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French Pages 736 [748]
MISSIONNAIRES ET ÉGLISES EN AFRIQUE ET À MADAGASCAR (XIXe-XXe SIÈCLES)
Missionnaires et Églises en Afrique et à Madagascar (xixe-xxe siècles)
Anthologie de textes missionnaires
publiée sous la direction de
d’Annie Lenoble-Bart
F 2015
© 2015
FHG– Turnhout (Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/43 ISBN 978-2-503-52648-5
INTRODUCTION L’Afrique a été et reste une terre de missions. Ses missionnaires ont beaucoup écrit, soit qu’ils aient eu des talents épistolaires en un temps où les échanges familiaux et sociaux passaient par la correspondance, soit qu’ils y aient été incités par leur hiérarchie ou leurs cadres soucieux de maintenir le contact, de faire passer les consignes, d’entretenir la communication avec les fidèles ou les autorités, de susciter des vocations ou des soutiens1. De toutes façons, ils devaient, dans de nombreuses sociétés missionnaires, tenir un journal de communauté (diaire), exercice fastidieux dont ils s’acquittaient avec plus ou moins de zèle… En travaillant pour cette Anthologie, Pierre Trichet a trouvé dans le fonds d’archives de la Société des Missions Africaines ces quelques lignes qui prouvent, s’il en était besoin, que certains ont été plus prolixes que d’autres : Les petits billets que vous m’envoyez [à] chaque courrier m’apprennent que toujours on est avide de recevoir des lettres longues et bien détaillées. Il n’est pas toujours facile de satisfaire cette soif de nouvelles car, le missionnaire, après un certain séjour à la mission, finit par se familiariser avec ce qu’il voit chaque jour et à ne plus y attacher la même importance. Ainsi je m’explique pourquoi certains confrères sont si brefs dans leurs correspondances. De plus, pour juger prudemment des choses et des faits, il faut bien se garder de s’en tenir à la superficie et de hasarder vite sur le papier la première impression reçue. Car, c’est le moyen de se tromper étrangement et d’induire les autres en erreur. Avec le temps et la réflexion, les renseignements venus du dehors, on finit par voir les choses sous leur vrai point de vue, et alors trop tard, on s’aperçoit qu’on s’est trop pressé d’écrire, et qu’on a été un 1 Cf. A. Lenoble-Bart, « Missionnaires catholiques en Afrique entre information et communication », Revue des sciences religieuses, 80, n° 2, Strasbourg, avril 2006, p. 193-204.
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peu le jouet de l’imagination, cette folle du logis, comme parle Malebranche. C’est pour éviter cet écueil, justifié par l’expérience, que mes correspondances ont été un peu courtes. Mais, aujourd’hui, me trouvant en vacances, ayant l’esprit un peu reposé, je vais tâcher de prendre mon essor, et de contenter votre avidité de détails2.
À la recherche du mot perdu Les traces laissées sont innombrables et ont été largement utilisées par bien des disciplines3. Néanmoins, il reste encore des montagnes de documents – y compris iconographiques – qui ne demandent qu’à être exploités, sans compter que d’autres viennent s’y ajouter régulièrement et que l’évolution des techniques diversifie les sources4 ; cette masse qui, la plupart du temps, dort et s’abîme, peut à elle seule justifier une nouvelle publication. Le plus difficile était de faire un choix. Plusieurs critères nous ont guidée, et d’abord ceux de la collection dans laquelle ce volume s’insère. Le premier est d’avoir sélectionné des textes qui n’avaient pas été encore publiés et qui nous semblaient présenter un intérêt pour des lecteurs de ce début de xxie siècle : c’est-à-dire donner une vision d’ensemble de la Mission, depuis ses débuts jusqu’à ses versions plus contemporaines, y incluant même des émissions de radio. Le tout avec un appareil scientifique d’introductions et de notes qui permet à des spécialistes de la question d’expliciter le contexte et les aspects moins facilement abordables
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Lettre de Séquer à Arnal datée de Porto Novo le 30 juin 1868, Archives des SMA, Rome (AMA 12/802.00 20385). 3 Pour nous cantonner à l’Afrique et à un seul exemple (mais de poids : 1059 pages !) l’anthologie d’A. Ricard, Voyages de découvertes en Afrique, 1790-1890, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2000, donne la parole à un certain nombre de missionnaires-explorateurs. 4 Pour la seule année 2013 et l’Afrique, nous avons lu les témoignages récents de F. de Gaulle (avec V. Macé de Lépinay), J’ai vu se lever l’Église d’Afrique, Desclée de Brouwer, 2011 ; P.-É. Leduc, Mes souvenirs d’Afrique, éd. P.-É. Leduc, Montréal, 2012 ; E. Schmidt, La Tristesse des Abandons – Souvenirs d’une femme pasteur dans la guerre d’Algérie, 1958-1963, Armand Colin, 2012 ; G. Musy, Sous le soleil de midi (1970-1989), In illo tempore, Éditions La Sarine, Fribourg (Suisse), 2013 ; etc. Mais d’autres missionnaires ont simplement laissé leurs archives.
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auxquels il est fait allusion ou référence. La table des auteurs en fin d’ouvrage montre que de jeunes docteurs venant de soutenir leur thèse comme des archivistes chevronnés ou des enseignants-chercheurs confirmés ont accepté de se plonger dans ce travail minutieux. Cette variété d’intervenants introduit des disparités dans les approches malgré des échanges nombreux et fructueux. Nous considérons que c’est inévitable et incontestablement facteur de richesse. Nous n’avons pas ajouté de bibliographie générale sur les thèmes abordés : les références sont innombrables et il n’était pas facile d’opérer une sélection. Celles qui ont directement – ou indirectement – servi pour les annotations sont répertoriées dans l’appareil des notes. Certaines comportent des bibliographies et les curieux pourront s’y référer. Notre éventail a voulu mélanger les témoignages de type plaidoyer pro domo – y compris avec des côtés nettement moins hagiographiques, ne cachant ni les limites ni les difficultés des entreprises – à des circulaires internes comme à des textes autobiographiques ou à portée plus large. Nous avons exclu les « œuvres d’édification », largement diffusées (même si des cartes postales « maison » du cahier d’illustrations rappellent cet aspect), ou des articles de revues missionnaires, plus facilement accessibles puisqu’en général déjà publiés, instruments de communication avant la lettre. Nous avons également essayé de varier les régions concernées : l’Afrique est un vaste continent, pluriel5, et on ne pouvait pas être exhaustif. Néanmoins, on retrouvera, comme le montre la fig. 1 d’ensemble où sont situés les principaux noms cités, des exemples pris du Maghreb jusqu’à l’Afrique du Sud, en Afrique de l’Ouest comme de l’Est ou Centrale… Nous avons inclu des pays anglophones moins connus des lecteurs francophones (Ghana, Nigeria, Afrique du Sud, Zambie, Tanzanie, Ouganda,…) mais aussi des territoires lusophones (Angola)6. Nous y avons ajouté Madagascar – bien que l’île ait déjà 5 F. Bart (dir.), L’Afrique continent pluriel, SEDES, 2003 ; F. Bart et A. Lenoble-Bart, « L’Afrique continent pluriel », premier chapitre, dans S. T. Balima et M. Mathien (dir.), Les médias de la diversité culturelle en Afrique, Éditions Bruylant-de Boeck, Bruxelles, 2012, p. 13-29. 6 Notons qu’un certain nombre de textes ont été écrits en français – utilisé dans bien des congrégations – mais par des étrangers, ce qui explique souvent quelques problèmes de langue, élucidés par les spécialistes de service.
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été traitée dans un autre volume7 – parce que nous avions à Bordeaux de fins connaisseurs qui permettaient d’étoffer utilement le volet du protestantisme contemporain, puisque nous avons choisi un parti pris résolument œcuménique. En ce qui concerne les catholiques, nous avons, là encore, varié les congrégations pour offrir un panel qui reflète au mieux leur foisonnante multiplicité. Ces choix aident à « traquer […] la complexité des espaces, des territoires et des sociétés du continent »8 en parcourant deux siècles. Fallait-il exclure les femmes de ce panorama ? Une précédente synthèse leur ayant été consacrée dans cette collection9, on aurait pu l’envisager. Justement cette étude – comme d’autres – prouve leur place incontournable et ce n’est plus en tant que telles qu’elles ont été traitées, mais dans leur rôle plus général – et central – de la mission, ici, en Afrique. De la même façon, les rapports avec l’islam sont replacés dans un contexte d’interface, certes avec le christianisme, mais aussi avec des religions traditionnelles restées très vivantes (y compris la pratique de sacrifices humains10) ou le kimbanguisme11 et dans des limites chronologiques différentes, jusqu’à envisager la cruciale question de la permanence de la présence d’expatriés chrétiens en Algérie dans les années 199012. Certains s’étonneront sans doute de textes très contemporains mais la présence de leurs auteurs a permis, d’un point de vue épistémologique, de pouvoir les questionner en profondeur sur des écrits encore inscrits dans leur mémoire et ainsi mieux les comprendre. 7
C. Laux (éd.), Les écritures de la mission dans l’outre-mer insulaire, Caraïbes – Océanie – Mascareignes – Madagascar, collection « Anthologie de textes missionnaires », Turnhout, Brepols, 2007. 8 Comme le démontre M. Lesourd en conclusion du livre dirigé par B. Charlery de la Masselière et B. Calas, À la croisée du transect. Éloge d’une géographie traversière, Presses Universitaires du Mirail et Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 309. 9 C. Paisant (éd.), La mission au féminin, Témoignages de religieuses missionnaires au fil d’un siècle, XIX e-début XX e siècle, collection « Anthologie de textes missionnaires », Turnhout, Brepols, 2009. Dans un autre cadre, on peut rappeler Femmes en mission, n° 9 de la collection du CREDIC, présenté par M.-Th. de Maleissye, Éditions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 1991 ou K. Langewieshe (dir.), dossier « La Mission au féminin dans un monde globalisé », HMC, n° 30, juin 2014. 10 Cf. « Esclavage et sacrifices humains perdurent : le cas de la Gold Coast », infra. 11 Voir le texte d’E. Brion, infra. 12 Référence au tome dirigé par C. Verdeil, Missions chrétiennes en terre d’islam (XVIIeXIX e siècles), collection « Anthologie de textes missionnaires », Turnhout, Brepols, 2013.
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Le lecteur trouvera donc des documents de première main qui, pour certains, nécessitaient un sauvetage urgent. Au fil des pages on relèvera des indications de mots illisibles, par exemple quand ils proviennent de papier « pelure » avec une dactylographie affadie par le temps. C’est encore plus vrai pour les nombreux manuscrits, les écritures étant plus ou moins lisibles ou les pratiques d’alors nous étant devenues étrangères. Geneviève Lecuir-Nemo a ainsi noté : « Le bord de ce feuillet est déchiré sur plusieurs lignes tronquant quelques mots ; cela arrivait souvent car les lettres étaient cachetées ». Pour le diaire de Zanzibar, il était déjà trop tard alors que les auteurs donnent des dates divergentes, comme nous avons pu le constater en parcourant la littérature grise produite, et qu’on trouvait là des indications très importantes pour les débuts de la christianisation de la côte orientale d’Afrique13. Les auteurs ont rétabli au mieux ce qui manquait pour que la lecture soit aisée tout en respectant au plus près l’écriture de chacun, avec les tournures de leur époque : ils ont souvent gardé, par exemple, l’absence d’accentuation sur les majuscules qui se pratique désormais ; plus important, l’orthographe des pluriels des noms de populations a été respectée mais actualisée dans les commentaires14. La très grande majorité des textes ainsi que les illustrations sont totalement inédits, sortant directement d’archives institutionnelles ou familiales15. D’autres avaient pu avoir une diffusion restreinte, auprès d’un cercle d’amis ou de bienfaiteurs, à destination d’une famille, mais sans aucun accompagnement réflexif : un regard d’historien donne alors une seconde vie et sens à un récit pittoresque16, 13
Cf. « De Zanzibar à Bagamoyo, débuts de la présence spiritaine en Afrique de l’Est (1862-1869) », infra. 14 Par exemple on écrit désormais les Djedji, les Fang, les Hutu, les Tutsi. 15 Nous tenons à redire notre gratitude à tous ceux qui nous ont fait confiance, à ceux qui ont répondu à notre appel ou qui ont largement participé à la confection de l’ouvrage à l’image de Pierre Trichet ou Didier Galibert, aux archivistes comme le père Tabard, Bernard Ducol ou le Fr. Yves Cailhier ; à l’historien et théologien, féru en bibliographie, le père Paul Coulon ; aux cartographes Guilène Réaud-Thomas et Valérie Alfaurt ; à la directrice de l’UMR LAM (Les Afriques dans le Monde), Céline Thiriot ; à la directrice de la collection, Chantal Paisant. 16 Nous remercions Francis Tapon de nous avoir mis sur la piste des Mémoires du père Balluet. Malheureusement notre visite à la maison de retraite de ce dernier à Vitré n’a pas permis d’avoir davantage de documents de première main et nous avons dû nous
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ou poignant, à l’image du journal de l’arrière-grand-mère du Dr Verlaguet ; cette dernière a, de surcroît, effectué un énorme travail de traduction17.
Au fil du temps Chaque chapitre a été conçu pour pouvoir être lu indépendamment des autres. Néanmoins, nous avons opté pour un classement à la fois en fonction de la chronologie18 mais également en opérant un certain ordre thématique ou géographique19, même si un plan peut toujours être contesté. Des introductions partielles essaient de gommer l’impression de pointillisme et d’absence de continuité que peut donner une anthologie, quels que soient les efforts de construction logique. La première partie regroupe ainsi ce qui concerne l’installation des postes au fur à mesure des découvertes, car bien des missionnaires ont été aussi des explorateurs, à l’image du père Duparquet. La deuxième est plus tournée vers la vie des missions en tant que telles, véritables petites entreprises, à vocation particulière certes, mais qui comportaient un personnel varié composé de manuels, d’intellectuels, voire de personnalités complètes qui pouvaient être tout à la fois bâtisseurs, linguistes ou botanistes de renom (on ne compte plus ceux qui ont donné leur nom à une plante envoyée aux muséums européens)20… La dernière partie est consacrée à certains tournants plus contemporains, souvent en germe dès avant la deuxième guerre mondiale ou tout de suite après. Le contexte particulier contenter de ce qu’il avait écrit auparavant. Son installation là avait été l’occasion de faire un grand vide. Combien d’archives sont ainsi perdues à jamais ? 17 S’y entremêlent les échos particuliers de la « grande » histoire qui n’est pas étrangère, loin de là, à celle des missions, cf. « Entre Mahanaïm et Morgensonne. Femme de missionnaire au Transvaal (1880-1908) », infra. 18 On trouvera en fin de volume une petite chronologie générale ainsi que quelques repères pour situer les textes présentés. 19 Comme, par exemple, pour les documents divers réunis par P. Trichet sur le Dahomey ou le Togo. 20 Un bilan de ceux qui se sont intéressés à la géographie a été dressé dans « L’Œuvre scientifique des Missionnaires », dans Les Missions catholiques, n° 1752, 2 janvier 1903, p. 2-5.
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de l’Afrique et de Madagascar, avec le poids des anciens modèles coloniaux, les soubresauts de décolonisations plus récentes qui se prolongent encore, et en parallèle, les effets de nouvelles formes d’engagement missionnaire (à l’image des Fidei Donum) ou le rôle de plus en plus prégnant de cadres autochtones, héritiers de la Mission, incitaient à développer certains témoignages d’acteurs de terrain. Relire les prémices et certaines réalités de la christianisation de l’Afrique et de Madagascar avec un appareil scientifique permettra peut-être aussi de mieux comprendre certaines évolutions actuelles comme d’esquisser des éléments de réponses à des interrogations, par exemple celles concernant la place si controversée des Églises pendant le génocide et les massacres du Rwanda en 1994. Henry L’Heureux, pendant son immersion rapide mais profonde au Burundi, s’interrogeait déjà sur cet apparent paradoxe pour ce pays martyrisé en 1972-1973 ; ses réflexions donnent des pistes qui nous semblent intéressantes, à l’image d’autres éclairages sur des questionnements contemporains. Reste comme fil conducteur, pour tous les auteurs et leurs présentateurs, une indéniable passion pour leur sujet. Ils se retrouveraient certainement, pour la plupart, dans le célèbre passage du Cardinal Lavigerie : « J’ai tout aimé dans notre Afrique : son passé, son avenir, ses montagnes, son ciel pur, son soleil, les grandes lignes de ses déserts, les flots d’azur qui la baignent… »21. Et au-delà ses habitants.
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Œuvres choisies, Poussielgue, Paris, 1884.
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Fig. 2 : Routes missionnaires en Afrique de l’Est
PRINCIPAUX SIGLES Acssp AMA AGMAfr APF CAP CCAP CREDIC FFKM FJKM IBLA JEC LMS Mgr Mr ou M. NDA OLP OPM P. A. P. R. P./ Rév. P./Rd SMA SMNDA Sr T. R. P. UNR v.g.
Archives des Spiritains à Chevilly-Larue Archives des Missions Africaines à Rome Archives Générales des Missionnaires d’Afrique à Rome Archives Propaganda Fide Certificat d’aptitude professionnelle Church of Central Africa Presbyterian Centre de recherches et d’échanges sur la diffusion et l’inculturation du christianisme Fiombonan’ny Fiangonana Kristianina eto Madaga-sikara (Conseil des Églises chrétiennes à Madagascar) Fiangonan’i Jesosy Kristy eto Madagasikara (Église de Jésus-Christ à Madagascar) Institut des Belles Lettres Arabes Jeunesse Étudiante Chrétienne1 London Missionary Society Monseigneur Monsieur (au xixe, on appelait les prêtres Monsieur. « Père » est un titre qui ne se généralise qu’au cours du xxe siècle). Congrégation de Notre-Dame des Apôtres Organisation de Libération de la Palestine Œuvres Pontificales Missionnaires Préfet apostolique père (désigne un missionnaire ; au pluriel la lettre est redoublée) Révérend Père Société des Missions Africaines Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Sœurs Blanches) Sœur Très Révérend Père Université Nationale du Rwanda verbi gratia (latin), signifie « par exemple ».
1 Voir aussi R. Pasquier, La Jeunesse ouvrière chrétienne en Afrique noire – 1930-1950, Karthala, 2013.
(1) Mère Rosalie Javouhey (1790-1868). Ce tableau, conservé dans le salon d’accueil de la Maison-Mère de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny à Paris, est signé Abbé Dumas et daté de 1877.
(2) Première école catholique de Lagos ouverte à la demande des « Brésiliens » (1882). (Archives SMA, Rome, 3 E 149, p. 36)
(3a) Le Château d’Elmina, plaque tournante du commerce des esclaves de la Côte de l’Or, patrimoine mondial de l’Unesco comme celui de Cape Coast. (3b) Inscription enchâssée dans un des murs de la cour intérieure du Château de Cape Coast, à côté de celle qui rappelle le passage de Michelle et Barack Obama. (photos A. Lenoble-Bart)
(4) Elisabeth Wickert née Wittrock, peu avant sa mort. (Collection familiale)
(5) 1893 : De gauche à droite : Elisabeth, avec sa fille Elli et ses fils Hermann et Willi. (Photo prise par un photographe de Celle en Allemagne)
(6a) La première page de la Bible familiale. (merci à Thomas Anschütz pour le traitement numérique de cette image, assez abîmée dans l’original) L’encadrement des différentes pages est orné de scènes bibliques. Le texte suivant donne en caractères romains la traduction de l’ornement, et en italique les inscriptions manuscrites. On distingue deux mains. Les premières pages sont sans doute de l’écriture d’Adam, les suivantes de celle d’Elisabeth, ainsi que la première remarque sur la page 1 qui a visiblement été rajoutée ultérieurement. Traduction : Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent. Lc 11, 28 C’est au nom de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit Que nous Missionnaire à Mahanaïm, Afrique du Sud, Transvaal Adam Wickert Né le 26 novembre 1847 Baptisé le 5 décembre 1847 à Harle Kurhessen
et
Auguste, Louise, Dorothea Elis. Wittrock née le 8 mai 1857 baptisée le 24 mai 1857 à Rosche, Hannover
avons scellé le lien saint du mariage. Notre mariage a été béni le 3 septembre 1880 dans l’église protestante luthérienne de Bersèba, Afrique, par le missionnaire Backeberg. Verset : Ev. Jn. 15, 9 Que Dieu nous accorde sa grâce et qu’il nous bénisse. Amen.
(6b) Page de la Bible familiale. (merci à Thomas Anschütz pour le traitement numérique de cette image, assez abîmée dans l’original) (Dans l’ornement de la page) Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume de Dieu. Lc 18, 16 Hermann, Albert, Werner, Wilhelm Né le 17 juillet 1881 et baptisé le 27 juillet 1881 à Béthanie, Afrique Caroline, Emma, Helena, Elisabeth Née le 18 avril et baptisée le 26 avril 1883 à Linokana, Afrique Theodor, Wilhelm, Winfried Né le 27 avril et baptisé le 11 mai 1885 à Mahanaïm, Afrique Ludwig, Otto, Walter Né le 1er mai et baptisé le 8 mai 1887 à Morgensonne, Afrique (Dans l’ornement de la page) Nom, lieu et date de la naissance et du baptême, parrain et marraine Enfants.
(7) Carte postale éditée par les Missions Africaines pour faire connaître l’ordination du premier prêtre issu d’un territoire confié à la Société des Missions Africaines : l’abbé Paul Emécété Ogbodoecine, du Nigeria Occidental. (Photo SMA, réf. 14/804.9)
(8) Soldat dahoméen. (Photo SMA, réf. 3 E 149, p. 7)
(9) Idoles igedji (Archives SMA, Rome, 3 E 31, p. 16)
(10) Les pasteurs Allégret et Teisserés avec leurs trois boys, Gabon, 1889/1890. (Archives SMEP, réf. FHK.P.061-02533 © Défap – Service protestant de mission)
(11) En voyage, Gabon, 1889/1890. (Archives SMEP, réf. FHK.P.061-02534 © Défap – Service protestant de mission)
(12) Campement en pays okanda, 1890. (Archives SMEP, réf. FHK.P.061-02536 © Défap – Service protestant de mission)
(13) Mgr Streicher La photo a été prise lors du retour en Europe du jeune évêque après son ordination épiscopale (on disait alors « sacre épiscopal »), en 1899, par le studio Photos de l’Art Nouveau, 9 rue Cadet, Paris. (A.G.M. Afr., Rome)
(14) Mgr Cessou M Cessou a pu compter sur les Sœurs Notre-Dame des Apôtres pour prendre en main la direction de l’école et de l’internat des filles de Lomé. gr
(Archives SMA, Rome)
(15) Livre de prière Tem-Kotokoli, page de garde. (Archives SMA, Rome)
(16) Livre de prière Tem-Kotokoli : Les 28 signes de phonétique utilisés. Dans la préface que Mgr Cessou rédige pour ce livret de prière, il note : « Ce livre de Prières n’est point parfait au point de vue linguistique. C’est possible et même probable. […] Il servira de base à un travail linguistiquement plus parfait. »
(17) Syllabaire Kabrais-Losso.
(18) P. Coulon à l’imprimerie de La Semaine (décembre 1977). Derrière lui, l’abbé Louis Badila (1930-1990), ancien directeur de La Semaine de 1962 à 1964, il était alors administrateur apostolique de l’Archidiocèse de Brazzaville à la suite de l’assassinat du Cardinal Biayenda. (Photo La Semaine)
(19) Assassinats du Président Marien Ngouabi et Cardinal Émile Biayenda (Photo La Semaine, 27 mars 1977)
(20) Signature de la convention de création de l’UNR le 9 mai 1963. De gauche à droite : Georges-Henri Lévesque, recteur, le président Grégoire Kayibanda, le ministre de l’Éducation Jean-Baptiste Rwaubo et Pierre Crépeau, vice-recteur. (Archives dominicaines du Canada)
(21) 5e anniversaire de l’UNR : Georges-Henri Lévesque, recteur, le président Grégoire Kayibanda, M. Paul Martin, ministre des Affaires étrangères du Canada et le ministre de l’Éducation. (Archives dominicaines du Canada)
(22) Le père André Demeerseman. (collection personnelle)
PREMIÈRE PARTIE PREMIERS DÉPARTS, PREMIÈRES RÉALISATIONS
Introduction
La chronologie de l’installation des premières chrétientés en Afrique est bien connue. Au-delà des premières christianisations (voir la chronologie sommaire) dont la plus durable et la plus significative a été celle de l’Éthiopie, vite coupée des autres chrétiens, le grand mouvement missionnaire est celui du xixe siècle. L’article 6 de l’Acte de Berlin (1885) l’accélère : Toutes les puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence dans lesdits territoires […] protégeront et favoriseront, sans distinction de nationalités ni de cultes, toutes les initiatives et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables créées et organisées à ces fins ou tendant à instruire les indigènes et à leur faire comprendre et apprécier les avantages de la civilisation. Les missionnaires chrétiens, les savants, les explorateurs, leurs escortes, avoirs et collections seront également l’objet d’une protection spéciale. La liberté de conscience et la tolérance religieuse sont expressément garanties aux indigènes comme aux nationaux et aux étrangers. Le libre et public exercice de tous les cultes, le droit d’édifier des édifices religieux et d’organiser des missions appartenant à tous les cultes ne seront soumis à aucune restriction ni entrave.
Le xixe siècle voit ainsi la pénétration de l’Afrique par les explorateurs et par les innombrables sociétés missionnaires rivales – catholiques comme protestantes – qui empruntent souvent les routes commerciales (fig. 2 : exemple de l’Afrique de l’Est). Les populations africaines perçoivent donc un trio : le missionnaire, le marchand et le militaire, même si, dans le détail, la réalité est complexe et multiforme1. La dernière grande étape de l’avancée missionnaire est révélatrice de cet aspect : la première caravane avec des Pères Blancs qui arrive chez le Mwami (souverain) du Rwanda en 1900 comprend, outre Mgr Hirth, des soldats et des hommes d’affaires. « Les Missions drainent vers l’Afrique des capitaux et réalisent des œuvres qui sont de véritables contre-pouvoirs, voire des défis à l’État colonial.
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Voir l’analyse générale de Cl. Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, siècle, Cerf, 2005.
XVI e- XX e
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Simultanément, les missionnaires peuvent ainsi apparaître comme des “patrons” au même titre que les colons »2. De grandes figures marquent cette époque ; certaines sont devenues mythiques3. À travers des correspondances, un journal, ou les premières pages des diaires de communauté tenus par les instituts missionnaires, nous allons mieux revivre les réalités rencontrées à une époque où les transports étaient bien incertains (Geneviève Lecuir-Nemo évoque en filigrane le célèbre naufrage du radeau de la Méduse), rendant les courriers extrêmement aléatoires et lents, les conditions de vie mal assurées et où des maladies comme la fièvre jaune faisaient encore des ravages. Le premier départ de Sœurs pour Saint-Louis du Sénégal nous ramène à l’époque de la Révolution où des vocations sont nées dans la clandestinité. Il est fait allusion à Bourbon, cette île de La Réunion qui va aussi servir de base pour une prise de contact avec Zanzibar et à partir de là, vers toute l’Afrique de l’Est, jusqu’à atteindre le Rwanda alors sous protectorat allemand (les premiers Pères Blancs s’y installent en 1900 et les Sœurs blanches au début du xxe siècle comme le prouve le rapport sur la mission de Save ci-dessous4). La saga d’une Allemande, femme de missionnaire protestant5, racontée 2
B. Salvaing, « Missions chrétiennes, christianisme et pouvoirs en Afrique noire de la fin du xviiie siècle aux années 1960 : permanences et évolutions », Outre-Mers, 1er semestre 2006, p. 314. 3 On peut rappeler, parmi tant d’autres, Eugène Casalis (1812-1891), fondateur de la mission protestante du Lesotho et Thomas Arbousset (1810-1877), « le Livingstone français » ; Livingstone (1813-1873), anglican, médecin, à la fois missionnaire, explorateur et philanthrope, en pointe dans la lutte contre l’esclavage ; M gr Charles Lavigerie (1825-1892) dont il est beaucoup question ici en tant que fondateur des Pères et Sœurs Blanc(he)s ; Mgr Prosper Augouard (1852-1921), Spiritain, surnommé « l’évêque des anthropophages » ; Mgr Alexandre Le Roy (1854-1938), Spiritain, anthropologue, écrivain, dessinateur ; Albert Schweitzer, médecin, organiste, pasteur, etc. 4 C’est ici qu’a été fondé le premier poste des Pères Blancs. Les débuts du diaire en ont été publiés et annotés dans une édition rwandaise à la diffusion quelque peu confidentielle (distribuée au départ au Musée royal de l’Afrique centrale de TervurenBelgique) : R. Heremans et E. Ntezimana, Journal de la mission de Save 1899-1905, Éd. Universitaires du Rwanda, 1987, 183 p. 5 Être femme de missionnaire était alors un titre. Après cette génération, les femmes, célibataires (les fameuses demoiselles missionnaires !), institutrices ou infirmières ont reçu le titre de missionnaire que seuls les hommes pasteurs portaient
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Introduction
avec force détails plus tard (on peut cependant supposer que les souvenirs du passé sont bien ancrés dans sa mémoire et ses photos de l’époque authentifient ses dires6) nous plonge dans une Afrique du Sud à évangéliser. Cette première section nous permet donc, dans cette première partie, de traverser tout le xixe siècle. Mais plus tard (objet de la deuxième section de cette partie) on continue à étoffer le maillage des missions, à l’instar du Rwanda pour lequel on connaît le poids des missions dans la vie sociale et politique du pays. On s’installe là où d’autres Églises étaient arrivées avant, comme le prouve l’exemple de Lumezi, en Zambie, conservant le même esprit conquérant des débuts de la mission. C’est le siècle de l’abolition de l’esclavage, même s’il faut l’attendre parfois très tard, après la Conférence de Bruxelles – 1889/1890 – justifiant les campagnes anti-esclavagistes du Cardinal Lavigerie mais aussi des Spiritains à l’est, d’abord à Zanzibar, puis Bagamoyo. Auparavant, l’arrivée de libérés venant du Brésil au Dahomey est plus connue, au moins du côté catholique, que celle à Lagos rappelée ici de manière originale. Mais le traumatisme de la réalité puis du souvenir de l’esclavage7 marque partout très profondément les mentalités (cf. ill. 3). Le contexte est également celui des rivalités entre puissances européennes, entre catholiques et protestants, entre congrégations ou sociétés missionnaires à l’intérieur d’une même confession. Tous se rejoignent cependant dans leur souci de fonder certes des lieux de vie, mais aussi de convertir et d’aboutir à des engagements plus partagés : l’itinéraire du premier prêtre nigérian est à cet égard emblématique et moins médiatisé que d’autres, antérieurs, même s’il a été célébré par la Société des Missions Africaines (SMA). Nous l’avons mis en contrepoint de notre deuxième section consacrée au xxe siècle car il nous semble qu’à cette époque les conditions générales ont changé : les moyens de circulation se sont améliorés, les colonies se structurent, le réseau des missions se densifie.
jusque-là, cf. J.-F. Zorn, communication au colloque du CREDIC, Nantes, 25 août 2014. 6 Leur état de conservation n’a pas permis de publier certaines d’entre elles, pourtant fort intéressantes. 7 Une partie du Golfe de Guinée d’ailleurs s’est appelée « Côte des Esclaves ».
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À LA RENCONTRE DE PIONNIERS
MÈRE ROSALIE JAVOUHEY À L’ÉPREUVE DES RÉALITÉS SAINT-LOUIS DU SÉNÉGAL (1820) G ene v iè ve L e c u i r-Ne mo
Claudine Javouhey, née à Chamblanc le 27 septembre 1790, est la dernière enfant d’une fratrie de dix dont trois sont décédés en bas âge. Elle grandit dans cette famille paysanne, aisée et profondément chrétienne alors que la Révolution entame la période radicale de son histoire, marquée ici par la déchristianisation et les persécutions religieuses. Elle reçoit de ses parents cette éducation religieuse et assiste à l’engagement progressif de sa sœur Anne de onze ans son aînée ; elle suit le catéchisme que sa sœur donne en cachette aux enfants, elle voit les prêtres réfractaires être recueillis par ses parents et à sept ans elle demande à faire retraite ; le 2 mai 1798, elle fait sa première communion dans la ferme du Cheffin qui appartenait à son oncle, avec comme officiant clandestin l’abbé Ballanche. La même année, elle voit son aînée prendre la décision de se consacrer à Dieu et à l’instruction d’enfants pauvres ; devant les résistances de leur père, elle devient la messagère de sa sœur qui communique avec lui par courrier et demande à sa jeune sœur de lui rapporter les réactions de leur père à la lecture de ses lettres… Le 10 avril 1800, Claudine fait sa communion dans l’ancien couvent des Ursulines à Seurre ; elle y est pensionnaire avec sa sœur MarieFrançoise chez une ancienne religieuse ursuline expulsée de son couvent par la Révolution. Marie-Françoise, plus âgée de trois ans, veille sur sa petite sœur. Leur éducation est particulièrement soignée comme le montre la correspondance ultérieure de Claudine devenue Mère Rosalie. Dès l’âge de treize ans, Claudine rejoint sa sœur aînée, Anne, qui poursuit sa quête décevante de la voie à suivre pour réaliser sa vocation. Cette dernière veut devenir religieuse à un moment où les structures d’accueil
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ont disparu ou renaissent timidement1. En 1804, elles reviennent à Chamblanc à la demande de leur père avec les orphelines qu’Anne a prises en charge. Mais l’année 1805 marque un tournant inattendu pour les jeunes filles avec, en avril, le passage à Chalon-sur-Saône du pape Pie VII revenant du sacre de Napoléon à Paris. Les quatre jeunes filles reçoivent sa bénédiction et Anne présentée par Mgr de Fontanges, l’évêque d’Autun, des encouragements pour son œuvre en projet 2. De plus, elle sait maintenant qu’il devient possible d’obtenir la reconnaissance des autorités civiles grâce au décret du 20 juin 1804. En 1806, Mgr Imberties, successeur de Mgr de Fontanges, décédé, appuie auprès du ministre des Cultes, Portalis, la demande d’autorisation légale. Le 12 décembre, au quartier impérial de Posen (Poznan en polonais), Napoléon signe le décret qui autorise provisoirement « l’association religieuse formée dans le diocèse d’Autun, sous le nom de Société de Saint-Joseph, et qui a pour but de former les enfants des deux sexes de la classe indigente au travail, aux bonnes mœurs et aux vertus chrétiennes ». Le 12 mai 1807, en présence de Mgr Imberties, les quatre sœurs Javouhey et cinq autres jeunes filles font profession lors d’une cérémonie d’autant plus émouvante qu’il n’y en avait pas eu de ce genre depuis très longtemps3. Claudine n’a que dix-sept ans et prend le nom de sœur Rosalie. MarieFrançoise devient sœur Marie-Joseph et Pierrette sœur Marie-Thérèse.
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Elle tente plusieurs expériences sans lendemains : créations de petites écoles éphémères faute d’argent, passage chez les sœurs de la Charité de Besançon en octobre 1800, puis, en 1803, à la Trappe de la Valsainte en Suisse dont le fondateur Dom de Lestrange gardera un contact épistolaire avec la jeune fille pendant plusieurs années. Elle adoptera sa devise : « La sainte volonté de Dieu ». Anne ouvre une école gratuite pour les filles pauvres en 1803 à Souvans près de Dole et y connaît de grandes difficultés matérielles ; elle rejoint Choisey où la petite Claudine obtient enfin l’autorisation de ses parents de l’y rejoindre. 2 Après une visite à Mgr de Fontanges et des contacts avec des ecclésiastiques de Chalon, le 18 octobre 1805, Anne Javouhey s’installe à Chalon avec sa seconde sœur, Pierrette ; Marie-Françoise et Claudine les rejoignent un peu plus tard et elles développent une école gratuite pour les filles pauvres, avec école payante pour les familles plus aisées ; leur frère Pierre prend en charge une école pour les garçons… Un rapport lu au conseil municipal de Chalon, le 6 juillet 1806, est particulièrement élogieux. 3 Cf. Annales historiques de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny par une religieuse de la même congrégation. Solesmes, Imprimerie Saint-Pierre, 1890, 796 p. Cet ouvrage fut confectionné par sœur Léontine Fontaine après de nombreuses recherches auprès du ministère des Colonies, des personnes qui ont connu la fondatrice ; elle-même a connu Anne-Marie Javouhey personnellement et collecté témoignages, correspondances
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Anne prend le nom d’Anne-Marie4. La solidarité familiale donne une force particulière à la nouvelle et modeste Société de Saint-Joseph. Leur père, Balthazar Javouhey, après avoir accepté difficilement leur vocation, aide financièrement et matériellement ses filles dans les années difficiles, avec une grande générosité5. En 1812, alors que les sœurs doivent abandonner leur logement à Autun, il achète l’ancien couvent des Récollets à Cluny le 29 mai et en fait donation à ses quatre filles. La Société de Saint-Joseph en fait sa maison-mère et l’ajout de Cluny à son patronyme la distingue maintenant des autres congrégations de Saint-Joseph. Mère Rosalie assume progressivement des responsabilités croissantes. À la fin de 1812, elle remplace à Chalon Mère Marie-Thérèse partie pour Cluny. En 1818, elle se trouve à Villeneuve-Saint-Georges où avait été créée une maison pour les personnes âgées. C’est de là qu’elle partira pour Paris où la fondatrice l’attend et elles rejoindront à Rochefort les sœurs partant pour le Sénégal6. En 1817, alors que les effectifs de la Société sont encore bien faibles, sollicitée par le ministre de la Marine, Mère Javouhey accepte d’envoyer des religieuses à l’île Bourbon7 comme enseignantes, sous la direction de mère Marie-Joseph Varin, les lançant dans l’inconnu. Depuis le début de l’année 1818, en fait déjà en 1817, plusieurs courriers attestent que le ministre de la Marine, très satisfait des sœurs de Bourbon, demande à la congrégation d’autres sœurs pour le Sénégal : « ces dames de toutes sortes (famille, clergé, administration). Ces recherches ont été demandées et encouragées par mère Rosalie Javouhey après le décès de la fondatrice. 4 Voir la monumentale thèse de Pascale Cornuel, Une utopie chrétienne – Mère Javouhey (1779-1851), fondatrice de Mana, Guyane française, Université de Lyon II, 2012. 5 Sœur Léontine Fontaine rapporte dans les Annales historiques (p. 65), que lors de son bref séjour à Souvant, Anne se trouvant complètement démunie pour nourrir les enfants recueillis, après avoir prié seule sans résultat, et recommençant avec les enfants et la jeune fille qui l’aidait, elle trouva à la porte de l’église son père et son frère descendant d’une voiture chargée de provisions. 6 G. Lecuir-Nemo, « Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, Le premier départ pour le Sénégal », in C. Paisant (dir.), La mission au féminin…, op. cit., p. 57-67. 7 L’île Bourbon, La Réunion actuelle, fut successivement portugaise, hollandaise, anglaise et en 1638 elle est prise par les Français qui lui donnent ce nom de Bourbon en hommage à la monarchie de l’époque. Son nom a changé plusieurs fois : gérée par la Compagnie des Indes jusqu’au xviiie siècle, elle devient en 1793 l’île de La Réunion, puis île de France avec Napoléon et même île Bonaparte en 1806 ; elle est sous domination britannique jusqu’en 1814, avant de redevenir île Bourbon avec la Restauration ; en 1848, elle retrouve définitivement le nom actuel. Les sœurs de Saint-Paul de Chartres y étaient hospitalières avant la Révolution de 1789 et devaient en principe y reprendre leurs fonctions, malgré le tarissement des vocations pendant la période révolutionnaire.
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pourraient se charger à la fois du soin des malades et de l’enseignement mutuel des enfants. Le trajet d’ici au Sénégal est court et l’on reçoit aisément des nouvelles8 . » Mère Anne-Marie Javouhey, qui avait dû renoncer à partir pour l’île Bourbon, avait projeté d’y aller elle-même : « Je dois partir dans deux mois pour conduire des sœurs au Sénégal et à Gorée. C’est une petite traversée de quinze à vingt jours […]. On dit que c’est un mauvais pays, c’est pourquoi je dois y aller et voir par moi-même9 ». Elle est obligée d’y renoncer en raison des démarches indispensables à la reconnaissance de la nouvelle orientation de la congrégation appelée à s’occuper des malades alors qu’elle avait jusque-là pour seule vocation de s’occuper des enfants et de les instruire. C’est ainsi qu’elle confie à sa plus jeune sœur la mission de conduire les sœurs dans ce pays inconnu et attend d’elle qu’elle lui donne tous les renseignements utiles pour « faire le bien ». Mère Rosalie n’a que 28 ans et ses six compagnes, plus jeunes encore, n’ont que peu d’expérience. Dès le xviie siècle, des religieuses d’ordres plus anciens étaient parties pour les îles ou pour le Canada, telles les sœurs de Saint-Paul de Chartres ou les Ursulines, comme hospitalières ou enseignantes. Mais c’est la première fois que des religieuses s’apprêtent à toucher le sol africain. Mère Rosalie écrit beaucoup dans la très longue attente du départ à Rochefort et pendant le voyage lui-même, donnant de nombreux détails pittoresques sur les conditions de ce voyage, la vie à bord, le mal de mer, jusqu’aux attentions que l’on a pour elles. Elles embarquent avec le gouverneur, Julien Schmaltz, sa famille, ainsi qu’une foule de personnes qui partent dans le cadre de la reprise en main de cette ancienne possession française perdue pendant la Révolution française et l’Empire10. À son arrivée à Saint-Louis du Sénégal, Mère Rosalie décrit avec humour et vivacité sa surprise et celle de ses compagnes devant tout ce 8
A. C. St J. C., Paris, 5A Sen 1. 1, Lainé, ministre secrétaire d’État au département de l’Intérieur à Mme la supérieure générale des sœurs de St Joseph de Cluny, Paris, 26 septembre 1817. 9 Mère Anne-Marie Javouhey à sœur Marie-Joseph Varin à Bourbon, Brest, 21 mai 1818, l. 35, t. I, 1798-1833, dans Anne-Marie Javouhey, Correspondance, 1798-1851, 4 t., Les Éditions du Cerf, Paris, 1994. 10 Julien Schmaltz, né à Lorient en 1769, a eu une carrière atypique avant de devenir, le 15 avril 1816, « Commandant et administrateur pour le Roi du Sénégal et dépendances », le Sénégal ayant été rendu à la France par les traités de Paris en 1815 après une longue période sous contrôle anglais. Mais la difficile restitution du Sénégal par les Anglais et le naufrage de la Méduse où Schmaltz avait embarqué le 17 juin 1816 l’empêchent de remplir sa mission ; ayant tout perdu, arrivé en canot devant Saint-Louis, il se heurte au refus du représentant britannique et rejoint Gorée avec les rescapés ;
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qu’elles voient : le débarquement avec le passage de la barre en pirogue, l’île sableuse, les maisons, leur logement, les habitants… Rien ne ressemble à leurs lectures…11 Très vite, elles sont à la tâche : l’école cède le pas à l’hôpital, faute d’élèves en nombre suffisant mais surtout parce que les malades sont de plus en plus nombreux. La chaleur intense de l’hivernage remplace rapidement le climat frais de leur arrivée. Le découragement les gagne parfois devant les décès par maladie de jeunes soldats, le départ prématuré du préfet apostolique, le courrier qui n’arrive pas et accroît le sentiment de se sentir abandonnées12. L’année suivante, ce sentiment s’accentue avec surtout l’absence de prêtre, mais aussi par les mesures d’économie prises qui rendent le travail plus difficile pour les religieuses, enfin par le départ du gouverneur Schmaltz qui avait été un soutien pour elles. Il semble que leur état de santé
après avoir reçu l’hospitalité de Mokhtar Diop, roi des Lébou, sur la Grande terre, actuelle presqu’île du Cap-Vert en face de l’île de Gorée, il finira par entrer dans SaintLouis du Sénégal le 25 janvier 1817 après de longs pourparlers franco-britanniques. Il a pour mission, afin de compenser les effets de l’abolition de la traite exigée par les Anglais, de relancer le commerce de la gomme, d’étudier les ressources agricoles et d’organiser des explorations vers le Bambouk et le Boundou situés au sud-est du Sénégal, et susceptibles de richesses minières (or). Il revient en France en janvier 1818, pour proposer son plan de colonisation ; une fois celui-ci accepté, les préparatifs sont très longs et le départ n’aura lieu qu’en 1819. En raison des problèmes politiques et des conflits dans la vallée du Fleuve, le gouvernement de Schmaltz est fortement contesté et il est rappelé en juillet 1820. 11 G. Lecuir-Nemo, « Saint-Louis du Sénégal en 1819. Premiers regards d’une religieuse sur l’Afrique », et « Hospitalières en 1819. Les tâches des religieuses à l’hôpital de la Marine de Saint-Louis du Sénégal », dans C. Paisant (dir.), La mission au féminin…, op. cit., p. 127-140. 12 Déjà, le préfet apostolique envoyé par la Congrégation de la Propagande, l’abbé Giudicelli arrivé en 1817, ne trouvant ni église ni logement, ni compréhension du gouverneur, repart dès 1818. Un nouveau préfet apostolique, l’abbé Terrasse et l’abbé Tabaudo destiné à être le curé de Gorée font partie de l’expédition qui transporte vers Saint-Louis du Sénégal le gouverneur, les soldats, les savants, les agriculteurs… et les religieuses. En arrivant à Saint-Louis, l’abbé Terrasse n’ayant pas de logement, les sœurs dont on prend le plus grand soin l’hébergent dans leur maison ; il n’y a plus d’église : une autre pièce devient la chapelle. Le préfet apostolique, lassé du peu de considération qu’il reçoit du Gouverneur, quitte à son tour Saint-Louis, deux mois après son arrivée, en jetant l’Interdit sur la ville, c’est-à-dire l’interdiction des sacrements et du culte (sorte d’excommunication), au grand désespoir de mère Rosalie et de ses compagnes. Mère Rosalie écrit à la fondatrice pour lui demander d’intervenir auprès du supérieur du Saint-Esprit : « la circonstance presse, nous ne sommes pas des anges ; rappelez-nous promptement si vous ne prévoyez pas d’autre moyen ».
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se dégrade et que certaines d’entre elles ne veulent plus rester. Les caractères se dévoilent : disputes, jalousie, désaccords troublent la communauté… Dès la mi-juin 1819, Mère Rosalie faisait le portrait de ce que doit être une bonne religieuse dans les colonies : Il ne faudrait ici, comme partout ailleurs, que de bonnes religieuses et toutes dévouées à leur état… Tâchez de nous former des religieuses bien humbles, bien douces, de ces heureux caractères enfin qui savent être heureux partout en faisant le bonheur des communautés qui les possèdent13. Les trois lettres proposées ici sont écrites pendant cette période de découragement de Mère Rosalie : elle y exprime les difficultés qu’elle ressent à cette époque. Elles sont rédigées sur un temps très court, entre les derniers jours du mois d’août et la mi-octobre. Les deux premières, destinées à la supérieure générale, sont très concrètes et vont droit au but. La troisième est adressée à Ambroise, sœur Clotilde Javouhey, fille de son frère aîné Étienne Javouhey ; elles ont presque le même âge et sont très proches comme le montre leur correspondance : le ton de Mère Rosalie est plus libre avec sa nièce ; elle plaisante facilement ou n’hésite pas à épancher son cœur. Mère Rosalie exprime plusieurs fois clairement le problème posé par l’éloignement et l’irrégularité du courrier comme ici : Jusqu’à ce que j’ai‹e› reçu de ta complaisance une lettre qui réponde à toutes les miennes en nommant seulement par date celles que tu as reçues et celles qu’a reçues ma chère Mère, j’écrirai sans goût et sans plaisir, étant obligée de répéter toujours la même chose. C’est parler dans le désert que d’écrire sans réponse. Je ne sais qui me trompe, du temps ou de l’impatience, c’est bien long, quand je t’écris et que je crois te parler, d’attendre sept à huit mois que tu me répondes, quelle conversation, grand Dieu ! C’est pourtant la nôtre, bonne amie…14 Mère Rosalie est consciente de ses lacunes, de ses faiblesses et les reconnaît, mais la situation était inédite et elle a fait front avec courage ; le retour d’un préfet apostolique le 1er novembre 1820 avec deux nouvelles sœurs redonne confiance à la communauté. Celles qui demandaient à ren13
A. C. St J. C., 3A M. Ros. 27, Mère Rosalie à la fondatrice, Saint-Louis, le 23 juin
1819. 14 A. C. St J. C., 3A M. Ros. 38, Mère Rosalie à Mère Clotilde, Saint-Louis, 15 janvier 1820.
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trer en France sont parties, celles qui arrivent sont dévouées mais de faible santé. L’abandon de l’école des filles qui devait pourtant fonctionner sporadiquement pendant la bonne saison permet d’utiliser la salle de classe comme chapelle15. Elle demande un peu plus tard à la fondatrice d’envoyer « de bonnes sœurs, bien fortes de corps et d’esprit, j’entends de l’esprit religieux » ; elle donne d’ailleurs l’exemple de deux de ses compagnes dont le seul défaut est une santé chancelante et celui des anciennes dont l’état se dégrade rapidement. La perspective d’une visite de Mère Javouhey elle-même restaure un peu son courage, mais elle y voit également un intérêt pour la congrégation ; elle écrit : Ma chère mère nous promet de venir nous voir au mois d’octobre, ce qui nous réjouit beaucoup, il est bon qu’elle voie par elle-même ce que c’est que colonie, voyage de mer, etc., tout ce qui s’ensuit16 . Mère Rosalie de son côté a mûri, elle a su surmonter sa timidité naturelle, affronter les difficultés, prendre les décisions indispensables sans l’aide de sa sœur aînée ni d’un supérieur ecclésiastique. Cette première expérience au Sénégal a consolidé sa vocation religieuse. Ses compagnes sont, pour la plupart, restées jusqu’au bout, soignant les malades, accompagnant les mourants et craignant toujours de mourir elles-mêmes sans sacrements, pendant cette longue période de l’Interdit. Mère Anne-Marie Javouhey n’arrivera qu’en février 1822 ; mais elle a pu par cette correspondance prendre conscience des problèmes auxquels les sœurs ont été confrontées, anticiper les mesures à prendre et, une fois arrivée au Sénégal, elle va rapidement par sa vision globale, son énergie et sa volonté de travailler au bien de tous, donner une autre dimension à la congrégation17. À son retour en France, Mère Rosalie va pouvoir se ressourcer spirituellement. Elle compte bien revenir au Sénégal, mais elle va être appelée à d’autres fonctions et n’y retournera jamais, à son grand regret ; après une 15 A. C. St J. C., 3A M. Ros. 25, Mère Rosalie à la fondatrice, Saint-Louis, le 17 mai 1819. Le départ pour le Sénégal avait donné lieu à l’embarquement d’un important matériel de livres, de tables et de bancs, puis dans un nouvel arrivage d’autres livres, de dictionnaires, de tableaux, de matériel à broder, à dessiner, etc. 16 A. C. St J. C., 3A M. Ros. 69, Mère Rosalie à Mère Clotilde, Saint-Louis, le 18 juillet 1821. 17 G. Lecuir-Nemo, Femmes et vocation missionnaire. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion, thèse de doctorat, 2 t., Paris I, 1995, Presses universitaires du septentrion, 1997. En ce qui concerne mère Rosalie Javouhey, voir Partie I, chapitre II, p. 60-121. Cf. aussi G. Lecuir-
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retraite particulièrement marquante, elle devient itinérante, visite les différentes communautés de France, accompagne jusqu’au port d’embarquement les sœurs qui partent et, ainsi, maintient le lien nécessaire à la survie de la congrégation, surtout en l’absence de la fondatrice. Elle est pour un temps supérieure de l’Asile de la Providence à Paris. En 1824, elle part pour une nouvelle obédience, l’île Bourbon, et elle devra y affronter des difficultés autrement plus grandes, puisqu’il s’agira d’un schisme au sein de la communauté de l’île. Ses qualités humaines et religieuses lui permettront de surmonter ces nouvelles épreuves et de consolider la présence de la congrégation à Bourbon ; de là elle ira fonder la première communauté en Inde. Elle quitte Bourbon en septembre 1839 et devient supérieure de Cluny à la mort de sa sœur, Mère Marie-Thérèse. En 1851, à la mort de la fondatrice, elle est appelée à lui succéder à la tête de la congrégation désemparée par la disparition de celle-ci (ill. 1). Mère Rosalie réalisera son projet d’aller à Rome et obtiendra du pape Pie IX l’approbation de la congrégation le 8 février 1854. Elle saura rassembler les nombreuses et diverses communautés tout en réorganisant l’ensemble par la mise en place progressive
Fig. 3 : Saint-Louis du Sénégal, La France pittoresque, 1835 Nemo, Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny (17791851), Karthala, Paris, 2001.
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d’une véritable administration ; la création des Archives et la rédaction des Annales de la congrégation par sœur Léontine Fontaine contribuent à faire le lien entre le passé et le présent tout en gardant l’esprit missionnaire de la fondatrice.
Mère Rosalie Javouhey à la Supérieure générale Sénégal, île St Louis, le 30 août 1820 – n° 3118. Ma très chère mère Vous ne vous plaindrez pas de moi, pour le coup mes lettres vous arrivent quatre à quatre, tandis que les vôtres sont toujours bien rares, et bien courtes. C’est une privation à laquelle je ne m’accoutumerais jamais, Ambroise vous fera lire sa lettre du 25 août et mademoiselle Schmaltz vous remettra celle du 29 ou n° 30 chargée d’un billet de cinq cent francs dont l’emploi est destiné à nous acheter des couverts en argent si vous le voulez bien. Ce sont les étrennes que je voudrais donner à la communauté qui en a un véritable besoin pour la propreté19. Vous êtes maintenant au fait des moyens pour nous faire parvenir votre commission. Je vous adresse tous ceux qui s’en vont avec l’intention de revenir, et puis monsieur le Gouverneur pourrait bien vous procurer une occasion sûre. J’ai été chez le payeur aujourd’hui pour toucher quelque chose qui nous était du, il m’a félicité de l’augmentation qui nous est promise et dont il m’a donné la première nouvelle. Je ne sais pas s’il l’a rêvé ou si véritablement on a l’idée et le projet de nous traiter plus avantageusement ; ce que je sais, c’est que nous ne nous sommes jamais plaintes et que nous
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A. C. St J. C., 3A M. Ros. 50. Mère Rosalie numérote ses lettres ce qui permettait au destinataire de savoir si elles arrivaient et la durée du voyage ; le temps pouvait être très long. Mère Rosalie comme beaucoup confiait le courrier aux marins, aux gens de passage ou à ceux qui partaient « pour France ». La numérotation donnée en référence des archives est différente car elle inclut des courriers antérieurs. 19 Cette demande répétée de couverts en argent surprend au premier abord ; ce n’était pourtant pas un luxe, les autres métaux que l’argent ne résistant pas au climat et à l’air marin. La demande fut prise en compte par le ministère l’année suivante : A. C. St J. C., Paris, 5A A2.1, pièce n° 5. Ministre de la Marine et des Colonies, signée baron Portal, à la fondatrice, Paris, le 14 mars 1821, annonçant l’envoi « de 12 couverts d’argent et de 3 cuillers de service », ainsi que d’ardoises et de crayons. Par ailleurs, après le retour de Schmaltz pour la France, sa femme et sa fille vont rester en relation amicale avec mère Anne-Marie Javouhey qu’elles connaissaient déjà.
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n’avons rien demandé. Si cela vient nous le recevrons comme un bienfait, et si cela manque cela nous est égal. Je voudrais seulement qu’on pensât à augmenter monsieur Tabaudo, comme on a fait à tous les autres employés qui ont du train de maison et d’entretien à faire ; il ne se plaint à personne et personne ne pense à lui20. Vous seriez bien aimable si de concert avec monsieur Bertou [sic], vous lui obteniez quelque indemnité21. Les dépenses sont ici bien plus considérables qu’à Paris, je vois bien que malgré son économie et l’ordre de sa maison il dépense tout. On ne lui a même pas accordé la ration du nègre qui le sert à l’autel et pour sa chambre, c’est une bagatelle qui lui est promise depuis son arrivée et qui cependant n’a pas encore eu d’effet. Ce nègre il le tient de la générosité d’un habitant de Gorée, autrement il aurait fallu le tenir à son train de gages. Cela me fait de la peine, je trouve que nous sommes mieux traitées avec nos six cents francs, et n’ayant aucune dépense à faire que lui avec ses deux mille francs et tous les charges d’une maison. Faites pour lui ce que l’on veut faire pour nous ; ce sera toujours nous rendre un grand service puisque vous lui faciliterez le moyen de rester plus long-tems [sic]. Si le sort des prêtres ici, n’est pas amélioré, ils ne resteront jamais. Cela n’est pas possible, tout autre que monsieur Tabaudo n’y serait déjà plus. – Il faut enfin vous tranquilliser sur nos consciences, nous avons rempli le devoir pascal dimanche 27 août. Ce jour doit faire époque dans notre histoire, nous y avons gouté des consolations solides et réelles, je ne l’oublierai jamais. La chapelle est toujours chez nous, on ne changera pas avant l’arrivée du préfet apostolique qu’on attend sur l’Infatigable. Nous aimerions 20
L’abbé Tabaudo, curé de Gorée, était venu en avril 1819 soutenir les sœurs, mais ne pouvait braver l’Interdit et il repartit en juin. Les sœurs ne pourront assister à la messe qu’une fois : celle-ci fut dite par un prêtre de passage, sur le bateau en dehors des eaux de Saint-Louis et sans recevoir les sacrements. Quand mère Rosalie écrit cette lettre à sa sœur, celle-ci a enfin obtenu de la Propagande la levée de l’Interdit. Le curé de Gorée tarde à venir, faute d’être rassuré sur le coût du voyage ; il voudrait être plus considéré par les autorités. Après avoir apporté soutien et réconfort aux malades et aux mourants, aux fidèles, il rejoint sa cure de Gorée début octobre, laissant de nouveau Saint-Louis sans prêtre. 21 M. Bertout, était le supérieur du séminaire du Saint-Esprit ; il avait obtenu en 1805 le rétablissement de cette congrégation fondée par Poullart des Places en 1703 afin de former des prêtres pour les colonies. Le recrutement tari pendant la Révolution restait encore très difficile à cette époque.
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bien garder M. Tabaudo jusqu’à ce qu’il soit ici, mais nous aurons bien de la peine, il aime beaucoup mieux Gorée, et puis il est strict sur les ordres qu’il a reçus pour St Louis ; il y a trois semaines qu’il est ici, et voilà quinze malades qui ont profité de son ministère, dont douze sont déjà morts, en bons chrétiens. C’est une bien grande ressource que la religion pour nous faire supporter les peines de la vie et surtout celles de la mort. Combien encore doivent succomber dans cette mauvaise saison qui lui devront leur salut, s’il consent à rester. Nous avons été édifiées de la piété du Commandant de La Conchoise22. La veille de son départ, il est venu trouver monsieur le curé, il s’est confessé et a communié dans notre chapelle avec une dévotion d’autant plus admirable qu’elle est plus rare dans un jeune homme de vingt-huit ou trente ans, et un marin, cela m’a fait un bien que je ne puis rendre. Me voilà encore à la fin de celle-ci sans avoir rien dit à personne. Faites donc pour moi des amitiés et compliments à toute la maison et agréez vous-même l’hommage de tous mes sentiments. Sr Rosalie Mère Rosalie ajoute au verso de cette lettre une liste de commission :
Dans la crainte que vous ne perdiez la mémoire des choses que je vous ai demandées en différentes occasions et que je [n’ai] pas encore reçues je vais vous les rappeler ici en les nommant : Pour la classe : des crayons pour ardoises Des cantiques St Sulpice [sic] La fervente novice ou Agnès de St Amour Des aiguilles à coudre ou à tricoter Un assortiment de tresse, de ganse et de soie noire Pour les Sœurs Éléonore et Cécile, de grands souliers Au moins deux ou trois chapeaux de paille pour celles qui soignent le linge étendu Sur toute [sic] chose les pommes du jardin de Libourne et les couverts d’argent.
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Souligné dans le texte.
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Je regrette de vous occasionner tant de dépenses et d’ennuis il me semble que vous pourriez aisément obtenir du gouvernement tout ce qui regarde la classe. Allons adieu encore une fois, j’oublie que vous êtes dans la compagnie de M. Lafosse et que je vous prive de son entretien, car il m’a promis vous remettre cette lettre. Quand est-ce que j’en aurai réponse, il faut dormir là-dessus cinq à six mois avant que rien ne revienne, c’est bien triste et bien dur mais telle est la Volonté de Dieu. Qu’elle soit donc faite à jamais.
Mère Rosalie Javouhey à la Supérieure générale Sénégal, île Saint-Louis, le 5. 7bre 1820 – n° 3223 Ma très chère Mère Je n’aime pas lire au commencement d’une lettre une phrase précipitée et tranchante où l’on me dit ces deux malheureux mots je suis pressée24. C’est pourtant souvent notre antienne entre nous deux. J’allais m’en servir, de plein droit, car je n’ai qu’une heure à disposer, mais la réflexion m’a retenue. Causons donc comme si cette heure devait durer toute la journée. Dites-moi d’abord des nouvelles de tous les voyageurs qui nous ont quittées depuis deux mois ; mon frère estil arrivé25? Je le demande à tout le monde, et point de réponse. La quarantaine est finie pour lui, nous l’avons recommencée, pour Mr le gouverneur et sa famille, nous prions de si bon cœur que j’espère que le bon Dieu nous exaucera pour le bonheur des personnes à qui nous avons des obligations. Monsieur Lafosse est certainement du nombre ; 23
A. C. St J. C., 3A M. Ros. 51. Souligné dans le texte. 25 Mère Javouhey avait obtenu du ministre que son frère Pierre Javouhey parte également pour le Sénégal avec sans doute mission de veiller sur leur sœur et ses compagnes. Au 1er janvier 1819, il part avec les religieuses sur le Tarn avec passage et nourriture payés. Son voyage se fait dans des conditions plus difficiles que pour sa sœur ; il est ensuite employé officiellement en tant que « garde des bureaux des entrées » ; il assure les fonctions d’un économe et touche six cents francs et la ration (lettre de Mère Rosalie à la fondatrice du 23 juin 1819). En 1820, la situation financière de la colonie se dégrade et Pierre Javouhey est congédié en juin, la réforme de l’hôpital rendant son poste inutile ; mère Rosalie est d’autant plus peinée de ce départ qu’elle l’interprète comme un désaveu de son propre travail à l’hôpital. Pierre Javouhey se maria et suivra plus tard avec sa famille la fondatrice à Mana en Guyane. 24
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je vous ai envoyé par cette occasion le second billet de la somme de cinq cents francs que nous destinons à une petite recherche de propreté plutôt que de luxe, je veux dire de nous avoir des couverts d’argent comme permis et promis aussitôt que nos moyens nous le permettraient ; je le laisse pourtant à votre disponibilité ; mes sœurs ignorent cet envoyé [sic], je veux les surprendre par de jolies étrennes. Il n’est point arrivé de navire depuis un mois, ainsi les nouvelles sont les mêmes, l’on attend de jour en jour l’Infatigable qui doit apporter le nouveau préfet apostolique ; nous tacherons de garder Mr Tabaudo jusqu’à ce qu’il arrive. Ce n’est pas sans besoin, il ne fait le jour et la nuit qu’administrer des malades et enterrer nos morts. Voilà le troisième aujourd’hui ; peu de jours qu’il n’en échappe quelqu’un à nos soins. Il y a aussi beaucoup de malades en ville. Mr Froideveau, la bonne et la petite ont été tous les trois en danger ; la bonne n’est pas bien encore, mes sœurs se sont prêtées pour les veiller depuis trois jours26. Madame Froideveau est bien fatiguée, si cela continue, elle y succombera aussi. On ouvre un troisième hôpital pour les convalescents demain, mais je ne sais guère avec quoi nous le garnirons ; il ne nous reste plus ni meubles, ni linge, ni ustensiles dans les magasins, pas même en ville ; les ouvriers sont la plupart eux-mêmes malades, ce va être l’hôtel de la misère. Et puis, pas une sœur à pouvoir détacher d’un emploi moins essentiel pour y mettre, elles en ont déjà plus qu’elles n’en peuvent faire. Je pense une chose, je vais demander un cuisinier et la pauvre sœur Ursule se reposera par de nouvelles fatigues, moins brûlantes à l’hôtel de la misère. Moi, je tiendrai la main à la cuisine. Une autrefois [sic] je vous dirai si cette première idée a eu lieu. On a donné hier un grand repas chez Monsieur de la Rozière chef des douanes ; le commandant nouveau y était et tous les chefs, au moins un grand nombre27. La première santé a été portée à Monsieur Schmaltz et sa famille, au bonheur de laquelle toute la table a fait des vœux et des souhaits vraiment touchants. Mr Tabaudo 26 M. Froideveau, l’intendant ou commissaire, était venu avec sa femme et sa fille, fait très rare à cette époque. Le 11 septembre 1820, mère Rosalie évoque avec émotion le décès récent de cette petite fille et les soins funèbres qu’elle lui a donnés. 27 Il s’agit du remplaçant de Schmaltz, Lecoupé (ou Le Coupé) arrivé avec des consignes très strictes d’économie et de pacification ne restera qu’un an au Sénégal, après avoir signé un traité avec les Trarzas et Braknas (Maures de la rive droite du fleuve Sénégal).
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et mon cousin qui y étaient me l’ont répété, cela m’a fait plaisir et je vous en fais part 28. Mr Roger est retourné à Dagana pour quelques tems [sic], il s’est toujours bien porté, je ne veux pas vous répéter la kirielle [sic] des commissions dont toutes mes lettres ‹sont› chargées, je ne doute pas qu’elles ne vous parviennent et encore moins du zèle et de la bonne volonté que vous mettez pour tout ce qui nous fait plaisir29. Je vous prie seulement de toujours faire part de mes lettres à ma bonne sœur Marie-Joseph et à Ambroise quand je ne leur écris pas ; mon souvenir et mes amitiés à toutes mes sœurs et aux bonnes dames qui pensent quelquefois à moi. Voilà l’heure et le papier qui expire à la fois. Adieu, respect de toute ma communauté. Sr Rosalie
Lettre de Mère Rosalie Javouhey à sa nièce À Madame Clotilde Javouhey30 Religieuse de St Joseph Hôtel Dieu À Beauvais département de l’Oise Sénégal, île St Louis, le 12 8bre 1820 – faisant suite au n° 3331 Ma bonne amie, J’ai reçu tes lettres du 8 et du 27 juillet par la même occasion, au moment où je finissais une lettre pour ma chère Mère ; je n’eus que le temps de lui donner avis de cette heureuse surprise pour excuses des plaintes amères dont le commencement de ma lettre était encore
28 Son cousin, André Boissard, arrivé le 31 juillet 1819 pour être à la disposition de Roger, regrette au départ sa venue à la demande de mère Anne-Marie Javouhey. À partir de 1820, il participe activement au plan de colonisation de la région de Dagana, mis en place par Roger, qui l’apprécie beaucoup. Il meurt en 1825 à Dagana. 29 Jacques François Roger est arrivé en avril 1819 à Saint-Louis, avec comme mission de s’occuper de l’Habitation du Roi (à créer) et du développement des cultures dans la vallée du Fleuve. Mère Rosalie qui le connaissait trouve en lui un soutien constant, pendant son séjour. Il devient gouverneur après le départ de Lecoupé. 30 Il s’agit de sa nièce Ambroise devenue religieuse également sous le nom de sœur Clotilde ; elle se trouve donc à l’Hôtel Dieu de Beauvais qui avait été concédé par le Ministre à la congrégation pour y former les sœurs comme hospitalières. 31 A. C. St J. C., 3A M. Ros. 53. Cette lettre a donc le n° 34 pour mère Rosalie.
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chargé. Cette lettre est le n° trente trois [sic]32 ; je doute qu’elle ait été réellement emportée par le bâtiment qui est parti le 6. 8bre qui se nomme La belle rose : beaucoup sont restées dans le sac, je la crois du nombre ; si cela est, elle n’arrivera qu’avec celle-ci. Je me prend à bonne heure pour écrire afin de n’être pas pressée, cette fois j’ai au moins huit jours devant moi. Tu sauras que c’est encore La Bonne Emma ou Mr Valentin qui en sera bien chargé. C’est lui qui m’a apporté tes dernières lettres, son occasion est très sure et très active. Je t’engage de nouveau à en profiter, toujours à Bordeaux. J’aurai au moins dans trois ou quatre mois la réponse de ce que je vais t’écrire. C’est bien long mais dans notre éloignement je ne vois rien de plus rapproché. Je tâche de me faire une raison de cette nécessité ; elle ne sera pas sans mérite. Je n’oublie pas, ma bonne, que c’est une réponse que je te fais et une double réponse puisque je tiens deux de tes lettres ; je commence par te remercier des nouvelles satisfaisantes que tu me donnes de notre chère famille ; mon papa n’avait pas été à Cluni [sic] depuis moi, ma sœur me l’a écrit aussi : tu m’observes que depuis il ne s’arrête plus à Chalon, où il ne trouve plus sa fille chérie, sa Binjamine [sic], tu as raison, ma chère, de me donner tous ces titres à sa tendresse ; ils sont dans mon cœur, comme dans le tien, pour lui et pour maman. Mes sœurs ont eu le bonheur de les voir ; c’est bientôt à ton tour, puisse ma lettre arriver à tems [sic], pour me remplacer dans la douce réunion des vacances, où je ne puis être que par mes sentiments ! Tu en seras l’interprète. Et puis, mon frère est là, c’est un autre moi-même, je me repose sur vous de tout. L’idée d’une maison de retraite à Chamblanc est vraiment trop douce, comme elle va enchanter mon frère ! Je veux qu’il y ait une terrasse qui nous rappelle St Louis, nous y mettrons quelques pots de fleurs et deux caisses d’orangers que je prendrai à Ténérif [sic]33. Oh, mon Dieu, le beau projet ! Allons, allons, ma bonne, vieillissons bien vite pour aller nous reposer et faire de notre berceau un petit couvent qui servira de tombeau pour nous réunir tous. L’assurance d’y avoir la première place me rendrait particulièrement
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En toutes lettres dans le texte. Cette lettre n’est sans doute jamais arrivée ou a été perdue car elle n’est pas comptabilisée aux Archives de la congrégation. 33 Mère Rosalie avait fait, comme tout voyageur vers l’Afrique à l’époque, escale à Ténériffe, île principale des Canaries et en avait été éblouie. Chamblanc en Côte d’Or héberge la maison de la famille Javouhey.
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heureuse ! Je vois fuir les années avec plaisir. Sais-tu que j’en ai compté trente pour le mois dernier. Ma chère mère me disait toujours : « quand vous aurez trente ans, vous verrez, vous comprendrez » ; eh mon Dieu, c’est la même chose, je n’ai rien acquis que près de deux ans d’Afrique qui, j’espère, en valent bien dix en France ; encore autant, et j’aurai le droit d’aînesse plus légitimement que Jacob… La mauvaise saison avance, nous nous portons toutes très bien ; ainsi, nous échapperons encore celle-ci sans tribut, nous le payons de notre peine et de nos soins à l’hôpital ; car c’est une vraie galère. On ne se fait pas une idée de l’ouvrage que nous avons, et depuis toutes les réductions qu’a fait M. Le Coupé, le service est mille fois plus pénible : il a diminué les hommes de peine en nombre et en traitement, on use de la plus sévère économie pour toutes les dépenses journalières34. Ô que je bénis le ciel de ce que mon frère n’y soit pour rien, ni moi non plus ; il est parti bien à propos, sa place nous aurait rendu beaucoup plus malheureux et plus suspect‹e› sous celui-ci. C’est un trait de providence qui a avancé la chose pour la rendre moins pénible ; je ne lui écris pas parce que je n’ai pas encore la nouvelle de son arrivée, ni son adresse ; mais fais-lui part de ceci, afin qu’il se trouve heureux de son sort : ses ennemis baissent bien l’oreille, le premier bâtiment de l’État doit emporter leurs trois chefs, savoir le commissaire, le contrôleur, et le fameux Letellier ; soumis à la nouvelle loi d’économie, il ne leur est pas même accordé de passage à bord de bâtiment marchand à cause des frais, ce qu’ils n’ont cependant pas refusé à mon frère. Voilà comme dans ce monde rien n’est perdu ! Le 13 à huit heures du soir Ma bonne amie, j’allais me coucher avec le regret de n’avoir pu te dire un mot de tout ce qui m’a tracassé aujourd’hui, quand après
34 L’officier de marine Lecoupé avait remplacé le gouverneur Schmaltz avec comme instructions du Ministre de faire des économies ; tout est bon pour cela : réductions de nourriture, suppression de médicaments ; les médicaments attendus n’arrivent qu’une fois l’hivernage fini et mère Rosalie déplore d’autant plus ce retard que l’hivernage a été très meurtrier. Elle écrit le 11 novembre : « il est arrivé beaucoup de choses pour la pharmacie, mais un peu tard, les remèdes ne feront pas ressusciter les morts. On a perdu beaucoup de monde, faute de drogue, surtout de quinquina… » ; le quinquina dont on tire la quinine devient le remède contre le paludisme (découverte en 1820 par Pelletier et Caventou).
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le miserere, j’ai fait semblant de rapporter quelques papiers à mon bureau, et me voici seule avec toi, beaucoup mieux que dans mon lit à repaître mon imagination du tableau de réforme, qui vient de m’être adressé par Mr le commandant et dont l’exécution doit commencer le 15. J’en suis effrayée et, peut-être témérairement car on ne le fait que pour un bien. Voici ce que c’est, tu sais déjà qu’on a réformé beaucoup de dépenses, et qu’on a coupé et retranché sur tout un peu ; aujourd’hui il s’agit de fixer le régime des malades pour les aliments légers, avec la même exactitude et la même sévérité qu’ils le sont pour le pain et le vin, qui ne leur sont donnés qu’au poids à la mesure à vérifier ; en sorte que celui qui auparavant, avec la demie, pouvait choisir sur la tablette, de plusieurs choses, et qu’on avait peine à satisfaire, est réduit aujourd’hui à n’avoir que d’une chose, et en moindre quantité ; s’il est aux œufs, il lui en revient deux, et si le malade est au quart, un seulement ; s’il est à la volaille pour la demie, le quart d’un poulet ordinaire, et pour le quart le huitième ; il en est de même pour le poisson. On porte le système d’économie jusque dans les apprêts de ces mets simples et invariables ; l’ordre est de donner les œufs à la coque, le poulet rôti et le poisson à la sauce, pour épargner le beurre. On supprime le thé qui se donnait le matin à presque tous les malades, cela consommait trop de cassonade, et par le même motif on ne doit édulcorer les tisanes que le moins possible : en sorte que ces pauvres malades vont être privés de toutes ces petites douceurs à la fois ; ils sont déjà bien méchants, ce sera bien autre chose, nos sœurs s’effraient pour faire de pareilles distributions et moi j’ai envie d’aller lire dans toutes les salles la grande pancarte de réforme signée d’abord du Conseil de santé qui file doux devant Mr Le Coupé et qui n’a fait tout cela que pour lui faire la cour ; ces messieurs étaient bien plus exigeants du bon monsieur Schmaltz. Comme cela les malades ne pourront pas s’en prendre aux sœurs, ce n’est pas nous qui faisons la loi. Oh, malgré tout cela, nous aurons toujours les premiers traits de leurs humeurs ; ma sœur Cécile, qui a les plus désagréables, s’attend bien à avoir quelques rations devant le nez. Me voilà un peu guérie de t’avoir conté ma peine, quand tu en feras la lecture, nous aurons pris l’habitude de tout cela, il n’en sera plus question ; il n’y a que le commencement qui est le plus redoutable, encore on s’accoutume peu à la privation ; les malades changent tous les jours, ainsi c’est toujours nouveau. J’aimerais bien 39
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savoir comment cela se pratique à Beauvais35 ! Si vous avez autant de comptes à rendre que j’en ai ici. C’est vraiment une confusion que le détail des États qu’on nous fait faire chaque mois, jour par jour ; je passe les trois quarts de la journée collée sur mes cahiers à calculer des entiers, des demies et des quarts de toute façon, je ne suis pas très gracieuse à certain moment, cela n’empêche pas cependant qu’on ne m’aborde facilement ; on ne sait pas le tort que me fait une distraction surtout quand j’en suis à certain point d’arithmétique ; aujourd’hui par exemple, on est venu m’annoncer l’arrivée de trois malades qui viennent de Dagana et rien de plus pressé de m’informer de l’état de santé de monsieur Roger qui a pris la fièvre aussi dans ce vilain Dagana ; la réponse a été favorable pour monsieur Roger, la fièvre l’a quitté et il vient à St Louis pour sa convalescence, on l’attend demain, je n’oublierai pas les recommandations pressantes de ma chère mère en pareil cas ; dis-lui que mes services et mes soins lui seront offerts et donnés comme à mon frère ; mais j’espère qu’il n’en aura pas besoin, sa dernière lettre ne nous annonce point un malade, mais un homme beaucoup contrarié. Tout s’est réuni cette année contre les plantations, d’abord la guerre, le défaut d’ouvriers, puis la mauvaise saison ; les eaux ont gâté depuis deux mois le peu qu’on avait fait dans six, en sorte que c’est toujours à recommencer. Pour comble de malheur la caserne que l’on vient d’y bâtir à si grand frais, vient de manquer par les fondations, que l’eau a baignées pendant cinq à six semaines, l’édifice est tombé entièrement ; en sorte que voilà l’établissement de Dagana anéanti, celui de Tode est noyé ; je ne crois pas qu’ils s’en relèveront. Il n’y a plus de zélateurs pour la colonisation, le nouveau système absorbe tout projet de dépense, en voilà pourtant une énorme de perdue. On dit que cette caserne de Dagana a coûté cent cinquante mille francs au gouvernement ; il y a bien de quoi regretter les économies qu’on a voulu faire en servant de mauvaises briques pour les fondations ; car on assure que c’est la cause de sa chute ; il en sera de même de tous les retranchements minutieux que
35 La congrégation s’était vu confier par le ministre des Cultes l’Hôtel-Dieu de Beauvais dès 1819. Les sœurs qui, à l’origine, n’avaient pas vocation d’être hospitalières voyaient ainsi se réaliser la parole du ministre à la fondatrice : « on vous donnera des hôpitaux pour vous exercer ».
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l’on veut aujourd’hui à l’hôpital, je ne crois pas que cela dure longtemps. Mais enfin nous verrons où cela aboutit ; je voudrais de tout mon cœur que pour épargner le beurre, les œufs, la cassonade, etc, etc, on prit la généreuse résolution de nous rappeler en France ; nous ne dépenserions plus rien au Sénégal ! Tu m’as dit une fois qu’il en était question, mais bah, on n’y pense plus, il y a tant de raison à donner pour faire valoir nos réclamations. D’abord la première et la plus ancienne, c’est que nous n’aurons jamais de prêtre, il en viendrait cent que je ne crois pas qu’il en reste un en paix une année entière ; le nouveau système ne leur conviendra pas, les dépenses que demande l’abandon du culte depuis si longtemps, sont très grandes, si l’on ‹n’› y met pas du zèle, de la bonne volonté et des moyens, cela ne peut aller, or je ne vois rien de tout cela. En voilà bien assez pour un bon soir, il est près d’onze heure, il faut ménager cette dernière page pour demain. 16 8bre 1820 Il y a trois jours que je ne t’ai rien dit, l’expé‹rience de› la cuisine économique a commencé aujourd’hui […] je sors de la première distribution36 . Cela s’est as‹sez bien› passé. Tous les malades étaient prévenus, ils n’ont ‹fait› aucune difficulté en recevant un petit œuf à la coque ou ‹le› huitième d’un poulet, malheureusement le poisson a ma‹nqué›, ce sera pour ce soir, nous y ferons une bonne sauce […] une autre nouvelle non moins satisfaisante, j’ai eu la visite ‹de› Mr Roger qui est arrivé le 14 comme on l’attendait, il paraît […] rétabli, je lui ai trouvé le teint plus frais que jamais je ne l’ai vu à Paris ; toujours courageux, il ne s’effraye de rien et pense à retourner dans la quinzaine, remettre son monde à l’ouvrage dès que les eaux seront retirées, mais il ne compte pas y rester longtemps. Il veut aussi aller se chauffer à Paris dans le mois de janvier, ainsi nous aurons la douleur de le voir partir, je l’y crois bien décidé ; mon cousin cherche à se procurer un petit logement pas loin de nous pour ce temps là.
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Le bord de ce feuillet est déchiré sur plusieurs lignes tronquant quelques mots ; cela arrivait souvent car les lettres étaient cachetées. Il n’a pas été trop difficile de compléter la plupart de ces mots.
