lui-même, mais qu’il n’avait pas réussi à intégrer dans un ensemble cohérent avec le reste des aménagements (figure 5). Il est possible que le décalage que l’on note entre l’axe du pont et celui de la porte l’ait poussé à laisser de côté ces éléments. Malgré ces lacunes, D. Stronach a fait un excellent travail d’investigation et d’analyse : ses résultats montrent plutôt la limite de la simple fouille pour traiter une problématique telle que l’aménagement de jardins, dont la reconnaissance aurait nécessité alors de dégager plusieurs dizaines d’hectares.
4. 5. 6. 7.
M. Dieulafoy, L’art antique de la Perse, Paris, vol. I, 1884, p. 16-18. E. Herzfeld, Archaeological History of Iran, Londres, 1935, p. 27. D. Stronach, Pasargadae… (cité n. 3). Voir A. B. Tilia, Studies and Restorations at Persepolis and other Sites of Fārs (IsMEO Reports and Memoirs, XVI), Rome, 1972, p. 66-68, mais aucune mention n’est faite du dégagement des canaux qui furent alors complètement mis au jour. Cf. D. Stronach, Pasargadae… (cité n. 3), p. 107.
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Figure 4 – Plan de restitution du « Royal Garden ». Le plan publié dans de multiples ouvrages ajoute un canal perpendiculaire dans le rectangle central créant quatre secteurs. Son absence ici correspond aux résultats de la fouille de 1963, confirmée par la prospection géophysique. [D’après D. Stronach, Pasargadae, Oxford, 1978, fig. 48]
La mise en place d’un nouveau programme de recherche sur les jardins exigeait donc de nouvelles méthodes d’investigations adaptées à une reconnaissance archéologique sur de très grandes surfaces : prospections à vue, prospections géophysiques, relevés topographiques, prises de vue à basse altitude par cerf-volant et ballon, exploitation des photographies aériennes et des images satellitaires. Repartant des lieux connus et étudiés, il s’agissait donc d’étendre l’exploration dans toutes les directions afin de montrer
que le parc de Pasargades ne se limitait pas à ce jardin central, mais qu’il était une entreprise bien plus ambitieuse qui a probablement couvert au moins une centaine d’hectares8. 8.
Ce programme de recherche a été conduit dans le cadre d’une mission archéologique franco-iranienne, financée pour le côté français par la ministère des Affaires étrangères et européennes. Il a été réalisé au cours de cinq saisons de quelques semaines chacune entre 1999 et 2004,
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Figure 5 – Photo par cerf-volant du Palais S. Les vestiges du pont fouillé par D. Stronach se trouvent juste à droite du Palais, dans la zone désherbée. Les fouilles ont révélé une partie des piles ainsi que quelques assises du radier de part et d’autre de la structure. Au second plan, on aperçoit aussi le pavillon B. [Cliché : B.-N. Chagny, Mission franco-iranienne de Pasargades, 2003]
Le jardin central Au centre du site, les canaux en pierre dessinent deux rectangles semblables, chacun mesurant 112,50 × 72,50 m (figure 6). Sur trois côtés ils sont entourés d’un second réseau de canaux de forme identique, atteignant un total de 250 × 165 m, englobant le palais nord, voire 300 × 250 m, si l’on suit la restitution que propose D. Stronach. Dans les deux réseaux, les canaux sont en section en forme de U, taillés dans des blocs monolithiques de 1 m de longueur. Le conduit est large de 20 cm et profond de 12,5 cm. Les canaux sont rythmés tous les 13 à 14 m par un bassin carré de 90 cm de côté, profond de 50 cm (figure 7). Chaque bassin comporte une ouverture surélevée de part et
puis 2008. Voir un premier rapport dans R. Boucharlat, C. Benech, « Organisation et aménagement de l’espace à Pasargades : reconnaissances archéologiques de surface, 1999, 2002 », dans Arta, 2002 (www.achemenet.com/ ressources/enligne/arta/pdf/2002.001-loc.pdf). Un second rapport (C. Benech et al.) est paru en 2012 dans la même revue.
d’autre vers le canal qui était, à l’origine, fermée au sommet, de sorte qu’un système de vannes devait être aménagé pour chacun9. Bordé au nord et à l’ouest par un bâtiment hypostyle, ce jardin a été restitué en chahar bagh (« quatre jardins » en persan moderne), soit par la restitution d’un canal axial nord/sud, qui n’existe pas selon la prospection géophysique, soit par une allée depuis le milieu du palais nord, qui comporte une sorte de trône au milieu du long portique qui ouvre sur le jardin. Ainsi, le jardin régulier de Pasargades serait l’ancêtre du fameux jardin persan qui survivra jusqu’au xixe siècle, divisé en quatre, huit, seize parties, etc., délimitées par des canaux construits ou bien simplement des rigoles creusées dans le sol. Aussi bien
9.
La raison d’être de ces bassins n’est sans doute pas seulement d’ordre esthétique. Parce qu’il n’existe pas de sortie depuis les canaux pour irriguer les surfaces, les bassins devaient servir à puiser l’eau, ce que permettaient leur profondeur et la possibilité de fermeture des vannes en amont et en aval.
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Figure 6 – Photo par cerf-volant du jardin central et des canaux en pierre. L’état de conservation de ces derniers est inégal suivant les secteurs : les segments 5 et 3 en particulier (cf. figure 4) ont pratiquement disparu. Les autres sont relativement bien conservés, excepté sur quelques courtes sections. On reconnaît bien sur l’image les bassins répartis à intervalles réguliers sur le tracé des canaux. [Cliché : B.-N. Chagny, Mission franco-iranienne de Pasargades]
Figure 7 – Détail de l’un des bassins carrés des canaux en pierre mesurant 0,90 m de côté. [© Mission franco-iranienne de Pasargades]
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Figure 8 – Plan topographique de Pasargades. Les tracés en bleu correspondent aux canaux modernes encore existants sur le site et ceux visibles sur les photos aériennes réalisées par E. F. Schmidt en 1935. Les canaux les plus anciens dessinent un réseau orthogonal avec une orientation similaire à celles des monuments encore visibles sur le site : ce tracé dépend étroitement de la topographie afin d’éviter de creuser trop profondément. Les canaux creusés en diagonale par rapport aux précédents ont été faits à l’aide d’une pelle mécanique : les contraintes topographiques ont alors une importance moindre et ces canaux sont généralement beaucoup plus profonds. [© Mission franco-iranienne de Pasargades]
les princes que l’élite ont aménagé de tels jardins dans lesquels sont disposées les constructions lorsqu’ils sont vastes, par exemple à Isfahan au xviie siècle ; les plus petits jardins occupent au contraire l’espace découvert à l’intérieur des grandes demeures10.
L’eau, une nécessité et un plaisir L’étude de l’organisation spatiale du parc de Pasargades passe avant tout par la compréhension de la logique de la circulation de l’eau. Cyrus n’a pas établi son parc à proximité de la rivière Pulvar, car le lit de celle-ci est profondément encaissé et le débit est très irrégulier entre la période de la fonte des neiges en mars-avril et le bas niveau à la fin de l’été. L’amenée de l’eau se faisait au moyen d’un canal de dérivation situé à 3 km en amont du parc. Le tracé actuel est sans doute moderne mais il permet aujourd’hui encore d’irriguer les terres qui bordent le site au sud-est. Selon les relevés topographiques, l’eau pouvait être distribuée selon deux orientations privilégiées nord-ouest et sud-est. Ce sont ces orientations qui ont conditionné celle des monuments et la planification du parc, qui a donc été conçu d’un seul coup sur l’ensemble de la zone depuis le pied de
10. Voir M. Khansari, M. Reza Moghtader, M. Yavari, Persian Garden: Echoes of Paradise, Washington, 2004, et Y. Porter, A. Thévenart, Palais et jardins de Perse, Paris, 2002.
la colline portant la plateforme jusqu’au tombeau (figures 2 et 8). L’importance de l’eau et sa maîtrise sont aujourd’hui magnifiquement illustrées par les vestiges d’aménagements hydrauliques repérés ou fouillés jusqu’à 30 km au nord de Pasargades. Plusieurs barrages datent de cette époque, dont deux ont conservé un ingénieux système de régulation du débit de sortie11. De même, la mise en valeur de la plaine étroite qui fait suite à celle de Pasargades a nécessité l’aménagement de deux longs canaux en partie taillés dans le roc et en partie construits12. Il est possible qu’une partie de cette plaine secondaire ait constitué un autre paradis, de forme et de fonction très différentes de celui de Pasargades, puisqu’il était avant tout une exploitation agricole13. 11. T. De Schacht, M. De Dapper, A. Asadi, Y.Ubelmann, R. Boucharlat, « Geoarchaeological study of the Achaemenid dam of Sad-i Didegan (Fars, Iran) », dans Géomorphologie : relief, processus, environnement, 1, 2012, p. 91-108. 12. M. T. Atai, R. Boucharlat, « An Achaemenid pavilion and other remains in Tang-i Bulaghi », dans R. Boucharlat, H. Fazeli Nashli (dir.), Tang-i Bulaghi Reports 4: TB 85-34, Arta, 2009.005 (disponible en ligne sur http://www.achemenet.com/document/2009.005-Atai&Boucharlat.pdf). 13. R. Boucharlat, « Gardens and parks at Pasargadae: two “Paradises” ? », dans R. Rollinger, B. Truschnegg, R. Bichler (dir.), Herodot und das Persische Reich – Herodotus and the Persian Empire (Classica et Orientalia, 3), Wiesbaden, 2011, p. 457-474, avec une discussion sur la diversité des fonctions des paradis perses.
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À Pasargades, la conception est bien celle d’un parc formant le cadre végétal des palais et monuments. Le parc est l’incarnation du pouvoir royal et non pas les palais qui n’en sont que des éléments. L’architecture est au second plan, c’est la maîtrise de l’eau et du paysage qui est d’abord apparente. Dans cette plaine entourée de montagnes presque arides et de couleur uniforme, le parc surprenait comme une énorme masse de verdure où l’eau circulait en permanence. Au centre, les perspectives rectilignes des canaux et des rangées de colonnes des portiques contrastaient avec les formes irrégulières des collines et montagnes alentour14. Le style architectural sobre et presque dépouillé de Pasargades dans son écrin de verdure ne sera pas repris quelques décennies plus tard à Persépolis, dont le quartier royal sur la terrasse et au pied de celle-ci montre l’accumulation dense de constructions plus imposantes et à l’ornementation beaucoup plus riche15.
Les résultats obtenus en prospection géophysique montrent que la partie centrale du parc de Pasargades est plus riche et plus densément aménagée que dans la restitution proposée par D. Stronach. Repartant du jardin central, les prospections magnétiques ont peu à peu donné une vision nouvelle du site (figure 9). À l’intérieur de l’espace central délimité par les canaux, l’image magnétique n’a révélée aucune nouvelle découverte qui viendrait appuyer l’hypothèse d’une division en quatre de l’espace central. Si celle-ci a existé, ce n’était très certainement pas sous la forme d’un canal en pierre mais plutôt d’une allée : on ne peut pas en effet écarter la possibilité qu’une allée centrale n’ait laissé aucune trace détectable par prospection géophysique même si, comme nous le verrons plus loin, beaucoup de traces d’aménagements particulièrement ténues ont été repérées sur les cartes magnétiques (figure 10). L’élément particulièrement marquant des jardins de Pasargades est le réseau de canaux en pierre mis au jour par les fouilleurs successifs du site. Excepté une extension dans l’angle sud-ouest, révélée par la
prospection magnétique qui complète l’ensemble déjà connu, il est désormais certain que ce réseau ne s’étendait pas au-delà de cet espace globalement circonscrit par les palais et les pavillons. Les quelques éléments supplémentaires viennent refermer le système de circulation des eaux qui se poursuivait vers l’ouest sous la forme d’un canal directement creusé dans la terre, similaire à celui qui amenait l’eau aux canaux en pierre et dont la connexion avec ces derniers est située à proximité du pavillon A. D’autres structures hydrauliques ont aussi été découvertes au sud-est du jardin central, en connexion avec le pont fouillé par D. Stronach (figure 11). Il s’agit tout d’abord d’un grand bassin de forme trapézoïdale (0,8 ha environ) alimenté depuis le nord-ouest par un canal très certainement creusé dans le sol et dont on peut facilement restituer le tracé ainsi que sa connexion avec le canal principal qui amenait l’eau depuis le Pulvar sur l’ensemble du site. Le bassin rejoint le pont au sud-est. Concernant le point de contact de ces deux éléments, la carte magnétique semble montrer que le pont devait être un peu plus large et par conséquent qu’il n’a pas été entièrement fouillé. Cette hypothèse reste à confirmer, bien que la différence de réponse magnétique entre la bordure du bassin et ce qui semble être la suite du pont apparaisse très clairement : cette hypothèse d’un pont plus large aurait en outre l’avantage de repositionner ce dernier dans l’axe de la porte R et non légèrement décalé comme il l’est actuellement. Le pont devait probablement être muni de vannes qui permettaient de réguler le niveau d’eau du bassin. L’évacuation se faisait de l’autre côté du pont sous la forme d’un canal en pierre qui longeait le Palais S par le sud-ouest avant de rejoindre celui par lequel s’évacuaient les eaux du jardin central et se poursuivait alors sous la forme d’un canal, non construit, creusé dans le sol. De nombreuses traces d’aménagements apparaissent de part et d’autre du bassin, jusqu’aux canaux en pierre vers le nord-ouest et dans tous le secteur de la Porte R côté sud-est. On voit par ailleurs très bien que la Porte R ne constitue pas une limite physique du parc royal, mais en est plutôt un élément symbolique, à l’intérieur de ce parc16. L’interprétation de
14. Cette conception, nouvelle en Orient, de la résidence royale qui ne se limite pas à l’architecture est développée dans R. Boucharlat, « The “Paradise” of Cyrus at Pasargadae, the core of the Royal ostentation », dans J. Ganzert, J. Wolschke-Bulmahn (dir.), Bau- und Gartenkultur zwischen „Orient“ und „Okzident“ – Fragen zu Herkunft, ldentität und Legitimation (Beiträge zur Architekturund Kulturgeschichte, Leibniz Universität Hannover, 3), Munich, 2009, p. 47-64. 15. Le plan de la terrasse de Persépolis habituellement reproduit correspond à son état lors de la conquête d’Alexandre, après que presque chaque souverain ait
ajouté un ou plusieurs éléments pendant 150 ans. Le plan des constructions sur la terrasse à la mort de Darius montre, en revanche, que les espaces non bâtis étaient alors majoritaires (M. Roaf, « Sculptures and sculptors at Persepolis », dans Iran, 21, 1983, fig. 153). Quand bien même ce souverain aurait programmé d’autres constructions, il n’avait certainement pas envisagé une telle densité, ne serait-ce que pour mettre en valeur ce qu’il avait déjà réalisé ou projeté. 16. De la même manière, la Porte de Toutes les Nations à Persépolis n’est pas à l’extérieur, mais sur la terrasse et en retrait du mur de soutènement.
nouvelles données, nouvelle vision
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Figure 9 – Vue générale des prospections magnétiques réalisées dans le jardin central de Pasargades. Le premier objectif était de couvrir les espaces entre les différents monuments de ce secteur afin d’essayer de restituer un plan global d’organisation. [© Mission franco-iranienne de Pasargades]
ces structures reste particulièrement délicate, car celles-ci se confondent souvent avec les traces de labour modernes qui suivent à peu près la même orientation. Leur orientation et leur disposition prouvent cependant, de manière incontestable, leur appartenance à l’aménagement général du parc. Le faible signal magnétique que l’on mesure sur ces structures montre qu’il s’agit soit de constructions conservées sur une très faible élévation, soit d’aménagements de terrains (allées, rigoles, fossés, parterres) qui n’ont laissé que de faibles traces dans le sol.
Pour les mêmes raisons, les voies de circulation à travers le parc restent difficiles à identifier et il est fort possible que beaucoup n’aient laissé aucune trace. Une voie apparaît cependant clairement grâce à ses bordures relativement bien marquées (figure 12). Elle longe le côté sud-ouest du jardin central, passe devant le Palais S et aboutit sur le pont ; son orientation est la même que le reste des monuments du parc. Son tracé jusqu’à la Porte R est moins net car les données magnétiques sont très perturbées dans ce secteur, mais son prolongement reste néanmoins fort probable.
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Figure 10 – Détail de la carte magnétique sur le secteur des canaux en pierre. Les mesures sont perturbées par des effets de labours, bien visibles, même si le site est maintenant protégé depuis une trentaine d’années. Ces effets de labours rendent parfois difficile l’interprétation des cartes car ils possèdent la même orientation que les monuments et les canaux. [© C. Benech, Mission franco-iranienne de Pasargades]
Au-delà de cet ensemble, d’autres éléments ont été mis en évidence vers le nord-est en direction de la tour dite Zendan-i Solaiman (figure 13). Au sud-est de celle-ci, un vaste bâtiment de 50 × 30 m environ a été identifié. Ce bâtiment possède la même orientation que les autres constructions et s’inscrit lui aussi dans un plan d’aménagement général : de part et d’autre de ce bâtiment apparaissent des alignements (canaux
ou fossés) qui délimitent un espace de 2 550 m² environ au sud-est de ce dernier et se poursuivent dans tout le secteur entre le Palais P et la tour. Là aussi cependant, les traces d’aménagements sont extrêmement ténues et se confondent parfois avec les effets de labour. On voit cependant apparaître un parcellaire qui relie l’espace entre le Palais P et la tour isolée, espace délimité probablement par des canaux ou des fossés.
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Figure 11 – Détail de la carte magnétique du secteur sud entre le Palais S, la Porte R et le bassin en forme de trapèze allongé révélé par la prospection magnétique. Le bassin est alimenté en eau sur le côté nord-est et l’évacuation se fait par un canal après le pont qui contourne le Palais S. [© C. Benech, Mission franco-iranienne de Pasargades]
Figure 12 – Mise en évidence de la voie de circulation. À droite, un filtrage directionnel permet d’atténuer les effets de labours qui masquent le tracé de la voie. Ses limites sont marquées par des alignements de petites anomalies fortement magnétiques dont on ignore pour le moment l’origine.[© C. Benech, Mission franco-iranienne de Pasargades]
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Figure 13 – Carte magnétique entre le Palais P et la tour du Zendan. À droite, mise en évidence du parcellaire entre la tour du Zendan et le Palais P. Un lissage des données permet de montrer une division de l’espace en parcelles quadrangulaires qui prouvent l’extension de l’aménagement des jardins entre ces deux monuments. [© C. Benech, Mission franco-iranienne de Pasargades]
conclusion Ces données nouvelles ont profondément modifié la vision que nous avions jusqu’alors du parc royal de Pasargades. Les prospections géophysiques ont montré qu’il s’étendait bien au-delà du célèbre jardin, qu’il faut désormais appeler jardin central. Si on considère l’organisation des canaux à l’intérieur du site, visibles sur les photos satellites ou aériennes, il est clair que le paradis de Pasargades couvrait au moins tout l’espace compris entre le pied de la citadelle et le tombeau de Cyrus. Il est désormais à peu près certain que ce vaste espace ne contenait guère plus de constructions en pierre, autres que celle qui a été identifiée près du Zendan ; il était donc pour sa plus grande partie réservé à la nature. Il est en revanche difficile de dire quel type de végétation était présent à Pasargades. Il y avait certainement des espaces boisés, ainsi que le décrivent Arrien et Strabon pour le tombeau de Cyrus. Les canaux d’irrigation montrent qu’il y avait aussi des espèces végétales qui nécessitaient un apport d’eau supplémentaire et qui n’auraient pu exister ici à l’état naturel : vergers, fleurs, plantes aromatiques, etc. Les variétés ne manquent pas et sont les grands absents de cette mise en scène du paysage dont les souverains achéménides avaient su faire un art royal.
Le règne de Cyrus est une période de grandes innovations dont on ne connaît pas l’origine dans tous les cas. S’il est relativement facile de percevoir l’apport des cultures lydienne et grecque dans l’architecture, celui de la Mésopotamie et de l’Élam est moins omniprésent. Il reste que Pasargades illustre des inventions perses, comme la salle hypostyle, les chapiteaux zoomorphes, la porte monumentale isolée, éléments qui seront repris à Persépolis et à Suse sous Darius. En revanche, la conception même du parc contenant les constructions royales, qui est également une innovation de Cyrus, sera sans véritable successeur. Dès la fin du vie siècle avant J. C., Suse surtout, mais également Persépolis, reviendront à une conception plus dense de l’architecture et à une diminution du rôle du parc et sans doute du jardin, même si Persépolis n’en était pas dépourvu. Pourtant, l’idée du parc royal devait se maintenir ou revenir en Iran, aussi bien le plan en « quatre jardins » que l’intégration de constructions dans un parc. Les parcs sont attestés sous les lointains successeurs sassanides (iiie-viie siècles de notre ère) et plus encore à l’époque médiévale et moderne, comme l’illustrent aussi bien les vestiges subsistants de grands jardins à Isfahan et ailleurs que la miniature persane.
LE JARDIN INACCOMPLI Paolo garuti (Pontificia Università S. Tommaso d’Aquino, Rome) claræ fonti suæ
Aux abords de la Jérusalem moderne, les murs blancs du Musée d’Israël surplombent une étroite vallée, recoin discret des amours volées aux trois monothéismes. Au centre d’une clairière entourée de bâtiments en fausse pierre de taille et d’une autoroute, une haute muraille recèle l’ancien monastère orthodoxe de la Croix1. Ce fut le premier paradis vraiment terrestre. Dans toutes les églises du monde existaient des histoires, des legendæ au sens premier du mot, c’està-dire qu’il fallait absolument lire, ce qui implique qu’elles aient été écrites. En effet, si elles n’avaient pas étés écrites, personne ne les aurait crues. À l’écriture s’ajoutait, comme aujourd’hui, l’autorité du support. On pouvait faire confiance à la pierre sculptée, au parchemin illuminé d’or, aux murs décorés par le génie d’un Masaccio ou d’un Piero della Francesca2. La Legenda Aurea3 nous ramène à la vallée et au Monastère de la Croix : c’est en effet la Légende dorée qui a diffusé
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Signalons, en plus des dictionnaires bibliques, s.v. Paradis ou Éden, des ouvrages généraux : A. Causse, « Le jardin d’Élohim et la source de vie : essai sur l’évolution du mythe paradisiaque dans la littérature biblique », dans Revue de l’histoire des religions, 41, 1920, p. 289-315 ; J.-Y. Thériault, « Le parcours de l’Adam dans le jardin », dans Sémiotique et bible, 65, 1992, p. 13-36 ; J. Barr, Éden et la quête de l’immortalité, trad. J. Prignaud (Lire la Bible, 107), Paris, Éditions du Cerf, 1995 ; M.-D. de Brunhoff, « Le jardin de la Genèse : racines bibliques et imaginaire poétique », dans M.-C. Rousseau, Jardins et Paradis (Cahiers du Centre interdisciplinaire de Recherches en histoire, lettres et langues, 23), Angers, Université Catholique de l’Ouest, 1999, p. 25-37 ; T. Stordalen, Echoes of Eden: Genesis 2-3 and Symbolism of the Eden Garden in Biblical Hebrew Literature (Contributions to Biblical Exegesis and Theology, 25), Louvain, 2000 ; J.-L. Ska, L’argile, la danse et le jardin. Essais d’anthropologie biblique (Connaître la Bible, 27), Bruxelles, Lumen Vitae, 2002. P. Morris, D. F. Sawyer, A Walk in the Garden. Biblical, Iconographical and Literary Images of Eden (Journal for the Study of the Old Testament, Supplement Series, 136), Sheffield, JSOT Press, 1992. Cf. J. de Voragine, La Légende dorée, Paris, Gallimard, 2004.
en Occident l’histoire de la Croix depuis qu’Adam, chassé du premier Paradis, réussît à cacher dans le creux de sa main une graine de l’arbre de vie qui poussait au centre de l’Éden dont Dieu avait dit : « Que l’homme n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours ! » (Gn 3, 22). Drôle d’histoire, où Dieu laisse échapper l’objet même de son interdiction. Dans la variante de Jacques de Voragine, Seth, troisième fils d’Adam, alla voir un jour l’archange Michel qui montait la garde aux portes du Paradis interdit. Custode infidèle, celui-ci lui remit la graine (ou, selon les variantes, une ou plusieurs branches) de l’arbre divin pour qu’il la cache dans la bouche de son père mourant et l’ensevelisse avec lui. Main, bouche, deux façons de désobéir formellement au créateur : « que l’homme n’étende pas la main […] n’en mange ». Deux manières de recréer le jardin perdu. Dieu est complice et caché. Il sait bien que tout jardin créé par l’homme sera enlaidi par son absence, qu’aucune brise de fin d’après-midi ne l’invitera plus désormais à l’intimité divine. Mais l’adam, l’être humain, avait été fait d’adamah, de glaise rouge, pour s’occuper d’un jardin : « Au temps où Yahvé Élohim fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé, car Yahvé Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol » (Gn 2, 4-5), ainsi commence le deuxième récit (yahviste) de la création. Ce même récit, après la naissance de l’être humain façonné dans la glaise, se poursuit : « Yahvé Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé » (v. 8). L’imagerie du monde primordial est donc très loin de l’Éden-forêt des gravures du catéchisme : il est un paradis artificiel au sens premier du mot, théâtre de l’art humain, suspendu entre les eaux d’en haut et celles d’en bas. Pour créer cet espace il avait été nécessaire d’éventrer le Tehom, le chaos humide principe de tout, faire de sa carcasse le firmament et les montagnes, comme
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 73-78
74 • PAOLO GARUTI
Figure 1 – Illustration pour le Cantique des cantiques. [D’après J.-F. Broncart, La Sainte Bible traduite en françois, le latin de la Vulgate à côté, Liège, 1701, t. 2, Cantique des cantiques, p. I]
le jardinier creuse un canal4, amasse les pierres en petits tas et bâtit des murets : le jardin de l’adam devint la copie de l’œuvre créatrice de Yahvé dans la relecture sacerdotale qui façonna le premier chapitre de la Genèse, la grande fresque de la création en sept jours, pour introduire le récit de l’histoire humaine5. Lieu de l’imitation, le jardin ne pouvait devenir que le lieu du péché6. Le dialogue entre Ève et l’inévitable serpent (petit Océan primordial, ancien esprit du Tehom qui encore habitait le monde) cache un jeu subtil, comme toute conversation entre courtisans. « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux
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Cf. Enuma Elish I, 1-6 : « Lorsque là-haut le ciel n’était pas encore nommé, / et qu’ici-bas la terre ferme n’était pas appelée d’un nom, / seuls Apsû-le premier leur progéniteur, / et Mère Tiamat, Leur génitrice à tous, / mélangeaient ensemble Leurs eaux : / Ni bancs-de-roseaux n’y étaient encore agglomérés Ni cannaies n’y étaient discernables » ; IV,135-140 : « À tête reposée, le Seigneur de Tiamat contemplait le cadavre : / il voulait débiter la chair monstrueuse Pour en fabriquer des merveilles. / Il la fendit en deux, comme un poisson à sécher, / et il en disposa une moitié Qu’il voûta en manière de Ciel. / Il en tendit la peau, Y installant des gardes / Auxquels il donna pour mission d’empêcher ses eaux de déborder » (trad. Ch. Delattre). On pense que le premier chapitre de la Genèse est plus récent que le récit de la création de l’homme dans le jardin : si cela est vrai, l’antiquité de ce dernier ne doit cependant pas être exagérée. On est de toute manière dans la période perse (vie-ive siècles avant J. C.) : E. Otto, « Die Paradieserzählung Genesis 2-3: eine nachpriesterschriftliche Lehrerzählung in ihrem religionshistorischen Kontext », dans A. A. Diesel et al., Jedes Ding hat seine Zeit..., Berlin, Walter de Gruyter, 1996, p. 167-192. T. N. D. Mettinger, The Eden Narrative: A Literary and Religio-historical Study of Genesis 2-3, Winona Lake, Eisenbrauns, 2007.
des champs que Yahvé Élohim avait faits. Il dit à la femme : Alors, Élohim a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? La femme répondit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Élohim a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. Le serpent répliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Élohim sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des élohim, qui connaissent le bien et le mal. La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir… […] Ils entendirent le pas de Yahvé Élohim qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa femme se cachèrent devant Yahvé Élohim parmi les arbres du jardin » (Gn 3, 1-8). En surface, le récit présente l’éternelle ruse du désir. Yahvé Élohim n’avait pas dit : « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin », mais il a suffi qu’un arbre soit interdit pour que le regard oisif de ces premiers enfants gâtés trouve ses fruits bons à manger et séduisants à voir. Le narrateur sait comment cacher son énigme dans une galette farcie de tous les ingrédients traditionnels des historiettes ambigües : la forme phallique et la ruse meurtrière du serpent, la rotondité séduisante d’un fruit nu et charnu, la peau exposée d’une femme, l’homme faible d’amour et vite séduit… Séduit comme le lecteur qui s’arrête à la surface moralisante et un peu morbide de la fable. L’enjeu véritable est tellement bien caché que même le traducteur moderne en est dupe : le nom de Dieu n’est pas le même dans le dialogue engagé par le serpent et l’ensemble du chapitre. Le serpent n’appelle Dieu que par le nom pluriel Élohim : terme vague, bon à designer le mystère fascinans et tremendum de la divinité, mais aussi une
LE JARDIN INACCOMPLI • 75
pluralité indistincte où même la créature peut trouver une place. « Mais Élohim sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des élohim », dit le serpent. Le narrateur, lui, appelle Dieu par son nom et prénom : Yahvé Élohim, cet abîme de l’être qui engloutit tous les visages de la divinité. Ève a déjà péché quand elle a répété comme une bonne écolière les mots du Maître : « mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Élohim a dit… » Si peu suffit pour ruiner le jardin. Tout ce que l’adam put faire, nous dit la Legenda Aurea, ce fut ensevelir dans sa bouche les germes du bonheur perdu. Une variante orientale de la légende, qu’on raconte encore au Monastère de la Croix, ignore Adam et met en scène un autre pénitent : Lot, le neveu d’Abraham7. Quand les trois anges visitèrent le patriarche, on dit qu’ils oublièrent leurs bâtons de pèlerins. Abraham les donna à Lot pour que celui-ci les plante et les arrose : s’ils avaient poussé et fleuri, il aurait été évident que ses fautes auraient été pardonnées. L’eau devait venir du Jourdain et personne ne devait l’avoir bue, mais chaque fois que Lot revenait du fleuve, Satan, déguisé en pauvre femme, lui demandait à boire. Cette histoire dura 36 ans, mais à la fin il réussit à faire pousser trois arbres. Ils furent coupés pour façonner la Croix. Un jardin, des anges, une femme, un fleuve, Satan, tout y est ; mais pourquoi Lot ? Parce que, je crois, son regard transforma un jour le désert rocailleux en jardin, une lande salée en terre promise : « Lot leva les yeux et vit toute la Plaine du Jourdain qui était partout irriguée – c’était avant que Yahvé ne détruisît Sodome et Gomorrhe – comme le jardin de Yahvé, comme le pays d’Égypte, jusque vers Çoar » (Gn 13, 10)8. Admirable synthèse que celle-ci : le jardin de l’Éden redevient le « jardin de Yahvé » et la Terre Promise en reproduit la beauté qui dépasse celle de la vallée du Nil et de l’oasis de la Splendeur (Çoar)9. La comparaison avec l’Égypte est un lieu commun de la terre promise. Moïse, dans le Deutéronome, affirme que Canaan « n’est pas comme le pays d’Égypte d’où vous êtes sortis, où, après avoir semé, il fallait arroser avec le pied, comme on arrose un jardin potager » (Dt 11, 10-11). C’est-à-dire que ses montagnes et ses vallées sont arrosées de la pluie du ciel, mais aussi que le travail y est moins dur que dans la terre de
7.
8. 9.
S. Saller, B. Bagatti, « The Sanctity and Cult of Lot », dans The Town of Nebo (Khirbet el-Mekhayyat). With a Brief Survey of Other Ancient Christian Monuments in Transjordan, Jérusalem, Studium Biblicum Franciscanum, 1949, p. 193-199. B. D. Lerner, « The Gardens of Eden and Sodom », dans Jewish Bible Quarterly, 31, 2003, p. 174-180. W. Berg, « Israels Land, der Garten Gottes: der Garten als Bild des Heiles im Alten Testament », dans Biblische Zeitschrift, 32, 1988, p. 35-51.
l’esclavage, l’Égypte – même si la nostalgie avait amené le peuple au désert à en regretter souvent les produits des potagers : « ah, les concombres, les melons, les laitues, les oignons et l’ail que nous mangions pour rien en Égypte ! » (Nb 11, 5). Dans la vision de Balaam, le prophète païen qui refusa de maudire le peuple de Dieu à son passage dans les steppes de Moab, même les tentes couvertes de poussière des « traverseurs » (‘averim) deviennent un jardin embaumé : « et il prononça son poème. Il dit : Oracle de Balaam, fils de Béor, oracle de l’homme au regard pénétrant, oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu. Il voit ce que Shaddaï fait voir, il obtient la réponse divine et ses yeux s’ouvrent. Que tes tentes sont belles, Jacob ! et tes demeures, Israël ! Comme des vallées qui s’étendent, comme des jardins au bord d’un fleuve, comme des aloès que Yahvé a plantés, comme des cèdres auprès des eaux ! » (Nb 24, 3-6). Le mythe de l’Éden revient, donc, pour décrire la terre promise et, dans cette terre, la ville de l’intimité avec Dieu : Jérusalem et son temple10. Il y avait des jardins, à Jérusalem et sur les pentes des collines qui l’entourent : les rois et les riches en enjolivaient leurs demeures. Dans ces jardins revint le serpent et, avec lui, les élohim : « J’ai tendu les mains, chaque jour, vers un peuple rebelle, des gens qui suivent une voie mauvaise, au gré de leur fantaisie. Un peuple qui me provoque sans cesse en face, qui sacrifie dans les jardins, qui brûle de l’encens sur des briques... » (Is 65, 2-3)11. La contrepartie sera, évidemment, la destruction du jardin : « Oui, on aura honte des térébinthes qui font vos délices, vous rougirez des jardins que vous avez choisis. Car vous serez comme un térébinthe au feuillage flétri, et comme un jardin qui n’a plus d’eau. Le colosse deviendra comme de l’étoupe, et son œuvre sera l’étincelle : ils flamberont tous deux ensemble, et personne pour éteindre », dit encore Isaïe (Is 1,29-31)12. Dans tous les récits de l’arrivée des Babyloniens qui détruisirent la ville au temps de Nabuchodonosor13 et de la fuite des derniers membres de la famille royale, les jardins du roi, qui s’étendaient en terrasses à l’est de la ville14, reviennent
10. G. J. Wenham, « Sanctuary symbolism in the Garden of Eden story », dans R. S. Hess, D. Tsumura, “I Studied Inscriptions from Before the Flood”: Ancient Near Eastern, Literary, and Linguistic Approaches to Genesis 1-11, Eisenbrauns, Winona Lake, 1994, p. 399-404. 11. Nombre d’exégètes datent Is 65-66 de l’époque grecque (iiie-ier siècle avant J. C.). 12. Cet oracle contre les bosquets sacrés paraît être assez ancien (viiie siècle) : pour la Bible de Jérusalem (ad l.), cet usage d’y abriter le culte serait un emprunt aux Cananéens. 13. Début du vie siècle avant J. C. 14. Ils avaient d’ailleurs mauvaise réputation : cf. W. F. Birch, « Topheth and the King’s Garden », dans Palestine Exploration Fund, 29, 1896, p. 72-75.
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comme dans un cauchemar : « une brèche fut faite au rempart de la ville. Alors le roi s’échappa de nuit avec tous les hommes de guerre par la porte entre les deux murs, qui est près du jardin du roi, les Chaldéens cernaient la ville et il prit le chemin de la Araba » (2 R 25, 4 = Jr 39, 4 = Jr 52, 7)15. La Araba est la longue cordillère qui descend vers le sud le long de la Mer morte et son nom signifie « l’aride ». La ville fut détruite, le temple abattu. La lamentation du prophète s’éleva sur les ruines des remparts et des maisons : « Il a forcé comme un jardin son enclos, abattu son lieu de réunion. Yahvé a fait oublier dans Sion fêtes et sabbats ; il a rejeté, dans l’ardeur de sa colère, roi et prêtre. Le Seigneur a pris en dégoût son autel, en horreur son sanctuaire ; aux mains de l’ennemi il a livré les remparts de ses palais ; clameurs dans le Temple de Yahvé comme en un jour de fête ! » (Lam 2, 6-7)16. Dans une terre aride, l’image de la ville-jardin est presque escomptée : l’enclos forcé, l’intimité violée, la source tarie, la fuite et la perte d’un lieu de délices, sont des compléments presque nécessaires de la lamentation funèbre sur la ville détruite. La vieille histoire d’Adam et Ève revient donc, non pas comme histoire des origines lointaines, mais comme lecture théologique de la fragilité et du provisoire qui affectent toute intimité avec Dieu17. Venant de l’origine des temps, le péché ronge à la racine chaque acte humain, le rendant fragile, provisoire comme tout jardin dans une terre aride et violente. Pour ressortir cette métaphore de la prison du passé, il fallait raconter à nouveau la légende du jardin. Salomon avait planté les jardins royaux, disait la tradition qui finit par l’identifier à l’Ecclésiaste (« j’ai fait grand.
15. Cf. S. R. Shimoff, « Gardens: from Eden to Jerusalem », dans Journal for the Study of Judaism, 26, 1995, p. 145-155 ; B. Gosse, « L’inclusion de l’ensemble Genèse – II Rois, entre la perte du jardin d’Éden et celle de Jérusalem », dans Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 114, 2002, p. 189-211. 16. Dans plusieurs péricopes comme celle-ci, le jardin semble n’être que le temenos d’un temple ; cf. M. Dietrich, « Das biblische Paradies und der babylonische Tempelgarten: Überlegungen zur Lage des Gartens Eden », dans B. Ego et al., Das biblische Weltbild und seine altorientalischen Kontexte (Forschungen zum Alten Testament, 32), Tübingen, 2001, p. 281-323 ; Idem, « Der „Garten Eden“ und die babylonischen Parkanlagen im Tempelbezirk: vom Ursprung des Menschen im Gottesgarten, seiner Verbannung daraus und seiner Sehnsucht nach Rückkehr dorthin », dans J. Hahn, C. Ronning, Religiöse Landschaften. Veröffentlichungen des Arbeitskreises zur Erforschung der Religions- und Kulturgeschichte des Antiken Vorderen Orients und des Sonderforschungsbereiches, 493, Band 4 (Alter Orient und Altes Testament, 301), Munster, UGARIT-Verlag, 2002, p. 1-29. 17. D. Carr, « The politics of textual subversion: a diachronic perspective on the Garden of Eden story », dans Journal of Biblical Literature, 112, 1993, p. 577-595.
Je me suis bâti des palais, je me suis planté des vignes, je me suis fait des jardins et des vergers et j’y ai planté tous les arbres fruitiers. Je me suis fait des citernes pour arroser de leur eau les jeunes arbres de mes plantations… » Qo 2, 4-6)18. Salomon avait bâti pour ses femmes étrangères des lieux de culte idolâtre sur les collines de Jérusalem19. Salomon devait découvrir la femme jardin, hortus conclusus, qui aurait dessiné la route du retour. Non pas de l’humanité à Yahvé, chose impossible, mais de Yahvé à l’adam. Salomon devait chanter ses Cantiques20. Tout d’abord, le duetto de l’enchantement : « – L’homme : un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée ; un jardin bien clos, une source scellée. Tes jets font un verger de grenadiers, avec les fruits les plus exquis : le nard et le safran, le roseau odorant et le cinnamome, avec tous les arbres à encens ; la myrrhe et l’aloès, avec les plus fins arômes. Source des jardins, puits d’eaux vives, ruissellement du Liban ! – La femme : Lève-toi, aquilon, accours, autan ! Soufflez sur mon jardin, qu’il distille ses aromates ! Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il en goûte les fruits délicieux ! – L’homme : J’entre dans mon jardin, ma sœur, ô fiancée, je récolte ma myrrhe et mon baume, je mange mon miel et mon rayon, je bois mon vin et mon lait » (Ct 4, 12 - 5, 1). Puis, comme dans tout roman d’amour, la nuit de la séparation. Les amants se sont perdus ; la femme cherche son bien-aimé dans les rues de la ville mais elle ne rencontre que d’autres filles, jalouses de son bonheur passé, qui lui posent la seule question qui vaille : où est-il allé ? Là s’ensuit un jeu des malentendus : elles veulent savoir où il est, elle se replie sur elle-même et répond qu’un jour désormais lointain il est venu à elle, il est descendu dans son jardin. Dans un espace qui n’est qu’à eux, les amants éloignés se parlent et l’homme perdu pense, lui aussi, à son jardin de délices : « Les filles : Où est parti ton bienaimé, ô la plus belle des femmes ? Où s’est tourné ton bien-aimé, que nous le cherchions avec toi ? – La femme : Mon bien-aimé est descendu à son jardin, aux parterres embaumés, pour paître son troupeau
18. Nous partageons l’opinion de ceux qui datent Qohélet du iie siècle avant J. C. : cf. P. Garuti, Qohèlet, l’ombre et le soleil. L’imaginaire civique du Livre de l’Ecclésiaste entre judaïsme, hellénisme et culture romaine (Cahiers de la Revue Biblique, 70), Paris, Pendé, Gabalda, 2008. 19. K. Holter, « The Serpent in Eden as a symbol of Israel’s political enemies: a Yahwistic criticism of the Solomonic foreign policy? », dans Scandinavian Journal of the Old Testament, 41, 1990, p. 106-111. 20. I. J. Cainion, « An Analogy of the Song of Songs and Genesis Chapters Two and Three », dans Scandinavian Journal of the Old Testament, 14, 2000, p. 219-259. Évidement, l’attribution du Cantique à Salomon est une fiction littéraire : malgré un certain nombre d’archaïsmes, on a du mal à faire remonter sa rédaction au-delà du iiie siècle avant J. C.
LE JARDIN INACCOMPLI • 77
dans les jardins, et pour cueillir des lis. Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi ! Il paît son troupeau parmi les lis » (Ct 6, 1-3). « Au jardin des noyers je suis descendu, pour voir les jeunes pousses de la vallée, pour voir si la vigne bourgeonne, si les grenadiers fleurissent » (Ct 6, 11). Ces souvenirs sont le gage des retrouvailles célébrées dans le septième chapitre du poème : « Viens, mon bien-aimé, allons aux champs ! Nous passerons la nuit dans les villages, dès le matin nous irons aux vignobles. Nous verrons si la vigne bourgeonne, si ses pampres fleurissent, si les grenadiers sont en fleur. Alors je te ferai le don de mes amours. Les mandragores exhalent leur parfum, à nos portes sont tous les meilleurs fruits. Les nouveaux comme les anciens, je les ai réservés pour toi, mon bien-aimé » (Ct 7, 12-14). La métaphore de la ville sainte rebâtie devient évidente en lisant encore Isaïe : « Oui, Yahvé a pitié de Sion, il a pitié de toutes ses ruines ; il va faire de son désert un Éden et de sa steppe un jardin de Yahvé ; on y trouvera la joie et l’allégresse, l’action de grâces et le son de la musique » (Is 51, 3 ; cf. 58, 11-12)21. Cette image sera un refrain d’espérance dans les livres des prophètes : « Et l’on dira : “Cette terre, naguère dévastée, est comme un jardin d’Éden, et les villes en ruines, dévastées et démolies, on en a fait des forteresses habitées” » (Ez 36, 35)22. Pendant tous ces siècles de gloire et de ruine, pendant que les armées campaient aux portes de la ville, la prenaient et la violaient, et ses habitants la rebâtissaient ou la délaissaient, dans la vallée enfoncée près de la route qui amène vers l’ouest, l’arbre d’Adam, ou de Lot, poussait en silence. À vrai dire, il avait trouvé la manière de participer aux amours de Salomon : la Legenda Aurea nous dit que le roi avait abattu l’arbre pour en faire un pont. La reine de Saba le traversa pour se rendre à la cour, mais ordonna tout de suite qu’on enterre ce bois. Les poèmes et les légendes aiment se rencontrer dans des endroits sûrs et familiers. Ils aiment aussi dessiner des chemins et des
21. B. Gosse, « Les traditions sur Abraham et sur le jardin d’Eden en rapport avec Is 51,2-3 et avec le livre d’Ézéchiel », dans A. Wénin, Studies in the Book of Genesis. Literature, Redaction and History (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 155), Leuven, Peeters, 2001, p. 421427. Ces textes sont, de toute évidence, postexiliques. 22. Le prophète Ézéchiel utilise l’image de l’Éden aussi pour décrire la fortune des rois de Tyr et d’Égypte (Ez 28, 12-16 ; Ez 31, 2-10) : cf. P.-M. Bogaert, « Montagne sainte, Jardin d’Éden et sanctuaire (Hiérosolymitain) dans un Oracle d’Ézéchiel contre le prince de Tyr », dans H. Limet, J. Ries, Le Mythe. Son langage et son message (Actes du colloque de Liège et Louvain-la-Neuve 1981) (Homo Religiosus, 9), 1983, p. 131-153 ; J. Barr, « “Thou art the Cherub”: Ezekiel 28.14 and the Post-Ezekiel Understanding of Genesis 2-3 », dans E. C. Ulrich, Priests, Prophets and Scribes, Sheffield, JSOT Press, 1992, p. 213-223.
géographies compliqués et inexorables, comme certains rêves qu’on fait les yeux ouverts. Il y avait des gens, saint Jérôme en témoigne, qui disaient qu’Adam n’avait pas été enterré dans la vallée de la Croix, mais ailleurs, dans une grotte dont il avait fait l’ermitage de ses derniers jours de pénitent. C’est là, au moins, qu’avait été enseveli son crâne et le lieu avait de ce fait pris le nom de Calvaire23. Jérôme n’y croyait pas, bien sûr, mais il ne devait pas trop lui déplaire qu’une colline du caput, la tête d’Adam, prenne la place du Capitolium de Jupiter dans cette ville qu’Hadrien avait appelée l’impie, Aelia Capitolina. Tombeau d’Adam ou non, le Calvaire ne pouvait être que proche d’un jardin. En réalité, il s’agissait d’une vieille carrière désaffectée, réservée, à ce qu’il paraît, aux exécutions et à l’ensevelissement des condamnés. C’est vrai qu’à proximité il y avait la Porte des Jardins, non pas celle par laquelle les rois avaient pris la fuite, mais une nouvelle porte, proche des parcs du palais d’Hérode. L’évangile de Jean ne peut évidemment renoncer au lieu littéraire24. La femme du Cantique avait rencontré aux portes de la ville des gardiens qui l’avaient malmenée : « Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui font la ronde dans la ville. Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée, ils m’ont enlevé mon manteau, ceux qui gardent les remparts » (Ct 5, 7). C’était la nuit épouvantable de la séparation, qui expose à toute blessure. La passion du Messie, dans le quatrième évangile, commence dans un jardin à l’est de Jérusalem ; c’est là que les gardes du temple vont le chercher : « ayant dit cela, Jésus s’en alla avec ses disciples de l’autre côté du torrent du Cédron. Il y avait là un jardin dans lequel il entra, ainsi que ses disciples » (Jn 18, 1). Mais c’est dans le jardin à coté du Calvaire que le drame se produit : « or il y avait un jardin au lieu où il avait été crucifié, et, dans ce jardin, un tombeau neuf, dans lequel personne n’avait encore été mis » (Jn 19, 41). « Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleurestu ? Qui cherches-tu ? Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai » (Jn 20, 15). Le ressuscité demande à Marie Magdeleine ce que les filles avaient demandé à la femme du Cantique. Marie ne reconnaît pas l’aimé revenu après l’exil de la mort, du fait qu’il est, maintenant, le nouvel adam, le jardinier que depuis des origines Yahvé avait désiré pour son jardin. Marie prophétise sans le savoir, elle qui pourtant avant sa mort s’était faite elle-même
23. Cf. P. Garuti, « Monumento e documento: la prossimità del Calvario al Santo Sepolcro nei testi e nei rilievi archeologici », dans Atti e Memorie della Accademia Nazionale di Scienze, Lettere e Arti – Modena, S. VIII, vol. I, 1999, p. 163-178. 24. F. Manns, « Le symbolisme du Jardin dans les récits de la Passion selon St Jean », dans Liber Annuus, 37, 1987, p. 53-80.
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jardin embaumé : « prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum » (Jn 12, 3). Au Christ nouvel Adam est dédiée une chapelle, aux pieds du rocher du Calvaire : c’est là que Jérôme a dû entendre raconter qu’un tremblement de terre, au moment de la mort de Jésus, avait fracturé la pierre et ouvert une fissure par laquelle le sang du rédempteur avait inondé d’un fleuve de vie les ossements desséchés de l’homme primordial. Jérôme n’y croyait pas, bien sûr, mais un petit crâne est encore aujourd’hui sculpté à la base du crucifix. Du haut de sa croix, faite du bois de l’arbre de la vie, au moment le plus solennel de l’histoire sacré des Chrétiens, Jésus parle de ce jardin fabuleux qu’occupe la fantaisie de tout larron, que la pauvreté a condamné à l’arbre meurtrier : « et il lui dit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43s). Le larron sera le dernier à écouter de sa bouche la belle image d’un jardin brillant de vie : « À quoi le royaume de Dieu est-il semblable et à quoi vais-je le comparer ? Il est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et jeté dans son jardin ; il croît et devient un arbre, et les oiseaux du ciel s’abritent dans ses branches » (Lc 13, 18-19). Notre cheminement a jusqu’ici cherché à atteindre le faîte de l’imaginaire biblique en gravissant les échelons qui ont conduit jusqu’au Paradis les rêves des anciens mystiques et des peintres tels Hubert et Jan Van Eyck. Au terme de ce parcours, l’Éden de l’Apocalypse révèle sa nature à peine cachée. Dès le début, le jardin était une ville, celle de la source scellée et de l’agneau : « l’Ange me montra le fleuve de vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de vie qui fructifient douze fois… » (Ap 22, 1-2). Inutile de rappeler que cette ville est aussi une femme : la fiancée d’Ap 21. L’apocryphe de la dormition de Marie (iie siècle) nous dit que c’est là qu’on déposa le corps de la Vierge : « À peine arrivés au Paradis, ils déposèrent le corps de Marie sous l’arbre de vie. Michel apporta son âme sainte et ils la déposèrent dans son corps. Et le Seigneur envoya les apôtres dans leurs contrées pour la conversion et le salut des hommes. À lui conviennent la gloire, l’honneur et le pouvoir pour les siècles des siècles. »
Au terme de cette histoire de jardins et de femmes25, le retour à son arbre de celle qu’on proclame comme l’Ève nouvelle était inévitable. Mais avant que viennent les jours de l’apocalypse, le sage doit se contenter d’un autre jardin. L’étude de l’écriture, comme disait Ben Sirach le sage, l’enseignement (torah) qui « fait abonder la sagesse comme les eaux du Phisôn, comme le Tigre à la saison des fruits ; qui fait déborder l’intelligence comme l’Euphrate, comme le Jourdain au temps de la moisson ; qui fait couler la discipline comme le Nil, comme le Gihôn aux jours des vendanges. Le premier n’a pas fini de la découvrir, et de même le dernier ne l’a pas trouvée. Car ses pensées sont plus vastes que la mer, ses desseins plus grands que l’abîme. Et moi, je suis comme un canal issu d’un fleuve, comme un cours d’eau conduisant au paradis. J’ai dit : Je vais arroser mon jardin, je vais irriguer mes parterres » (Sir 24,23-31). La Legenda Aurea nous a guidé le long de la fausse diachronie biblique : de la Genèse à Constantin, du premier au dernier adam. L’histoire humaine est devenue l’histoire d’un arbre issu d’un jardin, destiné à fructifier douze fois dans un Paradis. Cette fausse diachronie est rendue possible par la synchronie du registre symbolique : élevée au-delà de l’immédiat historique, la métaphore rend possible le décryptage des temps de l’homme et permet de voir le retour des mêmes signes, différemment combinés comme dans un kaléidoscope : la femme, le serpent, l’arbre, l’eau, l’éloignement, les retrouvailles… Loin de nier la connaissance historique, cette lecture, par un jeu des similitudes et de variantes, nous dit quelle était la perception qu’avaient les protagonistes des événements et leurs descendants les plus proches et a quelle forge a été façonnée notre sensibilité humaine.
25. Pétrarque, on le sait, aimait le Vaucluse et y recherchait la solitude pour ne vivre, dans ce locus amœnus, que du souvenir de Laure. Pour cela il refusait la compagnie des dames. À ceux qui ne comprenaient pas ses attitudes et qu’il ne veuille pas y renoncer, il disait : « sappia che dovrà essere scacciato dal paradiso della solitudine per quella stessa ragione per cui il primo uomo fu cacciato dal paradiso della gioia » (De vita solitaria, II, IV,175).
PARADIS ROMAINS
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE Hélène eristov
(UMR 8546 AOROC, Paris / ENS)
« Chacun de ces jardins se creusait, comme un réduit tendu du feuillage des arbustes, avec un bassin étroit, une cascade en miniature, des coins de muraille où étaient peints des trompe-l’œil, des tonnelles en raccourci, des fonds bleuâtres de paysage. »
Émile Zola, La Curée, 1871
Pour cerner la manière dont les Romains ressentaient la nature, sauvage ou domestiquée, Pierre Grimal1 avait réparti les données en deux catégories : les documents directs (les jardins réels, leurs représentations, les textes les décrivant) et les documents indirects (l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, les éléments de la nature dans les tableaux, les témoignages littéraires). Cette subdivision, satisfaisante pour l’esprit, a le mérite d’organiser une matière déséquilibrée selon les lieux et les époques considérées, et selon qu’il s’agit de vestiges matériels ou de leur transcription. Depuis 1943, date de la première édition des Jardins romains, les recherches de W. Jashemski ont considérablement enrichi les « documents directs », mais cet enrichissement même rend le réel plus complexe à saisir et à décoder. La répartition et la nature des espèces dans les jardins urbains suscitent, en particulier, la question de leur fonction économique2, sociale, architecturale. À la
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1. 2.
Abréviations : – PPM = Pompei. Pitture e mosaici: Regio I a IX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 19902003 ; – Pareti ingannevoli = S. Settis, Le pareti ingannevoli, la villa di Livia (con un’appendice bibliografica a cura di F. Donati), Milan, 2008 ; – PPM L’immagine = Pompei. Pitture e mosaici. L’immagine di Pompei nei secoli XVIII e XIX. La documentazione nell’opera di disegnatori e pittori dei secoli XVIII e XIX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1995. P. Grimal, Les jardins romains, Paris, 1943 (2e éd. 1969). Dans un jardin de la région II, W. Jashemski a repéré les traces d’une exploitation destinée à la parfumerie : W. F. Jashemski, « The garden of Hercules (II. VIII. 6): the discovery of a commercial flower garden », dans American Journal of Archaelogy, 83, 1979, p. 403-411.
lumière de ce que nous savons désormais des plantations réelles, peut-on toujours considérer les jardins peints comme des « documents directs » ? Illusoires et illusionnistes, les murs de jardins peints en guise de jardins obéissent au goût tautologique coutumier aux décorateurs de parois, qui redoublent par la peinture les caractéristiques mêmes des pièces qu’ils ornent et simultanément les magnifient et les idéalisent. Aussi, plus que de « documents directs » faudraitil parler de « fictions documentaires » porteuses d’un message que les jardins réels en milieu urbain ne peuvent donner. Dans leur contenu, que nous disent ces fictions sur la conception qu’avaient les habitants non pas seulement du jardin en particulier, mais de la nature en général ? Dans leur mise en scène, architecturale, comment et par qui étaient-elles vues3 ? Des éléments de réponse à ces questions peuvent être tirées d’une enquête sur les maisons pompéiennes, terrain privilégié, même si les vestiges conservés aujourd’hui ne donnent qu’une idée très partielle de l’ensemble du corpus ; en partie parce que ces décors considérés comme secondaires ont moins retenu l’attention, puis parce que les murs de jardin, à ciel ouvert, ont
3.
B. Bergmann, « Art and nature in the villa at Oplontis », dans Pompeian Brothels, Pompeii’s Ancient History, Mirrors and Mysteries, Art and nature at Oplontis, & the Herculaneum ‘basilica’. American Journal of Archaelogy, suppl. 47, 2002, p. 87-120, 96-97 et pl. coul. I, met bien en évidence la manière dont l’espace naturel du jardin et les bâtiments s’interpénètrent dans la villa d’Oplontis, à bien des égards exceptionnelle.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 81-103
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davantage souffert de l’éruption, enfin parce que leur conservation a été plus encore négligée que celle des autres pièces4. Il faut donc recourir à tous les témoignages qui documentent l’existence et l’aspect de ces décors : les descriptions de fouilles, les relevés, dessins, gravures, aquarelles. L’abondance et la qualité de ce matériel donnent à penser sur des aménagements aujourd’hui lacunaires ou disparus, mais très significatifs non seulement sur le rôle visuel de ces peintures, mais sur ce qu’elles nous disent de la fonction imaginaire du jardin.
Le jarDin et sa re-présentation Représenter un jardin c’est mettre en scène ce que l’on en attend, en donner une vue idéale et la confronter à l’espace réel effectivement occupé par la végétation, les jeux d’eau, la faune, de sorte que cette confrontation amplifie le réel, donne à voir davantage que ce qui existe. Si les travaux de W. Jashemski ont permis de restituer la flore et l’aspect des plantations, ce qui existe de manière tangible, ce sont les aménagements liés à l’eau. Et les décors peints répètent, reprennent, magnifient les fontaines. À l’arrière de la maison de Salluste (VI, 2, 4) – jardin (24) et triclinium (25) –, un étroit jardin5 a depuis longtemps perdu la quasi totalité de son décor mural6, mais il a été documenté par F. Mazois7 et par F. Morelli (1809) (figure 1) peu après sa découverte. Le mur se donne comme portique ouvert sur un jardin qui s’étend derrière une barrière fictive animée de trois absides au centre de chacune desquelles se dresse une fontaine sur pied. Le panneau de gauche, visible sur la planche de F. Mazois, montre une haute cloison de treillage
4.
5. 6. 7.
Seuls quelques rares fragments ont été prélevés au et ce n’est que dans ces dernières décennies que le prélèvement et la restauration des murs de jardin de la maison du Bracelet d’Or ont été entrepris : Rediscovering Pompeii (catalogue de l’exposition, New York, Soprintendenza archeologica di Pompei), Rome, 1990, p. 226 s., et G. Stefani, M. Borgoncino, « Il giardino dipinto della Casa del Bracciale d’oro a Pompei », dans Il Giardino, realtà e immaginario nell’arte antica (catalogue de l’exposition, Piano di Sorrento, Villa Fondi, Museo Archeologico della Penisola Sorrentina “Georges Vallet”, 17 luglio-22 dicembre 2005), Soprintendenza per i Beni Archeologici di Napoli e Caserta, Castellammare di Stabia (Na), 2006, p. 71-83. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. II : Appendices, New Rochelle / New York, 1993, p. 340. Il reste des traces du treillis ocre jaune sur une hauteur de 1,15 m. F. Mazois, Les Ruines de Pompéi, Paris, 1824-1838, vol. II, pl. XXXVII.1 et XXXVIII.1 : « Il y a 10 ans encore brillant de fraîcheur. Dans le xyste, fontaine dont le bas est en relief et le haut peint ». Une gravure de P. Fumagalli, xviiie siècle
interrompue par quatre peintures animées d’oiseaux et de plantes ; devant ce panneau, une fontaine semiréelle / semi-fictive est formée d’un bassin porté par un sphinx et surmontée d’une colonne au sommet de laquelle se dresse un cerf. Dans le commentaire de sa planche, F. Mazois précise la nature hybride de cet aménagement : « Dans le xyste, fontaine dont le bas est en relief et le haut peint ». Parachevée et monumentalisée par la peinture, la fontaine de maçonnerie se démultiplie dans les entrecolonnements et, selon un jeu récurrent, les colonnes engagées participent à l’illusion du jardin censé s’étendre derrière elles. Dans le contexte d’un triclinium d’été installé dans un jardin, la présence de l’eau se manifeste de bien des façons : sous la forme d’un euripe, d’un nymphée, de bassins, elle participe intimement de son agrément, des maisons de O. Quartio ou de Julia Felix aux formes plus monumentales de la grotte de Sperlonga, ou de la villa Hadriana, et Pline le jeune en détaille les dispositifs à la villa des Laurentes8. De sorte que dans des maisons urbaines il faut en général suppléer par l’illusionnisme à la réduction des jeux d’eau réels. Mais indépendamment du triclinium, l’eau joue un rôle dans d’autres espaces domestiques. Dans la maison d’Apollon (VI, 7, 23), la cour-jardin (10) a été laissée à l’abandon dès l’époque de sa découverte, vers 1840. La description de l’époque précise : « du tablinum, on passe dans un espace carré autrefois découvert…. Le mur latéral gauche est orné d’élégantes peintures d’arbres, vasques, d’eau et oiseau9. » W. Helbig décrit la statue d’Artémis peinte sur le mur sud10. Il ne reste presque rien de ce décor, sauf une petite portion de la guirlande qui courait à la base du mur11. Par un heureux hasard, une aquarelle de 1849 de Bernardino Montañez12 (figure 2) constitue un précieux témoignage non seulement du décor lui-même, mais
Traité pittoresque, historique et géométrique. Ouvrage dessiné sur les lieux dans les années 1824 à 1827, Florence, vers 1827, pl. XXXVII, offre un point de vue original. 8. E. Salza Prina Ricotti, « The importance of water in roman garden triclinia », dans E. Blair MacDouggal (dir.), Ancient Roman Villa Gardens (10th Dumbarton Oaks Colloquium on the History of Landscape Architecture), Washington, 1987, p. 135-184. 9. E. G. Schulz, dans Bullettino dell’istituto di corrispondenza archeologica, 1841, p. 97-98. 10. W. Helbig, Die Wandgemälde der vom Vesuv verschütteten Städte Campaniens, Leipzig, 1868, p. 240, ht 0,81 m : « in Marmorfarbe die Statue der Artemis gemalt, stehend, mit Zackenkrone, in kurzem Chiton und Stiefeln, in der L. den Bogen, mit der R. den Pfeil aus dem Köcher nehmend. » 11. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii… (cité n. 5), p. 341-342, et Idem, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. I, New Rochelle / New York, 1979, fig. 462-463. 12. Aquarelle de Bernardino Montañez 1849 : J. A. Hernandez Latas, C. Guiral Pelegrin, A. Mostalac Carrillo, Album de Pompeya de Bernardino Montañez, 1849, Saragosse, 1999, aquarelle no 15, p. 74-75 : « Pequeño jardin en el patio de una casa. »
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Figure 1 – Maison de Salluste, VI, 2, 4, viridarium (24), aquarelle de F. Morelli, 1809. [D’après PPM L’immagine, p. 95]
Figure 2 – Maison d’Apollon, VI, 7, 23, atrium (10). [D’après B. Montañez, dans J. A. Hernandez Latas et al., Album de Pompeya de Bernardino Montañez, 1849, Saragosse, 1999, p. 74-75]
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Figure 3a – Villa de Diomède, cour des bains (32), aquarelle de Morelli. [D’après PPM L’immagine, p. 75]
Figure 3b – Villa de Diomède, cour des bains (32), montage, état actuel et décor disparu. [Montage : E. Eristov]
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de son interaction avec la vasque : il s’agit ici d’un exemple particulièrement flagrant du désir de monumentalité appliqué à un aménagement en réalité très modeste dans ses dimensions. Derrière la vasque et les escaliers d’eau qui scénographient des ruissellements étagés, le jardin fictif est séparé de l’espace réel par un treillage en vannerie13 : au centre de l’exèdre qu’il forme, deux volatiles participent d’un espace incertain, de même que la statue d’Artémis posée sur une base d’où l’eau s’écoule. De sorte que l’effet de flou produit par la vraie vasque devait brouiller la vue et renforcer la crédibilité de la statue. Situé derrière le tablinum, ce jardin formait un ensemble avec le vaste et luxueux oecus (18), pavé et plaqué de marbre, auquel il donnait accès et depuis lequel s’ouvrait la vue sur la vasque. Dans la même maison, le jardin (24) articulé sur deux niveaux comportait des jeux d’eau plus ambitieux et des effets de grotte visibles depuis le petit cubiculum scénographique (25)14. Le mur nord-est, aujourd’hui illisible, de la cour des bains dans la Villa de Diomède (22) (figure 3) fouillée vers 1760 est bien documenté par les graveurs de l’Accademia Ercolanese et par Mazois, Donaldson, Gell, Fumagalli15 qui donnent la coupe du bassin ou une vue en perspective de la cour. Datable de la dernière période, consécutive au séisme de 6216, le décor de poissons et mollusques nageant sur le fond bleu se reflétait dans le bassin ; les miroitements jouaient à leur tour sur le mur, unifiaient visuellement les deux plans, horizontal et vertical, et donnaient la peinture poissonneuse comme un prolongement du plan d’eau. Cette volonté de jouer sur les plans se manifeste aussi dans les deux panneaux latéraux : cette fois, ils encadrent le bassin et prolongent l’étroit jardin triangulaire ; derrière le treillage s’ouvrent des fenêtres à fond jaune et un arbre chargé de fruits et des oiseaux.
13. Ce type de treillage croisé dense à cannes fines s’inscrit dans la tradition de la clôture du premier plan dans le jardin de la villa de Livie à Prima Porta : voir dans ce même volume, la contribution de N. Blanc, p. 105 et la figure 1. 14. PPM IV, p. 502-511. Domus-Viridaria-Horti Picti (exposition Casina dell’Aquila, juillet-septembre 1992), Naples, 1992. 15. Gli ornati delle pareti ed i pavimenti delle stanze dell’antica Pompei, incisi in rame, Naples, 1808 et 1829, I. 9 ; T. L. Donaldson, Pompeii Illustrated with Picturesque Views Engraved by W. B. Cooke from the Original Drawings of Lieut. Col. Cockburn…, 2 vol., Londres, 1827, pl. 46 ; F. Mazois, les Ruines de Pompéi… (cité n. 7), II, LII.1 : « il y a 12 ans, le tableau était encore très visible. » W. Gell, J. Gandy, Pompeiana, the Topography, Edifices and Ornaments of Pompeii, Londres, 2e éd. 1821, pl. 21 et p. 168 : « To render this view more explanatory, the two columns to the right, which now only partly exist, are carried up to their capitals » ; P. Fumagalli, Traité pittoresque… (cité n. 7), XXXVIII, reprend la vue de Gell. 16. Le décor est décrit dans G. Fiorelli, Pompeianarum Antiquitatum Historia, I-III, Naples, 1860-1964, pour l’année 1762. Il recouvre une grosse fissure visible en façade (A. Maiuri, L’ ultima fase edilizia di Pompei, Rome, 1942, p. 158).
le jardin et ses Points de vue Représenter un jardin, c’est, bien évidemment, le donner à voir. Quelle est alors la place du spectateur ? W. Jashemski, dans son recensement des décors, a partiellement posé la question. Elle les classe en trois catégories : les peintures de jardin visibles depuis l’entrée, celles qui ne le sont pas, les peintures dans les petites cours et puits de lumière. Ici, je considérerai certains de ces décors perdus sous un angle particulier ; celui, justement, de l’angle de vue (figures 4-5). Jusqu’à quel point ces peintures étaient-elles visibles ? Comment faut-il évaluer leur visibilité depuis l’entrée ? Par rapport à quelles pièces constituaient-elles une « vue » ? Plusieurs données sont à prendre en compte. En premier lieu, on sait que la vue ne prend tout son sens que par l’encadrement qui la met en valeur. Cicéron, dans une lettre à Atticus17, plaisante sur la petitesse des fenêtres de sa villa d’Arpinum, construites tout exprès pour concentrer le faisceau des rayons qui frappent l’œil ; de même, Pline le Jeune18 insiste à plusieurs reprises sur la mise en scène du spectacle de la nature par l’artifice d’un étroit encadrement architectural. L’ouverture sur un panorama doit être enchâssée, comme, dans la Recherche du temps perdu, la « vue » depuis la petite fenêtre au bout du couloir dans l’hôtel de Balbec19, non seulement pour acquérir en quelque sorte la préciosité d’un tableau, mais aussi (surtout ?) pour révéler le lointain et donner, par l’affirmation du premier plan, le sentiment de l’éloignement et d’une certaine sorte de perspective. À cet égard, il faudra donc tenter de repérer les modes d’encadrement des paysages peints, ce qui leur sert de premier plan, ou de plan-repoussoir. En deuxième lieu, les peintures de jardin étant destinées à être vues depuis l’intérieur des pièces, on s’interrogera aussi sur les relations qui unissent les figurations du dedans et celles du dehors. Vitruve (VI, 3, 10) y engage lorsqu’il préconise que, dans les oeci cyzicènes, les ouvertures soient placées de manière à ce que, depuis les lits, on jouisse de la vue sur les jardins20.
17. Cicéron, Att. II, 3,2. 18. Pline le Jeune, Ep. II. 17, 5, 12, 20. 19. M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, Paris, Gallimard / La Pléiade, 1954, I, p. 802. 20. B. Bergmann, « Art and nature… » (cité n. 3), p. 99-107, analyse, à Oplontis, les divers points de vue du spectateur / promeneur sur les jardins de la villa et, parfois, la déconnexion entre l’axe visuel et la réalité physique du parcours.
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a - VI, 2, 4, Maison de Salluste
b - VI, 7, 23, Maison d’Apollon
d - VI, 2, 14, Maison des Amazones
c - Villa de Diomède Figure 4 – Plans et mise en évidence des points de vue. [DAO : C. Vibert-Guigue]
e - V, 1, 18, Maison des Épigrammes
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 87 Figure 5 – Plans et mise en évidence des points de vue. [DAO : C. Vibert-Guigue]
a - VII, 6, 28
b - VI, 14, 20, Maison d’Orphée
c - VII, 7, 10, Maison de Romulus et Rémus
d - IX, 2, 6-7, Maison de la Fontaine d’Amour
e - VII, 2, 25, Maison des Quadriges
f - VII, 4, 48, Maison de la Chasse
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Figure 6a – Maison des Amazones, VI, 2, 14, jardin (e), aquarelle de F. Morelli, 1812. [D’après PPM L’immagine, p. 102]
Figure 6b – Maison des Amazones, VI, 2, 14, montage, état actuel et décor disparu. [Montage : E. Eristov d’après F. Morelli]
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Enfin, trop souvent, les peintures de jardins sont considérées comme des murs isolés ; or, dans la plupart des cas, deux, voire trois murs limitaient l’espace ouvert de la cour, du péristyle ou du jardin, et tous étaient peints ; mais la peinture de jardin n’obéit pas aux règles habituelles du système pariétal qui conçoit l’espace peint de la pièce comme un tout cohérent. La documentation des ensembles perdus révèle, bien au contraire, que les murs d’un même jardin sont souvent conçus de façon à évoquer des ambiances différentes. On peut alors se demander si chacune de ces évocations correspond aussi aux « vues » offertes depuis des pièces spécifiques.
On a souvent souligné21 les modalités selon lesquelles la maison romaine met en valeur la dignitas du dominus22 et révèle clairement, au travers de la distinction vitruvienne23 entre les espaces publics – communia –, ouverts à tous, et les espaces privés – propria partibus familiarum –, d’accès plus choisi, le rôle social du propriétaire. Si les plans laissent plus ou moins clairement transparaître la hiérarchie de ces espaces et les degrés de leur accessibilité, c’est en tous cas la disposition axiale de la maison qui affirme, depuis la rue, la transparence comme une valeur fondamentale. Aussi la vue offerte sur un jardin fictif au fond de la succession fauces / atrium / tablinum n’est-elle pas anodine. En particulier, dans la maison des Amazones (VI, 2, 14), le mur est du petit jardin (e)24 était directement visible depuis l’entrée. Aujourd’hui complètement disparu, son décor nous a été transmis par une aquarelle de F. Morelli (figure 6). Encadrée d’une lourde guirlande, la vue s’ouvre derrière une barrière fictive à montants croisés en X25, d’une couleur brune qui suggère le bois, sur laquelle sont perchés des oiseaux et un paon. Au-delà de buissons et de quatre palmiers, dont trois chargés de dattes, un paysage maritime déroule des villas au bord de l’eau26 ou sur des îles27.
Dans un jeu du fictif et du réel, une niche laraire incorporée dans le mur et partiellement en stuc28 contenait les représentations peintes d’Isis, Osiris, Harpocrate. Depuis l’extérieur, le propriétaire donnait ici à voir, sans détours, ses attaches avec la religion égyptienne29, mise en scène dans un cadre exotique et luxuriant. D’une superficie plus vaste, la maison (VII, 6, 28) laisse également voir, dans l’axe de l’entrée, le mur nord-est du péristyle (4), au travers du « filtre » du tablinum et d’une colonnade. Des photographies prises en 1910 (figure 7), avant sa destruction pendant les bombardements de la dernière guerre30, apportent des éléments originaux sur son décor et sur le dispositif visuel mis en œuvre. Le péristyle, surélevé par rapport à la partie sud de la maison, a été restructuré au début du ier siècle après J. C.31 Entre chacune des colonnes engagées, le mur portait un décor apparemment répétitif : une clôture en treillage croisé formant abside au centre de laquelle une vasque carénée était portée sur les ailes recourbées d’une sphinge accroupie. Au-dessus de la fontaine on discernait un palmier-dattier aux feuilles basses coupées, des lauriers roses32 et des oiseaux, dont un ibis. Ce jardin partiellement exotique se combinait avec le jardin réel : en effet, les fouilles de 1910 avaient révélé les traces des plantations suivant des lignes courbes ; de plus, dans l’angle sud-ouest, un arbre, à proximité immédiate d’un autel revêtu de stuc, jouait le rôle d’un arbre sacré. Mais surtout, ces photographies livrent une donnée à prendre en compte dans toute réflexion sur la lisibilité : en avant de ce mur, le fond du péristyle était fermé par des volets de bois qui avaient pu être restitués et ont donné son nom à cette maison (casa delle Persiane), de sorte que seul le dernier entrecolonnement de gauche restait visible dans l’axe du tablinum. Qu’il s’agisse de volets ou de tentures, ces fermetures partielles tantôt occultaient les murs peints, tantôt les laissaient voir.
21. A. Wallace-Haddrill, « The social structure of the Roman house », dans Paper of the British School at Rome, 56, 1988, p. 52 s. ; E. W. Leach, The Social Life of Painting in Ancient Rome and on the Bay of Naples, Cambridge, 2004, p. 19-20. 22. Cicéron, De off. 1.139. 23. Vitruve, De Arch. 6, 5, 1. 24. F. Morelli 1812 (Deutsches Archäologisches Institut) ; W. Helbig, Die Wandgemälde... (cité n. 10), p. 80 ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 340. 25. Type 1a de N. Blanc, dans ce même volume p. 107 et la figure 3 ; ici, la clôture, opaque, suggère des montants appliqués sur un mur plein, comme dans le péristyle (20) de la villa San Marco. 26. G. Fiorelli, Pompeianarum Antiquitatum Historia… (cité n. 16), 16 mars 1811.
27. P. Grimal, Les jardins romains... (cité n. 1), p. 448, no 11. 28. G. K. Boyce, Corpus of the Lararia of Pompeii (Memoirs of the American Academy in Rome, XIV), 1937, p. 44, no 141. 29. V. Tran Tam Tinh, Essai sur le culte d’Isis à Pompéi, Paris, 1964, p. 51, 75, 127, cat. no 13. 30. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 362-363, et vol. I (cité n. 11), p. 56-57 ; L. Garcia y Garcia, Danni di guerra a Pompei – Una dolorosa vicenda quasi dimenticata, Naples, 2006, fig. 239-241 ; PPM, et A. Sogliano, dans Notizie degli scavi di Antichità, 1910, p. 471, fig. 11. 31. Ce sont les colonnes en briques revêtues de stuc, le reste remonte au iiie siècle avant J. C. (opus quadratum et opus « a telaio » en calcaire du Sarno). 32. G. Spano, dans Notizie degli scavi di Antichità, 1910, p. 468-471.
Vues plus ou moins axiales depuis l’entrée
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Figure 7 – Pompéi VII, 6, 28, péristyle. [D’après L. Garcia y Garcia, Danni di guerra a Pompei – Una dolorosa vicenda quasi dimenticata, Naples, 2006, p. 240]
C’est de même une vue axiale mais partielle qui s’offre sur le mur ouest du jardin (o) de la maison d’Orphée (VI, 14, 20)33. Or, cette peinture fonctionne sur un jeu d’ouvertures fictives et réelles : de part et d’autre de la grande figure d’Orphée (hauteur 2,34 m), deux fausses baies encadrées soit de frondaisons jaunes, soit de stalactites évoquant les parois d’une grotte, figurent un jardin semi sauvage, peuplé d’oiseaux, mais meublé de petites fabriques en treillage et de guirlandes d’où pendent des oscilla. Dans la baie fictive de droite s’ouvre une vraie fenêtre qui donne sur le cubiculum à fond jaune (figures 8-9). À la fois scène mythologique, paradeisos et jardin, la peinture est ici hybride : le paradeisos avec Orphée et les animaux34, dans une nature sauvage largement ouverte sur des lointains de montagne rocheuse et de rivière, est troué par des vues sur un jardin moins grandiose et moins menaçant, où la végétation luxuriante abrite des nuées d’oiseaux. Le proche et le lointain s’entremêlent et cette impression se renforce encore depuis les fauces : au-delà de l’atrium et du tablinum, deux colonnes du péristyle encadrent
le paysage avec Orphée et n’occultent qu’en partie les baies fictives que leur couleur dissocie nettement du paradeisos ; si celui-ci se donne comme tableau, de par la présence d’Orphée, les baies produisent un effet de trouée efficace à distance. De même que dans la maison (VII, 6, 28), il faut penser que le système de fermeture du tablinum permettait de privilégier ou d’occulter certaines zones du décor : les crapaudines témoignent de la présence d’une large porte dans son mur ouest35. Très précisément enchâssé dans un dispositif visuel, ce décor avait pour but non seulement de creuser l’espace, mais de l’élargir et de faire oublier que le péristyle avait été amputé, au sud, au profit de la maison (VI, 14, 12)36. Depuis les fauces de la maison des Épigrammes (V, 1, 18), le mur du fond du péristyle (i) ne laisse apparaître que son extrémité sud-est (figure 10a-b) ; à ce niveau, un mur qui délimite la petite pièce (k) ferme les deux entrecolonnements de droite, tandis que les deux autres sont restés ouverts au-delà d’un muret bas. Ce sont donc deux paysages fictifs37 qui s’ouvrent
33. E. Presuhn, Pompeji. Die neuesten Ausgrabungen von 1874 bis 1881, 2e éd., Leipzig, 1882, pl. III.VI ; F. et F. Niccolini, Le case ed i monumenti di Pompei disegnati e descritti, 4 vol., Naples, 1854-1896, II.4, pl. LXXIV. 34. Lion, léopard, deux oiseaux à queue fourchue (Chlidonias niger), flamant (Phoenicopterus ruber), oiseau à aigrette, cerf, canards, sanglier, lièvre : W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 344-345.
35. PPM V, p. 275, fig. 18. 36. Ibidem, p. 264-265. 37. F. et F. Niccolini, Le case… (cité n. 33), IV.1, suppl. XXVII ; E. Presuhn, Pompeji… (cité n. 33), II. II ; A. Mau, dans Bollettino dell’istituto di corrispondenza archeologica, 1877, p. 66 s. : le socle à fond rouge est haut de 0,90 m et le diamètre des colonnes de 0,55 m.
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Figure 8 – Maison d’Orphée, VI, 14, 20, jardin depuis l’atrium. [Cliché : H. Eristov]
Figure 9 – Maison d’Orphée, VI, 14, 20, jardin. [D’après F. et F. Niccolini, Le case ed i monumenti di Pompei disegnati e descritti, Naples, 1854-1896]
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Figure 10a – Maison des Épigrammes, V, 1, 18, péristyle (i). [D’après F. et F. Niccolini, Le case ed i monumenti di Pompei disegnati e descritti, Naples, 1854-1896]
Figure 10b – Maison des Épigrammes, V, 1, 18, péristyle (i), montage. [Montage : E. Eristov d’après Nicolini]
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au fond du viridarium et au-delà du tablinum (g) dont le mur est pouvait être fermé par de larges battants de bois. Entre les colonnes engagées peintes de rinceaux et couronnées de masques, la statue d’un Silène demi-couché dans des feuillages est surmonté par un paradeisos où une panthère assaille un taureau dans une nature rocheuse ; l’entrecolonnement de droite, où s’ouvre la petite fenêtre réelle de la pièce (k), plus pacifique malgré la présence d’un serpent menaçant38, propose une barrière treillissée formant abside pour encadrer une vasque où s’abreuvent des paons sur fond d’arbres et d’arbustes symétriquement ordonnés. Comme dans la maison d’Orphée, deux types d’espaces illusionnistes différents s’offrent au spectateur qui, depuis l’entrée de la maison, ne voit pas les entrecolonnements effectivement ouverts de l’extrémité gauche du portique. Mais la question du point de vue se pose aussi et surtout par rapport à l’intérieur de la maison, la vue axiale jouant un rôle social, et les vues particulières depuis des pièces données relevant davantage du plaisir des yeux.
Vues non axiales Dans la maison des Épigrammes, outre la vue depuis le tablinum, la perspective la plus complexe s’offre depuis l’intérieur du triclinium (p) : depuis le lectus medius, et plus particulièrement de l’imus in medio, la vue couvre l’angle est du péristyle, les deux entrecolonnements ouverts, les deux fermés, et le mur sud du jardin dont il ne reste rien, sinon une corniche de stuc à mutules et gouttes. C’est, du reste, ce seul mur de jardin qui était visible depuis l’exèdre aux Épigrammes (y) ; dans la deuxième moitié du ier siècle avant J. C., lors de l’exécution du décor de IIe style de cette exèdre, la colonnade du portique s’étendait sur toute la longueur du mur est et la petite pièce (k) n’était pas construite de sorte que le mur peint au Silène et au paradeisos n’existait pas. La maison de Romulus et Rémus (VII, 7, 10) pose la question du point de vue avec une acuité particulière. Du fait du léger désaxement de son plan dû à son insertion dans une insula trapézoïdale, elle n’offre guère de vue sur le mur nord du péristyle (p) aligné sur le Vicolo del Gallo. Ce péristyle a été amputé, sur son côté est, par la construction des petits cubicula (r), (s), (t) ; son mur nord et le retour ouest portent un décor de paradeisos
38. A. Mau (cité n. 37), p. 96 : sur l’arbre, un serpent guette un petit oiseau à longue queue bifide et poitrine rouge, les ailes levées comme pour fuir. 39. PPM VII, p. 267.
dont il ne subsiste qu’un tiers, peuplé d’animaux pacifiques et visiblement attentifs à un spectacle qui occupait le centre de la paroi : c’est sans doute la figure d’Orphée qu’il faut restituer ici39. Un pilastre stuqué sépare cette zone de celle du viridarium (q) proprement dit, enclos par une colonnade qui se développe sur les côtés nord, est et sud ; on retrouve sur son mur ouest l’habituelle balustrade formant abside au centre de laquelle une fontaine en forme de cratère est encadrée de deux nymphes portant des vasques ; à ces statues fictives s’ajoute celle d’un Silène étendu au-dessus de l’abside40. Le programme chargé de cet espace restreint juxtapose des mondes parfaitement hétérogènes, selon un goût de l’accumulation qui stimule l’imagination41 ; mais il ne se donnait à voir que de façon partielle et tronquée (figure 11a-b). Il est significatif que l’aquarelle en propose une vue idéale, obtenue en coupant idéalement les colonnes du péristyle ; dans la réalité, ces colonnes occultaient une grande partie de la peinture du viridarium, quel que soit l’endroit d’où l’on se place, et ce d’autant plus qu’une se développait du côté est42. C’est depuis les cubicula modestes de la rangée est que s’offrait la vue la plus frontale, mais néanmoins filtrée par la colonnade. Aussi peut-on se demander si la pièce (o) qui a perdu tout enduit, mais que sa forme allongée et son emplacement désignent comme un triclinium, ne jouissait pas du point de vue le moins incomplet. Mais pour être le moins incomplet, il restait très parcellaire. C’est donc le statut de ces peintures qui se pose : exécutées à grands traits, leur efficacité est celle d’un décor de théâtre que l’on ne destine pas à un examen rapproché ni exigeant, mais qui fonctionnent comme des aperçus, comme des suggestions à peine entrevues, et non comme des trompe-l’œil parfaitement illusionnistes.
Vues sur des puits de lumière Dans certaines petites maisons, l’exiguïté du terrain ne permet ni d’aménager un péristyle, ni même de le simuler, mais quelques pièces donnent sur un puits de lumière situé à l’arrière. Dans ce cas, l’exubérance de la végétation peinte et le raffinement du mobilier fictif compensent le manque d’espace et offrent des échappées visuelles.
40. Aquarelle de 1880 au Deutsches archäologisches Institut, dans Rediscovering Pompeii… (cité n. 4), p. 4 ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 363. 41. P. Zanker, Pompei, società, immagini urbane e forme dell’abitare, Turin, 1993, p. 206-207. 42. PPM VII, p. 265, fig. 14 : l’une d’elles est encastrée dans le mur de (r).
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Figure 11a – Maison de Romulus, VII, 7, 10, péristyle (p). [DAO : C. Vibert-Guigue]
Le viridarium (h) de la maison de la Fontaine d’Amour (IX, 2, 7)43 est révélateur à cet égard (figure 12). Très petite maison, elle s’étend à l’arrière d’une boutique en façade, avec laquelle elle communique, tout en disposant d’un accès direct par un étroit corridor (no 8 de l’insula) ; elle ne se compose, au rez-dechaussée, que d’un atrium, d’une pièce faisant office de tablinum et de deux pièces donnant sur le viridarium ; un escalier desservait l’étage supérieur. Le triclinium (k) et le cubiculum (i) prennent jour sur l’étroit viridarium dont les murs est, nord et sud proposaient des vues de jardins différentes. Sur le mur est (large de moins de 2 m) (figure 12), le décor presque disparu et documenté par un dessin d’Abbate daté de185144 représente, sur le soubassement rouge, un triton
décochant une flèche vers une panthère marine déjà touchée ; au-dessus, sur fond bleu45, une fontaine de marbre rose est portée par une sphinge : deux oiseaux s’y abreuvent, deux ibis (?) se posent parmi les feuillages et deux masques avec un thyrse sont accrochés au bord supérieur. En zone haute des trois murs courait une frise (décrite, mais non documentée) ornée d’une chasse : des cerfs, des ours, des fauves blessés ou non, un taureau assailli par un lion se détachaient sur un fond végétal, en présence d’un hermès barbu. Sur le mur nord de part et d’autre de la fenêtre du cubiculum (i) et sur le mur sud, le soubassement à fond jaune et feuillages était surmonté d’une zone où se répartissaient des feuillages, des oiseaux volants et des statues fictives (au nord un
43. G. Fiorelli, Pompeianarum Antiquitatum Historia… (cité n. 16), p. 497, p. 502-503 ; G. Minervini, dans Bullettino archeologico Napoletano, 1852, p. 25-30. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 365-366.
44. PPM VIII, p. 275, fig. 13. 45. Les couleurs sont indiquées par G. Minervini (cité n. 43).
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 95
Figure 11b – Maison de Romulus, VII, 7, 10, péristyle (p) en 1880. [D’après Rediscovering Pompeii, Rome, 1990, p. 4]
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Figure 12 – Maison de la Fontaine d’Amour, IX, 2, 5-7, jardin (h). [Montage à partir du dessin de G. Abbate, 1851]
satyre sur un piédestal avec une syrinx, au sud un Satyre jouant de la double flûte, Héraclès tenant sa massue)46 (figure 13b). À l’extrémité ouest du mur sud (figure 13a), une niche à fond bleu, encore partiellement lisible, peinte de feuillages, abritait une nymphe peinte en blanc ombré de jaune : couronnée de feuilles, elle tenait un petit cratère formant la bouche d’un jet d’eau. Pour compléter ce programme, une vasque en maçonnerie aux murs peints en rouge occupait le centre du jardin ; le jet de la fontaine était un tronc de marbre sur lequel posait la statue d’un Amour. Des statues réelles et feintes peuplaient donc cet espace resserré où jouaient aussi les jets d’eau bien concrets et les vasques illusionnistes dans une végétation exubérante ; à ce programme ambitieux il ne manquait même pas le paradeisos qui semble avoir été ici plutôt une chasse. Si la part des prétentions sociales est vraisemblablement limitée, dans la mesure où la vue sur ce jardin d’illusion était réservé à ceux qui pénétraient dans
la maison, elle n’est cependant pas absente dans ce quartier où des artisans se partageaient les façades sur la via Stabiana : on connaît, grâce aux inscriptions électorales, Chlorus et Caprasia au no 10, les Attii, fabricants de pigments aux nos 11-12, et des lignarii sur le côté opposé de la rue47. Aux nos 6-7, la maison de la Fontaine d’Amour porte, sur le pilier d’entrée, le nom d’Hilarion qui, avec sa compagne, recommande de voter pour P. Vedius Nummianus. Rien n’interdit donc de penser que ces artisans recevaient leurs clients dans les pièces donnant sur le petit viridarium et dont l’iconographie était soignée : elle rassemblait, dans le cubiculum (i), Apollon assis sur un rocher, la main gauche au-dessus de la tête, la droite appuyée sur la cithare48, Ganymède, de trois-quarts dos, assis sur un rocher, la main droite sur la tête, face à l’aigle49, et un troisième tableau perdu. Dans le triclinium (k), Achille à Skyros occupait le mur nord50, Léda assise sur un trône51 le mur ouest ; les autres tableaux étaient déjà perdus en 1851 ; en vignettes, des vases agonistiques ornaient les champs latéraux.
46. W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 1119, indique sa hauteur : 1,08 m. 47. M. Della Corte, Case ed abitanti di Pompei, Naples, 1965, p. 208-209, nos 409-414. 48. W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 188.
49. Ibidem, 153, ht. 0,33 m. 50. Ibid., 1302 : seule la partie supérieure du tableau a permis, au moment de la découverte, d’identifier le héros en mouvement, tenant lance et bouclier. 51. Ibid., 143.
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 97
Figure 13 – Maison de la Fontaine d’Amour, IX, 2, 5-7, jardin (h), en haut : vue depuis la pièce (i) ; en bas : vue depuis la pièce (k). [Interprétation graphique : C. Cottard]
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Figure 14a – Maison des Quadriges, VII, 2, 25, jardin (k), mur nord sous la fenêtre de (n). [Cliché : H. Eristov]
On voit difficilement à quel programme répondait cet assemblage, auquel s’ajoutaient les vraies et fausses sculptures du jardin mises en scène dans l’encadrement des ouvertures, en particulier la nymphe peinte dans la niche et la statuette d’Amour sur son piédestal. Il s’agit bien plutôt d’un bricolage thématique à l’œuvre ici comme dans d’autres jardins de dimensions réduites et peuplés de statuettes sans véritable lien les unes avec les autres52. Le dispositif de la maison des Quadriges (VII, 2, 25) est assez voisin. Donnant sur le vicolo storto, le groupe des petites pièces du no 24 et la boutique avec son arrière-boutique au no 26, toutes liées à la maison du no 25, sont séparées par un andron long et étroit qui donne accès au minuscule atrium (e), pratiquement confondu avec le péristyle. Toutes les pièces de la maison s’alignent sur le côté nord et, tout au fond, le cubiculum (m) et le triclinium (n) donnent sur l’étroit viridarium (k).
Fouillée en 184453, la maison a perdu une bonne partie de son décor, mais les murs du jardin sont encore lisibles54. Sur le mur nord (figure 14a), de part et d’autre de la fenêtre de (n), des compartiments ornés de canards et de poissons sont surmontés de panneaux jaunes ornés d’arbustes (grenadier, palmier) où se posent des oiseaux. La structure du mur est (figure 14b) se conforme davantage au rigide système de champs et inter-panneaux qu’à l’apparent désordre des peintures de jardins : les trois compartiments du socle portent des monstres marins et un paysage nilotique, sous une zone médiane et une zone supérieure bipartites que sépare un candélabre torsadé sur fond rouge ; feuillages et oiseaux occupent les champs jaunes et se développent autour d’un cratère de marbre, tandis qu’une niche-laraire sous une coquille de stuc interrompt le champ gauche. La zone supérieure a reçu un traitement intermédiaire entre l’échappée architecturale (ici traitée en pergola) et le jardin fictif censé s’étendre au-delà. En revanche,
52. P. Zanker, Pompei, società... (cité n. 41), p. 189 s. 53. Avellino, Bullettino archeologico Napoletano, 1852, p. 36-37.
54. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 359-360.
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 99
Figure 14b – Maison des Quadriges, VII, 2, 25, jardin (k), mur est. [Dessin : G. Abbate, d’après PPM L’immagine]
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Figure 15 – Maison des Quadriges, VII, 2, 25, jardin (k), mur sud depuis (n). [Cliché : H. Eristov]
Figure 16 – Maison de la Chasse, VII, 4, 48, atrium. [Montage avec la chromolithographie de Nicollini]
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 101
À la recherche d’une cohérence iconograPhique
le mur sud offre une vue de paradeisos (figure 15) où des animaux sauvages (ours, sanglier, lion, ânes, équidés, taureau, léopard) se poursuivent dans un paysage rocheux. Il s’ouvre au-delà d’un encadrement orné d’hermès et est flanqué de deux échappées qui laissent voir l’une un trépied et une pergola, l’autre une fontaine de marbre entre des plantes ; le socle s’ouvre fictivement sur des tritons, des dauphins, des canards. En raison de sa position latérale, le décor du viridarium n’était pas visible depuis l’extérieur et ne fonctionne comme dispositif visuel que par rapport au petit groupe de pièces situées dans le fond de la maison ; si le mur est où s’ouvre la niche-laraire apparaissait dans l’axe du petit atrium-péristyle, c’est essentiellement au cubiculum (m) (par sa porte) et au triclinium (n) (par sa fenêtre), ainsi que, dans une moindre mesure, à l’oecus (i) qu’était destinée la perspective sur le jardin fictif. Et l’ampleur de celuici contraste avec l’étroitesse des espaces réels qui a obligé à aménager une sorte de chicane pour donner accès au triclinium. Le décor du jardin et son paradeisos manifestent donc une rupture spatiale, mais, par rapport au contenu iconographique des pièces au-delà desquelles ils apparaissent, la rupture sémantique n’est pas totale. En effet, la thématique récurrente de la maison se réfère à Héphaïstos forgeant les armes d’Achille : dans le triclinium (n), le tableau du mur nord le montre dans son atelier en compagnie de Thétis55, sur le mur est, il est aidé à sa forge par des cyclopes56, et sur le mur ouest, Thétis portant les armes d’Achille chevauche un centaure marin57. Tout le décor du cubiculum (m) est perdu, ainsi que celui de l’oecus (i) où l’on voyait, en 1844, un tableautin (Hermès ithyphallique) associé à un relief de stuc : il figurait Héphaïstos tenant un marteau et une tenaille posée sur une enclume devant un feu rougeoyant58. Or, le court mur ouest du viridarium, aujourd’hui illisible mais documenté par Abbate en 184759, représentait, sur fond vert, une colonne corinthienne surmontée d’une statue et ornée d’un trophée marin : rostres, gouvernail, ancre, bouclier, casques. De sorte qu’au cœur même du jardin, les préoccupations du propriétaire et son probable artisanat, trouvaient un écho60.
La piste de réflexion ouverte par l’analyse de la maison des Quadriges trouve une confirmation dans une maison d’une toute autre ampleur, celle de la Chasse antique (VII, 4, 48). Fouillée entre 1833 et 1835, elle a en bonne part conservé son décor, malgré une lisibilité très inégale, en particulier dans le pseudo-péristyle (12) et son jardin (13), heureusement documentés par Abbate et par Mastracchio61 dès l’époque de la fouille, puis par F. et F. Niccolini qui en donnent une version en couleurs62. Si le désaxement de la maison tronque la vision et ne révèle, depuis l’atrium et le tablinum, que la moitié gauche du mur sud, avec sa grande chasse (figure 16), le décor du jardin est surtout destiné aux pièces (14) et (15). De la pièce (14), la plus grande de la maison, il ne reste à peu près rien ; en revanche, le décor du triclinium (15), très opaque et architectural, se caractérise par la lourdeur des motifs architecturaux, l’insistance sur un édicule dont les épaisses colonnes portent un fronton imposant. Mais les tableaux insérés dans cet encadrement entrent en résonance avec les paysages fictifs du jardin (13). En effet, les murs est et sud obéissent à des modes de composition voisins, mais diffèrent par la tonalité de leur contenu ; la chasse du mur sud63 se lit au-delà d’une fenêtre encadrée de pans de murs fermés où se superposent une barrière à croisillons, des arbustes et un petit édicule ; quant au mur est, il se divise en deux « fenêtres » ouvertes dans un mur rouge où sont suspendus des objets à connotation militaire, chacune de ces fenêtres traitée en paysage sacro-idyllique peuplé de divinités (figure 17). Dans le paysage de gauche, des édifices, à tonalité égyptisante et sacroidyllique entourés d’arbres64 encadrent un bras de mer où Galatée chevauchant un dauphin est contemplée par Polyphème assis sur un rocher. Le paysage de droite, également très architectural, associe, sur un îlot rocheux, tholos et distyles où s’entremêlent des arbres, une figuration d’Apollon assis, appuyé sur la cithare, une scène de sacrifice, des bergers et des animaux (canards, chèvres, taureaux).
55. Disparu : W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 1318, ht. 0,49 m. 56. Museo archeologico nazionale di Napoli, 9531 ; W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 259, dim. 0,75 × 0,77 m. 57. Museo archeologico nazionale di Napoli, 8863 ; W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 1319, dim. 0,45 × 0,53 m. 58. Avellino, dans dans Bullettino archeologico Napoletano, 37, 1er dec. 1844, p. 10. 59. PPM L’immagine, p. 318, fig. 120. W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 1776. 60. M. Della Corte, Case ed abitanti di Pompei (cité n. 47), p. 147, no 260, attribue cette maison à un Vettius sur la foi d’une
inscription électorale et voit dans le trophée le souvenir d’une victoire navale ; il me semble plus probable que le propriétaire ait été un forgeron ou un armurier. PPM L’Immagine, p. 241, fig. 4-5 : mur est, et p. 826, fig. 5 : mur sud. Le mur sud est également reproduit par G. Maldarelli, dans Real Museo Borbonico, Naples, 1824-1857, XIII, p. 1-16, pl. XVIII (1843). F. et F. Niccolini, Le case… (cité n. 33), II.4, 1862, pl. LXXXII. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 5), p. 361-362. E. G. Schulz, (cité n. 9), p. 128, identifiait des platanes et des cyprès.
61.
62. 63. 64.
102 • HÉLÈNE ERISTOV
Pour le convive du triclinium (15), ces évocations faisaient écho à celles des tableaux qui l’entouraient : sur le mur du fond, Apollon citharède, nimbé, se tient debout près d’un jeune homme assis sur un rocher, coiffé d’un bonnet phrygien et portant un pedum65 ; un taureau est visible derrière lui et un bâtiment circulaire se dresse à l’arrière-plan. Le tableau du mur sud66 présente, selon une iconographie particulière, Polyphème assis sur un rocher et embrassant Galatée vue de dos ; près d’un bélier, la syrinx du cyclope est accrochée à son bâton noueux. Quant au tableau du
mur nord, il est consacré à Actéon qui, accompagné d’un chien, épie Artémis accroupie sous des rochers67 ; ici, le monde de la chasse donne un contrepoint mythologique à la grande chasse du jardin (13). La parfaite correspondance iconographique entre l’espace fermé du triclinium et l’espace ouvert du jardin sur lequel il donne ne peut être fortuite et témoigne du désir que pouvaient avoir les propriétaires d’instaurer une circulation du regard d’une pièce à l’autre68 ; ce souci n’est vérifiable que dans les maisons décorées en une seule phase, ce qui est le cas de la maison de
Figure 17 – Maison de la Chasse, VII, 4, 48. [Montage avec les dessins de G. Abatte]
65. W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 221 : dim. 0,90 × 0,77 m. Le jeune homme est-il Pâris ou, selon K. Schefold, Die Wände Pompejis, Berlin, 1957, p. 182, Admète (et le taureau ferait allusion à la fonction qu’Apollon remplit chez ce dernier), ou Branchus, le berger à qui Apollon accorda le don de prophétie qu’il exerçait au temple de Didymes ? 66. Museo archeologico nazionale di Napoli, 27687 ; W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 1052, dim. 0,77 × 0,66 m.
67. W. Helbig, Die Wandgemälde… (cité n. 10), 250, largeur 0,75 m ; très usé, il est documenté par un dessin : E. G. Schulz (cité n. 9), p. 129, et K. Schefold, Vergessenes Pompeji, Munich, 1962, pl. 168.3 68. L. Romizzi, « Programmi decorativi di III e IV stile a Pompei. Un’analisi sociologica ed iconologica », dans Quaderni di Ostraka, 11, Naples, 2006, p. 151-156, 152-153 sur les programmes décoratifs des jardins.
PEINTURES DE JARDINS À POMPÉI : UNE QUESTION DE POINT DE VUE • 103
la Chasse antique dont les travaux de rénovation sont datables du début des années 70 de notre ère, comme l’ont montré les travaux de l’expédition australienne69.
conclusion Au travers de ces quelques exemples, la fonction des jardins peints apparaît donc multiple. Ils donnent à voir un espace plus grand, une végétation plus abondante, une faune plus exotique, des aménagements plus luxueux que ceux qu’offre la réalité et, à ce titre, leur fonction illusionniste recouvre celle de l’ensemble de la peinture décorative. Ce spectacle fictif est souvent destiné au spectateur extérieur et il remplit, au moins partiellement, une fonction sociale qui peut être à la fois la simulation d’une apparence, mais aussi (comme dans la maison des Amazones) une affirmation des valeurs du propriétaire. Mais il a parfois aussi pour but le seul plaisir des habitants, comme on l’a vu dans des maisons modestes et de plan atypique. Une autre question mériterait d’être posée : si l’on met à part le genre du paradeisos peuplé de fauves et d’animaux sauvages, en quoi le jardin peint diffèret-il du jardin réel ? Si l’on y trouve des palmiers et parfois des arbres chargés de fruits, la préférence semble donnée à des espèces spontanées70 qui évoquent les beautés d’une nature sauvage, même si l’on a tenté, de façon sans doute trop systématique, d’attribuer à chacune d’elles une valeur symbolique ou médicinale71. Dans ce cas, peut-on encore parler de jardin dans la mesure où l’hortus, dans la langue familière, signifie « provisions abondantes »72 et où l’enclos nourricier prend toujours le pas sur la contemplation désintéressée de la nature : les roseraies de Martial (XII.31) lui sont aussi chères que les pampres, les légumes verts et les anguilles ; Pline (Ep. III.19.1) voit dans ses domaines des placements où les bois et les vignes rapportent de l’argent et les collections de fruits précieusement conservées dans les oporothecae peuvent paraître aussi précieuses que les collections
69. J.-P. Descoeudres, « The Australian expedition to Pompeii », dans Rivista di Studi Pompeiani, I, 1987, p. 24 : des empreintes de sesterce du 3e consulat de Vespasien sont visibles dans l’enduit de l’atrium et tous les mortiers de la maison sont cohérents. 70. A. Ciarallo, « La flore », dans Pompéi, nature, sciences et techniques (catalogue de l’exposition, Paris, Palais de la Découverte), Milan, 2001, p. 47. 71. Ibidem, cat. no 163 : VI.17.42 ; Rediscovering Pompeii (cité n. 4), p. 232-236 (avec la nomenclature des plantes), à propos du jardin peint de la maison du Bracelet d’or qui se singularise par la richesse de son répertoire. 72. P. Grimal, Les jardins romains (cité n. 1), p. 53, n. 3.
de tableaux dans les pinacothèques73. Dans d’autres contextes, et notamment à Rome, les grands parcs luxueux, impériaux ou non, que sont les horti, bien éloignés de tout souci alimentaire, tranchent sur l’espace urbain surpeuplé74. Les jardins peints que nous avons vus ne relèvent d’aucun de ces types d’hortus, mais ils se distinguent également des topia75 définies comme représentations paysagères de lieux caractéristiques tels que ports, promontoires, rivages, sources, canaux, sanctuaires, bois sacrés, montagnes (Vitruve, de Arch. VII, 5 ; Pline, NH 35, 116). Ces paysages recomposés qui entremêlent souvent nature et édifices et où l’élément humain, même minoritaire et anecdotique, joue un rôle, se différencient de ces murs de jardins portant l’image de végétaux dont ni l’utilité ni le luxe ne sont particulièrement mis en évidence. La végétation productive et utilitaire du jardin réel trouverait alors sa contrepartie dans une représentation de pur agrément, cependant repoussée aux limites. En forçant le trait, on pourrait dire que représenter la nature est une façon de l’évacuer, de la tenir à l’écart de l’espace fertile et rentable76.
73. Varron, RR 1, 59, 2 et 1, 2, 10, à propos des villas de Gnaeus Tremelius Scrofa ; voir B. Bergmann, « Art and nature… » (cité n. 3), p. 87 s. 74. M. T. Boatwrigt, « Luxuriant gardens and extravagant women: the horti of Rome between Republic and Empire », dans Horti Romani (Atti del Convegno Internazionale, Roma, 4-6 mai 1995), Bullettino della Commisssione archeologica Comunale di Roma, suppl. 6, Rome, 1998, p. 71-82, 72 s. ; voir par exemple les essences précieuses cultivées sur le site du Villino Fassi à Rome : M. Piranomonte, « Il territorio del II Municipio dalle origini alla tarda Antichità », dans M. Piranomonte (dir.), “Un paradiso ritrovato”. Scavi al Villino Fassi, Rome, 2007, p. 21-49. 75. A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos. Perception et imaginaire du paysage dans la peinture hellénistique et romaine », dans Ktèma, 29, 2004, p. 325-344, 325 s. : contrairement à P. Grimal pour qui les jardins réels dérivent des peintures, il faudrait penser que, dès l’époque hellénistique, topia désigne à la fois les décors naturels et leurs représentations selon des codes proches de ceux des géographes et des historiens. 76. « Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal en maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d’églantiers maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses» (Flaubert, Madame Bovary).
PARADIS ET HORTUS CONCLUSUS : FORMES ET SENS DE LA CLÔTURE Nicole Blanc (UMR 8546 AOROC, Paris / ENS)
L’idée de cette étude est née de précédents travaux sur la vannerie qui abordaient, de façon rapide, la question des tressages d’osier et de cannes dans les représentations de jardin1 ; une enquête plus approfondie s’imposait. Chemin faisant, il est apparu que les clôtures figurées sur les parois peintes et mosaïquées prenaient aussi d’autres formes : balustrades de type claustra et barrières, de pierre ou de bois, murs pleins. Mais, quelle que soit son apparence, la barrière identifie le jardin2 en ce qu’elle le distingue des autres catégories du paysage, et d’abord du paysage sacroidyllique. Ainsi, dans Daphnis et Chloé, Longus fait dire au vieux Philétos (II, 30, 3-4) : « J’ai un jardin (kêpos), si l’on ôtait son enceinte, on croirait voir un bois sacré (alsos)3. » La clôture est donc d’abord un topos, lié à un genre, mais elle révèle aussi le statut du jardin à son époque. On sait que le refus de clore et partant de gommer la frontière avec l’espace environnant définit les jardins nouveaux qui se développent au xviiie siècle en réaction contre le jardin « à la française »4. Une fois admis ce rôle structurant de la clôture, peut-on risquer une typologie, indépendamment de la question connexe du réalisme des représentations ? La forme de la clôture est-elle déterminée par
1.
2.
3. 4.
N. Blanc, F. Gury, « Techniques de vannerie d’après les reliefs gallo-romains », dans Tissage, corderie, vannerie (IXe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes), Juan-les-Pins, 1989, p. 193-207 ; Eadem, « La vannerie, artisanat traditionnel sur les mosaïques d’Afrique du Nord », dans L’Africa Romana (Atti del VII Convegno di studi, Sassari, 15-17 dicembre 1989), Sassari, 1990, p. 199-212. Dans le texte, nous gardons le terme générique de jardin pour désigner ce qui est plus proprement un viridarium, c’est-à-dire un jardin associé à un édifice, domus intra muros ou villa (Cicéron, Ad Att. II 3 ; Cicéron, Verr. II 2, 87 ; Pétrone, Sat. 9 ; Suétone, Tib. 60 ; Pline, HN 18, 7 ; 19, 50 ; Ulpien, Dig. 7, 1, 13). Dans le catalogue archéologique, le terme – cour, jardin, viridarium, péristyle – est repris de la publication citée. Texte établi et traduit par J.-R. Vieillefond, Paris, Les Belles Lettres, 1987. S. Le Ménahèze, L’invention du jardin romantique en France – 1761-1808, Neuilly-sur-Seine, 2001, spécialement p. 283-288.
l’identité des réalités encloses, végétation, animaux, mobilier ? Autrement dit, la clôture permet-elle de définir l’espace enclos, d’identifier un type particulier de jardin ? Quel est d’autre part le point de vue de l’observateur ? De quel côté de la clôture se situet-il ? Et comment l’espace enclos peut-il s’insérer dans le système décoratif de la paroi et le programme iconographique ? Voici les questions que nous aborderons, sans prétendre les résoudre dans le cadre limité de cette intervention. Elle se fonde sur des sources écrites et un corpus d’une cinquantaine d’images, essentiellement des peintures, qui proviennent majoritairement du Latium et de Campanie5, avec quelques comparaisons dans les provinces (voir annexe).
les formes de clôtures : claustra, Barrières et treillages La célèbre peinture de jardin qui orne la pièce souterraine de la villa de Livie à Prima Porta, datée des années 30 avant J. C., permet d’emblée de poser la question d’une typologie. Elle montre en effet la superposition de deux enceintes, de nature différente6 (figure 1). Au premier plan est figuré un treillage bas formé de croisillons peints dans une couleur jaune assez soutenue : il s’agit d’une clôture végétale, qui se range dans la catégorie des constructions légères en vannerie. Au second plan est figuré un muret d’une
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6.
En ce qui concerne les représentations pompéiennes, nous suivons pour la numérotation des maisons et des pièces les désormais canoniques volumes de l’Enciclopedia dell’Arte Antica consacrés aux peintures et mosaïques (Pompei. Pitture et mosaici, I-IX, Rome, 1990-2003 – cité infra PPM ; Pompei, Pitture e Mosaici. L’immagine di Pompei nei secoli XVIII e XIX Enciclopedia dell’Arte Antica, Rome, 1995 – cité infra PPM L’imagine), ainsi que l’appellation retenue, jardin, viridarium ou péristyle, sans préjuger de sa pertinence. S. Settis, La villa di Livia. Le pareti ingannevoli, Milan, 2008 (parmi l’abondante bibliographie, c’est l’édition la plus adaptée à notre propos par son illustration).
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 105-130
106 • NICOLE BLANC
Figure 1 – Rome, villa de Livie à Prima Porta. [Cliché : N. Blanc]
couleur blanc-rosé, suggérant de toute évidence une construction en dur, maçonnerie ou pierre. Nous distinguons donc aisément à première vue, deux matériaux et deux techniques. Mais comme nous le verrons, les catégories sont étroitement liées et peuvent se confondre par le jeu du trompe l’œil et de l’imitation : l’espace imaginaire de la paroi n’est pas celui de la réalité. Ce n’est donc pas un inventaire des formes archéologiques mais un inventaire des représentations que nous pouvons esquisser.
Claustra et barrières Dans la maison de Livie, le muret du second plan est découpé en sections diversement ornées qui reprennent le modèle désigné traditionnellement sous le nom de claustra (figure 1). Dans le vocabulaire archéologique, il est réservé à une balustrade maçonnée à claire-voie, d’un type attesté dès l’époque hellénistique dans l’architecture et employé en zone haute de la paroi sur les enduits muraux en relief dits de Ier style : il figure une galerie en étage, comme on voit dans l’atrium de la maison Samnite à Herculanum où le stuc reproduit sur les murs aveugles la véritable
balustrade de la paroi ouverte sur l’extérieur7. Le dessin des claustra connaît des variantes dont les plus courantes sont le losange et l’arceau, disposés en nid d’abeille. De fait, le latin claustrum – de claudere, fermer – signifie de façon très générique la porte, la barrière, naturelle ou artificielle, et c’est de façon purement conventionnelle que l’usage s’en est imposé pour une forme que l’art paléochrétien a popularisée sous le nom de transenne. De même, le terme d’hortus conclusus, réservé par les archéologues à un motif particulier en vogue durant le IIIe style8, ne recouvre pas dans le lexique antique une réalité spécifique : nous l’avons gardé ici dans le titre pour désigner plus largement les jardins enclos, objets de cette étude. Les clôtures destinées à protéger le domaine
7. 8.
A. Maiuri, Ercolano. I nuovi scavi (1927-1958), Rome, 1958, p. 201-204, fig. 157-159 ; J. et M. Guillaud, La peinture à fresque au temps de Pompéi, Paris / New York, 1990, fig. 411. Il apparaît très tôt à la charnière du IIe au IIIe Style. Voir la liste des vestiges dans F. L. Bastet, M. de Vos, Il terzo stile pompeiano. Proposta per un una classificazione del terzo stile pompeiano (Archeologische Studiën van het Nederlands Instituut te Rome, IV), ‘S-Gravenhage, 1979, p. 121.
PARADIS ET HORTUS CONCLUSUS : FORMES ET SENS DE LA CLÔTURE • 107
Figure 2 – Boscoréale, villa de P. Fannius Synistor, cubiculum (M) [New York, Metropolitan Museum] : a - détail du jardin [d’après J. et M. Guillaud, La peinture à fresque au temps de Pompéi, Paris / New York, 1990, fig. 415] ; b - détail des claustra. [D’après B. Bergmann et al., Roman frescoes from Boscoreale. The Villa of Publius Fannius Synistor in Reality and Virtual Reality (The Metropolitan Museum of Art Bulletin), New York, 2010, fig. 57, p. 90-91]
Type 1
a
b
Type 2
a
b
Figure 3 – Types de barrières. [Dessin : N. Blanc]
ou une partie de celui-ci sont rassemblées par Varron sous le nom de saepta (RR I 14). L’auteur distingue quatre types : la haie vive, la palissade rustique de bois, la clôture construite en dur et l’enceinte militaire – fossé et levée de terre9. Ces enceintes à fonction défensive ou protectrice n’ont que peu à voir avec nos barrières décoratives, mais ce texte confirme du moins la distinction que nous font connaître les images : dans le jardin aussi cohabitent les enceintes végétales et bâties. Dans la maison de Livie (figure 1), le motif des claustra – à losanges et arceaux – est reproduit en relief sur un mur plein dont la couleur claire évoque un matériau précieux, de toute évidence le marbre, majoritairement utilisé dans le mobilier de jardin : barrières, mais aussi vases, tables et bien sûr statuaire10. À l’époque augustéenne, ce type de clôture connote donc le luxe, comme le montre déjà un détail de la peinture du cubiculum (M) de la villa de Fannius Synistor à Boscoréale, datée des années 5040 avant J. C. Sur le mur du fond, une balustrade de marbre, associée à une pergola réalisée dans le même matériau et sur laquelle grimpe une vigne, surplombe un antre aménagé, orné d’une fontaine, de marbre encore11 (figure 2). Dans ce cas, la balustrade est à claire-voie, tandis que dans la maison de Livie, c’est un motif ornemental, alternant avec d’autres, sculptés dans la pierre ou façonnés dans la maçonnerie. Ainsi, sur le panneau contigu (figure 1), des montants rigides croisés en diagonale alternant avec des montants verticaux évoquent les lattes d’une barrière en bois. Ce second système de clôture, la barrière à clairevoie, est en effet très répandu. Il connaît lui aussi des variantes dans la disposition des éléments à l’intérieur du châssis (figure 3). Le dispositif le plus simple consiste à installer deux montants croisés en X entre deux montants verticaux (type 1) ; souvent, un montant droit supplémentaire prend place à l’intersection des deux montants en X (type 2). Dans ces deux combinaisons, l’assemblage peut être renforcé par l’ajout d’une traverse à mi-hauteur, parallèle à la rambarde (types 1b et 2b).
9.
Nunc de saeptis quae tutandi causa fundi aut partis fiant, dicam : « Maintenant, je parlerai des clôtures, et dirai celles qui servent à protéger le domaine ou une partie de celui-ci » (trad. J. Heurgon, Paris, CUF, 1978). 10. A. Carrella, L. A. D’Acunto, N. Inserra, C. Serpe, Marmora Pompeiana nel Museo archeologico Nazionale di Napoli. Gli arredi scultorei delle case pompeiane (Studi della Soprintendenza archeologica di Pompei, 26), Rome, 2008. 11. J. et M. Guillaud, La peinture à fresque… (cité n. 7), p. 247, fig. 411 ; B. Bergmann, S. De Caro, J. R. Mertens, R. Meyer, Roman frescoes from Boscoreale. The Villa of Publius Fannius Synistor in Reality and Virtual Reality (The Metropolitan Museum of Art Bulletin), New York, 2010, fig. 57, 90 (original) – 91 (restauré).
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Tout comme les losanges et arceaux des claustra, les montants et traverses de barrières sont souvent dessinés sur un mur plein : c’est le cas dans le portique (20) de la villa San Marco à Stabies, où deux panneaux ornés de montants croisés (type 2b) sont encadrés de panneaux portant des arceaux en nid d’abeille – mais la couleur brune suggère le bois plutôt que le marbre12 (figure 4). Ce jeu entre pierre et bois n’est pas le fait seulement des clôtures, il est consubstantiel à l’architecture antique qui reproduit souvent des formes originellement en bois. Ainsi, sur les plafonds et les voûtes, caissons de marqueterie et caissons maçonnés, de marbre ou de stuc, suivent les mêmes modèles, imités en trompe l’œil par la peinture. Il serait donc vain de rechercher dans les représentations un réalisme qui va à l’encontre même de l’intention décorative. De même, les divers types de clôture, barrières et claustra, cohabitent à coup sûr dans l’espace du jardin, mais il ne faut sans doute pas lire au pied de la lettre les enchaînements et combinaisons figurés : les images visent au vrai pour que l’illusion fonctionne mais non à la vérité. Ainsi, le tablinum (H) de la maison de Lucretius Fronton à Pompéi (V, 4a) offre un bel exemple de juxtaposition des deux types
Figure 4 – Stabies, villa San Marco, portique (20). [Cliché : N. Blanc]
12. Portique (20) : H. Eristov, dans A. Barbet, P. Miniero (dir.), La villa San Marco a Stabia, Naples / Rome / Pompéi, 1999, p. 203-205, fig. 509.
de clôture dans le jardin vu à vol d’oiseau qui orne la zone basse des murs nord et sud13 (figure 5) : l’enceinte est formée de panneaux traités en claustra et en barrière (types 1 et 2), d’une couleur claire suggérant le marbre au premier plan, et d’une couleur brune, à l’arrière-plan. Comme celui des claustra, le motif des montants croisés en X (types 1 et 2) n’est pas typique de la barrière de jardin : on le retrouve dans des contextes variés, traité à claire-voie ou en plein et décliné dans différents matériaux, y compris le bronze pour les bastingages de navires par exemple14. Il est fréquent dans les peintures d’architectures illusionnistes : citons dans la maison des Cerfs (IV, 21) à Herculanum une terrasse d’édifice où la balustrade en marbre massif associe le motif à celui de claustra en arceaux, à l’instar de la clôture de Prima Porta15. Enfin, le châssis à deux montants croisés en X barrés par une traverse horizontale (type 2b) est le plus habituel pour grillager une ouverture. Dans le prétendu « auditorium » de Mécène à Rome – en fait un triclinium-nymphée estival –, les grandes niches quadrangulaires sont toutes ornées de peintures de jardin (25-35 après J. C.), qui apparaissent derrière des clôtures différentes, inégalement conservées (figure 6). Sur deux au moins, on distingue un mur bas, de couleur blanche, de toute évidence en marbre, comme les grands vases posés devant16 ; il est percé en partie supérieure de deux ouvertures, barrées par deux montants croisés sur un montant droit (type 2b). Ce type de structure rappelle la schola, cette enceinte semi-circulaire qui enclot souvent un arbre, associé ou non à une colonne, dans les paysages
13. F. L. Bastet, M. de Vos, Il terzo stile pompeiano… (cité n. 8), p. 66, pl. XXXI, 57 (IIIe style, phase II b : 35-45 après J. C.) ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the villas destroyed by Vesuvius, New Rochelle, New York, 1979, p. 79, fig. 128 ; vol. II : Appendices, New Rochelle, New York, 1993, p. 396-397, no 162, fig. 486-487 ; PPM III, p. 1011, fig. 83 b ; p. 1016, fig. 91 ; W. J. Th. Peters, La casa di Marcus Lucretius Fronto a Pompei e le sue pitture, Amsterdam, 1993, p. 225-227, fig. 160-161 (paroi nord), 202 (dessin) – 203 (paroi sud). 14. Voir par exemple la frise de quadrirèmes du tepidarium masculin des thermes de Stabies à Pompéi : PPM VI, p. 200203, nos 97-102, fig ; PPM L’immagine, p. 642, no 83. 15. Tablinum VII : J. et M. Guillaud, La peinture à fresque… (cité n. 7), p. 214, fig. 338. 16. F. L. Bastet, M. de Vos, Il terzo stile pompeiano… (cité n. 8), p. 60, no 33, fig. 12 ; M. de Vos, « Funzione e decorazione dell’Auditorium di Mecenate », dans L’Archeologia in Roma capitale tra sterro e scavo (Catalogue d’exposition, Rome, auditorium di Mecenate, novembre 1983-janvier 1984), Venise, 1983, fig. 1.10 et pl. X ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 13), p. 383-385, no 128, fig. 461, 464 ; S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), p. 9-12 et fig. (avec bibliographie. Photos en ligne : http://sights.seindal.dk/sight/964_Auditorium_of_Maecenas.html).
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Figure 5 – Pompéi, maison de Lucretius Fronton : a - mur nord du tablinum (H), jardin dans la zone inférieure ; b - en face, mur sud du même tablinum, relevé du jardin dans la zone inférieure. [D’après W. J. Th. Peters, La casa di Marcus Lucretius Fronto a Pompei e le sue pitture, Amsterdam, 1993, p. 226, fig. 202 et pl. V]
idylliques-sacrés ; et il n’est pas douteux que cette identité de forme ne contribue à conférer au jardin la dimension religieuse consubstantielle à l’hortus17. Plus généralement, cette forme mixte qui réserve les ouvertures à la zone supérieure, au-dessus d’un socle massif, est courante et se décline selon divers modes et dans divers matériaux. Dans le triclinium d’été (31) de la maison du Bracelet d’or à Pompéi (VI, 17, Ins. occ., 42), la niche mosaïquée de la fontaine s’orne d’un jardin fictif fermé par une clôture de ce type : un muret bas est surmonté d’une partie à claire-voie, formée de montants croisés en X séparés par des montants droits (type 1a). La couleur blanche suggère un enclos de marbre que semblent contredire les cabochons dorés placés aux intersections, sur le modèle de lattes clouées. Toutefois, le clou décoratif, figuré également sur les portes de marbre et de bronze, participe du trompe-l’œil et ne donne pas d’indication sur la nature du matériau dont est constituée la clôture18 (figure 7). Dans le tablinum de la maison de Méléagre (VI, 9, 2-13) à Pompéi, les architectures illusionnistes de stuc incluent une baie à balustrade dont la structure pleine et la couleur blanche indiquent sans conteste le marbre, mais le motif forme des lattis croisés (type b), assujettis par des clous à cabochons19.
17. Pline, HN 19, 50 ; P. Grimal, Les jardins romains à la fin de la République et aux deux premiers siècles de l’Empire : essai sur le naturalisme romain (Bibliothèque de l’École française de Rome et d’Athènes, 155), Paris, 1943, passim. On notera que dans le jardin de Prima Porta, la clôture s’incurve en schola derrière chacun des grands arbres placés au centre de la paroi : S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), passim. 18. PPM VI, p. 133, fig. 171-172 ; M. Aoyagi, U. Pappalardo, Pompei (regiones VI-VII), Insula Occidentalis, Naples, 2006, p. 162-163, fig. p. 164-173. Réalisée durant le IIIe style, cette mosaïque fut conservée lors des réfections du IVe style. 19. Tablinum (8), zone haute : PPM IV, p. 685, fig. 55.
Figure 6 – Rome, « auditorium » de Mécène, détail d’une niche. [Cliché N. Blanc]
Figure 7 – Pompéi, maison du Bracelet d’or, nymphée, mosaïque pariétale. [D’après PPM VI]
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Figure 8 – Herculanum, maison de Neptune et Amphitrite, peinture de jardin. [Cliché : N. Blanc]
Figure 9 – Pompéi, maison du Grand-duc (VII 4,59), viridarium (16), mur est. [D’après M. Staub Gierow, Casa del Granduca (VII 4, 56) und casa dei Capitelli figurati (VII 4, 57) (Häuser in Pompeji, 7), Münich, 1994, fig. 78]
50 cm
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Lorsqu’aucune indication des lattis ne figure sur la structure à claire-voie, l’incertitude demeure. Une peinture fragmentaire, aujourd’hui au Musée de Naples20, présente le dispositif classique de l’enceinte basse formant exèdre autour d’une vasque fluente ; la partie supérieure est formée de montants assez larges (type 1a) dont la couleur pâle, dans la même nuance ocre rose que le vase, mais un peu plus sombre, ne permet pas de trancher. En revanche, dans le triclinium d’été (E) de la maison de Neptune et Amphitrite (V, 6-7) à Herculanum, la couleur blanche de la clôture qui s’incurve autour de la vasque traitée dans la même nuance, ne laisse pas de doute sur l’intention du peintre (figure 8). La structure entièrement à claire-voie, formée de montants larges et réguliers (type 2a), enferme une végétation luxuriante, largement exotique, qui se détache sur un beau fond jaune-orangé21. Dans la maison VII, 4, 56 à Pompéi, dite du Grand-duc, les peintures du viridarium (16) offrent une variante originale de clôture composite. Les trois murs conservent les vestiges d’une barrière à claire-voie, constituée de châssis juxtaposés, qui forment une composition bien lisible sur le mur est, de part et d’autre de la fontaine22 (figure 9). La séquence centrale comprend trois montants droits barrés par deux montants en diagonale, consolidés à mi-hauteur par une traverse (variante du type 2b). L’ouvrage est réalisé avec des lattis minces et étroits, employés également dans les panneaux latéraux, mais croisés de façon à évoquer soit des claustra à losanges disposés en nid d’abeille, soit un treillage végétal, du type que nous verrons plus bas. Toutefois, la couleur blanche, choisie pour la totalité de la clôture, semble exclure un matériau du type canne ou osier. La finesse des montants suggère plutôt une barrière de bois peint, s’incurvant en exèdre derrière la fontaine. On voit ici clairement les limites d’une lecture archéologique de ces enceintes qui, il faut y insister, sont dans l’évocation plus que la réplique du réel. Ainsi, de part et d’autre de la petite fontaine de la maison homonyme (VI, 8, 23-24), dans le jardin (10), la végétation se déploie au-dessus d’une
barrière (type 2a) dont les montants blancs s’inscrivent sur un fond rouge23 : clôture maçonnée massive ou zone basse ornementale, le peintre joue de toute évidence sur les deux registres. Ce schéma de barrière, faisant alterner montants en X et montants droits, semble prendre le pas sur celui des claustra qu’on ne retrouve plus guère dans les représentations tardives, à l’inverse du premier, décliné très largement tant en Italie que dans les provinces. Une peinture datée de la fin du iie-début du iiie siècle après J. C., provenant d’une maison de la via Genova sur le Quirinal à Rome, en offre une variante très suggestive. Il n’en subsiste aujourd’hui qu’un fragment peu lisible, mais l’aquarelle faite au moment de la découverte en figure très précisément le détail (figure 10) : les montants verticaux séparent deux niveaux de montants croisés en X (variante du type 1a), assujettis par des clous à gros cabochons. Cette barrière de couleur sombre, assez haute et robuste – chaque montant étant constitué de deux lattes juxtaposées – est destinée à arrêter les animaux : on aperçoit à gauche un quadrupède24. Ce même type de barrière perdure dans les représentations tardives : le mausolée VIII dit « Domus Petri », sous la basilique Saint-Sébastien à Rome, en conserve un exemple daté de la fin du ive siècle après J. C., décorant une grande niche-arcosolium25 (figure 11). La clôture peinte qui court sur les trois murs et se poursuit sur les extrados est du même modèle que via Genova, mais le traitement est beaucoup plus riche : les montants verticaux prennent la forme d’une demi-colonne dont le chapiteau porte un buste masculin, dont la succession suggère une rangée d’hermès, neuf au total ; en outre, les cabochons sont constitués de gros fleurons ornementés. L’ensemble est traité dans une couleur brun-rouge, assez sombre pour le lattis, plus claire pour les têtes sculptées, aux traits lourdement soulignés ; une gamme de nuances variées restitue le détail et le volume, mais sans suggérer un matériau précis. Comme via Genova, un quadrupède – ici distinctement une brebis – est figuré devant la clôture.
20. Naples, Musée archéologique national, inv. 9705 : W.F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 13), p. 380, fig. 453 ; T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Piano di Sorrento, Villa Fondi (Museo Archeologico della Peninsola Sorrentina « Georges Vallet », 17 luglio-22 dicembre 2005), Castellammare di Stabia (Na), Soprintendenza per i Beni Archeologici di Napoli e Caserta, 2006, p. 93, no 8 et fig. 21. A. Maiuri, Ercolano… (cité n. 7), p. 398, fig. 333 ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 13), p. 67-68, fig. 109 ; et vol. II, p. 371, no 109, fig. 434. 22. M. Staub Gierow, Casa del Granduca (VII 4, 56) und casa dei Capitelli figurati (VII 4, 57) (Häuser in Pompeji, 7), Munich, 1994, p. 32-37, fig. 71-79.