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L’expédition de Galam est de retour37. Je ne sais pas encore les détails du voyage, seulement qu’il y a les trois quarts de malades pour qui l’ordre est donné de disposer des lits. Hier à deux heures le bateau à vapeur a mouillé devant le fort, il y avait une grande foule de monde pour le voir arriver. Aujourd’hui nous avons reçu de ce bord quatre officiers et douze hommes tant matelots que militaires ; comme je ne veux pas mettre une huitième page à ma lettre déjà bien longue, il faut abréger et finir, je vais aussi écrire à ma bonne sœur MarieJoseph un petit mot ainsi qu’à celle de Cluni [sic], ce qui me privera peut-être de pouvoir le faire à ma chère mère ; je t’écris avec autant de confiance qu’à elle-même car je sais que mes lettres vous sont communes. Croyez également à la sincérité de l’attachement tendre et affectueux que je vous porterai toujours, et toi, ma bonne, rend le fidèlement à papa, maman, en les embrassant pour moi, mon frère et le tien aussi, Agathe plus étroitement que tous. S’il te reste quelque chose des trois cents frs je veux que ce soit pour elle. Ta tante bien chère, Sr Rosalie. Le 21, sur le verso de la feuille sur laquelle est indiquée l’adresse, Mère Rosalie ajoute encore : Le bâtiment part et je te dis pour dernière nouvelle que nous avons aujourd’hui cent soixante et dix malades à l’hôpital qui nous donnent bien de l’ouvrage parce que tout nous manque pour les servir. Nous nous portons toujours bien. Mon cousin te fait ses compliments. C’est [lui] qui emporte nos lettres et qui les recommandera à Mr Valentin qui se charge de nous apporter tout ce qui nous sera adressé à Bordeaux. Adieu ta tante et ton amie. Sr Rosalie
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Le Galam fait partie, avec le poste de Bakel au nord, des possessions du Sénégal rendues à la France en 1817 (date de l’application des traités de Paris). Situé à l’est du confluent de la Famélé et le Sénégal, il est la porte pour le Bambouk, peu accessible et mythique « pays de l’or » ; mais le haut-fleuve n’est navigable qu’entre mai (étiage) et octobre (décrue) et ne l’est plus après les chutes de Félou. Les traitants évitaient de venir dans cette région à la mauvaise saison, saison des pluies (chaleur extrême et maladies) et craignaient les troubles politiques de la région. L’expédition ne dépassa pas Bakel en raison du nombre de malades.
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DE ZANZIBAR À BAGAMOYO, DÉBUTS DE LA PRÉSENCE SPIRITAINE EN AFRIQUE DE L’EST (1860-1869) A n n ie et Fr a nçois Ba r t
La Church Missionary Society avait décidé en 1840 de commencer l’évangélisation de l’Afrique Orientale. Trois Allemands entreprirent de fonder des postes à partir de la côte. En 1848, Rebmann – avec sa Bible et son parapluie dit la tradition1 – est le premier Européen à avoir vu le Kilimandjaro. Avec son collègue Krapf (arrivé, lui, dès 1837 sur la côte), il est parti de Mombasa. Dans une ambiance de compétition acharnée entre catholiques et protestants, l’urgence d’une implantation catholique se faisait donc de plus en plus prégnante. C’est dans ce contexte que, venus de l’île de La Réunion (Bourbon) où ils s’étaient occupés des affranchis, des prêtres et des religieuses sont envoyés en 1860 à Zanzibar. C’était alors la capitale d’un État géopolitiquement très important, connu pour ses plantations, gouverné par un Sultan omanais qui y résidait depuis 1828, et où des consuls européens et américain assuraient une présence diplomatique importante à la suite d’accords « d’amitié et de commerce ». Le Mémorial de la Réunion2 rapporte qu’en 1858 et 1859, l’abbé Fava, vicaire général de l’Évêque de Saint-Denis, s’était déjà rendu sur place pour prospecter cette « terre d’infidèles » car Mgr Maupoint3 voulait « obtenir juridiction sur la Côte orientale d’Afrique. Il a sans doute en tête l’exemple de l’abbé de Solages, ancien préfet apostolique, dont la juridiction s’étend[ait] sur l’Afrique, l’Océanie et la moitié de l’Asie ! » ; c’est ce à quoi il est parvenu en 1867 : toute la Côte Orientale est
1 Cf. A. Lenoble-Bart, « Kilimandjaro, de l’histoire au symbole » in F. Bart, F. Devenne et M. J. Mbonile, Kilimandjaro. Montagne, Mémoire, Modernité, Espaces Tropicaux n° 17, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 22. 2 H. Maurin et J. Lentge (dir.), vol. 3 : 1849-1882, Saint-Denis, Australe éditions, 1980. 3 Évêque de Saint-Denis de La Réunion de 1857 à 1871.
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alors annexée au diocèse de Saint-Denis, depuis le Cap Delgado jusqu’à l’équateur. Encore plaque tournante du commerce des esclaves, le tristement célèbre marché de Zanzibar n’a été supprimé qu’en 1873 : les premiers missionnaires parlent abondamment dans leurs écrits du rachat de petits esclaves et de leur baptême (leurs visiteurs laissent souvent des oboles pour cette œuvre)4. Ils sont pris par des préoccupations matérielles, mais surtout par le souci de s’établir sur une portion de continent à convertir déjà parcouru par des protestants, motivant des allers et retours fréquents sur la côte. Ils sont sous la tutelle de l’Évêque de la Réunion. Mgr Maupoint, d’ailleurs, fait une visite surprise, en juillet 1867 à la mission de Zanzibar. Le diaire note « Mgr […] nous a promis 1000 f. pour acheter en son nom 20 garçons et 20 filles en souvenir de son passage ». En 1862 les Pères du Saint-Esprit arrivent, sous la direction du père Horner, avec l’accord de Rome : « dans son grand projet missionnaire, Mgr Maupoint avait d’abord envoyé des prêtres diocésains à Zanzibar, faute de mieux, s’étant initialement heurté au refus des congrégations. Il ne pouvait s’agir que d’une solution transitoire5 ». Les Spiritains finissent par installer une tête de pont en 1868 à Bagamoyo, à une soixantaine de kilomètres au nord de Dar es Salaam, site symbolique puisque le port, un des plus importants de cette côte orientale d’Afrique (fig. 2), était le débouché des principales routes commerciales et le point d’embarquement des esclaves, vers Zanzibar, plaque tournante de ce commerce6 (auquel s’ajoutait celui de l’ivoire dont il n’est cependant jamais question dans les textes parcourus). Tout cela est partiellement consigné dans de nombreux documents, dont certains sont parfaitement conservés, à l’image du Bulletin Général de
4 Cf. P. V. Kollman, Making catholics : Slave evangelization and the Origins of the Catholic Church in nineteenth-century East Africa, UMI Dissertation Services, Michigan, 2001 ; J. A. Kieran, The Holy Ghost Fathers in East Africa, 1863 to 1914, PhD de l’Université de Londres, 1966 ; H. J. Koren, Spiritan East African Memorial 1863-1993, Bethel Park, PA : Spiritus Press, 1994. 5 M. Polényk, « Les Spiritains au Zanguebar à la fin du xixe siècle : une vision missionnaire », dans « Chrétientés australes du 18e siècle à nos jours », Revue historique des Mascareignes, vol. 3, 2001, p. 157. 6 C’est d’ailleurs là que s’est tenu leur Chapitre général en 2013. La mission y fut officiellement ouverte le 4 mars 1868 avec la plantation d’un baobab. Dès 1868 une croix fut élevée sur la plage de Msalabani proche. Le monument actuel qui la remplace date de 1993 (photo de couverture de cette époque mais il vient d’être « coiffé » d’un toit). Le nom même de Bagamoyo serait une allusion au malaise ressenti par ceux qui étaient embarqués (vomit-le-cœur) cf. N. Perrot, Pentecôte sur le Monde, n° 858, juillet-août 2011, p. 23. La première église date de 1872 (il en reste la Livingstone’s Tower car le corps
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la Congrégation du Saint Esprit et de l’Immaculé Cœur de Marie, certes manuscrit, mais magnifiquement, et relié, disponible aux Archives de ChevillyLarue, source irremplaçable. En revanche, d’autres textes sont nettement moins faciles d’accès tant l’écriture pose problème. Le pire est peut-être le début du diaire de Zanzibar dont les Archives de Chevilly n’ont, jusqu’en janvier 1867, qu’une photocopie de microfilms faits trop tardivement à partir d’une version très détériorée déjà. Le choix a donc été fait d’essayer de publier une version plus accessible sur ce moment important de la vie des missions chrétiennes en Afrique de l’Est puisque Zanzibar, et plus encore Bagamoyo, ont servi de « camp de base » à toutes les autres congrégations catholiques comme à des protestants ou à des explorateurs. C’est aussi l’occasion de revenir sur la chronologie qui a été dressée de manières assez différentes selon les auteurs. Nous avons tenté de retranscrire in extenso les débuts du diaire de Zanzibar (jusqu’en janvier 1865) puis nous avons privilégié ce qui concerne l’installation à Bagamoyo avec les premières pages du journal de ce nouveau poste investi le 4 mars 1868. L’ensemble donne une vue assez précise des conditions d’arrivée des catholiques dans cette partie de l’Afrique, mais à travers eux, d’une situation plus générale de la chrétienté, de son exploration comme de sa colonisation en cours. Actuellement, un musée national occupe le premier bâtiment des missionnaires à Zanzibar (d’ailleurs habité avant par Livingstone), tandis qu’un autre musée, à Bagamoyo, est en plein cœur de la mission, dans la maison des sœurs arrivées en 1869 (construite entre 1876 et 1896).
Début du Journal de Communauté (diaire) de Saint-Joseph de Zanzibar Le diaire commence le 30 novembre 1860. Il est très difficilement lisible et oblige à recourir à d’autres sources pour pouvoir déchiffrer certains mots, en particulier des noms propres. Par-delà certaines énumérations de cérémonies, ou de visites qui peuvent apparaître comme « mondaines », mais qui témoignent d’un souci de contacts extérieurs intéressants, le texte nous renseigne sur quelques aspects de l’installation des catholiques. Les extraits de comptes rendus de réunions – appelés de façon un peu emphatique « Cahiers de Conseils » – donnent un autre écho sur des problèmes concrets rencontrés, et complètent certains aspects évoqués,
de Livingstone y passa 24 heures avant son départ pour Westminster) mais un séminaire fut installé dès 1869.
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parfois très « terre à terre ». Les allers et retours pour installer une tête de pont à Bagamoyo rythment le diaire et une lettre du père Baur du 5 mai 1865 rappelle certes les buts religieux mais un programme plus vaste : J’ai bien parcouru le pays (…). Il me paraît aussi sain que Zanzibar, bien qu’il y fasse plus chaud. La campagne est très belle, le terrain excellent. Il y a de quoi faire une œuvre agricole magnifique7. Ce même diaire, le 13 septembre 1866, précise que « Bagamoyo offre plus d’avantages réunis que les autres points. Population bonne. Terres fertiles. Communications faciles. Salubrité du climat, etc. », tout en énumérant les problèmes d’autres lieux de la Côte. De fait, l’enthousiasme sera vite tempéré par des déconvenues diverses et variées comme par les difficultés d’acclimatation de nombreux missionnaires européens (le cimetière qui jouxte la mission, et qui a été restauré, montre que beaucoup sont morts avant 30 ans, souvent après quelques semaines seulement de présence).
Archives Cssp 2K2.218 Le 30 novembre 1860 sont partis de Bourbon9 à bord du navire de guerre français La Somme Messieurs les abbés Fava10, Eymard et Schimpff11, 6 religieuses de la Congrégation des Filles de Marie12, 2 ouvriers et 1 domestique pour commencer la mission de Zanzibar. 21 Décembre 1860 Le personnel précité arrive à Zanzibar le 21 décembre. 23 Décembre les trois prêtres précités firent en compagnie des officiers de la Somme et de ceux de la Cordelière le 23 décembre leur 7 Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Im é Cœur de Marie, 1er semestre 1865, p. 567. En réalité les prêtres venus de La Réunion supportent déjà mal le climat de Zanzibar, beaucoup moins tempéré et plus humide. 8 Nous avons gardé la graphie la plus proche de l’original, corrigeant simplement quelques termes qui reviennent fréquemment pour faciliter la lecture, cf. « dinèrent » écrit presque systématiquement « dinnèrent ». ‹…› = illisible ou manquant. 9 Actuelle île de La Réunion. Le Mémorial de la Réunion, lui, donne pour date le 30 septembre 1860. 10 Armand Joseph Fava (1826-1889), formé au séminaire de Cambrai, a été promu Vicaire général de Mgr Déprez, premier évêque de La Réunion, en 1855. 11 Prêtre diocésain, il entre en 1866 chez les Jésuites. 12 Congrégation fondée par Frédéric Levavasseur, Spiritain, et Aimée Pignolet de Fresnes, mère Marie Magdeleine de la Croix, à La Réunion. Six d’entre elles sont parties lors de ce premier voyage.
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visite officielle au Sultan Seyid Medjid13 qui leur fit l’accueil le plus gracieux. 25 Décembre Le jour de Noël la première messe célébrée ‹…› fut la grande messe de minuit chantée par M. Fava et à laquelle assistèrent tous les Français et tous les Portugais établis à Zanzibar. 1er Mai 1861 Le 1er mai on fit pour la première fois dans ce pays infidèle les exercices du Mois de Marie. Le 28 Juillet M. Fava s’embarqua en compagnie de M. Lerché consul français à Zanzibar à bord du ‹…› qui a manqué de se perdre au cap Gardafia pour se rendre à Bourbon par Aden. Le 6 Août se fit le premier baptême à la mission, c’est celui de Marie Jablonski. Le 30 Septembre M. l’Abbé Eymard qui n’avait pas d’attrait pour cette mission repartit pour Bourbon à bord de la frégate française l’Hermione. 10 Xbre 186114 Retour de M. Fava à Zanzibar en compagnie de M. l’abbé Jégo, de 2 religieuses et de 2 ouvriers. 12 Xbre Le 12 Décembre ont été ondoyés15 10 Noirs ‹…› à l’hospice de la Providence.
1862 Le 31 Janvier eut lieu le premier enterrement fait avec pompe à Zanzibar. Ce fut celui d’un Portugais dont le corps fut inhumé au Baobab16 (Ste Marie) 19 Mars Ouverture de l’École des Indiens17.
13 Ou Saïd Meggid (1856-1870), fils de Seyid Saïd qui s’installa à Zanzibar en 1828, ouvert aux Européens et à toutes les religions (cf. E. Baur, Voyage à la Côte Orientale d’Afrique pendant l’année 1866, 1872, p. 21). Il s’entoure de gouverneurs militaires, les djémadars, cf. infra dans le journal de Bagamoyo. 14 Aucun passage n’a été sauté dans la transcription du diaire qui comporte donc des lacunes dans la chronologie. Les indications de dates peuvent surprendre mais sont calquées sur le latin : Xbre = décembre ; 9bre = novembre, etc. 15 Rite pratiqué à l’article de la mort pour remplacer le baptême. 16 Le diaire élucide plus tard (16 février 1868) ce nom : « une ancienne maison bâtie autrefois à quelque distance de la mission sur une petite propriété appelée Baobab » ; elle servait de dortoir aux enfants en attendant de les installer à Bagamoyo. 17 Cf. infra.
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12 Mai Le 12 Mai M. M. Fava, Jégo, le Docteur Sémanne18, le baron de Decken19, M. Schultz Consul Hambourgeois ont fait une incursion à la Côte d’Afrique à Bagamoyo20 dont ils sont revenus le 19 du même mois. Quelques jours après leur retour tous ces passagers ont été pris de la fièvre du voyageur qui n’a point eu de suites fâcheuses. 27 Août Nouvelle incursion à la Côte faite par M. Fava en compagnie de M Schimpff. Moyennant des cadeaux d’environ cent piastres faits envers les chefs du pays M. Fava obtint une concession de terrain pour la mission, qui en prit possession le 29 août. Leur séjour à Bagamoyo dura jusqu’au 4 7bre. 26 Octobre Le 26 Octobre Mrs21 Fava et Jégo retournent à Bourbon à bord du La Bourdonnais. M. Jego s’en retourna pour cause de santé comme aussi par manque de goût et d’attrait pour la mission. 21 9bre La maison du Baobab fut bénie et prit le nom de Ste Marie. On commença et on continua un ouvroir pendant deux mois qui n’eut aucun succès. 3 Décembre Le 3 Décembre M. Schimpff qui dès lors resta seul prêtre à Zanzibar pendant 8 mois établit les œuvres de la Propagation de la Foi et de la Ste Enfance. Le 28 Mai 1863 s’embarquèrent à Saint Denis, Bourbon, pour se rendre à Zanzibar ‹…› la mission fut confiée à la Congrégation ‹…›
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Pour E. Baur (op. cit., p. 23) il est « chirurgien de la marine française ». Explorateur voulant faire un voyage à l’intérieur, il avait « une caravane de 400 voyageurs » et un vapeur en pièces, monté dans les ateliers de la mission (Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 2e semestre 1864, p. 350). « Bien que protestant », il fait des dons à la mission… Il est finalement assassiné le 1er octobre 1866 lors de son expédition. 20 « Le Mahométisme y exerçant moins d’influence, on espère que le bien y sera aussi plus facile à faire » (Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, t. 3, 4e trimestre 1862, p. 463). La pression musulmane à Zanzibar avait d’ailleurs obligé le port de la barbe pour que les missionnaires ne soient pas pris pour des efféminés, cf. Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, t. 3, 4e trimestre 1862, p. 431. 21 À cette époque on appelait les prêtres « Monsieur ». 19
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le R. Père Horner22 Supérieur de communauté, le Père Baur23 premier assistant les Frères Félicien et Célestin24 les Sœurs Marie de Jésus, Marie des Anges Pierre et Marie-Thérèse de Jésus. L’Océan qui les portait fit une escale de 5 jours à Nossi Bè. Arrivée le 16 Juin au soir à Zanzibar. 16 Juin Arrivée à Zanzibar de ce personnel. Les Pères et les Frères firent le 18 Juin leur visite au Sultan qui les accueillit avec une bonté extrême. Dans l’après midi ils firent leur visite à Son Excellence le Gouverneur. Visite aux Consuls, aux Européens qui firent tous aux Pères l’accueil le plus gracieux. Les premiers leur donnèrent un dîner de bienvenue. 28 Juin Départ du Docteur Sémanne qui fut remplacé par le Docteur Gaubert. 29 Juin Renvoi de tous les ouvriers de la mission. Août voyage du Père Horner, de M. Schimpff, des Mères MarieThérèse de Jésus et Marie du Sacré Cœur de Jésus, des Sœurs Marie des Anges et Marie Claver à Bagamoyo et retour au bout de 6 jours. Partout on leur témoigna le respect le plus profond. 15 Août Le jour de la Fête de l’Assomption il y a eu Grand Messe chantée par le Père Horner, instruction et chant du Te Deum auquel assistèrent tous les Consuls. Le 29 Août la mission pour répondre aux politesses qui lui ont été faites ‹invite› à un dîner les Consuls de France, d’A‹ngleterre›, d’Amérique et de Hambourg. 1 Septembre Départ pour Bourbon de M. Schimpff, de la Mère Marie du Cœur de Jésus et de Sœur Marie ‹…›. Le même jour Sœur
22 1827-1880. Arrivé à La Réunion en 1855, il est chargé des affranchis de Salazie puis des lépreux des Hauts de Saint-Denis. 23 Le père Baur (1835-1913), « destiné à la nouvelle mission de Zanzibar » s’est embarqué à Toulon le 2 octobre 1862 via Alexandrie pour La Réunion où il a attendu « une occasion pour regagner la nouvelle mission qui vient d’être confiée à la Congrégation sur la Côte orientale d’Afrique » ; les occasions étant rares, son départ pour Zanzibar n’eut lieu qu’au deuxième trimestre de 1863 cf. Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, t. 3, 4e trimestre 1862, p. 175. 24 Félicien Grüneissen (1838-1913) et Célestin Cansot (1840-1922) cf. B. Ducol, Le Père Le Roy au Zanguebar, Mémoire Spiritaine, n° 11, premier semestre 2000, p. 34, notes 15 et 16. Article repris dans Missions en Afrique orientale (xviie-xxe) Ambivalence de rencontres, Histoire & Missions chrétiennes, n° 4, décembre 2007, p. 47 sqq.
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Marie des A‹nges› fut chargée de la Supériorité de ‹la› communauté des Sœurs. Le 6 Janvier 1864 fête de l’É‹piphanie›. Le R. P. Horner fit le baptême ‹…› de la Mission. Le 20 Février la Mère M‹arie› de Jésus qui était venue à Z.25 pour organiser et visiter la communauté des Sœurs repartit à Bourbon à bord de l’Hermione en compagnie de Sœur Marie de Jésus ainsi que de M. Paul de Villèle qui était venu à Zanzibar pour faire une affaire de ‹…› Le 1 Mars commencèrent les exercices du Mois de Saint Joseph26. Le 1 Mai on commença les exercices du Mois de Marie. 1 Juillet commencement des exercices du Mois du Sacré Cœur de Jésus. Visite du Consul Américain. Copie de la convention faite avec Mgr Maupoint évêque de Saint Denis et la Congrégation du Saint Esprit et de la Communauté Sœurs de Marie relativement à la mission de Zanzibar. [les trois pages du texte de la convention n’ont pas été transcrites]
15 Août 1864 Le 15 Août la messe ‹…› commença à 7½ heures. Après l’office on chanta le Te Deum. Le soir il y eut dîner au Consulat français pendant lequel le P. Supérieur était assis vis-à-vis du Consul Français. 16 dîner au Consulat français en compagnie du Sultan dont le P. Sup. occupait la droite. Son Altesse a été très aimable et avant de quitter le P. Sup. il le pria de vouloir bien offrir ses compliments affectueux aux Pères et aux Sœurs. 28 le jour de la fête du Saint Cœur de Marie les Pères Horner et Baur terminèrent leur retraite. Le matin à ‹…› heures ce fût le baptême de 5 enfants et le soir à ‹…› heures l’enterrement d’un autre. À 5 heures et demie eut lieu la rénovation des vœux des Pères et puis la consécration de toute la mission au St Cœur de Marie et à ‹…› heures le Salut solennel.
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Zanzibar. Choisi comme patron à Zanzibar.
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1 Septembre Le 1 Septembre nous avons reçu la visite de l’Evêque Anglican Tozer27 et de son chapelain venus pour s’établir à Zanzibar. Ils ont été très satisfaits de l’état de la mission. 7 Octobre Arrivée du Père Steürer28 avec les frères Victorin et Anaclet sur le Loiret et un enfant de l’école29, Alfred, forgeron. 16 Octobre Le P. Horner est parti sur la frégatte ‹…› pour Bourbon30 ; les Pères de la mission ont diné à bord de la frégatte sur invitation du Commandant de la frégatte.
Novembre31 6 Novembre 1864 À ce jour nous avons eu la visite du Comte de Götzen qui nous donna pour les pauvres et pour l’hôpital 40 frs ; ensuite venait nous voir M. ‹…›, négociant hambourgeois. Le même jour venait nous visiter le chef de la côte de Bagamoyo avec tout son cortège.
27 « Il est envoyé avec de larges subventions, par les universités d’Oxford, de Cambridge, de Durham et de Dublin. C’est le résultat de la lecture de l’ouvrage de Livingstone » constate le Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 2e semestre 1864, p. 348 en reprenant une correspondance de la mission de Zanzibar. Il est précisé un peu plus loin (p. 349) que le Consul français « s’est empressé d’écrire en France, au Ministère, afin d’obtenir de quoi contrebalancer l’influence protestante. Dans cette dépêche qu’il a bien voulu me communiquer, il fait le plus bel éloge de notre Mission et de ses œuvres ». 28 Charles Steurer (le rédacteur du diaire ne devait pas être germanophone pour mettre systématiquement un tréma sur le u), Allemand, Spiritain, né en 1835, fait sa profession à Paris en 1863. Deux mois plus tard il est affecté à Zanzibar pour s’occuper des enfants rachetés. La maladie l’en chasse rapidement (il rembarque fin juillet 1865) pour enseigner le grec et l’histoire à la communauté de Marienthal. Il part assez vite ensuite pour les États-Unis où il meurt en 1918 (cf. H. J. Koren, A Spritan Who was Who, In North America and Trinidad 1932-1981, Duquesne University Press, Pittsburgh, 1983, p. 88 et Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 2e semestre 1865, p. 802). 29 Il s’agit d’une école professionnelle. 30 Frégate du Commandant en chef de la station « qui avait bien voulu lui offrir lui-même le passage gratuit » (19 jours de traversée). Il part se reposer à La Réunion, y faire une cure d’eaux thermales à Salazie, « et y traiter en même temps, avec Mgr Maupoint, des intérêts de la Mission », (Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 2e semestre 1864, p. 350-351). Il revient le 4 juillet 1865. 31 La présentation change ; l’écriture devient un peu plus lisible. On passe sans doute à un autre rédacteur. Mais on revient ensuite à la graphie précédente.
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8 Nov. L’évêque protestant venait l’après midi visiter un malade dans l’hôpital. 11 Nov. M. le Comte de Götzen venait nous faire une visite pour savoir si nous avions des lettres et commissions à lui donner pour Bagamoyo. 12 Nov. Nous avions la visite de M. Peronnet avec plusieurs autres Messieurs. 13 À Midi venaient voir les malades M. le Consul anglais et M. Fraiser avec un autre Monsieur. 14 Nous avions la visite du Consul hambourgeois et M. Schulz. 19 Nous avions la visite de M. l’Amiral l’Amÿs fils ; il dînait avec nous le lendemain soir. 22 Le chef proprement dit de Bagamoyo nous faisait une visite ; il nous apportait du riz et 2 oiseaux. 26 Ce matin venait nous visiter le Doct. Gerstner32 ; il assistait à la ste messe ; aujourd’hui ce soir nous reçumes des lettres pour le P. Horner par M. Bérard qui arrivait avec une goélette des Seychelles.
Décembre 6 Décembre Aujourd’hui nous avions la visite de M. Ch. Gerstner et de 2 autres Messieurs du navire de M. Le Baron, à savoir le docteur et l’Ingénieur. 11 M. Charles33 nous faisait aujourd’hui une visite. 19 P. P. Baur et Steürer reçurent des cartes d’invitation de M. Playfair, Consul anglais pour dîner avec lui le 26 Déc. le soir. 21 Le P. Steürer accompagné du P. Baur, faisait l’enterrement d’un pauvre noir qui mourait sur le cimetière de la Mission et qui a été baptisé peu avant par le P. Baur. 22 Le P. Baur baptisait aujourd’hui un noir en allant à la promenade. Visite de l’Amiral Amÿs au P. Baur.
32 Le Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie (1er semestre 1865, p. 566) donne le nom de Gaubert comme remplaçant du Dr Sémanne. Mais ce nom ne peut pas être lu ainsi dans le texte du diaire. Donc ce doit être un autre médecin, peut-être d’une autre nationalité. 33 Généreux commerçant français, fournisseur de la mission en denrées alimentaires (Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 1er semestre 1865, p. 566).
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24 Décembre Les P. P. Baur et Steürer dînèrent chez M. Jablonski34 en compagnie avec MM. Bérard, Péronnet 35, Hauser et 2 autres employés. Tous ces Messieurs assistèrent à la messe de minuit avec M. Meyer négociant hambourgeois qui assistait aussi à la messe. Nous reçûmes des gâteaux de M. Charles et d’un Portugais, et une boîte remplie de bougies de M. Bérard. 25 Décembre P. Baur allait à la campagne de M. Bérard où tous les susdits Messieurs se donnèrent rendez-vous. L’Évêque protestant avec son Vicaire venaient nous faire aujourd’hui une visite ; le P. Steürer recevait la visite. 26 Nous avions ce soir un dîner de famille dans notre communauté, nous avions invité M. Jablonsky. 27 Le P. Baur baptisait aujourd’hui en présence de toute la communauté dans notre chapelle un enfant nouvellement acheté qui s’appelle Jean. 28 P. P. Baur et Steürer firent aujourd’hui leurs visites au Consul anglais et aux ministres protestants ; le même jour au soir les Pères dinèrent chez M. Jablonsky en compagnie de M. M. Rielk et Mäyer. 30 Aujourd’hui le soir le docteur anglais ‹…› en compagnie avec M. Cobert faisait une visite au frère Célestin gravement malade. 31 Aujourd’hui arriva le Loiret36 avec du vin et des caisses remplies de différentes choses pour nous envoyées de Bourbon. Le soir nous avions la visite des officiers du Loiret.
L’an 1865 Janvier 1 Ce matin assistèrent à la messe de communauté le Commandant et les officiers du Loiret. Après midi nous avions la visite du Commandant et du médecin en chef de la frégatte anglaise l’Oreste.
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« Gérant du Consulat français » dit le Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 2e semestre 1864, p. 347. Alors que dans les autres documents le nom est écrit avec un i final, partout le diaire l’écrit avec un y, sauf cette fois-ci. 35 Représentants des maisons de commerce françaises établies à Zanzibar. 36 Navire français « chargé de dresser le plan hydrographique de la côte » (Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, 1er semestre 1865, p. 567).
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2 Aujourd’hui nous avions la visite du docteur anglais ‹…›. 3 Plusieurs officiers du Loiret nous faisaient aujourd’hui le soir une visite. 4 Le soir les P. P. Baur et Steürer dinèrent avec le Consul français en compagnie avec le Commandant du Loiret. Le P. Étienne37 achetait aujourd’hui plusieurs objets chez M. Rielk pour l’atelier. 6 Le Consul français dinait avec nous à midi ; le soir du même jour nous reçumes les objets envoyés de France par le navire de M. Bérard de Marseille. 7 Aujourd’hui nous reçumes le vin envoyé de France par le navire de M. Bérard. 8 Ce matin assistait à la ste Messe, le Commandant du Loiret avec deux autres Officiers ; à midi nous avions la visite du Lieutenant et d’un autre Officier du même navire ; le soir les P. P. Baur et Steürer dinèrent chez M. le Baron de Decken en compagnie des Consuls français, américain, du Comte von Götzen, de M. Fraiser et du Commandant du Loiret ; nous fîmes après le diner une petite promenade sur mer avec le petit vapeur du Baron. Le soir M. Hauser nous faisait une visite. 9 Les P. P. Baur et Steürer déjeunèrent le matin chez les Officiers à bord du Loiret. 10 Visite de plusieurs officiers du Loiret à l’occasion d’un matelot assassiné du même navire ; le soir le P. Étienne faisait l’enterrement de ce matelot au Baobab assisté par un Officier et une vingtaine de matelots du Loiret. 12 Visite faite du Capitaine du navire français, ‹…› à la mission. 13 Deux Officiers du Loiret nous faisaient une visite. 14 M. le Baron von Decken nous faisait une visite. 15 Ce matin assistait à la ste Messe le Commandant et deux Officiers du Loiret. Ce soir dinèrent chez nous M. Jablonski en compagnie du Commandant du Loiret. 19 Ce soir nous fûmes visités par M. M. Rielk et Mayer.
37 Nouvelle désignation du père Baur : « il paraît que son nom se trouvait avoir dans la langue du pays, le Sahouéli [swahili], une signification peu convenable ; et l’on est convenu de le désigner par son nom de religion » cf. Bulletin Général de la Congrégation du St Esprit et de l’Imé Cœur de Marie, t. 3, 4e trimestre 1862, p. 463.
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24 M. Jablonsky et les P. P. Étienne et Steürer ont diné ce soir à bord du Loiret chez le Commandant du navire. 26 Ce matin nous avions la visite d’un capitaine anglais avec sa dame et en compagnie de M. Charles ; à midi venait nous visiter M. Bérard. 28 Les P. P. Étienne et Steürer dinèrent à bord d’un navire anglais-indien en compagnie de M. Charles le soir. 29 Une dame anglaise donna 1 écu pour la Chapelle ; elle assistait à la messe avec 2 matelots indiens. Le soir assistèrent à la Bénédiction plusieurs officiers du Loiret et M. Jablonsky. Tous ces messieurs dinèrent avec nous le soir. 30 Les P. P. Étienne et Steürer rendaient leurs visites à M. Le Baron von der Decken et à M. M. Rielk et Mayer.
Février 2 Février […] Le P. Étienne donnait le baptême à 3 petites filles. M. Jablonsky était parrain. […] 7 Nous avions aujourd’hui la visite du Commandant du Loiret et le soir de celle de deux Officiers du même navire qui partait le lendemain pour la Côte d’Afrique. Le même jour le P. Steürer a commencé à donner des leçons françaises à M. Mayer. […] 21 juillet 1867 Le P. Étienne est parti avec M. Jablonski pour explorer le sud de l’île de Zanzibar que le P. Horner n’avait pu visiter encore […] 25 Le P. Étienne a rapporté de très bonnes impressions de cette excursion car le sud de l’île inconnu jusqu’ici aux Européens est peutêtre la plus belle partie de Zanzibar, elle est très peuplée et bien cultivée. 15 août 1867 On a chanté le Te Deum pour l’empereur des Français. […] 13 février 1868 Départ du P. Supérieur et du P. Étienne pour Bagamoyo où ils veulent définitivement prendre les mesures nécessaires pour pouvoir y installer une maison
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16 février 1868 Une espèce de fièvre sous forme épidémique étant venue fondre sur la mission et nous ayant enlevé plusieurs enfants, nous fûmes obligés de les envoyer aujourd’hui à la campagne pour leur faire changer d’air et ainsi les soustraire à la maladie. 17 février 1868 le P. Supérieur et le P. Étienne sont revenus de Bagamoyo sans avoir rien pu conclure 20 février 1868 Achat d’une propriété à Bagamoyo… à un prix relativement peu considérable. […] 28 juillet 1868 Départ du Frère Félicien pour Bagamoyo. Ce bon Frère, fatigué par de pénibles travaux durant tout son séjour à Zanzibar, avait sa santé complètement altérée. Il fallait un changement d’air. Comme le climat de Bagamoyo est excellent le P. Supérieur s’empressa de l’y appeler, pour s’y reposer pendant quelques semaines38. […] 1er septembre 1868 Depuis quelque temps les navires de guerre anglais de retour de leur expédition d’Abyssinie font de fréquentes apparitions à Zanzibar. Le consul anglais en profite pour extorquer au sultan des concessions de tout genre39. Les Arabes sont dans de grandes perplexités pour l’avenir. […] 10 décembre [Transfert de l’œuvre des enfants à Bagamoyo] où le local, les travaux et le séjour à la campagne favoriseraient beaucoup plus tant la culture intellectuelle que l’état de santé de nos jeunes chrétiens. Il ne reste à Zanzibar que les enfants qui travaillent dans les ateliers plus deux ou trois autres nécessaires pour notre hôpital. [Quatre autres sont laissés pour être formés pour devenir] les premiers éléments d’un clergé indigène.
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On retrouve cette idée de climat meilleur à Bagamoyo mais le début du diaire de cette mission prouve déjà que les missionnaires y souffrent beaucoup. 39 Prélude à un protectorat britannique scellé en 1890.
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Zanzibar Cahier des Conseils 1863 à 1867 (ACssp 698) Réunion du Conseil 12 juillet 1863 L’An mil huit cent soixante trois le douze du mois de Juillet se sont réunis en conseil les R. R. Pères Horner Supérieur et Baur 1er assistant à l’effet d’examiner les questions suivantes : 1. L’opportunité du séjour du Docteur à la mission. 2. De la construction d’une cuisine. 3. Du transfert des Ateliers et partant de l’agrandissement du jardin. 4. De la suppression de l’École des Indiens. 5. De divers changements à faire dans l’intérieur de la communauté.
1. Avant l’arrivée des Pères et des Frères de la Congrégation, le Docteur de la mission logeait à la mission même et suivait généralement le genre de vie mené par les prêtres séculiers nos respectables prédécesseurs. Or plusieurs raisons faisaient voir l’impossibilité du séjour du médecin à la mission. A. Le régime alimentaire prescrit par nos Règles ne pouvait convenir à un homme du monde non moins que notre genre de vie en général. B. Nos saintes Règles s’opposent au séjour d’un étranger dans nos communautés. C. Le séjour du docteur aurait occasionné des visites fréquentes de la part d’Européens et de ses clients et aurait par là gêné la vie de Communauté.
Les raisons précitées ayant été mûrement examinées, il fut décidé à l’unanimité séance tenante que le Père Supérieur engagerait le Docteur à choisir un logement en ville et qu’en vue des premières difficultés d’installation la mission lui paierait pour la première année seulement, un supplément de six cents francs. 2. A. D’après la prescription de nos stes Règles nos communautés devant être entièrement séparées des communautés de femmes, il était urgent de construire une cuisine afin de séparer notre Communauté de celle des Sœurs.
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B. Cette construction ne nécessitant que la minime dépense de cent francs, la question de cette construction fut immédiatement et unanimement résolue. 3. Transfert des Ateliers et agrandissement du jardin. A. Les anciens Ateliers menaçant ruine et leur reconstruction demandant une dépense assez considérable, que, vu le mauvais état des finances il était impossible de faire. B. L’école des enfans [sic] pouvant être transférée ailleurs sans dépense et offrant toutes les conditions désirables pour de bons Ateliers. C. Ce transfert permettant de démolir les anciens Ateliers et d’agrandir par là le jardin, qui contribuerait par les légumes qu’il fournirait à la diminution de la dépense alimentaire et surtout à la conservation de la santé.
Toutes ces raisons mûrement pesées, il fut décidé que les Ateliers seraient transférés à l’ancienne école des Enfans et le jardin agrandi par la démolition d’Ateliers qui menaçaient ruine. 4. Suppression de l’École des Indiens. A. L’école des Indiens n’offrant aucun succès d’évangélisation vu la défiance continue de leurs parents, qui ne permettaient à leurs enfans que d’apprendre le français et le calcul, et qui à cet effet les faisaient toujours surveiller par un maître d’école indien : B. Cette école ne paraissant pas être dans les intentions de l’Œuvre de la Ste Enfance, qui donne ses allocations en vue du prosélytisme chrétien : C. Cette école étant plutôt une œuvre politique que religieuse : D. Cette œuvre nécessitant une dépense mensuelle d’au moins cinquante francs, ce qui constituait outre son inutilité une lourde charge pour la mission grevée d’une situation financière déplorable :
Il fut arrêté à l’unanimité que cette école serait suspendue provisoirement en attendant la ratification du T. R. Père Supérieur Général pour la suppression définitive. 5. Divers changements à opérer dans l’intérieur de la Communauté. A. L’ancien réfectoire étant dangereux pour la santé à cause des courants d’air violents de la mousson du Sud et pouvant très bien servir de salle de classe aux enfants de la mission :
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B. Un corridor jusque là sans usage pouvant servir de salle à manger : C. Cette installation ne nécessitant pas de dépenses et fournissant de bonnes conditions hygiéniques, il fut décidé à l’unanimité que l’école des Enfans se ferait dans l’ancien réfectoire et que le nouveau réfectoire serait transféré dans un corridor qui jusque là était resté inutilisé. D. De plus les communications avec la Communauté des Sœurs étant trop faciles et par là contraires aux Règles, il fut décidé que les 3 portes de communication de ce nouveau réfectoire seraient murées et que la porte de communication du jardin serait condamnée et que la clef resterait entre les mains du Père Supérieur. On n’a pas cru devoir murer cette porte à cause du manque d’eau fréquent du puits des Sœurs comme aussi pour pouvoir leur venir en secours plus promptement dans un cas d’incendie.
En foi de quoi le présent procès-verbal ayant été lu séance tenante a été signé par tous les membres présents les an, mois et jour que ci-dessus [signatures des PP. Horner et Baur] Réunion du 15 décembre 1963 L’An mil huit-cent-soixante-trois le quinze du mois de Décembre, se sont réunis en conseil les R. Pères Horner et Baur à l’effet d’examiner les questions suivantes : 1. La nécessité d’une salle de classe et de travail pour les petites filles 2. De même d’un dortoir 3. De l’agrandissement d’un dortoir pour les petits garçons 4. D’un hôpital pour les pauvres de la ville.
1. A. La mission se trouvant dans l’impossibilité de continuer la maison des Sœurs commencée par nos prédécesseurs avec des emprunts à 9 %, on pense qu’il serait bon de garantir les murs contre l’action des pluies en mettant sur cette bâtisse inachevée une couverture en macoutis40 : B. Cette couverture n’occasionnant qu’une faible dépense : 40
Feuilles de cocotiers (francisation d’un mot swahili).
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C. Cette maison pouvant servir provisoirement de salle de classe et de travail aux petites filles de la mission qui en étaient entièrement dépourvues : Ces raisons considérées on fut de l’avis unanime de faire faire la susdite couverture.
2. Dortoir A. Les petites filles couchant jusqu’ici par terre dans le corridor des Sœurs trop petit et trop peu aéré pour être salubre : B. Ces enfans étant trop rapprochées des Sœurs et de la sacristie qui toutes deux avaient à souffrir des insectes attirés par la présence des enfans : C. L’état maladif des petites filles ayant été souvent attribué à leur mauvais logement : D. Voyant la possibilité de faire pour trente piastres un dortoir convenable et capable de servir plusieurs années : Toutes ces raisons attentivement examinées, il fut décidé à l’unanimité que l’on ferait construire un dortoir à côté de la salle de travail des petites filles.
3. Agrandissement du dortoir des garçons A. L’infirmerie qui se trouve sous l’hôpital ayant été trouvée trop grande, on pensa qu’il serait préférable d’en faire un dortoir pour les plus grands enfans dont le nombre augmentait, et de prendre une partie du dortoir des petits garçons pour en faire une infirmerie. Comme le défoncement d’un mur fut facile, on put utiliser une place jusqu’ici perdue pour en faire une chambre pour un Frère Surveillant. B. Cet arrangement n’occasionnant que des dépenses insignifiantes, il fut arrêté unanimement que l’ancienne infirmerie serait convertie en dortoir pour les plus grands garçons, dont la séparation d’avec les petits semblait être exigée par des considérations morales, et qu’une partie du dortoir des petits garçons serait changée en infirmerie.
4. A. Le magasin qui se trouve sous la chapelle pouvant être remplacé par l’ancienne chambre des domestiques ainsi que par un hangar construit à cet effet : B. Ce magasin pouvant servir de salle à pansement et même d’hôpital pour les pauvres de la ville dont jusqu’ici [à partir de là écriture recto-verso : texte difficilement lisible] un certain nombre
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avait demandé l’entrée qui leur fut refusée faute de local pour les recevoir : C. L’appropriation de cette salle pouvant se faire sans la moindre dépense Il fut décidé que le magasin qui se trouve sous la chapelle serait destiné à servir de salle à pansement et d’hôpital aux pauvres de la ville.
En foi de quoi le présent procès verbal a été lu séance tenante et signé par tous les membres présents les an, mois et jour que ci-dessus [signatures des pères Horner et Baur] Réunion du 21 mars 186641 L’an mil huit cent soixante six se sont réunis en Conseil les Pères Horner et Baur à l’effet d’examiner les raisons militant pour le départ du Novice Anaclet. 1. Le novice Anaclet ayant besoin de terminer son noviciat ; 2. Ne pouvant le faire convenablement à Zanzibar. 3. Considérant que ce Frère est atteint d’une maladie au foie incurable dans un climat ‹…› de Zanzibar. 4. Considérant la rareté des communications avec l’île de la Réunion (la malle ne passant pas aux Seychelles pendant 14 mois). 5. Considérant la prochaine arrivée du Frère Marcellin officiellement annoncée pour remplacer le novice précité ;
Le Conseil a décidé à l’unanimité l’urgence du départ du Frère Anaclet devant s’embarquer à bord du navire de guerre français l’Indre devant se rendre à la Réunion. En foi de quoi le présent procès verbal a été lu séance tenante et signé par tous les membres présents les an, mois et jour que ci-dessus [signatures des pères Horner et Baur]
41 Réunion du 26 juillet 1865 sautée pour ne pas alourdir le texte. Elle n’apportait rien de nouveau.
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Début du Journal de communauté (diaire) de Bagamoyo (1868-1869)42
Mois de Mars 4 Mars L’Etablissement projeté depuis longtemps sur la côte, d’abord par M. Fava, vic. Général de St Denis, île de la Réunion, et ensuite par le R. P. Horner après plusieurs voyages entrepris dans le but d’examiner le terrain, vient d’être fondé définitivement aujourd’hui par l’arrivée des Pères à Bagamoyo. Quelques jours auparavant le R. P. Supérieur accompagné du Père Baur étaient venus à Bagamoyo afin de voir ce qu’il y aurait de mieux à faire pour nous établir ici et quel local convenable on pourrait choisir pour nous abriter dans les premiers temps de notre séjour. Après bien des prières, la divine Providence fit espérer une grande concession de terrain capable de servir à la fondation d’une œuvre agricole. Restait à trouver un local assez proche du lieu destiné à cette fondation. La divine Providence nous avait déjà préparé la maison d’un Indien43 qui avait tenté infructueusement l’exploitation de l’indigo. Sa maison était vide, inhabitée, il désirait depuis longtemps la vendre et elle avait l’avantage pour nous d’être située près du lieu destiné à l’établissement futur. Or, ce fut après tous ces bons renseignements que les préparatifs du départ pour Bagamoyo furent faits en toute hâte car on craignait d’être surpris par la saison des pluies qui arrive en Mai. Le Père Supérieur voulut choisir un jour et un mois consacré à St Joseph pour commencer qui à cause de son œuvre agricole ‹…› être particulièrement sous la protection de St Joseph quoique principalement consacré au St Cœur de Marie qui en est la patronne.
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ACssp 2K2.2 p. 8-10 puis 11-14, manuscrites. Après le tout début, notre choix s’est opéré en fonction de l’intérêt que nous avons vu dans ces démêlés. 43 Sur l’importance de la présence indienne voir les ouvrages de M. Adam. En particulier celui sous sa direction : L’Afrique indienne. Les minorités d’origine indopakistanaise en Afrique orientale, Karthala, 2009.
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Partis à 11 h du matin à bord d’un boutre44, le P. Supérieur accompagné du P. Machon45 est arrivé sans accident à Bagamoyo vers 4 h ½ de l’après midi. Une foule de noirs de toutes les tribus de l’intérieur heureux de voir peut-être pour la première fois des blancs ainsi qu’une partie de la population nous accompagna avec bienveillance jusqu’à la case dont nous avions fait l’acquisition. La case n’ayant pas été préparée nous nous y installâmes cependant de notre mieux et nous dûmes nous contenter d’un bien modeste souper nos provisions se trouvant encore à bord d’un boutre. 5 Mars Dès le matin, nous nous sommes empressés d’aérer et de déblayer notre habitation des travaux des fourmis blanches et d’autres insectes qui s’y trouvaient en grand nombre. Les notables du pays se sont aussi empressés de nous faire leur visite et de nous témoigner leur satisfaction en nous voyant nous établir à Bagamoyo. Un grand nombre nous ont offert leurs services : un Arabe en particulier, cheik Nasibou, agent du Sultan, se mit aux petits soins pour nous, il avait reçu ordre de Seid Meggid46 de venir nous visiter plusieurs fois par jour afin de se mettre à notre disposition, pourvoir à tous nos besoins et veiller à notre sûreté. 15 Après nous être installés de notre mieux dans notre petite case et y avoir même été atteints de quelques accès de fièvres, nous avons dû songer à un terrain plus vaste pour commencer à bâtir et à placer une case en planche pour nous loger plus convenablement. Le Sultan nous ayant promis du terrain par l’intermédiaire du chef de la côte, ce n’est qu’après bien des difficultés que nous avons pu enfin obtenir une portion de terrain suffisante pour le moment mais que nous pourrons plus tard agrandir. 7 Avril Départ du Père Horner pour Zanzibar afin d’y passer la fête de Pâques.
44 Bateau à voile triangulaire utilisé dans l’ouest de l’océan Indien pour le cabotage (on en aperçoit un sur la photo de couverture). 45 Pierre Machon (1842-1898) a été d’abord à Zanzibar puis à Bagamoyo, à Mhonda surtout qu’il a contribué à fonder en 1877, à Mombasa enfin. Il mourut à Zanzibar où il avait été hospitalisé (cf. Bulletin de la Congrégation, XIX, 1898-1899, p. 579-583). 46 Saïd Meggid (1856-1870) cf. l’introduction aux diaires de Zanzibar et Bagamoyo.
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Vendredi Saint, est arrivé le P. Scheuermann47 pour passer ici quelques jours et se refaire un peu de ses fatigues. Les travaux préparatoires de défrichement et de terrassement pour placer la maison en planche48 commencés depuis quelques jours se continuent avec rapidité. 13 Arrivée du R. P. Supérieur emmenant avec lui Eugène, créole de l’île Bourbon. 16 Départ du P. Scheuermann pour Zanzibar.
Juillet 1868 16 Peu après notre arrivée à Bagamoyo, une maison en planches de bois de sapin avait été commencée à Zanzibar sous la direction du P. Étienne et F. Marcellin qui vint ici au mois de mai pour la monter et la peindre. Aujourd’hui tout étant préparé pour l’habiter, le R. P. Supérieur a voulu la bénir en ce jour. La veille l’autel avait été dressé dans la chambre du milieu de la maison devant servir provisoirement de chapelle. À 7 h le Père Supérieur revêtu de l’aube et de l’étole et ayant entonné le Veni Creator49 a commencé la bénédiction du lieu après laquelle il a fait la bénédiction de la grande croix déjà placée sur le faite de la maison. Pendant ce temps nous chantions le Vexilla Regis prodeunt50 et la dernière strophe était à peine terminée qu’une explosion de toutes nos armes à feu vint annoncer la prise de possession du terrain et de l’emplacement au nom de la Mission de la Congrégation etc. Le reste de la journée a été comme une fête et tous ont emporté de ce jour la plus douce consolation, celle d’avoir assisté à la plantation de la croix sur ce point de la pauvre51 terre de l’Afrique. 47
Antoine Scheuermann, Alsacien (1841-1883). En fait il a passé sept ans à Bagamoyo après avoir appris le swahili à Zanzibar. Les archives de Chevilly-Larue (CB 3) ont gardé un récit d’une expédition de chasse qu’il a menée aux alentours de cette mission. Il est décédé à Mayotte où il était supérieur de sa communauté (le Bulletin de la Congrégation, XIII, n° 171 de janvier 1884 ne fait que signaler sa mort, p. 103). 48 Par la suite les missionnaires ont utilisé les pierres extraites, avec des mines, des rochers découverts à marée basse dans la mangrove. 49 Célèbre antienne catholique : Viens Saint Esprit Créateur. 50 Hymne de la fête des Rameaux : Voici que s’avancent les étendards du roi. 51 Ce qualificatif revient régulièrement à cette époque sous la plume des correspondants. La « terre maudite de Cham » un territoire à convertir, à « régénérer ».
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Août 1868 Lundi 10 août Aujourd’hui sont arrivés M. Bure, M. Jablonski et le Père Étienne. Le Sultan ayant mis son vapeur à la disposition du nouveau consul de France M. Bure celui-ci voulut en profiter dès les premiers jours de son arrivée pour voir Dari Salama52 et Bagamoyo où il voulait nous honorer de sa visite. Après un court séjour à Dari Salama le vapeur du Sultan s’est dirigé vers Bagamoyo où il a jeté l’ancre vers 4 h ½ du soir. Le R. P. Supérieur et le Père Machon se sont empressés d’aller recevoir M. le Consul au bord de la mer et de lui offrir la plus grande hospitalité. M. Bure était accompagné de M. Jablonski et de P. Étienne. Nous avons reçu nos hôtes le plus dignement possible et tous ont paru très satisfaits de leur séjour ici. Nous aurions même tous éprouvé le bonheur le plus complet sans un fâcheux accident arrivé à M. Le Consul car, dès le lendemain de son arrivée il éprouva plusieurs évanouissements qui nous firent craindre pour sa santé. […]
14 Juillet 1869 […] Au commencement du mois de Juin, une haie avait été plantée autour d’une partie de la propriété afin de garantir des animaux nos premières plantations53. Le chef de la Côte croyant sans doute que nous avions abandonné le terrain resté sans clôture, s’empressa moyennant quelques piastres de l’offrir à plusieurs habitants déjà Les expressions de ce type sont nombreuses, souvent dures ; elles ont été largement utilisées pour dénoncer les a priori des missionnaires. Sans les occulter, loin de là, il faut les replacer dans leur contexte en évitant les anachronismes : nombre de missionnaires ont repris les thèses et les préjugés de leur époque. 52 Dar es Salaam. 53 Nous avons vu que le baobab a été le premier arbre. Des cocotiers ont ensuite été plantés le long de la magnifique allée qui va de la plage à la mission, puis tout a été cultivé. Les Missions catholiques du 16 juillet 1880 notent sous la plume du P. Acker : « Plus de cent espèces d’arbres différents (…) Son Altesse le Sultan de Zanzibar a dit elle-même un jour au P. Horner : “c’est vous, mon Père, qui avez appris aux gens de Bagamoyo à travailler. Avant votre arrivée tout était inculte. Depuis que vous êtes là, chacun vous imite” ».
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assez mal disposés envers nous. À cette nouvelle, le Père Supérieur se hâte de refaire les bornes qui commençaient à disparaître et fait informer le chef à diverses reprises du véritable état des choses dans le but de provoquer un arrangement. Celui-ci froissé plus ou moins ne dénia pas répondre et sembla même se cacher. Le Père cependant voulant en finir avant de porter plainte à Zanzibar se dirigea luimême vers l’habitation du vieux chef. Il n’y était pas, une de ses femmes effrayée de la vue d’un blanc se mit à fuir et put annoncer à un ami cette arrivée comme une prétendue agression. De là grande émotion de la part du dioumbé déjà mal disposé envers nous et excité par des menées secrètes. Deux jours après, fête de St Bonaventure le vieux DehumbileMohamed rassemble quelques esclaves et un certain nombre de noirs, et sans doute après d’abondantes libations, il les harangue et se met à leur tête. Il est en grande tenue comme aux grands jours de fête, sa main brandit une énorme lance devant les siens qui s’avancent au son de trompe et de fanfares guerrières, armées les uns d’arcs et de flèches, les autres de bâtons, de lances et de fusils. Ils sont près de 50. Nous avions entendu cette musique nationale dont les chefs du pays se font précéder dans les grandes circonstances et nous pensions simplement alors à une entrée du chef à Bagamoyo. Puis en voyant défiler cette troupe de noirs à travers la clôture inachevée des Sœurs nous crûmes que le dioumbe voulait nous honorer de sa visite et traiter à l’amiable l’affaire du terrain. Nos travailleurs cependant étaient peu rassurés en voyant des gens armés. Quant à moi, occupé à l’intérieur du dortoir, je fis avertir le Père Supérieur de cette arrivée et je ne sortis que lorsque je présumais le chef ne plus être qu’à quelques pas de moi. Je fis alors deux pas en avant et je saluais le vieux Dehumbile-Mohamed. Ce fut comme un signal. Partez, partez, s’écrit-il d’une voix menaçante en s’adressant aux ouvriers et en s’écartant brusquement de moi et tous les agresseurs de s’écrier en même temps : partez, partez, courez vite, ou attention… et ils brandissent leurs armes et jettent des mottes de terre aux malheureux travailleurs qui semblent plus rassurés en haut du toit. En moins d’une demi-minute la Débâcle était complète. Nos gens en grand nombre se précipitent les uns sur les autres, se jettent du toit à terre et courent à toute jambe, car malheur aux retardataires, les coups pleuvent sur eux. Aussi rien ne les arrête, un entourage en 66
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bâtons de montana54 se présente, il est bien vite franchi. Il reste encore une haie plantée depuis peu, mais elle est arrachée ou bien on s’y fraie un passage au risque d’être déchirés par les épines. Avant donc d’avoir pu nous demander si le chef était ‹…› ou s’il voulait nous faire la guerre, tout le monde avait disparu, les uns poussant des cris de détresse, les autres des cris furibonds. C’est ainsi que tous nos travailleurs furent chassés, plusieurs d’entr’eux reçurent des blessures mais personne n’osa porter la main sur nous. Voilà ce qui s’était passé dans l’enceinte de l’établissement des Sœurs lorsqu’on se demandait encore dans la communauté quels étaient ces cris que l’on entendait de toute part. On apprend bientôt aux enfants que ce sont des bruits de guerre et les plus grands d’accourir aussitôt pour nous secourir, les plus petits sont d’abord tentés de se cacher mais bientôt ils se ravisent et chacun d’eux prend ce qui lui tombe sous la main, des bâtons, des tiges, de maïs, de montana, etc. et tous accourent à la maison pour nous défendre au besoin criant Pita Ouapi, où est la guerre, où est l’ennemi ? et jusqu’au plus petit ils brandissent dans leurs mains ces tiges de maïs comme des armes redoutables. Il y avait au moins de la bonne volonté. Ils furent bien vite calmés quand nous leur dîmes que ce n’était rien, que nous n’étions pas en danger, et ils retournèrent chez eux, méditant des mesures pour soutenir au besoin une nouvelles attaque. […]
9 Août 1869 Aujourd’hui est parti le Père Étienne pour demander une plus grande concession de terrain, au moins 2000 coudées si c’était possible. 18 Août le Père Étienne n’a pas encore obtenu de réponse définitive sur la question du terrain. On ajourne toujours son entrevue avec le Sultan puis il a divers prétexte de retards. Le Père Supérieur et Nakib-Sef voyant que l’affaire traînerait encore longtemps en longueur sont partis aujourd’hui afin de résoudre les objections soule-
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Plante ligneuse grimpante à usages multiples.
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vées contre nous et d’obtenir enfin une meilleure décision émaner du Sultan. 25 Août Retour dans la communauté du Père Supérieur, du Père Étienne et de Nakib Sefou. Cette fois ils reviennent avec une concession de 2000 coudées carrées soit près deux kilomètres carrés. Ce n’était pas sans difficultés toutefois que l’affaire avait ainsi pu s’arranger. Il avait fallu que le Consul français en fit lui-même la demande vers le 19 de ce mois et ce fut en sa considération et en son nom que ces 2000 coudées le 20 furent concédées à la Mission. Et c’est même en cela un grand avantage, car ce terrain ayant été donné au Consul et à la France pour nous, on ne peut ni l’attaquer ni nous l’enlever sans faire injure à la France et sans la provoquer. 26 Août Dès le matin le Djemadar Sefou a fait assurance au chef militaire de Kaolé et à Dchumbil-Mohamed que le mesurage de concession de notre terrain allait commencer et il les a invité à y assister. Vers midi sont arrivés le Djemadar Sabre et ses soldats, le Djemadar ‹Osa› aussi accompagné de ses soldats, Dchumbil Mohamed et plusieurs autres chefs de la Côte, Said Magram et plusieurs autres Arabes influents. L’étiquette arabe demandait qu’on leur servit à dîner à tous. En conséquence les plus hauts placés ont été admis au réfectoire et les soldats ont eu leur dîner servi sous la varangue. Le dîner était assaisonné d’un appétit dévorant et chacun d’eux s’en est tiré à merveille. Il y avait près de 40 soldats. Après le dîner a commencé le mesurage. Une corde de 20 coudées préparée d’avance devait servir de chaîne d’arpentage. Le délégué du Sultan aurait dû naturellement diriger les travaux du mesurage mais il fut forcé de céder le pas en cela au Djemadar Sabre, homme tranchant comme son nom et moins bien disposé envers nous que le Djemadar Sefou. Le Chef militaire de Kaole55 avait du reste pour but de froisser le moins possible la population et en cela il avait raison. Ce que nous avait donné le Djombe l’année dernière fut laissé de côté et on commença à mesurer près de l’Indigoterie au petit village de Kisivouani et on remonte le long de la haie de Nassor jusqu’à l’endroit où nous trouvâmes du terrain cultivé 55
Kaolé, fondé au xiiie siècle, à proximité de Bagamoyo, est aujourd’hui un site archéologique important avec les ruines de deux mosquées, des tombes avec des porcelaines chinoises incrustées, témoins de contacts commerciaux anciens.
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parfois. Il y avait 2400 coudées. Puis on prit 300 coudées du large et 400 de long dans le haut du champ qui se trouve enclos d’une haie. Il était tard on se sépara sans avoir pu tout achever.
27 Août [… mêmes procédures le lendemain] Le Djemadar Sefou nous avait beaucoup aidé dans toutes ces affaires. Aussi le Père Supérieur l’en récompensa-t-il généreusement et remercia-t-il le Sultan du bon choix qu’il avait fait en envoyant ce délégué ; il annonçait en même temps à son Altesse que tout était enfin terminé à notre satisfaction et à celle de la population.
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LA PREMIÈRE COMMUNAUTÉ CATHOLIQUE DE LAGOS, MADE IN BRAZIL P ier re Tr ic h e t
Depuis les années 1830, les navires qui reviennent du Brésil débarquent à Lagos des cargaisons d’esclaves libérés. Là, tout invite les nouveaux arrivants à se fixer en ville : on leur fait sentir que leur exil forcé leur a permis d’apprendre des savoir-faire grâce auxquels ils peuvent bien gagner leur vie. Les factoreries européennes leur offrent des postes de commerçants ou d’employés de bureau. Quant aux artisans, menuisiers ou maçons, la ville en expansion leur donne plus de travail qu’ils ne peuvent en faire. Ils vont entrer dans une caste soudée par une histoire commune, que les autochtones regardent avec envie. Ils parlent portugais entre eux, ils s’habillent à l’occidentale, ils sont baptisés et participent aux fêtes chrétiennes. Leur contact avec la civilisation portugaise et brésilienne a développé en eux une culture que les autochtones ressentent comme supérieure. La communauté devient nombreuse : elle s’accroît de plusieurs centaines de nouveaux arrivants chaque année. Un catéchiste, que tous appellent Padre Antonio, leur offre un point de ralliement, car il dirige la célébration des grandes fêtes, ainsi que les baptêmes en danger de mort ou les funérailles chrétiennes. Mais ces catholiques aimeraient bien avoir des prêtres, en particulier parce que ceux-ci pourraient mettre sur pied des écoles catholiques (l’ill. 2 montre la première école que les Pères de Lagos ont ouverte en réponse aux demandes insistantes des « Brésiliens »). Faute de disposer d’écoles ouvertes par leur Église, certains parents acceptent à contrecœur d’inscrire leurs enfants dans une école protestante. Parfois, toute la famille passe alors en bloc dans cette Église protestante. Depuis 1861, ces catholiques voient passer à Lagos, de temps à autre, des prêtres venant de Ouidah, dans le Dahomey voisin, ou s’y rendant. Ceux qui ont pu leur parler les ont, plusieurs fois, pressés de venir ouvrir une mission à Lagos : ils leur ont promis que tous les catholiques de l’endroit accourraient à eux, et leurs écoles regorgeraient d’enfants. Parfois même,
P ie r r e Tr ic h e t
ils proposaient de lancer immédiatement une cotisation pour construire l’église ou l’école… Le missionnaire de passage a dû réfréner leur ardeur car il savait que, dans l’immédiat, il ne pouvait pas venir s’installer parmi eux. Ces missionnaires ont expliqué aux catholiques de Lagos qu’ils appartenaient à un institut dénommé Société des Missions Africaines (SMA), basé à Lyon, et que Rome leur avait confié la charge d’évangéliser tout le territoire compris entre la Volta, à l’ouest, et le Niger, à l’est. Lagos était bien compris dans ce territoire. Comme l’étaient Whydah (Ouidah) et Porto-Novo, où ils avaient ouvert une mission respectivement en 1861 et en 1864. Mais lancer une mission exigeait beaucoup d’argent… et ils en manquaient. En 1867, le père Courdioux1, supérieur de tous les missionnaires du Vicariat apostolique, basé à Porto-Novo, s’est rendu à Lagos pour connaître par lui-même la situation existante. Il a rendu compte de ses observations dans une lettre au supérieur général : Que n’avons-nous assez d’argent pour aller à Lagos. On nous presse, on nous envoie message sur message. […] Les protestants profitent de notre absence pour se faire des adeptes ; leurs écoles regorgent d’enfants, dont une bonne partie appartenant à des parents catholiques. Des émigrants venant du Brésil et par conséquent instruits dans notre Sainte religion arrivent en grand nombre chaque année et ne trouvant plus les moyens de pratiquer leur foi se laissent insensiblement gagner par les prédicants mahométants ou protestants2. En août 1868, le père Pierre Bouche3 se rend à Lagos, et ressent, lui aussi, la crainte des « ravages » que des pasteurs protestants peuvent provoquer dans la communauté catholique. Il en conclut qu’il est urgent de venir s’installer ici. De retour à Porto-Novo, il fait part avec passion de ses
1 Philibert-Émile Courdioux, 1838-1898, entre dans la SMA, où il est ordonné prêtre en 1861. Il sert au Dahomey de 1861 à 1873 puis en Algérie de 1873 à 1875. Il rentre alors en France, quitte la SMA, et s’engage dans le diocèse de Lyon. 2 Courdioux à Planque, 30 septembre 1867. AMA 12/802.00, 1867, 20304. 3 Pierre Bertrand Bouche, né en 1835 dans le diocèse de Toulouse, entre aux Missions Africaines, où il est ordonné prêtre en 1865. Il est aussitôt envoyé au Dahomey. Il reviendra en France en 1875, quittera la SMA pour servir en France. Il meurt en 1903. En France, il publiera plusieurs articles ethnographiques, ainsi que deux livres : Les Noirs peints par eux-mêmes, Poussielgue, Paris, 1883, 144 p. ; Sept ans en Afrique occidentale. La Côte des Esclaves et le Dahomey, Plon, Paris, 1885, 403 p.
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découvertes au père Courdioux… et celui-ci décide alors d’envoyer le père Bouche et le frère Élie4 y ouvrir une mission. Le 21 octobre 1868, les deux missionnaires arrivent à Lagos pour s’y fixer. Ils lancent immédiatement la construction d’une mission et d’une chapelle provisoires en bambou. La chapelle permettra de célébrer les offices liturgiques, qui aideront les baptisés à se regrouper en communauté. Deux mois après leur arrivée, c’est Noël. Le père Bouche est épuisé physiquement. Un confrère va venir l’aider à célébrer les cérémonies : c’est le père Georges Séquer5. Ce missionnaire vit à Porto-Novo, où il exerce son ministère dans une communauté également composée de Brésiliens. Il va être émerveillé par la taille de la communauté de Lagos et par sa vitalité. De retour à Porto-Novo, il écrit ses observations au père Planque, à Lyon. C’est la lettre que nous reproduisons in extenso ci-dessous. Mais il vient aussi de donner oralement des informations plus étoffées au père Courdioux, que celui-ci communique aussitôt au père Planque : Ils [les Brésiliens de Lagos] veulent une école en portugais et sont prêts à se cotiser pour cela. Tous ces chrétiens, revenus de Bahia, sans être riches sont tous à l’aise. Ils sont comme un peuple à part dans Lagos ; ils n’aiment pas les Anglais, encore moins les protestants. Pourvu qu’on leur donne leurs cérémonies catholiques de leur cher Bahia (Bahia, le type de tout ce qui est parfait au monde), ils sont satisfaits. La veille de Noël, ils ont voulu orner eux-mêmes notre pauvre église de bambous que le P. Bouche a terminée juste pour Noël, chacun a apporté les tableaux/images de saints qu’il possédait6. Il faut vous dire qu’ils ne quittent pas le Brésil sans faire une ample provision d’objets de dévotion. Les murs de l’église furent bientôt couverts de tableaux. L’un d’eux disait en les plaçant : que les protestants disent maintenant que les catholiques n’ont pas de saints,
4 Elias Martinez, né en 1842 à Erreiria en Espagne. Il devient frère dans la SMA en 1866. Il est aussitôt envoyé au Dahomey, où il va servir à Porto-Novo et à Lagos. Il y exerce avec succès la médecine. Il rentre en Europe en 1881, et quitte la SMA. 5 Georges Séquer, né en 1836 dans le diocèse de Metz, entre aux Missions Africaines et est ordonné prêtre en 1867. Il est aussitôt envoyé au Dahomey. Pour raison de santé, il doit rentrer en France en 1874. Il sert dans plusieurs maisons de la SMA jusqu’en 1883, date à laquelle il quitte la SMA. 6 Au Brésil, en particulier à Salvador de Bahia, ces catholiques ont connu des églises richement décorées avec statues, images et lumières. Ils essayent donc d’orner les murs trop nus de leur pauvre chapelle en bambou.
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c’est qu’ils ne les connaissent pas ; voilà S. Benoît de Philadelphe, S. Antoine, S. François-Xavier7. La lettre du père Séquer, qui suit, décrit un moment d’exception : la rencontre, émerveillée et joyeuse, entre une communauté et ses pasteurs. La communauté, qui n’avait pas de prêtres, a été habituée à ne pas compter sur eux, et donc à prendre des initiatives pour répondre à tous ses besoins. Quant aux prêtres, ils arrivent, ils observent, ils accueillent tout. Bientôt, ils deviendront un peu plus directifs, comme leurs collègues le sont dans les autres stations. Pour le moment, c’est la lune de miel ! Le père Séquer évalue le nombre des catholiques à 3000. Il note que ceux-ci subissent les moqueries des protestants, nombreux à Lagos, qui les traitent de papistes, moquerie classique des protestants contre les catholiques dans le monde entier. Les pères vont les aider à reprendre confiance et assurance. Une question provoque des discussions dans les communautés catholiques d’origine brésilienne, à cette époque, c’est la langue à utiliser dans les écoles : à Whydah et à Porto-Novo, les missionnaires ont spontanément adopté le portugais puisque c’était la langue parlée par les familles de leurs élèves. Mais les autorités françaises et anglaises font pression pour imposer leur langue : elles veulent que ces écoles préparent des locuteurs capables de traiter avec aisance des affaires commerciales dans ces langues, et établissent ainsi la preuve que ces nations exercent déjà une influence palpable sur ce territoire.
Lettre conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la référence AMA 12/802.00, 1869, 20499 Porto-Novo, 2 janvier 1869 Monsieur le Supérieur, Je suis allé à Lagos où m’appelait mon ministère, et j’y ai passé les fêtes de Noël8. J’ai eu une idée du bien que nous sommes appelés à faire dans cette importante mission dont les chrétiens s’élèvent à environ trois mille et plus. Mais leur nombre augmente chaque année de plusieurs centaines, dit-on. Car chaque navire venant de Bahia en 7
Courdioux à Planque, 30 décembre 1868. AMA 12/802.00, 1868, 20415. Il y est arrivé le 24 décembre, et en est reparti le 28. La petite centaine de kilomètres qui sépare les deux villes se parcourt en vingt heures, en pirogue, sur la lagune. 8
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amène plusieurs, et il vient annuellement environ 15 navires à la Côte. C’est ainsi qu’au mois d’octobre dernier, le navire la Lisbonissa en amenait de 60 à 70, à peu près tous catholiques. Je tiens ce renseignement d’un passager du bord. La plus grande partie de ces émigrants se fixent à Lagos. Ainsi cela peut vous donner une idée de l’émigration et de l’importance que la mission aura un jour à Lagos. L’assistance à la messe de minuit (missa do gallo9) fut considérable. La baraque qui sert d’église provisoire à Lagos était remplie de femmes seulement, et un grand nombre d’hommes entendaient la messe dehors, se plaçant à la porte, et aux fenêtres. Malheureusement, Monsieur le Supérieur, cette fête de Noël était une occasion de grandes et longues débauches. C’est ce qu’ils appellent manger Noël (comer Natal). Et je vous assure qu’ils le mangent bien, et le boivent encore mieux. La fête de l’Immaculée Conception10 s’est passée d’une façon toute splendide, tant à Lagos qu’à Porto-Novo. Les chrétiens ont chanté avec entrain les prières, padre nosso, ave Maria, salve rainha, les Litanies de Nossa senhora da Conceição. Ils ont illuminé à leurs frais, même à Lagos, ils ont décoré le lieu saint sans qu’on ait eu besoin de s’en mêler, et aussi pour la fête de Noël, car ils ont apporté un grand nombre de cadres de leurs maisons, et ils en ont orné les murs de l’église. C’était admirable, et un touriste qui par hasard se serait trouvé là se serait écrié : « Quelle foi dans ces populations ! quelle dévotion envers la Vierge Immaculée ! » Mais, hélas ! C’est un feu de paille, c’est une légère écorce de dévotion. Après la fête, qu’en restet-il ? Rien, ils retournent à leurs vomissements, à leurs anciens désordres, à leur indifférence pour la pratique de la religion11. Il 9 Le père Séquer, qui parle portugais avec les Brésiliens à Porto-Novo, ne manque pas une occasion de citer les noms portugais que ceux-ci utilisent pour les différentes fêtes. 10 Cette fête est célébrée le 8 décembre. Elle est très en honneur dans les communautés catholiques au Brésil… et donc à Lagos et Porto-Novo. Elle est précédée d’une neuvaine préparatoire, à laquelle les chrétiens participent intensément. 11 Un passage de la lettre du père Courdioux (du 30 décembre 1868, n° 20415, déjà citée) montre le jugement que les missionnaires portent sur la qualité de la vie chrétienne de ces Brésiliens : « Pauvres chrétiens, et c’est triste à dire, il semble que toute leur dévotion et toute leur religion consiste à assister chaque année à cette neuvaine [préparant la fête de l’Immaculée Conception]. Assister à la messe le Dimanche, se confesser, faire leur Pâques, etc. sont presque inconnus parmi eux ». Les catholiques
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semble qu’ils réservent tout le feu de leur dévotion pour la Neuvaine de l’Immaculée Conception. N’importe ! Cette dévotion si enthousiaste, quoique si imparfaite, envers Marie Immaculée, ne manquera pas d’attirer sur ces pauvres chrétiens les bénédictions du ciel ! C’est pour la mission, j’aime à le croire, un signe d’espérance pour l’avenir. J’ai parlé devant plusieurs chrétiens des splendeurs de la fête du bre12 à Lyon. Mais, il paraît que le récit que je leur en ai fait était 8 X bien pâle, car cela ne valait pas les magnifiques illuminations de Bahia qui durent pendant toute la neuvaine, et où l’on fait partir des feux d’artifice. À Lagos, le gouverneur est très bien intentionné en faveur de la mission catholique. Il désirerait que nous y établissions des ateliers d’apprentis13. Et pour cela, il accorderait des subventions et des secours. Je crois, Mr le Supérieur, que nous ne pouvons pas résister à ce désir, d’autant plus qu’en le réalisant, nous acquèrerons aux yeux des populations protestantes un grand prestige ; ce sera un moyen efficace pour attirer leurs enfants dans nos écoles et aussi peut-être à la conversion au catholicisme. Car les ministres de l’erreur ne se donnent pas la peine de former au travail14. Ils préfèrent laisser croître les mauvaises herbes dans les importants terrains qui leur ont été concédés par la colonie anglaise. Ce qui les déprécie singulièrement et fait voir aux moins clairvoyants l’inanité de leur mission. Aussi, en établissant ces ateliers, nous pourrons obtenir du gouverneur satisfait la réduction, et même l’abolition des droits de douane ; ce qui ne serait pas un mince avantage. brésiliens et les prêtres européens n’ont pas la même façon d’évaluer l’importance des divers éléments de leur foi : leurs jugements n’obéissent pas aux mêmes critères. Ce que les uns jugent primordial apparaît comme secondaire aux yeux des autres. 12 C’est-à-dire décembre. Aujourd’hui encore, cette fête est célébrée à Lyon par d’importantes illuminations. 13 Dans plusieurs territoires d’Afrique occidentale (tant anglaise que française), les gouverneurs remarquent le besoin d’artisans qualifiés et pressent les missionnaires d’ouvrir des « écoles professionnelles ». Ils déplorent le fait que les programmes scolaires soient trop académiques et insuffisamment tournés vers l’acquisition de savoir-faire pratiques débouchant sur des métiers d’artisans. Ils promettent des aides financières aux missionnaires qui se lanceront dans de telles écoles. 14 La phrase qui suit montre qu’il veut parler du travail manuel, qui consistait souvent à débrousser un terrain ou à balayer la cour de récréation.
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Il y a eu à Porto-Novo15, 9 premiers communiants, 6 garçons et 3 filles. Dans un an, s’il plaît à Dieu, Lagos en fournira un nombre bien plus considérable. Ces enfants m’ont bien édifié pendant les quelques instructions préparatoires que je leur ai faites avant mon départ pour Lagos. Je demandais à l’un d’eux : « Pourquoi êtes-vous triste ? Ah ! me dit-il, je suis fâché contre le péché. Eu sou zangado contra o peccado. Le jour de l’an, une petite fille, allant dîner chez son père, lui répondit : « Aujourd’hui, je ne mange pas gras, c’est vendredi, ni ma sœur non plus. Car les sœurs16 nous ont appris que l’Église le défendait. » La leçon profita au père, il fit renfermer la dinde dans l’armoire et envoya au marché de [sic] chercher du poisson. Je vous dirai aussi un mot du P. Bouche17. Hélas ! ce pauvre missionnaire, si infatigable, si zélé, est bien fatigué. Je l’ai trouvé à Lagos dans un grand état d’épuisement, qui va en augmentant. Il vomit chaque jour une partie des aliments qu’il prend, et cela, me dit-il, sans ressentir de douleurs d’estomac. Ce qui prouve une faiblesse bien grande, et que l’estomac ne fonctionne plus, et que la nourriture ne s’assimile plus au corps. Car il vomit tel qu’il a pris. Tout le monde dit qu’il lui est impossible de continuer plus longtemps à Lagos. Il tombe évanoui à l’autel, et on ajoute que s’il y passe la saison des pluies, certainement il en mourra. Le P. Bouche est épuisé de longue main18, il a eu de longues et fortes fièvres pendant son séjour à Porto-Novo. Le P. Verdelet19 pourra vous en parler. À Whydah, il ne passait guère plus de 10 à 12 jours sans l’avoir. Ainsi jugez, M. le Supérieur. 15 Le père Séquer revient aux nouvelles de Porto-Novo, où il réside habituellement. Il présente les fruits de son travail : les enfants admis à faire leur première communion. Car une partie de son travail consistait à enseigner « la doctrine », comme on disait alors. 16 Des Sœurs Franciscaines de la Propagation de la Foi sont présentes à PortoNovo depuis mars 1868. Elles y ont rapidement ouvert une école pour les filles, un internat et un dispensaire. 17 Il s’agit du père Pierre Bouche, fondateur et supérieur de la mission de Lagos. 18 De longue date, depuis longtemps. 19 Le père Jean Verdelet, né en 1837, entre dans la SMA, où il est ordonné prêtre en 1862. Il part aussitôt au Dahomey, où il fait la classe à Whydah, jusqu’en 1865, où il devient supérieur de la station de Porto-Novo. Il rentre en congé en 1868 : le père Séquer recommande donc au supérieur général de lui demander oralement son avis sur la santé du père Bouche. Il va mourir à Lyon en 1869.
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M. Courdioux à qui j’ai rendu compte de sa santé va partir pour Lagos et le renverra se reposer ici20. Cela suffira-t-il, M. le Supérieur, je le désire, mais j’en doute beaucoup ; il est en bonne voie d’arriver au point d’épuisement où s’est trouvé le P. Cloud21. Cela ne tardera pas. Je vous donne ces renseignements, Mr le Supérieur, afin que vous puissiez juger un peu sur ce qui serait bon pour le soulagement de ce confrère22 si dévoué pour notre œuvre. Le Fr. Élie est moins épuisé, va encore ; mais sa santé est loin d’être florissante. Les chrétiens de Lagos aiment beaucoup le P. Bouche, l’estiment à cause de sa grande activité qui lui a fait exécuter d’importants travaux en deux mois, maison en bambou, cuisine, église, terrassement et nivellement du terrain, etc., et cela à bon marché. Le produit de la souscription réalisé jusqu’à ce jour couvre tous les frais des dépenses faites actuellement à Lagos. Il peut s’élever à 2.500 f. environ et peut-être plus. Mais la liste n’a passé encore que parmi les protestants23 qui par conséquent paient notre provisoire. Les Brésiliens veulent aussi bien faire leur offrande. Mais, ils ne veulent contribuer que pour l’église dont ils sont si impatients de voir poser la 1ère pierre. Car ils voient les protestants poser des 1ères pierres de temple, comme c’est arrivé la veille de Noël, au moment de mon arrivée à Lagos. M. le Capitaine Bernardo est disposé à exécuter sa promesse pour la chapelle de la Vierge, dès qu’on aura commencé. Telle est leur intention, et ils la manifestent clairement. Il serait aussi urgent d’ouvrir au plus tôt l’école catholique de Lagos. Car les Brésiliens enthousiasmés retire-
20 Ici, c’est-à-dire à Porto-Novo. Le père Séquer écrit cette lettre après son retour à Porto-Novo. 21 Le père François Cloud, né en 1836, entre dans la SMA, est envoyé en 1861 au Dahomey sans qu’il ait terminé ses études de théologie. Il les complète au Dahomey, et rentre en 1864 en France, où il est ordonné prêtre. De retour au Dahomey en 1864, il en rentre malade en février 1867. C’est à cet état d’épuisement que le père Séquer fait allusion. De février 1869 à 1876, le père Cloud va servir à Porto-Novo et à Lagos. Il rentre malade à Nice, où il meurt en 1879. 22 Il s’agit du père Bouche. 23 Connaissant la rivalité qui existait alors entre les Églises, on s’étonne que le père Bouche ait lancé une souscription parmi les protestants, et que ceux-ci aient accepté de verser une participation. Il a peut-être remarqué que des protestants étaient venus dans son église durant la neuvaine précédant l’Immaculée Conception : il leur aura proposé cette souscription pour contribuer à embellir cette église qu’ils choisissaient de fréquenter.
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raient vite leurs enfants des écoles protestantes. Tout nous fait espérer que les élèves seront nombreux. Quelques enfants d’entr’eux viennent déjà à la mission apprendre les prières et la doctrine après être sortis de l’école protestante. Mais là, on se moque d’eux, on les traite de papistes, et ils finissent par se décourager et ne reviennent plus entendre le père. Un grand nombre d’enfants parlent le portugais, et par conséquent peuvent être instruits et admis rapidement aux sacrements. Donc, qu’on ouvre au plus tôt une école, qu’on envoie au moins 6 religieuses pour Lagos24. Car le directeur de la douane anglaise de Badagry m’a appris que des dames protestantes allaient venir bientôt à Lagos pour faire l’éducation des jeunes filles. Ah ! si les sœurs pouvaient s’emparer du terrain les premières. Les chrétiens de Lagos ont aussi parlé d’établir entr’eux une Confrérie à l’instar de Bahia. Ce serait là une œuvre à encourager, car elle peut produire d’heureux fruits en maintenant les confrères25 dans la pratique de la religion. Quel dommage que le bon P. Bouche soit si malade ! On aura du mal à amener ces pauvres gens à la fréquentation des sacrements. La confession leur pèse, ils en ont perdu l’habitude après une si longue absence de missionnaires. Il faudra bien 10 ans pour avoir quelque chose d’un peu marquant à Lagos. Les Brésiliens de Lagos, du moins pour ceux que j’ai entendus à la mission, s’attendent à ce que l’école sera brésilienne avant tout (portugaise). Ils en parlent comme si c’était déjà fait, et un brave Brésilien nous disait un jour : « Quand vous aurez ouvert l’école portugaise, je vous enverrai mes quatre enfants. » Ils tiennent à leur langue ; pour eux le portugais est la langue catholique, celle dans laquelle il faut apprendre la religion. Aussi M. Bouche me disait qu’il n’y avait pas de raison pour le supprimer comme ailleurs 26 . M. Courdioux serait d’avis aussi de le faire enseigner avec l’anglais, 24
À Porto-Novo, les religieuses sont quatre. Mais la communauté des catholiques de Lagos est plusieurs fois supérieure à celle de Porto-Novo : le travail à accomplir demande un effectif plus important. 25 Les confrères sont les membres de la confrérie. Les confréries faisaient partie des pratiques pastorales au Brésil, et elles rencontraient un grand succès parmi les esclaves, à qui elles fournissaient une grande famille. 26 Allusion aux efforts des officiers de la marine française qui faisaient pression pour que les écoles de Whydah et de Porto-Novo adoptent le français.
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à cause de la grande diffusion de ces deux langues à Lagos, et surtout à cause du nombre considérable de chrétiens Brésiliens. C’est, je crois, une idée excellente, qui fera retirer beaucoup d’enfants des écoles protestantes et nous attachera les catholiques enchantés de nous voir parler leur langue, et surtout l’enseigner aux enfants. Et ce sera aussi le moyen d’éviter les mécontentements car, à PortoNovo, les mécontents ne manquent pas ; j’en rencontre toujours de nouveaux. De plus, des négociants entièrement désintéressés, me disant leur opinion sur l’enseignement à donner à Lagos, ajoutaient que nous ne pouvions rien faire de mieux que d’enseigner l’anglais et le portugais à cause de l’importance de ces deux langues, l’anglais étant la langue officielle, le portugais étant la langue de presque tous les catholiques. Voilà, M. le Supérieur, ce que j’avais à vous dire par ce courrier. Soyez persuadé que tout ce que je vous dis, je vous le dis pour vous guider et vous renseigner le mieux possible, suivant mes faibles lumières. Je le fais sans esprit de parti, ou de contradiction, mais uniquement pour obtempérer au désir que vous avez manifesté que chacun vous dise ce qu’il croit bon pour la mission. Je suis, Mr le Supérieur, pour la vie votre très humble et obéissant serviteur. G. Séquer
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LE PÈRE DUPARQUET, SPIRITAIN ET EXPLORATEUR (LETTRES DE 1886 ET 1888) G ér a rd Vi e i r a
Missionnaire ou explorateur ? C’est la question qu’on se pose en feuilletant la biographie du père Duparquet. Ce Spiritain « hors norme » a vécu et voyagé en Afrique pendant la deuxième moitié du xixe siècle, avant que les puissances occidentales ne se soient partagé le continent. Des centaines de lettres et de rapports rendent compte de ses découvertes1. Charles Duparquet est né à L’Aigle, dans le diocèse de Sées, le 31 octobre 1830. Son baccalauréat obtenu à Argentan en 1851, il entre au Grand Séminaire diocésain. Après le décès de sa mère en 1854, il est admis au noviciat spiritain. Il est ordonné prêtre et fait profession religieuse en 1855. Il demande à partir en Afrique : c’est pour cela qu’il est entré dans la congrégation du Saint-Esprit ! Le Vicariat apostolique des Deux-Guinées qui s’étendait de la Mauritanie actuelle jusqu’au fleuve Orange, sauf quelques possessions portugaises, avait été créé en 1842 et confié à Mgr Barron, puis en 1845-46 à la Société du Saint-Cœur de Marie. Celle-ci fusionne avec la congrégation du Saint-Esprit en 1848. L’évangélisation sur la côte d’Afrique est donc à peine commencée quand le père Duparquet est nommé à Dakar, fin 1855. L’évêque, Mgr Kobès, le charge de l’école qui, jusqu’alors, n’avait pas donné de résultats. En peu de temps, le père Duparquet la met en route, mais il ne s’entend pas bien avec son évêque sur la façon d’évangéliser. Il est alors envoyé à Libreville au Gabon, en 1856, pour y créer une école. Ce qu’il réussit très bien. Il attire même des enfants de langue portugaise venant ses îles Sao Tomé et Principe. Mais à Libreville non plus, ses idées ne sont pas acceptées par les anciens. Il rentre donc en France, fin 1857, en rappor-
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Cf. les volumes parus chez Karthala, collection Mémoires d’Églises : Gérard Vieira présente le Père Duparquet, missionnaire ou explorateur ? Lettres et écrits, t. 1 : L’obsession des colonies portugaises (1852-1865), 2012 ; t. 2 : Espoirs et échecs de la mission en terre portugaise (1866-1869), 2013 ; t. 3 : De l’exil à Bagamoyo au succès de Landana (1870-1876), 2014.
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tant toutes sortes de spécimens de plantes pour le Muséum de Paris. Quelques-unes d’entre elles porteront même son nom. Affecté à l’école de Gourin puis au scolasticat de Langonnet, il donne le goût de l’Afrique et des études à ses séminaristes. Le séjour au Gabon lui a donné l’envie d’aller plus loin, de retrouver les restes des chrétientés créées au xvie siècle dans le Congo portugais. Dans son idée, cela permettrait de redonner vie à des communautés chrétiennes. Il profite de son séjour en France pour travailler l’histoire des missions du Congo, en fouillant à la Bibliothèque nationale ou à la bibliothèque Sainte-Geneviève les récits d’anciens missionnaires. Il se tient au courant des parutions récentes au Portugal et régulièrement envoie des rapports au Supérieur Général pour lui rappeler le devoir de la congrégation de s’intéresser au Congo. En février 1862, après un séjour au Portugal, il retourne à Sainte-Marie du Gabon. Mgr Bessieux, le Vicaire apostolique des Deux-Guinées, reconnaît bien sa valeur et ses succès auprès des élèves mais préfère le renvoyer en France en mai 1863. Comme la première fois, le père Duparquet rapporte une bonne collection de plantes tropicales pour le Jardin des Plantes de Paris. Retourné à Langonnet comme professeur, il continue ses recherches et, en 1864, le supérieur général, Ignace Schwindenhammer, le charge de présenter un rapport à la Congrégation de la Propagande2 pour lui demander de confier à la congrégation du Saint-Esprit la Préfecture apostolique du Congo portugais abandonnée par les Capucins en 1835. Rome répond positivement le 9 septembre 1865. Deux pères sont envoyés, mais ils ne connaissent pas le portugais. La tentative provoque une interpellation du gouvernement à Lisbonne. Le père Duparquet, lui, continue ses contacts à Lisbonne où il se rend en septembre 1866. Il est bien reçu aussi à Mossamédès. L’évêque d’Angola lui confie la paroisse de Capongombé. C’est alors le premier voyage d’exploration à l’intérieur de l’Angola jusqu’à Huila (fig. 4). Le projet est de créer un séminaire pour former le clergé africain. Finalement, le Portugal donne son accord à condition que les professeurs soient portugais. Le père Duparquet repart donc au Portugal, y fonde une maison à Santarem en octobre 1867, est rejoint par le père Carrie (le futur évêque de Loango) et des postulants portugais. En 1868, il laisse la direction de la maison au père Eigenmann. En 1869, découragé par les promesses non tenues du gouvernement portugais, il
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Sacrée Congrégation de la Propagande (De Propaganda Fide) : dans le « gouvernement » du Vatican, c’était le ministère chargé de promouvoir l’évangélisation des peuples. Depuis Vatican II elle s’appelle d’ailleurs Congrégation pour l’Évangélisation des peuples. Le Cardinal Secrétaire d’État, lui, joue au Vatican le rôle d’un premier ministre.
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Fig. 4 : Préfectures apostoliques de la moitié sud de l’Afrique
rentre en France. Le supérieur général l’envoie alors à Zanzibar où il sera chargé du séminaire qui vient de commencer. Tombé gravement malade, il revient en France en février 1873. Et en son absence, plusieurs jeunes qui étaient proches du sacerdoce sont renvoyés dans leur famille. Le père Duparquet en sera désespéré. En mai 1872, nouveau rapport au supérieur général sur le Congo : la décision est prise de créer une mission en dehors des limites de l’influence portugaise. Le père Duparquet en est chargé, accompagné du père Carrie et d’un frère. Ils s’établissent à Landana (qui à cette époque était convoitée par plusieurs nations). C’est là que le père Duparquet met en œuvre ses
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idées sur l’évangélisation et le développement. En 1875, il explore les rives du fleuve Zaïre et retrouve à Boma, Nemlâo, Saint-Antoine, des survivances de la foi chrétienne. Une fois son œuvre solidement établie, il la laisse aux mains du père Carrie et reprend ses projets de voyage. Le Vicariat des Deux-Guinées allait jusqu’au sud de ce qui est maintenant la Namibie. C’est cette partie que le père Duparquet veut explorer. Elle est appelée Cimbébasie, faute de terme plus adéquat. Rentré épuisé en France en 1877, il a la joie de voir la province spiritaine du Portugal se développer très régulièrement à Braga. En mars 1878, il repart et essaie de pénétrer par le sud, à partir du Cap. Son projet de division de l’Afrique australe entre Oblats, Jésuites et Spiritains est accepté par Rome et il reçoit le titre de Vice-Préfet de Cimbébasie3, une mission à créer de toutes pièces. À la manière des Boers, il achète un « wagon » (une roulotte) et huit paires de bœufs. Il explore le Griqualand, le Damaraland (actuelle Namibie). Dans cette dernière région, déjà occupée par des Luthériens venus de Prusse, il fonde une station à Omaruru. L’école, tenue par un père irlandais, se développe. Le père Duparquet, quant à lui, poursuit ses explorations dans l’Ovampo et arrive jusqu’en Angola, sans oublier d’envoyer ses rapports de voyage à la Société de Géographie de Paris et à la revue Les Missions Catholiques. Il continue cependant de s’intéresser au Congo, pousse le père Carrie à occuper Boma, à s’installer sur le fleuve Congo près de Brazzaville en 1881. C’est l’occasion de sérieux démêlés avec le Cardinal Lavigerie qui s’était fait donner juridiction sur tout l’intérieur de l’Afrique. En 1881, ce sont les Portugais eux-mêmes, émerveillés par le succès de la mission de Landana, qui rappellent le père Duparquet en vue de fonder une mission en Angola. Il obtient 2000 hectares à Huila pour y construire une mission et le grand séminaire. À partir de 1881, avec l’installation à Huila, et l’ouverture de l’Angola, l’expansion spiritaine se fera surtout à l’est de l’Angola. En 1886, il est envoyé à Rome pour obtenir la création du Vicariat apostolique du Congo français4. La Conférence de Berlin, suivie du partage de l’Afrique entre pays européens, va changer les conditions de travail des missionnaires. Chaque pays va exiger des missionnaires de sa propre nationalité !
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Le supérieur général, le père Schwindenhammer, se réservait toujours le titre de P. A. ! Le Vicariat est créé une première fois le 28 mai 1886, mais le décret est annulé sur les réclamations du Cardinal Lavigerie. Il est établi définitivement, dans les limites prévues, le 21 décembre 1886. 4
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Dans une première lettre, depuis Rome, le père Duparquet décrit au supérieur général le résultat des démarches en cours, après cette Conférence5. C’est un autre aspect du personnage : le diplomate bien vu en cour de Rome. Il obtient que le Congo devienne Vicariat apostolique dès le 20 mai 1886 : son ami, le père Carrie en devient le premier évêque. On peut dire que le père Duparquet est l’initiateur de la mission du Congo. Il se retire à Braga en 1886, mais, en 1888, a envie de revoir le Congo où l’attendait le père Carrie. Il y passe une quinzaine de jours et meurt à Loango le 24 août 18886. Dans une lettre du 29 décembre 1886, il reconnaissait : « Ma vie a été dans une agitation perpétuelle »… Mais cette « agitation » a été à l’origine d’un grand nombre de diocèses africains !
Note préliminaire Nous avons essayé de respecter le plus possible la manière d’écrire du père Duparquet. Mais celui-ci est assez fantaisiste dans sa ponctuation comme dans sa façon de mettre ou non des accents. Ainsi « chapître », « tître » ont toujours un accent circonflexe. « Déjà » n’a jamais d’accent sur le a. « Developper » n’a jamais é dans sa première syllabe. Il manque, de même, beaucoup de tirets, par exemple dans « y a t il ». Ou a parfois un accent quand il n’en faudrait pas et inversement. Il serait fastidieux de mettre [sic] à chaque erreur. Aussi avons-nous préféré rectifier les accents, ajouter les tirets pour faciliter la lecture. Par contre nous avons laissé les nombreuses majuscules qu’on découvre au milieu des phrases. Il y a, par exemple, toujours des majuscules quand le père écrit au Très Révérend Père c’est-à-dire au supérieur général. On peut ainsi trouver M. T. R. P. (Mon Très Révérend Père) ou encore M. T. R. et B. A. P. (Mon Très Révérend et Bien Aimé Père).
5 C’est l’époque aussi où Léopold II exige le départ des missionnaires français de Boma, Nemlâo. Le père Duparquet laissera aussi le Betchouanaland attribué à l’Allemagne. 6 Principales biographies du père Duparquet : P. Jadin, Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques, Letouzey, 1960 col. 1122-1129 ; P. Brasseur dans Hommes et Destins, t. 2, vol. 1, Paris, 1977.
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Rome 19 avril 18867 Très Révérend et Bien Aimé Père8 , 1° Récépissé. Hier dans la matinée à ma grande satisfaction j’ai reçu de vous les pièces que j’attendais avec impatience, plus une petite lettre de vous et une du R. P. Barillec. 2° Nouvelles de Huilla [sic] J’ai appris avec une grande satisfaction que tout va bien à Huilla. Je ne suis pas surpris qu’il n’y ait aucune nouvelle des Amboellas9. Comment [sic] je l’ai souvent répété à la maison mère, les communications pendant la saison des pluies deviennent impossibles à cause du débordement du Cunène. Il n’y a que de Juillet à Décembre que les communications deviennent possibles, c’est pourquoi il faut profiter de ces mois pour ravitailler les missionnaires et leur faire parvenir le personnel. Qu’on n’oublie donc pas de faire partir le frère Symphorien10 par le prochain packet11 du 6 mai de Lisbonne. Il n’arrivera qu’à temps à Huilla pour le départ des wagons. 3° Continuation des démarches. Je n’ai pas cessé depuis mon arrivée de continuer les démarches nécessaires pour assurer l’existence de nos missions qui était très menacée de différents côtés. Je vous ai déjà écrit que le jour même 7
Acssp 3J1.1a2. Le manuscrit original a 8 pages de format A4. Le supérieur général est maintenant le père Ambroise Emonet. Né le 26 mars 1828 à Mégève (Haute Savoie), il entre au noviciat du père Libermann, fait profession le 19 mars 1850 et est ordonné prêtre en 1851 avec dispense d’âge. Il travaille d’abord à la Martinique puis en Guyane. En 1873, il devient P. A. de la Guyane. Rappelé en France à la mort du père Schwindenhammer, il succède au père Frédéric Levavasseur comme 14e supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit en 1882. Sous son administration, les missions vont se multiplier. En 1884, il fonde l’Écho des Missions d’Afrique, les futures Annales spiritaines. Frappé d’hémiplégie en juin 1895, il démissionne et meurt à Chevilly le 28 juin 1898. 9 Les Amboellas : mission fondée par le père Duparquet à l’est de l’Angola actuel, région occupée par les Portugais après la Conférence de Berlin. 10 Antoine Vidal, en religion Frère Symphorien, est né le 25 juin 1866 à SaintÉtienne (à l’époque diocèse de Lyon). Entré au noviciat en 1884, il est envoyé en Cimbébasie dès 1886. Son métier de menuisier-charpentier le rend très utile en ce temps de fondations. Il sort de la congrégation en mars 1891. 11 Packet (boat, sous-entendu) signifie paquebot. Comme celui-ci transportait la poste, packet devient synonyme de courrier. 8
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de mon arrivée je suis allé voir Mgr Zitelli et le Cardinal Siméoni12 qui m’ont parfaitement accueilli et rassuré sur tous les points. Le lendemain 15 je suis allé visiter le Cardinal Jacobini secrétaire d’État et Mgr Menocchi sous secrétaire d’État qui m’ont parfaitement accueilli. Comme S. E. le Cardinal Jacobini13 recevait alors la visite de S. E. le Cardinal Simeoni, je n’ai pu avoir qu’une très courte audience, mais S. E. le Cardinal Jacobini me donna rendez vous au Vatican pour le samedi 17 à 7 h du soir. Ce même jour j’ai eu encore une très longue entrevue avec Mgr Zitelli. Mgr Zitelli m’a remis alors deux questionnaires imprimés, l’un ayant pour objet la création du nouveau vicariat du Congo français, l’autre relatif à la nomination du P. Carrie14. Vous avez déjà répondu au second et en partie au premier, je compléterai moi-même ici ce qui regarde le premier. Mgr Zitelli a composé et va faire imprimer un ouvrage sur ces questions. Ce prélat nous est excessivement dévoué. Le vendredi 16, il paraît qu’à Rome il n’est pas d’usage pendant le carême de faire des visites à cause des sermons qui se font ce jour là, je me suis donc contenté de faire une visite à Mgr Ricards. Le soir j’ai donné la bénédiction du St Sacrement dans la chambre où est mort le bienheureux Labre15.
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Giovanni Simeoni, né le 23 mars 1811, devient prêtre en 1839, évêque le 24 avril 1875. Cardinal le 25 mars 1875 « in pectore » (le cardinal est nommé mais son nom n’est pas publié tout de suite, pour diverses raisons), il est Préfet de la Sacrée Congrégation pour la Propagation de la foi (que le père Duparquet appelle souvent « la Sacrée Propagande ») puis Cardinal Secrétaire d’État de 1876 à 1878. Il meurt à Rome le 14 janvier 1892. 13 Luigi Jacobini est né le 6 janvier 1832. Ordonné prêtre très jeune, le 23 septembre 1854, il devient évêque le 24 mars 1874 et sert comme Nonce apostolique en Autriche. Créé cardinal le 19 septembre 1879, il est Cardinal Secrétaire d’État à partir de 1880. Il meurt à Rome le 28 février 1887. 14 Hippolyte Antoine Carrie est né le 10 février 1842 à Propières (diocèse de Lyon). Prêtre le 15 juin 1867 à Paris, il fait profession la même année à Chevilly. Il apprend le portugais à Santarem, est envoyé au Congo dont il devient le Vice-Préfet apostolique le 11 janvier 1878. Le 8 juin 1886, il est choisi comme premier Vicaire Apostolique du Congo français et est ordonné en 1886. Il s’établit à Loango et y meurt le 13 octobre 1904. 15 Benoît-Joseph Labre (1748-1783) : après plusieurs essais chez les moines, il trouve sa vocation comme pèlerin perpétuel et mendiant. Il meurt à Rome à 35 ans. Il a été choisi comme patron des personnes déplacées ou inadaptées (cf. THEO, 55a).
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Samedi 17. Ce jour a été celui des grandes affaires. Dans la matinée je suis allé faire visite avec le P. Brichet au Cardinal Howard16 , à Mgr Agliardi et à Monseigneur Jacobini secrétaire de la Sacrée Propagande. J’ai eu une assez longue conférence avec Mgr Jacobini secrétaire de la Propagande surtout relativement à la Préfecture apostolique du Congo. Le St Père désirerait être agréable aux Portugais, et Mgr Jacobini m’a demandé si nous ne pourrions [sic] pas recevoir la juridiction de l’Évêque du Congo, pour la partie qui est dans son diocèse. Je lui ai répondu que c’était absolument impossible parce que ledit évêque et surtout les prêtres scandaleux qui gouvernent l’évêché17 pendant le séjour des évêques à Lisbonne pourraient à leur gré nous retirer cette juridiction et ruineraient ainsi la stabilité de nos œuvres. Que nous préférerions renoncer à la Préfecture que de la conserver à de telles conditions. Mgr Jacobini a trouvé mes raisons fondées, mais le Cardinal Howard étant entré sur ces entrefaites, il nous a fallu nous retirer sans terminer la question. Le soir à 7 heures précises je me trouvais avec le P. Eschbach18 au Vatican dans les salons d’attente du Cardinal Jacobini. Deux Messieurs arrivèrent là également pour avoir audience, cela m’inquiétait. J’avais apporté avec moi cartes, notes, brochures et livre pour traiter toutes nos affaires au long, l’arrivée de ces visiteurs me contrariait beaucoup, mais tout à coup se présenta le Cardinal qui à notre vue, congédia immédiatement les deux visiteurs et les pria de revenir un autre jour.
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Le Cardinal Howard est né le 13 février 1829 à Nottingham, en Angleterre. Prêtre le 8 décembre 1854, évêque le 30 juin 1872, il est nommé cardinal le 12 mars 1877. Il meurt à Brighton le 16 septembre 1892. 17 Il vise des prêtres portugais mariés, y compris le vicaire général. 18 Alphonse Eschbach, né le 6 janvier 1839 à Ingersheim (Haut-Rhin, diocèse de Strasbourg), termine ses études secondaires au scolasticat spiritain de Gourin, commence la théologie à Chevilly, puis est envoyé à Rome en mars 1859 d’où il revient docteur en théologie et bachelier en droit canon. Il entre au noviciat à Monsivry, fait profession le 28 août 1861, est ordonné prêtre le 21 septembre 1861. Commence alors une carrière de professeur à Paris et à Rome. Le 19 mars 1875 il devient supérieur du Séminaire Français de Rome et Procureur de la Congrégation auprès du Saint-Siège. En cette qualité il doit traiter un certain nombre d’affaires litigieuses dans lesquelles il fait preuve de grandes qualités diplomatiques. Il meurt à Langonnet le 24 octobre 1923.
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S. Eminence nous fit entrer dans un grand salon où il y avait une grande table. On y déposa les brochures, on déploya les cartes et S. E. fit appeler le Secrétaire de la Sacrée Propagande Mgr Jacobini pour prendre part à la conférence. Le Cardinal Jacobini et Mgr Jacobini étaient au centre et le P. Eschbach et moi aux deux côtés avec toutes les cartes déployées au milieu sur la table. La discussion a alors commencé et a duré environ 2 heures de 7 h ¼ à 9 h ¼. Cinq questions ont été discutées et résolues. 1° Délimitation de l’évêché d’Angola et Congo. 2° Vallée du Zambèze et Cimbébasie 3° Préfecture apostolique du Congo 4° Enclave de Landana 5° Congo belge. Je ne parle pas ici de la création du Vicariat du Congo français qui est admise par tous et ne souffre aucune difficulté. 1° Délimitation de l’évêché d’Angola. Le roi des Belges demandant à ce que son territoire ne fût pas soumis à l’évêque d’Angola, s’est présentée une difficulté relativement à la langue du territoire qui s’étend de Noki jusqu’au Stanley Pool. La cour romaine serait d’avis d’enlever ce territoire à l’évêque d’Angola pour le donner aux belges et en compensation on étendrait le territoire de l’évêché d’Angola jusqu’au fleuve Quouango limite qu’il ne peut guère réclamer. L’évêché d’Angola serait donc limité par l’État Belge par le Quouango et par le Cunène. 2° Vallée du Zambèze occidental et Ovampo. Les Portugais réclament ce territoire parce que disent ils le conquerront. Qu’ils le conquèrrent [sic] d’abord et après cela on avisera. 3° Préfecture apostolique du Congo. On est d’avis de conserver le statu quo, seulement notre Congrégation y emploierait dans la partie portugaise un personnel portugais aux deux tiers. 4° Enclave de Cabinda19. On étendrait à ce territoire la juridiction de l’évêque d’Angola mais on sauvegarderait l’indépendance administrative de Landana avec la faculté d’y administrer tous les sacrements, celui d’ordre inclusivement. 19 Après la Conférence de Berlin et un accord avec le roi des Belges, le territoire est concédé au Portugal.
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5° Congo belge. Le roi des Belges ne voudrait que des Belges dans son état [sic]. Il est dit-on très délicat sur ce point. C’est à peine s’il ferait grâce à Mgr Lavigerie. Toutefois il accepte l’autorité de la Sacrée Propagande qui réglera tout, et l’on m’a déclaré que nos établissements seraient conservés Banane, Boma, Kwamouth20. N’ayez aucune inquiétude à ce sujet, n’a-t-on cessé de me répéter, tout cela s’arrangera. Il n’y a encore rien de fait, relativement à l’archevêque de Malines, mais nous ne serons pas chassés. Il convient donc que nous allions de l’avant. Seulement le Cardinal Jacobini et Mgr Jacobini désirent que nous tâchions d’être agréables aux belges et que nous fondions un établissement en belgique [sic] afin d’avoir des sujets belges21. 6° Les Allemands. Enfin on a parlé des colonies allemandes du Zanguebar, du Cameron [sic] de la Cimbébasie, tant le Cardinal secrétaire d’État que Mgr Jacobini m’ont dit d’avoir bonne espérance de ce côté. Après les affaires ecclésiastiques du Kulturkampf qui se terminent va venir le tour des missions. Il parait que le Prince de Bismark 22 donnerait à espérer qu’il va y avoir liberté pour les missions et que le décret de notre expulsion serait rapporté. Il y a, m’a dit Mgr Jacobini, moins de difficulté pour ce dernier point que pour les lois de mai. Les lois de mai ne pouvaient être révoquées que par le parlement, mais notre expulsion résulte d’un simple décret que le prince lui même peut rapporter. Il n’y aurait que les jésuites d’exceptés, mais, a fait observer le P. Eschbach, nous sommes considérés comme affiliés aux Jésuites. Alors on nous a répondu que dans cette question, il n’y aurait que les jésuites proprement dits qui seraient exclus des missions. Le Prince de Bismark parait bien intentionné et avec de la
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En fait ces missions seront transférées plus tard aux Scheutistes belges. Cela se fera mais trop tard : sous la pression des lois anticléricales en France, Gentinnes est fondé en 1903. Les missions du Congo belge seront déjà laissées aux Scheutistes. 22 Otto prince von Bismarck (1815-1898). Président du Conseil de Prusse en 1862, il réalise l’unité de l’Allemagne au profit de la Prusse (avec l’annexion de l’AlsaceLorraine en 1871) et organise l’Empire Allemand. Contre les catholiques, il mène le Kulturkampf et expulse les Spiritains d’Allemagne. Il quitte le pouvoir en 1890. 21
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prudence je crois que nous nous ferons accepter, seulement vous comprenez qu’il ne faut pas l’irriter23. Voilà, mon Très Révérend Père, le résumé succinct de cette longue conférence où le Cardinal Secrétaire d’État et le Secrétaire de la Propagande ont bien voulu traiter avec nous ces graves questions. Mais il n’y a rien de fait. C’est là seulement le sens dans lequel ces questions seront traitées et la solution que le St Siège tâchera et désire obtenir. Rien de tout cela n’est public et je vous prie d’observer la plus grande discrétion sur toutes ces choses et de ne rien divulguer de cette conférence. Que la maison mère se contente de rassurer nos missions intéressées dans ces questions en disant à ces missions, nous avons demandé au St Siège telle et telle chose et nous avons bon espoir que les affaires tourneront selon nos désirs. Qu’on garde absolument le silence sur les intentions du prince de Bismarck qui je crois ne les a manifestées au St Siège que d’une manière confidentielle. Publier ces choses serait une grande indiscrétion qui pourrait déplaire au prince de Bismark et l’indisposer à l’égard du St Siège. Seulement vous pouvez dire au P. Carrie qu’il ne craigne rien pour ses établissements du Congo belge, qu’ils seront conservés et que nous arriverons à un modus vivendi avec le roi des Belges. Aujourd’hui j’ai porté votre lettre à Mgr Zitelli qui, immédiatement, l’a fait remettre au Cardinal. Mgr Zitelli se charge de cette affaire et va la presser. Il y aura demain assemblée générale des Cardinaux de la Propagande, quel dommage que la lettre ne soit pas arrivée deux jours plus tôt, tout aurait été fini demain. Mais cette affaire sera terminée dans un mois. L’ambassadeur de Portugal a dit au Secrétaire de la Propagande qu’il m’aimait beaucoup et Mgr Jacobini m’a engagé à le visiter, c’est ce que je vais faire. Les Jésuites m’ont fait un tour que je vous raconterai dans une autre lettre et m’ont enlevé un petit coin de territoire auquel je tenais beaucoup. Tâchez donc que Mgr le Nonce envoie la lettre qu’il a promise ou que soit Mr de Brazza soit le gouvernement français envoient (sic) une approbation du Vicariat par
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Dans les territoires occupés par les Allemands, le problème sera moins difficile. Car beaucoup de Spiritains sont d’origine alsacienne ; comme l’Alsace venait d’être annexée après la guerre de 1870, les Alsaciens étaient considérés comme Allemands. Au Damara, ce sont les pasteurs prussiens qui obtiendront des rois indigènes que les missionnaires soient chassés d’Omaruru.
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l’ambassade française, cela aiderait beaucoup. Le St Siège qui a un grand esprit de conciliation, tâche de satisfaire les différentes puissances. L’approbation du gouvernement français, soit directe par l’ambassade, soit indirecte par la nonciature, nous servirait beaucoup. Veuillez aussi m’envoyer une copie authentique de la convention avec Mgr Lavigerie nous cédant la vallée du Cassaï. Pour cette délimitation on m’a demandé si j’étais d’accord avec Mgr Lavigerie. Cette pièce en fera foi. Somme toute, tout va bien jusqu’ici, mais rien n’est encore achevé, veuillez prier et faire prier pour la réussite de ces grandes affaires qui intéressent à un si haut degré la gloire de Dieu et les intérêts et l’avenir de notre Congrégation. Jusqu’ici j’ai rencontré dans la cour romaine une grande sympathie, mais il ne suffit pas de bien commencer les affaires, l’essentiel est de les bien terminer. Que le P. Barillec me conserve précieusement les journaux qui me sont arrivés. Votre très humble et tout dévoué fils en N. S. Ch. Duparquet en marge de la p. 4 :
À ceux qui demanderont comment vont les affaires, dites d’une manière générale que tout va bien et que je n’ai aucune inquiétude sur le résultat définitif des négociations. Le P. Duparquet obtiendra ensuite la création de la Préfecture Apostolique de Betchouanaland et remettra la Cimbébasie aux mains du P. Schaller24. De Paris au Supérieur général : en fait, les stations de Mboma et Nemlao ne pourront pas rester aux Spiritains. La « Propagande » leur proposera un autre territoire en compensation dans le haut Kasaï (écrit Kassaï 24
François Schaller est né en Alsace le 3 janvier 1853. Il se forme dans les maisons spiritaines et fait profession le 25 août 1882 avant d’être désigné en 1884 pour la Cimbébasie. Successeur du père Duparquet, par décret du 20 novembre 1887, il devient Vice-Préfet de Cimbébasie. Malade, il rentre en Europe au début 1891 et travaille au Portugal, relançant la maison de formation de Cintra. Il meurt le 24 décembre 1901.
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à l’époque). Mais à l’époque la « Propagande » ne connaissait sans doute pas bien la géographie de l’Afrique. La préfecture envisagée serait totalement enclavée, car les cataractes rendent impossible la communication avec le Congo. C’est ce que le père Duparquet explique au supérieur général et propose une solution. En fait le roi Léopold restera intraitable sur la question de la nationalité des missionnaires pour le vicariat apostolique du Congo belge. Et dans la pratique le transfert sera bien difficile. Le père Duparquet l’explique au supérieur général.
Paris 18 Avril 188825 Mon Très Révérend Père, Je viens de prendre connaissance de la lettre écrite par S. E. le Secrétaire de la Sacrée Propagande en date du 30 Mars et commence par vous exprimer le regret que le R. P. Procureur à qui elle était adressée au lieu de vous la communiquer immédiatement ait jugé à propos de la retenir à Rome pendant près de trois semaines. Plaise à Dieu qu’il ne résulte pas de ce retard pour notre pauvre mission le même désastre qui en est déja résulté il y a quelques années pour un cas absolument identique. Par cette lettre la Sacrée Propagande nous avertit qu’elle va incessamment procéder à l’érection définitive d’un vicariat apostolique dans le Congo Belge, érection qui en principe avait été déja décidée par le décret du 30 décembre 1886. Pour moi personnellement je me réjouis de voir enfin nos pauvres missionnaires sortir de la position précaire où ils se trouvaient depuis plus d’un an et qui paralysait tous leurs travaux dans l’incertitude où ils étaient sur le sort et l’existence des œuvres qu’ils s’efforçaient de développer. La Sacrée Propagande en échange du territoire que perd la Préfecture nous donne dans la vallée supérieure du Kassaï un territoire équivalent par l’étendue et supérieur par la salubrité du climat, la fertilité du sol, les bonnes dispositions des habitants, d’un autre côté on nous indemnise pour la cession de nos immeubles. Ces modifications dans l’organisation de la mission ont donc eu lieu dans des conditions équitables dont nous avons lieu de remercier le St Siège. 25
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Il ne nous reste donc plus qu’à transférer le personnel de nos deux stations dans le nouveau territoire que la Sacrée Propagande nous a confié, car nous ne pouvons songer à retourner chez les Mossorongous du littoral parmi lesquels il nous a été impossible de créer par le passé aucune œuvre solide et où notre position deviendrait encore plus difficile par l’occupation portugaise. D’ailleurs, il est convenable et dans l’esprit de l’Église que nous travaillions d’abord pour les peuples dont nous avons exclusivement la responsabilité devant l’Église. Cependant, Mon Très Révérend Père, je dois vous faire remarquer que pour la translation de nos stations dans le haut Kassaï, les moyens de communications nous font défaut dans les circonstances où se trouve placée la mission par les nouvelles circonscriptions ecclésiastiques. En effet le territoire de la Préfecture dans la vallée du Kassaï ne commence qu’à la limite belge c’est à dire au sixième degré de latitude Sud. Or les rivières qui arrosent le bassin du Kassaï sont nos uniques voies de communications pour pénétrer dans la mission et sur toutes la navigation est interceptée par des cataractes avant que nous puissions atteindre le territoire de la Préfecture par 6°, le Coango est intercepté par les chutes Kikoundji par 5°8 de latitude sud, le Kassaï un peu au nord du 6ème degré par la chute Wismann, et la Louloua par les chutes de Louebo également au nord du 6ème degré. D’un autre côté nous avons 200 lieues de voies fluviales à parcourir depuis le Pool pour atteindre notre mission et sur toutes les rivières que je viens d’indiquer le terminus de la navigation se trouve à cause des cataractes, placé en dehors de notre territoire. Il est évident par là que les communications avec la mission et le ravitaillement des missionnaires devient moralement impossible à moins d’avoir une station au terminus de la navigation du fleuve pour y surveiller et conserver les bateaux de la mission, emmagasiner les marchandises recevoir le personnel qui arrive par les bateaux, et organiser le retour des bateaux vers le Pool. Les bateaux qui arrivent au terminus de la navigation doivent donc y rencontrer une station pour y déposer leurs marchandises, leur personnel et être réexpédiés au Pool.
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Il résulte de là que la Préfecture doit comme condition d’existence posséder une station à ce terminus, or pour atteindre ce but, il nous suffirait que la Sacrée Propagande d’accord en cela avec sa Majesté le roi des Belges voulut bien nous conserver la parcelle de territoire qui se trouve entre le confluent du Kassaï et de la Louloua et qui nous permettrait ainsi d’établir notre première station au terminus de la navigation soit du Kassaï, soit de la Louloua. Par là l’organisation de notre mission deviendrait possible à l’aide des bateaux que nous pourrions envoyer directement du Pool à cette première station. Sans cette combinaison notre mission me parait d’une difficulté excessive pour ne pas dire impossible et je ne vois pas où nous pourrions transférer nos deux stations. Il me semblerait donc opportun M. T. R. P., que vous vous empressiez de demander cette minime parcelle de territoire à la Sacrée Propagande, sans quoi la compensation de territoire qui nous est accordée n’est qu’illusoire et notre Préfecture est presque détruite. S. M. le Roi des Belges en retour des sacrifices qui nous sont imposés, tels que la cession des stations que nos missionnaires ont fécondées de leurs sueurs pendant des longues années, ne peut nous refuser une si légère et si légitime compensation, d’autant plus que la Conférence de Berlin nous accorde le droit non seulement de conserver nos missions mais de créer de nouvelles stations. Il est regrettable que le P. Eschbach n’ait pas envoyé immédiatement l’avis de la Sacrée Propagande avant la réunion des Cardinaux, notre humble réclamation aura pu dès lors être examinée par la Sacrée Propagande. Mais ce qui a été omis d’une manière si inopportune peut être réparé par des démarches actives du R. P. Eschbach pour obtenir ce que nous demandons. Il est important que cette affaire se règle au plus tôt afin que nos pères du Congo puissent déja prendre leurs précautions pour être prêts à céder les stations à l’arrivée des missionnaires belges, autrement ils se trouveraient dans un grand embarras et la Préfecture serait comme à moitié détruite et suspendue, ce qui produirait en Europe les plus fâcheuses impressions et serait de nature à faire diminuer les allocations des œuvres d’Europe, outre la démoralisation qui en résulterait dans le personnel. L’impossibilité où vont se trouver nos missionnaires d’abandonner leurs demeures aux nouveaux arrivants avant d’avoir préparé d’autres stations est un motif puissant pour que la Sacrée Propagande 95
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travaille de suite à nous procurer le territoire au confluent du Kassaï et de la Louloua. Cette affaire arrangée, nos pères pourraient immédiatement dès cette bonne saison commencer une station à Louebo au terminus de la navigation, là se trouve déja établie une maison de commerce américaine. Ch. Duparquet
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ENTRE MAHANAÏM ET MORGENSONNE, FEMME DE MISSIONNAIRE AU TRANSVAAL (1880-1908) Wa lt r aud Ve r l agu e t
En 1880, mon arrière-grand-mère, Elisabeth Wittrock rejoint son fiancé, Adam Wickert, au Transvaal, pour se marier et travailler avec lui. C’est la société de mission de Hermannsburg qui leur avait confié la tâche de fonder une nouvelle mission dans ce pays. Elle y a vécu la guerre des Boers. Elle met au monde huit enfants qui ont tous survécu (ill. 5 et 6b). Plusieurs années après la mort de son mari, elle est retournée en Allemagne dans l’espoir de pouvoir revenir en Afrique avec son second fils, Winfried, qui s’est engagé dans la voie de son père. Mais Winfried est envoyé en mission en Inde et elle doit rester en Allemagne, à son grand regret. Elle y vit les deux guerres mondiales et meurt à Hermannsburg en 1947 (ill. 4 : Elisabeth Wickert), À la demande de ses enfants, à la fin des années 1930, en tout cas avant le début de la guerre, Elisabeth a commencé à mettre par écrit ses mémoires. Longtemps je me suis sentie liée par ce qu’elle dit en introduction, à savoir qu’elle n’écrit que pour ses enfants et petits-enfants ; mais après en avoir discuté avec les descendants directs que j’ai pu joindre, je prends aujourd’hui la liberté de les rendre publiques tant leur contenu me semble important pour l’histoire de la mission en Afrique du Sud1. Son style est clair, sans fioritures, d’un ton familier que j’ai essayé de rendre autant que faire se peut dans la traduction française. Parfois, elle utilise
1 Je ne dispose malheureusement pas de l’original de son manuscrit, mais seulement d’une copie dactylographiée. Cette version porte à différents endroits des remarques entre parenthèses, signées « E. H. ». Je suppose qu’il s’agit d’Elsa Hagedorn, fille de Ragni Wickert. Je mets ces remarques dans les notes. Il est possible qu’elle dispose de l’original et que ce soit qui est à l’origine de la copie. Mes essais pour la retrouver n’ont jusqu’ici pas été couronnés de succès.
Wa lt r au d Ve r l a g u e t
des termes dont j’ignore la portée exacte, comme quand elle parle de Kaffernandacht, ce que j’ai traduit par « culte à la manière des Noirs » – mais je ne sais pas comment un tel culte se déroulait et ce qui le distinguait d’un autre type de culte. Sans doute y avait-il plus de chant, mais c’est pure supposition. Comme Elisabeth écrit pour sa famille, qui est au courant des événements marquants et des destins des uns et des autres, il n’est pas toujours facile pour quelqu’un de l’extérieur de suivre le fil de l’histoire. Mais elle a marqué toutes les naissances, décès et autres événements dans la Bible familiale (ill. 6), ce qui permet de faire des recoupements.
Un double récit Son récit suit en gros l’ordre chronologique des événements depuis son enfance jusqu’à son installation puis sa vie en Afrique, et finalement son retour en Allemagne. Au moment où elle en arrive à raconter ce qui s’est passé en 1897 débute la Deuxième Guerre mondiale. À partir de là, elle mentionne la date à laquelle elle reprend son écriture et émaille le fil de ses souvenirs de plus en plus souvent de considérations sur le présent. Et finalement, son récit rejoint complètement son actualité. Ces passages ne sont pas liés directement à la mission, c’est pourquoi je les ai largement coupés pour la présente édition, ne conservant que des remarques sur le destin de ses enfants ou témoignant de sa foi. Ils donnent cependant un précieux témoignage sur la facilité avec laquelle une telle confiance absolue en Dieu peut se doubler d’un grand aveuglement politique, voire favoriser ce dernier. Déjà le fait de se servir de la Bible comme journal familial, traditionnel dans le milieu pieux où elle évolue, prédispose Elisabeth à voir sa propre histoire en lien direct avec celle du salut. Par ailleurs, la guerre des Boers avait induit en elle une solide haine des Anglais. De là à voir dans le Führer l’instrument du Dieu tout-puissant pour punir enfin les Anglais il n’y a qu’un pas. Je cite juste quelques passages pour illustrer ce propos. En septembre 1939 elle écrit par exemple : « À l’origine de tout ce malheur il y a cette Angleterre si hypocrite et pleine de mensonges. » Elle épouse ensuite tous les poncifs de la propagande, d’une vision paranoïaque où l’Allemagne est la victime de toutes les forces mauvaises du monde jusqu’à un antisémitisme stéréotypé : elle parle toujours du « Juif » en général, à l’origine d’un complot pour obtenir le pouvoir mondial, jamais de personnes juives en particulier – sauf quand elle raconte qu’un médecin juif a soigné la famille en Afrique, mais elle n’était justement pas encore sous l’influence de la propagande nazie. Elle transpose sa foi en la providence divine sur Hitler. Après l’attentat de Munich de novembre 1939, elle écrit : « Oh mes enfants, comme le Sei-
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gneur est bon qui dans sa grâce a sauvegardé notre Führer. On ne lui sera jamais assez reconnaissant pour cela ». Et après l’attentat de juillet 1944 : « Comme le Seigneur a bien sauvé le Führer ! Que Dieu continue à tenir sa main sur lui. » Elle ne se prive cependant pas de critiquer le parti nazi : Mais c’est terrible ce qui se passe dans le monde, ici aussi, Dieu est délaissé de plus en plus, le « parti » devient de plus en plus impertinent et horrible. Celui qui ne danse pas selon sa musique est tué… Les nouvelles sont très, très mauvaises, Dieu seul sait comment ça finira. On va vers la fin. On ne sait pas où est le Führer, on dit que Göring est déjà en Suède où il aurait mis en sécurité ses millions. Juste comme lors de la dernière guerre, les grands se mettent à l’abri avec leur argent et le peuple doit trinquer. Oh, que le Seigneur nous fasse miséricorde et ne nous abandonne pas, qu’il détruise ce parti horrible, les SS et le terrible Himmler et qu’il nous donne des hommes fidèles et pieux pour régner sur le peuple, ah s’il pouvait nous redonner un roi. Prions sans cesse pour cela, qu’il nous exauce par sa miséricorde. Mais Hitler lui-même n’est jamais égratigné. Plutôt que de lui imputer une quelconque responsabilité sur la situation actuelle, elle y voit un châtiment divin, voire des prémices de la fin du monde : Parfois je pense, et si Dieu nous avait abandonnés ? Il avait été si visiblement avec nous à l’époque contre la France et la Pologne ! Puis nous nous sommes reposés sur notre force et puissance ! Et puis Dieu a dit : « Maintenant donc, voyez comment vous vous en sortirez ! » C’est sûrement le moment où Satan se montre grand, il veut prendre le monde, mais il ne réussira pas, notre Seigneur Jésus règne, il ne se laisse pas chasser par le Malin. Je n’ai malheureusement pas d’indications quant à sa position après 1945, puisque son récit s’arrête juste avant la fin de la guerre.
Repères spatio-temporels Pour plus de clarté, les années auxquelles se réfère le récit d’Elisabeth sont indiquées dans les intertitres, alignées à gauche, et les indications des dates où elle écrit (de sa main), également en intertitres, mais alignées à droite. Les passages relatifs à sa vie au moment où elle écrit qui n’ont pas été supprimés pour cette édition sont marqués en gris.
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Fig. 5 : L’Afrique du Sud d’Elisabeth Wittrock
Les noms de lieux (fig. 5), sont marqués en gras quand ils désignent des déplacements de la famille en Afrique du Sud. Un résumé généalogique permet de mieux situer les personnes citées.
Conclusion Le récit d’Elisabeth est intéressant à plusieurs titres. Au-delà de son destin personnel, elle donne tout d’abord des indications précieuses sur des événements de l’époque. Ensuite, son écrit révèle à quel point la mission, jamais discutée dans ses fondements, est l’affaire de toute une communauté. Fille d’une famille de pasteurs, mariée avec un pasteur, lui-même fils adoptif d’un pasteur, Elisabeth et son mari font partie organique d’un ensemble plus large, marqué par le piétisme. Ils ne prennent pas une décision individuelle. La mission semble au contraire l’aboutissement normal de l’existence du groupe entier. D’autres filles sont envoyées en même temps qu’Elisabeth. Elles semblent même nombreuses pour une communauté locale. Par ailleurs, plusieurs de ses descendants continuent dans la même voie.
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Et cette communauté est solidaire de ses membres. Malgré quelques dissensions, comme il y en a dans toutes les familles, quand Elisabeth est dans le besoin, les autres sont là pour la seconder. On reste interloqué par la facilité avec laquelle elle envoie ses enfants en Allemagne par exemple. Ils sont accueillis en divers endroits à différents moments de leur vie par d’autres membres de la famille ou de la communauté. Elisabeth elle-même est accueillie avec ses enfants en différents lieux d’Afrique, surtout après la mort de son mari. Et quand il faut qu’elle reconstruise sa vie en Allemagne, elle peut compter sur de nombreux « amis » – en fait des personnes du même milieu, mais dont elle ne fait la connaissance qu’à ce moment-là. Sans cette solidarité communautaire, sa vie aurait pu tourner au fiasco plus d’une fois. Finalement, ces mémoires témoignent d’un engagement existentiel non explicité. Jamais Elisabeth ne motive telle ou telle action théologiquement. Tout semble aller de soi. Elle ne rend compte ni de sa foi ni de ce qu’elle et son mari ont essayé de transmettre aux Africains. Foi, vision du monde et mode de vie sont liés de façon inextricable, formant une évidence que rien ne peut questionner. Même la perte d’un enfant ou d’un mari peut alors être vécue comme un moment, douloureux, certes, mais faisant partie intégrante d’une vie voulue par Dieu. La vie d’Elisabeth se dessine aux couleurs de cette solidarité communautaire au nom d’une foi partagée et engagée dans une œuvre commune, et qui dépasse tous les aléas d’un destin individuel.
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Annexe La famille Elisabeth Wittrock 8 mai 1857 à Rosche/Hanovre-5 mars 1947 à Hermannsburg, fille du pasteur Friedrich-Wilhelm Wittrock et de Emma née Sievers, huitième enfant sur treize dont sept ont survécu. 1.
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épouse en 1880 à Berseba (Afrique du Sud)
Adam Wickert 5 décembre 1847 à Harle/Hesse – 1er mars 1901, fils de Cyriakus Wickert et de Catharina Elisabeth née Schaumlöffel (le récit d’Elisabeth nous apprend qu’il a été ensuite adopté par le pasteur Braun.
De leur union naissent1 : 1881 (à Bethanie) Hermann Albert Werner Wilhelm – Wilhelm/Willi - Kurt Wickert Wilhelm devient commerçant et épouse en 1915 - Karl-Heinz Wickert Marga Dalldorf à Bloemfontein, de leur union - Sonja Wickert naissent quatre enfants. - Gutta Wicker Je n’ai pas d’indication quant à son décès. 1883 (à Linokana) Caroline Emma Helena Elisabeth – Elli Elisabeth reste célibataire, elle décède en 1939 à Bloemfontein. 1885 (à Mahanaim) Theodor Wilhelm Winfried – - Ragni Wickert (1914) Winfried - Siegfried Wickert (1917) Winfried devient missionnaire en Inde et en - Eskil Wickert (1918) Afrique. En Inde il épouse la suédoise Elsa - Ingrid Wickert (1921) Blomstrand. De leur union naissent : - Gudrun Wickert (1924) Winfried décède en 1963 en Afrique du Sud. - Barbara Wickert (1925) - Marianne Wickert 1887 (à Morgensonne) Ludwig Otto Walter – Walter Walter reste célibataire, il devient fermier au SudOuest africain allemand et décède en 1979. 1889 (à Morgensonne) Georg Karl Werner – Werner Werner reste célibataire, il devient fonctionnaire au Transvaal, il est porté disparu en 1915 en France. 1891 (Mahanaim) Heinrich Friedrich Hermann – Hermann, 1991 Hermann, officier de marine jusqu’en 1918, puis - Günther Wickert (1929) commerçant, épouse en 1926 Herta Lange. De - Christa Wickert (1935) leur union naissent : Hermann décède en 1991 à Hermannsburg en Allemagne. 1894 (Mahanaim) Anna Albertina Augustae Emma – Emma/Emmchen Emma épouse en 1925 John Jack Campbell. Ils - Elisabeth Henny Campbell (1928) vivent d’abord aux USA, puis en Grande- - Alexander Elmsli Campbell (1929) Bretagne. De leur union naissent : 1897 (Mahanaim) Mathilde Wilhelmina Auguste – Auguste/Gustchen Auguste épouse en 1923 à Hermannsburg - Olaf Röther (1925) (Allemagne) Karl Röther. De leur union naissent : - Jutta Röther (1926) - Waltraud Röther (1928) Auguste décède en 1969 à Brème.
1 Pour chacun de ses enfants sont indiqués : la date et le lieu de naissance, les prénoms, et le nom par lequel chacun apparaît dans les mémoires. Ici comme dans la suite, je garde l’orthographe originelle des noms propres, sauf pour certaines villes, connues en français sous des noms différents.
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Au nom de Dieu !
Premières années Souvent, et depuis longtemps, les enfants m’ont demandé de mettre par écrit mes souvenirs pour qu’ils puissent en profiter. Je vais donc essayer. Mais je n’écris que pour vous, mes enfants chéris, je ne suis pas tante S. qui écrit pour des journaux, je ne suis que votre grand-mère et j’écris pour vous. Il faudrait commencer par mon enfance. Je suis née en 1857 à Rosche, huitième enfant de mes parents, le pasteur Wittrock et son épouse1… Mon deuxième souvenir, c’est la destruction de l’ancienne église à la place de laquelle on devait construire une plus grande. Tous les bancs étaient mis dans le très grand jardin du presbytère sous des arbres. La chaire était placée contre un gros poirier et en dessous il y avait l’autel. Comme on pouvait bien y jouer ! Et puis, l’église terminée, il fallut l’inaugurer. Le roi du Hanovre, Georg V2 devait venir, ça devait être en 1865. Que de préparatifs ! […] Enfin, le grand jour arriva. Le village était apprêté et le chemin depuis le presbytère jusqu’à l’église était bordé de jeunes sapins. C’était trop beau […] Arrivèrent les calèches. Le roi descendit, conduit par le dauphin, puis son officier d’ordonnance. Dans la porte se tenait ma mère faisant une révérence très profonde, puis le roi la prît par la main et elle le conduisit à l’intérieur. Je ne sais pas s’ils ont d’abord pris un rafraîchissement ou s’ils sont allés directement à l’Église. Et puis la procession se mit en marche. D’abord tous les pasteurs de l’inspection, voire de plus loin, plusieurs en robe. Ensuite des filles en blanc, jetant des fleurs, parmi elles ma sœur Auguste, ensuite le roi et le dauphin, puis le reste de la suite. Ô quelle foule ! Tous ne purent entrer dans l’église – ma mère en revint à moitié étouffée. Beaucoup de gens en profitèrent pour voler des fruits sur les arbres. Nos cris furent sans effet bien sûr, jusqu’à ce qu’un gendarme vînt mettre toute la bande en fuite.
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Emma Wittrock met au monde treize enfants en tout, donc cinq sont morts en bas âge. 2 Georges V, cousin de la reine Victoria.
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Puis ce fut la fin de l’office. Le roi avait offert un magnifique orgue pour l’église qui fut inauguré par la même occasion. Mon père m’a raconté après qu’il avait eu un peu de vertiges tout de même. […] Après le repas, le roi voulait voir les enfants. Mes deux frères aînés, Albert et Ludwig, étaient là, Albert était étudiant et Ludwig marin ; il était juste en permission, il aidait au service de la table. Le roi a parlé avec chacun ; j’avais réussi à me glisser sur une chaise tout près du roi en ignorant tous les signes de ma mère de me lever de là. Je restai simplement assise. Puis ce fut le tour de ma sœur Auguste. Le roi lui caressa le visage : « Maintenant je sais à quoi tu ressembles », et puis il lui donna un baiser. Puis ce fut mon tour. En voulant sauter de ma chaise, celle-ci se renversa. Le roi me rattrapa et dit : « Holla, petite souris, ne tombe pas ». (Et c’est vrai et absolument certain, mais personne ne voulait me croire, me traitant d’orgueilleuse, jusqu’à ce que j’eus trouvé, 30 ans après, un garçon qui avait observé la scène et fut prêt à jurer devant la cour que ce fut vrai !!!!) Puis il me caressa le visage et me donna un baiser sur le front […] Le lendemain il y eut une autre grande fête à Corrin près de Clenze, chez le général de Knesebeck. Mes parents furent également de la fête. Et puis vint l’année 663. Elle est connue de l’Histoire et je ne veux rien dire de ses conséquences. […] Et puis nous avions un hôte. Il n’était pas « normal », il s’appelait Amandus Haus et était le fils d’un capitaine de cavalerie. Il était inoffensif, je parle d’Amandus, et il avait une mère très pieuse qui obtint qu’il ne fut pas placé dans un institut, mais chez nous. Les pasteurs n’avaient pas à l’époque une aussi bonne situation qu’aujourd’hui et mes parents avaient du mal à joindre les deux bouts avec tous ces enfants ; alors ils prirent des pensionnaires, ça aidait un peu. […] Je pourrais encore tant raconter, mais ça mènerait trop loin. J’ai eu une merveilleuse enfance dans mon cher Rosche.
3 1866. La guerre « allemande » oppose la Prusse à l’Autriche. Après la victoire de la Prusse à Sadowa, celle-ci crée la Confédération de l’Allemagne du Nord.
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1866 Je crois que c’était en mai 1866 que mon père fut muté à Römstedt. Rosche était une très grande paroisse, je crois qu’il y avait 25 villages, les plus éloignés étaient à 3 heures, il n’y avait pas encore de bicyclettes à l’époque, alors il était épuisé. En plus il y eut cette terrible épidémie de choléra et il fut tout le temps sur les routes ; il devait même s’occuper de la paroisse de Himbergen, parce que le pasteur était parti en cure et avait abandonné la paroisse à elle-même. Cela allait comme ça jusqu’à ce que mon père ait attrapé le choléra à son tour. Mais il fut merveilleusement gardé et a survécu, et à la fin de l’épidémie il fut appelé chez le roi à Hanovre qui lui parla très gentiment et lui donna une médaille qu’il mettait pour des grandes occasions. Ah oui, tous ces vieux souvenirs, c’est trop beau. […] Il faut que je raconte encore quelque chose de Rosche. C’était en 1865, et à Hermannsburg venait de mourir le grand homme de Dieu Louis Harms. Vous le connaissez tous, le grand homme du Réveil qui ranima la morte paroisse d’Hermannsburg. Je ne l’ai plus connu, mais mon père nous a beaucoup parlé de lui car, depuis leur engagement, les deux étaient très proches et je pourrais presque dire que mon père a cofondé la mission. Un jour je suis allée dans le bureau de mon père. Il faisait les cent pas dans la pièce et ma mère qui était là pleurait. Alors Père dit : « Comment Dieu peut-il nous prendre cet homme déjà ? ». Harms était très malade et à la fin il ne pouvait plus marcher et on le poussait dans une charrette ; sa fin fut pour lui une délivrance, mais pour la paroisse ce fut un coup dur. Puis arriva 1866 et cette guerre terrible qui changea tout. Alors Père dit une fois : « oui, le juste est pris avant le malheur. » Combien ce cher Louis Harms aurait souffert, lui qui était tant attaché à la maison princière. Ensuite, c’est son frère, Theodor Harms, qui vint à Hermannsburg, aussi pasteur fidèle et zélé ; mon père et lui sont devenus des amis si bien que nous étions toujours liés aux Harms. […] À Römstedt furent enterrés encore deux enfants, Maria et plus tard Ernst-August, nous étions treize, 6 moururent petits, 7 ont survécu. J’étais la deuxième plus jeune, mon frère Friedrich était le plus jeune. Tous sont morts maintenant, je suis la dernière survivante de la famille et j’ai 81 ans.
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J’ai fait une longue pause, car j’ai été longtemps très malade. Personne ne croyait que j’allais m’en sortir, le médecin a dit que c’était un vrai miracle, ma fille la plus jeune, Gustchen, est restée 5 semaines ici pour me soigner fidèlement. Je n’ai pas encore le droit de sortir, pas de tout l’hiver ; nous sommes aujourd’hui le 1er mars, mais je pense que si ça se réchauffe un peu, je pourrai sortir, je m’en réjouis d’avance. Et comme je dois rester assise dedans, je veux essayer de reprendre mon écriture. Oui, à Römstedt j’avais une enfance heureuse, j’arrivais à l’âge de raison et je commençais à voir et à comprendre des choses. Ma chère mère avait la goutte et était très diminuée, elle ne pouvait plus se déplacer seule et c’était moi qui la soutenais. Elle mettait sa main sur ma hanche, comme ça ça allait. Elle était toute petite et frêle, et mon père était grand et imposant. Quand les parents faisaient des visites dans la paroisse, il fallait toujours que je vienne, et ainsi les gens ont commencé à me connaître. Après une année nous avons aménagé dans le nouveau presbytère, très grand et spacieux. Mais ma petite sœur Maria nous avait déjà quittés et reposa au cimetière. […]
1870 Les années passèrent à Römstedt, je grandissais et allais au catéchisme chez mon cher père. Puis ce fut la guerre avec la France4, mon frère Theodor dut partir ; vous savez par vos livres d’Histoire comment ça s’est terminé, comment nous avons mis une rouste à cette misérable France. Puis je fus envoyée pour quelque temps au pensionnat de Verden, c’était comme ça à l’époque, il n’y avait pas encore de lycée pour filles. Puis je suis revenue et aurais normalement dû aller quelque part pour apprendre à tenir une maison. Mais ma sœur Auguste voulait devenir diaconesse et attendait avec impatience que je sois assez grande pour pouvoir tenir la maison. Elle m’a donc prise en apprentissage et m’a appris le minimum (ce ne devait pas être grand chose), mais j’avais ma petite maman à laquelle je pouvais toujours demander.
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Guerre franco-allemande 1870-1871.
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1873 Cette année-là on a voulu organiser une fête de la mission […] La fête fut très bien préparée, notre petite église fut si bien décorée, et pour l’après-midi on prépara une place de fête dans une ferme du village. Le pasteur Harms5 de Hermannsburg, le pasteur Speckmann et quelques autres messieurs devaient parler. Les élèves de l’école missionnaire sont venus pour jouer de leurs instruments de cuivre. Nous avions dans le jardin un très beau et très grand noyer avec un banc, très joli, et c’est là que j’ai rencontré mon futur gentil mari. Il venait de la province de la Hesse et avait des yeux marron foncé et des cheveux bruns, un peu frisés. J’avais 16 ans et portais encore des nattes. Depuis ce moment-là il est venu plusieurs fois à Römstedt, il avait des leçons toutes les quatre semaines à Göhrde, auprès de Johannes, […] ; il fallait alors passer par Römstedt et il s’est chaque fois arrêté chez nous. On s’est donc connus quatre ans avant de nous fiancer en 1877. L’hiver après la fête de la mission, Auguste est rentrée chez les diaconesses. Mes parents avaient posé une condition. Nous n’étions que deux filles. Donc si quelque chose devait arriver dans la maison, que l’état de santé de mère empirait ou que moi je me mariais, Auguste devait revenir à la maison. Et, la mère supérieure a accepté. […] Avant qu’Auguste ne rentre chez les diaconesses, nous eûmes encore un petit frère, le 13ème enfant. Mais il ne survécut que trois mois et les deux, frère et sœur, Maria et Ernst August, se trouvèrent côte à côte au cimetière.
1877 En 1877, Père prit sa retraite et nous voulions déménager à Celle. En mai 1877, je me fiançai avec le missionnaire Adam Wickert de 5 Ludwig Harms, prédicateur doué, déclenche un mouvement de Réveil à Hermannsburg. En 1849 il y fonde une école pour missionnaires. Après l’annexion du royaume d’Hanovre par la Prusse en 1866, Harms résiste à l’introduction du mariage civil et de la nouvelle liturgie par le roi de Prusse. Il est alors démis de sa fonction pastorale. Il quitte l’Église d’État et une grande partie de la paroisse le suit. En 1878 il fonde l’Église luthérienne de la croix. Sous l’égide de son frère, Theodor Harms, plusieurs pasteurs fondent la même année l’Église libre luthérienne d’Hanovre.
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Hesse. Nous avons fait alors un merveilleux voyage en Hesse pour que je puisse rencontrer sa famille. Oui, c’était vraiment très beau, tout était si différent de la lande de chez nous, je ne comprenais pas la langue, et puis ces habits incroyables, les costumes de la région de la Schwalm étaient magnifiques […] On ne pouvait malheureusement rester que peu de temps, parce que le bateau, avec lequel les jeunes frères devaient partir, devait quitter Hambourg le 9 juin. On avait donc juste 4 semaines, mais on en a bien profité. Au retour on est passé par Celle parce que mes frères et sœurs voulaient également connaître leur futur beau-frère. Mon frère Werner, qui était alors étudiant, est venu de Göttingen, mes frères Theodor et Friedrich sont venus pour le départ à Hambourg de Glückstadt où Theodor était enseignant6 et Friedrich élève. À la maison il fallut maintenant faire les bagages et faire des aménagements, puis il y avait l’envoi à Hermannsburg. Tout le monde est venu, sauf bien sûr Mère, puisqu’elle ne pouvait pas. Les chers beaux-parents de la Hesse sont venus aussi. Mon cher Adam était un fils adoptif du pasteur Braun car ils n’avaient pas d’enfants à eux […] À Schrecksbach j’ai entendu mon fiancé pour la première fois prêcher, c’était si beau, et j’avais si peur, mais ce n’était pas nécessaire, car lui n’avait pas peur du tout et ne songeait pas à « bafouiller ». Quand nous sommes revenus à Römstedt, mon père aussi voulut écouter son gendre, j’eus à nouveau peur, mais ce n’était pas nécessaire, Père l’a félicité, c’était un grand orateur et devait beaucoup prêcher ailleurs. Et ce beau don de la prédication, mon cher Adam l’a gardé toute sa vie. Il a aussi prêché en Afrique et tous aimaient l’écouter. Mon second fils Winfried a hérité aussi ce beau don, et même des deux côtés, de son père et de son grand-père. Il est très intelligent, il est devenu directeur de la mission et il est en ce moment pour 5 ans en Afrique pour introduire une série de changements dans la mission. Cela fait deux ans qu’il est parti, j’aimerais tant vivre assez pour le revoir à son retour, mais « comme tu le veux, Seigneur ». Je me suis beaucoup éloignée, il faut reprendre le fil. Donc, le 9 juin, le bateau est parti. […] Durant l’été il y avait encore plein de 6 Oberlehrer : ancien grade, supérieur à l’instituteur, et qui permettait d’encadrer d’autres instituteurs ou d’enseigner dans les écoles professionnelles ou les collèges.
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choses à faire, il fallait vider la maison et préparer notre nouveau logement en ville. En automne nous avons déménagé vers Celle, dans la Jägerstrasse. Mon frère Albert habitait tout près, c’était bien, il pouvait bien nous aider, et mon plus jeune frère Friedrich, qui était resté si longtemps chez Albert, est venu chez nous. À Celle ce n’était pas terrible, nous avions de gentils voisins, mais côté Église il y avait plein de problèmes et finalement ce fut la séparation. Le pasteur Th. Harms quitta l’Église nationale et fonda l’Église libre. Et comme mon père pensait comme lui, nous avons préféré déménager vers Hermannsburg. La mission tout entière quitta l’Église nationale pour rejoindre l’Église libre7.
1880 Mon temps d’attente aussi arriva vers sa fin. En Afrique commençait la terrible guerre des Zoulous8, la grande Angleterre voulait avoir tout le pays et ce fut une guerre terrible. Alors le pasteur Harms ne voulut pas nous envoyer et ce n’est que trois ans et demi plus tard que nous avons pu partir. En avril 1880 nous avons aménagé à Hermannsburg et en juin nous sommes partis. C’était terrible, de longues fiançailles comme ça, ce n’est pas bien, et puis ces distances ! Chaque fois que je regardais ma petite maman paralysée je pensais : « comment tu as pu dire “oui”. » Mais ça ne servait à rien maintenant et le départ arriva et le Dieu fidèle nous aida à surmonter le chagrin du départ, et c’est avec la bénédiction de mes chers parents que je quittai mon pays. Mon beau-père Braun nous accompagna jusqu’à Hambourg et mon frère Theodor vint de Glückstadt, si bien que j’ai pu revoir tous les miens. Le fils aîné du pasteur Harms fut aussi du voyage vers l’Afrique, je ne sais plus pourquoi. Et mon père me dit : « Sur le bateau, occupe-toi aussi un peu d’Otto ». Et un jour, je souffrais tellement de nostalgie que je pensais : « Je vais voir Otto, peut-être ça ira mieux ». Je l’ai trouvé dans sa cabine en pleurant à chaudes larmes. Je disais en sniffant : « Mon père m’a dit, houhouhou, de m’occuper de vous, houhouhou, et c’est ce que je veux faire mainte-
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Voir note 5. Guerre anglo-zoulou, 1879. Mais aussi : première guerre anglo-boers 1880-1881.
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nant, houhouhou », et il répondit : « Mon père aussi m’a dit, houhouhou, occupe-toi un peu de Lisbeth, houhouhou, et je veux le faire aussi maintenant, houhouhou, et peut-être nous pouvons-nous dire “tu”, houhouhou ». En Angleterre il fallut qu’on change de bateau, beaucoup de passagers sont venus à bord (j’y reçus également la première lettre de ma mère chérie), et parmi eux un planteur, un Blanc, d’Afrique du Sud. Il avait une femme noire et un enfant tout blanc, je ne pouvais pas comprendre. L’enfant s’appelait « Schimi », elle devait avoir dix ans et courait sur le bateau et la mère criait « Schimii, Schimii ». Nous avons vu beaucoup de choses durant le voyage, Madère, Las Palmas et finalement Sainte-Hélène où le grand Napoléon fut emprisonné. Des bateaux ont amené plein de Noirs à bord, mais tous habillés à l’européenne, c’était « la grand-mère et toute la famille de Schimi ». Ils quittèrent ici le bateau. Enfin Le Cap. On dut monter à nouveau sur un petit bateau, j’ai fait un tour en ville et j’ai vu à quel point c’était différent en Afrique qu’en Europe, tous ces gens de couleur. Ensuite on continua vers Durban. Le train n’allait pas encore tout à fait jusqu’à Maritzburg9, je ne me rappelle plus le nom de la station où nous devions descendre. Il y avait deux chars à bœufs qui venaient nous chercher, un « Bockwagen », c’est un chariot sans tente sur lequel on chargeait toutes les choses lourdes ; les frères devaient dormir sous le chariot par terre. Nous, les cinq filles, avions le chariot avec tente. Mais comme il était trop court et trop étroit, on ne pouvait pas se coucher dans le sens de la longueur, mais en travers, et comme nous étions très serrées, nous nous sommes toutes couchées sur le côté droit. Quand ce côté était fatigué, la première donna cet ordre : « tout le bataillon tourne », et puis tout le monde s’est tourné sur le côté gauche en rigolant, jusqu’à ce qu’on s’endorme enfin. C’est ainsi que nous sommes arrivés finalement à la Nouvelle-Hanovre, Wartburg, où habitait un gouverneur du nom de Reiche qui avait quitté Hermannsburg un an plus tôt pour s’acheter ici une charge. Nous avons dû rester huit jours chez lui, c’étaient des belles journées. J’y ai beaucoup appris, le vieux monsieur m’a surtout appris à monter à cheval. C’était très beau, et j’ai appris à cuisiner plusieurs choses à 9
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Pietermaritzburg.
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l’africaine, surtout des « sweet potatoes », des patates douces, c’était très bon. J’ai complètement oublié de raconter mon envoi en mission. C’était le 5 ou le 6 juin dans la nouvelle église que l’Église libre avait construite. Il y en avait beaucoup qui furent envoyés en mission, car il y en avait aussi qui allaient en Australie, en Inde ou encore en Amérique. Beaucoup d’amis étaient venus pour la fête et l’église était plus que pleine. Nous étions assis devant l’autel, toujours cinq par banc. Le pasteur Harms a tenu le discours d’envoi, puis il demanda à tous les chers confrères de venir près de l’autel pour participer à la bénédiction. Le premier banc s’avança, se mit à genou, puis repartit en arrière, puis ce fut le tour du deuxième banc, et il n’y eut pas de cohue. Mon père était aussi à l’autel, et quand ce fut mon banc, le pasteur Harms lui dit : « la voici » (mon père voyait mal) et il posa sa main sur ma tête et me bénit. Notre verset fut Es. 40, 3110. Les gens m’ont raconté après que tout le monde pleurait. L’après-midi nous furent tous conviés dans la vieille maison des missions chez les Harms, mais je baratinais pour être libre et suis vite rentrée à la maison, puisque c’était ma dernière soirée avec les miens chéris, et avec ma douce, douce, petite maman ; j’ai dormi cette nuit-là dans son lit, ô que c’était beau !! Quand notre temps à Wartburg fut terminé, on grimpa à nouveau sur nos chars à bœufs pour aller à Hermannsburg. En route, différents fiancés venaient nous voir pour saluer leurs fiancées, le mien n’en était pas, il était retenu au Transvaal. Avec nous, sur le bateau, il y avait aussi des ouvriers suédois et un missionnaire du nom de Witt. Il avait dû fuir durant la guerre des Zoulous et était allé en Suède ; il retournait maintenant dans la mission qui était toute détruite, pour la reconstruire. Il avait laissé sa femme et ses enfants en Suède. Sur le bateau il venait souvent nous voir, il voyageait en première classe, nous en seconde, et il allait aussi maintenant avec nous à Hermannsburg pour préparer la suite de son voyage. J’étais ravie de voir à quel point Hermannsburg était beau, et il y avait de vrais grands chênes allemands. Normalement on aurait dû attendre trois mois à Hermannsburg qu’il pleuve pour 10 « Mais ceux qui se confient en l’Éternel renouvellent leur force. Ils prennent le vol comme les aigles, ils courent, et ne se lassent point, ils marchent, et ne se fatiguent point. »
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que les bœufs trouvent de l’herbe à brouter ; on aurait sûrement dû attendre jusqu’en novembre, ce n’était pas agréable. Mais j’y ai rencontré beaucoup de gens très sympathiques, beaucoup parmi eux avaient connu mon père par les fêtes de la mission et cela me faisait plaisir. Mais sinon c’était ennuyeux. Alors le missionnaire Witt m’a offert un jour 25 £11 pour que je puisse voyager avec la poste jusqu’au Transvaal. Le voyage dura trois jours. Wilhelm Behrens de Bethanie m’accompagna. Alors on faisait nos bagages, il fallait tout réorganiser car il fallait attendre longtemps avant que mes affaires puissent arriver. Le surintendant Hohls me dit que je pouvais prendre 25 kg, mais qu’on n’allait pas me peser moi. Alors j’ai mis d’abord un peignoir, par dessus une robe, un tablier, puis un gilet et un manteau, puis je suis allée au salon me présenter : ils ont tous ri comme des fous et Hohls dit que j’étais une figure imposante. Dans la valise je mis ma robe de mariée, et de l’autre côté une robe de dimanche, des sous-vêtements, des tabliers, des chaussures, des bas, et alors tout était bien rempli, et puis ce fut le départ. La poste était à Maritzburg. C’était un chariot à deux roues, avec huit chevaux devant. Devant il y avait le cocher, un cape-boy (un métisse) qui tenait les rênes des huit chevaux, et à côté de lui un autre boy avec un long fouet. Au milieu il y avait tous les sacs avec la poste. Derrière il y avait un siège, c’est là que nous étions assis, moi, Wilhelm Behrens et un missionnaire anglais Moffat. On regardait donc vers l’arrière, sans voir ce qu’il y avait devant. Et ça allait toujours au galop, à toute allure, sur des chemins fort cahoteux. Otto Harms disait : « comme s’ils étaient poursuivis par le diable. » Les lits des rivières sont profonds, la descente est rude, ensuite à travers la rivière et puis remonter, souvent sur des pentes si ardues qu’on pense tomber en arrière à chaque instant. Et c’est bien ce qui s’est passé. Une fois je reçus un choc sur la tête et fut catapultée en arrière, Werner B. me retenait sinon je me serais retrouvée sur la route. Monsieur Moffat a tancé le cocher, disant qu’il avait une dame du voyage. Il devait le signaler. Ensuite on me plaça entre les deux messieurs et à chaque passage difficile le cocher criait « hold on gentlemen » (tenez-vous bien) et c’est ce que nous faisions. Toutes les deux à trois heures on changeait de chevaux qui se tenaient près du che11
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Livre sterling.
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min, et nous voilà repartis. Pour les repas on dételait le chariot près d’un hôtel. La table était déjà mise, on mangeait, buvait une tasse de café et on repartait, une fois jusqu’à onze heures du soir, jusqu’à ce qu’on arrive à l’endroit où nous devions dormir. Le matin on repartait à cinq heures. Ces pauvres maisons n’étaient pas prévues pour recevoir des dames. Une fois nous sommes arrivés dans une toute petite maison, une femme y vivait seule avec sa fille, il n’y avait pas d’hommes dans la maison. Elle ne savait pas où me mettre, les hommes allèrent en haut, il y avait de la place pour eux. Il fallut que je dorme avec la femme dans son lit (les Anglais ont la plupart du temps ces lits double-place que nous ne connaissons heureusement pas en Allemagne). La fille dormait par terre. Je ne me sentais pas très bien, c’était un trou si misérable. J’ai gardé mes vêtements et mon manteau, et ne pus pas dormir. J’étais contente quand nous repartîmes. Jamais je n’oublierai ce voyage, j’ai vu beaucoup de choses du pays. Le paysage était vide, pas de buissons, rien, on l’appelait le plateau. Il y avait beaucoup de gibier. Une fois je vis des meules de foin, c’est ce que je pensais, et je me demandais s’ils faisaient du foin ici, puis, en me rapprochant, je vis que c’était des termites, des genres de fourmis, pensez ! Le chariot à bœuf faisait ce trajet du Natal vers Pretoria en quatre semaines. Père12 le faisait en chariot et une fois lui est arrivée une drôle de chose qu’il faut que je vous raconte. Un jour où il voulait chasser, il s’éloigna un peu du chariot. Il s’éloigna de plus en plus et à un moment il ne vit plus le chariot et s’était complètement perdu. Que faire ? Il arriva près d’un grand trou d’eau, il voulait boire, ça faisait des heures qu’il errait ici et là. Et d’un coup se tint de l’autre côté du trou d’eau un lion. Quelle terreur ! Père se croyait perdu et remit son âme à Dieu. Les deux se tenaient face à face, se dévisagèrent, puis le lion s’est retourné et est parti. Quel miracle ! Comme Dieu garda bien notre père par son ange. Puis il entendit le sifflement du fouet et voilà le chariot qui arrivait. Quelle joie ! Le cocher dit qu’il l’avait toujours suivi puisque Père avait tiré plusieurs fois, mais
12 Elle parle de son mari, mais comme elle écrit pour ses enfants, elle l’appelle « Père ».
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vous n’imaginez pas cette vaste étendue et cette solitude. Mais cette fois le Seigneur avait fait miséricorde et tout arrangé pour le mieux. Mais retour à mon voyage. Le troisième jour nous sommes arrivés très tôt à Pretoria. Nous sommes allés chez le pasteur allemand du nom de Grünberger. Il était très étonné, c’était un dimanche. Madame Grünberger était très gentille, elle m’a donné une chambre et je pus me rendre humaine et fraîche. Ensuite nous sommes allés à l’église et j’y ai vu beaucoup d’Allemands très aimables. C’était très agréable. Le pasteur Grünberger m’a raconté que mon fiancé était venu ici il y a quelques jours pour faire des courses. Je lui avais écrit encore d’Hermannsburg que j’allais venir par la poste et que j’arriverais à Rustenburg. Alors Behrens dit, pourquoi Rustenburg, c’est plus court depuis Pretoria. Alors j’ai tout de suite écrit une deuxième lettre, mais il ne l’avait sûrement pas encore reçue. Wilhelm Behrens a emprunté un cheval et est allé à la maison, disant qu’il allait me l’envoyer. Quand il est parti, notre missionnaire Peters est venu chez les Grünberger et quand il a tout appris, il a dit qu’il voulait m’emmener à Hebron, et que la famille Kaiser pourrait ensuite m’emmener plus loin. C’est ce que nous avons fait, nous sommes partis le lendemain. Alors que nous étions en train de dételer pour le repas, un des Noirs13 dit : « y a un homme qui arrive à cheval », et après un moment : « C’est monsieur Kaiser ». Il s’est approché de notre chariot, est descendu de cheval, s’est posé près de la première caisse et m’a saluée. Il m’a dit que mon fiancé était chez lui il y a quelques jours de cela. Tout à coup, Peters dit : « le voilà », et en effet, il s’arrête à côté du chariot et m’appelle d’un air enjoué, et Kaiser semble amusé. Que je suis vite descendue du chariot et lui de son cheval ! Puis nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre et nous répétions sans cesse : « loué soit le Seigneur ». Lors du petit déjeuner, Kaiser a raconté que Père était arrivé la veille et qu’il lui avait tout raconté. Il a pris le cheval que Behrens avait emprunté à Grünberger et le lendemain Kaiser l’a accompagné ; puis, à la fin du repas, Kaiser a amené le cheval à Pretoria et nous, nous sommes partis pour Hebron. Quel beau voyage ce fut ! Après trois ans et demi on était enfin réunis. Comme 13 Elle utilise ici le terme Kaffer, terme racial en usage à l’époque, synonyme de « nègre ». Je traduis toujours par « Noir ».
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nous approchions d’Hebron, toute l’école vint à notre rencontre avec leur maître, et ils chantaient pour nous, et d’autres gens tiraient des salves d’honneur, c’était la coutume chez les Boers avant un mariage. Nous sommes rentrés à la maison et Madame Kaiser m’a saluée si gentiment, comme une sœur, la table étant dressée pour le thé, juste comme à la maison, et puis ce fut plus fort que moi, il fallut que je pleure un bon coup. Le lendemain nous sommes encore restés à Hebron et je pus en profiter pour tout bien visiter, le 2e jour frère14 Kaiser nous conduisit à Bethanie, mon futur chez-moi. La route était agréable, on a traversé beaucoup de forêts, on dit « brousse » ici, et je me demandais si j’allais voir des panthères ou d’autre gros gibier, mais rien du tout. On a dû passer à travers un large fleuve aux crocodiles, et je me demandais si j’allais voir un crocodile, mais rien du tout. Et puis nous sommes arrivés à Bethanie et sommes allés à la vieille mission, où habitait le vieux Behrens, le père de Wilhelm. Ce fut moins agréable, aucun signe de cordialité. Je préférerais ne rien en écrire, mais je ne peux pas me taire complètement. Mon fiancé était chargé de la direction de l’institut de formation des maîtres noirs, c’est pour cela que la mission d’Hermannsburg l’avait envoyé ici. Le vieux Behrens était le directeur de la mission du Transvaal, mais il n’y avait pas une bonne entente entre lui et les frères. Ils le connaissaient déjà depuis l’Allemagne où il avait fait don de sa ferme pour devenir missionnaire. Mais ensuite on s’est rendu compte que sa ferme était tellement endettée qu’on la lui aurait prise sous peu. Alors il se serait retrouvé dans la rue. C’était un vrai escroc. D’abord on affirmait en Allemagne quelle bonne personne il était, jusqu’à ce que les créanciers arrivent et que la mission fasse grise mine, mais il n’y avait rien à faire, il fallait payer les dettes. Et en Afrique il voulait également jouer au grand seigneur, il mettait son nez partout, il y avait tout le temps des disputes. Avec mon fiancé non plus, il ne s’entendait pas, il voulait toujours commander et dire comment ça devait se passer. Mais mon fiancé connaissait son travail et ne s’en laissait pas imposer. Il a écrit à la direction et a demandé son transfert pour la fin des cours et cela lui fut accordé. On transplanta toute l’école à Berseba où il y avait beaucoup d’eau et où on pouvait gagner sa vie en cultivant du maïs, 14
Les membres de la mission s’appelaient volontiers « frères » et « sœurs ».