23. Th. Fröhlich, Casa della Fontana piccola (VI 8, 23.24), Munich, 1996, p. 42, fig. 224, 244, 246-247 ; PPM IV, p. 645, fig 39. Même système dans le viridarium (k) de la maison VII 3, 30, mais la barrière est de type 2 b : Pompéi, PPM VI, p. 968-973, fig. 47-58. 24. E. De Carolis, « Gruppo di affreschi da via Genova », dans Affreschi romani dalle raccolte dell’Antiquarium comunale, Rome, 1976, p. 45, no 3A, pl. 18-19, 1 (on reconnaît assez distinctement une brebis et non un bovidé). 25. H. Mielsch, Römische Wandmalerei, Darmstadt, 2001, p. 195196, fig. 233 ; A. M. Nieddu, La “Basilica Apostolorum” sulla Via Appia e l’area cimiteriale circostante, Rome, Cité du Vatican, 2009, p. 199-291, fig. 231-232.
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Figure 10 – Rome, via Genova. [D’après De Carolis, « Gruppo di affreschi da via Genova », dans Affreschi romani dalle raccolte dell’Antiquarium comunale, Rome, 1976, pl. 18]
Les provinces aussi fournissent des témoignages sur ce type de barrière. Dans la maison du Paon, à Bulla Regia, dont le décor est daté de la seconde moitié du iiie siècle après J. C., la pièce souterraine (7) est peinte sur ses quatre parois d’un lattis à montants droits et croisés, de type 2b. Il est traité en jaune et s’élève sur un socle plein de même couleur, qui se confond avec la plinthe26. L’illusion d’un viridarium, présent derrière cette barrière de bois, est amplifiée par une abside percée d’une niche ornée d’un paon, sur le mur sud (figure 12). Toujours à Bulla Regia, le même type de clôture est peint, cette fois sur le mur d’un bassin, dans la maison de la Pêche27. En Gaule aussi, ce type de barrière est connu par des peintures très fragmentaires. À Glanum, dans la maison des Antes (VI), les salles L et M ont livré des éléments du type 1a, de couleur marron sur fond blanc, avec des cabochons en forme d’anneaux aux intersections des montants en X28 ; à Vaison-la-Romaine, c’est une barrière de même type mais sans ornement et de couleur verte29. Il faut préciser toutefois que dans ces deux cas, l’absence de végétation ne permet pas d’assurer avec une totale certitude qu’il s’agisse de clôture de jardin. 26. Cl. Vibert-Guigue, dans R. Hanoune, Recherches archéologiques franco-tunisiennes à Bulla Regia, 4-1. Les mosaïques (École française de Rome, 28,4), Rome, 1980, p. 79-80, fig. 158, 161, 163. Nous remercions l’auteur de nous avoir signalé ce décor et autorisé à reproduire sa restitution.
Figure 11 – Rome, mausolée VIII (Domus Petri) sous Saint Sébastien, niche. [D’après H. Mielsch, Römische Wandmalerei, Darmstadt, 2001, p. 195-196, fig. 233]
Figure 12 – Bulla Regia, maison du Paon, salle souterraine à décor de jardin. [DAO : C. Vibert-Guigue]
27. Ibidem, p. 80, fig. 162. 28. A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, p. 303, fig. 463. 29. Ibidem, fig. 464.
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Treillages et tressages La seconde catégorie de clôtures figurées sur les peintures de jardin est constituée par les treillages et clayonnages en végétaux plus ou moins souples, qui se rangent dans la catégorie de la vannerie. Dans la maison de Livie, la clôture du premier plan est peinte avec beaucoup de soin et permet une lecture assez détaillée. Des montants rigides, croisés selon un rythme relativement régulier et dense, consolidés aux deux tiers de la hauteur par une traverse30, sont fixés sur une rampe formée d’une tige plus grosse. Au-dessus court une rambarde qui, particularité unique, prend appui sur de courts montants très espacés (figure 1). La lumière frappe les montants situés au premier plan, de couleur jaune pâle, tandis que ceux passant derrière la traverse sont plus sombres. Le matériau ici n’est pas tressé et la mise en œuvre, non seulement des montants mais de la rampe, est celle d’un végétal rigide, roseau ou grosse tige d’osier. Aucune des représentations ne permet d’identifier un végétal précis, tout au plus peut-on apprécier les qualités de solidité et de souplesse nécessaires à l’exécution des divers types de treillage ; et pour ces clôtures légères et d’abord décoratives, les textes des Agronomes ne fournissent pas d’indications précises. Varron désigne du terme générique de vimina les plantes qu’il faut tresser pour faire des clayonnages – crates –, catégorie très large dans laquelle peuvent entrer les treillages de jardin31. Le plus adapté à la confection de tressages à la fois solides et élégants est, bien sûr, l’osier (salix)32, qui figure en outre parmi les cultures de base du domaine, car il joue un rôle indispensable dans la culture de la vigne33. Il en est de même pour le roseau dont les Romains exploitaient la variété de grande taille, notre canne de Provence – Arundo donax L. – employée pour les canisses : c’est le « roseau à palissades » de Théophraste que l’auteur distingue du « roseau des vanniers »34, le roseau
30. Cette traverse intermédiaire, assez rare, se retrouve cependant dans la villa de Diomède, sur une peinture de la cour des bains, presqu’entièrement disparue aujourd’hui mais conservée par un dessin : PPM L’Immagine, p. 75, fig. 3 ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 13), p. 371-372, no 113, fig. 435. 31. Varron, RR I 23,5 (éd. J. Heurgon, Paris, CUF, 1978). 32. Pline (NH 16, 209) l’énumère parmi plusieurs végétaux, dont l’osier, adaptés à la réalisation des clayonnages – flexilis cratis (éd. J. André, Paris, CUF, 1962). 33. Pline, NH 16, 176-177, où l’auteur énumère les différentes variétés et leurs emplois, informations qu’on trouve aussi, avec des variantes, chez Columelle, RR IV, 30, 4. 34. Théophraste, HP IV, 11,1 (trad. S. Amigues, Paris, CUF, 1989) ; Arundo Donax L. sert aussi à faire les tuteurs ; il a été identifié sur plusieurs peintures pompéiennes (W. F. Jashemski, The natural history of Pompeii, Cambridge,
commun – Phragmites australis – à tiges moins hautes, plus minces et plus flexibles. L’utilisation de ces deux végétaux pour la confection des treillages est confirmée par l’archéologie pompéienne. Le jardin de la maison des Chastes Amants (IX, 12, 9) conserve le contour de ses platebandes, dessiné par les trous des montants régulièrement espacés des clôtures35. L’analyse dendrochronologique des vestiges trouvés dans ces cavités a révélé la présence d’Arundo donax L et de Phragmites australisi ; le premier a été attribué à la structure, le second, de par sa légèreté, aux montants croisés : la reconstitution qui a été proposée et mise en place dans le jardin suit en effet ce modèle de treillage, qui correspond à la technique du croisé à jour dans la vannerie clayonnée36. Ce schéma est abondamment figuré en peinture et en mosaïque, sans doute pour sa simplicité d’exécution, peut-être aussi parce qu’il reproduit, avec plus ou moins de fidélité, un modèle de clôture réelle, qui a d’ailleurs traversé les âges. Ce modèle peut se décliner dans différentes variantes. Les œuvres plus raffinées prennent soin de suggérer, comme à Prima Porta, la technique du tressage en faisant porter la lumière sur les cannes du premier plan et en soulignant la forme tubulaire de la rampe37. C’est le cas par exemple pour la clôture figurée sur les murs du péristyle (8) de la maison de la Vénus à la coquille38 (II, 3, 3) (figure 13). Les mosaïstes quant à eux emploient deux couleurs distinctes de tesselles. Le nymphée de Massa Lubrense, près de Sorrente, daté de l’époque claudienne, en offre un magnifique exemple dans les quatre niches à décor de jardin39. La végétation luxuriante est enclose
35.
36. 37.
38. 39.
2002, p. 91-92, no 15) et est figuré de façon très réaliste sur la peinture de jardin de la pièce (32) de la maison du Bracelet d’or (VI, 17, ins. occ. 42) où il sert de tuteur à un rosier : PPM VI, p. 126, fig. 161 (infra figure 1, p. 136). A. Ciarallo, « Giardini e aere verdi nell’antica Pompei », dans C. Acidini Luchinat, E. Garbero Zorzi (dir.), Boboli 90 (Atti del Convegno internazionale di studi per la salvaguardia e la valorizzazione del giardino, Firenze, 9-11 marzo, 1989), Florence, 1991, vol. II, p. 8-9, fig. 3 ; voir aussi A. Ciarallo, « Laboratorio di ricerche applicate. Attività 2007 », dans Rivista di Studi Pompeiani, 19, 2008, p. 140, fig. 3. Sur ces techniques, cf. N. Blanc, F. Gury, « Techniques de vannerie… » (cité n. 1). Voir aussi dans la maison de Salluste (VI, 2,4), sur la paroi est du viridarium (24), datée du IIIe style, les traces d’un treillage de même type dont une tempera de F. Morelli (1809) restitue l’aspect originel : PPM IV, p. 120-121, fig. 56-58 ; PPM L’Immagine, p. 95, no 31. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 13), p. 62, fig. 101 et p. 66, fig. 106 ; PPM III, p. 137-143, fig. 38-49. T. Budetta, « Il ninfeo a mosaico di Massalubrense: nuove scoperte », dans F. Guidobaldi, A. G. Guidobaldi (dir.), Atti del III Colloquio dell’AISCOM (Bordighera, 6-10 dicembre 1995), Bordighera, 1996, p. 695-704 ; T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 20), p. 19-62.
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Figure 13 – Pompéi, maison de la Vénus à la coquille (II, 3, 3), détail de la paroi du fond du viridarium. [Cliché : N. Blanc]
d’un treillage dont les croisillons sont figurés en jaune au premier plan et en vert au second plan, alternance qu’on retrouve pour figurer la rotondité de la rambarde (figure 14). La clôture qui s’incurve pour suivre la forme semi-circulaire des niches (3) et (11) est fermée au centre par un portillon constitué de deux montants en X consolidées par une traverse (type 2b)40. Dans les exèdres quadrangulaires (5) et (9), le treillage occupe le mur du fond seulement : il se poursuit sur les côtés par une barrière formée elleaussi d’une alternance de montants droits et croisés en X (type 2a)41. L’emploi de la double couleur pour distinguer la position des montants apparaît même dans des peintures rapidement esquissées ; c’est le cas dans le jardin de la villa de Poppée à Oplontis42. C’est pourquoi les décors de grande qualité qui n’indiquent pas le tressage en volume pourraient suggérer un travail
40. T. Budetta, « Il ninfeo a mosaico di Massalubrense… » (cité n. 39), p. 696-697, fig. 1 (niche 3) ; T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 20), p. 32-33 et p. 61, fig. 1-2 (niche 3) ; p. 47, fig. 1-2 et dessin (niche 11). 41. Ibidem, p. 697-698, fig. 4-5 (niche 5) ; T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 20), p. 36-37, fig. 1, 4, 6-7 et dessin (exèdre 5) ; p. 44-45, fig. 1-3 et dessin (exèdre 9). 42. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 13), p. 379, fig. 451.
à base d’éclisses plates. C’est le cas sur une peinture aujourd’hui au Musée de Naples, où la clôture s’incurve élégamment pour mettre en valeur un pinax de marbre : le traitement uniforme des montants dans un beau jaune doré s’oppose à celui de la rampe formée de deux cannes juxtaposées dont la forme circulaire est bien soulignée par les ombres43 (figure 15). De fait, ce type de treillage est si fréquent dans la peinture pompéienne qu’il faut renoncer à en citer tous les vestiges44. Dans la maison de l’Ours (VII, 2, 44-46), il enserre les frondaisons peintes sur les trois murs du jardin45 et se poursuit même sur les petits côtés de la fontaine réelle au centre du mur nord, brouillant les limites entre vrai et faux et parachevant ainsi l’illusion46 (figure 25). Dans la niche du caldarium (22) de la maison du Labyrinthe (VI, 11, 8-10), le treillage n’occupe que la zone supérieure, prenant appui sur une base maçonnée, figurée en noir47, qui ne peut se confondre avec la plinthe, vu sa hauteur (figure 16). La structure est plutôt celle d’une enceinte en dur du type claustra à losanges, contredite par la couleur verte et la finesse des croisillons qui suppose un treillage végétal48, ce qui pose à nouveau la question du réalisme des représentations. Parfois, les tiges se croisent deux à deux, formant un tressage plus dense et plus solide : c’est le cas dans une niche de l’« auditorium » de Mécène49. Ici, les montants verticaux sont également tressés, comme la rampe formée d’un réseau dense de croisillons, qui incite à s’interroger sur la nature du matériau – de l’osier peut-être ? Une variante intéressante apparaît en effet dans la densité du treillage, plus ou moins à claire-voie. Généralement, les croisillons sont assez serrés pour
43. Naples, Musée archéologique national, inv. 8760 : W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii..., vol. I (cité n. 13), p. 81, fig. 129 ; V. Sampaolo, dans M. R. Boriello, M. Lista, U. Pappalardo, V. Sampaolo, C. Ziviello, Le collezioni del Museo Nazionale di Napoli, vol. 1,1. I mosaici, le pitture, gli ogetti di uso quotidiano, gli argenti, le terrecotte invetriate, i vetri, i cristalli, gli avori, Rome / Milan, 1989, p. 142, no 135 et fig. 44. La vogue du motif au IVe style est illustrée par la maison des Dioscures dans le péristyle (45) où les entrecolonnements du classique péristyle dorique de la première phase ont été redécorés avec des peintures de jardin, dont se distinguent encore les treillages : PPM IV, p. 941, fig. 160. 45. Jardin (M) : W. Ehrhardt, Casa dell’Orso (VII 2, 44-46) (Häuser in Pompeji, 2), Munich, 1988, p. 48-53, fig. 208, 212, 219-220, 222-223, 227 ; PPM VI, p. 780-782, fig. 56-60. 46. Ibidem, fig. 221. 47. V. M. Strocka, Casa del Labirinto (VI 11, 8-10) (Häuser in Pompeji, 4), Munich, 1991, p. 60, fig. 430-433 ; PPM V, p. 65, fig. 100. 48. Couleur vert pâle peu visible sur les clichés, mais confirmée dans V. M. Strocka, Casa del Labirinto (VI 11, 8-10) (cité n. 47), p. 60. 49. Photo en ligne : http://sights.seindal.dk/sight/964_Auditorium_of_Maecenas.html.
PARADIS ET HORTUS CONCLUSUS : FORMES ET SENS DE LA CLÔTURE • 115
Figure 14 – Massa Lubrense, nymphée, niche (3). [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli, La villa di Livia, Milan, 2008, p. 75]
Figure 15 – Naples, MANN 8760. [D’après A. Donati (dir.), Romana pictura: la pittura romana dalle origini all’età bizantina (catalogue d’exposition au Palazzi del Podestà e dell’Arengo, Rimini, 28 mars-30 août 1998), Rimini, 1998, fig. 18, p. 130]
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50 cm
Figure 16 – Pompéi, maison du Labyrinthe, niche du caldarium (22) : a - ensemble ; b - détail du treillage. [D’après V. M. Strocka, Casa del Labirinto (VI, 11, 8-10), Häuser in Pompeji, 4, Münich, 1991, fig. 432-433]
Figure 17 – Rome, villa de la Farnésine, peinture du jardin (L). [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli, La villa di Livia, Milan, 2008, p. 17]
PARADIS ET HORTUS CONCLUSUS : FORMES ET SENS DE LA CLÔTURE • 117
Figure 18 – Pompéi, maison du Verger, peinture du jardin, cubiculum (8). [Cliché : N. Blanc]
Figure 19 – Pompéi, maison du Bracelet d’or, peinture du jardin, pièce (32). [D’après PPM VI, p. 16, fig. 177]
que la couleur, à l’intérieur, suffise à suggérer la végétation contenue derrière. À Pompéi, dans les zones basses très dégradées, ne subsiste souvent que le maillage jaune peint sur un fond indistinct. C’est le cas dans la maison d’Apollon (VI, 7, 23), où les montants croisés devant lesquels passe une guirlande sont surmontés d’une rambarde formée de trois cannes bien marquées50. Lorsque les montants sont très serrés, formant une nappe assez dense sur le mode du tissé, un végétal à la fois souple et solide est nécessaire, de l’osier probablement. Ce sont ces vanneries très fines qui constituent les architectures complexes figurées dans les jardins miniaturisés vus en perspectives, très à la mode sur les parois de IIIe style et que nous verrons plus loin. Mais le même type de tressage très serré est figuré aussi sur des représentations illusionnistes à grande échelle à l’intérieur des pièces. C’est le cas déjà dans la villa de la Farnésine à Rome (vers 20 avant J. C.) où le jardin (L) était orné en zone basse d’une succession d’exèdres dessinées par de petits croisillons, enfermant un grand cratère fontaine de
50. Cour (10) : PPM IV, p. 492-493, fig. 39-40. Voir dans ce même volume la contribution de H. Eristov, p. 83, fig. 2.
marbre51 (figure 17). Le même système de représentation est employé dans les cubicula (12) et (8) de la maison du Verger (I, 9, 5)52 où le tressage est si dense que la clôture constitue un véritable mur, percé d’ouvertures, closes de montants croisés selon le type 2b (figure 18). Même type de clôture dans les pièces (31) et (32) de la maison du Bracelet d’or (VI, 17, ins. occ. 42), datées également du IIIe style (figure 19). Dans le triclinium d’été (31), les treillages presqu’identiques occupent non seulement la zone basse, percée des mêmes ouvertures (type 2b), mais encadrent de grandes échappées sur le jardin qui semble vu depuis les pavillons, arcatures, exèdres et ouvertures dessinées par les croisillons53. Dans l’oecus (32), le jardin se déploie en continu, bordé en zone basse par la même clôture finement tressée, mais les ouvertures prennent un tour plus décoratif, faisant alterner des
51. Il en reste trois exemplaires : I. Bragantini, M. de Vos, Museo Nazionale romano, Le Pitture, II, 1. Le decorazioni della villa romana della Farnesina, Rome, 1982, p. 123-127, pl. 32-34. 52. Cubiculum (8) : PPM II, p. 20-35, fig. 20-47 ; cubiculum (12) : PPM II, p. 114-133, fig. 140-169. 53. Triclinium (31) : PPM VI, p. 131, fig. 167-168 ; M. Aoyagi, U. Pappalardo, Pompei (regiones VI-VII)… (cité n. 18), p. 162163, fig. p. 174-186.
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formes géométriques de rectangles et losanges, tandis que dans la zone supérieure, le même tressage dessine des architectures schématiques54. Ces petites croix juxtaposées suggèrent la technique dite « en croisé », soit un travail de clayonné à jour, incompatible avec la clôture pleine suggérée ici. Le peu de réalisme de ces représentations est bien visible dans le détail : les contours des éléments architecturaux – linteaux, piliers – sont d’abord dessinés, puis remplis ensuite du fin réseau des croisillons, à la façon d’un placage. Un contraste révélateur est offert par les reliefs gallo-romains où les techniques de tressage des fauteuils d’osier, aussi complexes dans leur structure que les architectures de jardin, sont figurées avec un réalisme qui permet leur reconstitution aujourd’hui. La peinture quant à elle utilise plus volontiers des techniques impressionnistes. Le treillage, exprimé par de simples croisillons, procédé le plus rapide et le plus explicite pour signifier la clôture, appartient au vocabulaire de base, commun à tout le monde romain, dans la représentation du jardin. À Fréjus, la maison de la place Formigé a livré les fragments d’une peinture de jardin située dans l’atrium ; sur trois murets de l’impluvium, le fond noir porte un réseau de simples croisillons jaunes, ici à claire-voie, laissant apercevoir dans les interstices de petites fleurs rouges et des feuilles vertes55 (figure 20). Cet arrangement illustre le glissement
vers un traitement ornemental, éloigné du naturalisme originel du motif. Plus complexe est le rendu du treillage sur le muret du fond, au sud, surélevé par une cloison qui occupait l’entrecolonnement : ici, une ombre mauve restitue le volume circulaire des montants croisés en X, ainsi que celui de la rambarde sur laquelle sont juchés des oiseaux ; au-dessus, sur un fond jaune lumineux qui rappelle celui de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum, plantes et arbres entouraient une petite niche associée à une fontaine56. Un ensemble fragmentaire trouvé lors d’une fouille de sauvetage à Rouen a permis de restituer une belle clôture constituée de brins jaunes croisés deux à deux sur fond noir ; comme à Fréjus, des feuilles vertes sont visibles à l’intérieur des croisillons, tandis que la rambarde, de façon plus originale, s’orne d’une frise de montants croisés (type 1a). Des vestiges de végétation et une silhouette brune, statue ou divinité agreste, confirment la qualité de l’ensemble57. À Chartres encore, place des Épars, le même type de clôture formée de brins tressés deux à deux, alternativement jaune pâle et marron, s’incurvait en exèdre autour d’une vasque58. Sans surprise, on constate en Gaule l’assimilation et l’interprétation des motifs venus Italie59. Pour résumer, les clôtures se rangent dans deux grands types, au rendu plus suggestif que réaliste. Le premier comprend les claustra et les barrières, qui obéissent à un petit nombre de schémas bien codifiés et dont le matériau joue le trompe l’œil entre marbre et bois. Le second est formé des treillages végétaux de cannes ou d’osier, toujours exécutés dans une technique de croisés plus ou moins dense dont la représentation d’une fidélité variable peut aller jusqu’au plus extrême schématisme.
Figure 20 – Fréjus, barrière peinte sur le parapet de la cour de la maison de la Place Formigé. [D’après A. Barbet et al., La peinture romaine : fresques de jardin et autres décors de Fréjus (catalogue d’exposition au musée archéologique municipal de Fréjus), Fréjus, 2000, p. 12, fig. 9]
54. PPM VI, p. 118, fig. 150 ; p. 125, fig. 160 a et c ; p. 124, fig. 158 ; M. Aoyagi, U. Pappalardo, Pompei (regiones VI-VII)… (cité n. 18), p. 187, fig. p. 189-221. 55. A. Barbet, G. Becq, Fl. Monier, R. Rebuffat, La peinture romaine : fresques de jardin et autres décors de Fréjus (Catalogue d’exposition. Musée archéologique municipal de Fréjus, 10 juillet-11 novembre 2000), Fréjus, 2000, p. 12, fig. 9 ; A. Barbet, La peinture romaine en Gaule… (cité n. 28), p. 297-298, fig. 454-456.
56. Ibidem, p. 12-13, fig. 10-12. 57. P. Carel, « Peintures provenant de la fouille du parking “Delacroix - Beaux-Arts” à Rouen (Seine-Maritime) », dans Revue archéologique du Centre (Actes des séminaires de l’AFPMA 1990-1991-1993), suppl. 10, 1995, p. 265, pl. V ; A. Barbet, La peinture murale en Gaule… (cité n. 28), p. 300301, fig. 460. 58. A. Barbet, ibidem, p. 299-300, fig. 459. 59. Plus généralement, pour les peintures de jardin en Gaule, voir les exemples rassemblés dans ibid., p. 295-304.
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statut et nature de l’esPace enclos Après avoir distingué ces différentes formes de clôture, voyons dans quels contextes elles apparaissent. Introduisent-elles une hiérarchie ? Délimitentelles des jardins de nature différente ?
Des clôtures non hiérarchiques Les claustra de marbre sont, comme attendu, associés à des représentations de parcs luxueux. Ce luxe se manifeste d’une part dans la flore et la faune, d’autre part dans le mobilier. Dans la villa de Livie (figure 1), la nature seule fait la splendeur du lieu, mais une nature exubérante où cohabitent des essences variées, certaines importées et acclimatées sur le sol italien, d’autres indigènes mais cultivées et disciplinées dont l’épanouissement simultané défie les saisons pour exprimer profusion et fécondité60. Ce luxe raffiné, typique du style augustéen, s’exprime plus encore dans la faune : le nombre et la variété des oiseaux sont dignes d’une volière – ici suggérée par la cage posée sur le mur – qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher du célèbre aviarium de Varron dans sa villa de Casinum (RR III, 5-6). Le cubiculum de la villa de Fannius Synistor à Boscoréale offre un paysage encore plus riche, construit de toute pièce (figure 2) : les claustra sont prolongés par une pergola de marbre qui domine une grotte aménagée abritant une fontaine monumentale où l’eau s’écoule à deux niveaux dans un bassin sculpté61. Dans plusieurs niches de l’« auditorium » de Mécène, la balustrade de marbre forme exèdre pour mettre en valeur une vasque ouvragée, réalisée dans le même matériau62 (figure 6) ; mais nous avons vu qu’à côté, l’exèdre peut être délimitée par un treillage63 qui n’indique pas un statut moindre mais probablement des espaces différents, nous y reviendrons. C’est ce que confirme une fois encore le jardin de la villa de Livie (figure 1) qui voit se côtoyer les deux types de clôture. Les jardins peints sont meublés de sculptures, à l’image des jardins réels, comme le prouve le mobilier archéologique, trouvé en abondance et pas seulement dans les grandes demeures nobiliaires64. Juvénal évoque Lucain, goûtant un repos auréolé de gloire
60. G. Caneva, « Ipotesi sul significato simbolico del giardino dipinto della Villa di Livia (Prima Porta, Roma) », dans Bullettino della Commissione Archeologica comunale di Roma, 100, 1999, p. 63-80. 61. Cf. supra, figure 2, p. 107. 62. Cf. supra, figure 6, p. 109. 63. Cf. supra, p. 108. 64. A. Carrella et al., Marmora Pompeiana… (cité n. 10).
dans ses horti marmorei65, marquant bien le caractère indissociable de l’hortus et du mobilier de marbre. Dans les peintures illusionnistes de IIIe et IVe style où flore, faune et mobilier sont déclinés dans un vocabulaire encore plus varié, on observe, à première vue, la même indifférenciation hiérarchique entre enceintes en dur, claustra ou barrières, et tressages. La maison du Verger est emblématique à cet égard. Dans le cubiculum (12), sur le mur est, une exèdre en treillage encadre une table monopode de marbre portant un bassin avec une hydrie d’or66, flanquée de part et d’autre de deux grands vases de marbre à panse cannelée67. Dans le cubiculum (8), un mobilier égyptisant encore plus rare et plus précieux – statues de pharaon, sphinx – alterne avec des pinakes de marbre peints, toujours enclos dans le même treillage léger68 (figure 18). Sur le mur sud du péristyle (8) de la maison de la Vénus à la coquille (II, 3, 3), une imposante statue de Mars érigée sur un piédestal de marbre se détache devant un simple treillage de cannes ; une vasque-fontaine finement sculptée lui fait pendant69 (figure 13). Même contexte luxueux pour la peinture pompéienne du Musée de Naples, déjà citée70, où deux oiseaux, une colombe et un paon, perchés ici sur un treillage, mettent en valeur le pinax de marbre central (figure 15). Le paon est en effet l’ornement par excellence du jardin d’agrément et le définit en quelque sorte : Suétone rapporte, dans la vie de Tibère, qu’un prétorien avait été puni de mort pour avoir volé un paon dans un viridarium71. La maison du Bracelet d’or (VI, 17, Ins. occ. 42) juxtapose de la même manière des clôtures différentes associées à des espaces également luxueux. Dans le triclinium d’été (31), la niche mosaïquée présente une enceinte en dur, suggérant le marbre72 (figure 7), tandis que les parois sont ornées de fins treillages croisés73, tout comme dans l’oecus (32) voisin, où ces fines clôtures encadrent masques et oscilla74 (figure 19). On a vu aussi que dans la niche (5) du nymphée de Massa Lubrense, le jardin enclos par un treillage végétal sur la paroi du fond se déploie derrière une barrière sur les faces latérales75. 65. Juvénal, sat. 7, 79-80 : contentus fama iaceat Lucanus in hortis / marmoreis (éd. Fr. Villeneuve, P. de Labriolle, Paris, CUF, 1950). 66. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 13), p. 77, fig. 123-124 ; PPM II, p. 121, fig. 148 et p. 123, fig. 151. 67. PPM II, p. 126, fig. 134. 68. Ibidem, p. 21, fig. 32 ; p. 27, fig. 39. 69. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 13), p. 129, fig. 204 ; PPM III, p. 139, fig. 43-44 ; p. 143, fig. 49. 70. Voir supra, figure 15, p. 115. 71. Tib. 60 (éd. H. Ailloud, Paris, CUF, 1954). 72. Cf. supra, figure 7, p. 109. 73. PPM VI, p. 135-137, fig. 176-178. 74. Ibidem, p. 118, fig. 152 ; p. 124-125, fig. 158, 160 ; p. 128, fig. 163. 75. Cf. supra, figure 14, p. 115.
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De même, les clôtures de bois, dont le matériau est identifié par la structure ou plus sûrement par la couleur brune (figures 4, 10, 11), ne marquent pas un luxe moindre. Dans le mausolée sous Saint-Sébastien, les montants verticaux traités en hermae, comme les gros cabochons, indiquent clairement la richesse de l’enceinte (figure 11). Le canard perché sur la clôture pourrait paraître moins chic, à tort, car comme les échassiers, il est obligatoirement associé à une pièce d’eau, autre indice de luxe. On le rencontre dans les demeures de l’élite, comme à Herculanum, la maison de la Cloison de bois où le viridarium conserve sur le mur du fond les vestiges d’un treillage, avec un bassin de marbre et des canards76.
Clôture et espace : l’organisation du jardin Si la clôture, quelle que soit sa nature, n’introduit pas de hiérarchie, quel rôle joue-t-elle ? Premier point, si évident qu’il est inutile d’y insister, elle structure la paroi en introduisant une perspective. Comme les architectures illusionnistes – colonnades, murets, … – qui creusent l’espace, les barrières fictives au premier plan permettent de créer un second plan où le jardin peut se déployer. La clôture joue, mutatis mutandis, le rôle du podium en zone basse dans les parois de IIe style, où le système vise à suggérer des édifices réels, avant que la fantaisie qui triomphe avec les édifices fantastiques aux IIIe et IVe styles ne donne plus de liberté au traitement de cette zone. Toutefois, à la différence de ces systèmes décoratifs qui produisent d’amples perspectives avec des échappées, les représentations de jardin jouent sur la proximité et généralement n’obéissent pas à la classique tripartition de la paroi : la clôture remplace la zone basse tandis que la végétation se déploie sur les zones médiane et haute, le jardin occupant ainsi la totalité de la paroi. Dans les pièces fermées toutefois, la clôture peut se superposer à une zone basse réduite, comme dans les pièces (8) et (12) de la maison du Verger77 ; et le souvenir de la plinthe perdure peut-être dans les barrières à socle massif, du type de la maison du Labyrinthe (figure 16a). La fonction des clôtures dans l’économie de la paroi n’épuise pas néanmoins la question de leur variété. La différenciation des formes de clôture obéit sans doute à un souci esthétique, mais ne peut-on postuler que ces clôtures, en fonction de leur forme, définissent des secteurs différents, comme ce sera le cas plus tard ? Si l’on sait que les jardins obéissaient à un plan qui les divisait, à la manière de la domus, en quartiers
76. A. Maiuri, Ercolano… (cité n. 7), p. 218, fig. 171. 77. S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), p. 15.
spécifiques, avec leurs usages et leurs fonctions, les textes ne mentionnent pas précisément les clôtures dans son organisation78. Là encore, la maison de Livie fournit un départ intéressant dans la mesure où les deux formes de barrière délimitent clairement deux espaces différents : on distingue au premier plan, une allée bordée d’herbes et plantes basses, et à l’arrière, des arbres suggérant un bosquet ou un parc (figure 1). Cette tentative de lecture de l’espace amène à poser une question préliminaire, celle de la place du spectateur dans le décor : d’où regarde-t-il ? Si l’on applique le mode de lecture qui gouverne habituellement la peinture illusionniste romaine, les représentations sont vues depuis l’intérieur de la pièce dont la paroi se trouve ainsi abolie par le jeu du trompel’œil. Et il semble en effet logique d’apercevoir le jardin depuis l’intérieur de la maison, comme par une fenêtre ouverte lorsque la peinture orne une pièce fermée, le jardin fictif rivalisant ainsi avec le jardin réel qui s’encadre dans les ouvertures79. Ce qui explique à notre avis que ces jardins peints ne soient pas habités, sinon par des statues : la représentation humaine casserait l’illusion du commanditaire, censé voir son propre jardin80. La convention semble la même lorsque la peinture orne un mur extérieur, de cour, péristyle ou viridarium : elle permet de reculer les limites du jardin, restreint par l’enceinte réelle, et d’agrandir sa superficie. L’horizon est généralement borné par le rideau végétal qui laisse deviner, mais sans les figurer, des profondeurs boisées : celles du domaine, supposé assez étendu pour emplir tout l’espace visible. C’est, au sens propre du terme, l’arbre qui cache la forêt. Cet angle de vue connaît une exception avec la peinture, aujourd’hui effacée, du mur est du petit viridarium (9) de la maison des Amazones (VI, 2, 14) à Pompéi81. Derrière la clôture du premier plan, on découvre l’habituel rideau d’arbres, dont trois palmiers, suggérant un bosquet sacré puisqu’il encadre la niche laraire abritant Isis, Osiris, Harpocrate. Au-dessus, de façon inhabituelle, est figurée la côte, avec le rivage bordé de villas maritimes. Ce registre supérieur, quel que soit le sens à lui donner – vision du rivage vésuvien et de ses riches installations82 ou de l’Égypte lointaine – n’en constitue pas moins un panorama à voir par-delà
78. Sur les sources, cf. ibidem, plus spécialement p. 41-47. 79. Cic., Ad Att. II 3,2 (éd. Léopold Albert Constans, Paris, CUF, 1962). 80. Une autre interprétation est défendue par Françoise Gury dans ce même volume, not. p. 154 et suiv. 81. PPM IV, p. 174, fig. 13-14 ; PPM. L’immagine, p. 102, no 41 (gouache de 1812 de Morelli). 82. À rapprocher de la vue décrite par Pline le Jeune, sur les toits des villas alignées sur le rivage (epist. II 17, 27).
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le mur, depuis la maison83. Mais plus souvent, la vue ne porte pas au-delà des terres entourant la propriété, à la différence des grands paysages vus à vol d’oiseau qui ornent les murs des espaces ouverts ou semiouverts à Pompéi, comme dans le jardin (10) de la maison de la Petite Fontaine (VI, 8, 23.24)84. Il est donc clair que l’angle de vue restreint choisi par les peintres de jardins illusionnistes ne permet pas de définir précisément la structure et le plan du jardin. Fort heureusement, le motif dénommé « hortus conclusus » en vogue durant le IIIe style85 suit d’autres règles de construction. L’image offre en effet une vision à très petite échelle d’un jardin entier, généralement représenté en perspective à vol d’oiseau, sur le modèle justement des paysages panoramiques mentionnés plus haut. Ces images en vignette ornent habituellement les zones basses des parois pompéiennes, comme dans l’exèdre (G) de la maison des Amours dorés (VI, 16, 7.38)86, ou des prédelles comme dans le triclinium (19) de la maison du Cithariste (I, 4, 5.25)87 (figure 23), plus rarement le centre des panneaux de la zone médiane : c’est le cas dans la maison de Cérès (I, 9, 13)88. Elles reproduiraient, a-t-on pensé, les maquettes présentées aux commanditaires89 ; ces jardins en effet se réduisent à leur tracé, indiqué par des clôtures qui en dessinent les allées, plates-bandes, pergolas et pavillons divers, même si quelquefois sont esquissés plantes, oiseaux et mobilier90 (figures 21, 22). Le rendu des clôtures est schématique, avec une exception, nous l’avons vu, dans la maison de Lucretius Fronton (V, 4a), sans doute autorisée par l’échelle de la représentation, car le jardin occupe la zone basse sur toute la longueur de la paroi et non un seul
83. Au delà de la simple contamination de deux genres, la peinture de jardin et la peinture de paysage (S. Settis, La villa di Livia… [cité n. 6], p. 38-39). 84. Th. Fröhlich, Casa della Fontana piccola… (cité n. 23), p. 36-45, fig. 231-265 ; PPM IV, p. 640-646, fig. 32-41. 85. Cf. supra, p. 106 et suiv. 86. F. Seiler, Casa degli Amorini Dorati (VI 16,7.38) (Häuser in Pompeji, 5), Munich, 1992, fig. 171, 178, 187, 195 ; PPM V, p. 787, fig. 132-133. 87. F. L. Bastet, M. de Vos, Il terzo stile pompeiano… (cité n. 8), p. 25-26, fig. 1 (vers 20-10 avant J. C.) ; PPM I, p. 146, fig. 50 et 148, fig. 53. 88. Triclinium (m) : F. L. Bastet, M. de Vos, Il terzo stile pompeiano… (cité n. 8), p. 91, no 56, fig. 15 ; PPM II, p. 226, fig. 80. Plus généralement, on trouvera le recensement exhaustif du motif dans F. L. Bastet, M. de Vos, p. 121-122, n. 37. 89. C’est l’hypothèse de Mariette de Vos, reprise dans S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), p. 35. Mais cette interprétation qui peut expliquer la naissance du motif ne rend pas compte de sa diversité, de même que l’explication théâtrale n’épuise pas la complexité des architectures illusionnistes. 90. Sur les fragments de la collection Gorga, d’une finesse extrême, on distingue même les oscilla en forme de peltes accrochés dans les exèdres : S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), p. 74-75 et fig.
panneau91 ; ainsi le peintre a-t-il pu figurer le détail des claustra et barrières (figure 5). Dans les autres cas répertoriés, de fins croisillons indiquent des treillages délimitant l’enceinte extérieure du jardin, comme ses divisions internes, confirmant ainsi la définition du viridarium comme espace entièrement clos. Une peinture détachée du portique ouest de la villa Impériale à Pompéi, assez schématique, offre une vaste enceinte rectangulaire, scandée par des pavillons carrés largement ouverts, des kiosques disposés en belvédère sur les longs côtés ; l’entrée ouvre sur une grande plate-forme occupée par une statue (ou bassin avec une fontaine ?) (figure 21). Le fond noir laissé en réserve figure l’intérieur du jardin dont ne sont esquissés que quelques arbres, dépassant de la clôture au premier plan92. L’image dans sa simplicité explicite parfaitement la distribution et l’usage du jardin : c’est d’abord un spectacle, destiné à être vu sous différents angles, depuis les kiosques répartis comme autant de loges sur l’arène, où arbres et statues s’offrent sous différents angles, alternativement proches ou éloignés, selon la position du promeneur. Plus illustrative encore, une peinture d’Herculanum conservée aujourd’hui au Musée de Naples93 (figure 22) convertit le jardin en une scaenae frons, avec ses trois exèdres semi-circulaires encadrées par des pavillons quadrangulaires : sur la scène gazonnée au premier plan, des vasques, des oiseaux se détachent devant les pergolas soulignées de bordures fleuries. On voit mieux la variété des vues ménagées sur les vasques, les plantes et les animaux apparaissant tantôt d’un côté de la barrière, tantôt de l’autre, selon que le spectateur passe de l’intérieur à l’extérieur des pavillons. Entre cette représentation du jardin en mur de scène (figure 22) et la vue à vol d’oiseau de la villa Impériale (figure 21), la peinture de la maison de Lucretius Fronton offre un spectacle intermédiaire (figure 5). On y voit deux carrés enclos de part et d’autre d’un grand vase qui marque peut-être le centre du jardin dont le plan pourrait se déduire par symétrie : l’angle de vue serait alors celui d’un promeneur qui a derrière lui deux massifs identiques à ceux qui
91. PPM III, p. 1011, fig. 83 b et p. 1016, fig. 91. 92. Boscoréale, Antiquarium, inv. 21630 : Domus, viridaria, horti picti (Expo. Casino dell’Aquila, 5 luglio-12 settembre 1992 et Biblioteca Nazionale, 6 luglio-12 settembre 1992), Naples, Soprintendenza archeologica Pompei, 1992, p. 105 no 3 et fig. ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II, (cité n. 13), p. 402, no 197, fig. 498. Même structure pour deux jardins de la maison de Spurius Me(n)sor (VII, 3, 29) à Pompéi : ibidem, vol. II, p. 338-339, nos 181-182, fig. 491-492 ; PPM VI, p. 929, fig. 48 et p. 935, fig. 59. 93. Naples, Musée archéologique national, inv. 9964 : W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I ( cité n. 13), p. 175, fig. 200 ; T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 20), p. 90, no 5 et fig.
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Figure 21 – Pompéi, villa Impériale, hortus conclusus. [Cliché : N. Blanc]
Figure 22 – Naples, MANN 9964. Hortus conclusus provenant d’Herculanum. [D’après T. Budetta (dir.), Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Piano di Sorrento, Villa Fondi (Museo Archeologico della Peninsola Sorrentina « Georges Vallet », 17 luglio-22 dicembre 2005), Soprintendenza per i Beni Archeologici di Napoli e Caserta, Castellammare di Stabia, 2006, p. 90]
s’offrent en miroir à ses yeux94. Mais c’est une interprétation, fondée sur le plan centralisé du jardin de Longus autour du temple de Dionysos, qui n’est pas lisible dans les images. Les jardins, même vus à vol d’oiseau dans leur totalité, sur le principe des représentations cartographiques, ne permettent pas d’extrapoler une lecture en plan. La perspective est celle de la frons scaenae, c’est-à-dire la juxtaposition de vues de face, qui même étagées sur plusieurs niveaux, n’offrent aucune vue sur l’arrière du décor. Mieux, au déroulement sans surprise de figures géométriques, dans l’optique du jardin « à la française », s’oppose, nous semble-t-il, le souci de faire se succéder des vues, réservant à chaque étape un spectacle différent. Et ces visions partielles ne sauraient fournir par addition un panorama d’ensemble. La peinture de Lucretius Fronton nous offre une vue de jardin et non du jardin. Mais, si les images ne permettent pas de dessiner un plan global, du moins confirment-elles, par la reproduction incessante des mêmes dispositifs, la validité de notre hypothèse de départ : les clôtures divisent 94. S. Settis, La villa di Livia… (cité n. 6), p. 35-37.
le jardin en secteurs, massifs et plates-bandes, et en dessinent le contour, comme les murs circonscrivent les pièces dans un édifice. Revenons à la maison de Lucretius Fronton (figure 5) : ce secteur du jardin est aménagé autour de la vasque-fontaine et c’est ce spectacle, avec les oiseaux qui viennent s’y désaltérer, qui lui confère son unité, son homogénéité. À cet égard, ces jardins en miniature confirment, en les reprenant à une autre échelle, les constats que nous pouvions tirer des jardins illusionnistes : les clôtures mettent en scène le mobilier de luxe du jardin, à l’instar de celui qui prend place à l’intérieur de la domus ou de la villa. Les procédés sont divers : tantôt les enceintes s’incurvent, pour enserrer étroitement l’œuvre à la façon d’une niche – c’est le cas dans la villa de la Farnésine (figure 17), l’« auditorium » de Mécène (figure 6) ou la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum (figure 8) ; tantôt une clôture rectiligne met l’œuvre hors de portée, comme une offrande dans le jardin d’un sanctuaire – le Mars de la maison de la Vénus à la coquille (figure 13), les statues égyptisantes et les pinakes de la maison du Verger (figure 18) ; ou encore elle vient fermer la niche réelle sur laquelle est
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figurée l’œuvre, comme les sphinx dans la maison du Labyrinthe (figure 16). Parfois au contraire, la clôture élargit l’espace autour de l’œuvre, afin de la mettre en perspective, comme la vasque du jardin de Lucretius Fronton (figure 5) ; parfois, cette tactique mêle réalité et fiction, la barrière intégrant dans l’arrière-plan qui lui fait défaut la fontaine réelle de la maison de l’Ours à Pompéi (figure 25)95. De même, comme on le voit dans l’hortus conclusus en miniature, la clôture permet de varier les points de vue pour les spectateurs du jardin illusionniste. Ainsi faut-il revoir l’idée, généralement admise que, dans les pièces fermées, le jardin est toujours vu depuis l’intérieur, comme par une large baie qui abolirait la cloison. En fait, bien souvent, la pièce ornée est déjà le jardin et le point de vue est bien celui du propriétaire, mais transporté dans un des espaces ou des pavillons spécialement conçus pour jouir de la vue de la flore, de la faune et des œuvres d’art96. Les treillages qui encadrent les ouvertures réelles et fictives du jardin illusionniste de l’oecus (35) de la maison du Bracelet d’Or ne peuvent se comprendre autrement (figure 18) : le spectateur est à l’intérieur d’un des kiosques, du type figuré dans les exemples précédents (figures 20-22). Ainsi s’expliquent également les représentations de jardin dans des niches et absides réelles, le caldarium (22) de la maison du Labyrinthe (VI, 11, 8-10)97 (figure 16), le triclinium d’été de la maison du Bracelet d’or, le nymphée de Massa Lubrense98 (figure 14), ou la pièce souterraine de Bulla Regia (figure 12) : c’est un jeu illusionniste entre la forme architecturale réelle et sa reproduction légère en treillage. Les peintures, non contentes d’agrandir l’espace en prolongeant le jardin sur le mur, décuplent ainsi ses dimensions en installant le spectateur dans un pavillon de verdure, censé être situé déjà au cœur du jardin. Enfin, qu’elles soient réelles ou fictives, ces exèdres en treillage répondent à la mode des pièces de réception à abside qui gagnent l’architecture domestique99. Le dessin qui nous est conservé d’une peinture de la maison du Cithariste apporte encore une autre information sur la structure de l’hortus (figure 23). Derrière la façade habituelle, avec exèdre et pavillons d’entrée, l’intérieur du jardin est figuré avec un schématisme qui en souligne l’essentiel : une allée
95. Cf. supra, p. 114. 96. Sur la variété de ces points de vue, voir dans ce même volume la contribution d’Hélène Eristov, p. 81-103. 97. Cf. supra, p. 114. 98. Cf. supra, p. 113-114. 99. Sur ce phénomène, voir en dernier lieu É. Morvillez, « Apparition et développement des absides dans l’architecture domestique gallo-romaine », dans C. Balmelle, H. Eristov, Fl. Monier (dir.), Décor et architecture en Gaule,
dessinée par un treillage qui suit un circuit en-demicercle dans lequel on pénètre par les deux entrées flanquant l’exèdre centrale. Cette promenade permet d’explorer l’intérieur du jardin puisqu’elle le traverse jusqu’à longer la limite arrière de la clôture, en offrant des points de vue sur les plates-bandes qui en bordent le tracé de part et d’autre. Sans pousser trop loin un parallèle qui serait un anachronisme, on rapprochera ici le passage où Pline le Jeune décrivant sa villa des Laurentes mentionne la gestatio, l’allée destinée aux litières qui encadre le jardin, bordée d’un côté de buis et de romarin (ep. II, 17, 13) : « Contre cette allée et entouré par elle est un berceau de vigne encore jeune et donnant de l’ombre au sol doux et élastique même sous les pieds nus »100. Ce détail évoque précisément le jardin de Prima Porta dont la double clôture limite une allée gazonnée, peut-être ombragée elle aussi par une treille : les languettes irrégulières qui concluent la peinture en haut, généralement interprétées comme le bord d’une grotte, pourraient aussi suggérer un feuillage. C’est une allée du même genre, ouvrant une promenade dans les profondeurs du jardin, qui est figurée sur la peinture de la via Genova (figure 10). Le grand vase est du côté du promeneur, tout comme le quadrupède, tandis que l’autre côté de la barrière évoque un espace difficile à définir – plus sauvage ou au contraire enfermant des variétés botaniques à défendre de l’attaque des animaux ? Il n’est pas sûr que la question ait un sens dans cette nature à la fécondité inépuisable où les arbres fruitiers s’épanouissent parmi les oiseaux, leurs prédateurs attitrés.
Figure 23 – Pompéi, maison du Cithariste, dessin d’hortus conclusus. [D’après O. Elia, Le pitture della « casa del Citarista »,
Rome, 1937]
entre l’Antiquité et le Haut-Moyen Âge, mosaïque, peinture, stuc (Actes du Colloque international de Toulouse Université du Mirail, 9-12 octobre 2008), Aquitania, Suppl., Bordeaux, 2011, p. 257-278. 100. … adiacet gestationi interiore circuitu vinea tenera et umbrosa nudisque etiam pedibus mollis et cedens (trad. A.-M. Guillemin, Paris, CUF, 1987). Pline le Jeune revient sur le sujet en V 6,17 : gestatio in modum circi.
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Paradeisoi, parcs à gibier et viviers Ce recensement a laissé de côté un type de clôtures qui s’apparente davantage à un mur : il se confond avec la plinthe de la paroi, mais est parfois traité de façon à suggérer une enceinte101. Son emploi est systématique dans les paysages à grande échelle de IVe style, caractérisés par la présence d’animaux sauvages qui s’ébattent dans une semi-liberté, parfois chassés102. On y voit à juste titre une évocation – évocation et non représentation réaliste103 – des parcs à gibier, appelés communément leporaria ou vivaria à l’époque où ces peintures furent réalisées dans la région vésuvienne, soit le troisième quart du ier siècle après J. C. Or, Aulu Gelle (II, 20) les identifie précisément à des paradeisoi104 : Vivaria autem quae nunc vulgus dicit sunt quos παράδεισος Graeci appellant, quae leporaria. Il précise que ce sont des lieux « clos de palissades », saepta, dénommés aussi « roboraria », car ils étaient clos de planches de bois dur – tabulis roboreis. Tout ceci nous confirme que ces enceintes, qui devaient contenir des animaux, parfois féroces, n’avaient rien à voir avec des clôtures de jardin. Sur un relief de marbre du Vatican105, on voit des animaux s’ébattant derrière une robuste palissade de rondins : si l’on retrouve bien l’alternance habituelle de montants droits et croisés (type 2b), le redoublement de ces éléments donne épaisseur et densité à la clôture.
101. Elle rentrerait dans la quatrième catégorie de Varron, la clôture construite en dur (fabrile) qu’il dit plus récente et définit ainsi : « c’est un mur, fait en pierre, en briques cuites, en briques crues, et en un mélange de terre et de gravier, agglomérés dans des moules » (RR I 14,3). À notre connaissance, aucune peinture de jardin n’offre une représentation réaliste de ce type de clôture. En revanche, les murs d’enceinte maçonnés sont parfois figurés sur les représentations de villas : citons la scène de chantier de la villa San Marco, où les murs sont figurés en détail (A. Ciarallo, E. de Carolis [dir.], Pompéi, nature, sciences et techniques [Catalogue d’exposition, Palais de la Découverte, Paris], Milan, 2001, p. 312, no 394 et fig.). 102. Voir D. Michel, Casa dei Cei (I 6, 15) (Häuser in Pompeji, 3), Munich, 1990, p. 79-82, avec un recensement des vestiges conservés à Pompéi. 103. Voir par ex. la représentation de l’éléphant et du python, stéréotype d’origine littéraire hérité d’une chasse de Ptolémée II Philadelphe, sur la peinture de la maison de Romulus et Rémus (VII, 7,10 [p]) : H. Mielsch, « Hellenistische Tieranekdoten in der römischen Kunst », dans Archäologischer Anzeiger, 1986, p. 754-756, fig. 8-10. 104. Sur les termes et les différentes réalités (enclos à gibier, terrains de chasse, etc.), voir Jean Trinquier, p. 179-210. 105. Vatican, Museo Chiaramonti 1409 : W. Helbig, Führer durch die öffentlichen Sammlungen klassischer Altertümer in Rom, I. Die Päpstlichen Sammlungen im Vatikan und Lateran, Rome, 19634, p. 252, no 327 (E. simon) ; P. Zanker, Pompei. Società, immagini urbane e forme dell’abitare, Turin, 1993, p. 204, fig. 118, infra fig. 4, p. 204.
C’est une forme élégante de la barrière rustique faite de pieux et branches entrelacées, le second type décrit par Varron106. Toutefois, les peintures n’entrent pas dans ce réalisme mais adaptent plutôt le système habituel de découpage de la paroi : la plinthe au premier plan constitue le mur d’enclos au-delà duquel peut se déployer le paradeisos, créant la distance nécessaire avec cet univers souvent teinté d’exotisme et lointain, à la différence du jardin illusionniste qui peut pénétrer dans la maison, jusque dans les pièces fermées. À l’inverse, ces paysages animaliers occupent toujours des espaces ouverts ou semi-ouverts, péristyles, jardins et salles à manger d’été. Corollaire de cette situation exposée, leur état de conservation est souvent médiocre, y compris au niveau de la plinthe, sujet de notre étude107. Dans le jardin (23) de la maison de l’Éphèbe (I, 7, 11), la vaste scène qui prend la forme d’une chasse couvre le mur sud et sert de fond à la fontaine bien réelle qui en occupait le centre, dans l’axe des triclinia. On distingue encore, sur la plinthe rouge uni, les touffes de végétation surgissant au pied du mur108 ; toutefois, le motif est courant, y compris à l’intérieur, et n’est pas spécifique des enceintes de paradeisoi109. Même traitement dans le jardin (10 ou l) de la maison de Lucretius Fronton (V, 4 a), sur un fond de couleur noire110 : la végétation se poursuit sur les interpanneaux occupés par des statues, qui repoussent les scènes animalières au-delà du viridarium ornant le premier plan111. En revanche, sur le mur nord du viridarium (H) de la maison des Cei (I, 6, 15), la plinthe, ici traitée en rouge, acquiert davantage de consistance, car la végétation ne pousse pas seulement à sa base à l’extérieur, elle déborde aussi par-dessus, venue de l’espace au-delà du mur où se trouvent animaux et chasseurs112. Mais ce n’est pas non plus une représentation à lire stricto sensu, ne serait-ce que parce que le
106. RR 1,14,2 : « Il [le second type] est fait soit de pieux plantés dru et de branches entrelacées, soit de larges poteaux percés de trous, et passant par ces trous, des branches transversales, environ deux ou trois, soit d’arbres ébranchés, abattus et ensuite redressés » (trad. J. Heurgon, Paris, CUF, 1979). 107. Voir la liste dans D. Michel, Casa dei Cei… (cité n. 102), p. 80 (12 exemplaires recensés), et l’étude de synthèse, p. 79-82. 108. PPM I, p. 708-711, fig. 158-162. 109. Sur sa signification, voir dans ce même volume la contribution de Françoise Gury, p. 159 et suiv. 110. W. J. Th. Peters, La casa di Marcus Lucretius Fronto… (cité n. 13), p. 340-349, fig. 247-253 ; PPM III, p. 1022-1023, fig. 103 et 105. 111. Ibidem, p. 310-312, fig. 228-230. 112. Viridarium (H), mur nord : D. Michel, Casa dei Cei… (cité n. 102), p. 52-60, pl. 256-257, 266-272. Même type d’enceinte pour le paradeisos du jardin (o) de la maison d’Orphée (VI, 14, 20) : PPM V, p. 285-291, fig. 33-39.
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Figure 24 – Pompéi, Maison du Centenaire, détail du décor du nymphée à l’arrière du grand triclinium. [D’après PPM IX, p. 1008, fig. 201]
même type de clôture se poursuit sur les murs est, devant un paysage panoramique113, et ouest, devant un paysage nilotique114. À l’inverse, la zone basse traitée en mur plein qui enclot le paradeisos dans la maison de la Chasse antique (VII, 4, 48) se transforme en treillage devant les interpanneaux ornés de vues de jardin115. Il est clair que le mur plein induit une distance avec le paysage, alors que la clôture légère renforce l’illusion de la proximité. On en verra la confirmation dans la maison du Centenaire (IX, 8, 3-7), où le paradeisos et son enceinte sont intégrés dans un véritable programme iconographique qui se déploie sur les trois murs du triclinium-nymphée (33) occupé en son centre par un bassin116. La zone basse de la paroi figure un mur de couleur blanche, percé d’étroites ouvertures fermées par la traditionnelle grille à montants croisés (type 2b), qui laisse passer la végétation, laquelle jaillit aussi par-dessus le mur, ainsi qu’au pied, à profusion
113. D. Michel, Casa dei Cei… (cité n. 102), p. 57-59, fig. 274-282. 114. Ibidem, p. 59-60, fig. 283-285. 115. PPM VII, p. 32, fig. 44-45 ; P. M. Allison, Fr. B. Sear, Casa della Caccia antica (VII 4, 48) (Häuser in Pompeji, 11), Munich, 2002, p. 43-44, fig. 203-204 (= Péristyle [16], mur sud ; sous le paradeisos, zone basse classique à compartiments ornés). 116. PPM IX, p. 995-1023, fig. 174-234.
(figure 24) ; diverses créatures – oiseaux, lézards, etc. – contribuent à donner l’illusion d’une nature exubérante et féconde. Au-dessus court une frise de poissons et plantes aquatiques évoquant milieux marins et fluviaux. La zone principale de la paroi est tout entière décorée par un grand paysage : un paradeisos sur le mur sud, le plus en vue puisqu’il est occupé par la fontaine à escalier d’eau aboutissant au bassin, et enfin un jardin avec des statues de sphinges portant des vasques de marbre sur le mur est. Ce qui est remarquable ici est que l’enceinte enserre tous les éléments de la villa idéale, possédée, ou plus probablement rêvée par le commanditaire, et offerte au regard des invités : le viridarium, les viviers et le parc à gibier. Ils sont cette fois donnés à voir de l’extérieur, dans une vision panoramique qui embrasse la totalité du fundus. Le projet est le même dans la maison de l’Ours (VII, 2, 44-46) où les peintures du jardin (m) donnent aussi à voir le viridarium et le parc à gibier, mais selon un autre dispositif. La composition utilise le double registre (figure 25) : un classique jardin, enclos derrière un treillage, occupe les zones basse et médiane des parois117. En zone haute, sur le mur nord118, deux animaux affrontés, un sanglier et un chien, évoquent 117. Cf. supra, p. 114. 118. W. Ehrhardt, Casa dell’Orso… (cité n. 45), p. 51, fig. 209-212 ; PPM VI, p. 780, fig. 56.
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Figure 25 – Pompéi, maison de l’Ours, jardin (m), mur nord, relevé de la peinture de jardin.
[D’après W. Ehrhardt, Casa dell’Orso (VII 2, 44-46) (Häuser in Pompeji, 2), Münich, 1988, fig. 212]
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clairement le parc à gibier qui, sur le mur est119, prend la forme de hautes futaies. Le registre supérieur est donc traité comme un au-delà du jardin, tout comme le littoral figuré au même niveau dans la maison des Vestales. L’éloignement permet de faire l’économie de la clôture. La représentation réaliste des barrières qui participe de l’illusionnisme pour le jardin serait contre-productive dans l’évocation d’un lieu déjà à demi-sauvage qui vaut surtout par son exotisme. Il faut ajouter au dossier un document inédit que nous proposons d’interpréter comme un parc à gibier. Il s’agit du décor stuqué qui orne le cul de four de l’abside du tepidarium des thermes suburbains d’Herculanum : il figure un paysage escarpé où l’on voit à droite courir un cervidé ; au centre s’élève un pavillon quadrangulaire formé d’une terrasse portée par quatre piliers120. Une guirlande courant autour de la rambarde constitue le seul décor de cette architecture légère qui ne comporte aucun des attributs d’un sanctuaire champêtre. Nous proposons d’y voir un parc à gibier avec un pavillon panoramique permettant de jouir de la vue des animaux, sur le modèle du therotrophium d’Hortensius, rendu célèbre par Varron121 : l’orateur y convie ses hôtes à admirer les animaux réunis dans une mise en scène mythologique, depuis un lieu élevé (locus excelsus) du parc où avait été installé un triclinium122.
de la végétation sur la paroi fait éclater la division entre zones médiane et haute. À ce titre, la clôture a d’abord une justification formelle, elle est consubstantielle au genre et à sa diffusion.
Qu’apporte l’étude des clôtures à notre connaissance de la peinture de jardin, et plus largement du jardin ? Tout d’abord, le motif infléchit le classique schéma tripartite qui gouverne la peinture murale romaine : il se substitue aux compartiments qui décorent habituellement la zone basse, tandis que la distribution
Ensuite, la possibilité même d’établir une typologie confirme que la clôture constitue bien un topos123 : le motif est suffisamment codifié pour être véhiculé et compris largement, y compris en dehors de l’Italie romaine. Ses formes semblent fixées très tôt, comme le montre la peinture de la maison de Livie. Les barrières à montants et les treillages évoluent peu au cours du temps, mais semblent bien s’imposer aux dépens des claustra traditionnels, hérités de l’époque hellénistique. En nous plaçant sur le terrain de la représentation, nous avons écarté la question du réalisme ; quelques évidences néanmoins se font jour. L’emploi des différentes formes de la clôture n’obéit pas seulement à une logique ornementale. Témoin, la forme particulière réservée au paradeisos qui n’a pas du tout le même statut que l’hortus124. La zone basse classique tend à y reprendre ses droits et le moindre naturalisme du décor permet de mesurer a contrario le réalisme des treillages et barrières, sinon dans leur détail, du moins dans leur efficacité illusionniste125. Les clôtures interviennent clairement dans l’architecture du jardin, mais l’interprétation de leur agencement reste limitée : les différentes formes délimitent clairement des secteurs différents, mais ne permettent pas de les identifier, ni de les intégrer dans un ensemble cohérent. Elles encadrent des espaces dans lesquels se disposent végétation, faune et mobilier126, vues partielles et séduisantes dans leur variété. C’est la diversité des points de vue qui domine, battant en brèche l’hypothèse du spectateur immobile, observant d’un point unique un jardin construit et fini127.
119. W. Ehrhardt, Casa dell’Orso… (cité n. 45), p. 50-51, fig. 227228 ; PPM VI, p. 783, fig. 62. 120. N. Blanc, dans G. Pelegrín (dir.), Circulación de temas y sistemas decorativos en la pintura mural Antigua (Actas del IX Congreso Internacional de la Association internationale pour la peinture murale antique [AIPMA], Zaragoza / Calatayud, 21-25 septiembre 2004), Saragosse, 2007, p. 130, fig. 1. 121. RR III, 13, 1-2 (éd. J. Heurgon et Ch. Guiraud, Paris, CUF, 1997). 122. Sur les parcs à gibier romains et leur usage, cf. J. Trinquier, « Les chasses serviles. Aspects économiques et juridiques », dans J. Trinquier, Chr. Vendries (dir.), Chasses antiques. Pratiques et représentations dans le monde gréco-romain (iiie s. avant-ive s. apr. J.-C.) (Actes du colloque international de Rennes, Université Rennes II, 20-21 septembre 2007), Rennes, 2009, p. 104-109, et l’article de J. Trinquier infra, not. p. 185 et suiv.
123. C’est même un indice fort, à ce point patent que lorsque le décor fragmentaire ne conserve que la barrière, cela suffit généralement à identifier. 124. Les « Tierbilder » sont d’ailleurs rangés avec les paysages et non les jardins dans H. Mielsch, Römische Wandmalerei… (cité n. 25). 125. De même que le mur des paradeisoi pompéiens est tout aussi peu tangible que ses captifs exotiques, nous avons vu que le jardin mythologique lui aussi est dépourvu de barrière. 126. Nous serions même tentée de dire que cette clôture est une marque assez fiable de mesure de la réalité du jardin ; le jardin mythologique de la maison d’Adonis est dépourvu de barrière; de même, le mur qui enclôt les paradeisoi pompéiens est tout aussi peu concret que ses captifs exotiques ne sont vraisemblables. 127. C’est ce qui ressort également de l’étude d’Hélène Eristov dans ce même volume, p. 85 et suiv. et conclusion p. 103.
conclusion
128 • NICOLE BLANC
annexe :
rePrésentations de jardin étudiées Site
Pièce
Type jardin
Type clôture
Datation
Boscoréale, villa de Fannius Synistor
cubiculum (m)
jardin illusionniste (avec mobilier de marbre)
claustra, marbre
50-40 avant J. C.
Bulla Regia, maison du Paon
pièce souterraine (7)
jardin illusionniste (avec paon)
barrière (type 2b)
2e moitié du iiie s. après J. C.
Bulla Regia, maison de la Pêche
bassin
jardin illusionniste (avec oiseau)
barrière (type 2b)
iie s. après J. C. ?
Chartres, place des Epars
inconnu
jardin illusionniste
treillage en croisé
après le milieu du ier s. après J. C.
Fréjus, domus de la place Formigé
« atrium », muret impluvium
jardin illusionniste (avec oiseau)
treillage en croisé
Néron ?
Glanum, maison des Antes (VI)
pièces (L) et (M)
jardin illusionniste ?
barrière (type 1a)
iiie s. après J. C. ?
Herculanum, Naples, Musée archéo. inv. 9964
inconnu
hortus conclusus miniature
treillage dense
IIIe style
Herculanum, III 11, maison de la Cloison de bois
viridarium
jardin illusionniste
treillage en croisé
3e quart du ier s. après J. C.
Herculanum, V 6,7, maison de Neptune et Amphitrite
triclinium d’été (E)
jardin illusionniste
enceinte à claire-voie, marbre (type 2a)
3e quart du ier s. après J. C.
Massa Lubrense, (Sorrente), villa
Nymphée, niches (3), (5), (7), (9)
jardin illusionniste (avec oiseaux)
1. clôture (types 2a et 2b) 2. treillage en croisé
Claude
Naples, Musée archéo. inv. 8760
inconnu
jardin illusionniste
treillage en croisé
IIIe style
Oplontis, villa dite de Poppée
jardin
jardin illusionniste
treillage en croisé
IVe style
Pompéi, I, 4, 5.2, 5, maison du Cithariste
triclinium (19)
hortus conclusus miniature
treillage en croisé
IIIe style initial (20-10 avant J. C.)
Pompéi I 6,15, maison des Cei
viridarium (H)
paradeisos
enceinte pleine, maçonnée
IVe style
Pompéi, I 7,11, maison de l’Éphèbe
jardin (23)
paradeisos
enceinte pleine, maçonnée
Pompéi, I 9,5, maison du Verger
cubiculum 8
jardin illusionniste
treillage dense
IIIe style, phase IIb (35-45 après J. C.)
Pompéi, I, 9, 5, maison du Verger
cubiculum (12)
jardin illusionniste
treillage dense
IIIe style, phase IIb (35-45 après J. C.)
Pompéi, I 9,13 maison de Cérès
triclinium (m)
hortus conclusus miniaturiste avec architectures
Pompéi, II 3,3 maison de la Vénus à la coquille
péristyle (8)
jardin illusionniste
treillage, en croisé
IVe style
Pompéi, V 4 a, maison de Lucretius Fronton
tablinum (H)
hortus conclusus
claustra de marbre et barrières de bois (types 1-2)
IIIe style, phase IIb (35-45 après J. C.)
IIIe style, phase IIb (35-45 après J. C.)
PARADIS ET HORTUS CONCLUSUS : FORMES ET SENS DE LA CLÔTURE • 129
Site
Pièce
Type jardin
Type clôture
Datation
Pompéi, V 4 a maison de Lucretius Fronton
jardin (10)
paradeisos
mur plein
IVe style
Pompéi, VI 2,4, maison de Salluste
viridarium (24)
jardin illusionniste
treillage en croisé
IIIe style
Pompéi VI 2,14, maison des Amazones
viridarium (9)
jardin illusionniste égyptien et panorama en zone haute
barrière pleine (type 1a)
IVe style
Pompéi, VI 6,16.17, maison des Amours Dorés
exèdre (G)
hortus conclusus miniaturiste
treillage en croisé
IIIe style, phase Ib (10-1 avant J. C.)
Pompéi, VI 7, 18, maison d’Adonis blessé
viridarium (14)
jardin illusionniste encadrant le mythe avec statues, oiseaux, pas d’enclos pinakes
IVe style
Pompéi, VI 7, 23, maison d’Apollon
cour (10)
jardin illusionniste
treillage en croisé
IVe style
Pompéi, VI 8, 23-24, maison de la Petite fontaine
jardin (10), mur ouest
jardin illusionniste
barrière (type 2a)
Pompéi, VI 9, 6-7 (45) maison des Dioscures
péristyle
jardin illusionniste
treillage en croisé
IVe style
Pompéi, VI 11,8-10, maison du Labyrinthe
caldarium (22)
jardin illusionniste
treillage en croisé
IIIe style, phase IIa (25-35 après J. C.)
Pompéi, VI 14,20, maison d’Orphée
jardin (o)
paradeisos
enceinte pleine maçonnée rouge IVe style (avec végétation débordante)
Pompéi (VI, 17 [Ins. occ.] 42), maison du Bracelet d’or
triclinium (31) a. niche mosaïquée fontaine b. parois peintes
a. jardin illusionniste b. jardin illusionniste
1. enceinte à claire-voie, marbre (type 1a) 2. treillage dense
IIIe style
Pompéi (VI, 17 [Ins. occ.] 42), maison du Bracelet d’or
oecus (32)
jardin illusionniste
treillage dense
IIIe style
Pompéi, VII 2,44-46, maison de l’Ours
viridarium (31)
1. jardin illusionniste 2. paradeisos en zone haute
1. treillage 2. pas d’enceinte
IVe style
Pompéi, VII 3,29, maison de Spurius Me(n)sor
cubiculum (d)
hortus conclusus miniaturiste (× 3)
treillage
IIIe style
Pompéi, VII 3,30
viridarium (k)
jardin illusionniste (avec fontaine et oiseaux)
barrière (type 2b)
IVe style
Pompéi, VII 4,48 (13), maison de la Chasse antique
péristyle (16)
1. paradeisos 2. jardin illusionniste
1. panneaux décorés 2. treillage
Pompéi, VII 4,56, maison du Grand duc
jardin illusionniste
1. barrière de bois, type claustra IVe style 2. lattis, barrière (var. type 2b)
Pompéi, VII 7,10, péristyle (p) maison de Romulus et Remus
paradeisos
mur plein
IVe style
1. vivier (zone basse) 2. paradeisos (zones médiane et haute) 3. jardin illusionniste (zones médiane et haute)
mur plein
IVe style ?
Pompéi, IX 8, 3-7, maison du Centenaire
viridarium (33) (= triclinium-nymphée) paroi entière
130 • NICOLE BLANC Site
Pièce
Type jardin
Type clôture
Datation
Pompéi, Naples, Musée archéo. inv. 9705
inconnu
jardin illusionniste
enceinte à claire-voie, marbre ou bois (type 1a)
IIIe style
Pompéi, villa de Diomède
cour des bains, paroi
jardin illusionniste
treillage
IVe style
Rome, « auditorium » de Mécène (nymphée)
nymphée a. niches b. prédelle ou socle
1. jardin illusionniste 2. hortus conclusus miniaturiste
1. enceintes à claire-voie, marbre (type 1b) 2. treillage dense
IIIe style, phase IIa (25-35 après J. C.)
Rome, catacombe sous St Sébastien
mausolée VIII, dit Domus Petri, niche
jardin illusionniste
barrière (variante type 1a)
fin du ive s. après J. C.
Rome, villa de la Farnésine
jardin (L)
jardin illusionniste
treillage dense
vers 20 avant J. C.
Rome, Mus. Naz. Rom., Coll. Gorga
inconnu
hortus conclusus miniaturiste (fragments)
treillage
IIIe style
Rome, Prima Porta, villa de Livie
pièce souterraine (A), paroi entière
jardin illusionniste
1. claustra, marbre 2. treillage
augustéen
Rome, domus via Genova, Antiquario Comunale
corridor
jardin illusionniste (avec quadrupède et oiseaux)
barrière (variante type 1a)
fin iiedébut iiie s. après J. C.
Stabies, villa San Marco
portique (20)
arbre sacré
barrière pleine faisant alterner IVe style, 3e quart du ier s. après J. C. claustra et type 2b
Rouen, habitat Parking Delacroix-Beaux-Arts
jardin illusionniste
treillage
milieu du iie s. après J. C.
Vaison-la-Romaine, Terrain Thès supérieur
jardin illusionniste ?
barrière (type 1a)
?
(édifice partiellement exploré)
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? UNE ESTHÉTIQUE DU NÉGLIGÉ OU L’EXPRESSION D’UNE VITALITÉ VICTORIEUSE ? Le dossier de la peinture romano-campanienne (30 avant-79 après J. C.) Françoise gury
(UMR 8546 AOROC, Paris / ENS)
Les jardins romains sont parvenus jusqu’à nous sous la forme de vestiges archéologiques et de représentations imagées ou littéraires1. De leur parure végétale disparue2, il ne reste que des traces peu évocatrices (graines et pollens3, végétaux carbonisés4,
racines ou empreintes de racines5, pots6 (figures 5-6), fosses6de plantation7). Leurs différents ouvrages de bois ou d’osier (clôtures, pergolas8, espaliers, kiosques, tonnelles, cages9, enclos, volières10) se sont également évanouis. Seuls le mobilier11 de pierre, de bronze ou
1.
triclinium y : PPM VII, p. 128-131, fig. 49-51 ; PPM L’immagine, p. 208-209, fig. 96 ; p. 210-211, fig. 97. 6. Par ex. Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, jardin du péristyle : Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 33 (pots ayant servi au démarrage de jeunes arbres, puis cassés au moment de la plantation pour leur permettre de se développer). 7. Par ex. – 1/ Athènes, jardin du temple d’Héphaïstos : Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 70-74 ; – 2/ Gabies, jardin du sanctuaire de Junon (?) : F. Coarelli, « I luci del Lazio: la documentazione archeologica », dans O. de Cazenove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés (Actes du Colloque international organisé par le Centre Jean Bérard et l’École pratique des hautes études, Ve section, Naples, 23-25 novembre 1989) (coll. du Centre Jean Bérard, 10), Rome / Paris, 1993, p. 45-52, 48-51, fig. 1-2. 8. Pompéi VI, 2, 4, maison de Salluste, viridarium (24) : PPM IV, p. 118-119, fig. 55 (restitution de la pergola d’après l’original). Voir aussi les traces découvertes au cours des fouilles de la maison du Centenaire et de la maison d’Octavius Quartio (dite de Loreius Tiburtinus) : A. Ciarallo, « Giardini e aree verdi… » (cité n. 2), p. 7-8. 9. Petite cage posée sur la clôture dans le jardin peint de la villa de Livie à Prima Porta : J.-M. Croisille, Paysages dans la peinture romaine, Paris, 2010, p. 91, fig. 115. Voir plus généralement Gardens of Italy, p. 44. Certaines cages étaient en métal : Stace, Silves II, 4 (cage d’argent et d’ivoire). 10. Par ex. la volière de Varron à Casinum : Varron, RR, III, 4, 2 ; 5, 8-17 ; G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007, p. 149, fig. 90 (dessin de restitution), fig. 91 (dessin en coupe). Signalons les restes probables d’une volière circulaire à Pompéi VII, 7, 16 : The Gardens of Pompeii, II, p. 188, no 366 et fig. 221 ; Gardens of Italy, p. 44, cf. infra l’article de Ch. Vendries, p. 226-229. 11. Sur les ornements du jardin : cf. D. Kent Hill, « Some sculpture from Roman domestic gardens », dans Ancient Roman Garden 1981, p. 83-94 ; S. De Caro, « The sculptures of the Villa of Poppaea at Oplontis: a preliminary report », dans Ancient Roman Villa Garden 1987, p. 79-133 ; Gardens of Italy,
2.
3. 4. 5.
Par ex. Pline le Jeune, Lettres II, 17 ; V, 6 ; cf. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline le Jeune : à propos des Lettres 2. 17 et 5. 6 », dans P. Mudry, O. Thévenaz (dir.), Nova Studia Latina Lausannensia: de Rome à nos jours, 1-2, 2004, p. 93-110 ; K. S. Myers, « Docta otia: garden ownership and configurations of leisure in Statius and Pliny the Younger », dans Arethusa, 38, 2005, p. 103-129 ; de manière plus générale : G. Lafaye, s.v. Hortus, dans Daremberg-Saglio, vol. III, 1, 1899, p. 276-293 ; Les jardins romains, p. 357-424 et passim ; A. R. Littlewood, « Ancient literary evidence for the pleasure gardens of Roman Country Villas », dans Ancient Roman Villa Gardens 1987, p. 9-30 ; Storia dei Giardini, p. 111-181 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 87-91. Gardens of Italy, p. 41-49. Sur la flore de Pompéi, cf. W. F. Jashemski, A Pompeian Herbal: Ancient and Modern Medicinal Plants, Austin, University of Texas Press, 1999. Sur les reconstitutions de jardins à Pompéi à partir des traces archéologiques : A. Ciarallo, « Giardini e aree verdi in antica Pompei », dans Arte dei giardini: storia, restauro, 2, Florence, 1991, p. 7-16. B. Cunliffe, « Roman Gardens in Britain: a review of the evidence », dans Ancient Roman Gardens, 1981, p. 97. Jashemski, « Recently excavated gardens », p. 33-75 ; p. 34, fig. 4-5 ; p. 64-65, fig. 8. Par ex. – 1/ Oplontis, Villa de Poppée : Gardens of Italy, p. 121, pl. 42 (platanes) ; – 2/ Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, jardin (verger) du péristyle : Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 32-36, pl. III, fig. 5 ; pl. V, fig. 7-8 ; pl. VI, fig. 9 ; pl. VII, fig. 10-11 (figuier, cerisier ou poirier, olivier) ; – 3/ Boscoreale, Villa Rustica : Jashemski, « Recently excavated gardens », fig. 22-25, 27 (pin parasol) ; – 4/ Oplontis, Villa de Poppée : ibidem, p. 73, fig. 43 (citronnier derrière une base de statue). Cette association d’un arbre et d’une statue sur sa base est fréquente dans la documentation iconographique : par exemple – 1/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger (casa del frutteto), triclinium (11) : PPM II, p. 52-53, fig. 75 (arbre et statue hermaïque de Pan) ; – 2/ Pompéi VII, 4, 59, maison de la Paroi Noire, exèdre,
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 131-176
132 • FRANÇOISE GURY
de terre cuite (fontaines12, vasques13, statues14 [infra figure 31], autels, oscilla15, reliefs16, masques17, cadrans solaires18) et les éléments massifs19 (murs d’enceinte, constructions en maçonnerie, pavages, terrassements, canaux, puits, citernes20 et autres structures hydrauliques21) peuvent encore subsister et nous informer sur l’ampleur et l’organisation d’ensemble des réalisations. Or, les peintures murales abondent en évocations de jardins. Nous entendons par là toute représentation organisée d’une plantation de végétaux productifs ou d’ornement associée à des éléments de construction ou à du mobilier. Ces évocations nous permettraient d’appréhender, sinon la réalité du jardin romain22,
du moins son image idéale, celle en tout cas que les Romains aspiraient à contempler dans leur cadre domestique23, qu’elle enrichisse et prolonge un jardin existant24, ou qu’elle se substitue à lui quand il venait à manquer, en hiver25, faute d’espace26, ou à l’intérieur de la maison27. D’une manière ou d’une autre ces peintures nous renseigneraient donc sur les préférences esthétiques des Romains en matière de jardin. En raison de la documentation disponible, nous serions plus particulièrement informés sur le jardin « idéal » en Italie (plutôt à Rome28 et en Campanie29) et pour la période qui s’étend du début de l’Empire à la fin du troisième
p. 28-40 ; Storia dei Giardini, p. 116-117 ; G. di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico da Babilonia a Roma (Firenze, Limonaia del Giardino di Boboli, 8 maggio-28 ottobre 2007), Livourne, 2007, p. 254-319 et fig. Par ex. Pompéi VIII, 4, 4. 49, maison des Postumii, péristyle (23), fontaine à gradins du jardin : PPM VIII, p. 487488, fig. 60 ; vasque et fontaine au centre du jardin, fig. 61. Par ex. Pompéi VII, 4, 59, maison de la Paroi Noire, viridarium du péristyle (o) : PPM VII, p. 121-122, fig. 40-41 (deux vasques). Par ex. – 1/ Pompéi VI, 16, 7. 38, maison des Amours dorés, jardin du péristyle (F) (Pompéi, Magazzino della Soprintendenza, inv. 20363) : PPM V, p. 744, fig. 55 (buste hermaïque de Priape ou de Bacchus ; époque de Claude ou de Néron) ; – 2/ Pompéi (Magasin de la Surintendance, inv. 20361) : PPM V, p. 744, fig. 56 (buste hermaïque d’enfant bacchique, époque de Claude ou de Néron) ; – 3/ Pompéi (magasin de la Surintendance, inv. 1483) : PPM V, p. 745, fig. 57 (petite statue d’Omphale portant la léonté, époque tardo-hellénistique). Par ex. Pompéi VI, 16, 7. 28, maison des Amours dorés, suspendu à l’architrave du portique ouest du péristyle (Pompéi, magasin de la Surintendance, inv. 2952) : PPM V, p. 746, fig. 58 (ménade dansante, époque de Claude ou de Néron). Par ex. Pompéi VI, 16, 7. 28, maison des Amours dorés, jardin du péristyle (F) (Pompéi, magasin de la Surintendance, inv. 20460) : PPM V, p. 743, fig. 52-54 (reliefs posés sur des stèles, époque de Claude ou de Néron). Par ex. Pompéi VI, 16, 7. 28, maison des Amours dorés, suspendu à l’architrave du portique ouest du péristyle. Pompéi (magasin de la Surintendance, inv. 2885) : PPM V, p. 746, fig. 59 (Silène, époque de Claude ou de Néron). The Gardens of Pompeii, I, p. 294, fig. 327. Par ex. Fishbourne (Sussex), palais flavien : B. Cunliffe, Fishbourne. A Roman Palace and its Garden, New Aspects of Antiquity, Londres, 1971, p. 128-148. Par ex. Pompéi VIII, 5, 15-16, viridarium (b) : PPM VIII, p. 577, fig. 6-7 (deux bouches de citernes). Par ex. Pompéi VII, 12, 28, maison du Balcon suspendu, viridarium g, fistule de plomb et robinets de bronzes alimentant la fontaine : PPM VII, p. 604, fig. 20. Sur les difficultés spécifiques inhérentes à la fouille des jardins, cf. Gardens of Italy, p. 1. La confrontation de ces jardins imaginaires avec les descriptions littéraires et les données archéologiques permet d’approcher la réalité concrète des jardins romains : B. Cunliffe, « Roman Gardens in Britain… » (cité n. 3) ; Jashemski, « Recently excavated gardens ». E. De Carolis, « La pittura di giardino a Ercolano e Pompei », dans Domus-Viridaria-Horti Picti (Catalogo della mostra, Pompei, Casina dell’Aquila, Napoli, Biblioteca Nazionale, 4 luglio-
12 settembre 1992, Soprintendenza Archeologica di Pompei, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III), Naples, 1992, p. 29. Par ex. – 1/ Pompéi I, 9, 13, maison de Cerès, péristyle (n) : PPM II, p. 212-214, fig. 65-66 ; – 2/ Pompéi I, 12, 16, atrium (2) : PPM II, p. 841, fig. 6-7 ; – 3/ Pompéi V, 3, 11, viridarium (G) : PPM III, p. 952-953, fig. 16 ; – 4/ Pompéi VI, 2, 4, maison de Salluste, viridarium, mur est : PPM IV, p. 90-91, fig. 2-3 ; – 5/ Pompéi VI, 7, 23, maison d’Apollon, cour (10) : PPM IV, p. 492-493, fig. 38-40 ; – 6/ Pompéi VI, 9, 6. 7, maison des Dioscures, viridarium (45) : PPM IV, p. 940-949 (peintures disparues) ; – 7/ Pompéi VII, 2, 25, maison des Quadriges, viridarium (k) : PPM VI, p. 692-706, fig. 17, 21-23, 27-28, 32-33 ; – 8/ Pompéi VII, 3, 30, viridarium (k) : PPM VII, p. 970-973, fig. 50-58 ; – 9/ Pompéi VII, 4, 56, maison du Grand Duc, viridarium (15), mur sud : PPM VII, p. 56, 60, fig. 26 ; voir aussi M. Staub Gierow, Casa del Granduca (VII 4, 56) und Casa dei Capitelli figurati (VII 4, 57) (Häuser in Pompeji, 7), Munich, 1994, p. 32-37, fig. 71-79 ; – 10/ Pompéi VII, 11, 11-14, auberge, hortus (v), mur ouest : PPM VII, p. 470, fig. 16 ; – 11/ Pompéi IX, 2, 6-7, maison de la Fontaine d’amour, viridarium, mur est : PPM VIII, p. 1074-1077 (peinture disparue). Voir aussi le cas du viridarium prolongé par un paradeisos peint : – 1/ Pompéi I, 7, 11, maison de l’Ephèbe, viridarium (23), mur sud : PPM I, p. 708-709, fig. 158-159 ; – 2/ Pompéi VI, 13, 19, maison de Pompeius Axiochus, viridarium (s) : PPM V, p. 232, 236, fig. 62. Les jardins de Campanie privilégient les plantes qui restent vertes toute l’année : Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 46-47. D’une manière générale, sur les plantes au jardin et le décor végétal : Les jardins romains, p. 274-287. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 41, fig. 24-25 ; The Gardens of Pompeii, II, p. 335, no 33 et fig. 389 (Pompéi V, i, 28, maison de M. Tofelanus Valens, atrium, mur est, PPM III, p. 622). Pline le Jeune, Lettres V, 6, 22. Par ex. – 1/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger (Casa del Frutteto), cubiculum (8) : PPM II, p. 15-35, fig. 23-47 ; cubiculum 12 : ibid., p. 113-134, fig. 139-169 a-b ; – 2/ Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, caldarium (33), mur ouest avec niche destinée à accueillir le bassin : PPM VII, p. 938-939, fig. 118-121. Par ex. P. Liverani, « I giardini imperiali di Roma », dans G. di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico… (cité n. 11), p. 86-97 ; M. A. Tomei, « I giardini del Palatino », dans ibid., p. 102-109 ; M. Piranomonte, « Il giardino romano negli horti Sallustiani. Nuovi ritrovamenti », dans ibid., p. 98-101. Par ex. M. P. Guidobaldi, F. Pesando, « I giardini nelle residenze di lusso romane: la documentazione dell’area vesuviana », dans G. di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico… (cité n. 11), p. 118-127 ; E. De Carolis, « Gli spazi verdi nelle domus vesuviane », dans ibid., p. 128-135 ; Idem, « I giardini dipinti: osservazione e proposte », dans ibid., p. 142-153.
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quart du ier siècle après J. C., prioritairement dans le cercle du pouvoir, dans l’aristocratie proche de celui-ci et dans la bourgeoisie provinciale. La présente étude s’intéresse aux aspects idéologiques de l’esthétique des jardins peints pour les classes supérieure et moyenne. Elle constitue un élément de réflexion à verser au dossier de l’histoire du décor et de l’histoire d’un goût, celui des peintures de jardins, adopté en Italie à partir d’Auguste puis dans les provinces de l’Empire à mesure que progressait la romanisation. La luxuriance de la végétation est l’une des caractéristiques frappantes de ces jardins peints, et cette luxuriance ne va pas sans un certain négligé. La touffe d’herbe ou la plante surgie au pied d’un mur ou d’une clôture30, d’une vasque, ou le long d’une allée, par accident semble-t-il, hors de tout alignement ou hors de toute symétrie, est un motif suffisamment récurrent pour mériter d’être interrogé, d’autant qu’il devient très vite un motif stéréotypé, en Gaule notamment31. Touffes erratiques, rameaux désordonnés, plantes emmêlées, massifs touffus impénétrables témoignentils de la négligence des jardiniers ? Il est probable que leur surgissement dans la composition d’une image construite soit plutôt une représentation. Loin d’être le reflet exact de la réalité, cette représentation est nécessairement liée au rapport que les Anciens entretiennent avec le monde végétal ainsi qu’à leur conception de la maison et de la manière de l’habiter. Ce n’est certainement pas un hasard si les peintures de jardins, à Rome ou en Campanie, proviennent
Il ne fait aucun doute que les Romains se souciaient de l’entretien de leurs jardins32 et qu’ils se défendaient contre la végétation indésirable33. Outre les préconisations des Agronomes qui s’appliquent aux jardins productifs34 comme aux jardins d’agrément35, nous avons mention de traités savants tels que les Cepurica36 qui paraissent avoir eu des préoccupations pratiques, ce qui n’exclut pas qu’ils aient pu contenir aussi des considérations d’ordre esthétique. C’est en principe, du moins à l’origine et dans les petites exploitations, la mère de famille ou la fermière (uillica) qui prend soin de son hortus37 (étymologiquement « l’enclos »),
30. Par ex. sur la peinture de jardin de la villa de Livie, les brins d’herbe qui poussent au pied de la clôture, en alternance avec des touffes plus ou moins développées de « mauvaises herbes » (?) : The Gardens of Pompeii, II, p. 382, fig. 455. Voir aussi – 1/ Pompéi I, 9, 5, maison des Cubicula floraux ou du Verger, cubiculum (12), mur est : PPM II, p. 126-127, fig. 154 ; – 2/ Pompéi V, 4, a, maison de M. Lucretius Fronto, tablinum (7), mur sud : PPM III, p. 1006-1007, 1011, fig. 83b ; – 3/ Pompéi VI, 2, 4, maison de Salluste, viridarium (24), mur est (tempera de F. Morelli) : PPM IV, p. 120, fig. 53 (supra fig. 1, p. 82). 31. A. Barbet, « La représentation des jardins dans la peinture murale en Gaule et Italie », dans Architecture et jardins (Actes du Colloque des 19-20 juin 1992, La Garenne Lemot), Nantes, 1995, p. 30-36 ; A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, p. 295-304. 32. Aulu Gelle, Nuits attiques, IV, 12, 1 ; Lawson, « The Roman garden », p. 97-105 ; Gardens of Italy, p. 50-54 ; Storia dei Giardini, p. 111-112. 33. Columelle, X, 145-149. 34. Varron, RR I, 1, 7-11 (énumération des auteurs de traités d’agriculture en grec, latin, punique) ; Columelle, X (De l’horticulture) ; Columelle, Des arbres XVIII-XXIX. 35. S’il est toutefois possible de distinguer les uns des autres : cf. W. F. Jashemski, « The garden of Hercules at Pompeii (II.VII.6). The discovery of a commercial flower garden », dans American Journal of Archaeology, 83, 1979, p. 403-411.
36. La table des matières du Livre XIX de Pline énumère les auteurs latins de Cepurica : Caesennius, Castricius, Firmus et Potitus. Seul peut être daté approximativement le Cepuricon de Sabinius Tiro dédié à Mécène : cf. Pline, NH XIX, 177 ; Les jardins romains, p. 87-95 ; P. Grimal, « Aspects épicuriens des Géorgiques », dans Journal des Savants, 1980, p. 56. 37. Pline, NH XIX, 57 ; Les jardins romains, p. 42 ; la découverte d’épingles à cheveux dans la zone de l’hortus de la villa de Frocester Court (Gloucestershire) vient à l’appui du témoignage de Pline : H. S. Gracie, E. G. Price, « Frocester Court Roman Villa. Second report 1968-1977: the courtyard », dans Transactions of the Bristol and Gloucestershire Archeological Society, 97, 1979, p. 13 ; Gardens of Italy, p. 4 ; voir aussi – 1/ Pompéi VIII, 2, 39, Maison de Joseph II, ala (h), mur nord : The Gardens of Pompei, II, p. 400-401, no 184 et fig. 494 ; PPM VIII, p. 322-323, fig. 24 (dessin d’une peinture perdue qui figurait deux femmes travaillant dans un jardin). Voir cependant le jardin de Simylus : Appendix Vergiliana, Moretum, 61-78 (J. Kenney [dir.], The Ploughman’s Lunch. Moretum. A Poem ascribed to Virgil, Bristol, Bristol Classical Press, 1984) : Cf. Lawson, « The Roman garden, p. 99. Voir aussi le jardin du vieillard de Tarente : Virgile, Georg., IV, 125-146 ; Les jardins romains, p. 386-390. Sur le topos littéraire du vieux jardinier : P. Thibodeau, « The old man and his garden (Verg. Georg. 4, 116-148) », dans Materiali e Discussioni per l’analisi dei testi classici, 47, 2001, p. 175-195.
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quasiment toutes de maisons privées et si elles sont très rares dans des édifices publics. Grand ou petit, attaché à une habitation modeste ou ornement d’une villa luxueuse, le jardin est par excellence le lieu où se rencontrent l’architecture et la végétation, c’est-à-dire, d’un côté des matériaux inertes auxquels manque la capacité de se reproduire et de proliférer, de l’autre la manifestation profuse de la générosité de la Nature et de la vie. Sur les parois peintes, les évocations de jardins nous invitent à explorer un certain nombre de dispositifs iconographiques au travers desquels est dramatisée la tension qui existe entre le végétal et le bâti, le vivant et l’inerte.
entretenir le jardin Le jardin productif
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proche de l’heredium primitif38. Son plan et sa mise en culture répondent au souci d’être autosuffisant39 dans l’approvisionnement en végétaux nécessaires à la table40 comme à la fabrication des remèdes41 et des guirlandes, couronnes et autres ornements de feuillages et de fleurs42 indispensables au culte familial et aux fêtes. Or, le rendement de l’hortus et la qualité de ses produits dépendent pour l’essentiel des soins prodigués43, lesquels passent nécessairement par l’éradication des mauvaises herbes qui captent à leur profit l’eau et les substances nutritives du sol. Il semble qu’à partir du milieu du ier siècle av. J. C., un besoin croissant en fleurs ait conduit à en développer la production44 et qu’elle se soit industrialisée et professionnalisée45. La découverte à Pompéi (I, 15, 3) d’un « marché aux fleurs » atteste l’existence d’un véritable commerce de plantes en pots46. Le « Jardin d’Hercule » fouillé par W. Jashemski offre l’exemple
d’une plantation commerciale de fleurs destinées à la fabrication de parfums47. Sur le domaine, les noms de fonction de spécialistes tels que l’olitor (holitor)48, l’arborator49, le uinitor50, l’aquarius51, placés sous la direction du uillicus, voire du subuillicus, donnent bien l’idée d’une spécialisation de la culture accompagnée d’un approfondissement des techniques utiles.
38. Pline, NH XIX, 50 ; Les jardins romains, p. 41-56 ; N. Purcell, « The Roman garden as a domestic building », dans I. M. Barton (dir.), Roman Domestic Buildings, University of Exeter, 1996, p. 122 ; Gardens of Italy, p. 4 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 95-96. 39. Virgile, Georg., IV, 125-146 ; Pline, NH XIX, 57-58. Voir aussi les considérations de Pline le Jeune, Lettres III, 6, 5, à propos de domaines à vendre au voisinage du sien. 40. Lawson, « The Roman Garden », p. 97-98 ; N. Blanc, A. Nercessian, La cuisine romaine antique, Grenoble, 1992, p. 89-93, 96-107. 41. Caton, De l’agriculture, 156-157 (remèdes à base de choux) ; Columelle, X, 103-109 ; Lawson, « The Roman Garden », p. 98 ; N. Blanc, A. Nercessian, La cuisine romaine… (cité n. 40), p. 97-98 ; W. F. Jashemski, A Pompeian Herbal… (cité n. 2). 42. Lawson, « The Roman garden », p. 98-99. 43. Éloge du jardin modeste mais productif du vieillard de Tarente : Virgile, Georg. IV, 125-146. 44. Lawson, « The Roman garden », p. 100-101. 45. Varron, RR, I, 16, 3 (champs de violettes et de roses à proximité des villes). Voir à Pompéi II, 8, 6, le « Jardin d’Hercule » : W. F. Jashemski, « The garden of Hercules… » (cité n. 35) ; PPM III, p. 326-327 ; Gardens of Italy, p. 9 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 96. 46. W. F. Jashemski, « The discovery of a market-garden orchard at Pompeii: the garden of the house of the Ship Europa », dans American Journal of Archaeology, 78, 1974, p. 399-400, fig. 8-9 ; Idem, « The Campanian peristyle garden », p. 33. 47. Pompéi II, 8, 6 : The Gardens of Pompeii, I, p. 286-287 ; W. F. Jashemski, « The garden of Hercules… » (cité n. 35), p. 282-288. 48. Columelle, X, 177, 229. 49. Idem, XI, 1, 12. 50. Id., IV, 24, 1. 51. Représentation d’un aquarius préposé à l’arrosage du jardin sur une mosaïque du Vatican : Gardens of Italy, p. 50 (biblio n. 6), p. 121, pl. 43. 52. A. Carandini, « Il giardino romano nell’età tardo repubblicana e giulio-claudia », dans Gli Orti Farnesiani sul Palatino (Roma Antica, 2), Rome, École française de Rome / Soprintendenza Archeologica di Roma, 1990, p. 11, pense à une influence des jardins royaux alexandrins sur la rédaction des Cepurica. Sur l’hypothèse d’une influence de
la peinture égyptienne sur les peintures romaines de jardins, voir A. Barbet, « La représentation des jardins… » (cité n. 31), p. 32-33 ; à propos des parcs (παράδεισοι) royaux des Lagides : G. Husson, « Le paradis de délices (Genèse 3, 23-24) », dans Revue des études grecques, 101, 1988, p. 64-73. 53. Sous l’influence de la conquête de la Grèce et des triomphes de Pompée et de Lucullus en Orient : Les jardins romains, p. 107-134, 425 ; A. M. Sodo, « La nascita del giardino », dans Domus-Viridaria-Horti Picti… (cité n. 23), p. 19 ; Gardens of Italy, p. 4-6 ; M. T. Boatwright, « Luxuriant gardens and extravagant women. The horti of Rome between Republic and Empire », dans Horti romani (Atti del convegno internazionale, Roma 4-6 maggio 1995), Rome, 1998, p. 71-82, p. 73 ; L. Piacente, « L’opus topiarium nella tarda antichità », dans Invigilata lucernis, 21, 1999, p. 273 et n. 2 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 84-87. Les premiers jardins de plaisance connus à Rome sont ceux de Scipion Émilien, en 129 avant J. C. Mentionnons vers 80 avant J. C., dans le Latium, la construction de villas agrémentées de jardins. À Rome même, le premier jardin d’ornement est aménagé vers 60 avant J. C. par Lucullus : cf. Les jardins romains, p. 101-105, 126-127. Sur les apports helléniques : ibidem, p. 63-98. Sur les jardins d’Orient : A. Gros de Beler et al., Jardins et paysages de l’Antiquité, I : Mésopotamie, Égypte, Paris, 2008, p. 20-79. 54. Pline le Jeune, Lettres III, 19, 3. Nous connaissons le nom de certains topiarii grâce aux inscriptions funéraires : Gardens of Italy, p. 50, 52-53 et n. 8-9. 55. Par ex. Pline, NH XII, 22 ; Pline le Jeune, Lettres V, 6, 16. 35 ; Voir aussi : – 1/ la dimension des fenêtres donnant sur le jardin : Cicéron, Ad Atticum, II, 3, 2 ; cf. Pareti ingannevoli, p. 12 ; – 2/ l’aménagement du paysage conçu pour être vu depuis la fenêtre du cubiculum : Cicéron, Fam., VII, 1, 1 ; – 3/ les trois vues maritimes différentes offertes à Pline par les fenêtres de la salle à manger de sa propriété des Laurentes : Pline le Jeune, Lettres II, 17, 5 ; E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 103. Les jardins de Pline étaient divisés en plusieurs parties formant autant de paysages distincts, ayant chacun leur agrément. À chaque pièce d’apparat de la maison correspondait un type de jardin différent, avec une ambiance et même des activités différentes (ibid., p. 96). La Villa de Poppée à Oplontis possédait treize jardins différents : Jashemski, « Recently excavated gardens »,
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Le jardin d’agrément Dès la fin du iie siècle avant notre ère, un art des jardins d’agrément importé de Grèce et du ProcheOrient, voire d’Égypte52, s’est développé en Italie53. Le terme topiarius, qui désigne celui qui a la charge du jardin de plaisance, est d’ailleurs la transposition latine d’un mot grec54. L’opus topiarium, l’art du topiarius, paraît avoir consisté à composer de véritables tableaux55. Le topiarius ne se consacrait donc pas
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exclusivement à la réalisation et au soin de ce que nous appelons aujourd’hui des topiaires56. Cet art de tailler et de façonner les arbres, les nemora tonsilia57, aurait été inventé, ou perfectionné, par le chevalier Caius Mattius (ou Matius), un ami d’Auguste58. L’hortulanus, « celui qui prend soin de l’hortus », est, quant à lui, un mot de signification générale qui n’apparaît pas avant le iie siècle après J. C. pour désigner le jardinier59.
Le peintre créateur de jardin
par un seul détail la connivence qui lie l’art du peintre à celui du jardinier, nous le trouverions certainement sur l’une des parois de la Casa del Bracciale d’oro à Pompéi64 (figure 1) où, dans un massif foisonnant d’espèces variées, la tige mince d’un jeune rosier en fleurs est nouée à son tuteur de canne par deux liens végétaux d’un vert tendre65. Le traitement du motif rend ici sensible la sympathie attentive qu’un peintre savait en connaisseur porter au travail délicat du jardinier.
contenir l’exuBérance végétale
Avant d’appartenir au vocabulaire du jardin, le mot topia a d’abord appartenu à celui de la peinture60. Pour les Romains, le lien existant entre jardin et peinture est inscrit dans la langue. Le topiarius est un jardinierpaysagiste et le jardin romain est fondamentalement pittoresque61. Ludius, contemporain d’Auguste, aurait le premier, selon Pline62, imaginé la peinture de jardin, ou lui aurait du moins conféré un développement et un charme tout particulier. Les commentateurs s’accordent en général pour rattacher à cette veine créatrice le célèbre jardin peint de la villa de Livie de Prima Porta, dite ad Gallinas albas63. S’il fallait illustrer
De très nombreuses évocations de jardin mettent en scène l’exubérance végétale et révèlent chez les peintres un sens de l’observation qui trahit le jardinier qui est en eux. Sur un fragment du musée de Naples66, une vasque à jet d’eau occupe une sorte d’exèdre ménagée dans la clôture qui sépare une allée d’un massif planté (figure 2). Au pied de cette clôture que traversent des rameaux désordonnés, de vigoureuses touffes végétales ont poussé dans un sol désherbé,
p. 71 et fig. 33 (plan de la villa et des jardins). Les fouilles ont mis en évidence l’existence de véritables « mises en scène ». Signalons par exemple les lauriers roses, le laurier noble et le citronnier plantés derrière quatre bases de statue de manière à leur servir d’écrin de verdure : ibid., p. 73-74. Voir aussi les différents « jardins » de la villa de Livie révélés par la fouille : A. Klynne, P. Liljenstolpe, « The imperial gardens of the Villa of Livia at Prima Porta: a preliminary report on the 1997 campaign », dans Opuscula Romana, 22/23, 1997/1998, p. 127-147 ; Iidem, « Investigating the gardens of the Villa of Livia », dans Journal of Roman Archaeology, 13, 2000, p. 220-233 ; E. M. Pinto-Guillaume, « Mollusks from the villa of Livia at Prima Porta, Rome. The Swedish Garden Archaeological Project: 1996-1999 », dans American Journal of Archaeology, 106, 2002, p. 37-58 ; sur l’ars topiaria : Les jardins romains, p. 88-95 ; sur la notion de topia : ibid., p. 91-94 ; J.-M. Croisille, Paysages… (cité n. 9), p. 12-15. 56. L. Piacente, « L’“ars topiaria” e l’arte bonsai », dans Latina didaxis, 11, 1996, p. 65-82 ; Id., « L’opus topiarium… » (cité n. 53), p. 273-284 ; P. Cottini, « Le origini. Rilettura delle fonti e ipotesi interpretative », dans M. Azzi Visentini (dir.), Topiaria. Architetture e sculture vegetali nel giardino occidentale dall’Antichità a oggi (Fondazione Benetton, Studi Ricerche, Canova, Memorie, 10), Trévise, 2004, p. 1-15 ; A. Viscogliosi, « Topiaria: un’altra proposta di lettura nel mondo romano », dans ibidem, p. 16-21. Par ex. : – 1/ Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, cubiculum (II), mur nord : PPM X, p. 304, fig. 187 (arbuste en pot, taillé en forme d’obélisque) ; – 2/ Pompéi VII, 4, 26 (?) : PPM L’immagine, p. 120, fig. 63 (en partie basse, deux formes arrondies régulières recouvertes de lierre) ; – 3/ Pompéi VII, 1, 8, Terme Stabiane, frigidarium (4) : PPM VI, p. 204-205, fig. 103104 ; PPM L’immagine, p. 418, fig. 245 (au premier plan, dans des renfoncements de la clôture en forme d’abside, deux arbustes de forme conique). 57. Pline, NH XII, 13 ; Pline le Jeune, Lettres V, 6, 16-17. A. Viscogliosi, « Topiaria: un’altra proposta di lettura… » (cité
n. 56), p. 16 ; Gardens of Italy, p. 50. L’une des premières compositions paysagistes attestées dans un parc romain est l’Amalthaeum aménagé par Atticus, l’ami de Cicéron : P. Grimal, L’art des jardins (Que-Sais-Je ?, 618), 3e éd., Paris, 1974, p. 27. G. Sauron, L’histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome (Antiqua), Paris, 2000, p. 96 ; P. Cottini, « Le origini… » (cité n. 56), p. 8. G. Lafaye, dans Daremberg-Saglio, vol. III, 1, 1899, s.v. Hortulanus ; Gardens of Italy, p. 50 et n. 7 (avec références). Les jardins romains, p. 96-98 ; P. Cottini, « Le origini… » (cité n. 56), p. 3-4. Par ex. Pline le Jeune, Lettres V, 6, 7-40. Pline, NH XXXV, 116-117. Les jardins romains, p. 94-96, 215, 254-255, 284, 426. Rome, Musée national. B. A. Kellum, « The construction of landscape in Augustan Rome: the garden room at the Villa ad Gallinas », dans The Art Bulletin, 76, 1994, p. 211224 ; J. C. Reeder, The Villa of Livia ad Gallinas Albas: A Study in the Augustan Villa and Garden (Archaeologia Transatlantica, 20), Providence (RI), 2001 ; Pareti ingannevoli ; U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting (The J. Paul Getty Museum), Los Angeles, 2008, p. 103-109 et fig. ; J.-M. Croisille, Paysages... (cité n. 9), p. 89-91, fig. 113-115. Pompéi, VI, 17 (ins. Occ.), 42, Maison du Bracelet d’or, pièce 32 (diaeta), mur sud : The Gardens of Pompeii, II, pl. h.-t. ; PPM VI, p. 124-125, fig. 160 b. Ce sont probablement des extrémités souples de branches de saule dont les Agronomes recommandent l’emploi pour les cultures, celle de la vigne en particulier : Columelle, Les arbres XXIX. De Campanie, Naples, Musée archéologique national, inv. 9705 : The Gardens of Pompeii, II, p. 380, fig. 453 ; Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Piano di Sorrento, Villa Fondi, Museo Archeologico della Peninsola Sorrentina « Georges Vallet » (17 luglio-22 dicembre 2005, Soprintendenza per i Beni Archeologici di Napoli e Caserta), Castellammare di Stabia, 2006, fig. 64.
Une végétation difficile à contrôler
58. 59. 60. 61. 62. 63.
64. 65.
66.
136 • FRANÇOISE GURY
Figure 1 – Pompéi (Ins. Occ. VI, 17 42), Maison du Bracelet d’or, pièce 32, mur sud : jeune rosier attaché à son tuteur en canne. [D’après W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. II, New Rochelle / New York, 1993, pl. h.-t.]
Figure 2 – Campanie (Naples, Museo archeologico nazionale, inv. 9705) : mauvaises herbes poussant au pied d’une vasque. [D’après Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Castellammare di Stabia, 2006, fig. 64]
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 137
de terre battue67 ou recouvert de sable68. Ce sont de « mauvaises herbes » dont la croissance est favorisée par l’humidité entretenue par le jet d’eau. Se détachant sur un arrière plan verdoyant dont nous n’apercevons pas la limite en profondeur, ces détails (la touffe et les rameaux) suggèrent l’idée d’une végétation difficile à contrôler69, montant à l’assaut des constructions. Nous pourrions multiplier les exemples, tant la peinture et la mosaïque pariétale qui s’en inspire70 se plaisent à montrer la vitalité de la nature.
De fait, la double nécessité de dompter la profusion végétale et de faciliter le travail d’entretien s’est imposée aux jardiniers romains. La peinture du cubiculum (M) de la villa de P. Fannius Synistor à Boscoreale (figure 3) figure des balustrades ou des murets à clairevoie qui empêchent les plantes de prendre du volume en partie basse et de s’étaler au sol71. La plantation en jardinières de pierre72, de maçonnerie73, ou en pots74
(figure 4), et notamment la plantation en pots enterrés75 ou en fosses parfois creusées dans le rocher ou le tuf76, limite la pousse et circonscrit l’envahissement de l’espace par la plante. Ce genre de plantation facilite en outre son éventuel déplacement ou son remplacement. Toutes les variantes de cette technique sont attestées par les fouilles réalisées dans l’ensemble du monde gréco-romain77. Celles du Palatin78 ont livré des pots proprement dits (figure 5) mais aussi des amphores cassées réutilisées comme pots (figure 6), tantôt alignés79, tantôt isolés, près d’une base de statue par exemple80. Sur une peinture de la Casa dei Pigmei à Pompéi (IX, 5, 9), dans une scène nilotique dont les bâtiments d’une villa forment l’arrière-plan, un palmier pousse dans un vase globulaire à demi enterré81 (figure 7). En freinant l’évaporation, l’embouchure resserrée de cette grosse jarre de stockage permet une gestion économique de l’eau d’arrosage. L’utilisation opportuniste d’un récipient détourné de sa fonction est une adaptation aux conditions climatiques des moyens mis en œuvre par le jardinier.
67. Gardens of Italy, p. 14 ; voir aussi dans ibid., les divers types de revêtement des allées. 68. Vitruve, De l’architecture V, 9, 7. 69. Voir aussi Pompéi VII, 4, 26 (?) : PPM L’immagine, p. 120, fig. 63 (formes arrondies recouvertes de lierre dont la régularité est compromise par la repousse vigoureuse des rameaux). 70. Par ex. Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, triclinium 31, mosaïque de la niche du nymphée : PPM VI, p. 130-134, fig. 169, 171-172 (les branches des arbustes d’un massif s’échappent par les ouvertures ménagées dans une clôture de marbre). 71. Antichambre du cubiculum, mur ouest : G. Sauron, La peinture allégorique… (cité n. 10), fig. p. 26-27 ; U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting… (cité n. 63), fig. p. 35 (buisson [de trois pieds ?] contenu par une balustrade de pierre de forme circulaire, à gauche de la porte située à gauche. Disposée symétriquement, à l’extérieur des colonnes rouges placées au centre de la paroi, paire de deux palmiers pris en partie basse dans une touffe végétale contenue par une balustrade de pierre de forme circulaire). 72. Par ex., Boscoreale, villa de P. Fannius Synistor, cubiculum (M) : G. Sauron, La peinture allégorique… (cité n. 10), fig. p. 26-27. 73. Ibidem, fig. p. 26-27 (buisson touffu dans une jardinière à balustrade à gauche de la porte de gauche). 74. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 33-35, n. 7-12 ; pl. IV, fig. 6 (pots à quatre trous provenant du Jardin d’Hercule, Pompéi II, 8, 6 (cf. Eadem, « The garden of Hercules… » [cité n. 35], p. 403-411) ; p. 45-46, pl. XXIII, fig. 34 (pots avec la trace en creux des racines). Voir aussi, à Boscoreale, sur la partie gauche de la peinture du cubiculum (M) de la villa de P. Fannius Synistor, un pot en forme de vasque posé sur le sommet du toit d’un balcon suspendu : G. Sauron, La peinture allégorique… (cité n. 10), fig. p. 26. Sur les jardins en pot des balcons : Pline, NH XIX, 59 ; N. Purcell, « The Roman garden as a domestic building… » (cité n. 38), p. 122-123. Pour d’autres exemples : Gardens of Italy, p. 50-52.
75. Par ex. D. B. Thompson, « Ancient gardens in Greece and Italy », dans Archaeology, 4, 1951, p. 42, fig. 4 (Athènes, pots du jardin de l’Héphaïsteion). À Poggio Civitate, les pots avec des trous sur le côté doivent avoir servi à des plantations : C. Scheffer, « Was there a garden at Poggio Civitate », dans ORom, 15, 1985, p. 105-108. Voir aussi à Jéricho, les pots de fleurs du jardin d’hiver du roi Hérode : J. Yellin, J. Gunneweg, « The flowerpots from Herod’s winter garden at Jericho », dans Israel Exploration Journal, 39, 1989, pl. 11 B. 76. Rome, Palatin, Vigna Barberini, jardin du sanctuaire d’Élagabal : F. Villedieu (dir.), Il giardino dei Cesari, dai palazzi antichi alla Vigna Barberini sul monte Palatino: scavi dell’Ecole Française de Rome 1985-1990, Rome, 2001. p. 96, fig. 76 (dessin de restitution de l’installation des plantes). Voir aussi le « jardin suspendu » de la villa de Livie ad Gallinas albas : A. Klynne, P. Liljenstolpe, « Investigating… » (cité n. 55), p. 231, fig. 10 (dessin de restitution). 77. D. B. Thompson, « Ancient gardens… » (cité n. 75), p. 4247, fig. 2-4 ; The Gardens of Pompeii, I, p. 295, fig. 328 ; p. 307, fig. 350 ; C. Scheffer, « Was there a garden at Poggio Civitate… » (cité n. 75) ; J. Yellin, J. Gunneweg, « The flowerpots from Herod’s winter garden… » (cité n. 75), p. 84-90. 78. M. A. Tomei, « Nota sui giardini antichi del Palatino », dans Mélanges de l’École française de Rome : Antiquité, 104, 1992, p. 917-951. 79. F. Villedieu (dir.), Il giardino dei Cesari… (cité n. 76), p. 99, fig. 80. 80. Ibidem, p. 75, fig. 54. 81. F. Zevi (dir.), Pompei II, Naples, Banco di Napoli, 1992, pl. 278 ; PPM IX, p. 504-506 fig. 34-36. Voir aussi Pompéi I, 7, 11, maison de l’Ephèbe, jardin (23), banquette est du triclinium : PPM I, p. 723, fig. 180. La forme de ce récipient (dolium) s’approche de celle que Columelle, Des arbres XIX, 2, préconise pour la fosse de plantation des arbres de verger.
Limiter la pousse et circonscrire l’envahissement de l’espace
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Figure 3 – Boscoreale, villa de P. Fannius Synistor, antichambre du cubiculum, mur ouest : devant l’entrée d’une maison, arbuste et palmiers dont le développement est contenu par des balustrades circulaires en pierre. [Détail d’après G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007, p. 26, fig. 4]
Figure 4 – Boscoreale, villa de P. Fannius Synistor, cubiculum (M), partie gauche : pot en forme de vasque, posé au sommet d’un balcon suspendu. [Détail d’après G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007, p. 26, fig. 4]
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 139
Figure 5 – Rome, Palatin, Vigna Barberini, ier-iie siècles : pots horticoles des jardins du palais flavien. [D’après F. Villedieu, Il giardino dei Cesari, dai palazzi antichi alla Vigna Barberini sul monte Palatino: scavi dell’Ecole Française de Rome 1985-1990, Rome, 2001, p. 76, fig. 55]
Figure 6 – Rome, Palatin, Vigna Barberini, jardin du sanctuaire d’Élagabal : amphores réutilisées dans les platebandes pour les plantations. [D’après F. Villedieu, Il giardino dei Cesari, dai palazzi antichi alla Vigna Barberini sul monte Palatino: scavi dell’Ecole Française de Rome 1985-1990, Rome, 2001, p. 98, fig. 79]
Figure 7 – Pompéi, maison des Pygmées (IX, 5, 9) : palmier planté dans un dolium à demi enterré. [D’après F. Zevi (dir.), Pompéi, Naples, 1992, vol. II, pl. 278]
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Le dallage du sol (figure 8), dans lequel des trous accueillent les pots et les amphores de récupération, est encore un autre procédé qui, tout en limitant la croissance de la végétation et son envahissement par des variétés indésirables, vise à optimiser l’arrosage en freinant l’évaporation82.
Conséquences de la maîtrise de la végétation sur l’esthétique du jardin Parce qu’elle limite le développement de la plante en contenant celui de ses racines83, la plantation en pots, jardinières ou fosses, est directement liée à l’esthétique du jardin. Adaptée à la constitution d’alignements réguliers, elle va de pair avec un goût prononcé des Romains pour les arbres jeunes84 ou de petites tailles et pour les espèces nanifiées85 dans la contemplation desquelles se satisfait leur penchant pour l’artifice qui contraint la nature86, parfois jusqu’au monstrueux87. Bien maîtrisée, la végétation valorise le cadre architectural. Les fouilles du jardin du temple d’Élagabal sur le Palatin donnent une idée de la rigueur 88 89
82. Rome, Palatin, Vigna Barberini, jardin du sanctuaire d’Élagabal : F. Villedieu (dir.), Il giardino dei Cesari… (cité n. 76), p. 96, fig. 76 (dessin de restitution de l’installation des plantes). 83. Voir, à l’inverse, les conseils de Columelle, Des arbres XIX, 2, sur le creusement des trous de plantation des arbres d’un verger productif. Voir aussi la découverte en fouille de pots cassés avant d’être placés dans la fosse pour permettre à la plante de se développer : supra n. 6. 84. Par exemple ceux de la peinture de jardin de la villa de Livie : Pareti ingannevoli, fig. à la p. 13 (pin) ; fig. à la p. 25 (platane) ; The Gardens of Pompeii, II, p. 382, fig. 455 (arbres fruitiers et épicéa). 85. Pline, NH XII, 13 (chamaeplatanes) ; Pline le Jeune, Lettres V, 6, 17. Ce sont de véritables bonsaïs dont les dimensions (entre 1 m et 1,30 m environ) rappellent celles des arbres en pot des jardins des pagodes vietnamiennes. Sur le goût des Romains pour les arbres de petites tailles : L. Piacente, « L’“ars topiaria”… » (cité n. 56), p. 65-82 ; Id., « L’opus topiarium… » (cité n. 53), p. 276-278. 86. Firmicus Maternus, Mathesis VIII, 10, 6 ; Pline, NH XII, 13, explique que les arbres nains sont obtenus par la taille et la manière de les planter ; XVI, 140. N. Purcell, « The Roman garden as a domestic building… » (cité n. 38), p. 135-136 ; L. Piacente, « L’opus topiarium… » (cité n. 53), p. 276-277 ; P. Cottini, « Le origini… » (cité n. 56), p. 3 ; B. Bergmann, « Staging the supernatural. Interior gardens of Pompeian houses », Pompei and the Roman villa. Art and culture around the Bay of Naples, Washington, 2008, p. 53-69. 87. Pline, NH XVI, 140 ; Pline le Jeune, Lettres V, 6, 16-17; Vitruve, De l’architecture VII, 5, 2-4 ; L’art des jardins, p. 29. 88. F. Villedieu (dir.), Il giardino dei Cesari… (cité n. 76), p. 95, fig. 75 (dessin de restitution). 89. R. B. Lloyd, « Three monumental gardens on the marble plan », dans American Journal of Archaeology, 86, 1982, p. 91. Voir aussi F. Coarelli, « I luci del Lazio: la documentazione archeologica », dans O. de Cazenove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés… (cité n. 7), p. 45-52. Sur le Palatin, P. Gros,
avec laquelle des plantations, maintenues à une taille idéale, contribuent à la majesté d’un temple sans en masquer l’architecture88 (figure 9). Le jardin ordonné appartient à part entière à la conception architecturale et religieuse d’un sanctuaire89. Il offre une version humanisée et stylisée à l’extrême d’un bois sacré primitif90 quand, de son côté, l’architecture sophistiquée du temple propose une interprétation en pierre, non moins stylisée, d’un rustique sanctuaire de bois des origines91.
Jardins ordonnés Les jardins ordonnés semblent requis aux abords des temples et des monuments publics ou privés d’une certaine ampleur. Les fouilles de l’Héphaïsteion sur l’Agora d’Athènes ont montré qu’il existait, dès le début de l’époque hellénistique et jusqu’au ier s. après J. C., un jardin régulier92. Dans le Latium, les plantations du sanctuaire de Gabies, probablement dédié à Junon, ont nécessité le creusement, dans le tuf volcanique, de fosses espacées régulièrement93.
90.
91. 92. 93.
« Le bois sacré du Palatin : une composante oubliée du sanctuaire augustéen d’Apollon », dans Revue archéologique, 2003, 3 / 35, p. 63-66, souligne l’importance du bois sacré du temple d’Apollon dont il était la composante principale, « un élément structurel et non pas seulement, selon l’opinion admise, […] un agrément relevant de l’art “topiaire” ou […] une annexe de la domus Principis […] Elle [la silva] contribuait, en intégrant l’area Apollinis à la lignée des grands sanctuaires de l’Orient hellénisé, à la définition du lieu comme un véritable oracle d’Apollon. » Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 92-93. Contrairement aux bois sacrés (Luci) des Romains (cf. J. Scheid, « Lucus, nemus. Qu’est-ce qu’un bois sacré ? », dans O. de Cazenove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés… (cité n. 7), p. 19-20), celui-ci est entretenu. En cela, il est proche du jardin funéraire d’origine grecque (Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 93-94). Le jardin du temple d’Élagabal correspond davantage à la conception grecque du bois sacré conçu comme un décor et comme un ornement du sanctuaire : Platon, Lois 761 bc. Cf. F. Graf, « Bois sacrés et oracles en Asie Mineure », dans O. de Cazenove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés… (cité n. 7), p. 24. Il est proche aussi des bois sacrés d’Asie Mineure tels que ceux des temples de Didymes, Claros ou Grynéion : ibidem, p. 24-29. Ces bois sacrés oraculaires étaient soigneusement entretenus ; deux inscriptions de Didymes du ier siècle après J. C. parlent d’une réparation des tuyaux, des puits et de l’irrigation de l’ἄλσος : A. Rehm, R. Harder, Didyma, 2 : Die Inschriften, Berlin, 1958, p. 127, no 140 ; p. 213, no 326. Sur l’interprétation du jardin ordonné du sanctuaire de Gabies en lucus, cf. F. Coarelli, « I luci del Lazio… » (cité n. 7). Cf. Vitruve, De l’architecture IV, 2, 2-5. L’Ara Pacis en offre un exemple saisissant : G. Sauron, L’histoire végétalisée… (cité n. 58), p. 32-33, fig. 3. D. B. Thompson, « Ancient gardens… » (cité n. 75), p. 4243, fig. 2-5 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 70. F. Coarelli, « I luci del Lazio… » (cité n. 7), p. 48-51 fig ; 1-2. Pour d’autres bois sacrés dans le Latium, ibid.
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 141
Figure 8 – Rome, Palatin, Vigna Barberini, jardin autour du sanctuaire d’Élagabal : restitution de l’installation des plantes dans le sol dallé. [D’après F. Villedieu, Il giardino dei Cesari, dai palazzi antichi alla Vigna Barberini sul monte Palatino: scavi dell’Ecole Française de Rome 1985-1990, Rome, 2001, p. 96, fig. 76]
Figure 9 – Rome, Palatin, Vigna Barberini : restitution du jardin du sanctuaire d’Élagabal. [D’après F. Villedieu, Il giardino dei Cesari, dai palazzi antichi alla Vigna Barberini sul monte Palatino: scavi dell’Ecole Française de Rome 1985-1990, Rome, 2001, p. 95, fig. 75]
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Figure 10 – Pompéi, maison de M. Lucretius Fronto (V, 4, a), tablinum (7) : ordonnancement du jardin d’une villa. [D’après PPM III, p. 1017, fig. 92]
Figure 11 – Campanie (Naples, Museo archeologico nazionale, inv. 9406) : deux panneaux de peinture de villas avec jardin ordonnancé. [D’après A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber, Natura, scienza e tecnica nell’antica Pompei, Milan, 1999, p. 315, no 398]
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 143 104
Les fragments de la Forma Urbis Marmorea d’époque sévérienne94 qui conservent les plans du Forum Pacis95, du Claudianum96 et des Adonaea97 révèlent la présence à Rome de jardins dont l’organisation est pensée en fonction de l’architecture et de la destination du bâtiment avec, selon les cas, des plates-bandes plus ou moins larges accueillant des végétaux plus ou moins développés. L’une des peintures du tablinum de la maison de Lucretius Fronto98 (figure 10), de même que les fouilles du jardin de Livie à Prima Porta99 ou celles de la cour centrale du palais de Fishbourne100 (Sussex) permettent d’imaginer ce type d’agencement. Bien que nous les trouvions aussi dans des maisons modestes101, les jardins ordonnés sont volontiers associés à de somptueuses demeures102. Deux fragments du musée de Naples (inv. 9406) montrent la façade d’une belle villa à la campagne103 (figure 11). Le bâtiment, longé semble-t-il par une allée (ambulatio)104, encadre un jardin dont l’espace est organisé et souligné par des bordures basses, quelques bases quadrangulaires et quelques arbres, plutôt de petite taille, comme devaient l’être ceux de la cour du temple
d’Élagabal sur le Palatin. À l’arrière de la villa, dépassant largement du toit, de très grands arbres procurent l’ombre et la fraîcheur désirables en été. Leur présence montre qu’un nemus ou une silva parfait l’aménité du lieu105. Comme leur climat les y invite, les Romains apprécient en effet les grands et vieux arbres. Pline raconte par exemple que L. Crassus, qui possédait sur le Palatin106 six magnifiques micocouliers, essence dont le bois était fort prisé, ne s’en serait pas séparé pour six millions de sesterces. Caecina Largus, probablement à identifier avec celui qui fut, avec Claude, consul en 42 après J. C., se plaisait à les montrer après avoir acquis la maison de Crassus107. Une autre anecdote rapportée par Tacite108 témoigne de cet intérêt pour les beaux arbres : au moment de se suicider, Valerius Asiaticus fait déplacer son bûcher funéraire pour qu’il n’endommage pas ceux de son jardin du Pincio, l’ancienne propriété de Lucullus109. Les fouilles réalisées en Campanie montrent bien que de grands arbres étaient conservés dans les jardins des maisons ou des villas110.
94. R. B. Lloyd, « Three monumental gardens… » (cité n. 89), p. 91-100, pl. 10, fig. 1, 3-4. 95. Pline, NH XXXVI, 102, tient le Forum de la Paix pour l’un des trois plus beaux monuments de Rome. F. Coarelli, s.v. Pax, templum, dans Lexicon topographicum Urbis Romae, IV, 1999, p. 67-70, fig. 24 ; R. B. Lloyd, « Three monumental gardens…» (cité n. 89), p. 91-93, fig. 1 ; Gardens of Italy, p. 10, fig. 7 b. 96. C. Buzzetti, s .v. « Claudius, Divus, templum », dans dans Lexicon topographicum Urbis Romae, I, 1993, p. 277-278 ; R. B. Lloyd, « Three monumental gardens… » (cité n. 89), p. 93-95, pl. 10, fig. 3 ; Gardens of Italy, p. 10-11, fig. 7 c. 97. M. Royo, s.v. Adonaea, dans dans Lexicon topographicum Urbis Romae, I, 1993, p. 14-16 ; R. B. Lloyd, « Three monumental gardens… » (cité n. 89), p. 95-100, fig. 2 ; pl. 10, fig. 4 ; Gardens of Italy, p. 11. 98. Pompéi V, 4, a, maison de Lucretius Fronto, tablinum (7), mur nord : PPM III, p. 1017, fig. 92 ; D. B. Thompson, « Ancient gardens… » (cité n. 75), p. 44, fig. 8 ; R. B. Lloyd, « Three monumental gardens… » (cité n. 89), p. 93 et n. 11 (bibl.), pl. 10, fig. 2; J.-M. Croisille, Paysages... (cité n. 9), p. 113, fig. 142. 99. P. Liljenstolpe, A. Klynne, « The imperial gardens of the Villa of Livia… » (cité n. 55), p. 127-147 ; Iidem, « Investigating… » (cité n. 55), p. 220-233. 100. B. Cunliffe, Fishbourne… (cité n. 19), 1971, p. 128-148, et plus spécialement p. 134, p. 75, fig. 13 ; p. 91, fig. 37 ; p. 114, pl. II ; p. 131, pl. IV ; B. Cunliffe, « Roman gardens in Britain… » (cité n. 3), p. 101-108, pl. III, fig. 4 ; pl. IV, fig. 5 ; pl. V, fig. 6 ; pl. VII, fig. 8. 101. Par ex. Pompéi I, 12, 11, maison des Peintres : Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 39, fig. 21. 102. Voir aussi le jardin ordonné d’une villa citadine : Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or : Jashemski, « Recently excavated gardens », p. 74-75, fig. 45-46. 103. Dernier quart du ier siècle avant-1re moitié du ier siècle après J. C. : A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber. Natura, scienza e tecnica nell’antica Pompei (Napoli, Museo Archeologico Nazionale, 27 marzo-18 luglio 1999), Milan, 1999, p. 315, no 398 et fig.