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du seigle et du tabac. Oui, mon arrivée à Bethanie commençait dans le chagrin, et ce n’est pas une belle année que nous y avons passée. Le lendemain arriva le vieux missionnaire Backeberg de Berseba et nous amena chez lui. C’est là que nous devions nous marier la semaine suivante, les bans étant déjà publiés. Les Backeberg étaient toujours très gentils avec mon fiancé, ils s’occupaient de ses affaires et envoyèrent parfois quelque chose de bon à manger. Là, l’accueil fut tout différent de celui à Bethanie. Je me sentais comme chez moi, c’était très sympathique. Beaucoup de frères et sœurs sont venus pour le mariage, les Wenhold, les Penzhorn, professeur Stumpf de Morgensonne, les Kaiser. Mes demoiselles d’honneur étaient Dora Kaiser et Mathilde Penzhorn qui venaient d’être confirmées, les autres étaient des enfants. Je souffrais terriblement de nostalgie ce jour-là. Pensez, que des étrangers, pas un seul visage connu et chéri, il fallait que j’avale fermement mon chagrin. Le vieux Backeberg nous a mariés et ce fut un très grand mariage ; il n’y avait pas beaucoup de Blancs, mais beaucoup de Noirs. Monsieur Backeberg avait offert un grand bœuf qui fut tué pour l’occasion, et une vieille femme du nom de Zippora a servi à manger aux Noirs qui étaient assis sous des arbres. Vous auriez dû voir ces grandes casseroles sur les feux dehors ! Nous, les Blancs, on mangeait évidemment dans la maison et tout s’est bien passé jusqu’à ce que le vieux frère Kaiser commence à parler de la santé de mes parents. Cela en fût trop pour moi et j’éclatai en sanglots, c’était horrible, j’avais honte mais je ne pouvais rien y changer. Puis je me suis calmée et je me sentis mieux ; cela m’avait fait du bien de pleurer. L’après-midi nous avons joué avec les enfants. Le lendemain, les invités sont repartis, et mon mari et moi avec eux, d’abord à Kana, ensuite à Rustenburg où il y avait le vieux missionnaire Zimmermann, un peu snob, puis à Morgensonne où il y avait l’école, puis via Saron à Berseba et de là à la maison à Bethanie. Puis l’école reprit au séminaire et il fallait que je m’habitue à ma nouvelle vie. Le pire était que je n’arrivais pas à m’adapter à la nouvelle façon de cuisiner. À Bethanie il faisait très sec, il n’y avait pas d’eau, nous n’avions pas de terre, pas de jardin, rien du tout. Le séminaire n’avait été installé à Bethanie qu’à cause du grand Behrens. Nous devions acheter tout ce dont les jeunes gens avaient besoin pour manger, et il y avait beaucoup de stations d’eau. C’est mon mari qui 116
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a obtenu, en écrivant à la direction, que le séminaire fût transféré à Berseba à la fin des cours. Là il y avait de l’eau, de la terre, les étudiants pouvaient travailler la terre et on n’avait pas besoin de tout acheter, il y avait aussi un grand jardin avec beaucoup de beaux fruitiers. Nous allions juste en visite chez Behrens, mais on n’a jamais pu parler de relations amicales. L’année suivante, en juillet, mon frère Werner est venu nous voir. Il était médecin. Il trouvait ça terrible que je sois toute seule si loin, il ne pouvait pas s’y faire, du coup il a émigré à son tour. Il a postulé pour le poste de médecin du gouvernement qui lui fut accordé. Il fallait qu’il aménage à Rustenburg. C’était en 1880. Mais c’était quand les Noirs se sont mis à chasser les Anglais15 ; nous Allemands, on était curieux de ce qui allait se passer maintenant. Ils n’avaient tout simplement pas respecté leur contrat avec les Boers, donc on les mit dehors. Le grand bandit anglais16 avait déclaré : « Tant que le soleil brillera au ciel, le Transvaal17 restera Anglais. » Mais après de longues négociations ils sont revenus sur leurs déclarations et le Transvaal fut libre. Mais ils se sont vengés. Ils ont bloqué toutes les voies d’accès pour affamer le pays. Plus aucun bateau n’arriva livrer des biens. Les Boers ne pouvaient rien vendre et n’avaient plus d’argent, plus personne n’avait de l’argent, seulement les missionnaires allemands, puisque notre argent venait d’Allemagne. Je ne me rappelle plus combien de temps cette misère a duré. Un jour, un Allemand a trouvé une riche mine d’or à Johannesburg, et on en trouvait de plus en plus. Alors d’un coup ce cher Anglais pieux18 revint et mit sa main sur tout, bien dans son genre ; voler, escroquer, mentir et profiter, ce sont ses domaines d’excellence. Alors tout le cirque a recommencé. 15
Au cours de la 1ère guerre anglo-boers 1880-1881. The High Comissioner, Sir Garnet Wolseley – E. H. 17 Le Transvaal est constitué en État indépendant en 1852 par un traité entre les Boers et les Britanniques. Il devient la « République d’Afrique du Sud » en 1856. En 1877, les Britanniques cherchent à l’annexer ce qui débouche sur la première guerre des Boers. Entre 1881 et 1884 le Transvaal garde une certaine autonomie, mais sous souveraineté britannique. En 1884 il se constitue en État souverain comme République d’Afrique du Sud. Vaincu lors de la deuxième guerre anglo-boers (1899-1902), le Transvaal deviendra en 1910 une des provinces de l’Union de l’Afrique du Sud. 18 Elle utilise souvent cette expression, désignant l’hypocrisie de l’Anglais : se donnant comme « pieux », il ne cherche que son intérêt. 16
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Il faut encore que je raconte une chose. À l’époque, quand un Allemand partait à l’étranger, son nom était barré ici. Il était mort pour la patrie, mais le gouvernement allemand a taillé dans sa propre chair ainsi et a perdu beaucoup de ses enfants. Mon mari, qui était parti en 77, était mort et moi j’étais morte pour l’Allemagne. Et quand on était depuis quelque temps dans le pays, je ne me rappelle plus combien de temps, on pouvait obtenir la nationalité du pays d’accueil. Et c’était le moment pour nous. Mais l’Angleterre ne voulait rien entendre, je ne sais pas combien de temps il fallait qu’un Allemand soit dans le pays pour pouvoir en obtenir la nationalité. Alors mon mari s’est mis en colère et a dit : « Alors je ne suis rien, pas un Africain et pas un Allemand, mais chacun veut être quelque chose. » Il a pris son cheval et est allé voir le consul allemand à Pretoria et lui a tout expliqué. J’ai oublié le nom du consul, c’était un homme très aimable et, quand Père allait à Pretoria, il lui rendait toujours visite. Il demandait s’il n’était pas possible d’être considéré comme « Allemand de l’empire19 ». Il disait qu’il avait participé à la guerre de 70 et battu les Français, qu’il avait des fils et que s’il y avait une nouvelle guerre, il voulait que ses fils soient de la partie. Le consul était tout à fait d’accord, il a envoyé la demande et Père rentra content. Je lui dis : « ne t’attends pas à une réponse, ta lettre aboutira dans la poubelle », mais il répondit : « attendons ». Et vraiment, après huit semaines, le consul a envoyé un garde à cheval avec la réponse : « accordé avec mille joies » ! Mon mari a sauté de joie. Cela s’est passé comme je l’écris, cela fait des années.
1881 Entretemps on était encore à Bethanie, en juillet nous avons eu un beau garçon bien costaud que nous avons appelé Wilhelm, comme mon père. Mon frère Werner ne voulait plus rester à Rustenburg où il y avait tout le temps des disputes, il préférait aller au Cap. Nous avons dû fonder une nouvelle mission que nous avons appelé Mahanaïm. Quand mon petit garçon fut baptisé à l’âge de 14 jours, nous sommes partis ; mon mari voulait d’abord aller seul dans la brousse parler avec le chef, et moi je dus rester pendant ce temps à 19
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Reichsdeutscher, sujet de l’empire allemand.
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Rustenburg chez Werner. Je suis restée six mois à Rustenburg, puis Père est venu me chercher et Werner partit pour le Cap. Il a fallu à nouveau m’habituer au chariot à bœuf, j’étais horrifiée, mais je l’aimais. La route vers la mission était merveilleuse, extraordinaire. Il fallait passer la montagne de Magalies, et puis c’était la brousse, rien que la brousse, c’était trop beau. Une fois il a fallu rouler la nuit, il fallut apprendre tout ça. À Rustenburg j’avais de très bons contacts, avec les pasteurs, les Boers, les fonctionnaires et les commerçants, c’était vraiment très sympathique et quand, plus tard, je devais aller à Rustenburg, j’y ai toujours retrouvé beaucoup d’amis. La mission était située entre Rustenburg et Zeerust, mais comme nous ne connaissions pas Zeerust, nous faisions nos courses à Rustenburg. Nous ne sommes allés à Zeerust que plus tard. Il y avait une grande peuplade sur la place « Grootfontein », ce peuple avait acheté la place, ou plutôt, un missionnaire20 avait fait l’achat sous la condition qu’un missionnaire y soit installé, et c’était nous. La peuplade s’appelait « Batlokoa », c’est-à-dire « cochons de terre ». Ils habitaient une très grande « ville ». On appelait « ville » là où habitaient les Noirs, et les endroits où habitent les Blancs, p. ex. Rustenburg, Zeerust, Pretoria, étaient appelés « villages ». Je ne sais pas si c’est toujours comme ça, cela fait longtemps que je suis partie, et la vieille Afrique a aussi un peu évolué depuis. Un peu plus éloigné de la ville, il y avait encore quelques autres petites villes, et on a mis la mission au milieu, à équidistance de toutes les villes. Sur une petite colline, un peu éloignée de la grande route militaire, c’était beau. Mon mari avait construit une petite maison, en entrant on se trouvait tout de suite dans le salon (c’était comme ça chez les Boers), de chaque côté une petite pièce, l’une était notre chambre, l’autre le bureau de Père, mais il y avait aussi un lit (ill. 6 : maison NB). À l’époque il n’y avait pas encore d’auberges le long des routes et les voyageurs devaient trouver où dormir. On m’a toujours dit que, si un voyageur se présentait pour dormir, il fallait l’accueillir. Un soir, un cavalier s’est présenté. Père était juste sorti pour quelques jours dans les villages des environs, j’étais donc seule. Il n’y avait pas encore de Noirs qui habitaient à la mission, seulement moi. J’ai eu très peur, mais que pouvais-je faire ? Je lui ai donné le lit dans le 20
Zimmermann – E. H.
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bureau de Père, j’ai laissé dormir notre nurse Letta avec moi dans la chambre et le garçon qui gardait les bêtes devant la porte, puis je nous remis dans la main de Dieu. Tout alla bien, le lendemain mon hôte repartait pour Zeerust en remerciant grandement pour l’accueil chaleureux. Quand Père revint, je lui ai tout raconté en pensant qu’il allait me louer pour ma bravoure, mais pas du tout, il m’a fort grondée. Je lui dit : « Toi et tout le monde, vous avez toujours dit qu’il fallait accueillir les hôtes. » « Oui, bien sûr, quand je suis à la maison, sinon, non. » Et voilà, j’étais fixée. Et pensez, trois semaines plus tard, le même homme est revenu (mais Père était à la maison), complètement saoul, si bien que, voulant descendre du cheval, il est tombé et s’est trouvé par terre. Imaginez, si c’était arrivé quand Père n’était pas là, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Mais Dieu avait bien fait les choses. Et il faut que je rajoute encore quelque chose qui s’est passé quelques années plus tard. Un Juif allemand avait installé un grand magasin près de la grande ville et il avait engagé un homme, on appelle ça un « clerc », c’était un jeune homme fort agréable qui nous rendait souvent visite après la fin du travail. Un soir il arrive et nous apporte les salutations de son père qui lui avait raconté avoir passé la nuit ici et que j’avais été si gentille et bonne pour lui. Je demandais au jeune homme le nom de son père, et imaginez : c’était l’homme à cause duquel j’avais reçu une forte réprimande et qui après était tombé saoul de son cheval !! Donc on s’est tous bien installé, notre maison n’avait pas encore de porte ni de fenêtres, le soir on y fixait des couvertures contre les serpents. Il y avait encore quelques vieilles maisons de Boers. Les Boers qui avaient vendu l’endroit n’y étaient pas restés parce qu’il n’y avait pas d’eau. Et pourtant, il y avait de bonnes sources en plusieurs endroits, il fallait juste que l’endroit tombe dans de bonnes mains, un Allemand aurait dû l’acheter ; mais les Boers sont si fainéants que ça en est un péché. Donc il y avait leurs vieux baraquements, on en a transformé un en église et l’autre en école, car quelques personnes s’étaient déjà inscrites pour la préparation au baptême. Ensuite, les premiers Noirs ont voulu aménager à la mission. Il a fallu délimiter des parcelles du village pour qu’ils ne construisent pas trop près de nous. Nous avons reçu un peu de terre du chef, pas beaucoup, mais pour nous c’était suffisant. On en a pris une partie pour en faire un jardin, on a planté des arbres fruitiers et des légumes. Ah, que de 120
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travail ! Et puis on ne pouvait pas se parler, il fallait d’abord apprendre la langue. Maintenant c’est différent, je crois. Les jeunes filles n’ont pas le droit de se marier avant d’avoir appris un peu de la langue. C’est bien, mais à notre époque ce n’était pas encore le cas. On était les « pionniers ». Maintenant tout cela est terminé. Ah, cela m’a fait un plaisir immense de sortir tout ça du sable, ce fut l’époque la plus heureuse de ma vie. Quand une mission était créée, elle recevait 30 £ (600 M 21), ce n’était qu’une goutte. Mais le surintendant Hohls nous a écrit qu’il n’y avait pas d’argent pour le moment, mais qu’on n’avait pas besoin de nous construire un « palais », et qu’on ne pouvait pas avoir de chariot non plus, donc rien, rien du tout. Père était en colère, mais il n’a plus jamais demandé quelque chose à Hohls. Tout ce qui est là est sorti de notre poche et j’en suis très heureuse encore aujourd’hui. Mais le travail avançait lentement ; Père devait s’occuper de la mission et devait se déplacer beaucoup, mais le chef « Bogatschu » était très sympathique et m’a souvent envoyé des gens pour aider, p. ex. pour cuire les briques. Ah, et ces serpents. Père avait trouvé un bon chien qui faisait bien attention. Un soir nous étions assis à la pleine lune sur les marches de la véranda (qui n’était pas encore terminée) et racontions des histoires du pays. Tout d’un coup il me pousse et je tombe en arrière. Je me lève et veux lui demander s’il est fou, je le vois battre avec un bâton un très gros serpent. S’il me l’avait dit, j’aurais probablement crié et le serpent se serait sauvé. Maintenant il était mort et le chien arriva ; Père le dressait pour qu’il apprenne à bien attraper des serpents. Il fallait que je cuisine dehors, ce n’était pas toujours agréable. Une fois j’ai failli brûler. Il y avait un tel vent qui poussait le feu de tous les côtés que je ne savais pas où me tenir. Alors Père m’a construit une petite cuisine avec un feu ouvert et en dessous un petit four, juste pour deux pains, ô que c’était bien. Ainsi une chose arrivait après l’autre. Et puis nos plans pour la mission. En haut de la colline on voulait construire l’église, et c’est bien là qu’elle se trouve. Depuis le presbytère jusqu’à l’église on voulait construire un chemin bien large, avec des arbres de chaque côté, p. ex. des poivriers, mais ça nous a 21
Marks.
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donné plus tard beaucoup de travail. Ensuite nous avons planté des eucalyptus contre la malaria, beaucoup, beaucoup, aussi en bas, près de l’eau, puis des acacias noirs, mais c’était dur. Le sol était pierreux, il fallait d’abord sortir les pierres, apporter de la bonne terre, puis planter et apporter de l’eau et arroser, et quand les petites plantes commençaient à germer, elles étaient mortes, et quand on regardait, les racines étaient mangées par des fourmis. Ô ces fourmis, quelle plaie ! On ne connaît pas ça en Allemagne. Il y en a de différentes sortes, des rouges, des noires, des petites et des grosses ; les « porteuses d’herbe » sont très longues et ont une tête comme un petit pois. Elles vont dans le toit de chaume, y mangent tout, et quand tu es au lit elles te tombent dessus que tu dois batailler la moitié de la nuit contre elles. Non, ce n’est pas simple de créer une mission, de tout sortir du sable, et malgré tout ce fut la période la plus heureuse de ma vie, et maintenant avec mon grand âge j’y repense avec joie et gratitude. Nous faisions un travail de « pionniers ». Maintenant, tout est différent, c’est comme en Europe, on peut tout acheter, on appelle des artisans, tandis que nous devions tout faire nous-mêmes. Et nous avons beaucoup profité du fait que mon cher mari était si adroit, il pouvait faire de si jolies choses à partir de caisses et de couvercles, bien qu’il ne fut pas artisan. Notre maison était si belle et agréable, pas élégante bien sûr, et c’est tant mieux, on a besoin de peu pour être heureux. […] Qu’est-ce qu’on a eu comme hôtes ! Mais cela s’est amélioré avec le temps, on a eu un chariot, il a fallu alors construire un abri pour le chariot, puis une écurie et une petite pièce où mon mari a installé une raboteuse et les outils agricoles, et puis une petite chambre pour des gens de passage. Et beaucoup de Noirs habitaient à la mission, et quand un « vagabond » venait à passer, je le faisais s’asseoir dans la véranda et puis le maître d’école passait comme par hasard et s’asseyait près de lui jusqu’à ce qu’il parte, après avoir mangé et bu – mais tout cela n’est arrivé qu’après des années. Il y avait beaucoup de travail, mais tout réussit et on avança, la paroisse grandit, ça aussi c’était du travail, plus qu’assez, mais on s’entendait bien avec le chef qui nous rendait visite de temps en temps, et les femmes de la communauté qui étaient baptisées m’aidaient quand je restais bloquée, et ainsi ça allait.
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1885 Une fois quelque chose de drôle est arrivé. C’était juste avant la naissance de notre troisième enfant. J’avais fait un grand nettoyage le samedi, tout était propre car je me suis dit, je peux mourir, et je veux que dans ce cas tout soit en ordre. C’était en avril, quand l’hiver est devant la porte. Il y avait encore rien dans le jardin, on n’avait pas non plus tué de bêtes, bref, on manquait de tout. Nous avions encore du pain jusqu’à lundi. Lundi je comptais refaire du pain et dimanche le paysan Nolte m’envoya du beurre que je recevais toujours de lui. C’était le soir, les enfants dormaient, mon mari était dans son bureau et je m’étais assise tranquillement dans ma chaise à bascule car j’étais vraiment fatiguée. D’un coup on entendit claquer un fouet. J’ai poussé un cri, mais Père a dit : « n’aie pas peur, c’est juste un chariot qui passe. » La route militaire passait juste derrière notre abri à chariot. D’un coup on a entendu : « Ahnou » (brrr) et quelqu’un a frappé à la porte. « Entrez ». C’est Ernst Wehrmann qui entre, le fils du missionnaire Wehrmann. Il dit que sa mère et sa tante font un voyage à Pretoria et demande s’ils peuvent faire dételer et passer la journée de demain ici. Bien sûr. Ils avaient mangé pas loin d’ici et étaient tous déjà au lit, ils étaient onze. Mon sang n’a fait qu’un tour, je pensai à mon peu de pain, je suis allée dans la cuisine préparer du levain pour pouvoir cuire demain matin du pain, et puis je suis allée au lit. Le lendemain je me suis levée tôt et ai commencé à cuire mon pain. Arriva Sina qui avait vu le chariot et qui voulait piler du maïs. Et je ne savais toujours pas comment rassasier tant de personnes. Puis j’ai dressé la table pour le petit-déjeuner, d’abord pour les hôtes, les enfants devant manger plus tard. Alors arriva Madame Wehrmann avec un grand pain et un grand morceau de beurre et posa tout ça sur la table et j’étais heureuse. Qu’il fut bon le café ! Puis je suis allée dans la cuisine, j’ai mis mon pain dans le four et j’ai pensé avec angoisse à midi. Tout à coup, un fouet claque. Panique, je cours à l’extérieur, c’était un chariot qui venait du côté de Rustenburg et comme je regarde, c’était notre voisin, l’épicier allemand Schröder de Pella. Il rentrait d’un voyage à Pretoria. Quand Schröder me voit, il me montre une poignée de pintades, je frappe dans les mains de joie et Sina court vite pour les plumer. Je n’avais plus peur maintenant. Le culte commença et quand il fut fini, notre repas fut prêt 123
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aussi, quatre pintades pour nous et une pour les serviteurs. On a passé un après-midi agréable, la famille Schröder partirait vers le soir et les Wehrmann le lendemain, et je pouvais donner un pain frais à Madame Wehrmann. Il faut que je raconte quelque chose de drôle qui a une relation avec ça, mais c’est arrivé en hiver, quand nous sommes allés à la fête de la mission à Saron. J’ai demandé à tante22 Penzhorn : « Quand les Wehrmann sont arrivés à l’improviste, qu’est-ce que tu as fait ? » Elle répondit : « Oh, je n’avais rien, seulement du maïs, mais j’avais des petits cochons, alors on en a tué un. » On a bien ri. Puis j’ai posé la même question à tante Wenhold à Kana. Elle m’a répondu : « Je n’avais rien, mais Père était à Pretoria et on avait prévu de tuer un mouton à son retour. Je l’avais déjà fait venir et on l’a tué en avance, comme ça on avait de la viande. » Puis je leur ai raconté ce qui m’était arrivé et on a bien ri. À Berseba s’est sûrement passé la même chose. Quand ils sont revenus quatre semaines plus tard, on avait un petit garçon, Winfried, on avait tué le cochon et dans le jardin il y avait des légumes, c’était parfait. Oui, et c’est à cause de pintades qu’on a failli perdre notre cher aîné, il devait avoir quatre ans. On était en train de prendre le café l’après-midi quand les pintades ont commencé à crier tout près. Quand le sorgho a de beaux grains, elles viennent de la brousse et vont dans les champs pour se gaver. Notre père a sauté sur ses pieds et dit : « je vais tuer quelques pintades », le chien a bondi et Willi aussi, mais papa a dit : « toi tu restes là » et il est parti. Après un temps on a entendu des coups de feu et on a entendu ses pas. Il y avait un gros buisson près de la maison, il l’a contourné, et il avait tué sept pintades. Quelle joie. Tout le monde se mit au travail. Vers le soir arriva le lait du kraal23, et je donnais toujours tout de suite un verre de lait frais aux enfants. Elli avait son verre et je regardais où était Willi, mais il n’était pas là, j’appelais et j’appelais, mais pas de réponse. J’ai crié vers le jardin où était papa : « est-ce que Willi est avec toi ? » Non. J’ai couru vers le village, mais il n’y était pas non plus. On a eu très peur et tout le monde appelait et cherchait, mais il était introuvable. Puis est arrivé un petit de la brousse, qui dit qu’il l’avait vu avec le chien vers derrière. Quand 22 23
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Il était d’usage d’appeler « tante » et « oncle » les personnes amies plus âgées. Enclos à bétail.
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son papa est venu avec les pintades, il a sûrement voulu courir vers lui, mais on passant de l’autre côté du buisson, et il ne l’a donc pas vu. Alors papa a pris un cheval et est allé à la ville pour demander au chef de lui donner quelques hommes pour aider à chercher, et celui-ci lui donna tous les hommes. Quel vacarme ! Ma petite Elli tenait ma jupe, je portais mon petit Winfried, âgé de trois mois, dans les bras, et comme ça nous allions d’un côté et de l’autre en appelant. La nuit commença à tomber et il y eu un gros nuage sombre dans le ciel ; qu’est-ce que j’ai eu peur que l’enfant tombe dans une termitière et que les termites le mangent vivant ! Vers minuit il y eut un cri particulier qui voulait dire : « il est ici » et puis ce fut le calme. Je suis rentrée dans la maison, ai mis mes deux petits tels qu’ils étaient sur le lit, puis j’ai entendu des pas s’approcher de plus en plus, c’était papa qui portait son garçon sur le dos et me le donna. Le petit se serrait très fort contre moi et on a pleuré tous les deux à tout va. Les hommes l’ont trouvé environ trois quart d’heure plus loin, près de la rivière Tulana. Il avait vu une lumière et pensais que c’était notre maison, et en voulant s’approcher il est arrivé à la rivière et a vu qu’il était sur le mauvais chemin. Alors il a rebroussé chemin, a arraché des herbes et a voulu dormir là. C’est là que les hommes l’ont trouvé. Le petit chien était toujours avec lui. Mon mari a remercié les hommes chaleureusement et mon petit garçon s’est vite endormi. Mais mon mari et moi, nous n’avons pas pu trouver le sommeil, notre cœur était trop plein. Le lendemain, le garçon a tout raconté, c’était bien comme on avait pensé, il était passé de l’autre côté du buisson. Puis il a grimpé sur mes genoux et dit : « Maman, si je m’en vais encore une fois (il avait quatre ans !), est-ce que tu vas encore pleurer ? » Alors je me suis dit, « il faut que je trouve autre chose », et je lui ai répondu : « Moi, pleurer ? J’irai dans le jardin prendre un gros bâton et te donnerai une telle fessée que tu ne pourras plus t’asseoir, si tu dis encore un mot de t’en aller. » Il m’a regardé horrifié et s’est sûrement dit : « Alors elle est comme ça, ma mère !!! » Mais j’ai toujours gardé cette peur en moi. Le lendemain, le chef est venu et lui a fait aussi la leçon. Sur le mont Magalies, il y avait une école dans la ferme « Morgensonne »24. Les enfants du Transvaal, c. à d. les enfants de 24 « L’aurore », mais je préfère garder ici le terme originel, puisque il est considéré comme un nom propre.
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missionnaires, devaient aller à Hermannsburg au Natal à l’école allemande. Le voyage prenait trois à quatre semaines, si bien que les enfants ne pouvaient jamais rentrer pour les vacances. Alors les frères du Transvaal ont acheté cet endroit et y ont installé une école pour les enfants. Le premier maître venait de la Hesse, mais ça n’a pas marché, il ne faisait que frapper les enfants. Le suivant n’était pas terrible non plus, alors ils ont demandé à mon mari de prendre ce poste. Mais comme cela n’avait pas encore été accepté par la direction, il ne voulait pas, car alors il aurait fallu démissionner de la mission. Après de longues négociations avec la direction en Allemagne, la mission a repris l’école et a muté mon mari sur ce poste. Mais il s’est fait promettre par le surintendant que, s’il n’y arrivait pas (il souffrait énormément de maux de tête), il pourrait reprendre sa vieille mission de Mahanaïm et n’aurait pas à en refonder une nouvelle. Et nous avons donc déménagé à Morgensonne, j’avais très peur car on n’avait jamais eu une pareille affaire. Mais tout le monde me donnait du courage, disant que j’aurais deux bonnes noires et une jeune gouvernante au pair25 blanche. Les Noirs qui travaillaient la terre et coupaient le bois venaient de Saron, la mission était tout près de Morgensonne. Il y avait neuf enfants je crois ; se sont ajoutés quelques-uns de nos enfants de missionnaires si bien que nous avons dû commencer avec treize ou quatorze enfants. Dès le début, mon mari a eu des problèmes avec les pères. Il voulait engager un bon professeur d’anglais, mais ceux-ci ne voulaient pas car ses gages étaient trop élevés. Mais il leur a dit que seul il n’arriverait pas à monter l’école. Ceux-ci disaient que ça irait, qu’on trouverait quelque chose, bref, ce fut misérable. Alors le missionnaire Zimmermann de Rustenburg envoya un certain Tomsen qui venait de déserter la légion étrangère française et cherchait du travail. Mais il était si impertinent envers notre jeune gouvernante au pair qu’on a dû le licencier. Ensuite, plusieurs enfants de missionnaires déjà grands, entre seize et dix-huit ans, et qui devaient encore prendre des leçons chez mon mari, ont dû donner parallèlement des leçons aux plus jeunes. Puis Zimmermann a envoyé deux professeurs, et ce 25
Haustochter, c’est moins qu’une gouvernante et plus qu’une fille au pair. Cette institution du xixe siècle servait à apprendre aux jeunes filles de bonne famille à tenir une maison.
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fut encore la même chose, alors mon mari s’est fâché et a dit : « soit on prend un bon professeur d’anglais, soit je retourne dans ma mission. » Ils ont fait appel alors à quelqu’un de la faculté de Stellenbosch26, un monsieur très gentil et agréable, monsieur Le Riche. Alors l’atmosphère changea à l’école et quelques Boers envoyèrent également leurs enfants. Et comme j’avais raconté aux grands comment j’avais failli perdre mon petit Willi, je leur ai demandé de m’aider à avoir un œil sur lui ; c’est ce qu’ils ont fait, il avait alors six ans. Un jour où je venais de nettoyer ma chambre, arriva un monsieur ; on voyait tout de suite que c’était quelqu’un de bien ; il demanda monsieur Wickert. J’ai répondu qu’il était à l’école et lui ai demandé si je devais aller le chercher. Non, il voulut y aller et dit qu’il était le « surintendant von Onderwys » (ministre de l’Éducation 27), donc quelqu’un de très haut placé. Je l’ai donc conduit à l’école et j’ai frappé. Mon mari sortit et ils allèrent à l’intérieur. Durant la pause ils sont venus chez moi puis ils sont retournés ensemble à l’école. À midi il a mangé chez nous, puis il est retourné à l’école jusqu’à la fin. Enfin il est venu vers moi et m’a dit qu’il fallait qu’il me parle. Il m’a dit qu’il trouvait tout très bien ici et comme je lui plaisais bien il m’a demandé s’il pouvait amener ses deux jeunes fils ici et si je voulais bien être une mère pour eux. J’acceptai et donc les deux jeunes Toits sont arrivés28. À partir de là, on pouvait dire qu’il « grêlait » des enfants, tellement ça allait vite, les fils des hauts fonctionnaires de Pretoria, de Johannesbourg et de partout, même deux petits-enfants du président Paul Krüger29, « Oom Paul », bref, en un rien de temps nous avons eu soixante enfants, c’était une grande entreprise et ça a bien marché pendant trois ou quatre ans, je ne sais plus exactement. Puis Le Riche dût partir, on lui avait proposé un poste de fonctionnaire qu’il ne put refuser. Alors la vieille histoire recommença. Plus de professeurs, les grands fils de missionnaires ont dû donner des leçons. À Kroondal, une église avait été construite pour la communauté allemande et mon mari dit, « l’école doit être là où il y a l’église ».
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Une des plus anciennes villes d’Afrique du Sud, à 50 km du Cap. L’explication est dans le texte, sans la marque « E. H. ». 28 Japie du Toit est devenu plus tard le fameux poète afrikaner Totius. – E. H. 29 1825-1904. Homme politique boer, président de la République sud-africaine du Transvaal de 1883 à 1902. 27
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Mais ça non plus ça n’a pas marché. Quand les problèmes ont recommencé à Morgensonne, mon mari a donné sa démission et nous sommes retournés à notre cher Mahanaïm, tandis qu’un missionnaire Schindler prit la succession à Morgensonne. Pas longtemps après, l’école s’est complètement arrêtée et puis elle a été finalement transférée à Kroondal où elle est encore aujourd’hui. Mais les temps ont changé, il y a de bons professeurs allemands là-bas et l’école a bonne réputation. Ici en Allemagne, beaucoup de choses avaient changé aussi, le directeur de la mission, Theodor Harms, était mort et ce sont son fils Egmont et le pasteur Haccius qui l’ont remplacé. Ils sont venus tous les deux en visite en Afrique quand nous étions encore à Morgensonne. Il faut que je raconte encore des choses sur Morgensonne. C’était un endroit très joli au pied du mont Magalies. Il y avait de profondes gorges et de petits ruisseaux qui descendaient des montagnes. Elles aboutissaient toutes à un petit barrage, pas loin de la maison ; on y faisait la lessive et on en arrosait les terres. À mi-hauteur de la montagne il y avait une source du nom de « Kleimans Pit », c’était un endroit ravissant. C’est là que nous allions toujours piqueniquer pour l’anniversaire des parents, on partait tout de suite après le petit-déjeuner. On restait toute la journée là-haut. À midi on mangeait, cela demandait beaucoup de travail pour préparer tout ça ; l’après-midi on prenait le café avec plein de gâteaux, puis pour le repas du soir, tout le monde était de retour en bas. Les messieurs d’Allemagne participaient aussi au piquenique et ils y prenaient beaucoup de plaisir. Ah, et les singes en haut de la montagne ! Parfois toute une bande fonçait sur les terres pour voler du maïs, des courges, et puis toute l’école les poursuivait avec des fouets et des crécelles ; alors ils s’enfuyaient en laissant tomber tout ce qu’ils avaient volé, emportant juste leurs enfants puis, du haut de la montagne, ils rouspétaient en montrant les poings ; en bas les garçons montraient leurs poings et se moquaient, c’était à plier de rire ; puis ils portaient tout ce que les singes avaient abandonné aux cochons. Oui, c’était notre bon vieux Morgensonne.
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1891-1893 On a enlevé nos deux enfants Winfried et Walter de Morgensonne et un jeune professeur hollandais van Hoek est venu à la maison pour leur faire l’école. Puis notre fils aîné a intégré l’école en Allemagne, à Celle. En 1893 je me suis rendue en visite en Allemagne, j’ai mis notre fille aînée, la petite Elli, également à l’école là-bas ; elle est allée à Flensburg dans une pension qui appartenait aux diaconesses et comme une de mes amies d’école y était mère supérieure, elle voulut avoir Elli là-bas. C’est à cette occasion que j’ai revu ma chère, chère mère. Elle était complètement paralysée, ne pouvait bouger aucun membre, ni tourner la tête, rien du tout, comme un bloc ; telle qu’on la posait, elle restait. Mon cœur a failli s’arrêter de battre, tellement j’étais sous le choc. Mais elle avait gardé sa bonne humeur ensoleillée. J’avais amené notre cadet, Hermann, il avait un an et demi, pour qu’elle voie aussi un de nos tout petits. Qu’est-ce qu’elle était heureuse, c’était tellement mignon. Mère et tante Auguste vivaient ensemble et mon fils aîné, Willi, habitait chez elles. C’était un très bel été, on est allé aussi quatre semaines chez les beaux-parents en Hesse et en automne j’amenai Elli à Flensburg. En novembre je suis retournée en Afrique. Et quand je suis arrivée au Cap et que j’ai vu cette foule de Noirs, de Jaunes, de Marrons30 et de Blancs, je me suis dit : « Dieu sois loué, je suis chez moi. » Nous avons pu partir le soir même en train vers Johannesburg où mon mari était venu nous chercher avec les enfants. Ceux-ci étaient restés en dehors de Johannesburg près du chariot à bœufs et étaient en train de jouer quand nous sommes arrivés. Le cocher nous a vus et le leur a dit et ils ont couru vers nous. D’un coup ils se sont arrêtés, ont mis un doigt dans la bouche, tout timides, et ont sûrement pensé : « Est-ce bien là notre maman ? » Je me suis baissée et j’ai ouvert les bras et ils ont couru dans mes bras en pleurant fort, quelle joie d’avoir à nouveau mes enfants autour de moi. Le petit Hermann avait deux ans maintenant et portait des chaussures et des chaussettes, alors que les autres enfants étaient pieds nus. Hermann regardait tout le temps ses pieds, puis les pieds des garçons. Puis il s’est assis par terre et a enlevé ses chaussures et ses chaussettes. Mais en été le sol y est si 30
C’est sans doute ainsi qu’elle désigne les métis.
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chaud que seuls sont capables de marcher pieds nus ceux qui ont déjà la plante des pieds comme du cuir. C’était le cas des garçons, mais pas d’Hermann. Il a commencé à hurler, s’est mis par terre en criant : « mal au pied ». Alors papa lui a remis ses chaussures. Mais il a essayé tous les jours, et quand nous sommes arrivés à Mahanaim, il réussissait déjà pas mal.
1895 En 1895, ce fut la première fois que la « pluie d’été » n’arriva pas. En janvier et février il faut qu’il pleuve sans cesse. L’après-midi la pluie s’arrête pour quelques heures, puis recommence d’autant mieux. Toutes les rivières et sources se remplissent et on a de l’eau pour arroser les terres toute l’année. C’était curieux, jusqu’ici tout s’était bien passé, on avait toujours pu moissonner à temps, la pluie arrivait au bon moment, il y avait toujours de l’eau. Mais maintenant, c’était le revers de la fortune. Cette année, c’était déjà différent, mais ça allait encore.
1896 1896 ce fut la peste bovine, elle avait mis deux ans pour venir depuis le Nord de l’Afrique jusqu’à nous. On avait fermé les frontières, mais les Noirs jetaient la viande ou les os des bêtes crevées par dessus la frontière et c’est ainsi que la peste est venue aussi au Transvaal, d’abord dans la brousse, où nous habitions. Toujours plus proche. Je demandais à mon mari de tuer au moins un ou deux bœufs pour qu’on ait de la viande pour nos gens. D’abord il n’a pas voulu, mais finalement nous avons quand même tué une grosse bête bien grasse et on a mis la viande à sécher dans la véranda. J’étais en train, avec plusieurs femmes, de peler et de sécher des pêches, nous étions assises devant la porte sous les arbres. Les pêches déjà presque sèches étaient étalées sur des claies le long du chemin du jardin, bien au soleil. Mon mari est allé vers le jardin et en passant regarda les pêches. D’un coup il s’arrêta et m’appela. Quand je suis arrivée, toutes les pêches étaient noires d’horribles insectes que je n’avais encore jamais vus. « C’est la peste » dit mon mari. J’ai poussé un cri. Alors nous avons regardé celles sur lesquelles les femmes étaient encore en train de travailler, tout était noir. Alors on a mis toutes les 130
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pêches dans l’enclos des cochons. J’en avais quelques-unes déjà sèches dans mon sac, c’était tout ce qui me restait de ma récolte. On est entré à la maison et toute la viande sur la véranda était noire de ces insectes. On a tout enlevé, nettoyé, puis mis dans des sacs et porté à la ferme, comme ça au moins les Noirs auraient leur viande. Le lendemain il y avait je ne sais pas combien de morts dans le kraal, on les a enterrés. Le lendemain pareil et ainsi chaque jour ; à la fin on n’avait plus qu’une vache avec son veau et je ne cessais de prier : « Seigneur, laissemoi cette seule vache », mais un matin elle était morte aussi, son veau était glabre comme s’il avait été rasé. J’ai dit à Jacob : « tue le veau, c’est trop horrible », mais il a répondu : « non, ça deviendra un fier taureau, il survivra », et ça s’est vraiment passé comme ça. Mais alors la misère commença, ma petite Emma (trois ans) n’arrêtait pas de crier pour réclamer son « lolo »31, mais il n’y en avait pas, Gustchen (âgée d’un an) était encore au sein. Finalement, Winfried dit : « Je ne supporte plus ces cris, je vais traire ma Hessi. » Il avait une ânesse du nom de Hessi, le mâle s’appelait Jacob et leur petite s’appelait Minka. Il partit donc vers le pâturage et réussit à sortir un peu de lait. En revenant il a tenu le seau devant lui : « Regarde ce que j’ai ». Emma dit « Du bon lolo » et elle a tout bu, quel bonheur. Alors on a séparé Minka de sa mère, pour pas qu’elle boive tout, et cela a bien fonctionné quelques jours, puis le malheur voulut qu’elle (Emma) suivit un jour le garçon quand il partit pour traire et elle a vu que le lait provenait de Hessi. Elle était horrifiée, « pas de lolo Hessi, birrrkkkk », rien n’y fit, elle ne voulut plus boire et les cris recommencèrent. Le missionnaire Lohann qui habitait à une journée de chez nous a dû en entendre parler, il nous a envoyé deux chèvres et un bouc. Quelle joie ! Et on pouvait même boire du lait dans le café. Les Boers qui n’étaient pas encore touchés par la peste ont vendu beaucoup de bétail pour quelques shillings. On a acheté une vache avec un veau pour 5 shillings. Si elle mourrait, nous n’allions pas nous appauvrir, mais elle est restée en vie devenant une merveilleuse laitière, et notre petit taureau aussi est devenu si fort que ce fut le début d’un nouveau troupeau. Je pense qu’on avait perdu autour de 70 bêtes. Ensuite le gouvernement a fait venir des ânes de Madagascar ; celui qui voulait pouvait avoir dix ânes pour travailler la terre. 31
Milla pour Milch, lait.
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1897 En 1897 la mort toucha les hommes, c’était aussi un genre de peste car l’eau était empoisonnée, les bêtes malades ne devaient pas aller boire, mais elles cherchaient toujours de l’eau et quand une bête en avait bu un peu, elle mourrait. Et je crois vraiment que l’eau était empoisonnée, même bouillie et filtrée, elle n’était pas bonne. Les hommes mouraient comme des mouches, le gouvernement envoya des médecins, mais rien n’y fit. Nous enfants aussi étaient tous malades, mais Dieu soit loué, aucun ne mourut.
Septembre 1939 […] Je n’ai plus de nouvelles de mes chers enfants en Afrique du Sud ; je ne puis écrire, eux non plus, on ne peut que prier les uns pour les autres et nous confier mutuellement à notre Seigneur si fort […]
Octobre 1939 […] Je veux laisser la guerre et veut continuer à vous raconter ma vie, mes très chers enfants, car quand on a 82 ans, bientôt 83, elle peut se terminer à tout instant. Donc, où en étais-je ? Il faut que je relise d’abord. Ah oui ! Quand la mort rôdait si terriblement parmi les hommes. Pas une maison où il n’y avait pas plusieurs malades, des familles entières étaient touchées, personne ne pouvait aider l’autre. Chez nous, tous les enfants étaient malades, mais mon mari et moi nous étions en bonne santé. À Pella, tous étaient malades. Chez les Schröder, six enfants sont morts, chez les Springhorn c’étaient le vieil oncle Springhorn, la tante, la petite fille de Jettchen et Heini Springhorn. Père était sans cesse en route. Quand il était à la maison, il y avait toujours un chariot ou un cheval devant la porte et Père était appelé à Pella et ne revenait que la nuit, me laissant seule avec tous les malades. Quand le vieil oncle Springhorn a été enterré, nous espérions que la tante Springhorn allait guérir, mais un jour Père revint et m’embrasse en pleurant et dit : « Elle ne m’a pas reconnu ». Elle est morte peu après, et la petite de Jettchen aussi.
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Avec nos enfants c’était terrible aussi. Winfried et Walter étaient très malades. On entendait toujours : « Ma tête, ma tête ! » Le petit Hermann ne faisait que dormir, et quand je lui demandais : « comment ça va, mon garçon ? » il répondait toujours : « très bien ». Werner était très agité et rouspétait tout le temps. Quand je venais il disait : « Va-t-en » ou « laisse-moi tranquille », je pensais qu’il était plus mal élevé que malade. Ma petite Emmchen était toute tranquille. Alors le gouvernement a envoyé des médecins dans les fermes, l’un d’entre eux est venu dans notre région et j’ai laissé un message au magasin en ville pour qu’il veuille bien venir à la mission. Un jour il est venu, un médecin allemand, le docteur Machol, un Juif. On avait si peur pour Winfried, son estomac était tout gonflé, et sa poitrine aussi, on pensait que peut-être ses poumons étaient touchés et il avait une fièvre terrible. Quand le docteur l’a examiné il a dit : « Poumons et foie sont allright32, mais la rate est gonflée ». Walter et Hermann commençaient à aller mieux, mais quand je l’ai amené auprès de Werner et que je lui ai dit qu’il rouspétait tout le temps, il me dit : « cet enfant est très malade, il faut bien faire attention à lui. » Quelle peur j’ai eue ! Winfried était toujours dans ses délires. Une fois, alors qu’il riait fort, je suis allée voir ; il me dit en riant : « Je lui ai dit de me donner son couteau et il me donne une saucisse », et il me montra sa main vide. Une autre fois il hurlait : « ils volent mes ânes, regarde, ils les amènent tous. » Je lui ai dit : « Attends, j’envoie Maroko, il te les ramènera tous », et il était content, et Dieu merci, il finit par aller mieux aussi. Quand les garçons allèrent mieux, mais durent encore rester au lit, ils ont joué au docteur. Le petit Hermann était le docteur, il auscultait Winfried et disait : « Les poumons et le foie sont allright, mais la rate est gonflée ». Et comme il zozotait, c’était très drôle et tout le monde rigolait.
1898 Quand enfin les enfants furent rétablis, ce fut au tour de mon mari de se coucher, ses forces étaient complètement anéanties. C’était clair pour moi à ce moment-là que mon mari, dès qu’il serait rétabli, devrait faire son voyage en Allemagne. Il avait été appelé pour tra32
En anglais dans le texte.
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vailler deux ans là-bas dans la mission et pour faire revoir ses yeux ; et il faudrait amener tous les quatre garçons car rien n’est mieux contre la malaria qu’un changement de climat. On a donc tout préparé ; Père a tout mis en ordre auprès du surintendant, et on a programmé le voyage pour mai pour qu’il soit ici pour la fête de la mission à Hermannsburg. Ma sœur Auguste était diaconesse au Henriettenstift à Hanovre, mais elle avait beaucoup de travail et j’ai donc demandé à la mère supérieure À. Harke si elle ne voulait pas libérer ma sœur pour qu’elle soit une mère pour mes quatre garçons. Et on a fait comme ça. Auguste a aménagé pour Pâques à Hermannsburg à l’école et a préparé la maison pour la réception. Et puis mes chers sont arrivés. Je les avais accompagnés à Pretoria, mais j’avais toujours des accès de fièvre, mais si peu que personne ne s’en était rendu compte. Quand le train se mit en marche, le petit Hermann, qui avait alors six ans, cria sans arrêt : « Je veux ma maman. » Je suis allée chez les Grotherr, à la mission Polonia et j’y suis restée huit jours avec de fortes fièvres. Que la maison paraissait vide ! Je passais dans les chambres et cherchais mes garçons, mais rien. Puis la fièvre m’a reprise, ce fut terrible. Cela faisait un moment que je le sentais, car j’étais confuse, et une fois, le vieux David est arrivé et je lui ai posé une question bête, il m’a regardée effaré, puis Jacob a dit, je l’entends encore : « dismoi, elle n’a pas sa tête. » Quand je suis allée au lit, je suis tombée sans connaissance devant le lit. Quand j’ai repris connaissance, tout mon corps était enveloppé dans du son chaud et la « mamaspara »33 était assise sur mon lit, avec le presbytre et le chef des indigènes Motzatzi. Quand elle a vu que j’étais réveillée, elle m’a demandé comment j’allais, j’ai ri et dit : « très bien ». Alors elle a passé sa main dans mes cheveux et a dit : « pas rire ». Puis le missionnaire Schindler est arrivé et je me suis dit : « qu’est-ce qu’ils font tous ici ? » Il m’a demandé si je voulais manger quelque chose et j’ai hoché la tête, alors il m’a apporté du bouillon de poule et comme je n’arrivais pas à desserrer les dents, il m’en a mis un peu dans la bouche. Après, quand j’allais mieux, j’ai appris que j’étais restée sans connaissance pendant trois jours et que je n’avais pas arrêté de rire. Et ce jour-là qui était 33 Je n’ai pas d’indication quant à la signification de ce terme, entre guillemets dans le texte ; peut-être une guérisseuse ?
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le troisième, ils ont cru que j’allais mourir, c’est pourquoi ils sont tous venus, y compris Schindler. Mais mon état s’est lentement amélioré. Ma petite Emmchen m’a raconté après : « Putchen (c’était la petite Gustchen) a tellement pleuré, mais tu n’entendais jamais. » Oui, le Dieu miséricordieux m’a aidée une fois de plus dans sa grâce. Je laissais la fille dormir près de moi et puis la petite Marie Springhorn est venue de Rickertsdam et m’a soignée. Schindler était le successeur de Springhorn à Pella. Puis ma petite Gustchen est tombée gravement malade avec de fortes fièvres, elle ne m’a plus reconnue et restait couchée sans conscience, c’était horrible. Je ne pensais pas qu’elle allait survivre et que la première lettre à Père serait de lui annoncer que sa petite fille nous aurait quittés ! Et puis, cette solitude à la mission, personne à qui parler, seulement des Noirs, et même s’ils sont gentils et bons, c’est quand même pas la même chose. Un matin, alors que je m’approchai du berceau de Gustchen, il y avait un petit sourire sur son visage ! Oh que j’étais reconnaissante et joyeuse. Je l’ai prise sur mes genoux et j’ai d’abord pleuré tout mon saoul. Et pensez : huit dents avaient percé ! Puis son état s’est amélioré. J’ai écrit à mon frère Werner, le médecin, et lui ai tout raconté et lui ai demandé, si je devais avoir une nouvelle attaque et que je risquais de ne pas survivre, qu’il veuille bien s’occuper des enfants. Il m’a répondu de venir tout de suite, mais je n’ai pas voulu ; j’allais assez bien maintenant et que serait devenue la mission ? Puis il m’a envoyé une poudre, ça ressemblait à de la poudre à canon, me disant que je devais en prendre et en donner aux enfants. J’ai bien essayé de leur en donner, mais ce fut sans espoir. Chez moi ça marchait bien et je n’ai plus eu de rechute. Maintenant tout allait bien. J’avais prévu différents travaux, par exemple faire des aménagements dans la maison, ça devait être une surprise pour mon mari. Je me suis donc installée dans la maison à chariot, dans la fameuse chambre, ça allait. J’ai reçu de bonnes nouvelles d’Allemagne, les enfants n’avaient plus de rechutes, mais mon cher mari encore assez souvent. À cela s’ajoutait le fait qu’il devait travailler beaucoup, il n’arrêtait pas de prêcher, ce n’était pas surprenant qu’il se soit évanoui. Je ne peux pas comprendre que le docteur Haccius n’ait pas fait en sorte que mon mari se repose d’abord, comme il peut le faire maintenant ; Dieu soit loué. Le temps passa, ma maison devint belle et je languissais du moment où Père devait 135
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revenir. Cela faisait un an et demi qu’il était parti, le retour était programmé pour le mois de novembre, j’étais si contente. Cela faisait un moment que le ciel politique entre Boers et Anglais était orageux. L’Anglais pieux veut dominer le monde entier, voilà son ambition, il veut le monde entier à ses pieds ; par ses nombreuses prédations à travers le monde, il a acquis une grande puissance, et maintenant il lorgne sur le Transvaal et ses grandes mines d’or. Une fois nous sommes allés à Kimberley, la grande ville des diamants. Elle faisait partie de l’État libre, puis on y a trouvé plein de diamants, de grosses quantités, et tout de suite l’Anglais était là, ce voleur, et les a pris, mais pas le reste du pays, juste les mines. On avait beaucoup de problèmes aux yeux, « la maladie égyptienne », c’était horrible, pendant des mois. Maintenant aussi, et puis les enfants ont attrapé la coqueluche. Le prieur disait qu’il faudrait un changement de climat, au moins pour quatre semaines, et nous voulions donc aller à Kimberley. J’ai cuit du pain, plein les sacs, j’ai séché de la viande en bonne quantité et on a moulu du maïs, et puis tout fut prêt et on se mit en route. C’était merveilleux. Nous sommes passés par plusieurs missions, et partout on recevait de quoi manger, c’était l’usage. J’y ai vu aussi « Ramaliane », où il y a Lüssmann maintenant, à l’époque c’était monsieur Schulenburg. Quelle belle ferme ! Pleine de moutons et de bétail. Il était en même temps médecin et pratiquait parmi les Boers et se faisait grassement payer. Je ne m’y suis pas trop plu, maintenant avec les Lüssmann ça doit être différent. Winfried a appris à marcher lors de ce voyage, il a dû avoir un an. Et puis nous sommes arrivés à Kimberley. Oh, mes enfants, quelle ville ! Je n’en avais jamais vu en Afrique, sauf Le Cap. Et ces mines ! Très, très profondes, affreusement profondes sous la terre. Et quand les ouvriers en sortaient, ils étaient soigneusement fouillés car il y avait beaucoup de vols, on disait que les Noirs avalaient de petits morceaux et les faisaient ressortir par les voies naturelles !!!! À Kimberley nous avons habité chez le missionnaire du lieu, de la société de Berlin, mais les enfants ne devaient pas jouer ensemble à cause du risque de contagion. C’était un voyage merveilleux et cela nous a fait du bien à tous. Après, nous avons pu recommencer le travail avec de nouvelles forces.
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1899 Maintenant je continue avec les cris de guerre34, la guerre empirait de plus en plus, les Boers s’armaient également, c’est-à-dire ils n’avaient aucune idée de ce que nous on entend par guerre. Leurs combats avec les Noirs, c’était tout. Une fois j’ai dit à un voisin, un Boer : « Vous n’imaginez pas ce que c’est une grande puissance, quand un bateau arrive après l’autre plein de soldats et avec des canons, et que vous n’avez que vos fusils. » Il me dit : « Qu’ils viennent, on les fusillera ». Et puis ils sont venus. Les Boers sont partis en guerre avec leurs chariots, leurs femmes et leurs enfants, c’est comme ça chez eux. D’habitude il y a un fils qui reste à la ferme, parfois la femme, tous les autres partent. Et les Anglais qui étaient dans le pays ont pris Kimberley. Les Boers les ont encerclés et voulaient les affamer, c’étaient des Boers de l’État libre. Ceux qui étaient à Mafeking étaient encerclés par des gens du Transvaal. On installa un grand camp à Derdepoort, à la frontière des Noirs. Tout cela était stupide. Alors les Anglais ont réquisitionné tous les bateaux, juste à l’époque où mon mari devait revenir. À l’époque, l’Allemagne n’avait pas de ligne maritime vers l’Afrique ni même vers l’étranger, tout passait par l’Angleterre. Et alors toute communication avec l’Europe fut coupée. Je ne pouvais pas envoyer de lettre et n’en recevais pas, c’était horrible. Mais je pensais qu’à la fin mon mari trouverait un moyen pour venir et je voulais aller en novembre à Pretoria pour aller le chercher. Le gouvernement avait réquisitionné toute la nourriture dans les magasins si bien que nous manquions de tout ; alors j’espérais que je pourrais faire quelques courses à Pretoria. Je suis partie avec mes deux petites filles, par Polonia vers Pretoria, d’abord chez le consul. Il n’a pas pu me donner de l’espoir. Mais un bateau allemand devait arriver à Delgoa Bai, peut-être viendrait-il avec celui-là ; je pourrais rester jusque là. Je suis allée à Polonia chez les Grotherr. Si le consul entendait quelque chose, il m’avertirait aussitôt. À Pretoria je n’ai pas pu trouver de nourriture non plus, juste un kilo de sucre, ce fut tout. Après quatre semaines le consul fit dire que le bateau était arrivé, qu’il avait tout de suite envoyé un télégramme demandant : « Wickert à bord ? » Réponse : « Pas de Wickert à bord. » 34
2ème guerre anglo-boers, 1899-1902.
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Je pouvais donc repartir. Les Grotherr m’ont donné des provisions, surtout de la farine et autres choses, et nous sommes partis. Quand nous sommes passés par la montagne Magalies, Madame Lüneburg est venue à notre rencontre, une veuve de missionnaire de Kroondal. Elle m’a demandé, toute étonnée : « Où vas-tu ? » J’ai répondu : « À la maison, mon mari n’est pas encore revenu. » « C’est impossible, tu ne sais donc rien ? » Je lui ai dit que je n’avais rien entendu, que je devais retourner à la maison, que je n’en pouvais plus, et qu’elle me dise ce qui se passait. Alors elle m’a raconté : « Le grand camp des Boers de Derdepoort a été attaqué par les Noirs, ils ont tué tout le monde et fait partir le bétail ; tu n’y arriveras même pas. » Quelle panique ! Notre mission Mahanaïm était près de la frontière. Mais je lui ai dit que je devais absolument aller à la maison. Je suis donc partie à Kroondal. Mes chers amis là-bas ne voulaient pas me laisser partir et j’ai dû leur promettre que je reviendrais si je ne me sentais pas en sécurité. C’est ce que j’ai promis. À Rustenburg j’ai parlé avec le gouverneur, c’était un bon ami. Il aurait préféré aussi que je reste, mais il pouvait comprendre que je voulais retourner à la maison, que j’essaye donc ; puis à Morgensonne, il y avait justement cinq ou six chariots de la circonscription de Mariko35 qui étaient venus chercher leurs enfants à l’école. Ils m’ont raconté que tous les Boers de notre région avaient intégré un camp proche d’Elandsriver, et que chacun devait pointer au camp. C’est en venant à Morgensonne qu’ils étaient passés par là ; ils m’ont proposé de prendre mon chariot au milieu des leurs pour que je puisse passer. Et vraiment, ça a marché. En faisant claquer les fouets on est passé près du camp et je suis arrivée saine et sauve à la maison. Les gens étaient très heureux, même s’ils étaient tristes que j’arrive sans monsieur. J’ai tout de suite fait une grande lessive et voulais préparer aussi un peu pour Noël, c’était six jours avant la Noël. Un matin, cinq jours avant la Noël, un cavalier traversa en plein galop la Vley et j’ai tout de suite pensé : « C’est pour toi. » Oui, il m’a apporté une lettre du commandant du camp de venir tout de suite au camp, sinon j’aurais une amende de cinq £. J’ai réfléchi à ce que je devais faire. Je ne voulais en aucun cas aller au camp et je n’avais pas non plus cinq £. 35 Je traduis Kreis par « circonscription », il s’agit d’un ensemble de missions de la région autour de la montagne Magalies.
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Je suis allée chez notre épicier en ville, Markuse, et lui ai demandé. Il avait reçu le même ordre, mais il ne voulait pas y aller non plus. On s’est mis d’accord. Le lendemain il viendrait me chercher avec les enfants en chariot et nous passerions par le camp à Rustenburg, ensuite il m’emmènerait avec mes enfants à Kroondal et ensuite on verrait. J’ai pris mon linge non-repassé, à savoir les affaires des enfants et d’autres choses, et le lendemain nous sommes partis. Le chariot était très étroit. La petite Auguste était entre nous, Emma et les bagages par terre, mais elle s’est bien amusée. Nous sommes arrivés au camp, le commandant était heureux que nous soyons là. Mais il pouvait comprendre que nous préférions rejoindre nos compatriotes plutôt que de rester au camp. À Kroondal on fut accueillis chaleureusement et nous avons passé un merveilleux Noël. Il n’y avait pas d’hommes, seulement Johannes Penzhorn, parce qu’il n’avait qu’un œil, sinon rien que des femmes. Le deuxième jour de fête, Markuse est arrivé, il était à Rustenburg. Il disait qu’il avait parlé au gouverneur qui lui aurait conseillé de retourner à son magasin. Alors moi aussi j’ai voulu repartir et après maints conciliabules mes amis ont permis que je reparte avec lui. Nous sommes donc partis. Le gouverneur me donna du courage et fut très gentil, et nous avons passé le camp en plein galop et sommes bien arrivés à la maison. C’était une guerre entre Blancs, les Noirs devaient se tenir tranquilles. Mais près du camp de Derdepoort il y avait le grand chef noir Lindswap, il avait passé la frontière et avait massacré tout le camp. Et comme c’était une guerre entre Blancs, le gouvernement boer a protesté auprès des Anglais, car Lindswap faisait partie du protectorat anglais. Mais les Anglais ont prétendu qu’ils n’avaient rien à voir avec cela. Lindswap a attaqué toutes les fermes près de la frontière, tuant les gens et dispersant le bétail. Un jour les Boers ont capturé un Noir qui se comportait de manière suspecte. En le fouillant ils ont trouvé un ordre d’un général anglais disant quelle ferme il fallait attaquer. C’était la preuve que cette pieuse Angleterre était derrière tout ça. À la maison j’ai réfléchi à tout ça avec Jacob. J’ai préparé un grand panier avec des couvertures, deux petits coussins, couteaux, fourchettes, trois petites assiettes, trois tasses, un peu de café, du sucre et des affaires de nuit. Si les ennemis devaient approcher, Jacob porterait ce panier dans une gorge. Dans la montagne près de la ville il 139
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y avait beaucoup de gorges où on pouvait bien se cacher et c’est là que je voulais aller avec mes petites filles ; Motzatzi, avec qui j’avais aussi parlé, voulait me porter à manger. Mais j’ai pu rester tranquillement à la maison.
1900 Ce devait être en février, je ne sais plus exactement, j’ai reçu de Pella un journal allemand. Je ne sais pas comment ils l’ont eu. Quelque chose y était souligné. J’ai lu : « Comme nous apprenons d’Allemagne, les fils de nos missionnaires Kaiser, Wenhold et Wickert sont en route pour accomplir ici leur service militaire. » J’étais paralysée de panique, qu’est-ce que cela voulait dire ? Puis j’ai reçu une lettre d’Hebron, d’un monsieur qui était sur ce bateau quand il a été pris par les Anglais. Ces trois garçons furent amenés prisonniers à Durban, tandis que les autres passagers ont pu descendre. Le bateau avait été attaqué dans les « eaux territoriales », donc il ne pouvait pas être retenu, mais de cela le pieux Anglais n’avait cure. Donc je me trouvais là et ne savais pas quoi faire. Après quatre semaines j’ai reçu une lettre. J’ai pensé : « C’est l’écriture de Willi et un timbre de Transvaal ! » Et c’était vraiment une lettre de Willi. Il écrivait qu’ils étaient à Durban, mais que ça allait. On les traiterait en officiers, ils auraient leur propre tente et des serviteurs, ils pourraient aller et venir librement ; ils ont juste dû donner leur parole d’honneur de ne pas quitter la ville. Il demandait si je ne pouvais pas essayer de faire quelque chose auprès du gouvernement car sinon ils devraient rester là jusqu’à la fin de la guerre. Un Français allait se rendre au Transvaal et emporter cette lettre. Et c’était il y a trois semaines. J’ai réfléchi comment faire pour aller à Pretoria au gouvernement ; que pouvais-je faire ? C’était horrible. Oh, je dois encore raconter quelque chose. Les attaques des Noirs de Lindswap devenaient de plus en plus hardies, ils s’aventuraient dans notre voisinage. Ils ont volé tout le bétail du missionnaire Schindler à Pella, et aussi à notre voisin Rusch. Je suis allée chez Motzatzi et lui ai demandé s’il ne voulait pas me donner quelques hommes vaillants pour dormir près du kraal, qu’on me vole pas mon bétail. Il a ri et dit : « Missis, tu peux dormir tranquille, personne ne te fera quelque chose, mais je vais te donner des hommes pour dor140
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mir près du kraal » C’était drôle, partout on volait le bétail, sauf chez moi, et je pensais que peut-être les voleurs étaient dans la ville et que Motzatzi leur avait interdit de prendre mon bétail, et on s’est rendu compte que c’était bien ça. Le lendemain j’étais assise dans la véranda et pensais à ma misère, quand j’ai vu un cheval arriver autour du coin, avec un cavalier dessus portant un chapeau de paille blanc. Je le regarde, il me regarde, j’écarquille les yeux, il écarquille les siens, puis il crie : « Mère ! » Et mon garçon, que je n’avais pas vu depuis dix ans, me tombe dans les bras. Ô Seigneur, je te remercie pour ta grande grâce et ta miséricorde ! Quel beau garçon il était devenu, je ne pouvais pas me lasser de sa vue. Puis j’ai envoyé mon boy Jan au village pour aller chercher Emmchen et Gustchen qui y jouaient, mais il ne devait rien leur dire, juste qu’il fallait vite rentrer à la maison. Après un moment j’ai regardé par la fenêtre et elles sont arrivées en courant, Emmchen tirant la petite Gustchen en criant : « Bali, Bali, Bali. » Les Noirs appelaient Willi « Bali » et Jan leur avait dit que Bali était arrivé. Bali était assis dans le fauteuil au salon, elles sont arrivées puis se sont arrêtées à la porte, toutes timides, un doigt dans la bouche, puis Willi a ouvert ses bras et elles se sont précipitées et il a en pris une sur chaque genou. Il ne connaissait pas encore ses petites sœurs. Maintenant commença une belle époque, les Noirs étaient contents, Motzatzi est venu tout de suite et était heureux qu’il y ait un homme à la maison. Maintenant il fallait apprendre à Willi qu’en tant qu’Allemand de l’empire il ne devait pas combattre. Nous autres, Allemands de l’empire, devions rester strictement neutres, sinon on ne pourrait rien pour nous plus tard. Ce fut une grande déception pour le garçon, il est allé voir le Feldcornett36 qui lui confirma le fait, et il a donc obtempéré et nous avons bien profité de ce temps-là. Les attaques transfrontalières empiraient. Alors les Boers ont décidé de poster des gardes à différents endroits de la frontière. Les jeunes gens du camp venaient, et Willi pouvait participer puisqu’il devait me protéger et que cela n’avait rien à voir avec la guerre. Chaque samedi j’envoyais Jan avec un âne portant deux sacs au poste de garde. Dans un sac il y avait du pain frais, des légumes, des fruits et de la viande, dans l’autre du tabac. Ils s’en régalaient pendant une 36
Administrateur et responsable d’une unité de combattants boers.
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semaine. Il devait être mars ou avril, l’époque des fièvres en tout cas. Mon fils tomba gravement malade et fut amené avec une forte fièvre à la maison. Ce fut une mauvaise période, car la malaria est terrible. Et rien n’y fait, il faut que ça passe et ça dure des semaines. Enfin le Seigneur nous aida et Willi recouvrit lentement la santé, mais il ne pouvait pas retourner au poste. Entretemps, des renforts anglais étaient arrivés, ils avaient pris Kimberley et Mafeking, tous les Boers se sont sauvés et sont rentrés à la maison. J’ai dit au fils du voisin Erasmus : « Alors Rentz, je pensais que tu étais à Mafeking. » Il m’a dit : « Non, nous sommes tous partis, ils tirent avec des maxims37. » Ils continuaient d’avancer, près de Zeerust, et les Boers disaient de tout mettre en sécurité car ils prendraient tout ce qu’ils trouveraient, mais on n’en était pas là. Un jour nous avons entendu, je ne sais plus d’où, qu’un bateau allemand était arrivé à Delgoabay. Peut-être mon mari avait pu venir avec ce bateau et nous calculions dans combien de temps il pourrait être là. Les Anglais avaient avancé aussi de l’autre côté, le général anglais lord Roberts avait pris Pretoria et l’occupait, est-ce que Père pourrait passer Pretoria ? D’autant qu’il amenait Elli. On discutait et réfléchissait, tout était silencieux. J’ai amené les enfants au lit, j’ai écouté dehors si j’entendais le bruit d’un cheval, rien. Puis j’ai fermé la porte et dit à Willi : « Il n’y a rien aujourd’hui, on va se faire une soirée tranquille. » J’avais à peine terminé ma phrase qu’on frappe à la porte ! Prise de panique je dit à Willi : « les Anglais » ! Je vais à la porte, demande en langage des Noirs : « Qui est là ? », pas de réponse, puis en boer, en anglais, en allemand, toujours pas de réponse. Alors Willi me pousse dans le salon et dit : « tu n’ouvres en aucun cas la porte, c’est moi qui le fais. » Et il est allé ouvrir et c’était mon mari devant la porte qui dit : « Bonsoir mon Libichen38 ! » (C’est comme ça qu’on m’appelait gamine.) Quel bonheur ! Emmchen ne dormait pas encore, elle est venue, Gustchen dormait déjà. Et Père a raconté que juste quand il était arrivé à Pretoria, Roberts y était rentré39. Quelqu’un lui a prêté un petit chariot et il a pris Elli et quelques affaires et est parti aussitôt à Polonia chez les Grotherr. Il a laissé 37 38 39
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Mitrailleuse inventée en 1885. On pourrait le traduire par « Petite chérie ». 5 juin 1900.
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Elli là et Grotherr lui a donné un cheval jusqu’à Kana chez Weinhold et celui-ci lui en a donné un jusqu’à chez nous, et c’est ainsi qu’il est arrivé. Et à Pretoria il avait entendu parler de la grave malaria de Willi et ne savait pas s’il allait revoir son fils vivant. Puis les Noirs l’ont entendu et Jacob est arrivé avec les autres, et Père a célébré avec nous tous un culte à la manière des Noirs, puis on les a tous renvoyés. J’avais fait à manger bien sûr, puis nous sommes tous allés au lit. Et Père était si content de mes travaux ! Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Le lendemain j’ai dit à Gustchen : « Va voir un peu ! » et elle a regardé pleine d’étonnement et quand Père lui a ouvert les bras, elle a vite grimpé dans son lit. Le lendemain matin, Motzatzi et les Noirs sont venus de la ville pour saluer Père et tous étaient heureux de son retour. Et on a convenu avec Motzatzi qu’il irait à Polonia avec notre chariot pour aller chercher Elli, afin qu’on soit à nouveau tous réunis. […]
Le 14 nov. 1939 […] Après quelques jours tranquilles on a appris que les Anglais seraient à Zeerust et pourraient être ici en trois jours, qu’il fallait donc tout cacher. On avait déjà tué le cochon, les jambons et le lard étaient suspendus dans la chambre à fumer, où mettre tout ça ? Près de l’eau, en bas près de la Schlote il y avait de grands eucalyptus, l’un d’eux avait été décapité lors d’une tempête et maintenant il était très large et épais, c’est là que nous allions tout suspendre demain, personne n’irait chercher là, et puis nous sommes allés au lit. Le lendemain, très tôt, on a entendu un bruit terrible et quelqu’un a frappé à la porte de la cuisine comme fou. J’ai regardé derrière le rideau – oh là là, tout le rivage était plein de cavaliers. J’ai crié : « Papa, les Anglais ! » On s’est vite habillé et nous sommes sortis, papa devant et moi vers la cuisine. Tout était plein d’Anglais, l’un criait « café », un autre « pain », d’autres « lait », j’ai dit qu’il fallait attendre, car on n’avait même pas encore fait le feu et le garçon n’avait pas encore fait la traite. Bien, la bonne est arrivée et a fait le feu et le garçon est parti traire. Devant il y avait l’état major de lord Methuen40 avec leurs
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Le Général Paul Methuen commande la 1ère division dans la 2ème guerre des
Boers.
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cartes et Père était avec eux. J’ai donné aux gens du pain, des fruits, il y avait des œufs, mais ils ont tout payé, puis on a fait du café et on leur en ai donné, et pour les messieurs devant j’ai fait du thé que je le leur ai fait porter par Letta. Un officier est venu vers moi et m’a dit que dehors il y avait beaucoup de viandes suspendues, et que si on ne les mettait pas ailleurs, elles ne seraient pas en sécurité là. J’ai répondu que c’est ce qu’on avait projeté de faire, mais qu’ils nous avaient devancés. Puis j’ai dit : « vous parlez anglais avec un accent, n’êtes-vous pas Anglais ? » Il dit : « non, je suis Allemand41. » Moi : « moi aussi, je suis Allemande, donc nous pouvons parler allemand. D’où venez-vous ? » Lui : « de Celle ». Moi : « moi aussi je viens de Celle », et nous avons bien ri. Moi : « quel est votre nom ? » Lui : « Von Halkett. » Moi : « êtes-vous James, le frère de Rösel ? » Lui : « oui, et qui êtes vous ? » Moi : « alors moi je dois être Lisbeth Wittrock ! » Lui : « est-ce possible ! Lisbeth Wittrock qui est partie à l’époque en Afrique ? » Moi : « moi-même. » Et puis nous avons bien ri et nous nous sommes serré les mains. Puis Letta est arrivée en criant : « Missis, ils volent nos poules ! » Je suis sortie et lui après moi ; puis dans la cour il donna l’ordre que personne ne vole quelque chose ici sinon il serait durement puni. Les soldats avaient un lasso à leur selle, quand un poulet s’approchait ils jetaient leur lasso et étranglaient le poulet. Halkett a mis un garde pour surveiller que rien ne fut volé. Puis nous sommes allés chercher les jambons et le lard et nous avons tout caché sous mon lit, ils n’allaient pas venir jusque là. Puis je nous ai fait une bonne tasse de café, j’ai mis la table et appelé Père pour nous rejoindre, et je lui ai raconté ce qui s’était passé. Puis nous avons pris notre café tranquillement (Willi était resté pendant ce temps auprès de l’état-major), puis quand Père est allé vers eux, ce fut le tour de Willi de nous rejoindre. Elli n’était pas encore là. Après ils sont partis et j’ai vu aussi le grand général Methuen. Puis j’ai donné du café et un bon petit-déjeuner au garde, il était si heureux de pouvoir manger du vrai pain pour une fois, pas seulement cette chose dure que personne n’arrivait à croquer, puis il est parti aussi. Il faut que je raconte encore quelque chose. Quand nous avons entendu qu’ils allaient arriver, j’ai ramassé tous les œufs de tous les nids dans la maison à chariot ; puis je suis allée au village et j’ai 41
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Je ne sais pas pourquoi cet Allemand semble engagé par l’armée anglaise.
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recueilli tous les œufs pourris, puis j’en ai mis un dans chaque nid. Quand les Anglais sont partis j’ai vérifié les nids, et voilà : tous les œufs étaient partis. Cela m’amuse encore aujourd’hui d’imaginer leur tête quand ils ont voulu se cuire un œuf et que cette odeur agréable leur est arrivée à la figure. Puis on est allé chercher Elli et j’ai profité d’avoir mes chers deux aînés auprès de moi. Les Anglais allaient et venaient, les Boers se cachaient dans les montagnes et les forêts, c’était à désespérer. Une fois, alors que le blé était bien haut, toute une colonne est descendue de la montagne du côté de Rustenbug. Ils n’ont pas pris le chemin, mais ont coupé à travers champ, écrasant tout le blé, puis ils sont allés dans la brousse et ont pris tout le bétail des Noirs et le nôtre aussi, en le faisant passer à travers notre champ. Je me tenais avec Elli et les petits sur la véranda et regardai, Père bouillonnant de colère, ses yeux brillaient. Le colonel s’est approché et a demandé quelque chose. Au même moment la cloche s’est mise à sonner. Alors il a demandé : « est-ce que c’est une mission ici ? » « Oui », dit Père. « Alors je vous demande pardon », dit-il. Mais il est parti avec le bétail. Alors Père a pris un cheval et est parti à Tulana où ils avaient leur camp et a parlé au commandant. Premièrement que la guerre entre Blancs ne concernait pas les Noirs et que, comme ces derniers se tenaient bien tranquilles, on n’avait pas le droit de leur prendre leur bétail. Deuxièmement lui étant un Allemand de l’empire, ils n’auraient encore moins le droit de prendre son bétail et qu’il porterait plainte. Et voilà, on lui a redonné tout le bétail, celui des Noirs et le nôtre. Quelle joie chez les Noirs ! C’était une guerre terrible. Quand Lord Roberts a pris Pretoria, les Boers ont rendu les armes ce qui aurait dû être la fin de la guerre, mais les Boers de notre côté, depuis la brousse jusqu’à Mafeking, n’avaient pas rendu les armes et n’étaient pas prêts à le faire, et donc a commencé ce qu’on appelle la guérilla42. Les Anglais traversaient le pays en détruisant tout, tandis que les Boers étaient cachés quelque part dans la brousse en tirant par derrière sur quelques Anglais. La colère montait. Les Anglais ont détruit les fermes, brûlé les maisons, éventré les lits en dispersant les plumes ou en les brûlant, ils ont brûlé toute nourriture, maïs, céréales […] Puis ils ont amené les femmes, 42
Buschkrieg. 1900-1902. Les Anglais utilisent alors la politique de la terre brûlée.
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les enfants et le bétail, puis ils sont passés à la ferme suivante, et quand les pauvres Boers rentraient chez eux, ils ne trouvaient plus rien. Les femmes étaient amenées au camp de concentration de Mafeking, le bétail aussi. Quand le blé était haut et qu’il commençait à avoir des épis, ils passaient avec toute leur armée à travers pour l’écraser, et quand il était presque mûr, ils le brûlaient. C’est là que j’ai connu la faim. Ils ne nous ont pas attaqués personnellement, Père s’est tout de suite opposé à eux en tant qu’Allemand de l’empire, mais ils regardaient toujours Willi de travers et j’ai toujours eu peur qu’ils ne l’emmènent ; je voulais l’enfermer quand ils arrivaient, mais Père se moquait de moi ! Combien de fois nos voisins boers sont venus par derrière dans la cuisine, et je leur donnais du café et du pain, et ils pouvaient manger à leur faim. Parfois les Anglais étaient devant, au salon, avec leurs cartes, et j’avais souvent le sentiment : « cela nous rompra le cou ». Mais on ne pouvait pas refuser ces pauvres gens. Et quand ils avaient mangé, je les faisais partir par derrière et ils disparaissaient dans la brousse. Puis Père eut à nouveau des problèmes de malaria ; c’est curieux, celui qui a cette fièvre bien fort, l’a tous les ans, et c’était le cas pour Père, et donc c’est revenu. On n’avait rien de bon à manger pour les malades, il n’y avait pas de médecin, c’était terrible. En novembre notre petite Emma et Père ont eu leur anniversaire. J’ai préparé des petits gâteaux avec notre dernier sucre pour Emma, et pour Père un kouglof sans sucre. Cela dura jusqu’à la Noël. Le deuxième jour de fête, Père a eu encore une communion à donner à un malade en ville ; quand il est revenu il s’est mis au lit et ne s’est plus relevé. Puis la malaria s’est transformée en typhus ; dans ce cas il n’y a rien à faire. Père est resté couché deux mois, ce fut une époque terrible.
1901 Willi et moi nous nous sommes relayés pour veiller, Elli devait dormir car elle devait tenir toute la maison. Une fois Père était si agité que j’ai prié pour lui deux strophes du cantique « Ô douloureux visage », celle qui dit « quand je devrai quitter la vie, ne me quitte pas », il m’a fait un signe de tête plein de reconnaissance et s’est retourné. On a pris encore une fois la Sainte Cène, frère Fitschen est venu nous la porter. Et puis ce fut la fin. D’un coup, son cœur s’est arrêté. Willi a crié : « maintenant il nous a quittés ! » 146
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Et me voilà veuve avec huit chers enfants43. Je ne peux rien en écrire, sinon louer la miséricorde de Dieu et sa grande grâce. C’était un vendredi 1er mars que notre cher Père nous a quittés. J’aurais aimé avoir l’enterrement pour dimanche pour que les villages des alentours puissent venir aussi, mais ce n’était pas possible, la putréfaction commence très vite avec ce climat chaud, donc on l’a enterré le samedi. Il y avait tellement de monde ! On avait envoyé des messages dans les villages des alentours, ils sont tous venus, et beaucoup de Boers, et beaucoup de Païens de la ville. Frère Fitschen a donné l’allocution allemande à la maison, puis le cercueil a été amené à l’église, mais comme il y avait trop de monde, on l’a placé dans la porte de l’église et Schindler a donné la prédication dans la langue des Noirs. Au cimetière quelqu’un a encore parlé en afrikaner, mais je ne sais plus qui c’était, puis on a bien chanté, puis on a fermé la tombe et j’ai dû retourner dans ma maison vide. Je pensais alors : « qu’est-ce que je vais devenir, je n’ai plus rien à faire ? » Puis mes deux petites filles, Emmchen, 6 ans, et Gustchen, 4 ans, sont venues me demander quelque chose, ça m’a aidée à penser à autre chose, puis des gens sont venus me demander quelque chose et c’est ainsi que j’ai appris la bénédiction du travail. Et, chose curieuse, pendant un an et demi je ne pouvais me remémorer mon mari seulement dans le cercueil, je me suis demandé si ça devait rester toujours ainsi. Puis, après un an et demi, je l’ai vu revenir en riant du jardin, et l’image du cercueil était partie. Et petit à petit je me suis habituée à ma vie solitaire, je ne peux rien en écrire, mais j’avais mes chers enfants, mes deux aînés, Willi et Elli, et mes deux petites, Emmchen et Gustchen, les chers quatre garçons du milieu étaient en Allemagne. Comment leur faire parvenir un message, il n’y avait pas de liaison. Linokana était déjà aux mains des Anglais, il y avait un colonel Levy qui y présidait, j’ai donc envoyé une lettre aux Jensen en leur demandant s’ils pouvaient l’expédier vers l’Allemagne, et elle y est bien arrivée et tous mes chéris au pays ont appris que notre cher Père nous avait quittés. Maintenant j’avais peur pour Willi. Déjà pendant que Père était malade, les Boers avaient demandé plusieurs fois à Willi de les rejoindre et de les aider, ils n’ont pas compris qu’il était Allemand de l’empire, mais je pouvais toujours leur dire que j’avais besoin de lui 43
Elisabeth a près de 44 ans.
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tant que Père était malade. Maintenant c’était différent. Et quand les Anglais traversaient ils le regardaient de travers si bien que je pensais souvent qu’ils allaient le faire prisonnier. C’était insupportable d’autant qu’on ne pouvait pas savoir combien de temps cette guerre allait durer. On a donc bien discuté de tout ça et nous avons décidé qu’il allait repartir en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre. J’ai écrit à mon frère dans la colonie du Cap et lui ai demandé s’il pouvait m’avancer l’argent pour le voyage en bateau pour Willi. Il m’a écrit depuis Le Cap qu’il était lui-même sur le point de partir pour l’Allemagne, qu’il avait déjà sa place réservée sur le bateau, mais qu’il allait laisser l’argent pour Willi chez le pasteur Wagner pour qu’il vienne. On a donc fait les préparatifs. Il a emballé ce qu’il voulait emporter et on a pris trois ânes, Willi s’est mis sur l’un, Jan, notre serviteur noir, sur le second, et le troisième portait les bagages. Ils ont dû traverser tout le désert de Kalahari jusqu’à Lobazi44 dans le protectorat anglais, là ils ont vendu les ânes, cela leur a rapporté l’argent pour le voyage jusqu’au Cap, et Jan dut revenir à pied. La séparation était dure car qui pouvait dire si nous allions nous revoir un jour ? Après quelques jours, Jan est revenu et m’a donné un bout de papier sur lequel Willi avait écrit que tout s’était bien passé et qu’il partait maintenant pour Le Cap. Alors je me suis retrouvée toute seule avec mes filles et c’était de pire en pire, on souffrait de plus en plus de la faim. Les Boers venaient et voulaient avoir à manger, et les Anglais venaient et prenaient tout ce qu’ils pouvaient trouver. Le pire c’est quand nous n’avons plus eu de sel !!! Alors j’ai décidé d’aller pour quelques semaines à Linokana chez les Jensen pour me reposer. J’ai tout organisé avec Jacob et il a tout préparé. J’ai pris des vivres pour à peu près trois semaines. Et curieusement, j’ai pris aussi mes belles nappes et plein de draps et le peu d’argenterie que j’avais, et puis on est parti. Mais nous ne pouvions plus passer par Zeerust car il y avait déjà les Anglais. Ils ne nous auraient pas laissés sortir, donc il fallait passer par derrière, je ne me rappelle plus comment s’appelait la région. Parfois nous étions coincés dans une rivière, alors les Boers venaient et nous aidaient à passer. Une fois nous fûmes coincés dans une rivière profonde qui était toute sèche mais pleine de sable si bien que notre chariot s’est bien enlisé. 44
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Plus loin elle utilise Lobatsi qui doit être l’orthographe correcte.
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Le bétail des Boers qui habitaient là était déjà dans les prairies. Le soir ils devaient venir nous aider. Alors on a dû attendre toute la journée, mais quand le bétail est arrivé, personne n’est venu. Et quand nous avons demandé encore une fois ils ont trouvé plein de prétextes, bref, ils ne voulaient pas nous aider. On a donc tout déchargé, puis nos bœufs ont tiré et nous avons poussé de toutes nos forces, Gustchen la première, son dos devint tout rond, et puis nous avons réussi à sortir et notre cocher Isaac a dit : « Si Gustchen n’avait pas poussé comme ça on y serait encore. » Alors sa petite figure rayonna. À chaque camp des Boers il fallait que je parte devant demander au commandant s’il nous laissait passer. Mais ils étaient tous gentils et aimables et je pus continuer. Alors après huit jours nous sommes arrivés heureusement à Linokana et avons été accueillis chaleureusement. J’ai dû aller chez le commandant du lieu pour me signaler. Je le connaissais, c’était un parent de notre voisin Rusch. Il était heureux de me voir et m’a dit que c’était bien que je sois venue. J’ai demandé si je pouvais rester trois semaines. Il m’a regardée avec de grands yeux et m’a dit : « il faut que tu restes pour toujours ici, jusqu’à ce que la guerre soit finie, tu ne peux pas retourner. » Je pensais que la foudre me tombait dessus, mais il n’y avait rien à faire. J’ai discuté avec les Jensen, et ils m’ont donnée une belle chambre dans les dépendances où nous avons pu dormir et vivre. À côté il y avait une petite pièce comme cuisine. Nous y avons vécu de ce que j’avais apporté. Quand ce fut fini, on mangea chez les Jensen, ce n’était pas facile car nous étions quatre et tous les enfants étaient à la maison ; c’était un grand ménage, mais les Jensen disaient que, tant qu’ils avaient quelque chose, j’en aurai aussi. Puis nous recevions un message de Willi de Mafeking. Il n’avait pas réussi à arriver au Cap mais avait été fait prisonnier à Mafeking et mis dans un camp de concentration. J’étais très effrayée, mais que faire ? Je ne me souviens plus combien de temps il est resté au camp, je crois que ce n’était pas toute une année, mais nous étions déjà depuis si longtemps chez les Jensen et je ne m’étais préparée que pour trois semaines. À la fin on n’avait plus que des haillons, plus de chaussures ni de chaussettes, pas de vêtements, c’était horrible. Toutes ces années je n’avais pas reçu de salaire, nos missionnaires de l’autre côté avaient tous été amenés à Pretoria. Alors j’ai dit à frère Jensen que 149
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j’essayerai d’écrire au consul général à Pretoria ; tant d’argent était envoyé par l’Allemagne aux Boers que peut-être il y aurait quelque chose pour nous. Peu de temps après j’ai reçu une très gentille lettre du consul qui m’a envoyé pour commencer 30 £ (600 M), que j’étais contente ! Quelqu’un pouvait aller à Zeerust avec une autorisation du colonel Levi et un bon d’achat, mais ce dernier devait d’abord être validé par le commandant qui biffait ce avec quoi il n’était pas d’accord. J’avais mis quatre paires de chaussures, mais il a sûrement pensé que trois paires étaient assez ; du coup, ma petite Emmchen n’en avait pas et était très triste. Mais il y avait à Linokana un Juif, Kuli, qui allait à Mafeking faire de la contrebande et revendait ensuite les choses ; quand il a entendu parler de notre malheur, il a dit qu’il y retournerait et qu’il lui apporterait une paire. Et peu de temps après elle avait ses chaussures. Puis on a reçu une lettre de Willi Schulenburg, missionnaire à Ramaliane, qui avait été amené lui aussi au camp de Mafeking, mais comme il était très travailleur ils l’ont mis à la kommandantur. Il m’a écrit que Willi était atteint de typhus et qu’il se trouvait à l’hôpital, et me demandait de venir ; il m’a joint tous les papiers dont j’avais besoin pour ce voyage. Ah ce que j’étais contente d’avoir un peu d’argent et tout ce qu’il me fallait pour ce voyage ! Le colonel Levi a tout signé et le lendemain Ernst Lehrmann m’a amenée en chariot à Lobatsi. Ce train de Lobatsi était très important, il venait de loin et allait au Cap, c’est un genre d’express. Des trains de marchandises circulaient là aussi et on disait que les Boers allaient attaquer ce train et le détruire. C’est pourquoi il été accompagné par des « trains blindés ». On ne voit pas ça tous les jours. D’abord venait un train blindé, les wagons étaient tous fermés, il n’y a que les fusils qui sortaient, puis un train de marchandises, puis un train blindé, puis un train de marchandises, puis un train blindé, puis le train pour les personnes, avec nous et plein de soldats – avec une autre dame on était les deux seuls passagers féminins – puis encore un train blindé à la fin. Normalement le trajet pour Mafeking ne dure qu’une demie heure, mais là j’ai mis trois heures pour arriver, le soir, vers 21 h. Durant le trajet, les officiers nous envoyaient du thé et des biscuits pour nous restaurer, c’était gentil car nous étions vraiment épuisées. Willi Schulenburg m’avait aussi indiqué un hôtel et donc j’ai demandé mon chemin et j’ai eu une jolie chambre. 150
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Le lendemain, oncle Schröder de Pella est venu, il était aussi interné avec sa famille. Il est venu me chercher et m’a demandé de vivre avec eux dans leur tente. Oh ce camp ! Un grand village avec de vraies rues qui avaient toutes des noms. La rue principale s’appelait « Kensington road » comme la rue élégante à Londres. J’ai dû aller à la kommandatur pour me signaler. Le monsieur était très aimable, il avait entendu parler de moi par W. Schulenburg, il m’a donné une autorisation pour aller chercher mes repas à la grande cuisine, puis oncle Schröder m’a amenée à l’hôpital. Je me suis trouvée dans une grande salle avec beaucoup de lits avec des malades. J’ai regardé partout et cherché mon garçon. Puis je l’ai trouvé, il avait les yeux fermés. Comme je le regardais, il ouvrit les yeux et dit : « Mère. » Je me suis mise à genoux près de son lit pour l’étreindre, puis il m’a dit doucement : « Je n’entends rien ». Il y avait un morceau de papier et un crayon, alors j’ai écrit : « ça reviendra. » On n’a pas beaucoup parlé, on était tous les deux trop émus. Puis le médecin est venu, pensez : un Allemand, le docteur Flockemann, il était très heureux quand il m’a vue. Il a dit que je pouvais venir aussi le matin. Puis la supérieure est venue, une Anglaise, très gentille elle aussi. J’y allais donc une heure le matin et l’après-midi à l’heure des visites, et petit à petit son état s’est amélioré. Mais ce camp ! Que des femmes et des enfants. Et quand l’épidémie de typhus est arrivée, les gens sont morts comme des mouches. Depuis la tente de Schröder on pouvait voir le cimetière. À n’importe quelle heure que l’on regarde, il y avait toujours des femmes en train de creuser des tombes ou qui portaient des cercueils, c’était déchirant. Je suis restée quatre semaines au camp, puis Willi a pu sortir et j’ai pu l’amener. Le docteur m’a dit que quand le commandant me demanderait où je voulais aller, il ne faudrait pas dire « Transvaal », mais « chez le colonel Levy », et W. Schulenburg m’a dit la même chose ; c’est donc ce que j’ai fait quand je suis allée me présenter chez le commandant. Nous sommes restés encore quelques jours chez les Schröder, puis nous sommes repartis à Linokana. Quelle joie ! Et Willi a été accueilli chaleureusement. Avec le thyphus il arrive souvent qu’il y a des séquelles et que quelque part quelque chose de malade ressorte. Willi s’est plaint rapidement de son oreille, et derrière l’oreille s’est formée une grosseur, c’était terrible ; des nuits entières je me suis promenée dehors 151
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avec lui. Emma a été mise ailleurs et il est venu dans ma chambre, comme ça je pouvais mieux m’occuper de lui. Un jour ce fut le point culminant, c’était tout bleu et j’ai demandé à oncle Jensen s’il ne voulait pas l’inciser ; il faudrait vraiment maintenant l’inciser, et comme je quémandais, il a bien voulu, il est allé chercher son rasoir et Lenchen est allée avec lui, car il n’a pas voulu que j’y assiste. Il est ressorti en disant, que ça ne voulait pas sortir, alors j’ai voulu essayer à mon tour, puis Lenchen est venue me chercher : ça avait fini par éclater et un flot de pus en est sorti, Willi s’est évanoui. Qu’est-ce qu’il en est sorti comme pus, jusqu’à ce soit tout liquide. Puis ça s’est amélioré petit à petit.
1902 Des négociations de paix étaient en cours et un jour oncle Jensen a crié dans la cour : « Paix, paix »45. De tous les côtés c’était des cris de joie, c’était la paix. Les jeunes gens ont couru vers l’église et ont sonné la cloche, c’était si beau. Cela faisait un an et demi que j’étais restée à Linokana. […] À Linokana je me suis préparée au retour. Et mon cher Willi est parti au Cap, il voulait toujours essayer de rentrer en Allemagne. Comme j’avais encore un peu d’argent j’ai acheté chez les Wehrmann, qui avait bien abattu, pas mal de lard, du jambon, des saucisses, du beurre et du saindoux, puis à Zeerust de la farine, puis nous avons dit au revoir aux chers Jensen et sommes partis et bien arrivés à la maison. Que les gens étaient heureux d’avoir à nouveau leur missis. Mais la maison avait été totalement pillée ! Toute l’armoire à lin était vide ! Ma commode avec toutes les jolies choses que mes amies m’avaient offertes pour mon mariage, les coussins, les couvertures, tout était parti. Les jolies affaires de bébé aussi. Quelle chance que j’avais emporté mes belles nappes, pas mal de draps et mon argenterie, sinon ça serait parti aussi. Jacob avait caché un peu de vaisselle, des couteaux et des fourchettes dans la brousse et nous les a ramenés. L’armoire à vêtement aussi était vide. Comme Jacob ne voulait pas leur donner la clé, ils ont arraché les planches derrière et ont tout amené. J’aurais aimé garder en souvenir le bon costume de mon mari, mais il était parti aussi, bref, 45
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31 mai 1902.
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tout était parti. Où trouver de la lingerie maintenant ? À l’époque, nous autres veuves ne devions pas continuer à vivre de la mission (ils ont changé ça après, maintenant on a aussi quelque chose !). J’ai donc écrit à Mlle Pauline Harms à Hermannsburg qui s’occupait de ça, je lui ai tout raconté et lui ai demandé de m’aider juste cette fois. Puis j’ai dû aller à Pretoria chez le consul et tout régler pour la mort de mon mari, et aussi chez le prieur Jordt, pour ma pension. Je n’avais plus d’argent, je devais aller en chercher chez Jordt, sinon je n’aurais plus pu faire les courses. Juste un ou deux jours avant de partir j’ai reçu 30 £ d’Allemagne. Mon frère Werner qui y était retourné, avait raconté à plusieurs amis la vie en Afrique et à quel point il était dur pour les pauvres Allemands qui ne recevaient rien. Il leur a dit qu’il avait une sœur là-bas qui n’avait rien non plus. Alors ils ont fait une collecte parmi les amis et quand ils ont eu 600 M, ils me les ont envoyés. Quel bonheur ! J’ai pu laisser quelque chose à Elli qui est restée avec les deux petites, tandis que je suis partie pour voir les Jordt. Le vieux frère Jordt était très heureux de me voir et nous avons pu parler de tout. J’ai reçu plus de 100 £ et je les ai envoyées aussitôt en Allemagne à ma sœur Auguste qui n’avait rien reçu non plus depuis deux ans pour les enfants ; je n’avais donc plus ce souci, j’ai pris les 10 £ qui étaient en plus si bien que j’en ai eu assez pour faire des courses. Tout s’est bien passé à Pretoria. Le consul fut très gentil avec moi, il avait bien connu mon cher mari. Puis j’ai fait les courses, de la farine, du sucre, du café et tout ce qu’il fallait pour le ménage, des tissus, du linge, et au retour je suis passée chez les Grotherr, puis chez les Weinhold, puis je suis rentrée à la maison. Mes petites ont couru vers moi, ma petite Gustchen s’est agrippée à moi ; elle avait eu une maladie des yeux, cette « maladie égyptienne » n’existe qu’en Afrique, c’est terrible et ce petit bout de chou était resté sans sa maman avec tant de douleurs. Mais maintenant tout allait bien et nous avons pu vivre tranquillement dans la communauté. J’ai semé et planté, j’ai fait les travaux nécessaires, toujours dans le ferme espoir que mon cher fils Winfried allait devenir le successeur de son père et que je pourrai continuer à vivre ici. Maintenant il faut d’abord que je parle un peu de mon cher Willi. Je n’avais pas eu de nouvelles de lui depuis quelque temps et je pensais que tout devait aller bien. Puis j’ai reçu une lettre du pasteur Friedrich au Cap. Il a écrit qu’il y a quelques semaines il avait remarqué le 153
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dimanche à l’église un jeune homme qui y était tout seul, mais quand il avait voulu lui parler, il était parti. Le dimanche suivant il était à nouveau là. Il est allé le voir et lui a demandé d’où il venait et où il allait, et il lui a tout raconté. Le pasteur Wagner ne s’était plus occupé de lui et il n’avait plus d’argent ni de travail et ne savait pas quoi faire. Alors le pasteur Friedrich a pris mon garçon avec lui au foyer des matelots, lui a donné une chambre, de quoi bien manger et le lendemain il lui a trouvé un travail au port, pas trop dur, mais où il gagnait assez pour payer sa nourriture. Et puis, avec ses économies, il m’a envoyé un joli cadre pour la photo de son cher père, qui se trouve encore aujourd’hui sur mon bureau. Il voulait toujours aller en Allemagne, mais le pasteur Friedrich l’a fait changer d’avis, disant qu’il pourrait mieux gagner sa vie ici. Oui, il a fallu changer nos plans. À l’époque, mon mari le voyait à Pretoria dans le service public de l’empire, il avait déjà parlé avec tout le monde, aussi avec « Oom Paul », mais la guerre avait tout changé. Mon mari était mort et la terrible haine à l’égard des Allemands a commencé. Les Anglais avaient le pouvoir et aucun Allemand n’était plus considéré, c’était terrible. Par l’entremise du pasteur Friedrich, Willi a eu un emploi à East London auprès du consul allemand Malcomess ; il ne recevait pas grande chose, mais il pouvait en vivre. Je ne sais plus combien de temps il y est resté. Mais il voulait gagner plus parce qu’il fallait qu’il s’occupe de sa mère et de ses petites sœurs. C’est pourquoi il fut aussi exempté du service militaire en Allemagne, car nos jeunes Allemands devaient faire leur service militaire, mais il en a été libéré. Puis il a eu un emploi à Port Elisabeth dans une grande firme allemande : « Rolfes, Nebel et Cie. » Là il a gagné plus. Chaque premier du mois il m’envoyait 3 £, c’était sûr et certain. Je ne me rappelle plus quelle année le « Lusitania » a fait naufrage46 et que ces meurtres et ces destructions contre les Allemands ont commencé. Mais ça c’est plus tard, je veux d’abord continuer mon récit. Je continuais donc à vivre tranquillement. Un jour est arrivé une lettre du directeur Egmont Harms disant que, quand Winfried aurait fini, il préférerait l’avoir auprès de lui, me demandant si j’étais d’accord. Que voulez-vous que je dise, ce n’était pas ce que j’avais 46 Le Lusitania a été coulé en 1915, mais contrairement à ce qu’elle annonce ici, Elisabeth n’en reparle plus dans la suite de son récit.
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espéré, mais c’était sans doute la voie de Dieu. Mais quand il eut fini son temps à la maison de mission, j’ai écrit au directeur que Winfried ne pouvait pas encore fonder une mission, vu son jeune âge (21 ans), et qu’il veuille bien l’envoyer quelques années à l’université ; c’est ce qu’il a fait. J’avais mon plan à ce propos. Un jour est venu le missionnaire Peters de Jéricho disant qu’il était le successeur de mon mari et que je devais aller à Berseba, c’était là la résidence des veuves. Mon Walter était revenu d’Allemagne et était employé chez le commerçant Makenzie, mais comme j’avais à Berseba un peu de terre, il devait venir avec moi et la travailler. Ce fut un départ douloureux de mon chez moi chéri, je dus laisser aussi la chère tombe. Je n’ai pas eu beaucoup de bonheur avec le successeur, lui et sa femme ; la communauté s’est disloquée et beaucoup de ses membres ont rejoint des sectes qui faisaient des ravages à l’époque. À Berseba c’était pas mal. Le missionnaire Schepmann était très bon avec moi. Elli, qui avait été employée quelques années au Natal, à Wartburg chez la famille Reiche, est revenue aussi et donnait des cours à ma petite Gustchen car Emmchen était partie deux ans auparavant avec une famille Dahlem en Allemagne, elle habitait chez ma sœur Auguste avec les autres, et allait à l’école à Hermannsburg. Je vivais donc à Berseba, mais ne pouvais rien faire. Ma pension était juste suffisante pour nous, et pour les garçons en Allemagne j’avais un petit supplément jusqu’à leurs seize ans, mais ce n’était pas assez. Je devais absolument gagner un peu d’argent. Je voulais aller à Pretoria et offrir le logis à de jeunes commerçants allemands. On m’a dit que j’étais folle ; à l’époque une femme blanche ne devait pas travailler, ce n’était que pour les Noires, mais maintenant c’est différent bien sûr aussi en Afrique. Je ne savais plus quoi faire. Puis mon frère Werner, qui était médecin dans la colonie du Cap, m’a écrit de venir chez lui. Après maintes réflexions je me suis exécutée, j’ai vendu beaucoup de mes affaires, ne gardant que le strict nécessaire, et j’ai pris les vêtements pour moi et les enfants. Mon Walter devait maintenant faire son service militaire, soit en Allemagne, soit dans le Sud-Ouest47. Il espérait pouvoir s’installer dans le Sud-Ouest, et j’ai donc écrit au gendarme von Lindequist dans le Sud-Ouest pour lui demander son conseil. Mon fils Willi m’a reproché d’avoir écrit à 47
Le Sud-Ouest africain allemand, future Namibie.
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Lindequist en disant que je n’avais pas à faire ça. Lindequist m’a répondu très gentiment, le garçon pouvait venir et même qu’il devait venir tout de suite chez lui. Walter est donc parti dans le Sud-Ouest et moi je suis allée avec mes deux filles Elli et Gustchen dans la colonie du Cap, à De Rust. Le voyage vers là-bas fut merveilleux, à travers des rivières profondes et des montagnes terriblement abruptes où le train a du mal à passer. De Rust est situé dans un chaudron, tout autour il y a des hautes montagnes, certaines si hautes que même en été il y a de la neige. En bas de la montagne il y avait un grand fleuve où il y avait de gros rochers. Il fallait traverser en marchant sur ces rochers, il n’y avait pas de gué par où on aurait pu passer. Quand on voyait les rochers, on pouvait traverser tranquillement, mais quand on ne les voyait pas, c’était très dangereux, car c’était un fleuve avec un fort courant qui emportait tout sur son passage. C’est comme ça que le prédécesseur de mon frère avait péri, en faisant des visites chez des malades avec son chariot. Au retour, le fleuve était très haut, mais il prit le risque de traverser. Le fleuve l’a pris et l’a emporté, et ce n’est que des jours plus tard que son cadavre a été retrouvé. Et tout ça s’est passé devant les yeux de sa femme qui se tenait dans la véranda de sa maison et l’attendait. On a trouvé plein de familles boers très gentilles, bien moins rustres qu’au Transvaal. Elli a trouvé de gentils amis et ma petite Gustchen crapahutait dans les montagnes avec ses amis, et elle est allée dans une école hollandaise. Le maître venait nous rendre visite assez souvent ; comme il avait vécu quelques années en Allemagne, il parlait allemand. Les Boers ont tous de grands élevages d’autruches là-bas. Je trouve ces bêtes horribles. Où qu’on aille, il fallait passer par de grand « Fenz à autruches », de grands espaces entourés de très hautes barrières, mais quand ces bestioles arrivaient en courant sur leurs longues pattes, j’avais toujours peur qu’elles sautent par dessus la barrière et m’écrasent. Je trouvais ça affreux. Quand les gens savaient que je voulais venir les voir, ils envoyaient quelqu’un à ma rencontre. Je ne sais plus combien de temps nous y sommes restés, mais je crois que ce ne fut que six mois. Puis mon frère s’ennuyait, il n’avait qu’un cabinet de campagne, alors nous avons déménagé à Uitenhage, une banlieue de Port Elizabeth. Les grands hommes d’affaires par156
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taient le matin en ville et revenaient le soir. Il y avait des hôpitaux et mon frère avait plein de travail. On a trouvé des amis sympathiques ; Gustchen a dû alors aller à l’école anglaise. Un jour j’ai entendu quelqu’un entrer dans la salle d’attente (en dehors des consultations), et tout de suite après j’ai entendu mon frère dire : « ma sœur va être contente ». Il est alors rentré avec un monsieur très aimable et l’a présenté comme le pasteur Müller, pasteur allemand de Port Elizabeth. Quelle après-midi agréable ! Il a raconté qu’il était de Verden, alors je lui ai raconté que j’étais allée à l’école à Verden et que j’avais encore des amis là-bas, dont une demoiselle Meiners. Il m’a dit que sa femme, qui était aussi de Verden, était aussi amie avec une demoiselle Meiners ; et on s’est rendu compte que mon amie était la plus âgée, et que sa femme était amie avec la plus jeune des demoiselles Meiners ; c’était si sympathique et il voulut bientôt me présenter sa femme ; il m’a dit qu’il avait beaucoup de malades de sa paroisse à l’hôpital qui lui avaient raconté qu’il y avait un médecin allemand. Peu après, sa femme est venue, ce fut très agréable, nous sommes devenues de bonnes amies et notre amitié dure toujours. J’ai dû promettre de leur envoyer Gustchen, car elle avait aussi une petite fille, et c’est ce que j’ai fait. Quand il n’y avait pas école, je mettais Gustchen le samedi soir dans le train, la confiais au contrôleur et à Port Elizabeth tante Elisabeth venait la chercher. Le dimanche matin je partais avec le grand train, mon Willi était aussi là-bas, puis nous passions du bon temps ensemble et le soir nous rentrions à la maison. Si nous étions à la maison le dimanche, Willi venait le samedi aprèsmidi et restait jusqu’à dimanche soir, c’était le bon temps. […] Si Dieu le veut, nous aurons la paix et la tranquillité. Qu’il nous soit miséricordieux encore, Lui qui nous a protégés par sa grâce jusqu’ici. Juste comme il m’a protégée toute ma vie. Je ne peux pas tout écrire, mais tout ce que j’ai voulu ou dû faire, il m’a aidé ! Toute ma vie ne saurait être que reconnaissance envers mon Seigneur plein de grâce et mon sauveur ! Et maintenant, à mon âge, j’ai 82 ans, comme il m’aide et est toujours avec moi dans ma grande solitude. Car c’est le plus difficile pour moi maintenant, cette solitude. Les Winfried sont en Afrique, leur amour ne peut plus m’entourer comme c’était le cas ici, et ma Gustchen ne peut pas toujours être ici ; elle a son propre ménage, mais dès qu’elle peut, elle vient ici à Hermannsburg me voir, alors c’est la fête pour moi. […] 157
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1908 Mon frère voulait connaître l’Australie et voulait donc y aller. Je crois qu’il a déjà visité les trois quarts de la terre, mais je ne pouvais vraiment pas l’y accompagner et j’ai donc décidé d’aller en Allemagne48. Gustchen devait aller dans une vraie école allemande et Elli, qui était souvent malade, devait vraiment se faire soigner. Alors j’ai pensé si Winfried venait ici, je pourrais revenir avec lui et que les enfants pourraient revenir l’un après l’autre à la fin de leurs études. Oui, l’homme fait des plans, mais Dieu régit. Willi a mis mes affaires quelque part et je n’ai pris que l’indispensable. C’est avec un bateau allemand que nous sommes partis, la « Windhoek » ; à l’époque c’était encore un bateau plus petit, aujourd’hui c’est un des plus grands. Le temps du pasteur Müller étant bientôt terminé, ils sont revenus aussi et nous avons pu continuer à nous fréquenter en Allemagne. Au Cap, beaucoup de passagers sont montés à bord, plein d’Allemands, un missionnaire anglais, un missionnaire Reuter de Berlin avec ses filles, le surintendant von Calker de la fraternité de Herrnhut, un dénommé docteur Heinrich, la veuve de missionnaire Herbst avec trois enfants et encore d’autres. Alors que le bateau était déjà presque en train de manœuvrer, encore un missionnaire est monté à bord pour amener son fils, âgé de 10 ans, aux von Calkers pour qu’il soit éduqué à Herrnhut. Il l’a serré fort dans ses bras, s’est retourné et est parti et le garçon a crié : « papa, papa, ramène-moi ! » Puis la musique a commencé à jouer et nous avons tout fait pour calmer le petit homme, mais j’ai toujours pensé à ce pauvre père qui devait garder dans ses oreilles ces cris, alors que les enfants oublient vite, surtout s’ils voient beaucoup de choses nouvelles. Le lendemain j’ai eu le mal de mer, les autres sûrement aussi, le coin du Cap est connu pour ça, ça balance beaucoup. Puis ça s’est amélioré, mais à la fin j’ai vomi du sang ; le docteur est venu tous les jours, mais il n’y a pas de remède contre le mal de mer, il faut que ça passe. Je n’ai rien mangé pendant tous ces jours, mais un matin j’ai eu faim, c’était bon signe, j’ai fait appeler la stewardesse qui m’a aidée à m’habiller, puis on m’a amenée sur le pont où j’ai pris du bon air.
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ans.
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Elisabeth est alors âgée de 51 ans ; sa fille Elli a 25 ans, Auguste (Gustchen) 11
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J’avais très faim de quelque chose de salé. J’avais emporté une bonne part de biltong – du bœuf séché – que je voulais amener aux enfants en Allemagne, mais j’en avais envie maintenant, ce qui était curieux, car en Afrique je ne pouvais pas le manger. Elli est allée m’en chercher et j’ai bien mangé. Puis Gustchen m’a dit que de l’autre côté il y avait le missionnaire anglais qui avait très mauvaise mine, il avait eu aussi longtemps le mal de mer. J’ai donné à Gustchen un morceau de viande avec mes compliments, qu’il la goûte. Gustchen a dit combien il était content et qu’il a tout de suite commencé à manger. Puis sa femme est venue et m’a dit sa joie et m’a apporté une tasse d’un thé merveilleux. Il y avait de merveilleuses fréquentations sur le bateau, je crois qu’il y avait dix-sept enfants, c’était plein de vie ; ce docteur Heinrich aimait beaucoup les enfants et s’en est occupé beaucoup. Le petit Gerhard Herbst qui était souvent avec les stewards, est allé chercher de l’eau, a séché la vaisselle et restait toujours avec eux, c’était très drôle. Gustchen aussi est devenue amie avec notre steward qui servait à table, chez nous et dans la première classe. Ils y avaient plein de fruits, de tartes et des choses comme ça, et parfois il lui ramenait quelque chose et le lui posait sur le lit. Et quand nous nous sommes quittés il lui a offert une magnifique poupée. Notre voyage s’est bien passé et nous sommes arrivés à Anvers, il fallait que le médecin du port monte à bord pour voir si tout le monde était en bonne santé sur le bateau, sinon nous ne pouvions pas repartir. (…) Je ne sais plus grande chose d’Anvers, on est allé en ville, à la cathédrale, puis on est reparti vers Bremerhaven. Beaucoup de passagers avaient quitté le bateau pour continuer en train. Et nous nous sommes rapprochés de notre pays. Notre bateau devait arriver le dimanche soir à Hambourg.
9 mai 40 […] Je veux continuer mon récit et revenir en arrière. Quand notre bateau, la « Windhoek », est arrivé à Las Palmas, on a reçu du courrier d’Allemagne. J’ai reçu une lettre de mon cher frère Albert de Celle. Il a écrit que la direction de la mission avait décidé d’envoyer Winfried en Inde, mais que je devais donner mon 159
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accord. Quel coup dur ! Tous mes plans tombaient à l’eau, je ne pourrai pas retourner dans mon Afrique chérie. J’ai mis longtemps à le surmonter, mais j’ai fini par dire avec confiance : « tel que Tu me guides, ainsi je veux marcher » et je nous ai mis, moi-même et mon cher enfant, entre ses mains. C’est ainsi que nous sommes arrivés à Bremerhaven. Le bateau devait arriver dimanche soir à Hambourg. Mais les matelots ont demandé au capitaine s’il n’était pas possible d’arriver déjà le dimanche matin, comme ça ils auraient une belle journée devant eux. Le capitaine donna son accord et on a voyagé à toute allure, on a fait sonner la sirène et envoyé une missive à Bremerhaven annonçant notre arrivée. À Bremerhaven aussi le médecin du port a dû venir examiner tout le monde pour voir si tout allait bien et si on pouvait accoster. On est arrivé environ vers midi, on a attendu, mais pas de médecin. On a envoyé des signaux, mais aucun médecin n’est venu. Il y avait une ambiance affreuse, les officiers ont pesté dans toutes les directions, mais rien n’y fit. Puis un terrible brouillard s’est levé et je fus contente de pouvoir aller au lit. Le lendemain matin j’entendis une voix sous la fenêtre : « Faites descendre la passerelle, et vite ! » J’ai pensé : « qu’estce qui se passe ? » J’ai regardé par le hublot, il y avait un homme sur un petit bateau qui voulait monter à bord. Ils avaient descendu l’échelle de cordes, mais ça ne lui allait pas, il voulait la passerelle. On s’est habillé et on est monté, et c’était bien le médecin. Mais il n’a examiné que l’équipage et le pont intermédiaire, puis il s’est esquivé et on a pu partir. Le premier officier était furieux et demanda si quelqu’un avait un œuf pourri pour le lui lancer. Mais heureusement, personne n’en avait. Quand nous fûmes à nouveau en haute mer, on a vu deux mâts dépasser de l’eau. La veille au soir, avec le brouillard, un bateau anglais en avait heurté un autre et l’avait fait couler. Alors j’étais doublement reconnaissante d’avoir passé la soirée et la nuit au port, parce que la même chose aurait pu nous arriver. On a vu le bateau anglais, il était fortement endommagé, plongeant sa proue profondément dans l’eau, on l’a dépassé puis nous sommes entrés dans notre belle Elbe chérie. Il faut que je revienne encore en arrière. On avait des prisonniers à bord. Parmi eux un riche et élégant fermier du Sud-Ouest. Il avait laissé mourir de faim un Noir sur sa ferme (il avait sûrement d’autres forfaits à son actif car il était connu pour sa dureté envers ses travailleurs), il avait attaché le Noir à un arbre et personne n’avait eu le droit 160
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de lui donner quelque chose à manger malgré ses cris et ses supplications, jusqu’à ce qu’il meure. Mais le grand personnage a été dénoncé et la cour à Windhoek l’a condamné à 15 ans de maison de redressement qu’il devait faire en Allemagne, puisqu’il était Allemand. Il était donc en route vers sa destination. Sa femme était partie avec le bateau avant nous, elle voulait demander sa grâce à l’empereur – je ne sais pas si elle a réussi. Mais sur le bateau, ce grand personnage n’était pas en prison mais à l’hôpital, il avait dû payer ce qu’il fallait pour ça. Lui et son grand chien étaient toujours sur le pont. Dans la prison il y avait deux ou trois Portugais. Lors d’une terrible tempête, un bateau s’était échoué sur un récif près de la baie de Lüderitz et ne put repartir, il a donc fallu le démanteler. Les gens de l’équipage ont pris les vivres qui étaient à bord, ils ont été arrêtés et aussitôt envoyés en Allemagne, tout ça pour quelques saucisses et du lard ! Ils montaient tous les jours pendant deux heures sur le pont, sous l’œil vigilant des gardes, c’était risible. C’est donc dans cette compagnie que nous avons voyagé vers Hambourg. Quel beau voyage sur l’Elbe ! Dans notre « vieux pays » les arbres fruitiers étaient en fleurs, c’était merveilleux, j’en pleurais de revoir mon bon vieux pays. On est arrivé vers midi. Au port il y avait une foule de gens qui venaient chercher les leurs, j’y ai vu mon frère Albert et à côté de lui un homme qui nous faisait de grands sourires, je ne savais pas qui c’était. Puis le premier officier a annoncé : « Personne à bord, même pas l’empereur ! » Alors tout le monde s’est tenu coi et a regardé. Puis quatre hommes en civil sont montés à bord et ont disparu à l’intérieur. On apprit que c’était la police qui venait chercher les prisonniers d’abord ; ils ont dû ensuite les faire descendre de l’autre côté car on n’a rien vu et on n’en a plus jamais entendu parler. Puis on autorisa à monter à bord ! Quelle joie ! On m’a pris par la taille et quelqu’un a crié « Maman ! », et l’homme en question était mon propre fils Werner qui était venu avec Albert. Quelles belles retrouvailles ! Puis nous avons pris congé de tous nos chers amis et sommes allés dans un petit hôtel pour y passer la nuit et le lendemain nous sommes partis, d’abord jusqu’à Uelzen où Hermann était au lycée, et où Werner avait été aussi. Il était devenu un grand garçon costaud, mais il me regardait souvent de côté comme s’il voulait dire : « es-tu donc ma mère ? » Mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se retrouve. Puis nous sommes allés jusqu’à Unterlüss. 161
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Albert est retourné à Celle, tandis que nous nous sommes arrêtés là, et ma chère Emmchen nous a accueillis. Quel bonheur de nous retrouver, elle avait bien grandi aussi. Ensuite nous avons pris un chariot et sommes partis à Hermannsburg, ma chère nouvelle patrie, et quand nous sommes arrivés, ma sœur Auguste se tenait sur le pas de la porte et nous a accueillis. Maintenant je veux faire une pause, car on arrive à des choses peu agréables et il faut que je prenne des forces d’abord. – Bien, je peux continuer maintenant, mais, mes chers enfants, cela n’est que pour vous, je préférerais ne rien écrire, mais je ne peux pas faire autrement. J’avais imaginé pouvoir rester chez ma sœur, peut-être en haut dans la maison, et qu’on pourrait travailler ensemble. Car elle avait été diaconesse et les médecins lui demandaient dans certains cas de les aider, et elle travaillait fidèlement dans la paroisse avec les malades. J’aurais pu lui tenir la maison, mais ça ne lui allait pas. Elle m’a dit que je n’étais venue que pour lui prendre les enfants, alors que j’avais imaginé que nous nous en réjouirions ensemble. Mais rester seule en Afrique et tous les enfants en Allemagne – non, jamais. De même chez les « amis » (ce que je croyais autrefois !). Qu’est-ce que je voulais ici ? Et bien, je voulais travailler, gagner quelque chose pour pouvoir m’occuper de mes enfants. On laissait entendre qu’on trouverait bien quelque chose dans la « mission intérieure » (je ne sais pas si c’était comme femme de ménage ou comme écrivain public). Et mes enfants ? Oh pour eux aussi on trouverait un travail quelque part dans les fermes. Je leur ai dit : « non, je ne le supporterais en aucun cas, les filles termineront l’école et passeront leur diplôme de fin d’étude (aujourd’hui l’équivalent du baccalauréat) et puis elles choisiront le métier qu’elles voudront. Les enfants resteront avec moi et moi avec les enfants. » Ils ont répondu : « Oui, tu es devenue une grande dame et tu veux monter toujours plus haut. » « Non, je ne suis pas devenue une dame, je suis une pauvre veuve de missionnaire, mais puisque les enfants vont devoir gagner leur vie, je veux les aider, et je veux leur donner un chez-eux que j’ai eu moi-même dans la maison de mes parents. » Rien n’y fit, j’étais une fois pour toutes la femme orgueilleuse. J’avais déjà eu la première dispute quand j’étais encore en Afrique et que j’avais obtenu que Werner et Hermann intègrent le lycée : c’était de l’orgueil pour de simples missionnaires ! Les garçons auraient dû être 162
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des valets et les filles des servantes dans des fermes ! Non, pas avec mon consentement ! J’ai vite compris que je ne pourrai pas rester ici à Hermannsburg. Personne, vraiment personne, ne s’est occupé de moi. Alors je suis allée pour quelques semaines en Hesse, le pays de mon cher mari. Là j’ai raconté tous mes soucis à une amie chérie, l’épouse du pasteur Biskamp, disant que je voulais quitter Hermannsburg. J’avais pensé d’abord à Göttingen, mais c’était encore trop près de Hermannsburg, j’y connaissais beaucoup de gens ; or, je voulais aller loin pour que, si ça ne marcherait pas, les gens de Hermannsburg ne l’apprennent pas. Donc j’ai pensé à Kassel. Mais elle m’a dit que Kassel était cher et qu’il n’était pas sûr que j’y trouve toujours des pensionnaires. Elle me conseilla d’aller à Marburg et de prendre des étudiants. On a parlé de tout ça avec un ami pasteur (malheureusement je ne me rappelle plus de son nom, mais Winfried le connaît) qui me conseilla vivement Marburg. Il me donna l’adresse d’un professeur Mirbt et du pasteur Herrmann. J’ai donc écrit à ces messieurs, leur disant qui j’étais et ce que je désirais et espérais, et leur ai demandé conseil. Ils ont répondu très gentiment, Mirbt m’a écrit de venir aussitôt chez lui et Hermann m’a écrit qu’il avait déjà parlé avec son fils, et que je pouvais venir tranquille. J’étais heureuse et reconnaissante. Quand je suis revenue à Hermannsburg, j’ai mis ma sœur au courant, mais bien sûr cela ne lui allait pas non plus. Je suis allée avec Elli dans le Harz à cause de sa santé, puis Winfried nous a rejoints, et à la fin Hermann est venu aussi quelques jours, mais pour les deux autres filles ce n’était pas facile ici pendant notre absence. Winfried était tellement heureux que je sois là, me disant qu’il était temps que j’arrive. J’ai donc pris les choses en mains, surtout à cause des enfants. La petite Emma avait souvent mal à la tête, c’était comme ça, il n’y avait rien à faire, c’était héréditaire, car mon mari en avait souffert et mon père aussi, elle l’avait donc des deux côtés. Mais je l’ai amenée chez le médecin et l’ai faite examiner à fond. Elle souffrait d’une forte anémie et devait boire beaucoup de lait ; il le fallait et j’allais chercher du lait chez les Lessmann. Et si elle souffrait trop, je la laissais s’allonger. C’est ainsi que l’hiver passa, j’allais aux séances de couture de la mission et je travaillais beaucoup. 163
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1909 À Marburg, une autre demoiselle Biskamp m’a loué un très joli appartement de six pièces, juste à côté de son appartement à elle ; Elli y est allée avant Pâques pour tout installer ; il a fallu que j’emprunte pour les meubles et les fournitures, mais tout a bien marché, j’avais 500 M et j’ai pu acheter pas mal de choses d’occasion, comme des lits et des meubles de cuisine ; beaucoup d’amis de Marbourg m’ont aidée. J’ai alors emménagé chez le « magicien Professeur Bekachino » dont vous avez sûrement entendu parler. Emmchen et Gustchen sont restées à Hermannsburg à l’école, c’était la dernière année scolaire pour Emmchen, après la fin des classes elle devait être confirmée à Hermannsburg par notre cher pasteur Ehlers. Donc vers Pâques j’ai déménagé à Marburg […] À Marburg, Elli avait tout bien préparé et on a terminé ensemble ce qui manquait. Je suis allée chez le professeur Mirbt et le pasteur Hermann et les deux m’ont aidée. Je voulais prendre des « étrangers », car je connaissais mieux leurs habitudes, pour celles des Allemands il me fallait un temps de réadaptation. Une autre dame avait des étudiants étrangers et je lui ai demandé des conseils. Elle était très gentille et, devenues amies, elle m’a envoyé tout de suite deux Américains. Elli avait déjà pris une dame, mais qui ne prenait que du café le matin, puis partait toute la journée. Que Marburg est belle, je ne me lasserais pas d’en parler. Et le ton des gens, si différent de l’Allemagne du Nord et de Hermannsburg. Partout j’ai été si gentiment accueillie ! Et jusqu’à aujourd’hui je reste attachée à Marburg. Pendant les vacances d’été, mes deux chères filles venaient de Hermannsburg et puis Winfried venait aussi, c’était une belle période… Mais la dame, qui m’avait envoyé les étudiants, m’a dit que j’habitais trop loin de l’université, le « Wehrdaerweg » étant trop loin, et que je devrais habiter dans le quartier Sud, proche de chez elle. On l’a regretté beaucoup, car on aimait tellement notre appartement, mais la raison pour déménager était plus importante et Winfried et Elli nous ont trouvé un très joli appartement dans le quartier Sud, à « Friedrichsplatz ». Au Wehrdaerweg ma maison avait toujours été pleine : de passants qui venaient pour visiter Marburg et souvent seulement d’hôtes pour les repas. La « maison de Philipp » (la maison de l’association) n’était pas encore construite, ça ne viendrait que plus tard. […] 164
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1910 Puis le 2 janvier, alors que nous fêtions l’anniversaire de Gustchen, est arrivée une missive du pasteur Röbbelen de Hermannsburg disant que ma sœur Auguste s’était doucement endormie : quel coup dur ! Madamoiselle Biskamp dut s’occuper de ma maison et comme juste avant la Noël la famille américaine était partie, tout s’est bien passé. À Hermannsburg il y avait déjà mon frère Albert, ils ont trouvé sœur Auguste le matin morte dans son lit, terrassée d’une crise cardiaque. Elle était là si calme et si belle. Beaucoup de parents sont venus à l’enterrement, aussi mes deux garçons Werner et Hermann. Albert m’a dit qu’il n’y avait pas de testament. Mais Auguste m’avait toujours dit que j’aurai la maison, que tout était en ordre, et c’est ce que je pensais puisque mon mari avait participé à la construction et il avait sûrement pensé à moi en le faisant puisqu’il m’avait dit : « Tu y habiteras plus tard ensemble avec les enfants. » Maintenant, toute la fratrie, nous héritions ensemble. Albert pensait que le mieux serait de vendre la maison. On l’a d’abord mise en location, Emmchen et Gustchen sont allées en pension chez les Hacchius, et moi je suis retournée à Marburg. Je voulais revenir à Pâques pour la confirmation. Maintenant la vente de la maison me trottait dans la tête et j’ai demandé à Albert, si moi je pouvais avoir la maison. Alors mes frères me l’ont offerte. Quand je suis venue à Pâques, j’ai pris pas mal de meubles, j’ai mis le reste chez des amis, j’en ai donné pas mal, et comme ça on pouvait bien mettre la maison en location pour Pâques. Emmchen est venue à Marburg, Gustchen est restée à Hermannsburg jusqu’à la confirmation. Comme ici la confirmation est toujours le dimanche après Pâques (Dimanche blanc), Emmchen est arrivée un jour en retard à l’école, mais je l’avais dit au directeur avant. On l’a beaucoup admirée dans sa classe quand ses camarades ont appris qu’elle venait d’Afrique, elles lui ont même demandé si elle avait été noire (puisque l’Afrique est un continent noir…). Elle a répondu : « Oui, vous le voyez encore à mon cou. » J’ai bien ri quand elle me l’a raconté et lui ai dit : « comment tu peux dire une chose pareille ? » Mais elle a répondu qu’une question bête mérite une réponse bête, puisque leur question était si stupide. Elle n’avait pas le droit de participer aux cours de gymnastique, parce qu’elle était si
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menue, il fallait d’abord que je lui fasse prendre des forces et je l’ai faite suivre aussi par un médecin, plus tard elle a pu faire de la gym. Puis le directeur de la mission, monsieur Haccius, nous a écrit que Winfried devait aller en Inde. On était hors de nous, puisque je voulais qu’il termine sa dernière année à l’université. Je suis allée voir Professeur Mirbt et lui ai tout raconté en lui demandant de m’aider. Mais il ne put rien faire et mes supplications à Haccius n’ont rien changé. Un vieux missionnaire l’avait bien réprimandé et ce que ce vieux disait, Haccius le faisait ; et ce vieux missionnaire a apporté beaucoup de malheur dans la mission. Il est toujours en vie, tout près d’ici, je ne le vois pas et ne veux pas citer son nom, Winfried doit savoir qui je veux dire. Il avait dit à Haccius que Winfried pourrait passer la dernière année à Madras. Donc rien à faire, il a fallu s’occuper de ses bagages et puis mon cher enfant est parti en Inde. Je veux dire tout de suite qu’à l’université de Madras il n’y avait que des Indiens, aucun Européen n’y allait. Mais à part ça il a travaillé avec beaucoup de plaisir et de bénédiction là-bas, il y a trouvé aussi sa chère femme, une fille de missionnaire suédoise. Il a dirigé une grande école où dix-sept Brahmans donnaient des cours. Mon cher fils a une vie si riche, même encore maintenant, qu’il pourrait aussi écrire un livre, dites-le lui ! Et moi, je faisais mes plans, puisque les missionnaires en Inde avaient tous les huit ans deux ans de vacances ici et je voulais faire plein de choses pendant ce temps-là, ce qu’on a pu réaliser d’ailleurs, mais j’écrirai ça plus tard. Pendant que Winfried était encore ici, mon fils Walter est venu d’Afrique en vacances. Il était dans le Sud-Ouest, avait participé à la rébellion des Herero49 et y avait laissé ses forces si bien qu’un jour il est tombé avec des convulsions qu’il a gardé ensuite toute sa vie ; jusqu’à ce jour il est épileptique. Il est venu six mois en Allemagne en convalescence. Je suis allée voir plusieurs grands médecins avec lui, mais la science n’a pas encore trouvé de remèdes contre l’épilepsie. Mais c’était quand-même du bon temps, il était encore avec Winfried. Hermann
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Soulèvement des Hereros dans le Sud-Ouest africain allemand, mené pas Samuel Maharero entre 1904 et 1908. Les Hereros tuent plusieurs dizaines de colons allemands. Ils sont ensuite encerclés par le général Lothar von Trotha qui les repousse vers le désert où des dizaines de milliers, soit 80 % de la population, meurent de soif quand ils ne sont pas tués.
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était à l’école de la marine à Elsfleth et est venu aussi une fois en visite ; et Werner aussi, quand il avait des congés un peu plus longs. La vie était dure à la maison, tout était toujours plein et il y avait beaucoup de travail, beaucoup de choses à penser et à réfléchir. Le professeur Mirbt s’est occupé fidèlement de moi, il a par exemple obtenu que je n’aurais à payer qu’une petite somme pour l’école. J’avais beaucoup d’Écossais en pension, aussi des Américains, des Russes et une fois un Français, ça m’a suffi. On l’appelait « l’armée nationale ». Quand la France a capitulé il y avait des bandes qui se réunissaient, s’habillant en civil avec haut de forme et parapluie sous le bras, et notre homme faisait de même ; j’ai oublié son nom mais il nous a beaucoup amusés […] Oui, cette vie m’a procuré beaucoup de joie, la plupart du temps j’avais des gens gentils, je ne peux pas écrire tout ça, le papier et mes forces n’y suffiraient pas. La région de Marburg est très belle, on a fait de très belles promenades, buvant du café quelque part. […] Oui, c’était une heureuse époque à Marburg. Nous avions de bons amis. Dès le début, l’épouse du Professeur Mirbt est venue me demander de rejoindre son association de couture pour la mission. Personne ne trouvait à redire que mon mari n’ait pas été universitaire, et donc je me trouvais entre toutes ces dames de professeurs de faculté où en fait ce n’était pas ma place. Ensuite, l’épouse du surintendant Happich est venue m’inviter à son association de couture missionnaire ; j’aurais été mieux à ma place avec toutes ces épouses de pasteurs et de professeurs de collèges, mais je ne pouvais pas participer à plus d’une association et je suis donc restée chez Madame Mirbt. J’étais aussi souvent invitée à des cafés ou autres rencontres, bref, c’était très sympathique. Quand Emmchen eut fini l’école, avec un très bon diplôme, elle dût aller à Hamburg à l’école « Elise Averdieck » pour devenir institutrice. C’est alors qu’on a détecté chez elle une maladie tropicale et on a trouvé enfin la raison de ses misères et ses douleurs, elle souffrait de bilharziose ; elle dut aller à Tübingen à l’institut des maladies tropicales pour être traitée par le professeur Ollp. Elle y est restée longtemps, mais comme il n’y avait pas de remèdes contre cette maladie elle est revenue et comme elle ne pouvait pas encore aller à Hamburg, elle est allée chez un pasteur Heintze pour apprendre à 167
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tenir une maison. Puis Gustchen est arrivée, elle avait fini l’école elle aussi et devait faire les deux classes supérieures à Marburg, comme Emmchen, c’était très bien et elle a bien travaillé. Je lui ai fait faire plein d’autres choses, comme la danse. Je me suis dit que, comme elle devrait gagner sa vie auprès d’autres gens, plus elle serait douée et travailleuse, plus elle aurait ses chances. Walter était encore là et s’est bien acclimaté, mais il avait envie de retourner en Afrique et quand ses six mois de congé furent terminés, il a pris congé de l’armée, est resté encore deux mois, puis il est reparti là-bas. Elli a aussi pris un emploi à Offenbach et a gagné sa vie. Un jour, une sœur de l’épouse du surintendant Happich, venue d’Afrique, arriva en visite ici. Quand elle repartit, elle voulut emmener Elli comme gouvernante et Elli a accepté ; il fallait qu’elle s’engage pour trois ou cinq ans, alors on lui payerait le voyage aller-retour. C’est ainsi que cela s’est passé et elle est partie à Pietersburg au Transvaal.
1913 Quand je faisais des courses, il fallait toujours monter, et il fallait souvent que je m’arrête pour prendre mon souffle, mon cœur faisait des siennes, et puis j’avais la nostalgie de la plaine, de mes chères landes, je n’en pouvais plus de toutes ces montagnes. Et je ne voyais jamais les enfants. Quand Hermann mouillait avec son bateau pour un jour à Hamburg, il ne pouvait aller que jusqu’à Celle, mais pas à Marburg, de même Werner. Alors j’ai décidé de retourner à Hermannsburg. Je devais donner un préavis de six mois. Oui, il faut rajouter l’appartement à la Friedrichsplatz était tout nouveau ; je l’avais eu pour pas cher car il fallait que je l’habite « en séchage » comme on disait. Maintenant les trois ans étant passés, le propriétaire a tellement augmenté le loyer que je n’avais plus aucun espoir de pouvoir le payer. Je demandais à monsieur Ottermann si je pouvais avoir l’appartement ici et il m’a renvoyé un télégramme disant : « venir ». J’avais aussi écrit à Albert qui m’envoya un télégramme : « quitter ». Je suis donc allée chez le propriétaire terminer mon contrat. Il m’a dit d’abord que c’était déjà trop tard, qu’il fallait que je paie encore six mois, mais j’ai contesté et finalement il l’a admis. Donc en 1913 je suis revenue ici en automne. J’ai tout de suite eu quelques écolières en pension. […] 168
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1914 Et maintenant je me tiens reconnaissante devant la miséricorde de mon Dieu fidèle ! 1914 la guerre a commencé, l’Allemagne devait être détruite. Qu’est-ce que j’aurais fait à Marburg ! Aucun étudiant, pas de travail, de quoi aurais-je bien pu vivre, sans parler de payer le loyer. Comme le Seigneur m’a bien accompagnée dans sa miséricorde, je ne saurais jamais le remercier assez ! Comme mon dernier séjour ici me restait encore en travers de la gorge […], je me suis abstenue de tout contact mondain. Je suis allée à l’association de couture missionnaire où j’avais encore quelques anciens amis chers comme les Westenberg, mais à part ça je restais seule et j’avais assez à faire. En été je prenais des étrangers qui voulaient visiter Hermannsburg et la lande, si bien que j’ai bien gagné. Le pasteur Haccius était bon envers moi et s’est occupé de moi, ainsi que mon frère Albert, si fidèle et gentil. Puis un grand pensionnat de jeunes filles s’est installé ici grâce à Madame Sup. Bartels. Alors j’ai pris des écoliers. Cela m’a fait très plaisir, de gentils garçons, je reste encore en contact avec certains. Mais les temps devenant de plus en plus durs, l’Angleterre voulait nous affamer, tout contact avec l’extérieur fut coupé ; on ne pouvait rien obtenir et on n’avait rien. Oui, nous avons eu bien faim, j’ai revécu la guerre des Boers, on avait des marques de rationnement pour tout, mais si peu que cela ne valait presque pas le coup. (…) Hermann, qui passait juste son année de service, fut enrôlé dans la marine de guerre et mis dans l’école des officiers pour recevoir sa formation, si bien qu’il est passé de la marine de commerce à la marine de guerre et on a passé de mauvais moments. Tout coûtait plus que ce qu’on avait prévu, mais Dieu m’a toujours aidée si bien que j’ai pu emprunter et comme je gagnais toujours de l’argent, j’ai toujours pu rembourser honnêtement. Si je le considère aujourd’hui c’est un vrai miracle, ô combien le Seigneur m’a toujours aidée. […]
1914-1915 J’étais donc bien arrivée à Hermannsburg et nous avons traversé la guerre, nous avons souffert de la faim, rien n’était organisé. Mon Winfried était parti en Inde comme directeur d’une grande école missionnaire. Il l’a bien remontée, il faut qu’il vous raconte ça lui169
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même. Puis la guerre a commencé. Les Allemands de là-bas ont été tout de suite mis dans des camps à Ahmednagar. Et d’un coup on a eu un message que tous les Allemands étaient renvoyés, ils devaient arriver à Amsterdam, je crois. Toutes les missions ont envoyé des délégués pour les accueillir, nous aussi. On a tout préparé ici pour nos chers hôtes. Oh, tout ce que les amis m’ont offert, de la confiture, du lard, de la graisse, des fruits, ma cave était plus que pleine… J’ai entendu un drôle de bruit et j’ai regardé devant la porte, c’était madame Eilers de Thuringe avec son manteau de Thuringe, c’est ça qui faisait ce bruit. On est entré et elle a ouvert son manteau et dessous j’ai vu un petit enfant qui criait et quand il a vu la lumière il s’est arrêté et a regardé fixement la lumière. Mon petit-enfant 50 ! Je l’ai pris dans mes bras, mais il a regardé toujours la lumière […] J’ai regardé devant la porte et il y avait une grande et mince femme sous le sapin qui pleurait. Je me suis approchée et l’ai prise dans mes bras, puisque c’était mon Elsa. Puis elle ma raconté en larmes qu’elle venait seule, que Winfried était retenu quelques jours à Londres. Je lui ai dit que je l’avais lu dans le journal et que je savais quoi en penser. Mais d’abord elle était là, cette chère enfant et sa petite fille. On les avait avait séparées de Winfried et elle n’avait pas d’argent, car c’est Winfried qui l’avait ; et elle n’avait pas non plus d’affaires, mais on a pu ici tout bien arranger. Je crois qu’elle est restée trois mois et c’était si beau, elle prétend avoir appris chez moi à cuisiner à l’allemande, puisqu’elle est suédoise et en Suède ils cuisinent différemment. Puis elle est allée avec son enfant en Suède chez ses parents puisqu’on ne pouvait pas encore espérer la libération de Winfried. L’été passa, je ne sais plus quand c’était, un jour on a reçu un télégramme je ne sais plus d’où : « ce soir à six heures à Hermannsburg ». Puis je me suis mise à hurler, je ne pouvais plus m’arrêter, j’ai crié et pleuré dans toute la maison jusqu’à ce que je me sois calmée […] J’ai préparé sa chambre en haut et le repas du soir et j’ai attendu, puis il est arrivé […] et il a crié depuis le portillon : « Eh oui, maman, un jour il fallait bien qu’il nous relâchent ! » Puis la tension est tombée, on a dû rire tous les deux et on est tombé dans les bras l’un de l’autre. Maintenant il y avait beaucoup à faire et à discuter. Il ne pouvait pas rester ici puisqu’il aurait dû aller alors à l’armée, alors qu’en Inde 50
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Il doit s’agir de Ragni Wickert, née le 4 août 1914 en Inde.
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il avait dû jurer de ne rien entreprendre contre l’Angleterre. Alors le pasteur Haccius a pris contact avec le pasteur Bezzel en Bavière51 pour demander si Winfried et Maneke pouvaient venir là-bas. Volontiers. On lui a confié un poste de remplaçant pour quelque temps, puis il a eu un poste de pasteur à Aschaffenburg, je ne me rappelle plus combien de temps il est resté. Mais il voulait terminer ses études de théologie pour être considéré comme un vrai pasteur. Il a donc pris un congé et est parti à Erlangen et je crois qu’Elsa et les enfants, il y en avait trois maintenant, sont allés en Suède. Il a été aussi à Leipzig ou Dresde, et à Ansbach il a passé son deuxième diplôme de théologie. Et à Celle, auprès de mon frère Albert, il a passé son baccalauréat, comme ça personne n’a pu rien trouver à redire. Il était maintenant sujet bavarois, et il a reçu une jolie paroisse à la campagne, à Stierhöfstetten, au milieu de catholiques, mais c’était très beau là-bas, j’y suis allée plusieurs fois, c’est très différent des landes de Lüneburg, mais c’était beau. […] Mais alors est arrivé ce terrible hiver où on ne pouvait plus rien acheter à manger, il n’y avait plus rien, seulement des rutabagas ; c’est de ça qu’ils vivaient à Hamburg. […]
1918-1941 Puis nous avons perdu la guerre, vous apprendrez ça dans vos livres d’Histoire, comme c’était ignoble, et Hermann a dû laisser son bateau en Angleterre. […] Emmchen a épousé un pasteur écossais qui avait été appelé à l’université de Yale aux États-Unis. Il avait demeuré chez moi à Marburg quand j’avais ma pension pour étrangers. Ils sont restés, je crois, cinq ans aux États-Unis, puis il a eu une paroisse en Écosse. Et maintenant c’est la guerre et je suis à nouveau coupée de tous mes chers. Puis Winfried a reçu un appel pour la mission ici à Hermannsburg. C’était bien pour moi, c’était si beau d’avoir des enfants autour de soi. Comme ils m’ont entourée d’amour et de prévenance. Aucune fille n’aurait pu mieux s’occuper de moi que ma chère Elsa. Et de voir les 51
Le royaume de Bavière, intégré en 1871 dans l’empire allemand, jouit pourtant jusqu’en 1918 d’une plus grande autonomie que les États de l’ancienne Confédération de l’Allemagne du Nord, notamment en ce qui concerne l’armée.
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enfants grandir, c’était si beau ! Winfried dut aller pour deux ans en Afrique, car il y avait beaucoup de changements à faire et à mettre de l’ordre. Ce n’était pas possible de tout faire par écrit. Le monde avait beaucoup changé, vous l’apprendrez en Histoire, je n’en écris rien, c’était un temps très dur. Donc Winfried partit pour l’Afrique, y a mis de l’ordre et est revenu en tant que directeur de la mission. Mais ici c’était de plus en plus difficile, le courant contre l’Église gagnait en influence et on regardait avec angoisse vers le futur. Les finances étaient mauvaises aussi, on ne devait plus envoyer d’argent vers l’étranger. Mais alors comment pouvions-nous tenir notre mission en Afrique ? Après de longues négociations on a demandé à Winfried d’y retourner encore une fois. Cette fois pour cinq ans. Donc il emmena Elsa et ses trois enfants les plus jeunes, Gudrun, Barbara et Marianne. Ce fut un départ difficile et nous ne savons pas si Dieu nous permettra de nous revoir encore une fois, je le lui demande chaque jour. Ragni a fait l’école d’infirmière à Osnabrück, il fallait qu’elle reste encore ici et devait suivre plus tard. Elle était fiancée au missionnaire Paul Hagedorn de Flensburg et ses connaissances médicales lui seraient utiles à la mission où elle serait plus tard et qui serait peut-être bien isolée. Aujourd’hui on attache aussi plus d’importance à la formation des jeunes mariées que de mon temps où on se mariait en sortant tout droit de l’étable ; c’est beaucoup mieux depuis que Winfried est directeur. Donc Winfried est parti, les deux garçons, Siegfried et Eskil, étaient au service du travail, et Ingrid à Hamburg à l’école Élise Averdieck ; ils habitaient alors chez le directeur Schomerus. Et je dois dire tout de suite que c’est devenu leur maison, c’est touchant comme ils s’occupent des enfants et aussi de moi, leur vieille mamie. Ragni est partie dès la fin de ses études rejoindre ses parents et s’est appliquée aussitôt à bien apprendre les langues du pays, zulu et anglais. Puis ils se sont mariés et ont habité à Hermannsburg au Natal, où Paul travaillait à l’école allemande ; le dimanche il prêchait dans différentes communautés plus éloignées. Quand Winfried était parti on lui avait donné qu’un visa pour trois mois en disant qu’il fallait le renouveler régulièrement. Quand il est venu se présenter chez le fonctionnaire pour la première fois, celuici lui a dit que cela ne s’appliquait pas à lui puisqu’il était né africain. Il pouvait donc exercer son métier tranquillement et l’a fait avec beaucoup d’amour et de sagesse, et avec succès. Ce qui l’a beaucoup 172
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aidé c’est qu’il parlait les langues, il n’avait jamais besoin d’un interprète, avec les fonctionnaires il parlait anglais et afrikaan.
22/4/1941 […] Il faut que je parle encore de Winfried. Quand la guerre a éclaté52, lui et beaucoup de jeunes frères ont été internés. Ce président des ministres Smuts hait les Allemands, il veut détruire l’Allemagne, donc il commence par interner tous les Allemands de l’empire. Mais ils n’étaient pas trop mal traités, les autres Allemands du pays leur ont envoyé des vivres et beaucoup de fruits. Car monsieur Smuts doit quand même faire un peu attention, le parti des Boers Hertzog53 étant devenu puissant contre les Anglais. Après huit mois, plusieurs frères ont été libérés, parmi eux Winfried qui est à nouveau chez les siens, Ragni est aussi chez ses parents avec sa petite fille. Puis est arrivé la terrible nouvelle de l’accident de Siegfried quand il est tombé en mer. Son cadavre n’a pas pu être retrouvé, il est au fond de la mer. Mais nous savons que là aussi il est dans la main de Dieu. […]
8/5/1941 Aujourd’hui c’est mon anniversaire, j’ai 84 ans ! Avant ma grave maladie je n’aurais jamais cru que je deviendrais si vieille. Mais maintenant je suis tellement en bonne santé que j’espère pouvoir revoir mes Winfrieds aimés. Oui, je peux chanter « Dieu m’a conduit jusqu’ici dans sa grande miséricorde ! » Et aucun de mes chers enfants n’est près de moi, je suis toute seule, mais je sais que tous pensent aujourd’hui à leur vieille mère et prient pour moi. Et je rends grâce pour tout le bien qu’Il m’a fait, toute ma vie : « Rends grâce au Seigneur, mon âme. » Et je reçois beaucoup d’affection de gens gentils, tous sont si gentils et bons envers moi, et j’espère que bientôt les Africains vont revenir. […]
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La Deuxième Guerre mondiale. Winfried est alors en Afrique du Sud. En janvier 1914, James B. Hertzog (1866-1942), général puis homme politique boer, fonde le « parti national ». 53
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10/4/1941 […] Mes petits-enfants, j’en ai dix-neuf54, sont tous de braves enfants et bien travailleurs, […]
15/2/1942 Je voulais m’arrêter, mais Dieu a frappé fortement à la porte que je veux encore écrire ceci. Il y a deux jours j’ai reçu un message que mon petit-fils chéri Eskil est tombé en Russie ! […] Mais c’est la volonté de Dieu, nous ne pouvons pas toujours la comprendre, mais soumettons-nous humblement à sa puissante main. Qu’il donne aussi aux parents un cœur ferme et tranquille, leur cher enfant est en sécurité dans la main de Dieu dans les champs enneigés de Russie, tout comme leur fils aîné Siegfried qui repose au fond de la mer.
9/7/1943 […] Mais nous ne pouvons rien faire d’autre que de nous soumettre à la main puissante de Dieu et implorer sa miséricorde. Oh, que cette guerre horrible puisse bientôt se terminer, que mes chers enfants puissent revenir d’Afrique, ils me manquent tant ! Les retrouvailles seront dures puisqu’ils ne retrouveront pas leurs deux garçons, mais on pourra porter le malheur ensemble. Mon fils aîné, Willi, a aussi perdu son fils aîné. Il avait fini ses études à Édinbourgh et voulait revenir chez ses parents, mais le bateau a été coulé, […] Mon Willi aussi n’a plus qu’un seul fils, Karlheinz, je ne sais pas s’il a dû partir à la guerre ou s’il est à la maison, que Dieu garde ce cher garçon à ses parents. Une si terrible guerre ! Maintenant fini, je n’en peux plus. […]
3/1/1944 Je voulais encore écrire pour la fin de l’année, mais je n’en avais pas la sérénité. Maintenant je peux remercier mon Dieu fidèle pour tout le bien qu’il m’a fait durant l’année passée. Même s’il y a eu beaucoup de malheurs, sa grâce et sa miséricorde furent plus fortes et il m’a aidée à porter le fardeau. Et même si après ma chute en mai 54
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Je ne peux en compter que dix-huit.
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je suis devenue une demie-infirme, j’ai quand même beaucoup de raisons pour être reconnaissante. Ma santé est bonne, je dors bien et je bois toujours avec plaisir mon lait, et surtout ma tête est claire ; je peux vivre toutes ces choses horribles, c’est une grande grâce. Que maintenant le Seigneur nous accompagne dans la nouvelle année et qu’il reste avec nous, qu’il ne nous enlève pas sa protection et qu’il nous garde dans sa miséricorde, et qu’il nous donne bientôt la paix. […]
17/9/1944 […] J’espère que mon fils Winfried reviendra, ça serait bien, je ne serais pas si seule, car ce n’est pas facile pour des femmes seules comme Gustchen et moi ; les hommes sont tous partis, c’est maintenant le combat à mort. Que le Seigneur puisse avoir pitié de nous et nous accorde bientôt la paix et qu’il fasse cesser ce massacre. Qu’il agisse selon sa grâce et sa miséricorde.
3/10/1944 […] J’aimerais lire plus tard ce que l’Histoire écrira sur cette terrible guerre. […] On reçoit de plus en plus de nouvelles de gens morts. Bientôt on n’aura plus d’hommes. Tous les jeunes sont fauchés, des familles entières sont mortes parce que les seuls fils sont morts. Oui, Dieu parle un langage dur avec nous, puissions-nous le comprendre et retourner vers lui en pénitence. Qu’il n’enlève pas sa main sur nous et qu’il nous donne bientôt la paix. Les expatriés d’Afrique sont arrivés. Schmädeke était ici, mais il ne pouvait rien raconter, car il est venu directement du camp sur le bateau et sa femme n’a pas reçu la permission de voyager, elle aurait peut-être pu raconter des choses. […] Mais on ne peut rien faire d’autre que de se blottir dans les bras du Père, c’est ce que je fais chaque matin, moi et tous les miens, où qu’ils soient. […]
15/1/1945 […] Les temps sont durs. Mais au milieu de toute cette souffrance, un rayon de lumière. J’ai reçu de bonnes nouvelles d’Afrique. 175
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Ragni a mis au monde son troisième enfant, un garçon, il s’appelle Eckart Winfried. Que je suis heureuse et reconnaissante ; Elsa est près d’elle et s’occupe d’elle. Oh, si seulement les enfants étaient à nouveau ici, ils me manquent tant, qu’ils me racontent des choses de mon cher vieux pays. J’espère que Dieu nous donnera bientôt la paix […] Quand nous aurons la paix cela nous fera drôle, mais ça va encore prendre du temps jusqu’à ce que nous puissions boire une « bonne » tasse de café, peut-être je ne vivrai pas jusque là, posons-le tranquillement dans la main de Dieu, il ne nous abandonne pas. Qu’il tienne sa main toujours sur nous et qu’il reste avec nous, alors nous serons en sécurité. […]
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PREMIÈRE FONDATION DES SŒURS MISSIONNAIRES DE NOTRE-DAME D’AFRIQUE (SŒURS BLANCHES) AU RWANDA, 13 MARS 1909 H i ldeg u nde S c h m i d t
Rapport (1910-1911 ?) du Père Justin Pouget1, Missionnaire d’Afrique Ce rapport est la transcription d’un texte manuscrit sur la fondation de la première communauté des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Sœurs Blanches) au Rwanda : Issavi (Save), le 13 mars 1909 (fig. 2). Il est signé, mais pas daté : « 1910-1911 » ajouté au crayon sur la première page, n’est pas de la main du père Justin Pouget, mais de quelqu’un qui a dû déduire à partir de certains faits que c’était environ à ce moment-là que le texte a été écrit. C’était donc une année après cette première fondation au Rwanda. Le père Pouget a introduit dans son rapport trois témoignages des premières Sœurs : « La petite lépreuse » – « Le petit apôtre » – « Une conquête de Marie. »
1 Le Père Justin Pouget (1858-1937) a été à Save de 1900 à 1902, de 1906 à 1914 et de 1919 à 1935. Né à Campolibat (Aveyron), il fait ses premières études au Grand Séminaire de Rodez. Il est ordonné prêtre en 1883, puis pendant huit ans est vicaire dans une paroisse de Villefranche-de-Rouergue. Il entre au noviciat des Pères Blancs à Maison-Carrée en 1891 et prononce son sermon en 1893 à Sainte-Anne de Jérusalem, œuvre à laquelle il aurait aimé se « dévouer jusqu’à la fin de [ses] jours si telle avait été la volonté de Dieu ». Tombé malade en 1895, il retourne en France, puis est envoyé comme professeur au Séminaire de philosophie de Binson. Plus tard il devient aumônier de l’orphelinat SaintCharles d’Alger (1897-1900). À partir de 1900, son existence se passe presqu’entièrement au Rwanda – à Save, sauf quatre années à Zaza et les deux dernières années de sa vie à Astrida (actuelle Butare). Il ne quitte son nouveau champ d’apostolat que pour revenir à la Maison-Mère faire les « exercices de trente jours » en 1914. Par suite de la guerre, il ne retourne à Save qu’en mars 1917.
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La fondation de la congrégation date de 1869, à la suite de celle de la Société des Missionnaires d’Afrique (1868). Charles Lavigerie (1825-1892) est à l’origine de ces deux instituts missionnaires. Professeur d’histoire à la Sorbonne (1854-1856), il est appelé à se rendre en Syrie où il fonde l’Œuvre des écoles d’Orient pour soutenir les missions. C’est là qu’il découvre l’islam et la culture arabe. En 1863, il est nommé évêque de Nancy et en 1867, il accepte de prendre en charge l’archidiocèse d’Alger. Mais Mgr Lavigerie voit plus loin. Il écrit à un de ses amis : « L’Algérie n’est qu’une porte ouverte sur un continent. » Et il avait prédit à ses missionnaires : « Vous avancerez jusqu’au centre de l’Afrique ». Lavigerie – marqué par la profonde influence exercée par sa mère, mais aussi des deux servantes de sa famille qui lui avait donné sa première formation religieuse – voyait dans la femme un élément essentiel pour la transformation de toute société. Il voulait les sœurs proches de la population : parler leur langue, vivre une vie simple, être « tout à tous ». Elles vivaient de telle manière que leur pauvreté touchait parfois à la misère. Ce texte sur cette fondation au Rwanda en témoigne. En 1894, après 25 ans d’existence, la congrégation ne comptait que 106 Sœurs professes. Malgré ce petit nombre, la congrégation envoyait en l’espace d’un an 10 sœurs en Afrique Centrale. Ce n’est qu’un début de nombreuses « caravanes » qui se mirent en route vers l’intérieur du continent. D’une année à l’autre, les « caravanes », comme on appelait les groupes des sœurs partant en Afrique, se suivaient. En 1909, année de la fondation de la première communauté féminine au Rwanda (les Pères Blancs étaient là depuis 1900), 18 « caravanes » étaient déjà parties vers le Tanganyika, le Haut Congo, le Nyassaland, l’Ouganda. Dès le début, la congrégation est internationale. Les quatre sœurs fondatrices au Rwanda sont de trois nationalités différentes (française, néerlandaise, allemande). Pour vivre le « tout à tous » du Cardinal Lavigerie, les sœurs commencent par se mettre au kinyarwanda. « Apprendre la langue d’un peuple, c’est se préparer à lui appartenir ; la langue est le véhicule le plus puissant des sentiments et des idées »2. Les sœurs ouvrent un dispensaire. S’il y a des après-midis libres, elles en profitent pour aller visiter les familles, soigner à domicile les malades qui ne peuvent venir au dispensaire. De plus en plus, les journées entières sont prises par les classes et le catéchisme. Petit à petit, les sœurs ajoutent des cours d’hygiène et de puériculture aux filles et des instructions pra2 Pensée du Cardinal Lavigerie, n° 102, Maison-Mère des SMNDA, St CharlesBirmandreis, 1960.
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tiques sur la vie chrétienne aux femmes. Dès leur arrivée elles ouvrent aussi un internat pour les orphelines et les femmes abandonnées.
Archives des Sœurs Blanches, Rome, A 5068.2 Les Sœurs Blanches firent leur entrée au Rwanda le mois de mars 1909. Déjà elles sont à la veille de fonder au Bugoyé3 et bientôt d’autres missions bénéficieront de leur précieux concours, car elles sont demandées un peu partout où la mission est plus avancée. On peut affirmer qu’elles sont des puissantes auxiliaires pour l’œuvre de la conversion des infidèles. De même que Ève fut pour une large part dans la perte du genre humain, de même Marie fut pour une large part dans sa réhabilitation et son salut. Ainsi la sœur missionnaire contribue beaucoup par ses prières, ses exemples et son zèle à la conversion des peuplades païens. D’abord par leurs prières, elles jouent le rôle de la carmélite qui du fond de son cloître fait monter vers le ciel ses supplications avec ses austérités et fait ainsi descendre sur les âmes des grâces de conversion, de persévérance ou de préservation. Puis elles s’unissent au missionnaire pour affronter comme lui toutes les fatigues et toutes les difficultés de l’apostolat, et à ce point de vue on peut encore affirmer que leur vie est plus héroïque que celle de la sœur qui jouit de la vie contemplative. En effet que de sacrifices d’abord ne faut-il pas s’imposer pour s’exiler, aller vers l’inconnu et puis, malgré toutes les consolations qu’on éprouve en voyant tant d’âmes entrer dans le sein de la véritable église, quelle fermeté de volonté ne faut-il pas pour aller à la recherche de ces âmes, les délivrer de l’erreur et les maintenir dans le bien ? Donc, c’est du courage qu’il faut pour être sœur missionnaire et un courage qui doit persévérer jusqu’à la fin. II. Les premières sœurs vinrent s’installer à Issavi4 le plus ancien poste du Rwanda au mois de mars 1909. En passant à la capitale, le roi Msinga5 désira les voir. Voir pour la première fois des femmes « bazungu » (Européennes), quelle aubaine ! Il commença par 3 4 5
Actuel Bugoyi, au sud-est du pays. Actuelle Save. On écrit plutôt Musinga désormais.
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envoyer un bœuf comme cadeau ; puis à l’heure fixée il fit son entrée dans la maison qui sert d’école à la capitale, mais sans doute sans avoir fait au préalable quelques sacrifices, car la femme pour les sauvages est toujours un être mystérieux qui a un grand ascendant sur les esprits. Donc, il pourrait bien y avoir quelques dangers pour ses jours de se trouver en face de ces blanches au nombre de 4 sans s’être rendu les dieux favorables par quelque sortilège. Il était escorté par les grands de sa cour qui tous devaient partager la même défiance et la même curiosité. D’abord sa majesté avait l’air bien timide, n’osant pas lever les yeux, ne sachant pas trop à qui il avait à faire. Enfin il se hasarde à les regarder un peu en face, et ne voyant pas les cheveux, couverts par un voile blanc, cela sembla l’intriguer fortement. Car enfin ce voile est-ce bien la peau de la tête, ou bien une étoffe ? Si c’est une étoffe qu’est-ce qu’il peut avoir en dessous ? De suite il demande à voir les cheveux. Comme on lui répondit que les « Babikira » (vierges) n’ôtaient jamais le voile devant les autres, il arrêta là ses investigations et n’insista plus. Puis, il continua à poser d’autres questions aussi puériles les unes que les autres, comme celle-ci : « Que viennent faire ces babikira au Rwanda ? » « Elles viennent soigner les malades et aussi les guérir bien souvent. » Oh ! « Est-ce qu’elles peuvent guérir les bosses ? » Pauvre roi, si tu savais qu’elles ont un pouvoir supérieur à celui-là, celui de guérir par leurs prières et leurs sacrifices toutes ces aspérités morales qui rendent ton âme et celle des tiens désagréable aux yeux de Celui qui t’a créé, combien tu serais heureux d’avoir ouvert les portes de ton royaume à de pareilles bienfaitrices ! Mais ces merveilles sont encore cachées à tes yeux ; elles prieront du moins pour que ces ténèbres fassent place à la lumière pour que tu connaisses le véritable médecin, et que les bosses qui mettent l’estomac à l’abri du vent fassent le moindre de tes soucis. Enfin, elles prennent congé du roi, et après un long et pénible voyage, elles contemplent à l’horizon de hauts arbres qui émergent sur les bananeraies voisines, et au milieu la toiture rouge de notre église6. C’est Issavi, leur terre promise, le terme si long désiré. Quel bonheur ! « et dire que Jésus du fond de son tabernacle contemple ses 6 Sur cette construction, lire le début du diaire des Pères Blancs publié : R. Heremans et E. Ntezimana, Journal de la mission de Save.