104. Ce type de jardin correspond vraisemblablement à ce que Pline le Jeune appelle xystus : Pline le Jeune, Lettres II, 17, 17 ; V, 6, 16-17 ; cf. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 97, 99-100. 105. Cf. Ad Aen. VII, 30. J. Fabre-Serris, « Nature, mythe et poésie », dans C. Levy (dir.), Le concept de nature à Rome. La physique (Actes du séminaire de philosophie romaine de l’Université de Paris XII-Val de Marne, 1992-1993) (Études de littératures anciennes, 6), Paris, 1996, p. 23. Voir aussi de grands arbres figurés à – 1/ Massa Lubrense, nymphée : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. à la p. 12 (grand pin dont la silhouette se découpe entre les branches de lauriers, peut-être à l’arrière plan) ; – 2/ Rome, via Latina, tombe de Patron (fin du ier s. avant J. C.) : Pareti ingannevoli, fig. à la p. 29 (en haut) ; J.-M. Croisille, Paysages... (cité n. 9), p. 32, fig. 24 ; – 3/ Pompéi I, 10, 4, maison de Ménandre, atrium (b) : PPM II, p. 261, fig. 32 (nemus ou silva à l’arrière d’une villa maritime) ; – 4/ Pompéi V, 4, a, maison de M. Lucretius Fronto, tablinum (7), mur sud : PPM III, p. 10061007 ; p. 1010-1013, fig. 83 a-b, 84, 86 ; – 5/ Strasbourg, rue Saint-Thomas, peinture de la 2e moitié du ier siècle après J. C. : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 302, fig. 462. 106. Pline, NH XVII, 5 ; cf. A. Carandini, « Il giardino romano nell’età tardo repubblicana e giulio-claudia », dans Gli Orti Farnesiani sul Palatino (Roma Antica, 2), Rome, École française de Rome / Soprintendenza Archeologica di Roma, 1990, p. 10. 107. Pline, NH XVII, 5. 108. Tacite, Annales XI, 3, 2. 109. H. Broise, M. Dewailly, V. Jolivet, « La fouille du Piazzale de la Villa Médicis à Rome », dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 144/2, 2000, p. 734. 110. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 43 ; Ead., « Recently excavated gardens », p. 71 ; The Gardens of Pompeii, I, p. 23, fig. 31; p. 27-31, fig. 36-37, 39, 42, 46-49 ; N. Purcell, « The Roman garden as a domestic building… », p. 138 ; A. Dosi, Otium. Il tempo libero dei Romani (Vita e Costumi nel Mondo Antico, 29), Rome, 2006, p. 91, fig. 72 ; p. 92, fig. 73 ; p. 93, fig. 75 ; p. 94, fig. 76.
144 • FRANÇOISE GURY
Figure 12 – Pompéi, maison d’Octavius Quartio (II, 2, 2) : l’euripe et les constructions du jardin inférieur. [D’après W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas Destroyed by Vesuvius, vol. II, New Rochelle / New York, 1993, p. 78, pl. 25]
le dialogue du Bâti et du végétal
Dans l’architecture privée plus modeste, le dialogue entre le bâti et le végétal n’est pas moins étroit que celui qui préside à la conception des ensembles de prestige. Le souci de structurer l’espace et la végétation est au moins aussi exigeant que le leur, même s’il emprunte des voies différentes111. À Pompéi, la Casa di M. Loreius Tiburtinus o di D. Octavius Quartio112 possède deux jardins. Celui de l’atrium113, avec son système de jardinières maçonnées, prend en compte l’exiguïté du cadre, tandis que les constructions qui jalonnent l’euripe du jardin inférieur114 invitent la végétation à escalader le bâti pour l’habiller et l’assouplir (figure 12). La pergola ombragée par une treille peinte dans la partie droite du fond de l’alcôve du
cubiculum (M) de la villa de Fannius Synistor à Boscoreale115 montre l’effet recherché à Pompéi chez Loreius Tiburtinus : celui d’une interpénétration du bâti et du végétal (figure 13). Dans le jardin imaginaire de Boscoreale, nous assistons à la « végétalisation » totale du cadre naturel et du cadre construit. La pergola, l’antre du nymphée116 et la colonne rouge dressée à gauche de la scène sont envahis par la végétation : végétation plantée et taillée de la treille, végétation spontanée et sauvage (ou supposée telle) du lierre de la grotte, végétation artificielle et stylisée des rinceaux dont les enroulements de métal doré couvrent la colonne rouge. Nous trouverions chez Pline le Jeune117 le même désir de la présence au jardin d’une nature sauvage et d’une nature maîtrisée. En Grèce, ce mélange du sauvage et du cultivé distingue l’ἄλσος du verger et du potager où ne croissent que des espèces productives118.
111. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 107; K. S. Myers, « Docta otia: garden ownership… » (cité n. 1), p. 103-129. 112. Pompéi II, 2, 2 : The Gardens of Pompeii, II, p. 78-83 ; PPM III, p. 42 (plan de la maison d’Octavius Quartio). 113. The Gardens of Pompeii, II, p. 78, no 133 et fig. 80. 114. Ibid., p. 78, pl. 25 ; PPM III, p. 107-108, fig. 99.
115. U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting… (cité n. 63), fig. p. 33-34. 116. Cf. Gardens of Italy, p. 23-24. 117. Chez Pline le Jeune, Lettres II, 17, 15 ; V, 6, 35 ; cf. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 102-103. 118. C. Jacob, « Paysage et bois sacré : ἄλσος dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias », dans O. de Cazenove, J. Scheid (dir.), Les bois sacrés… (cité n. 7), p. 41-42.
Structurer l’espace et la végétation
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 145
Figure 13 – Boscoreale, villa de P. Fannius Synistor, cubiculum (M) : alcôve. [D’après U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting, Los Angeles, 2008, p. 33]
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Le monde végétal : une source d’inspiration pour l’architecture et son décor
Le rapport de filiation du végétal au bâti se traduit dans l’art romain par une multitude d’inventions formelles qui manifestent leur proximité et leur aptitude à se métamorphoser l’un dans l’autre127. Tantôt l’architecture et son décor empruntent leurs formes au monde végétal, tantôt ce sont des végétaux en voie de pétrification qui se transforment en éléments de construction. Pour s’en tenir au seul domaine de la peinture murale et pour ne citer qu’un unique
exemple, signalons celui d’une peinture de la villa de la Sioutat à Roquelaure128 sur laquelle la base d’une colonne de marbre blanc se pare d’une collerette de folioles lancéolées vertes et nervurées (figure 15). Cette collerette surgit d’un calice aux sépales soudés largement ouverts qui, en dépit d’une inspiration elle-même végétale, paraît être en marbre blanc comme le fût de la colonne. Cette image de colonne composite, minérale et végétale à la fois, montre l’étape d’un processus de métamorphose en cours : pétrification du végétal ou « végétalisation » de la pierre129. Les images invitent à comprendre que le bâti, qui garde l’empreinte de sa matrice végétale, peut tendanciellement la rejoindre. L’art romain, la peinture en particulier, se plaît à montrer la tension qui en résulte. Comme le fait remarquer P. Grimal à propos des descriptions laissées par Pline le Jeune de ses propriétés, bâtiments et jardins sont disposés de façon à aller à la rencontre les uns des autres130. Parce qu’ils sont considérés comme étant au fond de même nature, l’architecture et la végétation s’attirent, tendent à s’identifier l’une à l’autre, à se substituer l’une à l’autre, à se fondre l’une dans l’autre. Si l’architecture sert de support ou de cadre au végétal131, celui-ci communique sa vigueur et son élan à l’architecture. Il s’agit là d’une propension qui dépasse la sphère du jardin proprement dit. Si nous prenons le cas du paysage idyllique sacré qui porte le no 9508 au musée de Naples132 (figure 16), chaque élément de sa composition, construit en pierre ou en maçonnerie, est doublé par un élément végétal qui lui correspond par la taille, le volume, les proportions, le nombre des éléments et la forme : un grand arbre à deux
119. Idée développée par Vitruve, De l’architecture II, I, 1-9. Cf. Varron, RR III, 1, 3. Voir aussi le ficus des bords du fleuve Acesines dont la croissance offre un exemple d’architecture naturelle : ses basses branches s’enracinent pour former autour du tronc maternel une nouvelle génération qui décrit un cercle qu’on croirait l’œuvre d’un topiarius ; ce cercle forme une enceinte qui fournit de l’ombre aux bergers et une palissade protectrice : Pline, NH XII, 22. 120. Voir aussi en Égypte : A. Gros de Beler et al., Jardins et paysages de l’Antiquité, I (cité n. 53), fig. à la p. 147 (Kom-Ombo, temple de Sobek et Haoéris, époque grécoromaine). 121. H. Baumann, Le bouquet d’Athéna. Les plantes dans la mythologie et l’art grecs, trad. R. Barbier revue par l’auteur, Paris, 1984, p. 186, fig. 375-376. 122. E. Simon, Augustus. Kunst und Leben in Rom um die Zeitenwende, Munich, 1986, pl. 31. 123. H. Baumann, Le bouquet d’Athéna… (cité n. 121), p. 187, fig 379. 124. Saint-Romain-en-Gal, musée : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 125-126, fig. 170. 125. H. Baumann, Le bouquet d’Athéna... (cité n. 121), p. 191, fig. 385.
126. Vitruve, De l’architecture IV, 9-10 ; H. Baumann, Le bouquet d’Athéna… (cité n. 121), p. 187, fig. 378 ; G. Sauron, L’histoire végétalisée… (cité n. 58), p. 165-166. 127. Par ex. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger (casa del Frutteto), péristyle (10) : PPM II, p. 40, fig. 55 (détail du chapiteau en bouquet d’acanthe de l’une des colonnes). Cf. aussi : Pline, NH XII, 9-10. 128. Auch, musée, 30-20 avant J. C. : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 89-90, fig. 107-108 (détail de la base de la colonne). 129. Voir aussi Pompéi IX, 14, 4, tablinum (19), murs est et ouest : PPM X, p. 462-467, fig. 173-174, 176-181 (colonnes structurant le décor en forme de tiges). Pour d’autres exemples, S. R. Yerkes, « Vitruvius’ monstra », dans Journal of Roman Archaeology, 13, 2000, p. 236, fig. 1-6. 130. Les jardins romains, p. 202 ; E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 94. 131. Par ex. Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, péristyle (CC), portique ouest : PPM X, p. 208, 211, fig. 34 (entre les demi-colonnes, décor remplacé par des plantations en espalier) ; cf. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 35. 132. A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber… (cité n. 103), p. 147, no 141 et fig. (2e moitié du ier siècle après J. C.).
Après avoir fourni à l’homme les tous premiers abris et les tous premiers matériaux de construction119, le monde végétal n’a jamais cessé d’être une source d’inspiration et de modèles pour l’architecture antique et pour son décor120. H. Baumann a pu ainsi rapprocher, par exemple, les colonnes doriques du temple d’Apollon Epikourios à Bassae (ve siècle avant J. C.) de la tige de l’angélique des bois121 (figure 14). Le souvenir de certaines plantes parfois très banales de la flore méditerranéenne se discerne dans les fantaisies des peintres. Tel candélabre du cubiculum rouge de la villa de Boscotrecase122 fait songer à la grappe de fleurs de l’acanthe épineuse123, ou tel candélabre de la rue de l’Embarcadère à Vienne124 à la silhouette d’une terminaison florale de sauge argenté125. Vitruve a, quant à lui, raconté comment un pied d’acanthe douce poussée dans une corbeille était à l’origine de la création du chapiteau corinthien126.
Le bâti et le végétal à la rencontre l’un de l’autre
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 147
Figure 14 – Colonne dorique du temple d’Apollon à Bassae (ve siècle avant J. C.) et tige d’angélique des bois. [D’après H. Baumann, Le bouquet d’Athéna. Les plantes dans la mythologie et l’art grecs, Paris, 1984, p. 186, fig. 375-376]
Figure 15 – Peinture murale de Roquelaure, villa de la Sioutat, 30-20 avant J. C. (musée d’Auch) : détail de la base d’une colonne. [D’après A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, p. 89, fig. 108]
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Figure 16 – Campanie, 2e moitié du ier siècle après J. C. (Naples, Museo archeologico nazional (inv. 9508) : paysage idyllico-sacré. [D’après A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber, Natura, scienza e tecnica nell’antica Pompei, Milan, 1999, p. 147 no 141]
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 149 138
charpentières pour le portique, un arbuste pour la statue sur sa base quadrangulaire, un bosquet bas, touffu et arrondi pour l’exèdre133. Nous pourrions multiplier les observations allant dans le même sens134. Dans les paysages idylliques sacrés, tout arbre est systématiquement associé à une construction (édicule, colonne, autel, portique, exèdre). L’arbre est accolé à elle135, il s’enracine sous elle, son tronc l’enlace, il l’enserre de ses branches136, il la couvre de son ombre. Ils font, en résumé, corps l’un avec l’autre137. En soulignant l’étroitesse de leur relation, l’image rend tangible une parenté qui plonge ses racines dans un passé mythique.
famille de représentations offre peu de détails sur la végétation et sur le mobilier. Nous relevons toutefois la présence de murets, de bases, de vases et de statues colossales139. Le domaine, jamais clos, paraît être vaste et illimité. Maison et jardins se fondent insensiblement dans leur environnement naturel pour offrir l’image réduite à l’essentiel d’une propriété idéale. Les petits tableaux que forment les évocations du premier type permettent sans doute d’appréhender ce qu’étaient ces topia dont parle Vitruve140. Il est à noter que ce sont les seules évocations de jardin où l’homme est présent. En ce sens, cette famille d’images se rapproche de celle des paysages idylliques sacrés.
trois grands tyPes d’évocations de jardins
Le type 2 : les constructions structurent l’espace
La connivence qui existe entre l’architecture et le végétal a généré trois grands types d’évocations de jardin.
Le premier type inscrit une villa, toujours luxueuse, dans un paysage agreste, maritime ou lacustre138 dont le pittoresque correspond à un stéréotype. Il propose la vision à vol d’oiseau d’une résidence de plaisance prise dans les grandes articulations de son espace planté, composé pour l’essentiel d’un jardin bas et ordonné en façade et, par derrière, d’un nemus ou d’une silva dont les grands arbres dominent l’architecture et lui servent d’écrin (figures 10-11). Cette
Le deuxième type met l’accent sur les constructions qui informent l’espace, souvent en application des règles de la symétrie et selon un rythme binaire ou ternaire. Il est possible que ces représentations soient inspirées des « projets » ou des maquettes proposés par le topiarius au dominus désireux d’entreprendre des embellissements dans sa propriété, ou destinés à l’artisan chargé d’exécuter les treillages et autres constructions nécessaires. Le jardin est décrit à travers son organisation, plus ou moins complexe, et à travers les éléments manufacturés, majoritairement végétaux semble-t-il, en bois ou en osier, qui le structurent141 (figure 17). L’image s’intéresse à leur raffinement et à leur fantaisie. Le jardin est
133. Voir aussi Oplontis, Villa de Poppée, diaeta (32), mur nord : U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting… (cité n. 63), fig. p. 80 (arbres en forme de fuseaux [cyprès ou peuplier ?] alternant avec les colonnes du portique qui donne sur le jardin). 134. Par ex. – 1/ Boscotrecase, Salon Noir (15), mur nord (vignette), New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 20.192.1 : P. von Blanckenhagen, C. Alexander, The Augustan Villa at Boscotrecase (Deutsches Archölogisches Institut Rom, Sonderschriften, 8), Mainz am Rhein, 1990, pl. 1, 5 (à chacun des deux édicules accolés à la tour centrale correspond un tronc d’arbre ou l’une des deux charpentières d’un arbre unique) ; – 2/ Boscotrecase, Salon Noir (15), mur est, New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 20.192.10 : ibid., pl. 13 (à chacune des colonnes qui soutiennent le portique correspond une charpentière de l’arbre qui pousse à côté de lui) ; – 3/ Boscotrecase, Salon Rouge (16), mur nord, Naples, Musée archéologique national, inv. 147501 : ibid., pl. 25, fig. 2 (l’une des branches de l’arbre qui pousse à côté de la base de la statue de Priape est orientée dans la même direction que le phallus en érection de la divinité). 135. Par ex. Pompéi I, 7, 7, maison du prêtre Amandus, triclinium (b), mur sud : ibid., pl. 58, 59, fig. 1 ; PPM II, p. 597-599, fig. 14-15. 136. Par ex. Rome, Palatin, « maison de Livie », salle des paysages : ibid., pl. 52. 137. Voir ainsi, au musée du Latran, un relief figurant une grotte, peut-être artificielle, à l’entrée de laquelle pousse un arbre qui fait corps avec elle. Cet arbre abrite une
nymphe (Amalthée) donnant à boire à un enfant (Jupiter) dans une corne d’abondance : Storia dei Giardini, p. 87, fig. 51. 138. Par ex. – 1/ Pompéi I, 10, 4, maison du Ménandre, atrium (b), mur ouest : PPM II, p. 261, no 32 ; – 2/ Pompéi V, 4, a, maison de M. Lucretius Fronto, tablinum (7), mur sud : PPM III, p. 1010-1018, no 83 a-b, nos 84-86, 91-93 ; Jardins et paysages de l’Antiquité, II, fig. p. 126 ; – 3/ Pompéi, Naples, Musée archéologique national : E. La Rocca, S. Ensoli, S. Tortorella et al., Roma la pittura di un impero, Milan, 2009, fig. p. 31, fig. p. 225. 139. Par ex. – 1/ Pompéi V, 4, a, maison de M. Lucretius Fronto, tablinum (7), mur nord : J.-M. Croisille, Paysages... (cité n. 9), p. 113, fig. 142 ; – 2/ Pompéi, Naples, Musée archéologique national, inv. 9406 : A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber… (cité n. 103), p. 315, no 398 et fig. 140. Vitruve, De l’architecture VII, 5 ; Les jardins romains, p. 88-98. 141. Pour divers types de clôtures : Gardens of Italy, p. 78, fig. 8 ; p. 79, fig. 9. Voir infra la communication de N. Blanc. Signalons une clôture particulièrement raffinée et complexe à Pompéi I, 17, 4, maison des Arches, péristyle (1) : PPM II, p. 1042-1045, fig. 4-5, 7-8, 11-12. Cf. aussi – 1/ Pompéi V, 4, a, maison de M. Lucretius Fronto, cubiculum (5), mur ouest : PPM III, p. 990, fig. 48 ; p. 998-999, fig. 63 ; – 2/ Pompéi VII, 3, 29, maison de M. Spurius Mesor, cubiculum (m), mur nord : PPM VI, p. 923, 925, fig. 43 ; p. 927-929, fig. 46-49 ; et mur sud : PPM VI, p. 934-935, fig. 57-59 ; – 3/ Pompéi IX, 1, 22. 29, maison de M. Epidius Sabinus, exèdre (t’), mur nord : PPM VIII, p. 1028-1029, fig. 128 (panneau au-dessus de la plinthe ornée de touffes fleuries).
Le premier type : « Maison et jardins »
150 • FRANÇOISE GURY
Figure 17 – Pompéi, maison de M. Spurius Me(n)sor (VII, 3, 29) : vue cavalière de jardin clos. [D’après, W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas Destroyed by Vesuvius, vol. II, New Rochelle /New York, 1993, p. 398-399 no 181, fig. 491] 145 146
perçu comme un tout, vu de l’extérieur. Il est montré comme un ensemble fermé142. Observé à distance par l’œil du maître, auquel s’identifie celui du spectateur, il est appréhendé en perspective cavalière dans toute son extension. Ces représentations synthétiques, qui se détachent sur un fond uni, abstrait, mettent en évidence le rôle fondamental de l’architecture dans la conception du jardin143 : pas de jardin sans clôture, sans porte, sans allées, sans kiosques, sans pergolas, sans treillages. Si nous relevons parfois la présence d’oiseaux d’ornement144, en revanche la végétation proprement dite se réduit à rien145, ou à très peu de chose146. Sur ces représentations, elle va de soi. La structure qui l’encadre, elle-même essentiellement
À l’opposé de cette manière d’évoquer le jardin, entièrement focalisée sur son plan, son organisation et ses constructions, la troisième donne la primauté à la végétation. Le célèbre jardin peint qui couvre les quatre parois de la salle souterraine de la villa de Livie ad Gallinas albas147, daté autour de 30 avant J. C., peut être considéré comme l’archétype de la série148.
142. Par ex. – 1/ Rome, Auditorium de Mécène : Pareti ingannevoli, fig. à la p. 10 ; – 2/ Pompéi VII, 3, 29, maison de M. Spurius Mesor, cubiculum (m), mur nord : The Gardens of Pompeii, II, p. 398-399, fig. 491, no 181 ; PPM VI, p. 923, 925 fig. 43 ; p. 927, fig. 46 ; – 3/ Pompéi VII, 3, 29, maison de M. Spurius Mesor : The Gardens of Pompeii, II, p. 399, fig. 492, no 182 ; PPM VI, p. 928-929 ; – 4/ Pompéi IX, 1, 22.29, maison de M. Epidius Sabinus, exèdre (t1), mur nord : The Gardens of Pompeii, II, p. 401-402, fig. 497, no 186 ; PPM VIII, p. 10281029, fig. 128-129 ; p. 1031, fig. 132 ; – 5/ Pompéi, Villa imperiale près de la Porte marine, Pompéi, Antiquarium, inv. 21630 : The Gardens of Pompeii, II, p. 402-403, fig. 498, no 197 ; – 6/ Campanie (?), Rome, collection Gorga, Musée national romain : Pareti ingannevoli, fig. à la p. 74. 143. Cf. Gardens of Italy, p. 13-27. 144. Par ex. Herculanum, Naples, Musée archéologique national, inv. 9964 ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), p. 90, n° 6 et fig. Sur la présence d’oiseaux au jardin : Les jardins romains, p. 287-290 ; Gardens of Italy, p. 44. Sur
la parcimonie des restes d’oiseaux découverts pendant les fouilles des jardins de la zone campanienne : Jashemski, « Recently excavated gardens », p. 70. 145. The Gardens of Pompeii, II, fig. 492. 146. Bordure basse de fleurs blanches courant au pied de la clôture d’enceinte : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), p. 90, no 5 et fig., et peut-être aussi The Gardens of Pompeii, II, fig. 498. Silhouettes de petits arbres taillés en fuseau (?) dans des pots posés sur la clôture d’enceinte : ibid., fig. 491. Arbres (cyprès ?) dépassant derrière la clôture d’enceinte : ibid., fig. 498. Touffes éparses ou buissons : ibid., fig. 497. 147. Ibid., p. 381, fig. 454 ; Pareti ingannevoli. 148. Voir aussi – 1/ le jardin peint de la villa de la Farnésine, de peu postérieur à celui de la villa de Livie : Pareti ingannevoli, p. 8-9 et fig. ; – 2/ le jardin peint des niches de l’Auditorium Maecenatis : ibid., p. 9-11 et fig. ; M. Cima, E. Talamo, Gli horti di Roma antica (Quaderni Capitolini, 2), Milan, 2008, p. 74-81, fig. 7-9.
d’origine végétale semble-t-il, suffit, sans rien imposer, à la rendre présente à l’imagination et telle qu’elle peut la désirer.
Le type 3 : la primauté accordée à la végétation
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 151
Toutes les œuvres qui s’y rattachent obéissent au même stéréotype. Leur composition est toujours à peu de chose près identique. Au premier plan, une clôture légère149, plutôt basse, souvent en treillage, laisse apercevoir la végétation par ses claires voies. Cette clôture est associée à un élément de mobilier – vasque à jet d’eau le plus souvent150, plus rarement statue151 – éventuellement dressé sur un socle. Cet élément peut, dans certains cas, occuper une exèdre ou un renfoncement de la clôture (figure 2). Parfois, comme à la villa de Livie, un bel arbre profite de cette position valorisante152 (figure 18). La végétation qui croît au second plan est composée de plantes fleuries et d’arbres peu développés, arbres fruitiers ou d’ornement153. Leur taille réduite témoigne d’un goût pour les arbres jeunes, plus flexibles, plus susceptibles de se balancer dans la brise154, plus productifs 149. Pompéi I, 9, 5, Maison du Verger (casa del Frutteto), cubiculum (8) : PPM II, p. 15-35, fig. 23, 25, 30, 38. Cf. dans ce même volume la communication de N. Blanc. 150. Voir aussi – 1/ Rome, Auditorium de Mécène : Pareti ingannevoli, p. 9-11 et fig. ; – 2/ Pompéi I, 7, 11, maison de l’Éphèbe : M. Mastroroberto, « La scultura dei giardini », dans Domus-Viridaria-Horti Picti… (cité n. 23), p. 39 ; p. 47, fig. 15 ; – 3/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger , cubiculum (12) : PPM II, p. 120-126, fig. 148 b-154 ; – 4/ Pompéi II, 9, 5. 7, maison avec hôtellerie à jardin, jardin (1) : PPM II, p. 330-337, fig. 2, 4-13. Au premier plan, en vedette sur le fond végétal, le motif de la vasque à jet d’eau souligne le caractère miraculeux de la présence de l’eau au jardin. Cf. P. Somville, « Jardins et sacralisation de l’espace », dans É. Delruelle, V. Pirenne-Delforge (dir.), Kīpoi : de la religion à la philosophe, Mélanges offerts à André Motte (Centre international d’étude de la religion grecque antique), Liège, 2001, p. 23-27. 151. Par ex. – 1/ Pompéi I, 11, 6. 7, maison de la Vénus en Bikini, viridarium (8), mur sud : PPM II, p. 553, fig. 41 (statue féminine nue : Vénus ?) ; mur ouest : PPM II, p. 554, fig. 44 (nymphe tenant devant elle un bassin de fontaine) ; – 2/ Pompéi I, 17, 4, maison des Arches, péristyle (1) : PPM II, p. 1042-1047, fig. 4-8, 11, 15 (sur des bases quadrangulaires, statues de sphinx et de centaures servant de pied à des vasques à jet d’eau). 152. Ce type d’aménagement correspond à des réalisations mises au jour lors de fouilles. Voir ainsi le « jardin suspendu » de la villa de Livie de Prima Porta (« K » du plan) où une suite d’exèdres était vraisemblablement occupée par de petits arbres : A. Klynne, P. Liljenstolpe, « Investigating… » (cité n. 55), p. 231, fig. 10 (dessin de restitution) ; p. 220, fig. 1 (plan de la villa et de ses jardins). Voir aussi en peinture le motif de l’arbre isolé, se détachant sur un fond uni derrière une clôture : Pompéi, villa de Diomède, cour des bains : PPM L’immagine, p. 75, fig. 3-4 ; p. 76-77, fig. 3-4. 153. Sur les variétés représentées : cf. A. Ciarallo, Elementi vegetali nell’iconografia pompeiana, Rome, 2005. 154. Sur l’aménité de la brise : Horace, Odes III, 4, 7 ; Ovide, Art d’aimer III, 687-694. Sur la conception archaïque d’une fécondation par le vent, par le Zéphyr ou le Favonius en particulier : Homère, Od. VII, 118 ; Virgile, Georg. III, 269275 ; Lucrèce, De la Nature I, 11. Cf. J. Jouanna, « L’œuf, le vent et Éros : sens de ὑπηνέμιον … ὠόν (Aristophane, Oiseaux, 695) », dans P. Brillet-Dubois, E. Parmentier (dir.), Φιλολογία, Mélanges offerts à Michel Casevitz (Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 35 / Série Littéraire et
aussi peut-être. Ceux de la première ligne sont rendus de manière précise et peuvent être identifiés. Ils se détachent sur un arrière-plan de couleur verte qui persuade de l’épaisseur du massif. Cette végétation est peuplée d’oiseaux155. Le fond, sans indication atmosphérique, est plus « expressionniste » que réaliste. Si un fond bleu pâle évoque un ciel sans nuage156 et le fond jaune d’or du viridarium de la villa d’Oplontis, la lumière du soleil157, un fond noir comme celui de la Casa del Frutteto158, ou bleu sombre comme celui de la mosaïque du nymphée de Massa Lubrense, cherche à donner une illusion d’ombre, de fraîcheur et de profondeur des frondaisons159 (figure 19). Philosophique, 9), Lyon, 2006, p. 99-108. Il est probable que le jeu du vent dans les ramures ajoute à la représentation d’un jardin fécond. 155. Par ex. – 1/ Pompéi V, 2, 15, triclinium d’été, mur sud : PPM III, p. 861-862, fig. 14 ; Naples, Musée archéologique national, inv. 9705 : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66) , fig. 64 ; – 2/ Herculanum, Maison de la mosaïque de Neptune et Amphitrite, cour au nymphée : The Gardens of Pompeii, II, p. 370, fig. 434 ; – 3/ Pompéi II, 3, 3, maison de la Vénus à la Coquille, péristyle (8) : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 217 ; PPM III, p. 136-144, fig. 36-43, 49 ; – 4/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger (Casa del Frutetto), cubiculum (8) : F. Zevi (cité), pl. 215 ; PPM II, p. 15-35, fig. 28-30, 33-36, 42 ; – 5/ Massa Lubrense, mosaïque du nymphée : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. p. 12 ; – 6/ Oplontis, villa de Poppée : The Gardens of Pompeii, II, p. 376, fig. 447 ; p. 377, fig. 448 ; p. 379, fig. 451 ; F. Zevi (cité), pl. 272, 275. Cf. J.-H. Abry, « Des oiseaux, des dieux et des hommes à Rome », dans C. Lachet, G. Lavorel (dir.), Les oiseaux : de la réalité à l’imaginaire (Actes du colloque international des 1, 2 et 3 juin 2005, CEDIC, Centre Jean Prévost, 26, Université Jean-Moulin-Lyon 3), Lyon, 2006, p. 25-46. Les oiseaux annoncent au printemps l’éveil de la Nature et célèbrent le retour de Vénus : Lucrèce, De la Nature I, 10-13. Sur Eros comparé à un oiseau : Longus, Daphnis et Chloé II, 4, 2 ; 6, 1 ; 7, 1. 156. Par ex. – 1/ Rome, villa de Livie : Pareti ingannevoli ; – 2/ Pompéi II, 3, 3, maison de la Vénus à la Coquille, péristyle (8) : PPM III, p. 143, fig. 49 ; – 3/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 18-19, fig. 2829 ; p. 23-25, fig. 34-36 ; p. 30, fig. 42. 157. U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting… (cité n. 63), fig. p. 76, fig. p. 77. Voir aussi – 1/ Pompéi I, 12, 8, péristyle (9) : PPM II, p. 767-769, fig. 8-15 ; – 2/ Pompéi V, 1, 18, maison des Épigrammes, péristyle (i), portique est : PPM III, p. 547, fig. 18 (dessin de restitution) ; – 3/ Herculanum, Maison de la mosaïque de Neptune et Amphitrite : The Gardens of Pompeii, II, p. 370, fig. 434. 158. Pompéi I, 9, 5, Maison du Verger, cubiculum (12) : The Gardens of Pompeii, I, p. 77, fig. 123; PPM II, p. 113-134, fig. 140-141, 143, 146-148, 154-169. 159. Voir aussi, en mosaïque – 1/ Pompéi VI, ins. 17 (Ins. Occ.), 42, triclinium (31), niche du nymphée : PPM VI, p. 130, 132-134, fig. 169, 171-172 ; – 2/ Massa Lubrense, nymphée : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. p. 12. Voir aussi l’utilisation du fond bleu sombre sur un vase camée de Pompéi, Naples, Musée archéologique national : S. De Caro, Il Museo Archeologico Nazionale di Napoli (Soprintendenza per i Beni Archeologici di Napoli e Caserta), Naples, 2001, fig. p. 129 (Amours vendangeurs dans un jardin).
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Figure 18 – Rome, Prima Porta, villa de Livie, salle souterraine : jeune pin dans un renfoncement de la clôture (mur nord). [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli, La villa di Livia, Milan, 2008, p. 12]
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Figure 19 – Nymphée en mosaïque de Massalubrense : fond bleu sombre sur lequel se détache la végétation. [D’après Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Castellammare di Stabia, 2006, fig. à la p. 12]
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une enceinte extérieure jamais visiBle Dans les représentations du troisième type, le spectateur n’est pas extérieur au jardin. Il n’en a pas une vision globale et surplombante, comme c’est le cas pour les évocations des premier et deuxième types. Sa vision est au contraire partielle. Le spectateur est placé à l’intérieur du jardin, en son cœur, même si nous nous interrogeons sur la localisation exacte du point où il se tient : dans une allée160, au centre d’une pergola161, dans un pavillon ou dans un kiosque ouvrant sur le jardin162, sous un portique163, dans une grotte comme à la villa de Livie164. Le spectateur est donc à la place du propriétaire qui contemple depuis sa villa, ou l’une de ses dépendances, ou toute autre construction sise dans le jardin, l’étendue de sa propriété, riche en plantations ornementales ou productives et si vaste qu’elle paraît illimitée165. De prime abord, dans ces représentations du troisième type, il semble que nous ayons affaire à la vision qu’un dominus pourrait avoir de l’un des nombreux massifs plantés de son jardin. Que ce massif soit protégé des intrusions intempestives par une clôture et qu’il soit longé par une allée contribue beaucoup à l’effet de réel entretenu par cette famille de décors peints. La présence de l’allée invite l’imagination du spectateur à partir à la découverte d’autres points de vue sur le jardin. La scène figurée, avec la présence pittoresque d’un élément remarquable du mobilier, une vasque par exemple, semble suggérer une simple halte au cours d’une déambulation à
160. Le premier plan du jardin peint de la maison du Bracelet d’or (Pompéi VI, 17 [ins. Occ.], 42) est de lecture difficile : s’agit-il d’une allée ? D’une plate-bande plantée ? Du pied du mur qui supporte le treillage ? Du mur qui double, à mi hauteur, le treillage du côté du spectateur ? S’agit-il d’un effet de perspective raté ? Faut-il imaginer une allée passant entre une bordure basse en maçonnerie et une bordure en treillage ? Remarquons, au pied de la clôture en treillage, une zone noire où poussent des touffes végétales : PPM VI, p. 125, fig. 160 c. 161. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 15, fig. 23-47. 162. Ainsi, aux Laurentes, le pavillon cher au cœur de Pline : Pline le Jeune, Lettres II, 17, 20 ; E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 95, 98, 103-104. Le pavillon permet de jouir de la nature d’un point de vue purement esthétique, sans avoir à en subir les inconvénients (pluie, chaleur, froid…). 163. Par ex. Pompéi VI, 2, 4, maison de Salluste, viridarium, mur est : PPM IV, p. 120, fig. 56 ; PPM L’immagine, p. 95, fig. 33. 164. Pareti ingannevoli, p. 5. Sur le goût des Romains pour les vues depuis une grotte : E. Salza Prina Ricotti, « The importance of water in Roman Garden Triclinia », dans Ancient Roman Villa Gardens 1987, p. 195-196 ; H. Lavagne, Operosa antra. Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Hadrien (Bibliothèque de l’École française d’Athènes et de Rome, 272), Paris / Rome, 1988, p. 346-348. 165. Un vaste jardin garantit le calme d’une résidence vouée à l’otium : A. Dosi, Otium... (cité n. 110), p. 95.
laquelle le jardin, dans sa totalité, sert de cadre. Si nous choisissons de comprendre l’image dans cette perspective réaliste, l’absence de l’enceinte extérieure, ou du moins son manque de visibilité, devient un procédé permettant de rendre l’étendue de la propriété et l’épaisseur de sa végétation. L’image cependant, avec une ambiguïté qui en fait tout le charme, se prête également à une autre perception. Sans invalider la première, elle se superpose à elle pour l’enrichir. Il est tout à fait remarquable qu’aucune évocation de jardin du troisième type ne montre, aussi peu soit-il, l’enceinte extérieure du jardin. Délibérément, l’image entretient l’équivoque sur l’extension réelle de l’espace figuré et, en définitive, sur la nature même de cet espace si nous considérons qu’un jardin est d’abord constitué par son périmètre extérieur. À proprement parler, et à s’en tenir à la description la plus objective, ces visions aimables d’une végétation luxuriante se caractérisent par leur absence de clôture extérieure166. L’œil est invité à se reposer sur le rideau de verdure qui ferme l’horizon, de couleur verte167 ou bleu vert comme à la villa de Livie, à la Casa de la Venere in Conchiglia168 (figure 20) ou à la Casa del Frutteto169 (figure 21). Sans perspective à proprement parler, sans point de fuite, l’illusion spatiale est le fait d’éléments qui s’interposent entre l’œil du spectateur et la verdure : bordures, allées et mobilier divers (vasque, vase170, statue, pilier hermaïque, pot, cage à oiseaux, masque, pinax171, guirlande172). 166. Cette caractéristique est aussi celle du jardin de Philétas : Longus, Daphnis et Chloé II, 3, 4. 167. Auprès des Romains, cette couleur passe pour être reposante pour les yeux : J. Trinquier, « Confusis oculis prosunt uirentia : les vertus magiques et hygiéniques du vert dans l’Antiquité », dans L. Villard (dir.), Couleurs et vision dans l’Antiquité classique, Rouen, 2002, p. 97-128 ; Idem, « Quid de pratorum viridate… plura dicam? (Cicéron, De senectute, 57). Les couleurs du paysage dans la littérature latine, de Lucrèce à l’époque flavienne », dans A. Rouveret, S. Dubel, V. Naas (dir.), Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques (Études de littérature ancienne, 17), Paris, 2006, p. 213-259. Signalons qu’à Fishbourne, le mur de l’aile ouest donnant sur le jardin était peint uniformément en vert foncé afin de servir de fond à des plantations et créer l’illusion d’un autre jardin : B. Cunliffe, Fishbourne… (cité n. 19), p. 136. 168. Pompéi II, 3, 3, péristyle (8), mur sud : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 217 ; PPM III, p. 139-143, fig. 43-49. 169. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : La peinture de Pompéi. Témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., Paris, 1993, vol. I, pl. 27 ; vol. II, p. 43, no 53 ; PPM II, p. 27-28, fig. 39-40. L’utilisation d’un vert plus soutenu renforce l’impression de densité de la végétation servant d’écrin aux deux statues d’Osiris (?). 170. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 34, fig. 46. 171. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 16-17, fig. 25, 27 ; p. 18-20, fig. 28-30 ; p. 22, fig. 33 ; p. 24-26, fig. 35-38 ; p. 31-33, fig. 43-45. 172. Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 18, fig. 28 ; p. 20, fig. 30 ; p. 22, fig. 33 ; p. 24, fig. 35 ; p. 31-32, fig. 43-44 ; p. 35, fig. 47.
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Figure 20 – Pompéi, maison de la Vénus à la coquille (II, 3, 3), péristyle (8), mur sud : vasque sur fond bleu-vert. [D’après F. Zevi (dir.), Pompéi, Naples, 1992, vol. II, pl. 217]
Figure 21 – Pompéi, maison du Verger (I, 9, 5), cubiculum (8) : vert plus soutenu pour densifier la végétation autour de la statue du dieu égyptien Osiris (?). [D’après La peinture de Pompéi. Témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., Paris, 1993, vol. I, pl. 27]
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Le jardin, sans limites extérieures discernables, est imaginé comme une sorte de jardin d’Alcinoos173 et comme un lieu de retraite ne se déployant que pour celui qui le contemple, afin qu’il jouisse de ce locus aemonus174 rafraîchi par les fontaines175, habité d’oiseaux, libre de tout prédateur ou insecte nuisible176, hanté par les dieux177 et dont aucune présence humaine ne trouble la solitude et la sérénité178.
Toutes ces représentations du troisième type insistent sur l’exubérance d’une végétation que bordures et clôtures peinent à endiguer. Des rameaux
les enjambent comme à la Casa di Remo e Romolo179, ou les recouvrent comme à la Casa di Vesonius o di Orfeo180. D’autres cherchent une issue à travers leurs ouvertures, comme sur la peinture de Naples (figure 2) ou sur la mosaïque du nymphée du triclinium (31) de la Casa del Bracciale d’oro181. Des espèces envahissantes telles que le liseron182 ou le lierre183 se mêlent à d’autres, purement décoratives (rosiers, lauriers roses, platanes, etc.) ou productives (figuiers, pommiers, arbousiers, etc.). Certaines plantes sont riches de leur symbolisme. La grenade est depuis toujours associée à la fécondité184. Le laurier est apollinien185 et victorieux186. Le palmier, solaire et royal, se rapporte lui aussi à la fécondité, à la victoire et à l’éternité187.
173. Homère, Od. VII, 112-132. 174. Le modèle de ce locus aemonus est l’ἄλσος : C. Jacob, « Paysage et bois sacré… » (cité n. 118), p. 43-44 ; J. FabreSerris, « Nature, mythe et poésie… » (cité n. 105), p. 23-31. 175. La présence de sources et de fontaines est l’une des composantes essentielles de l’ἄλσος : Homère, Od. VII, 127130. C. Jacob, « Paysage et bois sacré… » (cité n. 118), p. 43. 176. Sur les peintures, les insectes figurent en motif isolé, ou sur des guirlandes, ou sur des candélabres. Par ex. – 1/ Stabies (Varano), villa d’Ariane, pièce (12), mur ouest, côté est : La peinture de Pompéi… (cité n. 169), vol. II, p. 259-260, no 498 d (deux sauterelles ou deux criquets sur un candélabre) ; – 2/ Oplontis, villa de Poppée : W. F. Jashemski, F. G. Meyer, The Natural History of Pompei, Cambridge, 2002, p. 323, fig. 267 (sauterelle ou criquet) ; p. 323, fig. 268 (papillon) ; – 3/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, jardin devant le triclinium (31), milieu du ier siècle après. J. C. : dans A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber… (cité n. 103), p. 58, no 7 a et fig. (sauterelle ou criquet, dans un tableau servant de socle à un candélabre) ; p. 58, no 7 b et fig. (papillon en vol, dans un tableau) ; p. 58-59, no 7 d et fig. (sauterelle ou criquet, dans un tableau) ; p. 58, no 7 c et fig. (escargot sur une tige) ; – 4/ Pompéi VIII, 2, 34-35, maison de la Colombe en mosaïque, triclinium (n), emblema de la mosaïque, Naples, Musée archéologique national, inv. 114281 : W. F. Jashemski, F. G. Meyer (cité), p. 324, fig. 270 (sauterelle posée sur le ruban entourant une guirlande) ; PPM VIII, p. 278-279, fig. 23. 177. Un beau jardin est un présent des dieux. Voir par exemple celui d’Alcinoos : Homère, Od. VII, 132. Statues : – 1/ dieux égyptiens (peinture), Pompéi I, 9, 5, maison du Verger (Casa del Frutteto), cubiculum (8) : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 215 ; PPM II, p. 15-35, fig. 23, 25-26,30, 38-40 ; – 2/ Amours vendangeurs (vase en verre camée, relief), Pompéi, Naples, Musée archéologique national : S. De Caro, Il Museo Archeologico Nazionale… (cité n. 159), fig. p. 129. Oscilla : – 1/ Masque de ménade (ronde bosse de marbre), Naples, Musée archéologique national, inv. 6609 : Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), p. 98, no 12 et fig. ; – 2/ masque de ménade (peinture), Pompéi I, 9, 5, maison du Verger : F. Zevi (cité), pl. 215 ; PPM II, p. 25, fig. 35. Pinakes : – 1/ Ménades et Satyres (peinture), Pompéi I, 9, 5, maison du Verger : F. Zevi (cité), pl. 215 ; PPM II, p. 29, fig. 41 ; – 2/ dieux égyptiens (peinture), Pompéi I, 9, 5, maison du Verger : F. Zevi (cité), pl. 215 ; PPM II, p. 33, fig. 45 (Apis).
178. À de très rares exceptions près (supra n. 37), pas de jardiniers travaillant dans ces jardins. Ils sont en revanche nombreux dans les représentations égyptiennes de jardins : Storia dei Giardini, p. 14, fig. 8 ; p. 15, fig. 15 ; p. 22, fig. 13 ; p. 25, fig. 15. 179. Pompéi VII, 7, 10, maison de Romulus et Rémus, viridarium (q) mur ouest : The gardens of Pompeii, II, p. 363, fig. 428 (les rameaux basculent par-dessus le mur de l’exèdre) ; PPM VII, p. 271-274, fig. 26-31. Voir aussi à la villa de Livie : Pareti ingannevoli, fig. p. 7 en bas à gauche, fig. p. 13. 180. Pompéi VI, 14, 20, maison d’Orphée, péristyle (o), mur ouest (dessin de Niccolini) : The gardens of Pompeii, II, p. 344, fig. 399 ; p. 345, fig. 400 ; PPM V, p. 282-291, fig. 29-39. 181. PPM VI, p. 132-134, fig. 169, 171-172. 182. Par ex. Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, salle 32. 183. Par ex. – 1/ Rome, villa de Livie de Prima Porta, salle souterraine, mur nord : Pareti ingannevoli, fig. p. 13 (lierre débutant autour du tronc d’un jeune pin) ; – 2/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, salle 32, mur nord : PPM VI, p. 118, fig. 152 ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. p. 73 (lierre panaché entre un arbousier et un palmier). 184. Voir sur la peinture de la villa de Livie, mur nord, les grenades éclatées laissant apparaître leurs grains : U. Pappalardo, The Splendor of Roman Wall Painting… (cité n. 63), fig. p. 108. 185. Virgile, Buc. VII, 62 ; Pline, NH XV, 127-138 ; XII, 3. 186. P. Zanker, Augusto e il potere delle immagini, Turin, 1989, p. 98-99, fig. 75. 187. Le palmier symbolise la richesse et la puissance vitale liées à l’exercice du pouvoir royal comme le montre son utilisation dans la « Peinture de l’Investiture » du palais de Mari, au début du iie millénaire : J. Margueron, « De Mari à Délos, un lien : le palmier », dans Ktèma, 25, 2000, p. 55-63. Sur la riche symbolique du palmier, voir aussi H. Danthine, Le palmier-dattier et les arbres sacrés dans l’iconographie de l’Asie Occidentale Ancienne (Haut-Commissariat de la République française en Syrie et au Liban, Service des Antiquités, Bibliothèque archéologique et historique, XXV), Paris, 1937 ; voir aussi, sur des peintures : – 1/ Pompéi IX, 5, 9, maison des Pygmés, oecus 1, mur nord : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 278 ; PPM IX, p. 504-507, fig. 34-36 ; – 2/ Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, caldarium (33), mur ouest : PPM VII, p. 939, fig. 120-121 ; – 3/ Rome, villa de Livie, salle souterraine, mur nord (à gauche du pin dans l’exèdre) : Pareti inganne
Une végétation exubérante
LES JARDINS ROMAINS ÉTAIENT-ILS BIEN ENTRETENUS ? • 157 189 190 191 192
Ces espèces, qui appartiennent à la flore augustéenne, nourrissent selon toute vraisemblance la signification propitiatoire de la vision heureuse qu’offre un jardin foisonnant dont ils sont les ornements188.
Ces évocations de jardins du troisième type posent la question de leur réalisme. Les vingt-trois variétés de plantes parfaitement identifiables189 et les soixante-neuf espèces d’oiseaux font du décor de la pièce enterrée de la villa de Livie190 l’archétype de la série, une sorte de catalogue botanique et ornithologique. Il ne s’agit pourtant pas d’un jardin réel, saisi sur le vif, car toutes ses plantes, sans aucune trace de flétrissures ou de maladies, sont en pleine floraison ou fructification191. Dans ce jardin, comme dans tous les autres jardins peints, jamais nous ne relevons la présence d’insectes ou de petits animaux prédateurs en mesure de compromettre les récoltes ou la beauté de la végétation192. La prédilection des représentations du troisième type pour des arbres jeunes invite, par ailleurs, à comprendre que leur
jardin vient d’être planté, qu’il est saisi dans la perfection d’un commencement, ou qu’il s’y maintient. Paré de sa jeunesse et des connotations positives qui accompagnent cet état, ce jardin évoque l’éternel printemps193 de l’Âge d’or194. Il est tentant de mettre en rapport cette explosion de la nature au premier âge avec le pouvoir que Vénus, ancêtre des Iulii, exerce sur les jardins et sur la nature en général195. Ces caractéristiques de la végétation (floraisons et fructifications concomitantes, perfection intacte, jeunesse vigoureuse) jointes à l’absence systématique de clôture extérieure discernable conduisent à douter que les représentations du troisième type puissent concerner de véritables jardins196. Nous pouvons par hypothèse penser qu’elles proposent plutôt une échappée sur cette nature idéale, abondante et heureuse, qui s’offrait à l’homme aux temps de l’Âge d’or précisément et que tout jardin197, depuis, s’efforcerait de recréer à l’intérieur de ses murs. Quoi qu’il en soit, cette nature idéale reste hors d’atteinte ; une barrière se tient toujours entre elle et le spectateur ; aucune porte, aucune allée ne conduit jamais au cœur des massifs ; seuls les oiseaux, et le regard, y ont accès.
voli, fig. p. 13 ; – 4/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, salle 32 : The gardens of Pompeii, II, p. 348, fig. 406 ; PPM VI, p. 118-119, fig. 152-153 ; A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber… (cité n. 103), p. 55, no 1 et fig. (palmier à gauche de chacun des deux piliers hermaïques) ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. p. 73 (détail de l’un des palmiers) ; The gardens of Pompeii, II, p. 353, fig. 417 ; – 5/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, triclinium (31), mur sud : PPM VI, p. 137-138, fig. 178 (deux sphinx de part et d’autre d’un palmier d’où se dresse un stilopinàkion avec la représentation d’Apis) ; – 6/ Boscoreale, Villa de P. Fannius Synistor : G. Sauron, La peinture allégorique… (cité n. 10), p. 26, fig. 4 (deux palmiers ou un palmier à deux têtes pris dans une balustrade circulaire à droite de la porte) ; – 7/ Champlieu, fanum, Compiègne, Musée Vivenel : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 101, fig. 132, p. 101-102 (stipe de palmier associé à l’image du Phénix). 188. Par ex. – 1/ Pompéi VII, 2, 25, maison des Quadriges, viridarium (k) : PPM VI, p. 694, fig. 21 (grenadier et oiseaux) ; fig. 22 (palmier entre deux arbustes) ; – 2/ Pompéi VII, 6, 28, péristyle, mur nord : The gardens of Pompeii, II, p. 362, fig. 427 (palmier dressé derrière une vasque portée par un sphinx) ; PPM VII, p. 186-187, fig. 6 ; – 3/ Pompéi VI, 2, 14, maison des Amazones, viridarium (9), mur est : Pareti ingannevoli, fig. p. 38 ; PPM IV, p. 174, fig. 13 (palmiers et petit temple où se tiennent Isis, Sarapis et Harpocrate : jardin au bord du Nil ? Dessin aquarellé de F. Morelli) ; – 4/ Région du Vésuve, Shiga (Japon), Miho Museum : Pareti ingannevoli, fig. à la p. 76-77 (palmiers et oiseaux – motif à rapprocher du prodige du palmier aux colombes survenu devant Munda en 45 avant J. C., lequel détermina César à ne pas vouloir d’autre successeur qu’Octave : Suétone, Auguste 94 ; cf. A. Vigourt, Les présages impériaux d’Auguste à Domitien [Collection de l’Université Marc Bloch-Strasbourg, Études d’archéologie et d’histoire
ancienne], Paris, 2001, p. 217, 359-360) ; – 5/ Pompéi VI, 17 (Ins. Occ.), 42, triclinium (31), mur sud : PPM VI, p. 137138, fig. 178 (flanqué de deux sphinx et entouré de lauriers où volent et se posent des colombes, palmier placé devant un stilopinàkion portant l’image du taureau Apis. Le motif illustre la convergence de la thématique augustéenne et des symboles égyptiens à connotation royale). Le palmier est déjà en Égypte l’ornement des jardins : A. Gros de Beler et al., Jardins et paysages de l’Antiquité, I (cité n. 53), fig. p. 88-89 et p. 100, 102-103, 130-131, 133137, 183 ; J.-M. Croisille, Paysages... (cité n. 9), p. 21, fig. 4. Sur le symbolisme des végétaux figurés sur les peintures campaniennes, cf. A. Ciarallo, « La flora », dans A. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Homo Faber… (cité n. 103), p. 47. 189. Pareti ingannevoli, p. 44-45. Sur la flore des peintures de Campanie, cf. A. Ciarallo, « La flora » (cité n. 188). 190. Ibidem, p. 44-45. 191. Ce jardin est comparable à celui d’Alcinoos : Homère, Od. VII, 112-132. G. Caneva, « Ipotesi sul significato simbolico del giardino dipinto della Villa di Livia (Prima Porta, Roma) », dans Bulletino della Commissione Archéologica communale di Roma, 1999, p. 63-80. 192. L’absence d’animaux nuisibles est l’une des caractéristiques de l’Âge d’or : Virgile, Buc. IV, 24-25. Cf. F. Graf, « Bois sacrés et oracles…» (cité n. 90), p. 28. 193. Ovide, Met. I, 107. Déjà chez Homère, Od. VII, le jardin d’Alcinoos donne toute l’année. 194. Ovide, Met. I, 89-112. P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, 5e éd., 1976, p. 21-22 s.v. Âge d’or ; G. Sauron, L’histoire végétalisée… (cité n. 58), p. 40-43. 195. Cf. l’invocation à Vénus dans Lucrèce, De la Nature I, 1-25. 196. Longus, Daphnis et Chloé II, 30, 3-4 : « J’ai un jardin, si l’on ôtait son enceinte, on croirait voir un bois sacré (ἄλσος) ». 197. Cf. le παράδεισος dans le syle des parcs royaux qu’entretient Lamon pour son maître Dionysophanès : Longus, Daphnis et Chloé IV, 2 ; 4, 1.
La nature idéale originelle
158 • FRANÇOISE GURY
Cette image idéale de jardin se tenant « du côté du non-cultivé par affluence de richesse naturelle » est inspirée par la conception grecque de l’ἄλσος198 et, plus particulièrement, par celle de l’ἄλσος oraculaire199 où, selon F. Graf, « pour des moments bienheureux, dieu et homme se rencontrent dans l’extase divinatoire »200. Elle permet d’envisager une influence de l’hellénisme sur la formation de la peinture de jardins à Rome : peut-être par l’intermédiaire de la Sicile et de la Grande Grèce201, où s’était répandue la mode des jardins sacrés dans les sanctuaires, en relation notamment avec Aphrodite, à Syracuse et Crotone202 ; très certainement, comme le pense P. Gros203, à travers le modèle de ces bois sacrés attachés aux sanctuaires d’Apollon, comme à Didymes (Carie) ou Grynium (Éolide), lesquels auraient inspiré à Auguste la conception des abords plantés du temple du Palatin et, pensons-nous, sans doute aussi son jardin au peintre de la villa de Livie. Le bois sacré du temple d’Apollon Palatinus, élément structurel et non pas simplement ornemental du monument dressé en ex-voto de la victoire d’Actium, visait à signaler l’enracinement de l’Âge d’or promu par Auguste sur la colline de la fondation légendaire de Rome en même temps qu’il établissait la fonction oraculaire du dieu. Dans la mesure où la représentation de jardins du troisième type veut être une évocation de la nature dans sa splendeur initiale, elle relève aussi de cet
intérêt pour les origines qui caractérise la vie intellectuelle à Rome au ier siècle avant J. C.204, intérêt qui a marqué profondément l’idéologie du Principat205 pensé comme une refondation.
198. Homère, Od. VI, 290-294 (ἄλσος d’Athéna chez les Phéaciens). 199. F. Graf, « Bois sacrés et oracles… » (cité n. 90), p. 28-29. Cet ἄλσος, véritable locus amoenus, est un mélange de nature (arbres) et d’artifices (édifice, statues, autel, mur) : cf. C. Jacob, « Paysage et bois sacré… » (cité n. 118), p. 32. Il se distingue du lucus des Romains, non cultivé, inspirant du respect, de l’angoisse, séparé du monde des hommes : cf. J. Scheid, « Lucus, nemus… » (cité n. 90), p. 19-20. 200. F. Graf, « Bois sacrés et oracles…» (cité n 90), p. 29. Par ex. Pompéi VII, 2, 25, Maison des quadriges, viridarium (k) : PPM VI, p. 701, fig. 32 (trépied delphique devant une touffe de laurier [?]). 201. Les jardins romains, p. 76-79 ; R. Schilling, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, 2e éd., Paris, 1982, p. 22-23. Tarente était célèbre pour ses jardins : Plutarque, Pyrrhus 16 ; Virgile, Georg. IV, 116-146, met en scène un vieux jardinier de Tarente et parle des roseraies de Paestum. Sur le rôle de la Campanie dans cette transmission : Les jardins romains, p. 102. 202. R. Schilling, La religion romaine de Vénus… (cité n. 201), p. 22-23. Les Romains prennent Syracuse en 212 avant J. C. Cf. P. Cottini, « Le origini… » (cité n. 56), p. 1. 203. P. Gros, « Le bois sacré du Palatin… » (cité n. 89), p. 61-62. 204. J. Fabre-Serris, « Nature, mythe et poésie » (cité n. 105), p. 32. Sur les rapports entre histoire, politique et quête des origines : M.-P. Arnaud-Lindet, Histoire et politique à Rome. Les historiens romains (iiie av. J.-C.-ve ap. J.-C.), Rosny, 2001, p. 147-236. 205. Voir par ex., à propos du paysage idyllique sacré au bétyle de la Salle aux Paysages de la « Maison de Livie » sur le Palatin : F. Gury, « Le paysage idyllique sacré au
bétyle de la “Maison de Livie” sur le Palatin. Une évocation de la source du Nil », dans I. Bragantini (dir.), Actes du Xe Congrès international de l’Association internationale pour la Peinture murale Antique, (Università degli Studi di Napoli “L’Orientale”, Naples, 17-21 septembre 2007), Naples, 2010, p. 178, 181. 206. Pareti ingannevoli, p. 6. Le laurier est l’une des espèces qui croissent dans les bois sacrés oraculaires : F. Graf, « Bois sacrés et oracles… » (cité n. 90), p. 26-27 (Didymes) ; C. Jacob, « Paysage et bois sacré… » (cité n. 118), p. 41 (bois des Dioscures à Pharae : Pausanias VII, 22, 5) ; voir aussi n. 114-119 (autres exemples). Le laurier noble et le laurier rose sont parmi les espèces les plus fréquentes sur les peintures de jardin du second type. 207. Il se trouvait sur le mont Aventin. 208. Pareti ingannevoli, p. 6. 209. Suétone, Galba I, 2 ; Dion Cassius XLVIII, 52. 210. Suétone, Galba I, 2. 211. Suétone, Galba I, 1-4 ; Pline, NH XV, 136-137 ; Dion Cassius XLVIII, 52, 3-4. J. Hubaux, M. Leroy, Le mythe du Phénix dans la littérature grecque et latine (Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège, LXXXII), Liège / Paris, 1939, p. 235-239 ; A. Vigourt, Les présages… (cité n. 188), p. 343-345. 212. B. A. Kellum, « The construction of landscape... » (cité n. 63), p. 211-224. 213. Dans la mesure où le prodige met en scène un aigle, le lien avec Jupiter est très probable également. Les aspects apollino-joviens de la propagande julienne sont nombreux et bien attestés, notamment en ce qui concerne les présages de la grandeur d’Octave : Suétone, Aug. 94, 8. 11-14.
204 205
Un arrière-plan politique ? Le jardin peint de Livie, dont le laurier est l’une des espèces les plus fréquentes206, a été rapproché du lauretum207 qui se trouvait non loin de sa villa208. Pour leurs triomphes, les Césars allaient y couper des rameaux et, après avoir triomphé, venaient y piquer de nouveaux pieds209. Suétone210 rapporte que le dépérissement de l’un de ces arbres annonçait la mort de celui qui l’avait planté et que le bois se dessécha à la mort de Néron, le dernier des JulioClaudiens. À l’origine de ce bois se trouvait un prodige211. Peu après son mariage avec Octave en 38 av. J. C., Livie avait reçu dans son giron une poule blanche qu’un aigle avait laissé tomber, laquelle tenait un rameau de laurier dans son bec. Livie avait élevé la poule, dont la descendance explique le nom ad Gallinas albas donné à sa villa, et le rameau, une fois planté, avait donné naissance au bois qui manifestait le lien de la dynastie julio-claudienne avec la victoire212, avec Apollon, mais aussi avec Jupiter213. Il est très probable que le jardin peint de Livie, planté d’arbres jeunes, luxuriant, abondant en lauriers, fécondé par
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le vent qui berce ses rameaux, fasse allusion à la vigueur et au charisme de la lignée du Princeps issue de Vénus en offrant une image de cet Âge d’or augustéen conçu comme une recréation du monde214. Qu’elles aient ou non sciemment la même signification dynastique et politique que le jardin peint de Livie, ou qu’elles participent de manière plus diffuse du thème de la Renovatio Temporum qui caractérise l’idéologie impériale à partir d’Auguste, les peintures de jardins du troisième type, inspirées par le modèle grec de l’ἄλσος, témoignent vraisemblablement d’une adhésion, implicite ou explicite, aux valeurs de l’Empire. Sur ces peintures, il reste toutefois difficile de faire la part de ce qui relèverait de la propagande officielle215 de ce qui s’enracine de toute façon dans un imaginaire culturel où le goût, par tradition paysanne, des jardins productifs rencontre un prototype poétique, celui du jardin d’Alcinoos et toute une tradition littéraire sur laquelle est construit le thème de l’Âge d’or augustéen, tradition qui lui survivra lorsque son actualité politique sera un peu passée. Le succès des jardins du troisième type, même si nous pouvons considérer qu’il relève d’un phénomène de mode se diffusant vers la périphérie à partir du centre du pouvoir, ne se comprend pas si nous écartons l’idée que ces jardins rencontraient aussi les aspirations naïves de ceux qui souhaitaient vivre dans leur proximité. En Campanie par exemple, ils pourraient avoir été compris comme une célébration de l’exceptionnelle fertilité de la région du Vésuve216 et une reconnaissance du rôle exercé par Vénus dans le domaine de la fécondité. Le succès de ces peintures peut sans doute aussi s’expliquer par le sentiment des Anciens d’une profonde sympathie entre la vie végétale, la vie humaine et la permanence de la société. Nous ne l’illustrerons ici que par un seul exemple, celui du desséchement sous Néron, dernier des Julio-Claudiens, du bois de lauriers des Césars217, du figuier du Comitium planté par Auguste pour rappeler celui du Ruminal218 et du cyprès du Volcanal qui remontait à la fondation de Rome par Romulus219. La forme que prennent ces prodiges pour signaler l’épuisement d’une dynastie ne se conçoit que si nous admettons que le public auquel
ils étaient destinés en percevait le message, celui d’une solidarité viscérale entre le monde végétal et le devenir d’une dynastie princière, simple cas particulier de la relation qui attache la croissance des plantes à la vitalité et à la permanence de la famille en général. Il s’agit là d’une idée profondément enracinée dans la culture antique, comme l’atteste chez Homère la si belle description du lit de la chambre nuptiale d’Ulysse et de Pénélope construit dans un arbre vivant220.
Le motif récurrent de la touffe végétale, qui appartient aussi bien aux représentations de jardin du deuxième qu’à celles du troisième type, mérite de retenir notre attention. Il est parfois clair que ce sont bien de « mauvaises herbes » opportunistes (figure 2), mais le plus souvent le doute est permis. La notion de « mauvaise herbe » est en effet difficile à cerner. En réalité, l’herbe ne devient « mauvaise » que lorsqu’elle est indésirable là où elle a décidé de pousser. En matière de végétaux, notre taxinomie n’est pas celle des Anciens et notre flore est infiniment plus riche et variée que celle dont ils disposaient. Les plantes de leurs jardins, à l’exception d’espèces exotiques acclimatées, étaient d’abord celles que leur offrait spontanément leur terroir221. La même plante pouvait donc être sauvage mais aussi cultivée, décorative mais aussi productive, etc. Le pavot, par exemple, cultivé au moins depuis le vie s. av. J. C., est très décoratif, mais ses graines étaient aussi utilisées pour faire du pain222. La diversité des utilisations possibles d’une même plante envisagée par Pline dans son Histoire naturelle tend à prouver qu’il n’existait pas de plante mauvaise ou inutile et que toutes pouvaient prendre place au jardin. Lorsque la touffe est soutenue par un tuteur, comme il semble que ce soit le cas au pied du mur de clôture sur la paroi nord de la salle souterraine de la villa de Livie223 (figure 22), il s’agit d’une plante délibérément cultivée, quand bien même serait-elle
214. Virgile, Enéide VI, 791-800. P. Zanker, Augusto e il potere delle immagini, Turin, 1989, p. 179-205. 215. Ou de l’écho plus ou moins affadi de cette propagande selon que les peintures sont plus ou moins éloignées, socialement, chronologiquement et géographiquement de sa source d’émission. 216. R. Evans, « Searching for Paradise: Landscape, Utopia, and Rome », dans Arethusa, 36, 2003, p. 297. 217. J. Hubaux, M. Leroy, Le mythe du Phénix… (cité n. 211), p. 236.
218. Pline, NH XV, 77 ; Tacite, Ann. XIII, 58 ; Servius, Aen. VIII, 90. 219. Pline, NH XVI, 236. 220. Homère, Od. XXII, 183-204. 221. A. Ciarallo, Flora pompeiana antica. Guida all’orto botanico, Naples, Soprintendenza Archeologica di Napoli, 2007. 222. Gardens of Italy, p. 41 ; pour d’autres exemples : p. 41-43 ; voir aussi l’Appendix III, p. 62-63, qui présente les diverses utilisations possibles de chaque plante mentionnée par Pline dans son Histoire naturelle. 223. Pareti ingannevoli, fig. p. 19.
le motif de la touffe végétale Des mauvaises herbes ?
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Figure 22 – Rome, Prima Porta, villa de Livie, salle souterraine, mur nord : mauvaises herbes et plante tuteurée poussant au pied de la clôture. [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli, La villa di Livia, Milan, 2008, fig. p. 13 (bas)]
Figure 23 – Pompéi, façade de la Caupona d’Euxinus (I, 11, 10-11) : Phénix entre deux touffes végétales. [D’après PPM II, p. 572, fig. 3]
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apparue de façon spontanée. Ce doit être également le cas de toutes les touffes fleuries224. Il reste cependant souvent impossible de trancher225 et il est même parfois difficile de préciser si nous sommes encore dans un jardin ou si nous nous trouvons dans un espace de nature différente, surtout lorsque les touffes sont associées à des animaux sauvages, des échassiers ou des félins par exemple226.
La fécondité du sol
conception fondamentalement optimiste de la nature saisie à ce moment de perfection proche de l’indistinct des origines, quand toutes les espèces, bonnes et mauvaises confondues, produisaient en abondance pour des hommes exempts de peine et de travail228. En évoquant l’harmonie originelle et l’élan initial, la touffe végétale, délibérément indéterminée et indéfinissable, rend compte du foisonnement du jardin idéal qui n’est autre que celui de la nature dans sa perfection première.
L’Âge d’or
Les images ne marquent pas de hiérarchie entre les variétés. Toutes manifestent la fécondité du sol, qu’elles croissent dans les plates-bandes ou dans les allées, dans les massifs ou au pied des murs227, des treillages ou des vasques. Plantes adventices, cultivées ou sauvages, indigènes ou exotiques, productives, décoratives ou parasites, leur présence mêlée, à l’instar de leur floraison et de leur fructification dégagées de tout impératif saisonnier, témoigne d’une
Le lien existant entre le motif de la touffe, le thème de l’Âge d’or et de la création du monde est attesté par la peinture qui servait d’enseigne à la caupona d’Euxinus à Pompéi (figure 23). Le Phénix, entre deux touffes fleuries bien fournies, y est accompagné de l’inscription : Phoenix felix et tu229. Ce message hédoniste qui convie le client à s’identifier à l’oiseau Phénix et
224. Par ex. – 1/ Pompéi I, 10, 4, maison du Ménandre, tablinum (8) : PPM II, p. 289-290, fig. 74-76 (touffe isolée) ; oecus (11) : PPM II, p. 311, fig. 109 (touffe isolée) ; pièce (15) : PPM II, p. 318-320, fig. 123-125 ; triclinium (18) : PPM II, p. 399, fig. 157 ; p. 341, fig. 160 ; p. 343, fig. 163 ; p. 345, fig. 168 ; – 2/ Pompéi I, 10, 10. 11, maison des Amants, atrium (1) : PPM II, p. 446-449, fig. 16-19, 21 ; – 3/ Pompéi V, 2, i, maison des Noces d’argent, salle (v), mur nord : W. Ehrhardt, Casa delle Nozze d’argento (V 2, i) (Haüser in Pompeji, Bd 12, Deutsches Archäologisches Institut / Soprintendenza archeologica di Pompei), Munich, 2004, fig. 608 ; PPM III, p. 733, fig. 121 ; – 4/ Pompéi VI, 16, 15. 17, maison de l’Ara massima, cubiculum (H), mur nord : K. Stemmer, Casa dell’Ara Massima (VI 16, 15-17) (Häuser in Pompeji, 6), Munich, 1992, fig. 97 ; PPM V, p. 859, fig. 16 ; mur sud : PPM V, p. 860, fig. 17 ; mur ouest : K. Stemmer (cité), fig. 109 (détail de l’une des touffes fleuries) ; PPM V, p. 861, fig. 18 ; – 5/ Pompéi IX, 1, 22. 29, maison de M. Epidius Sabinus, exèdre (t1), mur nord : The gardens of Pompeii, II, p. 401, no 186 ; p. 402, fig. 496 (dessin de restitution) ; PPM VIII, p. 1028-1029, fig. 128 (dessin de restitution) ; mur ouest : F. Bastet, M. de Vos, Proposta per una classificazione del terzo stile pompeiano (Archeologische Studiën van het Nederlands Instituut te Rome, IV), 1979, p. 164, fig. 11 ; PPM VIII, p. 1040, fig. 147 (dessin de restitution) ; – 6/ Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, triclinium (HH) : PPM X, p. 283-293, fig. 158-172 (touffes fleuries et oiseaux). 225. Par ex. – 1/ Pompéi I, 9, 5, maison du Verger, cubiculum (8) : PPM II, p. 20, fig. 30 ; – 2/ Pompéi I, 10, 7, maison du Forgeron (Casa del Fabbro), pièce (8) : PPM II, p. 401 fig. 3-4 ; p. 403, fig. 7 ; – 3/ Pompéi I, 10, 10. 11, maison des Amants, cubiculum 4 : PPM II, p. 450-451, fig. 22-23 ; p. 454-455, fig. 26-27. 226. Par ex. – 1/ Pompéi VI, 16, 15. 17, maison de l’Ara massima, tablinum (F), mur est : PPM V, p. 866, fig. 24 (touffes végétales et oiseaux aquatiques) ; – 2/ Champlieu, fanum : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 101, fig. 131 (restitution de la paroi) ; p. 101-102 ; – 3/ Les Mesnuls, villa de la Millière : ibid., p. 202, fig. 302 (touffes végétales, rapaces [?] et félins) ; – 4/ Limoges, maison des Nones de Mars, salle S 4, 35-45 après J. C. : ibid., p. 84, fig. 96, p. 83-84 (échassiers s’ébattant au milieu de
touffes végétales) ; – 5/ Vaison-la-Romaine, La Villasse, maison des Animaux sauvages : ibid., p. 130, fig. 180, 178 (détail d’un lion). 227. Les végétaux poussent également volontiers au pied des murs parce qu’ils conservent l’humidité. Voir ainsi une série de 28 pots découverts à Pompéi I, 15, 3, maison du Bateau Europa, le long du mur du jardin : Jashemski, « The Campanian peristyle garden » ; PPM II, p. 964. En peinture, le motif de la touffe végétale est fréquent en bas de paroi : – 1/ Oplontis, Villa de Poppée, cour intérieure : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 274 ; – 2/ Mandeure, Sablière Paicheur : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 253-254, fig. 399 ; – 3/ Eu-Bois-L’Abbé, petit temple, ensemble 6 : ibid., p. 243-244, fig. 379. Le motif se détache souvent sur un fond sombre : – 1/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 17, maison du Bracelet d’or, pièce 32, mur sud : F. Zevi (cité), pl. 215 ; PPM VI, p. 124-125, fig. 160 c ; – 2/ Pompéi V, 2, i, maison des Noces d’argent, atrium (d), mur est, plinthe nord : W. Ehrhardt, Casa delle Nozze d’argento… (cité n. 224), fig. 170 ; PPM III, p. 683-684, fig. 11-12 ; – 3/ La Croisille-sur-Briance, villa du Liégeaud, Limoges, Musée de l’Évêché : A. Barbet (cité), p. 232-233, fig. 361. 228. Cf. Virgile, Buc. IV, 18-30, 37-45. 229. Pompéi I, 11, 10. 11, Caupona d’Euxinus, façade : PPM II, 572, fig. 3. Voir aussi Pompéi VI, 11, 8-10, maison du Labyrinthe, salle 22 (caldarium), mur ouest, abside : V. M. Strocka, Casa del Labirinto (VI 11, 8-10) (Häuser in Pompeji, 4), Munich, 1991, p. 58-60, fig. 430-433 (décor de plinthe, sous la clôture en treillage d’un jardin encadré par deux sphinx et surmonté par un motif solaire d’inspiration égyptienne) ; PPM V, p. 65, fig. 100 (deux oiseaux en forme de rapace, portant un collier à médaillon et une huppe sur la tête. Ils sont tournés l’un vers l’autre, chacun entre deux grosses touffes. Ils pourraient s’agir de représentations du Phénix, héritier de l’oiseau solaire appelé Benou, que la mythologie égyptienne associe à la création du monde : G. Posener, S. Sauneron, J. Yoyotte, Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, 1970, s.v. Phénix, p. 22-223 ; R. van der Broek, The myth of the Phoenix according to Classical and Early Christian Traditions (Études préliminaires aux religions orientales dans l’empire romain, 24), Leyde, 1972, p. 14-32 ; S. Quirke, Le culte de Rê. L’adoration du soleil
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à profiter des charmes du jardin de la caupona pour s’y régénérer est teinté d’épicurisme230. Il joue sur cet aspect de la doctrine qui invite à vivre en accord avec la Nature, en société avec soi-même, en se fiant aux messages de la sensation identifiés au vrai et au bien. La philosophie du Jardin, avec la promesse de bonheur au repos qu’elle contient, est ici associée à l’idée d’une régénération que le jardin qui lui sert de cadre rend possible, précisément parce qu’il est une image de la Nature.231
Le motif de la touffe doit certainement à sa puissance évocatrice d’être à ce point omniprésent dans la peinture murale. Particulièrement adapté à un décor de plinthe231 où il assimile le mur de la maison à celui d’un jardin (figure 24), il tend à se détacher de l’iconographie du jardin proprement dit pour prendre son indépendance232, se simplifier233 (figure 25) et finir par n’être plus qu’un poncif234 : le signe d’une riche présence végétale235. À l’instar de ces balconnières mentionnées par Pline et par Martial (figure 4), il est
dans l’Égypte ancienne (= The Cult of Ra. Sun-worship in Ancient Egypt, Londres, 2001) (Champollion), Monaco, 2004, p. 36-40 ; R. H. Wilkinson, Dictionnaire illustré des dieux et déesses de l’Égypte ancienne, Singapour, 2006, p. 212. Au ier siècle après J. C., le type canonique de l’oiseau dans l’art romain n’est pas encore fixé : il est tantôt imaginé comme un échassier, héritier du Bénou héliopolitain, tantôt comme un rapace, héritier du faucon d’Horus ou de Rê (sur les dieux faucons égyptiens, cf. Wilkinson [cité], p. 200-211). Sur les rapports entre le Phénix et l’Âge d’or, cf. F. Lecocq, « L’empereur romain et le Phénix », dans Phénix : mythe(s) et signe(s) (Actes du colloque international de Caen, 12-14 octobre 2000, Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’Université de Caen), Berlin / Bruxelles, 2001, p. 27-56. Les touffes végétales sont très souvent accompagnées d’oiseaux : par ex. Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, triclinium (HH) : PPM X, p. 286287, 290-292, fig. 162-163, 168-170. 230. Cf. PPM II, p. 570, 578-579, fig. 10-12 (vues du jardin). J. Brun, L’épicurisme, (Que-Sais-Je ?, 810), 4e éd., Paris, 1969, p. 15. Rappelons que Naples et sa région fut l’un des foyers de l’épicurisme, comme l’attestent, à Herculanum, les papyrus d’Épicure et de Philodème de Gadara découverts dans la villa des Pisons : ibid., p. 24. 231. Par ex. – 1/ Pompéi I, 14, 5, triclinium (2), mur sud : PPM II, p. 937, fig. 2 ; – 2/ Pompéi VI, 16, 15. 17, maison de l’Ara Massima VI, 16, 15, tablinum (F), mur est : K. Stemmer, Casa dell’Ara Massima… (cité n. 224), fig. 121 ; PPM V, p. 862, fig. 20 ; – 3/ Pompéi V, 2, i, maison des Noces d’argent, salle (v), mur nord : W. Ehrhardt, Casa delle Nozze d’argento… (cité n. 224), fig. 610 ; PPM III, p. 733, fig. 121 ; voir aussi l’atrium d, mur est : W. Ehrhard (cité), fig. 170 ; PPM III, p. 683-685, fig. 11-15 ; mur nord : W. Ehrhard (cité), fig. 174 ; PPM III, p. 682-683, fig. 7-10 ; – 4/ Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, cour à portique, portique, mur est : PPM VII, p. 891, fig. 5 ; – 5/ Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, triclinium (25), mur ouest : PPM VII, p. 919, fig. 72 (de part et d’autre d’une fenêtre ouvrant sur la baie) ; – 6/ Pompéi VIII, 2, 26-27, maison du Sanglier, cubiculum (5), mur est : PPM VIII, p. 216, fig. 48 ; – 7/ Pompéi VIII, 2, 34-35, maison de la Colombe en mosaïque, cubiculum (f), mur est : PPM VIII, p. 270-271, fig. 9 ; – 8/ Oplontis, Villa de Poppée, jardin intérieur (70) : La peinture de Pompéi. Témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., Paris, 1993, I, pl. 162 ; II, p. 245-246, no 471 ; voir aussi The gardens of Pompeii, II, p. 375, fig. 445 ; p. 378, fig. 450 ; F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 272 ; – 9/ Neuvy-Pailloux, tombeau, milieu du ier siècle après J. C. : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 93, fig. 116. 232. Par ex. Pompéi VII, I, 25. 47, maison de Siricus, exèdre (10), mur nord : PPM VI, p. 255-256, fig. 54-55 ; p. 259, fig. 58 (en partie basse, deux touffes sur lesquelles des oiseaux sont posés).
233. Par ex. – 1/ Pompéi I, 2, 10, Domus Volusii Fausti, tablinum d, mur nord : PPM I, p. 21, fig. 7 ; – 2/ Pompéi I, 11, 5. 8, salle 9 : PPM II, p. 524, fig. 2 ; – 3/ Pompéi I, 11, 6. 7, maison de la Vénus en Bikini, cubiculum (5) : PPM II, p. 547, fig. 33 ; – 4/ Pompéi V, 2, i, maison des Noces d’argent, salle (e), mur sud : W. Ehrhardt, Casa delle Nozze d’argento… (cité n. 224), fig. 215 ; PPM III, p. 689-690, fig. 24-27 ; – 5/ Etifontaine (Bar-sur-Aube), villa, salle 5 : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 290, fig. 451 (décor de la partie basse de la paroi) ; – 6/ Mandeure, Sablière Paicheur : ibid., p. 254, fig. 399 ; p. 253-254. 234. Par ex. – 1/ Pompéi I, 13, 9, maison de Lesbianus, premier étage, salle 5 : PPM II, p. 913, fig. 14 ; – 2/ Pompéi V, 2, i, maison des Noces d’argent, salle (e), mur sud : W. Ehrhardt, Casa delle Nozze d’argento… (cité n. 224), fig. 215 ; PPM II, p. 689, fig. 25 ; – 3/ Pompéi VI, 8, 23. 24, maison de la Petite Fontaine, ala (7), mur nord : T. Fröhlich, Casa della Fontana Piccola (VI 8, 23. 24) (Häuser in Pompeji, 8), Munich, 1996, fig. 141 (en partie basse, touffe unique inscrite dans un cadre ; le motif est répété deux fois) ; mur ouest : ibid., fig. 146 (détail de la touffe) ; – 4/ Pompéi VI, 16, 7. 38, maison des Amours dorés, cubiculum (C), mur nord : F. Seiler, Casa degli Amorini Dorati (VI 16, 7. 38) (Haüser in Pompeji, 5, Deutsches Archäologisches Institut), Munich, 1992, fig. 142 (en partie basse, touffe inscrite dans un cadre, sert de socle à un candélabre) ; PPM V, p. 728, fig. 25. 235. Par ex. – 1/ Pompéi I, 14, 7, maison du Laraire du Sarno, jardin, mur sud, fond de la niche du laraire : PPM II, p. 941, fig. 5 ; côtés de la niche du laraire : ibid., p. 943, fig. 7-8 ; – 2/ Pompéi I, 16, 4, atrium (2) : PPM II, p. 1002 fig. 7 (avec deux oiseaux en vol) ; – 3/ Pompéi II, 3, 3, maison de Vénus à la coquille, cubiculum (11), mur nord : PPM III, p. 153, fig. 61 ; – 4/ Pompéi II, 4, 3, praedia de Julia Felix, biclinium (91) : PPM III, p. 285, fig. 170-171 (évocation nilotique) ; – 5/ Périgueux, cave Pinel : A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine… (cité n. 31), p. 86-87, fig. 99 (au-dessus de la plinthe et en bas de panneau, les touffes fleuries encadrent une corbeille, autre symbole d’abondance). Dans le cas de la peinture du tombeau de Neuvy-Pailloux (A. Barbet [cité], p. 93, fig. 116), le décor de touffes de la plinthe évoque certainement un jardin, du fait de la présence d’oiseaux dans les panneaux. Il pourrait même s’agir d’une évocation des Champs Élysées promis au défunt : cf. Virgile, Énéide V, 734, VI, 638. J. Fabre-Serris, « Nature, mythe et poésie… » (cité n. 105), p. 24. Voir aussi le motif de la touffe dans des représentations médiévales de jardin ; signalons par exemple une peinture sur parchemin de Pietro de’ Crescenzi, Le Livre de Rustican des prouffiz ruraulx, vers 1485 : Londres, The British Library, Add. Ms 19720, f. 214 ; M. Azzi Visentini (dir.), Topiaria. Architetture e sculture vegetali (cité n. 56), p. IX, fig. 1.
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Figure 24 – Pompéi, maison de l’Ara Massima (VI, 16, 15-17), tablinum (F), mur est : touffes végétales sur la plinthe, au milieu du panneau « Bacchus découvrant Ariane ». [D’après K. Stemmer, Casa dell’Ara Massima (VI 16, 15-17) (Häuser in Pompeji, 6), Munich, 1992, fig. 121]
Figure 25 – Plinthe avec touffes simplifiées en bas de paroi, Mandeure, Sablière Paicheur. [D’après A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, p. 254, fig. 399]
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Figure 26 – Villa d’Oplontis : paon dont les ocelles sont traitées comme des gemmes en cabochons. [D’après F. Zevi (dir.), Pompéi, Naples, 1992, vol. II, pl. 275]
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une imago de jardin236. Par delà, en rappelant la générosité initiale de la nature, il évoque aussi l’Abundantia et la Felicitas auxquelles peut aspirer dans son cadre domestique une société qui trouve dans la richesse agricole le modèle de la prospérité et donc celui du bonheur. Nous comprenons ainsi la présence des deux touffes qui encadrent Isis-Tyché tenant la corne d’abondance et la proue dressée sur le globe sur une peinture de la Casa di Acceptus e Euhodia237.
La végétalisation de la maison À l’intérieur de la maison, le surgissement de touffes peintes au pied du mur d’une pièce telle que le tablinum ou le cubiculum suggère qu’un envahissement de la maison par la végétation du jardin est possible. La touffe végétale manifeste cet élan subversif qui monte à l’assaut de la construction et qui procure à l’architecture cette vitalité qui manque à la pierre ou à la brique. Elle laisse entendre que la maison pourrait ainsi être gagnée par le jardin, subvertie par la végétation et par la vie qui l’anime, qu’elle pourrait en quelque sorte retourner à l’état de nature. Nous comprenons dans cette perspective le goût des Romains pour des curiosités telles que ces deux platanes d’une taille exceptionnelle que signale Pline238. Dans le tronc de celui de Lycie, creusé et aménagé comme une grotte, Licinius Mucianus dîna avec dix-sept convives, sur des lits de feuillage fournis par l’arbre. Sur le plancher installé dans les branches de celui de la campagne vélitre, Caligula réunit une quinzaine de convives et leurs serviteurs, appelant cette salle à manger perchée « le nid ». Dans la touffe végétale peinte pour orner le pied d’un mur, comme dans les luxueuses cabanes aménagées dans les arbres, s’exprime la même nostalgie d’un âge édénique où l’homme vivait heureux au sein d’une nature lui offrant spontanément nourriture et abri239. L’omniprésence des oiseaux dans les représentations de jardins pourrait être en rapport avec cette nostalgie : libres, nourris et abrités par la nature, ils jouissent de biens dont les hommes sont privés.
236. Pline, NH XIX, 59 ; Martial, Épigrammes XI, 18. J. Linderski, « Imago hortorum: Pliny the Elder and the gardens of the urban poor », dans Classical Philology, 96, 2001, p. 305308 ; Gardens of Italy, p. 5-6. 237. Pompéi VIII, 5, 39, maison d’Acceptus et Euhodia, cuisine, mur sud : PPM VIII, p. 653, fig. 11. Les touffes sont associées à des oiseaux appartenant à la faune symbolique augustéenne ; voir par ex. Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, corridor (11), mur ouest : PPM VII, p. 958-960, fig. 21a-b (cygnes et Phénix [?] interprétés en perroquets transportant des guirlandes). 238. Pline, NH XII, 9-10. 239. Par ex. Vitruve, De l’architecture II, 1, 1-5 ; Pline, NH XII, 22.
Cependant, le motif de la touffe au pied d’une clôture fictive ou en bas de la paroi d’une salle de la maison rappelle aussi que la végétation possède en elle une telle force destructrice qu’elle consomme à terme la ruine de toute architecture. Livrée à ellemême, la végétation s’ensauvage. Les images mettent par conséquent en scène la tension résidant entre le désir d’une maison vivante, c’est-à-dire végétalisée, et la nécessité de la garantir contre sa destruction inévitable lorsque la végétation gagne la partie. Voilà sans doute pourquoi la touffe végétale reste cantonnée en partie basse des murs, quelquefois tuteurée240, toujours de dimension modeste pour bien montrer qu’elle est sous contrôle et non pas telle qu’elle pourrait menacer la stabilité de l’édifice. La maison reste un espace civilisé.
l’esPace de la métamorPhose Une vitalité contagieuse Parce que la croissance des plantes accomplit des transformations successives241, par contagion la vitalité végétale fait du jardin le lieu par excellence de la métamorphose. Le jardin porte en lui un élan vital communicatif qui bouscule la barrière des espèces et met en scène la perméabilité des ordres de la nature. À la villa d’Oplontis, par exemple, des gemmes en cabochon forment les ocelles de la queue des paons242 qui ornent le jardin comme autant de bijoux d’une nature composite, animale et minérale (figure 26). Ailleurs, la forme du mobilier de pierre est contaminée par le modèle végétal du développement. Sur la peinture du viridarium de la Casa della Venere in Conchiglia, le pied de marbre de la vasque figure une tige en train de se déployer243 (figure 20). Bien
240. Par ex. Pompéi, Villa des Mystères, salle à parois noires, mur nord : F. Bastet, M. de Vos, Proposta per una classificazione (cité n. 224), p. 162, fig. 9 (suite de touffes variées en motif de plinthe ; les tuteurs qui soutiennent certaines d’entre elles forment un motif régulier). 241. S. R. Yerkes, « Vitruvius’ monstra », dans Journal of Roman Archaeology, 13, 2000, p. 234-251. 242. F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 275. Sur le paon, le plus cher des oiseaux : cf. Varron, RR III, 6, 1-2. 6. 243. Pompéi II, 3, 3, maison de la Vénus à la coquille, péristyle (8), mur sud : F. Zevi, Pompei II (cité n. 81), pl. 217 ; PPM II, p. 143, fig. 49. Voir aussi – 1/ Oplontis, Villa de Poppée : The gardens of Pompeii, II, p. 375, fig. 445, p. 376, fig. 447, p. 377, fig. 448 ; – 2/ Herculanum, maison de la Mosaïque de Neptune et Amphitrite, cour du nymphée : ibidem, p. 370, fig. 434 (d’un culot d’acanthe sortent deux grosses tiges torsadées l’une sur l’autre ; elles portent, sur une collerette végétale, une vasque à jet d’eau dont la forme rappelle un peu une capsule de pavot).
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qu’inspirée par un type d’objet bien réel244, cette vasque est une création fantastique. Le peintre a imaginé une sorte de fleur-fontaine dont le jet d’eau forme le pistil. Elle n’est pas plus réaliste que cette autre vasque peinte pompéienne dont le support est un sphinx assis, car ce monstre hybride, en regardant vers la droite et en prenant les couleurs de la vie, échappe au hiératisme minéral de ses congénères245.
Le lieu du miracle Numineux, le jardin vivifie et transforme. Nous avons vu plus haut que le passant était invité à venir se régénérer dans le jardin de la caupona d’Euxinus pour y goûter un bonheur comparable à celui qu’offrait la nature au premier matin de la création (figure 23). Le jardin est le lieu du miracle. Au jardin, la matière inerte s’anime. Les statues, les têtes des piliers hermaïques246 (figure 27), les reliefs247, les masques et les oscilla248 ont les joues roses, les yeux brillants,
244. Par ex. – 1/ Stabies (Varano), villa San Marco, salle (15), cratère, fin du ier siècle avant-début du ier siècle après J. C. : dans In Stabiano, cultura e archeologia da Stabiae: la città e il territorio tra l’età arcaica e l’età romana (Catalogo della Mostra Castellammare di Stabia Palazetto del Mare, 4 novembre 2000-31 gennaio 2001, Soprintendenza Archeologica di Pompei, Città di Castellammare di Stabia, Azienda Autonoma di Cura Soggiorno e Turismo), Castellammare di Stabia, 2001, p. 119 , no 216 et fig. ; – 2/ Rome, Horti Lamiani, vasque (recouverte de motifs végétaux), époque tardo-républicaine : M. Cima, E. Talamo, Gli horti di Roma antica (Quaderni Capitolini, 2), Milan, 2008, p. 92 et 94, fig. 28 ; – 3/ Pompéi I, 6, 15, maison des Ceii, impluvium : G. Stefani, « Fontane nelle case delle città vesuviana », dans Domus-Viridaria-Horti Picti… (cité n. 23), p. 53, p. 61, fig. 23 (touffe de feuilles d’acanthe renversée au pied qui porte la vasque et protomes d’animaux sur la vasque). Voir aussi Pompéi. Naples, Musée archéologique national : G. Sauron, L’histoire végétalisée… (cité n. 58), p. 140-141, n. 23, fig. 65 (vasque portée par trois sphinx végétalisés). 245. Pompéi VII, 6, 28, péristyle, mur nord : The Gardens of Pompeii, II, p. 362, fig. 427 ; PPM VII, p. 186-188, fig. 5-8. Pour d’autres vasques portées par des sphinx, voir aussi – 1/ Pompéi VII, 2, 44-46, maison de l’Ours blessé, jardin, mur nord : PPM VI, p. 781, fig. 57-58 ; W. Ehrhardt, Casa dell’Orso (VII 2,44-46) (Haüser in Pompeji, Bd 2, Deutsches Archäologisches Institut), Munich, 1988, p. 51, fig. 212. 217-218 ; – 2/ Pompéi IX, 2, 6-7, maison de la Fontaine d’amour, viridarium, mur est : PPM VIII, p. 1074, fig. 13 (dessin). Voir aussi une vasque à jet d’eau, de forme rectangulaire, en équilibre sur la tête d’un Centaure ; Pompéi I, 17, 4, maison des arches, péristyle (l), mur nord : E. De Carolis, « La pittura di giardino a Ercolano e Pompei… » (cité n. 23), p. 29-37, p. 35, fig. 7 ; PPM II, p. 1042-1043, fig. 4-6 ; p. 1046, fig. 15. 246. Par ex. Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, pièce (32), mur nord : Pareti ingannevoli, fig. aux p. 58-60 ; PPM VI, p. 118-119, fig. 152-153 ; p. 121-122, fig. 155 ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. p. 10 (détail de la tête de l’Amour). 247. Par ex. Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, pièce (32), mur nord : PPM VI, p. 118-119, fig. 153 ;
un vrai regard249, des lèvres souriantes, des chevelures blondes ou brunes. Sur un vase en verre camée bleu et blanc trouvé à Pompéi, ce sont les statues des Amours décorant le jardin qui s’agitent sur leur socle et qui procèdent à la vendange de ce lieu fécond où tous les fruits viennent en même temps (figure 28). L’animation des effigies divines qui meublent le jardin rappelle qu’elles mettent à son service leur puissance protectrice contre les voleurs et contre les désastres pouvant compromettre les récoltes250. Elles contribuent à la luxuriance et à l’abondance du jardin (figure 21). La croyance en leur efficacité ne pouvait que susciter spontanément la création de ces images qui les montrent vivantes251.
Le miracle de l’eau La présence de l’eau au jardin est un élément de prestige qui allie utilitas et amoenitas252. Les évocations peintes accordent une place importante à ce composant
p. 121-122, fig. 155 ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. à la p. 88-89. 248. Par ex. Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or : – 1/ pièce (32), mur sud : PPM VI, p. 124-125, fig. 160 b ; Il giardino. Realtà e immaginario… (cité n. 66), fig. à la p. 83 ; – 2/ pièce (31) (triclinium), mur sud : PPM VI, p. 137-138, fig. 177 ; – 3/ fragments d’enduits peints des IIe et IIIe styles récupérés dans la terre du jardin attenant au triclinium (31) : PPM VI, p. 138-139, fig. 179 c. 249. Voir – 1/ Pompéi I, 17, 4, maison des Arches, péristyle (1) : PPM II, p. 1042-1046, fig. 4-8, 11 (les sphinx et les centaures servant de pied à des vasques fluentes regardent tous dans la même direction) ; – 2/ Pompéi VII, 2, 44-46, maison de l’Ours blessé, jardin, mur est : PPM VI, p. 783, fig. 61 (masque) ; – 3/ Pompéi VII, 14, 9, triclinium (7), mur est, Naples, Musée archéologique national, inv. 9798 : PPM VII, p. 690, fig. 7 (masque ou visage de Ménade apparaissant au milieu des feuilles de vigne et des grappes). 250. Virgile, Georg. IV, 109-111 ; Bucoliques VII, 33-34 ; Columelle, X, 29-34. Parmi les divinités qui protègent le jardin, Priape et Silvain sont les plus anciennes. Vénus est venue ensuite se joindre à eux : R. Schilling, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, 2e éd., Paris, 1982, p. 25-30. Voir par ex., sur le dessin d’une peinture perdue, la statue de Priape dressée au centre du jardin où travaillent deux femmes : Pompéi VIII, 2, 39, maison de Joseph II, ala (h), mur nord : PPM VIII, p. 322-323, no 24 et fig. Sur le caractère religieux du jardin primitif et sur les divinités qui veillent sur le jardin : Les jardins romains, p. 42-56. 251. Sur la fig. 21, le dieu égyptien tient le signe de vie. 252. H. Broise, V. Jolivet, « Il giardino e l’acqua: l’esempio degli Horti Luculliani », dans Horti romani (Atti del convegno internazionale, Roma, 4-6 maggio 1995), Rome, 1998, p. 189-202. À l’époque d’Auguste, la construction d’un acqueduc pour alimenter Pompéi a certainement modifié considérablement l’aspect des jardins : cf. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 39-40. Les jardins de péristyle se dotent alors de piscines. Sur les aménagements aquatiques du jardin : Les jardins romains, p. 293-299 ; E. Salza Prina Ricotti, « The Importance of Water… » (cité n. 164) ; M. Pagano, « L’apparato idrico dei giardini », dans DomusViridaria-Horti Picti… (cité n. 23), p. 63-68 ; Gardens of Italy,
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Figure 27 – Pompéi, Ins. Occ. (VI, 17 42), maison du Bracelet d’or, pièce (32) : tête animée d’un pilier hermaïque d’Amor. [D’après, Il giardino. Realtà e immaginario nell’arte antica, Castellammare di Stabia, 2006, fig. p. 10]
Figure 28 – Pompéi, Le « Vase bleu », verre camée (Naples, Museo archeologico nazionale) : statues d’Amours animées procédant à la récolte des fruits. [D’après S. De Caro, Il Museo Archeologico Nazionale di Napoli, Naples, 2001, fig. p. 129]
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essentiel. Qu’il se détache sur un fond de treillage ou qu’il soit mis en vedette sur le fond végétal, le motif de la vasque à jet d’eau rappelle que le jardin est un don de l’eau253 dont il souligne la présence miraculeuse (figures 2, 13, 20, 26). Une variante qui n’appartient qu’aux évocations de jardin du troisième type insiste sur son origine divine en donnant à Vénus ou à une Nymphe d’offrir devant elle la vasque fluente254. La présence au jardin des thèmes marins s’explique par le fait que toutes les eaux, douces ou salées, sont pour les Anciens issues de l’Océan primordial255. Ceci justifie inversement l’introduction de peintures de jardins dans des thermes privés tels que ceux de la Casa de Ma. Castricius ou ceux de la Casa del Labirinto à Pompéi256. Le modèle égyptien hellénistique de l’utilisation de l’eau dans les jardins d’agrément a sans doute influencé la conception des jardins romains257. Quoi qu’il en soit, la présence de l’eau au jardin attire celle des dieux d’Égypte qui pourvoient à la crue du Nil. À la Casa del Frutteto, Osiris et Isis sont évoqués à travers leurs attributs posés sur des monopodes de marbre qui se dressent sur un fond de jardin du troisième type : la couronne de roses et l’hydrie pour l’un (figure 29), la situle en or pour l’autre258. L’eau dispensée par Osiris est cette eau primordiale qui alimente aussi bien le Nil que l’Océan, toutes ses résurgences et toutes les fontaines259. Sur le mur est du viridarium (k) de la Casa delle Quadrighe, une
scène nilotique entre deux monstres marins figurée en partie basse est associée, en partie haute, à des pergolas s’ouvrant sur quatre vues de jardins260. Le thème de l’eau océanique irrigue en quelque sorte l’ensemble du programme décoratif et suggère des rapprochements, à première vue difficiles à comprendre, entre des motifs qui ne sont en réalité que superficiellement hétérogènes : monstres marins, scène nilotique et jardin.
Le choix des sujets mythologiques et religieux associés aux jardins est directement en rapport avec l’énergie transformatrice que cet espace déploie à travers les métamorphoses et les hybridations qui s’y déroulent261. La variété produite au jardin manifeste l’étendue du pouvoir créateur de la nature. Comme le remarque Pline262 : « Combien de choses n’a-t-on pas déclarées impossibles avant leur réalisation ! C’est que la nature, dans sa force et dans sa majesté, dépasse à chaque instant nos prévisions, si, du moins, nous la scrutons en détail, sans nous contenter d’une vue d’ensemble. » En vertu de cette conception, sont considérées comme bien réelles des créatures que nous pourrions a priori tenir pour imaginaires du fait de leur étrangeté.
p. 20-27. Voir ainsi, parmi tant d’autres, la luxueuse installation hydraulique du jardin du palais de Fishbourne : B. Cunliffe, Fishbourne… (cité n. 19), p. 139-142 ; celle des Horti Luculliani : H. Broise, V. Jolivet (cité). Cf. Columelle, X, 23-26. 143-144 ; Pline le Jeune, Lettres II, 17, 25 ; V, 6, 20. 23-26. 40. Cf. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 101. 253. Cf. Caton, De l’agriculture 1, 7 ; Pline, NH XIX, 60. 254. Par ex. Pompéi I, 7 11, maison de l’Éphèbe, jardin (23), statue-fontaine placée dans la niche prostyle : PPM I, p. 711, fig. 162. 255. J. Rudhardt, Le thème de l’eau primordiale dans la mythologie grecque (Société Suisse des Sciences Humaines, 12), Bern, 1971, p. 15-29, 31, 46, 52, 68-70, 76-79, 89-92, 99-101. Voir ainsi – 1/ Pompéi, villa de Diomède, cour des bains : The Gardens of Pompeii, II, p. 372, fig. 435 (entre deux panneaux peints figurant un jardin, fontaine à fronton ornée d’une peinture ou d’une mosaïque avec des poissons) : PPM L’immagine, p. 75-77, fig. 3-4 ; Statue de dieu-Fleuve : The Gardens of Pompeii, p. 80, fig. 83 ; – 2/ Pompéi II, 2, 2, maison de D. Octavius Quartio, jardin (1), mur nord : PPM III, p. 106, fig. 96 (monstres marins) ; – 3/ Pompéi VII, 7, 10, maison de Romulus et Rémus, viridarium (q), mur ouest : The Gardens of Pompeii, p. 363, fig. 428 ; PPM VII, p. 271-274, fig. 26-31 ; Gardens of Italy, p. 87, fig. 22 (dieu Fleuve, Océan ou Silène (?) étendu sur un socle dressé derrière la niche ménagée dans la clôture du jardin et au-dessus de la vasque à jet d’eau du premier plan que flanquent deux statues-fontaines de nymphe) ; – 4/ Pompéi VII, 2, 25, maison des Quadriges, viridarium (k) : PPM VI,
p. 692-706, fig. 18, p. 20, 30 et fig. (canards) ; fig. 19 (poissons) ; fig. 23, 27 (vasque-fontaine en forme de cratère) ; fig. 24, 26 (griffons marins) ; fig. 34-35 (tritons et dauphins) ; fig. 25 (scène nilotique). 256. Par ex. – 1/ Pompéi VII, 16 (Ins. Occ.), 17, maison de Ma. Castricius, caldarium (33), mur ouest avec niche destinée à accueillir le bassin : PPM VII, p. 938-939, nos 118121 et fig. ; – 2/ Pompéi VI, 11, 8-10, maison du Labyrinthe, salle 22 (caldarium), mur ouest, abside : V. M. Strocka, Casa del Labirinto… (cité n. 229), p. 58-60, fig. 430-433. 257. Jardins et paysages de l’Antiquité, II, p. 91. 258. Pompéi I, 9, 5, Maison du Verger : PPM II, p. 122-123, fig. 151 (couronne de roses et hydrie d’Osiris posées sur un monopode de marbre) ; p. 122, 124, fig. 152 (situle en or d’Isis) ; F. Le Corsu, « Un oratoire pompéien consacré à Dionysos-Osiris », dans Revue archéologique, 1967, p. 241, fig. 1. 259. Cicéron, De Leg. II, 1, 2 : « quand on voit ce paysage [l’île au milieu du Fibrène à Arpinum], peut-on ne pas trouver ridicule ces canaux artificiels qu’on appelle des “Nils” et des “Euripes” ? » (trad. de G. de Plinval, Paris, CUF, 1959). Cf. Storia dei Giardini, p. 118-119. 260. Pompéi VII, 2, 25, maison des Quadriges, viridarium (k), mur est : PPM VI, p. 695-698, fig. 695-698 ; fig. 23-28 ; PPM L’immagine, p. 314, no 114 et fig. 261. Par ex. Virgile, Georg. II, 30-34. 262. Pline, NH VII, 6-7. B. Cuny-Le Callet, Rome et ses monstres. Naissance d’un concept philosophique et rhétorique, I (Collection Horos), Grenoble, 2005, p. 167-169.
Présence au jardin des divinités en relation avec la fécondité
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Figure 29 – Pompéi, maison du Verger (I, 9, 5) : attributs d’Osiris sur un monopode de marbre devant une clôture. [D’après La peinture de Pompéi. Témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., vol. I, Paris, 1993, p. 30] 263 264 265
Trois ambiances thématiques en relation avec la fécondité débridée de la nature convergent vers le jardin, que celui-ci soit réel ou imaginaire comme sur les peintures. La première concerne Vénus263, Amor264 (figures 27-28) et leur cortège d’amoureux
légendaires265 (figure 24) ; la seconde réunit Bacchus (figure 24), les membres de son thiase et tous leurs satellites266 ; la troisième enfin fait place aux dieux égyptiens267 et multiplie les allusions égyptisantes (figures 21, 23, 29). Loin d’être étanches les unes
263. Lorsqu’il énumère les douze dieux préférés des agriculteurs (Jupiter et Tellus, Sol et Luna, Cérès et Liber, Robigus et Flora, Minerve et Vénus, Lympha et Bonus Eventus), Varron, RR I, 1, 4-7, précise que Vénus exerce son ministère sur les jardins (Varron, RR I, 1, 6) et que Flora produit les fleurs à la bonne saison (Varron, RR I, 1, 5). Cette Vénus horticole (à Rome, Vénus n’apparaît pas d’abord sous l’aspect d’une déesse du jardin, mais plutôt sous l’aspect d’une divinité propitiatoire : cf. R. Schilling, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, 2e éd., Paris, 1982, p. 30) est l’héritière de l’Aphrodite grecque préposée à la fécondité végétale comme l’atteste à Athènes son sanctuaire ἐν κήποις (ibid., p. 20-23). Sur Vénus et les jardins, voir aussi G. Lafaye, s.v. Hortus, dans Daremberg-Saglio, vol. III, 1, 1899, p. 278 ; Les jardins romains, p. 49-51. 264. Cf. W. E. Forehand, « Symbolic gardens in Longus’ Daphnis and Chloe », dans Eranos, 74, 1976, p. 103-112. Sur la présence d’Eros, puissance cosmique, au jardin : Cf. Longus, Daphnis et Chloé II, 4-7. 265. Par ex. – 1/ Pompéi VI, 7, 18, maison de l’Adonis blessé, viridarium (14), mur nord : PPM IV, p. 428-430, fig. 38-41 (Vénus et Adonis blessé) ; p. 432, fig. 43 (Amor endormi) ; – 2/ Pompéi VI, 7, 20. 22, tablinum (7), mur nord : PPM IV, p. 454, fig. 10 (socle avec plantes) ; p. 454-455, fig. 11 (Narcisse, Echo) ; mur sud : p. 456, fig. 13 (Séléné, Endymion) ; – 3/ Pompéi VI, 16, 15. 17, maison de l’Ara massima, tablinum (F), mur ouest : PPM V, p. 868-870, fig. 28-30 (Séléné et Endymion) ; – 4/ Pompéi VII, 1, 25. 47, maison
de Siricus, pièce (34) : PPM VI, p. 350, fig. 223 (touffes et guirlandes évoquant le jardin sur le socle avec, dans un tableau au milieu du panneau, Endymion et Séléné), p. 353, fig. 226 ; – 5/ Pompéi VII, 9, 63, maison de la « Pécheuse », cubiculum : PPM VII, p. 380-381, fig. 2 (socle avec touffes fleuries ; en zone médiane, tableau avec Vénus pêchant à la ligne et Amor. Dans la même pièce : enlèvement d’Europe et Narcisse) ; – 6/ Pompéi IX, 2, 10, cubiculum (g) : PPM VIII, p. 1101, fig. 12 (dessin de restitution : touffe en partie basse, tableau avec Polyphème et Galatée en zone médiane, Amores en figures volantes). 266. Par ex. – 1/ Pompéi V, 1, 18, maison des Épigrammes, péristyle (i), viridarium, mur est : PPM III, p. 549, fig. 21 (Silène étendu) ; – 2/ Pompéi VII, 1, 8, thermes de Stabies, frigidarium (4) : PPM VI, p. 204-205, fig. 103-104 ; PPM L’immagine, p. 418, fig. 245 (Silène étendu) ; PPM VI, p. 209, no 111 et fig. ; PPM L’immagine, p. 416, fig. 243 (Hermaphrodite ou Ménade endormie) ; – 3/ Pompéi VII, 1, 25. 47, maison de Siricus, exèdre 10, mur nord : PPM VI, p. 255, fig. 54 ; p. 257, fig. 56 ; p. 266, fig. 71 ; – 4/ Pompéi VII, 8, 1, temple d’Apollon, « chambre des prêtres » : PPM VII, p. 302-304, fig. 31 (tempera de Morelli) touffes sur le socle, Apollon, Amor et Silène dans un tableau en milieu de panneau. Sur Dionysos et les jardins, cf. Les jardins romains, p. 317-330. 267. Par ex. – 1/ Pompéi I, 7, 11, maison de l’Éphèbe, jardin (23), banquette est du triclinium : PPM I, p. 714-715, fig. 166-168 (sanctuaire d’Isis-Fortuna ; sphinx au sommet de l’édicule ; Horus-faucon sur une base ; deux palmiers ;
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aux autres, ces trois ambiances se juxtaposent, se combinent, se mêlent et se contaminent. Elles recouvrent la presque totalité des sujets susceptibles d’être représentés dans le décor peint d’une maison.
Thèmes égyptiens Mitoyenne de la thématique vénusiaque érotique et de la thématique bacchique du fait de l’assimilation d’Isis-Hathor à Vénus268 et d’Osiris à Bacchus269, la thématique égyptienne270 semble bien devoir se rattacher au principe de métamorphose et de recréation que le jardin illustre (figures 21, 23, 29). Selon la mythologie égyptienne, Osiris est en effet un dieu sujet à transformations, notamment parce qu’il meurt pour renaître dans son fils Horus. Quant à l’initiation isiaque, elle promet au myste la régénération sur le modèle de la résurrection d’Osiris271. Les dieux égyptiens sont par ailleurs associés à la fertilité et à la prospérité agricole en ayant part à l’inondation fécondante272. Dans son éloge d’Osiris273, Tibulle voit
obélisque) ; p. 716-723, fig. 169 a-c et 170-175 (scène nilotique, Pygmées , sanctuaires, statue d’Apis sur une base) ; – 2/ Pompéi VI, 2, 14, maison des Amazones, viridarium (9), mur est (tempera de F. Morelli) : PPM IV, p. 174, fig. 13 (au bord d’un fleuve [le Nil ?] ou dans une île, Isis et Sérapis dans un édicule, palmiers et oiseaux exotiques) ; – 3/ Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, triclinium (31), mur est : PPM VI, p. 130-131, fig. 167 (sphinx accroupi) ; mur sud : PPM VI, p. 134-135, fig. 176 (pharaon coiffé du klaft) ; mur sud : PPM VI, p. 137-138, fig. 178 (deux sphinx de part et d’autre d’un palmier placé devant un stilopinàkion portant l’image d’Apis) ; – 4/ Pompéi VII, 9, 1, édifice d’Eumachia, cryptoportique : PPM VII, p. 315-316, fig. 5 (touffes fleuries sur le socle, vignette avec scène sacrée égyptisante au centre de la paroi) ; – 5/ Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, cubiculum (II), murs est et ouest : PPM X, p. 306, fig. 190-191 ; p. 310-311, fig. 201-202 (fontaine sur un socle entre deux sphinx). 268. G. Posener, S. Sauneron, J. Yoyotte, Dictionnaire… (cité n. 229), s.v. Hathor, p. 127 ; « Isis », p. 140 ; F. Dunand, Isis, mère des dieux, Paris, Errance, 2000, p. 25-28, 51-52 et fig. p. 52 ; R. H. Wilkinson, Dictionnaire illustré… (cité n. 229), p. 146-149. 269. G. Posener, S. Sauneron, J. Yoyotte, Dictionnaire… (cité n. 229), s.v. Osiris, p. 204-208 ; R. H. Wilkinson, Dictionnaire illustré... (cité n. 229), p. 118-123. Diodore de Sicile, I, 11, 1-5. Sur l’ancienneté de l’assimilation de Dionysos avec Osiris, par ex. F. Le Corsu, « Un oratoire pompéien… » (cité n. 258), p. 28-249 ; M. Guarducci, « Dioniso e il loto. Nuove reflessioni sul vase ateniese di Lydos nel Museo di Villa Giulia », dans Numismatica et Antichità classiche, 10, 1981, p. 53-69. 270. Par ex. Pompéi II, 2, 2, maison de D. Octavius Quartio, jardin : PPM III, p. 42 (statuettes égyptiennes en terre cuite, dont une de Bès). 271. Apulée, Les métamorphoses XI, 21, 6-7 ; 23, 7 ; 26, 4 ; 27, 1-3 ; 29, 4-5 ; 30. F. Dunand, Isis… (cité n. 268), p. 15-24. 272. Voir ainsi, sur la Porte de Philae, de l’époque d’Hadrien : F. Gury, « Le paysage idyllique sacré… » (cité n. 205), p. 180, fig. 6.
en lui un promoteur de l’Âge d’or. À Pompéi, l’un des plus anciens foyers de la religion égyptienne en Italie, les peintures de la Casa del Frutteto274 (figure 29) exaltant la puissance du dieu responsable de la crue du Nil et de la végétation275 placent cette célébration dans le cadre d’un jardin du troisième type dont nous avons souligné plus haut les liens entretenus avec l’idée d’une nature originelle retrouvée dans sa perfection (figure 23).
La toute puissance d’Amor et de Bacchus L’expression de la fécondité de la nature est également mise en relation avec des manifestations du pouvoir qu’Amor et Bacchus exercent sur ceux dont ils prennent possession. Ces manifestations touchent à la passion érotique, mais aussi à l’ivresse, à la mantique et à l’initiation, c’est-à-dire, en réalité, à ces états de conscience diminuée qui ressortissent de la catégorie du furor276. À Pompéi par exemple, à la maison de Siricus, sur le mur nord de l’exèdre (10), le jardin,
273. Tibulle I, 7, 29-48. J.-P. Brisson, « Rome et l’Âge d’Or : Dionysos ou Saturne ? », dans Mélanges de l’École française de Rome : Antiquité, 100, 2, 1988, p. 917-982 ; Idem, « Tibulle et l’Âge d’Or. Un contrepoint à trois voix », dans J. Thomas (dir.), L’imaginaire religieux gréco-romain (coll. Études de l’Équipe pour la recherche sur l’imaginaire de la latinité), Perpignan, 1994, p. 145-146. D. F. Bright (Tibullus in his world, Leyde, 1978, p. 51), reconnaît dans l’éloge d’Osiris de Tibulle l’exaltation d’une sorte d’Âge d’or. L’action d’Osiris est exactement superposable à celle des « dieux de la campagne » : invention de l’agriculture (29-32), de la viticulture (33-36), du chant et de la danse (37-38). Osiris, selon une tradition bien attestée, est un équivalent de Dionysos, d’où vient que le nom de Bacchus se substitue tout naturellement à celui d’Osiris (39 et 41). 274. Cf. F. Le Corsu, « Un oratoire pompéien… » (cité n. 258). 275. Voir par ex. la représentation d’Osiris végétant – 1/ Papyrus Jumilhac, vignette, époque ptolémaïque ou romaine : G. Posener, S. Sauneron, J. Yoyotte, Dictionnaire… (cité n. 229), s.v. Osiris, fig. p. 207 ; – 2/ Sarcophage, Cambridge, Fitzwilliam Museum : R. H. Wilkinson, Dictionnaire illustré… (cité n. 229), p. 122 et fig. 276. F. Gury, « Des héros vaincus par l’amour sur les peintures de Campanie : la régulation des rapports entre les sexes, modèle de la régulation sociale en un moment privilégié », dans M. Molin (dir.), Y avait-il des régulations sociales dans l’antiquité ? (Actes du colloque tenu à l’Université d’Angers, 2324 mai 2003, Centre d’Histoire des Régulations sociales, UPRES EA 1710), Rennes, 2006, p. 319-346 ; Eadem, « La disponibilité à l’Autre : le geste de la séduction passive dans l’art romain », dans V. Mehl et al. (dir.), Gestuelles, attitudes, regards. L’expression des corps dans l’imagerie antique (Actes du colloque international, Nantes, Musée Dobrée, 23 janv. 2004, Universités de Nantes et de Lorient), Rennes, 2006, p. 267-281 ; Ead., « De l’Amazone blessée à Saint Sébastien », dans M. G. Ciani et al. (dir.), Iconografia 2005. Immagini e immaginario dall’antichità al mondo moderno (Actes du colloque international, Venezia, Palazzo Franchetti, 26-28 gennaio 2005, Istituto Veneto di Scienze Lettere e Arti, Università di Padova), Pise, 2006, p. 327-343 ; Ead., « Le paysage idyllique sacré… » (cité n. 206).
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qu’évoquent allusivement en partie basse deux touffes et des guirlandes, est associé à un tableau dont le sujet est inspiré par les amours d’Hercule et d’Omphale. Ivre de vin et d’amour, le héros métamorphosé par la passion, féminisé par elle, dans le renoncement à sa virtus, s’abandonne sous le regard de Bacchus et du thiase277. Également à Pompéi (VIII, 4, 34), le thème de la passion dévirilisante du héros pour la reine de Lydie, illustré dans la partie médiane de la paroi, est associé, non seulement aux touffes végétales de la partie basse, mais encore à des figures volantes de Saisons278. Bien qu’elles revêtent des formes iconographiques tout à fait différentes, touffes et Saisons déclinent la même idée : celle d’une fécondité de la nature que l’aptitude à la métamorphose accompagne279. Si nous revenons à l’exèdre (10) de la Casa di Sirico280, nous remarquons que les touffes de la plinthe du mur est sont en relation avec un épisode tiré du chant XVIII de l’Iliade, celui de la visite de Thétis à la forge d’Héphaïstos, et non, comme sur le mur nord, avec quelque scène inspirée par les amours des dieux et des héros. Dans ce décor de la maison de Siricus, le lien existant entre le thème de la visite de Thétis, qui n’est ni érotique ni bacchique, celui de la passion d’Hercule pour Omphale et celui du jardin ne s’impose pas à l’esprit, a priori. Cependant, c’est bien parce que la visite de Thétis chez Héphaïstos prend, dans cette maison de Pompéi, l’aspect d’une scène de révélation astrologique et catoptromantique qu’elle trouve sa place dans l’organisation du décor de l’exèdre (10). Parce que le jardin est le lieu de la métamorphose et de la révélation, laquelle, comme l’initiation, est une métamorphose, le thème du jardin appelle celui de la révélation du destin d’Achille. Depuis l’époque grecque, le rapport que les jardins entretiennent avec la mantique est très largement attesté par les témoignages littéraires et par les inscriptions281. À la fin du paganisme, dans
la seconde moitié du ive siècle après J. C., c’est encore dans un lieu hanté, comme tout jardin, par la présence d’Amor, qu’Augustin renonce aux plaisirs charnels et choisit l’abstinence. Cette conversion du saint qui a pour cadre le jardin de sa maison de Milan282 illustre encore, à l’époque de l’Antiquité tardive, l’énergie transformatrice que la culture antique attribue à ce lieu marqué par la présence agissante du divin.
L’esprit qui anime le jardin ne s’exprime cependant jamais mieux que dans la représentation de la passion amoureuse. Sur les murs du tablinum (F) de la Casa dell’Ara Maxima par exemple, les touffes de la plinthe accompagnent deux tableaux placés en milieu de panneau : Dionysos découvrant Ariane d’un côté283 (figure 24), Séléné visitant Endymion de l’autre284 (figure 30). Sur ce dernier, le jeune chasseur endormi offre au regard aimant de la divinité une anatomie gracile et féminisée par la présence de petits seins, d’une musculature peu marquée, d’une taille amincie et de hanches pleines. Il s’abandonne au sommeil avec le bras droit levé et la main reposée sur sa tête. Cette attitude qui immobilise le bras droit, celui de l’action efficace, est un élément de construction de l’image dont l’histoire est longue. C’est à l’origine un geste d’homme285, celui du guerrier qui, démobilisé et au repos, goûte dans la paix les plaisirs du banquet, ou à la guerre, en proie à la fureur belliqueuse, est exposé aux dangers du combat. Dans les deux cas, le geste expose sa vulnérabilité. Dans l’art grec puis romain, il signale l’expérimentation par l’individu de son envahissement par une puissance étrangère à lui-même de nature démoniaque. Il symbolise cette vacance que comporte la disponibilité à l’Autre, le fait de lui être soumis, d’en être investi, informé et finalement métamorphosé286. Il est inséparable de
277. Pompéi VII, I, 25. 47, maison de Siricus, exèdre (10) : PPM VI, p. 255, fig. 55 ; p. 266, fig. 71 ; cf. F. Gury, « Des héros vaincus… » (cité n. 275), p. 325-326. 278. Pompéi VIII, 4, 34, tablinum (4), mur nord : PPM VIII, p. 534, fig. 4 (touffes en partie basse, tableau avec Hercule filant auprès d’Omphale dans la zone médiane, Été et Automne en figures volantes). Associé sur le mur à Vénus et Adonis et au Printemps et à l’Hiver, p. 539, fig. 9-11. 279. Pompéi VIII, 4, 34, tablinum (4), mur nord : PPM VIII, p. 534, fig. 4 (tableau avec Hercule filant auprès d’Omphale ; Été et Automne en figures volantes). Associé sur le mur est à Vénus et Adonis et au Printemps et à l’Hiver : p. 539, fig. 9-11. 280. Pompéi VII, I, 25. 47, maison de Siricus, exèdre (10), mur est : PPM VI, p. 275, fig. 89 ; F. Gury, « La Forge du Destin. À propos d’une série de peintures pompéiennes du IVe style », dans Mélanges de l’École Française de Rome, 98, 1986, p. 427-489. 281. Cf. P. Bonnechère, « Prairies et jardins grecs de la Grèce de Platon à l’Angleterre d’Alexander Pope », dans É. Delruelle,
V. Pirenne-Delforge (dir.), Kīpoi : de la religion à la philosophie… (cité n. 150), p. 29-50, sur les rapports qu’entretiennent les jardins grecs avec la mantique ; étude fondée notamment sur diverses inscriptions et témoignages littéraires relatifs à Pharsale, Vari et Lébadée. Voir aussi F. Graf, « Bois sacrés et oracles… » (cité n. 90), p. 23-29 ; P. Gros, « Le bois sacré du Palatin… » (cité n. 89). 282. Augustin, Conf. VIII, 19-30. 283. Pompéi VI, 16, 15. 17, Maison de l’Ara massima : PPM V, p. 862, fig. 20 ; p. 865, fig. 22. 284. PPM V, p. 868, fig. 28 ; p. 869, fig. 29. 285. F. Gury, « Le geste de la disponibilité à l’Autre… » (cité n. 276), p. 49. 286. Sur le lien entre savoir, initiation et faveur sexuelle, voir par exemple M. Mertens, « Une scène d’initiation alchimique, la lettre d’Isis à Horus », dans Revue de l’histoire des religions, 205, 1988, p. 3-23. Sur ce geste de la « disponibilité à l’Autre », cf. les articles de F. Gury (cités n. 276).
Le charme de l’otium
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Figure 30 – Pompéi, maison de l’Ara Massima (VI, 16, 15-17), tablinum (F), mur ouest : Séléné et Endymion. [D’après K. Stemmer, Casa dell’Ara Massima (VI 16, 15-17) (Häuser in Pompeji, 6), Munich, 1992, fig. 124]
Figure 31 – Pompéi, maison d’Octavius Quartio (II, 2, 2), Antiquarium de Pompéi (inv. 3021) : statuette d’Hermaphrodite provenant du jardin. [D’après W. F. Jashemski, The gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas Destroyed by Vesuvius, vol. II, New Rochelle / New York, 1993, p. 83, fig. 91]
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la croyance en l’action des daimones. Le geste de la disponibilité et de l’accueil de l’Autre présuppose, en effet, l’adhésion à une certaine conception du démonique comme puissance agissante et intrusive. Il nous invite à prendre en compte la place que les démons occupent dans la mentalité populaire, mais aussi savante, des Anciens. Agressifs, les démons antiques étaient dotés de dents287, de griffes et d’instruments tels que la torche, le fouet288, la lance, l’arc et les flèches leur permettant de pénétrer par effraction dans l’enveloppe corporelle de leurs victimes. Or, au premier rang de ces daimones agissants, se trouve Amor289. Sur les peintures de Campanie, l’ambiguïté de la perception de la passion amoureuse se lit dans la place qu’elle accorde non seulement à la figure d’Hermaphrodite290, mais encore à toutes ces figures d’amoureux ivres de passion, heureux ou malheureux qui, à l’instar de l’Endymion de la Casa de l’Ara massima, sont métamorphosées à des degrés divers en hermaphrodites ou en créatures androgynes291 (figure 30). Selon la légende, Hermaphrodite, fils d’Aphrodite et frère monstrueux d’Éros, est victime de sa passion pour Salmacis. Il est le modèle exemplaire de l’homme que la passion amoureuse métamorphose et féminise. Or, il est une figure prégnante des parois peintes de Campanie et nous le rencontrons également, sous forme de statues (figure 31), dans des jardins bien réels292. Combinant le masculin et le féminin, il concilie les contraires qu’il dépasse en proposant une image de la perfection et de la nostalgie de cette perfection. Sa figure réalise cette aspiration des amants à l’état de fusion permanent293. Elle incarne cette aspiration à l’Unité et au retour à l’indistinct des origines à laquelle est associée, comme au jardin et comme au Phénix, l’idée de félicité294 (figure 23). Son androgynie réalise la synthèse stable des contraires qu’elle transcende dans un tout harmonieux. Ainsi que le rappellent J. Scheid et J. Svenbro, elle est une métaphore du tissu cosmique, social et politique qui transforme la contradiction en cohésion295.
Comme la passion amoureuse, le jardin féminise. M. T. Boatwright296 remarque que l’historiographie latine, et notamment Tacite, associe la possession et l’usage de jardins aux femmes et aux hommes efféminés. Englobés dans la critique du luxe, les jardins privés passent en effet pour détourner de l’exercice de la virtus et des affaires publiques297. Les délices qu’il prodigue en font un espace ambigu, à la fois bon et mauvais, comme le sont l’amour ou le vin, comme le sont Amor ou Bacchus. Dans son expression végétale comme dans son expression érotique ou bacchique, l’élan vital est un danger pour l’ordre de la cité, danger qu’il convient de canaliser et de tenir à distance. Il existe donc un bon usage du jardin, comme il existe un bon usage de l’amour et du vin. Le danger qu’ils représentent est toutefois suffisamment désirable pour en faire rechercher la présence tentatrice dans le cadre privé et domestique qui est par excellence celui de l’otium. En contenant le foisonnement végétal, les barrières, les murets et les balustrades ont ainsi une fonction symbolique : poser les limites nécessaires entre un espace sacré, perceptible mais inaccessible, et un espace profane, civilisé, celui du spectateur. La touffe végétale qui pousse au pied du mur, en deçà, c’est-à-dire de notre côté, témoigne de l’énergie débordante, potentiellement destructrice de la Nature qui s’épanouit au-delà. Il manifeste également que cette énergie est suffisamment bonne pour être invitée dans le monde des hommes à vivifier la maison et la rendre féconde.
287. Paul le Silentiaire, dans Anthologia Graeca, Anthologia Palatina, V Épigrammes amoureuses, no 266 (éd. P. Waltz et J. Guillon, Paris, CUF, 1928). 288. Voir par ex. le fouet que Mania (dont le nom est inscrit) tient contre son épaule sur un vase illustrant la folie d’Héraclès (Madrid, Musée archéologique, 11094) : M. Grmek, D. Gourevitch, Les maladies dans l’art antique (Penser la médecine), Paris, 1998, p. 135, fig. 94. 289. A. Hermary, H. Cassimatis, R. Vollkommer, s.v. Eros, dans Lexicon iconographicum mythologiae classicae, III, 1986, p. 850-942 ; N. Blanc, F. Gury, s.v. Eros / Amor, Cupido, dans ibidem, p. 952-1049 ; N. Blanc, F. Gury, H. Leredde, « Les images d’Amor : une expérience d’informatisation », dans Revue Archéologique, 1987, 2, p. 328-331. 290. Ovide, Met. IV, 285-388. 291. F. Gury, « Des héros vaincus par l’amour… » (cité n. 276), p. 322-328, fig. 2, 5-6 ; p. 330-332 ; p. 333-334, fig. 9 ; p. 342-344.
292. Par ex. Pompéi II, 2, 2, maison de Lucretius Fronto, jardin, mur sud : PPM III, p. 108, no 99 (Hermaphrodite endormi. La statue découverte le long du mur sud du jardin a été placée sous l’édicule de la fontaine). 293. Platon, Banquet 192 b-e. 294. Il est la figure emblématique de ce nouveau départ et de ce nouvel ordre des choses réalisé à partir de la recomposition des éléments préexistants et de leur métamorphose dont Ovide, dans le large développement conclusif de ses Métamorphoses (XV, 745-870), voit précisément l’aboutissement dans la fondation du Principat. 295. J. Scheid, J. Svenbro, Le métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, 2003, p. 17-35, 37-47, 133-135. 296. M. T. Boatwright, « Luxuriant gardens and extravagant women… » (cité n. 53), p. 71-74, 79. 297. Par ex. Plutarque, Pomp. 48, 5 ; Tacite, Ann. XV, 53, 1 ; XVI, 27, 2.
Une invitation au bonheur L’Âge d’or qu’évoquent les représentations de jardins, et particulièrement celles du troisième type, paraît être placé sous le patronage de Bacchus, le dieu qui libère, et sous celui d’Amor et de Vénus, le dieu de l’amour et la déesse des jardins qui se trouve être aussi l’ancêtre des Iulii et du Peuple romain. Il relève de cet épicurisme éclectique et diffus qui
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imprègne l’époque. Il se distingue de l’Âge d’or virgilien de la IVe Eglogue auquel préside le dieu Saturne298. Néanmoins, lorsque Virgile, dans les Géorgiques299, s’adresse au Prince pour lui demander : « Et toi, oui toi, César, qui dois un jour siéger dans les conseils des dieux, dans lesquels ? on ne sait : voudras-tu visiter les villes et prendre soin des terres, et le vaste univers t’accueillera-t-il comme l’auteur des moissons et le seigneur des saisons, en te couronnant les tempes du myrte maternel ? », il imagine l’épiphanie d’un Divus Augustus aux attributions agraires, prenant soin des terres et des moissons, maître du temps (seigneur des saisons), étonnamment proche de l’Osiris-Bacchus de Tibulle, et cependant couronné du « myrte maternel » qui en fait un double d’Énée, un frère d’Amor et d’Hermaphrodite. Cette conception élargie de l’Âge d’or, non exclusivement apollinienne, ouverte mais sans dogmatisme à l’épicurisme, syncrétique et accueillante à toutes les divinités qui accroissent la vie, répondait certainement aux aspirations de la plupart des propriétaires des maisons où nous trouvons des peintures de jardins.
conclusion Les Romains se souciaient de l’entretien de leurs jardins. La littérature technique, les descriptions d’amateurs, les monuments figurés, les fouilles, tout témoigne du soin dont ils étaient l’objet et de l’intérêt passionné qui leur était porté. Les peintures murales abondent en évocations de jardins et constituent une source documentaire irremplaçable. Mais ces évocations sont-elles pour autant réalistes et rendentelles compte de la réalité du jardin romain dans toute sa variété ? Le potager, par exemple, est absent du répertoire iconographique. Les jardins réguliers ne sont pas traités pour eux-mêmes et n’apparaissent, très peu détaillés d’ailleurs (figures 10-11), qu’aux abords des villas pour en attester l’excellence. Quant aux grands types d’évocations de jardins que nous trouvons dans la peinture murale, concernent-ils à proprement parler de véritables jardins ? Le premier type offre la vision à vol d’oiseau d’une villa idéale dans son environnement naturel. Cette image stéréotypée réduit la complexité des espaces plantés de règle dans une luxueuse propriété à une simple opposition entre un jardin bas et ordonné en façade succinctement figuré et un massif touffu de grands arbres à l’arrière des bâtiments. L’accent porte moins sur les jardins eux-mêmes que sur l’insertion de l’ensemble dans le paysage à l’harmonie duquel ils contribuent. 298. Virgile, Buc. IV, 6. 299. Virgile, Georg. I, 24-28 (traduction de E. Saint-Denis, Paris, CUF, 2003).
Le deuxième type d’évocations de jardins (figure 17) montre en perspective cavalière, et vue de l’extérieur, l’épure sur un fond nu de la structure architecturale d’un jardin. La végétation manque ou est très succinctement suggérée. L’imagination est invitée à habiller cette évocation abstraite. C’est le raffinement de la structure qui induit la perfection et le charme des plantations. Ces évocations de jardins ponctués d’éléments de mobilier et presque sans végétation concernent cependant de vrais jardins dans le sens où elles transposent, sous une forme idéale, une conception du jardin proche de l’existant ou, du moins, proche du réalisable, même si l’image proposée est celle d’un jardin plus élégant et plus riche que celui de la maison dont elle orne les murs. Il s’agit bien de jardins, mais de jardins rêvés, projetés, convoités, certainement jamais réalisés ou aboutis, faute d’espace ou de moyens financiers. Sous la forme de tableautins ou de vignettes, ces images, comme celles du groupe « maison et jardins » ouvrent la paroi peinte à la rêverie et associent le jardin au luxe et au raffinement d’un art de vivre. Le troisième type (figures 1-2, 18-21, 26-27) qui met en scène la profusion et l’exubérance végétale est moins encore que les deux premiers une image de jardin véritable, et cela en dépit d’une modalité illusionniste de la représentation qui tend à faire croire à la réalité de ses plantations et de son mobilier. Le détail de la touffe végétale qui surgit au pied d’un mur ou d’une clôture ou celui des rameaux qui traversent les claires-voies participent beaucoup à l’effet de réel. L’image du troisième type est composée à partir d’éléments stéréotypés : absence d’enceinte extérieure visible, végétation jeune et féconde abondante en laurier, fixée dans l’énergie d’un perpétuel printemps, perçue au travers ou au-delà d’une clôture que seul le regard ou les oiseaux franchissent, impénétrable et hors d’atteinte puisqu’aucune porte ne s’ouvre sur elle et qu’aucune allée n’y mène. Cette image est le produit d’un emboîtement de sens et de références qui en brouille la lecture et qui, dans une large mesure, contribue à son charme, à son efficacité décorative et à sa plasticité, condition d’une adaptation et d’une évolution ultérieure du motif. Un premier niveau de compréhension nous met à la place du propriétaire qui, depuis une baie ou une allée, contemple de l’intérieur son domaine magnifiquement planté et meublé, si vaste qu’il paraît illimité. Mais la représentation de ce domaine s’avère une échappée sur cette nature idéale, jeune encore, spontanément féconde des origines. L’ambiguïté de la représentation vient de ce que cette nature originelle est elle-même imaginée comme un jardin. Or, ce jardin procède et du modèle grec de l’ἄλσος, où nature sauvage et nature cultivée se combinent harmonieusement, et d’une tradition littéraire
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élaborée à partir de deux motifs fondateurs : celui, homérique, du jardin d’Alcinoos, et celui, hésiodique, de l’Âge d’or300. Même si les évocations de jardins peints ne peuvent être considérées comme des images de jardins véritables, puisque celles des premier et deuxième types concernent des jardins idéaux, projetés et rêvés, et celles du troisième type une image de la Nature dans sa perfection originelle, elles n’en servent pas moins de contrepoints, d’arrière-plans, de modèles ou de substituts à des jardins bien réels sujets aux fluctuations saisonnières, à la caducité, aux maladies et aux nuisibles. Ces trois types de jardins peints en constituent l’horizon désirable. Dans ce sens, ils nous éclairent sur les aspirations esthétiques des Romains en la matière. Les images invitent à penser qu’un beau jardin est un espace toujours vert où la main de l’homme est discrète301 et l’homme tout à fait absent302. Seules les compositions du premier type font une place aux activités humaines, activités de loisir toujours, semble-t-il. C’est paradoxalement la présence de la « mauvaise herbe » qui garantit l’excellence du jardin. La manifestation un peu désordonnée d’un élan vital en plein essor paraît être davantage appréciée que le résultat arrêté d’une perfection aboutie. Le jardin est un espace en devenir dont la générosité exubérante s’exprime jusque dans les germinations imprévues, peut-être même non désirées (figure 22). Ce dynamisme créateur s’exprime à travers des métamorphoses qui vont jusqu’à bousculer la barrière des espèces et mettre en scène la perméabilité des ordres de la nature. Les Romains ont été sensibles à l’énergie qui se manifeste au jardin. Espace numineux, il est habité par les dieux, à commencer par ceux dont le domaine d’attribution concerne la vie, sa propagation et son entretien : Vénus et Amor, Bacchus, et les dieux égyptiens auxquels ils ont été assimilés, Isis et Osiris. Le jardin porte en lui un élément subversif qu’il convient de canaliser. Sur les images, nous ne pouvons qu’être frappés par l’omniprésence des clôtures, des balustrades et des murets destinés à enfermer, encadrer, organiser, structurer la végétation, ne serait-ce
300. Hésiode, Les travaux et les jours 106-126. P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie… (cité n. 194), s.v. Âge d’or, p. 21-22. 301. Voir ainsi Pompéi VI, 17 (ins. Occ.), 42, maison du Bracelet d’or, pièce 32, mur est : The Gardens of Pompeii, II, p. 12 fig. 7-9 ; PPM VI, p. 122, fig. 156 (jeune palmier taillé avec soin, mais cohabitant avec le liseron, espèce envahissante qu’un jardinier doit arracher avant qu’il ne gagne tout le massif pour l’étouffer). 302. E. Chevalley, « Une promenade dans les jardins de Pline… » (cité n. 1), p. 107-108, n. 30-33. Signalons l’extrême rareté des scènes de jardinage. Par ex. Pompéi VIII, 2, 39, maison de Jospeh II, ala (h), mur nord : PPM VIII, p. 322323, fig. 24.
que pour démontrer son irrépressible vitalité lorsqu’elle traverse les claires voies ou lorsqu’elle monte à l’assaut des constructions. Les images témoignent de la quête d’un certain équilibre à réaliser entre l’architecture, servant de support ou de cadre au végétal303, et le végétal qui communique sa vigueur et son élan à l’architecture. Le jardin met en scène la proximité que l’architecture entretient avec la matrice végétale dont elle est dégagée, mais dont elle conserve l’empreinte et comme la nostalgie. La touffe végétale qui signale la générosité de la nature dans les évocations des deuxième et troisième types est à elle seule suffisamment expressive pour gagner en autonomie et devenir un poncif (figure 25). Elle symbolise, mieux que tout autre, ce qui constitue l’idée même de jardin et elle évoque, par métonymie, le jardin lui-même. Traitée en motif de plinthe (figures 24-25), elle suggère que la maison pourrait être gagnée par le jardin, qu’elle est susceptible d’être entraînée par l’énergie transformatrice qu’il libère. Consubstantiels, le jardin et la maison vont à la rencontre l’un de l’autre. La prolifération végétale pourrait être rapprochée de celle des Amours dans le décor des parois. Ce sont deux manifestations picturales de la surabondance joyeuse de la vie. L’apparition des jardins d’ornements et l’engouement pour la peinture de jardins accompagnent la réception en Italie de la doctrine d’Épicure selon laquelle la sagesse consiste à se détourner de la chose publique pour se consacrer aux plaisirs de la vie. Le jardin peint de Livie (figures 18, 22) ou celui de l’Auditorium de Mécène en proposent une interprétation luxueuse, raffinée, à l’usage de l’élite sociale. La qualité décorative et l’hédonisme diffus de ce type de représentations suffisent certainement à expliquer leur succès durable auprès d’un large public. Néanmoins, une certaine portée politique et morale de ces images n’est peut-être pas à exclure. Elle peut avoir contribué à leur diffusion auprès du public. La peinture de Prima Porta imputable au début du Principat, vers 30 avant. J. C., peut difficilement être détachée de son contexte politique et du nouvel ordre des choses instauré par le Principat. D’une autre façon que l’Ara Pacis qui célèbrera, tout à fait publiquement, en 9 avant J. C., l’achèvement du processus de pacification et l’avènement solaire d’une ère nouvelle, la peinture du jardin de Livie met en scène elle aussi, mais dans un cadre privé, un retour à la perfection
303. Par ex. Pompéi IX, 13, 1-3, maison de Polybius, péristyle (CC), portique ouest : PPM X, p. 208, 211, fig. 34 (entre les demi-colonnes, décor remplacé par des plantations en espalier) ; cf. Jashemski, « The Campanian peristyle garden », p. 35 : il pourrait s’agir de la plantation d’une variété de citronnier.
176 • FRANÇOISE GURY
des origines et à un temps consacré à l’otium304. Pour ceux que la paix civile et militaire a rendu à la vie privée et au cadre domestique, ce nouvel Âge d’or est une utopie qui laisse entrevoir la possibilité, dans l’oubli de la morale virile de l’action désormais inutile, de jouir des plaisirs de l’existence auxquels le jardin semble voué par destination. Tenu à distance derrière sa clôture, mais indissociable de cette clôture, le jardin échevelé, paradoxalement est l’expression d’un ordre victorieux : celui que la révolution augustéenne apporte avec l’Empire. Il témoigne du transfert sur la personne de l’empereur de ce que l’on attendait des dieux : qu’il veille à la paix, condition de l’abondance et de la félicité.
aBréviations Ancient Roman Gardens 1981 : E. B. MacDougall, W. F. Jashemski (dir.), Ancient Roman Gardens (Dumbarton Oaks Colloquium on the History of Landscape Architecture, VII), Washington, Dumbarton Oaks, Trustees for Harvard University, 1981. Ancient Roman Villa Gardens 1987 : E. B. MacDougall, Ancient Roman Villa Gardens (Dumbarton Oaks Colloquium on the History of Landscape Architecture, X), Washington, Dumbarton Oaks, Trustees for Harvard University, 1987? Gardens of Italy : L. Farrar, Gardens of Italy and the Western Provinces of the Roman Empire. From the 4th century BC to the 4th century AD (British Archaelogic Reports, International Series, 650), Oxford, 1996. 304. A. Dosi, Otium... (cité n. 110), p. 64-89.
The Gardens of Pompeii = W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas Destroyed by Vesuvius, vol. I, New Rochelle / New York, 1979 ; vol. II : Appendices, New Rochelle / New York, 1993. Jardins et paysages de l’Antiquité, II : A. Gros de Beler, B. Marmiroli, A. Renouf, Jardins et paysages de l’Antiquité, II : Grèce & Rome, Paris, 2009. Les jardins romains : P. Grimal, Les jardins romains, 2e éd., Paris, 1969. Jashemski, « The Campanian peristyle garden » : W. F. Jashemski, « The Campanian peri-style garden », dans Ancient roman Gardens 1981. Jashemski, «Recently excavated gardens» : W.F. Jashemski, « Recently excavated gardens and cultivated land of the Villas at Boscoreale and Oplontis », dans Ancient Roman Villa Gardens 1987. Lawson, « The Roman garden » : J. Lawson, « The Roman garden », dans Greece and Rome, 19, 1950. PPM : Pompei. Pitture e mosaici: Regio I a IX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1990-2003. Pareti ingannevoli : S. Settis, Le pareti ingannevoli, la villa di Livia (con un’appendice bibliografica a cura di F. Donati), Milan, 2008. PPM L’immagine : Pompei. Pitture e mosaici. L’immagine di Pompei nei secoli XVIII e XIX. La documentazione nell’opera di disegnatori e pittori dei secoli XVIII e XIX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1995. Storia dei Giardini : M. L. Gothein, Storia dell’Arte dei Giardini, I : Dall’Egitto al Rinascimento in Italia, Spagna e Portogallo (éd. ital. M. de Vico Fallani, M. Bencivenni) (Giardini e Paesaggio, 16), Firenze, 2006.
DES PARADIS FÉCONDS ET HABITÉS
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? Jean trinquier
(UMR 8546 AOROC, Paris / ENS)
Durant les deux décennies qui précédèrent la destruction de Pompéi, la mode s’y répandit de décorer les espaces réservés aux plantations et aux jardins à l’intérieur des demeures urbaines de vastes fresques paysagères à sujet animalier : dans un environnement fait de rochers, d’arbres clairsemés et de points d’eau, où la marque de l’homme n’est nulle part visible, des animaux sauvages, indigènes ou exotiques, évoluent en liberté, vaquant à leurs occupations habituelles ; les prédateurs rôdent, donnant la chasse aux autres animaux qui choisissent tantôt la fuite, tantôt l’affrontement1 (figure 1). L’interprétation de ces fresques, qui appartiennent au IVe style pompéien, reste controversée et voit s’affronter deux thèses opposées. La première, qui remonte à K. Schefold, y voit la représentation d’un παράδεισος, c’est-à-dire d’un parc de chasse oriental, à la manière des parcs achéménides ou hellénistiques2. P. Zanker a prolongé cette interprétation en mettant ces fresques animalières en 1.
2.
On trouvera un catalogue et une analyse détaillée de ces fresques dans l’étude monographique de M.-Th. Andreae, « Tiermegalographien in pompejanischen Gärten. Die sogenannten Paradeisos Darstellungen », dans Rivista di Studi Pompeiani, 4, 1990, p. 45-124. K. Schefold, « Pompeji unter Vespasian », dans Mitteilungen des Deuschen Archäologisches Instituts, röm. Abteilung, 60-61, 1953-1954, p. 107-125, en particulier p. 117-118 ; Idem, Vergessenes Pompeji, Berne / Munich, 1962, p. 146. Sur les « paradis » de l’Orient ancien, l’étude essentielle est le chapitre de synthèse de C. Tuplin, Achaemenid Studies (Historia Einzelschriften, 99), Stuttgart, 1996, p. 80-131. Voir aussi W. Fauth, « Der königliche Gärtner und Jäger im Paradeisos. Beobachtungen zur Rolle des Herrschers in der vorderasiatischen Hortikultur », dans Persica, 8, 1979, p. 1-53 ; D. Stronach, « The Royal Garden at Pasargadae: evolution and legacy », dans L. de Meyer, E. Haerinck (dir.), Archeologica iranica et orientalis. Miscellanea in honorem Louis Vanden Berghe, Gand, 1989, p. 475-502 ; P. Briant, Rois, tributs, paysans, Paris, 1982, p. 453-456 ; Idem, Histoire de l’Empire perse de Cyrus à Alexandre, Paris, 1996, p. 98-99, 245-251, 456-459 ; J. N. Bremmer, « Paradise: from Persia, via Greece, into the Septuagint », dans g. P. Luttikhuizen (dir.), Paradise Interpreted. Representations of Biblical Paradise in Judaism and Christianity (Themes in Biblical Narrative
relation avec les parcs de chasse que les membres les plus fortunés de l’élite adjoignaient à leurs villas ; les fresques animalières ont à ses yeux une double fonction de citation et de substitut et recréent allusivement les aménagements luxueux des plus grandes villas dans le cadre domestique d’une domus urbaine de dimension moyenne et à l’intention de couches sociales nouvellement enrichies, qui essaient d’imiter l’aristocratie traditionnelle sans parvenir à l’égaler3. Cette analyse de P. Zanker donne aux fresques animalières un double référent, celui des « paradis » du bassin oriental de la Méditerranée et celui des parcs à gibier des villas romaines, les premiers ayant servi de modèle aux seconds. L’analyse de P. Zanker s’inscrit ici dans le droit fil des travaux de P. Grimal sur les jardins romains, qui avait accordé une grande importance au « mirage perse » dans la genèse du jardin romain4.
3.
4.
Jewish and Christian Traditions, 2), Leyde / Boston / Cologne, 1999, p. 1-20. Voir aussi A. Kuhrt, The Persian Empire. A Corpus of Sources from the Achaemenid Period, II, Londres / New York, 2007, p. 510-514, 615-616. P. Zanker, « Die Villa als Vorbild des späten pompejanischen Wohngeschmacks », dans Jahrbuch des Deutschen archäologischen Instituts, 94, 1979, p. 460-523, repris dans Idem, Pompei. Società, immagini urbane e forme dell’abitare, Turin, 1993, p. 151-230, en particulier p. 201-208. K. Schefold et P. Zanker ont été suivis par W. F. Jashemski et M. Guggisberg, lequel interprète dans les mêmes termes les mosaïques à scènes cynégétiques qui ornent à partir de la fin du iie siècle ou du début du siècle suivant (« Maison des Laberii » à Uthina) le jardin péristyle de certaines villas romaines d’Afrique du Nord et de Sicile : J. W. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas Destroyed by Vesuvius, New Rochelle / New York, 1979, p. 68-73, en particulier p. 72-73, et M. A. Guggisberg, « Vom Paradeisos zum „Paradies“: Jagdmosaiken und Gartenperistyle in der römischen Herrschaftsarchitektur Nordafrikas und Siziliens », dans Hefte des Archäologischen Seminars des Universitäts Bern, 17, 2000, p. 21-39, en particulier p. 25-27. P. Grimal, Les jardins romains [1943], 3e éd., Paris, 1984, p. 70-71 et 292-294.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 179-210
180 • JEAN TRINQUIER
Figure 1 – Pompéi, maison des Ceii (I, 6, 15) : exemple de paysage animalier. [Cliché : É. Morvillez]
Cette thèse a été soumise à une critique serrée de M.-Th. Andreae, l’auteur de la seule monographie consacrée à ces fresques5. Les critiques de M.-Th. Andreae ont été reprises, systématisées et en un sens radicalisées par E. W. Leach dans son ouvrage The Social Life of Painting in Ancient Rome and on the Bay of Naples, paru en 20046. Quelles sont donc les objections qui peuvent être adressées à la thèse du παράδεισος ? 5.
6. 7.
M.-Th. Andreae, « Tiermegalographien… » (cité n. 1), p. 102114. L’interprétation proposée par M.-Th. Andreae avait été déjà esquissée par D. Michel, « Pompejanische Gartenmalereien », dans H. A. Cahn, E. Simon (dir.), TAINIA. Roland Hampe zum 70. Geburtstag am 2. Dezember 1978 dargebracht, Mayence, 1980, p. 373-404, en particulier p. 394399. Sans mettre l’accent sur le modèle des uenationes, S. Hales s’interdit toute référence au παράδεισος dans son analyse de ces fresques : S. Hales, The Roman House and Social Identity, Cambridge / New York, 2003, p. 158. Pour une critique de la thèse de M.-Th. Andreae, cf. en revanche M. A. Guggisberg « Vom Paradeisos… » (cité n. 3). E. W. Leach, The Social Life of Painting in Ancient Rome and on the Bay of Naples, Cambridge, 2004, p. 130-132. Sur les célèbres bas-reliefs du palais d’Assurbanibal à Ninive, dont une partie importante se trouve aujourd’hui au British Museum, voir R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace of Ashurbanipal at Nineveh, Londres, 1976 ; également, dans le présent volume, la contribution de B. Lion, avec les figures 1-2, 9-10. Sur la chasse royale au lion en Mésopotamie ancienne, voir E. Cassin, « Le roi et le lion », dans Revue de l’histoire des religions, 198, 1981,
- Il n’existe pas de tradition figurée clairement identifiée de représentation de « paradis » de chasse. Entre les reliefs néo-assyriens de Ninive, qui mettent en scène peu après le milieu du viie siècle avant notre ère une spectaculaire chasse au lion du roi Assurbanipal dans un espace qui ressemble au demeurant plus à une arène qu’à un « paradis »7, et les reliefs rupestres sassanides
p. 355-401 (repris dans Eadem, Le semblable et le différent. Symbolisme du pouvoir dans le Proche-Orient ancien, Paris, 1987, p. 167-213) ; E. Weissert, « Royal hunt and royal triumph in a prism fragment of Ashurbanipal », dans S. Parpola, R. M. Whiting (dir.), ASSYRIA 1995 (Proceedings of the 10th Anniversary Symposium of the Neo-Assyrian Text Corpus Project, Helsinki, September 1995), Helsinki, 1997, p. 339-358, en particulier p. 351-356. Dans la salle C du palais d’Assurbanipal est représentée, selon la description qu’en donne E. Cassin (cité, p. 206), « une sorte de scène de tournoi vers laquelle les courtisans accourent de toutes parts, tournoi qui devait avoir lieu dans un espace clos, peut-être dans le parc du palais royal et au cours duquel les assistants voyaient le roi chassant le lion à l’arc, du haut de son char ». Dans la salle E, en revanche, un relief montre des lions dans ce qui semble être un jardin (British Museum 118916, 118914 ; voir R. D. Barnett, Sculptures from the North Palace… [cité n. 7], pl. XIV-XV, et J. E. Curtis, J. E. Reade (dir.), Art and Empire. Treasures from Assyrian in the British Museum (catalogue d’exposition Metropolitan Museum of Art 1995), New York, 1995, no 26, p. 82-83).
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 181
de Taq-i-Bustan8, couramment datés des vieviie siècles après J. C., on ne connaît pas de représentations assurées de « paradis », si l’on ne préjuge pas de l’interprétation des fresques animalières pompéiennes, auxquelles on peut cependant ajouter quelques documents isolés, d’interprétation difficile9. La frise cynégétique de la « Tombe de Philippe II », quant à elle, donne à voir une chasse
qui semble se dérouler dans les espaces ouverts de la campagne macédonienne, même si ce dernier point peut prêter à discussion10. - Si les « paradis » sont assez bien représentés dans les sources littéraires grecques, ils ne sont que très rarement mentionnés dans la littérature latine. Quant au substantif παράδεισος, qui est un emprunt du grec au vieux perse, ou plutôt au mède11, attesté
Sur les reliefs rupestres cynégétiques de Taq-i Bustan, qui occupent les parois latérales du grand iwan creusé à côté de la grotte de Shapur II et qui pourraient dater du règne de Khosrow II (591-628 après J. C.), voir, outre les études conduites par « The Tokyo University Iraq-Iran Archaeological Expedition » (S. Fukai, K. Horiuchi, Taq-i Bostan I-II, Tokyo, 1969-1972 ; S. Fukai, J. Sugiyama, K. Kimata, K. Tanabe, Taq-i Bustan III, Photogrammetric Elevations, Tokyo, 1983 ; S. Fukai, K. Horiuchi, K. Tanabe, M. Domyo, Taq-i Bustan IV, Text, Tokyo, 1984), L. Vanden Berghe, Reliefs rupestres de l’Iran ancien (catalogue d’exposition, Musées royaux d’art et d’histoire), Bruxelles, 1983, p. 95-98, nos 94-105 et pl. 38-40 ; Idem, « La sculpture », dans Splendeurs des Sassanides. L’empire perse entre Rome et la Chine (224-642) (catalogue d’exposition, Musées royaux d’art et d’histoire), Bruxelles, 1993, p. 71-88. Voir aussi E. Haerinck, « Les reliefs rupestres », dans Les Perses sassanides. Fastes d’un empire oublié (224-642) (catalogue d’exposition, Paris, Musée Cernuschi), Paris, 2006, p. 34-45. 9. Pour la fresque de la Tombe des Nasonii, cf. infra, p. 188-189 et n. 57. Voir aussi le très intéressant stuc des thermes suburbains d’Herculanum, discuté dans ce même volume par Nicole Blanc, p. 127, n. 120. 10. Une portion de l’espace où se déroule la chasse est désignée comme un ἄλσος par le pilier votif et l’arbre chargé de bandelettes et d’un ex-voto. Toute la question est de savoir si un tel ἄλσος peut se confondre avec un παράδεισος cynégétique perse, comme le propose P. Briant, qui cite le parallèle de l’ἄλσος du roi thrace Cotys (Théopompe, FGrHist, 115 F 31, ap. Athénée, XII, 531 e-f) et renvoie pour l’équivalence ἄλσος-παράδεισος à un passage peu probant de Pollux (VII, 140-141), où κῆποι, παράδεισοι et ἄλσοι font partie d’une énumération de termes apparentés, mais non équivalents : cf. P. Briant, « Chasses royales macédoniennes et chasses royales perses : le thème de la chasse au lion sur la Chasse de Vergina », dans Dialogue d’Histoire ancienne, 17, 1991, p. 211-255, en particulier p. 230-236 ; voir aussi les remarques de B. Tripodi sur l’ἄλσος dans lequel Euripide aurait trouvé la mort (Satyros, Βίος Εὐριπίδου, 39, XXI, 1-37, éd. Arrighetti ; Γένος Εὐριπίδου, p. 4, IV, 12-22, éd. Schwartz ; cf. E. Schwartz, Scholia in Euripidem, I, Berlin, 1887, p. 1-6 = G. Arrighetti [dir.], Satiro. Vita di Euripide, Pise, 1964, p. 94-95) : B. Tripodi, Cacce reali macedoni. Tra Alessandro I e Filippo V, Messine, Dipartimento di scienze dell’antichità dell’Università di Messina, 1998, p. 46-47. Contre cette interprétation, à laquelle je ne souscris pas, voir A. Pekridou-Gorecki, « Zum Jagdfries des sog. PhilippGrabes in Vergina », dans F. Blakolmer et al. (dir.), Fremde Zeiten. Festschrift für J. Borchhardt, Vienne, 1996, p. 89-103, en particulier p. 95-99 ; R. Étienne, « La Macédoine entre Orient et Occident : essai sur l’identité macédonienne au ive siècle av. J.-C. », dans C. Müller, F. Prost (dir.), Identités et cultures dans le monde méditerranéen antique, Paris, 2002, p. 253-273, en particulier p. 256 ; C. Saatsoglou-Paliadeli, ΒΕΡΓΙΝΑ. Ο ΤΑΦΟΣ ΤΟΥ ΦΙΛΙΠΠΟΥ. Η ΤΟΙΧΟΓΡΑΦΙΑ ΜΕ ΤΟ ΚΥΝΗΓΙ, Athènes, 2004, p. 159-161 ; Eadem, « La peinture
de la Chasse de Vergina », dans S. Descamps-Lequime (dir.), Peinture et couleur dans le monde grec antique, Milan / Paris, 2007, p. 47-55, en particulier p. 51 ; A. Rouveret, « la couleur retrouvée. Découvertes de Macédoine et textes antiques », dans ibidem, p. 69-79, en particulier p. 75-76. Un problème apparenté est offert par l’ἄλσος du domaine de Xénophon à Scillonte (Anabase V, 3, 7-12), dans lequel on a voulu reconnaître de la même façon un παράδεισος à la perse : voir D. E. Birge, Sacred Groves in the Ancient Greek World, Berkeley, 1982, p. 131, 215-216 ; S. E. Hirsh, The Friendship of the Barbarian. Xenophon and the Persian Empire, Hanovre / Londres, 1985, p. 152-153 ; L. L’Allier parle de façon plus nuancée d’« adaptation grécisée du paradis perse » : L. L’Allier, « Le domaine de Scillonte : Xénophon et l’exemple perse », dans Phoenix, 52, 1998, p. 1-14. Pour la thèse inverse, voir notamment C. Tuplin, « Xenophon, Artemis and Scillus », dans T. J. Figueira (dir.), Spartan Society, Swansea, p. 251-281, en particulier p. 268-270 ; P. Brulé, Comment percevoir le sanctuaire grec, Paris, 2012, p. 218-220. Sur la question des rapports entre ἄλσος et παράδεισος, voir les conclusions fermes de C. Tuplin, qui refuse toute confusion entre les deux catégories : C. Tuplin, Achaemenid Studies… (cité n. 2), p. 80-131, en particulier p. 113-114. Si l’on considère que la chasse représentée sur la façade de la « Tombe de Philippe II » ne se déroule pas dans l’espace clôturé d’un parc de chasse, il s’ensuit que le lion doit faire partie de la faune indigène de la Macédoine, ce qui semble bien avoir été le cas : voir en ce sens A. von den Driesch, « Das Verhältnis Mensch-Löwe aus der Sicht einer Archäozoologin », dans X. von Ertzdorff, R. Schulz (dir.), Die Romane von dem Ritter mit dem Löwen (Chloe, Beihefte zum Daphnis, 20), Amsterdam / Atlanta (GA), 1994, p. 5-20 ; K. Usener, « Zur Existenz des Löwen im Griechenland der Antike », dans Symbolae Osloenses, Norwegian Journal of Greek and Latin Studies, 69, 1994, p. 5-33 ; M. Seyer, Der Herrscher als Jäger. Untersuchungen zur königlichen Jagd im Persischen und Makedonischen Reich (Wiener Forschungen zur Archäologie), Vienne, 2007, p. 80-83 ; L. Bartosiewicz, « A lion’s share of attentions: archaeozoology and the historical record », dans Acta Archaeologica Academiae Scientiarium Hungaricae, 60-1, 2009, p. 275-289. 11. Sur l’étymologie du grec παράδεισος, voir E. Benveniste, « Relations lexicales entre la Perse et la Grèce ancienne », dans Atti del convegno sul tema: La Persia e il mondo grecoromano (Roma, 11-14 aprile 1965) (Accademia nazionale dei Lincei, Quaderno, 76), Rome, 1966, p. 479-487, en particulier p. 484 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, rééd. avec supplément, Paris, 1968-1999, s.v. παράδεισος, p. 857 ; J. N. Bremmer, « Paradise: from Persia… » (cité n. 2), p. 1-2 ; M. Brust, Die indischen und iranischen Lehnwörter im Griechischen (Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft, 118), Innsbruck, 2008, s.v. παράδεισος, p. 509-517 ; r. Beekes, Etymological Dictionary of Greek, II (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series, 10-2), Leyde / Boston, 2010, s.v. παράδεισος, p. 1151.
8.
182 • JEAN TRINQUIER
depuis Xénophon12, il n’a été employé sous sa forme latinisée de paradisus que par les auteurs chrétiens, à partir de Tertullien et de la Vetus latina, soit comme synonyme des termes hortus ou uiridarium, soit au sens du français moderne « paradis »13. Selon E. W. Leach, l’argument a silentio est renforcé par un passage des Nuits Attiques, où Aulu-Gelle noterait que le terme grec de παράδεισος est un terme d’emploi récent, dont il ne trouve pas trace dans les textes latins antérieurs14. - Les parcs à gibier décrits par les auteurs latins de Res rusticae s’écartent des « paradis » perses et hellénistiques sur deux points décisifs : ils n’abritent que des léporidés ou des herbivores, à l’exclusion des grands félins – lions ou panthères – qui peuplaient les « paradis » perses ; ils ne servent pas de parcs de chasse, mais d’enclos à gibier, et rien ne permet d’assurer qu’ils ont servi de cadre à des pratiques proprement cynégétiques. - Les aménagements des villas étaient couramment magnifiés par des rapprochements avec des lieux célèbres plus ou moins lointains ou exotiques : grotte d’Amalthée, Académie et Lycée, Nils et Euripes, etc. La Correspondance de Cicéron et la villa
Hadrienne en fournissent des exemples fameux, sur lesquels il n’est pas nécessaire de revenir15. Or – et c’est une critique qui rejoint le deuxième point – ces aménagements ne sont jamais, ou presque jamais, associés à la Perse. Dans le cas des parcs à gibier, nous possédons un seul texte qui, par-delà les informations d’ordre agronomique et pratique, apporte quelque lumière sur les références géographiques et culturelles que les riches Romains associaient à ce type d’enclos. Dans le livre III des Res rusticae de Varron, l’un des interlocuteurs du dialogue, Appius, fait le récit d’un dîner auquel il avait été convié dans la propriété laurentine du célèbre Hortensius ; confortablement installés en un lieu dominant le parc à gibier de la villa, les convives eurent la surprise de voir un homme déguisé en Orphée entrer dans l’enclos et réunir les animaux au son d’une trompe. Or, cette mise en scène est associée par Appius non à la Perse, mais à la Thrace, et loin de mentionner à ce propos les « paradis » orientaux et hellénistiques, il compare pour finir le spectacle offert par Hortensius aux uenationes de l’arène16. Pour M.-Th. Andreae et pour E. Leach,
12. À Xénophon il convient d’ajouter Ctésias, si l’on admet que Diodore de Sicile, Plutarque et Élien reproduisent les termes mêmes employés par Ctésias lorsque le mot παράδεισος apparaît dans des passages explicitement attribués à ce même Ctésias : voir respectivement Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II, 13, 1-3, Élien, Personnalité des animaux VII, 1, Plutarque, Intelligence des animaux XXI, 974d-e = Ctésias, Persica, FGrHist 688 F 1b, 13, 1-3, 34a et 34b J. Il n’est pas impossible que le terme παράδεισος ait été employé avant cette date par la source d’un passage des Vies de Cléarque (fr. 43a et 44 Wehrli, ap. Athénée, XII, 515e et XII, 540f), en l’occurrence l’historien lydien Xanthos, un contemporain plus âgé d’Hérodote : voir en ce sens J. N. Bremmer, « Paradise: from Persia… » (cité n. 2), p. 6. 13. Sur les emplois du substantif paradisus dans le latin chrétien, voir D. Krömer, dans Thesaurus Linguae Latinae, X-1, 1984, lemme « paradīsus », p. 297-302. Il s’agit du calque latin du substantif grec παράδεισος, utilisé par les traducteurs de la Septante pour rendre l’hébreu « Éden » : « jardin en Éden » (Gen. 2,8) est traduit par παράδεισον ἐν Εδεμ, « jardin d’Éden » (Gen. 3,3-24) par παράδεισος τῆς τρυφῆς. Sur cette traduction, voir G. Husson, « Le paradis de délices (Genèse 3,23-24) », dans Revue des études grecques, 101, 1988, p. 64-73 ; J. N. Bremmer, « Paradise: from Persia… » (cité n. 2), p. 17-19. En dehors des auteurs chrétiens, le terme paradisus ne se rencontre que dans quelques rares textes qui sont des traductions latines d’œuvres grecques : voir par ex. J. N. Bremmer, ibidem, n. 59, p. 14. 14. E. W. Leach, The Social Life of Painting… (cité n. 6), p. 130, renvoyant à Aulu-Gelle, Nuits attiques II, 20, 4. 15. Cicéron, Ad Att. I, 1, 5 ; 4, 3 ; 5, 7 ; 6, 2 ; 7 ; 8, 2 ; 9, 2 ; 10, 3 ; 11, 3 ; 16, 15 et 18 ; Ad fam. VII, 23, 2-3 ; cf. De oratore II, 9, 10. Histoire Auguste, Hadrien XXVI, 5. Sur la villa et ses jardins comme « paysage culturel », « Bildungslandschaft », voir P. Grimal, Les jardins romains… (cité n. 4), p. 442-443 ; g. Sauron, « Templa serena. À propos de la “Villa des Papyri” d’Herculanum : contribution à l’étude des comportements
aristocratiques romains à la fin de la République », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 92, p. 277-301 ; H. Mielsch, « die römische Villa als Bildungslandschaft », dans Gymnasium, 96, 1989, p. 444-456 ; P. Zanker, Pompei. Società, immagini urbane… (cité n. 3), p. 154 ; P. Gros, L’architecture romaine du début du iiie siècle av. J.-C. à la fin du Haut Empire, 2. Maisons, palais, villas et tombeaux, Paris, p. 296-298. 16. Varron, Res rusticae III, 13, 2-3 (éd. C. Guiraud, Paris, CUF, 1997, corrigée sur la fin) : Ego uero, inquit ille, apud Q. Hortensium cum in agro Laurenti essem, ibi istuc magis θρᾳκικῶς fieri uidi […] Qui cum eo uenisset cum stola et cithara cantare esse iussus, bucina inflauit, ut tanta circumfluxerit nos ceruorum, aprorum et ceterarum quadripedum multitudo, ut non minus formosum mihi uisum sit spectaculum, quam in Circo Maximo aedilium sine Africanis bestiis cum fiunt uenationes (« Quant à moi, dit l’autre, tandis que je me trouvais chez Q. Hortensius dans la campagne laurentine, j’ai assisté à un spectacle qui était encore plus dans la manière thrace […] Il arriva là en longue robe et, ayant été invité à chanter avec sa cithare, il souffla dans une trompe ; et voici qu’une foule de cerfs, de sangliers et de tous les autres quadrupèdes se répandit autour de nous, au point que le spectacle ne me parut pas moins beau que les chasses données par les édiles au Cirque Maxime, lorsqu’elles sont dépourvues de fauves africains. » C. Guiraud, à qui j’emprunte le reste de la traduction, fausse à mon avis le sens de la fin du passage en traduisant : « le spectacle ne me parut pas moins beau que les chasses données par les édiles au Cirque Maxime, mais sans bêtes africaines ». Le groupe sine Africanis bestiis ne porte pas sur le spectacle organisé par Hortensius, mais sur les uenationes du Cirque Maxime. Appius distingue implicitement deux catégories de uenationes, les plus brillantes, marquées par la présence de fauves africains, et les autres, qui ne mettent en scène que la faune indigène ; il met le spectacle d’Hortensius au niveau des secondes mais non des premières, ce qui aurait constitué une exagération manifeste.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 183
c’est précisément là la clef des fresques animalières pompéiennes, qui puiseraient leur inspiration dans les spectacles cynégétiques des arènes romaines, et non dans le modèle oriental du παράδεισος. Je ne reprends pas le versant positif de leur argumentation, car mon propos n’est pas de trancher le débat sur l’interprétation des fresques animalières du IVe style pompéien17, mais de discuter le bien-fondé, en milieu romain, de la référence au παράδεισος oriental. Les critiques de M.-Th. Andreae et d’E. Leach sont en effet de vaste portée. Elles ne concernent pas la seule interprétation des fresques animalières pompéiennes, mais remettent également en cause non seulement l’existence dans le monde romain de parcs de chasse conçus sur le modèle des « paradis » orientaux, mais aussi la pertinence de ce « mirage perse » dont P. Grimal avait cru pouvoir déceler l’influence dans la genèse des jardins romains. Ces deux importantes questions seront discutées d’abord séparément, puis conjointement.
L’existence de parcs de chasse dans le monde romain a souvent été niée, y compris dans les études les plus récentes18. Dans son ouvrage de référence sur les Chasses romaines, J. Aymard se montrait plus nuancé et suggérait, à mon avis avec raison, que de tels parcs avaient pu exister19. Une partie de la difficulté tient à l’imprécision des termes employés en latin pour désigner les différents types d’aménagements où des animaux sauvages sont susceptibles d’être parqués. Ces termes ont été utilement recensés et discutés par Aulu-Gelle dans un chapitre du livre II
des Nuits attiques20 ; il s’agit des substantifs roborarium, leporarium et uiuarium, auxquels le snobisme hellénisant d’Hortensius a ajouté le calque latinisé therotrophium21. Le roborarium doit son nom au matériau – le bois de chêne – utilisé pour confectionner la palissade de l’enclos, le leporarium aux animaux qui y sont enfermés, le uiuarium à la fonction de ces espaces qui est de conserver vivant le gibier. Aucune de ces appellations ne fait référence à la chasse proprement dite. C’est le terme le moins spécifique, uiuarium, qui a fini par s’imposer au détriment de roborarium, tombé en désuétude dès l’époque de Varron, et de leporarium, trop inféodé au lièvre. Attesté pour la première fois dans les Épîtres d’Horace au sens de parc à gibier, le substantif uiuarium s’applique en fait à des réalités fort diverses22. Il peut désigner un enclos à gibier, mais aussi un local réservé aux loirs, une escargotière, un vivier, ou encore un entrepôt où les bêtes destinées aux uenationes de l’arène attendent le jour du spectacle23. Le latin, on le voit, ne dispose pas d’un terme spécifique pour nommer les parcs de chasse, qui ne sont pas distingués, au moins au niveau du lexique, des parcs à gibier. Pour clarifier la discussion, il importe de classer suivant leur fonction les différents types d’installations regroupés sous le terme de uiuarium. Un parc à gibier est un enclos où l’on tient enfermés des animaux sauvages que l’on a capturés au préalable. Il constitue une sorte de garde-manger vivant, où les animaux sont parqués jusqu’au moment de leur consommation, ce qui permet de résoudre le difficile problème que posait dans l’Antiquité la conservation du gibier mort24. Les parcs à gibier peuvent remplir deux fonctions subsidiaires, l’engraissement d’une part, l’élevage d’autre part, si l’on arrive à faire en sorte que les animaux s’y reproduisent25. Dans tous les cas, l’enclos a une fonction alimentaire plus que ludique ou sportive.
17. Les travaux les plus récents adoptent une position nuancée, récusant l’alternative tranchée qui oppose représentation d’un paradeisos et scène de uenatio : S. Muth, Erleben von Raum – Leben im Raum: zur Funktion mythologischer Mosaikbilder in der römisch-kaiserzeitlichen Wohnarchitektur (Archäologie und Geschichte, 10), Heidelberg, 1998, p. 69, avec la n. 221 ; M. Papini, Munera gladiatoria e venationes nel mondo delle immagini (Atti della Accademia Nazionale dei Lincei, Memorie, s. IX, 19-1), Rome, 2004, p. 31-32 ; B. Bergmann, « staging the supernatural: interior gardens of Pompeian houses », dans C. C. Mattusch (dir.), Pompeii and the Roman Villa. Art and Culture around the Bay of Naples (catalogue d’exposition de la National Gallery of Art, Los Angeles County Museum of Art), Washington / Londres, 2008, p. 53-69, en particulier p. 60-62. 18. C. Badel, « La noblesse romaine et la chasse », dans J. Trinquier, C. Vendries (dir.), Chasses antiques. Pratiques et représentations dans le monde gréco-romain (iiie siècle av.ive siècle apr. J.-C.), Rennes, 2009, p. 37-51, en particulier p. 40-42.
19. J. Aymard, Les chasses romaines : des origines à la fin du siècle des Antonins, Paris, 1951, p. 72. K. Schneider, de la même façon, préfère laisser la question ouverte : K. Schneider, Villa und Natur. Eine Studie zur römischen Oberschichtkultur im letzten vor- und ersten nachchristlichen Jahrhundert, Munich, 1995, p. 66-69. 20. Aulu-Gelle, Nuits attiques II, 20, 1-6. 21. Je laisse pour l’instant de côté les désignations périphrastiques du type loca saepta ou saeptum uenationis. 22. Horace, Épîtres I, 1, 79. 23. Local réservé aux loirs : Pline, NH VIII, 224. Escargotière : Pline, NH IX, 173 ; Juvénal, Sat. IV, 51. Vivier : Columelle, VIII, 16, 4 ; Sénèque, Nat. III, 18, 4 ; Pline, NH IX, 168. Viuarium lié aux uenationes : CIL, VI, 130 = ILS, 2091 ; cf. Procope, Guerre des Goths I, 23, 17. 24. Sur cette question, je me permets de renvoyer à J. Trinquier, « Les chasses serviles. Aspects économiques et juridiques », dans J. Trinquier, C. Vendries (dir.), Chasses antiques… (cité n. 18), p. 97-117, en particulier p. 97-98. 25. Pour ces deux possibilités, voir Varron, Res rust. III, 13, 1 ; cf. III, 3, 4.
Parcs À giBier et Parcs de chasse dans le monde romain
Questions de définition et de délimitation
184 • JEAN TRINQUIER
Il se distingue par là des ménageries et des parcs zoologiques, où les animaux captifs, conservés pour le plaisir ou l’ostentation, ne sont pas mis à mort26, et des parcs de chasse qui, comme leur nom l’indique, sont destinés aux loisirs cynégétiques de leurs propriétaires. Une dernière catégorie est formée par les installations par lesquelles transitent les bêtes destinées aux uenationes de l’arène27. L’existence de parcs à gibier dans le monde romain ne saurait être mise en doute. Ces parcs ne nous sont connus pour l’instant que par les textes. À ma connaissance, l’archéologie de l’Italie antique et des provinces romaines n’a pas encore livré un seul exemple probant de leporarium ou de parc de chasse28 ; il est vrai que de telles installations ne laissent pas forcément des vestiges clairement identifiables29. Après avoir proposé de reconnaître un leporarium dans un terrain clos de la villa de Settefinestre, A. Carandini a finalement écarté cette hypothèse mal étayée dans la publication définitive de la fouille,
pour préférer la solution d’un simple verger30. L’aire de 220 km2 enclose juste au nord de Trèves par les « longs murs », un temps interprétée comme un parc de chasse, correspond en fait à un vaste domaine impérial dédié principalement à des activités agricoles31. Récemment, l’archéologue italienne M. Piranomonte a annoncé la découverte à Rome, dans le jardin de l’ancien glacier Fassi, situé entre le Corso d’Italia et la Via Tevere, un espace qui était probablement inclus, au ier siècle de notre ère, dans le périmètre des Horti Sallustiani, d’un enclos destiné à des animaux, dans lequel elle propose de reconnaître un authentique « paradis ». Cette proposition séduisante repose cependant sur des indices qui paraissent fort minces : un mur en réticulé, interprété comme un mur d’enceinte, une série de pilastres, censés former l’armature d’un pavillon de jardin, et surtout des ossements d’animaux en grand nombre. L’interprétation de M. Piranomonte reste fragile : il paraît quelque peu audacieux de vouloir reconnaître un
26. De telles ménageries sont très mal attestées dans le monde romain. Les uiuaria entretenus uoluptati suae dont parle Columelle (IX, 1, 1, cité infra) s’en rapprochent, même s’il est probable qu’ils ne perdaient pas leur fonction première. Le cas des volières et de certains viviers est différent : voir par ex. Varron, Res rust. III, 17, 5-8, à propos des viviers d’Hortensius. On ne suivra pas P. Bowe lorsqu’il infère d’une mosaïque de Carthage, conservée au musée du Bardo, où l’on voit une panthère bondissant au milieu d’un verger de grenadiers, que les villas rurales comportaient parfois des ménageries qui hébergeaient des fauves exotiques : P. Bowe, Jardins du monde romain (trad. française M. Lefort), Paris, 2004, p. 53 et ill. 148, p. 131. 27. Sur ces uiuaria, voir G. Jennison, Animals for Show and Pleasure in Ancient Rome, Manchester, 1937 (réimpr. Philadelphia, 2005), p. 174-176 ; F. Bertrandy, « Remarques sur le commerce des bêtes sauvages entre l’Afrique du Nord et l’Italie (iie siècle avant J.-C.-ive siècle après J.-C.) », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 99/1, 1987, p. 211-241, en particulier p. 230-233 ; a. La Regina, « Amphiteatrum Castrense sive Vivarium », dans A. M. Affanni (dir.), La basilica di S. Croce in Gerusalemme a Roma: quando l’antico è futuro, Rome, 1997, p. 3-7 ; Idem, dans Lexicon Topogr. Urbis Romae, V, Rome, 1999, s.v. Vivarium et Vivarium cohortium praetorianum et urbanarum, p. 208-209 ; R. Rea, « Gli animali per la venatio: cattura, trasporto, custodia », dans A. La Regina (dir.), Sangue e arena (catalogue de l’exposition du Colisée, Rome, juin 2001-janvier 2002), Milan, 2001, p. 245-275, en particulier p. 269-274 ; C. Epplet, « The preparation of animals for Roman spectacula. Vivaria and their administration », dans Ludica, 9, 2003, p. 76-92. L’étude la plus complète est celle d’Epplet, qui ne distingue cependant pas toujours suffisamment entre les différentes catégories de lieux de garde des animaux sauvages. 28. La situation est plus favorable en Égypte, au MoyenOrient et en Asie Centrale. J. Leclant a ainsi identifié un parc de chasse d’époque pharaonique à Soleb, en Haute Nubie : cf. J. Leclant, « Un parc de chasse de la Nubie pharaonique », dans Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à R. Mauny, II, Paris 1981, p. 727-734. Pour
le monde perse, voir le site de Taq-e Bostan : une photographie aérienne prise en 1937 laisse clairement voir les contours d’un vaste enclos rectangulaire, qui pourrait fort bien être un parc de chasse sassanide, une interprération qui est suggérée par la présence, dans la même localité, de reliefs rupestres représentant le souverain sassanide en train de chasser avec sa cour dans un parc de chasse (voir supra, p. 181) ; cette photographie est reproduite dans T. S. Kawami, « Antike persische Gärten », dans M. Carroll-Spillecke (dir.), Der Garten von der Antike bis zum Mittelalter (Kulturgeschichte der antiken Welt, 57), Mayence, 1992, p. 81-99, ici p. 94-95 ; elle est disponible en ligne sur le site de l’Oriental Institute of Chicago (http://oi.uchicago.edu/gallery/pairanpaaiasf/index. php/11E872dpi.png?action=big&size=original ou http:// oi.uchicago.edu/OI/MUS/PA/IRAN/PAAI/IMAGES/ ASF/11E84.html). Un autre exemple est mentionné dans l’ouvrage cité par L. L’Allier, « Le domaine de Scillonte… » (cité n. 10), que je n’ai pu consulter : E. B. Moynihan, Paradise as a Garden in Persia and Mughal India, New York, 1979, p. 36. Pour le cas de la Sogdiane, voir infra, p. 195. 29. Si Varron (Res rust. III, 12, 3) ne mentionne que les enceintes maçonnées, saepta e maceriis, Columelle (IX, 2-4) envisage d’autres possibilités, enceintes en terre crue et clôtures de poteaux, dont les traces sont moins facilement identifiables. 30. Leporarium : A. Carandini, S. Settis, Schiavi e padroni nell’Etruria romana, la villa di Settefinestre dallo scavo alla mostra, Bari, 1979, panneau 13 de l’exposition. Verger : A. Carandini (dir.), Settefinestre. Una villa schiavistica nell’Etruria romana, Modène 1985, vol. 1, p. 162 ; vol. 2, p. 167-168. 31. Pour la thèse du parc de chasse, voir H. Mielsch, Die römische Villa. Architektur und Lebensform, 2e éd. Munich, 1997, p. 22 (avec la bibliographie antérieure n. 33, p. 166) ; C. Epplet, « The preparation of animals… » (cité n. 27), p. 85. Contra, Trier. Kaiserresidenz und Bischofsitz. Die Stadt in spätantiker und frühchristlicher Zeit (catalogue d’exposition, Trèves, Rheinisches Landesmuseum Trier, 1984), Mayence, 1984, no 152, p. 288-291 ; A. Demandt, J. Engemann (dir.), Konstantin der Grosse. Imperator Caesar Flavius Constantinus (catalogue d’exposition, Trèves, Rheinisches Landesmuseum Trier), Mayence, 2007, p. 335-336. Je remercie François Baratte pour ces références.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 185
mur d’enceinte dans un seul pan de mur rectiligne ; à supposer que les pilastres soutiennent bien un pavillon de jardin, cela n’implique nullement qu’il se dressait dans un « paradis » ; quant aux ossements, ils ne corroborent en rien l’hypothèse avancée, un parc à gibier ou un parc de chasse n’ayant pas vocation à se transformer en dépotoir ou en charnier, sauf peut-être à imaginer que l’on banquetait à l’intérieur du parc32. Dans l’attente d’une étude archéozoologique précise du matériel osseux, qui devrait faire avancer la discussion, on restera circonspect sur ce prétendu « paradis » des Horti Sallustiani. Si ces parcs à gibier sont mal documentés par l’archéologie, les sources littéraires, en revanche, ne sont pas avares de renseignements33. Aussi bien Varron que Columelle fournissent à leur sujet une ample moisson d’informations qui sont de plus corroborées par les sources juridiques34. Leur témoignage n’indique cependant pas que ces parcs à gibier aient pu servir à l’occasion de parcs de chasse. Varron ne mentionne ainsi que des tâches strictement zootechniques : surveillance de la gestation et de la mise-bas d’une part, nourrissage et engraissement d’autre part35. Columelle introduit pour sa part une distinction entre les parcs qui ne visent qu’à l’utilitas, c’est-àdire au profit, et ceux qui servent aussi au plaisir, à la uoluptas du propriétaire : J’en viens maintenant, Publius Silvanus, aux soins à donner aux bêtes de la forêt et à l’élevage des abeilles, sujets que je puis à bon droit dénommer eux aussi élevage fermier, puisque l’ancien usage mettait à côté de la ferme des parcs pour les levrauts, les chevreuils et les porcs sauvages, la plupart du temps au-dessous des appartements du maître, afin que par sa vue le gibier qui y est enclos charmât les yeux du propriétaire et que, quand les besoins de la table l’exigeaient, on y puisât comme dans un garde-manger […].
32. Voir Varron, Res rust. III, 13, 2-3 (banquet donné par Hortensius). Si l’on fait cependant de cet espace un lieu de banquet en plein air, on ne peut plus invoquer la présence d’ossements animaux pour accréditer la thèse du « paradis ». 33. Sur les parcs à gibier des Romains, voir G. Lafaye, s.v. Vivarium, dans Daremberg-Saglio, vol. V, Paris, 1919, p. 957-962 ; G. Jennison, Animals for Show… (cité n. 27), p. 133-136 ; W. Rinkewitz, Pastio Villatica, Untersuchungen zur intensiven Hoftierhaltung in der römischen Landwirtschaft (Europäische Hochschulschriften, III), Francfort, 1984, p. 234 ; N. Bortuzzo, « Il leporarium: un esempio di pastio uillatica nella Gallia Cisalpina di tarda età repubblicanaprima età imperiale? Alcune ipotesi sulla Transpadana orientale », dans Aquileia nostra, 66, 1995, col. 85-112 ; K. Schneider, Villa und Natur... (cité n. 19), p. 66-69 ; H. Mielsch, Die römische Villa... (cité n. 31), p. 21-22. 34. Varron, Res rust. III, 12-13 ; Columelle, IX, pr. et 1. Cf. Pline, NH VIII, 211. 35. Varron, Res rust. III, 3, 4 et 12, 5.
Les bêtes sauvages comme les chevreuils et les daims, non moins que les espèces des oryx, des cerfs et des sangliers servent tantôt au faste et aux plaisirs des maîtres, tantôt à leur profit et à leurs revenus. Mais ceux qui enclosent une réserve de chasse pour leur plaisir se contentent, dans la mesure où le permet un site proche du corps de bâtiments, d’établir un parc à gibier et de toujours donner à la main eau et nourriture. Mais, pour ceux qui recherchent profit et revenu, lorsqu’il y a un bois près de la ferme (il importe en effet qu’il ne soit pas loin des yeux du maître), on le destine sans hésiter aux animaux que je viens d’indiquer36.
Le plaisir, on le voit, n’est pas cynégétique, mais visuel, gastronomique et ludique. Visuel, parce que le spectacle offert par les animaux sauvages charme les regards ; Varron avant lui avait décrit le plaisir que les riches Romains prenaient à voir évoluer sous leurs yeux, depuis un lieu dominant le parc à gibier, les bêtes qui y étaient élevées37. Gastronomique, car les parcs de chasse approvisionnent la table du maître en venaisons. Ludique enfin, puisque le propriétaire peut s’adonner au plaisir innocent de nourrir de sa propre main les animaux élevés dans le parc à gibier ; « donner à la main eau et nourriture » c’est à proprement parler « habituer à la main » – mansuescere en latin – les animaux, c’est-à-dire les apprivoiser. Le plaisir pacifique de l’apprivoisement prime ici sur l’excitation de la chasse, qui risquerait au demeurant de nuire à la finalité pratique et à la rentabilité des parcs à gibier, en perturbant les animaux et en les effarouchant.
36. Columelle IX, pr. et 1, 1 : Venio nunc ad tutelam pecudum siluestrium et apium educationem, quas et ipsas, Publi Siluane, uillaticas pastiones iure dixerim, siquidem mos antiquus lepusculis capreisque ac subus feris iuxta uillam plerumque subiecta dominicis habitationibus ponebat uiuaria, ut et conspectu sui clausa uenatio possidentis oblectaret oculos, et cum exegisset usus epularum, uelut e cella promeretur […] Ferae pecudes, ut capreoli dammaeque nec minus orygum ceruorumque genera et aprorum, modo lautitiis ac uoluptatibus dominorum seruiunt, modo quaestui ac reditibus. Sed qui uenationem uoluptati suae claudunt contenti sunt, utcumque conpetit proximus aedificio loci situs, munire uiuarium semperque de manu cibos et aquam praebere. Qui uero quaestum reditumque desiderant, cum est uicinum uillae nemus (id enim refert non procul esse ab oculis domini), sine cunctatione praedictis animalibus destinatur (trad. J.-C. Dumont, Paris, CUF, 2001, modifiée sur un point). J.-C. Dumont traduit subtilement conspectu sui clausa uenatio par « sa réserve de chasse, enclose dans son champ visuel », faisant de l’expression une figure jouant sur le double sens, propre et métaphorique, du verbe claudere. Je préfère pour ma part faire de sui un réfléchi direct et un génitif objectif, plus courant que le génitif subjectif avec les pronoms personnels. 37. Varron, Res rusticae III, 13, 1 : cum ex superiore loco e palaestra apris effunderetur glas, capreis uicia aut quid aliut ; 2 : Ibi erat locus excelsus, ubi triclinio posito cenabamus.
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Est-ce à dire cependant que les parcs à gibier n’étaient jamais utilisés comme parcs de chasse ? L’argument a silentio tiré des auteurs latins de Res rusticae doit être traité avec prudence. Les traités de re rustica n’ont en effet guère de raisons de mentionner, à propos des parcs à gibier, des pratiques cynégétiques qu’ils excluent très fermement ailleurs de l’agriculture et qui peuvent sembler en contrarier les finalités. Le parc de chasse, à la différence du parc à gibier, n’appartient pas au champ de l’économie rurale tel qu’il est circonscrit par les auteurs de Res rusticae38. Si elle est théoriquement exclue, la chasse reste cependant bien présente au niveau du vocabulaire. Varron parle ainsi de saeptum uenationis, Columelle de uenatio clausa39. Même si le terme uenatio a bien ici le sens de « gibier » et non celui de « chasse », on peut se demander si ces expressions ne gardent pas quelque ambiguïté : claudere uenationem, ce pourrait être ainsi non seulement « enclore le gibier », mais aussi « enclore une chasse », de même que saeptum uenationis pourrait désigner aussi bien le « parc à gibier » que le « parc de chasse »40. On ne saurait exclure à mon sens que, pour certains propriétaires, la uoluptas procurée par les parcs à gibier ait moins consisté à nourrir à la main les animaux captifs qu’à les affronter à l’intérieur de leur enclos ou encore à les percer de traits, par exemple depuis les emplacements en hauteur mentionnés par Varron et par Columelle41. Il faut d’autre part tenir compte de la taille considérable de certains parcs à gibier. Varron dresse la liste des plus grands parcs de son époque : Q. Fulvius Lippinus possédait ainsi, sur le territoire de Tarquinies, un parc à gibier de 10 ha ; un autre, sur le territoire de Statonia, toujours en Étrurie, était plus grand
encore. Hortensius possédait dans la région des Laurentes un enclos boisé de plus de 50 jugères, soit plus de 12,5 ha42. Le record de l’époque semble avoir appartenu à un notable transalpin, T. Pompeius, qui possédait un enclos de chasse, saeptum uenationis, dont l’enceinte courait sur 4 000 pas, soit près de 6 km, pour une superficie de presque 220 ha43. Quelques décennies plus tard, Columelle mentionne à son tour les immenses parcs à gibier de certaines provinces, en particulier de la Gaule, qui apparaît décidément comme la terre bénie des uiuaria :
38. Cf. Varron, Res rust. II, 9, 2 et 5 ; Columelle, de re rustica VII, 12, 2. Columelle s’écarte ici résolument de Virgile qui traite de la chasse en abordant la question des chiens : Virgile, Géorgiques III, 409-413 ; cf. I, 307-308. La préface du livre I (1, pr., 17) offre un point de vue différent en louant les chasses et les travaux des champs qui ont endurci la descendance de Romulus avant qu’elle ne s’amollisse. Sur l’exclusion de la chasse hors du champ de l’économie rurale, voir J. Trinquier, « Les chasses serviles… » (cité n. 24), p. 100. 39. Varron, Res rust. III, 12, 2 ; Columelle, IX, pr. ; cf. IX, 1, 1 : qui uenationem uoluptati suae claudunt. 40. Sur les ambiguïtés du terme uenatio, voir J. Trinquier, « Les chasses serviles… » (cité n. 24), p. 104-105. 41. Le parc à gibier deviendrait ainsi une sorte d’arène, le propriétaire abattant le gibier comme certains empereurs le firent à l’occasion du haut de leur loge. Voir Suétone, Tib. LXXII, 4 : Tibère abattant de sa place, à coups de javelots, un sanglier lancé dans l’arène lors de ludi castrenses à Circéies, dans le but de masquer sa faiblesse ; Hérodien, I, 15, 1-6 et Histoire Auguste, Com. 8, 5 et 13, 5 : Commode. Pour Domitien et Gratien, voir infra. Sur l’emploi de uoluptas pour désigner le plaisir procuré par les activités sportives et en particulier par la chasse, voir les remarques de P. Le Roux, « L’empereur romain et
la chasse », dans J. Trinquier, C. Vendries (dir.), Chasses antiques… (cité n. 18), p. 23-35, en particulier p. 31-32. 42. Respectivement Varron, Res rust. III, 12, 1 et III, 13, 2. Cf. III, 3, 8 : Neque enim erat magnum id saeptum, quod nunc, ut habeant multos apros ac capreas, complura iugera maceriis concludunt, « Elle n’était pas grande, en effet, la réserve, alors que maintenant on boucle avec des murs de clôture de nombreux arpents pour contenir un grand nombre de sangliers et de chevreuils » (trad. C. Guiraud, Paris, CUF, 1997). 43. Varron, Res rust. III, 12, 2 ; je suis le texte et l’interprétation de D. Flach, qui rend la correction de C. Guiraud inutile : D. Flach (dir.), Marcus Terentius Varro. Gespräche über die Landwirtschaft. Buch 3 (Texte zur Forschung, 67), Darmstadt, 2002, p. 257. Sur l’identité de ce T. Pompeius, ibidem, p. 256-257. 44. Columelle, IX, 1, 4-5 : Hoc autem modo licet etiam latissimas regiones tractusque montium claudere, sicuti Galliarum nec non et in aliis quibusdam prouinciis locorum uastitas patitur. Nam et fabricandis ingens est materiae uacerris copia, et cetera in hanc rem feliciter suppetunt ; quippe crebris fontibus abundat solum, quod est maxime praedictis generibus salutare, tum etiam sua sponte pabula feris benignissime subministrat ; praecipue saltus eliguntur, qui et terrenis fetibus et arboreis abundant. Nam ut graminibus ita frugibus roburneis opus est (trad. J.-C. Dumont, Paris, CUF, 2001).
Avec ce procédé, on peut enclore même des superficies et des zones montagneuses très vastes, comme le permettent les grandes étendues comme celles des Gaules ainsi que dans certaines autres provinces. On y trouve en effet une énorme quantité de bois pour fabriquer les poteaux tandis que tous les autres éléments nécessaires à cette réalisation sont fournis sans compter : le sol regorge de sources multiples, ce qui est particulièrement salutaire pour les espèces dont j’ai parlé, de plus, spontanément, il procure avec la plus grande générosité des pâtures aux bêtes sauvages et l’on choisit surtout des friches qui abondent en productions de la terre et en arbres, car on a besoin tout autant d’herbages que des fruits du chêne44.
Entre l’enclos modeste dans le voisinage immédiat de la uilla et ces immenses étendues boisées, on change non seulement d’échelle, mais aussi de catégorie. La différence a été conceptualisée par les juristes qui distinguent uiuaria et siluae circumseptae, « forêts clôturées », dans leurs réflexions sur le statut des animaux sauvages. Ceux-ci, on le sait, sont en droit romain une res nullius, c’est-à-dire « un bien qui
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n’appartient à personne » ; ils n’entrent dans la sphère de la propriété et des échanges commerciaux que si quelqu’un arrive à s’en emparer – occupare en latin, d’où le nom d’occupatio pour désigner l’action de celui qui prend possession d’une res nullius en la contrôlant45. Les bêtes sauvages enfermées dans un uiuarium n’ont pas le statut de res nullius, car ils sont soumis à la mainmise du propriétaire qui exerce sur eux un contrôle étroit. En revanche, comme l’écrit sous le règne des Sévères le juriste Paul dans sa codification du droit honoraire, les animaux enfermés dans une silua circumsepta ne sauraient déroger au statut commun de la res nullius, car le contrôle que le propriétaire exerce sur eux est insuffisant pour constituer une occupatio : De la même façon, les bêtes sauvages que nous avons enfermées dans des enclos et les poissons que nous avons transportés dans des viviers sont en notre possession. Mais les poissons qui vivent dans un étang et les bêtes sauvages qui vagabondent dans des forêts clôturées ne le sont pas, puisqu’elles ont conservé leur liberté naturelle ; dans le cas contraire, l’achat d’une forêt ferait manifestement de l’acheteur le propriétaire de toutes les bêtes sauvages, ce qui est faux46.
Si les animaux sauvages cantonnés dans une silua circumsepta ne sont pas en la possession du propriétaire des lieux, cela ne veut pas dire qu’ils sont à la disposition du premier venu, car le propriétaire peut interdire à autrui l’accès de la forêt en vertu de son ius prohibendi47, mais cela signifie par exemple que le propriétaire de la forêt ne peut pas revendiquer la propriété d’une bête sauvage qui s’en serait échappée. L’un des critères permettant de distinguer uiuaria et siluae circumseptae est celui du dénombrement : alors que le nombre de bêtes enfermées et soignées dans un simple parc à gibier est connu du propriétaire, il ne l’est pas, et pour cause, dans les siluae circumseptae48. 45. Sur la notion de res nullius, voir U. Robbe, La differenza sostanziale fra “res nullius” e “res nullius in bonis” e la distinzione delle “res” pseudo-marcianea, I, Milan, 1979, p. 12-28 ; Y. Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », dans Annales. Histoire, Sciences sociales, 2002, p. 1431-1462, en particulier p. 1447-1448. Sur l’animal sauvage comme res nullius, voir G. Polara, Le venationes. Fenomeno economico e costruzione giuridica, Milan, 1983, p. 7-13 ; O. Longo, « Le regole della caccia nel mondo greco-romano », dans Aufidus, 1, 1987, p. 59-91. 46. Paul, Ad edictum LIV, Digeste XLI, 2, 3, 14-15: Item feras bestias, quas uiuariis incluserimus, et pisces, quos in piscinas coiecerimus, a nobis possideri. Sed eos pisces, qui in stagno sint, aut feras, quae in siluis circumseptis uagantur, a nobis non possideri, quoniam relictae sint in libertate naturali : alioquin etiam si quis siluam emerit, uideri eum omnes feras possidere, quod falsum est (trad. J. Trinquier). 47. Voir à ce sujet G. Lombardi, « Libertà di caccia e proprietà privata in diritto romano », dans Bullettino dell’istituto di diritto romano, n.s., 12-13, 1948, p. 273-343, en particulier
La position de ces siluae circumseptae vis-à-vis de la chasse change également. Alors que la capture des animaux élevés dans les uiuaria et accoutumés à l’homme ne devait pas poser de problèmes insurmontables, celle des animaux vivant à l’état sauvage dans les siluae circumseptae devait s’apparenter à une véritable chasse. Cette activité pouvait être déléguée à des esclaves ou assumée par le propiétaire en personne, si ce dernier était amateur de chasse49. Les siluae circumseptae se rapprochent donc de réserves de chasse, à cette nuance près que ce n’est pas le droit de chasser que l’on se réserve, mais plutôt la jouissance du gibier ; leur utilisation comme terrain de chasse dépend du bon plaisir de chaque propriétaire.
Chasse et uiuaria S’il faut laisser ouvertes ces différentes possibilités, on notera cependant qu’aucune source des premiers siècles avant ou après J. C. ne fait expressément état de pratiques cynégétiques se déroulant à l’intérieur d’un parc à gibier. Si de telles pratiques ont pu exister, elles ont dû constituer l’exception plutôt que la norme. La documentation n’est guère plus fournie pour le ier siècle de notre ère. Seuls deux témoignages, concernant l’un l’empereur Néron, l’autre Domitien, peuvent être versés au dossier des parcs de chasse. Le premier concerne les animaux domestiques et sauvages, les pecudes et les ferae, qui fréquentaient, au dire de Suétone, les bords de l’étang que Néron avait fait aménager à proximité de sa Maison Dorée, à l’emplacement du futur Colisée :
une pièce d’eau semblable à une mer, entourée de maisons formant comme des villes, et par surcroît une étendue de campagne, où se voyaient à la fois des cultures, des vignobles, des pâturages et des forêts, contenant une multitude d’animaux domestiques et sauvages de tout genre50.
p. 302-322 (qui soutient la thèse contestable d’une innovation postclassique) ; M. Garcia Garrido, « Derecho a la caza y “ius prohibendi” en Roma », dans Anuario de historia del derecha español, 31, 1956, p. 269-336 ; G. Polara, Le venationes... (cité n. 45), p. 7-17. 48. De cette possibilité de dénombrer les animaux présents dans un uiuarium témoigne indirectement un passage de Tryphoninus relatif aux droits de l’usufruitier qui doit restituer au propriétaire, si l’usufruit prend fin, le même nombre d’animaux, espèce par espèce : Tryphoninus, Disputationes VII, Digeste VII, 1, 62, 1. C’est à tort qu’un tel dénombrement apparaît impossible à G. Polara, Le venationes... (cité n. 45), p. 193-194. 49. Sur les acteurs de la chasse, voir J. Trinquier, « Les chasses serviles… » (cité n. 24). 50. Suétone, Ner. XXXI, 2 : […] item stagnum maris instar, circumsaeptum aedificiis ad urbium speciem ; rura insuper aruis atque uinetis et pascuis siluisque uaria, cum multitudine omnis generis pecudum ac ferarum (trad. H. Ailloud, Paris, CUF, 1932) ; cf. Tacite, Annales XV, 42, 1.
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La Maison Dorée offrait ainsi la version réduite d’un territoire idéal, peut-être sur un modèle alexandrin51. On ne sait cependant si ces animaux étaient seulement là pour le décor ou si l’empereur se plaisait à les chasser. Un autre empereur, Domitien, prenait plaisir à abattre des animaux sauvages à coups de flèches dans sa villa du mont Albain. Le témoignage le plus circonstancié est celui de Suétone :
Même cette gloire était usurpée aussi par ces princes qui étaient incapables de la mériter ; usurpée, car ils rabattaient avec une habileté feinte des bêtes apprivoisées et abâtardies par la captivité et qu’ensuite on lâchait pour leur amusement53.
On ne connaît cependant pas le cadre de ces exploits d’archer. Si l’on ne peut exclure qu’ils se soient déroulés à l’intérieur d’un uiuarium, il paraît plus probable que Domitien se soit amusé à abattre des animaux lâchés dans l’hippodrome de la villa, qui accueillait les uenationes organisées dans le cadre des Quinquatria et des Iuuenalia54. On sait en effet que le consul de 91, M. Acilius Glabrio, fut contraint par l’empereur de descendre dans cette arène pour affronter un lion ou des ours numides, selon les sources55. En rapportant ces pratiques cynégétiques jugées excentriques, où l’empereur s’épargne l’effort de la traque et le danger de l’affrontement de près tout en faisant preuve de cruauté, Pline le Jeune comme Suétone reprennent, pour compléter le portrait du mauvais empereur, certaines critiques adressées aux chasses perses56. La documentation se fait plus explicite au iie siècle de notre ère, même si elle reste d’interprétation délicate. C’est tout particulièrement le cas d’une scène figurée qui appartient au décor peint de la Tombe des Nasonii, sur la Via Flaminia, près de Rubra Saxa. Cette tombe tira une célébrité indue, au moment de sa découverte en 1674, du fait d’être considérée à tort comme la tombe du poète Ovide. En fait, tous les indices convergent pour la placer dans la seconde moitié du iie siècle de notre ère57. Le décor, aujourd’hui très dégradé, est connu notamment grâce aux dessins faits par Bartoli au moment de la découverte58. Parmi
51. Cf. J. B. Ward Perkins, « Nero’s Golden House », dans Antiquity, 30, 1956, p. 209-219 ; Y. Perrin, « La Domus Aurea et l’idéologie néronienne », dans E. Lévy (dir.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome (Actes du colloque de Strasbourg, juin 1985), Leyde, 1987, p. 359-391 ; J. L. Voisin, « Exoriente sole (Suétone, Ner. 6). D’Alexandrie à la Domus Aurea », dans L’Vrbs. Espace urbain et histoire, Rome, 1987, p. 509-543 ; D. Hemsoll, « The architecture of Nero’s Golden House », dans M. Henig (dir.), Architecture and Architectural Sculpture in the Roman Empire, Oxford, 1990, p. 10-38 ; M. Royo, « Le Palais dans la Ville : formes et structures topographiques du pouvoir impérial d’Auguste à Néron », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 106/1, 1994, p. 219-245 ; E. M. Moormann, « “Vivere come un uomo”: l’uso dello spazio nella Domus Aurea », dans M. Cima, E. La Rocca (dir.), Horti Romani (Atti del Convegno internazionale, Roma, 4-6 maggio 1995), Rome, 1998, p. 345361 ; E. Champlin, « God and man in the Golden House », dans ibidem, p. 333-344. Voir aussi N. Purcell, « Town in country and country in town », dans E. B. MacDougall (dir.), Ancient Roman Villa Gardens (Dumbarton Oaks colloquium on the history of landscape architecture, 10) Washington (DC), 1987, p. 185-203, en particulier p. 200202 ; N. Purcell voit dans l’édification du Colisée à l’emplacement du stagnum néronien une réponse délibérée au projet idéologique de la Maison Dorée. 52. Suétone, Dom. XIX, 2-4 : Laboris impatiens pedibus per urbem non temere ambulauit, in expeditione et agmine equo rarius, lectica assidue uectus est. Armorum nullo, sagittarum uel praecipuo studio tenebatur. Centenas uarii generis feras saepe
in Albano secessu conficientem spectauere plerique atque etiam ex industria ita quarundam capita figentem, ut duobus ictibus quasi cornua efficeret. Nonnumquam in pueri procul stantis praebentisque pro scopo dispansam dexterae manus palmam sagittas tanta arte derexit, ut omnes per interualla digitorum innocue euaderent (trad. H. Ailloud, Paris, CUF, 1932). Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan LXXXI, 3 : Vsurpabant gloriam istam illi quoque principes qui obire non poterant ; usurpabant autem ita ut domitas fractasque claustris feras ac deinde in ipsorum quidem ludibrium emissas mentita sagacitate colligerent (trad. M. Durry, Paris, CUF, 1947). Voir F. Coarelli, Dintorni di Roma (Guide archeologiche Laterza), Rome / Bari, 1981, p. 77-78. Dion Cassius, LXVII, 14, 3 (lion) ; Juvénal, Sat. IV, 99-101 (ours numides) ; cf. Fronton, ad M. Caes. V, 37, éd. Naber 87 (lion). Sur cet épisode, voir J. Gérard, Juvénal et la réalité contemporaine, Paris, 1976, p. 242-248 ; M. Dondin-Payre, Exercice du pouvoir et continuité gentilice. Les Acilii Glabriones (École française de Rome, 180), Rome, 1993, p. 252-254. Voir infra, p. 195. Sur la question de la datation, voir B. Andreae, Studien zur römischen Grabkunst (Mitteilungen des Deuschen archäologisches Instituts, röm. Abteilung Ergänzungsheft, 9), Heidelberg, 1963, p. 111-120 ; G. Messineo, La tomba dei Nasonii, Rome, 2000, p. 79. Voir g. P. Bellori, Le pitture antiche del sepolcro de’ Nasoni nella via Flaminia, disegnate ed intagliate da Pietro Santi Bartoli, descritte da Gio. Pietro Bellori, Rome, 1680, et P. S. Bartoli, Le pitture antiche delle grotte di Roma e del sepolcro Nasoni, Rome, 1706. En fait, ce sont plusieurs séries de
Ennemi de toute fatigue, il ne se promena presque jamais à pied dans Rome ; en expédition et en marche, il alla très rarement à cheval, mais habituellement en litière. L’escrime ne l’intéressait pas, mais il était passionné pour le tir à l’arc ; souvent, dans sa retraite du mont Albain, bien des personnes lui virent abattre coup sur coup cent animaux divers, et même s’amuser à planter deux flèches sur la tête de quelques-uns d’entre eux, pour figurer des cornes. Parfois, un jeune esclave, debout à quelque distance, lui offrit pour but sa main droite largement ouverte et il envoya les flèches avec tant d’adresse que toutes passaient entre ses doigts sans le blesser52.
Ce sont ces chasses que vise de façon allusive Pline le Jeune dans son Panégyrique de Trajan :
53.
54. 55.
56. 57.
58.
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d’autres scènes de chasse, deux cervidés poursuivis par deux hommes et un chien sont représentés sur l’une des lunettes du plafond59 (figure 2). La scène se déroule dans un enclos délimité par des barrières en bois, dans lequel on entre par une porte ou un passage apparemment couvert de treilles ; sur l’un de ses côtés, l’enclos est bordé par une promenade elle aussi ombragée par des plantes grimpantes (figure 3). Toutes les structures sont des structures légères en bois. Le dessin, dont on ne peut pas mesurer le degré de fidélité à l’original, n’est pas exempt d’incongruités. La barrière s’interrompt dans l’angle inférieur droit, ménageant une brèche malencontreuse dans l’enceinte ; le plus probable est que le dessinateur n’a pas perçu la liaison existant en ce point entre l’arbre et la barrière. La fonction exacte du passage central, qui ne semble pas comporter de fermetures, n’apparaît pas non plus clairement. cette absence apparente de clôture véritable a conduit R. Eisler à supposer que les deux cervidés ont été rabattus en direction de l’enclos dans lequel ils viennent juste de pénétrer, avec à leur suite les deux poursuivants et le chien ; on aurait alors non une scène de chasse, mais une scène de capture. En l’absence d’un nombre significatif de rabatteurs, on voit mal cependant comment les deux cervidés auraient pu être orientés vers l’étroit passage central60. Malgré ces bizarreries et en admettant que le dessinateur n’a pas commis de contresens majeur, je verrais plutôt dans cette
représentation une véritable scène de chasse, ayant pour cadre un de ces uiuaria « au service du luxe et du plaisir du propriétaire » dont parle Columelle61. Une autre possibilité est qu’il s’agisse d’une sorte d’arène artificielle, dans laquelle on lâcherait les animaux juste avant de les chasser62. Un témoignage bien plus solide est fourni par une lettre de Fronton au jeune Marc-Aurèle, à l’époque où ce dernier appartenait déjà à la famille impériale, mais n’était pas encore empereur63. Fronton adresse ce conseil attentionné à son élève, qui se rend à la villa impériale de Centum Cellae :
Sauf à imaginer que Marc-Aurèle chasse à l’extérieur d’un uiuarium à l’occasion de la consécration de ce dernier, ce qui semble peu probable, on a bien ici une chasse qui se déroule à l’intérieur d’un uiuarium. On imaginera volontiers, à l’intérieur ou à proximité immédiate du uiuarium, l’un de ces petits sanctuaires rustiques qui sont connus par ailleurs. Fronton ne précise pas à quelle divinité s’adresse la dédicace : Diane, la déesse de la chasse mais aussi de l’heureux renouvellement des générations, est une bonne candidate, même s’il ne s’agit pas de l’unique possibilité. En toute rigueur, on ne peut pas en déduire que le uiuarium de la villa servait régulièrement de parc de
dessins du décor peint qui ont été réalisées, peu après la découverte, par Pietro Santi Bartoli, à la demande du Cardinal Camillo Massimi, et par un autre dessinateur, peut-être Gaetano Piccini. Sur l’histoire de la découverte de cette tombe et sur la documentation graphique relative à ces peintures, outre les études citées à la note précédente, voir aussi C. Pace, « Pietro Santi Bartoli: drawings in Glasgow University Library after Roman paintings and mosaics », dans Paper of the British School at Rome, 47, 1979, p. 117-155 ; Idem, « “Un monument si beau et si rare”: drawings of the tomb of the Nasonii formerly in the collection of Colbert », dans ibidem, 67, 1999, p. 323-352 ; H. Whitehouse (dir.), The Paper Museum of Cassiano Dal Pozzo. A Catalogue Raisonné, I. Ancient Mosaics and Wallpaintings, Londres / Turnhout, 2001, p. 298-307. Deux séries sont conservées dans la Bibliothèque Royale de Windsor. 59. Cette scène est reproduite dans P. S. Bartoli, Le pitture antiche... (cité n. 58), pl. XXX ; B. Andreae, Studien zur römischen Grabkunst… (cité n. 57), pl. 66, 1 ; R. Rea, « Gli animali per la venatio… » (cité n. 27), p. 246 ; G. Messineo, La tomba dei Nasonii… (cité n. 57), fig. 66, p. 65. Elle ne figure pas dans les deux séries de la Bibliothèque Royale de Windsor. La scène disposée symétriquement de l’autre côté du plafond est malheureusement effacée. Pour la reconstruction du décor, voir B. Andreae, Studien zur römischen Grabkunst… (cité n. 57), p. 88-111, et B. Andreae, C. Pace, « Das Grab der Nasonier in Rom », dans Antike Welt, 32-4, 2001, p. 369-382, et ibidem, 32-5, 2001, p. 461473 pour les illustrations. 60. R. Eisler, Orphisch-dionysische Mysteriengedanken in der christlichen Antike (Vorträge der Bibliothek Warburg),
Leipzig / Berlin, vol. II, 1925, p. 166-167. D’autres captures, concernant cette fois de grands fauves exotiques, sont représentées sur le décor de la tombe ; à chaque fois, le cordon des rabatteurs est clairement figuré. Columelle, IX, 1, 1. Cf. le περίφραγμα où les « chiens indiens » du roi d’Albanie, selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII, 92, 2-3), font la démonstration de leurs remarquables aptitudes cynégétiques devant Alexandre. Sur la date de cette lettre, voir M. P. J. Van den Hout, A Commentary on the Letters of M. Cornelius Fronto (Mnemosyne, Suppl. 190), Leyde / Boston / Cologne, 1999, p. 139-140, qui propose une date avant 145 après J. C. Fronton, Ad M. Caesarem et inuicem III, 21, 2, éd. Naber 57 : Vbi uiuarium dedicabitis, memento quam diligentissime, si feras percuties, equum admittere (trad. P. Fleury, Paris, CUF, 2003). Fronton espère voir la famille impériale lorsqu’elle fera halte à Lorium avant de gagner Centum Cellae, où Marc-Aurèle doit chasser dans un uiuarium. L’expression equom admittere est un terme technique d’équitation qui signifie « lancer son cheval au grand galop » : voir M. P. J. Van den Hout, A Commentary... (cité n. 63), qui renvoie à Cicéron, Fin. II, 61 ; César, BG I, 22, 2 ; BA 63, 1 ; 83, 1 ; Tite-Live, II, 19, 6 ; XXV, 19, 3. La villa où se rend la famille impériale est la villa d’où Trajan, au dire de Pline le Jeune (Ep. VI, 31), surveillait les travaux du port de Centum Cellae. Sur sa localisation, voir X. Lafon, Villa Maritima. Recherches sur les villas littorales de l’Italie romaine (iiie siècle av. J.-C.-iiie siècle ap. J.-C. (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 307), Rome, 2001, p. 248.
Lorsque tu inaugureras le parc à gibier, mets toute ton attention à te rappeler de laisser aussi aller ton cheval au moment où tu frappes une bête64.
61. 62.
63.
64.
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Figure 2 – Tombe des Nasonii, recomposition du décor d’après B. Andreae. [D’après G. Messineo, La tomba dei Nasonii, Rome, 2000, fig. 22, p. 62]
Figure 3 – Tombe des Nasonii : décor de l’une des lunettes du plafond : scène de chasse dans un enclos. [D’après G. Messineo, La tomba dei Nasonii, Rome, L’Erma di Bretschneider, 2000, fig. 66, p. 65]
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 191
chasse, mais seulement qu’une chasse eut lieu lors des festivités marquant sa dédicace65. Faut-il s’en tenir à cette position restrictive ? D’autres documents me semblent susceptibles d’apporter quelques éléments de réponse à cette question. La mention d’un membre de la famille impériale s’adonnant à la chasse dans un uiuarium invite en effet à reconsidérer, au prix d’un léger retour en arrière, deux inscriptions bien connues. La première est le célèbre carmen d’Hadrien, qui n’est connu que par un livre d’épigrammes de l’humaniste Pierre Pithou et par des manuscrits de Peiresc et de Calvet, l’inscription d’Apt étant perdue si elle a jamais existé66. Il s’agit de l’épitaphe de Borysthène, le cheval de l’empereur Hadrien, à qui est attribuée la paternité de cette petite ode composée de distiques où un dimètre ïambique catalectique alterne avec un aristophanien ; la mort de Borysthène pourrait être intervenue en 121 ou en 122-123, au retour de Bretagne67. Seule la première partie de l’épitaphe nous retiendra ici : Borysthène, coursier alain de l’empereur, qui, à son habitude, volait à travers la plaine, les marais et les hauteurs de l’Étrurie à la poursuite des sangliers de Pannonie…68 65. C’est la position défendue par C. Badel, « La noblesse romaine et la chasse… » (cité n. 18), p. 41. 66. CIL, XII, 1122 et add., p. 823 = PLM, IV 126 Baehr. = CLE, 1522 Büch. = ILN, IV, 33. Aux témoins mentionnés, il convient d’ajouter un passage des Magnae deriuationes d’Uguccione de Pise (fin xiie-début xiiie siècle) qui paraphrase l’épitaphe. Cette transmission compliquée et pour une part précoce a parfois fait douter de l’authenticité du poème et plus encore de l’existence même de l’inscription d’Apt : voir en ce sens G. Schizzerotto, « Uguccione e l’epigrafe per il cavallo di Adriano », dans Maia, 20, n.s., 1968, p. 276-283, et V. Tandoi, « Premessa », dans V. Tandoi (dir.), DISIECTI MEMBRA POETAE. Studi di poesia latina in frammenti, II, Foggia, 1985, p. V-XII, en particulier p. X-XI. Sur cette question de l’authenticité, voir aussi J. Gascou et al. (dir.), Inscriptions latines de Narbonnaise IV. Apt (Gallia, Suppl. 44), Paris, 1997, p. 77-80, no 33, où le témoignage d’Uguccione n’est cependant pas pris en compte dans la discussion. 67. Sur ce carmen et sur son attribution à Hadrien, voir H. Bardon, Les empereurs et les lettres latines d’Auguste à Hadrien, Paris, 1940, p. 419-420 ; J. Aymard, Les chasses romaines… (cité n. 19), p. 177-178 ; M. A. Vinchesi, « L’epitafio di Adriano per il cavallo Boristene (CE 1522 Bücheler) », dans V. Tandoi (dir.), DISIECTI MEMBRA… (cité n. 66), p. 180-193. Voir aussi, pour un intéressant rapprochement avec un carmen epigraphicum découvert en Italie à Aquae Albulae (CIL, XIV, 3911), J. Gascou, M. Janon, « Les chevaux d’Hadrien », dans Revue archéologique de Narbonnaise, 33, 2000, p. 61-68. 68. Hadrien, Carmen V. 1-6 (trad. J. Gascou dans J. Gascou et al. [dir.], Inscriptions latines… [cité n. 66], p. 78). Borysthenes Alanus Caesareus ueredus, per aequor et paludes et tumulos Etruscos uolare qui solebat Pannonicos in apros…
La rencontre entre l’Étrurie et la Pannonie a dérouté plus d’un commentateur, si bien qu’on a ingénieusement proposé de corriger Etruscos en et ruscos69, ruscus étant le fragon ou petit-houx (Ruscus aculeatus L.), une plante qui doit ses lettres de noblesse littéraires et poétiques à Virgile70 ; après la plaine, puis l’obstacle des marais et du relief, Borysthène aurait affronté pour finir, sommet de l’énumération, les taillis épineux des rusci. Une fois écartée la référence à l’Étrurie, plus rien ne s’oppose à ce que Borysthène poursuive le sanglier pannonien en Pannonie, lors d’un voyage d’Hadrien71. Le groupe et ruscos, avec sa première syllabe longue par position (en face de Ĕtruscos) se heurte cependant à une difficulté métrique majeure, qui constitue à elle seule une raison suffisante pour l’écarter72. La lecture Etruscos a en revanche été défendue par Th. Mommsen, qui proposait de voir dans ces sangliers de Pannonie des bêtes qu’Hadrien aurait essayé d’acclimater dans ses uiuaria d’Étrurie73. Un tel transport n’a en soi rien d’impossible, puisque les Romains faisaient venir de fort loin, y compris d’Europe centrale, les animaux exotiques dont ils avaient besoin pour donner du lustre aux grandes uenationes de Rome. La dédicace de Montana, en Mésie inférieure, « pour l’heureuse capture d’ours et de bisons », en offre un bon exemple74.
69. et ruscos est une correction de Masdeu (Opusc. lap., p. 174, cité par O. Hirschfeld, dans CIL, XII, 1122, p. 144). 70. Virgile, Bucoliques VII, 42 ; Géorgiques, II, 413. 71. J. Aymard place cette chasse supposée en 117, A. R. Birley au tout début de l’année 118 : voir J. Aymard, Les chasses romaines… (cité n. 19) ; A.R. Birley, Hadrian. The Restless Emperor, Londres / New York, 1997, p. 92, 145 et n. 10, p. 333 ; sur le séjour d’Hadrien en Pannonie, voir les p. 89-92. 72. Voir M. A. Vinchesi, « L’epitafio di Adriano… » (cité n. 67), p. 188. 73. Th. Mommsen, dans CLE, 1522, éd. Bücheler, dans l’apparat critique, p. 719. J. Aymard, Les chasses romaines… (cité n. 19), évoque la possibilité que l’adjectif Pannonicus constitue une simple épithète d’excellence, mais il semble difficile de lui dénier tout caractère géographique, quelque imprécise que puisse être cette référence géographique. Pour M. A. Vinchesi, « L’epitafio di Adriano… » (cité n. 67), p. 189, Pannonicus pourrait se rapporter à l’ensemble de la région danubienne. 74. ursis et uisontibus prospere captis : V. Velkov, G. Alexandrov, Acta Centri Historiae Terra Antiqua Balcanica, vol. II, Sofia, 1987, p. 279-283 = AE, 1987, no 867 ; Iidem, « Venatio Caesariana. Eine neue Inschrift aus Montana (Moesia Inferior) », dans Chiron, 18, 1988, p. 270-277 ; F. Bérard, « La cohorte I à Cilicum, la classis Flauia Moesica et les vexillations de l’armée de Mésie Inférieure : à propos d’une inscription de Montana », dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 1989, no 79, p. 129-138. Cette inscription a pu être mise en rapport avec les ludi splendides qu’Antonin organisa, très probablement en avril 148, pour célébrer le 900e anniversaire de la fondation de Rome : voir D. Knoepfler, « Pausanias à Rome en l’an 148 ? », dans Revue des études grecques, 112, 1999, p. 485-509, en particulier p. 504.
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Il reste cependant à trouver une raison plausible au geste d’Hadrien, dans la mesure où le cas du sanglier, qui appartient à la faune indigène de la péninsule italienne, n’est pas comparable à celui d’animaux plus exotiques. Une piste est fournie par la règle formulée au xixe siècle par le biologiste allemand Carl Bergmann, qui établit une corrélation entre la température environnementale et la masse corporelle des animaux à sang chaud : au sein d’une même espèce, la masse corporelle augmente avec la latitude et le refroidissement du climat75. En attirant l’attention sur la plus grande masse corporelle des animaux des pays froids, la « règle de Bergmann » peut contribuer à expliquer pourquoi les Romains étaient aussi friands pour leurs uenationes d’animaux venus d’Europe septentrionale ou centrale, plus puissants et donc plus spectaculaires que leurs congénères méditerranéens. Un sanglier pannonien, à plus forte raison un sanglier des Carpathes, était et est toujours beaucoup plus lourd et beaucoup plus impressionnant qu’un sanglier italien76, ce qui peut fournir une explication suffisante à l’entreprise d’Hadrien. On admettra donc, conformément au texte de l’épitaphe, que l’empereur Hadrien avait chassé avec Borysthène des sangliers importés de Pannonie. Ces précieux sangliers venus des confins danubiens de l’Empire furent selon toute vraisemblance regroupés dans un uiuarium. La localisation étrusque de la chasse permet de préciser le rapprochement avec la lettre de Fronton, dans la mesure où le uiuarium dont MarcAurèle assurait la dédicace appartenait à la villa impériale de Centum Cellae (Civitavecchia), précisément dans cette Étrurie méridionale et côtière qui avait accueilli les premiers parcs à gibier républicains et qui constituait le lieu de villégiature préféré des
derniers Antonins77. On pouvait tout à fait retrouver dans les environs de Centum Cellae les différents types de paysage mentionnés par l’épitaphe de Borysthène : la plaine côtière est basse et volontiers marécageuse, tandis que l’intérieur des terres, occupé par les Monti della Tolfa, était dans l’Antiquité particulièrement boisé et marquait, comme l’ont montré des études récentes, le commencement du grand massif forestier de la silua Cimina78. Le second document qui peut être rapproché de la lettre de Fronton est une inscription, ou plutôt un groupe de cinq inscriptions, trouvée en Espagne Citérieure, à León, en relation avec un autel79. La première correspond à la dédicace de l’autel :
75. C. Bergmann, « Über die Verhältnisse der Wärmeökonomie der Thiere zu ihrer Grösse », dans Göttinger Studien, 3, 1847, p. 595-708. 76. Voir R. Hennig, Schwarzwild. Biologie, Verhalten, Hege und Jagd, Munich, 2001, p. 14-16. 77. Sur les parcs à gibier républicains en Étrurie méridionale, voir supra. Sur l’intérêt, constant chez les Antonins, pour l’Étrurie méridionale côtière, voir X. Lafon, Villa Maritima… (cité n. 64), p. 248-249. Selon l’Histoire Auguste (Com. I), la villa de Centum Cellae fut fréquentée par Commode enfant ; on imagine bien cet empereur passionné de chasse et d’exploits physiques faisant ses premières armes dans le uiuarium de cette villa. 78. Sur le paysage antique de l’Étrurie méridionale côtière et sur les limites de la silua Cimina, voir S. Coccia et al., « Il progetto Monti della Tolfa-Valle del Mignone: una ricerca topografica nel Lazio settentrionale », dans Archeologia Medievale, 12, 1985, p. 517-534 ; G. Gazzetti, « Storia del territorio in età romana », dans A. Maffei, A. Nastasi (dir.), Caere ed il suo entroterra da Agyllo a Centumcellae, Rome, 1990, p. 101-102 ; E. A. Stanco, « Ricerche sulla topografia dell’Etruria », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 108/1, 1996, p. 83-104, en particulier
p. 86-88 et 91-93 ; S. Nardi Combescure, Paesaggi d’Etruria meridionale: l’entroterra di Civitavecchia dal II al XV secolo d.c. (Biblioteca di archeologia medievale, 18), Florence, 2002, notamment p. 51-53 (avec les cartes des p. 49 et 62). 79. CIL, II, 2660 a-e = CLE, 1526 = AE, 2002, 781 (León, Legio, Espagne Citérieure). 80. Ae[q]uora conclusit campi diuisque dicauit et templum statuit tibi, Delia Virgo triformis, Tullius e Libya rector legionis Hiberae, ut quiret uolucris cap[re]as, ut fig[e]re ceruos, saetigeros ut apros, ut equorum siluicolentum progeniem, ut cursu certari, ut disice ferri, et pedes arma gerens et equo iaculator Hibero (trad. de l’auteur). Sur cette inscription, voir notamment J. Del Hoyo, « Cvrsv certari. Acerca de la afición cinegética de Q. Tvllivs Maximvs (CIL, II 2660) », dans Faventia, 24/1, 2002, p. 69-98. 81. Voir P. Le Roux, « L’empereur romain et la chasse… » (cité n. 41), p. 33, qui renvoie à G. Alföldy, Fasti Hispanienses. Senatorische Reichsbeamte und Offiziere in den spanischen Provinzen des römischen Reiches von Augustus bis Diokletian, Wiesbaden, 1969, p. 121, et aux diplômes militaires, AE, 1998, 1623-1624.
Il a enclos les limites de la plaine, il l’a dédiée aux dieux et t’a érigé un temple, vierge délienne aux trois visages, Tullius, venu de Libye, commandant de la légion ibère, afin de pouvoir transpercer de ses traits les chevreuils et les cerfs véloces, les sangliers aux soies hérissées et la race sylvestre des chevaux, afin de pouvoir rivaliser aussi bien à la course qu’au lancer de javelot, aussi bien à pied, en portant ses armes, que sur un cheval ibère, en décochant ses traits80.
Les inscriptions suivantes accompagnent l’offrande à la déesse des trophées de la chasse. L’auteur de la dédicace est un grand aristocrate africain, Q. Tullius Maximus, qui était le légat de la légion VII Gemina. Il est aujourd’hui démontré que le légat commanda la légion entre 163 et 166, sous le règne de Marc-Aurèle et de Vérus, ce qui permet de dater l’autel et l’inscription de ces mêmes années81. L’interprétation couramment admise voit dans cette inscription la dédicace à Diane d’une aire sacrée, soigneusement enclose, et d’un sanctuaire. P. Le Roux en a proposé
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une tout autre lecture, à laquelle je souscris82. L’étendue de plaine qui est enclose par les soins du légat ne correspond pas au sanctuaire, mais à un vaste parc de chasse qui est dédié sans plus de précision « aux divinités », parmi lesquelles il faut sans doute compter les divinités topiques du lieu, et qui contient en quelque point de sa surface un sanctuaire consacré à Diane. Ce parc de chasse devait servir de cadre aux loisirs cynégétiques du légat. Il me semble que le rapprochement avec la lettre de Fronton accrédite l’interprétation de P. Le Roux, tant par la commune mention d’une dédicace que par la proximité temporelle, l’inscription de León se situant vraisemblablement une vingtaine d’années après la Lettre de Fronton. Si l’on en croit le témoignage sujet à caution de l’Histoire Auguste, le dernier des Antonins, Commode, entre autres exploits cynégétiques, aurait chassé des bêtes sauvages dans ses propriétés, si du moins il faut interpréter en ce sens le locatif domi ; on ne sait cependant si ces chasses se déroulaient à l’intérieur d’un uiuarium, sur le modèle de certaines chasses de Marc-Aurèle, ou si des bêtes étaient lâchées dans une arène privée, cette fois sur le modèle probable des chasses de Domitien83.
La même hésitation vaut pour les exploits cynégétiques des empereurs du ive siècle84. Lorsque Julien, par exemple, rapporte qu’il a vu Constance II abattre à coups de flèches des ours, des panthères et des lions, on ne sait si ces chasses se sont déroulées en pleine nature, dans un vaste parc de chasse, ou dans une arène85. Les sources se font plus explicites en ce qui concerne les fils de Valentinien Ier, Gratien, qui régna de 367 à 383, et son jeune frère Valentinien II, empereur de 375 à 392. Ammien Marcellin montre en effet Gratien en train d’exercer ses talents d’archer à l’intérieur d’un uiuarium du domaine impérial :
82. P. Le Roux, « L’empereur romain et la chasse… » (cité n. 41). Ce dernier refuse tout autant d’y voir un simple terrain d’exercice : « Le campus Martis est ici mué en campus Dianae : l’allusion au paramus, le “páramo” ou vaste étendue plane de piémont (qui fait écho à aequora), montre qu’il ne peut s’agir du terrain d’exercice militaire ni de l’enceinte du sanctuaire, mais d’un espace de chasse créé pour l’accomplissement d’une activité regardée désormais comme une imitatio imperatoris » (ibid.). On peut s’étonner de la présence de l’ours mentionné sur un support distinct dans la dernière inscription, car il est peu probable qu’on installe des prédateurs dans un parc de chasse au risque de le dépeupler. On peut imaginer soit que la présence de l’ours à l’intérieur du parc de chasse ait été accidentelle, soit que l’ours ait été tué à l’extérieur du parc, dans la montagne voisine, et que sa dépouille ait été rapportée dans le parc pour être consacrée à Diane. Il ne s’agit en fait que d’une conjecture, la partie correspondante de l’inscription étant détruite : Donat hac pelli, D[iana],/ Tullius te Maxim[us]/ rector Aeneadum, [gemella]/ legio quis est se[ptima],/ ipse quam detrax[it apro/urso],/ laude opima [---], « Tullius Maximus, chef des Ennéades qui appartiennent à la septième légion, t’offre, Diane, cette peau dont il a lui-même dépouillé (un sanglier / un ours ?) pour sa plus grande gloire ». La restitution urso est discutée en détail et défendue par J. Del Hoyo, « Cvrsv certari… » (cité n. 80), p. 90-92. La variante apro, adoptée par Bücheler (CLE, 1526), par Dessau (ILS, 3260) et par E. Courtney (Musa lapidaria. A Selection of Latin Verse Inscriptions [American Classical Studies, 36], Atlanta, 1995, p. 138) est cependant tout aussi plausible. Si l’on peut concéder à J. Del Hoyo que la peau d’un sanglier constitue sans doute un trophée moins prestigieux que celle d’un ours, elle n’en reste pas moins une offrande remarquable qui est attestée, certes tardivement, dans une épigramme de Paul le Silentiaire (vie s. après J. C.) : Anthologie Palatine, VI, 168.
83. Histoire Auguste, Com. VIII, 5. C’est en tout cas sur ce second modèle qu’il faut se figurer les exploits cynégétiques d’un certain Lucius Priscillianus, un délateur en faveur auprès de Caracalla, mais qui fut relégué sur une île sous le règne de son successeur Macrin. Selon Dion Cassius (LXXIX, 21, 4), Lucius Priscillianus aimait massacrer des bêtes dangereuses, au point d’affronter un jour simultanément un ours, une panthère, une lionne et un lion ; une telle confrontation ne pouvait être organisée que dans une arène privée, où les bêtes avaient été lâchées au préalable. 84. Sur ces chasses impériales du ive siècle, voir M. Staesche, Das Privatleben der römischen Kaiser in der Spätantike. Studien zur Personen- und Kulturgeschichte der späten Kaiserzeit (Europäische Hochschulschriften. Reihe III, Geschichte und ihre Hilfswissenschaften, 784), Berne / Berlin / Paris, 1998, p. 267-290. Sur les chasses dans des parcs, voir plus précisément C. Epplet, « The preparation of animals… » (cité n. 27), p. 87-88. 85. Julien, Discours III (Sur la royauté), 3, 53B. 86. Ammien Marcellin, Res gestae XXXI, 10, 19 : …hic quoque, intra saepta quae appellant uiuaria, sagittarum pulsibus crebris dentatas conficiens bestias, incidentia multa parui ducebat et seria… (trad. G. Sabbah, Paris, CUF, 1999). Sur la passion de Gratien pour le sport et le tir à l’arc, voir Ausone, Gratiarum actio 14, 64, et Epitome de Caesaribus 47, 4. L’anecdote relatée par Sozomène dans son Histoire ecclésiastique (VII, 25, 10-12), selon laquelle l’évêque de Milan, Ambroise, aurait forcé l’entrée du palais et se serait risqué au milieu d’une chasse pour obtenir la grâce d’un dignitaire païen condamné à mort par Gratien, ne saurait être versée au dossier des parcs de chasse, car l’expression περὶ θέαν κυνηγίαι, jointe à la précision que cette chasse était donnée pour le plaisir de l’empereur et non pour celui du peuple, ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit d’un spectacle cynégétique, d’une uenatio donnée dans une arène et à laquelle l’empereur assistait en spectateur.
Gratien lui aussi, abattant des bêtes à croc, à coups répétés de flèches, à l’intérieur des enclos qu’on appelle “réserves”, faisait peu de cas d’un grand nombre d’événements même graves86.
Comme Domitien, Constance II et Gratien abattent les animaux à distance, à coups de flèches. Comme Commode, ils s’attaquent à des « animaux à crocs », bestiae dentatae, ces grands prédateurs dont les uenationes publiques étaient de grandes consommatrices. De fait, le rapprochement avec les uenationes est explicité par Ammien, puisqu’il compare les loisirs
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cynégétiques de Gratien aux exhibitions publiques de Commode, qui avaient pour cadre non un uiuarium, mais l’amphithéâtre. Quant à Valentinien II, qui s’était laissé un temps accaparer par sa passion pour la chasse, il aurait cédé aux remontrances d’Ambroise et donné l’ordre de tuer en une fois toutes les bêtes réservées pour ses chasses87. Un tel ordre n’a de sens que si ces bêtes étaient regroupées, en captivité ou en semi-captivité, dans un même endroit88. Ces différents témoignages se laissent approximativement ranger en deux groupes. Les premiers se concentrent sous le règne des Antonins, à une époque où les chasses impériales, sous l’impulsion notamment d’Hadrien, reçoivent une publicité accrue ; à l’exception de l’inscription de León, ils concernent tous l’empereur ou la famille impériale, sans qu’il faille en conclure que ces pratiques leur étaient réservées. Ils ne mettent pas l’accent sur le caractère spécifique des chasses conduites à l’intérieur d’un parc cynégétique : pour aménagées qu’elles soient, ces chasses restent des chasses ordinaires et de vraies chasses. Aussi ces enclos ne sont-ils mentionnés qu’incidemment, à l’occasion d’une dédicace par exemple. Les pratiques cynégétiques de Domitien et des empereurs du ive siècle, peut-être également de Commode, se signalent au contraire par plusieurs originalités : l’empereur y pratique le tir à l’arc, abattant les animaux à coups de flèches ; les animaux chassés sont souvent des fauves dangereux89, qui ont été capturés, puis lâchés, pour tomber sous les coups de l’empereur. Ce dernier trait rapproche ces chasses impériales dans un parc des uenationes publiques, au modèle desquelles elles semblent bien se conformer ; le parc de chasse tend ainsi à se rapprocher de l’arène, voire à se confondre avec elle.
Quoique rarement mentionnés, les parcs de chasse, on le voit, n’étaient pas inconnus du monde romain. Il reste à se demander si la référence aux « paradis » cynégétiques de l’Orient avait quelque pertinence aux yeux de leurs propriétaires.
Il n’existe pas à ma connaissance d’ouvrage de synthèse sur l’image de la Perse dans le monde romain, comparable par exemple à l’ouvrage de E. Hall sur l’invention du barbare dans l’Athènes du ve siècle. L’étude la plus détaillée est un volumineux article de E. Paratore, paru en 1966, auquel il faut ajouter, pour le monde parthe, l’ouvrage de C. Lerouge, L’image des Parthes dans le monde grécoromain90. L’image de la Perse dans la culture latine reste partagée entre une assez grande fidélité à la tradition littéraire grecque, souvent bien antérieure, et une remise à jour, une réactualisation sélective et partielle, au gré des contacts et des conflits entre Rome et le monde iranien. C’est donc une image composite, éclatée entre plusieurs pôles, que nous livre la tradition latine. Ces différents pôles sont la Perse achéménide, voire l’empire assyrien, la Perse d’Alexandre, des Diadoques et des Séleucides, la Perse parthe des Arsacides, auxquelles s’ajoutera la Perse des Sassanides après la chute des Arsacides en 224. Il convient en même temps de ne pas négliger les franges du monde perse, qui constituent les véritables zones de contact entre les Romains et les peuples iraniens, à savoir la Mésopotamie et surtout l’Arménie. Pour les parcs de chasse, il faut également tenir compte du fait que les usages perses semblent avoir été adoptés dans certains royaumes hellénistiques, à commencer par la Macédoine91.
87. Ambroise, De obitu Valentiniani 15. 88. Cette interprétation est confirmée par un passage lacunaire de Philostorge (Histoire ecclésiastique XI, 1), qui mentionne, en relation avec Valentinien II, des ours et des lions. Dans la mesure où ces derniers n’appartiennent pas à la faune indigène de l’Occident romain, où se déroula la carrière de Valentinien II, entre Milan et Vienne, il faut considérer que des lions étaient entretenus en captivité avant d’être lâchés soit dans un parc de chasse, soit dans une arène, pour tomber sous les coups de l’empereur. Voir en ce sens, M. Staesche, Das Privatleben… (cité n. 84), p. 280. 89. Dans le cas de Domitien, cela n’est cependant nullement établi. 90. e. Hall, Inventing the Barbarian. Greek Self-definition through Tragedy, Oxford, 1989 ; E. Paratore, « la Persia nella letteratura latina », dans Atti del convegno sul tema: La Persia e il mondo greco-romano (Roma, 11-14 aprile 1965) (Accademia nazionale dei Lincei, Quaderni, 76), Rome, 1966, p. 505-558 ; C. Lerouge, L’image des Parthes dans le monde gréco-romain. Du début du ier siècle av. J.-C. jusqu’à la fin du Haut-Empire romain (Oriens et Occidens, 17), Stuttgart, 2007. Pour
l’image du Perse à l’époque impériale, voir aussi M.-Fr. Baslez, « De l’histoire au roman : la Perse de Chariton », dans M.-Fr. Baslez, Ph. Hoffmann, M. Trédé (dir.), Le monde du roman grec (Actes du colloque international tenu à l’École normale supérieure, Paris, décembre 1987), Paris, 1992, p. 199-212. 91. Voir par ex., Plutarque, Vie de Démétrios 50, 5-6 (Démétrios Poliorcète, prisonnier de Séleucos à Apamée sur l’Oronte, chasse dans un « paradis » mis à sa disposition par son généreux vainqueur), avec le commentaire de M. Seyer, Der Herrscher als Jäger… (cité n. 10), p. 165-167. Pour les « paradis » de Macédoine, voir infra. Sur les chasses royales hellénistiques dans leurs rapports avec les pratiques cynégétiques achéménides, voir P. Briant, « Chasses royales macédoniennes… » (cité n. 10) ; B. Tripodi, Cacce reali macedoni... (cité n. 10) ; O. Palagia, « Hephaestion’s Pyre and the Royal Hunt of Alexander », dans A. B. Bosworth, E. J. Baynham (dir.), Alexander the Great in Fact and Fiction, Oxford, 2000, p. 167-206 ; M. Seyer, Der Herrscher als Jäger… (cité). Contra, voir J. N. Bremmer, « Paradise: from Persia… » (cité n. 2), p. 11 et 17, qui souligne l’extrême rareté des témoignages.
le modèle Perse
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 195
Les Romains connaissaient-ils ces parcs de chasse orientaux et par quels biais ? On distinguera, pour les commodités de l’analyse, ce que la tradition littéraire a pu leur apprendre de ce qu’ils ont pu découvrir à l’occasion de contacts directs avec l’Orient.
La tradition littéraire La tradition littéraire nous fait connaître deux types de « paradis » : les « paradis » botaniques et les « paradis » cynégétiques, pour reprendre la distinction nettement dégagée par C. Tuplin, qui a montré que les premiers sont bien plus largement attestés que les seconds92. En ce qui concerne les « paradis » cynégétiques, la tradition littéraire se divise en deux filons clairement identifiables, qui remontent l’un à Xénophon93, l’autre aux historiens d’Alexandre, eux-mêmes influencés par Xénophon. L’œuvre de Xénophon fournit une abondante moisson de « paradis ». Différents « paradis » cynégétiques sont ainsi mentionnés dans l’Anabase, dans les Helléniques et plus encore dans la Cyropédie94. Un passage célébre de cette dernière œuvre oppose la chasse dans un « paradis » à la chasse en pleine nature :
Une bonne partie des témoignages postérieurs sur les « paradis » dérive en fait directement de Xénophon96. Lorsque Dion de Pruse, par exemple, oppose la « chasse perse » à la vraie chasse, en reprochant aux Perses de se soustraire aux fatigues de la quête et aux dangers de l’affrontement en s’attaquant à l’intérieur d’un παράδεισος à des animaux affaiblis et abâtardis par la captivité, il ne fait que reprendre les griefs formulés par le jeune prince perse dans la Cyropédie de Xénophon97. L’autre filon est représenté par les historiens d’Alexandre, il est vrai à travers un épisode isolé qui n’a été transmis que par Quinte-Curce, mais qui remonte sans doute à l’Histoire d’Alexandre de Clitarque d’Alexandrie, dont le propre père, Dinon, était un auteur de Persica :
Mes enfants, quelle plaisanterie que nos chasses dans le parc ! Il me semble que c’était comme si on chassait des animaux attachés. D’abord, nous avions peu d’espace ; puis, les bêtes étaient petites et galeuses, les unes boiteuses, les autres estropiées. Qu’elles étaient belles au contraire celles que j’ai vues dans les montagnes et dans les plaines ! Qu’elles étaient grandes ! Qu’elles étaient grasses ! […] Même mortes, je trouve, moi, que ces bêtes-là sont plus belles que les bêtes vivantes enfermées dans les enclos95.
Quand ils se furent joints à lui, il gagna la région qu’on appelle Bazaira. En ces contrées, le faste barbare se traduit essentiellement par les bêtes sauvages magnifiques, qu’on enferme en bandes dans des parcs et des terrains boisés de vaste étendue. Pour cela, l’on choisit de vastes forêts, que parent des sources nombreuses, aux eaux éternelles ; ces parcs sont entourés de murs, et des tours y comportent des abris pour les chasseurs. On savait qu’un de ces terrains boisés était resté intact depuis quatre générations successives ; Alexandre y entra avec son armée et ordonna de le battre en tous sens à la poursuite des bêtes. L’un d’eux, un lion de taille peu commune, se précipitait pour assaillir le roi en personne, lorsque le voisin immédiat d’Alexandre, Lysimaque – qui devint roi plus tard – se mit, avec un épieu, à faire face à la bête ; mais le roi le repoussa, avec ordre de partir, et il ajouta qu’à lui seul il était aussi capable que Lysimaque de tuer un lion. Car,
92. Cf. C. Tuplin, Achaemenid Studies… (cité n. 2), p. 80-131. Sur les « paradis » cynégétiques, voir aussi O. Battistini, Les Saisons de la loi (Études et commentaires, 106), Paris, 2000, p. 149-163. 93. S’il fait de Sémiramis une reine chasseresse (FGrHist 688 F 1b, 8, 6, ap. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II, 8, 6), Ctésias de Cnide ne mentionne, parmi les fondations attribuées à cette reine assyrienne, que des « paradis » botaniques : FGrHist 688 F 1b, 13, 1 et 3 (ap. Diodore de Sicile, II, 13, 1 et 3) et 34a et b (ap. Élien, Personnalité des animaux VII, 1 et Plutarque, L’intelligence des animaux, 21 = Mor. 974 d-e). 94. Sur la place des « paradis » dans l’œuvre de Xénophon, voir S. Amigues, « Végétation et cultures du ProcheOrient dans l’Anabase », dans P. Briant (dir.), Dans les pas des Dix-Mille. Peuples et pays du Proche-Orient vus par un Grec (Pallas, 43) Toulouse, 1995, p. 61-78, en particulier p. 68-70 (repris dans Eadem, Études de botanique antique [Mémoires de l’Académie des Inscriptions et BellesLettres, 25], Paris, 2002, p. 127-140) ; C. Tuplin, Achaemenid Studies… (cité n. 2), p. 92-131. 95. Xénophon, Cyropédie I, 4, 11 : Ὦ παῖδες, ὡς ἄρα ἐφλυαροῦμεν ὅτε τὰ ἐν τῷ παραδείσῳ θηρία ἐθηρῶμεν· ὅμοιον ἔμοιγε δοκεῖ εἶναι οἷόνπερ εἴ τις δεδεμένα ζῷα θηρῴη. Πρῶτον μὲν γὰρ ἐν μικρῷ χωρίῳ ἦν, ἔπειτα λεπτὰ καὶ
ψωραλέα, καὶ τὸ μὲν αὐτῶν χωλὸν ἦν, τὸ δὲ κολοβόν· τὰ δ’ ἐν τοῖς ὄρεσι καὶ λειμῶσι θηρία ὡς μὲν καλά, ὡς δὲ μεγάλα, ὡς δὲ λιπαρὰ ἐφαίνετο. […] καλλίω δή, ἔφη, ἔμοιγε δοκεῖ καὶ τεθνηκότα εἶναι ταῦτα ἢ ζῶντα ἐκεῖνα τὰ περιῳκοδομημένα (trad. M. Bizos, Paris, CUF, 1971). On retrouve cette opposition entre « paradis » clos et lieux ouverts dans la description de la résidence du satrape Pharnabaze à Daskyleion : Helléniques, IV, 1, 15-16. Pour une appréciation plus positive de la chasse dans les « paradis », voir Cyropédie, VIII, 6, 12. 96. voir à ce propos C. Tuplin, Achaemenid Studies… (cité n. 2), p. 100-101. Cf. H. Tonnet, Recherches sur Arrien, sa personnalité et ses écrits atticistes, Amsterdam, 1988, I, p. 225-281, et C. Mauduit, « Loisir et plaisir cynégétiques, dans la littérature grecque archaïque et classique », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1994, p. 41-55, en particulier p. 50-55. C’est à tort que J. N. Bremmer considère, dans « Paradise: from Persia… » (cité n. 2), p. 15, les jugements négatifs portés sur les « paradis » cynégétiques perses à l’époque impériale comme une innovation. 97. Dion Chrysostome, Sur la royauté III, 135-138. Dans la même veine, voir aussi Favorinus d’Arles, De exilio 28 (= 96, 28), avec le commentaire de A. Barigazzi (dir.), Favorino di Arelate. Opere. Introduzione, testo critico e commento (Testi greci e latini, 4), Florence, 1966, p. 518.
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Ce passage doit être versé au dossier des « paradis » cynégétiques, même si le terme παράδεισος n’y figure pas. Son absence s’explique très simplement par le fait que le latin n’a pas adopté le grec παράδεισος, comme en témoigne, avant QuinteCurce, Cicéron, dans le passage du De senectute où il reprend, en paraphrasant l’Économique de Xénophon, le récit de la visite du Spartiate Lysandre à Cyrus le Jeune : là où Xénophon parle de παράδεισος, Cicéron parle d’un consaeptus ager diligenter consitus, un « terrain clos planté avec soin », si l’on veut traduire littéralement99.
Or, comme cela a été montré en détail dans des études minutieuses, la Cyropédie de Xénophon et l’Histoire d’Alexandre de Clitarque sont deux œuvres qui ont connu un immense succès auprès des élites romaines cultivées100. Par leur truchement, les Romains avaient donc connaissance de l’existence de ces parcs de chasse orientaux, étroitement associés à une figure royale exemplaire ou prestigieuse. Aux yeux des Romains, le mode de vie des souverains et des Grands de la Perse conjoignait de façon paradoxale deux traits qui étaient pour eux difficilement conciliables : le goût du luxe et des banquets, joint à une véritable passion pour la chasse. Cornélius Népos expose de façon particulièrement concise ce stéréotype dans sa Vie d’Alcibiade, en disant que chez les Perses, « la plus haute gloire est de chasser avec vaillance et de vivre dans le luxe »101. On remarquera que le « paradis », ce lieu de plaisir qui peut accueillir aussi bien des chasses que des banquets, réunit parfaitement les deux aspects. Les « paradis » cynégétiques, on le voit par ces quelques exemples, restaient associés dans la culture romaine au monde perse, même si cette association n’est pas exclusive de localisations plus orientales encore. Le « paradis » où chasse Alexandre se trouve en Sogdiane, près de Samarcande, dans une satrapie
98. Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre VIII, 1, 10-19 : Quibus adiunctis in regionem, quae appellatur Bazaira, peruenit. Barbarae opulentiae in illis locis haud ulla sunt maiora indicia quam magnis nemoribus saltibusque nobilium ferarum greges clusi. Spatiosas ad hoc eligunt siluas, crebris perennium aquarum fontibus amoenas ; muris nemora cinguntur turresque habent uenantium receptacula. Quattuor continuis aetatibus intactum saltum fuisse constabat. Quem Alexander cum toto exercitu ingressus agitari undique feras iussit. Inter quas cum leo magnitudinis rarae ipsum regem inuasurus incurreret, forte Lysimachus, qui postea regnauit, proximus Alexandro uenabulum obicere ferae coeperat. Quo rex repulso et abire iusso adiecit tam a semet uno quam a Lysimacho leonem interfici posse. Lysimachus enim quondam, cum uenarentur in Syria, occiderat quidem eximiae magnitudinis feram solus, sed laeuo humero usque ad ossa lacerato ad ultimum periculi peruenerat. Id ipsum exprobrans ei rex fortius quam locutus est fecit : nam feram non excepit modo, sed etiam uno uulnere occidit. […] Ceterum Macedones, quamquam prospero euentu defunctus erat Alexander, tamen sciuere gentis suae more, ne aut pedes uenaretur aut sine delectis principum atque amicorum. Ille IIII milibus ferarum deiectis in eodem saltu cum toto exercitu epulatus est (trad. H. Bardon, Paris, CUF, 1965, modifiée sur un point, la traduction du substantif fera). Si ce passage de Quinte-Curce est isolé dans la tradition des Histoires d’Alexandre, le sommaire du livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile fournit cependant une indication précieuse, en mentionnant un chapitre consacré à « la chasse de Basista » et à « la quantité de bêtes qui s’y trouvent » (XVII, index ks). Or, comme l’a montré Paul Goukowsky (Diodore de Sicile. Bibliothèque historique. Livre XVII, Paris, CUF, 1976, p. IX-XXXI), la source principale du livre XVII de Diodore est l’historien Clitarque d’Alexandrie
qui rédigea sous le règne de Ptolémée I une Histoire d’Alexandre qui connut un grand succès et fut à l’origine de ce qu’on appelle la « Vulgate ». L’épisode de Bazaira ou Basista, récit de chasse se prêtant à toutes sortes de péripéties et associant exotisme animalier et faste barbare, est bien dans le goût de Clitarque, un historien connu et critiqué dans l’Antiquité pour sa propension à rechercher le spectaculaire à tout prix. Dans la mesure où Quinte-Curce a largement puisé par ailleurs chez l’historien alexandrin, très lu à Rome à la fin de la République et sous l’Empire, il est raisonnable de penser qu’il suit ici aussi Clitarque. Sur les sources de Quinte-Curce, voir J. E. Atkinson, A Commentary on Q. Curtius Rufus’ Historiae Alexandri Magni. Books 3 and 4, Amsterdam, 1980, p. 58-67. 99. Xénophon, Économique IV, 20-25, et Cicéron, Caton l’Ancien. Sur la vieillesse, 59. 100. Pour la fortune de Xénophon à Rome, voir E. Richter, Xenophon in der römischen Literatur, Berlin, 1905, et K. Münscher, Xenophon in der griechisch-römischen Literatur (Philologus, Suppl. XIII-2), Leipzig, 1920 ; voir aussi H. Tonnet, Recherches sur Arrien…(cité n. 96), p. 228-233. Pour la fortune de Clitarque d’Alexandrie, voir L. Pearson, The Lost Histories of Alexander the Great (Philological Monographs, 20), New York / Oxford, 1960, p. 212-242 ; P. Goukowsky, Diodore de Sicile… (cité n. 98), p. XVI-XVII ; Idem, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I. Les origines politiques (Annales de l’Est, Mémoire, 60), Nancy, 1978, p. 136-141 ; L. Prandi, Fortune e realtà dell’opera di Clitarco (Historia, Einzelschriften, 104), Stuttgart, 1996. 101. Cornélius Népos, Vie d’Alcibiade XI, 5 : …summa laus esset fortiter uenari, luxuriose uiuere (trad. J. Trinquier).
précédemment, au cours d’une chasse en Syrie, Lysimaque avait tué, lui seul, un fauve de taille vraiment extraordinaire ; mais l’épaule gauche labourée jusqu’à l’os, il avait failli n’en pas revenir. C’est ce que visait l’allusion sarcastique du roi, qui fut plus courageux encore en acte qu’en paroles ; car, non content d’arrêter l’animal, il le tua d’un coup. […] Mais les Macédoniens, bien qu’Alexandre se fût heureusement tiré d’affaire, décrétèrent pourtant que, selon la coutume nationale, il ne chasserait plus à pied ou sans une élite de nobles et d’Amis. Lui, après avoir abattu quatre mille bêtes sauvages, dîna dans les bois en question avec l’armée entière98.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 197
orientale de l’empire achéménide102. Quinte-Curce place plus à l’est encore, en Inde, des « paradis » cynégétiques royaux :
Les Romains ne se sont pas contentés de prendre connaissance des « paradis » de l’Orient ancien par la lecture des auteurs grecs. Les campagnes que leurs armées ont menées dans le bassin oriental de la Méditerranée, puis plus profondément en Asie, les ont mis en contact avec les parcs de chasse des rois hellénistiques, héritiers sur ce point des Achéménides par l’intermédiaire d’Alexandre le Grand, puis avec ceux des dynasties anatoliennes, arméniennes et iraniennes. Si les « paradis » orientaux ont pu inspirer les réalisations de certains tyrans de Sicile, le modèle suivi fut cependant celui du « paradis » botanique et non celui du « paradis » cynégétique104. Il faut attendre le début du iie siècle avant J. C. pour que les Romains découvrent les parcs de chasse aménagés
par les souverains hellénistiques. Un passage célèbre de l’Histoire de Polybe raconte comment Paul-Émile mit à la disposition de son fils Lucius les parcs de chasse des souverains macédoniens à l’issue de la troisième guerre de Macédoine. Le futur Scipion Émilien s’y conduisit en prince hellénistique et y apprit la vénerie de grand style en compagnie des « chasseurs royaux »105. Si Scipion Émilien passe pour être le premier, ou l’un des premiers, à avoir fait aménager à Rome des jardins de plaisance106, il ne semble pas avoir cherché à recréer sur le sol italien les parcs de chasse qui firent le bonheur de son adolescence. Un fragment de l’un de ses discours, transmis par Aulu-Gelle, mérite cependant quelque considération. Scipion Émilien y stigmatise le zèle démagogique de Claudius Asellus, qui s’attache à ruiner, avec un zèle tout « populaire » au sens du latin popularis, le paysage productif d’une riche exploitation, en faisant passer le tracé d’un ouvrage public, sans doute un aqueduc, en plein milieu d’abord des vignobles, du roborarium et du vivier de l’exploitation, puis de la résidence elle-même. Si Aulu-Gelle a raison d’interpréter le terme roborarium comme un synonyme archaïque de uiuarium, on a ici un exemple précoce d’un parc à gibier annexé à une exploitation rurale qui contredit la chronologie basse de leur introduction en Italie proposée par Pline107. Rien n’indique cependant qu’il s’agisse d’autre chose que d’un enclos à gibier.
102. Sur la localisation du « paradis » de Bazeira et, plus largement, sur l’ensemble de l’épisode, voir P. Bernard, « Une chasse d’Alexandre dans un paradis de la Sogdiane de Samarkand (328 av. n. e.) », dans V. Lefèvre (dir.), Orientalismes. De l’archéologie au musée. Mélanges offerts à Jean-François Jarrige, Turnhout, p. 85-114. 103. Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre VIII, 9, 28 : Venatus maximus labor est inclusa uiuario animalia inter uota cantusque pelicum figere. Binum cubitorum sagittae sunt, quas emittunt maiore nisu, quam effectu (trad. H. Bardon, Paris, CUF, 1965). La source de cette dernière information est sans doute Mégasthène (Indica, FGrH 715 F 32 J. = fr. 27, éd. Schwanbeck, ap. Strabon, Geogr. XV, 1, 55) : Mégasthène n’emploie cependant pas le terme de παράδεισος, mais celui de περιφράγματα. 104. Voir. P. Grimal, Les jardins romains… (cité n. 4), p. 78-79. Le désir d’imiter les « paradis » des rois de Perse que P. Grimal croit reconnaître par exemple chez Denys l’Ancien prête d’ailleurs à discussion. 105. Polybe, Histoire XXXI, 29, 3-7 ; cf. Plutarque, Vie de PaulÉmile VI, 4-5. Sur ce texte de Polybe, voir J. Aymard, Les chasses romaines… (cité n. 19), p. 54-57 ; P. Grimal, Le siècle des Scipions : Rome et l’hellénisme au temps des guerres puniques, 2e éd., Paris, 1975, p. 251-252 et 263 ; Sur ce témoignage, voir J. K. Anderson, Hunting in the Ancient World, Berkeley / Los Angeles / Londres, 1985, p. 84-85 ; C. M. C. Green, « Did the Romans hunt? », dans Classical Antiquity, 15, 1996, p. 222-260, en particulier p. 244-254. Certes, le mot παράδεισος n’y figure pas, mais la réalité décrite est très précisément celle d’un « paradis » cynégétique royal. C. Tuplin, Achaemenid Studies… (cité n. 2),
p. 119-131, a montré que le terme παράδεισος garde toujours en grec une saveur orientale, sauf peut-être dans les emplois où il s’est spécialisé dans le sens de « jardin ». Dans le texte de Polybe, le sens de « jardin » ne convient pas et on peut penser que Polybe a soigneusement évité toute référence à l’Orient dans un passage aux intentions complexes où il montre un aristocrate romain se mettant à l’école de la Grèce. On ne saurait douter cependant que la référence aux « paradis » perses était bien présente à l’esprit du futur Scipion Émilien, lecteur passionné de Xénophon et de sa Cyropédie. 106. Voir P. Grimal, Les jardins romains… (cité n. 4), p. 103. 107. scipion Émilien, Cinquième discours contre Claudius Asellus, ap. Aulu-Gelle, Nuits attiques II, 20, 6 (= Oratorum Romanorum fragmenta liberae Rei publicae, 21, 20, p. 129, éd. Malcovati4). Sur ce fragment, voir N. Purcell, « The Roman villa and the landscape of production », dans T. J. Cornell, K. Lomas (dir.), Urban Society in Roman Italy, Londres, 1995, p. 151-179, en particulier p. 161. Pour la date tardive – le début du ier siècle avant J. C. – de l’introduction en Italie de ces parcs à gibier, voir Pline, NH VIII, 211 (cf. VIII, 224 et IX, 173) ; Pline attribue l’« invention » des parcs à gibier à un certain Fulvius Lippinus qui aurait montré la voie à Lucullus et à Hortensius, qui se seraient empressés de le suivre. Si Varron nomme Fulvius Lippinus, qui semble encore en vie entre 60 et 50, période où le dialogue est censé s’être déroulé, il ne lui attribue pas l’invention dont le crédite Pline. Varron se contente d’opposer en III, 3, 8 un stade frugal, correspondant à la génération du père d’Axius, et un stade luxueux, celui du présent.