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enfants ». Telle fut la première parole qui s’échappa des lèvres de l’une d’entre elles en contemplant au loin cette église qui possède Celui qui les a appelées, et pour lequel elles viennent travailler, souffrir et mourir. À plus d’une heure de distance une foule considérable se porta à leur rencontre manifestant par toutes sortes de démonstrations la joie de voir pour la 1ère fois ces filles du bon Dieu qui viennent leur procurer la paix avec la véritable liberté. Cette foule devient de plus en plus compacte à mesure qu’elles avancent, et elles peuvent constater combien elles sont déjà sympathiques à ces âmes qu’elles viennent convertir. Elles prennent possession de leur modeste demeure construite en paille en attendant une maison plus confortable en briques qui les fera attendre l’espace d’un an, car ici avec les briques cuites au soleil on ne peut pas construire quand on veut. Quelle habitation ! Quelle pauvreté [suit un mot illisible]. Quelle dure mortification que de dormir sous un toit qui n’offre d’autre protection contre le vent et la lance du sauvage que celle que la Providence exerce vis-à-vis du missionnaire ? Mais combien sûre et paternelle que celle-là. Que d’incommodités à endurer. Ne serait-ce que la visite fréquente des rats qui bravent toute crainte, sautant un peu partout, ne respectant pas plus le visage de la religieuse que la chevelure crépue du nègre. Que de sommeils troublés pendant le repos bien mérité de la nuit par la farandole de ces rongeurs sans merci ! Oui, les débuts furent bien modestes et pénibles, et il fallait le souvenir de la pauvreté de Nazareth pour faire trouver agréable une situation toute faite de privations de toute sorte. Aussi le bon Dieu semble bénir un apostolat qui consiste surtout dans l’instruction de l’enfance et le soin des malades sans compter d’autres œuvres de charité qui se développent avec les moyens et la connaissance plus complète de la langue indigène que plusieurs possèdent déjà pour faire du bien. III. Le 14 août, elles purent présenter à Mgr Sweens7 une soixantaine d’enfants des deux sexes pour recevoir le sacrement de confir7 Né en 1855 à Bois-le-duc (Pays Bas), ordonné prêtre en 1882, il travaille plusieurs années dans les paroisses de son pays. C’est durant ce temps-là qu’il entend parler du Cardinal Lavigerie et de sa campagne anti-esclavagiste. Avec la permission de son évêque il rejoint les Pères Blancs en 1889. En 1909 il est nommé coadjuteur de Mgr Hirth
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mation. Elles ont pu faire suppléer les cérémonies du baptême environ à une quarantaine d’enfants baptisés autrefois « in extremis », et que la mort a encore respectés probablement pour augmenter un jour leur récompense au ciel, car avec tant de soins tout fait espérer qu’ils mèneront une vie bien chrétienne. Avec quel empressement la plupart de ces petits viennent écouter la Parole de la maman « mubikira8 », et chanter avec elle le cantique qui appelle Jésus dans le cœur et en chasse le démon. À ce groupe s’ajoute le nombre bien plus considérable des enfants de néophytes qui grâce à Dieu voient leur foyer s’augmenter de nombreuses recrues. En effet, nos familles chrétiennes ne sont pas frappées de cette stérilité qui désole certains peuples de l’Afrique Équatoriale. Ici comme partout, nous ne comptons pas trop sur la bonne volonté des parents pour l’éducation de l’enfance. Malgré cela avec le précieux concours des Sœurs nous espérons que les enfants recevront une bonne instruction qui pourra les rendre supérieurs à leurs parents qui n’ont été instruits qu’en vue de recevoir le baptême. Ensuite, comme le Bon Pasteur elles ne craignent pas de parcourir les montagnes pour faire connaître la véritable religion par l’exemple et par la parole. Il n’est pas rare qu’elles aient l’occasion d’envoyer au ciel de nombreux enfants qui la plupart meurent après avoir reçu le baptême. D’autrefois [sic] ce sont des adultes qu’il est plus difficile de sauver à cause de la résistance qu’ils opposent quelquefois à la grâce et à cause des dispositions qu’il faut réaliser pour recevoir le baptême, qui eux aussi se laissent capter par les bons procédés de la sœur, et reçoivent le sacrement qui ouvre la porte du ciel. Voici entre beaucoup quelques traits qui montrent combien la grâce est puissante sur des cœurs qui ne l’ont pas encore méprisée, et surtout quand elle est sollicitée par des âmes ferventes. Ici je laisse parler les religieuses elles-mêmes qui m’ont cité ces divers traits. La petite lépreuse : Étant allés en excursion sur une colline, les chrétiens qui l’habitaient nous avertissent qu’une jeune fille païenne était
du Vicariat Nyanza-Sud. En 1910 il est consacré évêque. Il démissionne après 18 ans de service comme vicaire apostolique. Il est décédé en 1950. 8 Singulier de Babikira (cf. supra).
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atteinte de la lèpre depuis plusieurs années. Les parents ne la montrent jamais, elle reste toujours enfermée. Nous trouvons la mère assise dans le « lugo »9 (la cour) tandis que le père debout, la lance à la main, la hache sur l’épaule, nous regarde de mauvais œil, comme pour nous dire « sorcières allez-vous-en ». Voyant que notre présence les importune, nous causons tout d’abord des choses indifférentes et finissons par voir la petite malade. « Elle est morte » nous dit le père. Les chrétiens nous font comprendre qu’elle est cachée dans la case. En vain notre demande est réitérée, sur un refus obstiné nous nous retirons. Quelques semaines après, nous retournons dans la même maison essayer encore de sauver cette âme après l’avoir bien recommandée à la Vierge Marie. Nous trouvons encore le père à l’entrée de la hutte, mais il paraît plus abordable que la dernière fois. Après les salutations d’usage, nous demandons à voir son enfant malade. « Elle est morte », nous répond-il encore. « Écoute mon ami, cesse de nous mentir. Pourquoi as-tu peur de nous ? Nous aimons beaucoup les nègres et surtout les enfants, puisque nous sommes venu dans ton pays pour les soigner. Conduis-nous à ta fille nous lui donnerons du remède. » De suite, cet homme farouche paraît s’adoucir, et nous dit : « Venez, suivez-moi, je vais vous la montrer. » Et il nous précède dans sa hutte. Comme nous ne voyons rien dans l’obscurité, nous lui disons de la porter à l’entrée. « C’est impossible, dit-il, cette enfant personne ne peut la voir, car c’est une horreur. Mais suivez-moi. Vous la verrez vous-mêmes. » Le père ayant allumé quelques roseaux, nous apercevons la pauvre petite gisant par terre sur une natte toute usée ; son corps amaigri semble de couleur jaunâtre, sa figure tuméfiée, ne laisse plus voir ses yeux, sa tête est tout à fait chauve. En vain essayons-nous de la faire parler, elle ne répond que par signes, ce qui dénote qu’elle a sa connaissance. Comme la présence du père nous gêne, nous l’envoyons chercher une feuille de bananier pour servir de tasse à la mourante, une sœur cause longuement avec lui à l’entrée de la hutte pendant que l’autre instruit la malade des grandes vérités qu’elle semble bien accepter, car elle ne peut répondre que par signe. Le baptême lui est donné sous condition. Quelques jours après elle avait quitté cette terre. Nous espérons qu’elle est au ciel, car il est fort probable qu’elle a entendu souvent parler de religion, puisqu’elle habitait non loin de plusieurs chrétiens qui aiment à faire du prosélytisme. Le petit apôtre : Arrivées dans un village, une bande d’enfants accourt nous saluer. Un garçon environ d’une dizaine d’années, aux yeux vifs, prend le premier la parole : « Voyez, dit-il, mes petits catéchumènes, je vous les
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Rugo ; ici l’écriture de l’époque.
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amène ; j’en ai trouvé bien d’autres dans le village, mais ils aiment encore le diable, et ont refusé de venir. Je ne puis les décider à prier. Celui-ci, ditil, en nous montrant un enfant de 7 ans, a reçu le baptême autrefois parce qu’il était bien malade, cela l’a guéri ; puis, s’adressant au jeune chrétien, « c’est Dieu qui t’a guéri, il faut l’en remercier et aller chez les sœurs pour qu’elles t’instruisent davantage, tu entends, Petro, laisse [sic] de vivre comme ces vilains païens. » Le lendemain, notre petit apôtre arrive avec 5 camarades. « Datyé, lui dit la sœur où sont donc tous les autres enfants qui prient avec toi ? » Ah ! dit-il tristement, tous ont refusé de venir. Ce vilain diable est encore beaucoup trop dans leur cœur et que j’ai eu des peines à cause d’eux. Hier, toute ma soirée s’est passée à courir les chercher ; pendant ce temps mes quatre chèvres et mes deux moutons ont fait du dégât dans le champ du voisin, et mon père en colère m’a frappé avec un gros bâton, et m’a mis dehors en me refusant toute nourriture. Cependant, j’étais bien fatigué, et la faim se faisait sentir bien fort. Enfin exténué, je m’endormis dans la petite hutte où mon père sacrifie aux bazimu (esprits) sans penser que l’hyène aurait pu venir me manger. À la pointe du jour, je suis retourné instruire mes ntore10 (choisis), car j’aime beaucoup le bon Dieu, et je voudrais que tous mes camarades prient, mais hélas ! beaucoup ont refusé de m’écouter. Ce soir je vais tresser des cordes pour lier mes chèvres, je pourrai les laisser seules, et ainsi aller instruire mes camarades. Nous apprenons à notre petit catéchiste à bien remplir ses devoirs de berger, en même temps qu’à convertir ses camarades. De la sorte son père ne sera plus fâché contre lui, et le laissera agir librement. Datyé est un de nos écoliers les plus assidus ; il n’a pu entraîner tous ses camarades ; mais cependant son zèle a été couronné de succès. Deux mois plus tard, il allait recevoir la médaille11 avec 5 de ses petits compagnons. Il continue à s’instruire pour se préparer au baptême tout en faisant de la propagande autour de lui. Une conquête de Marie : Des chrétiens viennent nous avertir qu’un païen est à la dernière extrémité, mais ne veut pas entendre parler de religion. Nous allons le voir et trouvons un homme d’environ 35 ans, logé dans une misérable hutte ; son corps maigri par une longue maladie ressemble à un squelette, ses jambes sont couvertes de plaies qui exhalent une odeur infecte. La conversation est amenée sur notre sainte religion qu’il trouve 10
On écrit désormais intore. La médaille (probablement avec l’image de la Vierge) était donnée comme encouragement ou/et pour marquer une nouvelle étape dans le catéchuménat, temps de préparation au baptême. 11
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P r e m i è r e f o n d a t i o n d e s S œ u r s M i s s i o n n a i r e s d e N o t r e - D a m e d ’A f r i q u e
bien belle, mais lorsqu’on vient à la question sérieuse de renoncer à ses pratiques superstitieuses, il répond qu’il aime bien Imana (Dieu), mais qu’il est né dans sa religion et qu’il ne peut l’abandonner. « Alors, tu ne veux pas être l’enfant du bon Dieu ? » – « L’enfant du bon Dieu ! Ah, sans doute, vous voulez me parler du baptême. Non, non, je n’en veux pas. Tenez, prenez plutôt cette pioche et frappez-moi sur la tête, mais ne me parlez pas de ce poison du baptême qui tue. Je n’en veux pas. » Bien affligées de ce refus, nous n’insistons pas davantage tout en lui faisant une petite aumône, nous glissons sous sa natte une médaille miraculeuse, puis nous nous retirons en priant du fond du cœur Marie d’avoir pitié de cette âme qui ne tardera pas à entrer dans son éternité. Le lendemain, Maria, une femme bien dévouée qui habite à la mission est envoyée près de lui, espérant que par sa bonté elle triomphera de son obstination. Elle devient toute peinée à son tour, n’ayant pu le faire revenir à de meilleurs sentiments et puis la mort ne tardera pas à faire son œuvre. Nous redoublons nos supplications auprès de notre bonne Mère du ciel, et espérons en sa miséricordieuse bonté ! Nous étions en excursion dans ce village quand un chrétien accourt vers nous, et nous dit, « Votre malade m’a fait appeler cette nuit en toute hâte. » « Mon ami, m’a-t-il dit, je vais mourir, mais je veux recevoir le baptême, et devenir l’enfant du bon Dieu. Hâte toi de me donner le baptême, car je crois tout ce que les sœurs m’ont enseigné. » Cela dit, je lui donne le baptême et deux heures après il partait pour le ciel. »
Voilà ce que font les Sœurs Blanches au Rwanda. Puissent les bienfaiteurs d’Europe prier pour elles pour qu’elles reçoivent de nombreuses recrues et aussi d’abondantes bénédictions qui féconderont leur travaux et donneront à Jésus-Christ un grand nombre d’âmes pour lesquelles il est mort sur une croix.
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Introduction
CONSOLIDATION DE LA MISSION Après avoir vu quelques épisodes plus lointains ou de véritables débuts de mission avec leurs problèmes, nous atteignons un moment où il s’agit de densifier les réseaux dont les têtes de pont ont été lancées un peu partout. Certes, il reste quelques territoires qui ne sont pas couverts, au moins par une confession religieuse – comme en Zambie pour les catholiques ainsi que le prouve le deuxième témoignage de cette section ; mais, surtout, à partir de bases plus ou moins solides, on étoffe le maillage des établissements. Ainsi, nous venons de découvrir l’installation des premières Sœurs Blanches au Rwanda (texte précédent) et là nous assistons à une nouvelle fondation de la congrégation, plus au nord (cf. fig. 2), plus haut (vers 1700 m, à l’extrémité de la Crête Congo-Nil) et plus humide, complétant le réseau de plus en plus dense de missions dans un pays petit mais densément peuplé. Les difficultés rencontrées font qu’on est cependant toujours dans cette phase de découverte. En point d’orgue, nous retrouvons les étapes menant au moment très attendu par de nombreuses sociétés missionnaires qui en avaient fait un projet majeur : celui de l’ordination d’un prêtre local, ici au Nigeria en 1920.
UN VOYAGE DANS L’INCONNU DE L’AFRIQUE CENTRALE : DÉBUT DU DIAIRE DE RWAZA, RWANDA (SEPTEMBRE-DÉCEMBRE 1913) H i ldeg u nde S c h m i d t
Avec la collaboration de Laurien Uwizeyimana et d’Annie Lenoble-Bart pour les notes1
Le 11 août 1913, quinze Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (venues de la Maison-Mère de Saint-Charles en Algérie) embarquent à Marseille pour Mombasa (Kenya) pour rejoindre les « missions lointaines ». Quatre d’entre elles sont destinées à une nouvelle fondation à Rwaza (Rwanda). Il s’agit de M. Gondanès (Allemande), M. St. Prospère (Française), M. Jacques-Joseph (Hollandaise) et de Marie Ange (Canadienne). Par élimination des noms des sœurs dont parle le récit à la troisième personne, on peut conclure que sœur M. Gondanès est l’auteur du récit. Ceci peut expliquer son orthographe souvent défaillante2. Le 29 août, nous dit le diaire de Mombasa, les sœurs y débarquent et y attendent de reprendre leur voyage après une dizaine de jours (cf. fig 2). C’est le 10 septembre, jour du départ de Mombasa, que leur diaire de voyage commence. Il décrit aussi les débuts de leur vie missionnaire à Rwaza. Ce journal est plus qu’une simple information sur la manière de voyager au début du xxe siècle. Il témoigne surtout d’un esprit et d’un zèle apostoliques qui ne doivent « reculer devant aucune peine, pas même devant la mort, lorsqu’il s’agit d’étendre ainsi le Règne de Dieu » (Constitutions de 1882, chap. 1, art. 2). On y retrouve un monde marqué par le souci de découvrir la présence et l’œuvre de l’Esprit chez les peuples où ces Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique sont envoyées.
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Tous deux ont enseigné à l’Université Nationale du Rwanda (UNR). La Congrégation étant fondée en Algérie, le français était sa langue officielle ; elle est encore une des deux langues parlées en son sein. 2
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Manuscrit conservé aux Archives Générales des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Rome) sous la cote A 5085.4 Mombaza3, 10 Septembre 1913 Après avoir passé 12 jours chez nos Sœurs de la Procure4, nous les quittons, ce matin, et apportons un bon souvenir de notre séjour. À midi, nous sommes dans le train qui conduit à Port Florence5 ; nous revoyons, pour une dernière fois, les majestueux palmiers de l’Ile. La contemplation dure peu, car bientôt, nous traversons le bras de mer qui nous sépare du Continent. Ici, le pays n’a rien de particulier si ce n’est qu’une suite de montagnes, plus ou moins, couvertes de broussailles. 11 Sep. Le pays a changé : c’est la plaine maintenant, dont voici les habitants : Antilopes, Buffles, Zèbres, autruches, etc. Ces troupeaux de bêtes fauves, qui broutent des deux côtés de la voie ferrée, sont tellement nombreux, qu’on ne puit pas les compter. À midi, nous avons le bonheur de faire connaissance avec deux de nos Sœurs de Nairobi : « Mère Antoinette et Sr Jean de Britto6 ». Nous traversons de superbes montagnes boisées, de temps en temps un petit cours d’eau et des champs de maïs que les noirs7 sont en train de cultiver. De ces pauvres noirs « grands et petits, nous en voyons de tous les côtés. À chaque station, on voit un groupe de nègres qui sont peints, des pieds jusqu’à la tête, en brun ; ils ont une coiffure en plumes, des bracelets en fil de cuivre, qui leur montent jusqu’au coude, une étoffe qui croise sur les épaules et un sabre à la main.
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Mombasa. Endroit où l’on stocke ce qui est nécessaire aux sœurs les plus lointaines. 5 Port Florence, maintenant Kisumu, a été fondé par les Anglais en 1901. 6 Le mot « Mère » était utilisé pour la sœur qui était en charge de la communauté (supérieure). Il s’agit de mère M. Antoinette (Française, 1873-1947) et de sœur Jean de Britto (Maltaise, 1873-1946). 7 Les mots « Noirs » et « Nègres » étaient couramment utilisés en ce temps-là et n’exprimaient pas de mépris, cf. S. Daget, « Les mots esclave, nègre, Noir, et les jugements de valeur sur la traite négrière dans la littérature abolitionniste française de 1770 à 1845 », Revue française d’histoire d’Outre-Mer, t. X, 1973, n° 221, p. 511 sqq. ; P. Coulon, P. Brasseur et al., Libermann (1802-1852). Une pensée et une mystique missionnaires, Cerf, 1988. 4
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Ici, les noirs, de la Côte, se mettent de petites barriques dans les oreilles, des plaques de couleurs voyantes, au bout et de chaque côté du nez. À la première vue, ils font vraiment pitié. Les montagnes ont disparu, et nous voilà de nouveau dans la plaine, les zèbres et les troupeaux de brebis y abondent. Nous passons près du lac Naïvasha8 . À la nuit tombante chacune s’étend sur sa banquette pour prendre son repos. Les nuits sont très fraîches. Si l’on n’avait pas eu sa couverture de laine, on aurait souffert de froid, croirait-on cela à l’Équateur ? Le 12 Sept. À 7 heures, on arrive à Port Florence, à 584 miles de Mombaza. Sur le parcours, on s’est arrêté à 45 Stations. Parmi ces gares, il y en a qui possèdent un café spécial pour les passagers. Nous, nous n’avons pas eu la peine de descendre à chaque repas, car Mère Lutgarde nous a donné le lunch pour toute la route. Nous sommes quatre Sœurs par compartiment, la nuit deux occupent les lits du haut et les autres les banquettes. Port Florence. Ici, nous avons le bonheur d’assister à la Ste Messe et de faire la Ste Communion à la Mission Anglaise9. Le Père de la Mission n’a pas voulu nous laisser descendre au bateau à jeun, il nous a préparé lui-même le café. Il a été très complaisant pour nous. À 1 heure, le « Sybil » se met en mouvement : il est petit, mais propre et joli. Nous sommes en « première Classe » faute de place dans la seconde. Il y a à bord un Consul Autrichien et une Comtesse : cette dernière a fait le tour du monde ; elle a connu les trois derniers Papes. Il y a plus de quarante ans qu’elle voyage ; le Centre de l’Afrique, seul, lui est inconnu ; maintenant, elle visite les mines d’or et de diamants, enfin tout ce qui est intéressant à voir. En ce moment elle fait le tour du Lac Victoria Nyanza, le plus grand du monde. Elle parle toutes les langues, est bonne catholique, très simple dans ses manières et ses conversations, et nous dit qu’elle pourvoit à l’entretien de deux cents pauvres dans sa Ville Natale « Vienne ».
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Lac d’eau douce au nord-ouest de la capitale Nairobi. Mission anglaise : mission desservie par des missionnaires anglais, très probablement les Pères de Mill Hill. 9
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C’est un vrai plaisir de voyager ici sur le Lac : Tout le monde se porte bien. Il ne nous secoue pas comme l’Océan Indien. Avec ce bateau on fait presque le tour du Nyanza. À cause des îles qui sont si nombreuses, il ne marche que le jour, par conséquent rien n’échappe à notre vue. 13 Aujourd’hui nous voyons la Côte de près et de nombreux îlots, inhabités probablement. On s’arrête de très bonne heure pour passer la nuit. 15 Nous arrivons à Mwanza10 et passons une journée chez les Missionnaires. On a mis deux salles à notre disposition. Nous sommes en Communauté. On nous fait visiter les Classes de la Mission. C’est tout nouveau pour nous de voir des Nègres, même âgés, en classe. Parmi ces enfants, il y en a qui lisent et écrivent très bien. On choisit les plus intelligents pour les envoyer au Séminaire. Nous faisons connaissance avec plusieurs Noirs minorés11. Ils ont un air tout à fait pieux !!! 16 Nous entrons de nouveau dans le « Sybil ». 17 À 7 heures, nous arrivons à Bukoba. Nous ne sommes maintenant que sept, « car Mère St-Gélase a gardé avec elle toutes les Sœurs destinées à la fondation d’Ukerewe12 ». Nous allons déjeuner à la Procure des Miss., et là on nous apprend qu’il faut se diriger vers Kagondo, au lieu de passer par Marienberg13. Sœur Ludger et Sœur Lucia viennent nous chercher à la Procure ; elles ont la douleur de retourner seules. À 6 heures du soir nous saluons nos Sœurs de Kagondo ; elles sont bien bonnes pour nous. Nous profitons des cinq jours que nous passons ici pour connaître la Mission. Ici on se met à genoux pour saluer. Les Noirs nous édifient par leur piété et leur bonne tenue. À la Sainte Messe ils prient ensemble, à haute voix, et chantent assez bien la Grand’Messe. C’est une mission florissante.
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Les sœurs arrivent sur le territoire du Tanganyika, Tanzanie actuelle. Puisqu’on mentionne le Séminaire, il s’agit sans doute des jeunes du Petit Séminaire. 12 Ukerewe est une des plus importantes îles du lac Victoria. 13 En 1918, Marienberg devient en anglais Mary Hill, puis Kashozi. 11
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Sœur St. Prospère a eu le bonheur de donner le bon Remède14 à un adulte qui a quitté le monde quelques heures après. Nous avons prié sur la tombe de Mère François de Borgia15. Mère Majella nous parle souvent de la maladie et de la mort édifiante de cette bonne Mère. 22 Sept. Après avoir entendu la Ste Messe et reçu le Pain des Forts16 , nous faisons nos adieux à nos Sœurs de Kagondo et nous nous mettons en Caravane. Cinquante six hommes portent les caisses nécessaires pour la route ; parmi eux plusieurs sont chrétiens ; il y a trois hamacs à la disposition des voyageuses. Il y a deux Pères avec nous, qui conduisent la Caravane. Nous arrivons à deux heures à la 1ère étape. Le chef d’où nous campons vient au-devant de nous avec ses soldats. Quatre tentes sont dressées par conséquent nous sommes deux par tente. Toutes ont passé une bonne nuit sous ce nouveau toit. Levées à quatre heures, entendons la Ste Messe, et prenons vite le café pour continuer notre route. Mais nos braves noirs ne sont pas pressés, le jour est long ; pourquoi se dépêcher, telles sont leurs réflexions, enfin la caravane se met en marche. 24 Aujourd’hui, nous gravissons des montagnes extrêmement longues. Il nous faut traverser des marais en machilla17 ; les pauvres noirs s’enfoncent jusqu’aux genoux avec leur lourde charge. 26 Nous arrivons à 11 h au Camp. Nos tentes sont dressées près d’un lac. Nous prenons le thé dans un magnifique panorama. Nous faisons la lessive qui sèche dans dix minutes. Les hyppopotames sont très nombreux. Le soir, les nègres les appellent et bientôt nous voyons leurs grosses têtes sortir de l’eau. 27 6ième jour de Caravane – Nous passons dans un canal. Ici, on nous traverse dans des troncs d’arbre ; de ce canal nous entrons dans la Kagera, un affluent considérable du Nil.
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Nom utilisé pour le sacrement de baptême. Cette Hollandaise est morte très jeune, peu avant l’arrivée des sœurs fondatrices de Rwaza (1880-1913). 16 Terme utilisé pour l’Eucharistie. 17 Il s’agit d’une chaise à porteurs. 15
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Au-delà de cette rivière nous sommes dans le Rwanda. Nous rencontrons des chrétiens avec leur troupeau qu’ils vont échanger à Bukoba pour des étoffes. Les brebis prennent place sur les boats18 que nous venons de quitter. Les bons Noirs qui portent nos bagages viennent chacun leur tour nous demander une aiguille et une épingle double, et, dès qu’ils ont une petite égratignure, ils viennent se faire panser. 28 7 et 8ième jour. Oh ! le joli pays que le Rwanda ! Plus nous nous avançons, plus les villages sont nombreux. Les bananeraies couvrent les vallées. 30 Sept. Nous arrivons à Nsasa19 Mission des Pères Blancs. Nous nous reposons un jour ici. Nous raccommodons aujourd’hui le linge de l’église, ce qui rend service au Père Sacristin 20. On nous montre deux phénomènes : 1° Un homme d’une grosseur extraordinaire, et qui a les mains et les pieds tout petits et délicats, il n’a jamais marché, il se traîne, et avec cela il paraît le plus heureux du monde. Et puis un nègre blanc21… C’est rare, n’est-ce pas ? Le pauvre petit est âgé de cinq ans. On voulait le tuer quand il est né, mais une bonne vieille en a pris soin, disant que plus tard il fera un frère. On est en train de faire des briques pour la maison des Sœurs. Le fourneau pour les cuire n’est pas trop compliqué : elles sèchent tout simplement au soleil. Les Missionnaires ont grand’hâte d’avoir des Sœurs pour s’occuper des femmes et des filles. Pensez-donc, c’est un Père qui doit montrer à coudre aux filles. On voit que les Sœurs manquent dans cette mission, car quel contraste avec celle de Kagondo. 2 Octobre Les porteurs sont rares ; beaucoup ont la fièvre et sont rentrés chez eux. Nous devons en attendre de nouveaux, ce qui retarde notre départ. Ils ne sont jamais pressés les nègres : Il faut dire et redire les choses bien des fois pour les faire partir le matin.
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Le mot anglais pour bateau. Zaza (au Rwanda). Il s’agit de celui qui s’occupe du matériel de l’église, du nettoyage, etc. Un albinos.
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Les enfants et les Missionnaires nous reconduisent à quelque distance. Nous traversons bientôt un lac. Cette fois le bateau est plus confortable, on peut aller quatre dedans. Un orage nous arrose un peu. Nous nous sauvons dans les huttes voisines. Avant d’arriver au Camp il nous faut traverser encore une rivière. Ce soir les moustiques ns. tiennent compagnie, ainsi sommes ns. contentes d’avoir des moustiquaires. 3, 4, 5 Octobre Nous nous dirigeons avec ardeur vers Kabgaye22 et c’est aujourd’hui à 1 heure que nous arrivons à la Mission : les chrétiens et les Pères sont venus à notre rencontre. On nous avait dit, en route, que Mère Ignace de Loyola devait nous rejoindre là, et que Mère Cassien devait venir chercher sa future fille, Sr Franciska, alors nous les attendons à la Mission. En ce moment, on fonde un Séminaire. C’est extraordinaire de voir tous les travaux de construction qui ont été faits dans deux mois seulement. On a bâti provisoirement pour recevoir quatre-vingts élèves. On nous a montré la colline où seront construits plus tard la maison des Sœurs et le Séminaire. L’église de la Mission est très propre et assez jolie. Les prières sont dites en allemand23. Un Père est arrivé hier avec seize séminaristes, et il est tout heureux de les conduire chez les Sœurs pour les faire chanter « en allemand ». Ils ont très bien exécuté toutes les chansons et cantiques de leur répertoire. Ils ont terminé le concert par un « Kanon »24. Le 6 Il y a deux mois aujourd’hui, nous quittions la Maison-Mère. À midi, nous avons la grande joie de connaître notre Mère que nous avons bien hâte de voir. Mère Cassien vient chercher notre bonne Sœur Franciska. Elles partent demain, et nous, nous ne partirons qu’après demain à cause des porteurs qui manquent. 7 Nous allons avec notre Mère visiter la princesse Mukobga25 qui se montre très gracieuse. Autrefois elle n’avait pas voulu faire entrer 22 23
Kabgayi (Rwanda) est parfois écrit Kabgaie. Probablement parce que le Rwanda était alors sous protectorat allemand (1897-
1916). 24
Terme allemand pour une ronde chantée. En fait, umukobwa veut dire fille en général. Quand on enlève l’article « u », cela veut dire « La Fille », donc du roi. Il faut dire que près de Kabgayi, à Shyogwe, vivait l’une des femmes du roi Musinga. Cette princesse doit être Musheshembugu qui se 25
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dans sa hutte les Sœurs de passage qui étaient aller la visiter, mais aujourd’hui elle est toute heureuse de nous voir. Elle demande à notre Mère de lui écrire sur un bout de papier tous les noms des Sœurs, et après, elle prend le crayon et essaye d’en faire autant, montrant ensuite son papier : « vois ce que j’ai écrit, n’est-ce pas mon nom ? » Nous ne sommes pas si bien reçu chez le sultan Kukabenga26 ; il ne veut pas que nous voyons sa femme et dit qu’elle est allée voir ses parents ce que ne fut qu’un vain prétexte car en réalité il voulait punir sa femme à cause d’un petit conflit qu’ils avaient entre eux auparavant. 8 Nous nous dirigeons joyeusement vers Ruasa27. En route, nous avons d’intéressantes leçons de Kinyarwanda ; les porteurs sont tout à fait heureux d’être nos Professeurs. Nous rencontrons le Père Supérieur de Ruasa qui va faire sa retraite à Kabkaye. Il nous cède son âne, nous voilà donc maintenant avec deux corbeilles « hamac » et une monture, aussi on se fait porter plus longtemps. Les gaillards qui nous portent, montent les collines en courant et passent les cours d’eau comme des poissons. Nous contemplons pendant ce temps les beautés de la nature. Ce soir on a eu juste le temps de dresser les tentes avant que l’orage tombe. Dans ce pays et en cette saison il pleut tous les soirs. Ici, le chef du village est tout jeune et craintif28. Les chefs ont ordinairement peur des Européens. Il faut dire que les Officiers qui voyagent ne sont [pas] toujours gentils pour eux. 9 La pluie a rafraîchi la nature déjà si si [sic] belle hier. Nous sommes extasiées par la beauté des paysages. Il n’y a pas de contrées plus jolies que cette partie du Rwanda que nous traversons : il n’y a pas d’arbre, les collines ont toutes sortes de forme et couvertes de
convertit au christianisme dans les années 1920 au grand dam de son père qui lui écrivit une lettre de désapprobation. 26 Au début de la colonisation on utilisait ce nom pour désigner le roi (on ne parlait pas de « sultan ») Musinga qui très souvent a refusé de rencontrer les blancs en se faisant remplacer par un sosie. Il faisait de même pour ses proches. 27 Il s’agit de Rwaza, la destination des sœurs. 28 Sans doute le sous-chef de la localité avec deux ou trois « collines », terme utilisé au Rwanda pour désigner un ensemble d’habitations dispersées, en l’absence de vrai « village » (voir note suivante).
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verdures, dans les vallées et même sur la cime des montagnes, il y a des bananeraies et de jolies petites huttes avec une enceinte. Comme il fait bon, ici, marcher sur ces hauteurs !! le vent est si frais !!! Le Chef du Village où nous campons ce soir, est très complaisant. Nous lui disons quelques salutations que nous avons apprises en route, et cela paraît lui faire plaisir. Il était temps que nous arrivions au camp car un gros orage s’abat sur la Colline29. Le lait ne coûte pas cher dans ce pays pour une aiguille et une épingle double on en a chacune un bon bol. 10 On longe une rivière aujourd’hui, à 1 heure nous arrivons à la surcussale30 de Ruasa. Nous installons nos lits et notre réfectoire dans la salle de catéchisme, encore à la même heure, le vent s’élève et la pluie arrose nos porteurs qui viennent précipitamment s’abriter sous notre toit. Les pauvres noirs se croient presque morts quand la pluie leur tombe sur le dos… Les chrétiens de la surcussale sont venus à notre rencontre. Dans la soirée un païen et sa femme se présentent à nous avec leur enfant bien malade, ils acceptent très volontiers qu’il soit régénéré31. Notre Mère lui donne immédiatement le bon remède. 11 Quel bonheur ! c’est la dernière étape aujourd’hui. D’ici, à la Mission, il y a un bon chemin, pas de côtes à monter. Les porteurs ont de l’entrain. À deux heures du Poste, les chrétiens viennent à notre rencontre. Vous voyez les gens courir d’une colline à l’autre pour voir les Babikira32. On entend de tout côté : « Amasho… yambo Mama, Mameya33. Paula, une ancienne Postulante, vient aussi au devant de nous avec ses élèves qui exécutent quelques petites chansonnettes. Plus nous avançons, plus la foule s’accroît, et bientôt ce sont les « grands enfants » des Missionnaires qui arrivent en dansant. 29 Terme habituel qui qualifie à la fois le modelé physique et l’occupation humaine des campagnes du Rwanda, souvent appelé « pays des mille collines ». 30 Succursale. Église dépendant d’une église paroissiale. Il s’agit sans doute de Rushashi compte tenu de la chronologie des fondations. 31 « Régénéré », expression utilisée pour « baptisé ». 32 Babikira veut dire sœurs en kinyarwanda. 33 Salutations. Mameya dérive probablement de l’expression « Ma Mère ».
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Les Catéchistes font l’office de gendarmes, ils ne veulent pas qu’on nous touche, par respect, car par ici, on nous prend pour des Reines, et les Pères, pour eux, ce sont des Rois, aussi ils crient pour nous annoncer, comme ils font à l’arrivée du Roi du pays. On nous escorte ainsi jusqu’à l’église. C’est une vraie comédie de voir les hommes se disputer avec les femmes pour marcher à côté des Sœurs… On frappe le tambour et sonne la cloche. Nous avons la joie d’avoir la Bénédiction du Saint-Sacrement en arrivant. L’Église est magnifiquement ornée : De jolies guirlandes de roses sont suspendues dans le chœur ; des étoffes de diverses couleurs et nombreuses banières ornent la nef. On nous a préparé un joli banc dans le milieu de l’église. Après le Salut34 nous allons prendre le dîner. Le R. P. Sup. étant absent, les deux Missionnaires qui, restant à la Mission, nous conduisent ensuite à notre Couvent. Oh ! Quelle jolie maison dont le bon Père Dufays35 est l’architecte !! Nous serons largement logées. Les appartements sont ainsi disposés : de la porte principale, il y a un corridor qui va à la porte de la cour intérieure ; d’un côté se trouvent le réfectoire, la lingerie, le dortoir, l’infirmerie et la chambre de notre Mère. De l’autre côté : la communauté, le parloir, la chapelle et la sacristie. Il y a une jolie galerie devant et derrière une grande barza36 , et puis derrière une cour murée où sont les dépendances : cuisine, dépense37, magasin38 , buanderie et repassage, poulailler et lapinière, voilà notre domaine. Au-delà, c’est-à-dire, derrière encore, se trouvent les bâtiments pour les enfants : il y en a un pour les garçons et un autre pour les filles. Nous aurons un magnifique parterre devant la maison, quand cela sera applani. À quelques pas d’ici on va construire une chapelle pour les enfants, en attendant, elles viendront dans la nôtre. Bien que tout soit construit, il reste encore beaucoup à faire à l’intérieur : le dortoir est terminé et le réfectoire qui nous sert de communauté et d’oratoire. Nous avons beaucoup d’ap-
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Prière qui se termine avec la bénédiction, l’hostie consacrée dans un ostensoir. Père Felix Dufays, Missionnaire d’Afrique (Luxembourgeois, 1877-1954). La barza est la terrasse de la maison qui sert d’endroit de réception des visiteurs. Pièce, souvent annexée à la cuisine, où se trouvent les réserves de nourriture. Pièce où sont entreposées des affaires matérielles de la maison, du jardin, etc.
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prenties-ouvrières pour nettoyer et faire la cuisine. Le jardin sera en bas de la Colline, pour le moment on a recours à celui des Pères. 12 octobre Notre premier dimanche à Ruasa, grand’Messe assez bien chanté pour des Noirs. Après-midi, les chrétiens viennent en foule nous saluer ; les hommes, les femmes et les enfants, tout cela danse : c’est une manière pour les nègres de nous montrer leur joie. Paula, une ancienne Postulante d’Issavi39 qui fait les catéchismes à la Mission, dit à ses compagnes qu’elle n’ira jamais travailler à la cuisine, alors notre Mère veut la convertir, elle lui dit : « Eh bien, Paula, tu as dit que tu ne voulais pas aller à la cuisine, pour moi, je ne te demanderai jamais pour aucun travail. » 13 Nous descendons à la rivière à un quart d’heure de la maison, pour faire la lessive et quelle ne fut pas notre la surprise de voir Paula demander du linge pour laver, et c’est qu’elle s’y met de tout son cœur !! D’autres jeunes filles se joignent à elle pour nous aider à laver. Elle dit qu’elle a mal fait de dire de pareilles choses à ses compagnes. « Mon cœur, ajout-t-elle, a trop souffert pour cela, maintenant demandez-moi, Mameya, tout ce que vous voudrez, je suis prête à le faire. » 14 Paula arrive chez nous avec tous ses élèves pour nous faire ses salutations. Tous ces petits sont heureux de chanter devant les Babikira. On doit les congédier, car si on les écoutait nous passerions toute la journée sur la galerie. 15 Les Noirs ont vu une merveille, aujourd’hui ; « cette fameuse machine à coudre », « un fer qui coud », comme on dit en kinyarwanda. Oh ! C’est extraordinaire pour eux ! Ça coud si vite !!! disent-ils !! 16 Sœur Constance, qui faisait partie de notre petite communauté, part aujourd’hui pour se rendre à son poste Nyundo. Notre Mère l’accompagne ; Mère Florence doit les rencontrer à mi-chemin, et amener sa nouvelle fille. 18 Notre Mère nous arrive pendant la sieste. 19 Les chrétiens sont très fidèles à venir nous saluer après la Grand’Messe et après le Salut.
39 Save, première mission catholique du Rwanda fondée par les Pères Blancs (cf. R. Heremans et E. Ntezimana, Journal de la mission de Save 1899-1905).
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Aujourd’hui, une surprise, plus grande que nous nous y attendions, leur était réservée. Qu’est-elle donc ? C’est une poupée ; ce qui les étonne surtout, c’est qu’elle ferme les yeux. On croit qu’elle est vivante. Tous, même les hommes, veulent la prendre dans leurs bras ; et voudraient bien en avoir chacun une comme celle-là. 22 Fête de Notre Révd. Mère40. Arrivée du P. S.41. L’indult42 n’étant pas arrivé, nous n’avons pas encore le bon Dieu chez nous. 26 Nous avons donc eu la Messe, pour notre bonne Mère Régionale43, à l’église et nous l’avons fêtée en nous unissant d’esprit à la communauté de St. Charles. Toussaints44 Grande solennité à la Paroisse : Messe – Diacre et Sous-diacre. Magnifiques décorations à l’Église… l’autel est garni de verdures et de roses que nous avons fabriquées, car ici les fleurs naturelles sont rares. L’assistance est nombreuse, d’ailleurs les chrétiens se rendent ordinairement en foule aux Offices le dimanche. La Chrétienté compte environs 2 mille chrétiens, et n’a que dix ans d’existence. Les débuts de la fondation ont été pénibles, car les Missionnaires ont dû construire leur demeure provisoire, le fusil à la main. C’est bien changé depuis ; la population est maintenant bien soumise. C’est une Mission vraiment consolante actuellement. Aujourd’hui nos petites glaces sont bien appréciées : car nos Noirs sont tout heureux de se mirer. Le 2 Novembre Ce soir nous allons au lugo45 de nos filles qui sont très heureuses de nous voir dans leur demeure. Comme elles étaient prévenues de notre visite, elles ont eu soin de la mettre propre, aussi ont-elles eu la délicatesse de couvrir les sièges avec des étoffes. Nous en avons été très étonnées. Elles ont dansé et surtout bien ri, il leur en faut si peu pour les égailler !!! 40
Il s’agit de mère Marie-Salomé (1847-1930), première Supérieure générale de la congrégation de 1882 à 1925. 41 Père Supérieur sans doute. 42 L’indult est un privilège accordé par le Pape – ici : d’avoir le Saint-Sacrement dans la maison. 43 Une Régionale est en charge des communautés de tout un territoire, ici le Nyanza. 44 Fête qui célèbre tous les saints, le 1er novembre. Aujourd’hui on écrit Toussaint. 45 Ancienne graphie de rugo, l’enclos familial.
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3 Procession nombreuse au cimetière. Tous étaient bien en ordre. Le Rév. Père Gilly46 a fait une instruction pour la circonstance. 7 Novembre On a orné provisoirement notre chapelle pour la Messe et le renouvellement des Vœux. C’est cette humble cérémonie qui nous a valu la première messe dans notre chapelle. Sœur St Prospère et Sœur Marie-Ange ont le bonheur aujourd’hui de renouveler leurs Promesses47. Nos cinq filles ont assisté à la Ste Messe chez nous. 11 Ouverture des classes. Plus de 300 enfants sont inscrits. Il y a 6 divisions dont trois de païens à préparer au Baptême. Les pauvres petits sont tout heureux d’aller en classe chez les Ababikira : Sœurs. Nous souhaitons que cet enthousiasme existe toujours. Arrivée de Mère Florence accompagnant Sr Saint Pierre qui se rend à Mombaza. Mère Florence venait aussi avec l’intention de faire sa retraite ici ; comme nous n’avons pas le St Sacrement chez nous, elle préfère rentrer tout de suite à Nyundo. Le Rév. P. Supérieur, pour distraire les deux arrivantes, nous envoie son phonographe. 16 Le Rév. P. Dufays vient nous faire ses adieux. 17 C’est ce matin que le bon Missionnaire et Sr St. Pierre nous quittent. Les enfants ont congé… Bon nombre de chrétiens vont les reconduire. Ils sont très attachés à ce bon Père qui leur distribuait le travail. 18 En revenant de l’Église nous rencontrons un chef, avec toute sa suite, allant faire ses excuses aux Missionnaires. C’est un ch. bles [sic] par un de ses serv. [sic]48 et promet de faire réparer le tord [sic] fait. La Présentation49 Grande fête à Ruasa ; c’est le dixième anniversaire de la fondation de la Mission. Ouverture du dispensaire : Sœur Jacques-Joseph ne manquera pas de clients car pour le premier jour ils sont bien nombreux.
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Le père Giuseppe Gilli est un Missionnaire d’Afrique, Italien (1882-1955). Les premières promesses ou vœux sont prononcés après le noviciat. Le renouvellement se faisait chaque année trois ans durant avant de faire les vœux définitifs. 48 Abréviations difficiles à interpréter. 49 21 novembre. 47
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Aujourd’hui les ouvriers qui piochent le jardin demandent ceci à notre Mère : « Est-ce que les hommes piochent la terre comme cela à Bulaya (Europe) ? » « Non, leur répondit-elle ; on se sert de grosses machines ou bien ce sont des bœufs qui tirent des charrues. » « Ah ! reprennent les braves piocheurs : Comme on a de l’intelligence, par là, même les bêtes. » Un jeune homme se présente au dispensaire, avec une énorme blessure à une épaule, c’est un coup de lance qu’on lui a donné, et cela pour se venger d’une difficulté que le parrain du jeune homme a eue autrefois, avec la famille de celui qui a frappé le pauvre garçon. Deux des porteurs du Rév. P. Dufays sont morts et quatre ont été administrés : rares sont les nègres qui changeant de pays, ne prennent pas une bonne fièvre. L’Immaculée Conception50 Notre-Seigneur est venu dans notre chapelle, pour y fixer sa demeure, cette fois-ci. Que nous sommes heureuses de l’avoir enfin avec nous habitant le même toit que nous !!! Outre nos cœurs que nous avions préparés pour le recevoir, nous avons fait aussi notre possible pour bien orner son Nouveau Temple ; nos premiers lis que nous avons fabriqués ont paru aujourd’hui sur notre petit, mais élégant autel. Avec nos cinq faibles voix nous avons pu quand même chanté une Grand’Messe en Grégorien, en l’honneur de l’arrivée de Notre Divin Maître et pour honorer sa Sainte Mère. Nous prions aussi avec ardeur pour notre chère congrégation et celle qui guide l’équipe. Puis, après, à l’issue de laquelle le Rév. P. Supérieur a daigné bénir les bâtisses. Les enfants destinés au Baptême de Noël ont subi leur examen, trente-trois sont admis. Et ces pauvres petits qui sont retardés, on leur demande ce que c’est que le bonheur céleste, c’est, répondent-ils, d’avoir un chapelet suspendu au cou : toute leur félicité pour eux consiste en ce signe extérieur. Espérons que dans quelque temps, ils auront des pensées plus hautes et plus raisonnables sur le bonheur et la récompense du chrétien. Cette nuit la foudre est tombée sur une classe, et le toit s’est entièrement effondré ! 50
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8 décembre.
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9 Sœur Jacques-Joseph apprend la douloureuse nouvelle de la mort de son Père. Nous avons un souvenir particulier dans nos prières pour le repos de son âme. 17 Notre Mère et Sr Saint Prospère vont en excursion ; elles se dirigent vers le lac Ngezi51. On accourt de tous les côtés pour les saluer ; beaucoup d’enfants désirent ardemment se faire instruire. Paula, conduisant les deux excursionnistes, les amène sur la colline de ses Parents. Là, elles se trouvent en présence de deux frères qui se sont réciproquement blessés l’un avec une serpette, l’autre avec une pioche. Le père de l’enfant a été blessé au genou, et l’oncle a reçu un formidable coup au front. Avec quelques médicaments qu’elles portaient, elles ont pu les soulager un peu. 18 Une caravane passe par ici ce matin. Ce sont des employés d’une compagnie de chemin de fer, qui mesurent le pays52. Le Rév. P. Laudi remplaçant le Rév. P. Dufays vient saluer la communauté. On ne se croit guère à l’Équateur de ce temps-ci, car il fait bien froid ; les monts volcaniques sont couverts de neige et brillent au soleil. 24 Vingt-deux de nos enfants reçoivent pour la première fois leur Divin Rédempteur. Cette fête privée a lieu dans notre chapelle. C’est aussi grande fête à la Mission : cent cinq Catéchumènes sont régénérés aujourd’hui. Le Rév. P. Sup. a bien voulu égirer53 notre Chemin de Croix. En sortant de la chapelle nous trouvons un jeune homme assis sur la galerie, ne pouvant presque plus marcher. Il est criblé de coups. Voulant séparer des païens en train de se battre, ceux-ci se sont tournés sur lui et l’ont frappé avec des bâtons. Il est tout content de trouver quelques soulagements. 25 Noël. Nous sommes allées à la Messe de minuit à la Paroisse. Malgré qu’il n’y avait à l’Église que ceux qui pouvaient rentrer chez eux après la Messe, l’assistance était nombreuse. 51 Ngezi fait allusion au mot umugezi qui veut dire rivière. Il s’agit sans doute du lac Ruhondo. 52 Aucune ligne de chemin de fer ne sera construite malgré de nombreux projets. 53 Ériger.
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Les deux Sanctuaires sont magnifiquement ornés de palmiers que nos braves noirs se sont fait un plaisir de nous apporter. Ce que nous regrettons ce sont des Crèches. Il n’y en a aucune, cependant nous la faisons dans notre cœur. Nous entendons, ce matin, trois Messes chez nous avant de nous rendre aux Offices de l’Église. 26 Toutes nos prières aujourd’hui sont pour notre Vénéré Vicaire Apostolique54 et notre bonne Mère St. Jean. 27 Sœur Gondanès va soigner un de ses élèves, le bon petit Antoni, un futur séminariste, il est bien mal et souffre beaucoup. Deux Missionnaires du Vicariat de Mgr Streicher, le Rév. P. Moïse et X, exploitant le pays pour une nouvelle fondation, viennent nous faire visite ; ils nous parlent longuement des Missions de l’Uganda. 28 Désormais, le dimanche après la Bénédiction, les jeunes filles se rendront à nos classes pour apprendre le chant. Elles aiment beaucoup cela, et viennent assez nombreuses, même plusieurs bonnes vieilles femmes sont toutes heureuses de s’unir à elles. Le Rév. P. Supérieur a ainsi fixé ce moment pour qu’elles assistent aux Saluts du St. Sacrement, car les noirs, surtout les filles, n’apprécient pas assez ce Saint Exercice. 27 Nous avons le bonheur de prier note Divin Maître, exposé ce soir dans notre chapelle, et avons eu un souvenir particulier pour toutes nos Bonnes Mères et le Noviciat. Encore un nouveau blessé qui se présente au dispensaire ; il a été percé près du cœur ; en nettoyant sa plaie, la Sœur s’aperçoit que la blessure a été cousue avec une ficelle et c’est avec peine qu’elle parvient à la découdre, la blessure est tellement profonde qu’elle ne peut voir fond [sic], et le brave homme supporte les douleurs vives, sans doute, de cette plaie et de ce nouveau pansement, avec calme, comme si ce n’était qu’une simple égratignure. En ce moment, on commence à construire une maisonnette pour nos filles. Fin de l’année 1913.
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Mgr Jean-Joseph Hirth.
PRÉHISTOIRE (1935-1939) DE LA MISSION DE LUMEZI (ZAMBIE) Fr a nçoi s R ic h a r d
Ce texte écrit en 1939 forme l’introduction du diaire de la mission de Lumezi (Zambie, 1939-1966), gros registre manuscrit. Il est écrit par le père Jan Willekens (1906-1987), de la Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs), Néerlandais, ce qui explique que le français soit parfois un peu chaotique. En 1935 le Malawi actuel s’appelle Nyassaland et la Zambie actuelle Rhodésie du Nord. Les deux territoires sont sous administration britannique. La mission de Lumezi dont nous allons lire le début de l’histoire se trouve dans la partie nord de l’Eastern Province de la Rhodésie du Nord, dans un territoire qui jouxte le Nyassaland. Il s’agit du District de Lundazi, dans la province orientale dont le chef lieu était Fort Jameson, aujourd’hui Chipata. Au point de vue ecclésial cette région faisait partie de la Missio Sui Generis de la Luangwa fondée en 1933 et couvrant quatre districts de Rhodésie du Nord (Mpika, Chinsali, Isoka et Lundazi) et quatre districts du Nyassaland (West Nyassa, North Nyassa, Mombera et Kasungu). Le district de Lundazi n’avait pas de mission catholique. Les premiers contacts furent établis par des missionnaires venant du Nyassaland, de la mission de Ciphaso. Le 1er juillet 1937 est érigée la Préfecture Apostolique de Fort Jameson (actuel Chipata) avec les districts de Fort Jameson et Petauke détachés du Vicariat Apostolique du Nyassa, et avec le district de Lundazi détaché de la Lwanga (fig. 6 et 7).
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Fig. 6 et 7 : Évolution des circonscriptions et des postes de mission en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie)
La frontière entre le Malawi (ex Nyassland) et la Zambie (ex Rhodésie du Nord) est la ligne de démarcation des eaux entre le bassin du Zambèze et le bassin du lac Malawi. Sur la première carte c’est une ligne pointillée ; sur la deuxième c’est la ligne entre A. P. of Fort Jameson (aujourd’hui Chipata) et A. V. of Nyassa. Lundazi (chef lieu de district) se trouve à environ 25 km au nord de Lumezi. Le gouvernement britannique désirait attribuer diverses régions du pays aux diverses dénominations (Anglicans, Presbytériens, Réformés…). Les catholiques arrivés plus tardivement dans cette région de Zambie se prévalaient du droit de chacun à la Vérité et aux sacrements du Salut pour envahir des zones d’influence jusque-là réservées à d’autres Églises. C’est ceci qui explique la suite du récit. D’emblée il faut noter que l’intérêt de ce texte provient moins de l’apport précis de données historiques sur les péripéties précédant l’ouverture de la mission de Lumezi que du vocabulaire et des expressions utilisées qui dénotent une mission conçue comme une conquête agressive. Il y a lieu de rappeler que l’ère œcuménique n’était pas encore éclose !
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A. G. M. Afr, casier 199 Avant de commencer le diaire jour par jour, il ne sera pas superflu de donner une petite préhistoire de la mission depuis 1935 jusqu’à 1939. L’entrée dans le pays a été opérée par le Père Zoetemelk en 1935. Dans les derniers mois de cette année le P. Zoetemelk était en tournée dans la partie du Nyassaland qui borde la Rhodésie du Nord, dans le pays de Kaluluma et Cisemphere. Étant au village de Kacinda au Nyassa, un homme du village de Mpundwe (en Rhodésie) vint le trouver lui demandant s’il ne voudrait pas mettre une école chez eux1. Le Père Zoetemelk trouvant le moment providentiel arrivé, traversa la frontière et alla voir. Il trouva le chef et le village disposés à nous recevoir. Seulement les gens avaient peur de Mwase2. Ils acceptaient donc l’école à condition que le P. Zoetemelk aille rencontrer le Chef Mwase, ce qu’il fit. En chemin il réussissait à convaincre encore les villages de Cifisa3, Pemphe, Cinemule, Cikwete et Yobe (Khalira). En parlant avec Mwase sur la question de mettre des écoles dans son pays, celuici ne faisait pas d’objection. Au contraire il avait l’air content de notre arrivée. Il disait entre autres au P. Zoetemelk : « mettez des écoles là où vous voudrez, mais ne commencerez-vous pas avec mon village à moi ? » Celui qui nous a beaucoup aidés à entrer chez Mwase est un certain Mahadji qui selon la succession au point de vue nègre devrait être le vrai Mwase. Le Boma4 en a mis un autre qui lui aussi n’est que le loco-tenens5 pour un jeune homme qui est encore à l’école de Lubwa et qui ne devrait pas être chef du tout. Mais étant à l’école de Lubwa6 , il est soi-disant éduqué et dans les mains des protestants. 1
La pratique habituelle était d’établir une petite école dans un village, ce qui revenait à prendre pied dans le village et à le mettre sous influence catholique. 2 Mwase est un chef de secteur (Senior chief de dziko opposé au chef de village mudzi). Le mot chef (mfumu) est employé dans les deux cas. 3 Les noms propres désignent indifféremment le village et le chef du village. Il en est de même pour les chefs de contrées (appelés ici « grands chefs »). 4 Boma désigne soit le gouvernement colonial en général, soit le lieu de résidence de l’administration locale (le chef-lieu). 5 Le mot français le plus proche serait sans doute « régent ». 6 Lubwa avait été établi près de Chinsali (Zambie) en 1904 par la Church of Central Africa Presbyterian (CCAP) venant de Livingstionia au Nyassaland. Ce qui explique
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Ce jeune homme, cela va sans dire, nous est franchement opposé, travaillé qu’il a été continuellement par les Scotch7. Notre entrée était donc un fait accompli, mais l’opposition ne devait pas tarder à se faire jour. En quittant Mwase, le P. Zoetemelk visitait encore les villages de Kapangula, Poo, Ciplopoto, Cirondola et Kamtande. Mais à son retour il trouvait la déclaration de guerre. Mr Macrae, homme qui ne connaît de l’éducation que le mot, et excessivement hostile au catholicisme lui demandait comment le Père avait l’audace de mettre des écoles dans la sphère des Scotch. Le Père Zoetemelk alla le trouver et ils convenaient que des applications régulières seraient envoyées au boma. C’était régulier, mais là aussi se trouvait le venin. Des applications arrivaient au boma. Des lettres retournaient à la mission de Katete8, les unes pour faire savoir l’enregistrement de l’école, d’autres pour notifier le refus. Pour tous les cas la chanson éternelle était que le chef refusait l’école. Était-ce un mensonge pur et simple ou bien avait-il effrayé les chefs tellement qu’ils refusaient de crainte d’être emprisonnés ? Les deux sont possibles et la dernière chose est arrivée avec plusieurs chefs. Nous en sommes sûrs aujourd’hui. Des exemples de cette tactique sont Cirondella, & Kanyunya. Quelques écoles furent enregistrées malgré tout. Les années 1936 et 1937 se passèrent ainsi dans une lutte épistolaire continuelle. Entre temps le Père Zoetemelk continuait à mettre des écoles et surtout des chapelles dans plusieurs autres villages. Mais la tension entre le boma et la mission devint de plus en plus forte. En août ou septembre 1937 plusieurs catéchistes étrangers du Nyassa étaient chassés par ordre du D. C.9. L’affaire allait immédiatement en haut lieu et les catéchistes revenaient bien vite, mais la population prenait grand peur. À la fin septembre Mr Macrae se hasardait à faire une visite de nos écoles et écrivait un rapport au gouvernement, rapport d’un homme à qui manque l’éducation la plus élémentaire, rapport plein de calomnies et d’un sectarisme sans limite (Rapport du que les Presbytériens étaient très présents dans cette partie du pays. 7 Scotch : c’est ainsi que les missionnaires catholiques appelaient les Presbytériens de la CCAP ! 8 La mission catholique de Katete sera ouverte au Nyassaland en 1938. Il semble que notre auteur confonde avec Ciphaso. 9 D.C. = District Commissioner : Administrateur suprême d’un district.
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30 Septembre 1937). Un contre rapport fut rédigé par le Père Paradis et remis au P. C.10 de Fort Jameson. Macrae avait à répondre devant le P. C. Deux choses ont été malheureuses à l’époque de ce rapport ; l’hypocrisie accomplie du P. C., Mr Russel qui était secrètement contre nous malgré les apparences de l’amitié, et ensuite notre malheureuse indulgence excessive. Le D. C. de Lundazi n’en devenait que plus encouragé à nous faire la guerre. Un bon résultat était obtenu par ces rapports. Dans nos chapelles on nous donnait le privilège d’enseigner les standards A et B11, ce par quoi en pratique nos chapelles devenaient des écoles. Au début de 1938 la division du vicariat Apostolique du Nyassa et de la Préfecture de Fort Jameson devenait un fait12. Ce seul fait créait une nouvelle difficulté pour le travail à Lundazi. La mission de Cipaso pouvait bien encore s’occuper de Lundazi d’une manière provisoire mais c’était une situation qui ne pouvait pas durer. Une application pour ouvrir une mission près de Cidjemu était donc envoyée vers Pâques 1938. En prévision de cette mission, le Père Zoetemelk occupait plusieurs villages autour de cet endroit, par exemple : Kwale, Duro, Masanyula, Cagumuka, Kayembe, Cirambula. La réponse tardait. C’était déjà un mauvais signe. L’endroit était trop bien choisi au point de vue stratégique, juste au milieu de la plus grosse population du district. Aussi après beaucoup de correspondance avec le gouvernement, celui-ci estimait nécessaire un meeting à Lundazi où aurait lieu une discussion sur ce sujet après quoi Lusaka déciderait. Nul doute que la décision était déjà prise avant que la discussion ne fut engagée. Le 6 septembre le meeting eut lieu. Les grands chefs, qui n’ont aucune volonté devant le boma, écoutaient le point de vue de 10 P.C. = Provincial Commissionner : Administrateur suprême de la Province, en ce cas à Fort Jameson. 11 Dès le début, les missionnaires donnaient un peu d’instruction dans les centres de prière, mais ceux-ci n’étaient pas reconnus comme écoles primaires officielles, lesquelles devaient être homologuées par le gouvernement de la colonie, devaient suivre un programme officiel et ainsi entrer dans le système en établissant les deux classes par lesquelles commençait l’école élémentaire, standard A and B. 12 Cette Préfecture Apostolique recouvrait la Province Orientale de la Rhodésie du Nord confiée au père Ferdinand Martin. Fort Jameson deviendra Vicariat Apostolique en 1953 et diocèse en 1959.
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Mr Thomas, (alors D. C.) qui trouvait que la mission n’était pas désirée, surtout à cet endroit. Plusieurs raisons étaient données, surtout le manque d’eau et le manque d’arbres. Même l’immigration venant du Nyassa serait arrêtée car cela épuisait le sol. Des villages continuent cependant jusqu’à ce jour d’être admis dans les pays de Mwase et Kapicira où on nous refusait un endroit pour raison d’épuisement de terrain. C’est un signe bien évident du sectarisme gouvernemental. Les grands chefs étaient évidemment d’accord avec le D. C. Ontils bien vu de quoi il s’agissait ? Ce n’est pas bien sûr, mais ce qu’ils ont vu c’est que le D. C. ne nous voulait pas et cela leur suffisait pour fonder leur refus. Mr Haledy, Responsable de la mission de Chasefu13 laissait au moins voir un peu la vraie raison de leur refus ; à son avis Cidjemu était leur endroit central de réunions religieuses depuis le début de la mission. Cela voulait dire que notre endroit était choisi trop stratégique et trop central. Le rapport sur le meeting fut envoyé à Lusaka14 et le rapport fut le refus de la mission. Cette réponse nous arrivait au mois de janvier ou février de 1939. Le P. C. Mr Russel y a fait connaître sa vraie physionomie d’hypocrite parfait. La réponse est restée au moins un mois dans les bureaux du P. C. sans aucune notification et ce n’est que par hasard que nous avons su la chose. Au mois de mars une autre application fut faite pour un endroit à 22 miles au sud du boma, endroit matériellement meilleur que le précédent, mais inférieur au point de vue stratégique. En l’obtenant nous pourrions cependant faire notre travail et cela pourrait devenir une belle mission. Déjà avant septembre la division du Nyassa et de la préfecture avait été effectuée en pratique. La mission de Chipaso cessait de s’occuper de Lundazi. D’ailleurs le Père Zoetemelk était engagé dans une nouvelle fondation, celle de Katete. D’autre personnel était donc chargé du Lundazi. Jusqu’à l’arrivée de la caravane le P. Willekens faisait la navette entre Fort Jameson et Lundazi. Après quelque mois le Père Lheureux15 se joignit à lui. 13
Chasefu : mission CCAP ouverte en 1922. Lusaka capitale de la Rhodésie du Nord. 15 Né en 1908 au Canada, le père Edouard Lheureux est arrivé dans la Préfecture Apostolique de Fort Jameson en 1938. C’est de St Mary’s (mission située près de Fort 14
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Les voyages entre Fort Jameson et Lundazi ne chômaient pas, sauf pendant les mois de novembre-décembre-janvier où les pluies nous empêchaient de parvenir au Lundazi ; aussitôt les pluies finies, les voyages ont continué. Un premier voyage fut fait en mars-avril. Les activités de ce voyage consistaient surtout à arranger et visiter les anciennes écoles. Il y eut aussi une grande réunion à Pâques où l’assistance était très nombreuse. Le 24 avril c’était le retour à la mission. Le second ulendo16 eut lieu au mois de mai. C’était un ulendo d’offensive générale. Le Père Lheureux visitait encore une fois les anciennes écoles et en mettait quelques nouvelles dans le pays de Mwase Kapicira. Déjà en 1938, au mois de juillet-août, avait eu lieu une offensive partielle. C’est de ce moment que dataient toutes les écoles sur le Msuzi. Le P. Lheureux mettait donc quelques nouvelles écoles dans les pays de Mwase et Kapicira, par exemple Kadzera, Kajemerere, Cikadule, Temba. Il réussit même à mettre une école à Nelisoni qui avait jadis obstinément refusé : au premier essai de mettre une école chez lui il s’informait si on avait l’Ancien Testament en Citumbuka17. Lorqu’il entendit que cela n’existait pas, il trouvait mieux de refuser l’école. Le Père Willekens allait au Nord dans le pays de Mpikamalasa. Notons quelques points sur cet ulendo pour mieux pénétrer encore les mensonges des gens du gouvernement. Le premier jour du voyage (11-5-39) trois villages étaient vus : Joseni, Calutwa et Anganyama. Seul Anganyama faisait un peu d’opposition par crainte de Mpikamalasa. Mais en entendant qu’on irait chez le grand chef le lendemain, il acceptait. Le 12 mai nous sommes chez Mpikamalasa, grand chef Ngoni. Il nous reçoit très bien. On boit du thé ensemble et on fume quelques cigarettes. On cause beaucoup et en causant nous voyons qu’il nous connaît déjà un peu. Il a même dans sa bibliothèque un livre de nous
Jameson qui servait alors de quartier général pour la Préfecture) qu’il aide le père Willekens à préparer l’implantation de Lumezi. Mais il n’en verra pas l’ouverture, étant nommé à Minga (cf. infra). Mais il y résidera en 1948-1949. Il rentre au Canada en 1957 où il décède en 1983. 16 Ulendo : tournée. 17 Chitumbuka langue des Tumbuka employée là. Les pères qui venaient de la région de Fort Jameson avaient surtout des textes en chinyanja : chichewa.
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le Maphunziro a Eklezia18. Aussi il nous donne toute liberté de mettre dans son pays tant d’écoles qu’on veut. Le soir, en causant, il disait en présence de plusieurs personnes par exemple : Didimo de Loli, Evan de Kadzira, Right de Calotwa, « Moi, Bambo19 je suis catholique romain. Ainsi le Bambo n’a qu’à déterminer le temps de mon baptême » Bien dommage que le pauvre homme ait trois femmes ! Mais enfin ceci montre qu’il nous veut franchement. Et où est donc cette « opposition des grands chefs » tant proclamée par Macrae ? Cela pourrait avoir son importance un jour aussi de noter la chose suivante : au village de Calotwa où on avait mis l’école la veille, quatre enfants seulement allaient à une école. Tous les autres n’ont aucune éducation. C’est pourtant un village de 80 huttes. À Anganyama c’est à peu près la même chose. Le 13 nous partons encouragés de la visite chez Mpikamalasa. Mais survient une nouvelle alarmante : Magodi, Mpikamalasa et Mpamba sont appelés brusquement au boma. Est-ce une contreattaque à notre invasion dans l’Angoniland ? C’est possible, c’est même très probable car le 12 au matin nous recevons le rapport de Mr Macrae sur l’opportunité de notre application pour Lumezi. Un rapport aussi hostile que possible. En partant de Mpikamalasa Zanizi accepte enfin l’école. Le jour auparavant il s’était barré. À Zanizi, village de 30 huttes, 4 enfants vont à l’école. Ensuite c’est Kaziulika et Malage qui reçoivent l’école. Le lendemain c’est le tour de Mupatira, Zebedya et Kalewa. Les chefs qui ont été à la cour de Mpikamalasa le dimanche matin ne sont pas difficiles à accepter l’école. Ils ont sans doute entendu de notre visite là bas et l’attitude de Mpikamalasa à notre égard est sûrement déjà connue. Le 15-5-39 c’est l’école à Kacindira où un seul enfant reçoit l’instruction chez Mpikamalasa. Tous les autres ne reçoivent aucune éducation. Ensuite c’est le tour de Ciyoa qui lui aussi accepte, puis on va coucher à Kapekesa. Le village de Maliseni refuse l’école, disant qu’il y a une école chez eux. C’est un mensonge. Kapikisa accepte l’école. Le lendemain matin nous visitons Ngodongo, mais il ne veut pas d’école chez lui. Il n’y a pas d’enfants dans son village. Nous arrivons à Ndunda, village protestant où ils font l’école de 18 19
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Maphunziro a ekklezia catéchisme catholique en chinyanja. Bambo : Père.
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temps en temps. Jadis il y avait une école centrale mais le catéchiste ayant pris une deuxième femme, l’école a dégringolé du même coup. Puis on vient à Cinyumba, village du catéchiste défroqué. C’est archiprotestant. « Vous buvez de la bière » disent-ils. Qu’allons-nous faire ? On voit que ces pauvres protestants sont les vrais fils du père des mensonges. Hypocrisie et mensonge, c’est le pain quotidien dans ce pays. On va coucher à Sitimala où on met l’école mais assez difficilement. Un certain nombre d’enfants vont à l’école au boma. Le lendemain matin l’école est acceptée. Kanyalu aussi accepte. Il s’agit maintenant d’entamer le pays de Mpamba, chef Mtumbuka qui nous est franchement opposé. Il y a eu cependant dans son pays des précédents et un voyage à la mission de Katete s’impose. Le 22 mai 1939 on est de retour à Kapsyusyu qui accepte l’école. Le lendemain matin nous allons causer un moment chez Mpamba. Ce n’est pas un Mngoni et il n’a pas les manières des Angoni. C’est plutôt un homme nerveux, gauche et sans aucune éducation. Il nous fait remarquer qu’il est contre nous mais il ne l’exprime pas clairement. Ces manières de faire sont plutôt celles des Acewa que des Angoni. Nous quittons donc Mpamba pour voir s’il y a moyen de prendre quelque chose dans son pays. On couche à Cizonga, mais le chef est à Kabombo. Nous ne pouvons donc rien faire. Le lendemain matin, Kolakumutu accepte l’école. C’est un grand village et le chef ne met aucune opposition à l’école. De là, c’est une visite à Katimu et Pim, mais tous les deux n’ont qu’une idée fixe : la prison et le boma. Ils voudraient bien l’école mais sans prison et ils ne voient pas comment ces deux choses peuvent aller ensemble. Voilà un exemple entre beaucoup d’autres de la liberté de conscience. Le principe « Cujus regio illius et religio », principe des obscurs moyens âges est adopté avec empressement par le D. C. illuminé du 20e siècle. Pour nos Bantu c’est bien cela. « Le D. C. dieu au dessus de tous les dieux » C’est l’anéantissement complet de la volonté libre chez nos pauvres noirs. Et alors on s’étonne qu’ils font des révoltés de demain. C’est un principe éternel et même le D. C. Macrae ne parviendra pas à le changer. On arrive à Msekadala, tout petit village. C’est encore la même histoire. Le lendemain nous passons par Mterera et Mlonganera. Dans ces deux villages il y a une école scotch. À Mlonganera les gens 213
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se plaignent ; leur école disent-ils est une vaste blague. C’est le mois de mai et le teacher a enseigné juste un mois et ne reviendra qu’en septembre selon les gens. On vient à Nyambo village sur la frontière du désert qui s’étend entre Mmamba et Kazembe. Il accepte notre école. On couche à Matekenya gros village qui est en train de faire masasa20 , mais le chef refuse l’école. Les enfants vont à l’école à Mpamba, dit-il. Cela est à 10 ou 12 miles. Est-ce vrai ? Le lendemain c’est Malepeule et Sulwe qui sont le but de notre tournée. Nous passons à Kaitinde, un village avec l’école scotch. Mais ce sont encore les mêmes plaintes, et cela semble le même système qu’à Mlonganera. Kaitinde voudrait bien se débarrasser de cette école. Mais comment faire ? Cela sera pour plus tard. À Mlepeule et Sulwe l’école est acceptée. Le jour suivant c’est le tour des villages près de Mpamba même, Kalonje et Kanyenda. Tous les deux acceptent. Kalonje dit : « comment refuser puisque tous les autres ont accepté ? » Le 27 je vais coucher à Mkopeka et le 28-5-39, jour de la Pentecôte, j’y attends tranquillement le P. Lheureux qui fait le msonkhano21 à Khaklwa. Ce jour de la Pentecôte, le matin, visite inattendue de Mr Clark le second du boma. Aussi fanatique est le D. C., aussi désintéressé dans la question est son second. Il boit une tasse de thé dans nos grosses tasses en fer et prend un peu de sucre dans le sac car un service complet de vaisselle pour le thé nous est inconnu en voyage. Mais cela n’a pas l’air de beaucoup l’inquiéter. « Vous voulez une mission au Lumezi ? » s’informe-t-il. « Oui ». « Mais pourquoi ne mettez vous pas la mission à Mukpomba. Là bas il y a de l’eau ». Je lui réponds que je n’ai aucune objection mais il y en a qui ont sûrement des objections. Le 29 le Père Lheureux arrive et le 30, c’est le départ pour St Mary’s. À la mission c’est la préparation d’une nouvelle attaque, vers le sud cette fois-ci. On repart le 17-6-39. Du 18 au 21 nous visitons les écoles assistées de Khalwa et Kapangula.
20 Déménagement du village vers une autre contrée. Cela arrive quand la terre commence à s’épuiser ; on va s’installer sur une terre neuve et donc censée plus fertile. 21 Msonkhano : réunion des chrétiens pour l’eucharistie et diverses réunions et instructions.
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À Khalwa les gens ont construit un grand bâtiment pour servir d’école et d’église. Le 22-6-39 commence l’attaque. La forteresse qu’est l’école Scotch de Cinunda tombe. On met l’école à Cidoda, Msololo et Tamwa. Msololo est un peu inquiet sur l’attitude de Zumwanda, le grand chef. Il voudrait y aller, mais on lui dit qu’on va y coucher le lendemain et cela le tranquillise. Le 23 nous allons à Zumwanda mais en faisant un détour par Thengwe qui accepte l’école. On regarde un moment à Mlumba, mais le village est en pleine masasa. Ce n’est pas le moment. On arrive donc à Zumwanda même. La réception est bonne. Il a tout arrangé, envoyé même ses gardes pour avertir les femmes et prendre de l’eau. On cause toute la soirée et il n’a pas l’air d’avoir des objections à notre entrée dans son pays. Cela apparaît encore mieux le lendemain matin. En donnant le matériel scolaire au catéchiste de Thengu, le chef est là et il nous dit : « surtout Bambo donnez du citumbuka dans nos écoles » Cela signifie qu’il approuve notre entrée. Il s’était d’ailleurs hier déjà informé sur notre mission, quand on viendrait s’établir car il sait que nous avons demandé un endroit sur le Lumezi. Le 24 nous continuons notre marche. Les villages de Sinda, Siriya, Willikani et Cidula acceptent notre école. Zumwanda avait indiqué lui-même plusieurs de ces villages libres. Le dimanche 25 on est sur le Lumezi et on fait une promenade dominicale sur le terrain de la mission. L’eau coule encore en masse. L’endroit est vraiment idéal. Le 26 les villages de Guduza, Catukimala, Cinisi reçoivent notre école. Le 27 Nyambaru accepte, et c’est le voyage pour le pays de Cikomene. Avec Guduza, Catukimala et Nyambaru, on est entré dans la sphère des Boers22. À Cikomene on se trouve en plein milieu Boer. Cikomene nous reçoit très bien. On cause, on fume. Cikomene ne semble pas content que on ne s’installe pas à Kawinga, un endroit où on a eu l’intention d’abord de mettre la mission ; je réponds qu’on ne veut pas voler l’eau aux gens de son pays. « Mais de l’eau, ils en ont tant qu’ils en veulent » répond-il « et puis, si vous ne voulez pas près 22
Il s’agit de la Dutch Reformed Church, dont les missionnaires venaient d’Afrique du Sud, d’où le nom de Boer fréquemment donné par les missionnaires catholiques, de même qu’ils parlaient de Scotch pour les Presbytériens.
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de Kawinga, prenez sur le Lumimba, ici tout près, il y a de l’eau aussi. » Ce sont ces grands chefs qui selon le Boma ne nous veulent pas mais qui cependant nous indiquent l’endroit tout près de leur village où ils aimeraient qu’on s’installe. Le lendemain nous allons coucher à Ciperembe assez près de Cikomene. On continue d’abord à Koleska qui accepte l’école, mais cela a été dur. Le soir c’est le tour de Ciperembe. Le chef est un vieux Wiza. Il a peur de Cikomene. Aussi il invente toutes espèces de choses pour refuser l’école. Il n’a pas d’enfants, les enfants vont à Cikomene, à Mimba etc.… Le conseil du village se réunit. C’est malheureux, il y a dedans 2 ou 3 Boers fanatiques qui disent franchement ne pas nous vouloir. Mais à la fin Ciperembe consent quand même. Le 29 c’est l’ulendo à Mponda. On va d’abord chez Kadipo et Cipolo qui acceptent l’école. Le soir Mponda accepte l’école. Le Boer avait déjà voulu y mettre la sienne. Il va donc être enragé en revenant. Le 30 nous revenons sur le Lumezi à Cingengwe. Le lendemain le chef accepte l’école. C’est un ancien village Boer. Le 1-7-39 nous revenons à Mkopeka. Sur le chemin nous établissons l’école à Mkwanta. Les jours qui suivent nous visitons un certain nombre d’anciennes écoles. Le 8-7-39 nous repartons à St Mary’s. Le 30-7-39 nous devrions faire un autre voyage spécialement pour faire les maphunziro23 aux catéchistes du pays de Mwase, Kapicira, Mpikamalasa et Mpamba. Mais à 45 miles de la mission le moteur refuse. Nous revenons donc à pied en deux jours de marche et le voyage est retardé d’une semaine. On repart donc le 5 et le 7 commence le maphunziro. Pendant les jours des instructions nous sommes une fois de plus troublés par d’autres mesures anticatholiques. Une nouvelle loi sur l’enseignement commande de faire inscrire les écoles. Cela ne serait pas grave, mais pour bien des écoles le comité ne voudra pas les enregistrer et alors nous n’aurons plus que des prayer houses. Nous prévoyons la perte d’un bon nombre de villages. Le père Lheureux visite les écoles du côté de Zumwanda et Cikomene et fait couper de l’herbe au Lumezi si jamais ils voudraient céder le terrain. 23
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Maphunziro : instructions, enseignement ; catéchisme.
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Aussitôt le maphunziro fini, nous voilà en route pour envoyer les chefs au boma pour l’inscription des écoles. Le D. C. trouve cela beaucoup de travail. Et nous envoie continuellement des messengers pour dire de venir le voir. Après avoir donc envoyé un bon nombre de chefs au boma je me décide d’aller là bas et il demande d’envoyer simplement une liste des écoles. On repart donc à la mission. Monseigneur avait eu entretemps une conversation avec le gouverneur24 qui promettait à peu près de concéder l’endroit pour la mission. Nous, on attend déjà 2 à 3 semaines et rien ne vient. Évidemment la guerre est intervenue25, mais nous voudrions bien qu’il s’occupe plus de notre endroit que de la guerre. Le 5 septembre le P. Lheureux nous quitte pour le Minga, à cause de la guerre. Les Allemands sont obligés de rester à St Mary’s. Le P. Lheureux emporte avec lui la gratitude pour le bien qu’il a fait au Lundazi. Ce changement est bien regrettable, mais tout le monde comprend que la situation oblige de faire le changement. Nous sommes donc dans l’attente du meeting du 28.9.39 et de l’arrivée de nouveaux confères. Nous attendons surtout avec impatience que la mission soit accordée. 16.9.39 Lettre de Macrae avec agenda. Il veut s’occuper encore de choses qui ne le regardent pas. Il26 voudrait encore discuter sur l’emplacement de la mission ? C’est une histoire qui est maintenant aux mains du gouverneur ? Mais on voit au moins que c’est un anticatholique fervent. 23.9.39 deo gratias. nous sommes vainqueurs. Nous y sommes donc et nous y resterons malgré la mauvaise humeur avec laquelle Mr Macrae a dû apprendre la chose. Il peut discuter maintenant tant qu’il voudra ! La victoire remportée, nous pouvons maintenant commencer à écrire l’histoire de la mission. Ce sera d’abord une histoire matérielle, car au premier plan viennent maintenant les constructions. 24
Le gouverneur est le premier responsable de la colonie. Il réside à Lusaka. 3 septembre 1939 : déclaration de la deuxième guerre mondiale. Le gouvernement britannique impose que les missionnaires de nationalité allemande et italienne soient rassemblés à St Mary’s, ce qui entraîna plusieurs mutations dans les différentes missions. 26 Quelqu’un a ajouté la note suivante entre parenthèses : « erreur : c’était le Boer de Tamanda ». 25
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« L’ESPRIT SOUFFLE OÙ IL VEUT » : ITINÉRAIRE DU PREMIER PRÊTRE NIGÉRIAN P ier re Tr ic h e t L’auteur des deux lettres qui suivent est le père Charles Zappa, des Missions Africaines, préfet apostolique de la Nigeria occidentale depuis 1896. Il réside à Asaba. Il s’adresse à la Comtesse Ledóchowska, qui a fondé la Société de Saint-Pierre Claver en vue de venir en aide aux missions en Afrique. En novembre 1911, il lui a annoncé qu’un jeune homme venait de se présenter à lui, prêt à commencer ses études de philosophie en vue du sacerdoce : c’était le premier grand séminariste qu’on voyait au Nigeria (effectivement, Paul Ogbodoecine sera ordonné en 1920 et deviendra ainsi le premier prêtre originaire de ce pays (ill. 7). Mais la charge financière de sa formation allait peser trop lourd sur le maigre budget de la préfecture : la Comtesse pouvait-elle lui trouver en Europe un bienfaiteur qui la prenne à son compte ? Une réponse positive n’a pas tardé à arriver. Le père Zappa se hâte de remercier, en envoyant une photo du séminariste et un curriculum vitae détaillé. La seconde lettre témoigne du genre d’examen qu’on faisait subir aux candidats à la prêtrise, et des critères sur lesquels le préfet apostolique basait sa confiance de voir arriver à bon port son séminariste. Ces deux lettres sont conservées aux archives de la Société de SaintPierre Claver, à Rome
Préfecture Apostolique de la Nigeria Occidentale Asaba 6 Février 1912 À Madame la Comtesse Ledochowska Directrice Générale de la Société de St-Pierre Claver Madame la Comtesse, Que ma confiance en vous ne devait pas être déçue, je le savais avec autant de certitude, en vous adressant mon appel, que je le sais
Pier r e Trichet
à présent en le voyant exaucé. À Lourdes on voit les miracles de la foi ; en Via dell’Olmata1 on voit ceux de la charité. Ci inclus, donc, un portrait de notre cher séminariste. Lorsque notre photographe émérite, le Rd Père Friedrich2, sera de retour ici, il pourra faire quelque chose de mieux, et je m’empresserai de vous l’envoyer. Quant aux quelques nouvelles demandées au sujet du dit séminariste, en voici quelques-unes : (ce serait bien ingrat de se faire tirer l’oreille.) Et d’abord, il est né vers l’année 1889 : on dit, vers l’année, car une des questions les plus embarrassantes qu’on puisse poser à nos indigènes, est celle de lui demander son âge. À quelle époque est-il né cet enfant ? Dans l’année de la grande famine (! ?)… Et celui-ci ? L’année où les Asaba se sont battus avec les Ibouzo !!! Et celui-là ? L’année où un cotonnier a écrasé sept femmes en tombant au milieu du marché !! Et c’est là à peu près tout ce qu’on peut en tirer. Son nom du pays « Ogbodoecine », comme la plupart des noms des indigènes, est une proposition, ayant par conséquent un sens3 : il signifie et se traduit : « Village, que tu ne sois jamais désert. » Sa mère s’appelait « Onwodi », qui signifie « Que celui-ci vive ». Il a un frère qui s’appelle « …Onwù-a-do-ébo », qui signifie : « La mort ne fait pas de quartier. » Voilà pour son état civil. C’était en Octobre 1898. On avait établi, depuis deux ans, une Station catéchiste4 au gros village d’Ezi, situé à trente cinq kilomètres au Nord Ouest d’Asaba, et, malgré tous les efforts faits, les résultats n’étaient pas brillants. C’est que, sans nous en douter, nous étions tombés dans le guêpier le mieux fourni de toute la contrée ; au beau milieu du repaire où l’on était en train de préparer la première révolte contre la domination étrangère. Le catéchiste avait bien baptisé un bon nombre d’enfants en danger de mort ; et ceux-ci étaient allés au ciel, prier pour leur pauvre patrie. Il avait même réussi à convertir et à baptiser, à l’article de la mort, un vieux chef de famille, qui était allé, presqu’aussitôt, recevoir le salaire promis
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C’est l’adresse, à Rome, de la maison de la Société de Saint-Pierre Claver. Ce prêtre, supérieur d’une mission voisine, était alors en congé. 3 Le père Zappa parle bien la langue ibo (il en a rédigé dictionnaires et grammaire) et aime rechercher l’étymologie des noms. 4 C’est-à-dire une station dirigée par un catéchiste. 2
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« L’Esp r i t s o u f f le o ù i l veu t » : i ti n érai re d u pre m i e r prê t re n i gé ri a n
même aux ouvriers de la onzième heure : lorsque, environ trois semaines après, la poudre prit feu, le pays se souleva, et, comme d’habitude, les missionnaires furent les premiers à en souffrir. La Station d’Ezi subit le sort de beaucoup d’autres ; elle fut attaquée et détruite. Une année après, le calme étant rétabli, le catéchiste reprit, l’air pensif, le chemin d’Ezi, en se demandant s’il valait bien la peine de tenter un nouvel essai. Mais il fut bien surpris lorsque, aussitôt arrivé, il vit venir, l’un après l’autre les membres de la famille du chef qu’il avait baptisé à l’article de la mort : parmi eux il y en avait pourtant qui avaient fait le coup de feu contre les étrangers et contre la troupe. Vraiment, « l’Esprit souffle où il veut », car c’est précisément le plus jeune de la famille, c’est-à-dire notre Ogbodoecine, que Dieu devait conduire plus tard sur le seuil du sanctuaire ; et surtout l’y conduire par des chemins dont Lui seul connaissait les nombreux détours. Devenu élève de la mission, puis maître d’école assistant, il nous quitta ensuite pour courir après les emplois grassement rétribués du gouvernement. En nous quittant il s’éloigna aussi de son pays ; il s’éloigna de sa bonne et sainte mère, qui en fut inconsolable. On le perdit donc de vue pendant une longue année. Mais sa pauvre mère priait et pleurait pour l’enfant prodigue et Dieu, qui ne méprise jamais les larmes d’une mère priant pour la conversion d’un fils égaré, écouta ses pleurs, en renversant ce nouveau Paul, afin de lui fermer les yeux aux vanités de ce monde, pour les lui ouvrir aux récompenses qui ne finissent jamais. Dieu permit donc que, à tort ou à raison, (mais plutôt à raison qu’à tort) il fut accusé et condamné pour malversation ; puis, et c’est ici qu’on constata la main de la Providence, ce fut, entre toutes, aux prisons d’Asaba qu’il fut précisément amené et interné. C’est là que, à une centaine de mètres seulement de l’église, entendant chaque jour le son de la cloche qui appelle les chrétiens à la Ste Messe et à la prière, il se rappela la maison du Père Céleste qu’il avait désertée, et promit de se lever pour aller se jeter aux pieds du Dieu des miséricordes : et fut fidèle à sa parole. À peine libéré, sa première visite fut pour l’église, et là, au pied du Tabernacle, il prit la suprême résolution, qui ne peut être comparée qu’à un arrêt de mort porté contre lui-même. Ce jour-là, cependant il n’en fit part à personne ; car, comme il le dit lui-même plus tard, il sentait bien qu’on ne l’aurait pas cru. Il se plaça 221
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donc pour un temps au service d’un commerçant, dans un grand comptoir, mais à proximité d’une mission. Là, exposé à toutes sortes de dangers, entouré des plus mauvais exemples, libre de faire le mal, il resta néanmoins fidèle, car il trouva, dans la fréquentation des Sacrements, le secret de rester fort au milieu des plus grandes faiblesses. Après avoir prolongé cette rude épreuve pendant une année, il se décida enfin à revenir frapper à notre porte. Sans contester le sérieux de sa résolution, mais, pour être sincère, sans trop y ajouter foi, on le prit néanmoins comme sous-maître d’école, et on l’étudia de près. Au bout de six mois, il renouvela sa demande, en suppliant de vouloir bien le mettre à même d’étudier le latin. Alors, on réduisit de moitié son travail d’enseignant, et il eut ainsi le temps de se donner un peu à cette étude. Ce n’était là qu’une demi-mesure, et il le comprit. Aussi, à la fin de l’année, il réitéra avec plus d’instances sa prière, et cette fois il nous fut impossible de résister plus longtemps. Heureux enfin de constater qu’on avait enfin cru à la sincérité de sa résolution, il se mit avec ardeur à l’étude, sous la direction d’un missionnaire, qui fut bien vite étonné de ses progrès rapides. C’est ainsi qu’après avoir passé des examens très brillants, il fut jugé digne de pouvoir être admis à l’étude de la philosophie. Mais arrivé à ce point, on l’arrêta un instant et, ayant saisi d’une main son bras inexpérimenté, on lui indiqua de la droite les écueils et les brisants qui l’attendent là-bas, au loin, à l’horizon, dont la limite est inconnue. Dans la voix du vieux missionnaire, il sentit la voix d’un père ; et sous l’étreinte de sa main ridée, il sentit toute l’anxiété du pilote à l’approche d’une passe dangereuse. Il baissa les yeux, et répondit d’une voix émue : « Si Dieu me donne la main je passerai. » Voilà Madame la Comtesse, le jeune séminariste, qui vient de commencer sa philosophie, et que Dieu a inspiré à un généreux bienfaiteur d’adopter. Persévérera-t-il ? C’est le secret de Dieu. S’il reste humble, s’il n’oublie jamais la « main » que Dieu lui tend, il sera une grande bénédiction pour son pays : mais s’il devait en être autrement, s’il devait perdre de vue cette « main » du Très Haut, qui est le sentier des faibles, il ne faudrait épargner aucun sacrifice, aucune prière, pour que Dieu daigne l’arrêter à temps au pied de l’autel. C. Zappa Préf. Ap. 222
« L’Esp r i t s o u f f le o ù i l veu t » : i ti n érai re d u pre m i e r prê t re n i gé ri a n
Préfecture Apostolique de la Nigeria Occidentale Asaba 3 Septembre 1912 À Madame la Comtesse Ledochowska Directrice Générale de l’Œuvre de Saint-Pierre Claver Madame la Comtesse, Votre jeune protégé, le séminariste Paul Ogbodoecine, vient de passer ses examens trimestriels de philosophie, et d’histoire de l’Église. L’examen de philosophie a roulé sur la « notion des causes en général, des causes efficientes ; et des conditions » ; l’examen d’histoire a roulé sur « la première Croisade et sur le règne de Grégoire VII ». Les premières furent traitées en latin, tant pour l’oral que pour l’écrit ; les secondes en anglais. Quand on prend en considération le milieu si peu favorable dans lequel il se trouve, c’est-à-dire le manque absolu de condisciples5 et de tout cet ensemble de circonstances qui se rencontrent dans un Séminaire, et qui concourent, pour une très grande part, au développement et à l’éducation intellectuelle d’un élève, on est émerveillé du progrès et du degré de science auxquels notre cher séminariste est déjà parvenu. Sa mémoire, c’est vrai, l’emporte encore sur l’entendement, mais même cette dernière faculté, grâce à une ténacité de travail que je n’aurais jamais soupçonnée dans cette race réputée indolente, va en s’épanouissant de plus en plus ; si bien qu’il ne nous reste aucun doute sur l’heureuse réussite de ses futures études. Mais, ce qui nous console plus que tout autre chose, c’est la bonne conduite qu’on remarque dans votre protégé : ce qui nous inspire le plus de confiance dans l’avenir, c’est son bon esprit, c’est sa soumission, c’est la piété dont il donne des preuves indubitables. Ce sont ces belles dispositions de l’âme qui nous rassurent sur son compte, encore plus que ses capacités pour l’étude ; car ces dernières seraient plutôt un sujet de crainte, si elles n’étaient pas accompagnées et guidées par les premières. Aussi, quoique encore bien éloigné du sacerdoce, il exerce néanmoins déjà, par sa conduite exemplaire, une
5 Durant sa première année d’étude, il fut seul… mais, dès 1912, un second séminariste s’adjoignit à lui, et en 1913 un troisième.
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influence très heureuse sur les chrétiens et sur les païens qui le fréquentent. Tout dernièrement encore, le jour de la Saint Augustin, fête patronale de la Station d’Igbouzo, où notre séminariste poursuit ses études, j’ai eu la consolation de le voir par moi-même tout occupé avec zèle à l’ornementation des autels et de toute l’église ; je l’ai vu exercer, avec une patience et une gravité admirables, les servants et les enfants de chœur : conduire lui-même les enfants, et les faire approcher en bon ordre de la Sainte Table : tout cela sans aucune affectation, mais avec une dévotion et un esprit de foi, dont la vue aurait fait bien plaisir à cette personne charitable et dévouée qui a bien voulu l’adopter, et qui s’est promis de l’accompagner, pour le plus grand bien de l’église d’Afrique, jusqu’aux marches de l’autel. Qu’il plaise à Dieu de bénir tous ces nobles efforts en accordant à notre jeune lévite la grâce de la persévérance ; et en suscitant autour de lui d’autres âmes assez dévouées et généreuses pour vouloir le suivre et marcher sur ses traces. Daignez agréer, Madame la Comtesse, l’hommage de mon profond respect, et l’assurance de ma plus vive reconnaissance de ce que vous nous permettez de continuer cette œuvre qui nous est tant à cœur. C. Zappa P. A.
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DEUXIÈME PARTIE VIE DES MISSIONS
Introduction
La mission « plantée », nous abordons dans cette section la vie à la fois ordinaire et pleine d’imprévus des différents postes et de leurs occupant(e)s. Une nouvelle fois les missionnaires peuvent être mêlés à la « grande » histoire, même si c’est de manière quelque peu marginale à l’image des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny au Sénégal pendant un court moment de l’année 1854. On retrouve dans cette partie des éléments évoqués précédemment, en particulier la lutte contre l’esclavage qui perdure, même à la fin du xixe siècle, puis se prolonge ensuite dans les familles, en dépit des interdictions successives et qui invitent à trouver des solutions. La Propagande œuvre pour mettre un peu d’ordre dans les initiatives multiples mises en place pour lutter contre sa permanence, au premier rang desquelles on trouve celles de Mgr Lavigerie et de ses Pères Blancs. Mais on touche les limites des « villages de liberté » qui ont échoué un peu partout et qui survivent non sans mal en Côte d’Ivoire par exemple comme le montre le Rapport de Mgr Moury, nous amenant, pour des raisons de cohérence, à déborder quelque peu notre section sur le xixe siècle. Globalement pourtant, on entre dans une autre phase après les prémices des installations, à l’image de la description de la mission de Dakar en 1858 ou la vie à Ouidah quelques années plus tard. À travers ce dernier cas, les détails de la vie matérielle de tous les jours, financière, spirituelle… fournissent une véritable chronique d’une mission qui, par bien des côtés pourrait être celle de bien d’autres mais qu’on vit ici au quotidien1. Au fil du temps, les difficultés ne s’estompent pas toujours, provoquant même des récriminations, comme le prouve la Lettre de missionnaires d’Afrique Équatoriale au Conseil Général de leur Société en 1884. Mêmes problèmes chez les protestants à l’image d’Élie Allégret qui, de 1889 à 1891, depuis le Gabon où il se trouve, envoie des lettres – non dénuées d’un certain humour – à Alfred Boegner et écrit son journal : le missionnaire y apparaît mis à « rude épreuve » (comme il l’écrit) même s’il aime l’Afrique. Cela ne veut pas dire qu’il soit irréprochable, comme le colon, surtout si l’on aborde la question à l’aune de certains principes ! 1 Cf., par exemple, J. Pirotte (dir.), Les conditions matérielles de la mission. Contraintes, dépassements et imaginaires, (XVIIe-XX e siècles), Paris, Karthala, 2005.
Introduction
En abordant le xxe siècle, dans sa première moitié surtout, dans une autre section, à travers des exemples pris en Ouganda2, au Togo, en Haute Volta (Ouagadougou ou Salembaoré dans le diocèse de Fada N’Gourma) ou à Brazzaville, on mesure mutations et permanences dans la vie des missions : problèmes du quotidien, rapports avec l’administration (y compris dans le cas d’expériences qui n’ont pas abouti comme les projets d’état civil au Togo sous mandat français à faire tenir par les missionnaires), questions de gouvernance spirituelle ou matérielle, adaptation aux langues locales, etc. Ces évocations très concrètes, voire terre-à-terre, permettent de toucher du doigt des problèmes certes déjà connus mais qui prennent corps sous la plume de leurs auteurs. Ainsi, Jean-Marie Bouron note-t-il : Mais ce que nous montre le père Balluet, dans un récit au plus proche du terrain et à distance du poids des hiérarchies et du contexte politique, c’est le souhait de voir le modèle missionnaire perdurer au cours des années 1950-1980. Les multiples anecdotes rapportées dans ses Mémoires plaident en faveur d’un personnage – le « broussard » – garant d’une certaine authenticité apostolique.
On est dans la continuité d’un ethos missionnaire idéalisé mais quelques signes montrent qu’une page ne va pas tarder à se tourner, ce qui sera plus tangible dans la partie suivante. Cette section se termine symboliquement par l’africanisation définitive de la tête de la rédaction d’un hebdomadaire – La Semaine –, témoin de l’audience et de l’importance qu’a pu jouer une certaine presse écrite chrétienne, déjà avant la décolonisation mais également ensuite. Ce sont les protestants d’abord puis les catholiques qui ont introduit en Afrique ce mode de communication et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a eu une influence non négligeable, avant le succès de la radio. Mais des titres très connus perdurent, même si, souvent, ils n’ont plus leur vigueur d’antan en étant repris par les Conférences épiscopales après le retrait des missionnaires européens.
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Sur le volet « éducation » de Mgr Streicher dont il est question mais aussi de tout ce qui a été fait en la matière dans l’Afrique des Grands Lacs, se reporter à la synthèse de R. Heremans, L’éducation dans les missions des Pères Blancs en Afrique Centrale (18791914). Objectifs et réalisations, Louvain-La-Neuve-Bruxelles, Collège Érasmeéd. Nauwelaerts, 1883.
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QUOTIDIEN DU XIXe SIÈCLE L’EXPÉDITION DE PODOR (1854) VÉCUE PAR UNE RELIGIEUSE DE SAINT-JOSEPH DE CLUNY G ene v iè ve L e c u i r -Nemo
Le journal de sœur Marie de la Croix, conservé dans les archives de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, se présente comme un carnet dont le titre complet est : Journal de sr Marie de la croix pendant son voyage de Podor à sa très-révérende chère mère générale, sr R. Javouhey1. On sait bien peu de choses sur les origines de sœur Marie de la Croix Bourdon, rédactrice de ce journal, sinon qu’elle prit le voile en 1838 à Brest, fit profession à Cluny en 1839 et partit l’année suivante pour le Sénégal ; elle revient en France en 1847, probablement pour se reposer après six ou sept ans de séjour ; dès 1848, elle est de retour à Saint-Louis du Sénégal, sans doute comme supérieure, comme l’atteste d’ailleurs une lettre adressée à la supérieure générale où elle fait le point des sommes qu’elle pense pouvoir envoyer à la maison-mère2. En 1856, elle partira de Toulon pour Tahiti où elle mourra en 18623. Elle a donc dédicacé ce journal à Mère Rosalie Javouhey, sachant qu’il sera lu avec d’autant plus d’intérêt que celle-ci est restée attachée à SaintLouis du Sénégal. Elle fut la première religieuse à y œuvrer en 1819 avec ses compagnes et elle aura certainement du plaisir et de l’intérêt à le lire même si le contexte est bien différent de celui de son arrivée4. De plus, 1
A. C. St J. C., 2A.e.7-1, sœur Marie de la Croix Bourdon, Journal de l’expédition de Podor, 1854. 2 A. C. St J. C., 2A.e.3-4, sœur Marie de la Croix Bourdon à la fondatrice, SaintLouis du Sénégal, 19 mars 1948. 3 A. C. St J. C., sœur Jean Hébert, archiviste, Statistique, recueil sous forme d’un tableau manuscrit des religieuses pendant le xixe siècle (noms, entrées, sorties, converses, toutes dates utiles). La reconstitution sommaire de la vie de sœur Marie de la Croix a pu être faite grâce à ce travail considérable. 4 En 1851, mère Rosalie Javouhey a été élue Supérieure générale après le décès de sa sœur, mère Anne-Marie Javouhey, le 15 juillet 1851 cf. le premier texte de cette Anthologie.
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ce journal est accompagné d’une carte de la vallée du Sénégal soigneusement dessinée et colorée en partie ; cette œuvre de la main de la narratrice (avec sans doute un modèle) indique très précisément tous les lieux cités5. C’est un document peu commun par les circonstances dans lesquelles il est écrit au jour le jour et heure par heure et par les renseignements qu’il nous donne sur un événement dans lequel la religieuse tient une place secondaire ainsi que ses deux compagnes, sans trop savoir ce que l’on attend d’elles. Elles font partie de l’expédition militaire qui part de Saint-Louis du Sénégal pour reprendre le poste de Podor, avec comme mission de remplir leur fonction d’hospitalières en cas de besoin.
Un contexte économique et politique déterminant Podor est un petit poste fondé en 1743 en bordure du Fleuve à l’endroit où celui-ci n’est plus navigable toute l’année : limite de la remontée des eaux saumâtres et apport des crues du Fleuve6. Podor végète et en 1786 le chevalier de Boufflers, gouverneur de Saint-Louis, venu explorer les lieux, en fait une description d’abandon telle dit-il, « qu’après y avoir encore réfléchi, et après m’être assuré de l’inutilité parfaite de ce poste-là, je pourrais bien, d’ici à mon départ, le faire raser7. » Mais ce poste, plus ou moins abandonné suivant les époques, suscite en 1850 un nouvel intérêt, pour de multiples raisons : son site favorable par sa position sur une hauteur, entourée d’eau pendant plusieurs mois par an, la crue du fleuve s’étalant largement dans toute la vallée et fertilisant les sols, à une période où les pluies sont inexistantes8. Seuls les avisos peuvent l’atteindre. L’arrivée des avisos à vapeur est un progrès pour contrôler la
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Sœur Marie de la Croix Bourdon a également réalisé une carte de son long voyage entre Toulon et Tahiti, notant le trajet de l’Hérault sur les océans, avec les dates remarquables. 6 On désigne couramment le fleuve Sénégal par l’expression le Fleuve avec une majuscule. 7 E. de Magnieu et H. Prat, Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du Chevalier de Boufflers, 1778-1788, Paris, Plon et Cie, 1875, p. 456. 8 En 1819, le gouverneur Schmaltz arrivé au Sénégal avait, entre autres, la consigne de mettre en valeur la vallée du Fleuve et de libérer la navigation par des accords avec les populations locales. L’expédition envoyée vers Podor avait été décimée par les maladies, et le projet abandonné.
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navigation et pénétrer à l’intérieur du pays ; l’hélice apportera plus tard un nouveau progrès9. Les habitants10 de Saint-Louis et les négociants menés par Hilaire Maurel avaient demandé instamment l’intervention du gouvernement pour maintenir la circulation sur le Fleuve afin de soutenir un commerce en crise : la traite de la gomme était entravée par les mouvements des populations diverses de la vallée, sur la rive droite Maures Trarzas, Braknas, Sarakolés, Bambaras ; sur la rive gauche Wolofs, Toucouleurs, Sarakolés, tous concurrents dans la région. En 1850 une commission interministérielle va d’ailleurs être réunie pour étudier l’avenir des comptoirs ; y participaient des parlementaires, des négociants, des officiers de Marine, des gouverneurs, et le directeur des Colonies. Pour ce qui concerne le Sénégal, on distingue à l’époque « le Sénégal et dépendances » de Saint-Louis au haut Fleuve avec un gouverneur (colonie) et « Gorée et dépendances » qui rassemble les comptoirs du Cap-Vert jusqu’au Gabon, commandée par le chef de la division navale des côtes occidentales d’Afrique. Pour sauver le commerce dans la vallée, l’accord se fait sur « la liberté totale des transactions et la régularisation, sinon la fin du système des coutumes11 » écrit Yves-Jean Saint-Martin qui ajoute : Le trafic avec le haut Fleuve devra être libéré lui aussi de tout monopole et de toute entrave extérieure. Bakel en sera plus que jamais le pivot. Tout cela implique le renforcement de la garnison, de la flottille et des postes. Enfin et surtout, la réoccupation per-
9 Le terme aviso est ancien ; il désigne à l’origine un petit bâtiment armé et chargé de porter de la part d’une autorité ou d’un gouvernement paquets, lettres, ordres… Au xixe siècle, associé à un autre nom il désigne des bateaux de guerre. 10 Le terme habitant désigne le propriétaire d’une « habitation » ou propriété foncière, et par extension la population métisse à Saint-Louis et à Gorée, dont les signares. Les négociants sont de nouveaux arrivés à Saint-Louis ou Gorée dans les années 1830 ; jeunes et entreprenants, ils prennent en main de commerce entre le Sénégal et la France. Parmi eux, les Bordelais Hilaire Maurel et son cousin LouisHubert Prom : soutenus par leur famille, ils créent leur société, Maurel et Prom, en 1834 qui s’appuie sur le commerce avec Bordeaux, de la gomme et de l’arachide. Voir sur le rôle de ces nouveaux venus, R. Bonnardel, Saint-Louis du Sénégal : mort ou naissance ?, L’Harmattan, 1992, p. 88-97 et Y. Péhaut, La doyenne des « Sénégalaises » de Bordeaux : Maurel et H. Prom de 1831 à 1919, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014. 11 On appelait coutumes les indemnités annuelles en argent ou en nature versées par les traitants aux populations locales pour pouvoir disposer d’un terrain ou y passer.
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manente du site de Podor, qui, puissamment fortifié assurera le contrôle des pays toucouleurs12. La question de Podor est donc réglée sur le papier. Le gouverneur change en 1850 : le capitaine de frégate Protet remplace Baudin qui avait du régler difficilement les problèmes économiques liés à l’abolition de l’esclavage. Il arrive à Saint-Louis en octobre 1850 avec la mission d’étudier sérieusement la situation ; il s’alarme de celle-ci, rencontre les chefs de la vallée ; progressivement il prépare l’intervention, mais celle-ci tarde, ce qui déplaît aux négociants de Saint-Louis. Les incursions de plus en plus fréquentes des Maures menacent le commerce, l’espoir de trouver d’autres richesses en amont du Fleuve fait rêver. D’autre part, Baudin et Protet doivent intervenir dans les Bissagos, îles situées dans la Guinée Bissau actuelle, mais aussi près de Grand Bassam dans ce qui deviendra plus tard la Côte-d’Ivoire. Faidherbe s’y fera connaître en construisant un fortin…13 Tout ceci explique qu’un projet commandé par le ministre en 1850 ne se réalise qu’en 1854. Les préparatifs sont étonnamment lents et se précisent à partir de 1852 avec de longues tentatives de négociation avec les chefs riverains toujours désunis, l’acquisition de matériel pour la campagne mais aussi le développement du manque de confiance des négociants saintlouisiens eux-mêmes… Pourtant les forces mobilisées par Protet s’avèrent exceptionnelles : aménagement de la flotte avec « navire hôpital, poudrière flottante, écurie flottante, aviso de liaison » outre les bâtiments et chalands qui transportent les troupes, etc.14.
Un témoignage inédit et pittoresque C’est dans ce contexte complexe que trois religieuses de Saint-Joseph de Cluny font partie de l’expédition militaire. L’une d’elle, la supérieure de la communauté de Saint-Louis, sœur Marie de la Croix tient son journal minutieusement avec un regard inédit sur cet événement. Le voyage commencé le 18 mars 1854 pour les sœurs s’achève avec leur retour à SaintLouis le 31 au soir.
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Y.-J. Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire, Karthala, 1989, p. 177-179. Auguste Baudin revient au Sénégal comme gouverneur de novembre 1848 jusqu’en août 1850 ; le capitaine de corvette Auguste Léon Protet lui succède à la fin de l’année. 14 Voir pour l’ensemble de cette période et pour les détails, Y.-J. Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire, op. cit., chap. VIII à XI, p. 133-231. 13
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Sœur Marie de la Croix connaît-elle le but exact de ce voyage ? Sans doute en partie. A-t-elle un modèle de carte qu’elle a rempli au fur et à mesure ou l’a-t-elle confectionnée après coup ? Elle semble n’avoir aucune idée de ce que peut être une expédition militaire et semble plutôt partir pour une partie de campagne. Sœur Marie de la Croix paraît heureuse de l’aubaine et décrit tout ce qu’elle voit. Consciente de l’inédit de ce voyage par son contexte particulier d’abord, mais aussi par ce qu’elle découvre du paysage, des hommes, des constructions, des coutumes, des « superstitions » comme elle l’écrit, elle en cherche la signification et évite de heurter ceux qui lui imposent certains gestes ou rites, même si elle n’en pense pas moins. Elle cède parfois à la tentation de se donner le beau rôle, en particulier par rapport à ses compagnes craintives, tout en ayant elle-même parfois du mal à cacher ses émotions. Elle fournit des détails pratiques sur les opérations militaires, la composition précise de la flotte et de ce qu’elle emporte ; elle s’étonne des costumes de guerre qu’elle décrit avec grand soin et s’enquiert de la signification des pratiques africaines avant le combat. Arrivée près du but, elle n’oublie pas ce pour quoi elle est là ni d’ailleurs de continuer de respecter scrupuleusement les obligations de son état de religieuse (offices, prières) même au son des balles ou des canons. Elle apparaît également comme partie prenante dans cette expédition militaire adhérant à son but de conquête et s’identifiant même aux combattants en parlant « des nôtres », et en priant pour ces « chers compatriotes ». Elle ne cache pas son contentement d’avoir été accueillie sur la Marianne, signe que les autorités ont toujours des attentions pour les religieuses ; il semble pourtant qu’elle se permette de faire des remarques qui peuvent incommoder les officiers qu’elle côtoie. Elle est certainement assez imbue de sa personne et a une opinion plutôt sévère sur ses compagnes. Ses interventions ont-elles été mal vues ? Nous restons sur notre faim en terminant son journal, car le lundi 27 mars elle évoque des événements qui lui font désirer de repartir pour Saint-Louis sans délai : « La charité me fait un devoir de tirer un voile sur cette journée », écrit-elle sans autre commentaire. Que s’est-il passé pendant ces deux jours ? Les soldats ont-ils outrepassé leur familiarité ? Y a-t-il eu pillage ? Ou pire ? Elle n’en dit rien. Déjà, le dimanche 26, la messe du dimanche n’avait pu avoir lieu au camp comme prévu, en raison « des circonstances [qu’elle] doit passer sous silence ». Le fait est qu’après avoir fait son devoir d’hospitalière et de mise en état d’un hôpital, elle obtient l’autorisation de rejoindre Saint-Louis avec ses compagnes.
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Une expédition dispendieuse et décevante Il semble bien que la prise de Podor fut très facile et l’utilisation des baïonnettes superflue, les habitants étant partis avant l’assaut ; d’après le rapport de Protet au ministre, étudié et cité par Yves-Jean Saint-Martin : « un millier de Toucouleurs s’étaient regroupés hors de portée du tir français », le gouverneur aurait abandonné l’idée de les poursuivre, en raison de la dispersion de ses troupes, de l’état de santé d’une bonne partie écrasée par la chaleur15. La priorité est alors donnée à la reconstruction du poste de Podor pour en faire un établissement protégé, un comptoir commercial mais aussi pour ouvrir la route fluviale vers le haut Fleuve ; Faidherbe en est l’artisan avec ses hommes et le fort est achevé le 1er mai, au prix de fortes pertes cependant. Mais les populations de la région restant hostiles à toute négociation dans ce contexte, Protet décide d’anticiper et d’attaquer la ville sainte des Toucouleurs, Dialmath. Mais les erreurs successives (trajet, chaleur intense, stratégie) affaiblissent la colonne qui attaque, épuisée, et recule devant la résistance des Toucouleurs. L’intervention de Faidherbe ramène une partir des combattants et permet la prise de la ville, mais le bilan est très lourd sur le plan humain et décevant sur le plan militaire et politique ; si Protet va y perdre son poste, Faidherbe dont les capacités militaires et politiques se sont révélées va être appelé à le remplacer. Il va donner une nouvelle orientation à l’histoire du Sénégal en élargissant et consolidant la présence française.
Journal de sœur Marie de la Croix pendant son voyage de Podor à sa très révérende chère mère générale, sr R. Javouhey Samedi 18 mars 1854 4 heures du soir – Nous nous embarquons sur la Marianne. Le Gouverneur nous a embarquées de préférence sur ce bateau parce qu’il porte le nom de sa femme et pour que nous soyons plus libres pour nos exercices de piété. Nous sommes à bord une quarantaine de personnes. Sur ce nombre nous ne sommes que sept blancs : dont trois matelots, un homme pour commander, les volontaires noirs et
15 Y.-J. Saint Martin écrit que « la débandade des volontaires trop affairés au pillage des cases, privait le gouverneur de ses plus gros effectifs de cavalerie ».
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nous, trois religieuses. Tous les vapeurs chauffent, chacun a quatre ou cinq navires à remorquer16. 5 h ½ – le gouverneur Protet17 s’embarque, à l’instant les pavillons sont hissés. Le signal du départ est donné. Toutes les amarres sont fixées ; en un clin d’œil les ancres sont levées et nous sommes en route. Les quais, les balcons, les toitures des maisons, tout est garni de monde. On nous fait des signes d’adieu de toutes parts, en agitant les mouchoirs. J’aperçois d’abord mes bonnes compagnes sur un balcon. Plus tard je les aperçois à la promenade de la pointe du Nord18. Dès qu’elles ont pu me distinguer, elles me font mille signes affectueux de la main et du mouchoir. Je vois Sr Mélinie qui pleure à chaudes larmes. Sa douleur me brise le cœur. Je suis obligée de me détourner pour essuyer aussi mes larmes qui coulent malgré moi. À peine avons-nous quitté l’île Saint-Louis que l’Anacréon est obligé de s’arrêter. Je ne sais pourquoi. Le Galibi qui nous remorque et le Serpent s’arrêtent aussi. Le Gouverneur envoie voir ce qui lui est arrivé. Il est tout à fait nuit. La brise est fraîche, elle nous oblige à descendre dans notre chambre. Nous faisons nos prières, puis un petit souper froid et triste que nous étalons sur mon lit en guise de table.
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Les bateaux à vapeur s’imposent progressivement ; ils commencent à être utilisés dans les territoires français pour remonter le fleuve Sénégal. Sr Marie de la Croix ne donne pas le nombre de ces vapeurs ni leur type (aviso ?), ni précisément le nombre de bateaux… 17 Y.-J. Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire, op. cit., p. 183-184. Auguste Léopold Protet (1808-1862), breton de Saint-Servan, entra au collège royal de la Marine d’Angoulême (il y fut le condisciple de Bouët-Willaumez). Après la côte occidentale d’Afrique, le Mexique au côté du prince de Joinville, à Mayotte, Bourbon… il devient capitaine de frégate en 1846 sur le brick le Dupetit-Thouars. En 1848 il est affecté à la division navale des côtes occidentales. En juin 1850, il est nommé gouverneur du Sénégal. Arrivé à Saint-Louis début octobre, il assure ses fonctions jusqu’au 16 décembre 1854. Son rôle au Sénégal n’est pas terminé ; en tant que commandant supérieur de « Gorée et dépendances », il prend possession de la presqu’île Dakar en mai 1857. En 1859 il quitte ce poste et poursuivra sa carrière comme contre-amiral en mer de Chine où il est tué au combat contre les Taïping en 1862. 18 La pointe nord de l’île très marécageuse, sera aménagée par la suite ; de là on peut voir la langue de Barbarie séparée de l’île de Saint-Louis par ce qu’on appelle le petit bras, les îles de Sal-Sal et de Bop-Tior. La langue de Barbarie se prolonge vers la Mauritanie actuelle.
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Nous revoilà en route. Nous laissons l’Anacréon. Après avoir fait une petite récréation nous nous couchons. Nous marchons toute la nuit sans encombre. Dimanche 19 mars, saint Joseph – Nous nous levons dès que le jour paraît. Nous ne sommes qu’à demi vêtues et voilà qu’un Noir ouvre la claire-voie de notre cabine, entre d’un air grave tenant à la main un verre d’eau mêlée de cendres. Il s’adresse d’abord à moi : « Mets ton doigt là-dedans », me dit-il. Je mets mon doigt dans le verre. – « Bon, maintenant, marque toi le front » ; je me marque le front, mais en faisant le signe de la croix. Mes deux compagnes font quelques difficultés. Je les encourage à faire comme moi, pour le contenter, car il me vient de suite à la pensée que c’était le baptême du marigot des Maringouins qu’on nous faisait subir. Tu l’as deviné, me dit le Noir, maintenant que ton front a été marqué de cette eau, tu ne risques rien, les balles des Toucouleurs ne pourront pas te faire de mal19. Le marigot des Maringouins est pour la navigation du fleuve ce que sont les Tropiques et la Ligne [sic] pour la navigation de la mer20. Jamais aucun laptot ne passe devant ce marigot sans faire quelques offrandes au génie des Maringouins, lui adresser des salutations et l’évoquer par des cris et des contorsions cabalistiques21. La température est délicieuse, notre navigation est des plus agréables. Nous nous transportons par la pensée dans toutes les maisons de l’Ordre où toutes nos Sœurs ont le bonheur de faire la sainte communion à laquelle est attachée une indulgence plénière à l’occasion de notre bienheureux père saint Joseph. Nous faisons toutes nos prières de règle, ensuite, je fais à haute voix lecture de l’exercice de la sainte Messe que mes deux compagnes suivent très pieusement. Une querelle s’élève entre un matelot et un de nos infirmiers. Ils allaient en venir aux mains, lorsque je fais signe à l’infirmier de pas19 Les maringouins sont des moustiques particulièrement agressifs, très nombreux dans les zones marécageuses tout le long du fleuve. Les marigots sont des cours d’eau temporaires ; formés lors de la crue du Fleuve, ils s’assèchent progressivement avec la décrue. 20 Le passage de la ligne ou tropique était accompagné d’une cérémonie incontournable pour les passagers ou les matelots, la première fois. 21 Ce mot laptot désigne des matelots du pays employés volontairement à bord des bâtiments moyennant rétributions. Beaucoup sont à cette époque d’anciens esclaves libérés par l’abolition de l’esclavage en 1848.
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ser de mon côté : ce qu’il fait de suite. La dispute passe alors entre le quartier-maître et un marabout, chef des Noirs22. Je lui fais aussi un signe des yeux. Alors il s’approche de moi et me dit : « Tu es une bonne femme, on voit bien que tu es une présence de Dieu. Eh bien ! à cause de toi, je vais me taire ». Voilà que je commence à avoir un grand ascendant sur tout le monde de notre bord. C’est sans doute parce que je parle un peu le Volof qu’ils me témoignent autant de déférence23. Les rives du fleuve que nous parcourons maintenant sont magnifiques : la rive gauche est bordée de champs de mil, de patates, d’ignames, de tabac24. Une foule d’hommes, sans égard pour le dimanche, puisqu’ils sont mahométans, sont à piocher. Leur pioche a une forme très drôle ; c’est un long morceau de bois recourbé en crochet, au bout duquel est adaptée une petite lame de fer25. La rive droite est couverte de nombreux troupeaux qui paissent dans de gras pâturages. Cette rive est habitée par des Maures Trarzas. Ce peuple est nomade ; à peine passe-t-il quinze jours dans le même lieu. Nous passons devant plusieurs camps. Leurs habitations consistent en une couverture de poils de chameau, avec laquelle ils se font une tente, pour se garantir de l’humidité de la nuit et, peut-être des ardeurs du soleil pendant le jour. Quoiqu’ils ne le craignent pas beaucoup. Midi – Nous arrivons devant Richard-Toll ; ce poste paraît très fertile26. Nous apercevons une croix noire sur une tombe. La pré22 L’abbé Boilat dans les Esquisses sénégalaises (p. 301) définit le marabout ainsi : « On entend, en général, un prêtre mahométan, mais il faut aussi comprendre dans cette catégorie tout homme recommandable pour ses bonnes mœurs et pratiquant toutes les observances de la loi ». Il les distingue de ceux qui portent et vendent des grigris. 23 Sœur Marie de la Croix a fait l’effort d’apprendre la langue du pays ; Volof ou Wolof ou encore Ouolof est la langue des Wolofs ou Djolofs qui habitent le Walo, royaume situé au sud-ouest du fleuve Sénégal et dirigé par le Brak. Ils sont aussi présents dans le Cayor et le Diolof, le Baol. Le wolof est parlé maintenant dans tout le Sénégal. 24 Sœur Marie de la Croix admire d’autant plus cette fertilité qu’elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Les cultures dans la vallée du fleuve Sénégal se font sur décrue dans un espace appelé Walo : celui-ci désignait géographiquement l’ancien delta du fleuve ainsi que la vallée alluvionnaire inondée pendant la saison des crues (rives gauche et droite). L’arrière-pays est très sec, sinon semi-désertique. À cette époque la rive droite a été abandonnée aux Maures Trarzas. 25 Cet outil appelé daba est encore utilisé pour le nettoyage et la préparation des sols. 26 Richard-Toll (le jardin de Richard) avait connu une gloire éphémère dans les années 1820, avec les grands projets d’aménagement de la vallée du Fleuve menés par
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sence de cette croix au milieu d’un pays sauvage et mahométan me cause une douce joie intérieure et me fait naître de saintes réflexions. Nous nous arrêtons quelques minutes, une salve de coups de canon salue le Gouverneur. L’officier commandant du poste vient à bord du Galibi prendre des ordres du Gouverneur. Un homme de notre bord croyant avoir assez de temps pour aller à terre faire quelques commissions, part sans prévenir personne, avec le canot du bord. Nous nous remettons en route avant qu’il n’ait pu regagner le navire. Il a beau ramer de toutes ses forces, le vapeur nous emporte à toute vitesse. Il se décourage, les forces lui manquent ; il reste debout dans son canot au milieu du fleuve et nous regarde fuir d’un air triste. Des murmures se font entendre, on dit que ce sont les Sœurs qui l’ont envoyé en commission. Je relève cette inculpation et tout rentre en bonne harmonie. De Richard-Toll à Dagana, les rives du fleuve sont toujours très belles. Dans ce parcours la rive droite est ornée d’immenses rondiers [sic]27. 5 heures et ½ du soir – Nous arrivons à Dagana28. Tous les feux de la flotte sont hissés au haut des mâts et produisent un effet ravissant. Il nous semble arriver sur les bords de la Seine à Paris. Le Serpent et l’Anacréon que nous avions devancés arrivent à 7 heures et l’homme que nous avions laissé au milieu du fleuve avec son canot arrive aussi à notre bord, il a eu la bonne idée de s’attacher à la remorque du Serpent. 20 mars à 8 heures du matin – Une décharge de 13 coups de canon annonce que le Gouverneur va inspecter toute la flotte. Il
le baron Roger devenu commandant administrateur du Sénégal et dépendances après avoir signé un traité avec le brack du Walo (8 mai 1819) qui entraîna une forte opposition des voisins Braknas et Trarzas. La mise en culture ne commence qu’en 1822. Mais en raison d’aléas climatiques, du problème non résolu de la propriété des terres et du manque de main-d’œuvre, ce fut un échec qui causa le rappel de Roger et l’abandon des cultures expérimentales en 1827. 27 Sœur Marie de la Croix parle sans doute des rôniers, espèce de palmiers de la zone sahélienne. Nombreux au Sénégal, ils peuvent atteindre 30 mètres de haut. 28 Village avec un fort qui fut au centre des cultures expérimentales des années 1820 sous la direction de Roger. Y.-J. Saint-Martin précise que ces « deux jours furent consacrés à d’ultimes pourparlers avec les ministres des émirs trarza et brakna, dont on voulait se garantir la neutralité. », dans Le Sénégal sous le second Empire, p. 217.
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commence sa visite par nous, en qualité de Dames [sic]. Il s’informe de tout, s’il ne nous manque rien, si les volontaires noirs ne nous tracassent pas. Je profite de sa demande pour lui dire que tous étaient tranquilles, mais qu’il y en avait plusieurs qui avaient été oubliés dans la distribution des vivres, et qu’ils n’avaient rien mangé depuis samedi 18. Il leur fait donner des vivres de suite. Dès ce moment, je possède entièrement leur confiance, ils m’envoient une députation « pour me remercier, disent-ils, des bonnes choses que j’ai dites d’eux au Gouverneur ». Le Gouverneur continue son inspection, il est reçu à bord de chaque navire au son des instruments de musique et au déploiement des pavillons. 1 heure du soir – Les mahométans de notre bord saisissent un poisson d’une certaine espèce qu’ils cherchaient à attraper depuis longtemps. Chacun s’empresse de lui arracher une écaille et se la colle au front. Un jeune noir s’approche d’un air solennel. « Tiens, me dit-il, mets cela sur ton front comme moi et je te promets que les balles ne te perceront pas ». Je la prends sur le bout de mon doigt et après l’avoir considérée, je la jette à terre. « Oh, tu as fait là une mauvaise chose ! Maintenant, je ne réponds pas de toi : il t’arrivera quelque malheur. » Cette cérémonie superstitieuse a eu lieu sur tous les navires, il n’y a pas jusqu’au Gouverneur et à M. l’aumônier qui ont été obligés d’accepter une écaille. 2 heures du soir – Tous les mahométans de chaque navire descendent à terre, ils se groupent autour d’un pavillon rouge, emblème de feu et de sang, et, au son du tamtam, chacun à son tour dépose en face de ce pavillon les griefs qu’il a essuyés de la part des Toucouleurs et jure de combattre jusqu’à la mort, pour s’en venger29. Mardi 21 mars – Nous passons encore toute la journée à Dagana. Le Gouverneur tient le Conseil, fixe l’ordre du départ et donne des ordres pour bien fermer les bastingages qui donnent sur la rive
29 Les Toucouleurs fervents musulmans dont le nom vient de Tekrour ont une réputation d’indépendance, d’agriculteurs et de puissants guerriers. Ils refusent toute sujétion. L’un d’eux, El Hadj Omar Tall, devient à cette époque un guide pour toute la zone à l’est du Sénégal ; l’extension de son empire dans la zone sahélienne du Mali actuel et son avance vers l’ouest en font un danger réel au moment où la France songe à consolider ses positions dans la région.
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gauche, afin de nous préserver des coups de fusil. Nous y faisons mettre tous nos matelas d’hôpital et des bottes de paille. Mercredi 22 3 heures du matin – Les clairons sonnent le réveil. Tous les vapeurs chauffent, à 4 heures nous sommes en route. Voici l’ordre dans lequel marche la flotte. L’Epervier marche le premier, il a à sa remorque la Tactique, le Pilote, la Pintade et plusieurs embarcations. L’Anacréon marche le second, il remorque le Bakel, l’Herminie et plusieurs grands bateaux. Le Galibi monté par le Gouverneur remorque l’Écureuil, la Marianne, un chaland chargé de chevaux et plusieurs canots. Le Serpent ne remorque que quelques canots, il marche à notre droite et fait fonction d’espion. Le Marabout marche en cinquième, il remorque quatre goélettes. L’Ebrié marche le dernier, il remorque le Basilic qui doit servir d’hôpital et plusieurs grands chalands. Tous ces navires portent 2300 personnes, des chevaux, des ânes, des bœufs, des moutons et des matériaux nécessaires pour bâtir une ville30. 8 heures du matin – Après avoir fait nos prières de règle, je monte sur le pont pour prendre la fraîcheur, mes deux compagnes restent dans la chambre ; et moi, tout en cousant, je trace le cours du fleuve. 9 heures – Tous les hommes se revêtent de leur costume de guerre. C’est inouï de voir la quantité de gris-gris dont s’est pourvu chaque individu. Il y en a qui ont un boubou couvert d’écriture arabe, renfermant quelques passages du Coran, puis de la tête aux pieds, ils sont couverts de petits sachets dans lesquels sont cousus quelques chiffons de papier, bénits par les marabouts. Avant de se coiffer, ils soufflent dans leurs bonnets pour chasser les malins esprits de dessus leur tête ; ils étalent des morceaux de papier où il y a des espèces de dessins et font dessus force salam. Tout cela, ce sont des préservatifs de malheurs [sic] ; après cette toilette, presque tous sont venus me 30 « C’est la force d’intervention la plus puissante qui ait jamais été réunie au Sénégal », écrit Y.-J. Saint-Martin, précisant qu’il s’agit des équipages des avisos, du brick canonnière, des voiliers de transport et des garnisons renforcées de Richard-Toll et de Dagana. Il ajoute « tout cela pour prendre possession d’un fort démoli sur les décombres duquel les Toucouleurs ont édifié un modeste retranchement », Le Sénégal, p. 118-119.
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demander une espèce de bénédiction : c’est-à-dire qu’il fallait leur souhaiter d’être préservés de la mort. Il y en a qui ont des gris-gris pour 500 et 600 francs. 11 heures ½ – Je descends vers mes deux compagnes pour dire notre office et faire notre examen. Nous en étions à Sexte31, avec psaume (qui confidunt) lorsque le cri d’alarme est donné par l’Épervier : on tire sur nous. Au même instant nous entendons une décharge. Alors nous perdons l’équilibre, nous avons eu un moment d’absence. Pour moi, lorsque je me suis reconnue, je me suis trouvée à genoux. Sr Maximin était debout, pâle comme la mort ; Sr Honorine était aussi à genoux, mais elle nous tournait le dos : je n’ai pas pu voir son impression [sic]32. Après un moment de suspension, je rassemble tous mes esprits et je leur dis : « Hé bien, mes bonnes amies, il faut continuer nos prières, nous n’en avons jamais eu plus besoin. » Je vous déclare que nous avons prié avec ferveur, pour nous et pour toute l’armée. On nous tire dessus des deux rives. Une balle vient frapper le bastingage de notre pauvre Marianne, une autre passe par-dessus nos têtes. Le Galibi répond par une vive fusillade. Un homme sur la rive droite reçoit une balle dans la cuisse, il met la main dessus et s’enfuit à toutes jambes33. Sous un arbre, se sont blotties une troupe de femmes, à l’instant les fusils sont braqués sur elles : on les prenait pour des hommes, mais on reconnaît la méprise. Alors, je dis : « Il ne faut pas tuer les femmes, parce qu’on nous tuerait aussi, nous ». Yalla téré, me dit un noir (Dieu préserve)34. Cette parole fait venir un sourire sur toutes ces figures hâves et rébarbatives. « Ah, nous mourrions tous pour vous venger » s’écrièrent-ils. Nous marchons à peu près deux heures sous le feu. 4 heures du soir – L’Anacréon touche sur un bas-fond35. Des dis31
Sexte est l’office tiré du bréviaire que l’on dit à midi. Sans doute la rédactrice veut-elle dire : expression. 33 Y.-J. Saint-Martin donne des indications complémentaires : « À partir de l’escale dite du Cachot, à six lieux en amont [de Dagana], la fusillade crépite des deux rives, sans autre effet de montrer l’hostilité foncière et spontanée des riverains ici presque uniquement toucouleurs. », p. 218. 34 Soulignés dans le texte. 35 La date tardive de l’expédition devait poser le problème de la navigation sur le Fleuve à cette période où la décrue a commencé à la fin octobre ; l’étiage est normalement 32
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positions sont prises pour le remettre à flot. On débarque les troupes pour l’alléger et le Serpent va le remorquer. Ils l’ont bientôt remis à flot, mais lancé par la vapeur, il vient fondre sur nous. Chacun tremble en pensant au choc que nous allons éprouver. Sr Honorine s’écrie : « Ah, mon Dieu ! Nous sommes perdues. » Sr Honorine se met en devoir de descendre pour aller mourir dans la chambre. Moi, qui ne pense pas à mourir, je cherche le moyen de l’éviter. La pensée me vient comme un éclair de le repousser des mains. Je communique cette pensée à tous ces courageux noirs qui en un clin d’œil se précipitent sur le bastingage et de leurs bras nerveux s’appuient fortement contre le Serpent à mesure qu’il nous aborde et réussissent par cette manœuvre à faire fuir notre pauvre petite Marianne devant ce gros monstre. Pendant cette opération, trois individus sont devant nous sur la plage. Ils nous regardent faire pendant quelques instants, puis ils disparaissent : ce sont probablement des espions. 4 heures ¾ – Nous nous remettons en route. Nous arrivons devant le village de Ngnavouélé à 6 heures ½36. Tous les habitants de ce village ont pris la fuite. Il n’y reste que les chiens qui font un vacarme épouvantable, en entendant le bruit que fait notre escadre. Nous sommes mouillés très près de la rive. Cette proximité m’inquiète beaucoup, sans cesse, je porte mes regards vers les broussailles où il me semble que des coups de fusil sont partis. Tout à coup, j’aperçois un feu, comme celui d’un cigare, agité par une main. Je suis saisie de frayeur, j’appelle le quartier-maître pour lui faire voir ce feu et lui dire que nous sommes trop près de terre. Nous examinons bien attentivement et nous voyons que c’est tout simplement un feu follet 37. Mais on est conscient que nous sommes trop près de terre. On nous change de mouillage.
en juin. Même si le Fleuve est navigable jusqu’à Podor, les bancs de sable sont nombreux. 36 N’gnavouélé se trouve à l’avant-poste de l’escale du Coq et de Podor. C’est probablement le village de Naolé dont parle Saint-Martin : « À son arrivée au mouillage de Naolé à une lieue de Podor, dans la soirée du 22, le convoi n’a qu’un blessé léger, mais déjà de nombreux malades », p. 218. Opérations, dates et heures correspondent. Les escales sont des emplacements destinés aux échanges qui se font avec les Maures. 37 D’après Le Littré : « Flamme erratique produite par des émanations gazeuses qui s’élevant soit des endroits marécageux, soit des lieux où des matières animales et végétales se décomposent, s’enflamment spontanément et n’ont que peu de durée ». Ces
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Jeudi 23 – 8 heures du matin Quatre individus apparaissent sur la rive gauche, au milieu des broussailles et des hautes herbes. Ils font des signes d’amitié en appelant. À dix heures la yole du Gouverneur va les chercher38. Deux montent dedans et les deux autres s’accroupissent à terre. À 10 heures la yole du Gouverneur les dépose à terre ; ils s’enfoncent dans les broussailles. L’ordre du débarquement est fixé pour 3 heures. 2 heures [de l’après-midi] – L’Epervier et la Tactique saluent la plage à coups de canon. Les cases de N’gnavouélé sont renversées, l’incendie se déclare. 3 heures – Le débarquement d’une partie de l’armée s’opère, toutes les embarcations sont remplies de monde et à un signal donné elles sont poussées à terre. Chaque noir en mettant son pied à terre prend une pincée de terre qu’il mange ; toujours pour montrer qu’ils dévoreront les Toucouleurs comme cette pincée de terre. Ils s’avancent sur la plage en faisant des bonds et brandissent leurs fusils en l’air en poussant des cris de joie. Les Français observent une grande discipline, ne font aucun bruit, ils se rangent en lignes. 4 heures ¼ – Le médecin en chef de l’expédition et M. l’aumônier viennent nous voir pour nous prier de tenir paré tout ce qui sera nécessaire pour les malades39. Tout en conversant, je leur fais observer que l’ennemi qui stationne depuis le matin sur la plage sud s’avance depuis que le soleil baisse ; que nous pourrions bien recevoir quelques balles pendant la nuit ; que ce serait bien important de leur donner une chasse. De suite ces Messieurs s’en retournent à bord du Galibi et je crois qu’ils ont fait part de cette réflexion à M. le Gouverneur, car à l’instant, le Serpent lève l’ancre et s’en va balayer cette plage à coups de canon. On lui riposte à terre à coups de fusil. Mais tous leurs fusils ne sont rien devant les canons. Bientôt on n’aperçoit plus personne sur cette rive. lueurs bleutées et fugaces en forme de flamme ne brûlent pas et n’émettent pas de fumée ; elles ont donné lieu à de nombreuses légendes et croyances : âmes en quête de prières ou mauvais esprits par exemple. 38 Embarcation légère à rames qui ne peut transporter que peu de personnes. Il s’agit peut-être de parlementaires ou d’alliés venus faire leur rapport. 39 Il semble que cette longue attente le 23 mars aux heures les plus chaudes de la journée ait déjà causé des dégâts parmi les hommes (malaises, insolations).
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6 heures du soir – Il est nuit ; notre armée a mis le feu aux herbes et aux broussailles pour s’éclairer pendant la nuit et afin de ne pas être surprise pendant l’obscurité. La fusillade commence. On voit briller au feu les armes des soldats. On entend le commandement des officiers. Le feu redouble. On entend des cris. Je pense qu’il y a quelqu’un de blessé ; je ne me suis pas trompée. Pendant que nous sommes à dire notre miserere, pour nous coucher, une de nos femmes m’appelle et me dit : « Ma Mère, une personne a été tuée ». Cette nouvelle nous afflige beaucoup et nous prions pour le repos de l’âme de cette première victime. Nous nous couchons. Mes deux compagnes s’endorment, mais pour moi, impossible de fermer l’œil. Les coups de fusil qui se font entendre toute la nuit sans interruption et l’inquiétude que j’éprouve sur la vie de ces braves soldats chassent loin de mes yeux le sommeil. Vendredi 24 3 heures du matin Les clairons sonnent le réveil pour le débarquement du second corps de l’armée. Je me lève ainsi que Sr Maximin. Je suis habillée plus vite qu’elle. Je monte sur le pont ; je m’y trouve très à propos lorsque le médecin-chef a besoin des infirmiers. Je les réveille et les aide à embarquer les matelas, les brancards et des vivres pour tous. Une de mes compagnes s’offense de cela !!! 4 heures – Des feux sont hissés pour donner le signal du départ. Les canots sont poussés à terre avec la rapidité de l’éclair. À 4 heures 5 minutes, il n’y a plus à bord des navires que les hommes destinés à les garder. Après avoir fait sur le pont une fervente prière à la Ste Vierge pour la prier de prendre en sa sainte garde tous ces chers compatriotes et de leur accorder la victoire, je retourne me jeter sur mon lit. Au moment où je commence à m’assoupir, je suis réveillée par une conversation qui, je l’espère, me servira pour l’avenir. 5 heures – Nous faisons nos prières. 6 heures – Nous voyons apporter le soldat qui a été tué hier au soir. On l’enterre sur le bord du fleuve en face de nous. 7 heures – La bataille s’engage à une petite distance des navires. Les ennemis forment un immense demi-cercle. Comme ils sont beaucoup plus nombreux que les nôtres, ils courent risque d’être enveloppés [sic]. Les cavaliers ennemis sont très nombreux. Le 244
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Gouverneur les laisse approcher, ensuite il fait diriger sur eux les canonniers qui leur lancent des obus et culbutent pêle-mêle les hommes et les chevaux. D’ici, en écrivant, je les entends fuir en poussant des hourras effrayants. 8 heures – Notre armée a marché sur Podor, l’Épervier, la Tactique et le Serpent s’y rendent aussi, ils doublent la plage en la balayant à coups de canon. 9 heures et demi – Podor est tout en feu ; on voit la flamme et la fumée d’ici40. 10 heures et demi – Le Serpent revient de la part du gouverneur nous apprendre que Podor est pris, qu’il ordonne à tous les navires de s’y rendre de suite. 11 heures – Nous partons de N’gnavoulé. Les rives continuent à être belles. La rive droite est couverte de troupeaux. Deux Maures sont depuis ce matin perchés comme deux vautours sur un immense pommier d’où ils ont pu, très à l’aise, voir la bataille41. En longeant cette même rive, on aperçoit à l’ombre sous les arbres et les broussailles, des troupes d’hommes, de femmes et d’enfants nus qui ressemblent presque à des bêtes fauves. La rive gauche est bordée de quelques champs de tabac. Nous passons devant un village dont les cases sont très bien alignées. Ma surprise est à son comble lorsque je vois que ces prétendues cases, qui ont au moins deux mètres de haut, sont des fourmilières et que tous les habitants sont tout bonnement de grosses fourmis42. 1 heure après-midi – Nous arrivons devant Podor, la flamme, jointe à l’ardeur du soleil, nous grille jusqu’ici au milieu du fleuve. L’armée installe son camp dans la plage sud du village où se trouve le cimetière. Les tombes sont respectées avec vénération par notre armée. Samedi 25 à 10 heures du matin Une armée de cavaliers maures débouche parmi les arbres et les broussailles de la rive droite ; ils viennent s’arrêter en face du camp ; ils font des signes ; une embarcation du Galibi va les chercher. Un 40
Il s’agit probablement du village de Souimam, près de Podor. S’agit-il du « pommier de Sodome » qu’on trouve dans le Sahel appelé encore « arbre à soie du Sénégal » ou alors simplement du « gommier » ? 42 Il s’agit bien sûr de termitières qui font partie du paysage. 41
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Maure qui se distingue de tous les autres par son koussab43 blanc et qui monte un cheval blanc entre le premier dans le canot ; deux de ses hommes y entrent avec lui, tandis que deux autres le suivent à la nage. Ils montent à bord du Galibi. 11 heures – Le prince maure et ses sujets sont redéposés à terre ; cette armée qui, dit-on, a marché pendant trente-trois jours, vient donner la main à notre Gouverneur contre les Toucouleurs. Mais elle est arrivée au lendemain de la victoire. 3 heures – Les guerriers maures après avoir laissé paître leurs chevaux, les enfourchent de nouveau et s’enfoncent dans le désert. Ils ont promis au Gouverneur de venir se fixer près du camp et d’apporter leurs denrées à vendre. Ici l’argent n’a pas cours. Nous nous servons de tabac et de guinée44 pour avoir du lait, des moutons, des bœufs, etc. 4 heures du soir – Nous allons visiter les ruines de Podor qui fument encore. La rive de Podor est coupée, presque en ligne verticale, et elle est très élevée. Nous avons beaucoup de peine à la gravir. La construction des cases est curieuse et les fortifications que ce peuple avait faites pour se défendre décèlent chez lui de l’intelligence. La position de ce village sur le fleuve, dans une belle plaine qui paraît très fertile, rendra, je crois, son séjour assez agréable lorsqu’on aura pu se bâtir des maisons, pour se garantir des ardeurs du soleil et du vent d’est45. La terre est argileuse, les indigènes s’en servent pour construire leurs cases. Les murs qui ont à peu près 0,20 centimètres d’épaisseur paraissent être pétris avec la main. Quelques cases ont la forme carrée ou allongée ; mais le plus grand nombre a la forme ronde. Dans l’intérieur, il y a un mur en spirale qui dérobe la vue. Dans chaque 43
Coussabe : pièce d’étoffe de 2 aunes de long sur ¾ au moins de large, pliée en deux et les laizes cousues ensemble en laissant par le haut des ouvertures pour les bras et on en fait une autre au milieu pour la tête : chemise sans col et sans manche, sorte de manteau. Les Maures pouvaient s’allier alors avec les Français contre les Toucouleurs ou en tout cas ne pas intervenir. 44 La guinée est une toile de coton, généralement bleu foncé teinté à l’indigo, recherchée dans les échanges. Ceux-ci se faisaient dans les escales sur le Fleuve où les Maures apportaient également la gomme très prisée en Europe pour la confection de médicaments et comme apprêt pour les tissus. 45 Sœur Marie de la Croix a-t-elle eu mission d’étudier l’installation pour y travailler dans un nouvel hôpital ? On ne peut que le supposer.
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case, il y a de grandes urnes de la même matière que les murs de la case. Ces urnes, qui doivent leur servir de magasins, ont la forme d’une marmite. Dans le couvercle, placé dessus, il y a une fenêtre pour éclairer l’intérieur, et à la paroi de l’urne, il y a une porte pour pouvoir introduire et retirer les provisions à volonté. Les habitations des grands personnages sont toutes peintes de diverses couleurs et de dessins bizarres, ce qui les rend vraiment curieuses. Les plus belles que j’ai remarquées sont le castel où habitait l’Almamy46 et celle de l’envoyé du roi des Trarzas. La prison est une curieuse horreur : elle est de forme spirale, comme certains coquillages. Les murs sont très épais, en terre pétrie avec laquelle ils ont mêlé des morceaux de briques cassées, ce qui forme des rugosités qui empêchent les prisonniers de s’appuyer contre ces murs. L’intérieur est d’une telle obscurité que nous n’avons pas osé y entrer. Ensuite nous sommes allées voir les ruines de l’ancien fort bâti par les Français en 1740. Pendant la révolution de 1793, les quelques personnes qui formaient le poste furent massacrées par les indigènes. Cet ouvrage est resté sans réparations jusqu’à aujourd’hui. Le directeur du génie a déjà mis les ouvriers à l’œuvre et ces vieilles fondations enfouies dans la terre depuis de longues années revoient enfin le jour47. De là, nous nous dirigeons vers le camp. Nous y sommes accueillies avec respect et empressement de la part de tout le monde ; mais surtout par les officiers d’infanterie qui ont voulu à toute force nous faire entrer dans leur tente et il m’a fallu boire dans le verre du commandant Morel. Bientôt nous sommes rejointes par M. le Gouverneur, M. le Commandant et M. l’aumônier. Ils nous font les honneurs du camp et nous accompagnent partout. Dimanche 26 7 heures du matin – Nous nous rendons au camp pour assister à la messe qui doit y être célébrée, mais des circonstances que je dois passer sous silence empêchent cette pieuse cérémonie. Alors, 46
Le terme almami ou Almamy serait une déformation du mot imam au Fouta Toro (toucouleur) ; mais il est attribué aux chefs religieux et politiques du Fouta. El Hadj Omar Tall, originaire de la région de Podor, est à cette époque le plus menaçant. 47 Il s’agit du capitaine Faidherbe, commandant du génie, secondé par PinetLaprade. Le fort va être reconstruit en moins d’un mois.
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M. l’abbé nous suit à bord de la Marianne, il y dit la sainte messe. Nous y faisons la sainte communion. 4 heures du soir – Nous retournons faire une promenade dans les décombres de Podor. Cette fois nous portons la parole aux soldats. Ils paraissent très flattés et nous accueillent comme des mères. M. le capitaine Coulon nous accompagne jusqu’au camp, où M. le Gouverneur Protet et une foule d’officiers nous accueillent de nouveau avec toutes sortes d’honneurs et de respects. Lundi 27 – La charité me fait un devoir de tirer un voile sur cette journée. Mardi 28 – J’écris à M. le Gouverneur pour lui demander à partir. Il me refuse ma demande : l’hôpital est à peine installé que déjà il est encombré de malades. Armée d’un marteau, je défonce les caisses. Je case le linge sur les étagères et j’emmagasine tous les ustensiles d’hôpital. Je fais aussi des modèles de bons et je commence un tarif de ration. Mercredi 29 – mêmes occupations qu’hier Jeudi 30 – L’hôpital est installé. Des circonstances particulières rendant ma présence inutile, et ayant appris par lettre que Sr Mélanie est malade à cause de l’ennui que lui cause mon absence, je me rends accompagnée de Sr Maximin à la tente du Gouverneur pour solliciter de nouveau la permission de partir. Il me l’accorde avec peine. 9 heures du matin – Je pars sur le Marabout avec 40 malades. Mon retour n’a rien de remarquable. Seulement de temps à autre, nous sommes récréés par des troupes de singes qui gambadent sur les arbres, puis par d’énormes crocodiles qu’on prendrait volontiers pour des troncs d’arbre, et enfin par un mirage magnifique qui nous transforme les objets de toutes les manières : un troupeau de moutons nous fait l’effet d’une armée de géants ; des monticules de sable nous font l’effet de châteaux superbes. Vendredi 31 – 8 heures et demi du soir J’arrive au sein de mon cher petit troupeau où je retrouve des cœurs amis. Fin du journal de Podor.
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L’ÉQUIPEMENT D’UNE MISSION : DAKAR EN 1858 P ier re Tr ic h e t
La lettre qui suit a été écrite par le père Louis Reymond qui appartient à la Société des Missions Africaines (SMA), institut missionnaire fondé à Lyon le 8 décembre 1856. Le 13 avril 1858, le Saint-Siège confie à cette Société la charge d’évangéliser le vicariat apostolique de Sierra Leone. En attendant de pouvoir s’y rendre lui-même, le nouveau chef de cette mission, Mgr de Brésillac, y envoie une première équipe, composée du père Louis Reymond, du père Jean-Baptiste Bresson et du frère Eugène Reynaud. Ces trois hommes embarquent à Marseille, le 3 décembre 1858, à bord de L’Express, à destination de Gorée. À Dakar, ils vont devoir attendre le passage d’un navire qui les achemine à Freetown. Pendant cette escale forcée, ils sont accueillis par les missionnaires de la Congrégation du Saint-Esprit, qui acceptent volontiers d’assurer la première initiation de ces collègues. Les SMA glanent les informations qu’ils peuvent recueillir sur la mission de Freetown, et les communiquent fidèlement à Mgr de Brésillac. Ils notent que la nouvelle de leur prochaine arrivée à Freetown s’est déjà répandue le long de la côte, non sans s’être déformée. Mais surtout ils observent l’équipement de la mission de Dakar et les outils dont elle s’est munie. Elle comporte une école de garçons et une autre de filles (avec la résidence des religieuses qui dirigent cette école… et même l’embryon d’une communauté de sœurs africaines fondée par Mgr Kobès), puis un séminaire-collège. Et aussi une imprimerie (qui a mission de publier en langue locale des livrets de prières, de chants, des catéchismes, des dictionnaires, des grammaires…), une menuiserie, une forge etc. Et bien sûr des gens compétents pour faire fonctionner ces services. Mgr Kobès leur montre aussi les cartes géographiques des côtes qu’il a rassemblées. Et le compendium des décrets et constitutions (qui établissent un code de droit à l’usage des missionnaires). Et un Delineation of Roman catholicism, qui rassemble les griefs des protestants, que les missionnaires s’attendent à rencontrer bientôt. Un manuel de théologie de Mgr Perro-
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cheau. Et même un exemplaire imprimé du rapport de Mgr Kobès à la Propagande, qui a servi à déclencher les divisions territoriales de l’ancien Vicariat des Deux-Guinées. Bref, le matériel utile que la mission a rassemblé (depuis 1846, année de sa fondation) pour accomplir son travail. Cette lettre, écrite au bout de treize jours de présence à Dakar, et adressée à Mgr de Brésillac à Lyon, est un patchwork d’informations (sur le climat, les vêtements que porte l’évêque pendant les cérémonies liturgiques, ceux des missionnaires, les chapeaux et leur prix, les réactions du roi à qui le père Reymond et Mgr Kobès ont rendu visite, le prix du vin à Freetown etc.). Le père Reymond les note, sans plan, à mesure qu’il les découvre… ou qu’il s’en souvient. C’est un portrait bigarré de la mission qui se recompose sous nos yeux. L’original de cette lettre est conservé aux archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote AMA 2 F 8, pages 1120-1123
Dakar, le 16 décembre 1858, finie le 20 décembre au matin J. M. J.1 Monseigneur, Vous pouvez vous réjouir et remercier Dieu et la Bonne Mère, car je n’ai que de bonnes nouvelles à vous annoncer. C’est le 3 décembre que nous avons mis le pied sur la terre africaine. Il est vrai que j’ai été privé du bonheur d’offrir le saint sacrifice le jour de la fête du patron2 de la Propagation de la Foi ; mais j’espère que cet apôtre dévoué aura vu mon bon désir et le jeûne que j’ai gardé3 jusqu’à midi dans l’espérance de débarquer à temps, et qu’il m’en tiendra compte.
1 Jésus, Marie, Joseph. À cette époque, il était assez courant que des catholiques commencent ainsi leurs lettres. 2 Ce jour-là, l’Église fête saint François Xavier. Ce missionnaire jésuite est décédé près de Canton, devant la Chine, le 3 décembre 1552. Il avait prêché l’évangile et fait de nombreux baptêmes en Inde et au Japon. Ce n’est qu’en 1927 que le pape Pie xi le déclarera patron des missions… mais on le vénérait déjà comme tel aux siècles précédents. 3 Pour célébrer la messe et y communier, le prêtre devait être à jeun depuis minuit : c’est ce que prescrivaient les lois de l’Église à cette époque.
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Depuis le matin, nous étions en vue du Cap-Vert, et ce n’est que le soir, à 5 heures, que nous avons pu quitter le navire. Le R. P. Lossédat4, curé de Gorée, nous a reçus avec toute la charité possible, malgré l’indisposition qui le retenait à l’hôpital. Il avait donné ses ordres à son vicaire, l’excellent Père Lacombe5, qui est l’ange de Gorée, tant il y fait du bien. Le lendemain, samedi 4, après avoir dit la messe d’action de grâces, nous nous sommes rendus à Dakar, auprès de Mgr Kobès6 qui nous a accueillis comme ses enfants, et nous a procuré tous les soins possibles. Nous sommes restés à Dakar où est le centre de la mission, le séminaire-collège, et un air aussi sain qu’à Gorée ou qu’en France. Notre voyage a été très heureux, comparativement au temps qu’il a fait. Le frère Eugène a été indisposé le mercredi et un peu le jeudi, jour et lendemain du départ7 ; j’ai eu la même indisposition, quoique un peu plus forte, aussi je suis resté couché par précaution pendant près de trois jours, surtout pour prendre mes repas. M. Bresson a été le plus éprouvé ; une demi-heure après que nous avions reçu votre bénédiction8 , ce bon confrère a commencé à être malade, et à part trois jours de calme aux Canaries, le 20, 21 et 22, et deux jours avant d’arriver à Saint-Louis, il n’a pu prendre presque 4
Père Joseph-Marie Lossédat, missionnaire de la Congrégation du Saint-Cœur de Marie (qui se fond dans la Congrégation du Saint-Esprit en 1848, et adopte le nom de cette dernière congrégation). 5 Jean Lacombe, né le 28 août 1829 en Gambie, fait ses études au collège de SaintLouis du Sénégal, puis en France, à Dinan et à Tréguier. Le 1er octobre 1848, il entre au Séminaire du Saint-Esprit. Il revient à Dakar comme sous-diacre et est ordonné prêtre le 5 novembre 1852. Il est vicaire à Gorée pendant sept ans. En 1856, il entre dans la Congrégation du Saint-Esprit. Il sera ensuite directeur du Petit Séminaire et du Noviciat des Filles du Saint-Cœur de Marie. En 1864, il est à Joal, puis à Ngasobil. De 1865 à 1876, il est en Gambie. En 1876, il fonde la mission de Sedhiou et travaille pendant quinze ans en Casamance. À Thiès de 1891 à 1900, il est appelé à Dakar pour aider le père Rialand pendant l’épidémie de fièvre jaune. Il en est lui-même une des dernières victimes. Il meurt le 21 novembre 1900 (d’après Joseph-Roger de Benoist, Histoire de l’Église catholique au Sénégal, Paris, Karthala 2008, p. 146). 6 Aloïse Kobès (1820-1872), missionnaire de la Congrégation du Saint-Cœur de Marie (puis : du Saint-Esprit). En 1848, il est nommé vicaire apostolique de la Sénégambie, avec résidence à Dakar. 7 De Marseille. 8 Le mercredi 3 novembre, Mgr de Brésillac a accompagné à Marseille les trois partants. Avec eux, il est monté sur le navire L’Express, il les a bénis, puis il est revenu à terre par le canot.
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aucune nourriture. J’ai fini par obtenir quelques figues et quelques raisins que l’on distribuait parcimonieusement. Heureusement que j’avais gardé la boîte de raisins envoyée si gracieusement et si à propos par les bonnes et pieuses Ursulines9. Son contenu a fourni à peu près toute la nourriture de mon cher confrère. J’espère, Monseigneur, que notre reconnaissance sera manifestée à ces généreuses voisines. Du 3 au 7 novembre, nous avons eu une mer très houleuse, vent frais et marche rapide. Le 7 au matin, nous franchissions le détroit de Gibraltar avec un beau soleil éclairant la côte d’Espagne et la côte d’Afrique, Gibraltar hérissée de canons, et Tanger ville orientale aux maisons blanches en terrasse. Pour la première fois, nous voyions la terre d’Afrique, où le bon Maître nous a appelés pour cultiver sa vigne et semer le bon grain de la Parole divine. Vous connaissez, Monseigneur, les émotions que l’on éprouve en voyant le pays où l’on doit employer ses forces pour la gloire de Dieu. Pourquoi tant de prêtres qui s’ennuient en France ne les éprouventils pas ? S’ils connaissaient le don de Dieu, qu’ils seraient heureux ! Le lundi, nous avons perdu de vue l’Europe et l’Afrique, et le 9 à midi, le vent est devenu contraire. À six heures du soir, des nuages de couleur grisâtre avertissent de la présence de la tempête qui fond sur le navire et menace de l’engloutir. La mer est furieuse et tombe sur le pont ; les cordages sifflent et la voilure qui a failli être emportée bat contre les vergues et les mâts d’une manière effrayante. Dès ce moment, jusqu’au mardi 16 à sept heures du soir, ce n’est qu’une succession de grains et de coups de vent qui se suivent d’heure en heure ou de deux heures en deux heures, avec une violence telle, que le navire, ne gouvernant plus, roule d’une vague à l’autre en craquant horriblement. Des vagues énormes tombent sur le pont ou soulèvent le navire de manière que le beaupré laboure les vagues ou se redresse en l’air. Impossible de se tenir sur le pont. Cependant, chaque fois qu’un nouveau grain se déclarait, je prenais plaisir à monter sur la dunette, et là, cramponné au mât d’artimon ou à la galerie, j’admirais le magnifique spectacle de la mer en fureur, secouant inutilement le petit navire qui nous séparait de 9
À Sainte-Foy, près de Lyon, le couvent des Ursulines et le séminaire des Missions Africaines étaient proches, et avaient tissé des liens amicaux. Les sœurs avaient tenu à marquer le premier départ en offrant une boîte de raisins secs aux partants.
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l’éternité en fuyant devant l’orage, à tous les rumbs10 de vent, au Nord, à l’Est, au Sud, à l’Ouest, jamais du côté où il fallait aller. Le capitaine, doué d’un sang-froid et d’une énergie rares, après avoir déployé toutes les ressources possibles, avouait n’avoir jamais vu un temps pareil et nous disait ingénument que le démon nous en voulait. Pendant tout ce temps, il était presque impossible de tenir en place, soit à table, soit au lit, soit sur le pont. M. Bresson était épuisé et se croyait au dernier moment. Parfois je chantais doucement, à mi-voix, l’Ave Maris Stella, pour me rendre courage, et alors il me semblait que nous devions arriver à Sierra Leone, malgré l’enfer. Enfin, le 19 au soir, le vent tombe et devient moins contraire ; la mer se calme peu à peu, et le 21, malgré le calme de la mer, le brillant soleil qui nous éclaire et le désir de célébrer la sainte Messe, nous nous contentons d’offrir à Dieu et à Marie nos vœux et nos regrets. Le 22, nous apercevons les Canaries, mais le vent est si faible ou si contraire que nous restons là à tirer des bordées11 fatigantes, ou à stationner malgré la houle. Ce n’est que le 27, après avoir vu le pic du Ténériffe se dresser au loin dans les nuages, que nous atteignons les vents alizés qui deviennent de plus en plus frais et nous amènent rapidement devant Saint-Louis, le lendemain de l’arrivée du Splendide, le premier décembre. Au matin, un petit oiseau est venu nous souhaiter la bonne arrivée sur la terre d’Afrique. Nous sommes restés un jour et une nuit devant cette ville française qui apparaît à peine au-dessus de l’eau, et qui semble sortir des sables blancs du désert. La chaleur est forte : au lever du soleil, mon thermomètre marque 19° centigrades et à midi 39,5° sur le pont. Le soir nous partons pour Gorée où nous arrivons un peu tard pour la satisfaction de mon cœur, parce que le calme nous prend au Cap-Vert. Nous descendons promptement à terre, au milieu du mouvement continuel du port où stationnent un grand nombre de navires. De Dakar, nous avons vue sur la rade et nous sommes témoins du va-et-vient continuel des navires ; il y en a moins qu’à Marseille 10 En termes de marine, un rhumb (ou rumb) est un secteur d’1/32e de la rose des vents, couvrant un angle de 11°15’. Le père Reymond utilise ce terme technique pour signifier que le navire réagissait à tous les changements de direction du vent. 11 Se dit d’un navire qui louvoie.
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ou dans le détroit de Gibraltar, où j’en ai compté septante12 autour de nous. Néanmoins, ils rappellent la France. Ici, au séminaire, il y a un peu de tout ; j’ai visité l’imprimerie, la reliure, le brochage, la forge, la menuiserie, les cordonniers, les tailleurs et les classes. Tout fonctionne sous la direction des R. P. et des frères, avec une perfection que je n’osais espérer. J’ai déjà reçu deux spécimens de l’imprimerie de Dakar. Ce sont deux dictionnaires à deux colonnes, dont l’une est blanche à l’usage des missionnaires. Ils nous seront très utiles pour former le dictionnaire atsoo ou soosoo13 à Sierra Leone. Au commencement, se trouve une petite grammaire faite par les missionnaires pour le wolof14. D’après le peu que j’ai vu, elle est beaucoup plus simple et plus facile que celle de M. Boilat15. J’ai assisté à un sermon wolof auquel je n’ai rien compris. Cependant, j’ai été très édifié par la tenue de fidèles et des enfants des missionnaires et des sœurs. Ces enfants sont gais, obéissants et très doux, et on ne peut leur reprocher, de même qu’aux Noirs en général, que la négligence pour le travail. Il est vrai que leur sobriété en fait de nourriture, de vêtement et de demeure n’exige pas grand travail, et que quelques instants de travail par semaine peuvent suffire amplement pour tout préparer. Durant les quinze jours que nous venons de passer ici, nous avons eu, moi surtout, bien des consolations spirituelles. Le samedi soir, 4 décembre, en allant visiter le Saint-Sacrement, j’ai assisté au baptême d’une jeune Négresse, dont la modestie et la tenue n’auraient pas déparé celles d’une jeune fille française. Quand je l’ai entendue répondant aux deux noms de Anna Maria, je n’ai pu m’empêcher d’essuyer quelques larmes, en pensant à ma mère du ciel et à ma mère de la terre. Quand pourrai-je verser l’eau sainte sur le front de quelque âme rachetée par le bon Jésus à si haut prix ?
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70 en français de l’époque, encore employé en Belgique ou en Suisse. Ethnie soussou, dans le groupe mandingue, présente en Guinée et Sierra Leone. 14 Nom de l’ethnie (et de sa langue) présente dans la région de Dakar. 15 David Boilat (1814-1901) né à Saint-Louis (Sénégal) d’un père français et d’une mère métisse (signare). Il veut devenir prêtre : il est envoyé en France pour y faire les études requises. Après son ordination, il revient au Sénégal, en 1841. Il rédigera plusieurs ouvrages, dont le plus célèbre est intitulé Esquisses sénégalaises. 13
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Le lendemain, en allant à la sainte Messe, j’ai assisté à la confirmation de trois Négresses déjà âgées et mères, et quand j’ai pu célébrer moi-même la sainte messe16 , une Négresse revêtue de l’habit blanc des néophytes s’est présentée pour communier : c’était Anna Maria que j’avais vue baptiser la veille. Ainsi, la première fois que j’ai pu offrir la Victime adorable sur le continent africain, pour le salut de ses habitants, j’ai eu le bonheur de donner la première communion à une enfant de l’Afrique. Puisse Jésus, l’union des cœurs dans la communion, réunir dans son sacrement et par son sacrement tous ces pauvres Noirs qui l’aimeraient tant s’ils le connaissaient. Puissent aussi ces prévenances du bon Jésus pour son indigne ministre être les prémices du salut que ce bon Maître veut donner aux pauvres Noirs. Tout ce que j’apprends de ces pauvres peuples, et en particulier de Sierra Leone, me fait espérer pour notre mission beaucoup de succès, en même temps que beaucoup de peines temporelles. À Freetown, ville de 40.000 âmes, au dire de M. Bouët Willaumez, les protestants sont furieux de notre future arrivée. Un des Pères de Dakar, qui a passé quelques jours dans cette ville, nous dit que les journaux sont remplis d’accusations épouvantables contre les prêtres romains, à tel point que plusieurs protestants en étaient indignés. On compte une quarantaine de chapelles ou sectes différentes. Les catholiques seuls n’ont pas et désirent beaucoup des prêtres. Le gouverneur anglais avait déjà reçu, il y a plus de deux mois des instructions de son gouvernement17 pour nous accorder protection. Le vice-consul français paraissait mécontent de n’avoir appris notre future arrivée que par l’autorité anglaise. Je viens d’apprendre que le consul espagnol est bien disposé pour nous. Le bruit s’est répandu à Freetown que nous arrivions au nombre de six, avec une huitaine de religieuses. Passe encore pour les reli-
16 À cette époque, les prêtres ne célébraient pas simultanément la messe autour d’un même autel (concélébration), mais successivement, quand il n’y avait qu’un autel. 17 Les AMA ne conservent aucune trace de lettre émanant de Mgr de Brésillac adressée à des autorités anglaises. Ces autorités auraient-elles été prévenues de l’arrivée prochaine à Freetown de l’évêque par le ministre des Affaires Étrangères français, dont Mgr de Brésillac fréquentait les bureaux à Paris, et où il avait annoncé le départ de ses missionnaires, suivi de son propre départ ?