À la chasse, [la] plus grande peine [du roi] consiste, parmi les chants et les vœux des concubines, à transpercer des animaux enfermés dans un parc. Ses flèches sont de deux coudées ; le tir est plus pénible qu’efficace103.
Les Romains à la découverte des « paradis » de l’Orient
198 • JEAN TRINQUIER
Au début du iie siècle avant J. C., les Romains se sont également heurtés aux Séleucides, mais aucun des épisodes relatés à l’occasion de ces conflits ne fait mention d’un parc de chasse. La situation est en revanche plus favorable en ce qui concerne les guerres contre Mithridate VI Eupator, le roi du Pont, issu d’une dynastie anatolienne hellénisée, qui se lança à l’assaut de la province d’Asie en 88 et ne fut définitivement vaincu qu’à sa mort en 63. C’est à l’occasion de ces guerres que les armées romaines s’enfoncèrent très profondément en Orient, sous la conduite d’abord de Lucullus, puis de Pompée, qui s’arrêta à trois jours de marche de la mer Caspienne. Or, Mithridate VI Eupator possédait, comme du reste son gendre Tigrane II d’Arménie, sinon des parcs de chasse, du moins des réserves, des terrains de chasse attitrés108. En Orient, les Romains eurent aussi à compter avec la puissance des Parthes. À partir de la campagne de Crassus et du désastre de Carrhai, en 53 avant J. C., Parthes et Romains s’affrontèrent régulièrement, notamment pour le contrôle de l’Arménie majeure que les deux empires jugeaient indispensable à leur sécurité. Même si l’on manque de témoignages explicites à ce propos, on peut néanmoins supposer que les Arsacides possédaient eux aussi des parcs de chasse. C. Lerouge a opportunément attiré l’attention sur la description qu’a laissée Trogue Pompée de la ville de Dara, fondation d’Arsacès et première résidence royale des Parthes, dont les environs regorgeaient de gibier ; cette dernière précision peut donner à penser que les Arsacides avaient perpétué la tradition achéménide des « paradis » cynégétiques109. Un indice en ce sens est fourni par les Récits épiques arméniens, qui rapportent que le roi arsacide Xosrov Kotak créa deux réserves contiguës dans l’Ayrarat :
Il s’agit certes d’événements plus tardifs, datant du début du ive siècle de notre ère, mais compte tenu du rôle de conservatoire de la culture arsacide joué à cette époque par l’Arménie, il me semble possible de verser ce témoignage au dossier des réserves de chasse des souverains parthes. Les parcs de chasse sont à nouveau largement attestés sous la dynastie des Sassanides. Outre les reliefs rupestres de Taq-i Bustan, déjà mentionnés, les différents récits de la guerre parthique menée par l’empereur Julien font état de la présence d’un parc de chasse dans les environs de Ctésiphon, sur la rive gauche du Tigre, parc qui fut pillé par les troupes romaines en 363, peu après la prise de Maiozamalcha111. Les Romains ne connaissaient donc pas les « paradis » cynégétiques de l’Orient ancien par le seul truchement de la tradition littéraire, qui évoquait les « paradis » du passé, ceux des souverains achéménides, mais ils en avaient également une connaissance directe et autoptique, au gré de leurs contacts et de leurs conflits avec les royaumes et les empires de l’Orient, qui conduisirent les armées romaines non
108. Pour Mithridate, voir Strabon, Géographie XII, 3, 30, C 556 : ἐν δὲ τοῖς Καβείροις τὰ βασίλεια Μιθριδάτου κατεσκεύαστο καὶ ὁ ὑδραλέτης καὶ τὰ ζωγρεῖα καὶ αἱ πλησίον θῆραι καὶ τὰ μέταλλα, « À Cabéira furent aménagés le palais royal de Mithridate, son moulin à eau et son parc d’animaux captifs ainsi que des terrains de chasse rapprochés et des mines » (trad. Fr. Lasserre, Paris, CUF, 1981). Pour Tigrane, voir Appien, Guerre de Mithridate XII, 84, 380 : τείχη τε αὐτοῖς περιέβαλε πεντηκονταπήχη τὸ ὕψος, ἱπποστασίων ἐν τῷ βάθει γέμοντα, καὶ βασίλεια καὶ παραδείσους κατὰ τὸ προάστειον ἐποίει μακροὺς καὶ κυνηγέσια πολλὰ καὶ λίμνας ἀγχοῦ δὲ καὶ φρούριον ἀνίστη καρτερόν, « Il avait élevé en ce lieu [Tigranocerte] une enceinte haute de cinquante coudées, dont la base était truffée d’écuries, et il avait créé un palais et de grands parcs d’agrément dans les faubourgs, ainsi que de nombreux terrains de chasse et des étangs. Il éleva également, à proximité de la ville, une solide forteresse » (trad. P. Goukowsky, Paris, CUF, 2001). 109. Justin, Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée XLI, 5, 1-4. Voir C. Lerouge, L’image des Parthes… (cité n. 90), p. 241-242.
110. P‘awstos Buzand, Patmut‘iwn Hayoc‘, venise, 1934, III, 8, p. 29-30 (trad. N. G. Garsoïan). Sur ces réserves de chasse arméniennes, voir N. G. Garsoïan, « “T‘agaworanist kayeank‘” kam “Banak ark‘uni” : les résidences royales des Arsacides arméniens », dans Revue des études arméniennes, 21, 1988-1989, p. 251-269, repris dans Eadem, Church and Culture in Early Medieval Armenia, Aldershot, 1999, ch. VIII, p. 251-269. Je remercie le professeur J.-P. Mahé pour cette référence. Sur l’importance de la chasse dans l’idéologie royale arménienne, voir aussi C. Lerouge, L’image des Parthes... (cité n. 90), p. 242-243. 111. Ammien Marcellin, Res gestae XXIV, 5, 2 ; Libanios, Discours (Epitaphios), XVIII, 243 ; Zosime, Histoire nouvelle III, 23, 1-2. Cf. Ammien Marcellin, XXIV, 6, 3 (pavillon de repos orné de représentations cynégétiques, au milieu d’un parc). Sur ces « paradis » rencontrés par les armées de Julien, voir J.-D. Berger, « les paradis orientaux d’Ammien Marcellin », dans Revue des études latines, 80, 2002, p. 176-188, en particulier p. 177-178. Sur le conflit qui opposa Rome aux Sassanides, voir K. Mosig-Walburg, Römer und Perser vom 3. Jahrhundert bis zum Jahr 363 n. Chr., Gutenberg, 2009.
Le roi ordonna […] d’apporter des chênes sauvages des forêts et de les planter dans la province d’Ayrarat […] au nord de la grande ville d’Artašat en aval du fleuve jusqu’au palais dénommé Tiknuni, ils plantèrent les chênes et le nom donné à [cet endroit] fut Tačar mayri [« le palais sylvestre »]. Et ils plantèrent une autre forêt au sud [de celle-ci] […] et l’appelèrent Xosrovakert. Et ils construisirent un palais royal et ils entourèrent les deux localités de murailles […]. La plantation grandit et le roi ordonna alors de rassembler des bêtes fauves de toute espèce et d’en remplir les réserves fortifiées afin qu’elles deviennent un lieu de divertissement de chasse pour sa royauté110.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 199
seulement dans la région pontique et en Arménie, mais aussi plus profondément à l’intérieur des vastes territoires contrôlés par les Arsacides, puis par les Sassanides. Il reste à se demander si les Romains ont cherché à transformer en « paradis » leurs parcs de chasse, leurs parcs à gibier et leurs jardins.
La seule source qui nous renseigne sur le type d’associations auquel un parc à gibier de la première moitié du ier siècle avant notre ère pouvait se prêter est le passage des Res rusticae de Varron, cité en introduction, sur la villa des Laurentes de l’orateur Hortensius. Ce passage semble à première vue devoir infirmer tout rapprochement des parcs à gibier avec les « paradis » cynégétiques de l’Orient pour au moins trois raisons : le nom grec qu’Hortensius choisit pour son parc n’est pas παράδεισος, mais therotrophium ; le spectacle qu’il organise à l’intention de ses convives est qualifié non de « perse », mais de « thrace », si du moins on accepte la conjecture brillante de Keil112 ; il n’est pas rapproché d’une chasse royale se déroulant à l’intérieur d’un « paradis », mais des uenationes de l’arène. L’emploi par Varron de l’adverbe de manière θρᾳκικῶς pour caractériser le spectacle qu’Hortensius
donne à ses invités appelle cependant plusieurs remarques. Le choix de cet adverbe tient sans doute d’abord à sa proximité phonique avec τραγικῶς, une paronomase qui permet de donner un tour plaisant à l’anecdote113. La mention de la Thrace n’est pas suscitée par le lieu ni par la nature des aménagements, mais par la figure d’Orphée, qu’une tradition devenue progressivement dominante faisait naître en Thrace114. Dans le Laurentum d’Hortensius, le parc à gibier sert de cadre à un spectacle qui tient à la fois de l’arène, du théâtre, de la pantomime et de la performance musicale, spectacle de haute culture aussi, si l’on souscrit à l’interprétation allégorique qu’en a proposée L. Deschamps115. Aussi est-ce plus la performance particulière que le parc à gibier qui est qualifiée par l’adverbe θρᾳκικῶς et rapprochée des uenationes de l’arène. La mention de la Thrace, au demeurant, n’exclut pas toute référence à l’Orient et à ses « paradis », tant la Thrace était volontiers considérée comme le prolongement européen de la Troade et de la Phrygie voisines116. Ce que donne à voir la performance organisée par Hortensius, c’est en quelque sorte la naissance d’un « paradis » cynégétique. La tradition antique voyait en effet en Orphée un musicien capable de charmer par son chant et par les accents mélodieux de sa lyre ou de sa cithare non seulement les bêtes sauvages, mais aussi les arbres et les pierres117. Une
112. θρᾳκικῶς est une correction de Keil, à partir du tragicos que donnent les manuscrits : cf. H. Keil, Emendationes Varronianae II, Halle, 1884, p. IX. 113. Sur les jeux de mots dans les Res rusticae, voir par ex. E. Laughton, « Humour in Varro », dans J. Collart (dir.), Varron. Grammaire antique et stylistique latine, Paris, 1978, p. 105-111. 114. Voir A. Bernabé (dir.), Poetae epici Graeci. Testimonia et fragmenta, II-2. Orphicorum et orphicis similium testimonia et fragmenta, Munich / Leipzig, 2005, fr. 919-938T. 115. L. Deschamps, « Les riches propriétaires romains et leurs parcs à gibier », dans Revue des études anciennes, 105, 2003, p. 267-274. 116. Sur l’image de la Thrace, voir A. Bernand, La carte tragique. La géographie dans la tragédie grecque, Paris, 1985, p. 269284. On ne tirera pas argument, en revanche, de la stola que porte l’esclave jouant le rôle d’Orphée. Cette stola ne permet nullement de conclure qu’Orphée était habillé à la phrygienne, comme ce sera le cas dans des représentations plus tardives. La stola est en effet l’habit habituel des citharèdes, un habit qui était perçu à Rome plus comme grec que comme barbare : voir Chr. Vendries, Instruments à cordes et musiciens dans l’Empire romain, Paris, 1999, p. 250-254 ; particulièrement éclairant, car à peu près contemporain de l’anecdote relatée par Varron, est le témoignage de la Rhétorique à Hérennius (IV, 60). Même si l’on adopte l’opinion de I. J. Jesnick, qui interprète certaines des robes longues portées par Orphée dans l’iconographie comme un vêtement sacerdotal thrace (I. J. Jesnick, The Image of Orpheus in Roman Mosaic [British Archaeological Reports, International Series, 671], Oxford,
1997, p. 67-73), cette tenue n’en reste pas moins distincte du type vestimentaire phrygien. Sur les vêtements portés par Orphée dans les représentations figurées, outre l’ouvrage déjà mentionné de I. J. Jesnick, voir H. Stern, « La mosaïque d’Orphée de Blanzy-lès-Fismes », dans Gallia, 13, 1955, p. 41-77, en particulier p. 56 ; Idem, « les débuts de l’iconographie d’Orphée charmant les animaux », dans P. Bastien (dir.), Mélanges de numismatique, d’archéologie et d’histoire offerts à Jean Lafaurie (Société française de numismatique), Paris, 1980, p. 157-164 ; M.-X. Garezou, dans Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VII-1, 1994, s.v. orpheus, p. 81-105, en particulier p. 103. De la même façon, on hésitera à faire intervenir dans cette discussion le rapprochement proposé par Celse (ap. Origène, Contre Celse I, 14) entre les Perses et les Odryses de Thrace, qui participeraient de façon privilégiée à une sagesse toute divine grâce à l’enseignement de leurs mages respectifs, dont Orphée ; ce rapprochement porte la marque de la réhabilitation de la figure d’Orphée qui est intervenue au début de notre ère, postérieurement donc au spectacle organisé par Hortensius, même s’il n’est pas impossible que cette promotion des sagesses barbares ait été influencée par la pensée de Posidonius : voir F. Jourdan, « orphée, sorcier ou mage ? », dans Revue de l’histoire des religions, 225, 2008, p. 5-36, en particulier p. 17. 117. Voir O. Kern, Orphicorum fragmenta, 2e éd. Dublin / Zurich, 1972, Test. 46-55. Ovide, dans le chant X de ses Métamorphoses (X, 86-144), développera amplement le motif d’Orphée attirant les arbres par sa musique. Pour une recréation flavienne de ce spectacle dans le cadre artificiel de l’arène, voir Martial, Liber spectaculorum 24 Sh.-B.
des « Paradis » romains ? Hortensius, Lucullus et Pompée
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légende voulait ainsi qu’à Zônè, en Thrace, Orphée ait fait descendre les arbres de la montagne, créant une forêt de chênes au bord de la mer118. La présence d’Orphée au centre du therotrophium d’Hortensius permettait ainsi de rendre compte non seulement du regroupement des animaux au sein d’un même enclos, mais aussi peut-être de la naissance de la forêt littorale des Laurentes elle-même, dans laquelle se situait le « bois de plus de cinquante arpents » occupé par le parc à gibier d’Hortensius119. Pour l’ensemble de ces raisons, il ne semble pas que la mention dans ce passage de Varron d’une manière thrace doive définitivement exclure toute référence à l’Orient et à ses « paradis ». La date approximative de l’épisode comme la personnalité d’Hortensius apportent un argument supplémentaire en ce sens. La date fictive du livre III des Res rusticae de Varron se situe dans la décennie 60-50 avant J. C.120, et c’est dans ce laps de temps, ou peu avant, qu’il faut situer l’anecdote relative au Laurentum d’Hortensius, né en 114, consul en 69 et mort en 50 avant J. C. Le spectacle « thrace » d’Hortensius a ainsi été organisé précisément à l’époque où les résidences royales des royaumes du Pont et d’Arménie, qui comportaient des parcs de chasse, ont été pillées par les armées romaines, leurs trésors ramenés à Rome comme butin et offerts aux regards avant de servir à financer de grandioses réalisations qui ont puisé à leur tour une partie de leur inspiration dans ces mêmes résidences royales. C’est dire que ces dernières étaient alors au centre des attentions.
C’est ainsi à son retour d’Orient, dans l’intervalle de trois ans, entre 66 et 63 avant J. C., où il connut l’humiliation de devoir attendre en résidant à l’extérieur du pomoerium un triomphe sans cesse différé, que Lucullus fit aménager ses fameux Jardins sur les hauteurs du Pincio121. Contrairement à une tradition moralisante d’origine probablement philopompéienne, dont Plutarque en particulier s’est fait l’écho dans sa Vie de Lucullus122, Lucullus, pendant cette période, n’a nullement renoncé à toute activité politique et n’a pas fait le choix exclusif d’une vie de plaisir et de luxe123. K. T. von Stackelberg a sans doute raison de voir dans l’aménagement des Horti Lucullani un geste politique, destiné à réaffirmer une puissance contestée et battue en brèche par les partisans de Pompée, en érigeant aux portes de Rome une sorte de monument des victoires remportées sur l’Asie, qui offrît en même temps une version romanisée des « paradis » royaux orientaux 124. L’introduction du cerisier en Italie pourrait également s’inscrire dans cette volonté de transposer à Rome les « paradis » de l’Orient, y compris dans leur dimension d’expérimentation agronomique et arboricole125. On comprend mieux dès lors l’acharnement mis par les ennemis politiques de Lucullus à discréditer son entreprise en stigmatisant son mode de vie. Dans cette perspective, le bon mot prêté à Pompée, qui aurait affublé Lucullus du sobriquet dépréciatif de Xerxes togatus, prend également un relief nouveau126. L’anecdote ne concerne certes pas les Jardins du Collis hortorum, mais une villa maritime campanienne127, où Lucullus mena des travaux coûteux
118. Apollonios de Rhodes, Argonautiques I, 26 ; Nicandre, Thériaques 461 ; Pomponius Mela, Chorographie II, 2, 28 (Test. 51 K. = fr. 951-952T B). 119. L’ager Laurentinus, juste au sud de l’embouchure du Tibre, était du reste très boisé dans l’Antiquité : voir à ce sujet N. Purcell, « Alla scoperta di una costa residenziale romana: il litus Laurentinum e l’archeologia dell’otium », dans M. G. Lauro (dir.), Castelporziano III. Campagne di scavo e restauro 1987-1991, Rome, 1998, p. 11-32. 120. Voir Cl. Nicolet, « Le livre III des Res rusticae de Varron et les allusions au déroulement des comices tributes », dans Revue des études anciennes, 72, 1970, p. 113-137. 121. Sur les « Jardins » de Lucullus, voir H. Broise, V. Jolivet, « Horti Lucullani », dans Lexicon Topogr. Urbis Romae, III, Rome, 1996, p. 67-70 ; Iidem, « Il giardino e l’acqua: l’esempio degli horti Lucullani », dans M. Cima, E. La Rocca (dir.), Horti Romani... (cité n. 51), p. 189-202. Voir aussi F. Coarelli, « Architettura sacra e architettura privata nella tarda repubblica », dans Architecture et société de l’archaïsme grec à la fin de la république romaine (Actes du Colloque international de Rome) (École française de Rome, 66), Paris / Rome, 1983, p. 191-217, en particulier p. 200206, repris dans Idem, Revixit ars. Arte e ideologia a Roma. Dai modelli ellenistici alla tradizione repubblicana, Rome, 1996, p. 327-343, en particulier p. 335-338. 122. Plutarque, Luc. 39-41, et An seni sit gerenda respublica 4 (= Mor., 785F-7861).
123. C’est ce qu’a montré en détail A. Keaveney dans sa biographie de Lucullus : voir A. Keaveney, Lucullus. A Life, Londres / New York, 1992, p. 129-165. 124. K. T. von Stackelberg, The Roman Garden. Space, Sense, and Society, Londres / New York, 2009, p. 76-78. L’hypothèse d’une source d’inspiration pontique et arménienne a été proposée par A. Keaveney, Lucullus… (cité n. 123), p. 155. 125. Pline, NH XV, 102 ; Athénée, Deipnosophistes II, 35, 50F51A ; Tertullien, Apol. XI, 8. Il s’agit de variétés améliorées par la culture, car l’arbre était connu depuis longtemps dans le monde méditerranéen sous sa forme sauvage, Prunus avium L. ou merisier, comme le notait déjà Servius (ad Georg. II, 18) : voir S. Amigues (dir.), Théophraste. Recherches sur les plantes. Livres III-IV, Paris, CUF, 1989, n. 1 ad III, 13, p. 167. Sur l’introduction du cerisier en Italie, voir F. Olck, dans Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, XI, Stuttgart, 1922, s.v. Kirschbaum, col. 509-515, en particulier col. 512-514. 126. Velléius Paterculus, Histoires romaines II, 33, 3 ; Pline, HN IX, 170. Plutarque (Luc. 39, 3) prête ce mot à un certain Tubero, qui était stoïcien, mais cette dernière version est suspecte : voir V. Jolivet, « Xerxes togatus. Lucullus en Campanie », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 99/2, 1987, p. 875-904, en particulier n. 2, p. 875 ; A. Keaveney, Lucullus… (cité n. 123), p. 151. 127. Sur cette anecdote et sur la localisation de cette villa, cf. V. Jolivet, « Xerxes togatus… » (cité n. 126), p. 897-902.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 201
qui appelaient la comparaison avec ceux entrepris par le souverain achéménide pour creuser un canal à travers l’isthme du Mont Athos ; elle montre cependant bien l’angle d’attaque choisi par les adversaires de Lucullus, qui l’accusaient d’avoir adopté les usages du vaincu128. On peut dès lors se demander si le luxe des Horti Lucullani n’a pas lui aussi contribué à faire de Lucullus, aux yeux de ses contemporains, un Xerxes togatus adepte des « paradis » perses, pontiques ou arméniens. Malgré les sarcasmes et les bons mots qu’on lui prête, Pompée, qui reçut le commandement enlevé à Lucullus et conduisit jusqu’à la victoire finale les opérations contre Mithridate et Tigrane, semble avoir partagé l’intérêt que son prédécesseur et concurrent portait aux « paradis » royaux de l’Orient. Lors de son fastueux triomphe de 61 avant J. C., il fit notamment défiler, parmi les trésors enlevés à Mithridate, « une montagne d’or carrée, avec des cerfs, des lions et des fruits de toute espèce, entourée d’une vigne d’or »129. Cette montagne magique a été à juste titre rapprochée d’une pièce célèbre du trésor du Grand Roi, le fameux platane d’or entouré d’une vigne grimpante130 ; si elle s’inscrit parfaitement dans cette lignée, on remarquera cependant que la scénographie naturelle s’est élargie et qu’elle s’est enrichie d’animaux sauvages. Pompée fit aussi défiler, pour la première fois dans un triomphe, des arbres exotiques qu’il chercha peut-être par la suite à acclimater sur le sol italien131. Certes, ces éléments du butin
renvoyaient moins à un « paradis » proprement dit qu’à un type de paysage exotique, luxuriant et dionysiaque que les auteurs anciens, et notamment les historiens d’Alexandre, associaient à l’Orient, mais les deux réalités, comme nous le verrons, tendaient à se superposer et à se confondre pour former une sorte de paysage générique, présent soit dans sa version naturelle et spontanée, soit sous la forme artificielle d’un « paradis ». La montagne magique de Mithridate se laisse ainsi rapprocher par exemple du mont Mèros, en Inde, qu’Arrien décrit en ces termes :
dans la mise en scène de son triomphe, Pompée se conforme à un topos de la célébration romaine de la victoire militaire, celui d’une victoire remportée non seulement sur les hommes et sur les peuples, mais aussi sur les lieux, les paysages et les obstacles naturels133. En exhibant aux yeux émerveillés du peuple romain la montagne en or de Mithridate, en faisant défiler diverses essences exotiques, Pompée ne triomphe pas seulement sur des arbres, comme le dit Pline avec une pointe de sarcasme, il triomphe
128. On en trouve sans doute un autre écho dans l’adjectif σατραπική, employé par Plutarque (Luc. 44, 5) pour qualifier la table de Lucullus. Sur le luxe de la table de Lucullus, qui pouvait rappeler le faste de celle du Grand Roi, voir A. Keaveney, Lucullus… (cité n. 123), p. 145. 129. Pline, NH XXXVII, 13-14 ; cf. VII, 98 : montem aureum quadratum cum ceruis et leonibus et pomis omnis generis circumdata uite aurea. Pour les trésors de Mithridate tombés entre les mains des Romains, voir aussi Appien, Histoire romaine XII, 115, 563-564. Sur le triomphe de 61 et sur les événements qui y ont conduit, voir M. Gelzer, Pompeius, Munich, 1949, p. 132-136 ; J. Van Ooteghem, Pompée le Grand bâtisseur d’empire (Mémoires de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, 49), Bruxelles, 1954, p. 281-289 ; R. Seager, Pompey the Great. A Political Biography, 2e éd. Oxford / Malden (Mass.), 2002, p. 79-80 ; P. Greenhalgh, Pompey. The Roman Alexander, Londres, 1980, p. 168-176 ; M. Beard, The Roman Triumph, Cambridge (Mass.) / Londres, 2007, p. 7-41. 130. Sur cet arbre d’or portant une vigne, qui avait été offert au Grand Roi par le richissime Lydien Pythios (Hérodote, VII, 27) et qu’Antigone le Borgne retrouva dans le trésor de Suse (Diodore, Bibliothèque historique XIX, 48, 6), voir P. Briant, Histoire de l’Empire perse… (cité n. 2), p. 218, 248249, 312, 408 et 941. 131. Pline, NH XII, 20 et 111. Un précédent est peut-être offert par la pompè de Ptolémée II Philadelphe : Callixène de Rhodes, Sur Alexandrie IV, ap. Athénée, V, 201B = FGr Hist 627 F2, éd. Jacoby).
132. Arrien, Anabase V, 2, 5-6 : Ἀλέξανδρον δὲ πόθος ἔλαβεν ἰδεῖν τὸν χῶρον, ὅπου τινὰ ὑπομνήματα τοῦ Διονύσου οἱ Νυσαῖοι ἐκόμπαζον. Ἐλθεῖν τε ἐς τὸ ὄρος τὸν Μηρὸν ξὺν τοῖς ἑταίροις τοῖς ἱππεῦσι καὶ τῷ πεζικῷ ἀγήματι καὶ ἰδεῖν κισσοῦ τε ἀνάπλεων καὶ δάφνης τὸ ὄρος καὶ ἄλση παντοῖα· καὶ ἰδεῖν σύσκιον, καὶ θήρας ἐν αὐτῷ εἶναι θηρίων παντοδαπῶν (trad. P. Savinel, Paris, 1984). Dans leur récit de l’épisode, aussi bien Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre VIII, 10, 13-17) que Justin (Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée XII, 7, 7-8) omettent de souligner la richesse de la montagne en gibier, un détail qui a en revanche retenu l’attention d’un passionné de chasse comme Arrien. 133. Cette importance accordée aux lieux s’exprime notamment à travers la peinture triomphale : voir à ce sujet M. Torelli, Typology and Structure of Roman Historical Reliefs, Ann Arbor, 1982, p. 119-125 ; A. Rouveret, « Les lieux de la mémoire publique : quelques remarques sur la fonction des tableaux dans la cité », dans Opus, VI-VIII, 1987-1989, p. 101-124 ; E. W. Leach, The Rhetoric of Space, Princeton, 1988, p. 91-95 ; A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (ve siècle avant J. C.-ier siècle après J. C.) (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 274), Rome, 1989, p. 331-336 ; P. J. Holliday, The Origins of Roman Historical Commemoration in the Visual Arts, Cambridge / New York, 2002, p. 104-118 ; A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos. Perception et imaginaire du paysage dans la peinture hellénistique et romaine », dans Ktèma, 29, 2004, p. 325-344, en particulier p. 333-337.
Puis Alexandre fut pris du désir de voir le lieu où les Nyséens se vantaient d’avoir des souvenirs de Dionysos. Il se rendit au mont Mèros avec la cavalerie des Compagnons et l’infanterie de la Garde royale ; il se rendit compte qu’il était couvert de lierre, de laurier, et avait des bosquets de toutes sortes d’essences, qu’il était également très ombragé et qu’il y avait des terrains de chasse, avec toutes sortes de bêtes sauvages132.
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surtout des paysages luxuriants et des « paradis » de l’Orient134. Certes, ce sont surtout les parcs botaniques qui ont retenu l’attention de Pompée, un intérêt confirmé par le fait qu’il fit main basse sur la bibliothèque botanique de Mithridate, se préoccupant même de faire traduire par son affranchi Pompeius Lenaeus les traités qu’elle contenait135. Les animaux qui ornaient la montagne d’or de Mithridate n’en rappelaient pas moins que les « paradis » et paysages de l’Orient abritaient une faune prestigieuse, laquelle ne laissait sans doute pas Pompée indifférent, lui qui se voulait l’émule et l’égal d’Alexandre et cherchait à l’imiter jusque dans ses chasses, à en juger du moins par l’expédition africaine de 80 avant J. C.136 Pompée utilisa une partie de son butin pour faire édifier sur le Champ de Mars le vaste complexe connu sous le nom de « théâtre de Pompée », qui fut inauguré avec faste quelques années plus tard, en 55 avant J. C. Par certains de ses aspects, ce complexe peut apparaître comme une réplique à Lucullus et à ses fameux Jardins du Collis hortorum. L’une de ses nombreuses innovations est la porticus post scaenam, qui englobait un vaste jardin arboré, agrémenté de promenades (ambulationes), de fontaines et d’œuvres d’art, occupant à lui seul une superficie plus de trois fois supérieure à celle de l’aire libre de l’ancien Forum républicain. Si le gymnase grec fournit assurément le modèle principal de ce jardin137, il est permis de
penser que Pompée a aussi voulu rivaliser avec les « paradis » asiatiques et pontiques, comme le propose A. Kuttner qui souligne fort justement les liens qui unissent la mise en scène éphémère du triomphe de 61 au luxueux complexe architectural offert de façon permanente à l’admiration des promeneurs romains138. L’ordre et l’alignement des plantations de la porticus post scaenam rappellent ainsi non seulement les allées de platanes des gymnases grecs, mais aussi la belle régularité des plantations des « paradis » perses dont Cicéron, dans le De senectute, fera l’éloge, à la suite de Xénophon, quelque dix ans plus tard139. Une épigramme de Martial sur un tragique fait divers permet peut-être de prolonger cette analyse140. Le poète y mentionne les statues de bronze d’animaux sauvages qui ornaient une allée de platanes, platanona, située tout près des Cent Colonnes. Il s’agit de l’Hécatostylon qui fermait le côté septentrional de la porticus post scaenam du théâtre de Pompée, approximativement sur le tracé de l’actuel Corso Vittorio Emmanuele141. Que cette allée de platanes appartînt au complexe pompéien ou aux réalisations postérieures d’Agrippa, elle partage ou reprend la logique qui présida à l’agencement du portique de Pompée, en disséminant, au milieu des rangées d’arbres tirées au cordeau, des formes de bêtes sauvages qui semblent hanter un « paradis » cynégétique analogue à celui décrit dans la Cyropédie.
134. Voir à ce propos A. L. Kuttner, « culture and history at Pompey’s Museum », dans Transactions of the American Philological Association, 129, 1999, p. 343-373, en particulier p. 345. Là encore, son triomphe n’est pas sans offrir des similitudes avec la pompè de Ptolémée II Philadelphe. 135. Pline, NH XXV, 5-8. La bibliothèque de Mithridate présentait la particularité de contenir des ouvrages illustrés, dus à Krateuas : voir C. Singer, « The Herbal in Antiquity », dans The Journal of Hellenic studies, 47, 1927, p. 1-52, en particulier p. 5-18 ; A. Stückelberger, Bild und Wort. Das illustrierte Fachbuch in der antiken Naturwissenschaft, Medizin und Technik (Kulturgeschichte der antiken Welt), Mayence, 1994, p. 7981 ; A. L. Kuttner, « Looking outside inside. Ancient Roman garden rooms », dans Studies in the History of Gardens and Designed Landscapes, 19-1, 1999, p. 7-35, en particulier p. 29. 136. Plutarque, Vie de Pompée XII, 7-8 : émule d’Alexandre, voire d’Héraklès lui-même, Pompée aurait chassé le lion et l’éléphant. Sur l’imitatio Alexandri de Pompée, voir D. Michel, Alexander als Vorbild für Pompeius, Caesar und Marcus Antonius. Archäologische Untersuchungen (Latomus, 94), Bruxelles, 1967, p. 35-66 ; O. Weippert, Alexander-Imitatio und römische Politik in republikanischer Zeit, Augsbourg, 1972, p. 56-104 ; J.-C. Richard, « Alexandre et Pompée : à propos de TiteLive IX, 16, 19-19, 17 », dans Mélanges de philosophie, de littérature, d’histoire ancienne offerts à P. Boyancé (École française de Rome, 22), Rome, 1974, p. 653-669 ; G. Wirth, « Alexander und Rom », dans Alexandre le Grand. Image et réalité (Entretiens de la Fondation Hardt, 22), Vandœuvres / Genève, 1976, p. 181-221, en particulier p. 186-189.
137. La porticus post scaenam du théâtre de Pompée est un dispositif original qui associe deux aménagements distincts de la cité hellénistique, l’ensemble formé par le théâtre et ses portiques d’une part, le gymnase de l’autre, à travers la médiation de l’architecture privée, notamment celle des villas. Sur le complexe pompéien du Champ de Mars, on se reportera à la mise au point de G. Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du principat (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 285), Rome, 1994, p. 267. Pour le modèle du gymnase grec, voir aussi A. Nünnerich-Asmus, Basilika und Portikus. Die Architektur der Säulenhallen als Ausdruck gewandelter Urbanität in später Republik und früher Kaiserzeit, Cologne, 1994, p. 53-54, et F. Coarelli, Il Campo Marzio. I. Dalle origini alla fine della repubblica, Rome, 1997, p. 573576. Sur la postérité de cette association originale, voir les exemples donnés par A. Nünnerich-Asmus (cité), p. 231-232. 138. A. L. Kuttner, « culture and history… » (cité n. 134), p. 343-373. 139. Cicéron, Caton l’Ancien sur la vieillesse 59. 140. Martial, Épigrammes III, 19. 141. Sur l’Hecatostylum, voir F. Coarelli, dans Lexicon Topogr. Urbis Romae, III, Rome, 1996, s.v. Hecatostylum, p. 9-10. Cette allée de platanes se situait soit au sud du portique, auquel cas elle appartenait au complexe pompéien, soit plus probablement au nord, à proximité immédiate des réalisations d’Agrippa.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 203
Pendant la quinzaine d’années qui vont des premières victoires de Lucullus jusqu’à l’inauguration du théâtre de Pompée, les richesses et le butin ramenés d’Orient, qui rappellent à tous le faste des résidences royales pontiques et arméniennes, ont constitué à la fois une source d’inspiration et un moyen de financement pour des réalisations architecturales aussi nouvelles que luxueuses, qui ménageaient une large place aux parcs et aux jardins. À cette tendance nouvelle est resté tout particulièrement attaché le nom de Lucullus, qui bâtissait comme un roi perse et banquetait comme un satrape. Le therotrophium d’Hortensius s’inscrit parfaitement dans ce contexte : espace de prestige annexé à la villa, il pourvoyait en venaison la table de son propriétaire tout en servant de cadre et de décor aux banquets que ce dernier organisait. Il serait étonnant, dans ces conditions, qu’il n’ait pas rappelé aux yeux des commensaux d’Hortensius la vie fastueuse et les parcs de chasse des rois d’un Orient récemment soumis. La chose est d’autant plus plausible qu’Hortensius était comme Lucullus un membre de la nobilitas, qu’il défendait comme lui les intérêts des optimates et qu’il partageait pleinement son idéal d’une vie luxueuse et élégante142. Hortensius est plus particulièrement associé à Lucullus lorsqu’il est question de viviers et de parcs de chasse143 : Pline écrit ainsi que Quintus Fulvius Lippinus, dont il fait l’initiateur des parcs à gibier luxueux, fut très vite imité justement par Hortensius et par Lucullus144. Est-il trop audacieux de penser que les « paradis » cynégétiques des Perses et de leurs successeurs constituaient pour eux sinon une passion commune, du moins une référence partagée ? On peut ainsi regrouper, autour des figures d’Hortensius, de Lucullus et de Pompée, un faisceau de témoignages concordants et chronologiquement cohérents qui donnent à penser que les parcs des résidences royales orientales n’ont pas été étrangers à l’apparition, d’abord dans le domaine de l’architecture privée, de certaines innovations notables. La référence à l’Orient et à ses résidences royales
semble en revanche s’estomper dans les décennies qui suivent, même si elle ne disparaît pas tout à fait, comme en témoigne un passage du livre V de la Géographie de Strabon, relatif aux ressources en bois de la région de Pise. Après avoir indiqué que le bois de cette région partait alimenter le marché romain, Strabon précise que la demande n’était pas entretenue seulement par les chantiers urbains, mais qu’elle était également stimulée par les villas de ceux qui se faisaient construire de véritables « palais royaux perses », βασίλεια Περσικά145 ; ce ne sont pas les domus urbaines qui sont rapprochées des « palais perses », mais bien les villas luxueuses de l’aristocratie, avec leurs pavillons, leurs parcs et leurs jardins. Si les villas dans leur ensemble pouvaient évoquer l’image d’un palais royal perse, on peut raisonnablement penser que les parcs à gibier, s’il s’en trouvait, devaient contribuer à cette impression d’ensemble en rappelant le souvenir des grands « paradis » cynégétiques orientaux. Un tel rapprochement est encore fait par Aulu-Gelle au iie siècle de notre ère, lorsqu’il donne pour équivalent au latin uiuarium le substantif grec παράδεισος146. Notons au passage que c’est uiuarium, attesté depuis Horace, et non παράδεισος, comme le dit à tort E. W. Leach, qui passe pour récent aux yeux de l’archaïsant Aulu-Gelle.
142. Sur Hortensius, voir P. von der Mühll, dans Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, VIII-2, Stuttgart, 1913, s.v. Q. Hortensius Hortalus 13, col. 2470-2481, plus précisément col. 2475-2476 pour son mode de vie ; J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 277), Rome, 1992, p. 763-766. 143. Cette passion aristocratique pour les viviers et la pisciculture intensive était du reste largement partagée, comme le montrent les attaques de Cicéron contre ceux qu’il appelle dédaigneusement les piscinarii. Sur ces piscinarii nobiles et sur la vogue de la pisciculture intensive, voir J. H. D’Arms, Romans on the Bay of Naples. A Social and Cultural Study of the Villas and their Owners from 150 B.C. to
A.D. 400, Cambridge, 1970, p. 41-42 ; X. Lafon, Villa Maritima… (cité n. 64), p. 164-179, et surtout p. 196-198. 144. Pline, NH VIII, 211. 145. Strabon, Géographie V, 2, 5, C223. 146. Aulu-Gelle, Nuits attiques II, 20, 4 : “Viuaria” autem quae nunc uulgus dicit, quos παραδείσους Graeci appellant, quae “leporaria” Varro dicit, haut usquam memini apud uetustiores scriptum. 147. Pour les représentations peintes, voir supra, p. 179. Pour le motif des animaux sauvages dans l’ars topiaria, voir l’exemple de la villa des Laurentes de Pline le Jeune, dont les abords étaient décorés de buis sculptés en forme d’animaux luttant entre eux (Pline le Jeune, Lettres V, 6, 16). 148. Voir supra, p. 202.
Mode « perse » et jardins romains À côté des parcs à gibier, qui peuvent rappeler plus directement les « paradis » cynégétiques des souverains orientaux, il convient de faire une place aux jardins et à leurs décors. En effet, les animaux sauvages qui étaient censés peupler les « paradis » de l’Orient se rencontraient également dans les jardins romains, sous la forme il est vrai inoffensive de statues, de représentations peintes ou de buissons taillés avec art147. Il en existait des exemples prestigieux, comme les ferae fictae de l’Hécatostylon148, ou encore le « lion abattu » de Lampsaque, œuvre du grand Lysippe qu’Agrippa avait fait transporter à Rome pour orner
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Figure 4 – Moulage de plâtre d’une plaque de marbre (original au Vatican, Museo Chiaramonti no 1409) : représentation de parc orné d’hermès où courent des animaux. [D’après G. Di Pasquale, F. Paolucci, Il giardino antica da Babilonia a Roma, scienze, arte e natura, Livourne, 2007, p. 252]
Figure 5 – Maison de Marcus Lucretius, Pompéi (IX, 3, 5) : vue du jardin avec son décor de sculpture en place (vers 1870). [D’après K. Bull, S. Einaudi, Fotografia archeologica 1865-1914, catalogue d’exposition à l’American Academy, 5-26 février 1979, Rome, 1978]
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 205
ses Jardins149. Fauves et animaux sauvages se retrouvent à une échelle beaucoup plus modeste dans la petite statuaire en pierre des jardins de certaines demeures pompéiennes150. Faute de textes qui nous éclaireraient sur les intentions des commanditaires de tel ou tel décor, il n’est pas facile de savoir si ces fauves faisaient précisément référence aux « paradis » orientaux ou s’ils s’inscrivaient plus vaguement dans un paysage sauvage générique. La réponse pouvait au demeurant varier en fonction de la culture et de la sensibilité de ces mêmes commanditaires. Ce qui frappe dans ces décors de jardin, c’est surtout la multiplication des références et des citations, dans un disparate qui frise la surcharge. Je ne prendrai que deux exemples, celui d’un relief du début de l’époque impériale conservé au Museo Chiaramonti du Vatican et celui du jardin de la Maison de M. Lucretius (IX, 3, 5/24) à Pompéi. Le relief du Museo Chiaramonti fait partie d’une plaque de marbre qui décorait peut-être un monument funéraire151 (figure 4). Le centre de cette plaque est occupé par un bouclier circulaire, posé sur une longue lance disposée transversalement, qu’encadrent à droite et à gauche un rinceau végétal vertical et en haut une frise représentant un parc, si l’on admet que l’espace où courent les animaux est clôturé par la barrière représentée au premier plan152. Au centre de la composition, un ours fait face à un animal mâle qui doit être un bélier, à moins qu’il ne s’agisse d’un taureau153 ; des deux côtés, disposés de façon symétrique et convergeant vers le centre de la frise, un canidé
poursuit un sanglier, tandis qu’un lion prend en chasse un cervidé. Chacun de ces groupes antagonistes est disposé de part et d’autre d’un arbre et se trouve encadré par deux hermès qui regardent à chaque fois vers l’extérieur. Ces trois ensembles sont séparés visuellement par deux niches ou exèdres abritant des génies ailés, peut-être des Amours, qui scandent le déroulement horizontal de la barrière et accentuent la tripartition de la frise ; de part et d’autre de ces niches, les hermès se font face. Parmi les hermès, on peut reconnaître, à la suite de W. Amelung et de H. Wrede, un Silène et un Pan, sans doute aussi un Dionysos barbu et peut-être deux Héraklès, l’un barbu, l’autre imberbe. H. Wrede a proposé avec raison de mettre ces figures en relation avec la nature de l’espace qu’ils délimitent tout en le sacralisant154. Dionysos et son cortège, le dieu Pan, l’Héraklès tueur de monstres, l’Amour chasseur, telles étaient donc certaines des figures divines que l’on se plaisait à associer à la vue d’un enclos rempli d’animaux sauvages. Cette accumulation de références se retrouve dans le décor de nombreux jardins de la cité campanienne de Pompéi. Dans celui de la Maison de M. Lucretius (IX, 3, 5/24), par exemple, des statuettes d’animaux en marbre blanc, mais portant des traces de polychromie, étaient disposées en cercle tout autour du bassin, sur le gazon (figure 5). Un canard et deux ibis y apparaissaient aux côtés d’un petit cervidé, d’une vache et de deux lièvres, dont l’un est occupé à manger du raisin ; ces statues, au moins pour certaines
149. Strabon, Géographie XIII, 1, 19. Il est possible que le lion mort représenté sur l’un des tondi d’Hadrien de l’arc de Constantin soit un écho de cette œuvre de Lysippe : voir P. Moreno, « iconografia lisippea delle Imprese di Eracle », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 96, 1984, p. 117-174, en particulier p. 140 ; Idem, Vita e arte di Lisippo, Milan, 1987, p. 90-92. Sur la localisation de l’œuvre de Lysippe dans le Nemus Agrippae, lui-même situé entre le Stagnum et l’Euripe, cf. F. Coarelli, Il Campo Marzio… (cité n. 137), p. 555-556. 150. voir R. Neudecker, Die Skulpturen-Ausstattung römischer Villen in Italien, Mayence, 1988, p. 57-59 ; pour les représentations de tigre, voir cat. nos 66, 42, p. 232 (Tivoli, Villa di Cassio) ; pour celles de lion, voir cat. nos 35 et 38, p. 183 (Rieti, Villa des Bruttii) ; no 41, 6, p. 198 (Rome, Via Ardeatina, Villa de Numisa Procula) ; no 56, 3, p. 215 (Rome, Via Salaria, Sette Bagni) ; no 66, 47 (Tivoli, Villa di Cassio), ainsi que J. E. Dwyer, Pompeian Domestic Sculpture. A Study of Five Pompeian Houses and their Contents, Rome, 1982, p. 45-47 (Maison de M. Lucretius, IX, 3, 5/24), p. 65-66 (Maison de Camille, VII, 12, 22/23), p. 90-91 (Maison du Cithariste, I, 4, 1/2/3). 151. Vatican, Museo Chiaramonti 1409 ; cf. M. Stadler, Bildkatalog der Skulpturen des Vatikanischen Museums, I. Museo Chiaramonti, vol. II, Berlin / New York, 1995, pl. 466. Le contexte funéraire a été suggéré par A. M. Liberati, qui appuie son interprétation sur le motif de la lance et du bouclier, dont les meilleurs parallèles se retrouvent
de fait en contexte funéraire : voir A. M. Liberati, notice 3.A.20, dans G. Di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico da Babilonia a Roma. Scienza, arte e natura, Florence, 2007, p. 252-253, et pour les parallèles, E. Polito, Fulgentibus armis. Introduzione allo studio dei fregi d’armi antichi, Rome, 1998, p. 159-167. L’interprétation traditionnelle en fait un élément de décor d’un jardin. Sur cette plaque, voir W. Amelung, Die Sculpturen des Vaticanischen Museums, I-II [1903-1908], Berlin / New York, 1995, no 550, p. 679-689 ; W. Helbig, Führer durch die öffentlichen Sammlungen klassischer Altertümer in Rom, I. Die Päpstlichen Sammlungen im Vatikan und Lateran, 4e éd. Tubingen, 1963, no 327, p. 252 (E. Simon) ; H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie von Welschbillig (Römisch-germanische Forschungen, 32), Berlin, 1972, p. 139, pl. 78, 1 ; P. Zanker, Pompei. Società, immagini urbane… (cité n. 3), p. 204 et fig. 118, p. 203. 152. Ce dispositif visuel se retrouve sur les fresques de la Villa ad gallinas de Prima Porta, qui représentent un jardin. Une autre possibilité est que la barrière clôture un jardin, lequel ouvrirait alors sur un ailleurs sauvage, lui-même non délimité. 153. Des « moutons sauvages », oues ferae, apparaissent dans les Res rusticae de Varron (III, 12, 1) parmi les animaux élevés dans les « parcs à gibier ». Ils étaient également utilisés dans les uenationes : voir par ex. Histoire Auguste, Gord. III, 7 ; Prob. XIX, 4. 154. H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie… (cité n. 151).
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d’entre elles, servaient de fontaines et alimentaient le bassin de leur minuscule jet d’eau155. Le cervidé et les deux lièvres évoquent soit la nature sauvage, soit un parc de chasse, tandis que la vache renvoie aux paysages apaisés de la bucolique156. Quant aux deux ibis et au canard, ils transforment la fontaine à escalier et le bassin en un « microcosme paysager », évoquant la crue du Nil qui constitue l’archétype exotique du beau paysage fluvial157. Pas moins de trois types de paysages sont ainsi convoqués pour magnifier le bassin de ce minuscule jardin : le Nil au moment de sa crue annuelle, le point d’eau où les animaux sauvages vont boire, les prairies humides proches des cours d’eau où paissent les troupeaux domestiques. Le jeu des allusions se complique encore si l’on prend en considération l’ensemble du décor statuaire, tout entier dominé par les images dionysiaques158 : une statue-fontaine de silène est placée au sommet de l’édicule à gradins miniature, tandis que le jardin abrite quatre hermès dionysiaques à double tête, qui cadrent la perspective sur l’édicule, un hermès de satyre, deux statuettes représentant un dauphin délivrant un putto d’une pieuvre, un Satyre debout faisant le geste de l’aposkopein, un groupe représentant un Satyre retirant obligeamment une épine du pied de Pan qui a laissé choir sa flûte, auxquels il convient d’ajouter plusieurs oscilla à sujet dionysiaque159. L’eau qui s’échappe de l’outre du silène semble mimer l’écoulement du vin, une équivalence paradoxale qui est bien dans le goût de l’épigramme hellénistique ; l’imagerie dionysiaque suggère un paysage nouveau, celui qui sert de cadre à l’épiphanie de Dionysos et aux errances des bacchantes, avec ses ruisseaux de vin, de lait et de nectar, qui sont autant de réminiscences de l’âge d’or160. Quant aux dauphins attaquant une pieuvre, ils introduisent une thématique marine qui esquisse une autre interprétation possible de la fontaine et de son bassin.
Le décor statuaire fournit ainsi, de façon allusive, plusieurs clefs de lecture concurrentes du jardin. Cet exemple illustre bien les principes qui présidèrent à la constitution du décor des jardins pompéiens d’époque impériale ; la cohérence de l’ensemble et son unité de signification sont quelque peu sacrifiées au profit d’une accumulation éclectique de motifs empruntés à des programmes décoratifs différents et reproduits sous une forme miniaturisée, qui introduisent à des univers imaginaires certes apparentés, mais néanmoins distincts161. L’ensemble est censé concourir à l’édification d’une sorte de monde alternatif, un monde enchanté tout entier dédié au bonheur de vivre et où les contradictions de la réalité tendent à s’estomper. Dans ce contexte, la référence à la Perse et à ses « paradis », si elle est présente, ne saurait constituer une référence exclusive, ni même privilégiée. Elle tendrait plutôt à se dissoudre dans une sorte de paysage sauvage générique, vaguement oriental à moins qu’il ne soit africain, souvent dionysiaque, et placé sous le signe d’un exotisme animalier mal localisé.
155. Surintendance archéologique de Pompéi, inv. 20377 (canard), 20376 et 20378 (ibis), 20466 (cervidé), 20467 (vache), 2057 et 2063 (lièvres). Voir J. E. Dwyer, Pompeian Domestic Sculpture... (cité n. 150), p. 45-47, et W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculanum and the Villas Destroyed by Vesuvius, vol. II : Appendices, New Rochelle / New York, 1993, p. 231-233. 156. E. J. Dwyer rapproche la statuette de la vache, qui est représentée couchée sur son flanc droit, du relief de Tellus, sur l’Ara Pacis. 157. J’emprunte l’expression « microcosme paysager », ainsi qu’une partie de cette analyse, à H. Dessales, Le partage de l’eau. Fontaines et distribution hydraulique dans l’habitat urbain de l’Italie romaine (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 351), Rome, 2013, p. 142. 158. Sur l’importance de la thématique dionysiaque dans les jardins d’époque romaine, voir P. Grimal, Les jardins romains… (cité n. 4), p. 319-322.
159. Respectivement Surintendance archéologique de Pompéi, inv. 20332, 20333, 20338, 20627, 20628, 20333, 20373, 20375, 20331, 2060 (objet volé). Sur ces sculptures, voir J. E. Dwyer, Pompeian Domestic Sculpture... (cité n. 150), p. 38-48. 160. B. Kapossy (Brunnenfiguren der hellenistischen und römischen Zeit, Zurich, 1969, p. 66-67) cite opportunément l’épigramme 826 du livre IX de l’Anthologie palatine, où un satyre change le vin rouge en eau pour alimenter une fontaine. Une épigramme d’Antigone de Carystos (Anthologie Palatine, IX, 406) propose un jeu inverse : une grenouille représentée sur un cratère se félicite d’avoir abandonné l’eau pour le vin. Pour les ruisseaux de vin, réminiscence de l’âge d’or, voir par ex. Euripide, Bacch. 143-144. 161. P. Zanker, Pompei. Società, immagini urbane… (cité n. 3), p. 171-172 ; H. Dessales, Le partage de l’eau (cité n. 157), p. 142-145. 162. J. Aymard, Les chasses romaines… (cité n. 19), p. 185.
Les spectacles cynégétiques Ces animaux féroces et exotiques dont l’effigie ornait les jardins des riches Romains pouvaient être aperçus en chair et en os lors des chasses données à l’occasion des munera. Il reste à se demander si les spectacles cynégétiques offerts au peuple mobilisaient eux aussi cette référence aux « paradis » orientaux et si l’arène des uenationes constituait, pour reprendre l’expression de J. Aymard, le « parc de chasse de l’Empereur et des Romains »162. Le rapprochement est particulièrement tentant dans le cas des spectacles donnés en 66 après J. C., en l’honneur du souverain arménien Tiridate, venu faire allégeance à Néron et recevoir son diadème des mains mêmes de l’empereur.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 207
Lors d’une uenatio donnée à Pouzzoles, Tiridate en personne tua deux taureaux163. Dans ce cas, l’arène remplit une fonction proche de celle des « paradis » cynégétiques orientaux, celle de permettre, à travers l’exploit cynégétique, la réaffirmation de la légitimité royale. Il s’agit cependant là d’une pratique isolée, sans doute plus arménienne que romaine, qui était destinée à honorer un hôte de marque164. Pour le reste, les références directes à la Perse, à ses « paradis » et à ses usages cynégétiques sont rares, voire inexistantes dans la documentation relative aux uenationes. La Perse et plus largement l’Orient sont largement éclipsés dans les uenationes par l’Afrique du Nord qui fait figure aux yeux des Romains de terre d’élection de la grande faune. C’est bien la présence de « bêtes africaines » – Africanae, plus rarement Libycae dans les sources latines, Λιβυκά dans les sources grecques – qui distingue une uenatio d’exception du tout-venant des spectacles cynégétiques. Dans ses Res gestae, Auguste se flatte ainsi d’avoir donné vingt-six chasses en son nom ainsi qu’en celui de ses fils et petits-fils, en précisant bien qu’il s’agit de uenationes bestiarum Africanarum165. Les autres animaux, en revanche, ne sont même pas jugés dignes d’être mentionnés : les Africanae, symbole d’excellence des uenationes, ont ainsi éclipsé non seulement la faune indigène, mais aussi les autres animaux exotiques qui paraissaient dans l’arène166.
Il y a bien deux catégories de uenationes, celles qui se font cum bestiis Africanis et celles qui n’en montrent pas167. Cette primauté des Africanae tient à de multiples raisons. Les uenationes ont pris leur essor à Rome après l’achèvement des deux premières guerres puniques, à un moment où les magistrats romains devaient être tout particulièrement portés à mettre en scène dans l’Vrbs la mainmise nouvelle de Rome sur l’Afrique du Nord, à un moment aussi où l’intensification des rapports politiques, clientélaires et commerciaux facilitait l’acheminement des bêtes depuis l’autre rive de la Méditerranée168. Un ancien sénatus consulte, que le tribun du peuple Cn. Aufidius fit casser par l’assemblée du peuple, interdit certes un temps l’importation en Italie des Africanae, mais c’était là le signe éclatant de leur succès : il s’agissait sans doute de priver tel ou tel concurrent politique du supplément de prestige que procurait une uenatio somptueusement pourvue à ceux des édiles qui entretenaient des liens de clientèle étroits avec les élites d’Afrique du Nord et qui pouvaient par conséquent se procurer facilement des Africanae169. Certes, tous les animaux exotiques produits dans les arènes romaines ne provenaient pas, tant s’en faut, d’Afrique170. Les organisateurs poursuivaient en fait un double objectif, réunir en grande quantité un certain nombre d’espèces emblématiques, au premier rang desquelles figuraient les Africanae, et faire converger
163. Dion Cassius, LXIII (LXII), 3 164. Même si l’on peut dire que les spectacles mettaient aussi en scène la personne de l’empereur (voir à ce sujet les réflexions de E. Gunderson, « The ideology of arena », dans Classical Antiquity Berkeley, 15-1, 1996, p. 113-151, en particulier p. 126-133), il était tout à fait exceptionnel que l’empereur intervînt en personne dans le déroulement d’une uenatio : voir les exemples mentionnés supra, n. 41. Il s’agit d’une pratique isolée et marginale. L’empereur n’avait du reste pas besoin de chasser de sa propre main pour être présenté comme le véritable auteur des prouesses cynégétiques dont l’arène était le témoin ; très éclairante à ce propos est l’Épigramme V, 65 de Martial. 165. Auguste, Res gestae XXII, 3. 166. Sur les différentes espèces animales produites lors des uenationes, voir A. Mongez, « Mémoire sur les animaux promenés ou tués dans les cirques », dans Mémoires de l’Institut Royal de France. Académie des Inscriptions et BellesLettres, 10, 1833, p. 360-460 ; F. Drexel, « Über die bei den römischen Venationen verwandten Tiere », dans L. Friedländer, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms in der Zeit von August bis zum Ausgang der Antonine, vol. 4, Leipzig, 1921, p. 268-275. 167. Dans le livre III des Res rusticae de Varron (III, 13, 3), cette distinction fonde le commentaire déjà cité d’Appius au spectacle cynégétique organisé par Hortensius : voir supra, n. 16. 168. Sur les premières uenationes, voir G. Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d’Athènes, 245), Rome, 1981, p. 51-56 ; D. G. Kyle, Spectacles of Death in Ancient
Rome, Londres, 1998, p. 42-43 ; pour une réévaluation du rôle de l’Orient hellénistique dans la genèse des uenationes, voir cependant V. J. Rosivach, « The first venatio », dans New England classical journal, 33, 2006, p. 271-278. Sur le caractère déterminant, à l’époque républicaine, des liens de clientèle pour se procurer des animaux exotiques, voir É. Deniaux, « L’importation d’animaux d’Afrique à l’époque républicaine et les relations de clientèle », dans M. Khanoussi, P. Ruggeri, C. Vismara (dir.), L’Africa romana (Atti del XIII Convegno di studio Djerba, dicembre 1998), vol. II, Rome, 2000, p. 1299-1307. sur les Africanae et sur les moyens de se les procurer, voir aussi F. Bertrandy, « Remarques sur le commerce… » (cité n. 27) ; M. Corbier, « Le discours du prince, d’après une inscription de Banasa », dans Ktèma, 2, 1997, p. 211-232 ; c. Epplett, « The capture of animals by the Roman military », dans Greece and Rome, 48, 2001, p. 210-222 ; Idem, « The preparation of animals… » (cité n. 27). 169. Pline, NH VIII, 64. Voir É. Deniaux, « L’importation d’animaux... » (cité n. 168), p. 1300 et 1307. 170. L’Orient aussi était une région pourvoyeuse d’animaux sauvages. Pour ne prendre que deux exemples, une inscription de Panormos, en Sicile, parle ainsi d’Orientales bestiae et un échange célèbre de lettres entre Cicéron, alors gouverneur de Cilicie, et son ami M. Caelius Rufus, montre que les panthères d’Asie Mineure – Cicéron parle de pantherae Graecae – étaient activement recherchées : CIL, X 7295 = CIG, 5554 = IG-14, 297 = ILS, 5055 = EAOR-3, 53 = IGLPalermo, 139, et Cicéron, epist. VIII, 6, 5 (Cael.) ; cf. epist. II, 11, 2 ; VIII, 2, 2 (Cael.) ; VIII, 4, 5 (Cael.) ; VIII, 8, 10 (Sc.) ; VIII, 9, 3 (Cael.) ; Att. V, 21, 5 ; VI, 1, 21.
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de toutes les parties du monde, en direction du centre du pouvoir, toutes sortes d’animaux exotiques. Si les Res gestae d’Auguste témoignent de la prééminence du premier objectif, les règnes suivants semblent avoir plutôt privilégié le second. Pour ne prendre qu’un exemple, la Silve II, 5 de Stace continue certes à mentionner les « bêtes africaines », Libycae, mais elles sont prises dans une énumération plus large qui inclut aussi la Scythie, les rivages du Rhin et la terre égyptienne171. Ce rééquilibrage, cependant, ne se fait pas au bénéfice du Moyen-Orient, mais à celui de l’Europe septentrionale et centrale, qui devient un autre grand pôle pourvoyeur d’animaux sauvages172. La présence de l’Orient n’est guère mieux affirmée dans le décor de ces uenationes. Comme les autres spectacles, les chasses se prêtaient à une mise en scène fastueuse, qui cherchait à émerveiller les spectateurs par des scénographies ingénieuses, par des tours de force technologiques et par l’utilisation profuse et ostentatoire de matériaux précieux. Il arrivait que le décor de la uenatio cherche à restituer, notamment par la présence d’arbres, l’environnement naturel d’une chasse. Un exemple extrême est fourni par les spectacles offerts par le futur Gordien I lors de son édilité, sans doute dans les dernières décennies du iie siècle de notre ère, puis par l’empereur Probus, à l’occasion cette fois de son triomphe sur les Germains et les Blemmyes, en 281 après J. C. Si l’on en croit le témoignage au demeurant suspect de l’Histoire Auguste173, des arbres furent transportés dans les
deux cas à l’intérieur du Grand Cirque174, de façon à transformer la piste en une vaste silua dans laquelle furent lâchés des herbivores en grand nombre, que les spectateurs eurent ensuite la permission d’emporter175. L’arène des amphithéâtres aussi pouvait accueillir quelques arbres, qui pouvaient même surgir du sol en même temps que les animaux, lorsque du moins les amphithéâtres disposaient d’aménagements souterrains comparables à ceux du Colisée176. Une telle mise en scène est attestée à la fois par la VIIe Bucolique de Calpurnius Siculus et par une épigramme du Liber spectaculorum de Martial177. Il n’est cependant nullement assuré que ces mises en scène visaient à évoquer dans l’esprit des spectateurs le souvenir ou l’image des « paradis » orientaux et d’autres possibilités sont au moins aussi plausibles. En transplantant des arbres dans le Grand Cirque, on pouvait chercher à recréer une forêt générique, sans attache géographique ; dans le cas contraire où la recherche de l’exotisme eut exigé qu’une telle forêt renvoie plus précisément à telle ou telle région périphérique de l’Empire, une localisation germaine ou africaine apparaît tout aussi indiquée, si l’on se souvient que la uenatio de Probus, par exemple, était censée célébrer un triomphe remporté sur les Germains et sur les Blemmyes. Dans l’épigramme 24 du Liber spectaculorum, les arbres qui semblent se déplacer aux accents d’Orphée sont comparés soit aux forêts de la montagne thrace du Rhodope, patrie d’Orphée, soit au jardin des Hespérides, jardin mythique situé en
171. Stace, Silves II, 5, 26-27. Pour l’Égypte, Stace dit plus précisément « venues du peuple de Pharos » ; il est probable qu’il a ici à l’esprit non seulement l’Égypte proprement dite, mais aussi, par métonymie, l’arrière-pays africain de l’Égypte qui est l’Éthiopie des Anciens. Voir aussi la Bucolique VII de Calpurnius Siculus, avec les analyses de J. Axer, « Animal theatre: Seneca’s Phaedra and Calpurnus Siculus’ Eclogue VII », dans J. Axer, W. Görler (dir.), Scaenica Saraui-Varsoviensia. Beiträge zum antiken Theater und zu seinem Nachleben, Varsovie, 1997, p. 93-99. 172. Sur ce rééquilibrage, voir J. Kolendo, À la recherche de l’ambre baltique. L’expédition d’un chevalier romain sous Néron, Varsovie, 1981, p. 30-41 ; J. Axer, « Animal theatre… » (cité n. 171). Voir aussi supra, n. 74. 173. Voir E. W. Merten, « venationes in der Historia Augusta », dans K. Rosen (dir.), Bonner Historia-Augusta-Colloquium 1986/ 1989 (Antiquitas, Beiträge zur Historia-Augusta-Forschung, 21), Bonn, 1991, p. 139-179 ; plus généralement voir A. Chastagnol (dir.), Histoire Auguste. Les empereurs romains des iie et iiie siècles, Paris, 1994, p. C-CXXXI. 174. Si les uenationes ont trouvé leur édifice attitré avec la construction des premiers amphithéâtres, des animaux n’en continuèrent pas moins à être régulièrement produits lors des ludi dans le Grand Cirque, par exemple sous les règnes de Néron, de Domitien, de Vitellius, d’Hadrien, de Septime Sévère, d’Élagabal, de Gordien et de Probus : voir G. Ville, La gladiature en Occident… (cité n. 168), p. 52-56 et 382-386 ; J. H. Humphrey, Roman Circuses. Arenas for Chariot
Racing, Londres, 1986, p. 71, 175, 182-186, 545, 550 ; J. Nelis-Clement, « Les métiers du cirque, de Rome à Byzance : entre texte et image », dans Cahiers Glotz, 13, 2002, p. 265-309, en particulier n. 133, p. 307. 175. Histoire Auguste, Gord. III, 6-8 ; Prob. XIX, 1-8. 176. Sur ces aménagements, voir J.-C. Golvin, L’amphithéâtre romain. Essai sur la théorisation de sa forme et de ses fonctions, Paris, 1988, p. 330-333 ; H.-J. Beste, « Relazione sulle indagini in corso nei sotterranei, i cosiddetti ipogei », dans Mitteilungen des Deuschen Archäologisches Instituts, röm. Abteilung, 105, 1998, p. 106-118 ; Idem, « Neue Forschungsergebnisse zu einem Aufzugssystem im Untergeschoss des Kolosseums », dans ibidem, 106, 1999, p. 249-276 ; Idem, « The construction and phases of development of the wooden arena flooring of the Colosseum », dans Journal of Roman Archaeology, 2000, 13, p. 79-91 ; R. Rea, H.-J. Beste, P. Campagna, F. Del Vecchio, « Sotteranei del Colosseo: ricerca preliminare al progetto di ricostruzione del piano dell’arena », dans Mitteilungen des Deuschen Archäologisches Instituts, röm. Abteilung, 107, 2000, p. 311-339 ; H. J. Beste, « i sotterranei del Colosseo: impianto, trasformazioni e funzionamento », dans A. La Regina (dir.), Sangue e arena… (cité n. 27), p. 277-299. 177. Calpurnius Siculus, Bucoliques VII, 69-72 ; Martial, Liber spectaculorum 24 Sh.-B. Sur l’épigramme de Martial, voir le commentaire de K. M. Coleman (dir.), M. Valerii Martialis liber spectaculorum, Oxford / New York, 2006, p. 177.
PARCS À GIBIER, PARCS DE CHASSE, « PARADIS » DANS LE MONDE ROMAIN : QUID AD PERSIAM ? • 209
conclusion
Extrême-Occident, où les arbres étaient censés porter des fruits d’or. Dans la VIIe Bucolique de Calpurnius Siculus, ce sont des arbousiers, arbuti, qui surgissent du sol sous une pluie de safran, croceo […] nimbo. Si le crocus est indigène dans toute l’aire égéenne, le safran, qui est formé des stigmates séchés des fleurs de crocus, était plus particulièrement associé à certaines régions d’Asie Mineure, en particulier la Cilicie et la Lycie178. Il semblerait donc suggérer une localisation plutôt orientale. Reste à savoir si le safran, qui était employé de façon relativement fréquente dans les uenationes179, était perçu par les spectateurs comme un marqueur géographique et s’il suffisait à faire naître l’image des « paradis » de l’Orient. Rien n’est moins sûr, tant ces mises en scène semblent plutôt évoquer un mythique âge d’or. Dans la VIIe Bucolique de Calpurnius Siculus, les arbousiers sont ainsi qualifiés de « dorés », aurea, une épithète qui rappelle plus le jardin des Hespérides et la thématique de l’âge d’or que les parcs royaux de l’Orient. Un passage des Métamorphoses d’Apulée permet de préciser ce point, même s’il concerne le théâtre et non l’arène et ses chasses180. Il y est question d’un spectacle mettant en scène, dans le théâtre de Corinthe, l’histoire du jugement de Pâris ; à la fin de la représentation et avant que la montagne de bois qui servait de décor ne s’engloutisse dans le sol, un flot de vin mélangé à du safran jaillit par un conduit caché du sommet de la montagne et retombe en une pluie odorante qui colore de jaune la toison blanche des chèvres qui étaient censées paître sur la montagne181. Dans cette célébration du triomphe de Vénus, ce dernier détail constitue une claire référence à l’âge d’or par l’intermédiaire de la IVe Bucolique de Virgile, où la toison des béliers et des agneaux à la pâture prenait spontanément la couleur des teintures les plus belles et les plus coûteuses182.
Directement ou indirectement, les Romains ont eu connaissance de l’existence dans l’Orient de parcs de chasse royaux, une pratique que certains souverains hellénistiques reprirent à leur compte. Si les ouvrages d’économie rurale ne nous font connaître que des parcs à gibier, on ne saurait exclure que certains de ces parcs à gibier aient pu servir de parcs de chasse, même si la documentation manque pour pouvoir l’affirmer avec certitude avant le iie siècle de notre ère. Ce n’est plus le cas à partir de cette époque, pour laquelle on dispose de témoignages convergents. Le jeune Marc-Aurèle chasse dans un uiuarium, tandis qu’Aulu-Gelle pose l’équivalence entre des termes comme leporarium ou uiuarium et le grec παράδεισος, alors même que le terme παράδεισος, à cette époque, désigne bien plus souvent le parc d’agrément que le parc de chasse. C’est aussi l’époque où Arrien se propose d’actualiser l’ouvrage de Xénophon sur la chasse et où les romans grecs racontent de brillantes parties de chasse qui doivent beaucoup à la Cyropédie du même Xénophon. La promotion de la chasse comme exercice princier, le développement des parcs de chasse et l’intérêt renouvelé pour les mises en scène perses de Xénophon semblent ainsi aller de pair et autorisent, me semble-t-il, le rapprochement entre les parcs de chasse romains et les « paradis » orientaux. La référence aux parcs de chasse de la Perse et plus généralement de l’Orient n’est cependant qu’une composante parmi d’autres de l’imaginaire romain de la sauvagerie animale exotique. Les paysages génériques mettant en scène des animaux sauvages peuvent évoquer les « paradis » de la Perse, mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres, d’autant plus que les animaux peuvent, à mon sens, être indifféremment
178. Sur le safran, qui provient du crocus cultivé, Crocus sativus L., un taxon stérile présumé issu par mutation spontanée de l’espèce voisine Crocus cartwrightianus Herbert, voir S. Amigues, Théophraste. Recherches sur les plantes. Livres V et VI, Paris, CUF, 1993, n. 18, p. 192-194. Sur la production du safran dans l’Antiquité et sur ses emplois, voir L. Robert, « Recherches épigraphiques, VII : Décret de la Confédération lycienne à Corinthe », dans Revue des études anciennes, 62, 1960, p. 324-342, en particulier p. 333342 ; A. Lallemand, « Le safran et le cinnamome dans les Homélies sur le Cantique des Cantiques de Grégoire de Nysse », dans L’Antiquité classique, 71, 2002, p. 121-130, en particulier p. 124-127. 179. L’utilisation du safran devait contribuer à masquer l’odeur des fauves et du sang. Sur ces sparsiones de safran, voir l’étude de P. Fleury, « Les sparsiones liquides dans les
spectacles romains », dans Revue des études latines, 86, 2008, p. 97-112, en particulier p. 104-106 pour les uenationes. Sparsiones et uenationes apparaissent également conjointement dans l’épigraphie : CIL, III, 6832 (= AE, 1926, 78) ; IV, 1177, 1181, 1184, 7989a-c, peut-être aussi IV, 1180. On ne sait cependant pas avec certitude si les sparsiones mentionnées par les inscriptions sont bien des aspersions de safran et non des lancers de cadeaux, ni si elles avaient bien lieu pendant les uenationes. 180. Apulée, Métamorphoses X, 29, 3-34, 2. Sur le type de spectacle évoqué par Apulée, voir M.-H. Garelli, Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique, Louvain / Paris / Dudley (Mass.), 2007, p. 5, n. 17, et p. 212. 181. Apulée, Métamorphoses X, 34, 2. 182. Virgile, Bucoliques IV, 42-45.
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perçus comme évoluant dans un enclos ou dans la nature libre. La référence à la Perse et aux régions de l’Orient était en outre perturbée par le fait que c’était au moins autant l’Afrique que l’Orient qui constituait aux yeux des Romains la terre d’excellence de l’exotisme animalier. Le « paradis » oriental, avec sa végétation profuse et ses animaux sauvages, n’en restait pas moins l’un des modèles de ces paysages exotiques animaliers, une référence que l’actualité
des campagnes militaires en Orient pouvait à tout moment réactiver. Plutôt que de trancher le débat dont j’étais parti sur l’interprétation des fresques animalières pompéiennes, je dirais plutôt que les fresques animalières du IVe style pompéien et les mises en scène éphémères de l’arène participent à un même imaginaire de la sauvagerie animale exotique, un imaginaire que les parcs de chasse de l’Orient ancien ont contribué à modeler.
À L’ÉCOUTE DE LA NATURE : L’ENVIRONNEMENT SONORE DES JARDINS D’AGRÉMENT DANS LA CIVILISATION ROMAINE Christophe vendries
(UMR 6566 CReAAH / Université de Rennes II, LAHM)
Si les travaux sur les jardins se sont multipliés ces dernières années dans plusieurs directions1, l’approche de l’environnement sonore est restée lettre morte parce qu’il ne peut être directement appréhendé. C’est en empruntant des chemins détournés que je vais m’efforcer d’en donner un aperçu (une évocation en « creux ») à partir des textes et de l’examen des peintures murales conjugué avec l’observation in situ des jardins pompéiens. Il sera donc question de la perception des sons dans la pensée des Anciens. Cette étude, à la frontière entre le réel et l’imaginaire, invite à se mettre à l’écoute des textes et des peintures murales afin de mettre en œuvre non seulement une « archéologie du regard », que G. Sauron appelait de ses vœux, mais aussi une « archéologie de l’oreille ». Que pouvaient bien entendre les Anciens dans le périmètre du jardin aux portes de leur villa ? Quelle part ces sons jouaientils dans la construction mentale de cet espace ? Il importe de montrer que le paysage topiaire est aussi un paysage sonore et que le beau paysage arboré est indissociable de son arrière-plan acoustique.
Les recherches menées sur la question de l’hydraulique et de l’avifaune sont des jalons à partir desquels peut s’appuyer une réflexion sur le sonore. Autant de pistes qui incitent à nous interroger sur l’importance du volet acoustique dans la construction du jardin d’agrément par rapport aux éléments visuels et olfactifs. C’est ce que le compositeur canadien, R. Murray Schafer, inventeur du concept de « paysage sonore » (sound landscape), appelle « le jardin sonifère », c’està-dire un espace dans lequel l’homme laisse parler la nature (l’eau, le vent, les animaux) et qui relève de « l’écologie acoustique »2. Certes on sait combien la préhension du paysage sonore est délicate et difficile pour les périodes anciennes, car si cette approche commence à susciter un intérêt3 dans le cadre de « l’histoire du sensible » chère à A. Corbin4, elle reste encore confidentielle et limitée5. Dans le cas du jardin, il convient de faire la part entre les bruits de la nature (qui peuvent être en partie maîtrisés par l’homme) et les bruits introduits
4. 1.
2.
3.
Les recherches portent à la fois sur l’écosystème des jardins pompéiens (avec l’étude de la botanique et de la faune) et sur la notion de paysage autour de l’ekphrasis. Voir la revue des publications récentes par G. Kron, « Flora, fauna and more at Pompeii », dans Journal of Roman Archaeology, 18, 2005, p. 607-612, et K. R. Marino, « The growing field of garden archaeology », dans ibidem, p. 612-615, qui font le point sur les dernières publications. On pourra ajouter L. Farrar, Gardens of Italy and the Western Provinces of the Roman Empire (British Archaelogic Reports, International Series, 650), Oxford, 1996, p. 41-49, sur la faune et la flore (p. 44 sur les oiseaux). R. Murray Schafer, The Tuning of the World, traduit sous le titre Le paysage sonore, Paris, 1979, p. 336-344. De nos jours, plusieurs jardins en France ont repris cette tradition des objets sonores animés à partir du mouvement de l’eau. C’est le genre de question que l’on ne se posait pas à l’époque à laquelle fut rédigé le livre de P. Grimal, Les jardins romains, Paris, 1943, pour la première édition (3e éd., 1984).
5.
A. Corbin, L’Homme dans le paysage. Entretiens avec J. Lebrun, Paris, 2001, p. 29-32 et 41-42, considère qu’il existe une réalité sonore perceptible par l’historien alors que la notion de paysage olfactif reste, selon lui, insaisissable. R. Murray Schafer, « Pour une écologie acoustique », dans J.-J. Nattiez, Musiques. Une encyclopédie pour le xxie siècle, I, Arles, 2003, p. 1200 ; voir aussi J. Boivin, « Musique et nature », dans ibid., p. 505-506, sur la naissance de « l’écomusicologie » (Music Ecology) qui « consiste à étudier les liens entre la musique et les diverses facettes de son environnement ». L’ouvrage du moderniste J.-P. Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, Paris, 2000, ne traite que la fin du Moyen Âge et les temps modernes et n’étudie pas les bruits de la nature. Pour l’Antiquité : J. Roiron, Étude sur l’imagination auditive de Virgile, Paris, 1908, examine la traduction dans la poésie virgilienne des bruits de la nature dans une étude lexicale où l’eau courante, le vent, les voix animales sont passés en revue (les passages tirés de Virgile sont recensés à chaque fois) ; D. van Mal Maeder, « Événements sonores dans le roman antique », dans Musica e storia, IX, 2001, p. 435, étudie brièvement la place des sons dans le roman de Longus, Daphnis et Chloé.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 211-230
212 • CHRISTOPHE VENDRIES
par la présence humaine, et de s’interroger sur le sens à donner à cette acoustique topiaire. L’étude sera centrée sur le jardin d’agrément, celui que W. Jashemski nomme « ornemental garden » qui apparaît comme une construction où la nature est pensée « comme un artifice domestique »6, témoignage d’une « véritable culture du jardin privé »7. La confrontation entre le vrai jardin, les représentations figurées et les descriptions littéraires permet de faire dialoguer la nature et l’art (technè) selon une opposition coutumière chez les Anciens, qui structure non seulement le thème de l’ekphrasis mais toutes les représentations de jardins8.
Daphnis où « se rassemblent dès l’aube, des troupes d’oiseaux, les uns pour chercher leur nourriture, les autres pour chanter car il est touffu, ombragé et trois sources l’arrosent »16. Achille Tatius expose dans son roman un tableau très suggestif du mariage chromatique et sonore entre la végétation, les oiseaux et l’eau : au milieu des fleurs jaillissait une fontaine, et autour de cette source avait été dessiné par la main de l’homme un bassin carré. L’eau servait aux fleurs de miroir ; si bien que le parc paraissait être double, l’un en réalité l’autre dans son reflet. Il y avait aussi des oiseaux, les uns apprivoisés cherchaient leur nourriture dans le parc […], les autres volaient librement et se jouaient autour de la cime des arbres […] le spectacle offert par les fleurs rivalisait en éclat avec les couleurs des oiseaux et les ailes étaient elles-mêmes fleuries17.
la PercePtion du locus amoenus :
un Paysage référence sur le Plan sonore
Les jardins décrits dans la littérature, fictifs ou réels, témoignent à leur façon de préoccupations esthétiques et philosophiques9. La compréhension de l’atmosphère du jardin passe d’abord par l’évocation du locus amoenus (le τερπνὸς τόπος), car la définition du « beau paysage »10 est essentielle pour comprendre l’arrière plan sonore de cet espace clos et privilégié qu’était le jardin. Le locus amoenus, tel qu’on le trouve déjà exposé dans le Phèdre de Platon11, est construit à partir de plusieurs composantes immuables : source, arbres, ombre, prairie, brise, fleurs et oiseaux12. Le locus amoenus « correspond dans l’espace à ce qu’est l’âge d’or dans le temps »13. Chez Virgile, il s’enrichit d’aspects sonores : le bruit des abeilles, des cigales, des pigeons ou des tourterelles à peine parasité par le chant des travailleurs14. Ainsi, lorsque Quintilien évoque les lieux de plaisir, il réunit « l’agrément (amoenitas) des bois, les ruisseaux qui coulent tout près, la brise qui souffle dans les branches des arbres, le chant des oiseaux »15. Longus décrit le jardin de
« Nature as domestic artifice » : cf. N. Purcell, « The Roman garden as a domestic building », dans I. M. Barton (dir.), Roman Domestic Buildings, Exeter, 1996, p. 135, aborde plusieurs aspects fondateurs du jardin (la volière, la grotte, le viridarium). 7. S. De Caro, « Deux genres dans la peinture pompéienne : la nature morte et la peinture de jardin », dans La peinture de Pompéi. Témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve en 79 ap. J.-C., vol. I, Paris, 1993, p. 293-303. 8. S. Settis, Le pareti ingannevoli. La villa di Livia e la pittura di Giardino, Milan, 2002, p. 42 et 45. 9. Cet aspect est mis en avant dans le livre de A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce antique, Bruxelles, 1973. 10. Comme le rappelle R. Ventresque (« Le locus amoenus. Variations autour du paysage idéal », dans Cartes Blanches, 2, 2002, p. 7), aucune traduction française n’arrive à rendre le sens exact du mot. Sur une tentative de définition : J.-N. Michaud, « Locus amoenus et âge d’or chez quelques poètes latins du ier s. av. J.-C. », dans ibidem, p. 23. Sur l’invention du locus amoenus par le savant allemand Curtius et sur les éléments topique de ce paysage : J. Trinquier,
Dans les évocations du « beau paysage », les aspects sonores ne sont jamais oubliés et la description par Lucien du paysage de l’île des Bienheureux est particulièrement signifiante en ce qu’elle résume les éléments clefs du plaisir sonore, traduits ici avec des termes musicaux. Non seulement cet endroit est arrosé par une brise parfumée, mais il apparaît traversé des fleuves limpides débouchant doucement vers la mer ainsi que des prairies, des bois, des oiseaux musiciens chantant sur le rivage et souvent aussi dans les branches ; un air léger et plaisant à respirer était répandu autour du pays. Des brises agréables soufflaient qui agitaient doucement la forêt en sorte que le mouvement des branches faisait entendre, en un sifflement musical, des chants charmants et continus qui ressemblaient aux sons de la flûte oblique [plagiaulos]18 dans la solitude. Et l’on entendait une clameur mêlée, dense mais point
6.
11. 12. 13. 14. 15. 16.
17. 18.
« Le motif du repaire des brigands et le topos du locus horridus : Apulée, Mét. IV, 6 », dans Revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne, 73/1, 1999, p. 257-258 : l’eau vive et la végétation verdoyante se combinent avec le murmure de l’eau, le souffle du vent et le chant des oiseaux. Voir Platon, Phèdre 229 a-230 d, avec la description des rives de l’Ilissos. R. Ventresque, « Le locus amoenus…. » (cité n. 10), p. 8. J.-N. Michaud, « Locus amoenus et âge d’or… » (cité n. 10), p. 47. Ibidem, p. 50. Institution oratoire X, 4, 24. Longus, Daphnis et Chloé II, 3 : « on eut dit que les fleuves chantaient en menant leur cours paisible, que les vents jouaient de la syrinx quand ils soufflaient dans les branches des pins. » Achille Tatius, Leucippé et Clitophon 16 (trad. P. Grimal, dans Romans grecs et latins, Paris, La Pléiade, 1958). Le plagiaulos désigne la flûte traversière ou un aulos traversier : cet instrument à vent, différent de la syrinx, est joué par les satyres et les bergers.
L’ENVIRONNEMENT SONORE DES JARDINS D’AGRÉMENT DANS LA CIVILISATION ROMAINE • 213 tumultueuse, et telle qu’elle monterait dans un banquet où les uns jouent de l’aulos, d’autres disent des éloges, certains battent des mains au rythme de l’aulos ou de la cithara19.
Il peut paraître paradoxal d’évoquer la construction mentale des jardins romains à partir de textes qui se réfèrent pour l’essentiel à la nature sauvage et non pas directement au jardin d’agrément rattaché à la domus et à sa nature organisée, mais c’est bien parce que les Anciens concevaient le jardin comme un raccourci, une transposition idéale de la nature qu’il faut avoir recours à cette image mentale. La récurrence de l’eau courante, de l’ombre, du souffle de la brise et du chant des oiseaux apparaît comme une sorte d’invariant autour duquel se construit dans l’imaginaire le paysage idéal. Comme l’affirme Libanios, les spectacles du théâtre sont dérisoires à coté du plaisir que l’on peut retirer de l’audition d’un cours d’eau ou du chant des oiseaux20. De la même façon qu’il y a un beau paysage, il existe assurément un beau paysage sonore et le jardin d’agrément en est le microcosme. L’évocation des éléments sonores trouve son explication dans la définition même du locus amoenus : chez Lucrèce, le beau paysage est le lieu par excellence de la poésie et de la musique, car la nature enseigne aux hommes la musique21. Le sonore se résume ici au bruit du vent dans les arbres, à celui de l’eau – une source qui n’émet aucun bruit fait aussitôt figure d’anomalie22 – et aux chants des oiseaux, car ces deux derniers éléments sont souvent inséparables. Parmi les topoi littéraires, le bruit du vent dans les arbres est souvent comparé au son d’une syrinx ; ce thème initié par Théocrite23 est repris chez Lucien24 ou Longus lorsque les vents jouent de la syrinx en
19. Lucien, Histoires vraies B, 5 (trad. J. Bompaire, Paris, CUF, 1998). Ce texte de Lucien ne rentre pas dans le corpus habituel des textes canoniques sur le locus amoenus, mais il en emprunte bien des traits : P. Hass, Der locus amoenus in der antiken Literatur: zu Theorie und Geschichte eines literarischen Motivs, Bamberg, 1998, p. 141-148, donne les principaux textes grecs et latins. À partir des textes fondateurs (Homère, Hésiode), elle dresse la liste des paysages idéaux (bois sacrés, grottes, jardins) et des composantes du paysage idéal qui éveillent les sens. 20. B. Schouler, « Parcs, prairies et jardins dans la littérature grecque au temps des empereurs », dans Cartes Blanches, 2002, p. 90, cite Libanios, Éloge VII, 11-12, et Discours 48, 34. 21. J.-N. Michaud, « Locus amoenus et âge d’or… » (cité n. 10), p. 52. 22. Philostrate, Vie d’Apollonios I, 16 : à Antioche, les sources aux alentours du temple d’Apollon restent muettes. 23. Théocrite, Idylles I, vers 1-3 : « Doux est le murmure de ce pin, ô chevrier, qui chante là près des sources ; et doux également le chant de ta syrinx, chevrier, le vent murmure et ce pin gazouille doucement près de cette source. » Cf. Chr. Cusset, « Nature et poésie dans les Idylles
soufflant dans les branches des pins (συρίττειν ταῖς πίτυσιν)25. Même si ce motif littéraire n’est jamais appliqué à la description du vrai jardin, nous savons que des pins étaient parfois disposés dans les jardins comme le montrent les peintures de la villa de Livie à Prima Porta26 ou celles de la maison de Romulus et Rémus à Pompéi27. La clôture des jardins pompéiens par des murs devait réduire les effets du vent, mais la cime des arbres devait se balancer au rythme de la brise. Qu’il s’agisse du jardin d’agrément (paradeisos) ou du jardin potager (kepos)28, les bruits de la nature sont l’objet d’une grande attention et la frontière entre les deux est parfois ténue chez les écrivains et les poètes : Longus décrit ainsi un jardin cultivé à Mytilène qui, après avoir été arrangé, « était une vraie merveille (παράδεισος), pareille aux jardins royaux » (κατὰ τοὺς βασιλικούς) (IV, 2, 1). Les Romains vont s’efforcer de reproduire dans leurs jardins cette nature en raccourci avec la mise en place des eaux jaillissantes (et jamais stagnantes) et d’un espace végétal accueillant pour les oiseaux. C’est autour de l’eau (présente autant dans le verger-potager que dans le jardin d’agrément) et de la végétation, habitée par l’avifaune, que s’organise et se construit le jardin et c’est ainsi que se structure le paysage sonore.
« l’éloquence de l’eau » dans le jardin d’agrément On sait que les jardins occupaient parfois jusqu’aux deux tiers du terrain des villas pompéiennes : c’est le cas par exemple de celui de la maison de D. Octavius Quartio (faussement attribuée autrefois à Loreius Tiburtinus) structuré à partir de deux euripes disposés perpendiculairement et qui pouvaient inonder
24. 25. 26.
27. 28.
de Théocrite », dans Chr. Cusset (dir.), La nature et ses représentations dans l’Antiquité, Paris, 1999, p. 148, n. 6, signale la correspondance entre le verbe μελίσδεται pour désigner la musique du pin et μέλος qui nomme le chant de Thyrsis, le chevrier. Lucien, Histoires vraies B, 5. Longus, I, 23, 2. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. II : Appendices, New Rochelle / New York, 1993, fig. 459 ; S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), fig. p. 12. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii... (cité n. 26), fig. 428, p. 363. Sur le pin parasol : W. F. Jashemski, F. G. Meyer, Natural History of Pompei, Cambridge, 2002, p. 143-144. Sur la différence de vocabulaire et la définition : M. Brunet, « Le courtil et le paradis », dans J.-P. Brun, Ph. Jockey (dir.), Technique et société en Méditerranée. Hommage à Marie-Claire Amouretti (travaux du Centre Camille Jullian), Paris, 2001, p. 157-168 : les deux types de jardins ont des points communs comme l’irrigation, mais la caractéristique du paradeisos est sa beauté.
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la totalité du jardin de façon à reconstituer l’inondation du Nil ; la présence de pergolas, d’arbres de différentes essences et la disposition de statues et de fontaines dans ce jardin parachevait un paysage organisé mis en place sous Néron29. La multiplication des aménagements hydrauliques (fontaines, canaux, euripes, nymphées) dans les jardins romains jouait un rôle essentiel par la permanence du clapotis de l’eau, en apportant un fond sonore ininterrompu, jour et nuit30. Malheureusement, l’absence d’eau courante dans les fontaines des jardins pompéiens ne permet plus aujourd’hui au visiteur des ruines de prendre conscience de la réalité de ce fond sonore, de la richesse de « l’éloquence de l’eau » et des « concerts aquatiques » donnés par les fontaines31. On ne peut désormais en avoir un aperçu qu’avec les jardins de l’époque moderne (cascade du château de Caserte, bassins de la villa d’Este à Tivoli ; fontaines du château de Versailles mises en branle lors des « grandes eaux ») qui mettent en œuvre des moyens beaucoup plus sophistiqués. L’évocation de la villa de Pline le Jeune en Toscane ou celle d’Hérode Atticus à Képhissia en Attique vantent le plaisir visuel et auditif du bruit de l’eau courante. La lettre de Pline dépeint une villa en Toscane qui se caractérise par l’éclatement des unités d’habitation autour d’un jardin, et elle est sur ce point exemplaire32 : la relation entre l’architecture et le paysage, l’importance de l’ombre, la présence de l’eau courante et des oiseaux sont passées en revue. Après avoir décrit une salle à manger disposée à l’extrémité de la terrasse avec vue sur la prairie, une petite cour ombragée par des platanes, Pline poursuit (22) avec l’évocation d’une « autre pièce (cubiculum), toute proche d’un des platanes qui l’enveloppe de verdure et d’ombrage, ornée de marbre jusqu’à hauteur d’appui ; la beauté de ce marbre n’enlève rien de son charme à une peinture représentant des branches et des oiseaux perchés sur ces branches (ramis aves imitata pictura). Dans cette
chambre est une petite fontaine, dans cette fontaine un bassin ; tout autour plusieurs petits tuyaux qui forment un murmure tout à fait agréable (sipicunli plures miscent iucundissimum murmur) » ; puis il évoque (23) une piscine, « charme à la fois pour les oreilles et pour les yeux (strepitu visque iucundam), car l’eau arrivant d’en haut est reçue dans le marbre où elle se couvre d’écume »33 ; il termine (32) par les raffinements de cet espace appelé « hippodrome », bordé de platanes, un arbre emblématique dans la pensée romaine34 – jouant ici le rôle de portiques – avec la multiplication des fontaines et ruisseaux (40) qui « gazouillent » (strepunt). Aulu-Gelle est bien moins précis lorsqu’il nous parle de la villa d’Hérode Atticus à Cephisia qui, en plein cœur de l’été, « à l’ombre de ses bois immenses » résonnait « de toute part du chant des eaux et des oiseaux » (aquis undique canoris atque auibus personante)35. Dans la littérature latine, le chant des oiseaux est couramment associé au murmure de l’eau36 et il est souvent un signe d’apaisement37. Les descriptions qui évoquent le « murmure » (murmur) de l’eau se réfèrent à la terminologie musicale. Le vocabulaire de l’eau permet d’introduire une parenté avec la lexicographie musicale tant en grec qu’en latin : on dit que les rivières « chantent » (ἀδεῖν) en coulant38. Le vent se fait syrinx (Achille Tatius emploie συρίζω39), l’eau et les oiseaux chantent afin de donner une sorte d’harmonie à cet endroit, tant au sens musical que paysager. Les auteurs anciens savaient décrire le mouvement de l’eau avec un vocabulaire très musical : Achille Tatius nous dit que « si l’on veut entendre le murmure de l’eau, il suffit d’ouvrir ses oreilles et d’attendre un peu. Pour peu qu’une faible brise frappe le courant, l’eau résonne comme une corde de lyre, le vent agit comme un plectre sur l’eau et le courant fait entendre une musique pareille à celle d’une cithare40. » La référence à la cithare, instrument de musique par excellence, symbole de l’harmonie, renforce ici le caractère mélodique de la métaphore.
29. P. Gros, L’architecture romaine du début du iiie siècle av. J.-C. à la fin du Haut Empire, vol. 2 : Maisons, palais, villas et tombeaux, Paris, 2001, p. 104. 30. Cette question est discutée : il existait des vannes qui permettaient de réguler l’alimentation en eau et de stopper la nuit l’arrivée d’eau. 31. Je reprends volontiers la terminologie de R. Murray Schafer dans Le paysage sonore… (cité n. 2), p. 338 et 341. 32. Je renvoie à la publication de référence : R. Förtsch, Archäologischer Kommentar zu den villenbriefen des jüngeren Plinius, Mayence, 1993. Voir pour le jardin le chapitre VI et les plans donnés en annexes. La question des sons de l’eau et de la présence des oiseaux n’est pas explicitée.
33. Pline le Jeune, Lettres V, 6, 19-24. Pour la reconstitution du plan de sa villa de Toscane : P. Gros, L’architecture romaine (cité n. 29), fig. 344, et description p. 317-318. 34. R. Förtsch, Archäologischer Kommentar… (cité n. 32), p. 78, renvoie aux témoignages des poètes latins. 35. Aulu-Gelle, Nuits Attiques I, 2, 2. 36. Horace, Epodes II, 25-28 ; Ovide, Fastes III, 17-18 ; Silius, IV, 85-87, et Claudien, Ruf. I, 213-214. 37. A. Sauvage, Études des thèmes animaliers dans la poésie latine : les oiseaux et le cheval (Latomus, 143), Bruxelles, 1975, p. 125-126 : l’auteur s’étonne que Virgile ait si peu évoqué cet aspect sonore de la campagne. 38. Longus, I, 23. 39. Achille Tatius, V, 16. 40. Achille Tatius, Leucippé et Clitophon II, 14 (à propos d’un fleuve d’Espagne qui rentre dans la liste de mirabilia).
L’ENVIRONNEMENT SONORE DES JARDINS D’AGRÉMENT DANS LA CIVILISATION ROMAINE • 215
Des fontaines sonores et musicales ? L’intervention de l’homme est déjà manifeste dans l’agencement savant des arbres et des plantes (Pline le Jeune parle des arbustes taillés) et à travers la maîtrise de l’eau canalisée et mise en scène. Dans la mesure où le choix des statues et du décor du jardin répondait à un véritable programme décoratif, comme l’ont montrées les études sur les jardins pompéiens, il est légitime de se demander si l’homme intervenait pour introduire d’autres éléments sonores dans le jardin d’agrément. Les oscilla de marbre suspendus aux portiques des maisons n’émettaient aucun son, même balancés par le vent, et seuls leur aspect (les plus nombreux, circulaires, évoquent le tambourin41 et certains reproduisent la forme d’une syrinx42) et la présence d’un décor dionysiaque (avec auloi, tympanons, flûtes de Pan) permet d’installer une atmosphère musicale. Curieusement certains savants ont cru bon d’appliquer les descriptions du traité d’Héron d’Alexandrie sur les automates sonores, écrit au ier siècle, aux jardins pompéiens sans avancer la moindre preuve ; or les observations du terrain ne laissent aucune trace de ce type d’installation dont on ignore d’ailleurs si elles étaient destinées à des jardins d’agrément43. On devine seulement que les appareils sonores décrits par Héron étaient de petite taille et présentaient pour
la plupart un caractère expérimental44 et qu’ils étaient collectionnés par les élites45. Il ne suffit pas de citer les traités des mécaniciens alexandrins remplis de machines hydrauliques avec des oiseaux chanteurs (Héron parle de mésange, de fauvette à tête noire46), pour attester de leur présence obligée dans les jardins des Romains. Seuls certains modèles de fontaines retrouvées à Pompéi laissent planer un doute quant à leur utilisation en tant qu’objet sonore, car il n’est pas exclu que certaines d’entre elles aient été dotées d’un sifflet disposé au niveau du tuyau terminal, comparable à celui qu’évoque Philon de Byzance avec de « petits oiseaux bien travaillés posés sur de petits rochers ou de petits arbres. Leur structure est telle qu’ils chantent en rendant des sons différents selon les sifflets qui sont mis dans leur gorge. Cela dure tant que coule l’eau ; leurs chants ne s’interrompent pas47. » Plusieurs savants se sont posés la question à propos de cet arbre en bronze chargé d’oiseaux, une œuvre unique, retrouvée dans la maison de M. Fabius Rufus à Pompéi (figure 1) et qui pourrait être, selon une hypothèse récente, une imitation d’une machine avec oiseaux chanteurs, fonctionnant avec l’eau et l’air, décrite par Héron dans ses Pneumatiques (I, 15-16 ; II, 4-5, II, 32) (figure 2)48, mais sans le mécanisme – en quelque sorte une version tronquée49. Mais l’examen des realia s’avère assez décevant : on ne relève aucune fontaine comportant un dispositif musical50, car ce
41. Je rejoins ici l’hypothèse de J.-M. Pailler, « Les oscilla retrouvés, du recueil des documents à une théorie d’ensemble », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 94/2, 1982, p. 743-822. 42. E. J. Dwyer, « Pompeian Oscilla Collections », dans Mitteilungen des deutsches archaölogisches Instituts, Römische Abteilung, 88, 1981, p. 247-306, nos 132-133. 43. On ne peut adhérer au discours de A. Schürmann, « Pneumatics on stage in Pompei. Ancient automatics devices and their social context », dans Homo Faber. Studies in Nature, Technology and Science at the Time of Pompei (Conférence présentée au Deutsches Museum, Munich, 21-22 mars 2000), Rome, 2002, p. 35-55. Voir la mise au point de H. Dessales, « Les inventions hydrauliques dans l’Antiquité romaine : entre fictions littéraires et réalités archéologiques », dans M.-S. Corcy, C. Douyère-Demeulenaere, L. Hilaire-Pérez (dir.), Les archives de l’invention : écrits, objets et images de l’activité inventive, des origines à nos jours (Actes du colloque tenu au Cnam, 26-27 mai 2003), Toulouse, 2006, p. 37-38. Je la remercie de m’avoir signalé ces travaux. 44. Voir G. Argoud, J.-Y. Guillaumin (dir.), Les Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie, Saint-Étienne, 1997, p. 7-19, pour l’époque d’Héron et la nature de son œuvre (son ouvrage était inachevé). Pour les machines avec des oiseaux qui chantent, voir Héron. Les descriptions des automates à eau sont reprises dans R. Hammerstein, Macht und Klang. Tönende Automaten als Realität und Fiktion in der alten und mittelalterlichen Welt, Bern, 1986, p. 16-25 ; R. Amedick, « Ein Vergnügen für Augen und Ohren. Wasserspiele und klingende Kunstwerke in der Antike », dans Antike Welt, 30, 1999/1, p. 49-59 ; M. Lewis, « Theorical hydraulics. Automata and water clocks », dans Ö. Wikander (dir.),
Handbook of Ancient Water Technology, Leyde / Boston / Cologne, 2000, p. 351-357, sur les automates musicaux. H. Dessales, « Les inventions hydrauliques… » (cité n. 43), p. 36, parle d’objets « raffinés ». Voir aussi Vitruve, X, 4, à propos des machines de Ctésibios : « les merles, par exemple, que le mouvement de l’eau fait chanter » (uti merularum aquae motu voces). Philon de Byzance, Pneumatiques 60 (trad. Carra de Vaux, Le livre des appareils pneumatiques et des machines hydrauliques par Philon de Byzance, Paris, 1902, p. 176). R. Amedick, « Il cosmo artificiale degli automi », dans E. Lo Sardo (dir.), Eureka! Il genio degli antichi (Catalogue d’exposition, Musée archéologique de Naples, 11 juillet 2005-9 janvier 2006), Naples, 2005, p. 129-135 (p. 134 pour l’arbre aux oiseaux : ht. 25,1 cm) ; G. Di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico da Babilonia a Roma. Scienza, arte e natura, Florence, 2007, p. 220-223 ; A. M. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Pompéi, nature, sciences et techniques (Exposition, Paris, Palais de la Découverte, 3 avril-22 juillet 2001), Milan, 2001, p. 60, fig. 10. E. Lo Sardo (dir.), Eureka!... (cité n. 48), p. 129. On sait d’ailleurs qu’un modèle de cette fontaine aux oiseaux fut repris à la villa d’Este pour la fontana della civetta, fabriquée en 1566 par un facteur d’orgues français d’après le prototype proposé par Héron. Une oie en bronze, conservée au British Museum et trouvée à Constantinople (?), possède un tuyau dans le bec dont on ne sait s’il pouvait servir à émettre de la vapeur, de la fumée ou un son avec un sifflet qui ressemblait au cri de l’oie : cf. E. Hartley et al. (dir), Constantine the Great, York’s Roman emperor (Exposition, Yorkshire Museum, Museum Gardens, York, 31 march-29 october 2006), York, 2006, no 115.
45. 46. 47. 48.
49.
50.
216 • CHRISTOPHE VENDRIES
Figure 2 – Modèle d’automate musical, reconstitution d’après la description de Héron. [D’après G. Argoud et J.-Y. Guillaumin, Les Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie, Saint-Étienne, 1997, fig. 17]
système devait être coûteux, complexe et trop fragile pour être installé sans doute à l’extérieur. De plus, cette façon qu’avaient les Anciens de regarder les éléments naturels dans le jardin comme une sorte d’accomplissement visuel, olfactif et acoustique rendait également vaine cette intervention de l’homme à travers l’installation de machines. Rien de commun en tout cas entre ces petits automates sortis de l’imagination des savants alexandrins et les machines hydrauliques sophistiquées qui apparaissent en Europe dans les jardins de la Renaissance. Les artifices imaginés par les ingénieurs hydrauliciens sont des procédés destinés à enrichir l’aspect sonore et musical de cet espace : après Montaigne et N. Audebert au xvie siècle51, le voyageur anglais J. Evelyn décrit les jardins de Tivoli en 1645 avec ses orgues à eau situés dans la grotte de la Nature et sa volière composée d’oiseaux artificiels qui chantaient, et à Frascati, il dépeint le « théâtre d’eau » et note également la présence d’orgues à eau52, comme à Pratolino où des orgues hydrauliques installés sur le Parnasse étaient reliés à des boîtes pneumatiques
Figure 1 – Fontaine aux oiseaux (bronze, ht. 25 cm), Maison de M. Fabius Rufus. [D’après A. M. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Pompéi, Nature sciences et techniques, p. 60, fig. 10]
51. Voir la description de la villa d’Este avec le mécanisme des orgues à eau par N. Audebert et par Montaigne cités dans M. Baridon, Les jardins. Paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, 1998, p. 666-667 et 670. 52. W. Bray, V. Cromwell (dir.), The Diary of John Evelyn, New York, 1973, p. 178-179 : le 6 mai, il note : « In another garden, is a noble aviary, the birds artificial, and singing till an owl appears, on which they suddenly change their notes. Near this is a fountain of dragons, casting out large streams of water with great noise. In another grotto, called Grotto di Natura, is an hydraulic organ […] » ; voir aussi l’extrait cité dans R. Murray Schafer, Le paysage sonore… (cité n. 2), p. 339-340.
L’ENVIRONNEMENT SONORE DES JARDINS D’AGRÉMENT DANS LA CIVILISATION ROMAINE • 217
qui actionnaient le chant des oiseaux53. Les « jardins des merveilles » des xvie-xviie siècles portent à la perfection ces procédés sonores ; les plus beaux exemples sont ceux d’Helbrunn (Autriche) où prolifèrent dans une grotte les oiseaux / automates qui chantent selon les procédés mécaniques décrits par Héron, ou mieux encore les constructions savantes de Francini dans les jardins de Saint-Germain-enLaye sous Henri IV qui donnaient à voir, dans l’esprit des petits théâtres d’automates de Pratolino, la dame qui jouait de l’orgue, un Mercure soufflant dans un coquillage ou les mécanismes de la grotte d’Orphée54. Aujourd’hui les sculptures musicales de E. Samakh utilisent les technologies modernes (les panneaux solaires) pour activer des flûtes en métal cachées dans la végétation du jardin du château de Chamarande, qui se mettent à chanter grâce aux rayons du soleil55. Dans le monde romain, le jardin d’agrément résonnait parfois des accents de la musique des hommes donnant des concerts en plein air dans les triclinia d’été56, mais il ne s’agit là que d’une transposition de la musique du banquet dans le jardin. W. Jashemski a cru reconnaître dans la maison du Faune (portique nord du péristyle) et dans celle des Amours dorés un espace surélevé dans le péristyle et encadré par deux pilastres corinthiens qu’elle imagine être une estrade destinée à donner de petits concerts57. Qu’il y ait eu des concerts dans les triclinia d’été, cela est évident comme le montre l’iconographie picturale58 : le concert donné devant des banqueteurs allongés sous une treille devient un topos de la vie heureuse. Le motif de la tonnelle est souvent accompagné d’une évocation des plaisirs musicaux : dans le poème de la Copa, le cabaret est composé de « jardins et de
tonnelles, de pichets et de roses » avec « une treille fraîche à l’ombre des roseaux », près d’un « ruisseau dont l’eau sonne avec un bruit sourd » (crepitans rauco murmure rivus aquae), tandis que résonnent le son de la syrinx (fistula), de la tibia et des instruments à cordes59. Mais la musique de l’homme ne rivalise guère avec celle de la nature : seul l’oiseau chanteur mérite, de l’avis de Plutarque, d’être placé sur le même rang que l’instrument de musique60 et certains poètes latins placent le chant de l’oiseau avant celui de l’homme61.
Dans la tradition heuristique, chez Varron et Lucrèce, l’oiseau passe pour être l’inventeur de la musique et cet animal entretient des relations étroites avec l’art musical. L’oiseau est un repère sonore ; on en mesure l’importance lorsque Ovide, lors de son exil sur les rives du Pont, se plaint de ne plus entendre leur chant au printemps62. L’oiseau est en même temps une manifestation de la présence du poète et la multiplication de son image dans les jardins est aussi un moyen d’affirmer le lien entre le ramage des oiseaux et la poésie, selon une idée répandue depuis l’époque hellénistique63. Ce qui caractérise l’oiseau, c’est avant tout son cri ou son chant ; c’est pourquoi 20 % des oiseaux portent un nom latin formé à partir d’onomatopées qui renvoient à son chant de façon parfois approximative, voire arbitraire64. Dans son traité sur la langue latine, Varron souligne que la majorité des noms d’oiseaux sont construits à partir de leur cri (ab suis uocibus)65. Les Anciens, et notamment Pline, faisaient
53. L. Zangheri, « Les jardins de Buontalenti entre la science des ingénieurs et l’art du théâtre », dans M. Mosser, G. Teyssot, Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, 2002, p. 95. Voir aussi la description des grottes par Jacques Boyceau de la Barauderie dans son Traité du jardinage au xviie siècle : des figures jouent des instruments de musique, sifflent et des oiseaux chantent. Cf. le texte dans M. Baridon, Les jardins… (cité n. 51), p. 758. 54. L. Zangheri, « Naturalia et curiosa dans les jardins du xvie siècle », dans M. Mosser, G. Teyssot, Histoire des jardins de la Renaissance… (cité n. 53), p. 58-60. 55. Exposition en 2006 au château de Chamarande, à 40 km de Paris. 56. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. I, New Rochelle / New York, 1979, p. 97-101, sur les scènes de musique dans les peintures de Pompéi. 57. Ibidem, p. 101. Voir la photo de ce péristyle dans L. Farrar, Gardens of Italy… (cité n. 1), fig. 24. 58. Voir W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), fig. 153 et 262-263 (Maison de Marcus Lucretius). Le thème de banquet en musique sous la tonnelle est un topos repris dans la mosaïque. 59. Copa V, 7-8 et 10-12.
60. Plutarque, De la tranquillité de l’âme : 20 Moralia 477 e : « les hommes aiment les instruments de musique dont le son est agréable, les oiseaux chanteurs » (τῶν ὀρνέων τοῖς ᾄδουσι). 61. Élégies I, 2, 14. 62. Ovide, Pontiques III, 1, 21-22 : « aucun oiseau ne chante (non avis obloquitur), hormis ceux qui, loin des forêts, boivent d’un gosier rauque l’eau de la mer » (trad. J. André, Paris, CUF, 1993). 63. E. Prioux, Petits musées en vers. Épigramme et discours sur les collections antiques, Paris, 2008, p. 119 : on recherchait dans le ramage des oiseaux « la preuve que le langage poétique aurait reposé, avant toute chose, sur l’harmonie sonore des mots et non sur leur signification ». 64. J. André, « Onomatopées et noms d’oiseaux en latin », dans Bulletin de la Société de linguistique de Paris, 61, 1966, p. 146-147 ; A. Sauvage, Études des thèmes animaliers… (cité n. 37), p. 121 : « même si certaines de ces étymologies apparaissent comme fantaisistes, elles témoignent du moins de l’importance accordée par les Romains aux cris des oiseaux. » 65. Varron, De la langue latine V, 75 : il cite cuculus (coucou), coruus (corbeau), hirundo (l’hirondelle), ulula (la chouette), anser (l’oie) et quelques autres encore.
l’oiseau : un acteur essentiel du Paysage sonore dans le jardin romain
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bien la différence entre les oiseaux capables de parler (comme le corbeau66) et les oiseaux chanteurs (ὀρνίθης ᾠδικοί ou uolucres canorae comme dit Ovide) : ce sont avant tout ceux qu’aujourd’hui nous appelons les passereaux. La performance vocale de l’oiseau amène l’homme à poser la question de la hiérarchie musicale et des rapports entre ars et nature. L’oiseau qui chante jouit d’un statut à part chez les Grecs et plus encore, semble-t-il, dans la civilisation romaine. Il est vrai que la richesse de leur chant est surprenante à plus d’un titre. Plutôt que de chant, il conviendrait, pour être plus exact, de parler d’appel (comme disent les ornithologues) ou de signal sonore (selon les acousticiens) qui se caractérise par une succession très rapide de notes (souvent des triples croches) très aiguës pour l’oreille humaine avec une combinaison de différentes formules67. Dans le règne animal, l’oiseau est l’un des rares animaux doté de structures qui rappellent les cordes vocales68, ce qui lui confère « une virtuosité extraordinaire qu’aucun ténor, qu’aucune soprano colorature ne pourront jamais égaler »69 et certains registres aigus sont inaccessibles à nos instruments de musique70. Ajoutons à cela une sorte de perfection car, de l’aveu du compositeur Messiaen, jamais on ne relève d’erreur dans le chant des oiseaux, ce qui l’amène à considérer que « dans la hiérarchie artistique, les oiseaux sont les plus grands musiciens qui existent sur notre planète »71. Peut-être est-ce la raison de cette fascination pour les oiseaux chanteurs, car ce chant, insaisissable par essence, ne peut être reproduit parfaitement par la notation musicale72 ni par l’imitation instrumentale et reste donc une référence absolue en matière de musique. Chez les Anciens, tous les oiseaux ne jouissent pas de la même considération. Philon d’Alexandrie réunit merles, tourterelles et cygnes dans cette capacité à chanter ensemble en harmonie73. Dans la liste dressée
par Artémidore des « animaux chanteurs dotés d’une jolie voix » figurent « l’hirondelle, le rossignol, le roitelet »74. L’exemple du rossignol est dans l’Antiquité un cas d’école75. Élien, qui l’évoque à plusieurs reprises, parle de sa « musicalité »76 ; l’oiseau est bien connu et on sait notamment que son chant varie en fonction des saisons77. Il est appelé dans la langue latine luscinia (ou lusciniola chez Varron qui fait le rapprochement avec canere78) avec comme synonymes philomela, roscinia et aedon. L’étymologie de ce dernier en grec (ἀηδών / aedon) renvoie au verbe chanter (ἀείδω) et en latin ce nom est employé seulement dans la poésie latine du ier siècle79. La réputation du rossignol est donc bien établie et largement méritée : selon le compositeur F.-B. Mâche, le rossignol aurait un répertoire de 71 strophes80.
66. Encore qu’Apulée (Florides XII) emploie carmen, cantare et cantilena pour qualifier les paroles du corbeau et du perroquet. 67. M. Castellango, « La musique des oiseaux », dans Bulletin du Groupe d’acoustique musicale, 6, 1964, p. 2-3 et 7. 68. Y. Leroy, L’univers sonore animal. Rôle et évolution de la communication acoustique, Paris, 1979, p. 75. 69. C’est le point de vue de Messiaen : cf. C. Samuel, Entretiens avec Olivier Messiaen, Paris, 1967, p. 101. 70. Ibidem, p. 113, raconte les difficultés rencontrées par Messiaen pour noter le chant des oiseaux ; Chr. Guillais, L’animal aux sources de la musique, École nationale vétérinaire d’Alfort (thèse pour le doctorat vétérinaire), p. 26-27. 71. C. Samuel, Entretiens… (cité n. 69), p. 95 (tout le chapitre IV de cet ouvrage est consacré aux propos de Messiaen sur l’oiseau chanteur et on y trouve une définition remarquable de la richesse du chant des oiseaux). 72. R. Murray Schafer, Le paysage sonore… (cité n. 2), p. 52. 73. Philon d’Alexandrie, De animalibus 15. Isidore, Étymologies XII, 7, 69, propose d’expliquer l’étymologie du merle (merula) à partir de son chant : « merula se disait autrefois medula pour ses modulations (modulet). »
74. La clef des songes IV, 56. Le roitelet est un minuscule passereau : sur la voix des roitelets, voir P. Géroudet, Les passereaux d’Europe, I-II, 4e éd., Lausanne, 1998, p. 124 (le roitelet huppé) et 127 (le roitelet à triple bandeau). 75. A. W. Thompson, A Glossary of Greek Birds, Hildesheim, 1966, p. 16-22 (not. p. 19-20, sur son chant). 76. Élien, NA, Épilogue. 77. Élien, NA XII, 28 : il modifie sa voix au cours de l’été. Le moment le plus favorable est le printemps. Cf. C. Samuel, Entretiens… (cité n. 69), p. 109. 78. Varron, De la langue latine V, 76. 79. J. André, Les noms d’oiseaux en latin, Paris, 1967, p. 22. 80. F.-B. Mâche, Musique, mythe, nature ou les dauphins d’Arion (Klincksieck, coll. d’esthétique), Paris, 1983, p. 62 (sur la richesse du chant des oiseaux), qui revient sur cet aspect dans son dernier ouvrage : Musiques au singulier, Paris, 2001. 81. B. Bergmann, « Art and Nature in the villa at Oplontis », dans Pompeian Brothels. Pompeii’s Ancient History, Mirrors and Mysteries, Art and Nature at Oplontis and the Herculanum Basilica, Porsmouth, 2002, p. 118.
Les peintures murales de jardins et la présence obsédante des oiseaux : le mariage de l’art et de la nature Il est significatif que les oiseaux ne soient évoqués chez Pline le Jeune que sous la forme de représentations picturales sur les murs de sa villa toscane, comme s’il fallait figer de manière définitive la présence de ces volatiles mobiles dans le décor et comme si la place de l’oiseau dans le décor domestique était plus importante que celle de véritables oiseaux dans son jardin. On sait que la représentation des oiseaux dans la peinture murale est liée à l’émergence des représentations picturales de paysages évoquées par Pline l’Ancien (XVI, 140) et mises au point dès le début du Principat pour aboutir au « mariage de l’art et de la nature »81. La mise en scène iconographique du paysage topiaire obéit à des conventions parmi lesquelles la figure de l’oiseau insérée dans le décor végétal apparaît comme un élément incontournable.
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Figure 3 – Villa de Livie de Prima Porta, salle souterraine, petit côté sud : peinture de jardin, avec oiseaux dans les frondaisons. [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli. La villa di Livia e la pittura di giardino, Milan, 2002, p. 89]
Pour les villas campaniennes, le corpus de W. Jashemski recense 121 exemples de peintures de jardins dont 104 à Pompéi, 8 à Herculanum et 9 dans les villas suburbaines82 ; elles sont datées pour la plupart du iiie et IVe style et localisées essentiellement dans les péristyles de façon à prolonger l’espace du jardin83. Trois principaux types de jardins sont illustrés dans la peinture murale : l’hortus conclusus, à la mode au début du ier siècle, avec un jardin sur fond noir ceint de barrières d’osier (W. Jashemski en dénombre dans 36 édifices84) ; le jardin avec vasques et statues
lié à la vogue du IVe style ; enfin le thème du verger luxuriant avec fleurs et fruits85. Tous offrent une large place aux oiseaux. Les exemples de jardins remplis d’oiseaux ne manquent pas pour le début du ier siècle. Le plus ancien (vers 40-20 avant. J. C.) et le plus accompli figure sur les parois de la salle souterraine aux murs aveugles de la villa de Livie à Prima Porta86 (figure 3), auquel on peut ajouter les jardins d’été de Mécène à Rome (le pseudo Auditorium, sans doute un reste de villa) où des salles entières sont décorées avec le motif du jardin clos disposé dans
82. Sur les jardins peints, voir la mise au point de J.-M. Croisille, La peinture romaine, Paris, 2007, p. 219-227 ; E. De Carolis, « I giardini dipinti: osservazioni e proposte », dans G. Di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico… (cité n. 48), p. 142-153, examine la maison du Verger (Casa del Frutetto) et la maison du Bracelet d’or (Casa del Bracciale d’Oro) ; pour le décompte des scènes, cf. la n. 8. 83. Voir par exemple le petit jardin intérieur (on a retrouvé les racines des plantes) localisé dans la pièce 70 de la villa de Poppée à Oplontis, dont les parois portent des décors de jardins du IVe style : A. Barbet, Les cités enfouies du Vésuve, Paris, 1999, photo p. 199. 84. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 26), p. 394-404.
85. Pour des classifications plus nuancées et complètes : S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), p. 55-57. 86. Peintures déposées au Musée national, Rome (5,90 × 11,70 m). Pour la dernière mise au point, je renvoie à S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), p. 9 : on ignore la destination de cette salle. Certains ont pensé que le toit voûté évoquait une pergola : cf. M. Gabriel, Livia’s Garden Room at Prima Porta, New York, New York University Press, 1955, p. 15. Photo de la salle souterraine avec ses peintures in situ : G. Messineo, La villa di Livia a Prima Porta, Rome, 2001, fig. 6 (état en 1942). Photos couleur avec détails sur les oiseaux dans D. Mazzoleni, U. Pappalardo, Fresques des villas romaines, Paris, 2004, p. 190-208.
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y ajouter des oiseaux plus gros comme la pie, le geai et même la caille et la perdrix qui donnent au jardin une allure presque agreste90 (figure 4). La présence des oiseaux et l’abondance végétale doit être lue à la fois comme un écho de la passion des princes pour la collection d’oiseaux et comme un message symbolique de prospérité, en rapport avec le thème de la felicitas temporum91.
Le jardin de la tombe de Patron : un décalage entre texte et image
Figure 4 – Villa de Livie de Prima Porta, salle souterraine, détail. [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli. La villa di Livia e la pittura di giardino, Milan, 2002, p. 26]
Les peintures funéraires de la tombe de Patron à Rome (époque augustéenne, 30-10 av. J. C.) montrent un jardin peint sur les murs du tombeau que nous pouvons reconstituer grâce à quelques fragments d’enduits peints conservés et surtout grâce à une aquarelle de G. Secchi en 1843 qui en donne le relevé complet (figure 5). Nous avons la chance de posséder l’épigramme funéraire retrouvée dans le tombeau, qui permet d’en éclairer le sens. Ce jardin est à la fois une description du jardin funéraire qui entourait la tombe et en même temps une évocation des Champs Élysées. Le poème évoque non seulement les arbres et les fruits, mais aussi le chant harmonieux des oiseaux92 : Il n’y a ni ronces, ni épines autour de mon tombeau, nulle chauve-souris aux cris aigres ne tournoie audessus ; mais toute sorte d’arbres charmants poussent autour de l’urne, leurs branches ornées tout autour de fruits (εὐκάρποι) magnifiques. Y voltigent et le rossignol (ἀηδόνι) aux fredonnements mélodieux, et la cigale (τέττιξ) qui fait retentir sa voix douce comme le lis, et l’hirondelle (χελιδόνι) aux doctes gazouillements et le grillon (ἀκρίς)93 au murmure harmonieux, qui du fond de sa poitrine répand de jolies chansons (…)94.
des niches avec un décor légèrement postérieur aux fresques de la villa de Livie87. Les peintures de Prima Porta montrent un jardin grandeur nature avec une grande variété de plantes (23 ont été recensées mais d’aucuns pensent que certaines sont imaginaires88) et plus encore d’oiseaux (on en compte 69, sans parler de ceux qui ont disparu et qu’on ne voit plus aujourd’hui89), mais on ne peut exclure la part de schématisation qui rend parfois les oiseaux indéfinissables. D’après la taille des oiseaux, leur silhouette – la plupart sont montrés de profil – et leur ramage, G. Gabriel recense à la fois des oiseaux chanteurs dans le groupe des passereaux, comme la fauvette, la grive, le loriot, le chardonneret, l’alouette, et il faut
On reconnaît en effet sur la peinture plusieurs oiseaux perchés sur les arbres et un insecte placé sur une branche qui est visiblement une sauterelle. On ignore si le copiste a reproduit fidèlement l’original et s’il a transformé une cigale ou un grillon en sauterelle.
87. S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), p. 17-18 : le cycle des peintures est connu grâce aux dessins réalisés en 1874. 88. P. Veyne, « Pourquoi l’art gréco-romain a-t-il pris fin ? », dans L’empire gréco-romain, Paris, 2005, p. 860, n. 340. 89. M. Gabriel, Livia’s Garden Room… (cité n. 86), p. 5 et p. 39, utilise à plusieurs reprises le recueil de dessins du Antike Denkmäler. Herausgegeben vom kaiserlich deutschen archäologischen Institut, Berlin, I, 1891, établi au xixe siècle afin de comparer les deux états de conservation : voir l’exemple de la pl. 5 dans M. Gabriel, où est reproduit l’un des dessins. 90. Voir le catalogue des oiseaux dans M. Gabriel, ibid., p. 43-53, et les photos avec détails des volatiles dans les planches données en annexes. 91. D. Mazzoleni, U. Pappalardo, Fresques des villas romaines… (cité n. 86), p. 191.
92. N. Blanc, J.-L. Martinez, « La tombe de Patron », dans N. Blanc (dir.), Aux royaumes des ombres. La peinture funéraire antique, Paris, 1998, fig. 34, p. 87, pour la paroi peinte avec jardin (aquarelle de 1843) ; l’épigramme funéraire qui figurait dans la tombe (no 43, p. 94). 93. Dans la langue poétique et en particulier dans l’Anthologie Grecque, akris utilisé dans un sens générique indique le grillon aussi bien que la sauterelle : I. C. Beavis, Insects and other Invertebrates in Classical Antiquity, Exeter, 1988, p. 72 et 78. 94. Trad. W. Froehner. IG XIV, 1134 = CIG III, 6270-6271. V. Tran Tam Tinh, Catalogue des peintures romaines du musée du Louvre, Paris, 1974, p. 71-78 ; N. Blanc (dir.), Au royaume des ombres… (cité n. 92), p. 94 pour l’inscription et p. 87 pour l’aquarelle montrant la paroi peinte.
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Figure 5 - Jardin peint sur le tombeau de Patron, Rome (aquarelle de Secchi). [D’après N. Blanc (dir.), Aux royaumes des ombres. La peinture funéraire antique, Paris, 1998, fig. 34]
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On mesure alors combien il serait utile de pouvoir identifier oiseaux et insectes qui figurent sur les tombeaux peints ou sculptés. La présence de la cigale citée dans le texte est tout à fait cohérente avec le contexte funéraire, car les Grecs la classaient parmi les animaux chthoniens95. Les performances vocales de l’hirondelle (nommée chelidon dans la poésie latine96) sont souvent assez proches de celles du rossignol, car on parle du « chant » de l’hirondelle (ᾆσμα) et non pas de son cri97. Élien loue son « talent musical »98 et, selon Artémidore, cet oiseau « favorise la musique » et songer à lui signifie que l’épouse « sera grecque et musicienne », mais il précise qu’il est aussi porteur d’une connotation funéraire, car il « signifie la mort de gens qui périssent avant l’heure, et deuil et profond chagrin »99. Comme pour le rossignol, son chant est souvent empreint de mélancolie100 et Sénèque associe dans ses tragédies les deux oiseaux pour évoquer les cris de douleur des femmes101. Pausanias considère en effet que le rossignol et l’hirondelle ont en commun leur chant « semblable à une lamentation »102. Comme l’a noté S. Settis, cette épigramme est construite sur une série d’oppositions (l’abandon avec le roncier / le soin et l’abondance du jardin ; la sonorité désagréable du cri de la chauve-souris / le chant harmonieux des oiseaux) et le catalogue d’oiseaux qui est décliné dans l’épigramme ne correspond pas à ceux qui sont montrés sur la peinture ; il n’y a pas de correspondance exacte entre le poème et la fresque et le texte n’est pas une description de l’iconographie du jardin103. Ce même décalage peut être observé entre la tradition littéraire qui encense le rossignol et le répertoire des peintures de jardins pompéiens qui ne donnent presque jamais à voir cet oiseau.
95. J. Assaël, « Sirènes, cigales et Muses. Degré de l’initiation poétique dans les représentations mystériques en Grèce », dans Revue de l’histoire des religions, 220, 2003, p. 140-141. Plutarque rapporte que Tettix fonda une colonie près des bouches du Ténare : Sur les délais de la justice divine, 17 : Moralia 560 E. 96. J. André, Les noms d’oiseaux en latin… (cité n. 79), p. 53. 97. Voir la Souda, IV, 797. 98. Élien, NA I, 58. 99. Artémidore, La clef des songes II, 66. 100. Voir H.-I. Marrou, « Le symbolisme funéraire des Romains », dans Journal des Savants, 2, 1944 p. 81, n. 1. 101. A. Sauvage, Études des thèmes animaliers… (cité n. 37), p. 217. 102. Pausanias, I, 41, 8. De façon générale, l’oiseau est couramment assimilé à l’âme dans la littérature gréco-romaine, ce qui pourrait justifier sa présence sur d’innombrables autels ou urnes funéraires. Dans la pensée grecque, l’oiseau est aussi un symbole littéraire des pleurs illustré par le thème du rossignol plaintif ou de l’hirondelle, sans parler de l’alcyon et naturellement du cygne : cet aspect est évoqué dans D. Arnould, Le rire et les larmes dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris, 1990, p. 248-257.
Peintures murales et catalogue ornithologique Quel que soit le type de jardin, les oiseaux s’approprient cet espace toujours en fleurs, image d’un « éternel printemps »104. Sur la plupart des peintures, les oiseaux sont montrés dans une végétation printanière et on a fait remarquer que les jardins peints à Oplontis étaient disposés dans l’aile est, côté soleil levant. On y découvre des oiseaux de tailles et de couleurs différentes montrés en vol ou posés sur les branches, qui investissent l’ensemble du jardin et jouissent d’une liberté totale : aucun piège ou épouvantail à l’horizon et encore moins la présence de l’homme. Les premières identifications de l’avifaune sont à porter au crédit de M. Gabriel en 1955, lors de l’étude des peintures de la villa de Livie105, et de L. Johnson en 1968, dans sa thèse sur les volières et l’aviculture106. Les progrès récents dans l’identification des oiseaux symbolisés par les travaux de A. Tammisto pour les mosaïques107 ou les publications sur la faune à Pompéi (avec le chapitre « Birds » rédigé par l’ornithologue G. E. Watson pour la synthèse de W. Jashemski et F. G. Meyer) ont montré à quel point les oiseaux chanteurs étaient présents dans l’iconographie des villas pompéiennes ; on les aperçoit volant dans les airs, nichés dans les frondaisons, buvant dans les vasques, selon un motif qui rappelle le fameux tableau de Sosos, ou marchant sur le sol. La précision des représentations de l’avifaune a permis une identification partielle menée par des ornithologues, car la plupart des oiseaux sont figurés de façon soignée, selon la tradition du portrait, tandis que d’autres sont parfois esquissés de façon plus générique et la seule silhouette du volatile ne permet pas alors d’être plus précis108. Dans l’ensemble, la reconnaissance des oiseaux ne va pas de soi et reste parfois délicate car plus d’un oiseau reste rebelle à toute identification109. 103. S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), p. 25-29 et 45, montre bien l’importance de la tombe de Patron dans l’histoire des jardins romains. 104. M. Gabriel, Livia’s Garden Room… (cité n. 86), p. 15. 105. M. Gabriel (ibidem, p. VI) a utilisé pour les identifier Il Libro degli Uccelli Italiani (1938), mais reconnaît que des doutes subsistent pour beaucoup d’entre eux. 106. L. Johnson, Aviaries and Aviculture in Ancient Rom, PhD Thesis, University of Maryland, 1968. Cette étude est loin de faire le tour de la question. 107. A. Tammisto, Birds in Mosaics. A Study on the Representation of Birds in Hellenistic and Romano-Campanian Tesselated Mosaics to the Early Augustan Age, Rome, 1997 : il répertorie 346 oiseaux dans un corpus de 70 mosaïques. Voir le compte rendu de L. Bodson, dans Anthropozoologica, 32, 2000, p. 70-71. 108. G. E. Watson, « Birds », dans W. F. Jashemski, F. G. Meyer, Natural History of Pompei... (cité n. 27), not. p. 357. 109. Sur les problèmes méthodologiques en rapport avec les identifications d’oiseaux : M. Gabriel, Livia’s Garden Room… (cité n. 86), p. 43 ; A. Tammisto, Birds in Mosaics… (cité n. 107), p. 5-10.
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Figure 6 – Vasque avec oiseaux, Maison du Bracelet d’Or, salle (32), paroi nord. [D’après Homo Faber. Studies in Nature, Technology and Science at the Time of Pompei, Rome, 2002, p. 55, fig. 1]
La profusion des oiseaux représentés sur les peintures murales témoigne de la richesse de l’avifaune et, de la même façon que l’on a parlé de « catalogue botanique » pour les plantes et fleurs du jardin110, on peut s’efforcer de dresser un « catalogue ornithologique ». Il n’existe pas à ce jour de recensement systématique des oiseaux dans les peintures murales, dans l’esprit du travail de M. Gabriel pour les fresques de Prima Porta, mais les travaux récents menés sur plusieurs peintures pompéiennes laissent deviner l’intérêt d’une telle démarche. Ainsi, l’examen des murs nord et sud de la maison du Bracelet d’or a permis
de montrer la variété de l’avifaune111 : la peinture du mur sud de la diaeta montre un petit oiseau au plumage brun qui semble être une fauvette (Acrocephalus sp.) ou un Locustella sp112 ; sur les murs de la diaeta de la maison VI, 42, on trouve à la fois le geai et le loriot113 ; sur la paroi nord de la salle (32) de la maison du Bracelet d’or qui ouvrait sur le jardin (figure 6) la pie, le merle noir, le loriot, l’hirondelle et la colombe ont été reconnus au milieu des platanes, pins et lauriers114. On découvre que le merle (turdus merula) figure à plusieurs reprises115 avec le moineau (passer)116, la grive (Maison de la Vénus marine)117 ou la pie.
110. S. Settis, Le pareti ingannevoli… (cité n. 8), p. 16. 111. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 26), fig. 406 et p. 348-356, pour les identifications. 112. Ibidem, commentaire de la fig. 1. 113. Ibid., fig. 11 pour le loriot et 15 pour le geai.
114. A. M. Ciarallo, E. De Carolis (dir.), Pompéi, nature, sciences et techniques (cité n. 48), p. 55 (la photo est inversée). 115. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 26), p. 317-319 (Pompéi I, 9, 5) ; 356, 358, 378 ; G. E. Watson, « Birds » (cité n. 108), p. 397-398. 116. Ibidem, p. 388. 117. Ibid., p. 398-399, et fig. 110.
224 • CHRISTOPHE VENDRIES
Pourtant, il est considéré dans la poésie latine comme le parangon du chanteur, car cet oiseau a un chant brillant afin de compenser la médiocrité de sa parure120 (figure 8). Ses talents de musicien ont été vantés par Pline dans des termes empruntant au vocabulaire du musicien de métier et plus précisément au tibicen121. Si, dans les textes, il tient le premier rang en tant qu’oiseau chanteur, cela n’est pas du tout le cas dans la peinture murale ; à l’inverse, le loriot est montré à plusieurs reprises parce que les couleurs de sa robe sont plutôt flatteuses alors qu’il est un mangeur de fruits sans doute indésirable dans les jardins122. Ainsi, l’absence du rossignol montre que
Figure 7 – Rossignol de la villa de Poppée, Oplontis. [D’après W. J. Jashemski, The Gardens of Pompeii, Herculaneum and the Villas destroyed by Vesuvius, vol. I, New Rochelle /New York, 1979, fig. 439]
Il existe là encore un hiatus étonnant entre les textes et l’iconographie, car malgré le foisonnement des oiseaux dans le décor peint118, seul un spécimen de rossignol a pu être identifié de façon certaine sur une fresque de la villa de Poppée à Oplontis119 (figure 7). Une explication s’impose d’elle-même : le rossignol est un animal au plumage très commun et la banalité de son aspect extérieur suffit à rendre sa représentation très rare sur les peintures murales.
Figure 8 – Rossignol, Museum d’Histoire naturelle, La Rochelle, vitrine 16, no 09. 070. [Cliché : Chr. Vendries]
118. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), p. 105-108. 119. Ibid., fig. 439 : perché sur une fontaine quadrangulaire supportée par un sphinx dans l’atrium de la villa ; un autre oiseau identifié au départ comme un rossignol par W. F. Jashemski (The Gardens of Pompeii…, vol. II [cité n. 26], p. 321, fig. 368 / Pompéi, I, X, 5) est en fait un loriot : cf. G. E. Watson, « Birds » (cité n. 108), p. 383. Certains ont cru en reconnaître aussi un bel exemple sur une peinture de la maison du Bracelet d’or où l’oiseau est perché sur un roseau : photo dans G. Di Pasquale, F. Paolucci (dir.), Il giardino antico da Babilonia a Roma… (cité n. 48), p. 330, mais l’oiseau semble être une fauvette : cf. G. E. Watson (cité), fig. 147. De même, les rossignols proposés par D. Mazzoleni et U. Pappalardo, Fresques des villas romaines…
(cité n. 86), p. 190, pour les fresques de la villa de Livie à Prima Porta sont loin de faire l’unanimité. 120. Voir K. Stastny, Oiseaux chanteurs, Paris, 1980, p. 110 : « bien des gens seraient désappointés par son aspect médiocre. Il est d’une seule teinte brune, un peu plus sombre au dessus, un peu plus clair en dessous, seuls son croupion et sa queue virent vers le roux » ; G. E. Watson, « Birds » (cité n. 108), p. 384, retient le même argument. 121. Pline, HN X, 29. Voir A. Barker, Euterpe. Ricerche sulla musica greca e romana, Pise, 2002, p. 83-104 ; A. Arbo, « Les animaux sont-ils musiciens ? Autour d’un thème de la réflexion musicale antique », dans O. MortierWaldschmidt (dir.), Musique et Antiquité, Paris, 2006, p. 232235, sur le chant du rossignol. 122. G. E. Watson, « Birds » (cité n. 108), p. 386-387, pour le loriot.
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les choix des peintres et commanditaires obéissent d’abord à des critères esthétiques qui ignorent du moins en partie le poids de la tradition littéraire et poétique. Parmi le catalogue impressionnant des oiseaux, les peintres mélangent parfois petits et gros oiseaux ; oiseaux domestiques, comme le pigeon ou le paon (pour sa valeur ornementale), et oiseaux sauvages, passereaux et échassiers (aigrette, héron), mais ce mélange a des limites, car jamais on ne voit le cygne, cet autre oiseau musicien, au milieu des oiseaux du jardin. Partout l’oiseau est posé sur les branches, occupé à manger les fruits, ou sur la vasque d’une fontaine pour y boire ou se reposer ; comme W. Jashemski123 et G. Watson, on peut supposer que ces vasques servaient à attirer les oiseaux. On a en tout cas l’impression qu’ils se sont appropriés cet espace où nulle part n’apparaît la présence de l’homme : ni promeneur, ni jardinier, ni chasseur d’oiseaux alors que le thème de l’oiseleur est très répandu dans l’iconographie romaine, et pas même la présence de filets destinés à protéger les arbres fruitiers. Seules les sculptures de Priape, dit-on, avaient le pouvoir d’écarter les voleurs et les oiseaux. M. Gabriel note jusqu’à la présence de nids dans les plantations du jardin de Prima Porta. La liberté de l’oiseau ignore la clôture et s’affranchit des limites construites par l’homme ; celui-ci n’existe qu’à travers les réalisations topiaires : fontaines, vasques, barrières, oscilla, hermès, plantations. Il est le spectateur de cette nature peinte qui prolonge dans le péristyle ou à l’intérieur même de la maison la présence du jardin. Les oiseaux s’imposent au regard du spectateur à plusieurs titres. D’abord grâce au motif de l’oiseau mangeur de fruits vulgarisé dans les architectures des enduits peints du second style et repris dans
la peinture des IIIe et IVe styles. Comme l’a montré R. Robert, le motif de l’oiseau qui picore est à la fois un défi pour le peintre, car ce carton apparaissait comme un morceau de bravoure pour l’artiste dans sa tentative à reproduire la nature, et un sujet privilégié pour le propriétaire car il affiche non seulement sa connaissance de l’art (l’oiseau qui mange des fruits est une allusion à l’anecdote du « jugement des oiseaux »)124, mais également son goût pour l’avifaune. Enfin, la présence des oiseaux dans les peintures murales peut aussi être regardée comme une allusion aux plaisirs de la bouche125. Plusieurs niveaux de lectures sont possibles et ces interprétations ne sont pas contradictoires. Certaines peintures décoraient le mur d’une salle ouvrant directement sur le jardin (c’est le cas dans la maison du Bracelet d’or, salle 32). D’autres étaient disposées dans des pièces fermées. C’est alors le seul moyen de recréer, avec un soin minutieux et à peu de frais, l’illusion d’une sorte de volière avec des oiseaux soigneusement triés. Des oiseaux pouvaient être placés dans une cage disposée dans le jardin ; c’est le cas pour le jardin peint dans la villa de Livie où la cage en osier ou en métal, de forme étonnement moderne (un dôme avec un anneau d’attache au sommet) est posée sur la balustrade126 (figure 9). Sa présence permettait sans doute de maintenir l’oiseau dans le jardin et de profiter à demeure de son spectacle, mais aussi d’attirer les autres oiseaux en empruntant un procédé utilisé par les oiseleurs lors de la chasse aux oiseaux127. Mais cette cage semble plus symbolique que réelle, car l’oiseau de petite taille qu’on y aperçoit – M. Gabriel pense à un rossignol ou à une fauvette128 - est posé sur le rebord de la cage et peut en sortir en passant entre les barreaux bien trop larges pour l’emprisonner. Cette mise en
123. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), p. 105. 124. R. Robert, « Des oiseaux dans les architectures », dans E. M. Moormann, Functionnal and Spatial Analysis of Wall Painting (Proceedings of the Fifth International Congress on Wall Painting, Amsterdam, 8-12 September 1992) (Babesch Supp. III), Leyde, 1993, p. 169-173 ; G. Sauron, « Une polémique qui dure : le “deuxième style pompéien” », dans Topoi, 5, 1995, p. 256. 125. E. Prioux, Petits musées en vers… (cité n. 63), p. 28, à propos des décors du triclinium de la Maison du Moraliste à Pompéi : décor de couronnes et d’oiseaux (entre 42 et 65) ; cf. photo dans Pompei. Pitture e mosaici: Regio II, III, V, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1991, p. 406-434. Sur les oiseaux consommés par les Anciens : Chr. Chandezon, « Le gibier dans le monde grec. Rôles alimentaire, économique et social », dans J. Trinquier, Chr. Vendries (dir.), Chasses antiques, pratiques et représentations dans le monde gréco-romain (iiie s. av.-ive s. apr. J.-C.) (Actes du colloque international de Rennes, Université Rennes II, 20-21 septembre 2007), Rennes, 2009, p. 77-78 et 83.
126. G. Lafaye, s.v. Hortus, dans Daremberg-Saglio, vol. III, 1900, fig. 3900 ; M. Gabriel, Livia’s Garden Room… (cité n. 86), p. 29 et 34, pl. 10 (détail) : il décrit dans la cage deux mangeoires ; W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), fig. 176 ; il n’existe aucun témoignage archéologique de ces cages : cf. Watson, « Birds » (cité n. 108), p. 358 et fig. 295 : sur une peinture de Pompéi, deux oiseleurs transportent des oiseaux capturés dans de petites cages. 127. Chr. Vendries, « L’auceps, les gluaux et l’appeau », dans J. Trinquier, Chr. Vendries (dir.), Chasses antiques… (cité n. 125), p. 123 et fig. 8 (oiseau en cage : mosaïque de Carthage). 128. H. Brunn, « Scavi di Prima Porta », dans Bulletino dell’Istituto di Correspondenza Archeologica, Rome, 1863, p. 83, pense que l’oiseau est un chardonneret (« cardellino ») ; M. Gabriel, Livia’s Garden Room… (cité n. 86), p. 34 et 48 ; D. Mazzoleni, U. Pappalardo, Fresques des villas romaines… (cité n. 86), p. 190 (les auteurs parlent d’un canari, mais il faut écarter cette hypothèse) et fig. p. 198.
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Figure 9 – Cage, peinture de la villa de Livie, détail. [D’après S. Settis, Le pareti ingannevoli. La villa di Livia e la pittura di Giardino, Milan, 2002]
scène donne l’impression qu’il est vain de vouloir capturer l’oiseau dans le jardin et que ce périmètre reste en apparence un espace de liberté. Le jardin romain est souvent conçu comme un espace clos, un hortus conclusus ; par exemple, dans la villa de Pline le Jeune en Toscane, le jardin arboré disposé en corps de façade était clos de murs129 et plusieurs peintures, comme celles de la maison du Bracelet d’or (IIIe style), montrent bien la clôture du jardin car ce motif devient fréquent au IIIe style. Pour autant, les jardins romains restent ouverts aux oiseaux, libres de voler, et il ne semble pas que les arbres fruitiers soient protégés par des filets comme on le fait aujourd’hui.
Des volières dans les jardins Si les peintures murales, à travers le procédé de l’illusion, permettaient de sélectionner les oiseaux et de les garder en permanence sous les yeux, la mode des volières participe aussi de ce même objectif130.
129. Plan dans P. Gros, L’architecture romaine… (cité n. 29), fig. 344-345. 130. P. Grimal, Les jardins romains… (cité n. 3), p. 292.
Malheureusement, nous ne sommes renseignés que sur les premières volières de l’époque tardo-républicaine, celle de Lucullus à Tusculum et surtout celle de Varron dans la villa de Casinum, à partir de laquelle on se gardera bien de généraliser tant cet exemple semble original et lié à la personnalité de son concepteur. La mode des auiaria (ornithones) qui prend naissance à la fin de la République est liée au développement du luxe à Rome et au goût de la collection d’oiseaux dans la noblesse romaine131. Ce goût pour les oiseaux participe à la compréhension des comportements aristocratiques. Tout cela est assez comparable à l’engouement qui gagna l’Europe des rois et des princes au xviiie siècle, avec la multiplication des volières. Pline explique que depuis la fin de la République l’habitude a été prise de « mettre
131. G. Loisel, Histoire des ménageries de l’Antiquité à nos jours, vol. I, Paris, 1912, p. 67-72 ; G. Jennison, Animals for Show and Pleasure in Ancient Rome, Manchester, 1937, p. 99-121 ; A. Tammisto, Birds in Mosaics… (cité n. 107), p. 147 et n. 868. Pline (HN X, 141) nous dit que le premier constructeur de volières fut un chevalier, M. Laenius Strabon, « qui y enferm[ait] des oiseaux de toute sorte » (omnium generum avibus).
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en prison des animaux auxquels la nature avait assigné les espaces du ciel132 ». On sait que Lucullus, le vainqueur de Mithridate, avait fait construire une salle à manger dans la région de Tusculum au milieu d’une volière où il pouvait dîner en regardant les oiseaux voler « captifs, autour des fenêtres »133. La mise en scène d’oiseaux chanteurs dans les jardins des élites romaines trouve une forme d’accomplissement avec la construction de la volière de Varron dans sa villa des environs du Mont Cassin (Latium). On a pu écrire que l’on trouvait là la plus belle illustration du rapport des nobles romains avec la nature134. Varron détaille la conception d’une partie de sa villa appelée le « petit théâtre des oiseaux » : Entre les colonnes extérieures de la tholos, qui sont en pierre, et les colonnes intérieures en nombre égal, faites de sapin et minces, il y a un espace de cinq pieds de large. Entre les colonnes extérieures, il y a en guise de mur des filets de cordes de boyaux, faits de manière à ce que l’on puisse avoir vue sur le bois et les choses
qui s’y trouvent, sans que les oiseaux puissent passer au travers. L’espace entre les colonnes intérieures est garni, en guise de murs, d’un filet à oiseaux. Entre ces colonnes et les colonnes extérieures, il y a une structure en gradins, sorte de petit théâtre pour oiseaux (ut theatridium auium) : des consoles, fixées en grand nombre sur toutes les colonnes et servant de perchoir aux oiseaux. À l’intérieur du filet, il y a des oiseaux de toutes sortes, surtout des chanteurs tels que rossignols et merles (maxime cantrices, ut lusciniolae ac merulae)135.
Sans entrer dans les détails – la bibliographie sur ce texte est énorme –, je me contenterai de rappeler en quoi cette volière est emblématique pour la compréhension des thèmes ornithologiques connus dans la peinture contemporaine. Dans la villa de Varron, les oiseaux sont disposés dans une enceinte circulaire fermée par des filets et agencés de façon savante sur des perchoirs à hauteur différente, de façon à dominer les convives installés dans le triclinium circulaire, qui les apercevaient en contre-plongée (figure 10).
Figure 10 – Proposition de reconstitution de la volière de Varron. [Dessin : A. Olivier, d’après G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007, fig. 90]
132. Pline, HN X, 141 : ex eo coepimus carcere animalia coercere, quibus rerum natura caelum adsignauerat. 133. Varron, Économie rurale III, 4, 3.
134. E. De Albentis, La casa dei Romani, Milan, 1990, p. 213. 135. Varron, Économie rurale III, 5, 13-14.
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Il convient de retenir que ces oiseaux chanteurs étaient élevés pour leur chant et non pas pour le plaisir de la table (car on sait que le rossignol se mangeait). Selon l’hypothèse de B. Poulle, ces oiseaux étaient en quelque sorte étagés régulièrement comme les vases acoustiques disposés sous les gradins de la cauea des théâtres décrits par Vitruve ; comme eux, ils symbolisaient l’harmonie des sphères136. C’est dire la perfection prêtée au chant des oiseaux, car la musique des sphères est une musique inaudible, accessible aux seuls individus cultivés et initiés. Y avait-il autant d’oiseaux que de vases disposés dans les théâtres, c’est-à-dire 38 dans les grands théâtres et 13 dans les petits théâtres ? On l’ignore, car Varron ne le précise pas, mais G. Sauron a calculé que la tholos devait comporter 18 colonnes et donc 18 perchoirs et que ce nombre pouvait être mis en relation avec celui des sphères. Tout cela concorde parfaitement avec l’atmosphère cosmique qui émane de cette tholos, sur laquelle s’accordent tous les auteurs137, et avec le mysticisme astral138 illustré par le triclinium circulaire coiffé d’une coupole et la table ronde en forme de tympanum. F. Coarelli n’ignore pas les liens entre l’auiarium de Varron et les peintures murales du second style avec tholoi et oiseaux139, mais préfère quant à lui établir des rapprochements architecturaux notamment avec le temple circulaire des jardins de Salluste conçu avec une série de gradins descendant vers le centre de l’édifice140. Le projet de Varron, dont on ne trouve aucun équivalent dans toute la littérature antique, semble s’inspirer de deux traditions contemporaines : celle de la peinture murale qui consistait à décorer les villas avec des images d’oiseaux et celle de l’architecture
des tholoi. Au lieu de peindre sur les murs du triclinium des oiseaux comme cela se faisait à cette époque, Varron aurait voulu en faire une évocation authentique141, mais dont la signification symbolique n’était sans doute accessible qu’à un petit groupe d’intellectuels142. La conception fort originale de cet espace hybride qui combine avec bonheur auiarium et triclinium est à cet égard unique. C’est un bel exemple de proximité avec des oiseaux chanteurs qui tiennent ici curieusement dans le triclinium d’été le rôle de spectateurs143. L’intervention des oiseaux dans le contexte du triclinium est un fait bien documenté. Plutarque nous apprend qu’il était d’usage de disposer dans les villas des rossignols144 et d’autres oiseaux chanteurs pour agrémenter les banquets145 et Lucien imagine le déroulement d’un banquet idéal où la musique serait assurée par « un chœur de cygnes, d’hirondelles et de rossignols » accompagnés par la « forêt tout entière » « sous la direction des vents »146. Cette passion pour les oiseaux se manifeste à Pompéi par l’installation d’auiaria dans les jardins qui auraient laissé des traces sur le terrain en particulier grâce à leur forme circulaire. Depuis les travaux de A. W. Van Buren dans les années 1920, plusieurs identifications de volières repérées dans les jardins pompéiens ont été proposées. W. Jashemski interprète la présence de consoles sur les colonnes de plusieurs péristyles comme des éléments porteurs servant à installer des perches pour tenir les filets de volières147. D’après A. Tammisto, l’un des espaces circulaires situé dans le péristyle d’une maison pompéienne (VII, 7, 16) serait bien un vestige de volière, mais il rejette par ailleurs plusieurs localisations proposées autrefois par A. W. Van Buren148, car aucun
136. G. Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses (BEFAR, 285), Rome, 1994, p. 146 ; B. Poulle, « Les vases acoustiques du théâtre de Mummius Achaïcus », dans Revue archéologique, 2001, p. 49. 137. F. Coarelli, « Architettura sacra e architettura privata nella tarda Repubblica », dans Architecture et société de l’archaïsme grec à la fin de la République romaine, Rome, 1983, p. 213 (fait des rapprochements avec la tour des vents à Athènes, la salle circulaire de la Domus aurea, le Panthéon d’Hadrien). 138. G. Sauron, Quis deum ?... (cité n. 136), p. 146-163 : la tholos serait une évocation d’un temple de Vénus. 139. F. Coarelli, « Architettura sacra… » (cité n. 137), p. 213. A. Tammisto, Birds in Mosaics… (cité n. 107), p. 261, n. 384, reste sceptique sur ce parallèle. 140. F. Coarelli, « Architettura sacra… » (cité n. 137), p. 206215, fig. 9 pour le temple B du Largo Argentina et fig. 10 pour le temple des horti Sallustiani. 141. L. Deschamps, « Les riches propriétaires romains et leurs parcs à gibier », dans Revue des études latines, 105, 2003, p. 269. 142. E. Leach et G. Sauron sont revenus sur l’interprétation symbolique de cette volière : la première note que le thème de l’arbre, des oiseaux et de la rotonde est caractéristique de la peinture du IIe style : E. W. Leach, The Social Life of
Painting in Ancient Rome and on the Bay of Naples, Cambridge, 2004, p. 86 ; G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007, p. 145-152 : dans le dessin de reconstitution de la fig. 90, les oiseaux sont montrés en train de voler et non pas étagés comme les décrit Varron. Pour de plus amples développements : G. Sauron, Quis deum ?... (cité n. 136), p. 137-167. Quant à C. M. C. Green, elle propose d’y voir une transposition symbolique des réalités politiques : la volière reproduisant la cité en miniature et les oiseaux captifs symbolisant le sort des citoyens durant la période des proscriptions sous le triumvirat : C. M. C. Green, « Free as a Bird: Varro De re rustica 3 », dans American Journal of Philology, 118, 1997, p. 443-444. 143. L. Deschamps, « La salle à manger de Varron à Casinum », dans Bulletin de la Société toulousaine d’études classiques, 191-192, 1987, p. 77. 144. Plutarque, Des contradictions des Stoïciens, 21 : Moralia 1044 E. 145. Plutarque, Propos de table I, 1 : Moralia, 613 E. 146. Lucien, Histoires vraies B, 15. 147. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), p. 108 148. Idem, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 26), p. 188 ; A. Tammisto, Birds in Mosaics… (cité n. 107), p. 261, n. 384 : dans la maison VII, 7, 16. D’autres espaces auraient été
L’ENVIRONNEMENT SONORE DES JARDINS D’AGRÉMENT DANS LA CIVILISATION ROMAINE • 229
des arguments n’emporte véritablement l’adhésion. Comme dans la villa de Varron à Casinum, les volières avaient, semble-t-il, une forme circulaire : c’est ce que semble montrer une peinture murale de Pompéi (I, 4, 5) qui reproduit dans un triclinium une construction circulaire interprétée comme une volière149 (figure 11) sans qu’on y voie pourtant la moindre trace d’un oiseau.
bassins151 et leurs coassements étaient déjà vécus dans l’Antiquité comme désagréables152. Des cigales ? Forcément, et on touche avec cet insecte à la définition même de la musique telle que la pensait les Anciens. Parfois les criquets sont montrés sur les peintures murales153 ; Virgile ou Longus évoquent aussi la présence des abeilles dans le jardin potager154, mais cela ne concerne pas le jardin d’agrément dans lequel on ne dispose jamais de ruches. Cette conception du jardin combinant le murmure de l’eau et le gazouillement des oiseaux est attestée bien au-delà de l’Antiquité. Le triptyque canonique de l’eau courante, du chant des oiseaux et du vent se retrouve dans la conception du jardin arabe à l’époque médiévale, comme le jardin à Bagdad tel qu’il est décrit dans les Mille et une Nuits155. La description d’un jardin princier, dit de l’hippodrome, au Caire au début du xvie siècle, atteste de la pérennité de la tradition156 : en bordure d’une pièce d’eau des cages d’oiseaux chanteurs étaient suspendues aux arbres, tandis que volaient en liberté d’autres volatiles (perdrix, poules d’Abyssinie...) sous le regard des princes ottomans.
conclusion : À la recherche du silence ?
En dehors des oiseaux chanteurs, quels sont les animaux sonores que l’on pouvait trouver dans un jardin ? La chouette, présente sur les peintures de la maison de Ceius Secundus150, et le paon, vanté pour ses qualités décoratives, apparaissent à plusieurs reprises (maison du Bracelet d’or), car on sait qu’on élevait ces volatiles. On peut supposer qu’il y avait des grenouilles s’installant dans les fontaines et les
Il y a bien une esthétique acoustique du jardin dans la pensée des Anciens : le jardin est pensé pour l’agrément des sens (la vue sur la nature environnante, le toucher lorsque l’on foule le gazon tendre, l’odeur des plantes et des fleurs) et le plaisir auditif y tient une part importante. Le fond sonore du jardin est assuré par les éléments naturels (vent, eau, oiseaux) qui donnent l’impression que la nature l’emporte sur l’ars, mais une nature en grande partie maîtrisée et organisée par l’homme : l’eau murmure parce qu’on la canalise, les oiseaux viennent dans le jardin parce que l’homme y a installé des haies pour les abriter et des vasques pour leur donner à boire. L’introduction d’oiseaux chanteurs dans les jardins vise à faire croire à l’état de nature de cet espace qui est bel et bien recomposé par l’homme.
identifiés par A. W. Van Buren, « Parallels to Varro’s Aviary », dans Memoirs of the American Academy in Rome, 5, 1925, p. 111-112, mais A. Tammisto (Birds in Mosaics… [cité n. 107], p. 261, n. 384) émet quelques doutes sur leur fonction exacte. 149. A. W. Van Buren, « Further Pompeian studies », dans Memoirs of the American Academy in Rome, 10, 1932, p. 10 et pl. I, 1 (plan de la maison), pl. I, 2 pour la peinture reprise dans Pompei. Pitture e mosaici: Regio I, parte prima, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1990, 1990, no 54, p. 148. A. Tammisto, Birds in Mosaics… (cité n. 107), p. 261, n. 384, pense qu’il pourrait s’agir d’un aviarium, mais on ne voit aucun oiseau à l’intérieur… 150. W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), fig. 114.
151. Certaines fontaines pompéiennes étaient même à l’effigie de la grenouille : W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. I (cité n. 56), fig. 167 ; W. F. Jashemski, F. G. Meyer, Natural History of Pompei… (cité n. 27), p. 331. 152. Sur le chant des grenouilles qui empêchent le sommeil : Horace, Satires, I, 5, 9-23 : « les maudits moustiques et les grenouilles du marais empêchent tout sommeil. » 153. Villa de Diomède : W. F. Jashemski, The Gardens of Pompeii…, vol. II (cité n. 26), fig. 439. 154. Virgile, Géorgiques IV, 125 sq. 155. Cité dans R. Murray Schafer, Le paysage sonore… (cité n. 2), p. 339. 156. A. Raymond, Le Caire, Paris, 1993, p. 184.
Figure 11 – Pompéi, I, 4, 5 (triclinium), peinture murale avec volière circulaire (?). [D’après Pompei. Pitture e mosaici: Regio I a IX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1990, I, p. 148, fig. 53]
230 • CHRISTOPHE VENDRIES
Le caractère idyllique du jardin romain, tel que les textes et les peintures se plaisent à le montrer, est un paysage fait de quiétude qui contraste de façon implicite avec le locus horridus. Au locus amoenus, gage d’harmonie et de repos, s’oppose en effet le locus horridus, ce lieu inquiétant et hostile qui en est aussi l’antithèse sonore lorsque le vacarme de l’eau se substitue aux sons harmonieux des fontaines du jardin157. Même lorsque le jardin est traversé par une rivière, comme celui de la villa de Manlius Vospiscus à Tibur, parcouru par l’Anio, le ruisseau « abandonne la rage qui le gonfle, son écume et son fracas, comme s’il craignait de troubler les jours que Vospiscus, ami de la paix, consacre aux Muses et son sommeil harmonieux158 ». Le caractère paisible du jardin contraste surtout avec les sons agressifs de la Ville. Les bruits de Rome, « ennemis du sommeil »159, produits par l’activité laborieuse des hommes et dénoncés par
Martial160 ou Sénèque161, sont décrits comme autant de souffrances imposées à l’oreille humaine et d’obstacles au recueillement. Au-delà d’un paysage sonore maîtrisé, on peut se demander si la recherche du silence n’était pas une exigence encore plus forte du propriétaire. Dans le désir de se prémunir des bruits extérieurs, Pline le Jeune édifie un pavillon (diaeta) dans sa villa des Laurentes (près d’Ostie) à l’abri des voix des esclaves, du bruit de la mer et de celui des tempêtes (non illud voces servulorum, non maris murmur, non tempestatum motus)162 et pour sa villa toscane, il conçoit un appartement (diaeta) avec une chambre de repos (dormitorium cubiculum) qui ne laisse pénétrer « ni lumière, ni cri, ni bruit » (quod diem, clamorem, sonum excludit)163. La distribution des pièces facilite l’isolement et permet d’atteindre enfin ce « luxe suprême qu’est le silence »164.
157. Cf. V. Merlier-Espenel, « La représentation de la nature dans les Métamorphoses d’Apulée », dans La nature et ses représentations dans l’Antiquité, Paris, 1999, p. 165-170, sur les caractères du locus horridus. 158. Stace, Silves, I, 3, v. 20 s. 159. M.-J. Kardos, « L’Urbs dans les épigrammes de Martial : poésie et réalité », dans Revue d’études latines, 79, 2001, p. 210-211. 160. Martial, XII, 57 : qui évoque également les bruits de la Ville provoqués par les métiers (le marteau du chaudronnier, les pièces de monnaies qui résonnent sur la table du changeur, le colporteur). 161. Sénèque, Lettres à Lucilius, LVI, 4, raconte que, habitant près du Colisée, il a les oreilles cassées par le passage
des chars, le bruit du scieur de marbre ou ceux de l’atelier du fabricant d’instruments à vent qui essaie ses instruments. Voir J.-M. André, « Sénèque et les problèmes de la ville », dans Ktèma, 19, 1994, p. 151 ; J.-P. Morel, « Métiers, rues et sociabilités dans le monde romain », dans S. Lefebvre (dir.), Rome, ville et capitale de Jules César à la fin des Antonins, Marseille, 2001, p. 316 et p. 323, sur les cris des colporteurs. 162. Pline le Jeune, Lettres II, 17, 22 : il ajoute ensuite que, grâce à un corridor aménagé entre le mur de sa chambre et le jardin, « les bruits viennent expirer dans le vide des parois ». 163. Pline le Jeune, Lettres V, 21. 164. P. Gros, L’architecture romaine… (cité n. 29), p. 316.
CHOIX ICONOGRAPHIQUES POUR LE DÉCOR DES JARDINS DES MAISONS DE GAULE ROMAINE Émilie cHassillan
(UMR 8167 Orient et Méditerranée, Paris)
Notre présence à Vaison-la-Romaine se prête particulièrement bien à mon propos puisque c’est pour cette ville qu’en 1947 le chanoine Joseph Sautel rédigeait un Essai sur les jardins de Vaison à l’époque gallo-romaine1 et faisait figure de précurseur dans ce domaine, l’ouvrage de synthèse de P. Grimal2 n’ayant paru, lui, que quelques années auparavant, en 1944. Aujourd’hui, c’est à travers la restitution du décor de jardin dans les maisons de Gaule romaine que je vais tenter de présenter l’univers et la sensibilité du jardin d’après les choix iconographiques de leurs propriétaires. Cette réflexion s’est inscrite dans un travail de thèse3 pour lequel un corpus des maisons à jardin a été rassemblé pour la Narbonnaise, puis étendu au reste des territoires pris en compte par la Carte archéologique de la Gaule4. Le matériel de fouille a
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Voir J. Sautel, « Essai sur les jardins de Vaison à l’époque gallo-romaine », extrait des Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 1947, édité par Rulière Frères, dans lequel l’auteur distingue les éléments architecturaux des jardins publics et privés et les composants décoratifs, à travers le décor végétal puis sculptural, enfin le décor vivant des eaux. P. Grimal, Les Jardins romains, 3e éd., Paris, 1984. É. Chassillan, Les formes du jardin dans la maison en Gaule romaine entre le Haut-Empire et l’Antiquité tardive : architecture et décor, thèse de doctorat co-dirigée par Fr. Baratte, Professeur d’Archéologie de l’Antiquité tardive à l’Université Paris Sorbonne, et É. Morvillez, Maître de conférences en Histoire ancienne à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ce travail de restitution du décor des jardins des maisons de Gaule romaine s’inscrivait dans la continuité d’un mémoire de Master 1 sur Les jardins des maisons urbaines et suburbaines en Gaule Narbonnaise au Haut-Empire, commencé en 2002 à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, sous la direction d’É. Morvillez, puis d’un Master 2 sur Les bassins des espaces d’agrément dans les maisons urbaines en Gaule Narbonnaise au Haut-Empire, soutenu en 2005. Collection sous les auspices de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, sous la direction de M. Provost. En dehors de notre dépouillement personnel, le corpus a été établi grâce aux pré-inventaires des volumes de la Carte archéologique de la Gaule [CAG], puisque certains auteurs manifestent maintenant de l’intérêt aux jardins des maisons urbaines et villae de la Gaule, comme c’est le cas par exemple de J.-P. Brun, Le Var, CAG 83, Paris, 1999, ou de
été soigneusement recueilli pour chaque site, grâce au croisement des corpus anciens et des dossiers de fouilles récents. Ces dernières années, les volumes du Recueil général des mosaïques de Gaule5 ainsi que les travaux du Centre d’Études des peintures murales romaines de Soissons6 nous ont livré d’abondants renseignements sur le décor de peinture ou de mosaïque des demeures galloromaines. L’ancien Recueil des bas-reliefs de la Gaule publié par É. Espérandieu7 et repris par le Recueil général des sculptures sur pierre de la Gaule sous la direction de H. Lavagne8 rappellent tous deux que le problème de la statuaire domestique dans le contexte privé réside dans la difficulté d’être certain de l’appartenance des éléments sculptés aux espaces des domus, compte tenu de la mobilité de ce type de décor9. Seule la présence de
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J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine et ses Campagnes, CAG 84/1, Paris, 2003. Je me suis appuyée sur la collection des Atlas topographiques des villes de Gaule méridionale : J. Gyuon, N. Nin, L. Rivet et al., Aix-en-Provence, Revue archéologique de Narbonnaise, suppl. 30, 1998 ; L. Rivet, D. Brentchaloff, S. Roucole et al., Fréjus, RAN, suppl. 32, 2000 ; enfin, je remercie Benoît Helly, archéologue au Service régional d’archéologie de Rhône-Alpes, de m’avoir donné accès au volume de Vienne, en cours de publication : Cl. Marcellin, A. Le Bot-Helly, B. Helly et al., Atlas topographique des villes de Gaule méridionale, Vienne, Conseil général de l’Isère, Ministère de la Culture et de la Communication, [paru depuis]. Série des Recueils généraux des mosaïques de Gaule romaine, Suppléments à Gallia. Cf. également A. Barbet, Recueil général des peintures murales de la Gaule, I. Narbonnaise, 1, 18e supplément à Gallia, Paris, 1974 ; Ead., La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008. Cf. É. Espérandieu, Recueil général des bas-reliefs de la Gaule romaine, Paris, 1907-1925. Cf. par exemple, H. Lavagne, Nouvel Espérandieu, Recueil général des sculptures sur pierre de la Gaule, t. 1, Vienne (Isère), Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, 2003 ; t. 2, Lyon, Paris, 2006. Ph. Jockey rappelle que, souvent, les éléments de la sculpture domestique, qui figurent dans les collections anciennes des musées, ne sont pas d’attribution facile, car retrouvés hors contexte : Ph. Jockey, « Le décor sculpté de la maison urbaine en Gaule Narbonnaise », dans La maison urbaine
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 231-246
232 • ÉMILIE CHASSILLAN
la Place de la religion dans le décor : le jardin, monde des dieux
figures d’hermès et d’oscilla permet avec une relative certitude une attribution aux jardins, objets pour lesquels J.-M. Pailler et R. Loisy ont proposé une analyse d’ensemble10. De récentes synthèses sur le décor des domus prouvent cependant l’engouement des chercheurs pour ces questions : P. Vipard s’interroge par exemple sur le rôle du décor dans la maison, à partir de l’exemple des maisons de Vieux dans le Calvados11. Dans un article récent, É. Morvillez12 a bien montré que les fouilles de ces dernières années, de résidences urbaines en Gaule mais aussi dans les autres provinces occidentales de l’Empire, ont révélé des demeures aux formes et aux programmes décoratifs raffinés, qui témoignent de propriétaires gallo-romains non seulement désireux d’affirmer leur rang dans la société, mais aussi d’afficher leur culture13. Enfin, un récent colloque à Toulouse, malgré la difficulté d’une documentation inégale, a proposé une vision globale du décor en Gaule14. Ce dernier, longtemps sous-estimé parce que longtemps resté difficilement restituable, prend donc un sens nouveau en Gaule romaine aujourd’hui, à la lumière de chantiers archéologiques récents et de réinterprétations de fouilles anciennes. C’est ce qui m’amène à vous présenter une série d’exemples non exhaustive de décors de jardin dans les maisons urbaines de Gaule romaine, de façon à illustrer la richesse et la diversité des décors et des choix iconographiques, aussi bien en Narbonnaise que dans le nord de la Gaule. C’est pourquoi j’évoquerai dans un premier temps la place de la religion dans ce décor de jardin, monde des dieux, mais également univers de l’eau, avant d’évoquer la dimension « paradisiaque » – au sens du paradeisos profane – du lieu.
Dans la mesure où il s’agit d’objets mobiles, de nombreux éléments sculptés du jardin ont fait l’objet de pillages, en raison de leur valeur, ou plus simplement ont été remployés, retirés lors de déménagements ou de phases d’abandon, ce qui explique leur absence sur la majorité des sites15. Il nous est donc difficile de reconstituer la scénographie sculptée des jardins de Gaule romaine, comme E. J. Dwyer le propose pour cinq maisons de Pompéi16. Cependant, des éléments comme les oscilla, représentatifs du jardin et parfois même découverts dans celui-ci, attestent du raffinement du décor sculpté gallo-romain17. La maison au Buste en argent, à Vaison-la-Romaine, domus d’époque flavienne, a livré dans le vestibule la moitié d’un oscillum de forme ronde en marbre blanc18, sur lequel figure, sur une face, un lièvre mangeant des fruits empilés dans un panier (figure 1) : il évoque le monde dionysiaque. Dans les galeries du jardin qui jouxte le vestibule, trois autres fragments d’oscilla ont été retrouvés au moment des fouilles : l’un d’entre eux comporte sur une face une coiffure hérissée, sur l’autre une flûte de pan19. Sur le même site de Vaisonla-Romaine, dans les déblais de la maison à l’Apollon Lauré, construite dans la seconde moitié du ier siècle, a été retrouvé un fragment d’oscillum rectangulaire présentant là encore sur un côté un lapin mangeant des fruits20. À Lyon, dans la maison aux Masques, rue des Farges, construite vers 20 avant J. C. et remaniée vers 40 après J. C, à proximité du péristyle ont été mis au jour deux masques de théâtre complets en terre cuite, dont un masque de faune, qui devaient
d’époque romaine et dans les provinces voisines (Document d’Archéologie Vauclusienne, 6), vol. 1, 1996, p. 197. À ce sujet, E. Dwyer souligne que le décor sculpté « transportable » pouvait être installé dans trois lieux possibles : le laraire, les niches ou sur un élément de mobilier. J.-M. Pailler, « Les oscilla retrouvés, du recueil des documents à une théorie d’ensemble », dans Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 94, 1982 / 2, p. 743-822 ; R. Loisy, Les oscilla en Gaule romaine, Banon, 1999. P. Vipard, « Le rôle du décor dans les parties officielles d’une domus à péristyle du début du iiie siècle : le cas de la maison au Grand Péristyle (Vieux, Calvados) », dans Revue du Nord, 83, 2001, p. 21-33. É. Morvillez, « Mise en scène des choix culturels et du statut social des élites d’Occident dans leurs domus et villae. iievie siècles », dans M.-H. Quet (dir.), La crise de l’Empire romain de Marc Aurèle à Constantin, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, p. 591-634. Bien attesté dans les salles de réception, ce phénomène se constate également dans les jardins. Voir É. Morvillez, « Sur les installations de lit de table en sigma dans l’architecture domestique du Haut et du Bas-Empire », dans Pallas, Revue d’études antiques, 44, 1996, p. 119-158. C. Balmelle, H. Eristov, Fl. Monier (dir.), Décor et architecture en Gaule, entre l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, mosaïque,
peinture, stuc (Actes du Colloque international de Toulouse, Université du Mirail, 9-12 octobre 2008), suppl. Aquitania, Bordeaux, 2011. Ph. Jockey « Le décor sculpté... » (cité n. 9), p. 197. E. J. Dwyer, Pompeian Domestic Sculpture. A Study of five Pompeian Houses and their Contents, Ann Arbor, 1982, p. 247-258. Un premier inventaire dispersé avait été présenté par É. Espérandieu dans son Recueil, mais le corpus des oscilla répertoriés en Gaule et leur répartition devrait être repris à la lumière des découvertes récentes. Bien qu’ils soient surreprésentés en Narbonnaise, on les rencontre aussi dans les autres provinces de la Gaule, suivant la diffusion même du type de la maison à jardin à l’ensemble de la Gaule. D’un diamètre de 29 cm. Pour une description précise et une interprétation, voir R. Loisy, Les oscilla... (cité n. 10), p. 47-48 ; J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine, CAG 84/1... (cité n. 4), p. 169-170 ; É. Espérandieu, Recueil... (cité n. 7), t. 12, 1947, no 8004. J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine, CAG 84/1...(cité n. 4), p. 171 ; R. Loisy, Les oscilla... (cité n. 10), p. 46-47. J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine, CAG 84/1... (cité n. 4), p. 263 ; R. Loisy, Les oscilla... (cité n. 10), p. 49 ; É. Espérandieu, Recueil... (cité n. 7), t. 10, 1928, no 7452.
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CHOIX ICONOGRAPHIQUES POUR LE DÉCOR DES JARDINS DES MAISONS DE GAULE ROMAINE • 233
Figure 1 – Vaison-la-Romaine, fragment d’oscillum découvert dans la maison au Buste en argent. [Cliché : Musée archéologique de Vaison]
être suspendus, à la façon des oscilla, pour orner le péristyle21. Les masques de théâtre peuvent également évoquer le monde dionysiaque, par allusion au drame satyrique22. Enfin, à Amiens, dans les fouilles à la porte de Beauvais, un oscillum de marbre blanc représentant de nouveau un faune a été mis au jour23. Bien que rien n’indique qu’il ait appartenu au jardin d’une résidence privée, sa présence confirme l’utilisation de ce genre de décor dans l’architecture publique ou privée du nord de la Gaule, rappelant que la diffusion du jardin s’est généralisée à toute la Gaule. Toujours pour la sculpture, la présence d’hermès, là encore expression d’un « lieu commun » du jardin romain faisant référence au monde dionysiaque, se vérifie également en Gaule romaine dans la statuaire
de jardin. À Fréjus, au Clos-de-la-Tour, dans le bassin arrondi du péristyle ouest de l’insula 1, est apparu, dans les fouilles de 1970, le buste en marbre d’un hermès bicéphale représentant un faune et un Bacchus24, de grande qualité. Un autre hermès mentionné par É. Espérandieu a été retrouvé sur la colline du Puymin, à Vaison-la-Romaine, dans les terres de comblement d’un immeuble de rapport de l’insula IV : il s’agit d’un buste double de Bacchus barbu et d’un satyre rieur à cornes naissantes, en marbre blanc (figure 2), qui devait appartenir au jardin d’une des maisons de l’élite vaisonnaise25. De nombreux hermès figurent d’ailleurs dans les recueils d’Espérandieu, sans pour autant qu’on connaisse toujours le contexte précis de leur découverte.
21. Il s’agit du masque dit de « Maccus » et d’un masque de faune qui porte sur le front en diadème une cordelette à laquelle sont accrochées des feuilles de lierre. A. Desbat, Les fouilles de la rue des Farges à Lyon, Lyon, 1984, p. 48. 22. À Toulouse (Narbonnaise) dans le quartier Saint-Georges, deux fragments d’oscilla de marbre blanc qui ornaient le péristyle d’une maison de la seconde moitié du ier siècle après J. C. ont été retrouvés. Le premier en forme de disque comporte deux masques tragiques représentés sur une face, un masque de satyre sur l’autre. Le second de forme rectangulaire comporte un masque comique de vieil esclave sur une face, un masque impossible à caractériser sur l’autre face. Voir R. Loisy, Les oscilla... (cité n. 10), p. 68-69.
23. É. Espérandieu, Recueil... (cité n. 7), t. 5, 1913, p. 160, no 3928. Cf aussi La marque de Rome, Samarobriva et les villes du Nord de la Gaule (catalogue d’exposition 14 fév.-16 mai 2004, Musée de Picardie), Amiens, 2004, p. 150. 24. P.-A. Février, M. Janon, Cl. Varoqueaux, « Fouilles au Clos-du-Chapitre à Fréjus (Var) », dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles lettres, 116/ 2, 1972, p. 274-375, fig. 10. 25. É. Espérandieu, Recueil... (cité n. 7), t. 11, p. 2, no 7650 ; Chr. Goudineau, Y. de Kisch, Vaison-la-Romaine (Guide archéologique de la France), 2e éd., 1999, p. 76-77, y voient davantage un Bacchus jeune et une tête de Silène âgé ; Ph. Jockey, « Le décor sculpté... » (cité n. 9), p. 210.
234 • ÉMILIE CHASSILLAN
Oscilla et hermès ne sont pas les seuls éléments du décor de jardin à reprendre le thème de l’univers dionysiaque. Dans le jardin de la maison au Grand Péristyle à Vieux (Calvados), vers la fin du iie siècle ou le début du iiie siècle, l’hypothèse a été faite d’un laraire26 : il est orné de deux paires de colonnes dont les deux plus imposantes comportent un décor de satyres et d’amours, alors que les deux plus petites se parent d’un décor de peltes sur lesquels sont posés des canthares. De ceux-ci naissent des ceps de
vigne formant des rinceaux, peuplés d’oiseaux et de bacchants27 (figure 3). Enfin, dans le jardin de la maison de Cybèle à Vienne (Isère), le bassin du premier état a livré une tête de statue en marbre représentant un faune28. L’univers dionysiaque est donc décliné sous plusieurs formes dans le jardin29 et reprend des thèmes également utilisés dans les représentations en peinture ou mosaïque des maisons, comme l’illustre, au iie siècle, la mosaïque de Lycurgue à Vienne30, qui devait agrémenter une salle destinée à abriter un stibadium.
Figure 2 a-b – Hermès biface : a/ satyre rieur et b/ Bacchus barbu, découvert à Vaison. [Cliché : É. Chassillan, avec l’aimable autorisation du Musée archéologique de Vaison]
26. Un massif maçonné est installé dans la partie nord du jardin. Il s’agirait d’un laraire, placé dans une niche en cul-de-four, en liaison avec une galerie ou un balcon à l’étage, selon P. Vipard, « Le rôle du décor... » (cité n. 11), p. 25. 27. L’un d’eux est présenté dans l’attitude d’Hercule terrassant le serpent Ladon, gardien du jardin des Hespérides : voir P. Vipard, « Le rôle du décor... » (cité n. 11), p. 26. 28. Il s’agit d’une copie romaine d’un original d’époque hellénistique. Cette tête, datée de la période d’Hadrien, pourrait appartenir à la décoration d’un atrium ou d’un bassin de péristyle. Voir T. C. Delorme, Rapport sur les fouilles exécutées dans les jardins de l’hospice de Vienne, pendant les mois de mai, juin et juillet 1838, Vienne, 1842, 63 p., aimablement communiqué par B. Helly ; H. Lavagne, Nouvel Espérandieu, Vienne... (cité n. 8), pl. 28-29, no 25.
29. À ce décor sculpté s’ajoutent aussi les installations de plein air qui permettent de banqueter dans le jardin, comme dans celui de la maison des Dieux Océan et celui de la maison aux Colonnes à Vienne, parfois surmontées de pergola renforçant doublement la référence à l’univers dionysiaque. Pour ces deux maisons de Vienne, cf. La maison urbaine d’époque romaine... (cité n. 9), vol. 2, p. 376-383 et 398-399. Au sujet des triclinia d’été à Pompéi, voir P. Soprano, « I triclini all’aperto di Pompei », dans Pompeiana. Raccolta di studi per il secondo centenario degli scavi di Pompei, Naples, 1950, p. 288-310, ainsi que l’article de E. Salza Prina Ricotti, « Forme speciali di triclini », dans Cronache Pompeiane, rivista dell’associazione internazionale « Amici di Pompei », 5, 1979, p. 102-149. 30. La mosaïque de Lycurge, découverte à Sainte-Colombe, est isolée de son contexte architectural. Elle se trouvait
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25 cm
Figure 3 – Colonnes de la maison au Grand Péristyle de Vieux (Calvados) : a/ reconstitution de la colonne bêta ; b/ satyre combattant un serpent. [D’après : P. Vipard, La maison du Bas de Vieux..., Caen, 1998, p. 80-81]
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Figure 4 – Phallus sculpté appuyé à une colonne : élément de fontaine, fouilles du jardin de la maison aux Pierres dorées, Saint-Romain-en-Gal. [D’après Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal, guide des collections, Paris, 1996, p. 69]
Figure 5 – Sculpture en calcaire de Sucellus, quartier dit de la Visitation à Rennes (fouilles de 2004). [D’après le rapport d’activité de l’Inrap]
Figure 6 – Statue d’Apollon archer, Vienne. [D’après Nouvel Espérandieu, t. 1, Vienne, pl. 5]
CHOIX ICONOGRAPHIQUES POUR LE DÉCOR DES JARDINS DES MAISONS DE GAULE ROMAINE • 237
Le dieu Priape31, que l’on peut associer également au cortège dionysiaque, tient lui aussi une certaine part dans le jardin gallo-romain et place celui-ci sous le signe de la fécondité. À Saint-Romain-en-Gal, sur l’autre rive du Rhône, dans les fouilles du jardin de la maison aux Pierres dorées figurait un élément de fontaine phallique du ier siècle : un phallus, appuyé contre une colonne, repose sur le socle creusé d’un canal qui se prolonge au centre du fût ; il accueillait le tuyau en plomb amenant l’eau (figure 4). Il s’agit sans doute d’évoquer la protection du dieu ithyphallique pour le jardin, conjuguée à l’action fertilisante de l’eau32. À Lyon, l’angle sud-ouest du péristyle de la maison aux Masques remaniée au ier siècle, conserve des enduits en place33 : les fragments retrouvés dans les remblais ont permis de restituer quatre décors dont une peinture à emblema avec paysages idyllicosacrés, dont un avec le dieu Priape représenté sur fond de nature34. Enfin, des pièces sculptées – dont l’appartenance aux jardins des maisons est possible mais plus hypothétique – montrent des choix iconographiques liés à la présence des dieux dans les espaces plantés, qu’il s’agisse des divinités officielles du Panthéon grécoromain, ou de figures religieuses locales. Si les représentations de Sylvain, dieu des forêts en Gaule romaine, existent dans notre documentation35, Sucellus, le dieu
au maillet qui lui a souvent été assimilé, est plus représenté : une stèle de Sucellus pourrait provenir de la maison à laquelle elle a donné son nom ou des abords immédiats sur le site de Saint-Romain-en-Gal. Vêtu à la gauloise, portant la barbe, le dieu gaulois tient dans sa main droite un petit pot, dans l’autre un maillet appuyé sur l’épaule. Un chien est couché à ses pieds36. À Rennes, sur le site dit de la Visitation, fouillé en 2004, un quartier d’habitations du ier siècle a été dégagé, comportant deux grandes demeures centrées sur des jardins. Fut découverte, à proximité, une sculpture en calcaire de Sucellus (figure 5) et une réduction de temple circulaire, une tholos en terre cuite37, qui ont pu faire partie de la décoration sculptée d’un des jardins. À Vienne, dans la maison à l’atrium du quartier des Nymphéas, construite vers la moitié du ier siècle, on a sorti du puits qui agrémente le portique oriental du jardin principal une remarquable statue d’Apollon archer (figure 6) datée du iie siècle, qui devait vraisemblablement faire partie du décor du jardin38. Bien que peu de découvertes de ce type aient été faites en Gaule, elles attestent, au-delà d’un possible sens religieux, une manière d’affirmer son appartenance culturelle. Les propriétaires galloromains dressent donc dans leur jardin des œuvres d’art de qualité, qui font de ce dernier un lieu d’interpénétration à la fois religieuse et culturelle.
dans une pièce rectangulaire munie d’une abside semicirculaire que l’on suppose avoir abrité un stibadium. Le tapis vert sombre du champ est occupé par les rinceaux de feuilles de vignes peuplés d’oiseaux. Au centre, Lycurgue tente de se libérer à coups de hache. Dans l’abside, un tableau incomplet représente des convives installés en demi-cercle qui observent la scène. Bacchus est reconnaissable au thyrse qu’il tient dans la main gauche ; à sa droite un bacchant joue de la lyre. En face une bacchante est allongée près du dieu Pan qui boit dans une coupe. Cette mosaïque est datée du dernier quart du iie siècle – au plus tôt. J. Lancha, Recueil général des mosaïques de la Gaule, III. Narbonnaise, 2. Vienne, Paris, 1981, p. 157, pl. 72-79 ; É. Morvillez, « Sur les installations de lit de table... » (cité n. 13), p. 140-142, fig. 14. 31. Dieu originaire de Lampsaque, en Asie Mineure, Priape est un enfant monstrueux, renié par sa mère Aphrodite à cause de la laideur de son sexe. Il appartient au cortège dionysiaque, mais sa difformité finit par l’installer dans l’espace marginal des jardins à Rome. Le culte phallique se substitue souvent à celui des dieux Lares, car le jardin est considéré comme le lieu privilégié de la fécondité. On le rencontre dans la Grèce hellénistique et en Italie romaine, depuis la fin du ive siècle avant J. C. Représenté pour faire fuir les voleurs de fruits ou effrayer les oiseaux, entre gardien et épouvantail, Priape, hésitant entre le terrifiant et le ridicule, devient peu à peu une figure obscène, sous laquelle est placée la protection du jardin. F. Dupont rappelle qu’il s’agit du plus laid des dieux, représenté avec une serpette à la main, l’outil du jardinier. Il est reconnaissable par son membre disproportionné que le dieu exhibe en relevant sa tunique et qui promet le châtiment aux voleurs. À ce sujet, cf. F. Dupont, Th. Eloi,
Les Jeux de Priape, anthologie d’épigrammes érotiques, Paris, 1994, traduction de 80 inscriptions associées à des statues de Priape qui ont été réunies par les Anciens eux-mêmes, au ier siècle après J. C., sous le titre de Carmina Priapea. Cf. la publication récente de L. Callebat, Priapée, Paris, 2012. P. Grimal rappelle, par ailleurs, qu’avant d’être le dieu des jardins à Rome, Priape était celui des tombeaux, « comme gardien mystique du mort lui-même » : Les jardins romains... (cité n. 2), p. 48. Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal, Vienne, guide des collections, Paris, 1996, p. 69 ; H. Lavagne, Nouvel Espérandieu, Vienne... (cité n. 8), pl. 259, no 461. Parmi lesquels, un panneau avec une plinthe rouge rehaussée de touffes de feuillage vert : Cl. Chomer, A. C. Le Mer, Lyon, CAG 69 / 2, Paris, 2007, p. 584. Ibidem, p. 584-585 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 77. Les autres tableaux représentent une biche dans un paysage, des bovidés, des architectures de temple (ibidem, p. 77-81). H. Lavagne, Nouvel Espérandieu. Lyon… (cité n. 8), p. 16, no 22, pl. 19. La représentation de Silvain, qui date du iie siècle, sur un socle, debout, la jambe gauche soutenue par un tronc d’arbre, avec un manteau et une couronne végétale et dont la main gauche tient une branche de pin, a été retrouvée dans le Rhône à Lyon. H. Lavagne, Nouvel Espérandieu. Vienne... (cité n. 8), pl. 105, no 90. Large de 42 cm et haute de 1,50 m, il s’agit d’une découverte unique en Gaule, dont la fonction n’est pas définie clairement : objet funéraire, laraire, sculpture de jardin ? Voir le Rapport d’activité 2004 de l’Inrap, p. 28-29 sur http://www.inrap.fr-fichier_Inrap_RA2004.pdf. H. Lavagne, Nouvel Espérandieu. Vienne... (cité n. 8), p. 4, no 4, pl. 5-8.
32. 33. 34.
35.
36. 37.
38.
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le monde de l’eau :
Si Vénus n’apparaît pas fréquemment représentée en tant que divinité dans notre documentation sculptée, son évocation est pourtant évidente lorsque le jardin gallo-romain se fait l’écho du monde de l’eau39. Effectivement, de nombreux jardins du corpus des maisons gallo-romaines sont agrémentés de bassins. Mais, là aussi, la documentation concernant leur décor est insuffisante. Le plus souvent, c’est un simple enduit hydraulique, revêtement utilitaire, qui recouvre le bassin. Leur apparence reste donc modeste si on compare les bassins des thermes en Gaule avec ceux des jardins40. Cependant, nos lacunes tiennent également au mauvais état de conservation de certains sites, alors que d’autres ont été trop restaurés aujourd’hui pour faire des analyses précises. Tous les décors de ces bassins ne nous sont donc pas parvenus, mais quelques exemples complexes liés au monde marin existent41. C’est le cas du bassin de la maison aux Poissons de Saint-Romain-en-Gal, daté du iie siècle, dont le fond en mosaïque, de facture très simple, évoque la vie marine dans un style qui se rapproche de celui des écoles méridionales (figure 7)42. Le mouvement des
ondes de la mer est figuré par des lignes parallèles gris-bleu. On y observe entre autres un poisson-scie et une sorte de mulet qui nagent au milieu d’autres plus ordinaires. En Italie, les exemples de bassins mosaïqués dans le jardin sont plus nombreux à avoir été conservés, comme à Ostie, pour ne citer qu’un exemple, dans l’une des fontaines qui appartient aux « maisons-jardins » du iie siècle, avec comme fond un décor de mosaïque à thème nilotique, associant pygmées, animaux africains et paysages aquatiques43. Des décors peints sur les parois existent également. En Gaule, on en trouve un exemple avec le bassin rectangulaire de la maison des Bouquets à Périgueux, toujours au iie siècle, dont le parapet externe reçut une brillante fresque de poissons et coquillages sur fond rouge bordeaux, d’une polychromie riche et d’un naturalisme poussé44 (figure 8). À la même époque, à Vieux, précédemmment cité, dans la maison dite « au Grand péristyle », la partie supérieure du bassin périphérique de la cour est ornée d’une frise de gros poissons sur fond bleu45. À Pompéi, ce genre de décor n’est pas si fréquent : on en trouve un exemple dans le jardin de la maison de Pansa, où une peinture figurant plantes et poissons sur fond bleu agrémente le bassin rectangulaire du péristyle46.
39. Sur ce sujet, voir les travaux d’Hélène Dessales, en particulier parus depuis ce colloque, « Décor et fontaines domestiques dans les Gaules : une adaptation des modèles italiques ? », dans C. Balmelle, H. Eristov, Fl. Monier (dir.), Décor et architecture en Gaule... (cité n. 14), p. 241-255. Je me permets également de renvoyer à mes travaux sur la question : É. Chassillan, « Formes et modes du bassin d’ornement dans l’architecture domestique du Haut-Empire en Gaule Narbonnaise », dans É. Morvillez (dir.), « 10 ans d’archéologie en Vaucluse », Études Vauclusiennes, no spécial 77, 2011, p. 139-154 ; Ead., « Place du bassin et spectation dans le jardin de Gaule Narbonnaise au Haut-Empire : problèmes de typo-chronologie », dans Ch. Marinval, P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins : analyse des espaces et méthodes d’approche (Archéologie et histoire, 26), Montagnac, 2014, p. 35-46, et aux chapitres de ma thèse consacrés au sujet (cité n. 1). 40. Cf. notamment C. Balmelle, « Décor du frigidarium dans les thermes publics et privés d’Aquitaine », dans C. Balmelle, H. Eristov, Fl. Monier (dir.), Décor et architecture en Gaule... (cité n. 14), p. 215-229. 41. Rien de comparable cependant avec les exemples plus aboutis d’Afrique romaine, province pour laquelle P.-A. Février fait remarquer que le décor des bassins lié à l’eau devient banal. L’auteur distingue les figurations réalistes des thèmes mythologiques liés à la mer. Voir P.-A. Février, « La maison et la mer, réalité et imaginaire », dans L. Ladjimi Sebaï, M. Galley (dir.), L’homme méditerranéen et la mer (Actes du 3e Congrès international des cultures de la Méditerranée occidentale, Jerba, 1981), Tunis / Paris, 1985, p. 339. Sur le même modèle, K. Dunbabin distingue les images mythologiques des scènes de genre. Les jardins de la maison de Bacchus et d’Ariane à Thuburbo Majus (Tunisie) par exemple, dans son dernier état du début du ve siècle, comportent deux absides semi-circulaires : dans
la première, la mosaïque dessine le motif des vagues géométriques, alors que les parois sont revêtues d’imitations de marbre et d’un décor de plantes. La seconde absidefontaine comporte une mosaïque représentant une tête de Dieu Océan. Voir W. Jashemski, « Roman gardens in Tunisia: preliminary excavations in the House of Bacchus and Ariane and in the East Temple at Thuburbo Maius », dans American Journal of Archeology, 99, 1995, p. 559-576. J. Lancha, Recueil général. Vienne... (cité n. 30), p. 299-300. On ne connaît que l’angle sud-ouest de cette mosaïque. V. Santa Maria Scrinari, M. A. Ricciardi, La civiltà dell’acqua in Ostia antica, Rome, 1996, vol. 2, p. 116-117. L’enduit peint qui date du milieu du iie siècle a été retrouvé en fragments, au pied des vestiges de maçonnerie du parapet. Le décor restitué comprend dix poissons de 15 à 35 cm de long, des oursins et des coquillages. Plusieurs variétés sont représentées sur trois files à l’horizontale. Parmi celles-ci, on reconnaît une daurade, un rouget, des poissons plats. Le bassin est démoli dans la seconde moitié du iie siècle. Rappelons que, dans la même maison, le bassin 62, dans la zone appelée « monument des eaux », reçoit sur ses parois internes une peinture avec des poissons se détachant sur fond noir, similaires à ceux du bassin rectangulaire. A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 305-307, fig. 465-468. Les restes de seulement sept poissons ont été identifiés, tous différents, évoluant sur un fond bleu. Bordés en haut et en bas d’un filet blanc et d’une bande rouge ocre foncé, ils mesurent 15 cm de haut. P. Vipard, La maison du “Bas de Vieux”, une riche habitation du quartier des Thermes d’Aragenua (Vieux, Calvados), Caen, 1998, p. 90-91 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 310-31, fig. 475-476. W. Jashemski, The Gardens of Pompei, vol. II : Appendices, New Rochelle / New York, 1993, p. 127. La description de cette peinture est très succincte.
entre décor et Paysage imaginaire
42. 43. 44.
45.
46.
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Figure 7 – Mosaïque du fond du bassin de la maison aux Poissons, Saint-Romain-en-Gal. [D’après Guide du site, Saint-Romain-en-Gal, Paris, 1999, p. 34]
Figure 8 – Peinture du rebord du bassin de la domus (autrefois dite de la rue des Bouquets) de la Tour de Vésone à Périgueux (musée de la Tour de Vésone, replacé in situ). [Cliché : A. Barbet]
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De nombreux bassins de Gaule romaine sont également agrémentés de jets, mais peu d’entre eux ont conservé en place le sujet qui crachait l’eau47. Ils pouvaient prendre la forme de têtes d’animaux : ces bouches-fontaines sont encore évoquées au ve siècle par Sidoine Apollinaire pour la piscina de sa villa, alimentée par six têtes de lions sculptées48. De nombreux modèles de jeux d’eau à base d’escaliers sont connus dans le monde romain49. K. Heyken a rassemblé un catalogue très complet de ce type de mobilier, avec une étude de la propagation de cette mode dans le monde romain50. Dans le jardin, leur utilisation correspond toujours à une mise en scène du bassin afin d’attirer le regard du visiteur51. En Gaule, deux fontaines de ce type ont été retrouvées dans la villa de Beaurepaire dans l’Isère52 et à Nissan-les-Ensérune dans l’Hérault53. De plan rectangulaire avec une élévation trapézoïdale, elles sont toutes deux attribuables à l’époque antonine. La fontaine de Beaurepaire (figure 9) comporte sur la face la mieux conservée deux niches symétriques : au centre de la composition, sous une coquille, dans laquelle on retrouve l’allusion à Vénus, descend une série de petites marches sur lesquelles courrait l’eau. Dans chaque niche figure un amour qui renverse son urne devant lui. Celle de Nissan-les-Ensérune possède sur ses quatre faces des reliefs séparés par de petits gradins. Dans ce décor figurent des dauphins, têtes en bas qui s’enroulent autour de tridents. H. Lavagne fait remarquer que
47. Sur les jeux d’eau, H. Dessales, « Piscina et salientibus additis : fontaines et jeux d’eau dans la maison romaine », dans Vita Latina, 169, 2003, p. 2-22 ; Eadem, « Jeux d’eau et fontaines dans l’habitat de Pompéi », dans J.-P. Petit, S. Santoro Bianchi, De Pompéi à Bliesbruck-Reinheim : vivre en Europe romaine, Paris, 2007, p. 103-107. 48. Sidoine Apollinaire, Lettres II, 2, 8. À ce sujet, cf. S. Blétry, « Les lions-fontaines en Grèce, approche symbolique d’un thème iconographique », dans Bulletin du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 28, 2001, p. 59-79. 49. De façon plus générale sur l’architecture des fontaines, cf. N. Neuerburg, L’architettura delle fontane e dei ninfei nell’Italia antica, Naples, 1965. 50. K. Heyken, « Römische Zierbrunnen mit Wassertreppen », dans Bonner Jahrbücher, 204, 2004, p. 117-162. 51. Il s’agit de renforcer dans le jardin “la spectation”, terme d’archéologie moderne et contemporaine emprunté à A. Gournay dans son article « Le jardin chinois », dans Revue d’Archéologie moderne et Contemporaine (RAMAGE), 12, 1995, p. 119-135 : c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs qui « outillent la manière de contempler pour un observateur fixe » et qui permet d’appréhender le spectacle du jardin. Sur la spectation, cf. Idem, « Le système des ouvertures dans l’aménagement spatial du jardin chinois », dans Extrême-Orient, Extrême Occident, 22, 2000, p. 51-71, not. p. 61-67. 52. H. Lavagne, « Fonticuli, deux fontaines à escalier d’eau en Narbonnaise », dans Revue des études anciennes, 100, 1998, p. 271-273.
Figure 9 – Fontaine à escalier d’eau provenant de la villa de Beaurepaire (Isère). [D’après : H. Lavagne, Revue des Études anciennes 100, p. 271]
ces deux fontaines sont d’importation italienne et que leur diffusion est restée très limitée, puisqu’on n’en connaît que peu d’exemples de ce type54. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces installations aient concerné obligatoirement des bassins de jardin55. D’autres éléments statuaires pouvaient être associés aux fontaines sans servir à leur alimentation. Dans la maison au Dauphin, à Vaison-la-Romaine, la sculpture du cétacé chevauché par un Amour (figure 10), qui a donné son nom à la maison, a pu appartenir, selon Ph. Jockey, au décor du bassin à exèdres du grand jardin sud, si l’on s’en réfère aux exemples pompéiens56. Les bassins ne sont d’ailleurs
53. Ibidem, p. 273-275. La fontaine est appelée aussi « fontaine du Bosc ». Voir également L. Schneider, D. Garcia, Le Lodévois, CAG 34/1, Paris, 1998, p. 139-140. La fontaine répond au type B d’après K. Heyken, « Römische Zierbrunnen… » (cité n. 50), p. 149. 54. H. Lavagne, « Fonticuli... » (cité n. 52), p. 269-287. D’autres fontaines de ce genre ont été identifiées puisqu’on en connaît trois exemplaires en Espagne (Tarragone, Huerta Cardosa et Cantillana), deux en Gaule, un en Suisse, mais trente-cinq pour l’Italie – dont 14 pour Rome –, mais actuellement aucun pour l’Orient. La diffusion de ces petites fontaines reste donc assez limitée. 55. Une fontaine à escaliers d’eau agrémente l’euripe inférieur du jardin de la maison d’Octavius Quartio à Pompéi : W. Jashemski, The gardens of Pompei…, vol. II (cité n. 46), p. 78-83. Mais ces fontaines ont également pu être installées à l’intérieur des pièces de la maison ou dans un bassin d’atrium, comme c’est le cas au Maroc, dans une des cours de la maison des Néréides à Volubilis (R. Étienne, Le quartier nord-est de Volubilis, Paris, 1960, pl. LXVII). 56. Ph. Jockey, « Le décor sculpté... » (cité n. 9), p. 207. L’exemple de Vaison-la-Romaine rappelle celui des quatre statuettes de marbre du jardin de la maison de Cérès (I, 9, 13-14), à Pompéi, représentant des Amours glissant sur le dos de dauphins : voir W. Jashemski, The gardens of Pompei…, vol. II (cité n. 46), p. 45-46, fig. 49-52 ; ou bien celui de l’Amour en bronze portant un dauphin sur son épaule, découvert dans la maison de la Fortune (IX, 7, 20) (ibidem, p. 241, fig. 175).
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pas les seuls éléments du jardin à reprendre le thème du monde marin, puisque l’oscillum circulaire de la maison au Buste en Argent à Vaison-la-Romaine, présenté plus haut, qui comporte sur une face le lièvre mangeant des fruits, porte au revers deux dauphins nageant au milieu des flots57. Un autre exemplaire provenant d’Amiens, déjà cité, porte lui aussi au revers un monstre marin58.
un monde clos et Paradisiaque ? Pour finir, le décor du jardin gallo-romain reprend les poncifs du jardin clos, à travers lequel une lecture paradisiaque est peut-être possible. Un exemple de peinture imitant un hortus conclusus se rencontre à Fréjus, dans la cour de la maison de la Place Formigé, au ier siècle : la cour – qui servit ensuite de bassin – était limitée par des murets sur lesquels les clôtures d’un jardin fictif était peintes, permettant de pallier
l’absence de jardin au sein de la maison. Sur les deux faces du muret, « des croisillons jaunes sur fond noir simulent les barrières en osier qui limitent généralement les allées d’un véritable jardin »59. Sur le mur sud, faisant face à la pièce principale de la maison, le décor est plus riche avec au-dessus des croisillons, des oiseaux, des plantes et une niche au centre60. Plus tard, le centre de la cour est rétréci par une série de blocs, cloisonné en neuf jardinières emplies de terre pour y planter des végétaux, sur trois côtés, le centre formant un bassin. Le propriétaire a donc souhaité créer un véritable jardin dans la maison, après en avoir donné l’illusion. À Chartres, au nord de la maison Place des Épars, sur le mur d’un édifice, on a figuré une peinture de jardin qui n’est pas antérieure au milieu du ier siècle : au-dessus d’une plinthe, se trouve une barrière composée d’un lattis de bois sur un fond vert. La barrière décrit un demi-cercle pour abriter une vasque dont la partie supérieure est
Figure 10 – Statuette de fontaine fragmentaire, découverte dans la maison au Dauphin, Vaisonla-Romaine. [Cliché : Musée archéologique de Vaison-la-Romaine]
57. R. Loisy, Les oscilla... (cité n. 10), p. 47-48 ; J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine… (cité n. 4), p. 169-170, fig. 201b, R. Lantier, Recueil général des bas-reliefs de la Gaule romaine, Paris, 1947, t. 12, p. 33, no 8004. 58. É. Espérandieu, Recueil... (cité n. 7), t. 5, 1913, p. 160, no 3928. 59. A. Barbet, G. Becq, Fl. Monier, La peinture romaine : fresques de jardin et autres décors de Fréjus, [s.l.], 2000, p. 12 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 297-298. Publiée depuis sous le nom de « maison à l’atrium fleuri » : L. Rivet, Recherches archéologiques au cœur de Forum Iulii, les fouilles du groupe épiscopal de Fréjus et à ses abords (1979-1989) (Bibliothèque d’archéologie méditerranéenne et africaine, Centre Camille Jullian), Condé sur Noireau, 2010, p. 221-251.
60. Sur le mur sud, en partie basse, on retrouve une barrière fictive sur fond noir, comme c’est le cas sur les autres côtés du bassin. Au-dessus, le muret s’élève sur une hauteur de 1,30 m pour masquer l’intérieur de la maison depuis la rue et comporte des oiseaux qui se promènent sur un fond jaune, parsemé de plantes et de cyprès à droite. Au milieu du mur, se trouve une niche à fond bleu, peutêtre pour une statuette. Sous un oiseau à aigrette, on a retrouvé la trace d’un petit conduit attestant la présence d’une fontaine alimentée par un tuyau disparu. Le bassin reçoit un opus spicatum. Cf. A. Barbet, G. Becq, Fl. Monier, La peinture romaine... (cité n. 59), p. 13 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 297-298.
242 • ÉMILIE CHASSILLAN
50 cm
Figure 11 – Chartres, restitution de la peinture murale de la place des Épars : jardin avec barrière. [D’après : Cl. Allag, dans A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, fig. 459]
Figure 12 – Rouen, décor de jardin restitué, fouilles du parking Delacroix / Beaux-Arts. [D’après : P. Carel, dans A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, fig. 460]
CHOIX ICONOGRAPHIQUES POUR LE DÉCOR DES JARDINS DES MAISONS DE GAULE ROMAINE • 243
50 cm
Figure 13 – Périgueux, Domus de la Tour de Vésone, cratèrefontaine devant une barrière de jardin et sculpture : a/ dessin restitué de A. Barbet [dans La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, fig. 458] ; b/ vue de la peinture du cratère déposée. [Cliché : A. Barbet]
perdue , mais dont le pied est torsadé61 (figure 11). Les fouilles du Parking Delacroix-Beaux Arts, à Rouen, ont permis de reconstituer une peinture de jardin du iie siècle62. On y reconnaît un jardin enclos typique, à treillis jaune sur fond noir, avec des feuilles trilobées vertes dans chaque losange. Au-dessus de la rambarde, un alignement d’arbustes verts en forme de cônes évoque une allée d’arbustes taillés qui se détache sur un fond sombre (figure 12). La silhouette d’une statue, possible divinité rustique, est visible au premier plan, en avant de la barrière63. C’est à Périgueux, dans la maison de la Tour de Vésone, qu’on possède la peinture de jardin la plus illustrative pour la Gaule romaine. Sur le mur du jardin – situé en contrebas après la descente d’escalier – on relève une représentation de jardin, datable d’après le contexte archéologique
du milieu du iie siècle. Elle est ornée d’un cratèrefontaine, objet de luxe en marbre alternant avec des hermès, dont seule la gaine a été conservée (figure 13). Enfin, à Vaison-la-Romaine, grâce aux fragments de peintures provenant des fouilles au nord de la cathédrale, on a pu reconstituer un décor comportant une représentation d’hortus conclusus. Un podium à écailles dans la zone inférieure est surmonté d’un édicule blanc, séparé par des colonnes de panneaux rouges à figure volante (figure 14) : entre le podium et l’édicule, une prédelle montre la représentation d’un jardin clos de barrières d’osier sur un fond noir. Des petits poteaux supportent une pergola et des traces de végétation, encore visibles aujourd’hui, ponctuent les espaces libres. On devine un cratère au centre de la composition64.
61. Cl. Allag, D. Joly, « Les peintures murales romaines de Chartres (Eure-et-Loir), étude de quelques ensembles homogènes », dans Revue archéologique de Picardie - Actes des séminaires de l’Association française de peintures murales antiques, 1990-1991-1993, Aix, Narbonne, Chartres, 1995, p. 184187 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 299-300, fig. 459.
62. Le type de construction décorée n’est pas connu. A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 300-301, fig. 460. 63. Il pourrait s’agir de Pan, d’un Faune ou encore de Priape. Voir A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 301. 64. A. Barbet situe ce décor à la charnière entre le iiie et le IVe style pompéien (ibid., p. 295).
244 • ÉMILIE CHASSILLAN
1m
40 cm
Figure 14 a-b – Vaison-la-Romaine, fouilles au nord de la cathédrale, fresque recomposée comprenant en prédelle un hortus conclusus : a/ restitution graphique de la paroi [relevé A. Barbet, dessin : Cl. Allag, dans A. Barbet, La peinture murale en Gaule romaine, Paris, 2008, fig. 60] ; b/ dessin restitué en symétrie de l’hortus conclusus. [D’après Cl. Allag et A. Barbet]
En revanche, peu de peintures reprennent le thème fréquent en Italie des grands paysages habituellement appelés « paradeisos » avec des animaux exotiques censés rappeler les parcs orientaux et royaux sur toute la hauteur d’un ou plusieurs murs du jardin. Tout au plus, des compartiments inférieurs comportent des félins, des scènes de chasse et de poursuites d’animaux rappelant les paradis : la plupart du temps, il s’agit de séries d’animaux stéréotypés se poursuivant, d’une grande banalité. C’est le cas en Aquitaine, dans le péristyle de la maison de la Rue Vigne-de-Fer à Limoges, dont le décor ne semble pas remonter
au-delà du début du iie siècle65. Le décor complet du péristyle a pu être reconstitué. Le mur-bahut, sur lequel s’élève la colonnade, est recouvert d’un enduit peint rouge vif qui recouvre également les fûts des colonnes en brique66. Les murs de la galerie sont
65. D’après l’étude du matériel archéologique : ibid., p. 143. 66. Voir Cl. Bassier, « Sauvetage des peintures murales antiques de la rue Vigne-de-Fer à Limoges », dans Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 100, 1973, p. 2780 ; A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 143-145.
CHOIX ICONOGRAPHIQUES POUR LE DÉCOR DES JARDINS DES MAISONS DE GAULE ROMAINE • 245
soigneusement ornés67. Le registre inférieur montre une suite d’animaux féroces sur fond noir avec leurs proies, tigres et cervidés68, à travers lequel on peut peut-être lire une lointaine évocation des parcs orientaux, des paradis perses, ou bien des venationes d’amphithéâtre69. Ce sont également des poursuites d’animaux qui agrémentent les registres inférieurs des peintures de la maison dite aux Animaux sauvages de Vaison-la-Romaine : dans la pièce à la mosaïque avec perdrix, figurent un lion, un daim, un bouquetin galopant au milieu de touffes d’herbes et un chasseur poursuivant une biche ou une gazelle70. Si le paradeisos ne se décèle pas clairement dans le décor du jardin gallo-romain, ce dernier n’en reste pas moins un jardin clos, parfois peuplé d’animaux
représentés ou suggérés par la peinture, la mosaïque ou la sculpture. Sur le site des Nymphéas, à Vienne, au ier siècle, les pièces de la maison dite « au Jardin des Échassiers » s’organisent autour d’un viridarium sans bassin, orné d’élégantes images de ces oiseaux des marais71, dans la zone inférieure de la galerie sud (figure 15), rappelant la fréquence du thème dans la peinture gallo-romaine. Encore à Vienne, H. Dessales a répertorié, pour le iie siècle, un petit sphinx-fontaine ou lion-fontaine assis, en terre cuite vitrée, de couleur bleue, qui ornait la margelle de l’un des bassins de la maison des Dieux Océan (figure 16), rappelant ceux de Pompéi72 et évoquant dans ces jardins le monde imaginaire exotique73 ou égyptisant74. D’autres animaux sculptés figurent dans les collections des musées,
Figure 15 – Vienne, peinture de la maison dite au Jardin des Échassiers, site des nympheas, musée de Saint-Romain-en-Gal. [D’après Guide des collections, Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal - Vienne, RMN, Paris 1996, p. 66-67]
67. On note une alternance de panneaux rectangulaires rouges et de panneaux verticaux noirs plus étroits, rehaussés de rinceaux de feuillages et de fruits incluant des candélabres, des amours, des masques et des oiseaux. A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 144-145, fig. 204-208. 68. Voir J.-P. Loustaud, Limoges antique (Travaux d’Archéologie Limousine, suppl. 5), Paris, 2000, p. 204. 69. L’arène se substitue alors aux murs des parcs royaux de façon à reproduire un espace clos. En Gaule, il devait s’agir d’exhiber des cervidés, taureaux ou sangliers, plus faciles à se procurer que des animaux exotiques, comme le rappelle Alix Barbet. Ce sont d’ailleurs les animaux qu’on retrouve le plus souvent représentés par les graffitis des portiques. Cf. A. Barbet, M. Fuchs, Les murs murmurent, graffitis gallo-romains (catalogue d’exposition, Musée romain de Lausanne-Vidy), Gollion, 2008, p. 97. 70. Voir A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 130. Dans la pièce de la mosaïque dite des hippocampes, se trouvait un guépard poursuivant un onagre. La peinture est connue d’après une aquarelle ancienne.
71. Voir A. Barbet, La peinture murale... (cité n. 6), p. 122-123. 72. Comme à la maison des Noces d’Argent. H. Dessales, « Décor et fontaines domestiques... » (cité n. 39), p. 254255 et fig. 11. 73. De ce goût de l’exotisme témoigne la présence originale d’un œuf d’autruche qui devait être suspendu dans le péristyle de la maison aux Masques, rue des Farges, à Lyon : A. Desbat, Les fouilles de la rue des Farges… (cité n. 21), p. 48. 74. H. Dessales, « Fontaines privées de la Gaule romaine », dans Fontaines et nymphées en Gaule romaine, Dossiers d’archéologie, 295, 2004, p. 27-29 ; O. Faure-Brac, Le Rhône, CAG, 69/1, Paris, 2006, p. 450. L’auteur situe l’utilisation de ces sujets en faïence bleue dans la tradition des ateliers tardo-ptolémaïques, notamment ceux de Memphis, et rapproche l’exemplaire de Saint-Romain-en-Gal de deux statuettes de lion associées à des fontaines, provenant de Pompéi et conservées au Musée archéologique national de Naples. Un des deux lions est de style orientalisant (H. Dessales, « Fontaines privées de la Gaule romaine » [cité], p. 29).
246 • ÉMILIE CHASSILLAN
Figure 16 – Sphinx (ou lion ?) en terre cuite vitrée : décor de bassin du dernier état de la maison des Dieux Océan, SaintRomain-en-Gal. [Cliché : P. Veysseyre, d’après H. Dessalles, dans Décor et architecture en Gaule (colloque de Toulouse), suppl. 20 Aquitania, 2011, p. 254, fig. 11a]
Figure 17 – Statuette de cerf en marbre, découverte à Vaisonla-Romaine. [Cliché : É. Chassillan, avec l’aimable autorisation du Musée archéologique de Vaison-la-romaine]
sans que leur provenance soit précisée. C’est le cas du cerf incomplet75 qui figure dans les collections du musée de Vaison-la-Romaine (figure 17), rappelant le décor du jardin de la maison aux Cerfs à Herculanum par exemple76. C’est également le cas du lièvre incomplet du iie siècle retrouvé lors des fouilles de la villa du Verbe-Incarné à Fourvière77, ou de la vache, toujours à Lyon, mentionnée dans le Nouvel Espérandieu et dont l’origine n’est pas connue, mais qui ont pu tous deux faire partie du décor d’un jardin78. Ces remarques nous amènent à conclure au caractère stéréotypé de l’ornement des jardins galloromains, commun au monde gréco-romain, puisque ce sont des thèmes de décor récurrents qui apparaissent. Parmi eux, la présence des divinités dans le jardin est le premier à se révéler, qu’il s’agisse de dieux traditionnels du panthéon gréco-romain ou de dieux locaux. On remarque dans la même ligne que le viridarium est un lieu fortement imprégné de l’univers bacchique, à travers lequel se lit une nature sauvage. La présence de Priape conjuguée à l’action fertilisante de l’eau en font un lieu fécond. Enfin, bien que les jardins gallo-romains connus rappellent
davantage le jardin classique de la domus pompéienne, on y trouve certains éléments du paradeisos, à travers la présence de l’eau dans le jardin, qui en lui-même est déjà un univers clos peuplé d’animaux, parfois exotiques, et qui utilise comme en Italie le décor de lattis. Ces différents univers, qui se croisent à travers la statuaire de jardin, celle des fontaines, les thèmes des oscilla et les fresques des portiques, révèlent les choix personnels des propriétaires gallo-romains. Le jardin apparaît donc comme un lieu d’interpénétration religieuse et culturelle, ainsi qu’en témoignent les œuvres d’art de qualité qui agrémentent les espaces plantés de la domus. Bien que tributaire d’une documentation fragmentaire et sporadique, il n’est donc pas question de conclure à la pauvreté du décor de jardin des maisons gallo-romaines, compte tenu de la richesse des décors domestiques que conservent tous les musées archéologiques français79. Il semblerait davantage que nos lacunes tiennent au fait que les sites se soient vidés pendant la période de l’Antiquité tardive, désertés de leurs occupants et pillés de leur mobilier. Retrouvés dans les couches de démolition des maisons à jardin, ces artefacts, largement diffusés sur l’ensemble du territoire de la Gaule romaine, témoignent de la qualité du décor mis en œuvre et de la diversité des modèles qui ont servi à l’ornement des jardins.
75. Découvert dans le quartier de la Villasse nord, près des thermes, haut de 29 cm, le fragment en marbre blanc appartient à une sculpture de centaure : R. Lantier, Recueil... (cité n. 57), t. 12, 1947, p. 31, no 7988 ; J.-Cl. Meffre, M. Provost, Vaison-la-Romaine… (cité n. 4), p. 166. 76. Voir W. Jashemski, The gardens of Pompei, vol II (cité n. 46), p. 264-266 ; cf. aussi la maison de l’Éphèbe (I, VI, 10-12/19), statue de biche et son faon (ibidem, p. 41, fig. 43).
77. H. Lavagne, Nouvel Espérandieu. Lyon... (cité n. 8), p. 140, no 406, pl. 152. 78. Ibidem, p. 140, no 405, pl. 152. 79. Ph. Jockey « Le décor sculpté... » (cité n. 9), p. 195.
DE L’ANTIQUITÉ TARDIVE AU MONDE OMEYYADE
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? Éric MorviLLez
(UMR 8167 – Orient et Méditerranée, Paris / Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse)
C’est en ces termes qu’à l’extrême fin du ve siècle le poète Dracontius introduit dans son de laudibus Dei sa longue évocation du Paradis terrestre, toute emprunte de poésie1. Hortus felicior hortis, ce jardin de bonheur et de félicité, est placé au-dessus de tous ceux jamais réalisés. Pour dépeindre l’Éden, les écrivains comme les artistes de l’Antiquité tardive vont puiser dans le fond d’images communes au monde romain, tant oriental qu’occidental, complètement baigné de paganisme. Ils se placent dans le sillage d’une tradition littéraire vieille de douze siècles, où Homère et Virgile tiennent une place prépondérante. Mais ils doivent aussi respecter les données du texte biblique – qui a lui-même fait l’objet de traductions variables depuis l’hébreu –, sans compter les exigences façonnées par la diffusion de la nouvelle religion chrétienne. Déjà des pages innombrables ont été écrites sur le Paradis et ses descriptions, son rapport avec le jardin et le verger et la notion de locus amoenus2. Dans la continuité des études précédentes de ce colloque,
mon objectif est de regarder plus attentivement les images qui décorent les espaces chrétiens destinés au culte ou les complexes funéraires et de les comparer avec celles des jardins profanes de la même période, pour voir quelle est la filiation qui existe entre l’idée construite depuis l’époque hellénistique du paradeisos profane et sa transcription en Paradis. Quels sont les traits de l’iconographie du jardin des périodes antérieures qui se transmettent dans l’iconographie paradisiaque entre la fin du iiie, le ive jusqu’à la fin du vie siècle ? Que reste-t-il de ce que l’on appelle communément des représentations de jardin du Haut Empire, depuis les fresques dites de paradeisos de Pompéi aux images des horti et de leur décor. En quoi les représentations chrétiennes sont-elles redevables de la tradition de la figuration du jardin conceptualisée par le monde païen ? Bref, quelles sont les racines profanes du paradeisos et de l’hortus qui se maintiennent dans le Paradisus chrétien ? On peut donc se demander à partir de quoi la société de la fin du iiie et du ive siècle, en pleine mutation, en train de se christianiser, invente l’image, ou plutôt les images de l’Éden biblique de l’Ancien Testament et celles du Paradis espéré dans l’au-delà du Nouveau Testament. Je m’appuierai sur les représentations de jardin, couplées – on le verra plus loin – avec celles de la campagne et de la nature.
Abréviations : – PPM = Pompei. Pitture e mosaici: Regio I a IX, Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome / Milan, 1990-2003. Dracontius, Louanges de Dieu, trad. Cl. Moussy, C. Camus, CUF, Paris, 1985, p. 159-160. La bibliographie est trop abondante pour être citée de manière exhaustive. Nous renvoyons ici aux principales études qui synthétisent cette bibliographie : F. Cabrol, H. Leclercq, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. 13, 1938, s.v. Paradis, col. 1578-1615 ; C. Schneider, Reallexikon für antike und Christentum, VIII, 1972, s.v. Garten, col. 1048-1061 ; J. Delumeau, Une histoire du Paradis, vol. I, Le jardin des délices, Paris, 1992 ; N. Gauthier, « Les images de l’au-delà durant l’Antiquité chrétienne », dans Revue des Études augustiniennes, 33, 1987, p. 3-32 ; F. Bisconti, « Sulla concezione figurativa dell’“habitat” paradisiaco:
a proposito di un affresco romano poco noto », dans Rivista di archeologia cristiana, 66, 1990, p. 25-80 ; Idem, « Altre note di iconografia paradisiaca », dans Bessarione, Academia cardinalis Bessarionis, 9, 1992, p. 89-117 ; J. Aronen, « Locus amoenus in ancient Christian Literature and Epigraphy », dans Opuscula Instituti Romani Finlandiae, I, 1981, p. 1-14 ; G. P. Luttikhuizen (dir.), Paradises Interpreted: Representation of Biblical Paradise in Judaism and Christianity, Leyde / Boston, 1999 ; S. Bregni, « ‘paradisus, locus amoenus’, immagini del paradiso nei primi cinque secoli dell’era cristiana », dans Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, XLI, 2005, p. 297-327. En dernier lieu, D. Barbu, Ph. Borgeaud, M. Lozat, Y. Volokhine (dir.), Monde clos, cultures et jardins, ASDIWAL, revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, suppl. 1, Dijon, 2013.
Cependant, il est un lieu où quatre fleuves prennent leur source et que pare un gazon tout émaillé de fleurs au parfum d’ambroisie, plein d’herbes qui embaument et jamais ne se fanent, jardin heureux plus que tous les jardins de ce monde créé par Dieu.
* 1. 2.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 249-296
250 • ÉRIC MORVILLEZ
L’enjeu est d’autant plus délicat qu’il faut tenir compte de l’évolution interne du jardin profane et de sa représentation, elle-même fortement tributaire de réminiscences de la poésie classique et de stéréotypes hérités des premiers siècles avant et après J. C. Après l’engouement pour les horti privés de la fin de la République et du ier siècle, marqué par la création d’un art des jardins proprement romain, la passion pour ce mode de reconnaissance sociale s’est confirmée d’un bout à l’autre de l’Empire au iie et iiie siècles. Mais cette manifestation très visible d’une appartenance à un milieu social qui cultive ses références a dû évoluer dès le début du ive siècle, avec la reconnaissance du christianisme et les bouleversements des repères individuels. En effet, le jardin concentrait depuis des siècles une infinité de valeurs véhiculées par le paganisme : tout d’abord d’un point de vue spirituel, par l’omniprésence de divinités liées à son environnement comme Vénus ou Bacchus et leur cortège ; ensuite par leurs formes conservatrices : leur mobilier décoratif (hermès, oscilla, statuaire, cratères) concentrait tout un monde aux croyances désormais battues en brèches, combattues et bientôt interdites. Certaines ont disparu, d’autres ont vu leur contenu se transformer pour devenir acceptables, d’autres enfin, comme on le verra, ont survécu parce qu’elles avaient perdu la force de leur contenu originel. C’est dans une perspective difficile de croisement des deux sphères, profane et sacrée, que j’ai voulu placer ma réflexion. La notion de paradeisos a été au cœur de la notion de jardin profane et le mot luimême a servi à traduire le jardin d’Éden et le Paradis chrétien. J’ai donc tenté de définir ce qu’il restait de la notion d’origine une fois sa transformation accomplie par la christianisation de l’Empire. Mais dans le cours de l’Antiquité tardive, la conception chrétienne du Paradis et de l’au-delà a aussi évolué, ce qui demande de suivre les images conservées – qui ne sont finalement pas aussi nombreuses qu’on pourrait l’espérer – sur un temps plus long3. Depuis la naissance des représentations chrétiennes,
3.
R. R. Grimm, Paradisus coelestis, paradisus terrestris, zur Auslegunggeschichte des Paradieses im Abendland, Munich, 1977 ; N. Gauthier, « Les images de l’au-delà… » (cité n. 2), p. 3-22. De nombreux ouvrages ont alimenté notre réflexion sur le sujet : R. S. Boustan, A. Yoshiko Reed (dir.), Heavenly and Earthly Realities in Late Antique Religions, Cambridge University Press, Cambridge, 2004 ; W. Ameling (dir.), Topographie des Jenseits: Studien zur Geschichte des Todes in Kaiserzeit und Spätantike, Altertumswissenschaft Kolloquium, 21, Stuttgart, 2011 ; J. Dresken-Weiland, A. Angerstorfer, A. Merkt (dir.), Himmel, Paradies, Schalom, Tod und Jenseits in antiken christlichen und jüdischen Grabinschriften, Regensburg,
les descriptions du Paradis ont sensiblement changé, entre les récits de passio de martyrs et celles des Pères de l’Église, dans leurs exégèses et lectures symboliques. Elles nous obligent à distinguer l’Éden terrestre de la Genèse du Paradis promis aux martyrs des premières persécutions, puis celui de la vision de l’Au-delà, espéré par les croyants dans le courant des ive et ve siècles. Je m’attarderai d’abord sur la question de la représentation du Paradis de la Genèse, sur celle de la présence d’une limite ou d’une clôture, élément qui définit au départ le jardin et le paradeisos en tant que tel – du moins dans sa définition gréco-romaine. Puis nous verrons en quoi l’image que les martyrs donnent de leur vision est construite autour de références concrètes au jardin profane. Ensuite, je tenterai de montrer quels sont les éléments des jardins bien réels qui sont sélectionnés pour évoquer le monde des Bienheureux et comment des thèmes profanes ou païens à l’origine finissent par se croiser avec d’autres purement religieux pour former une nouvelle identité symbolique du Paradis. Je passerai en revue les composantes conservées du locus amoenus, en particulier le thème de la prairie, mais aussi celui des fleurs et des oiseaux. Je finirai en évoquant plus spécifiquement la question de la représentation de l’eau, pour voir comment autour des fleuves du Paradis se greffent des thèmes ludiques appartenant encore au répertoire profane, largement emprunts de paganisme, pour illustrer une certaine image du bonheur éternel promis aux fidèles.
un lieu ouvert ou fermé ? des mots et des images Pour décrire le Paradis C’est le terme de paradeisos, mot employé en grec pour désigner un parc de chasse ou jardin de plaisance4 qui a été choisi dans la Bible pour désigner l’Éden, le jardin de Dieu, ὂ παράδεισος τοῦ Θεοῦ, mais aussi un Paradis transcrit comme παράδεισο τῇς τρυφῇς, la τρυφή, mot désignant non seulement les délices mais aussi son pendant négatif, la mollesse5. La traduction
4. 5.
2012 (avec bibliographie développée) ; S. Bregni, « ‘paradisus, locus amoenus’... (cité n. 2). Cf. Xénophon, l’un des premiers à user du mot pour les jardins des rois perses (écon. IV, 20 s.). Pour le sens et le commentaire du mot eden (ou edem), comme paradeison anthéron, « jardin fleuri », mais aussi jardin de délices, et sur l’ambivalence avec le mot τρυφή, dont l’acception devient alors positive, cf. M. Alexandre, Le commencement du livre Genèse I-V : la version grecque des Septante et sa réception, Christianisme antique, 3, Paris, 1988, p. 246-247 ; sur l’emploi du mot paradeisos, p. 51-58, avec bibliographie détaillée.
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 251
latine ensuite par saint Jérôme dans la Vulgate l’a adapté en paradisus voluptatis6. Le Paradis est donc héritier en droite ligne d’une longue tradition orientale – perse puis gréco-romaine, développée et commentée dans les communications de ce colloque : il n’est donc pas étonnant que les décorateurs, peintres et mosaïstes, mais aussi les poètes et les écrivains à l’époque romaine tardive aient utilisé tous les registres de la volupté et de la douceur de vivre de leur temps. Ils ont choisi en priorité des sujets qui parlaient à leur public, pour décrire dans un jardin cet Au-delà promis comme un lieu d’où était bannie la souffrance. Ils l’ont fait avec leurs propres références et celles de leurs commanditaires.
de jardins dont les composantes indiquent bien cette apparente contradiction entre des conceptions d’un jardin ordonnancé clôturé de murs et des espaces traités de manière plus naturelle et proche de notre définition du paysage. Par exemple, l’écrivain introduit son œuvre Leucippé et Clitophon par une vision d’un magnifique espace hésitant entre jardin et paysage de bord de mer, où se déroule l’enlèvement d’Europe : le sujet est en fait peint sur un tableau / ex-voto, dont l’ekphrasis ouvre le roman. Il s’agit d’une prairie (λειμών), mais entourée d’une clôture (περίβολος). Une rangée d’arbres et d’arbustes y étaient mêlés ; à l’intérieur de la couronne, formée par le toit des feuilles, se trouvait la prairie [...] les parterres de fleurs avaient été plantés, en rangées sous le feuillage des arbustes7.
Visions de Paradis et jardins La variété de la terminologie dans les textes des inscriptions, dans les récits de visions de l’Antiquité tardive n’est pas pour moi contradictoire. En effet, les acceptations du jardin sont multiples, autant que les formes qu’il a pu prendre dans les villas, maisons ou sanctuaires de l’époque, avec des déclinaisons locales très nombreuses. Il faut donc d’abord replacer ces représentations du Paradis dans le contexte régional où elles se sont développées. Il est tout à fait normal que les images paradisiaques imaginées à Rome dans les catacombes ne soient pas les mêmes que celles que l’Afrique a pu susciter dans les passions de martyrs ou le Proche-Orient, sur les figurations dans les tombeaux ou les églises. Pour des couleurs, des climats et des aménagements du jardin divers, autant de représentations différentes qui sont faites pour parler à ceux qui écoutent ou voient, mais aussi provoquer leur émotion. Déjà, chez les auteurs classiques, les horti urbains, les viridaria, et même les paradeisoi apparaissaient fermés, clôturés ou encadrés dans des portiques. Ils pouvaient aussi s’associer des visions plus ouvertes et libres, voire « campagnardes » et rustiques, de prairies et de bois étendus. Par exemple, dans les ekphraseis de παράδεισος / jardin dans les romans grecs, les descriptions sont parfois divergentes, voire antinomiques pour ne pas dire incohérentes : elles peuvent opposer dans le même passage des impressions très contradictoires. Elles offrent à quelques lignes d’intervalle autant de sensations d’espaces ouverts que de zones enfermées. Ainsi chez le romancier Achille Tatius, dès le iie siècle, on peut lire plusieurs descriptions 6.
F. Cabrol, H. Leclercq, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, vol. 13, 1938, s.v. Paradis, col. 1578-1615 ; S. Bregni, « ‘paradisus, locus amoenus’... » (cité n. 2), p. 299300. C’est donc bien, comme ce dernier le rappelle, un terme de la sémantique laïque (j’oserai dire profane) qui se transmet dans la sphère religieuse.
Ce qui frappe à la lecture, c’est que cette étendue bien ordonnancée et aux parterres composés est à la fois fermée par une limite et en même temps ouverte sur la mer et son paysage, d’où est venu Jupiter déguisé en taureau. Plus loin, le célèbre passage sur le jardin de Clitophon, qualifié expressément de paradeisos et qui sert de cadre aux amours des héros, mérite d’être largement reproduit ici, car il constitue finalement le meilleur exemple de l’idée véhiculée par la littérature du Haut Empire d’un jardin élégant idéal : il est attenant à la maison. Ce parc était un petit bois, une merveille agréable à voir ; autour de ce bois se trouvait un mur d’une hauteur suffisante et chacun des côtés de ce mur – il y avait quatre côtés – formait un portique couvert, avec une rangée de colonnes. Se trouvaient, à l’intérieur, les arbres en fête. Les branches se croisaient et s’unissaient l’une à l’autre. Voisinaient des enlacements de feuilles, des embrassements de fleurs, des entrelacements de fruits. Telle était la compagnie de nos arbres. Sur quelques-uns des plus forts, croissaient du lierre et du liseron ; celui-ci, attaché aux platanes, en épaississait le tronc de sa flexible chevelure ; le lierre enroulé au pin maritime, s’unissait à l’arbre par ses enlacements, et l’arbre était un soutien pour le lierre, le lierre formait une couronne à l’arbre. Nos vignes, de chaque côté des arbres, supportées par des roseaux, étaient couvertes de feuilles, et les fruits étaient dans leur pleine saison ; ils pendaient dans les jours des roseaux : c’étaient les boucles de la plante. La terre resplendissait de l’ombre mêlée et pâle des feuilles qui là-haut, sous le soleil, se balançaient au vent8.
7. 8.
Achille Tatius, Le roman de Leucippé et Clitophon, I, 1-3, trad. J.-Ph. Garnaud, CUF, Paris, 1991. Ibidem, I, 15, 1-4.
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Comme le souligne à juste titre Valérie Faranton dans son étude sur Achille Tatius, « le romancier se montre virtuose et transforme l’exercice attendu en morceau de bravoure. Ce goût de l’écriture, de la composition et de la poésie, au sens premier du terme peut s’expliquer par la volonté de concurrencer l’art pictural avec les mots »9. Pour les représentations que nous possédons, j’oserai renverser la formule pour caractériser ces décors plus tardifs : les images paradisiaques naissent de la combinaison surchargée d’anciens schémas décoratifs d’origines très diverses. Ils associent des éléments figurés anciens, appartenant au monde profane et païen, combinés à d’autres plus spécifiquement chrétiens. Il faut sans doute moins chercher une réalité tangible dans ces descriptions et images idéalisées qu’une agréable compilation de poncifs. Ils entremêlent l’esthétique des jardins urbains policés, ordonnancés à l’esprit de vergers et prairies ouvertes sur la nature, dans une vision poétique et idyllique, qui sera – comme on va le voir – la caractéristique essentielle de ces atmosphères. Qu’en est-il du langage dans les textes chrétiens pour décrire le Paradis comme un jardin ? Les récits de visions ou de passions et les inscriptions funéraires peuvent aussi bien employer une terminologie associée au jardin qu’au parc organisé. Elle renvoie autant à un espace traditionnellement clôturé qu’au vocabulaire définissant une prairie ouverte et libre10. Il y a dans ces descriptions des références explicites à la poésie classique, en particulier de la culture virgilienne11 qui transmet ces influences encore à travers toute la littérature jusqu’au ve-vie siècle12. Ce qui peut expliquer aussi pourquoi les termes
V. Faranton, Achille Tatius ou la contestation du genre romanesque, Paris, 2011, p. 38-42, not. p. 39. Cf. les tableaux comparatifs très explicites, p. 40-41. 10. Les poètes chrétiens utilisent davantage l’expression d’amoena virecta ou, plus rarement, d’amoenus locus. On remarque que, plus tardivement encore, Théodulphe au viiie siècle emploie l’expression amoena rura et amoenus ager, qui renvoie explicitement à une vision campagnarde. J. Aronen a dressé une liste d’occurrences (cité n. 2), p. 9. Dans les poèmes épigraphiques, on note l’emploi des expressions loca amoena, d’amoena virecta, d’amoena prata : dans l’inscription souvent citée d’Evodia du cimetière de Saint Agnès (CE 2018, ILCV 3420A = ICVR 21015, Rome – courant du ive siècle, encore ICVR II 136, 13 Rome, début du ve siècle), ou in virenti loco (ILCV 3433 = CIL XI, 2839, Volsinies, ve siècle ?), mais aussi de paradisus (CLE 688 = ILCV 1062b = CIL XII 949, Arles – milieu du ve siècle). 11. Pour Virgile, cf. En. VI, 638-640 : His demum exactis perfecto munere divae / devenere locos et amoena virecta / fortunatorum nemorum sedisque beatas (« Enfin cela étant fait, l’hommage à la déesse dûment rempli, ils parviennent aux lieux plaisants, aux aimables prairies des bois fortunés et aux demeures bienheureuses » (trad. Bibliotheca Classica Selecta, Louvain) ; cf. aussi Ovide, Mét. 1, 107-112 ; Fast. 5, 209-211,
employés entre monde grec et romain, sans avoir de véritables équivalences, divergent, tout en ayant des consonances très voisines. Prenons un exemple. Dans la passion de Perpétue et Félicité, Perpétue, après avoir gravi une étroite échelle13, atteint un espace décrit comme le Paradis : c’est dans les termes d’un hortus qu’il est détaillé, avec au milieu un personnage de berger, un Bon pasteur : et je vis l’immense étendue d’un jardin (et vidi spatium immensum horti) et, assis au milieu, un homme à cheveux blancs, vêtu comme un pasteur, imposant, qui trayait des brebis ; et debout, tout autour de lui, une multitude de gens vêtus de blanc. Il leva la tête, m’aperçut et me dit : « tu es la bienvenue, mon enfant. » Et il m’appela et, du fromage qui provenait de la traite, il m’offrit comme une bouchée [...]14.
De son côté, Saturus – qui sera martyrisé avec Perpétue et se voit accompagné par elle – évoque dans sa vision, son envol, le franchissement d’un premier monde15, puis son arrivée dans un espace baigné de grande clarté. C’est un jardin (viridarium) très organisé : Voilà ce que le Seigneur nous promettait : nous voyons la réalisation de sa promesse. Et tandis que nous étions portés par les quatre anges eux-mêmes, il se fit devant nous une vaste étendue qui avait l’air d’un parc (spatium grande, quod tale fuit quasi viridarium), avec des rosiers et toutes sortes de fleurs. La hauteur des arbres était celle des cyprès et leurs feuilles chantaient sans fin [...]. Et à pied, nous parcourûmes la promenade du parc par sa large avenue (et pedibus nostris transivimus stadium via lata)16.
9.
12.
13. 14. 15. 16.
qui puisent leurs racines dans la littérature antérieure, notamment Homère (la fameuse description de la grotte de Calypso, Odys. 5, 63-65), puis la poésie idyllique alexandrine. Cf. D. Millet-Gérard, « Tradition antique et poésie chrétienne : le Paradis du langage », dans Tradition classique et modernité (Actes du 12e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieusur-Mer les 19 & 20 octobre 2001), Cahiers de la Villa Kérylos, 13, Paris, 2002, p. 206-208. Sur ce transfert des valeurs classiques, J. Fontaine, « Trois variations de Prudence sur le thème du Paradis », dans Forschüngen zur röm. Lit., Festschrift K. Büchner, Wiesbaden, 1970, p. 96-115 ; Idem, « La conversion du christianisme à la culture antique : la lecture chrétienne de l’univers bucolique de Virgile », dans Études sur la poésie latine tardive d’Ausone à Prudence, recueil de travaux de Jacques Fontaine, Paris, 1980, p. 147-171. Qui renvoie directement à l’image scripturaire de l’échelle de Jacob (Gen, 28, 10-19). Passion de Perpétue et de Félicité suivi des Actes, trad. J. Amat, éd. du Cerf, Paris, 1996, p. 116-117. Il précise : « Nous avions subi le martyre, et nous avions abandonné la chair ; nous fûmes emportés vers l’orient par quatre anges dont les mains ne nous touchaient pas. » Passion de Perpétue et de Félicité (cité n. 14), p. 144-145.
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Comme Jacqueline Amat le souligne dans son introduction sur cette Passion de Perpétue et Félicité, « il existe une constante dans les songes de Perpétue et de Saturus, c’est le mélange indissociable de souvenirs vécus et de souvenirs littéraires ou scripturaires : un tel mélange caractérise les véritables manifestations oniriques 17». Plus loin, elle rappelle que « les souvenirs de Saturus se réfractent aussi à travers l’image du Paradis-jardin. Dans ce viridarium se mêlent le vieux rêve latin du locus amoenus et la représentation des grands parcs du temps, entourés de hautes futaies et traversés par une large avenue, le stadium. Ce parc régulier se retrouvait aussi plus modestement dans les promenades publiques, destinées à la conversation et à l’enseignement. Ce jardin latin est beaucoup plus sobre que le paradeisos oriental ou l’hortus conclusus du cantique des cantiques. » Dans les deux cas, la dimension du Paradis frappe et on est loin du jardin clos et réduit, mais bien en présence de la vision d’un parc étendu, ne serait-ce que parce qu’il est censé accueillir de nombreux élus. Si Perpétue utilise le mot générique d’hortus, Saturus, plus précis emploie celui de viridarium, terme employé pour les grands jardins privés, jusqu’à la fin de l’Antiquité, auquel il ajoute un caractère dessiné et monumental, à travers l’évocation du stadium via lata qu’ils empruntent pour une promenade, renvoyant à l’ambulatio traditionnelle dans le jardin philosophique. Une autre source nous donne une représentation d’un paysage paradisiaque, dans la vision racontée dans la Passio Sanctorum Mariani et Iacobi, rédigée au début du ive siècle, mais d’après un témoignage oculaire antérieur18. Elle concerne un groupe de martyrs africains, encore une fois, persécutés sous Valérien près de Cirta, au printemps 259. La vision de Marien est assez précisément développée. On y découvre un jardin ou un parc associé à un praetorium, terme qui renvoie à une grande résidence mais aussi à la qualité du juge qui préside, dans une scène précédente, le tribunal :
de charmantes prairies (locum pratis amoenum), habillées du feuillage joyeux de bois florissants, ombragé par de grands cyprès et des pins qui se dressent jusqu’au ciel, de sorte que vous pensiez que l’endroit entier était couronné tout autour de bosquets fertiles. Un creux dans le centre abondait en fertiles ruisseaux et l’eau pure d’un printemps clair19.
Là encore, on retrouve des échos virgiliens des prairies verdoyantes, ceux de l’Age d’or – sur lequel nous reviendrons plus loin. On note que les arbres majestueux (pins et cyprès encore) forment avec les prairies l’essentiel d’un décor, qui renvoie davantage au paysage ouvert d’un vaste parc qu’à celui d’un jardin enclos. On y retrouve, comme au cœur du paradeisos d’Achille Tatius, le creux du bassin qui donne naissance à une série de cours d’eau.
Un Éden clôturé ?
Et le juge s’est levé et nous l’avons escorté à sa résidence (praetorium). Notre route passe par un endroit à travers
Si l’on évoque l’Éden, le Paradis des origines, comme un espace clos, c’est d’abord d’après la définition que le monde gréco-romain avait assignée au terme paradeisos : terme utilisé dans la Bible en grec, y compris dans le Nouveau Testament20. La mise en image du Paradis de la Genèse par les artistes varie selon le moment représenté, mais aussi bien sûr en fonction de la place dont ils disposent, du type de support et de la technique employée. Pour la scène d’Adam au Paradis ou nommant les animaux, le schéma d’Orphée charmant les animaux est sousjacent21. Il faut dire aussi que les représentations « extensives » conservées du Paradis de la Genèse, remontant à l’Antiquité tardive, sont plutôt rares. Dans l’illustration du Paradis avec les animaux, Adam apparaît seul, sans Ève. On ne voit pas de clôture : c’est, comme le rappelle Komait Abdallah, la Paix des animaux qui est mise en avant, une image du Paradis avant la Chute22. C’est le cas pour le diptyque d’ivoire de Florence – daté vers 400 – où, dans l’angle supérieur droit, Adam est allongé, nu, encadré de deux arbres plus grands que les autres (figure 1)23. Il tient dans sa main la branche de l’un d’eux. D’autres végétaux,
17. Ibidem, p. 42. Cf. aussi J. Amat, Songes et visions : l’au-delà dans la littérature latine tardive, Études augustiniennes, Paris, 1985, p. 118-127. 18. Sur la passion, J. N. Bremmer, « Contextualizing Haeven in Third-Century North Africa », dans R. S. Boustan, A. Yoshiko Reed, Heavenly Realms and Earthly Realities... (cité n. 3), p. 159-173. 19. Marian. 6, 6-13, trad. d’après celle de J. N. Bremmer, « Contextualizing Haeven... » (cité n. 3), p. 161). Cf. son commentaire, p. 164-167 ; J. Amat, Songes et visions... (cité n. 17), p. 134-138. 20. Dans le dialogue rapporté par l’Évangile de Luc entre le bon larron et le Christ en croix : « Et il disait : “Jésus, souviens-toi
de moi lorsque tu viendras avec ton royaume”. Et il lui dit “En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis” » (Lc, 23, 40). 21. Sur cette question, voir l’étude de L. Viellefon, La figure d’Orphée dans l’Antiquité tardive, les mutations d’un mythe du héros païen au chantre chrétien, Paris, 2003, p. 126-128. 22. Is. 11, 6-7 ; cf. infra K. Abdallah, dans ce volume, p. 302-303. 23. W. F. Volbach, Elfenbeinarbeiten der Spätantike und des Frühen Mittelalters, Mayence, 1952, no 108 ; K. Weitzmann, Age of Spirituality, Late Antique and Early Christian Art, 3rd to 7th Century (Catalogue of the Exhibition at the Metropolitan Museum of Art, 1978), New York, 1979, no 454, p. 505-507.
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Figure 1 – Adam dans le Paradis, diptyque d’ivoire. [Musée du Bargello à Florence, d’après K. Weitzmann (dir.), Age of Spirituality, late antique and early Christian art, 3rd to 7th century, New York, 1979, p. 506]
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représentés plus petits, parsèment le reste de la scène, comme on le trouverait sur les représentations de mosaïques de chasse. Adam est entouré d’un catalogue de créatures. On remarque que la mise en page de ce bestiaire, avec les oiseaux placés dans la partie haute – notamment l’aigle aux ailes déployées faisant penser au phénix – rappelle les décors d’Orphée charmant les animaux24. Les herbivores sont séparés des fauves et le serpent, en bas, est bien éloigné de l’arbre où on le trouvera plus tard dans les scènes de la Chute, contrairement à la mosaïque du Michaelion de Hūarte (infra K. Abdallah, figure 2a-b, p. 299). Ici pour contextualiser la scène, les quatre fleuves du Paradis sont représentés en bas, tout petits. On ne trouve en revanche aucune image de clôture et encore moins une porte d’entrée à ce paradeisos. De même, dans la scène où Adam nomme les animaux, à Hūarte, on ne distingue pas non plus de clôture. C’est le contexte dans la nef de l’église qui en fait un espace clos et sacré. Dans les mosaïques de Huarte ou celle conservée à Copenhague, Adam sur un trône est encadré des arbres du Paradis – des cyprès – symétriquement, comme les corps des deux serpents enroulés dedans (infra K. Abdallah, figure 3, p. 300). Dans ces représentations, l’antique lien avec le parc de chasse est effacé : sa violence est effectivement incompatible avec l’idéal de paix paradisiaque. La chasse peut davantage être associée au loisir terrestre et à la nécessité pour l’homme de trouver sa nourriture. Si les images de chasse à pied ou à courre ont eu une place de choix sur les cuves des sarcophages des élites, c’est parce qu’elles font écho au statut social terrestre de leurs commanditaires, avec un arrière-plan de valorisation de la virtus25.
On notera que le sujet des chasses est également rare dans l’imagerie des catacombes, y compris dans un contexte purement décoratif. On citera le cas du panneau rectangulaire peint sous un loculus inférieur, dans la catacombe anonyme de San Anapo, dans le cubiculum 826 : deux cerfs et un sanglier sont poursuivis par un chien suivi d’un homme à pied, de troisquarts, dont on devine la tête et le corps court vêtu (figure 2)27. Le panneau évoque en concentré les scènes dites de paradeisoi profanes, en peinture de même qu’en mosaïque, comme dans les entrecolonnements de portiques ou encore sur les parapets de jardin. L’évocation des délices du Paradis avant la Chute est lisible en filigrane dans les images représentant la Création des plantes. L’illustration des manuscrits, limitée dans des cadres étroits, mais permettant cependant des détails très soignés, s’appuie précisément sur le texte placé juste à côté. Dans la Genèse de Cotton, datée de la fin du ve siècle, il n’y a pas de limite indiquée, comme si l’image évoquait un jardin ou un verger sans clôture : Dieu, présenté comme un jeune homme imberbe, nimbé, est assisté de trois anges symbolisant le 3e jour de la Création, qui apparaissent comme de jeunes femmes vêtues à l’antique, couronnées de fleurs (?) et portant des ailes qui les font ressembler à des victoire ou des anges (figure 3)28. On ne trouve pas encore en revanche d’images d’Adam et Ève vivant heureux au milieu de l’Éden. En effet, sont privilégiés le moment de la faute et la réaction à la découverte de la nudité ou encore après, quand ils ont déjà leur pagne ou simplement leur feuille de figuier (infra K. Abdallah, figure 6, p. 301)29. Dans la majorité des cas, le récit de la Chute d’Adam et Ève est réduit, dans les cycles décoratifs des fresques ou des sarcophages, à la scène
24. Cf. la célèbre peinture d’Orphée charmant les animaux découverte dans un arcosolium de la catacombe des saints Pierre-et-Marcellin à Rome : l’aède y est assis, paré d’un riche costume, entre deux arbres associés à un buisson. Dans l’arbre à sa droite se détache la silhouette d’un oiseau (un aigle ?) aux ailes déployées (F. Bisconti, « Linguaggi figurativi: il reimpiego dell’imagini, le iconografie », dans S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma, dalla città pagana alla città cristiana, Rome, 2000, p. 361-364, fig. 2 et 3a-b). 25. Voir les nombreux sarcophages à scènes de chasse de Rome ; cf. les exemples de chasse de cerfs au filet, dont le fameux découvert à Arles, à Trinquetaille. 26. J. G. Deckers, A. Weiland, G. Mietke, N. Fiocci, Die Katacombe „anonima di via Anapo“, Repertorium und Malereien, Città del Vaticano, Pontificio istituto de archeologia cristiana, 1991, t. 1, Textband, p. 57-58 ; t. 2, Tafelband, fig. 8, Wand 2 ; t. 3, Zeichnungen : RC Anp 8. 27. On trouve en revanche plus fréquemment associées aux brebis et béliers des figures de biches, cerfs ou de gazelles à connotation exotique (parfois trop vite décrits comme des « boucs ») dans des vignettes de centre de parois, encadrées des habituels filets de couleur (exemple du
plafond du cubiculum dit de Tellus, catacombe de la Via Dino Compagni). 28. L’influence des représentations artistiques romaines est évidente, autant dans la figure des anges qui rappelle les Heures ou des victoires, tandis que les plantations en ligne des arbres rappellent les peintures de certains jardins funéraires romains, comme la tombe de Patron à Rome (cf. infra Ch. Vendries, p. 220-221, figure 5, p. 221 et bibliographie) ; cf. Byzance, l’art byzantin dans les collections publiques françaises (exposition Musée du Louvre, 3 nov.-1er fév. 1993), Paris 1992, p. 142, no 96 ; K. Weitzmann, H. Kessler, The Cotton Genesis. British Library Codex Cotton Otho B VI, Princeton, 1986. 29. D. Calcagnini, s.v. Adamo e Eva, dans F. Bisconti (dir.), Temi di iconografia paleocristiana (Sussidi allo studio delle antichità cristiane), Cité du Vatican, 2000, p. 96-101. P. Robin, « Représentation iconographique de la faute d’Adam et Ève dans le premier art chrétien », dans Romanité et cité chrétienne. Permanences et mutations, intégration et exclusion (Mélanges en l’honneur d’Yvette Duval), Paris, 2000, p. 19-30 ; cf. également sa thèse, Felix culpa, Adam et Ève dans le premier art chrétien, sou la direction de F. Prévost, Paris XII-Créteil, 1999, où le lien notamment avec Hercule et le jardin des Hespérides est souligné.
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Figure 2 – Scène de chasse dans la catacombe anonyme de San Anapo, cubiculum 8. [D’après J. G. Deckers et al., Die Katacombe „anonima di via Anapo“, Repertorium und Malereien, Città del Vaticano, Pontificio istituto de archeologia cristiana, 1991, pl. coul.]
Figure 3 – La création des plantes, Genèse de Cotton. [D’après Byzance, l’art byzantin dans les collections publiques françaises, Paris 1992, p. 142]
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fondamentale, ainsi que sur la majorité des autres types de supports comme les verres dorés, ou encore sur le vase d’argent de Traprain Low (musée d’Edinburgh, daté de la fin du ive siècle)30. Un arbre central – celui de la connaissance – sur lequel s’enroule le serpent est placé entre eux. Puis viennent les deux protagonistes. Plus rarement, on trouve comme une « amorce de paysage » avec un deuxième arbre, mais sans que le second soit véritablement interprétable comme l’arbre de vie, mais du moins comme un décor de Paradis : ainsi sur une coupe en verre de Cologne, remontant au second tiers du ive siècle31 (figure 4) ou sur une peinture de la catacombe des saints Pierre-et-Marcellin (figure 5). Notons que le schéma, identique, de l’arbre au serpent est utilisé
dans des décors païens, par exemple pour représenter Hercule dans le jardin des Hespérides, comme à l’hypogée de la via Dino Compagni32. Cependant, dans les plus rares images explicites de l’éviction d’Adam et Ève du Paradis, le lieu peut apparaître non pas spécifiquement clôturé, par un mur, mais muni d’une porte, se rapprochant ainsi de l’idée du seuil de l’au-delà dans la mythologie païenne, de la célèbre porte des Enfers. Dans un colombarium de la Via Laurentina de la nécropole d’Ostie – celui de D. Folius Mela – dont la construction serait datable dans le courant du iiie siècle, on voit au-dessus d’un socle orné de touffes d’herbes plusieurs scènes situées aux Enfers : le couple tragique d’Orphée et Eurydice, puis Ocnos condamné à tresser une corde
Figure 4 – Adam et Ève chassés du Paradis, coupe de verre (Cologne, Römisches germanisches Museum). [D’après S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma, p. 616]
Figure 5 – Adam et Ève, catacombe de Saints-Pierre-et-Marcellin. [D’après P. Styger, Die römischen Katakomben, archäologischen Forschungen über den Ursprung und die Bedeutung der Altchristlichen Grabstätten, Berlin, 1933, p. 37]
30. S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma… (cité n. 24), no 316, p. 614-615. On remarquera que sur le vase se trouve des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, de la Chute à l’adoration des mages, mais complétées sur l’un des quatre registres, au niveau du col, par une frise pastorale comportant deux brebis, un pasteur, puis une cabane et deux béliers. Voir aussi la coupole de la chapelle de la Paix à Bagawat : l’arbre prend dans ce contexte égyptien l’aspect d’un palmier stylisé sur lequel est monté le serpent. Des fleurs parsèment le fond symbolisant le Paradis, mais elles sont présentes sur tout le tour de la coupole. La faute étant déjà consommée, de larges
feuilles cachent les sexes d’Adam et Ève : M. Zibawi, Bagawat, peintures paléochrétiennes d’Égypte, Paris, 2005, p. 95-96, fig. 40-41 ; G. Cipriano, El Bagawat, un cimitero paleocristiano nell’alto Egitto, Richerche di Archeologia e antichità cristiane, 3, Todi, 2008, p. 199-201, fig. 99 a-b. 31. S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma... (cité n. 24), no 318, p. 616. Ce qui n’empêche pas d’écrire à l’extérieur de la coupe la formule : Gaudias in deo, pie Z(eses) : « Réjouis-toi en Dieu, bois et vis », formule bien terrestre et délicieuse. 32. F. Bisconti, « Linguaggi figurativi... » (cité n. 24), p. 366367, fig. 7.
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sans fin que son âne dévore au fur et à mesure – vision négative et pessimiste (figure 6). L’entrée des Enfers est soigneusement matérialisée par une porte sombre, à deux battants, précédant une volée d’escalier qu’on doit descendre pour arriver devant le chien Cerbère : ce dernier fait effectivement office de gardien, accompagné de l’inscription explicite de ianitor33. Pour représenter le jardin d’Éden, en suivant la description biblique, les artistes montrent bien un imposant portail, plus que la présence d’un mur. Une enceinte compliquerait la mise en page et empêcherait la perception de la scène. Ce passage obligé de la porte permet de matérialiser clairement l’idée d’exclusion du jardin d’Éden, celle d’un avant et d’un après la Chute. Pour interdire à l’homme et à la femme de revenir pour manger du fruit de l’arbre de vie, après avoir goûté de l’arbre de la Connaissance, il faut ménager une porte, pour situer la limite34. Dans la Genèse de Vienne, après la première enluminure de la Chute, où Adam et Ève cachent leur nudité au milieu des arbres fleuris, suit une seconde illustration du récit, plus détaillée (figure 7) : d’un côté à gauche d’abord, on voit l’arbre de la connaissance du bien et du mal autour duquel est lové le serpent. Les végétaux portant des fleurs et fruits, sont fortement colorés, surdimensionnés, tandis qu’un palmier, arbre édénique par excellence, émerge au-dessus d’Adam et Ève. Ces derniers se dirigent vers la porte du Paradis, tête baissée. Ils sont déjà vêtus de tuniques – celles de peaux de bête que Dieu leur a fournies selon la Bible. De l’autre côté, à droite du portail à deux battants du Paradis richement orné, se déroule la seconde partie de la scène : un large bouclier ardent barre la moitié de la hauteur de la porte, tandis qu’un chérubin fait face. Adam et Ève, escortés par un personnage non identifié, quittent l’Éden en se retournant avec regret vers son entrée. Dans le luxueux évangéliaire de Rossano du vie siècle, pour l’illustration des
Vierges sages et Vierges folles, on retrouve cette porte de trois-quarts, fermée de battants travaillés à caissons35. Le Paradis est soigneusement évoqué par des arbres à droite, tandis que les quatre fleuves du Paradis non seulement indiquent immédiatement au lecteur l’identité du lieu, mais forment également une frontière, une séparation protectrice qui va prendre progressivement de l’importance36. Pour illustrer la Chute, on peut avoir des détails nombreux lorsqu’il s’agit d’illustrations de livres précieux destinés aux élites ou bien de peintures de tombeaux luxueux ou de magnifiques sarcophages. Mais les mêmes compositions iconographiques sont employées dans des édifices s’adressant à un public plus ordinaire, même si les modèles ont dû être empruntés à des supports plus nobles. Un document plus narratif le démontre bien : la coupole du mausolée de l’Exode de Bagawat en Égypte37. Elle nous offre, dans un cycle de peinture fondamental, la scène de l’exclusion d’Adam et Ève du Paradis. Le schéma conserve l’essentiel pour que l’œil, dans ce décor réparti en frise, reconnaisse immédiatement les scènes : l’artiste insiste encore sur les plantes à droite, avec des arbres fruitiers et un pied de vigne aux grappes composées de petits points sombres, stylisées en deux couleurs. Le couple des premiers hommes habillés se dirige vers la porte du Paradis qui ne possède qu’un seul battant (figure 8). Son chambranle est souligné d’une ligne de brun à gauche pour lui donner de la profondeur. On distingue, peut-être à droite à mi-hauteur, très effacé, un système de fermeture (une serrure ?) (figure 8a)38. Les deux silhouettes schématiques portent au-dessus leur nom en grec (Adam et Zoè – « la mère de tous les vivants » – Gen. 3,20), tandis qu’on voit derrière Ève le corps maladroit du serpent, lui aussi chassé du Paradis : il touche même son épaule et rappelle la haine future entre les hommes et le reptile39. Comme
33. Colombarium 33, Vatican – museo gregorio Profano ; A. Donati (dir.), Romana pictura, La pittura romana dalle origini all’étà bizantina (Rimini, Palazzo del Podestà e dell’Arengo, 28 marzo-30 agosto 1998), Milan, 1998, cat. no 61, p. 290, fig. p. 173. 34. « Et Adam appela sa femme du nom de Vie, parce que c’(est) la mère de tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau et il les en revêtit. Et Dieu dit : “voici, Adam est devenu comme l’un de nous pour connaître (le) bien et (le) mal et maintenant qu’il n’aille pas tendre la main et prendre de l’arbre de la vie et en manger et vivre pour toujours”. Et le Seigneur Dieu le renvoya du jardin des délices pour travailler la terre d’où il avait été pris. Et il chassa Adam et il le fit habiter face au jardin des délices et il place les Chérubins et l’épée de flamme qui tournoyait, pour garder le chemin de l’arbre de vie » (Gen. 20-24), trad. M. Alexandre, Le commencement du livre Genèse... (cité n. 5), p. 31.
35. Fol. 2v : G. Cavallo, Codex Purpureus Rossanensis, Salerne, 1992, p. 80-81, pl. 4. 36. On retrouvera le même procédé d’une bordure aquatique dans la partie inférieure de certains décors majeurs d’absides paléochrétiennes figurant le Paradis, comme on le développera infra pour les basiliques du Latran ou de Sainte-Marie-Majeure. 37. M. Zibawi, Bagawat, peintures paléochrétiennes… (cité n. 30), p. 36-94, not. p. 68-70 ; G. Cipriano, El Bagawat, un cimitero… (cité n. 30), en particulier, 2e partie, chap. 1, « Il mausoleo dell’Esodo, originali rielaborazioni et inedite rappresentazioni del repertorio iconografico paleocristiano », p. 133-167, pour Adam et Ève, p. 140-141, fig. 62-63. 38. On le distingue sur le cliché couleur, mais n’a pas été reporté sur le relevé. 39. M. Zibawi, Bagawat, Peintures paléochrétiennes… (cité n. 30), p. 70.
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Figure 6 – Les Enfers, fresque du colombarium de D. Folius Mela, Via Laurentina (nécropole d’Ostie). [D’après A. Donati (dir.), Romana pictura, La pittura romana dalle origini all’étà bizantina, Rimini, Milan, 1998, p. 173]
Figure 7 – Adam et Ève chassés du Paradis, Genèse de Vienne, gravure. [D’après DACL, s.v. Paradis, fig. 9714]
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Figure 8 – a/ Adam et Ève chassés du Paradis, peinture de la chapelle de Bagawat, Égypte [d’après M. Zibawi, Bagawat, peintures paléochrétiennes d’Égypte, Paris, 2005, p. 46] ; b/ relevé de la peinture [ibidem, p. XIV].
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le souligne G. Cipriano, l’épisode de l’arche de Noé est placé juste à côté, lié à l’image du complexe de bâtiment identifiable avec l’Anastasis ou la Jérusalem céleste, portant elle-même une image de croix ansée : le péché originel et la Rédemption par l’Arche et la Croix se trouvent donc rassemblés, soit les épisodes essentiels pour évoquer le Salut, depuis l’exclusion du Paradis. On remarquera enfin que le centre de la coupole est envahi de ceps de vigne portant des raisins et peuplés d’oiseaux40. Dans ce schéma choisi, Adam et Ève sont donc confrontés à une limite, mais pour sortir et non pour entrer, comme l’espèrent les chrétiens auxquels les images sont proposées. Au récit biblique narratif, comme l’explique infra Komait Abdallah pour les images paradisiaques des églises syriennes, les artistes vont devoir inventer le Paradeisos, traduit par Jérôme en latin par Paradisus, espéré dans l’au-delà, en employant des séries de références symboliques héritées du passé ou bien en en créant d’autres. Certaines visions l’ont assimilé à l’échelle montant vers le ciel de Perpétue41, à une passerelle sur une rivière, ou encore un passage rétréci42. L’image fait donc encore référence à un accompagnement, voire à des dangers sur la route à suivre, avec un passage (pont ou rivière, ou voyage céleste) à accomplir. Il y a nécessité d’une aide ou d’un accompagnement, d’une intercession. On pense à l’exemple d’une peinture bien connue de la catacombe de Domitille : la défunte Vénéranda est introduite par la martyre Pétronille dans le Paradis, symbolisé à ses pieds par une touffe de rosier43. Les morts dans les catacombes peuvent être accompagnés au Paradis vers une porte d’une
vaste ville fortifiée – comme sur une des lunettes de l’hypogée des Aureli44 – ou dirigés vers une tenture textile, portière domestique matérialisant une limite familière, moins effrayante entre le monde des vivants et celui des morts45. On doit donc distinguer la représentation d’un Paradis originel, décrit dans la Genèse, perdu, gardé depuis par les anges de Dieu pour empêcher tout retour, d’un Paradis à venir, celui des bienheureux : c’est pour le fils de Dieu que le paradeisos retrouve sa vocation, dans l’attente de la Parousie. Avec le développement de l’iconographie chrétienne, tant ecclésiale que funéraire, en pendant à la représentation du péché originel de l’Ancien Testament, il va falloir offrir aux fidèles, comme aux nouveaux convertis, une nouvelle traduction visuelle d’après les textes bibliques, mais aussi désormais d’après les témoignages des martyrs. Elle se doit d’être la plus attrayante possible, pleine d’espérance et de promesse de paix éternelle. Il faut donc que ses composantes parlent d’elles-mêmes à l’observateur, même sans culture biblique. L’idée que ce Paradis ait été installé géographiquement en Orient, en edem, au Levant, est celle qui domine nos esprits aujourd’hui. C’est l’interprétation choisie par les Septante. Or certains traducteurs, plus rares, avaient préféré une autre possibilité : celle du sens de « à l’origine ». Jérôme lui-même aurait été interpelé par cette traduction de l’original en hébreu : « Cela prouve – écrit-il – très manifestement qu’avant de faire le ciel et la terre, Dieu avait fondé le Paradis, comme il est dit en Hébreu : le seigneur avait planté le Paradis depuis le commencement (a principio) ». Expression que choisit la Vulgate46.
40. Dans la catacombe de la Via Latina, on possède une image de Dieu ouvrant la porte du Paradis pour chasser Adam et Ève : D. Korol, « Zum Bild der Vertreibung Adam und Evas in der neuen Katakombe an der Via Latina und zur Anthropomorphen Darstellungen Gottvatters », dans Journal of Ancient Civilizations, 22, 1979, p. 175-190. 41. Pour accéder au jardin merveilleux, Perpétue décrit la dangereuse échelle qui lui permet de grimper vers le ciel, mais dont l’accès est gardé par un monstre, sous forme de serpent : « Je vois une échelle d’airain d’une hauteur extraordinaire qui montait vers le ciel ; elle était étroite – on ne pouvait y grimper qu’un par un –, et sur les bords de l’échelle étaient fichées toutes sortes de pointes de fer. Il y avait là des glaives, des lances, des crocs, des coutelas, des javelines, si bien que si quelqu’un montait sans prendre garde, il serait lacéré et sa chair resterait accrochée aux pointes de fer. Il y avait jute au pied de l’échelle un serpent (draco) couché, d’une grosseur extraordinaire, qui tendait des embûches à ceux qui montaient et qui cherchait à les terrifier pour les empêcher de monter », Passion de Perpétue et de Félicité IV, 3-4 (cité n. 14), p. 113-115. Saturus aussi situe le Paradis dans une zone céleste. 42. F. Graf, « The Bridge and the Ladder: narrow passages in Late Antique visions », dans R. S. Boustan, A. Yoshiko Reed (dir.), Heavenly and earthly Realities... (cité n. 3), p. 19-33.
43. Arcosolium de Vénéranda : V. Fiocchi Nicolai, F. Bisconti, D. Mazzoleni, Les catacombes chrétiennes de Rome, origine, développement, décor, inscriptions, Turnhout, 2000, p. 129130, fig. 143. 44. F. Bisconti, « Sulla concezione figurativa... » (cité n. 2), p. 72, fig. 27. La ville est alors l’image du Paradis, renvoyant à la Jérusalem céleste, à l’opposé du registre bucolique. L’habitat paradisiaque peut être représenté comme une série de petites habitations : cf. Ambroise, de bono mortis 10, 45 ; Grégoire le Grand, Dial. 4, 36, 13 ; mais ce n’est finalement pas cette symbolique, très individualiste, qui sera conservée, peut-être parce que sa représentation aurait été aussi trop ancrée dans les paysages de tradition païenne. 45. Sur l’entrée du Paradis sous la forme d’un parapetasma qu’on soulève, cf. D. Gofreddo, « Le cosidette “scene di ingresso” nell’arte funeraria cristiana », dans Rivista di archeologia cristiana, 74, 1998, p. 197-236. 46. Jérôme, Liber hebraic. Quaest. In Genesim, cf. M. Alexandre, Le commencement du livre... (cité n. 5), p. 42. D’où la tentation qui ne se démentira pas – jusqu’aux Conquistadores – de rechercher matériellement le Paradis terrestre sur le globe et de le placer quelque part tout à fait à l’est. Cela explique aussi le désir de positionner l’Éden sur les cartes et descriptions du monde (par ex. dans l’Expositio totius mundi et gentium du ive siècle). Sur le sujet, cf. la synthèse de S. Bregni, « ‘paradisus, locus amoenus’… » (cité n. 2),
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Figure 9 – Chancel et évocation de jardin sous un édicule (Ravenne, coupole du baptistère néonien). [D’après J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 132]
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Après le iiie siècle, l’image d’un paradeisos-jardin domine les descriptions et les présentations : celle d’un Paradis ouvert, sans contrainte ni limites, associé aussi au monde aérien, dominé d’étoiles, très lumineux. Les schémas des décors du jardin profane vont se combiner aux poncifs de la nature bucolique et d’images rustiques et campagnardes. C’est une vision positive, « une image de l’au-delà résolument optimiste », pour reprendre l’expression de N. Gautier47. Mais on ne doit pas oublier d’autres conceptions du Paradis, qui coexistent et que nous avons citées : celle d’une cité, d’un groupe d’habitations, ou encore d’un luxueux palais, résidence divine représentée par des architectures idéales48. Dans le dernier cas, le palais divin peut lui-même se trouver au cœur du parc paradisiaque. Dans ces visions édéniques, teintées de références apocalyptiques, les architectures se mêlent à des évocations plus ou moins directes à des jardins. Dans le décor de la coupole du baptistère néonien, à Ravenne, au milieu du ve siècle, des architectures fantastiques abritent des trônes somptueux, vides, des autels portant des livres : de part et d’autre des niches à coquille abritent en alternance des sièges mais aussi des arbres et arbustes derrière de luxueuses barrières, toutes différentes, semblables à des chancels (figure 9)49. Cette image d’un Paradis palatial, tout en architecture fantastique, est poussée sans doute à son paroxysme dans les célèbres mosaïques de la rotonde de Saint-Georges à Thessalonique, qui développent de resplendissants kiosques peuplés de personnages, dont des martyrs, où sont perchés des oiseaux d’ornement, comme des paons. Mais là, le végétal est absent50.
47.
48.
49.
50.
p. 320-321 ; cf. aussi les développements de J. Delumeau, Une histoire du Paradis... (cité n. 2), sur « le Paradis terrestre et la géographie médiévale », où il recense les précédents antiques, p. 59-66. L’image pacificatrice du jardin renvoie directement à toutes les idées de béatitude céleste et de repos après la mort, in pace. N. Gauthier, « Les images de l’au-delà... » (cité n. 2), p. 4-5. Ce qui explique aussi, selon elle, qu’il n’existe pas dans l’Antiquité tardive d’iconographie de l’Enfer. F. Bisconti, Temi di iconografia paleocristiana... (cité n. 29), p. 80-83, fig. 89-90 ; Idem, « Altre note … » (cité n. 2), p. 89-94, pour le jardin vu à travers l’image des maisons, il utilise l’expression d’un « paradiso domestico ». Sur le Paradis comme palais, cf. le travail de M. C. Carile, The Vision of the Palace of the Byzantine Emperors as a Heavenly Jerusalem, Bologne, 20062007 (http://amsdottorato.unibo.it/569/1/carile.pdf). F. W. Deichmann, Ravenna, Geschichte und Monumente, vol. 1, 1969, p. 130-143 ; Idem, Frühchristliche Bauten und Mosaiken von Ravenna, Baden-Baden, 1958, pl. 62-71 ; J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 122-124, pl. 42, p. 132-133. P. Catani, La Rotonda e i mosaici di San Giorgio a Salonicco, Studi di antichità cristiana, Bologne, 1972 ; E. Kourkoutídou, C. Mauropoùlou-Tsioùmé, C. Bakirtzis, Mosaics of Thessaloniki, 4th-14th Century, Athènes, 2012 ; E. KourkoutídouNikolaidou, Wandering in Byzantine Thessaloniki, Kapon, 1997.
le maintien des Poncifs du décor de jardin : Barrières, fontaines et scènes Bucoliques
La question qui se pose alors est de comprendre comment les artistes vont réussir à représenter ces jardins-Paradis, les traduire en images, tout en se démarquant des racines païennes de jardins profondément imprégnés de mythologie et de culture littéraire antérieure. Comme dans la poésie chrétienne, l’art va faire un heureux mélange des héritages du passé classique, désormais magnifié, et des nouvelles valeurs pour se rapprocher des textes vétéro- et néotestamentaires.
Des simples lattis aux chancels luxueux L’une des premières composantes, immédiatement évocatrice du jardin, est celle de la barrière, poncif omniprésent dans la peinture de jardin. Il faut d’abord noter que ces décors de transennes en partie basse de paroi sont un très ancien héritage du décor de peinture de jardin remontant au ier siècle51. Ce schéma décoratif s’y prête d’abord tout à fait, en particulier dans les espaces fermés ou souterrains qui peuvent être vite oppressants. Inconsciemment, ces barrières facilement reconnaissables forment en partie basse un point de repère concret et léger qui rappelle l’air libre. Il faut enfin sans doute voir dans ces peintures des imitations de clôtures de véritables jardins funéraires qui existaient en surface, pour les catégories sociales les plus élevées52.
On remarquera d’ailleurs dans la coupole la présence d’un phénix rayonnant. 51. Sur la typologie de ces barrières, cf. supra l’article de N. Blanc, ce volume, p. 105-130 ; M. Salvadori, « I Giardini nella Pittura Parietale Romana, I sec. a.C.-I sec. d.C.: analisi dell’iconografia », dans P. Goi, G. Chiaradia (dir.), Atti dell’Academia « San Marco » di Pordenone 2/3, 2000-2001, Porderone, p. 169-208, avec d’utiles tableaux de synthèse sur la structure des parois ; sur la barrière comme poncif constitutif du jardin romain, cf. É. Morvillez, « Évolution d’un stéréotype, les images des jardins romains », dans C. Couriel, H. Ménard (dir.), Miroir des autres, reflet de soi (2) : stéréotypes, politique et société dans le monde occidental (de l’Antiquité à l’époque contemporaine), Paris, 2013, p. 3460 ; Idem, « Les transformations des jardins de tradition romaine dans l’Antiquité tardive », dans P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins : analyse des espaces et méthodes d’approche, Archéologie et histoire, 26, Montagnac, 2014, p. 161-176. 52. Sur cette question de la typologie des jardins funéraires, déjà une mise au point de G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. II, chap. VII, p. 435-439 ; sur les enclos funéraires traités en jardin, F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, t. 4, 1920, s.v. domaine funéraire, col. 1276-1281 ; ibidem, t. 1, 1924, s.v. area, col. 2787-2794.
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Figure 10 – Décor de barrière de jardin de la basilique théodorienne d’Aquilée, relevé à l’aquarelle. [D’après Bertacchi et al. [dir.], Da Aquileia a Venezia, une mediazione tra l’Europa e l’Oriente dal II a.C al VI secolo d.C., Milan, 1980, p. 183, fig. 184]
L’exemple le plus célèbre sans doute d’une peinture de jardin à barrière, dans un contexte de basilique chrétienne, est celui des peintures de la basilique d’Aquilée53. Il semble clair que les éléments à connotation païenne, comme les amours ramassant des fleurs ou des fruits dans des corbeilles, la fontaine devant la clôture, ou encore le paon d’ornement, n’avaient plus de signification profonde dans ces décors mixtes ou résolument chrétiens de catacombes du ive siècle (figure 10). Pas plus que les motifs profanes des mosaïques au sol, ces décors ne posaient de problèmes aux croyants et même faisaient partie de leur univers quotidien. L’utilisation de barrières à lattis losangés ou en croix de saint-André en partie basse s’est d’ailleurs maintenue comme stéréotype du jardin dans des décors profanes de l’Antiquité tardive, comme pour un couloir de la domus de la via Genova à Rome (figure 11), ou encore dans des décors plus ordinaires : ainsi pour une montée d’escalier dans une cour, dans la domus sous SS. Giovanni e Paolo à Rome54. L’exemple des peintures de barrière de jardin de la dite « triclia » de Saint-Sébastien (installée à partir du milieu du iiie siècle) en donne un autre bon exemple pour une cour : les trois murs étaient décorés au
niveau du regard, au-dessus d’une haute plinthe rouge foncé, d’un lattis de double cannes croisées, qui renferme un jardin semé de fleurs, en particulier de roses, et peuplé d’oiseaux dont une colombe55. Devant le lattis passe une brebis ou un agneau dont on distingue les sabots des pattes arrière (figure 12). La présence des multiples graffitis aux Princes des apôtres a fait pencher l’interprétation vers une vision volontairement paradisiaque, mais ce décor plaisant trouvait tout à fait sa place dans cette cour finalement assez simple, sous cet espace restitué comme un préau plus que comme une pergola. On retrouve ces lattis – plus ou moins bien figurés – dans des espaces de passage, à orner de manière économique et linéaire, mais aussi des zones souterraines obscures, à rendre psychologiquement plus « supportables », notamment des couloirs étroits ou des cubicula de catacombes. Ils peuvent habiller les parties basses de tombeaux, ou des zones de circulations, comme celle encore une fois sous Saint-Sébastien. C’est dans les cryptes souterraines qu’ils sont le plus présents, également parce qu’ils s’y sont mieux conservés. Les exemples sont très nombreux, mais n’ont pas tous été systématiquement documentés56. Le cubiculum dit de l’Océan, dans l’aire secondaire de la catacombe
53. M. Salvadori, « Il tema del ‘paradeisos’ negli affreschi della Basilica Teodoriana di Aquileia », dans G. Cuscito (dir.), Aquileia dalle origini alla costituzione del Ducato longobardo, l’arte ad Aquileia dal sec. IV al IX, Antichità Altoadriatiche, LXII, 2006, p. 171-184 ; M. Salvadori, C. Cristiano Tiussi, L. Villa, « Tracce per la ricostruzione del sistema parietale della basilica tardo antica di Aquileia », dans XI Internationale Kolloquium der AIPMA, Malerei zwischen Lokalstil und Zeitstil (in Ephesos / Türkei vom 13.-17.09.2010), à paraître. 54. B. Brenk, Die Christianisierung der spätmorischen Welt, Stadt, Land, Haus, Kirche und Kloster in Frühchrislichen Zeit, Spätantike-Frühes Christentum- Byzanz Kunst im ersten Jahrthausend, Studien und Perspektiven, 10, Wiesbaden, 2003, p. 90-91, fig. 159 ; É. Morvillez, « Les transformations des jardins... » (cité n. 51), p. 172, pl. 16.1. 55. P. Styger, Il monumento apostolico a S. Sebastiano sulla via Appia, Rome, 1917 ; V. Fiocchi Nicolai, Strutture funerarie ed edifico di culto paleocristiano di Roma dal IV al VI secolo,
Cité du Vatican, 2001, p. 34-36, fig. 20-2, pl. VIIa ; A. Ferrua, La basilica e la catacomba di San Sebastiano, 2e éd., Cité du Vatican, 1990, p. 79-80, fig. p. 79. 56. Wilpert (Le pitture delle Catacombe romane, Rome, 1903, p. 134, 143, 201) répertorie des séries de décors de chancels peints dans la catacombe de Domitille et celle de Callixte. A. Nestorio en recense une série dans son Repertorio topografico delle pitture delle catacombe romane (edizione riveduta e aggiornata), Cité du Vatican, 1993, s.v. transenna, cinq exemples dont deux avec hermès : dans l’hypogée sous le cosidetto « casale dei pupazzi », p. 96 ; A Ferrua, « Un piccolo ipogeo sull’Appia antica », dans Rivista di archeologia cristiana, 39, 1963, fig. 3, p. 178 ; catacombe de Cyriaque, arcosolium 2 (de Zosimianus) : transenne avec hermès et brebis paissant ; catacombe de Domitille no 52 p. 128 : en mauvais état de conservation, cubiculum, paroi du fond, dans la courbe de l’abside, une barrière avec hermès et des fleurs éparses ; Catacombe de Pamphyle,
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Figure 11 – Barrière de jardin, cratère et brebis, détail de la peinture de la via Genova, Rome. [Aquarelle d’après De Carolis, « Gruppo di affreschi da via Genova », dans Affreschi romani dalle raccolte dell’Antiquarium comunale, Rome, 1976, pl. 18]
Figure 12 – Décor de barrière de jardin de la « triclia » de Saint-Sébastien, Rome. [D’après A. Ferrua, La basilica e la catacomba di San Sebastiano, Cité du Vatican, 1990, p. 79]
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Figure 13 – Décor de lattis de jardins, cubiculum dit de l’Océan, catacombe de Callixte, Rome. [D’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 2, pl. XXVII]
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de Callixte, on a figuré un décor au caractère encore très linéaire et peu chargé. En partie basse, de subtils chancels linéaires, à croisillons rouges57 donnent une unité nettement profane au décor de ce cubiculum (figure 13). Grâce à deux aquarelles, on remarque que les portillons sont même ouverts dans le milieu de deux parois, comme pour donner l’illusion d’un second plan, d’une autre dimension. En revanche, dans ce décor uni, on n’a pas représenté de plantes. Mais au plafond, les compartiments sont remplis de végétaux, de rameaux portant des oiseaux perchés et deux grands paons. Dans les cadres des murs, outre des orants, on note des coupes suspendues chargées de fruits et des amours ailés qui pourraient symboliser les Saisons. Le décor, daté de la seconde
moitié du iiie siècle, véhicule davantage de schémas classiques que la première partie du cimetière. On possède dans d’autres galeries de catacombes toute une série de cadres décoratifs devant des arcosolia, qui dessinent des lattis, faits de lignes rouges plus ou moins régulièrement tracés. Ils sont souvent accompagnés de guirlandes esquissées et de tâches simulant des jonchées de pétales de fleurs. Certains transennes sont très négligés et montrent une standardisation de ce type de décor facile à réaliser, y compris dans des couloirs peu soignés. Les motifs de graticcio très irréguliers de la catacombe anonyme Via Anapo, donnent un excellent exemple entré dans les poncifs réalisés en série (figure 14)58.
Figure 14 – Relevé de lattis schématiques, catacombe de la via Anapo. [D’après J. G. Deckers et al., Die Katacombe „anonima di via Anapo“, Repertorium und Malereien, Città del Vaticano, 1991, pl. h.t. cub. 13]
via Paisiello, 24 : arcosolium 1, p. 6, en face, en haut à g., volatile qui becquette des fleurs, oiseaux en vol, au centre oiseau qui becquette un fruit, à dr., un grand arbre, en bas transenne, cf. E. Josi, « Il cimiterio di Panfilo », dans Rivista di archeologia cristiana, 1, 1924, p. 108-119, et pour la galerie 20 et 23, dans ibidem, 3, 1926, p. 188-190. A. Nestorio ne répertorie pas le sujet au terme « graticcio » qui renvoie aux lattis, très fréquents. Sur le poteau de chancel en forme d’hermès criophore, découvert dans la zone du mausolée d’Hélène à Tor Pignattara, à Rome : F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, t. 6, 1925, s.v. hermulae, col. 2349, fig. 5700. Comme l’écrit J. Guyon, sur la profusion ornementale des catacombes du ive siècle comme celle des saints Pierre-et-Marcellin, « les accessoires qui accompagnent les scènes figurées comme les vases ou les transennes, fleurs et animaux
rassemblent plus de 80 % des motifs ornementaux » (J. Guyon, Le cimetière aux deux lauriers : recherches sur les catacombes romaines, École française de Rome, Pontificio istituto di archeologia cristiana, Paris, 1987). 57. G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), t. 2, p. 266-268, pl. XXVII-XXVIII, p. 357-360. De Rossi rappelle qu’on trouve d’autres exemples de ce type d’organisation des parois, dans la troisième zone du cimetière, vers la zone de S. Sotere (p. 268). Pour lui, le désir d’imiter un jardin est évident, lui rappelant l’exemple alors bien connu de Prima Porta. 58. Le motif est répertorié comme type d’ornement no 9 : J. G. Deckers, A. Weiland, G. Mietke, N. Fiocci, Die Katacombe „anonima di via Anapo“…, (cité n. 26), cubiculum 5, p. 47-49, pl. couleur 1, dessin 5 ; cubiculum 13, p. 83-84, pl. 32, couleur 18, dessin 13.
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Ce procédé, qui s’associe parfaitement avec les images de jardin, peut avoir des résonances païennes ou chrétiennes. Dans la catacombe de Pamphyle, le cubiculum F à trois arcosolia possède une voûte à décor de compartiments, montrant au centre l’image du bon pasteur et des séries de décors de rameaux fleuris se terminant en volutes. Les parties basses de la salle sont peintes de faux marbres alternant avec des barrières en lattis. L’arcosolium central est perdu, mais celui de gauche a bien conservé son décor : sous l’intrados est figurée une personnification, sans doute le printemps. Dans la lunette sont disposées, sous deux guirlandes et deux rameaux feuillus, deux colombes affrontées tenant dans leur bec un léger feston. Audessus de l’arcosolium apparaît une corbeille, posée sur une double volute59. L’arcosolium de droite indique clairement le caractère chrétien de la salle avec l’arche de Noé, cantonnée de paons posés sur des rameaux décoratifs portant des grenades. C’est d’ailleurs une colombe munie d’un rameau qui annonce la fin du déluge au patriarche dans son arca60. C’est l’ensemble des motifs réunis qui recompose l’idée de jardin : ainsi, dans la galerie (20) de la catacombe de Pamphyle, on trouve sur la façade d’un arcosolium un grand arbre. Dans le fond de l’arc, sont répartis des festons et des fleurs, une colombe qui becquette un gros fruit circulaire, des oiseaux en vol et à gauche un volatile qui mange un autre fruit. La lunette de l’arcosolium porte au centre un agneau nimbé dont la tête est tournée vers le ciel : trois étoiles se distinguent à droite. De chaque côté, deux brebis sont tournées vers celle du centre. À gauche dans l’arcosolium est représentée l’arche (mais sans Noé ?) avec deux oiseaux en vol ou un scrinium de forme semi-cylindrique. À droite de l’arcosolium, on voit un paon et une perdrix affrontés à un cratère d’où sortent apparemment deux filets d’eau sur les côtés61. Ces barrières en lattis, souvent accompagnées de semis de fleurs plus ou moins réguliers, placent les défunts « de l’autre côté de la clôture », dans un paradeisos virtuel. On citera par exemple le cas de deux orants de la catacombe des saints Pierre-etMarcellin : la barrière sous-jacente sert de ligne de sol à
ces personnages en prière, sur fond d’étoiles schématisées qui alternent avec des guirlandes suspendues (figure 15)62. On note que ces lattis sont parfois très réalistes, avec des croisillons aux losanges très réguliers, comme dans le cas de la catacombe de Callixte, dans le cubiculum 19, devant l’arcosolium dit de la Vierge63. D’autres sont constitués de doubles baguettes parallèles entrecroisées dessinant d’élégants motifs dont les remplissages jouent aussi sur la répétition géométrique. Dans certains cas, un espace est réservé sur la claire-voie pour indiquer le nom du défunt, renforçant l’idée de propriété de l’enclos64. Certains rétorqueront que ces lattis découverts en grand nombre dans les catacombes et tombeaux imitent d’abord les vrais enclos funéraires de la surface, agrémentés de plantations bien réelles65, plus que des visions du jardin de l’au-delà. On ne peut bien évidemment pas se limiter à une simple imitation d’installations réelles. La représentation de tous ces poncifs du jardin renvoie autant au monde des vivants qu’aux délices du jardin du Paradis : ils sont en fait la transposition dans un répertoire commun de l’idée de felicitas et tranquillitas. Cette vision générale est alimentée par une accumulation de détails signifiants, allant parfois jusqu’à la surcharge et la surenchère symbolique. Dans le décor d’un important arcosolium dit de la Domus Petri, dans un des mausolées accolés à Saint-Sébastien sur la Via Appia, la niche pour déposer le sarcophage est décorée à l’intérieur et sur les côtés de fresques à décor de jardin, comportant de luxueuses barrières rouges, avec rivets travaillés, dont les hermès sont constitués de têtes sculptées rapportées66. Un canard marche sur la balustrade, bien lisible à droite. Le décor arrière dans des tons bleu-vert évoque un paysage aquatique. Derrière la tête de l’un des hermès, au centre, l’un d’eux, chargé de fruits est encore bien lisible (figure 16). C’est la seule allusion paradisiaque possible. Au premier plan, une brebis67, aujourd’hui très peu perceptible, passe devant la barrière, un peu plaquée sur le chancel, comme dans le cas de la peinture de la Via Genova précédemment citée. La voûte de l’arcosolium est peinte d’étoiles, renvoyant à une
59. E. Josi, « Il cimiterio di Panfilo », dans Rivista di archeologia cristiana, 1, 1924, p. 108-119, fig. 56, 61. 60. Ibidem, fig. 58-60. 61. E. Josi, « Il cimiterio di Panfilo », dans Rivista di archeologia cristiana, 3, 1926, p. 188-193, fig. 75-76, 78. 62. G. Wilpert, Le pitture delle catacombe romane, Cité du Vatican, 1929-1936, pl. 185,2 et 218,2 ; F. Bisconti, « Sulla concezione figurativa dell’“habitat” paradisiaco... » (cité n. 2), p. 69-70, fig. 25. 63. G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), t. 3, p. 65, pl. VII-VIII, 2 : au sommet de l’intrados est peint un bon pasteur sur un fond de végétation.
64. G. B. De Rossi, dans Bull. di arch. cristiana, 1872, p. 153, cf. E. Stevenson, Il cimitero di S. Zotico, Rome, 1876, p. 97. 65. G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), t. 1, p. 109, pour les inscription in hortulis (ou ἐν τὼ κεπῴ), t. 1, p. 109 et t. 3, p. 431-432. 66. H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie von Welschbillig, Römisch-germanische Forschungen, Berlin, 1972, p. 132, pl. 76-77 ; A. M. Nieddu, La basilica Apostolorum sulla Via Appia e l’area cimeteriale circonstante, Monumenti di Antichità cristiana pubblicati a cura del Pontificio Istituto di archeologia cristiana, IIe série, XIX, Cité du Vatican, 2009, sur la « Domus Petri, le mausolée VIII », p. 194-205, fig. 231-233. 67. On en cite plusieurs dans la description de A. M. Nieddu.
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Figure 15 – Catacombes des Saints Pierre et Marcellin, Rome, défunts en orant au-dessus d’une barrière de jardin. [D’après F. Bisconti, dans Bessarione, Academia cardinalis Bessarionis, 9, 1992, p. 112]
Figure 16 – Décor de barrière de jardin et brebis, arcosolium de la Domus Petri à Saint-Sebastien, Rome. [D’après H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie von Welschbillig, Römisch-germanische Forschungen, Berlin, 1972, pl. 77]
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agréable vision céleste. L’ensemble formait donc comme un enclos de jardin funéraire fictif, où le défunt pouvait attendre dans la paix une résurrection promise dans un Paradis pastoral. Cependant, ce n’est pas un décor de jardin ancré dans la réalité romaine qui a été suggéré, mais bien un paysage merveilleux, combinaison idéale de quelques clichés nilotiques et pastoraux. Dans le cas d’un autre arcosolium de Rome, connu par une gravure, le défunt chrétien Zosimianus a représenté son tombeau fermé par un luxueux chancel dont les barrières sont coiffées aux extrémités de deux bustes sculptés68 (figure 17). Ici aussi, devant, sont représentées deux brebis paissant. Comme pour la Domus Petri, les sculptures sont figurées comme rapportées dans un autre matériau que la barrière, sans doute de bois, souvent peinte de couleur rouge. Toute une partie du décor semble donc reliée au vrai jardin et Paradis promis : les oiseaux situés de part et d’autre de l’arcosolium, Jonas au fond de la niche, allongé, se reposant sous la pergola de courges, mais aussi l’image du Christ assis en conversation entouré de deux apôtres dans la lunette du fond, et l’intrados de l’arc qui porte en médaillon central un bon pasteur entre deux grands arbres, avec son troupeau (figure 18) et sur ses panneaux latéraux des images de l’arrivée de défunts en Paradis (?) – un jeune homme nimbé accueille une orante dans les deux cas. Dans celle de droite, au fond, est dessiné ce qui semble être une porte (?).
Cette habitude de faire apparaître dans les caveaux des chancels de jardin funéraire se retrouve aussi dans les caveaux individuels, comme on le voit dans un tombeau, découvert en 1953 près de Niš, remontant au ive siècle (figure 19) : tout le tour intérieur de la tombe était orné d’un double niveau de barrières à croisillons pleins, aux dessins variés, dont les losanges sont parfois colorés, tandis que les intersections sont aussi soulignées de rivets. Derrière elles poussent des buissons bas très schématiques, selon le procédé classique hérité du haut Empire. En partie supérieure, sur la voûte, sont représentés des rinceaux peuplés d’oiseaux69. Ces hermès pouvaient aussi être employés pour soutenir des bordures décoratives de bassin70.
À ces représentations utilisant les barrières en lattis ou clôtures plus lourdes se greffe souvent celle du Bon pasteur, thématique si fréquente dans les catacombes comme sur les sarcophages et autres types de supports71. La fameuse crypte (23-24) dite des « pecorelle », toujours dans la catacombe de Callixte, doit être observée avec attention : dans cette composition placée au ive siècle, on cite surtout, dans la lunette de fond – malheureusement en partie détruit par le creusement postérieur d’une autre tombe – l’image du Bon pasteur, entre deux arbres, portant une brebis sur les épaules et entouré de son troupeau72. Deux personnages sont figurés de part et
68. F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, t. 1, 1924, s.v. âme, col. 1503-1504, fig. 352. 69. H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie… (cité n. 66), p. 133, pl. 77, 4 ; sur les hermès et leur symbolique, cf. l’article de I. Kuzmanović Novović, « Symbolism of hermae in early christian tomb painting », dans Niš & Byzantium, IX, 2011, p. 73-84, et la récente synthèse de I. Popović, « Motif of ‘railing of paradise’ on frescoes from tombs in Jagodin Mala (Naissus) and Čalma (Sirmium) », dans Niš & Byzantium, X, 2012, p. 65-84 ; plus récemment sur la tombe de Niš avec Pierre et Paul, R. Pilinger, « Early Christian grave paintings in Niš between East and West », dans ibidem, p. 31-34, fig. 16 – état actuel. Je remercie vivement Julia Valeva de m’avoir signalé la nouvelle bibliographie sur ces décors à hermès. 70. Sur ces petits hermès, découverts à Carthage, cf. É. Morvillez, « La fontaine Utere Felix de Carthage, une installation de banquet de l’Antiquité tardive et son décor », dans Antiquité tardive, 15, 2007, p. 313 : sur le lit de banquet à fontaine, le thème aquatique des amours en barque, des oiseaux sur la façade du stibadium et la jonchée peinte de roses et de guirlandes sur la banquette associée à la mosaïque de jonchée et d’oiseau du sol – comparée stylistiquement à celle de la maison de la Volière de Carthage – renvoie à l’univers du bonheur au jardin (felicitas) ; en dernier lieu, A. Barbet, Peintures romaines de Tunisie, Paris, 2013, p. 44-50, fig. 46-5, qui
présente les dessins de R. Lantier redécouverts dans les archives Poinssot. 71. Th. Roller, Les catacombes de Rome, histoire de l’art et des croyances religieuses, les premiers siècles du christianisme, Paris, 1881, statues : chap. 40, p. 263-264, avec une synthèse iconographique ; sur le Bon pasteur, cf. l’ouvrage de W. N. Schumacher, Hirt und „Guter Hirt“ in der römischen Kunst von zweiten bis zum Anfang des vierten Jahrhunderts unter besonder Berücksichtigung der Mosaiken in der südhalle von Aquileia, Rome / Fribourg / Vienne, 1977 ; cf. aussi une synthèse d’Aurélien Caillaud, La figure du Bon Pasteur dans l’art funéraire de Rome et de la pensée chrétienne des iiieive siècles, mémoire de Master 2 de l’Université de Nantes, sous la dir. de F. Hurlet, 2008, qui rassemble une très complète documentation sur la question. D’après son étude soigneuse, 73 monuments portent un ou plusieurs « bons pasteurs », et 23 comportent un ou plusieurs bergers, soit un total de 96 occurrences (p. 67-68). Je dois à son corpus d’images très riche plusieurs nouvelles comparaisons pour les décors de barrières de cette étude ; sur le passage du Bon pasteur du décor profane au décor chrétien, cf. A. Provoost, « Il significato delle scene pastorali del terzo secolo d.C. », dans Atti del IX Congresso internazionale d’Archeologia Cristiana (21-27 settembre 1975), Cité du Vatican, 1978, p. 429-430. 72. G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), t. 2, p. 349-351, pl A ; t. 3, p. 70-73, pl. IX.
Bons pasteurs et enclos bucoliques
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Figure 17 – Arcosolium de Zosimianus, Agro Verano, Rome. [D’après DACL, s. v. âme, t. 1, 1924, fig. 352]
Figure 18 – Arcosolium de Zosimianus, Agro Verano, Rome. [D’après DACL, s.v. âme, t. 1, 1924, fig. 353]
Figure 19 – Barrière de jardin avec hermès, Tombeau près de Niš. [D’après H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie von Welschbillig, Römisch-germanische Forschungen, Berlin, 1972, pl. 77,4]
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Figure 20 – Lunette avec Bon pasteur et troupeaux, crypte dite des « pecorelle », catacombe de Callixte, Rome. [D’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 2, pl. A d]
Figure 21 – Vue d’ensemble de l’arcosolium dans la crypte dite des « pecorelle », catacombe de Callixte, Rome. [D’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 3, p.7073, pl. IX]
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Figure 22 – Bon pasteur appuyé à une barrière de jardin devant un arcosolium. [D’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 2, pl. XXXVII]
d’autre, avançant leurs mains vers deux cascades d’eau pure comme pour s’y désaltérer, image sans doute des fidèles abreuvés de la parole du Christ et désirant la paix des eaux vives du Paradis (figure 20). Ce qu’il faut remarquer c’est la partie inférieure de l’arcosolium, endommagée elle aussi par l’ajout d’une niche postérieure ainsi que de loculi. Sur ses trois côtés, elle était soigneusement peinte de barrières de jardin. Ce qui reste du décor était néanmoins bien lisible et a été relevé sur les dessins anciens : des barrières faites de cannes entrecroisées pour figurer des croix de Saint-André, aux cases garnies de fleurs schématisées, tandis que de la végétation – des buissons fleuris – émerge au-dessus de la clôture (figure 21). Là encore, le sarcophage supposé était donc environné d’un double décor pastoral et de jardin, formant comme une sorte d’enclos. Si les barrières de jardin profane croisent le thème des brebis rappelant les prairies du Paradis, on est étonné de les voir utilisées pour figurer un espace champêtre, théoriquement ouvert et libre. Dans un cas, on trouve même le Bon pasteur adossé à la barrière :
le berger est appuyé sur son bâton, contre la clôture, encore une fois dessinée par des doubles cannes croisées, mais qui porte cette fois dans ses losanges non plus des roses, mais des feuillages stylisés, proches de rameaux (figure 22)73. Le Bon pasteur et son troupeau renvoient donc de manière polysémantique à une nature bucolique et campagnarde, mais aussi parfois aux images de jardins policés, tout en pouvant évoquer également symboliquement le Christ Bon berger, gardien du Paradis. Dans certains décors funéraires du iiie siècle encore, cette ambivalence entre berger profane, hérité du monde idyllique, et Bon pasteur chrétien est nette. Dans un cubiculum de l’hypogée des Aureli, Via Labicana, daté dans la première moitié du iiie siècle, un personnage assis sur un rocher semble garder ses troupeaux, mais il est muni d’un volumen : occupé à la lecture, peut-être s’agit-il de l’un des propriétaires du tombeau, portraituré dans l’attitude 73. Ibidem, pl. XXXVII.
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Figure 23 – Décor bucolique, crypte de Lucina, catacombe de Callixte, Rome. [D’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 1, pl. XII]
Figure 24 – Lunette avec couple de daims ou gazelles dans un paysage idyllique, tombe via Appia, Rome. [D’après P. Styger, Die römischen Katakomben, archäologischen Forschungen über den Ursprung und die Bedeutung der Altchristlichen Grabstätten, Berlin, 1933, p. 49]
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du philosophe ou en lettré, en μουσικὸς ἀνήρ : la frontière entre le bonheur d’un otium païen, vécu dans un décor champêtre, et la vision d’une félicité paradisiaque est floue74. Dans un certain nombre de cas, les scènes réparties en plusieurs tableaux se répondent, comme autant d’« œuvres d’art » : des brebis évoluent dans un contexte de décor oscillant entre nature, éléments décoratifs de jardin et paysage idyllico-sacré. Elles se trouvent dans la lignée directe des scènes animalières bucoliques de lointaine tradition hellénistique75 : ovins ou bovins paissant ou s’abreuvant autour de colonnes stylisées supportant des vases ou bien des fontaines. On peut citer un détail bien connu de la crypte de Lucina, dans la catacombe de Callixte (figure 23)76, ou les tableaux à hauteur des yeux du cubiculum d’Ampliatus dans la catacombe de Domitille, ou bien encore des bœufs, au ton plus rustique dans l’hypogée de la via Dino Compagni, dans le cubiculum dit de Salomon77. Ce type de décor reste très en vogue jusqu’à la fin du ive siècle. On le voit par exemple dans la catacombe « Polimanti », sur la via Appia, dont certains décors sont placés largement à la fin du ive siècle, voire un peu plus tard. Dans une chambre sépulcrale luxueuse, au-dessus des murs incrustés de marbre sur 1,70 m de hauteur, on a représenté une profusion de paons, deux canards affrontés à un grand cratère, des génies jouant sur des jonchées de pétales, entre les guirlandes et des emblèmes des saisons78. Dans une lunette, deux gracieuses gazelles, un mâle et une femelle, sont mêmes affrontées à un arbre qui s’appuie sur une sorte de colonne votive (figure 24).
74. F. Bisconti, « Sulla concezione figurativa dell’“habitat” paradisiaco... » (cité n. 2), p. 53-54 ; Idem, « Memorie classiche nelle decorazioni pittoriche delle catacombe romane, continuità grafiche e variazioni semantiche », dans Historiam Pictura Refert, Miscellanea in onore di A. Regio Veganzones, Cité du Vatican, 1994, p. 64. 75. Dans les paysages de peinture à thème bucolique et idyllico-sacré, les bœufs sont fréquemment associés aux ovins. Cf. un exemple bien choisi dans les peintures bucoliques des portiques de la Farnésine par A. Caillaud, La figure du Bon Pasteur... (cité n. 71), fig. 53 ; ou encore les paysages déjà cités de l’hypogée des Aureli, via Labicana. 76. Toute la salle est dans un esprit très végétal et bucolique : le tableau des brebis est symétrique à un autre, de même esprit, avec deux oiseaux affrontés à un tronc d’arbre et quelques roses de l’autre côté d’une porte. La voûte est ornée d’un décor d’orants et de bons pasteurs, des têtes de saisons (?), le tout dans un réseau linéaire très fin souligné de rameaux fleuris : G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), vol. 1, p. 306-351, not. p. 446, pl. IX, vue d’ensemble ; et t. 2, fig. pl. XII ; cf. Th. Roller, Les catacombes de Rome… (cité n. 71), pl. XVII. Pour les scènes pastorales, ibidem, p. 271-273 ; sur les scènes dites « à demi-païennes », chap. XXIX, p. 178 s. 77. V. Fiocchi Nicolai, F. Bisconti, D. Mazzoleni, Les catacombes chrétiennes... (cité n. 43), p. 100-101 et fig. 102-103 et 113.
Figure 25 – Paysage avec noria et jardins, tombe de Wardian, Alexandrie. [Musée gréco-romain, d’après M. Zibawi, Images de l’Égypte chrétienne, iconologie copte, Paris, 2003, p. 19, fig. 6]
Pour choisir un autre contexte géographique, on peut citer le décor du tombeau de Wardian, découvert à Alexandrie, connu pour sa noria actionnée par un couple de bœufs (figure 25). Il rassemble en un seul contexte tous les éléments dont nous venons de parler dans un même décor : un jardin près de l’eau, rustique mais teinté de sacré par la présence d’une barrière à larges croisillons appuyée à un hermès dominé par une majestueuse tête de Pan barbu (figure 26). Sur la paroi suivante, on devine un berger et son troupeau, tandis qu’un quatrième élément, plus effacé, permet de distinguer un personnage allongé sous une pergola79.
78. P. Styger, Die römischen Katakomben, archäologischen Forschungen über den Ursprung und die Bedeutung der Altchristlichen Grabstätten, Berlin, 1933, p. 312-313, pl. 49. 79. M. Rassart-Debergh, « Alexandrie et la peinture chrétienne », dans Graeco-Arabia, V, 1993, p. 320-328. Les peintures (placées entre le iie s. avant J. C. et le ive s. après J. C.) ont posé depuis longtemps des problèmes de datation. Comme le souligne à juste titre A.-M. Guimier-Sorbets, les parois de la tombe – qui ont été déposées – semblent porter des fresques d’époques différentes, phénomène probablement dû à l’habituel remploi et remaniement de ce type de structures : « Le jardin pour l’au-delà des bienheureux : représentations funéraires à Alexandrie », dans P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins... (cité n. 51), p. 156-157 (avec bibliographie antérieure). Il reste difficile de trancher entre une interprétation païenne ou chrétienne du décor, faute désormais d’une analyse en contexte. Selon moi, la datation tardive entre les iiie et ive siècles semblerait mieux convenir. Mais la présence très prégnante du dieu Pan sur l’hermès semble faire pencher en faveur d’un contexte païen. L’interprétation du personnage allongé comme Jonas, quoique possible, reste délicate : il s’agit d’une scène qui reproduit la même ambiance que celle des treilles près de la noria.
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Des combinaisons de fontaines, cratères et oiseaux… De manière métonymique, les fontaines environnées d’oiseaux et de quelques éléments végétaux, complets ou en jonchées, vont également faire partie des moyens d’évoquer immédiatement le jardin et sa douceur assimilable à celle du Paradis. Dans le monde profane, on les retrouve dans les images qui ornent fréquemment les centres de triclinia. Dans l’Antiquité tardive, en peinture profane, on utilise longtemps encore le thème de cratère-fontaine entouré d’oiseaux pour évoquer le jardin. On en possède le meilleur exemple dans une niche de fontaine de nymphée souterrain, à Rome, via Livenza (figure 27)80. Le cul de four de la niche est associé à un thème païen représentant Diane et une nymphe chassant dans un décor forestier, ainsi que des amours en barque, jouant sur les flots. Le sujet est également largement représenté dans le monde funéraire81, mais aussi dans celui des basiliques comme on l’a déjà cité pour les peintures d’Aquilée, ou encore en mosaïque82 : on retrouve de très fréquentes fontaines posées soit devant les barrières, soit représentées seules, pour elles-mêmes dans un panneau, soit encore sur des chancels. Leurs formes sont extrêmement variées et renvoient au répertoire identique des décors de jardins profanes : qu’il s’agisse d’un bassin au sol, avec vasque sur colonnette, comme à Aquilée (figure 10) qui déborde en trois endroits83 ; des fontaines individualisées avec
Figure 26 – Jardin avec barrières et hermès de Pan, Tombe de Wardian, Alexandrie. [Musée gréco-romain, d’après M. Zibawi, Images de l’Égypte chrétienne, iconologie copte, Paris, 2003, p. 203, fig. 8]
Figure 27 – Niche peinte avec Diane chasseresse et une nymphe, cratère-fontaine entouré d’oiseaux, « hypogée » de la via Livenza, Rome. [D’après C. Pavia, Guida di Roma Sotterranea, Rome, 1999, p. 65]
80. La fonction de l’édifice est encore très incertaine (lieu de culte, nymphée souterrain ?). Le mélange de décor, en mosaïque et fresque, à thématiques explicitement païennes associées à d’autres apparemment chrétiennes pose problème. L. Usai, « L’ipogeo di Via Livenza », dans Dialoghi di archeologia, 6, 1972, p. 363-412 ; H. Mielsch, « Zur stadtrömischen Malerei des 4. Jahrhundert n. Chr. », dans Mitt. Des Deutchen Archäologischen Instituts, Röm. Abt. 85, 1978, p. 151-207 ; cf. É. Morvillez, « La fontaine Utere felix... » (cité n. 70), p. 317-318, fig. 20. 81. Sur ces décors associant des cratères faisant office de fontaine ou de panier à des oiseaux, guirlandes et semis de fleurs, cf. J. W. Salomonson, La mosaïque des chevaux de l’Antiquarium de Carthage, Études d’archéologie et d’histoire ancienne publiées par l’Institut historique néerlandais de Rome, 1, La Haye, 1965, p. 38-44, qui rassemble une belle série d’exemples, en peinture, mosaïque ou autres supports, à propos de la bordure d’enfants-chasseurs de la mosaïque des chevaux qu’il étudie. On en connaît plusieurs séries notamment dans des triclinia d’Antioche (maison de la Table servie, maison du Cadran solaire, maison de Ménandre ou maison des Oiseaux et du Canthare). On peut trouver le thème développé sur une fresque de la maison du consul Attale à Pergame. 82. Ce sont ces exemples qui ont été le plus étudiés. 83. Il y aurait eu mauvaise lecture des vestiges des fresques : Les débordements d’eau appartiendraient peut-être à des queues d’oiseaux montés sur la margelle (renseignement aimablement transmis par M. Salvadori que je remercie pour la documentation qu’elle a mise à ma disposition).
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 277
vasque à jet d’eau sur pied, peintes en rouge84, comme on le voit sur deux murs symétriques de l’hypogée de la Via Dino Compagni, où elles sont associées en partie basse avec un décor pastoral ; ou encore des fontaines intégrées à d’autres éléments : dans le célèbre décor de la « crypte des cinq saints », à la catacombe de Callixte, on trouve sans doute le meilleur exemple de cette intégration des fontaines pour évoquer le jardin paradisiaque : les défunts y sont représentés en orants dans un cadre de jonchées peuplées d’oiseaux (figure 28)85. Dans la zone basse, où d’habitude se trouve l’image des jardins, trois vases luxueux, dont les reflets dorés évoquent le métal, sont posés au milieu de rameaux fleuris : il s’agit de deux grands cratères à anses et d’une large coupe plus évasée, d’où l’eau s’échappe en jets et retombe sur le sol ; des passereaux s’y abreuvent (figure 29). Un aspect plus rustique est évoqué par la présence d’un oiseau plus gros (un faisan ou une poule d’après les aquarelles). Au-dessus, dans le cadre de l’arcosolium, on voit deux paons affrontés au milieu des fleurs, qui renvoient aussi au symbole de l’éternité. Dans la partie supérieure, sont répartis les cinq défunts en orants86, aux noms suivis de la formule habituelle « in pace », dans les délices du Paradis. Les végétaux ne sont pas dessinés pour évoquer un jardin réel : ce sont des rameaux coupés très variés qui rappellent le principe des jonchées, multiples et odorantes, que l’on appréciait, réelles ou fictives, dans des décors profanes. On en perçoit ici des échos directs avec les embellissements de certains portiques ou salles de réception, comme le démontrent en comparaison les mosaïques posées dans le tournant des iiie et ive s. dans la maison dite de la Volière à Carthage (figure 30) : des branchages épars, fraîchement coupés, associés à un catalogue d’oiseaux et de petits animaux familiers, entourent le viridarium polygonal situé au centre du
péristyle87. On sait la faveur qu’auront les décors d’oiseaux s’abreuvant à de riches canthares sur fond de semis de plantes, héritiers de la célèbre composition des colombes de Sosos de Pergame, dont les échos se retrouvent dans les luxueuses jonchées sur les voûtes du mausolée de Sainte-Constance à Rome (figure 31), jusqu’au mausolée de Galla Placidia de Ravenne88. Le motif du cratère-fontaine peut être aussi croisé avec celui de la barrière de jardin : fermant un arcosolium dans la catacombe de Domitille, un lattis dont les vides sont remplis de fleurettes est complété d’un petit vase à anse avec jet d’eau, cantonné de deux oiseaux posés sur le sol89. Dans ce cas, on retrouve le même système un peu maladroit signalé dans la peinture de la Via Genova, où un cratère – qui lui n’est pas agrémenté d’un jet d’eau – est posé en avant de la barrière, à côté d’une brebis passant (figure 11). Mais dans ce dernier cas, la présence d’oiseaux en vol et de tableaux à scène expressément dionysiaques indique indubitablement un décor profane. On retrouve là, réduit encore une fois, un schéma décoratif allusif, cher à la mosaïque comme à la peinture, autant en contexte profane que chrétien.
84. Rome, hypogée di Via Dino Compagni, cubiculum B-C : cf. S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma… (cité n. 24), fig. 7, p. 315. 85. G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana… (cité n. 52), t. III, p. 49-56 et pl. I-III. 86. On note 6 noms dont celui d’Arcadia et 5 orants seulement : De Rossi rappelle que les peintures, découvertes en 1737, avaient été remblayées. Au moment de la création de la lithographie en couleur pour la Commission pontificale, la fresque avait subi déjà des dommages : le mot in du in pace d’Arcadia ne fut pas lu. Il semble que les lettres soient de graphie différente et seraient, selon De Rossi, ajoutées plus tard. 87. A. Ennabli, W. Ben Osman, « Étude des pavements de la villa de la Volière », dans Mosaïque, recueil d’hommages à Henri Stern, Paris, 1982, p. 147-148, pl. LXXXIV-LXXXVII. 88. H. Stern, « Les mosaïques de l’église Sainte-Constance à Rome », dans Dumbarton Oaks Papers, 12, 1958 ; J. Poeschke, Mosaïques italiennes... (cité n. 49), p. 52-56 ; sur la mosaïque de Sosos de Pergame et son influence, M. Donderer, « Das kapitolinische Taubenmosaik des Sosos? », dans Röm.
Mitteilungen, 98, 1991, p. 189-197 ; Idem, « La mosaïque des colombes et sa fortune », dans J.-Ch. Gaffiot, H. Lavagne (dir.), Hadrien, trésors d’une villa impériale, Milan, 1999, p. 90-93. 89. A. Caillaud, La figure du Bon Pasteur... (cité n. 71), fig. 53, corpus, p. 24. Au-dessus de l’arcosolium est représentée une grande scène bucolique dans un cadre : le bon pasteur accompagné de son troupeau est assis sur un rocher et adossé à un arbre. À l’arrière plan est esquissé un paysage de collines. 90. J. Delumeau, Une histoire du Paradis… (cité n. 2) ; J. Aronen, « Locus amoenus... » (cité. n. 2) ; S. Bregni, « ‘paradisus, locus amoenus’… » (cité n. 2) ; J. Trinquier, « “Quid de pratorum uiriditate... plura dicam?” (Cicéron, De senectute, 57), les couleurs du paysage dans la littérature latine, de Lucrèce à l’époque flavienne », dans A. Rouveret, V. Naas, S. Dubez (dir.), Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, Études de littérature ancienne, 17, Paris, 2006, p. 213-259 ; K. Schlapbach, « The pleasance solitude and literary production, the transformation of the locus amoenus in Late Antiquity », dans Jahrbuch für Antike und Christentum, 50, 2007, p. 34-50.
de la Prairie À la jonchée :
la Permanence du locus amoenus
La littérature sur le thème du locus amoenus est prolixe dès le Haut Empire et son étude a été déjà largement développée90. Je rappellerai surtout ici quels sont les éléments de cette série de topoi qui me semblent conservés à la fin de l’Antiquité, mais surtout comment l’on passe de descriptions très profanes, proches de l’otium païen, à un jardin représenté par des éléments types qui fabriquent par allusion une atmosphère paradisiaque.
278 • ÉRIC MORVILLEZ
Figure 28 – Orants dans des jonchées de feuillages, crypte dite des cinq saints, catacombe de Callixte, Rome. [Aquarelle, d’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 2, pl. I]
Figure 29 – Vases-fontaines et oiseaux, crypte dite des cinq saints, catacombe de Callixte, Rome. [Aquarelle, détail d’après G. B. De Rossi, La Roma sotteranea cristiana, Rome, 1864-1877, t. 2, pl. I]
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Figure 30 – Jonchées et oiseaux, mosaïque de la maison de Volière de Carthage. [D’après H. Stern, « Les mosaïques de l’église Sainte-Constance à Rome », dans Dumbarton OaksPapers, 12, 1958, fig. 40]
Figure 31 – Jonchées, oiseaux et objets précieux, voûte de Sainte-Constance, Rome. [Détail d’après J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 62]
280 • ÉRIC MORVILLEZ
Les ingrédients de la félicité paradisiaque : douceur et loisir Dans un passage de son œuvre, Libanios, l’orateur syrien, liste les lieux et les sensations qui procurent la joie et caractérisent justement le locus amoenus : Ce qui provoque notre joie, ce sont les sources, les plantations, les jardins, la brise légère, les fleurs et les chants des oiseaux91.
On reconnaît tous ces ingrédients dans un passage écrit par le poète Tiberianus, placé dans la première moitié du ive siècle, qui illustre parfaitement la démonstration d’Armelle Deschat sur le souffle d’Aura. Le versificateur, totalement imprégné de poncifs classiques, décrit un modèle type de locus amoenus : Une rivière allait au milieu des herbes d’une vallée fraîche, riant sous l’éclat des cailloux, parsemée de fleurs et de feuilles. La brise agitait doucement de sombres lauriers vers le haut et un vert ensemble de myrte, avec un sifflement caressant. En dessous avait poussé un doux gazon avec de belles fleurs. Le sol rougissait de la couleur du safran, étincelait de lys. Alors tout le bois s’animait du parfum des violettes... un bois couvert de rosée se raidissait au milieu des herbes humides ; ça et là de petits ruisseaux murmuraient au sortir des sources abondantes, cours d’eau qui allaient glissant avec des gouttes pleines de lumière. La mousse et le lierre verdoyant avaient tapissé l’intérieur des grottes. Dans les ombrages, toute la gent ailée, plus mélodieuse qu’on ne pourrait l’imaginer, faisait retentir l’air de ses chants printaniers et de ses doux chuchotements : ce murmure du cours d’eau loquace chantait à l’unisson des frondaisons où la muse de la brise du Zéphyr bavard faisait naître son chant. Ainsi à celui qui parcourait cette verdure belle, odorante et verdoyante, oiseaux, ruisseau brise, bois, fleurs et ombre apportaient le bonheur.
L’évocation de la douceur qui met en éveil le toucher et l’odorat est sans doute la caractéristique la plus évidente de ces textes qui se répondent à l’infini. Armelle Deschard rappelle qu’associée au bonheur,
91. Ed. Förster, Leipzig, 1903, I, 517, § 200. 92. A. Deschard, Rercherches sur ‘aura’, variation sur le thème de l’air en mouvement chez les Latins, Bibliothèque d’étude classique, 27, Peeters, Louvain, 2003, p. 71. 93. Près de la tombe de saint Just. 94. Ce qui indique un vaste terrain. Le jeu de paume est une activité de loisir décrite par Sidoine, notamment dans les aménagements de l’environnement de sa villa d’Avitacum. 95. Ep. V, 17, trad. A. Loyen, Paris, CUF, 2003. 96. F. Bisconti évoque d’ailleurs, à juste titre, cette idée de « paradiso tra città e campagna », dans son article « Altre note di iconografia paradisiaca… » (cité n. 2), p. 89-94.
celle-ci « accompagne l’évocation des bergers et de leurs troupeaux. On se souvient des brises murmurantes dans la neuvième Bucolique92. » Mais ce rapport tactile et olfactif au jardin se retrouve aussi dans des jardins organisés bien réels, notamment ceux d’enclos funéraires. Sidoine Apollinaire rapporte qu’au ve siècle des amis peuvent encore se rassembler et s’allonger sur le gazon, dans le jardin de la tombe du consul Syagrius, qui comporte également une treille de vigne. Il dit bien ce que l’on attend d’un jardin et de la félicité qu’il porte en lui, lieu d’otium littéraire, de repos et de jeu : d’autres s’étendirent sur le gazon vert embaumé du parfum des fleurs93. Là, dans le jardin qui entourait le tombeau du consul, cette compagnie d’élite se livra pendant plusieurs heures au repos, causant, jouant à la paume94 et aux dés, faisant des vers95.
Humidité, cours d’eau et sources naturelles, bois et prairies nous éloignent certes du jardin régulier et clôturé et évoquent davantage la campagne96. Ils font naître une idée de rusticité et de paysage naturel qui semble progressivement remplacer l’idéal du jardin antique clôturé et savamment ordonnancé. Les images de saints et saintes dans le Paradis vont se développer sur fond de décors de prairies verdoyantes ouvertes, animées de quelques arbustes, émaillées de fleurs et en particulier de lis, de rosiers ou de semis de fleurs. Pour représenter le Paradis promis aux fidèles, à l’église Saint-Apollinaire-in-Classe de Ravenne, au vie siècle, l’impression bucolique est dominante, complétée par la théorie de brebis qui s’avance vers saint Apollinaire en orant (figure 32)97. Et la couleur verte est souvent convoquée dans les descriptions des édifices chrétiens, où elle domine avec le bleu du ciel où resplendit la croix. Les inscriptions sur les tombeaux vont du même coup faire référence au Paradis comme une prairie odorante98. Dans des contextes païens, on trouvait déjà des références à la verdeur fleurie des Champs Élysées : Nunc campos colis Elysios herbasque virentes / [f]l[or]ib(us) asparsus ex pratalibus arvis99.
97. F. W. Deichmann, Ravenna, Geschichte und Monumente, vol. 1, 1969, p. 268-270 ; Idem, Frühchristliche Bauten und Mosaiken von Ravenna, Baden-Baden, 1958, pl. XII-XIII, 385, 389, 392-393. 98. Exemples dans le Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, s.v. Paradis : témoins épigraphiques, col. 1593-1601 ; I. Kajanto, « The Hereafter in Ancient Christian Epigraphy and Poetry », dans Arctos, 34, 1978, p. 27-53 ; J. Aronen, « Locus amoenus... » (cité. n. 2), p. 9-13 et Appendix, p. 13-14. Cf. la synthèse récente de J. Dresken-Weiland, A. Angerstorfer, A. Merkt, Himmel, Paradies, Schalom... (cité n. 3), avec de nombreux exemples et bibliographie. 99. CLE 525, v. 5-6.
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Figure 32 – Mosaïque de l’abside de Saint-Apollinaire in Classe, Ravenne. [Détail d’après J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 185]
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Figure 33 – Hermès introduisant les défunts dans un jardin paradisiaque, hypogée des Octavi, Rome. [D’après A. Donati [dir.], Romana pictura, La pittura romana dalle origini all’étà bizantina, Rimini / Milan, 1998, p. 175]
Figure 34 – Scène de danse accompagnant un banquet dans un contexte paradisiaque sur semis de fleurs, Lilybée (Marsala), l’hypogée de Crispa Salvia. [D’après K. Dunbabin, The roman banquet, Images of Conviviality, Cambridge, 2003, pl. VII]
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 283
On mentionnera aussi des fleurs – justement des lis et des roses – déposées sur la tombe, qui peuvent avoir été prises dans le jardin funéraire lui-même :
Le parfum, l’une des autres caractéristiques essentielles du paradeisos, est présent depuis l’origine du concept dans les jardins de plaisance. Il persiste en contexte profane ou chrétien à la fin de l’Antiquité : les agréables senteurs restent primordiales, surtout portées par les fleurs dans des gazons ou des prairies. Les roses ou les lis sont les variétés les plus fréquemment illustrées et facilement identifiables103. La rose domine depuis la plus haute Antiquité et reste la plus appréciée des jardins profanes comme des jardins chrétiens104. Déjà en contexte païen, les Champs Élysées étaient vus couverts de fleurs, souvent de roses, et le bonheur représenté comme un banquet servi dans un décor de semis de pétales ou de boutons. À Rome, dans une lunette ornée de fresques du premier quart du iiie siècle, découverte via triomfale, dans l’hypogée des Octavi, c’est le dieu Hermès psychopompe qui
introduit les morts dans des prairies constituées de fleurs (figure 33)105. Pour rendre l’endroit plus merveilleux, le jardin qui pousse autour d’une colonne dominée par une statue (peut-être d’Hécate, conductrice des âmes et déesse infernale) est planté de rosiers surdimensionnés, extraordinaires, créant une atmosphère fantastique. Il faut rappeler aussi que la défunte est morte à l’âge de 6 ans : sa disparition prématurée est rappelée dans l’angle gauche par la parodie de l’enlèvement de Proserpine aux Enfers, sur un char attelé de colombes. En contexte païen, l’image du bonheur de l’audelà peut être évoquée par des images de fêtes en plein air, dans des prairies fleuries : on citera ici la fresque de Lilybée (actuelle Marsala), dans l’hypogée de Crispa Salvia. Un groupe de danseurs, dont l’un a cueilli une fleur, évolue devant un joueur de double flûte assis sur un fauteuil (figure 34)106. Dans les catacombes chrétiennes, l’idéal du Paradis est illustré par le refrigerium en plein air. Mais souvent le contexte de ces agapes fait défaut : le défunt est introduit au banquet céleste dans un enclos de gazon fleuri où est dressé le lit de table où l’attendent d’autres convives107. Nombre de ces images sont autant de repas funéraires qui sont réels, mais aussi espérés dans l’au-delà, comme un espoir d’une belle vie après la mort108. Mais comme le fait remarquer F. Bisconti, aux catacombes de Saints-Pierre-et-Marcellin, où les images de banquets sont nombreuses, un seul convivium renvoie sans conteste à une ambiance paradisiaque109. J’ajouterai que le seul élément qui contextualise dans cette fresque l’idée d’hortus est cette sorte de colonne votive, surmontée d’une sphère, typique des décors de jardin ou encore de paysages idyllico-sacrés que l’on voit à gauche de la scène, derrière le serviteur qui apporte les plats aux convives.
100. CLE 578, v. 2-3. 101. CLE 669, v. 6-7 (= ICVR, I, 141, 317) – Rome, avant 382. 102. CLE 688, v. 14-15, avant 449. 103. F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, s.v. fleur, t. 5, 1923, col. 1695-1699. 104. Ibidem, s.v. rose, t. 15, 1950, col. 9-14 ; pour l’emploi de la rose, J. Fontaine (« Trois variations de Prudence… » [cité n. 12], p. 103-104, n. 23) renvoie au fameux texte du « vieillard de Tarente » de Virgile (Géorg. 4, 116-148). 105. A. Donati (dir.), Romana pictura, La pittura romana dalle origini all’étà bizantina (Rimini, Palazzo del Podestà e dell’Arengo, 28 marzo-30 agosto 1998), Milan, 1998, cat. no 63, p. 290, fig. p. 175. 106. Sur les agapes et le refrigerium, cf. K. Dunbabin, The roman Banquet, Images of Conviviality, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 129-130, pl. VII ; pour une vision plus fondée sur les sources, J. Amat, Songes et visions… (cité n. 17), p. 390-392 ; pour une étude iconographique, T. Michaeli, « Depictions of Elysium in the Literature and
Art of Hellenistic and Roman Painted Tombs », dans Ch. Bornstein-Verzar, G. Fishhof (dir.), Pictorial Languages and their Meanings, liber amicorum of Nurith Kenaan-Kedar, Tel Aviv, Tel Aviv University (Yolanda and David Katz Faculty of the Arts), 2006, p. 153-169 ; Eadem, Visual Representation of the Afterlife: Six Roman and Early Byzantine Painted Tombs in Israël, Leyde, 2009. 107. Le sujet a été traité par E. Jastrzeboswka, « Les scènes de banquet dans les peintures et sculptures chrétiennes des iiie et ive siècles », dans Recherches augustiniennes, 14, 1979, p. 3-90 ; sur le banquet dans les catacombes, K. Dunbabin, The roman Banquet… (cité n. 106), p. 175-187 ; J. Guyon, Le cimetière aux deux lauriers… (cité n. 56) p. 198-200. 108. Dans plusieurs passions, les martyrs sont attendus au banquet céleste, sur un mobilier prestigieux, avec des places d’honneur attribuées comme sur cette terre, mais semble-t-il dans des salles à manger fermées. J. Amat, Songes et visions… (cité n. 17), p. 148, 395-396. 109. F. Bisconti, « Altre note… » (cité n. 2), p. 108-109, fig. 5.
vicinas mihi carpe rosas mihi lilia pone / candela q(ue) viridis dabit hortulus100.
Et les épitaphes chrétiennes s’en font écho, comme celle-ci, de la seconde moitié du ive siècle : Inde p(er) eximios paradisi regnat odores / tempore continuo vernant ubi gramina rivis101.
Ou encore dans cette inscription du ve siècle, découverte à Arles : Divitias, paradise, tuas flagantia semper / gramina et halantes divinis floribus hortos102.
Parterres de fleurs, bouquets et jonchées embaumées
284 • ÉRIC MORVILLEZ
Les roses et les fleurs parfumées
Elle triomphe dans les évocations de jardins en buissons ou en jonchées, avec des fleurs charnues, ou les semis de pétales. Les fleurs, majoritairement
identifiables à des roses, sans doute parce qu’elles sont faciles à esquisser rapidement pour les peintres, peuplent les parois des tombeaux, entre référence aux jardins réels et symboliques113. D’un Paradis aux fleurs réelles, on passe progressivement à une vision plus symbolique et moins concrète : dans la passion de Perpétue et Félicité, le Paradis comporte des buissons de roses, mais comme le rappelle J. Amat, « la conception d’un monde céleste, où tout est lumière et où les âmes se nourrissent de parfums ineffables, semble imaginée par un intellectuel frotté de philosophie païenne et qui a lu Plutarque (chez qui la béatitude de l’âme équivaut à la respiration de parfums enivrants) »114. On est frappé par la continuité sur ce point entre les ekphraseis d’Achille Tatius et les descriptions plus tardives du Paradis, comme celle de Dracontius, où fleurs et parfums rivalisent. On pourrait poursuivre par le lis dont les représentations sont parmi les plus anciennes dans les décors domestiques, tant sur les vases que les peintures115. Leur silhouette bien reconnaissable est omniprésente dans les décors de fleurs de Paradis, comme on le voit dans la prairie paradisiaque en mosaïque de Saint-Apollinaire in Classe (figure 32). Comme le rappelle Anne-Marie Taisne, le lis associé à la rose est à la fois le symbole de la Sagesse et de la Pureté, mais aussi de la rencontre amoureuse des Époux : les lis qui embaument sont mariés avec la rose dans la Bible, aussi bien pour évoquer le jardin dans l’Ecclésiaste ou dans le Cantique des cantiques,
110. Fortunat, Carm. VI, 6, de horto Ultrogothonis reginae. 111. Basile, de peccato, c. X ; Ve homélie sur la Création (Hom. Hexa 5, 93) : « Toutefois la rose était sans épine : l’épine a été ajoutée depuis à la beauté de cette fleur, afin que la peine, pour nous, soit près du plaisir, et que nous puissions nous rappeler la faute qui a condamné la terre à nous produire des épines et des ronces » ; cf. aussi Ambroise, Hexam., c. XI, n. 48. M. Alexandre, Le commencement du livre... (cité n. 5), p. 131-132. 112. Per vicissitudines mensium transmeavit hibernum : sed vos inclusi tempora hiemis persecutionis hieme pensatis. Successit hiemi verna tempories rosis laeta et floribus coronata : sed vobis rosae et flores de paradisi deliciis aderant et caput uestrum serta caelestia coronabant (Ep. II, 1-2), trad. A.-M. Taisne, « Saint Cyprien et saint Jérôme, chantres du Paradis », dans Bull. association G. Budé, 1992, p. 49-50. 113. Pour les thèmes abordés ici, depuis les motifs végétaux jusqu’aux oiseaux et cratères, F. Bisconti, « Sulla concezione figurativa dell’“habitat” paradisiaco... » (cité n. 2), p. 61-62, n. 97 ; on citera surtout l’article avec corpus final de J. Valeva, « La peinture funéraire dans les provinces orientales de l’Empire romain », dans Hortus Artium Medievalum, 7, 2001, p. 167-208, not. p. 174-180 ; J. DreskenWeiland, A. Angerstorfer, A. Merkt, Himmel, Paradies… (cité n. 3), p. 28-36 (par ex. à Syracuse, catacombe Cassia, aux murs et plafonds semés de roses et de guirlandes, p. 30) ; sur des caissons de tombes individuelles ornés
de roses, découverts à Utique ou Salakta, É. Morvillez, « Les peintures de la fontaine Utere Felix à Carthage (ive s. ap. J.-C.) », dans La peinture funéraire antique (Actes du VIIe congrès de l’Association internationale pour la Peinture murale romaine, Vienne-Saint-Romain-en-Gal, octobre 1999), Paris, 2001, p. 301-304 et pl. LX ; J. W. Salomonson, La maison des chevaux... (cité. n. 81), p. 38-44, avec une série de cas siciliens, africains, mais aussi de Libye et de Russie méridionale. Sur cette dernière zone géographique, cf. M. I. Rostovtseff, La peinture antique en Russie méridionale, Saint-Pétersbourg, 1913-1914, trad. française de A. Barbet, Mémoire de l’AIBL, XXVIII, p. 253-328, pl. 56-65 ; en dernier lieu pour l’Afrique du Nord, A. Barbet, Peintures romaines de Tunisie, Paris, 2013, not. fontaine Utere felix p. 46-47, Salakta, p. 188 ; A.-M. Guimier-Sorbets, « Le jardin pour l’au-delà... » (cité. n. 51), p. 158-159, nécropole de Kom el Chougafa, fig. 9. 114. J. Amat, Passion de Perpétue… (cité n. 14), p. 44-45. Dans le Paradis décrit par Saturus, les saints ne retrouvent que d’autres martyrs. Les portes sont ensuite fermées derrière eux, dans un Paradis où ils sont entourés d’agréables odeurs : « un parfum inénarrable nous servait à tous de nourriture, et nous étions rassasiés ». 115. Pensons par exemples aux peintures crétoises de l’île Santorin, avec des lis soit en vase, soit dans un paysage. Cf. supra, sur la céramique chypriote, Cl. Balandier, figure 4, p. 47.
La rose reste omniprésente comme fleur du jardin de Paradis par excellence, jusque dans la poésie tardive, et Fortunat lui-même ne chante-t-il pas encore, dans le jardin profane de la reine Ultrogothe, le parfum des roses qui évoque celui du Paradis : Paradisiacas spargit odore rosas110
Pour en faire une fleur à la douceur absolue, il faudra l’imaginer, avant la Faute, sans épines. Ainsi la chantent Basile de Césarée et Ambroise au cœur du Paradis originel111 : Surrexat ante floribus immixta terrenis sine spinis rosa et pulcherrimus flos sine ulla fraude vernabat.
Sa couleur pourpre peut prendre aussi une connotation symbolique du sang des martyrs dans certains contextes chrétiens. Cyprien, dans une lettre d’encouragement, ne reprend-il pas cette image des saisons où domine encore et toujours la rose : Vous incarcérés, vous remplacez la période hivernale par l’hiver de la persécution. La saison printanière a succédé à l’hiver, portant des roses à foison et couronnée de fleurs. Mais les roses et les fleurs nées aux délicieux parterres du Paradis vous entouraient et les guirlandes célestes couronnaient votre tête112.
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 285
la jeunesse et la beauté116. À la fin du 4e poème du Cantique des Cantiques, de façon hautement symbolique, jardin enclos (traduit ensuite par hortus conclusus), fleurs et troupeaux se trouvent associés, sous la garde d’un pasteur : Mon Bien-Aimé est descendu à son jardin aux parterres embaumés pour paître son troupeau dans les jardins et pour cueillir les lis. Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi ! Il paît son troupeau parmi les lis117.
La violette arrive souvent en troisième position dans les descriptions, très appréciée des parterres depuis le Haut Empire118, mais aussi les soucis et le safran – Sidoine Apollinaire les décrit sur les tables de banquet. Mais les associations de fleurs viennent aussi en poésie directement des réminiscences des auteurs classiques, permanentes à la fin de l’Antiquité tardive : ainsi dans la poésie de Prudence, les combinaisons de certaines fleurs dérivent directement d’échos virgiliens des Bucoliques et Géorgiques, comme l’a démontré J. Fontaine119. Plus on avance dans le temps, plus l’idée de Paradis va donc se résumer à une prairie semée de fleurs, proche des Champs Élysées, d’où les artifices humains vont disparaître. La prairie faisait déjà partie, comme les gazons doux, des clichés du jardin chez Achille Tatius, dans ses descriptions des paradeisoi de romans. À une vision de jardins ordonnancés, habilement suggérée par ses accessoires représentatifs, succède dans le monde chrétien une autre vision, plus proche d’une Création intouchée, hors d’atteinte des saisons, plus proche de la nature et de la campagne que des jardins citadins. Sans développer l’étude des autres végétaux, on rappellera que certains bien reconnaissables peuplent les représentations paradisiaques, des palmiers plus orientaux aux bosquets de cyprès ou d’arbre plus communs, déjà aperçus dans la passion de Perpétue. Placés symétriquement, ils servent souvent de cadres
116. Cant. 2 1-2 : « Je suis le narcisse de Saron / le lis des vallées. Comme le lis entre les chardons, / telle ma bien-aimée entre les jeunes femmes » ; Cant. 5, 3, 13. « La Bien-Aimée : “Mon bien aimé est frais et vermeil / [...] / Ses yeux sont des colombes au bord des cours d’eau /se baignant dans le lait, posées au bord d’une vasque /. Ses joues sont comme des parterres d’aromates, /des massifs parfumés. Ses lèvres sont des lis ; elles distillent le myrrhe vierge” ». A.-M. Taisne, « Saint Cyprien et saint Jérôme… » (cité n. 111), p. 39. Th. Römer, « Du jardin d’Eden au jardin du Cantique des cantiques », dans D. Barbu, P. Borgeaud, M. Lauzat, Y. Volokhine (dir.), Monde Clos, culture et jardins, Paris, 2013, p. 205-222. 117. Cant. 4, 6, 2-3. J. Wirth, « Hortus conclusus », dans D. Barbu et al. (dir.), Monde Clos... (cité n. 2), p. 313-325. 118. Déjà chez Pline le Jeune, dans la villa des Laurentes, Ep. II,17 : Ante cryptoporticum xystus violis odoratus : « Devant
décoratifs aux illustrations. Prudence, par exemple, nous offre une vision boisée du Paradis d’un Bon pasteur : Un bois serré de palmes (frequens palmis nemus) et, ployée sur elle-même, La chevelure des plantes ; Le laurier persistant y couvre de son ombre Le remous transparent des eaux vives qui courent120.
Aux essences plus habituelles des jardins romains, comme le laurier, sont mélangées certaines plantes exotiques et aromatiques pour évoquer l’Orient d’Éden. Dans la vision de Prudence de la Terre Promise comparée au Paradis, tous les ingrédients passés en revue sont présents. Cependant, la mélodie des feuillages, de la vision de sainte Perpétue, est remplacée par le chant des âmes : Là-bas, couverte de rosiers pourpres, La terre entière n’est que fragrance ; Toute humide de menues sources fugitives, Elle donne à profusion soucis épais, violettes pourpres et safrans délicats, Là-bas coule le baume exsudé d’une tige gracile Et la cannelle rare exhale son parfum, La feuille aussi du nard, que, jaillissant d’une source cachée, La rivière lèche en passant, pour la porter jusqu’à la fin. Par les prairies herbues, les âmes bienheureuses Chantent à l’unisson la douce mélodie De l’hymne aux harmonies suaves, Et foulent d’un pied blanc les lis121.
Mais ce sont surtout les rinceaux de la vigne qui vont envahir les sols des basiliques tant en Orient qu’en Occident, de même que les absides et les murs, pour accueillir scènes animalières et symboles122. La vigne pousse encore fréquemment sur les treilles et tonnelles des jardins funéraires ou privés, comme on peut le voir sur les peintures de l’hypogée des Nasonii
cette galerie, une terrasse parfumée de violettes » (trad. A.-M. Guillemin, 1943). 119. J. Fontaine, « Trois variations de Prudence… » (cité n. 12), p. 104 et n. 24. 120. Cathem. 8, 41. 121. Cathem. 5, 113. 122. Cf. K. Abdallah, infra dans ce volume ; sur la longue diffusion du motif du rinceau, G. Sauron, L’histoire végétalisée, ornement et politique à Rome, Paris, 2000, p. 228. Sur le rinceau peuplé, Cl. Dauphin, « Symbolic or decorative? The inhabited Scrolls as a means of studying some Early Byzantine mentalities », dans Byzantion, XLVIII, 1978, p. 10-34 ; Eadem, « The Development of the “Inhabited Scroll” in architectural sculpture and mosaic art from Late Imperial times to the seventh century A.D. », dans Levant, XIX, 1987, p. 183-212.
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(supra J. Trinquier, figure 3, p. 190) ou sur les mosaïques de plusieurs domus africaines (à Thuburbo Majus, dans la maison des Protomés au ive s., ou celle de Bacchus et Ariane au début du ve s.123). On remarquera qu’on ne voit plus cette technique de conduite utilisée pour les vignes paradisiaques. Partant souvent de culots feuillus ou de cratères, elles se développent en mosaïque, stuc ou peinture, souvent en symétrie, mais sans guide, tuteur ni échalas, envahissant de manière symétrique tous les espaces à décorer (cul de four, mais aussi intrados d’arc ou tambour de coupoles d’édifice).
Un peuple d’oiseaux La place des oiseaux dans ces décors de jardin est également centrale dans les descriptions de la période tardive. Riches de couleurs, ils disputent aux fleurs la première place124. Chez Achille Tatius, dans son paradeisos idéal, c’est une véritable volière en liberté qui joue un rôle décoratif au cœur des plantations : les oiseaux se promènent parmi les fleurs, en particulier. Le paon, roi des jardins d’agrément, donnera lieu à une longue ekphrasis dans le paragraphe suivant :
de la cime des arbres ; les uns chantaient leur chant d’oiseau, les autres s’enorgueillissaient de la robe de leur plumage. [...] Les oiseaux apprivoisés étaient le paon, le cygne et le perroquet ; le cygne trouvait sa nourriture près des sources, le perroquet était suspendu à un arbre, dans une volière, le paon laissait traîner sa queue parmi les fleurs. Le spectacle que donnaient les fleurs rivalisait avec la couleur des plumages des oiseaux : c’était une floraison de plumes125.
Les colombes, oiseaux de Vénus, déesse des jardins, se mutent en volatiles idéalement paradisiaques pour les chrétiens. Mais aussi les paons126, ornement de parc127, les oiseaux plus exotiques ou rares comme les perroquets, les pies, les cailles ou les faisans peuplent les parois avec plus ou moins de grâce et de subtilité. Les cages, qui se trouvaient déjà posées dans les décors du ier siècle, comme dans la fresque de Prima Porta (supra N. Blanc, F. Gury ou Ch. Vendries, figure 9, p. 226), accompagnent parfois des oiseleurs, ou bien sont posées dans les rinceaux. Coqs et poules avec leurs poussins128 – chargés parfois d’une symbolique ecclésiologique – seront associés dans certaines scènes129.
toucher la rive : fleuves du Paradis et jeux aquatiques
Les fleurs, de couleurs variées, faisaient montre, tour à tour, de leur beauté, et c’était la pourpre de la terre, le narcisse et la rose [...]. La violette n’avait pas de calice, mais sa couleur était semblable à celle dont resplendit le calme de la mer. Au milieu des fleurs jaillissait une source ; le bassin carré, creusé de main d’homme pour recevoir le courant, l’entourait. L’eau était le miroir des fleurs, si bien que le jardin semblait être double, l’un réel et l’autre son reflet. Quant aux oiseaux, les uns apprivoisées, picoraient dans le bois, ceux que la nourriture des hommes avaient domestiqués, tandis que les autres volaient librement, s’ébattaient autour
Si j’ai d’abord insisté sur les thèmes de fontaines paradisiaques, domestiquées sous forme de cratères ou de nymphées, je voudrais me concentrer sur un dernier point, celui de l’eau vive, des fleuves du Paradis, qui souvent délimitent les images du jardin de l’au-delà. Il me semble qu’on peut y trouver des liens avec la composition des jardins tardifs et un rapport au paradeisos antérieur. De plus, on verra que transparaissent, dans la manière de représenter l’eau et son univers, de nombreuses filiations, certaines ludiques, avec les décors profanes des époques antérieures.
123. A. Ben Abed-Ben Khader, Corpus des mosaïques de Tunisie II, Thuburbo Majus 3, 1987, p. 1-60 ; W. Jashemski, « Roman Gardens in Tunisia: preliminary excavations in the House of Bacchus and Ariane in the East Temple at Thuburbo Majus », dans American Journal of Archaeology, 99/4, 1995, p. 561-562. A.-A. Malek, “Entre jardin et mosaïque : la verticalité et le merveilleux dans la vie quotidienne”, La mosaïque gréco-romaine IX (Colloque de l’AIEMA, Rome, 5-9 novembre 2001), École Française de Rome, 352, Rome, 2005, t. II, p. 1335-1346. 124. Cf. pour le Haut Empire, le bilan de Chr. Vendries, supra, p. 211-230. 125. Achille Tatius, I, XIV, 5-8, trad. J.-P. Garnaud, CUF, 1991. 126. F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, s.v. paon, t. 13, col. 1075-1098. 127. On rappellera les innombrables exemples de paons montés sur des vasques, dans la peinture de jardin pompéienne, comme dans la villa d’Oplontis (cf. les articles de N. Blanc
et F. Gury, supra figure 26, p. 164) ou les sculptures ornementales de paons de la villa Hadriana : Ch. Gaffiot, H. Lavagne (dir.), Hadrien… (cité n. 88), p. 247. 128. On trouve cette vision du jardin peuplé comme une basse-cour dans la vision du jardin rustique de la villa du seigneur Julius à Carthage : un poulailler portatif est posé sous le banc de la jeune femme, abrité de cyprès. Cf. aussi dans la même veine, la reprise du thème de la scène de la fermière et son poulailler, dans l’abside médiévale de Saint-Clément de Rome. 129. Sur les oiseaux et leur place à la fois décorative et symbolique dans le décor funéraire, la synthèse de T. Michaeli, « Between Heaven and Earth, the significance of the bird in funerary art of hellenistic, roman and byzantine painted tombs in Israël », dans Archeologia, Rocznik Institutu archeologii i etnologii polskiej Akademii Nauk, LX, 2009 (2011), p. 59-68, pl. III-VIII ; cf. aussi J. Valeva, « La peinture funéraire… » (cité n. 112), p. 179-180.
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 287
Des marais aux Iles fortunées : paysages de paradeisos maritimes ou fluviaux ?
descriptions de ruisseaux de paradeisoi des romans grecs, comme dans le jardin d’Achille Tatius. À côté des représentations de luxueuses fontaines qui coulent dans des vasques précieuses, on privilégie dans les décors sacrés d’autres images de l’eau, où le liquide va changer progressivement de statut135. Ambroise de Milan nous donne, dans sa description des éléments du monde, les multiples variations de l’eau. Il montre celle-ci changeant de couleur selon le lieu qu’elle arrose ou traverse :
À partir du ier siècle, le paradeisos se transforme, dans le décor à Rome, en un paysage imaginaire idéal où l’eau a sa place130. Dans le IVe style pompéien, on voit naître de grandes compositions mythologiques placées dans des contextes de viridaria. Ainsi à Pompéi, on introduit des scènes monumentales sur les murs des jardins. Dans la maison de l’Adonis blessé, à côté du couple d’amants qui a donné son nom à la maison, le peintre représente au premier plan un amour endormi au bord d’une pièce d’eau, dans un jardin peuplé de statues (VI, 7,18)131. Des images de marais associant des animaux se désaltérant, des échassiers, des canards, sont intégrées à la mégalographie sur le mur du fond de la maison homonyme d’Orphée (figure 35). À la maison des Ceii (1,6, 15), on retrouve un plan d’eau dans la peinture de paradeisos où des animaux se poursuivent près d’un point d’eau (supra J. Trinquier, figure 1, p. 180), ou bien encore à la maison de l’Éphèbe (I, 7, 11) : sur la paroi de fond du jardin, un cervidé se désaltère près d’un échassier132. Dans l’Antiquité tardive, le goût pour la mise en scène de paysages semi-réels se poursuit133. Au ive siècle, la fameuse maison de la Volière à Carthage, déjà citée plus haut pour son péristyle, concentre dans son autre jardin la scénographie d’un nymphée à bassins et parterres. Peuplé de statuettes, il associe trois niveaux de cascatelles décorées de mosaïques pariétales. Étagées les unes au-dessus des autres, cette longue frise présente des chasses dans un marais, puis plus haut des amours pêchant au milieu d’oiseaux aquatiques (cygnes et flamands roses) dont les silhouettes se reflètent dans l’eau (figure 36). À ces eaux « domptées » ou « de la mosaïque miroitante », pour reprendre les termes de M. Conan pour décrire « jardins et métaphysique de l’eau »134, on voit dans les images du Paradis chrétien privilégier non seulement la thématique d’eaux vives, en mouvement, plus vagabondes, mais aussi celles qui renvoient aux
Il caractérise ses innombrables textures : parmi les bois, elle est plus verte (viridantior), polychrome (discolor) parmi les prairies semées de fleurs. Elle rend le blanc des lis plus éclatant (fulgantior) et brille parmi les roses (rutilantior), tandis qu’elle est plus limpide (liquidior) quand elle passe au milieu des graminées et plus transparente (perspicacior) dans la source. En revanche, elle est plus trouble (turbidior) dans les marais et plus sombre (obscurior) dans la mer. Si le monde marin et ses eaux mouvantes sont considérés comme positifs, en revanche les étendues de marais comme les lacs aux eaux stagnantes sont connotées de manière péjorative. Le marécage était, dans la culture antique classique, considéré de manière très négative et hostile ; en marge, il est accusé de véhiculer les maladies137. C’est sous sa forme que les païens imaginent le paysage triste du voyage dans la barque de Caron vers les Enfers. La boue des marais est réservée à des animaux comme la poule d’eau, qui se lave dans des eaux troubles, ou la tortue, qui endosse une part très négative du péché humain. Quant au sanglier, symbolisant les
130. Cf. supra l’article de J. Trinquier, p. 179. 131. Sur la maison d’Adonis blessé : PPM 4, p. 430-432, fig. 41-44. 132. Maison de Vesonius Primus (ou d’Orphée = VI, 14, 20), PPM, 5, p. 284-287, fig. 33 a-d. ; maison des Ceii, PPM 1, p. 470-478, fig. 100-104 ; maison de l’Éphèbe (I, 7, 11), PPM 1, p. 708-709, fig. 158-159. 133. A. Ennabli, W. Ben Osman, « Étude des pavements... » (cité n. 87), p. 138-140, 151-152, pl. XCIV-XCV ; A.-A. Malek, « De l’espace pictural à l’espace du jardin : mosaïques et jardins dans les domus de l’Afrique romaine », dans P. Van Ossel, A.-M. Guimier-Sorbets (dir.), Archéologie des jardins... (cité n. 51), p. 17-19. Elle a parfaitement montré la fonction immersive de l’image et des compositions de ces décors domestiques.
134. M. Conan, Essais de poétique des jardins, Florence, 2004, p. 7-9. 135. Dans un lien évident avec la symbolique baptismale. Cf. R. M. Jensen, Living Water: Images, Symbols, and Settings of Early Christian Baptism, Supplements to Vigiliae Christinae, 105, Leyde, 2011. 136. Hexam. 3, 15, 62. 137. Sur ce côté négatif du marais et des eaux croupissantes, cf. J. Trinquier, « La hantise de l’invasion pestilentielle : le rôle de la faune des marais dans l’étiologie des maladies épidémiques d’après les sources latines », dans I. Boehm et P. Luccioni (dir.), Le médecin initié par l’animal, animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine (Actes du colloque international, Lyon, 26-27 octobre 2006), Collection de la Maison de l’Orient, 39, Lyon, 2008, p. 149-196.
aut inter nemora viridantior aut inter florulenta discolor aut inter lilia fulgentior aut inter rosas rutilantior aut in gramine liquidior aut in palude turbidior aut in fonte perspicacior aut in mari obscurior136.
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Figure 35 – Orphée charmant les animaux ; à ses pieds un marais, maison de Vésonius Primus, Pompéi. [Aquarelle d’après PPM, V, p. 287]
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Figure 36 – Mosaïque du nymphée de la maison de la Volière, Carthage. [D’après A. Ennabli, W. Ben Osman, « Étude des pavements de la villa de la Volière », dans Mosaïque, recueil d’hommages à Henri Stern, Paris, 1982, pl. XCV]
païens, il se trouve attiré par le marais, tandis que le cerf, lui, s’abreuve à la fontaine pure et mouvante :
Les Grecs et les Romains avaient déjà pensé placer les délices d’un au-delà de la mort, réservé à quelques privilégiés, ailleurs que dans un triste Hadès souterrain. À côté des Champs Élysées, ils ont très tôt conçu une vision d’un Paradis insulaire, depuis Hésiode qui place le fameux jardin des Hespérides au couchant, dans les Iles fortunées décrites ensuite par Horace ou Diodore de Sicile139. Plus tard, la valeur symbolique de l’image des fleuves qui dessinent la cartographie du Paradis chrétien s’associe désormais à une représentation du monde. Loin de bassins et canaux réguliers des jardins traditionnels romains, se développe une image plus naturelle d’eau mobile qui renvoie à une forme de géographie paradisiaque. Mais cette fois-ci, ce sont les fleuves du Paradis qui délimitent matériellement la scène140. Leur source identifiée, avec ou sans leur nom, est un indice nécessaire pour placer l’observateur, même si leur présence est très discrète comme dans le diptyque de Florence vu plus haut. Mais leur représentation semble délimiter une frontière entre le monde réel et le monde paradisiaque. Généralement, dans les absides ou les chœurs des églises
paléochrétiennes, les quatre fleuves sortent d’un monticule et forment une véritable frontière. Ils sont plus ou moins peuplés selon la richesse du décor : des animaux symboliques, cités dans les Écritures, comme les cerfs, s’y abreuvent souvent, mais ils peuvent aussi être peuplés de poissons ou d’oiseaux aquatiques, comme dans la mosaïque de Tayyabet al-Imam (infra K. Abdallah, figures 9b, 10 et 12, p. 304-306), où leur silhouette se cache dans les contours des vagues. La figuration de l’élément aquatique se trouve alors aussi conditionnée par des séries de poncifs antérieurs, autour des images marines. En effet, reprenant à leur compte l’univers des Iles fortunées, représentation chère aux païens, les artistes, peintres et mosaïstes de l’Antiquité tardive n’hésitent pas à emprunter pour les décors chrétiens tout le vocabulaire païen des plaisirs de la vie sur les eaux. Ils les tirent de décors profanes ou funéraires de tradition païenne, pour faire souffler sur le Paradis une image de joie et de légèreté. Comme sur les sarcophages à thème marin, où s’activent Néréides, tritons et erotes en barques, les images des fleuves paradisiaques vont parfois s’animer de scènes ludiques et de « cartons » empruntés au monde païen. Les liens entre le thème des îles des bienheureux et les représentations de divinités allongées au bord de la mer, dans des paysages peuplés d’amours, ont bien été étudiés, depuis les images des sarcophages ou la fresque tardive du nymphée de la domus sous SS. Giovanni e Paolo à Rome141. On retrouve ces « cartons » jusque dans les
138. Hexam. 3, 1, 4. 139. J. Delumeau, Une histoire du Paradis… (cité n. 2), p. 18-19. 140. Sur les fleuves du Paradis, ibidem, p. 59-68 ; P.-A. Février, « Les quatre fleuves du Paradis », dans Rivista di archeologia christiana, 32, 1956, p. 179-199 ; B. Barc, « Les fleuves du Paradis », dans Le fleuve et ses métamorphoses (Actes du colloque international de l’université de Lyon 3 – Jean Moulin, 13-15 mai 1992), Paris, 1994, p. 53-59 ; cf. aussi la synthèse de A.-S. Decriaud, Les personnifications cosmologiques sur
les mosaïques romaines tardives d’Orient. Traditions iconographiques et lecture symbolique, thèse de doctorat, Paris IV, 2013. 141. J. Folzer, « A Late Antique Goddess of the Sea », dans Jahrbuch für Antike und Christentum, 29, 1986, p. 71-108 ; B. Brenk, Die Christianisierung... (cité n. 54), p. 87-91, fig. 148-157 ; Idem, « Le costruzioni sotto la chiesa dei SS.Giovanni e Paolo », dans S. Ensoli, E. La Rocca (dir.), Aurea Roma... (cité n. 24), p. 156-158.
denique aper in palude cervus ad fontes138.
Ambiances aquatiques et amours jouant sur les flots
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thermes de Sidi Ghrib pour évoquer les plaisirs de la villégiature italienne de Baïes142. J’avais déjà attiré l’attention sur les innombrables décors de fontaines et péristyles tardifs, à motifs de fêtes nautiques, qui mettent en scène, de manière indistincte en mosaïque ou en peinture, des enfants ou des amours en barque jouant sur les flots ou se baignant avec des dauphins ou des oiseaux143. B. Brenk a repris l’étude d’une salle identifiable à un oratoire, découverte à Rome en 1812, au monte delle Giustizia, qui conservait, dans son abside large de 3 m, un décor peint de ce type144. La partie basse représentait des scènes de pêche en barque, avec de
nombreux poissons, tandis que la zone haute était manifestement ornée d’une scène chrétienne montrant le Christ entouré des 12 apôtres, avec un Chrisme au sommet de l’abside (figure 37)145. Dans les édifices chrétiens, funéraires ou liés au culte, on continue à employer des mises en page très profanes du décor chrétien. C’est le cas pour les mosaïques de la coupole de Sainte-Constance à Rome, perdues, mais dont nous possédons une série d’aquarelles en couleur et de dessins fiables146. On constate que toute la zone basse de l’abside est ornée d’une scène aquatique montrant des amours pêchant depuis des bateaux ou depuis la berge, se baignant ou nageant dans les
Figure 37 – Oratorio della Giustizia, Rome. [Coupe d’après B. Brenk, Die Christianisierung der spätmorischen Welt, Stadt, Land, Haus, Kirche und Kloster in Frühchrislichen Zeit, Studien und Perspektiven, 10, Wiesbaden, 2003, fig. 114]
142. M. Blanchard-Lemée, « À propos des mosaïques de Sidi Ghrib : Vénus, le Gaurus et un poème de Symmaque », dans MEFRA, 100, 1988, p. 367-384, not. p. 371-380. 143. É. Morvillez, « La fontaine Utere Felix de Carthage... » (cité n. 70), p. 317-319. 144. F. Cabrol, H. Leclercq, Dict. d’arch. chrétienne et de liturgie, s.v. oratoire, vol. 12, 1936, col. 2361-2363, fig. 9118 ; G.-B. De Rossi, « Oratorio privato del secolo quarto », dans Bulletino di archeologia cristiana, 1876, p. 37-58 ; H. Stern, « Les mosaïques de Sainte-Constance... » (cité n. 88), p.189 ; B. Brenk, Die Christianisierung... (cité n. 54), p. 65, fig. 113-114.
1m
145. On peut aussi se demander si les deux parties du décor sont bien contemporaines, ou si la partie haute dans le cul de four de l’abside n’appartient pas une seconde phase (?). 146. Magistralement étudiées par H. Stern, « Les mosaïques de Sainte-Constance... » (cité n. 88), p. 159-218, not. p. 188-191, fig. 1, 2, 55 à 61 ; H. Brandenburg, Ancient Churches of Rome from Fourth to Seventh Century: the Dawn of Christian Architecture in the West, Turhout, 2005, p. 85-86, p. 272, pl. VII 9-11 ; dessin schématique de la coupole d’après une aquarelle de F. d’Ollanda, aquarelle réalisée en 1538/1540 ; J. Poeschke, Mosaïques italiennes... (cité n. 49), p. 55.
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 291
Figure 38 – Coupole de Sainte Constance à Rome. [Dessin de A. da San Gallo le Vieux (Florence, musée des Offices, 7842A) d’après H. Stern, « Les mosaïques de l’église Sainte-Constance à Rome », dans Dumbarton Oaks Papers, 12, 1958, fig. 3]
flots pour attraper divers canards et volatiles aquatiques147. La douceur du climat paradisiaque permettait aussi à ces erotes de folâtrer nus et de jouer éternellement dans la brise qui gonfle les voiles de leurs embarcations (figures 38-39). C’est donc bien un éternel printemps qui entoure ces zones édéniques : les activités marines ludiques évoquent, autant que la végétation, la douceur printanière. On remarque des détails précis, bien reliés au monde réel, comme ces palissades plantées dans l’eau, dispositif pour la pêche connu sur les rivages de Méditerranée148. Audessus, les principales scènes du décor de la coupole appartenaient à l’Ancien et au Nouveau Testament. Elles étaient séparées par des cariatides végétalisées149. Dans la frise inférieure du décor, un grand nombre de poncifs employés pour les amours semblent
appartenir au répertoire bien connu des scènes de genre de ce type. Si l’on considère les mosaïques du déambulatoire et des absidioles comme contemporaines, on peut avoir une image assez claire de ces emplois de décor de tradition païenne dans des édifices chrétiens. Le même sujet de scènes aquatiques – hésitant entre monde marin et fluvial d’ailleurs – se retrouve dans les zones inférieures du décor actuel des absides de deux des plus grandes basiliques chrétiennes de Rome : le Latran et Sainte-Marie-Majeure. La question mérite qu’on s’y arrête. On sait que la mosaïque de l’abside de Sainte-MarieMajeure a été refaite à l’époque médiévale, entre 12881292150. Il ne nous est rien parvenu de celle paléochrétienne, pas même un dessin151. Mais on peut
147. Dans sa description du xvie siècle, Pompeo Ugonio écrit : circuit autem in gyrum pictura ad ornanemtum conficta […] fluvius enim argenteus excurrit, ce qui pourrait faire penser que les tesselles étaient à fond d’argent (?) pour représenter les flots. 148. Cf. H. Stern, « Les mosaïques de Sainte-Constance... » (cité n. 88), p. 189, et n. 160. Stern indique la présence de ces palissades déjà dans la mosaïque de Palestrina. 149. Le placement conjoint de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans le centre de la coupole peut faire penser aux décors qui sont installés sur les murs des nefs des grandes basiliques de Rome, comme Sainte-MarieMajeure au ve siècle. Le revêtement de la coupole de Sainte-Constance fut conservé lisible, au moins en partie, jusqu’au xvie siècle.
150. A. Nestori, F. Bisconti, I mosaici paleocristiani di santa Maria Magiorre negli acquarelli della collezione Wilpert, Monumenti di Antichità cristiana publicata a cura del Pontificio istituto di archeologia cristiana, XIV, Cité du Vatican, Ponticio istituto di archeologia cristiana, 2000. 151. V. Saxer, Sainte-Marie-Majeure, une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église, EFR, 283, Rome, 2001, p. 50. Les mosaïques de l’abside furent partiellement reproduites dans J. Wilpert, Die römischen Mosaiken und Malereien der kirchlichen Bauten von IV. bis XIII. Jahrhundert, 1916, réédité par W. N. Schumacher, Fribourg / Bâle / Vienne, 1976, pl. 121-124 ; H. Brandenburg, Ancient churches of Rome... (cité n. 146), p. 186-187 ; J. Poeschke, Mosaïques italiennes... (cité n. 49), p. 378-382, fig. p. 188-191-192, avec de bonnes vues de détail. Il propose, lui, que le modèle de la mosaïque de Sainte-Marie-Majeure, en particulier le paysage fluvial, ait été pris au Moyen Âge au Latran (p. 46).
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Figure 39 – Mosaïque de la coupole de Sainte-Constance, Rome. [Dessin aquarellé de F. d’Ollanda (El Escorial), d’après J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 55]
Figure 40 – Détail de la frise fluviale de l’abside de Sainte-Marie-Majeure, Rome : a/ partie droite ; b/ partie gauche. [D’après J. Poeschke, Mosaïques italiennes du ive au xive siècle, Paris, 2009, p. 191-192]
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 293
supposer que certains éléments du décor reprennent directement le programme antique. Si tout essai de reconstitution précis reste discutable, on peut penser que les volutes d’acanthe, peuplées de multiples oiseaux (héron, paon, aigle, oie, perroquet, perdrix, colombe...) et même d’un lièvre broutant des raisins, appartiennent sans aucun doute au schéma primitif du décor paléochrétien. On a beaucoup discuté de l’origine antique de la frise qualifiée parfois de « nilotique » qui la borde en partie inférieure. Ce paysage, hésitant entre le monde maritime et le monde fluvial, rassemble, selon moi, trop de composantes « païennes » pour n’y voir qu’une simple recomposition décorative de motifs antiques à l’époque médiévale. On peut certes concevoir des influences de décors encore existant comme celui de Sainte-Constance, mais il me semble plus logique de penser à une reprise d’un élément du programme antérieur existant. On est frappé par les figures de dieux-fleuves allongés – celle de droite ayant été refaite récemment – et la forme des navires romains, des amours pêchant ou tractés sur des radeaux par des cygnes et des canards (figure 40)152. Parmi les personnages, on remarque en particulier la silhouette originale d’un amour navigant sur une amphore. C’est ce détail iconographique plutôt rare – et qu’on ne retrouve pas à Sainte-Constance – qui me fait penser à une création dans l’Antiquité tardive de l’ensemble. Une frise très semblable court au bas de la mosaïque de la cathédrale du Latran. Au milieu de la zone inférieure, on trouve comme à Sainte-Marie-Majeure les quatre fleuves du Paradis, mais sortant cette fois-ci sous une grande croix gemmée, dans une composition plus ostentatoire et visible. On remarque la présence d’un phénix perché sur un palmier dattier émergeant de la Jérusalem céleste, mais aussi des plantes (fleurs de lis, marguerites) et des oiseaux : une colombe et une caille picorant, un couple de canards blancs et un col-vert, tandis que des poissons nagent dans la transparence du fleuve. Les bords de ce dernier sont
découpés comme des sortes de falaises. Le fleuve est aussi équipé régulièrement de planches de bois formant des barrages, évoqués plus haut pour la coupole de Sainte Constance153. Sur les eaux s’amusent encore des amours : l’un d’eux tient un cygne par les ailes, un autre fait aussi du surf sur une amphore, sur laquelle est fichée une voile rebondie. Il faut rappeler que l’abside du Latran fut rénovée par le pape Léon XIII, qui fit agrandir le presbyterium entre 1884 et 1886154. La mosaïque de Jacopo Toritti de 1291 fut à cette occasion en partie « déplacée » et restaurée. Ce qui explique que des schémas iconographiques assez rares soient préservés, en particulier dans la zone représentant les fleuves paradisiaques, similaires à celles de Sainte-Constance : ils ont été selon moi retranscrits en partie ou en totalité d’un décor original paléochrétien155. La présence de cet amour surfeur semble selon moi plaider pour l’ancienneté d’au moins un des deux décors, si ce n’est les deux. Dans le monde romain, le thème ludique de l’amour monté sur une « amphore à voile » est en fait un schéma iconographique d’invention ancienne. Il existe en contexte profane, mais il n’est pas tant diffusé que cela parmi les milliers d’occupations des amours156. Le sujet apparaît beaucoup plus tôt sur un pilastre coupé en deux pour être remployé comme support de pinakes dans le jardin de la maison des Amours dorés à Pompéi : il s’agit d’un amour faisant du surf sur une amphore (figure 41). Ce décor biface remployé n’a sans doute pas été réalisé pour un jardin ; mais sur l’autre côté, à l’arrière, on voit une colonne torse associée à des masques de théâtre, surmontée d’une pomme de pin sommitale : l’association des deux thématiques, marine et végétale, avait été jugée propice à décorer cet élégant viridarium157. On retrouve cette image de l’amour « surfeur » sur l’une des mosaïque de la luxueuse villa du Nil à Leptis Magna (figure 42), en bonne place, où il figure au milieu de scènes de pêche et de trafic portuaire et à côté
152. Schéma dont nous avons rappelé la fréquence dans l’Antiquité tardive : cf. É. Morvillez, « La fontaine Utere felix... » (cité n. 70), p. 316, où j’ai montré le rapprochement possible aussi avec des sources textuelles, comme la description de Philostrate du marécage : « Si nous voyons des cygnes montés par des amours, n’en soyons pas surpris ; car ce sont des dieux insolents qui dans leur jeux ne respectent guère les oiseaux [...] : l’un démonte son voisin, l’autre l’a déjà démonté ». Sur ce thème, cf. aussi l’hypogée de la Via Livenza, cité supra n. 80. 153. Supra n. 145. 154. J. Poeschke, Mosaïques italiennes... (cité n. 49), p. 46 ; H. Brandenburg, Ancient churches of Rome... (cité n. 145), p. 23-26, fig. p. 24-25. 155. La question est loin d’être tranchée et demanderait une enquête approfondie. Cf. la synthèse de G. Trovabene, « Costantino a Roma, primitive decorazioni musive degli
edifici cristiani e succesive trasformazioni », dans Niš & Byzantium, IX, 2006, p. 75-98. 156. Le sujet est nettement plus rare que les autres, parmi les innombrables postures de l’amour. Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), III, s.v. Eros, p. 876-877, amour sur amphore à voile, p. 1005. On trouve le thème sur une mosaïque de Neapolis (Nabeul) en Tunisie (Mosaïque, recueil d’hommages à Henri Stern... [cité n. 87], p. 107, pl. 59, 1, ive siècle). Le sujet existe aussi sur des médaillons de lampe ou des gemmes. 157. Sur les sculptures, p. 116-135, avec tableau ; F. Seiler, Casa degli Amorini dorati, VI, 16, 7.38, Haüser in Pompeji, 5, Munich, 1992 : partie supérieure de l’amour : fig. 545, cat. no 7, face sud et 546, face nord ; partie inférieure : fig. 533, cat. no 3 face sud et 534, cat. no 3, face nord. L’éros est associé à des tritons, hippocampe, centaure, avec au sommet le dieu Poséidon et son trident.
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Figure 41 – Pinax sur support provenant du jardin de la maison des Amours dorés à Pompéi : a/ en haut du pilier, moitié inférieure de l’amour sur amphore ; b/ en bas du pilier, moitié supérieure de l’amour sur amphore. [D’après F. Seiler, Casa degli Amorini dorati, VI, 16, 7.38, Haüser in Pompeji, 5, Munich, 1992, fig. 545 et 533]
Figure 42 – Amour sur une amphore à voile, mosaïque de la villa du Nil, Leptis Magna (Tripoli, Musée As-Saraya al-Hamra. [Cliché : É. Morvillez]
d’erotes chevauchant des dauphins ou d’autres portant des paniers de roses158. On voit donc, dans les programmes des deux absides des grandes basiliques romaines comme à Sainte-Constance, qu’à côté des images illustrant le dogme chrétien de manière « sérieuse » se sont glissées en périphérie des scènes ludiques et humoristiques venues d’un lointain passé profane. Les rives du Paradis deviennent donc un espace enviable à atteindre, par la foi, lieu de félicité, mais aussi de futures réjouissances. Les commanditaires des décors chrétiens utilisent alors des schémas iconographiques bien reconnaissables : il s’agit certes de petits détails, que peu de gens regardent, que l’on ne distingue qu’en prêtant attention. Mais leur position les place matériellement à la frontière entre un monde encore intimement païen dans ses représentations et une vision eschatologique aux images symboliques beaucoup plus austères. L’aspect ludique de ces images d’erotes jouant sur les flots renvoie à une idée du bonheur et de la joie, celle qui préside au calme du locus amoenus, à la felicitas. Dans le Paradis
158. Sur la villa à Leptis Magna, G. Guidi, « La villa del Nilo », dans Africa italiana, V, 1933, p. 1-56 ; dans Enciclopedia dell’Arte Antica, IV, p. 592-593 – datation des mosaïques au iie siècle.
de l’Antiquité tardive, on fait aussi référence à la promenade, au loisir, dans un cadre idyllique, mais non plus à un jeu terrestre avec ses passions interdites : la gaité est représentée par des amours jouant à des jeux bien innocents. Ces figures sont suffisamment anodines et intégrées dans l’inconscient collectif pour qu’elles aient perdu tout leur sens mythologique profond et puissent être conservées par les artistes qui refirent les absides, d’après leur modèle antique, jusqu’au Moyen Âge.
conclusion : vers des Paradis irréconciliaBles Au terme de cette étude, on voit bien combien les représentations du jardin ont pu être agencées entre sources littéraires et schémas iconographiques, pour proposer une nouvelle image du Paradis céleste. Désormais sans contenu païen, beaucoup de fragments de schémas iconographiques se trouvent dispersés, tapissent même le décor des édifices (basiliques, baptistères ou catacombes) : ils forment un réseau discret qui renvoie à l’essence même des jardins réels (corbeilles, pyramides végétales, fruits et fleurs en rinceaux ou guirlandes, oiseaux affrontés, …). L’idée de paradeisos classique est désormais plus latente que présente. Le jardin est évoqué pour réaliser une transition avec le monde divin, un monde familier,
QUE RESTE-T-IL DU PARADEISOS DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE ? • 295
heureux, qui laisse entrevoir une idée du bonheur éternel. L’interférence des différentes sphères décoratives engendre des séries de nouveaux stéréotypes d’où vont naître des symboles. On assiste, comme on l’a vu, à un entrecroisement des genres : le jardin se mélange de bergers rustiques, les fleuves à la mer, les erotes aux anges et aux fidèles, le tout dominé par les représentations de Dieu et ses saints. Dans le Paradis chrétien figuré, certaines images divines sont attendues, soit sous forme humaine comme le Christ, soit sous l’apparence de symboles (comme la Croix gemmée, l’agneau mystique, ou encore les anges, sans oublier les cohortes de bienheureux). Il n’est pas question de parcours difficile ; pas d’images de pont gardé à passer, de fleuve hostile à traverser, de no man’s land stérile ; pas non plus de représentation d’enfers négatifs et terrifiants159. Les fidèles sont représentés comme des agneaux ou des brebis paisibles : le Paradis et ses vertes prairies émaillées de fleurs sont peuplés de saints qui invitent les fidèles à les rejoindre. Mais comme dans les temps précédents, le jardin n’est finalement pas habité d’humains, mais de figures divines ou de représentations de celles-ci. Ce qui permet à mon sens de faire passer un message universel, qui touche aussi les païens à convertir, tout en autorisant le maintien de la culture classique. Une cohabitation du jardin profane et du jardin sacré est alors encore possible, de l’hortus privé ou enclos funéraire aux étendues paradisiaques verdoyantes. Mais en même temps, entre jardins de ce monde et Paradis céleste se dresse une barrière de plus en plus infranchissable : ils sont devenus incompatibles, écartelés entre conceptions païennes et nouvelles exigences chrétiennes, entre tentation terrestre et renoncement aux plaisirs : progressivement, les associations ouvertement profanes se perdent au ive siècle au profit d’explications plus symboliques. On le note déjà dans la Cité de Dieu de Saint Augustin :
Une distance s’est progressivement opérée avec le jardin d’agrément, bien terrestre, signe extérieur de richesse et de vanité. C’est à la même époque que la critique du luxe ostentatoire revient systématiquement dans le cours des homélies des Pères de l’Église qui fustigent l’attrait pour les biens de ce monde : parcs, promenades et fontaines font naturellement partie des cibles. Ils sont associés à tous les clichés sur la maison somptueuse dans la bouche de Jean Chrysostome, dans sa première homélie contre l’homme riche, où les plantations et les portiques sont liés aux manifestations de la vanité humaine : Ce n’est pas de sa gloire à lui qu’il parle, c’est de la gloire de sa maison. En effet, lorsque vous entrez dans la maison d’un riche, et que vous voyez là des colonnes d’une admirable beauté, des chapiteaux dorés, les murs incrustés de marbre, les aqueducs et les fontaines, les magnifiques allées, les arbres balancés par le souffle du vent, partout des œuvres d’art, la troupe des eunuques chamarrés d’or, des serviteurs sans nombre, le sol couvert de tapis, la table et les lits où l’or brille de toute part, c’est la gloire de la maison et non la gloire de l’homme161.
Je conclurai avec un dernier texte qui illustre exactement cette tension qui s’installe entre volupté procurée par les jardins de ce monde et renoncement aux biens terrestres, qu’on trouve dans la précieuse Vie de Sainte Mélanie. Un passage, centré sur la tentation des richesses matérielles, nous fournit une évocation de ce qu’on attendait d’un beau paysage et du parc qui entourait une propriété : on y retrouve les anciennes composantes du paradeisos, vues à travers les manifestations du luxe de cette période. Souhaitant se débarrasser de ses richesses pour vivre pleinement sa foi chrétienne avec son époux, Mélanie est décrite aux prises avec les charmes d’un somptueux domaine sicilien :
Les éléments profanes, amusants, sont relégués petit à petit au second plan, en détail, pour maintenir un aspect attractif, joyeux et ludique compensant l’aspect sévère d’une religion de renoncement. Mais comme pour les eaux vives, le jardin, l’hortus ou le viridiarium antique symbolisent aussi loisirs et joie promis après cette « vallée de larmes », afin de motiver le chrétien dans sa quête du Christ sur la terre.
Notre bienheureuse eut à subir une seconde fois ces assauts du diable (diaboli), car elle avait introduit le doute en elle. Elle possédait en effet une propriété véritablement superbe (nimis praeclara) qui dans son enceinte, contenait un bain (balneum) et une piscine (natatioram), en sorte que d’un côté se trouvait la mer, et de l’autre les frondaisons d’un bois (silvarum nemora) dans lequel il y avait des animaux et du gibier de diverses sortes (diuersae bestiae et venationes). Ainsi donc, quand elle se baignait dans la piscine (natatiora), elle voyait à la fois les navires qui passaient et le gibier dans le bois (et venationes in silva). Or le diable lui inspirait de
159. Sur l’enfer dans les visions apocalyptiques, cf. J. Bremmer, « Tour of Hell, Greek, Jewish, Roman and Early Christian », dans W. Ameling (dir.), Topographie des Jenseits... (cité n 3), p. 13-34.
160. Cité de Dieu, XIII, 21. 161. Homélie sur le Ps XLVIII de David,1, 7 (d’après M. Jeannin, 1864).
Le Paradis, c’est l’Église ; les quatre fleuves sont les quatre évangiles, les arbres fruitiers les saints ; les fruits, les œuvres des saints, l’arbre de vie, le Christ160.
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Mélanie renonce en quelque sorte au jardin terrestre, au domaine qui entoure sa villa luxueuse, à une sorte de paradeisos placé encore sous le signe de la chasse. Elle repousse la tentation du Diable, pour se consacrer désormais au Paradis céleste et à son salut. On entre ici dans la logique autrefois bien mise en valeur par Federico Guidobaldi, où la bonne méthode pour gagner son Paradis passe par des investissements, non plus dans du luxe matériel possédé, mais dans le détachement du monde et dans l’offrande à l’Église. Encore en ce début du ve siècle, tous les éléments constitutifs du mythe du paradeisos sont réunis, avec un summum atteint : la contemplation de ce paysage depuis la piscine, entre univers marin et forêt sauvage. On voit comment l’architecture répond à une demande de domination d’un paysage domestiqué, entièrement au service du plaisir des maîtres des lieux. Entre jardins de plaisance et Paradis chrétien s’ouvre donc progressivement un fossé qui génère ce que j’appellerai des Paradis « irréconciliables ».
Si la rhétorique descriptive et les arts conservent, comme on l’a vu, leur place pour décrire le jardin, c’est désormais moins pour louer les créations humaines que pour évoquer l’Éden d’avant la Chute ou le Paradis céleste futur. C’est à son service que se met l’art, pour imaginer les représentations idéales des splendeurs promises aux élus. Elles vont briller sur les murs et absides des églises. Bien des valeurs véhiculées par les jardins, en particulier celles philosophiques et esthétiques, sont mises en retrait pour faire place à un espace moins tourné vers l’apparat, davantage métaphorique et symbolique. Plus naturel et moins sophistiqué, il devient le lieu privilégié de la solitude et de la réflexion introspective, annonçant la vocation du jardin de cloître médiéval coupé du monde163. Il faudra plusieurs siècles pour qu’en dehors des milieux de pouvoir, se redéveloppe une culture du jardin de plaisance, dénuée de la culpabilité associée à sa sensualité, plus ouverte aussi au commun des mortels. Comme l’écrit Élisabeth Antoine dans son introduction au monde des jardins médiévaux, ce n’est que bien plus tard que « le jardin au Moyen-Âge est un lieu de quête, celle de la réconciliation entre l’amour de soi et l’amour de Dieu »164.
162. P. Laurence, Gérontius, la Vie latine de sainte Mélanie, Studium Biblicum Franciscanum, collectio Minor, 41, Jérusalem, 2012, XVII, 1-3, p. 188-190. La distinction en deux catégories pourrait faire penser à des animaux d’ornement d’une part et à un parc de chasse (venatio) de l’autre. La version grecque est plus précise sur la nature des animaux : « …où paissaient des sangliers et des cerfs, des daims et d’autres gibiers » (VG, 18). Moins vraisemblable est l’idée qu’on puisse suivre de loin des scènes de chasse réelles, depuis la piscine.
163. Dès le ive siècle d’ailleurs, dans la continuité de la conception de la campagne comme lieu de refuge loin de l’agitation de la Ville, les grandes propriétés entourées de jardins des environs de Rome ont été transformées par leurs propriétaires en monasterium (exemple de Marcella dans le dernier quart du ive siècle – d’après Jérôme, Ep. 127). Comme l’écrit P. Laurence, « après avoir été le refuge de l’otium litteratum cher aux philosophes, la banlieue de Rome devenait celui de la prière et de l’ascèse » (Gérontius… [cité n. 160], p. 81). 164. E. Antoine (dir.), Sur la terre comme au ciel, Jardins d’Occident à la fin du Moyen-Âge (Paris musée national du Moyen-Âge – thermes de Cluny, 6 juin-16 sept. 2002), Paris, 2002, p. 15.
multiples pensées en évoquant les marbres précieux, les embellissements de toutes sortes, ou encore ses multiples revenus et son immense rapport162.
LA REPRÉSENTATION DU PARADIS DANS LES MOSAÏQUES SYRIENNES À L’ÉPOQUE BYZANTINE Komait aBdallaH
(Direction générale des Antiquités et des Musées, Damas, Syrie)
L’art de la mosaïque en Syrie du Nord a connu à l’époque byzantine une nouvelle tendance décorative. Cette tendance a été caractérisée par l’adoption d’un programme décoratif fondé surtout sur les motifs géométriques à la fin du ive et au début du ve siècle. Au cours de ce dernier, le programme décoratif géométrique a été progressivement abandonné en faveur des scènes de paysages habités par des animaux. Étant donné que la majorité des mosaïques a été découverte dans des églises, l’utilisation de motifs animaliers et végétaux qui y a été faite a amené plusieurs chercheurs à penser à l’existence d’un programme iconographique symbolique pour l’église syrienne, à cette époque. Selon eux, ces images montrent le cosmos. Ils constatent que les paysages représentés sur les mosaïques qui pavent les nefs évoquent la terre ou le monde sensible, car ils représentent des combats entre animaux sauvages et paisibles, alors que les images figurées sur les panneaux de chœur et d’abside reflètent une atmosphère paradisiaque, car elles montrent des quadrupèdes et des oiseaux dans des attitudes de paix (figure 1). Ce programme iconographique correspond à une symbolique liturgique : les nefs signifiant la terre, le chœur et l’abside signifiant le paradis d’Éden, car celui-ci se situe à l’extrémité orientale de la terre1. 1.
Cf. A. Grabar, « Recherche sur les sources juives de l’art paléochrétien », dans Cahiers archéologiques, 11, 1960, p. 68-70, et P. Donceel-Voûte, Les pavements des églises byzantines de Syrie et du Liban, décor, archéologie et liturgie, Louvain-la-Neuve, 1988, p. 485-488. Cette dernière s’appuie sur le livre de George d’Arbèles (L’Expositio Officiorum Ecclesiae, ixe siècle), reposant en grande partie sur des écrits du vii siècle : « Il a mis le Saint des Saints à la place du Ciel et le podium du chœur [le qestrômo] à la place du Paradis. Le Paradis, cependant, bien qu’étant à la même hauteur que le Ciel, est à l’intérieur des limites de la Terre. Il en va de même du chœur [du qestrômo] : bien que par la hauteur il égale l’abside, il est relié à la nef. La porte est située entre lui et l’abside, qui est le Ciel. Il fait partie du Ciel par la hauteur, et […] il dépend de la Terre. La nef signifie la Terre entière […]. Le chemin droit qui va du bêma à la conque signifie le passage (shqaqôné), le chemin
Si les pavements de chœur et d’abside sont toujours ornés de scènes avec des animaux paisibles, on remarque que les mosaïques des nefs et celles de certains baptistères reprennent ces mêmes motifs montrant un paysage paradisiaque. C’est lié peut-être non pas au rôle symbolique de chacun de ces espaces, mais à la fonction de l’image dans l’église qui avait un rôle institutionnel.
l’image narrative du Paradis On connaît un certain nombre de scènes paradisiaques apparues sur des mosaïques découvertes dans des sanctuaires en Syrie du Nord. Ces représentations ont fait l’objet de plusieurs études sur leurs origines iconographiques et symboliques. Il s’agit d’épisodes inspirés de la Genèse. La première scène, la plus connue, est celle d’Adam donnant les noms aux animaux (Gn. 2, 18-20). Elle est illustrée sur la mosaïque de la nef de l’église du Michaelion, à Hūarté2, datée de 487 (figure 2a-b), et sur deux autres panneaux, l’un conservé au musée de Copenhague (figure 3), l’autre au musée de Hama3 (figure 4). Cette scène décrit, selon la précieuse étude de P. et M. Canivet4 et celle de H. Maguir5, Adam en roi de la Création.
2.
3. 4. 5.
de vérité que chacun doit parcourir qui veut entrer au Ciel ». À l’orient de la nef se trouve donc le pays de l’Éden. P. Canivet, « Hūarte et les mosaïques d’églises du ive siècle au vie siècle en Syrie seconde », dans N. Duval (dir.), Les églises de Jordanie et leurs mosaïques (Actes de la journée d’études organisée à l’occasion de l’inauguration de l’exposition « Mosaïques byzantines de Jordanie » au musée de la Civilisation gallo-romaine à Lyon en avril 1989), Beyrouth, Institut français d’archéologie du Proche-Orient, 2003, p. 195, fig. 5. P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), p. 113, fig. 78-79. M.-T. et P. Canivet, « La mosaïque d’Adam dans l’église syrienne de Hūarte », dans Cahiers archéologiques, 24, 1975, p. 49-67. H. Maguire, « Adam and the animals: allegory and the literal sense in Early Christian Art », dans Dumbarton Oaks Papers, 41, 1987, p. 363-373.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 297-314
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Figure 1 – Hūarte, église de Photios. [D’après P. et M. T. Canivet, Hūarte, sanctuaire chrétien d’Apamène (ive-vie s.), Paris, 1987, t. 2, pl. IX, relevé : F. Laroche, adapté par K. Abdallah]
LA REPRÉSENTATION DU PARADIS DANS LES MOSAÏQUES SYRIENNES À L’ÉPOQUE BYZANTINE • 299
Figure 2a – Plan du Michaelion d’Hūarte. [D’après P. et M. T. Canivet, Hūarte, sanctuaire chrétien d’Apamène (ive-vie s.), Paris, 1987, t. 2, pl. X]
Figure 2b – Vue de la mosaïque de la nef centrale du Michaelion d’Hūarte : Adam entouré des animaux de la Création. [Cliché : Archives Mission Canivet]
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Figure 3 – Mosaïque d’Adam, musée de Copenhague. [Cliché : archives mission Canivet, Hūarte, Paris]
Figure 4 – Mosaïque d’Adam, musée de Hama. [D’après G.-H. Baudry, Les symboles du christianisme ancien, ier-viie siècle, Paris, 2009]
Figure 5 – Mosaïque du martyrium de Séleucie de Piérie. [D’après D. Levi, Antioch mosaic pavements, Princeton University Press, 1947, pl. LXXXVIII a]
LA REPRÉSENTATION DU PARADIS DANS LES MOSAÏQUES SYRIENNES À L’ÉPOQUE BYZANTINE • 301
C’est avant le Péché que les animaux se dressaient à côté d’Adam, dans une attitude de soumission. Cet Adam, vêtu et trônant, tenant un livre ou faisant un geste de bénédiction par sa main, n’est pas seulement le premier homme créé par Dieu et roi de la Création tout entière : il est aussi « le nouvel Adam » qui inaugure un monde nouveau, préfigurant le Christ6. La deuxième scène connue montre la terre avant la Chute (Gn 1, 11 ; 1, 24 et 1, 28), figurée sur la mosaïque de l’église tétraconque dite Martyrium de Séleucie de Piérie, en Antiochène, datée du premier tiers du vie siècle7 (figure 5). Les animaux paisibles ou féroces, ainsi que les oiseaux y sont figurés alignés, marchant dans une attitude tout à fait pacifique. Le fond est parsemé d’arbres, de plantes et de boutons de fleurs. Il s’agit, bien évidemment, d’un paysage animé libre8. On pense que cette image de la terre avant la Chute cherche à illustrer la grandeur du Créateur. C’est ce que l’on trouve expliqué par Jean Chrysostome dans son sermon sur la Genèse9. La même interprétation est également proposée par K. Kondoleon qui se réfère au texte de Basile de Césarée, dans son Homélie sur l’Hexaéméron10. La scène de la Chute est également représentée sur une mosaïque provenant probablement de Syrie du Nord, exposée actuellement au musée de Cleveland (figure 6) : on y voit Adam et Ève qui mangent le fruit défendu et couvrent leur nudité avec des pagnes de feuilles de figuier11. Le paysage paradisiaque est caractérisé à gauche de cette représentation par un arbre fruitier (l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal) et par des plantes fleuries. Au-dessus se trouve une inscription en grec : « et ils mangèrent (et ils surent) qu’ils étaient nus » (Gn. 6-8). Le thème d’Adam et Ève cueillant le fruit défendu est souvent représenté dans l’art chrétien. On le trouve dès le iiie siècle dans la fresque du baptistère de la maisonéglise de Doura-Europos. Il est interprété comme le symbole du péché originel12.
De nombreux pavements de Syrie du Nord, dont la majorité se trouve dans des églises, portent des images évoquant le Paradis. Peu de ces tapis de mosaïque déjà publiés ont fait l’objet d’une étude symbolique. De plus, les musées de Syrie du Nord possèdent également des panneaux inédits datant de l’époque byzantine et figurant des scènes paradisiaques. C’est pour cette raison qu’il m’a paru important, dans le cadre de mes recherches sur les mosaïques de Syrie du Nord, d’aborder ces scènes pour essayer d’en saisir le sens religieux possible dont elles étaient porteuses. Cela
6.
vivait sur la terre, avec un corps, mais libre de la nécessité corporelle, et comme orné de la pourpre et du diadème, vêtu royalement, il siégeait librement sur le trône, au paradis plein d’abondance. » 10. Chr. Kondoleon, Antioch: the Lost Ancient City, Princeton university Press, the Worcester Art Museum, 2001, p. 218-219. 11. M. A. Crippa, M. Zibawi, L’art paléochrétien : des origines à Byzance, Paris, 1998, p. 265. 12. Dans la même fresque est visible l’image du Bon pasteur avec ses brebis. On interprète l’image d’Adam comme le symbole du Péché originel et le Bon pasteur comme le rédempteur du Péché, qui est le Christ, le nouvel Adam, conformément aux textes de saint Paul (Rom. 5 et I Cor. 15) (cf. R. M. Jensen, « The fall and Rise of Adam and in early Christian art and literature », dans H. J. Hornik, M. C. Parsons [dir.], Interpreting Christian Art: Reflections on Christian Art, Macon, Georgia, 2003, p. 25-52).
7. 8.
9.
P. Canivet, « Les mosaïque d’Adam… » (cité n. 4), p. 5863 ; H. Maguire, « Adam and the animals… » (cité n. 5), p. 376-370. P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), p. 295. D. Levi a comparé cette scène avec le mythe d’Orphée qui est si souvent représenté dans l’art romain. Si l’on observe l’attitude des animaux qui entourent Orphée, on remarque qu’ils sont tous paisibles et soumis tandis que le poète joue de la cithare (D. Levi, Antioch mosaic pavements, Princeton, 1947, p. 363). P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), p. 295, attribue cette scène au groupe de ce qu’elle appelle les « paysages animés libres », qui était représenté sur les mosaïques sous différentes formes et qui connaissait en Syrie une vogue remarquable vers la fin du ve siècle. Jean Chrysostome dans ses homélies sur la Genèse (Hom. in Genesim, II PG, 53, 109) : « comme un ange, l’homme
Figure 6 – Mosaïque d’Adam et Ève. [Musée de Cleveland – Cliché : K. Abdallah]
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Figure 7 – Mosaïque dite des animaux en paix. [Musée de Hama – cliché : K. Abdallah]
nous aide à mieux comprendre les programmes iconographiques des mosaïques des sanctuaires de Syrie du Nord et leur symbolique à l’époque byzantine. À l’occasion de ce colloque, il m’a semblé utile de vous présenter quelques images du Paradis telles qu’elles sont figurées sur les mosaïques de Syrie du Nord, dont certaines sont encore inédites. Quelquesunes peuvent avoir été inspirées de psaumes d’Isaïe sur le Paradis terrestre, alors que d’autres sont plutôt des images métaphoriques.
musée de Marret An-Nouman, provient probablement d’une église : elle montre dans un paysage, avec arbre fruitier et plante fleurie, un ours mangeant des fruits à côté d’un cerf. Ces deux scènes d’animaux en paix peuvent illustrer le psaume 11, 6-7 et 65, 25 d’Isaïe
le Paradis terrestre Dans une mosaïque d’une église, exposée au musée de Hama, qui est datée par une inscription grecque dédicatoire de 489/490, on trouve une ménagerie de bêtes sauvages et paisibles qui cohabitent pacifiquement13 (figure 7). Une autre mosaïque, celle de Jarjinaz, située à la fin du ve siècle14 (figure 8) et conservée au
13. Inédit. 14. K. Abdallah, Les mosaïques antiques du Musée de Ma’aret An-Nou’man, étude décorative, iconographique, symbolique et épigraphique, thèse de doctorat sous la direction de Fr. Villeneuve, 2010, inédite, p. 186, pl. LXXVI, 2.
Figure 8 – Mosaïque de Jarjinaz (musée de Maaret An-Nouman) : paysage avec animaux paisibles. [Cliché : K. Abdallah]
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sur le Paradis terrestre, où tous les animaux féroces et herbivores vivent ensemble : Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau, Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble […], La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits, Le lion, comme le bœuf mangera de la paille15.
Le thème des animaux sauvages et paisibles vivant ensemble en harmonie dans le paradis terrestre est déjà attesté dans les mosaïques de l’église d’AyasElaioussa Sebaste16 et l’église de Karlik17 en Cilicie, ainsi que dans deux mosaïques de Madaba, en Jordanie : celle de la chapelle du baptistère inférieur de la « cathédrale »18 et celle de la famille Tawil datant du vie siècle19. Cette scène symbolise probablement la paix promise par le Christ aux fidèles20.
l’image métaPhorique du Paradis D’autres pavements développent une vision imaginable du paradis fondée vraisemblablement sur quelques textes bibliques. Y sont illustrés des oiseaux et des animaux paisibles déjà cités dans la Bible, comme le cerf ou l’agneau. Cette vision paradisiaque met en scène aussi des animaux et des oiseaux mythologiques, dont le sens symbolique se trouve adapté au contexte chrétien, comme le paon, la licorne ou le phénix. Sur le panneau conservé in situ de la partie orientale de la nef centrale de l’église de Tayyibat Al Imam (situé à l’est d’Apamée)21 et datée de 442 après J. C., on trouve une scène paradisiaque du royaume du Christ et de la Jérusalem céleste décrite dans l’Apocalypse (figure 9). Au premier registre en bas, se trouvent les quatre Fleuves du Paradis, identifiés par des inscriptions grecques et dans lesquels nagent
15. La Bible de Jérusalem (trad. Desclée de Brouwer, École Biblique de Jérusalem, 1975). 16. A. Grabar, « Recherche sur les sources juives... » (cité n. 1), p. 68-70. 17. M. Gough, « “The paeceful kingdom”, an Early Christian mosaic pavement in Cilicia Campestris », dans Mélanges Mansel I, Ankara, 1974, p. 411-419. Dans cette mosaïque, on voit des couples de bêtes composés chacun d’un animal sauvage et d’un autre paisible, accompagnés d’une inscription extraite du passage d’Isaïe (11, 6-7 et 65, 25). 18. M. Piccirillo, Mosaïques byzantines de Jordanie (cat. d’exposition au Musée de la civilisation gallo-romaine de Lyon), Lyon, 1989, p. 54-55, fig. 41. 19. Mosaïque dite du « paradis », de la maison de Farid el-Masri : ibid., p. 77-78, fig. 58 ; M. Piccirillo, The mosaics of Jordan, Aman, American Center of Oriental Research, 1993, p. 128, fig. 139. 20. M. Gough, « “The paeceful kingdom”… » (cité n. 17), p. 417.
poissons et canards et ibis (figure 10). Les cours d’eau sortent d’une montagne surmontée d’un aigle (figure 11). Sur le bord des fleuves se trouvent des arbres fruitiers et des cyprès ainsi que deux cerfs et deux licornes, l’un de chaque couple s’abreuvant aux fleuves (figure 12). La montagne avec l’aigle représenterait le Seigneur (Christ logos)22 sur son trône qui proclame le nouvel univers : Alors, celui qui siège sur le trône déclara : “voici que je fais l’univers nouveau” celui qui a soif, moi je lui donnerai de la source de vie, gratuitement. Telle sera la part du vainqueur et je serai son Dieu [...] (Ap. 21, 5-7).
Les quatre fleuves sont les sources de Vie et les arbres fruitiers sont symboles de l’arbre de Vie : Puis l’Ange me montra le fleuve de Vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de Vie qui fructifient douze fois, une fois chaque mois [...] (Ap. 22, 1)23.
Dans le deuxième registre se trouve trois édicules. Ceux sur les côtés contiennent une fontaine entre deux candélabres portant des cierges. Ils sont entourés de plantes. L’édicule central abrite un agneau encadré de deux cierges, tandis qu’une lampe est suspendue à la coupole, au-dessus de lui (figure 13). Entre les deux kiosques se trouvent deux paons faisant la roue. Les édicules latéraux abritent des fontaines de vie, tandis que celui du centre symbolise le Saint Sépulcre et représente probablement le temple de Dieu24 : De temple, je n’en vis point en elle ; c’est que le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau. La Ville peut se passer de l’éclat du soleil et de celui de la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée, et l’Agneau lui tient lieu de flambeau (Ap. 21, 22-23).
21. A. Zaqzouq, M. Piccirillo, « The mosaic floor of the Church of the Holy Martyrs at Tayibat Al Imam, Hama, in Central Syria », dans Liber Annuus, Annual of the Studium Biblicum Franciscanum, 49, 1999, p 443-464, fig. 12. 22. L’aigle est le symbole du Christ et de la résurrection : « C’est lui [Yahvé] qui rassasie de biens tes années / et comme l’aigle se renouvelle ta jeunesse » (Psaume 103, 5). 23. Dans certains exemples, on trouve, à la place de l’aigle, l’agneau sur la montagne, comme sur la mosaïque de l’abside de la basilique de Saint-Félix à Nole (402), en Italie. 24. La relation entre la fontaine de Vie et le Saint-Sépulcre est déjà attestée chez Jean de Damas (R. Farioli Campanati, « Jerusalem and Bethlehem in iconography of Church Sanctuary mosaics », dans M. Piccirillo, E. Alliata (dir.), The Madaba Map Centenary 1897-1997 travelling through the Byzantine Umayyad Period, Jérusalem, Studium Biblicum Franciscanum, 1999, p. 175).
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Figure 9a – Vue d’ensemble de l’église de Tayyibat al Iman. [Cliché : K. Abdallah]
Figure 9b – Mosaïque de Tayyibat Al Imam, nef centrale de l’église : représentation du paradis. [Cliché : Service des Antiquités de Damas (in situ)]
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Figure 10 – Mosaïque de Tayyibat Al Imam, nef centrale de l’église : poissons et ibis dans les eaux du fleuve du paradis. [Cliché : K. Abdallah]
Figure 11 – Mosaïque de Tayyibat Al Imam, nef centrale de l’église (détail) : aigle sur la montagne d’où sortent les fleuves du paradis. [Cliché : K. Abdallah]
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Figure 12 – Mosaïque de Tayyibat Al Imam : détail d’un cerf s’abreuvant aux fleuves du paradis. [Cliché : K. Abdallah]
Figure 13 – Mosaïque de Tayyibat Al Imam : l’agneau sous l’édicule central. [Cliché : K. Abdallah]
LA REPRÉSENTATION DU PARADIS DANS LES MOSAÏQUES SYRIENNES À L’ÉPOQUE BYZANTINE • 307 De nuit, il n’a en aura plus ; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière et ils régneront pour les siècles des siècles (Ap. 22, 5).
L’existence de l’agneau dans l’édicule central, entouré des deux paons, symbole de résurrection, renforce l’idée que celui-ci représente le Saint Sépulcre. Dans le registre supérieur sont représentées de part et d’autre la ville de Jérusalem et celle de Bethléem. Les deux cités sont cantonnées de deux phénix et deux faisans. La représentation de Jérusalem avec un rempart correspondrait à l’image de la nouvelle Jérusalem, descendue du ciel : Elle resplendit telle une pierre très précieuse, comme une pierre de jaspe cristallin. Elle est munie d’un rempart de grande hauteur [...] (Ap. 21, 11-12).
La nouveauté par rapport au texte apostolique, c’est la mise en scène de la ville de Bethléem avec un rempart, à côté de Jérusalem. Ces deux vignettes qui indiquent la naissance et la mort du Christ font allusion à son incarnation et à sa résurrection : Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin (Ap. 22, 13).
Raffaella Farioli Campanati, qui a déjà proposé une interprétation de cette scène, considère que les fleuves du Paradis, qui font allusion à l’eau vive, représentent le Jourdain et par conséquence l’eau du baptême. Elle s’appuie sur le texte de Grégoire de Nysse (de baptismo) :
céleste du Christ26. Cette proposition n’a rien de surprenant, car dans la mosaïque du nouveau baptistère à Hūarte27 (figure 14), on trouve dans de petits tableaux autour d’une cuve cruciforme des poissons ou des oiseaux aquatiques affrontés, déjà visibles dans les fleuves du Paradis du panneau de Tayyibat Al Imam. Dans les mosaïques qui entourent ces panneaux, apparaît un paysage paradisiaque caractérisé par des cyprès séparant deux moutons se faisant face, une licorne et deux paons affrontés de part et d’autre d’un vase. Les fleuves du Paradis, source de la vie, eau du Jourdain et du baptême, sont sans doute évoqués par les poissons et les oiseaux. Ils entourent le Paradis où entrent les nouveaux baptisés (en vainqueurs), symbolisés probablement par les agneaux et la licorne. Ce qui renforce le sens baptismal du Paradis, c’est le fait de souvent représenter les fleuves dans les baptistères de l’Antiquité tardive (comme à Jabalia28, Ohrid ou Mariana29). Jean Chrysostome dit sur les candidats au baptême : Ceux qui, ce soir, ont été jugés dignes du baptême, ceux-là sont de beaux agneaux. Avant-hier, le Sauveur a été crucifié, mais il est ressuscité la nuit dernière. Ces fidèles, avant-hier, étaient retenus par le péché, mais ils sont ressuscités…30
Le baptême symbolisé par cette image permet donc aux nouveaux baptisés de rentrer au royaume
Sur la mosaïque de la nef centrale de l’église de Tayyibat Al Imam31 (figure 15), on voit aussi l’image d’une fontaine surmontée d’un phénix, cantonnée de deux agneaux. La vasque est remplie de l’eau vive qui fait allusion aux fleuves du Paradis. Le lien entre la fontaine et les Quatre Fleuves est bien évoqué dans la mosaïque de Iunca en Tunisie32 où les quatre cours d’eau sortent de la partie inférieure du kiosque (figure 16), mais aussi dans la mosaïque du baptistère de l’église d’Ohrid, précédemment citée, où la fontaine représentée est associée aux fleuves du Paradis33 (figure 17). Les agneaux symbolisent les catéchumènes qui se préparent pour recevoir le baptême (Jn, II, 29). La représentation du phénix, symbole du Christ ressuscité dans le Paradis, souhaite rappeler vraisemblablement la nouvelle vie donnée au baptisé.
25. Ibid., p. 174. 26. Plusieurs mosaïques en Syrie possèdent l’image de deux cerfs affrontés de part et d’autre d’une fontaine ou d’un vase, comme les mosaïques de Rayan (472) en Syrie du Nord et Khaldé Choueifat (vie siècle) au Liban. Ces pavements ont déjà été interprétés comme le symbole du baptême (P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), p. 267, fig. 242 et p. 365, fig. 349). De même pour l’Occident, comme la mosaïque du baptistère de Salone en Croatie (ve-vie siècle), la basilique de Cyrène en Libye ou le baptistère d’Ohrid en Macédoine, ces derniers du vie siècle également (J. Alfoldi-Rosenbaum, E. Ward-Perkins, Justinianic Mosaic Pavements in Cyrenaican Churches, Rome, 1980, p. 52-53).
27. P. Canivet, « Hūarte et les mosaïques… » (cité n. 2), p. 196. 28. J.-B. Humbert, « The rivers of Paradise in the Byzantine church near Jabaliyah-Gaza », dans M. Piccirillo, E. Alliata (dir.), The Madaba Map… (cité n. 24), p. 216-218. 29. H. Maguire, « The Nile and the rivers of Paradise », dans M. Piccirillo, E. Alliata (dir.), The Madaba Map… (cité n. 24), p. 180. 30. Contra Ebriosos, 4, PG 50, 439. 31. A. Zaqzouq, M. Piccirillo, « The mosaic floor… » (cité n. 21), pl. VI. 32. P. Underwood, « The Fountain of Life in manuscripts of the Gospels », dans Dumbarton Oaks Papers, 5, 1950, p. 114-115. 33. H. Maguire, « The Nile and the rivers… » (cité n. 29), p. 180.
Le Jourdain entoure le paradis et coule dans les quatre fleuves auxquels il ressemble25.
Les cerfs avec les fleuves peuvent faire allusion au Psaume 41, 2 : Comme languit une biche après les eaux vives, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu.
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Figure 14 – Plan du baptistère de Hūarte. [D’après P. et M. T. Canivet, Hūarte, sanctuaire chrétien d’Apamène (ive-vie s.), Paris, 1987, t. 2, pl. XI]
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Figure 16 – Mosaïque de l’église de Iunca (Tunisie) : représentation du Paradis. [Musée du Bardo, d’après Cl. A. Mkacher]
Figure 15 – Mosaïque de Tayyibat Al Imam, nef centrale de l’église : fontaine surmontée d’un phénix, encadrée de deux brebis. [Cliché : K. Abdallah]
Figure 17 – Mosaïque du baptistère d’Ohrid (Macédoine) : fontaine du Paradis. [D’après R. Kolarik, dans Actes des congrès internationaux d’archéologie chrétienne, Thessalonique, 1980, fig. 18, p. 459]
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Figure 18 – Mosaïque de l’église de Maar Bitar. [Musée de Marret An-Nouman – cliché : K. Abdallah]
Figure 19 – Mosaïque de l’abside de l’église d’Houeidjit Halaoue. [Musée de la citadelle de Raqqa – cliché : K. Abdallah]
LA REPRÉSENTATION DU PARADIS DANS LES MOSAÏQUES SYRIENNES À L’ÉPOQUE BYZANTINE • 311
Figure 20 – Mosaïque du musée de Hama : paons et brebis affrontés de part et d’autre d’un arbre fruitier. [Cliché : K. Abdallah]
Dans la mosaïque de Maar Bitar34, près de Ma’arret An-Nou’man (figure 18), provenant d’une église – on pense qu’il s’agit du pavement d’un baptistère –, c’est un vase qui prend la place de la fontaine, flanqué de part et d’autre de deux agneaux, mais aussi d’oiseaux et de plantes fleuries. L’image est dominée par un aigle aux ailes déployées encadré symétriquement de deux cerfs – scène qui évoque celle de la mosaïque de Tayyibat Al Imam35. Les nouveaux baptisés – symbolisés par les agneaux de chaque côté du cratère au premier registre – attendent de rentrer dans le royaume céleste, où règne le Christ, au deuxième registre – les cerfs qui entourent l’aigle. On lit dans l’Évangile de Jean : À moins de naître d’eau et d’Esprit, Nul ne peut entrer au Royaume de Dieu (Jn, 3, 5).
Le fond est semé de plantes fleuries. L’ensemble indique très probablement le Paradis. La représentation de l’arbre aux gros fruits, au milieu des agneaux, fait allusion à l’arbre de Vie planté au milieu du jardin d’Éden, selon la Genèse. Son fruit devait protéger l’homme de la mort. Il est disposé pour les nouveaux baptisés qui, par l’action du baptême, se débarrassent du péché et entrent dans la nouvelle vie, le Paradis : Quand vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l’égard de la justice. Quel fruit recueillez-vous alors d’actions dont aujourd’hui, libérés du péché et asservis à Dieu, vous fructifiez pour la sainteté, et l’aboutissement, c’est la Vie éternelle (Rom. 7, 1). Heureux ceux qui lavent leur robe ; ils pourront disposer de l’arbre de Vie et pénétrer dans la Cité par les portes (Ap. 22, 13).
Dans la mosaïque de l’abside de l’église de Halaoué36, située à côté d’Al Raqqa (au nord-est de la Syrie) (figure 19), on a représenté deux agneaux se faisant face, de chaque côté d’un arbre fruitier. Au milieu, on retrouve le phénix, symbole du Christ ressuscité, entouré par des arbustes et des licornes.
La même interprétation peut être accordée à la scène figurée sur un panneau provenant probablement d’une église et conservé au musée de Hama37 (figure 20). On y voit deux agneaux opposés à un arbre fruitier, lui-même surmonté symétriquement par deux paons et d’oiseaux.
34. K. Abdallah, Les mosaïques antiques... (cité n. 14), p. 102, pl. XLII, 1. 35. Voir note 21.
36. P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), p. 142, fig. 121. 37. Inédit.
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Figure 21 – Mosaïque de la chapelle d’Ain el Bad. [D’après P. Donceel-Voûte, Les pavements des églises byzantines de Syrie et du Liban..., Louvainla-Neuve, 1988, p. 16]
Figure 22 – Mosaïque de l’église d’Oum Harteine. [Musée de Marret An-Nouman – cliché : K. Abdallah]
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Figure 23 – Mosaïque du chœur de l’église de Tell Ar. [Musée de Marret An-Nouman – cliché : K. Abdallah]
Figure 24 – Personnification d’un des fleuves du Paradis : le Philon. [Musée archéologique d’Alep – cliché : K. Abdallah]
Figure 25 – Personnification d’un des fleuves du Paradis : le Ghéon. [Musée archéologique d’Alep – cliché : K. Abdallah]
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Dans certaines mosaïques, surtout celles qui pavent l’abside, on rencontre l’image d’un vase cantonné de deux paons, duquel sortent deux rinceaux de vignes faisant des cercles abritant les volatiles ou d’autres animaux paisibles, comme par exemple dans la mosaïque des absides des églises nord et sud de Hūarte, datées de la fin du ve siècle38 (figure 21), la mosaïque de l’abside de la basilique de Oum Harteine (figure 22)39, la mosaïque du chœur de celle de Tell Ar40 (figure 23). C’est un motif d’origine païenne, utilisé par les premiers chrétiens dans les catacombes dès le iiie siècle41. On sait que le vase rempli de l’eau vivante et entouré de deux paons fait allusion à la résurrection et au Paradis42. Le plant de vigne a d’autant plus de signification chez les chrétiens dès le début, car il incarne le Christ, vrai cep : Je suis le vrai cep et mon père est le vigneron, tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il le coupe, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde pour qu’il en porte encore plus. Émondés, vous l’êtes déjà grâce à la parole que je vous ai annoncée. Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut pas de lui-même porter du fruit, sans demeurer sur le cep, ainsi vous non plus, si ne demeurez en moi (Jn 15, 1,6).
Figure 26 – Panneau de la mosaïque de la basilique de Qasr el-Lebia (Libye) : le fleuve Ghéon. [D’après J. M. Blas de Roblès, Libye, grecque, romaine et byzantine, Aix-en-Provence, 1999, p. 123]
L’utilisation du rinceau de vigne pour décorer les panneaux d’églises et, surtout ceux qui pavent l’abside, a donc une force significative : elle fait probablement allusion, avec le vase, au Paradis. Cela peut être affirmé dans les panneaux où le cratère est entouré de part et d’autre de deux paons, symbole de résurrection, associé à un rinceau peuplé seulement d’oiseaux ou de créatures paisibles (les âmes bienheureuses dans le Paradis)43. On rappellera enfin qu’au musée d’Alep sont exposés deux panneaux en mosaïque illustrant deux des quatre personnifications des fleuves du Paradis, identifiés par leurs noms44. Le premier est le Philon (figure 24), représenté sous la forme d’un jeune homme assis, habillé d’un manteau et d’une tunique et tenant de la main gauche une amphore d’où s’échappe l’eau et de l’autre main un poisson. Le deuxième fleuve est le Ghéon (figure 25), figuré sous les traits d’un autre personnage masculin, identique
au précédent, portant un roseau. La personnification des fleuves est connue dans l’art chrétien de l’Antiquité tardive45. Elle est illustrée surtout dans les baptistères. Les exemples les plus proches de ceux du musée d’Alep se trouvent sur la mosaïque de Qasr el-Lebia, en Libye, datée du vie siècle (figure 26)46. Ces cours d’eau portent un sens baptismal ou représentent les Évangiles47. Pour conclure, on peut dire d’après l’étude de ces nombreux tableaux que, d’une manière générale, les mosaïques de la région étudiée offrent plusieurs types d’images du Paradis qui se réfèrent principalement à des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais on remarque que ces illustrations reflètent l’aspect narratif du Paradis, pour les renvois à la partie vétéro-testamentaire, tandis qu’elles illustrent un aspect plus figuratif du Paradis d’après le Nouveau Testament. Dans les deux cas, la représentation de scènes paradisiaques sur les mosaïques des églises du nord de la Syrie semble avoir d’abord porté pour les fidèles un message lié à la résurrection.
38. P. Donceel-Voûte, Les pavements… (cité n. 1), pl. h.t. 3-5. 39. K. Abdallah, Les mosaïques antiques... (cité n. 14), p. 46, pl. XVIII. 40. Ibidem, p. 143, pl. LXII, 1 41. F. Cabrol, H. Leclercq, H. I. Marrou, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, [1920-1953], s.v. Paon, col. 1076. 42. Ibid., s.v. vase, col. 2915. 43. M. A. Crippa, M. Zibawi, L’art paléochrétien... (cité n. 11), p. 111-112, 232-233. 44. Inédit.
45. H. Maguire, « The Nile and the rivers… » (cité n. 29), 1999, p. 179. 46. J. Alföldi-Rosenbaum, E. Ward-Perkins, Justinianic Mosaic… (cité n. 26), p. 52-53. 47. H. Maguire, « The Nile and the rivers… » (cité n. 29), p. 180.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE À TRAVERS LE DÉCOR DES BAINS DE QUSAYR ʿAMRA ET DU RÉSERVOIR DE ʿAYN AS-SAWDA À AZRAQ AL-SHISHAN Claude viBert-guigue
(UMR 8546 AOROC, Paris / ENS)
Autres temps, autres lieux, au terme de ces journées consacrées au Paradeisos, transportons-nous dans la bâdiya, une steppe semi-aride, à la limite des zones cultivables et du désert, et plus précisément en Jordanie, à une centaine de kilomètres à l’est de la capitale Amman (figure 1). Penchons-nous sur deux sites archéologiques. Distants seulement d’une vingtaine de kilomètres, ils n’en sont pas moins différents par leur cadre environnemental, la steppe et l’oasis. Ils offrent deux visages d’une même question, celle de la « raison d’être » des implantations aristocratiques omeyyades dans la première moitié du viiie siècle (figure 2). Ainsi discuterons-nous des bains de Qusayr ʿAmra qui semblent perdus dans le « désert », et du réservoir monumental de ʿAyn as-Sawda, au cœur de l’oasis d’Azraq al-Shishan toute proche, un site au contact du désert noir dont les coulées basaltiques viennent du Djebel al-Arab, au sud de la Syrie.
Un rapide rappel des données et interrogations en Jordanie
des Sassanides qui régna en Perse de 224 à 642 développa un mode de vie et une culture dont s’inspirèrent les Omeyyades1. D’un autre côté, le Proche-Orient est caractérisé à toutes les époques par d’importants aménagements hydrauliques indispensables pour conduire l’eau là où elle est rare ou pour contrôler de violents apports naturels irréguliers. Et si en Jordanie, les proportions des résidences omeyyades sont modestes, celles des implantations conservées en Syrie, en Palmyrène par exemple, couvrent d’immenses surfaces. Les « Qasr al-Hayr » à l’est (Qasr al-Hayr al-Sharqi) et à l’ouest (Qasr al-Hayr al-Gharbi) de Palmyre disposaient de nombreux et imposants aménagements hydrauliques dont la destination est régulièrement discutée. En 1978, Oleg Grabar résumait la situation en évoquant une hésitation à reconnaître dans ces lieux, une entreprise agricole, une zone aménagée en fonction d’un lac artificiel ou un « paradis » voué à la chasse2.
Des paradeisoi d’époque hellénistique ?
L’archéologie et la prospection en milieu steppique permettent de réfléchir au paradeisos omeyyade sans pouvoir être plus précis sur leur attestation et c’est sous la forme d’un essai de réflexion à partir de la place tenue par le décor que la question sera ici posée. L’eau et la végétation jouaient un rôle capital dans ces résidences auxquelles était associée l’image du pouvoir. De ce point de vue, des analyses peuvent être tentées en rapport avec la peinture ou la sculpture. Des tableaux ou des reliefs ont en effet perpétué les représentations figurées d’inspiration classique, en favorisant celles consacrées à la chasse tout particulièrement. Une renaissance hellénistique est régulièrement évoquée. Elle caractérise une partie du développement culturel et artistique durant le bref siècle qu’a connu le califat omeyyade installé à Damas. L’autre source d’influence est sassanide. La dynastie
Cette discussion rappelle celle autour du site plus ancien de ʿIraq al-Amir, à 20 km à l’ouest d’Amman, niché dans une vallée étroite qui plonge vers la vallée du Jourdain. Ici s’élèvent les vestiges d’un édifice d’époque hellénistique (iie siècle avant J. C.),
1.
2.
Les conquêtes en Perse ont mis les Omeyyades au contact d’un mode de vie et d’un art caractéristiques. Les paradeisoi, les banquets sur plate-forme, la manière de consommer du vin attirèrent leur attention. Une captive sassanide fut mère d’un calife. L’ouvrage de Garth Fowden rappelle la diversité de contextes et de cultures à cette époque : G. Fowden, Qusayr ʿAmra: Art and the Umayyad Elite in Late Antique Syria, Berkeley / Los Angeles / Londres, 2004. O. Grabar, R. Holod, J. Knustad, W. Trousdale, City in the Desert: Qasr al-Hayr East (Harvard Middle Eastern Monographs, XXIII /XXIV), Cambridge (Mass.), 1978, p. 13.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 315-339
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20 km
Figure 1 – Carte des sites omeyyades indiquant Qusayr ʿAmra et Azraq distants d’une vingtaine de kilomètres au nord-est de la Jordanie. [DAO : Cl. Vibert-Guigue]
environné d’eau lors de forts orages3 (figure 3). Il est orné de sculptures monumentales composant, en partie haute, une frise de douze lions et six aigles et présentant au contact du sol deux panthères-fontaines 3.
Un cliché atteste une stagnation d’eau, le château élevé sur un léger monticule étant au nord-ouest en partie en contrebas de collines et falaises, alors qu’au sud, il domine le wadi encaissé (E. Will, « Iraq el-Amir », dans Le Monde de la Bible, 22, 1982, p. 14, fig. 3).
dont la gueule crachait de l’eau. Flavius Josèphe, qui décrit le site au ier siècle après J. C., emploie le mot paradeisos, au pluriel, à propos des installations du propriétaire, le Tobiade Hyrcan4. Dans les années 1980, une fouille, suivie par une anastylose partielle du monument, suscita des analyses et commentaires, puis une monographie en 1991. 4.
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XII, 233.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 317
Figure 2 – Montage mettant en contraste le contexte de steppe des bains ornés de peintures (Qusayr ʿAmra, en haut) et celui d’oasis (Azraq ash-Shishan, en bas) où des blocs sculptés ornaient un réservoir monumental. [Clichés : Cl. Vibert-Guigue]
Figure 3 – Vue d’une partie de la frise de lions du château d’époque hellénistique de ʿIraq al-Amir dans la vallée escarpée du wadi al-Sir à l’ouest d’Amman avant remontage (Jordanie). [Cliché : Cl. Vibert-Guigue]
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Ernest Will écrivait ainsi en 1982 que : l’entreprise d’Hyrcan avait quelque chose d’exceptionnel dans la mesure où elle traduisait la volonté de créer une résidence princière. C’est cet aspect qui a suggéré l’assimilation du domaine de Tyros à un type de résidence royale extra-urbaine propre au Proche-Orient, celle qu’un certain nombre de textes grecs permettent de désigner par le vocable de paradeisos, d’un mot persan signifiant parc ou jardin (le « paradis » biblique a conservé ce sens premier)5.
Quelques années plus tard, dans la monumentale monographie de 19916, si Ernest Will7 et Fawzi Zayadine8 divergent sur la définition du paradeisos – un parc planté d’arbres et irrigué ou bien un parc pour animaux –, mais aussi et surtout sur sa localisation exacte, ils s’accordent pour rappeler une tradition bien conservée du paradeisos dans les résidences omeyyades9 qui, dans la steppe, disposaient de grandes étendues parcourues de gibiers. E. Will conteste l’identification du site de ʿIraq Al-Amir avec un paradeisos et rappelle que Pierre Gentelle en a été à l’origine en 1981. Partant d’un point de vue de géographie historique, une discipline fondée sur les héritages combinés transmis par l’analyse d’un paysage10, paradeisos est pour cet auteur la forme grecque d’un mot d’origine avestique, qui désigne l’enclos d’un parc, puis le parc lui-même créé par la volonté d’un souverain. Il associe une architecture somptuaire, avec pavillons ou kiosques, comme résidence d’un potentat, gîte d’étape, séjour de chasse ou retraite d’agrément. La notion peut ainsi être élargie au-delà de l’origine suggérée par l’étymologie du mot perse et être rapprochée des jardins de plaisance. « Dans tout le Moyen-Orient, on
5. 6.
7.
8.
E. Will, « Iraq el-Amir... » (cité n. 3), p. 15. E. Will, Fr. Larché (en coll. avec F. Zayadine, J. DentzerFeydy, F. Queyrel), ʿIraq al Amir, le château du tobiade Hyrcan (Bibliothèque archéologique et historique, 132), Paris, 1991. Selon E. Will (p. 28), ʿIraq al Amir est une résidence et, à propos de paradeisos, « dans une définition stricte il s’agit d’un château de chasse et le terme s’applique à de grands parcs ou réserves de gibier » : E. Will, Fr. Larché, ʿIraq al Amir (cité n. 6), p. 28. En note 118, il précise qu’en Syrie et Jordanie, les paradis conservés remontent à l’époque omeyyade. Il fallait de quoi élever des montures et bénéficier d’un certain gibier (onagres, gazelles). Fawzi Zayadine rappelle qu’après des pluies abondantes une dépression au nord du qasr formait un lac artificiel, alors que des murs de soutènements qui transformaient les pentes des collines en terrasses fertiles délimitaient des parcs (paradeisoi) (E. Will, Fr. Larché, ʿIraq al Amir… [cité n. 6], p. 21). « Ce mot emprunté à l’iranien pardez signifie un grand parc planté d’arbres et irrigué » : Xénophon (430-355). Si dans deux passages, paradeisos signifie parc où sont rassemblées des bêtes sauvages pour la
peut attribuer à de nombreuses localités l’existence plus ou moins certaine d’un paradis ; et il en est probablement beaucoup d’autres qui n’ont pas été mentionnés. On observera que toutes les références mentionnées ont un rapport avec l’eau et les aménagements hydrauliques. » Il évoque l’existence en Palestine du parc d’Artaxercès et en Syrie celui de Sidon, aux sources du Dardas, le paradeisos du satrape Belesys, avec un grand et beau parc qui donnait tous les fruits que font naître les saisons. Quelques siècles plus tard, la postérité des paradis est plusieurs fois attestée dans les possessions sassanides : « Le paradeisos est partout un parc dont les essences sont choisies. » « Le paradis est un élément de paysage qui contient en soi à la fois une somme de savoirs techniques concernant la mise en valeur intensive de l’espace et un ensemble de valeurs symboliques profondément enracinées dans un type de civilisation. » La discussion a été reprise en 2010 dans un guide du site de ʿIraq al-Amir11 : le terme au pluriel de paradeisos dans la description de Flavius Josèphe désignerait des jardins aménagés autour d’un pavillon. Le palais hasmonéen de Jéricho offre alors un parallèle proche : un complexe palatial est caractérisé par un secteur résidentiel éclaté, comprenant un centre fortifié (baris), des paradeisoi et leurs pavillons de réception et des aménagements aquatiques (euripos).
Des paradeisoi d’époque omeyyade ? Le temps passé sur les sites omeyyades par les explorateurs et les archéologues depuis plus d’un siècle, à différentes saisons, a contribué à mieux faire comprendre les vestiges de résidences de type aristocratique et extra urbaines du viiie siècle. Conçues
chasse, ceci n’est pas la première signification du terme. Dans le contexte de ʿIraq al Amir, l’utilisation du mot au pluriel par Flavius Josèphe, Ant., XIII, 233, suggère des parcs ou des jardins irrigués. « Il n’y a donc pas lieu de comprendre ce mot dans le sens de “réserve de chasse” à la mode iranienne ou omeyyade » et ces paradeisoi sont à chercher dans la vallée de wadi as-Sir (ibidem). 9. E. Will, « Iraq el-Amir » (cité n. 3), p. 15 : « On ne contestera certes pas l’existence d’une tradition bien installée en effet dès les Achéménides, qui, par l’intermédiaire d’autres souverains iraniens, les Sassanides, passera aux conquérants arabes et à d’autres. Les deux qasr el-heir syriens, celui omeyyade, de l’ouest et celui, plus tardif de l’est, fournissent une bonne image de “paradis” de ce genre. » 10. P. Gentelle, « Un “paradis” hellénistique en Jordanie : étude de géo-archéologie », dans Hérodote. Le temps des géographes, 20, 1981, p. 70-101. 11. R. Étienne, J.-F. Salles, ʿIraq el-Amīr, guide historique et archéologique du domaine des Tobiades (Guide archéologique de l’Institut français du Proche Orient, 8), Aman / Beyrouth / Damas, 2010. Cf. le chapitre de R. Étienne, « Fonctions du pavillon », p. 119-122.
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le Plaisir du Bain À qusayr ʿamra dans le wadi Butum
en fonction d’un climat semi-aride dans la solitude steppique, il fut difficile de les interpréter dès leur découverte, certains savants les plaçant même à l’époque romaine. De nos jours, les différences environnementales, de proportions et d’usages qui les caractérisent, sont mieux intégrées aux analyses. Des fouilles à l’écart des domaines prestigieux ouvrent aussi de nouvelles perspectives d’études, avec parfois l’avantage de préciser que tel site ne rentre pas dans la discussion12. La conquête de la steppe semble être passée par la création ou la réplique de zones jardinées savamment arrosées. À l’ombre rafraichissante d’un verger ordonné, un dignitaire se délassait, non loin d’aménagements résidentiels (qasr), balnéaires (hammam) ou religieux (mosquée). On l’imagine aussi parcourir un parc animalier ou bien organiser une chasse aux bêtes plus ou moins féroces retenues dans une réserve. De ce tableau idéal, on retiendra la multiplicité des sources d’influence, hellénistique, gréco-romaine13, sassanide. Les Omeyyades n’avaient que le choix et on leur doit non seulement d’avoir perpétué des formes, mais aussi d’avoir tenté de les développer en zone semi-aride. La question est alors de savoir si des traces de parcs subsistent sur le terrain et, dans ce cas, en quoi elles sont déterminantes dans notre propos. Je présenterai les sites de Qusayr ʿAmra et d’Azraq, avant de rassembler quelques éléments de réflexion et de conclure prudemment, compte tenu de l’état des connaissances sur le sujet. En effet, à Qusayr ʿAmra l’exercice consiste à voir s’il est possible de remettre en situation des décors dans l’environnement du monument, selon un va et vient interrogatif. Et à Azraq ash-Shishan, les découvertes en cours prouvent que les analyses contextuelles n’ont pas encore fourni tous les éléments de connaissances nécessaires à l’explication du fonctionnement d’un réservoir monumental orné de bas-reliefs en basalte.
Qusayr ʿAmra désigne des bains en partie sur hypocauste, entièrement conservés jusqu’aux voûtes, élevés dans une zone de wadi dont le flot irrégulier s’écoulait en ouest-est, en longeant une rive surélevée où subsistent plusieurs constructions ruinées (figure 4). En 1990, Svend Helms, dans son Early Islamic Architecture of the Desert, s’interrogeait à partir d’un plan schématique du site, sur un paradeisos délimité par un enclos à environ 250 m à l’est des bains. En effet, un imposant mur d’un bon mètre d’épaisseur suit un parcours irrégulier dont les extrémités filent en direction des bains de Qusayr ʿAmra (figure 4E-F). Il a hachuré la zone en question en y inscrivant « Paradeisos ? », signalé le passage d’un « canal », supposé un groupe de tentes nécessaires aux voyageurs qui traversaient la région, voire même au propriétaire de la résidence construite en dur14. Si ces installations ne servaient qu’occasionnellement aux princes et aux califes, à leurs familles et à leurs suites, d’ingénieux et assez conséquents aménagements hydrauliques assuraient le complément indispensable pour compenser les rigueurs d’un climat steppique. Voyons de près la question sur le plan. Il représente un état actuel des ruines, avec l’inconvénient qu’introduisent les aménagements modernes, en particulier une route (pochée en noir) et une digue (en biais à l’ouest des bains), pour comprendre le site naturel et archéologique. On différenciera les constructions sur les parties hautes du relief (« qasr », petite mosquée, tour, diverses structures non identifiées), de celles en partie basse, soumises aux aléas d’un cours d’eau non permanent (wadi Butum).
12. C’est le cas de Maʿan. D. Genequand, Projet « Implantations umayyades de Syrie et de Jordanie », Rapport de la mission de prospection (juin-juillet 2002), 2002, p. 64-65. Cf. le site web : qasral-hayral-sharqid_02a : « Mais à la différence des ses homologues syriens que l’on vient de citer, le site de Maʿan possède un enclos dont la fonction est beaucoup moins sujette à controverse. Tant les vestiges de cultures arbustives, que l’absence de toute forme d’ostentation dans le mur qui en marque le périmètre et que l’excellent système d’approvisionnement en eau pour l’irrigation, permettent d’en faire un enclos agricole et non un jardin d’agrément ou un quelconque “paradis”. Dans la mesure où toute sa surface est utilisable, soit les 530 ha, on peut y voir sans objection possible un grand domaine de type latifundiaire. » 13. Henri Seyrig reprenait cette question après d’autres en 1934 : H. Seyrig, « Antiquités syriennes, 16. Retour aux jardins de Kasr el-Heir », dans Syria, XV, 1934, p. 30-31.
14. S. Helms, Early Islamic Architecture of the Desert, Edinburgh, 1990, fig. 41. Ce plan peut être comparé à celui d’Alois Musil qui, le premier, publia une documentation topographique, architecturale et iconographique de Qusayr ʿAmra (A. Musil, Kusejr ʿAmra, Österreichische Akademie der Wissenschaften – Nordarabische Kommission, 2 vol., Vienne, 1907). Le mur dont il est question est déjà représenté. De manière générale, nous renvoyons le lecteur à la publication franco-jordanienne de 2007 qui dresse un état documentaire des bains et du décor : Cl. VibertGuigue, G. Bisheh (avec une contribution épigraphique de Fr. Imbert), Qusayr ʿAmra. Les peintures d’un bain omeyyade (Bibliothèque archéologique et historique, 179 - Jordanian Archaeology, 1), Beyrouth, 2007. La planche 2 indique les trois plans connus de Qusayr ʿAmra, auxquels il faut ajouter celui publié par une équipe espagnole en 1975 (cf. n. 16).
Avantages et inconvénients du cadre naturel dans l’implantation omeyyade
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Figure 4 – Plan du site de Qusayr ʿAmra modifié par des aménagements modernes. [DAO : Cl. Vibert-Guigue] En noir, routes et parking En ligne de fins pointillés, les clôtures 1 - Accueil des visiteurs A = Les bains et leur sâqiya (à gauche, une levée de terre moderne déviant les eaux du wadi en cas de crue). B = Monument non fouillé, un « qasr » peut-être. C = Tour de guet ? D = Ensemble de petites constructions. E = Zone délimitée par un long mur (enclos, paradeisos ?) et coupée par une route moderne. F = Seconde sâqiya.
Les bains sont ainsi construits en zone inondable15. Le risque était sans doute négligé, face à la nécessité d’un puits dont le creusement devait être le moins profond possible afin de réduire la longueur de corde utile au puisage du précieux liquide nécessaire aux bains. Une machinerie était prévue (sâqiya) : actionnée à la force animale, elle puisait à plus de 30 m de profondeur. Une seconde sâqiya, plus à l’est, était sans doute destinée à abreuver des animaux ou à arroser une zone plantée (figure 4F). Or, elle se trouve à peu de distance au sud du paradeisos supposé. Cette sâqiya a été relevée en détail par une mission espagnole16, mais ni le lien avec l’enclos, ni ce dernier n’ont fait
l’objet d’une étude précise. Le mur large affleure à peine au sol. Sur un secteur, il atteint 2 m de large, juste avant une interruption qui indiquerait un passage possible. Les élévations pouvaient être en briques crues. Le retour du mur à flanc de rive en direction de l’ouest reste également à analyser (sous le point B indiqué sur le plan). En l’absence de fouille sur ce long mur, il est prématuré de s’avancer sur sa fonction d’enclos protégeant culture et animaux. Si tel est le cas, peut-il être mis en relation avec le vaste répertoire iconographique miraculeusement conservé dans les bains de Qusayr ʿAmra ?
15. Bien que construits sur un léger monticule entre les deux bras du wadi, les bains étaient inondables et des tentatives pour les protéger des flots, aussi soudains que violents, ont lieu depuis une quarantaine d’années. Dès l’époque omeyyade, un mur en éperon fut élevé à l’ouest pour détourner le courant. 16. M. Almagro, L. Caballero, J. Zozaya, A. Almagro, Qusayr ʿAmra. Residencia y baños en el desierto de Jordania, Madrid,
1975 (réédité à Grenade en 2002, fig. 7 et 8). La réédition a perdu en détails (cf. mon compte rendu, dans Revue archéologique, 2006, 2, p. 437-439) : ainsi, l’épais mur au nord de la sâqiya a disparu, alors que l’édition de 1975 permettait de suivre une partie de son cheminement (la route moderne qui rompt le paysage et isole tout ce secteur n’existait pas encore).
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Un répertoire d’images qui témoignent de préoccupations omeyyades17 Dès le seuil passé, sur les pas de l’amateur de bains d’antan, le visiteur d’aujourd’hui admire un décor qui foisonne dans toutes les pièces du monument organisé en trois parties (figure 5). Tout d’abord, se présente une grande salle divisée par deux arcs qui portent trois voûtes en berceau. Décrit selon les publications comme un salon, un hall, une salle d’audience – assez faiblement éclairé la plupart du temps, réservant ainsi une fraîcheur et une pénombre reposantes –, cet espace doit être considéré comme polyvalent.
Il accueillait les baigneurs, en tant qu’apodyterium au départ, voire même de frigidarium au retour des pièces chaudes, et il servait probablement à des spectacles de musique et de danse. Les voyageurs et chasseurs étaient immédiatement enveloppés dans une atmosphère de repos après les difficultés de la journée. De toutes natures, les tableaux sont si nombreux qu’aux fonctions supposées de la salle peut correspondre telle scène exposée sur une paroi, une voûte, une lunette, un écoinçon ou un arc. Ce vaste répertoire des décors de l’Antiquité tardive renvoie à des formes gréco-romaines, sassanides, byzantines, voire hellénistiques. Il opère également des adaptations propres à l’époque omeyyade.
Figure 5 – Vue aérienne de Qusayr ʿAmra et indication de décors intérieurs peints. [Cliché, dessin, montage : Cl. Vibert-Guigue] A = Grande salle divisée en trois travées par deux arcs. B = Extrémité nord de la travée est, avec son bassin froid. C = Extrémité sud de la travée ouest, à droite de l’espace du Trône. D = Espace du Trône. E = « Chambre » ouest. F = Caldarium.
17. Depuis fin 2011, des tests puis des campagnes de conservation menés par une équipe italienne (projet World Monuments Fund, ISCR Department of Antiquities) ont une nouvelle fois confirmé une restauration abusive des
décors dans les années 1970. La dé-restauration en cours ouvre sur de nouvelles interprétations, une nouvelle iconographie ainsi que des inscriptions modifiant certains tableaux dans la travée ouest.
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Figure 6 – Longue composition de trois scènes sur la paroi ouest de la grande salle de Qusayr ʿAmra. [Dessin : Cl. Vibert-Guigue]
Les scènes de chasse occupent les plus grandes parois (est et ouest) qui seront plus tard détaillées. Sur la paroi occidentale, une longue composition subdivisée en trois parties aborde d’autres thèmes (figure 6). À gauche, un tableau dépeint six rois disposés sur deux rangs et désignés par leur nom en grec et en arabe : Caesar, Rodéric, Chosroes y sont reconnaissables. Au centre de la paroi, une baigneuse debout près d’un bassin attire l’attention de serviteurs et d’un public disposé dans une arcature en arrièreplan. À droite, de jeunes personnes s’adonnent à un sport, ou du moins à une activité en plein air sous une longue branche feuillue. Sur les parois plus étroites en extrémité de travées, des tableaux au format plus carré confirment le goût pour les représentations cynégétiques, de bains ou à caractère « dynastique ». Les voûtes des trois travées doublaient les surfaces à peindre : celle du centre aligne des niches à frontons abritant des figures dans différentes positions ou contextes (figure 7) ou bien des compositions végétales, avec le thème de la récolte ; la voûte à l’est est quadrillée de telle sorte que, dans 32 cases, des métiers de la construction sont décrits, à lire de gauche à droite sur 4 rangs : le travail de la pierre, du fer, du mortier, du bois (figure 8). Les étroits intrados des arcs superposent des femmes dans des niches, des musiciens, des danseuses, des figures écartant une tenture ; ou bien deux femmes élèvent à bout de bras deux coupes remplies de pièces (figure 5A, arc de droite). Puis, au fond de l’axe d’entrée, s’ouvre un espace plus étroit et moins haut, voûté en berceau, au fond duquel trône un prince (figure 5D). Sur les deux retombées de la voûte, une arcature abrite divers personnages. On aurait ici l’image d’une cour dominée par une figure trônante, traitée dans le style byzantin. Cet espace est flanqué de petites « chambres », faiblement éclairées par d’étroites ouvertures zénithales et décorées au sol de mosaïques. Ni ces dernières, ni
le décor peint n’offrent de figurations humaines ou animales : il s’agit d’imitations d’opus sectile en orthostates, surmontées de rinceaux de vignes entremêlés de lierre et de culots d’acanthe, l’un d’eux émerge d’une vasque sur pied (figure 5E). Enfin, Qusayr ʿAmra présente une partie proprement balnéaire à laquelle on accède par une porte aménagée dans la grande paroi orientale. Une première pièce voûtée en berceau offrait au baigneur une banquette d’où il contemplait le décor pictural. Sur la voûte, des musiciens et danseurs, ou des animaux savants les mimant, des quadrupèdes, des oiseaux, de petits animaux remplissent une trame losangée. Une troupe ambulante pourrait être ici représentée. Au sommet de la voûte sont disposés trois bustes. Sur la lunette ouest, une scène d’inspiration mythologique (Ariane découverte à Naxos) a été adaptée d’une manière difficile à décrypter et, en vis-à-vis, de part et d’autre d’une petite fenêtre sont disposées à l’antique deux figures nues. Elles méditent, assises sur une sellette. Les deux pièces finales étaient chauffées à la romaine par hypocauste. Le tepidarium, couvert d’une voûte d’arêtes, est muni d’une niche baignoire : le caldarium, surmonté d’une coupole, en comporte deux18. Le programme décoratif de la salle tiède traduit en image la fonction balnéaire, puisque trois lunettes décrivent des femmes au bain, accompagnées d’un petit enfant et d’Amours. La coupole de la salle chaude dépeint un ciel constellé de figures antiques, traversé du cercle zodiacal (figure 9).
18. La sâqiya alimentait un petit bassin froid dans l’angle nord-ouest de la grande salle : mais s’agit-il d’un bassinfontaine décoratif ou d’un point d’immersion qui permettait de rafraîchir le corps après un passage en salles chaudes ? Cet élément est déterminant pour l’analyse du monument, puisque cette salle fonctionnerait aussi comme frigidarium.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 323
Figure 7 – Restitution en couleurs des décors dans l’axe de l’entrée de Qusayr ʿAmra, jusqu’à l’espace du Trône. [Dessin : Cl. Vibert-Guigue] A = Travée centrale, départ de voûte à niches. B = Écoinçon droit en entrant. C = Écoinçon à l’entrée de l’espace du Trône. D = Espace du Trône, départ de voûte.
Figure 8 – Décor aux artisans bâtisseurs sur la voûte orientale de la salle d’accueil de Qusayr ʿAmra. [Restitution : Cl. Vibert-Guigue]
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Figure 9 –Vue du caldarium couvert d’une coupole à zodiaque. [Cliché : Cl. Vibert-Guigue]
Analyses et questionnement de situations Le caractère quasi encyclopédique du répertoire accompagnait ainsi les pas des habitués des lieux, dont d’autres exemples existaient, ruinés malheureusement. Qusayr ʿAmra n’est pas un cas unique : c’est son état de conservation qui est exceptionnel19. Nous retiendrons ici les thèmes de la végétation et de la chasse. Des palmiers, pins, pins parasols ou arbres fruitiers, non identifiés, structurent verticalement les compositions, à l’égal des colonnes, petites et hautes. Des ceps se développent dans les proportions d’un tronc. Cette végétation s’épanouit le plus
souvent sur les surfaces en forme d’écoinçons de lunettes, de voûtes ou d’arcs ; le peintre adapte les feuillages en fonction des courbes architecturales. L’arbre vient aussi en parallèle de colonnes qui composent une arcature. Les deux arbres fruitiers à l’entrée de l’alcôve ont une masse feuillue rectangulaire, chargée de fruits ronds et rouges (figure 7D). Ici, l’arbre paraît taillé plutôt que naturellement épanoui. Cet aspect correspond assez bien au caractère solennel de l’espace du Trône. Nous n’aborderons pas dans le détail tous les autres motifs végétaux, tels que rinceaux, acanthes, bouquets, tiges feuillues, palmettes : leur styles sont
19. Ce ne serait pas le cas du château de ʿIraq al Amir: « Tel quel, il est unique de son espèce » (E. Will, Fr. Larché, ʿIraq al Amir... [cité n. 6], p. 49). Les bains omeyyades sont nombreux au Proche-Orient, en milieu urbain, en contexte d’oasis (Khirbat el-Mafjar-Jéricho), dans la montagne libanaise (ʿAnjar), etc. Une série se dessine avec les établissements en milieu steppique (Syrie, Jordanie) qui présentent des similitudes. Qusayr ʿAmra est ainsi semblable à Hammam as-Sarah à une quarantaine de kilomètres au nord-est.
Construit en plaine inondable cultivable, il présente une sâqiya, et un muret forme une cour devant son entrée. Une partie protégeait une canalisation qui alimentait une fontaine dans l’axe de l’entrée (Cl. Vibert-Guigue, « La question de l’eau à l’époque omeyyade en Jordanie : approches iconographique et architecturale », dans ARAM Periodical, 13-14, 2001-2002, p. 533-567). Des travaux de terrain sont en cours par l’architecte Ignacio Arce pour caractériser ce probable jardin.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 325
variables et leurs dispositions très variées. Rappelons aussi rapidement les grands rinceaux de vignes (figure 5E), des bosquets qui viennent en arrière-plan de scènes figurées ou animalières, des feuillages abritant des scènes figurées. Retenons de ces évocations celle des arbres ou arbustes, qu’à titre d’exercice nous avons représentés par projection sur un plan schématique (figure 10). Une image de plan de
jardin organisé apparaît : des espèces végétales sont bien différenciées, les masses végétales sont épanouies ou droites ; des effets de symétrie, ou d’alignements opposés ou de convergence, sont recherchés. A contrario, des éléments caractérisés par un isolement signaleraient un contexte paysager naturel – par exemple, l’arbre contourné par les cavaliers poursuivant des onagres.
Figure 10 – La répartition des arbres et arbustes dans le programme pictural de Qusayr ʿAmra. [DAO : Cl. Vibert-Guigue]
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L’exercice de la remise en contexte des images
Le règne animal permet de poursuivre notre interrogation entre le décor et une réalité de terrain à trouver. La représentation animale est en effet omniprésente, de la scène de chasse ou d’affrontement à la représentation mythologique, en position isolée ou en groupe (figure 11). Nous retiendrons le thème de la chasse aux onagres (figure 11a), peu dangereuse, mais risquée à vouloir suivre le galop réputé rapide de ces bêtes. Un enclos constitué d’une corde délimite le terrain de chasse, dans une mise en scène valorisante. Un dispositif est mis en place en l’honneur du prince : des guetteurs munis d’une torche et d’un porte fanion sont postés le long de la corde qui se termine par un filet où sont capturés les onagres après une course poursuite durant laquelle les cavaliers ont rivalisé d’adresse, à l’exception de l’un d’eux qui fait le signe du salut dans une position fatale de chute en virant autour d’un arbre. Ce tableau de plus de 6 m de long est complété de deux autres au format carré, situés sur les parois étroites disposées aux extrémités de la travée orientale de la salle d’accueil : le premier montre le filet rabattu pour que des hommes à terre abattent les bêtes captives (figure 11d) et le second décrit l’activité des équarisseurs, la boucherie se déroulant à l’ombre de palmes (figure 11e). Nous le constatons, le seul enclos représenté est en cordage et non pas en dur, laissant peu de trace au sol. Ces tentatives d’explications par l’image incitent à poursuivre l’exercice, en rétablissant ces tableaux peints dans le contexte environnemental, celui de la steppe investie par une aristocratie. Le souci narratif qui transparaît dans la séquence cynégétique se retrouve dans d’autres thématiques, sur les scènes de chantier de la voûte orientale par exemple (figure 8). Une certaine vraisemblance invite à les remettre en situation. La question est alors : sortis de l’ombre apaisante des bains, ces décors sont-ils cohérents au point d’être réalistes ? Comme habituellement dans ce cas, deux « avis » s’affrontent : pour ma part, il semble qu’une partie des scènes témoigne dans ce sens. L’analyse doit cependant faire la part des choses (dans le domaine des champs symboliques ou allégoriques) et des limites doivent être posées afin d’éviter un trop grand montage d’hypothèses.
Rare, tant il nécessite un ensemble de décors bien conservés, l’exercice qui consiste à remettre en contexte des tableaux peut sembler naïf. En réalité, le cas de Qusayr ʿAmra ne présente pas d’obstacle majeur, le caractère steppique des lieux aidant. Par ailleurs, une double particularité est remarquable : dans l’architecture du monument semblent fusionner des espaces balnéaires et palatiaux et les peintres ont réparti sur les parois des décors d’intérieur et d’extérieur (ou de semi-intérieur). Sans s’attarder sur ce phénomène, rappelons que la multiplication des couvertures voûtées et des arcs a permis de supporter cette vaste construction d’images très variées. En 1997, au terme de la mission de terrain débutée en 1989, j’ai tenté une projection du décor dans l’environnement de Qusayr ʿAmra, dans la partie basse du site. Le rendu graphique réalisé d’un seul jet – il n’a pas été retravaillé depuis – permet de survoler le paysage occupé au centre par les bains (figure 12). Cette étude sur les paradeisoi m’encourage à y revenir en poursuivant dans cette direction. La déstructuration de la grande salle est celle qui mérite le plus d’attention du fait que les compositions font alterner des scènes d’intérieurs et d’extérieurs (figure 12Ba-Bd). C’est la raison pour laquelle j’ai aligné, selon un axe unique, les différents composants picturaux : d’abord les figures humaines, puis l’architecture et enfin la végétation, en introduisant, dans ce dernier cas, une exception avec deux félins. Cette vue cavalière présente un raccourci d’événements, des scènes de chantier fondatrices (figure 12AaAd) jusqu’aux activités qui rappellent le thème des activités de saisons, sans rentrer véritablement dans la stricte définition d’un calendrier mois par mois20, mais plutôt dans une « division du temps » adaptée au contexte semi-aride, avec pour indices principaux la vigne et les bouquets. Une longue légende descriptive est proposée en regard de l’exercice. Le lecteur est invité à s’y référer, puis à revenir au fil du texte et à la question : est-ce que cet essai de « mise en scène » correspond à une forme de paysage dont la trace existerait encore ?
20. Dans ma thèse (Cl. Vibert-Guigue, La peinture omeyyade du Proche-Orient : l’exemple de Qusayr ʿAmra, thèse de 3e cycle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1997, vol. I, p. 355, vol. II, p. 112), j’avais abordé la notion de calendrier, en jugeant prudent de signaler l’absence de référence sur la coupole constellée et d’une claire présentation par mois dans les autres espaces. Certes, une transposition de cycles antiques s’impose à Qusayr ʿAmra, mais le thème du calendrier n’est pas flagrant. Le décor sur voûte de la travée centrale pourrait s’en être inspiré, mais l’état des peintures ne permet pas de reconnaître des motifs caractéristiques (les relevés publiés en 1907 par Musil n’en montrent pas plus). Il paraît alors judicieux de s’en
tenir à des activités saisonnières limitées au contexte steppique et à un phénomène de convergence de personnes en cours d’année (nomades, voyageurs, cultivateurs, éleveurs). L’alignement en quatre rangs des 32 niches sur la voûte illustrerait une animation occasionnelle dans les cours intérieures des qusur. Les motifs disposés en balustrades à l’étage du portique de cour de Qasr al-Hayr al-Gharbi fournissent un parallèle intéressant (D. Schlumberger, Qasr el-Heir el Gharbi [Bibliothèque archéologique et historique, 120], Paris, 1986, pl. 67-69) : il nous a inspiré la vue de cour intérieure, à partir de la composition peinte sur la voûte centrale de la grande salle de Qusayr ʿAmra.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 327
a
c
d
e
b Figure 11 – Sélection de différents décors dans la salle d’accueil de Qusayr ʿAmra autour des thèmes de la chasse, de la baignade et de la pêche. [Étude colorée et dessin-DAO : Cl. Vibert-Guigue] a = Long panneau de la chasse aux onagres sur la paroi occidentale de la travée ouest. b = Long panneau de la poursuite de bovidés par des sloughis sur la paroi orientale de la travée est. c = Petite paroi nord dans la travée ouest (kétos, baignade, pêche). d = Petite paroi nord dans la travée est (les onagres sont piégés dans un filet où les cavaliers les abattent). e = Petite paroi sud dans la travée est (scène de boucherie à l’ombre de palmes).
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Figure 12 – Essai de restitution du décor hors de Qusayr ʿAmra. Essai d’un seul jet tenté en 1997 à partir de quelques scènes. La disposition hypothétique tient compte du nord (en diagonale vers l’angle inférieur droit) et de la répartition des décors dans les différentes pièces, à quelques exceptions près : le décor de chantier devrait être à l’est, ainsi que la meute de sloughis. Entre crochets est rappelée la numérotation de la publication de 2007 [Bisheh, Vibert-Guigue, p. 34] : le vaste survol architectural et iconographique n’a pas permis de la reprendre ici. [Dessin, étude : Cl. Vibert-Guigue]
A - thème de la construction - A a,b [36] : carrière, transport (chameau, mulet) et scène de chantier (bâtisseur, forgeron, menuisier, maçon, …). B - thème « paLatiaL » princier, en intérieur, en semi-intérieur Il s’agit de déstructurer la grande salle (B a) [24] bordée au sud par l’espace du Trône flanqué de « chambres » (B b) [1-4]. Le résultat fait apparaître des personnages, des décors architecturaux et des jardins (ou parcs). À l’entrée des bains (B), se tiennent une petite troupe de musiciens et danseuses (B’) (figure 11d) [20a] et une femme assise sur un meuble à coussins (B’’) (figure 7B) [20b] (rappel des banquettes maçonnées dans des vestibule de qusur ou bains ?). - B a [18] et B b [1-4] : la grande salle est à titre d’essai transformée en espace de cour intérieure (de type qasr) (B a) [24] qui accueille une foule et dont le côté face à l’entrée aboutit à l’espace du Trône (B b’) (où le prince tient audience), les parois revêtues de vrais marbres (cf. figure 5d). Cet espace est flanqué de « chambres » dont le décor peint est non figuré (cf. figure 5e). - B c [18-28] et B d [2-3]: ce démontage reprend le dispositif précédent en ne conservant que les représentations d’architecture et inclut la possibilité d’un bassin ornemental central à la cour (B c”) [11]. Entre la cour à portique (B c”) [24] et les arcatures de l’espace du trône (B d) [2-3] sont indiqués deux petits édicules à coupole (B d’) [20b-21b]. - B e [15, 20, 21, 31]: toujours dans le même dispositif, n’ont été signalées que les représentations végétales mais, à cette échelle, toutes n’ont pas été retenues (cf. figure 10). En revanche, les pampres couvrant les berceaux des « chambres » sont indiqués (B f) [6-8] ; il faut y ajouter des culots d’acanthes et du lierre [5-8]). Une exception a paru nécessaire pour indiquer deux félins (B f’) [20b-21b] à proximité des édicules qui précédent l’espace du Trône (cf. B d’). Représentés devant un bosquet, ils semblent bondir sur ces aménagements qui suggèrent ceux d’un parc. En poursuivant au sud, on se rapproche d’un des bras du wadi al-Butum bordé de pistachiers sauvages.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 329 C - thème «Palatial», À caractère « dynastique », en extérieur et le taBleau des rois [11c] Le pendant du tableau au prince trônant (B b’) [1] dans un décor d’arcature serait le tableau situé à sa droite (C), à l’angle sudouest de la grande salle. Il ne rentrerait pas dans le dispositif déjà décrit parce que la scène se déroule sous un velum flanqué de deux paons, probablement dans un jardin extérieur. À côté d’un homme allongé sur un sofa se tiennent deux enfants et un personnage debout. Du mobilier est posé sur un tapis. En C a [11c] sont disposés les six rois qui d’un geste respectueux, les mains paumes en avant, semblent se présenter devant cette scène à la manière d’une épiphanie. Ce respect s’adresserait en direction du prince trônant (B b’) [1]. D - thème Balnéaire D’un point de vue architectural, le démontage pictural s’achève à l’est par la partie proprement balnéaire de Qusayr ‘Amra (D a) [37-47]. Ici n’est représenté que le tepidarium (D a) [40-46] dont le décor évoque les gestes habituels du bain, ceux de femmes accompagnées d’un petit enfant et d’Amours. La sâqiya nécessaire à l’alimentation est esquissée en D b. E - thème cynégétique : grande comPosition sur la Paroi occidentale de la grande salle (cf. figure 11a) La chasse aux onagres se déploie parmi des arbres (E a) [12] (pistachiers en bordure du wadi Butum ?) que des cavaliers contournent non sans risque. Une longue corde délimite la zone de chasse ; à intervalles sont postés des aides munis de torches et de fanions ; sur un côté, un filet est tendu pour capturer les bêtes poursuivies. Le filet rabattu en enclos circulaire facilite l’abattage des bêtes par des hommes à terre (E c) [13]. Une scène de boucherie à l’ombre de palmes (non représentée ici, cf. figure 11e) clôt le cycle. F- passage Du bras suD Du waDi aL-butum borDé D’arbres Un « ruban » bleu sert de fil conducteur en arrière-plan des scènes d’artisans sur la voûte orientale (cf. figure 8) [36] ; peut-être figure-t-il ce wadi en eau (cf. figure 13). G - thème cynégétique : grande comPosition sur la Paroi orientale de la grande salle (cf. figure 11b) [34] Une meute de sloughis conduite par un veneur provoque le regroupement de bovidés sauvages dont on imagine l’existence près d’un plan d’eau permanent (celui d’Azraq ?). H - thème de la Baignade et Pêche en milieu naturel Un tableau de la grande salle (cf. figure 11c) représente une baigneuse (H a) [13] parmi de la végétation (nilotique ?). En partie inférieure de la composition, une barque de pêcheurs tire des filets (H b). Le plan d’eau de l’oasis d’Azraq vient à l’esprit : des blocs sont décorés de monstres marins (cheval cf. figure 16L) et d’une femme-poisson (cf. figure 16M).
La réponse nécessite au préalable un complément d’analyse de terrain. Nous avons vu que l’interrogation sur un éventuel paradeisos à Qusayr ʿAmra portait sur un secteur à l’est des bains, en partie enclos, mais qu’en est-il du terrain à l’ouest des bains ? En séjournant à différentes saisons lors des campagnes de relevé des peintures, je me suis aperçu que le cours des wadi dans la topographie du site mérite une attention particulière. Le wadi principal, ainsi qu’une branche nord, sont particulièrement bien inscrits dans le paysage où des centaines d’arbres signalent les vestiges de forêt steppique (figure 13). Formant actuellement une forêt-galerie le long du lit du wadi, cette végétation pouvait être plus étendue et une interrogation porte sur son existence il y a 1 200 ans.
Dans le cadre d’un programme international de coopération scientifique21, un archéobotaniste a entamé une étude de cette population composée de plus de 600 arbres, certains plusieurs fois centenaires22.
21. Programme dirigé par F. Imbert entre 2000 et 2002, avec la contribution de Bruno Vila (CNRS-Université Aix-Marseille III) pour cet aspect de la recherche. 22. En Jordanie, il existe un Département des forêts dépendant du ministère de l’Agriculture. L’image touristique d’un pays chaud et désertique disparaît rapidement lorsque l’on constate la variété de forêts existantes dans des zones pluvieuses, neigeuses et dans une certaine mesure semiarides. Un ouvrage a récemment paru sur les arbres centenaires, avec un chapitre consacré au wadi Butum : K. Nueimat, D. al-Kilani, Trees of Jordan, Amman, 2002.
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Il s’agit de pistachiers sauvages (Pistacia atlantica) qui, dans cette partie du Proche-Orient, marquent la limite avec le désert. Ces arbres appelés butum, d’où le nom du wadi Butum, résistent à la fois aux longues périodes de sécheresse et à de violentes montées d’eau. Ce phénomène est peu connu des visiteurs occasionnels, mais les conséquences en sont redoutables. L’eau limoneuse traverse brusquement le paysage, en atteignant plusieurs mètres de hauteur, puis stagne dans des segments de wadi plus profonds que d’autres. Ces plans d’eau transforment alors le terrain asséché23. L’ombre réputée des feuillages très touffus des pistachiers se réfléchit sur des plans d’eau qui attirent des animaux assoiffés et des oiseaux à la recherche de perchoir. Le chasseur trouve ici un lieu propice à ses activités que quelques cordages et filets permettent d’organiser en zone de chasse ou parc d’animaux.
Ce don de la nature pour façonner la steppe à une période de l’année ne pouvait qu’attirer les Omeyyades, les inciter à s’y installer et à construire des aménagements synonymes de confort et de prestige. Dans des conditions difficiles, ils ont su tirer avantage de l’eau providentielle, canalisée, puisée : elle servait à se délasser dans des bains après les efforts d’une chasse ; elle alimentait probablement des zones limitées de cultures, voire de vergers ou de pâturages ; elle était indispensable au personnel chargé d’entretenir le domaine en attendant la venue du prince et de sa suite. Mais un seul site pouvait-il répondre à leurs exigences ? C’est la question que l’on se pose en considérant un second ensemble décoratif, cette fois-ci associé à un plan d’eau permanent, à Azraq24. Des scènes dépeintes à Qusayr ʿAmra incitent à tenter
Figure 13 – Un segment d’affluent du wadi Butum en retenue d’eau en 2002 : sur les rives s’enracinent de majestueux et résistants pistachiers sauvages. [Cliché : F. Imbert]
23. Un effet de surprise survient lorsque l’on découvre le phénomène. Une piste au départ de Qusayr ʿAmra suit à l’ouest le wadi Butum jusqu’à une autre branche du wadi plus souvent en eau. En 2009, un canard glissait sur un plan d’eau limoneuse. Dans un paysage réputé désertique, cette vue prend une autre dimension : le souffle du vent dans
les branches, l’ombre portée des arbres sur un miroir d’eau, les vaguelettes et le clapotis, les oiseaux, tout concorde à une vision poétique des lieux proches des bains. 24. Qasr el-Burquʿ, une résidence à 150 km au nord-est de Qusayr ʿAmra, réputé pour son plan d’eau, est trop éloigné et aucun décor n’est visible.
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un rapprochement, dans le sens où des compositions signalent un environnement riche en eau, où la baignade est possible, ainsi que la chasse aux bovidés sauvages. La première scène est sur le mur nord de la travée occidentale de la grande salle à trois voûtes de Qusayr ʿAmra (figure 5A, gauche) : une nageuse évolue dans une eau poissonneuse, parcourue de plantes aquatique, à proximité d’une embarcation qui tire des filets ; l’ensemble serait surmonté à hauteur de la lunette par un cheval marin glissant sous la fenêtre. La seconde scène correspond à un long tableau où une meute de sloughis, menés par un veneur, rassemble un troupeau de bovidés sauvages (figure 11b). Le lecteur remarquera que, dans notre proposition graphique (figure 12), ces scènes sont reléguées dans l’angle inférieur droit (figure 12Ha-Hd), comme si, morphologiquement parlant, elles étaient incompatibles avec l’environnement steppique du wadi Butum où s’élèvent les bains peints. Analysons la situation à Azraq.
À seulement 22 km à l’est de Qusayr ʿAmra, Azraq apparaît dans un contexte naturel radicalement autre (figure 2, bas). Vers le nord-est, l’oasis marque la limite entre la steppe et le désert noir, le basalte étant ici le matériau de prédilection du bâti, en l’absence de calcaire et en remplacement du bois. Si la citadelle d’Azraq (Qalʿat Azraq) au nord de l’oasis est bien connue, les plans d’eaux naturels au sud, alimentés par des sources, qui nous intéressent aujourd’hui, le sont moins. Ces sources ont permis une occupation depuis la préhistoire – il faut imaginer une savane peuplée, entre autres d’éléphants25 –, des ressources salines étant par ailleurs disponibles. À certains moments de l’année, le bassin d’Azraq ʿAyn as-Sawda voyait son plan d’eau s’accroître, ne laissant guère la possibilité de construire. C’est pourquoi, comme à Qusayr ʿAmra, l’habitat moderne s’est développé sur les faibles reliefs environnants26. Mais, curieusement, aucune résidence
omeyyade n’est conservée. Dans ces zones de marais, seuls des ouvrages hydrauliques ont pu être réalisés, peut-être dès l’époque romaine. Ainsi, un réservoir monumental, signalé depuis les premiers voyageurs du xixe, attire l’attention des historiens et des archéologues. L’ouvrage est associé à une source d’eau claire, ʿAyn Sawda, voisine d’une autre, toutes deux taries depuis peu. De plan polygonal irrégulier à 7 côtés (figure 14), le réservoir est constitué d’un épais mur munis de contreforts circulaires et triangulaires. Un des segments s’élargit en plate-forme, liée à une découverte lapidaire exceptionnelle dont il sera question. À l’angle nord-est, le mur forme une pointe qui, en s’écartant du polygone, s’avance dans la forêt de roseaux. À l’angle nord-ouest se trouve un système d’écluse. En termes de capacité, son périmètre atteint les 970 m, pour une profondeur variable, au minimum 1,50 m. De cet ouvrage monumental partent deux longs murs. Celui au sud-ouest se poursuit sur plusieurs kilomètres. Segmenté, il semble au final revenir peu à peu vers le nord. Un second mur, observé au début des années 1980, part de l’angle nord-est du réservoir et se dirige vers le nord, avec un fléchissement vers l’est. Continuerait-il son parcours en redescendant vers le sud pour rejoindre le premier signalé ? C’est l’hypothèse actuelle, qui signifierait que le réservoir serait le point de départ d’un très vaste enclos sans doute à multiples fonctions. Il protégerait les eaux de sources des eaux limoneuses et salées, lors de brusques variations hydrogéologiques, en provenance du château d’eau naturel que représente le Djebel Arab au nord, ou lors de violentes crues locales de wadi. De fait, avec ses zones de poches d’eau et de roselières, cet enclos était un terrain de chasse et de pêche idéal, avec en point d’orgue le réservoir. Accroché à la terre ferme à l’ouest, ce monument s’étendait en zone humide à l’est. Il offrait un moyen facile de pénétration dans la roselière, soit en circulant sur les murs munis de contreforts, soit en barque. D’autres constructions complétaient ce dispositif, de type circulaire, avec un décor architectural dont les traces sont suffisantes pour imaginer que, sans être un qasr, ce vaste complexe a nécessité d’importants investissements techniques et financiers au bénéfice d’un lieu de villégiature exceptionnel.
25. C. E. Cordova, G. O. Rollefson, R. Kalchgruber, Ph. Wilke, L. Quintero, « Natural and cultural stratigraphy of ʿAyn as-Sawda, al-Azraq wetland reserve: 2007 excavation report and discussion of finds », dans Annual of the Department of Antiquities of Jordan, 52, 2008, p. 417.
26. Le développement moderne ne tient plus compte de cette donnée, au risque de voir de nombreuses constructions inondées.
les Plaisirs de l’eau et de la chasse
autour du réservoir monumental de ʿayn as-sawDa à L’oasis D’azraq aL-shishan
Une implantation dans un « trop d’eaux »
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Figure 14 – Plan du réservoir monumental d’Azraq ʿAyn as-Sawda. [Rees, Antiquity, 1929, fig. 1]
De nos jours, le visiteur peine à imaginer l’étendue de ces plans d’eau, tant les pompages ont tari les sources, éloignant les migrations d’oiseaux déjà affectées par une densification humaine. Mais cette catastrophe écologique est à l’origine de la découverte extraordinaire d’un décor sculpté englouti. Le niveau d’eau baissant dès les années 1980, un gisement de blocs sculptés est apparu en contrebas d’une plateforme de 30 × 6 m. Ce massif, intégré au périmètre du réservoir, est renforcé de contreforts carrés d’un côté et triangulaires de l’autre. L’hypothèse du Dr. Ghazi Bisheh27 est que, de ce massif, un calife ou un prince omeyyade assistait à des jeux nautiques. De fait, si la construction du réservoir peut être romaine ou byzantine, le décor sculpté dont il est question associe des thèmes classiques et orientaux caractéristiques de l’époque omeyyade.
27. G. Bisheh, « Remarks concerning recent discoveries on the Umayyads », dans Annual of the Department of Antiquities of Jordan, 30, 1986, p. 7-55.
Le goût ostentatoire du basalte sculpté C’est en contrebas de la plateforme, côté réservoir, qu’une équipe du Département des Antiquités de Jordanie a dégagé, à l’époque les pieds dans l’eau, une série de trente-deux blocs de basalte en partie exposés dans des musées. Ces pierres ont deux caractéristiques. D’une part, elles ont des contours savamment travaillés. Inspiré de la technique de maintien horizontal de blocs à l’aide de tenons et mortaises non visibles une fois l’ouvrage réalisé, ce système maintenait ensemble les blocs en créant des lignes de joints qui, en demeurant visibles en parement, devenaient décoratives. Cette stéréotomie, sans équivalent connu à ce jour, témoigne d’un grand savoir faire et d’une imagination certaine, sans doute dictée par l’instabilité du sol marécageux. D’autre part, ces blocs ont un décor sculpté en bas relief d’inspiration gréco-romaine et sassanide. Au début des années 2000, le réservoir était asséché et dès 2004 une mission franco-jordanienne a dégagé méthodiquement ce gisement. À ce jour, une soixantaine de blocs dévoile un vaste répertoire
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iconographique28. Les thèmes de l’eau et de la chasse prédominent, inspirés de scènes de la vie de cour ou de la mythologie classique ou sassanide. Si des reliefs paraissent avoir été traités de manière naïve, un souci du détail expressif transparaît, si on analyse de près la taille selon un éclairage en lumière rasante. D’autres figures, faisant référence à la mythologie, bénéficient d’un traitement différent, plus réaliste. En fonction du sujet débattu, voyons en premier lieu les aspects figurés (figure 15A-K). Trois personnages apparaissent : un homme vêtu d’une tunique très serrée à la ceinture et d’un pantalon à la sassanide (A), une danseuse (B), un serviteur en pied qui évoque le thème du banquet (C), voire d’un cérémonial qui n’apparaît pas aussi clairement sur les peintures de Qusayr ʿAmra. Le thème de la chasse est bien décliné : cavalier à l’arc et au faucon (D), cavalier chassant le félin à la lance, sloughis à la poursuite d’un quadrupède à longues oreilles (E). Les animaux sont représentés par des félins, un aigle, des gazelles et cerfs (F), un onagre, un éléphant et des lièvres. Des scènes animalières apparaissent, anecdotiques parfois29. Des poissons sont également présents (G). Le motif de l’arbre sépare deux animaux (H, I), ou bien il est considéré pour lui-même (J). Le thème du panier (K) ou canthare d’où partent des palmettes et des branches à fruits (grenades ?) est fréquent. Des compositions géométriques ont été tentées, à base de cercle, l’une introduisant des canards. À noter encore des sujets à caractère apotropaïque (scorpion, serpent). Un dernier ensemble (figure 16) est constitué d’animaux marins (L- cheval) ou de figures se terminant en queue de poissons (M- femme poisson musicienne ?). Une influence sassanide est manifeste sur d’autres reliefs (figure 17). Le griffon, ou senmurv, est représenté sur trois blocs (N), tout comme Pégase (O). Enfin, le thème des animaux enrubannés, gazelles et oiseaux est connu sur deux blocs (P, Q) . Absentes à Qusayr ʿAmra, ces figures d’inspiration sassanide sont associées aux parcs animaliers ; en signe d’appartenance au roi, des rubans ornaient une sélection d’animaux parqués. Dans l’étude de sols peints dans des cages d’escalier de Qasr al-Hayr al-Gharbi, Daniel Schlumberger décrit une scène de chasse où un cavalier orné de rubans flottant poursuivait à l’arc une gazelle aux cornes également ornées de rubans30.
28. Cl. Vibert-Guigue, « Découverte de nouveaux blocs de basalte sculptés à ʿAyn as-Sawda (Azraq al-Shishan), Jordanie », dans Annual of the Department of Antiquities of Jordan, 50, 2006, p. 326-349. 29. Le coq fait fuir le renard, comme l’aube éloigne le mal nocturne. 30. D. Schlumberger, Qasr el-Heir el Gharbi (cité n. 20). 31. Voir supra, n. 28.
Un tableau idyllique volontairement éclaté sur des blocs savamment assemblés Ce « puzzle » de blocs figurés d’Azraq a bénéficié de la découverte d’un bloc clé en 2010, autorisant une nouvelle restitution32 (figure 18). Un aigle agrippant une gazelle orne ainsi le centre d’une composition circulaire de plus de 3 m de diamètre où sont disposés de manière concentrique le thème des animaux, d’abord marins, puis terrestres et enfin chassés ou parqués par l’homme, la forme mythologique métamorphosant une partie d’entre eux. L’orientation du dispositif lapidaire reste encore indéfinie : à plat, à l’oblique ? Une autre série de blocs, quadrangulaires et plus nombreux, confirme la diversité du répertoire. Le bloc le plus gros, carré (85 cm de côté), présente une frise de chasseurs autour d’un médaillon au motif non encore identifié. Muni de seize tenons, ce bloc jouait un rôle important dans le décor en tant que composition centrée, mais également dans le dispositif bâti, puisqu’il pourrait avoir été retenu en position de plafond. De ce point de vue technique, il n’est pas le seul à nous interroger, la forme de certains tenons de blocs laissant penser qu’ils auraient pu être fichés dans du bois. A contrario, des échancrures auraient pu laisser passer de l’air, de la lumière ou de l’eau, avec alors une fonction de filtre.
La marque sassanide dans l’eau d’un dispositif omeyyade prestigieux Nous retiendrons de cette iconographie conçue pour un réservoir, l’influence sassanide, avec d’une part la composition circulaire à rapprocher de décors de vaisselle de luxe, d’autre part le motif répété du senmurv, existant dans plusieurs résidences omeyyades du Proche-Orient (en peinture, en stuc ou en relief). Ce motif royal représente un animal fabuleux : à tête de chien sauvage, ses ailes sont celles d’un aigle, ses pattes de lion et sa queue touffue remonte vers l’arrière de la tête, le motif étant toujours vu de profil. L’influence sassanide trouve confirmation avec des animaux à rubans flottants qui désignent des animaux parqués32. D’un autre côté, nous savons qu’un prince omeyyade, Walid ibn Yazid, est venu à Azraq en attendant des jours meilleurs33, le trône califal étant
32. Ce motif d’animal enrubanné existe sur un pavement d’Antioche (lion enrubanné). 33. L’exil dans l’oasis, comme lieu de bannissement, l’isolement tel une île : ces notions attestées dès l’Antiquité sont rappelées par Jean Leclant à propos de l’origine du mot oasis : J. Leclant, « Oasis. Histoire d’un mot », dans J. Drouin et al. (dir.), À la croisée des études lybico-berbères : mélanges offerts à P. Galand-Pernet et L. Galand, Paris, 1993, p. 55-60.
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Figure 15 – Exemples de blocs figurés en provenance du réservoir d’Azraq ʿAyn as-Sawda : personnage et animaux. [Clichés : Cl. Vibert-Guigue]
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Figure 16 – Exemples de blocs figurés en provenance du réservoir d’Azraq ʿAyn as-Sawda : animaux mythologiques. [Clichés : Cl. Vibert-Guigue]
Figure 17 – Exemples de blocs figurés en provenance du réservoir d’Azraq ʿAyn as-Sawda : animaux à rubans. [Clichés : Cl. Vibert-Guigue]
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1m
Figure 18 – Série de blocs sculptés s’assemblant dans une composition circulaire, hypothèse de restitution provisoire. [Étude, dessin, schéma : Cl. Vibert-Guigue]
son objectif. Qusayr ʿAmra et son lot de peintures lui sont également attribués. Azraq offrait au passionné de chasse un « théâtre d’eau et de verdure » sans équivalent. La végétation est propice à la chasse des oiseaux, endémiques ou migrateurs, dans le cadre d’une eau poissonneuse qui rendait également possible la circulation en barque et la baignade. Absent des peintures de Qusayr ʿAmra, le thème du banquet trouve ici sa place. De l’un à l’autre site, une filiation est à étudier en relation avec l’opposition complémentaire des cadres naturels.
forêt et roselière du désert :
un choix calculé de destinations extra-urbaines omeyyaDes
Sous-bois et confort thermal dans la steppe À Qusayr ʿAmra, si le champ iconographique rappelle le goût du propriétaire pour les bienfaits hydrauliques et la végétation dans divers contextes, les traces d’un paradeisos restent à prouver par l’archéologie (analyse des sols, des restes végétaux et
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 337
éventuels ossements). À l’est du site, un mur pourrait préserver un parc, mais c’est vers l’ouest, en liaison avec le wadi Butum et sa végétation de pistachiers, qu’il faut le chercher. L’important dénivelé qui existe entre la zone inondable, où sont bâtis les bains, et la zone plus haute où plusieurs constructions s’alignent, peut avoir servi de limite naturelle à une zone de chasse égayée de plans d’eaux stagnantes et saisonnières. Plutôt qu’un domaine où la mise en culture ne pouvait pas être envisagée à grande échelle, il s’agirait de petits vergers, le thème de l’abondance (vendange, récolte, …) étant décliné sur les peintures. Ce serait un appoint au wadi Butum dont la fonction économique serait justifiée par l’exploitation des pistachiers pour leur résine à usages multiples (étanchéité de contenants, mastic, pâte à mâcher, …) et une huile de luxe (extraite des graines). Dans l’hypothèse d’un paradeisos, l’environnement politique fourni par l’image de la souveraineté princière et le tableau des six souverains paraît décisive. Le choix aurait été dicté dès le départ par la nature du site. Porteuse d’un raffinement ornemental, l’architecture, par sa tripartition (grande salle, espace du trône et pièces balnéaires) appuierait l’hypothèse, les seuls thèmes iconographiques de la chasse, du bain et des arts n’étant pas suffisants. Qusayr ʿAmra miniaturiserait, en quelque sorte, certains aspects de l’exercice califale omeyyade, répliqués loin des grandes cités par de hauts personnages de cour que réunissait la pratique de la chasse. Les avantages naturels du site conduisaient à une reproduction d’images, avec la récompense d’un passage au bain dont le luxe était déjà d’exister dans un tel environnement.
le monument porteur des bas-reliefs n’est ni un qasr, ni un bain. En voyant cette forêt de roseaux interrompue par un réservoir, le parallèle avec le relief rupestre de Taq-i Bustan attribué au règne de Chosroes II (590-628) est inévitable, bien qu’hors proportion35. À Azraq, la répétition du motif royal du senmurv, les animaux enrubannés et le cérémonial du banquet fournissent un environnement d’images rappelant ces mises en scènes. Il paraît prématuré de s’avancer plus sur un paradeisos. Le site n’est pas encore totalement fouillé et la destination de la plateforme pourrait dériver vers un monument barrage, rendu prestigieux par un décor dont la mise en œuvre est exceptionnelle.
La bâdiya : une double destination rêvée
Bien que proche, le site d’Azraq al-Shishan ne livre que des contrastes. Ici, les sources d’eau claire sont abondantes et un réservoir monumental a entraîné la construction d’un vaste enclos où, sur certains secteurs asséchés, des cavaliers pouvaient chasser. Curieusement conçu selon des pièces à attacher l’une à l’autre, le décor sculpté n’offre pas la même continuité de lecture que les grandes « fresques » et cycles de tableaux de Qusayr ʿAmra. Qui plus est,
Un pragmatisme de terrain, doublé d’une volonté de création architecturale et iconographique, dans une steppe peu investie à l’époque romaine et byzantine, résume la situation. Sur une voie postale partant d’Amman en direction d’Azraq et du wadi Shiran qui débouchait sur l’Arabie, Qusayr ʿAmra et Azraq, comme d’autres installations, participaient à une prise en main de la bâdiya par le pouvoir omeyyade. Dans ces contextes extra urbains inhabituels, des peintres ou sculpteurs ont reproduit des décors classiques en les adaptant. Une condition s’imposait avant toute chose : une « chasse » à l’eau, sous toutes ses formes disponibles, ou son captage en réservoir, par déviation ou par protection, du précieux liquide lui-même. Des esprits ingénieux ont façonné les paysages, avec des bains et des ouvrages hydrauliques. Ceux-ci étaient décorés de manière à illustrer non seulement le prestige du commanditaire, les artistes et le personnel de chasses associés, mais aussi les bâtisseurs ou ceux qui bénéficiaient d’une manière ou d’une autre de ces investissements, cultivateurs, éleveurs, etc., comme l’ont montré le décryptage des tableaux de Qusayr ʿAmra (cf. figure 12) et dans une certaine mesure les reliefs d’Azraq. Ici, le décor obéit à une fragmentation volontaire et même esthétique, puisque les joints ondulent de manière ornementale, chaque sujet venant timbrer un bloc.
34. Fr. Demange, Les Perses sassanides. Fastes d’un empire oublié (224-642), catalogue d’exposition, Musée Cernuschi, Paris, 2006, p. 40-41 : « À Taq-i Bustan, non loin de Kermanshah, la falaise domine un petit lac alimenté par des sources d’eau vive. Ce lieu était dans l’Antiquité un paradis, c’està-dire un parc clos où le roi et sa cour se livraient aux plaisirs de la chasse. » Shapur II y fit sculpter son investiture et sa victoire sur l’empereur Julien ; ensuite Shapur III innova en creusant un iwan rupestre. Enfin, Khosrow II (591-628), renouant avec la tradition des reliefs rupestres,
fit creuser à côté un autre grand iwan célèbre pour ces scènes de chasse. Chaque tableau se lit comme une bande dessinée illustrant les différents épisodes de l’action qui se déroule dans un paradis dont les palissades forment le cadre de la composition : gibier rabattu par des éléphants vers le roi qui tire à l’arc sur les animaux, le même souverain qui se délasse en écoutant des musiciens sur des barques qui entourent le bateau royal. Il poursuit des cerfs. En bas, il quitte la scène. Ces reliefs très plats pouvaient être stuqués et rehaussés de couleurs.
Roselière et miroir d’eau
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Rappelons que le parallèle établi dès 1983 par le Dr. Ghazi Bisheh entre une composition marine sous les pieds du prince trônant de Qusayr ʿAmra et l’iconographie des reliefs d’Azraq est à l’origine de cet essai35. Si la représentation de l’eau est plusieurs fois déclinée à Qusayr ʿAmra (eau de bassin décoratif, eau poissonneuse, eau de bain, eau de baignade), elle est absente à Azraq ; seuls l’évoquent des poissons, monstres marins et figures féminines. La composition étant associée à un plan d’eau, l’idée de représenter celle-ci n’a pas été retenue. À Qusayr ʿAmra, l’embarcation sous les pieds du prince ne serait peut-être pas une référence à une eau courante, un fleuve ou une allégorie fluviale. Un lac naturel, ou même un lac artificiel formé en milieu semi-aride, éventuellement transformé en vivier, peut avoir été la source d’inspiration. Il y aurait un autre arrièreplan, propre à la bâdiya, la steppe, sans cours d’eau permanent et caractérisée par une végétation naturelle laissant peu de place à une culture intensive qui nécessite un climat plus tempéré. Apparaît ainsi l’hypothèse de digue, de barrage contre les effets violents d’un wadi en crue ; autant d’ouvrages constitués par de longs murs à contreforts et conçus de manière à domestiquer cet apport inespéré qui, à l’état naturel, fuit en pure perte. Patrice Cressier36 rappelle ainsi à propos des aménagements de jardins irrigués à Qasr al-Hayr al-Gharbi : « La monumentalité du système de retenue d’abord, mais aussi celle de plan d’eau ainsi obtenu laissent entendre qu’une seconde – mais non pour cela secondaire – fonction pouvait être la jouissance de ce plan d’eau : apaisement de la vue, jeux nautiques, etc. » À Qasr al-Hayr al-Sharqi, Denis Genequand et Walid al-Asʿad signalent cette technique de retenuelâcher d’eau :
temporaire, le Wadi al-Suq, puis de les laisser sortir lorsqu’elles ont traversé l’enclos. Cinq portes monumentales permettent d’entrer dans celui-ci. La présence de canaux d’irrigation à l’intérieur et les comparaisons avec d’autres sites laissent penser qu’il était destiné à des cultures37.
Entre ces deux sites prestigieux, une découverte archéologique introduit une différence importante : à Qasr al-Hayr al-Gharbi, sur une des tourelles du barrage de jardin, du côté intérieur, une frise de stuc représentait une scène de chasse38. Cet indice dont on ignore tout de son étendue et de son environnement pictural, permet de réfléchir à la fonction de cet espace enclos : verger, réserve de chasse, de pêche ou parc d’agrément. À Qasr al-Hayr al-Sharqi, un tel témoignage pourrait tout autant nuancer la donne. Le décor mural peut ainsi agir comme un révélateur de situation difficilement identifiable à partir d’autres vestiges. C’est la force du décor d’Azraq et de Qusayr ʿAmra qui, bien qu’appartenant à de modestes implantations comparées à celles de Syrie, ouvre des perspectives d’interprétation. La réunion des six rois peints et désignés en grec et en arabe sur le tableau de la salle principale des bains ne peut qu’attirer l’attention sur le phénomène de rencontres suscité par ces résidences et leurs aménagements hydrauliques.
essai de conclusion
L’une des structures les plus particulières de Qasr al-Hayr al-Sharqi est certainement l’enclos extérieur qui enferme une surface de 7 km2. Cet aménagement consiste en un mur long de 15 km orné de contreforts semi-circulaires régulièrement espacés sur ses deux faces. À ses extrémités nord et sud, des systèmes de vannes permettent respectivement de faire barrage et d’accumuler les eaux de crues d’un cours d’eau
Cette contribution au colloque « Paradeisos » n’avait pas pour ambition de déclarer certaine la présence de paradeisoi omeyyades en Jordanie. En conclusion provisoire, le rappel des constats de terrain et des éléments iconographiques pose au final un problème d’approche archéologique, face à des sites par nature difficiles à comprendre et sur lesquels les vestiges périssables végétaux, animaliers ou même d’installation de chasse sont malaisés à repérer. En premier lieu, nous avons rappelé des antécédents hellénistiques en Jordanie. Sur la base d’une mention de Flavius Josèphe, un paradesios est attesté dans la région du wadi al-Sir. Récemment, un paradeisos de même époque a été restitué dans la zone
35. Le parallèle entre ces thématiques orientales pourrait faire l’objet d’un exercice comparatif avec les peintures ornant les appartements du pape dans la cité d’Avignon. Une visite organisée dans le cadre du colloque Paradeisos a mis en avant des poncifs intéressants autour du thème de la chasse, des représentations du monde végétal, etc. 36. P. Cressier, « À propos des apports orientaux dans l’hydraulique agraire d’al-Andalus : observations sur le barrage », dans Spanien und der Orient im frühen und hohen
Mittelalter (Kolloquium Berlin 1991) (Deutsches Arschäologisches Institut Madrider Beiträge, 24), Mayence, 1996, p. 151. 37. D. Genequand, W. al-Asʿad, « Qasr al-Hayr al-Sharqi, travaux de la mission archéologique Syro-Suisse 20032007 », dans Annales archéologiques arabes syriennes, XLIX-L, 2006-2007, p. 179. 38. Seule une mention de Schlumberger signale ce décor de stuc : D. Schlumberger, Qasr el-Heir el Gharbi (cité n. 20), p. 5.
LA QUESTION DES PARADEISOI À L’ÉPOQUE OMEYYADE EN JORDANIE • 339
urbanisée des grands temples de Pétra39. Sans prétendre ici à une genèse, force ici est de rapprocher le courant de renaissance hellénistique qu’apportèrent les Omeyyades et la filiation que livreraient certaines installations à rapprocher de paradeisoi. En deuxième lieu, nous avons observé qu’à Qusayr ʿAmra, plusieurs allers et retours, entre les peintures en place dans les bains et les environs, sont nécessaires. Ces déplacements obligent à reprendre pied, d’abord avec une nature très étrangère à nos yeux occidentaux (forêt steppique, implantation en fonction des inondations aussi fertilisantes que dangereuses), ensuite avec une nature transformée durant un califat caractérisé par une aristocratie éclairée et ingénieuse et, enfin, avec la nature de registres iconographiques peints qui feraient écho aux investissements consentis en vue d’activités très variées. En troisième lieu, par contraste, nous avons montré qu’il y avait en quelque sorte trop d’eaux à Azraq ʿAyn as-Sawda ; les eaux de sources devaient être protégées des eaux limoneuses des wadi et des poches d’eaux salines. Ces aménagements ont dû tenir compte d’une vaste roselière, déjà un paradis naturel pour des centaines de milliers d’oiseaux migrateurs. Fournie en eau en permanence, cette zone humide offrait un cadre propice à l’occupation humaine, plus sensible au charme et à l’attrait de la nature qu’à des investissements de type qasr ou medina. Dans les deux cas décrits, l’eau amène l’homme à développer un imaginaire pictural qui puise dans des activités valorisantes (la chasse, les cérémonials, …). Ainsi les sites développent-ils un point commun, un étonnant panorama peint ou sculpté qui évoque des zones de chasse, voire d’animaux enrubannés évoluant dans un parc royal, si la tradition sassanide est respectée. Ces décors dépeignent l’agrément que
procurent la végétation, l’eau, la promesse de récoltes et de parties de chasses et l’assurance de renforcer l’image d’un pouvoir en place. Dans les deux cas également, le terrain conserve de longs murs dont le dispositif en plan n’est pas encore bien « repéré », encore moins leur constitution précise et leur usage peut être multiple. Dans ces contextes de wadi, la fonction économique n’est pas à écarter. À Qusayr ʿAmra, il est difficile d’envisager une production agricole d’envergure40 autre que celle que la nature pouvait offrir sans effort. Tel serait le cas des pistachiers sauvages dont la résine pouvait avoir de multiples usages, ainsi que le bois (fabrication d’outils agricoles [soc de charrue] et domestiques [mortier]). À Azraq ash-Shishan, un vaste réservoir peut-être de type castellum divisorium régulant l’irrigation de vergers est envisageable. L’association, à ces complexes, d’un paradeisos pourrait alors être comprise comme un complément prestigieux à des mises en œuvre favorisant leur création, à considérer d’autre part dans une série étendue au Proche-Orient. Une archéologie est à mettre en place autour des vestiges linéaires que représentent de grandes longueurs de murs attenant aux bains ou aux réservoirs. Peu reconnus, ils sont en outre menacés par les développements du monde moderne. Et si ces « enclos » fondent une bonne partie de la réflexion sur les parcs, jardins, réserves et paradeisoi, la notion d’« exclos » peut être introduite dans le cas où des zones sans présence animale, prédatrice pour la végétation (cf. figure 15H, I), aurait également été envisagée. De même, faudrait-il parfois réfléchir en termes de « terrain exondé ». Une partie du champ iconographique permet de repenser ces aspects reliant archéologie et écologie.
39. N. Inge, « Petra pool complex: a Hellenistic paradeisos in the Hellenistic capital (results from the Petra “lower market” survey and excavations, 1998) », dans Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 339, 2005, p. 118120 ; L.-A. Bedal, The Petra Pool-Complex: A Hellenistic Paradeisos in the Nabataean Capital (Results for the Petra “Lower Market” Survey and Excavation 1998), Giorgias dissertations (Near Eastern studies, 5), Gorgias, 2004.
40. Cf. la récente mise au point à ce sujet de Denis Genequand et Walid al-Asʿad, Qasr al-Hayr al-Sharqi… (cité n. 39), p. 193 : « L’un des principaux problèmes à propos des structures hydro-agricoles en relation avec les “châteaux du désert” reste de définir si elle sont liées à des unités de production agricole rentables ou à des jardins d’agrément. »
DU PARADEISOS AUX JARDINS ROMAINS François Baratte
(UMR 8167 Orient et Méditerrannée / Université Paris-Sorbonne)
En 203, lorsque Félicité, Perpétue et leurs compagnons, qui allaient compter parmi les martyrs africains les plus vénérés, attendaient à Carthage, dans leur prison, d’être livrés aux bêtes, l’un d’entre eux, Saturus, eut une vision : emportés vers l’orient par quatre anges avec Perpétue, il fut introduit dans un parc « avec des rosiers et toutes sortes de fleurs. La hauteur des arbres était celle des cyprès et leurs feuilles chantaient sans fin »1. Parcourant ce parc, les deux martyrs sont ensuite conduits en présence de Dieu. Trois siècles après ces événements, le peintre des miniatures de l’évangéliaire de Rossano, illustrant de manière magistrale la parabole des vierges sages et des vierges folles2 en transcendant la lettre du texte de Matthieu, montre les jeunes filles imprévoyantes frappant en vain à la porte de la demeure, et de l’autre côté l’Époux mystique, le Christ, accompagné des jeunes filles avisées, tout de blanc vêtues, dans un jardin aux arbres merveilleux garnis de fruits superbes : le Paradis. Pour qu’il n’y ait aucun doute, le peintre a représenté de manière détaillée les quatre fleuves et leur source. Dans le texte de la Passion de Félicité comme sur la miniature, le Paradis est bien présent, séjour de la félicité sans fin auprès de Dieu, imaginé comme un jardin luxuriant. C’est l’image du jardin d’Éden, tel qu’il apparaît sur l’une des miniatures de la Genèse de Cotton3, complanté d’arbres et de fleurs soigneusement décrits, ou sur les miniatures
de la Genèse de Vienne4 : représentations figurées et littéraires qui témoignent d’une permanente oscillation entre une conception très concrète et matérielle de ce séjour merveilleux et une autre davantage spirituelle5. Ce sont bien là les deux aspects du « paradeisos » qui ont été mis en évidence tout au long du colloque6 et dont l’ensemble des communications rassemblées dans ces actes rend compte, même si les questions concrètes, ancrées dans une réalité tangible, celle des jardins romains, l’ont clairement emporté dans les travaux. La notion de paradis, qui nous apparaît aujourd’hui encore si familière qu’elle est passée dans le langage courant, s’est par là, suivant une pente ordinaire, vidée en grande partie de son sens. Mais une réflexion, même rapide, fait immédiatement sentir, on l’a bien vu au cours des interventions, combien elle est au fond complexe : il s’agissait de la confronter aux réalités, pour en rappeler la genèse et examiner si, au cours des siècles et jusqu’à la fin de l’Antiquité, elle s’était transformée, et de quelle manière. C’est à dessein toutefois que le titre proposé à la réflexion des participants ne parlait pas du « paradis », mais reprenait le terme grec lui-même, paradeisos, soulignant ainsi que la réflexion portait avant tout sur les origines et les évolutions de la notion : ses rapports avec le christianisme n’apparaissaient que comme un point d’aboutissement7.
1.
4.
2.
3.
Passion de Perpétue et de Félicité, éd., trad. et commentaire J. Amat, Paris, 1996 (SC 417), 11, 5-6. Sur ces visions, J. Amat, Songes et visions. L’au-delà dans la littérature latine tardive, Paris, 1985. Mt 25, 1-12. G. Cavallo, J. Gribaumont, W. C. Loerke, Codex Purpureus Rossanensis. Commentarium, Salerne / Graz, 1987, fol. 2v (p. 4), p. 129-131 ; G. Cavallo, Codex Purpureus Rossanensis, Salerne, 1992, fol. 2v (p. 4), p. 80-81, pl. 4. Gn 2, 8-10. Genèse de Cotton, aquarelle exécutée à la demande de N. Peiresc (1622) : BnF, ms français 9530. Age of Spirituality, catalogue d’exposition, Metropolitan Museum of Art, 19778, no 409, p. 458 ; K. Weitzmann, H. Kessler, The Cotton Genesis. British Library codex Cotton Otho B VI, Princeton, 1986.
5.
6.
7.
H. Gerstinger, Die Wiener Genesis, Vienne, 1931, fol. 1r et 1v. B. Zimmermann, Die Wiener Genesis im Rahmen der antiken Buchmalerei, Wiesbaden, 2003, p. 68-82, fig. 1-2 (Farbtafel 1-2). On note avec intérêt que le jardin que parcourent Saturus et Perpétue n’est pas un séjour permanent, mais un passage qui permet d’accéder à l’endroit merveilleux où se tiennent le Jeune homme et les vieillards. Rappelons que le terme « paradeisos » est celui qu’emploie la Genèse, dans la version grecque donnée par la Septante, dans le second récit de la création et dans celui de la chute de l’homme (Gn 2 et 3) pour désigner le jardin d’Éden. Pour le paradis chrétien, ses origines et les débats auxquels il a donné lieu, on se reportera à J. Delumeau, Une histoire du paradis, 1. Le jardin des délices, Paris, 1992.
Paradeisos, genèse et métamorphose de la notion de Paradis dans l’Antiquité, Actes du colloque international organisé par Éric Morvillez, 2014 — p. 341-344
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Même dans cette perspective, l’ampleur géographique et chronologique des discussions a été considérable, de l’Orient à l’Occident, de l’Assyrie à la Gaule et à l’Afrique, de la Perse ancienne jusqu’à l’Antiquité tardive et aux Omeyyades, le monde romain constituant assurément le centre de gravité du colloque. Sur un sujet si vaste, la prétention à l’exhaustivité eut été dérisoire. Mais la diversité des thématiques n’était pas que rhétorique, elle a permis d’éclairer utilement bien des questions posées par cette évocation du « paradis ». De nombreux domaines certes auraient pu encore être pris en compte : le monde égyptien, par exemple, qu’il vaudrait sans doute la peine de confronter à la thématique du paradis, et en entendant certaines communications parler de platanes, d’eau et de fraîcheur, on pouvait se dire que les évocations platoniciennes du Phèdre n’étaient pas loin ; mais les jardins de l’Académie étaient-ils un paradis ? C’est une réelle question. Le colloque avait une véritable unité : les communications comme les débats qu’elles ont suscités avaient bien le souci de contribuer effectivement à cerner la notion de « paradis ». En s’ouvrant sur l’Orient ancien et sur les conceptions mazdéennes, il a mis immédiatement en évidence toute son ambiguïté, désignant un lieu d’agrément très concret, mais souvent en rapport avec l’eschatologie. C’est bien ce que l’on retrouve, au vie siècle, dans la mosaïque de l’abside de Saint-Apollinaire in Classe, à Ravenne, sur laquelle le saint évêque lui-même apparaît en prière entouré par les agneaux dans un jardin planté d’arbres, fleuri de lys et peuplé d’oiseaux. Sans aller jusqu’à l’évocation des fins dernières, on voit bien que derrière la description de maints jardins antiques, jusque dans la peinture murale et la mosaïque romaine, se détache comme en filigrane une question évidemment essentielle : la place du sacré dans tout jardin et par conséquent, bien souvent, celle de Dionysos. Le beau livre de P. Grimal8, souvent cité au cours de ces journées, nourri d’une connaissance intime des textes anciens, s’était bien évidemment penché attentivement sur ces questions. Toutefois, une difficulté a surgi au cours du colloque : elle tient au langage. La tentation existe en effet parfois d’assimiler tout jardin à un « paradis ». D’où la nécessité impérative d’être le plus rigoureux et le plus précis possible dans la définition des termes employés. Le vocabulaire lui-même est flou, ou en tout cas difficile à cerner, et bien des mots peuvent être employés, en latin comme en grec, sans parler des autres langues anciennes, dont il conviendrait de scruter les nuances, même s’ils apparaissent parfois,
8.
P. Grimal, Les jardins romains, 3e éd., Paris, 1984.
mais il est vrai chez des auteurs de l’Antiquité tardive, comme des équivalents de paradisus : ainsi pour hortus et vivarium ; mais on en trouve bien d’autres, képos, hylé, alsos, jusqu’à leporarium. Sans doute un bilan de ce vocabulaire dressé par un philologue, de son usage et des nuances qu’il implique, serait-il éclairant. On observera par exemple que le mot latin paradisus n’apparaît pour l’essentiel que chez les auteurs chrétiens, ce qui est sans doute tout à fait significatif. Dépassant ces questions de vocabulaire, le colloque a permis l’analyse en profondeur de bien des points, en partant des trois types de sources disponibles : les textes, abondamment cités, qui constituent une des clés essentielles d’appréciation puisqu’ils font connaître l’idée même que les Anciens se faisaient des paradis et des jardins et qu’ils permettent ainsi de pénétrer, autant que faire se peut, les mentalités. Les images, omniprésentes, mais qu’on utilisera toujours avec prudence : tout d’abord parce que les villes de Campanie, dans ce domaine comme dans bien d’autres, y sont surreprésentées par leurs peintures et par le mobilier statuaire qui donnait aux jardins une partie de leur allure ; mais aussi parce qu’on doit toujours s’interroger sur ce que ces images montrent et quelles sont les limites entre réalité et imaginaire, entre jardin véritable et jardin rêvé, entre poncifs et observation directe. Les mosaïques africaines elles aussi illustrent parfaitement cette association de motifs convenus, des jonchées par exemple, et de fidélité à la nature. L’archéologie enfin, qui est désormais en mesure d’apporter une contribution significative à notre connaissance de l’organisation des parcs et des jardins, n’est en définitive que peu intervenue dans les débats. Ainsi, à l’issue du colloque, quelques caractéristiques se sont dégagées. Le « paradis » a été défini, pour l’époque romaine en tout cas, comme un lieu de délectation pour tous les sens : la vue tout d’abord, celle d’une belle nature, éventuellement sans artifices, en tout cas jamais horrible ni sinistre. Le pittoresque n’en est pas absent : le « paradis » est éventuellement un lieu on l’on peut donner à manger aux animaux sauvages. L’odorat, le toucher (on s’y promène parfois pieds nus) et l’ouïe interviennent également : le chant des oiseaux, parfois la voix humaine, s’y font entendre. De façon plus terre à terre, c’est un lieu de plaisir, où l’on trouve une forme de jouissance. Somme toute, le « paradis » serait un lieu idyllique, un locus amoenus, dans une nature qui apparaît souvent comme arrangée : puisque le parc et le jardin sont clos, on choisit donc les animaux qu’on y introduit, qu’on fait souvent venir de loin. Mais c’est rarement une nature artificielle, un pur décor de théâtre, comme on en réservait notamment pour les spectacles de l’amphithéâtre dans les plus grandes occasions.
DU PARADEISOS AUX JARDINS ROMAINS • 343
Le « paradis » rêvé est aussi une nature souvent très précisément observée et représentée : on ne manque pas d’exemples exceptionnels, de la maison de Livie à Rome à celle au Bracelet d’or de Pompéi (Insula Occidentalis VI, 17, 42)9, y compris en mosaïque, qui n’ont rien à envier, par leur minutie, à certains tableaux hollandais. Mais elle est en même temps irréelle, si féconde que tout y est présent simultanément : fleurs, fruits et oiseaux. Le jardin qu’on représente ne coïncide donc pas nécessairement avec celui qu’on cultive, même si on peut y rencontrer des plantes et un mobilier analogues. Il est significatif, on y est revenu à plusieurs reprises au cours des discussions, que dans bien des représentations le monde réel, celui du jardin, soit séparé par une barrière de la nature sauvage, l’un comme l’autre peuvent être tout aussi arrangés. Sans doute convient-il de nuancer ces remarques et de se demander, comme nous l’avons déjà dit, si ces images, quelles que soient leurs nuances, correspondent bien à l’idée du « paradis » : le terme, rappelons-le, n’apparaît que tardivement en latin, où il peut avoir, il est vrai, l’acception banale de « jardin », plutôt agréable, mais souvent planté d’arbres ; on voit bien aussi que le même glissement s’est opéré chez les Romains comme dans les langues modernes vers une signification assez plate de lieu très agréable10. Dans un article particulièrement stimulant11, P. Zanker avait mis en évidence naguère les liens qui unissaient les parcs hellénistiques, dans bien des cas sans doute de véritables « paradis », au sens plein du terme, et les jardins des grandes maisons pompéiennes, qui s’en voulaient des reproductions en miniature : c’était là une façon pour leurs possesseurs de manifester leur volonté d’assumer, à leur échelle et d’une manière que l’on peut évidemment juger quelque peu dérisoire, les valeurs qui avaient été celles d’Alexandre et de ses successeurs. Une partie du mobilier placé dans ces espaces en plein air contribuait à assumer
cette fonction, comme les deux groupes sculptés représentant un cerf assailli par des chiens, provenant de la « maison des Cerfs » à Herculanum12, dont la taille réduite était proportionnée aux dimensions de l’espace qui les recevait : le paradeisos hellénistique est dans une large mesure un terrain de chasse, ou plutôt un parc de chasse. L’exemple sassanide, qui n’a pas été évoqué pendant ces journées mais qui était présent en filigrane, serait intéressant à prendre en compte, les reliefs rupestres de Taq-i Bustan notamment montrant sans ambiguïté que la chasse du souverain s’accompagne de toute une mise en scène, comme un accompagnement musical, qui ne peut prendre place que dans une telle ambiance, donc dans une nature apprêtée et non pas véritablement sauvage13. Si nous ne connaissons pas d’exemple dans le monde romain de « paradis » à proprement parler, rappelons tout au moins le cas des « Longs Murs » immédiatement au nord de Trèves qui, dans la seconde moitié du ive siècle, se développant sur 72 km de longueur, entouraient une surface de 220 km², très certainement propriété impériale, abritant en particulier la grande villa de Welschbillig14. Il s’agissait vraisemblablement d’assurer une certaine protection à un terroir fertile, sur lequel on élevait peut-être des chevaux pour l’armée, mais en offrant aussi à l’occasion la possibilité de parties de chasse15. Avec le paradis, on est loin par conséquent du simple jardin, trop facilement confondu, lui, par un glissement de sens que nous avons déjà relevé : le sens biblique s’est ici imposé, alors qu’il arrive en fait dans la culture courante bien après les réalités auxquelles on l’assimile. Mais on est alors renvoyé, comme l’a montré J. Trinquier dans sa communication, à une réflexion sur le « paradis » en tant qu’expression du pouvoir royal, ce qu’il était bien évidemment chez les Sassanides. Il vaudrait d’ailleurs la peine, sans doute, de se pencher dans cette perspective sur les grands jardins de Rome et leurs transformations,
9.
14. H. Cüppers (dir.), Die Römer in Rheinland-Pfalz, Stuttgart, 1990, p. 436-437 ; Trier, Kaiserresidenz und Bischofssitz, catalogue d’exposition (Rheinisches Landesmuseum Trier), Mayence, 1984, no 152, p. 288-291. La possibilité d’un domaine de chasse était déjà évoquée par A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine, I, Paris, 1931, p. 479481. Mais elle est en revanche rejetée par H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie von Welschbillig, Berlin, 1972, p. 5, l’argument principal étant qu’il s’agirait d’un terroir cultivé, sans véritables forêts, donc impropre à chasser le gros gibier. 15. Peut-être faut-il voir plus qu’un hasard si, parmi tous les bustes de la balustrade du bassin de la villa de Welschbillig, il y a deux portraits de souverains hellénistiques, au milieu, il est vrai, d’autres Grecs célèbres : hermès 14 et 24, de Philippe II (?) ; H. Wrede, Die spätantike Hermengalerie (cité n. 14), p. 49-52, pl. 7 et 9.
10. 11.
12.
13.
R. Ciardiello, dans M. Aoyagi, U. Pappalardo, Pompei (Regiones VI-VII). Insula occidentalis, Naples, 2006, p. 69-256 (triclinium d’été 31 et oecus 32). La lecture de l’article Paradisus du Thesaurus linguae latinae est de ce point de vue particulièrement éclairante : TLL, s.v. paradisus, X, 1, p. 297-302. P. Zanker, « Die Villa als Vorbild des späten pompejanischen Wohngeschmacks », dans Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts, 94, 1979, p. 460-523, qui revient à plusieurs reprises sur ce thème du paradeisos. T. Tam Tinh, La casa dei Cervi ad Herculanum, Rome, 1988, p. 99, fig. 150 ; Rediscovering Pompeii, catalogue d’exposition (New York, IBM Gallery of Science and Art, 12 juillet15 septembre 1990), Rome, 1990, nos 192-193. Splendeur des Sassanides. L’empire perse entre Rome et la Chine (244-642), catalogue d’exposition, Musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles, 1993, p. 36-37, 87 et fig. 73, 74, 80.
344 • FRANÇOIS BARATTE
de leurs origines à la fin de l’Antiquité, lorsque, en 410, le sac de la ville par les Goths marquera de fait leur disparition16. S’ils ne jouent, de toute évidence, aucun rôle comme réserve de chasse et s’ils correspondent bien plus à des jardins « enchantés »17 liés à de luxueuses demeures, ils sont en revanche à coup sûr depuis la fin de la République une affirmation de richesse, de puissance et de rang social. La peinture murale, pompéienne en particulier, si révélatrice qu’elle soit des mentalités et quels que soient les efforts des propriétaires pour rappeler les paradis hellénistiques, ne doit pas dissimuler que tout jardin, si agréable soit-il, n’est pas nécessairement l’équivalent du « paradis », sauf à envisager une radicale métamorphose du concept. Mais celle-ci a-t-elle réellement eu lieu ? Observons seulement que le jardin d’Éden dans la miniature de la Genèse de Cotton ou le Paradis où se retrouvent les Vierges sages dans l’évangéliaire de Rossano ne sont pas bien différents
16. On pourra se reporter aux remarques éclairantes de E. La Rocca, « Il lusso come espressione di potere », dans M. Cima, E. La Rocca (dir.), Le tranquille dimore degli dei. La residenza imperiale degli horti Lamiani, catalogue d’exposition, Rome, Palais des Conservateurs, 1986, p. 3-35. La perspective développée toutefois est différente.
du jardin dans lequel le Seigneur Julius, au ve siècle à Carthage, reçoit. Mais celui-ci est-il un paradeisos ? Au sens propre, sans doute pas. Il exprime néanmoins le calme, le luxe et, par là même, le rang social, donc le pouvoir du maître, sur la nature comme sur ceux qui l’entourent. L’eau, cet élément essentiel des jardins antiques, on n’a pas manqué de le souligner au cours du colloque, y est même présente, indirectement, puisqu’une fontaine occupait l’abside qui précédait la mosaïque18, comme elle était présente, sous une forme particulière, mais insistante, celle des fleuves du Paradis, sur la miniature de Rossano : on trouve donc rassemblés sur la mosaïque de Carthage une bonne partie des éléments qui caractérisent le paradeisos, comme il est apparu tout au long du colloque : si tous les problèmes de définition n’ont pas été résolus, communications et discussions ont permis de les poser avec clarté.
17. Ibidem, p. 4. 18. É. Morvillez, « La fontaine du Seigneur Julius à Carthage », dans C. Balmelle, P. Chevalier, G. Ripoll (dir.), Mélanges d’Antiquité tardive. Studiola in honorem Noël Duval, Turnhout, 2004, p. 47-55.
TABLE DES AUTEURS Sophie Biass, ancien conservateur du Palais des Papes, actuellement conservateur au musée Rodin de Paris, chargé des arts graphiques, peintures et art contemporain (interventions dans le jardin du musée) travaille particulièrement sur la question de l’environnement, du végétal et du territoire. Attachée à l’esprit des lieux, elle est sensible à la notion de patrimoine immatériel (intangible heritage). Parmi ses publications, on note des études sur Delphine Gigoux-Martin, Claudio Parmiggiani, Jean-Paul Marcheschi et Félix Ziem. Brigitte lion, professeur à l’université Lille 3, membre de l’UMR 8164 HALMA-IPEL. Spécialiste de l’histoire des mondes sumériens et assyriens et de l’écriture cunéiforme, elle s’est penchée plus précisément sur des domaines aussi variés que la faune, la flore, ou l’alimentation, ainsi que sur le monde de la femme et de l’enfance dans les civilisations du Proche et du Moyen-Orient anciens. Clarisse herrenschmidt est philologue, linguiste et anthropologue. Spécialiste de l’Iran perse et élamite, ainsi que de la Grèce ancienne, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France, elle a consacré sa carrière à l’étude de la société perse achéménide sous l’angle de la religion mazdéenne et à celle d’autres sociétés anciennes sous l’angle du langage et des écritures. Claire Balandier, maître de conférences en histoire ancienne du monde grec – hdr – membre de l’UMR 8210 ANHIMA (Anthropologie et Histoire des Mondes Anciens). Spécialiste de Chypre et de la Syrie-Palestine aux périodes achéménide et ptolémaïque, dirige la Mision archéologique de Paphos. Elle a construit son domaine d’étude autour du monde des fortifications et l’urbanisme en Grèce et Orient hellénisé. Rémy Boucharlat, chercheur CNRS émérite, membre du laboratoire Archéorient UMR 5133, archéologue et co-directeur de la mission Chiraz, Iran (région Pasargades-Persépolis), spécialiste de l’Empire perse achéménide, a travaillé notamment sur l’organisation de l’espace autour des centres de pouvoir et les techniques d’acquisition de l’eau par galeries souterraines dans l’Antiquité. Christophe Benech, archéologue et géophysicien, laboratoire Archéorient UMR 5133. Membre du Labex IMU (Intelligence des Mondes Urbains) et Vice Chairman de l’International Society for Archaeological Prospection (ISAP), applique dans le monde méditerranéen oriental les techniques géophysiques pour une perception accrue de l’espace urbain antique et des territoires (Iran, Égypte, Syrie). Paolo garuti, professeur d’Exégèse à la Pontificia Università Sancto Tommaso de Urbe (Rome) et à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, spécialiste en exégèse biblique et rhétorique ancienne, s’est récemment attaché au thème de la « nature » dans la littérature apocalyptique. Hélène eristov, chercheur CNRS émérite, membre de l’UMR 8546, CNRS-ENS, (Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident), spécialiste de la fresque hellénistique et romaine a œuvré sur de multiples chantiers en Italie, au Proche-Orient, en Égypte ou en Gaule. Elle pratique l’enquête documentaire systématique en vue de restituer iconographie et ambiance des décors fragmentaires ou perdus, notamment dans la région vésuvienne. Nicole Blanc, chercheur au CNRS, membre de l’UMR 8546, CNRS-ENS (Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident), a consacré ses études aux reliefs de stuc et aux enduits décoratifs dans le monde romain. Elle met en œuvre la base de donnée Fabulus (stuc et peintures murales du monde gréco-romain), en partenariat avec l’Institut Galilée de Paris XIII. Experte en iconographie gréco-romaine, en particulier celle de la fresque, elle s’est notamment attachée à une étude approfondie de la vannerie romaine et gallo-romaine.
Françoise gury, chercheur au CNRS, membre de l’UMR 8546, CNRS-ENS, (Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident), spécialiste d’iconographie gréco-romaine, elle analyse en particulier la symbolique de la gestuelle. Son domaine de recherche l’a portée à étudier l’idéologie et la propagande chez les Julio-Claudiens à travers l’art, mais aussi la gestuelle antique et le sens de la symbolique dans des domaines aussi variés que la cosmologie, l’astrologie, magie. Plus récemment, elle a porté son attention sur l’iconographie des jardins romains. Jean trinquier, maître de conférences en langue et littérature latines au Département des sciences de l’Antiquité de l’École normale supérieure (Paris), membre de l’UMR 8546, CNRS-ENS, (Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident), spécialiste de l’histoire de l’animal et des connaissances zoologiques dans l’Antiquité. Christophe vendries, professeur à l’université Rennes II, membre du LAHM (Laboratoire d’Archéologie et Histoire Merlat, CNRS-UMR 6566), spécialiste de l’archéologie musicale des mondes anciens, aborde les liens, à Rome, entre musique, culture et société, ainsi que les rapports de l’homme et de l’animal en particulier autour du thème de la chasse. Émilie chassillan, docteur en archéologie et histoire de l’art de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), membre associée de l’UMR 8167 Orient & Méditerranée, a consacré ses travaux de thèse aux jardins de la Gaule romaine, leurs aménagements et installations de fontaines et bassins, ainsi qu’aux fonctions des horti et viridaria en les comparant au corpus recensé dans le monde méditerranéen. Komait aBdallah, archéologue syrien, est membre de la Direction gérérale des Antiquités et des Musées où il pilote les laboratoires scientifiques et de restaurations. Il est également enseignant à l’Université de Damas, au département d’archéologie. Spécialiste d’iconographie profane et religieuse, il s’est appliqué à étudier en particulier la symbolique des pavements des églises de Syrie, auxquels il a consacré récemment sa thèse de doctorat. Éric morvillez, docteur en archéologie et histoire de l’art de l’université Paris-Sorbonne, (Paris IV) membre de l’UMR 8167 Orient & Méditerranée et membre associé d’ANHIMA – UMR 8210 (Anthropologie et Histoire des Mondes Anciens). Maître de conférences en histoire romaine – hdr – à l’université d’Avignon, il s’est spécialisé dans l’étude de l’architecture domestique, le banquet et son décor. Son regard le porte maintenant sur les jardins et espaces d’agréments du monde romain et de l’Antiquité tardive. Claude Vibert-guigue, ingénieur de recherche au CNRS, membre de l’UMR 8546, CNRS-ENS, (Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident). Formé à l’étude des peintures antiques en Gaule, ses missions à l’étranger l’ont amené à analyser des ensembles peints ou sculptés d’époque omeyyade en Jordanie. La forme de découverte in situ constitue un axe de recherche qui vise à mieux aborder le rapport entre architecture et décor dans des contextes inhabituels. François Baratte, Professeur d’archéologie de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Age à l’université Paris IV-Sorbonne, membre de l’UMR 8167 Orient & Méditerranée, ancien directeur de l’équipe archéologie romaine et tardive. Spécialiste du Maghreb romain, il est directeur de la Mission archéologique française à Haïdra/Ammaedara (Tunisie) depuis 1992. Il a consacré ses travaux à toutes les formes de la culture de l’Antiquité tardive, profane ou religieuse, et à ses manifestations artistiques telles que l’architecture, l’argenterie ou les textiles.
TABLE DES MATIÈRES Claude Haut Préface
7
Gui loBricHon A la dolchor del temps novel
9
Sophie Biass-FaBiani Jardin du Palais : espace d’intimités
11
Éric Morvillez Introduction : pour entrer en Paradis
13
DE L’ORIENT AU MONDE GREC EN PASSANT PAR LA PERSE Brigitte lion Les jardins des rois néo-assyriens
21
Clarisse HerrenscHMidt Le paradis perse « Tout Bonheur »
35
Claire Balandier Une parcelle de paradis : jardins et bois sacrés de Grèce et de Chypre – Hiérokèpos, alsos ou hylè
41
Christophe BenecH, Rémy BoucHarlat Organisation spatiale du parc de Pasargades
61
Paolo garuti Le jardin inaccompli
73
PARADIS ROMAINS Hélène eristov Peintures de jardins à Pompéi : une question de point de vue Nicole Blanc Paradis et hortus conclusus : formes et sens de la clôture
81 105
Françoise gury Les jardins romains étaient-ils bien entretenus ? Une esthétique du négligé ou l’expression d’une vitalité victorieuse ? Le dossier de la peinture romano-campanienne (30 avant-79 après J. C.) 131
DES PARADIS FÉCONDS ET HABITÉS Jean trinquier Parcs à gibier, parcs de chasse, « paradis » dans le monde romain : quid ad Persiam ?
179
Christophe vendries À l’écoute de la nature : l’environnement sonore des jardins d’agrément dans la civilisation romaine
211
Émilie cHassillan Choix iconographiques pour le décor des jardins des maisons de Gaule romaine
231
DE L’ANTIQUITÉ TARDIVE AU MONDE OMEYYADE Éric Morvillez Que reste-t-il du paradeisos dans l’Antiquité tardive ?
249
Komait aBdallaH La représentation du Paradis dans les mosaïques syriennes à l’époque byzantine
297
Claude viBert-guigue La question des paradeisoi à l’époque omeyyade en Jordanie à travers le décor des bains de Qusayr ʿAmra et du réservoir de ʿAyn Sawda à Azraq al-Shishan
315
François Baratte Conclusion – Du paradeisos aux jardins romains
341
TABLE DES AUTEURS
345