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gieuses, elles seraient très bien reçues ; mais les prêtres, ces ogres qui mangent les petits enfants, gare à eux ! Il y a un certain nombre de chrétiens noirs, partis de Gorée ou des environs, qui nous attendent avec impatience. Beaucoup d’autres ont hésité jusqu’à ce jour à se rendre dans cette colonie anglaise, par la raison qu’il n’y a pas de prêtre. À Gorée, la population noire est vraiment édifiante, et il faut espérer que ces peuples, qui ont le plus grand respect pour les traditions de famille, garderont soigneusement le dépôt de la foi, quand il y aura un noyau formé. Freetown est à peu près, jusqu’à présent, le seul endroit de la côte où l’on puisse former un établissement central. Le climat y est très chaud, assez malsain, mais le pays est très fertile, et avec des précautions on peut s’y maintenir assez bien. Le 8, j’ai assisté à la première messe chantée dans la maison-pensionnat des religieuses à Dakar, à quelques cents mètres18 de la mission. Les religieuses indigènes créées par Mgr Kobès y assistaient ; elles voulaient mettre sous la protection de la Sainte Vierge le commencement de leur vie régulière. Elles sont au nombre de quatre et paraissent animées d’un excellent esprit. Si cette œuvre peut réussir, ce sera un grand moyen de salut pour ces peuples. En Gambie, les sœurs ont été plus utiles que les prêtres, et elles sont une source de ressources même matérielles. Il y a là une sœur anglaise que Mgr Kobès nous céderait volontiers pour former un établissement à Freetown, si Votre Grandeur le désire. Elle fait partie de la communauté de l’Immaculée Conception de Castres19, dont Mgr Kobès est très content. Sa Grandeur désirerait vivement, pour le bon résultat des missions, que cette congrégation de Castres pût fournir aux deux vicariats de Dakar et Sierra Leone ; Dakar et Gorée étant des points très sains, il y aurait possibilité de faire rentrer à Dakar les sœurs fatiguées, au lieu de les envoyer en France, ou de les changer de poste, s’il y avait besoin spirituel ou péril. C’est d’après ses offres et ses
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Quelques centaines de mètres ? Ou à quelque cent mètres ? Les Sœurs de l’Immaculée Conception de Castres sont une congrégation fondée à Castres en 1836 pour s’occuper des « plus pauvres et des plus abandonnés »… en France. Mais des appels leur arrivent d’Afrique. En 1847, elles s’implantent à Dakar où elles vont ouvrir école et hôpital. 19
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désirs réitérés que je vous donne ces détails. La sœur anglaise de Gambie est encore jeune, mais est un excellent sujet. En Gambie, tout est anglais, et les sœurs qui s’y trouvent parlent suffisamment l’anglais maintenant pour s’en tirer. Le soir du 8, nous avons assisté à la distribution solennelle des prix aux élèves des sœurs ; une petite scène jouée par les élèves a fait connaître leurs progrès dans le français. J’ai dû couronner ces jeunes négresses qui ont fait preuve de beaucoup de bonne volonté et de travail. Dimanche 12, à deux heures et demie, nous avons assisté à la distribution solennelle des prix aux élèves des Pères. Une petite pièce jouée par eux, avec accompagnement de musique vocale et instrumentale, avait attiré toute la population blanche, brune, noire, etc. de Gorée et de la Grande-Terre. Je me croyais de nouveau en France, mais en voyant ces têtes noires et rasées sortant d’une blouse blanche, ces pieds nus et luisants, je revenais bien vite de mon illusion. Ces enfants, dont quelques-uns sont très intelligents, sont au nombre de 80 dans la maison ; quand on les entend pendant la récréation, ce sont les mêmes cris et le même entrain qu’en France. Il n’y a que le matin qu’on ne les entend pas ; ils ont froid, malgré la température qui nous fait transpirer sans relâche jour et nuit. C’est l’hiver ici ; heureusement que l’été n’est guère plus chaud. J’ai pu visiter le roi de Dakar, et son palais. C’est un bel homme, haut de six pieds, habitant une maison à deux compartiments ou chambres. Deux estrades élevées contre les murs nord et sud, et couvertes de nattes fines, servent de siège et de trône. Mgr, que j’accompagnais, se plaça sur l’une, le roi s’assit sur une malle, et moi sur l’autre estrade avec M. Bresson. Sa Majesté, avisant mon étui de lunettes que j’avais à la main, et le prenant pour une tabatière, me demanda une prise. Quand Elle vit sa méprise, Elle fit une grimace risible. Ici, les tabatières consistent en un étui gros comme un cache-aiguille ; une petite cuillère sert à prendre le tabac et à le placer sous le nez de manière à ne rien perdre. Voici encore quelques renseignements. À Freetown, le vin est ordinairement alcoolisé et vaut environ trois cents francs la barrique de 210 litres. Tel est le prix du Bordeaux ordinaire fourni par la maison Malfilâtre de Rouen, et qui a un correspondant à Freetown. Il faut compter 40 francs de droit par 200 litres. Le pain est très cher : 9 sous la livre ; la viande, les fruits, le poisson bons et communs. 257
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Le blanchissage se fait très bien ; les médecins sont à peine passables. La coiffure est le chapeau de paille, ou panama ; la paille dure fort peu ; le panama, qui se lave comme un linge, est plus économique, quoiqu’il coûte trois fois plus que la paille, parce qu’il dure plus longtemps et se tient plus propre. Dans le pays, on fabrique des chapeaux en palmier, très communs, mais bons pour l’ordinaire. Jusqu’à présent, les RR. PP. du Saint-Cœur de Marie20 ont conservé la soutane noire, malgré ses inconvénients. Ils paraissent décidés à adopter la soutane blanche. Ils n’avaient pas pensé au calicot pour ces articles de vêtement et trouvaient trop d’inconvénients dans l’usage de la laine. La flanelle est un des plus nécessaires objets, de même que le parasol ; on ne peut jamais sortir la tête découverte, même quand le soleil est voilé. Ainsi, en ce moment, l’atmosphère est obscurcie par un léger brouillard sec qui n’est, je crois, que de la poussière. Le soleil ne brille pas plus qu’à Lyon quand il y a un petit brouillard, et cependant, les bons Pères nous recommandent d’avoir toujours le chapeau sur la tête. On ne se découvre pas en se saluant, excepté dans les grandes circonstances, mais on se donne une poignée de main. Pour la traversée, il est utile d’avoir une calotte ou grecque ; le chapeau est trop embarrassant, le bonnet de nuit trop comique. M. Bresson a dû se contenter de ce couvre-chef pendant toute la traversée, ce qui me gênait beaucoup. Quand on a appris que nous étions venus par un navire marseillais, tout le monde a fait chorus pour nous plaindre, car ces navires sont réputés pour leur mauvaise installation, leur mauvaise tenue, leur chétive et sale nourriture. Nous n’avons pas précisément à nous plaindre du capitaine ; mais le second n’a pas même été poli ou charitable. Si l’on pouvait partir par Rouen ou Bordeaux, le voyage serait beaucoup plus agréable, et certainement moins pénible. On nous a traités, à part les cabines, comme passagers de troisième classe. Les matelots ont été bons pour nous. Le second m’a même refusé quelques figues ou raisins pour M. Bresson quand il était le plus malade. Je n’ai rien voulu témoigner devant mes confrères, par pru20
Les missionnaires de Dakar restent très attachés à leur « ancienne » congrégation, qui a fusionné en 1848 (donc il y a dix ans) avec celle du Saint-Esprit, et qui en a adopté le nom.
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dence, et j’ai évité de parler de ce que je savais ou faisais, pour ne pas les gêner ou les irriter. J’ai pensé que c’étaient les droits et devoirs de ma position et que Dieu seul et mon supérieur devaient les connaître. J’ai reçu le 9 décembre la lettre du 20 novembre que Votre Grandeur a eu la bonté de m’envoyer par le packet anglais l’Anacréon. Je pense que les nouvelles que vous avez reçues de Marseille à notre sujet sont arrivées par un petit navire allant à Cadix, que nous avons hélé la veille du jour où le mauvais temps a commencé. Mgr Kobès m’a communiqué un ouvrage précieux pour les missionnaires ; c’est le Compendium de décrets, constitutions, résolutions, etc., à l’usage des évêques et missionnaires, lithographié à Paris en 1827, un volume in-4, chez Palis, rue Lévêque. Il m’a communiqué un ouvrage très utile à connaître. C’est une réfutation de l’Église catholique par Eliott. En voici le titre : « Delineation of Roman catholicism… in which the peculiar doctrines, morals, governments and usages of the Church of Rome are stated, treated at large and confuted by the Rev. Charles Eliott », third edition, London. Grand in-8 à 2 colonnes très serré. Published by John Mason, 14 city-road ; sold at 66, pater-noster-row, 1851. La poussière est très fatigante dans ces pays-ci, et il serait très utile d’avoir des conserves dites de chemin de fer, lunettes garnies d’une toile métallique qui enveloppe l’œil ; mais à cause de la rouille qui ronge tout, il faudrait argenter ou dorer cette toile, ou bien remplacer la toile métallique par une étoffe sur des branches argentées ou dorées. Le cher frère Eugène va très bien et se tient un peu à l’écart pour étudier ou ne pas se distraire. Il est très bien disposé. M. Bresson va bien maintenant et a repris le cours de ses petites promenades au bord de la mer. Je n’ai pas le temps de sortir parce que je veux profiter de mon passage ici et de l’expérience des R. P. J’ai officié dimanche, solennité de l’Immaculée-Conception21 en présence de Mgr en mantelleto22 violet, et du supérieur de la mission,
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L’Immaculée Conception est fêtée le 8 décembre. Pour la solenniser et rassembler une assistance nombreuse, on l’a reportée au dimanche suivant, c’est-à-dire, cette année-là, au 12 décembre. 22 Petit manteau recouvrant la moitié supérieure du corps, que revêtaient les dignitaires ecclésiastiques durant les offices liturgiques.
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ancien préfet apostolique du Sénégal23, aussi en mantelleto noir. On vient de m’inviter à prêcher dimanche prochain à la grand-messe. Nous ne pourrons partir que lundi 20 au plus tôt, parce que les occasions pour Sierra Leone sont ici très rares. Je n’ai pu écrire à Sierra Leone faute d’occasions. En ce moment, tous les Pères de la mission, excepté ceux du Gabon, sont ici, et ils vont repartir sous peu. Si vous vouliez des cartes marines de la côte, il y en a d’un petit format, in-4, valant de 0,50 à 0,75 centimes. Il est vrai qu’il en faut 15 pour la côte, depuis le Rio Nuñez jusqu’au Cap Palmas24. Au dépôt général de la marine, dans la collection du « Portulan général », 1852, les numéros 1364 à 1379. Elles sont assez bien, sans être parfaites, ni aussi bonnes que les anglaises. Le temps est magnifique, chaud, la mer calme. Jamais le beau temps n’avait duré aussi longtemps en hiver. [Les notes qui suivent sont écrites dans les marges de différentes pages.] (page 1 de l’original, en haut de la page)
Grandes actions de grâces à Marie qui nous a évidemment protégés ! Priez beaucoup pour nous, le besoin est évident. Mille choses affectueuses à tous les confrères25. (page 1 de l’original, dans la marge)
Il est très facile d’avoir des enfants noirs ici, pour un temps indéterminé, et leur éducation sur les lieux ne coûte presque rien, tandis que l’on ne pourrait les dépayser qu’à grands frais26 , et les élever alors de même. Ici, l’habillement et la nourriture coûtent peu, la chaussure et la coiffure rien ; un pantalon et une blouse suffisent ; pas de lit 23 C’est le père Emmanuel Barbier, né en 1828 à Quimperlé, préfet apostolique de Saint-Louis en 1854, démissionnaire en 1856, et revenu à Dakar début 1858 comme vicaire général de Mgr Kobès. 24 Ces deux rivières marquent les limites ouest et est du vicariat apostolique confié par le Saint-Siège à Mgr de Brésillac. 25 Cette lettre ne comporte pas la formule ordinaire de politesse envers Monseigneur ni la signature. Pourtant, il ne semble pas qu’il manque une page à cette lettre. D’autres lettres de M. Reymond se terminent d’ailleurs de la même façon. 26 Cette remarque fait supposer que les membres des Missions Africaines ont étudié la possibilité de faire venir en Europe des enfants, afin de les y scolariser et éduquer, comme d’autres missionnaires le faisaient à cette époque. Le père Reymond ne cache pas qu’il y est opposé.
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autre qu’une planche et une natte. Du riz pour nourriture, c’est la vie des (anges ?27) ; ils aiment la musique. (page 4 de l’original, dans la marge)
Je suis bien touché et bien reconnaissant du souvenir que beaucoup de bonnes personnes me gardent, et en particulier votre excellente famille28. Avant de vous quitter, Mgr, j’étais si ému que je ne savais que dire. J’avais cependant mille choses à dire, et pas un mot pour les exprimer. Ayez la bonté, Mgr, de m’excuser, et quand vous en aurez l’occasion de rappeler à toute votre famille, en particulier à Mme et M. de Ranchin que je ne les oublie pas, et que Garric29 me revient souvent à la pensée. Étiennette va-t-elle bien ? Nous parlons de temps en temps de M. Burnichon. (page 5 de l’original, dans la marge)
M. Kobès est plein d’attention pour nous. Il vient de me communiquer son rapport à la Sacrée Congrégation de l’an 1854. Il y a une lettre du consul espagnol demandant des missionnaires. Ce rapport serait utile à avoir ; il contient beaucoup de choses : 14 pages pour les « Dubii », 46 pages du rapport, et 20 pages de Sommario30, le tout in-4°. (page 7 de l’original, dans la marge)
Les R. Pères ont déjà agité la question de laisser croître la barbe, à cause de la difficulté d’avoir des rasoirs tranchants. Il faut des soins 27
Mot douteux. À cet endroit, la feuille de papier est abîmée. Mgr de Brésillac s’est fait accompagner par le père Reymond dans quelques-unes des visites qu’il a rendues à des membres de sa propre famille. 29 Commune du Tarn, où résidait cette famille. 30 Le rapport de Mgr Kobès, terminé et daté à Rome du 1er octobre 1853, est évidement manuscrit (il est conservé dans les APF, SOCG 978, 472-492). Mais ce rapport présentait des suggestions pour diviser l’immense Vicariat des Deux-Guinées, et pour réunir la juridiction du Sénégal à celle de la Sénégambie, etc. Le Préfet de la Propagande a voulu soumettre ces questions aux cardinaux qui forment le conseil de cet organisme. Pour distribuer ce rapport à chacun de ces conseillers, il l’a fait imprimer (celui-ci couvre les 46 pages mentionnées par le père Reymond) ; il l’a fait précéder d’une introduction historique qui rend compte de la situation actuelle, puis il a formulé une liste de douze questions qui se posent (ce sont les 14 pages de Dubii qu’indique le père Reymond). Quant aux 20 pages du Sommario, elles reproduisent (imprimées) la lettre du consul d’Espagne en Sierra Leone et diverses autres lettres (de Mgr Kobès, du père Schwindenhammer, supérieur général des Spiritains, etc.) qui apportent des avis sur les divisions souhaitées. Ce document imprimé est conservé en APF Acta anno 1854, vol. 218, 221-264. 28
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minutieux pour préserver de la rouille un rasoir pendant quelques jours. M. Kobès a adopté personnellement le chapeau de soie ou feutre gris, comme moins incommode que le feutre noir pour les visites de cérémonie. La ceinture est remplacée par un cordon violet, ou cordelière, parce ce que la ceinture est trop fatigante ; les prêtres n’ont que le cordon noir. (page 8 de l’original, dans la marge)
Mgr Kobès m’a communiqué aussi la théologie de Mgr Perrocheau, très utile. Il part demain, le 20 pour Gambie31, et nous le 21 ou 22 pour Freetown. M. Bresson désirerait une barrette ou bonnet carré pour la sainte messe ; on l’a oubliée, ainsi que l’encens, et on n’en trouve pas ici. Mgr Kobès le fait venir de France. Avant de cacheter, j’apprends que notre départ est retardé jusqu’au 25 au soir, au plus tôt.
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Bathurst abritait la mission Sainte-Marie de Gambie.
LETTRES DU DAHOMEY P ier re Tr ic h e t
Introduction générale aux lettres du Dahomey de 1868-1870 Depuis 1858, le royaume du Dahomey est gouverné par Glélé (ou Gréré) : avant son intronisation, celui-ci s’appelait prince Badou (ou Badohoun). Il va régner pendant trente ans, jusqu’à sa mort, en 1889. Il succède à son père, le roi Guézo, qui avait régné quarante ans (de 1818 à 1858). Ces rois résident à Abomey, à 120 kilomètres de la côte. Ils ont conquis la ville de Ouidah (Whydah1), de manière à s’assurer un accès à la mer, qui leur permet un lucratif commerce avec les Européens… et les Brésiliens qui viennent prendre livraison d’esclaves. Glélé continue la politique de Guézo : il entreprend de nombreuses razzias afin de se procurer des esclaves pour les sacrifices humains (destinés à assurer la protection et la prospérité du royaume) et pour alimenter ses finances, grâce à la traite vers l’Amérique. Le prince Kondo lui succède, le 6 janvier 1890 : il prend le nom de Béhanzin. De 1892 à 1894, l’armée française va le combattre pour l’empêcher de continuer les razzias. Les autorités françaises le déporteront à la Martinique en 1894. C’est alors que le Dahomey entre dans l’empire français. Au plan chrétien, depuis les années 1830, quelques centaines d’esclaves catholiques ont été rapatriés du Brésil, et ceux-ci se sont fixés à Whydah et dans plusieurs villes situées le long de la côte : Agoué, Porto-Novo, Lagos, entre autres. La cité de Whydah abrite également quelques familles de commerçants portugais, donc catholiques. À certaines périodes, celles-ci ont bénéficié des services d’un prêtre « portugais » envoyé de São Tomé (souvent originaire de là, du Kongo ou de Goa en Inde), au titre du padroado (un traité passé avec le Saint-Siège à la fin du xve siècle). Depuis 1680, le
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Les premiers pères utilisaient plus souvent l’orthographe anglaise : Whydah.
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Portugal entretient à Whydah un « fort portugais », comprenant une garnison et un aumônier. Mais durant des périodes plus ou moins longues, le fort a été vide de tout habitant. Pendant la seconde moitié du xixe siècle, des prêtres portugais s’y sont succédés de 1844 à 1861, puis de 1865 à 1888. Mais le 28 août 1860, le Saint-Siège a concédé à la SMA la charge d’évangéliser le territoire compris entre les fleuves Volta et Niger. Et c’est à Whydah que les prêtres des Missions Africaines viennent se fixer, parce que M. Régis (qui possédait la factorerie française de Whydah) leur avait chaudement recommandé cette implantation. Les relations entre ces missionnaires et le prêtre portugais seront en général conflictuelles : les premiers reprochent au second d’entretenir femme et enfants et d’accorder les sacrements sans exiger aucune formation. Les missionnaires vont ensuite quadriller leur territoire, en ouvrant une mission à Porto-Novo en 1864 et une autre à Lagos en 1868. Des difficultés avec les autorités de Whydah les amèneront à fermer leur mission dans cette ville de 1872 à 1884.
Jardin, cheptel : des travaux et des jours des missionnaires (Ouidah, 1864) Aux xixe et début du xxe siècle, bien des missionnaires sont d’origine rurale : ils sont nés et ont grandi dans une famille d’agriculteurs. Ils y ont acquis compétence et goût pour le jardinage et l’élevage des animaux domestiques. Arrivés en Afrique, ils consacrent une partie de leur temps à ces travaux. Ils y voient plusieurs avantages : cultiver soi-même sa nourriture permet d’économiser une partie de son budget d’alimentation. Cela aide la mission à tendre vers l’autosuffisance financière, si recommandée par les supérieurs à tous les niveaux. Par ailleurs, les vivres frais permettent de prévenir des carences en vitamines : le scorbut était présent à l’époque dans les milieux qui se nourrissaient exclusivement de conserves (par exemple sur les navires). Enfin, introduire en Afrique ces nouvelles cultures ne manquerait pas d’attirer des autochtones désireux d’apprendre ces techniques et de les pratiquer dans l’intention d’améliorer leurs revenus. Les deux lettres qui suivent montrent des missionnaires engagés dans ce domaine. Claude Vermorel (1824-1869) est né à Cublizé, dans le Rhône. Il devient prêtre dans la SMA en 1862. En 1863, nous le trouvons au Dahomey, où il sert à Whydah (Ouidah) et à Porto-Novo. Il va faire preuve de nombreuses aptitudes : jardinage, médecine, constructions.
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Joseph Thillier (1836-1875) est né à Saint-Maurice sur Loire (Loire). Il est ordonné prêtre dans le diocèse de Lyon en 1861. En 1867, il quitte la paroisse qu’il desservait et entre aux Missions Africaines. En 1868, il arrive à Ouidah. L’original de cette lettre est conservé aux archives des Missions Africaines à Rome, sous la cote 12/892.00, 1864, 20019
Whydah le 2 Mars 1864 Monsieur le Supérieur2, Depuis mon arrivée à Whydah je ne me suis occupé que du jardin qui nous donne depuis un mois de la salade en abondance et nous avons aussi passablement des petites raves mais bientôt je ne pourrai plus en semer parce que mes graines de radis s’épuisent3. Les haricots commencent aussi à donner et j’ai beaucoup d’autres légumes qui attendent la saison des pluies pour grossir. Les cardons, la chicorée, les choux et les céleris que j’ai transplantés ont très bonne venue, mais je leur épargne la boisson parce que je n’ai que l’eau que l’on tire à force de bras d’un puits qui a 10 mètres 50 c de profondeur. Si j’avais une pompe, les produits augmenteraient beaucoup avec moins de travail. Quoique le jardin ne fasse que de naître, il attire cependant déjà les regards, non seulement des noirs4, mais encore de tous les blancs qui viennent visiter la mission ; et je suis persuadé qu’en faisant fleurir la culture5 dans ce pays la mission en acquerrait une grande réputation qui influencerait sur le spirituel6 parce que le noir n’est attiré que par les choses sensibles.
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Le destinataire de cette lettre est le père Planque, supérieur général, à Lyon. Les graines produisaient de beaux fruits, mais à cause de la chaleur et de l’humidité, il était très difficile de conserver des graines : il fallait constamment en importer d’Europe. 4 Le père Vermorel observe avec satisfaction ces Africains qui s’intéressent à son jardin : peut-être vont-ils décider de lancer de semblables cultures à leur compte ? Le missionnaire ne craint pas la concurrence : il se réjouit de faire école. 5 Il pense à l’agriculture. 6 Le père Vermorel n’oublie pas que le premier but de sa présence en Afrique, c’est la mission religieuse et le « spirituel » : il aura atteint son but quand les autochtones s’ouvriront à la foi chrétienne. 3
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Depuis l’affreux incendie qui a détruit près des trois quarts de Whydah7 et qui a achevé de mettre la disette dans le pays, je redouble d’activité pour augmenter les produits du jardin qui sont si nécessaires dans ce temps où tout est calciné par le soleil et par le feu. Je suis épris de compassion pour tant de pauvres noirs que l’incendie a réduits à la plus grande misère, bientôt ils seront réduits à manger des racines. Je voudrais avoir mille bras pour cultiver les immenses plaines que je vois en friches et qui donneraient des récoltes si abondantes. Le long des lagunes, où l’eau est abondante, on pourrait faire quatre récoltes par an si l’on prenait la peine d’arroser. Ici en trois mois on sème et on récolte le maïs et les autres produits du pays. Je formerai le plus que je pourrai nos esclaves8 à la culture ; mais je crois que pour faire de bons cultivateurs il faudrait acheter des enfants déjà un peu forts et les former avec soin. On en ferait de bons jardiniers qui pourraient en diriger d’autres et rendre le pays fertile. C’est pourquoi j’ai formé le dessein de commencer à en acheter un avec les 12 honoraires de messes9 que j’ai par mois. Si vous trouviez quelques personnes qui aient la bonne idée de faire comme Monsieur de Chatelus10, je pourrais exécuter mon projet plus tôt. Veuillez s’il vous plait, Monsieur le Supérieur, parler de mon projet à quelques personnes charitables, qui, envisageant les grands avantages qui en résulteraient, ne manqueraient pas de me venir en aide. La mission retirerait de suite des avantages de ces enfants que 7 De quand date ce grand incendie ? Dans une lettre, les missionnaires ont décrit un incendie « sur une ligne de 400 mètres, qui a détruit près de 150 à 200 maisons » : c’était le 10-11 août 1861. Ce n’était là qu’un quartier de Whydah. De tels incendies ont dû ravager d’autres quartiers d’autres années. L’incendie dont parle cette lettre est récent : on n’a pas encore eu le temps de reconstituer les réserves. 8 Dans d’autres lettres, les missionnaires ont expliqué qu’on ne trouve pas de travailleurs salariés : impossible d’embaucher un jardinier, un maçon, un menuisier… Alors, les chefs de famille achètent des esclaves domestiques… Les missionnaires euxmêmes ont dû se résoudre à en acheter pour faire construire les bâtiments dont ils avaient besoin. Les constructions terminées, ils les utilisent au jardin. 9 Afin de fournir à chaque missionnaire de l’argent de poche, le règlement de la SMA leur attribuait chaque mois l’équivalent de douze honoraires de messe. 10 On devine que M. de Chatelus a dû faire un don assez généreux au père Vermorel, en le laissant libre d’en user comme il l’entendait.
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je formerais à la culture, car non seulement ils ne coûteraient rien pour leur nourriture11 mais encore ils augmenteraient les produits pour aider à nourrir les autres et lorsqu’ils seraient bien formés on les distribuerait dans les nouvelles fondations12. Je crois que ce serait un moyen efficace pour diminuer les dépenses et pour parvenir plus tard à ce que chaque établissement pût se suffire. Ceci pourrait aussi être avantageux pour les religieuses13 qui auraient en arrivant ici des jeunes jardiniers pour cultiver leur jardin qui leur fournirait au bout de quelques mois les choses les plus nécessaires. Je crois qu’en fondant une maison il faudrait s’occuper beaucoup de culture dès le principe afin que les sujets qui viendraient établir cette maison puissent vivre de suite des productions du pays au moins en grande partie, car si l’on commence à vivre des productions qui viennent d’Europe il est très difficile de réformer une maison sur ce point14. Comme l’imagination travaille beaucoup plus ici qu’en Europe on se figure que la santé souffrirait d’un changement etc. etc. tandis que en trouvant la nourriture du pays en arrivant de France, on s’y habituerait sans difficulté et on ne penserait pas même à s’en procurer une autre et je suis persuadé que la santé y gagnerait parce que les légumes frais que l’on mangerait seraient beaucoup plus profitables au corps que les conserves qui viennent de France et qui n’ont ni goût ni saveur. Monsieur Verdelet a déjà remarqué que personne n’a été malade depuis que l’on mange de la salade tous les jours15. Quoique l’on ne puisse pas encore rien juger je suis cependant porté à croire que la 11 Non pas que le père Vermorel envisage de les priver de nourriture ! Mais « ces enfants » se nourriraient des produits qu’ils feraient pousser dans le jardin. 12 Chaque nouvelle mission serait dotée d’un jardinier qualifié : ce qui ne pourrait qu’améliorer la santé des confrères de l’endroit. 13 Les premières religieuses n’arrivent au Dahomey qu’en 1868. Mais longtemps avant, on souhaitait leur présence. Le père Vermorel prévoit déjà la formation de ces jardiniers qui seront utiles aux religieuses quand elles viendront s’installer. 14 Les missionnaires dépendaient beaucoup des conserves qu’ils recevaient régulièrement d’Europe. Ils semblaient manifester une certaine crainte à l’idée de vivre principalement des produits locaux… que le père Vermorel tente d’analyser dans les lignes qui suivent. 15 Les vitamines que contiennent les produits frais n’ont été nommées et décrites qu’à partir de 1912. Longtemps avant cette date, on avait observé que les produits frais prévenaient bien des maladies, des « avitaminoses » comme on les appellera par la suite.
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santé y gagnera beaucoup ; que ce sera un grand moyen d’économie et que notre influence sur les noirs deviendra bien plus grande. Je ne me suis pas encore corrigé de mon défaut dominant qui est de me trop livrer aux choses extérieures. Veuillez s’il vous plait beaucoup prier pour que j’acquière l’esprit intérieur qui est si nécessaire au missionnaire pour sanctifier ses actions. Veuillez aussi bien me recommander aux prières des religieuses qui m’ont si fort édifié avant mon départ de Lyon. Je reconnais plus que jamais qu’il ne faut pas attendre d’être ici pour acquérir les vertus dont le missionnaire a un si grand besoin car toutes celles qui ne sont pas solides tombent en ruine comme les cases des noirs devant la flamme. J’ai été heureux en arrivant ici de retrouver Monsieur Verdelet dont la piété et la régularité m’édifient beaucoup ; sa vertu brille encore bien plus qu’à Lyon et son exemple est une prédication continuelle. Je finis en présentant mes plus profonds respects ainsi qu’à Monsieur Arnal et mes hommages à toute la communauté. J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Supérieur votre très-humble et très-obéissant serviteur C. Vermorel L’original de cette lettre est conservé aux archives des Missions Africaines à Rome sous la cote 12/802.00, 1870, 20702
Whydah le 26 Avril 1870 Bien cher Mr Arnal16 , On a dû vous dire que j’avais été obligé de refaire le toit de notre maison ; il était si misérable qu’on pouvait à peine toucher une pièce
16 Étienne Arnal (1801-1873) passe plus de trente ans comme professeur au Grand Séminaire de Carcassonne. Il a donc eu pour élève Melchior de Brésillac, pour lequel il a beaucoup d’estime. M. de Brésillac fonde la SMA en 1856, mais meurt en Sierra Leone en 1859. Lorsque le père Arnal prend sa retraite, en 1863, il choisit de venir vivre à Lyon, pour aider le séminaire des Missions Africaines. De 1863 à 1873, il forme toutes les générations de séminaristes. Plusieurs missionnaires, une fois rendus en Afrique, aimeront lui envoyer des lettres lui présentant leur travail.
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sans en faire tomber une autre. Tout le temps qu’on l’a défait, j’ai tremblé qu’il n’arrivât quelque accident. Depuis quelque temps, il est vrai, il était devenu difforme, mais je ne pouvais croire qu’une toiture qui comptait à peine deux ans d’existence fut dans un si mauvais état ; il m’a fallu pour m’en convaincre une tornade pendant laquelle l’eau tombait de toute part dans la maison. Nous avons été obligés de déloger par une bonne pluie après avoir compté quelques jours sur la Providence. Le P. Veyret s’est retiré dans la boutique du charpentier17 ; le Frère Jean-Marie a pris l’écurie des brebis où j’ai déposé la plupart de nos affaires et qui nous sert de salle à manger. Quant à votre serviteur il s’est logé dans l’appartement destiné au jardinier. J’ai tâché de réunir dans le nouveau toit la simplicité, la solidité et l’économie. Je suis en ce moment à faire réparer les dégâts que la pluie a causés à notre maison pendant qu’elle était privée de son toit. Un négociant portugais (Sor Medeiros) m’a prêté 10 de ses meilleurs esclaves18 pendant 3 jours et n’a rien voulu recevoir. Un fils de l’ancien Chacha (Joseph de Souza) m’en a prêté 7 pendant 2 jours et n’a rien voulu recevoir non plus. Maintenant que notre toit est terminé je m’occupe à faire diverses plantations, papayers, corossoliers, bananiers, manguiers, manioc19. J’ai semé dans notre clos du froment, du blé noir20, des pois verts et même de l’avoine apportés par le brave P. Bourguet. Les poules continuent à me faire de bons œufs, mais en ce moment elles sont dépassées par les canes qui se piquent d’une noble émulation. Les pigeons me fournissent fidèlement chaque mois leur contingent. Les brebis se portent bien ainsi que les 10 agneaux que j’ai en ce moment ici. Pauvres brebis ! elles ont passé par bien d’épreuves ! J’ai été plus d’une fois sur le point de les vendre. Maintenant, Dieu merci, 17
La mission de Ouidah, fondée en 1861, s’est équipée, au fil des ans, de locaux additionnels : boutique du charpentier, logement du jardinier, etc. 18 On ne trouvait à Ouidah aucun maçon, menuisier ou autre artisan acceptant de travailler pour un salaire. Chaque famille devait donc posséder des esclaves domestiques… plus ou moins polyvalents. Des négociants portugais, voulant venir en aide aux missionnaires, acceptent de leur prêter quelques-uns de leurs esclaves. 19 Dans leurs premières années d’Afrique, les missionnaires éprouvent de la méfiance pour les produits locaux. Avec le temps, ils vont en découvrir les bienfaits. 20 Les missionnaires tentent d’acclimater les cultures européennes. Ils découvrent bien vite que l’humidité et la température qui règnent sur la côte empêchent les céréales de produire.
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j’ai trouvé le moyen de les délivrer de cette vermine qu’elles ramassent dans les champs et je puis l’employer sans faire beaucoup de dépenses. J’ai remarqué que les cabris ne prennent pas cette vermine ; ce qui m’a déterminé à en former un troupeau ; j’en aurais déjà plusieurs s’ils n’étaient pas si chers en ce moment. Les cabris produisent autant que les brebis, mais ils abîment les arbres des lieux où on les met. J’ai confié le soin du jardin au P. Veyret qui s’en acquitte avec soin. Nous avons eu cette année une belle fête de Pâques : à 6 h ½ 5 premières communions avec dix communions pascales ; à 8 h 3 baptêmes d’adultes ; à 9 h grand messe pendant laquelle Mr Delay, l’agent de la factorerie Régis, à Whydah, a joué de l’harmonium ; à 5 h du soir, rénovation des promesses du baptême, procession dans notre clos, consécration à la Ste Vierge, bénédiction solennelle du S. S. Sacrement, instruction. De 450 à 500 fidèles assistaient à cette cérémonie. Je n’en avais pas encore vu autant à Whydah. Et pourtant si l’on comptait toutes les personnes qui ont été baptisées, on en trouverait bien dans Whydah seulement près de 3.000. Pauvres chrétiens qui n’ont du christianisme que le baptême ! Nos santés sont bonnes. Le P. Veyret n’a pas encore eu la fièvre. Le Frère Jean-Marie est bien rétabli. Votre serviteur n’a pas eu la fièvre depuis bien longtemps et son rhume s’en va peu à peu. Adieu cher M. Arnal, priez pour moi. Tout à vous en N. S.21. Thillier mis. ap22. Mille choses aimables à tous vos bons séminaristes. Mes respects aux bonnes sœurs.
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Tout à vous en Notre Seigneur. Missionnaire apostolique. Ce titre était attribué par la Congrégation de la Propagande à tout missionnaire qui servait effectivement dans un territoire de mission. 22
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Les finances d’une mission : Ouidah, 1864 Quand la lettre qui suit est écrite, la station de Ouidah (dans le Vicariat apostolique du Dahomey) a un peu plus de trois ans d’existence. Le Vicariat est dirigé par le P. Francesco Borghero. En cette année 1864, deux éléments viennent modifier son existence. Jusqu’alors, Ouidah était l’unique station du Vicariat. On dispose désormais d’assez de moyens financiers pour que le Vicariat en ouvre une seconde : à Porto-Novo. Aussi longtemps que le Vicariat ne comportait qu’une seule station, le supérieur du Vicariat en était en même temps supérieur. Désormais, le supérieur du Vicariat va devoir désigner un supérieur pour chaque station. Le 27 juillet, il nomme le père Courdioux supérieur de Ouidah. C’est à ce titre que ce dernier va écrire au Supérieur général, à Lyon, le père Planque, la lettre qui suit. Par ailleurs, les missionnaires de Ouidah n’acceptent pas certaines pratiques que le Supérieur général veut leur imposer. Dans ses lettres, le père Borghero explique les raisons apportées par ses subordonnés. Le père Planque accepte la demande faite par le père Borghero de rentrer en Europe pour refaire sa santé : ainsi, les deux hommes pourront s’expliquer de vive voix. Pour remplacer numériquement le père Borghero à Ouidah pendant les quelques mois que doit durer ce séjour en Europe, le père Planque envoie le père Noché. Celui-ci arrive à Ouidah le 11 janvier 1864. Mais il meurt le 1er juillet, d’une insolation. Le père Borghero demande à Lyon un nouveau remplaçant. Le père Planque lui envoie le père Bebin, qui débarque à Porto-Novo le 25 septembre. Tel est l’arrière plan qu’il faut avoir présent à l’esprit pour comprendre les mouvements des personnes qui apparaissent dans la lettre qui suit. Mais l’intérêt principal de cette lettre, c’est qu’elle apporte de nombreuses informations sur les pratiques habituelles de cette mission dans le domaine financier. Le père Planque, Supérieur général, avait beaucoup de mal à trouver des ressources pour faire vivre la mission de Ouidah. Aussi estimait-il que les missionnaires avaient tendance à trop dépenser. Pour les rendre plus économes, il se refusait à indiquer au supérieur local la somme dont il pouvait disposer pour vivre pendant l’année. Il est vrai aussi que la mission coûtait cher, car les missionnaires faisaient venir d’Europe une grande partie de leur nourriture, sous forme de conserves. Probablement sur la recommandation des médecins, ils hésitaient à se nourrir essentiellement des produits cultivés sur place. Le père Courdioux, qui a l’expérience des conflits suscités par les questions d’argent, insiste pour que le Supérieur général prévoie des économes
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(ou procureurs) pour chaque station, ainsi qu’un autre qui gèrera les sommes reçues pour le Vicariat. On voit que les factoreries acceptaient différentes monnaies… et comment les missionnaires (et autres usagers) jonglaient avec ces unités différentes… dont les cours flottaient, sans liens entre eux. Ce qui permettait, si on disposait d’argent disponible, d’acheter des monnaies quand leur cours était au plus bas. La mission achetait donc à Ouidah beaucoup de produits venant d’Europe. Plutôt que de les payer sur place, un accord prévoyait que la facture serait envoyée à Lyon, qui adresserait le versement à la maison mère Régis à Marseille. Cela limitait les transferts d’argent vers l’Afrique, et donc les risques de pertes ou de vols. Parce que l’œuvre de la Sainte Enfance versait des subventions à ceux qui travaillaient pour les enfants, les missionnaires avaient les moyens de recevoir des internes à la mission, et des externes à l’école. Sans subventions, ils ne l’auraient pas pu, ou du moins pas à une aussi grande échelle. En retour, il leur fallait fournir des comptes rendus annuels. L’original de cette lettre est conservé aux archives des Missions Africaines à Rome sous la cote 12/802.00, 1864, 20047
Mission de Whyda Fort portugais23 le 30 8bre24 1864 Monsieur le Supérieur25, Je pense que vous avez reçu ma lettre de Septembre dans laquelle je vous accusais réception des SS. huiles26 ; d’où vient le retard cette fois, je l’ignore.
23 À leur arrivée à Ouidah (Whydah) en avril 1861, les missionnaires ont trouvé ce fort portugais inoccupé. Dans son enceinte était construite la chapelle que les chrétiens de cette localité avaient l’habitude de fréquenter. Les autorités de Ouidah ont proposé aux missionnaires de loger dans ce fort… et ceux-ci ont accepté avec empressement. 24 Octobre. 25 Supérieur général, le père Planque, à Lyon. 26 Les « saintes huiles », que les prêtres utilisent pour donner les sacrements de baptême (huile des catéchumènes et saint chrême) ou des malades (autrefois appelé extrême-onction) doivent être renouvelées chaque année. Chaque évêque consacre ces « saintes huiles » le Jeudi Saint (jeudi avant Pâques), puis les distribue à toutes les paroisses de son diocèse. Comme il n’y a pas d’évêque à Ouidah, les missionnaires de cette
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Pour me conformer à votre désir je vous marque ici le nombre d’honoraires27 qu’il nous reste à acquitter… en tout 1169 honoraires. J’ai trouvé dans les papiers de M. Noché28 les notes que vous lui aviez envoyées pour sa gouverne. Vous donnez un état exact des ressources dont peut disposer la mission jusqu’au mois de Janvier 186529. J’ai voulu remettre ces notes à Monsieur30 Borghero31, mais il n’a pas voulu les accepter ; il m’a dit de les conserver, de les méditer et de lui faire connaître d’une manière approximative sur quelle somme il pouvait compter pour fonder Porto-Novo. M. le Supérieur n’aime pas les chiffres ; les comptes lui font peur32. Ainsi au lieu d’être dirigé dans mes dépenses à Whydah, M. Borghero me chargeait presque de diriger les siennes. Voici ce qu’il m’écrit, et ce n’est pas de nature à augmenter les ressources de la mission : « Calculez que Porto-Novo aura absorbé 1.200 francs au mois de Janvier ». – M. Bebin33 m’a dit localité ont demandé à leur Supérieur général d’en obtenir pour eux auprès de l’archevêché de Lyon et de les leur envoyer. 27 Lorsque on demandait à un prêtre de célébrer une messe à une intention déterminée, on lui versait un honoraire (dont le montant était fixé par chaque évêque). Pour aider les missionnaires à vivre, le père Planque leur envoyait des honoraires recueillis en Europe ; les prêtres devaient célébrer autant de messes que d’honoraires reçus. 28 Le père Hector Noché (1834-1864) vient de mourir le 1er juillet. Parce que le père Borghero l’avait désigné comme supérieur délégué du Vicariat pendant son absence, le père Planque lui avait adressé « des notes pour sa gouverne ». Peu après ce décès, le père Courdioux met de l’ordre dans les papiers du défunt et découvre les consignes que le père Planque avait envoyées. 29 Cet « état des ressources dont pouvait disposer la mission » était une demande récurrente du père Borghero au père Planque. Ce dernier s’était toujours refusé à envoyer cette indication, craignant probablement que le supérieur, voyant la somme allouée, ne fasse des dépenses inconsidérées (au jugement du père Planque !). Voulant faciliter la tâche du nouveau supérieur délégué, le père Planque lui envoie cependant le montant de la somme disponible pour faire vivre la mission jusqu’au mois de janvier 1865. 30 À cette époque, on appelait les prêtres Monsieur. « Père » est un titre qui ne se généralise qu’au cours du xxe siècle. 31 Depuis le 13 juillet 1864, le père Borghero se trouve à Porto-Novo, où il dirige les travaux de construction des premières cases de cette station débutante. 32 C’est le père Borghero qui les a assurés jusqu’à maintenant. Et il s’en est très bien tiré ! Mais il veut les transmettre à un autre : si c’est lui qui prétend qu’il n’aime pas les chiffres, c’est pour décider son remplaçant à les accepter ! 33 Jean-Baptiste Bebin (1830-1864) a été ordonné prêtre dans l’archidiocèse de Reims. Il a travaillé plusieurs années dans ce diocèse et y a exercé la fonction de curé de paroisse. En 1864, il entre aux Missions Africaines qui, constatant son expérience,
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que M. Borghero avait la pensée d’acheter pour une somme de 8.000 francs, la maison et le terrain d’un portugais de Porto-Novo. Ce serait pour y établir les religieuses que vous nous promettez. Mais nous différons d’avis34 sur ce point avec M. Borghero pour trois raisons que voici : 1° le terrain dont je parle est trop loin de la maison des missionnaires ; 2° le voisinage est mauvais ; une simple palissade en bambous séparerait les religieuses de la factorerie française d’un côté et de l’autre d’une factorerie anglaise35 ; 3° la dépense serait excessive eu égard aux ressources de la mission. Ajoutez à cela que nous avons obtenu de magnifiques concessions de terrain qui ne nous coûtent rien, qui sont rapprochées de la mission, et que sur le terrain que Monsieur Borghero pense acheter il n’y a pas de maison en boue36 pour loger les religieuses ; il faudrait encore 3 ou 4.000 francs en plus des 8.000 fr. d’acquisition, pour pouvoir installer là des religieuses. Nous espérons dissuader M. Borghero de faire cette acquisition mais en cas qu’elle ait lieu, il m’a paru convenable de vous dire ce que nous en pensons. Maintenant que la mission prend du développement et que nous occupons déjà deux points du Vicariat37, il serait bon d’établir de l’ordre dans les dépenses en mission. Il ne faudrait pas que chacun pût dépenser à son gré. Plus les ressources deviennent modiques et l’envoient immédiatement au Dahomey, où il débarque à Porto-Novo le 25 septembre. Il passe quelques jours auprès du père Borghero, qui l’envoie à Ouidah pour s’y former à la vie en Afrique. C’est ainsi qu’il est en mesure d’apporter au père Courdioux l’information que le père Borghero pense dépenser 8000 f. pour acheter une maison pour les Sœurs à Porto-Novo. 34 On admire la liberté de ton avec laquelle les missionnaires exposent leur avis… même lorsqu’ils sont en désaccord avec leur supérieur. Le père Borghero lui-même encourageait cette liberté. Il reconnaissait volontiers qu’il tenait à donner la parole à ses subordonnés sur beaucoup de sujets et à les associer aux décisions. D’autres confrères (de passage à Ouidah) s’étaient scandalisés de cette façon d’agir et avaient écrit au père Planque que le père Borghero ne faisait pas respecter son autorité par ses subordonnés. 35 Les employés ne manqueraient pas de faire des avances aux demoiselles élevées chez les sœurs ! 36 En terre sèche. Ce sont des constructions qui résistent assez longtemps, alors que les constructions en nervures ligneuses de feuilles de rôniers (qu’on appelle à Ouidah « en bambous ») sont beaucoup moins solides. 37 À savoir Ouidah et Porto-Novo.
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plus il faut être sage dans leur emploi. Pour arriver à l’ordre dans les dépenses, voici ce que je voudrais, je puis me tromper, mais je vous le soumets quand même : je voudrais que chaque centre de mission ait un économe ou procureur chargé lui seul des dépenses et qu’on établît cette règle : que l’économe ou procureur ne peut dépenser plus d’une somme de… 100 fr. par exemple sans avoir pris l’avis de deux confrères au moins. Enfin je voudrais un économe ou procureur principal chargé de correspondre avec vous directement et de surveiller les dépenses des centres de mission autres que le sien. Cette surveillance est nécessaire parce que si la bourse commune s’ouvre d’un côté (chaque centre de mission a plus ou moins de besoins un moment qu’un autre) il faut qu’elle se ferme de l’autre. Qu’en pensez-vous ? M. Borghero m’a écrit ce qui suit de Porto-Novo : « …quant à Whydah, Monsieur Planque me dit qu’il trouve toujours des piastres38 sur les factures sans comprendre à quoi elles sont employées. » Vous savez que j’ai l’esprit assez large pour ne pas me formaliser du compliment contenu dans cette phrase. Je ne m’étonne pas que vous ayez écrit en ce sens à M. Borghero parce que la facture de Whydah ne contenait pas seulement les dépenses que je faisais mais bien d’autres encore. Veuillez prendre connaissance des factures de Whydah que je vous envoie ci-joint. Je suis chargé de la responsabilité des factures de M. Régis à Whydah39 depuis le 4 avril 186440 ; en avril je n’ai rien pris au fort, aussi vous n’avez pas eu de facture à payer, vous n’avez donc que les factures de Mai, Juin, Juillet, Août, 7bre et 8bre41. Or vous verrez que la phrase citée plus haut n’a pas de fondement puisque sur toutes ces factures vous ne trouverez que 40 #42 fortes prises à 38 Les maisons de commerce de la côte acceptaient d’être payées en différentes monnaies : cauris, piastres, francs… Quand les pères envoient leurs comptes à Lyon, ils s’expriment dans les monnaies qu’ils ont utilisées… et le père Planque a du mal à suivre ! 39 Comme expliqué dans l’introduction, les pères prenaient des marchandises dans la factorerie Régis de Ouidah, et le montant était réglé par la direction des Missions Africaines à Lyon qui faisait parvenir le règlement à la Maison Régis à Marseille. 40 Ce jour-là, le père Borghero quitte Ouidah pour une longue tournée d’exploration vers Abeokuta puis Fernando-Po… et il compte bientôt continuer sur l’Europe. Il délègue donc au père Courdioux la fonction d’économe que lui-même avait remplie jusqu’alors. 41 Septembre et octobre. 42 Dans leurs lettres, les missionnaires (et sans doute aussi les commerçants) utilisent ce sigle # pour signifier des piastres (comme ils utilisent £ ou $ pour des livres
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Whydah et encore sur l’ordre de M. Borghero. Dorénavant la factorerie de Porto-Novo enverra à M. Régis sa facture particulière, celle de Whydah ne contiendra non plus [sic] que ce que j’aurai pris à Whydah. Pour que vous soyez mieux renseigné sur nos dépenses, je me propose de vous envoyer par chaque courrier une copie de la facture de Whydah. Vous aurez aussi un relevé de mes comptes particuliers par chapitres généraux (avoir et dépenses) ; quoique la facture de ce mois-ci porte 664 piastres fortes, ne vous tourmentez pas, ce n’est qu’un simple déboursé43. Cette somme de 664 piastres, c.-à-d. 3.652 francs, a été employée à acheter des cauris à un prix très avantageux pour la mission. Il s’est présenté une occasion excellente de faire provision de cauris, j’en ai profité après avoir consulté M. Borghero. Quand l’argent est rare à Whydah, les cauris perdent de leur valeur, c’est ce qui a lieu maintenant. La piastre argent 5.50 s’échange facilement contre 3 # piastres cauris44 et même davantage. Cette appréciation cependant n’est que passagère : dès que la saison de l’huile de palme arrivera, on pense que les cauris reviendront rares. Jugez par le tableau comparatif suivant de la différence qu’il y a entre les divers prix auxquels nous avons acheté des cauris. M. Régis fait payer 1.000 piastres cauris 2.750 francs J’ai acheté des cauris aux prix suivants 1.000 # 2.200 francs 1.000 # 2.002 francs 1.000 # 1.803,35 cent. 1.000 # 1.718,75 cent. C’est pour acheter des cauris à ce dernier prix que vous aurez à débourser pour la mission 3.652 francs. On vous présentera vers le 20 Janvier 1865 une traite de 700 francs. C’est pour rendre service à M. Béraud45 que je l’ai prise.
anglaises ou des dollars). 43 Ce n’est pas une dépense, mais un simple échange d’argent, pour acheter la même somme dans une autre devise… comme il s’en explique un peu plus loin. 44 Piastre argent, piastre cauri, piastre forte : ces différentes monnaies ont des cours flottants. Quand la valeur d’une monnaie baisse, il est intéressant d’en acheter, pour l’utiliser lorsque son cours aura remonté. 45 M. Béraud est le gérant de la factorerie Régis de Ouidah. Quand il veut rapatrier ses économies en France, il les verse à la mission, contre une traite à toucher à Lyon.
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Je vous ai promis un rapport sur l’ensemble de nos travaux à Whydah et surtout sur l’œuvre des enfants au point de vue de la Ste Enfance46 , mais je suis obligé de vous prier d’avoir un peu de patience ; j’ai à peine le temps nécessaire de vous faire cette lettre. Explication de la liste des demandes47. 1° Nous n’avons chacun que 6 chemises de flanelles. 2° Il en faudrait une montagne pour les plaies et une montagne pour préserver le linge des insectes. 3° Je m’étonne que des objets aussi nécessaires ne vous ont pas été demandés plus tôt. Il y a longtemps qu’on y pense. 4° Mon pantalon de laine ne m’a pas été envoyé… un pantalon de laine quel qu’il soit fera mon affaire. 7° M. Bebin vous en dit un mot. Nous attendons MM. Cloud, Bonnefoux, Falco et Joland dans la huitaine48. L’Inkermann49 est à Grand Popo depuis 11 jours. Le mois prochain M. Borghero vous fera le récit des fêtes qui vont avoir lieu à Porto Novo à l’occasion de la bénédiction de la première Chapelle catholique élevée dans le pays50.
C’est parce que M. Béraud rend de nombreux services à la station de Ouidah que cette même station accepte de lui rendre ce service. 46 Cette organisation, basée à Paris, subventionne des activités réalisées en faveur des enfants dans les pays de mission. Pour continuer à recevoir ces aides, la mission doit fournir des comptes rendus annuels d’activités. 47 Aucune allusion à de telles demandes d’envoi de matériel dans les lettres précédentes. Vraisemblablement, le père Courdioux a en fait une liste sur une feuille jointe. 48 Dans sa lettre du 19 septembre 1864 au père Borghero (pour que celui-ci la communique à tous les confrères du Dahomey) qui vient d’arriver, le père Planque annonce ces quatre confrères (dont il indique les noms) « que je vais vous envoyer par le Bombay qui partira de Marseille dans 10 ou 12 jours ». 49 Les pères s’intéressent à ce navire et suivent sa progression car ils savent qu’il leur apporte des vivres. 50 Peut-être la date de la bénédiction de cette nouvelle chapelle n’était-elle pas encore fixée… car elle dépendait de l’achèvement des travaux. Cette cérémonie va avoir lieu le 20 novembre. Dans son journal, le père Borghero note à cette date : « Dimanche. De bon matin, M. Bebin fait la bénédiction rituelle de la nouvelle église. […] Il y a grande foule chez nous toute la journée, chrétiens, païens, mahométans, tous viennent voir l’église des Blancs. » Journal de Francesco Borghero. Documents rassemblés par R. Mandirola et Y. Morel. Paris, Karthala, 1997, p. 228.
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M. Borghero m’appelle à Porto Novo pour le 10 Décembre, j’ignore pourquoi51. J’ai pris bonne note de votre lettre particulière52 de ce dernier courrier. Au sujet des honoraires de messe et du casuel53, M. Borghero qui a lu ma lettre54, me dit de m’en tenir à ce qu’il a réglé et qu’il s’arrangera avec vous aussitôt son retour en Europe. Ainsi donc, j’ai agi comme par le passé, répartissant le casuel entre tous les confrères. Dès que vous aurez réglé cette affaire, je serai le premier à laisser mes honoraires et ma part du casuel à la mission ; mais jusque là il faut, pour le bien de la paix, qu’on écarte cette question délicate de la conversation parce que les esprits s’échauffent vite à son sujet. Quant à moi j’ai une position délicate entre vos ordres et ceux de M. Borghero ; si je suis les vôtres, je brouillerais tout ; si je suis ceux de M. Borghero (et il me semble que ce dernier parti est le meilleur) je n’entre pas dans vos vues. Que faire ? D’un autre côté laisser mes honoraires et ma part du casuel à la mission, quand mes confrères en jouissent, quand M. Borghero me donne droit à les conserver, même après avoir lu ma lettre, ce serait injuste. Je n’ai pas le temps de bien m’expliquer aujourd’hui, il faut que je finisse ici. Agréez Monsieur le Supérieur l’assurance de mon profond respect et de mon dévouement. E. Courdioux
51 À cette date, le père Borghero note dans son journal : « M. Courdioux arrive conduisant sept enfants destinés à venir avec moi en Europe pour s’y instruire. » Journal, op. cit., p. 229. 52 Le père Planque avait spécifié « particulière » sur cette lettre du 19 septembre pour indiquer au père Courdioux qu’il n’avait pas à la faire circuler parmi ses confrères. 53 Le casuel est constitué des dons versés par les fidèles à l’occasion d’un baptême, d’un mariage ou de funérailles. Les pères de Ouidah, qui ne recevaient aucun argent de poche de la mission, mais qui avaient de menus achats à régler, avaient l’habitude de répartir le casuel entre eux… alors que le père Planque s’y opposait au nom des principes. C’est un des points que le père Borghero doit aborder avec le père Planque quand il le rencontrera à Lyon. 54 La lettre du père Planque au père Courdioux était incluse dans un envoi adressé au père Borghero. Le père Planque recommandait à ce dernier d’en prendre connaissance avant de la faire suivre à son destinataire.
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Un missionnaire observe le retour des vainqueurs d’une campagne militaire (1866) Depuis janvier 1865, le père Philibert-Émile Courdioux, résidant à Whydah (Ouidah), est supérieur par intérim du vicariat apostolique du Dahomey. À ce titre, il doit écrire chaque mois au père Planque, supérieur général des Missions Africaines, résidant à Lyon, pour le tenir au courant. Ce mois-ci, la vie suit son cours, et il n’a pas grand chose à signaler… sauf ce spectacle dont il vient d’être témoin et qui le révolte : le retour d’une expédition punitive contre deux villages voisins qui tentaient d’échapper au paiement de la redevance due au roi d’Abomey (c’est ce que le père Courdioux nous révèle à la fin de sa lettre). Ce ne fut, pour les soldats du roi (ill. 8), qu’une « promenade de santé ». L’intérêt de cette description réside dans le fait que ce triste défilé a eu lieu le matin même, et que le souvenir en est encore frais dans la mémoire du père Courdioux. Ce récit ne s’est pas encore chargé de ces généralisations et extrapolations qui s’y introduisent quand on les colporte oralement ou longtemps après les événements.
Lettre conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la référence AMA 12/802.00, 1866, 20221 Whydah, le 29 Janvier 1866 Monsieur le Supérieur Général, Je vais vous faire un court récit de ce que j’ai vu ce matin, pendant que mes impressions sont encore fraîches. J’avais lu et entendu raconter des choses horribles sur les guerres comme on les fait au Dahomey, mais aujourd’hui seulement j’en ai compris toute l’énormité. Ce matin vers les 10 h on vint me dire que l’armée des Dahoméens arrivait d’une expédition à quelques journées dans l’Ouest de Whydah et que je n’avais qu’à sortir pour voir défiler les troupes, les captifs et le butin. En effet, sur le chemin qui passe devant la mission et dans la direction de la campagne j’aperçus une foule compacte et en désordre qui s’avançait vers la ville. Bientôt des soldats passèrent près de nous, armés qui de fusils, qui de sabres, qui de massues, qui d’arcs, etc. Après eux défilèrent 245 captifs, chacun de ces malheureux était tenu en laisse par le soldat qui l’avait fait prisonnier. Ils s’avançaient tous 279
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à la file les uns des autres, un prisonnier, un soldat et ainsi de suite. Un brigand eut été indigné. Parmi ces captifs, j’ai remarqué en général beaucoup de vieillards, de femmes âgées et infirmes, de mères avec leurs nourrissons sur le dos, d’enfants des deux sexes depuis 3 et 4 ans jusqu’à 9 ou 10. Quel contraste entre ces pauvres gens ainsi attachées [sic] et humiliées [sic] et les soldats qui les tenaient à la corde. Ceux-là marchaient timidement honteux et certainement remplis d’effroi à la pensée qu’ils étaient peut-être réservés à servir de victimes aux sacrifices humains55. Ceux-ci au contraire, horribles dans leur costume de guerre et en tout semblables à des bandits paraissaient tout fiers56 de leur proie et se vantaient tout haut de leur valeur en montrant la pauvre femme, le vieillard ou le petit enfant qui les précédaient. J’ai salué plusieurs de ces prisonniers et eux en me voyant seul à leur montrer de la sympathie57 me regardaient et en me saluant semblaient me remercier. J’ai vu une femme attachée avec trois enfants en bas âge, je lui demandai si ces trois enfants étaient siens, elle me fit signe que les deux plus jeunes seulement étaient à elle et elle se prit à pleurer. Oh ! que j’eusse voulu avoir une poignée de zouaves58 pour délivrer tant de malheureux ! Je vis un vieillard dont le menton avait été fendu par une balle59 et le bras contusionné. Parmi les blessés j’ai encore vu un jeune homme qui avait reçu une balle dans l’épaule et plusieurs coups de coutelas. Une femme portait aussi des traces de coups de sabre. On m’a dit qu’à la suite des captifs un noir portait quatre têtes coupées enveloppées dans de l’herbe ; ce sont les têtes de quatre pauvres invalides incapables de suivre l’armée au retour et qu’on n’a pas voulu emporter ; la tête seule suffit pour que 55 Les expéditions annuelles du roi du Dahomey (contre ses voisins du nord et de l’est) lui servaient à se procurer des captifs destinés à être sacrifiés au cours de la « fête des Coutumes » (en l’honneur des ancêtres de la famille royale) ou à être vendus aux négriers brésiliens assez audacieux pour forcer le blocus que la marine anglaise maintenait avec une efficacité redoutable, le long de la côte ouest africaine. 56 Ils ne sont pas marqués par la fatigue d’une longue expédition : l’expédition fut rapide et la victoire facile, tant les forces étaient disproportionnées. 57 Mû par ses principes chrétiens, le père Courdioux sent le besoin de manifester sa pitié envers les victimes. 58 Allusion aux zouaves pontificaux, qui combattaient sous l’autorité du pape. 59 Quelques soldats du roi étaient armés de fusils de fabrication européenne : le roi se procurait ces armes grâce aux confortables revenus qu’il tirait de la traite négrière.
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le soldat qui la porte au roi soit récompensé, car pour chaque prisonnier sans distinction, et même pour chaque tête rapportée, le roi donne une prime de 12 francs environ. Dans deux ou trois jours tous ces prisonniers de guerre seront conduits à la capitale60 où le roi disposera d’eux. Il est sûr que la plupart, surtout les vieux, seront sacrifiés à la première occasion. Seuls les enfants et les jeunes adultes ont des chances d’échapper à la boucherie. Ces 245 captifs ont été faits dans deux villages voisins aujourd’hui incendiés et en partie détruits par les soldats dahoméens. On prétend que ces deux villages étaient sur le territoire dahoméen. Il paraîtrait que les chefs se montraient depuis quelque temps très hautains dans leurs réponses aux divers porteurs61 de bâton du roi et qu’ils ne payaient pas les redevances annuelles avec assez de régularité. MM. Bouche et Burlaton62 sont arrivés ici sans encombre. M. Burlaton est à Whydah et M. Bouche à Porto-Novo. Je vous avoue que je vois arriver des frères espagnols63 avec peine. D’après tout ce qu’on a déjà vu, il est permis de penser que plus d’un embarras sera suscité en mission. [Fin du manuscrit]64.
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C’est-à-dire à Abomey, à une centaine de kilomètres au nord de Ouidah. Grâce à cet insigne royal, les porteurs montraient qu’ils étaient bien envoyés par le roi. 62 Il s’agit du père Pierre Bertrand Bouche et du père Juste Antoine Burlaton : ils ont embarqué à Liverpool le 24 décembre 1865 et ont débarqué à Ouidah le 21 janvier 1866. 63 Plusieurs confrères espagnols ont déjà servi à Ouidah, mais ils souffraient du « mal du pays » et ont exigé qu’on les rapatrie. À partir de ces exemples malheureux, le père Courdioux généralise… Dans sa lettre du 19 février 1866, le supérieur général montre qu’il mesure l’objection et va calmer ses craintes : « Ne vous en effrayez pas ; ils sont tous différents des autres et, malgré nos pensées qui sont les vôtres sur la question des Espagnols, nous avons jugé que ces deux bons Frères pourraient être envoyés sans inconvénients et même avec profit pour la mission. » 64 Il est très rare que le père Courdioux termine une lettre sans la formule de politesse et sa signature. Aura-t-il été surpris par un départ anticipé du courrier, qui l’aura obligé à remettre sa lettre sans qu’il ait eu le temps de l’achever ? En plusieurs occasions, des pères écrivent : « Le courrier part, je n’ai pas le temps de relire cette lettre. » 61
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Un regard de 1868 sur la religion des Djedji (Dahomey) Même sans avoir reçu aucune formation ethnographique préalable, certains missionnaires se sont lancés dans une recherche documentaire sur la cosmologie et la théologie des peuples chez lesquels ils servaient. C’est le cas du père Jean-Eugène Bouche. Jean-Eugène Bouche, né en 1840 à Bagnères de Luchon, fait trois ans de grand séminaire à Toulouse. Puis il entre dans la SMA en 1865. Il y est ordonné prêtre le 6 avril 1867. Il est aussitôt affecté au Dahomey. Il y part le 20 juin 1867. Il va servir dans les stations de Ouidah (Whydah) et de Porto-Novo. Il est très intelligent et très observateur. Il sait recourir à des informateurs. Mais d’un caractère très critique, il rend la vie impossible dans les équipes où il est affecté. Rappelé en France en 1869, il quitte la SMA peu après. Il ne faut pas le confondre avec son frère Pierre-Bertrand, de cinq ans son aîné : les deux frères ont eu un parcours très semblable. Pierre, né en 1835, entré aux Missions Africaines en 1864, arrivé au Dahomey en 1866, servira, lui aussi, à Whydah et Porto-Novo, puis fondera la station de Lagos, et enfin celle d’Agoué. Lui aussi sera rappelé en France en 1875. Grâce aux nombreuses notes qu’il a prises pendant ses séjours en Afrique, il rédigera plusieurs livres : Les Noirs peints par eux-mêmes, Paris, Poussielgue, 1883 ; La Côte des esclaves et le Dahomey, sept ans en Afrique occidentale. Paris, Plon, 1885.
Lettre conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la référence AMA 12/802.00, 1868, 20358 Porto-Novo le premier février 1868 Monsieur le Supérieur65, Ayant étudié la religion des Djedjis66 et des Nagos67 d’une manière toute particulière, j’ai cru vous être agréable en vous disant quelque chose de ce que j’ai observé. Je me sens d’autant plus porté à vous parler de cette religion qu’elle n’est pas encore connue et qu’elle est cependant de nature à exciter vivement votre intérêt, puisqu’elle ren65
Il s’agit du Supérieur général, le père Planque, résidant à Lyon. Les Djedji ou Goun forment l’essentiel du peuplement autour de Porto-Novo. 67 Les Nago font partie du groupe Yoruba et occupent le sud-est du Dahomey et le sud-ouest de l’actuel Nigeria. 66
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ferme les croyances religieuses de ceux dont l’Église vous a établi le chef et le provicaire apostolique. S’en rapportant aux récits de certains voyageurs qui n’ont pas assez examiné la question et qui ont un peu trop jugé d’après les apparences, les savants ont jusqu’à ce jour traité la religion de notre vicariat de fétichisme. Je crois qu’ils ont eu tort : c’est beaucoup moins le culte de la matière qu’elle a pour objet que le culte des esprits. Les féticheurs et plusieurs autres noirs m’ont souvent répété que lorsqu’ils se prosternent devant une statuette de bois (ill. 9), devant un arbre ou un bonhomme de boue, ce n’est point à cette boue et ce bois qu’ils adressent leurs hommages, mais aux saints68 (c’est le terme même qu’ils emploient et je l’emploierai après eux dans tout le cours de cette lettre), ils adressent leurs hommages aux saints qui sont venus établir là leur séjour : « car, disent-ils, toutes les fois que nous plaçons ce bois et cette boue dans certaines conditions, un Saint vient habiter dedans. Il en sort néanmoins souvent pour entrer dans la tête de ses féticheurs et de ses féticheuses, et pour s’incarner, en quelque sorte, en eux pendant quelque temps. D’autres fois encore, le Saint s’échappe de cette demeure et s’enfuit dans les Mattes (c’est-à-dire dans les forêts et les terres en friche). » Ils distinguent donc entre la matière et les êtres qui sont l’objet de leur culte. Ils donnent de plus à ces êtres toutes les attributions qu’on donne aux esprits. « Les saints, disent-ils, voient ce que l’on fait pour eux ; ils comprennent les intentions de chacun, protègent les bons, châtient les méchants et suivent pas à pas leurs adorateurs. » Dans ce qu’ils racontent sur l’origine de leurs saints, j’ai cru trouver une tradition, un peu altérée de la création des anges. Seulement, on semblerait s’être attaché de préférence à adresser un culte aux anges déchus. Les saints, d’après les noirs, sont tous mauvais ; ils font beaucoup de mal aux hommes, leur envoient de nombreuses maladies et souvent leur donnent la mort. On ne doit excepter de cette règle générale que Lissa et les Sès qui sont bons comme Maou, c’est-à-dire comme Dieu.
68 La graphie originelle a été respectée : l’auteur met ou ne met pas de majuscule à « saint ».
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Permettez-moi de m’étendre sur la manière dont on explique la création : ces détails font mieux saisir la vérité du sentiment que j’exprime plus haut. Au commencement, vous diront les noirs, Dieu existait seul et aucun être vivant n’existait avec lui et la terre seule était avec Dieu, quoique la terre ne fut pas alors ce qu’elle est aujourd’hui ; elle était une masse informe et sans ornement, privée d’arbres et d’animaux. Quand Dieu voulut créer des êtres, il commença par Chango ou Jévioro (le Saint du tonnerre), Epha (le Saint protecteur des mariages), Elecba ou Lecba (le diable), Obatala et les autres Saints. Il orna ensuite la terre, et enfin créa l’homme et la femme éloignés l’un de l’autre. Okikishi, le premier homme, dit aussi Obalafu (ou maître de la parole), et la première femme qui s’appelait Ige (ou la vie) étaient tous deux aveugles et aucun saint ne pouvait leur ouvrir les yeux. Un jour, Okikishi et Ige se rencontrèrent par hasard, en se promenant ; et Dieu les endormit à côté l’un de l’autre, et il créa au milieu d’eux le Saint Dancbe ou Danbé (le serpent) qui parvint à leur ouvrir les yeux, à la femme d’abord et ensuite à l’homme. À leur réveil, Okikishi et Ige se reconnurent ; ils restèrent désormais ensemble et commencèrent à avoir des enfants. Le premier but de cette création fut de donner aux Saints des adorateurs. On reconnaît facilement dans ce récit, un reste de la tradition sur la création d’Adam et d’Ève, sur leur tentation et leur chute. Dancbé ouvrant les yeux au premier homme et à la première femme, rappelle tout de suite à la mémoire cette promesse trompeuse du serpent : « Si vous mangez de ce fruit, vos yeux seront ouverts. » Le serpent ouvrit en effet les yeux d’Adam et d’Ève ; mais, hélas ! ce fut pour leur malheur et pour le malheur de tous leurs descendants. La tradition sur le premier état d’innocence et de félicité de nos premiers pères, s’est de même conservée parmi les noirs de ce vicariat69. Avant qu’Okikishi et Ige eussent les yeux ouverts, rapportentils, aucun animal n’habitait dans les Mattes ; tous leur étaient fidèles ; ils les suivaient partout et habitaient avec eux dans les cases. Ce fut lorsque leurs yeux s’ouvrirent que la plupart eurent peur et prirent la fuite. 69 Il s’agit du Vicariat apostolique du Dahomey, qui comprenait le territoire situé entre les fleuves Volta et Niger.
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Dieu, ayant créé toutes choses, confia aux Saints le soin et l’administration du monde, leur accorda le pouvoir de faire la pluie et le beau temps, de donner la fertilité et la sécheresse, etc., se réservant toutefois qu’ils ne feraient jamais rien sans sa permission. Aux Saints doivent être attribués les accidents fâcheux comme le bien qui arrive aux noirs. C’est à eux que les noirs doivent recourir pour obtenir un bienfait, et eux aussi qu’ils doivent invoquer pour détourner un malheur. Dieu s’est démis de ce soin, parce que les noirs sont peu de chose et qu’il est lui-même trop grand pour qu’il s’occupe d’eux. Quant aux blancs, il veut qu’ils lui rendent directement un culte et il s’est chargé de veiller sur tout ce dont ils auront besoin. Ne voulant pas être adoré par les noirs, il a voulu du moins avoir auprès d’eux un saint qui le représente, qui réveille son souvenir dans leur esprit, et qui, dans l’affliction comme dans la prospérité, leur rappelle que rien n’arrive sans la permission du Tout-Puissant. Ce saint, c’est Lissa. Lorsqu’il arrive un malheur à un noir, il se tourne souvent vers Lissa et dit : « C’est Dieu qui l’a permis ! » et cette pensée lui donne un peu de résignation. Quand, au contraire, il lui arrive un événement heureux, il pense encore à Lissa et dit : « C’est Dieu qui m’accorde ce bienfait ! » S’il doit remercier un saint du bien qu’il a reçu, ce n’est jamais qu’après s’être acquitté de cet acte de reconnaissance envers le représentant de Dieu, et, par lui, envers Dieu même. Chez les Djedjis, Lissa porte quelquefois le nom de Maou, c’està-dire de Dieu, et sa case s’appelle la case de Dieu (Maou joué). Ce saint est, en effet, bon comme Dieu ; il accorde toute sorte de bienfaits, la santé, la richesse, etc. ; il ne tue personne et ne fait jamais de mal. Un caméléon en terre glaise, ou un vase surmonté d’un caméléon, est la figure sous laquelle on le représente, ou plutôt le lieu où il vient établir son séjour. On le place à la porte des cases et il protège tous ceux qui les habitent. Dieu a voulu encore avoir un représentant auprès de chaque homme en particulier. Les Djedjis le nomment Sè, et lui donnent les mêmes attributions que nous donnons à nos anges gardiens. Chaque homme a son Sè dont l’unique préoccupation est de lui faire du bien ; il veille sur lui le jour et la nuit, écarte les fléaux et les maladies, le protège contre les Saints malfaisants et le conduit pas à pas jusqu’à ce qu’il puisse, après sa mort, le remettre entre les bras de Maou. 285
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Comme vous le voyez, Monsieur le Supérieur, il n’est peut-être pas de peuple payen qui ait si bien conservé les premières vérités dogmatiques de la tradition. Je ne saurais allier cela avec un oubli complet des vérités morales si je ne savais que ces peuples sont longtemps restés isolés et n’ont pas eu de rapport avec des nations qui auraient pu leur faire adopter leurs erreurs. D’un autre côté, ne réfléchissant guère, le noir s’est peu soucié de substituer des fables à des vérités qui ne gênaient point ses passions, puisqu’à ses yeux elles étaient purement spéculatives. Il s’est contenté d’écarter le culte du vrai Dieu qui lui pesait parce que le noir ne voulait pas marcher dans le droit chemin, et il a mis à sa place le culte de Chango, d’Epha et des autres saints qu’il peut tromper à son aise, et auxquels il cache (quand il veut) tous ses crimes. Ainsi, par exemple, un voleur ou un adultère n’a qu’à attacher au bras une ongle d’onse70 renfermant une médecine préparée par les féticheurs, et cette ongle prétend-il le rend invisible aux saints et aux hommes, et il est sûr qu’on ne connaîtra jamais sa faute. On peut dire encore que si Dieu a permis que ces peuples conservassent quelques vérités, il l’a fait dans un dessein plein de miséricorde. Ce sont des jalons déjà fixés dans leur esprit, et ils admettent plus facilement ce qu’on leur enseigne quand ils trouvent quelque ressemblance entre ce qu’ils croient et les croyances du catholicisme. Mais je crains d’abuser de votre patience par ma longueur : je m’arrête quoi j’eusse encore bien des choses à vous dire sur la tradition de ces peuples. D’ailleurs en vous exposant leur tradition, je ne fais que soulever un petit coin du voile et dans ce coin se trouve à peu près tout ce qu’il y a de bon dans la religion des noirs de ce Vicariat. Le reste est beaucoup plus intéressant71 ; mais je vous assure
70 Curieusement, l’auteur utilise le mot ongle comme un nom féminin, alors que tous les dictionnaires du xixe siècle le présentent comme un substantif masculin. Quant à « onse », le mot est bien celui-ci – la graphie ne laisse pas de doute – mais inconnu. Aucun dictionnaire du xixe siècle ne le cite. 71 La lettre suivante que nous conservons de lui dans nos archives, datée du 28 avril 1868, est adressée à M. Arnal, à Lyon. Il y donne de nombreuses informations sur la manière dont on choisit le roi à Porto-Novo et sur les multiples cérémonies de son sacre. Il mentionne qu’il écrit à M. Verdelet sur le thème des sacrifices. Mais cette dernière lettre ne figure pas dans nos archives. Nous ne possédons aucune autre missive de lui écrite en 1868 ou 1869. C’est en 1869 qu’il rentre en France et quitte la Société.
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que ce n’est pas beau. J’aurai peut-être plus tard l’occasion de vous en dire quelque chose. Je vous suis, M. le Supérieur, avec le plus profond respect, Votre enfant tout dévoué, J. Bouche Les difficultés d’un missionnaire débarqué à Ouidah le 23 décembre 1869
Lettre du Père Bourguet à son Supérieur La lettre qui suit ne comporte aucune indication ni de lieu ni de date mais divers éléments permettent de déduire qu’elle a été écrite dans la deuxième moitié de l’année 1870, à Porto-Novo (qui allait bientôt être englobé dans la colonie du Dahomey), par un missionnaire qui y était récemment arrivé. Commençons par quelques notes d’histoire : le 28 août 1860, le SaintSiège avait érigé un vaste « Vicariat apostolique du Dahomey », qui s’étendait du fleuve Volta au delta du Niger : plus de 750 km de côtes. Aucune frontière vers l’intérieur n’était précisée : c’était une terra incognita. Il avait confié ce secteur à une société missionnaire qui venait de naître : la SMA. Deux de ses missionnaires vont débarquer à Ouidah le 18 avril 1861. Les années suivantes, plusieurs confrères les ont rejoints. Vu que les conditions de travail à Ouidah n’étaient pas des plus favorables (le roi d’Abomey leur interdisait tout prosélytisme en dehors des familles portugaises ou brésiliennes, dont nous allons parler), les missionnaires se sont hâtés d’ouvrir d’autres missions qui semblaient plus prometteuses : PortoNovo en 1864, Lagos en 1868. Dans ces trois missions, les pères ont trouvé des familles catholiques : certaines étaient des métis, descendants de Portugais. D’autres, appelées « brésiliennes », étaient composées d’anciens esclaves libérés, ramenés du Brésil depuis 1830. Pour les autochtones, ces « Portugais » et « Brésiliens » étaient des Blancs, non pas à cause de la couleur de leur peau (souvent noire), mais bien parce que ceux-ci s’étaient déjà frottés à la civilisation européenne. En particulier, certains de ces « Blancs » avaient fréquenté des écoles : ils savaient lire, écrire, compter. Ils trouvaient des emplois dans les factoreries et autres magasins installés sur la côte par des Occidentaux, et dans divers services de la fonction publique naissante : douane, poste, police. Cela leur apportait considération sociale et salaire régulier. Quand les missionnaires vont ouvrir des écoles, ces familles « blanches » vont se précipiter pour y inscrire leurs enfants.
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Dans les premiers temps, ce sont les pères eux-mêmes qui font l’école. Mais dans le climat subtropical débilitant, ils s’épuisent vite. S’ils veulent tenir, ils doivent ménager leurs forces. Dès qu’ils le peuvent, ils se font assister par des moniteurs, formés sur place (ce sont souvent leurs premiers élèves). Puisque le public auquel ils s’adressent parle le portugais, ils décident que cette langue sera celle de la mission et de l’école. Très vite, les autorités françaises de la Station navale du Gabon feront pression pour que le français soit adopté. Mais, dans les premières années, les pères font la sourde oreille… La fatigue due au climat : c’est une des premières et grandes découvertes qu’a faite le père Bourguet, l’auteur de cette lettre, durant ses premiers mois de séjour au Dahomey. En Europe, il connaissait l’énergie dont il disposait. En Afrique, il se sent constamment exténué. Et les fièvres l’ont obligé très tôt à un repos le plus complet possible. Il confie tout cela à « Monsieur le Supérieur », c’est-à-dire au père Planque, supérieur de la SMA à Lyon, qui avait aussi été son professeur de théologie au Séminaire de Lyon. Sa lettre commence même par : « Je n’ai pas pu vous écrire par le dernier courrier parce que j’étais trop fatigué. » Trop fatigué pour écrire ! Puis « Ma lettre qui vous annonçait mon arrivée à la Côte d’Afrique et vous relatait mon long voyage ne vous était pas encore expédiée que la fièvre me retenait cloué sur mon lit. » Les fièvres (habituellement, un accès de paludisme) n’avaient donc pas tardé à terrasser notre homme. Puis « Ces derniers jours de fièvre […] m’ont laissé dans une grande faiblesse qui ne me permet pas impunément le travail manuel. Voilà l’état des européens à Porto-Novo, fièvre, convalescence. » C’était donc le lot général. Et pourtant, le travail manuel n’effraye pas le père Bourguet ! Il a été cultivateur en France, et c’est une activité qu’il aimerait continuer ici. Le supérieur recommande aux missionnaires de se créer des moyens de subsistance et d’autofinancement de leurs œuvres. Le père Bourguet souhaite s’investir dans le domaine agricole. Mais il se heurte à un état de faiblesse chronique. La fatigue diminue le rendement non seulement chez les humains mais aussi chez les animaux. Ainsi, les taureaux adoptent « des allures nonchalantes », va-t-il écrire dans la lettre qui suit. Même ceux qui ont été importés de Sierra Leone, qui sont plus grands et plus vigoureux que leurs congénères, ne pourront être attelés… « que deux ou trois heures le matin, et autant le soir ». Le père Bourguet note encore que les rendements sont très bas parce que les autochtones ont des méthodes de travail peu performantes. Il a beaucoup d’améliorations à apporter. Notamment grâce à des outils, qu’il ne s’interdit pas de faire venir un jour d’Europe.
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Avec réalisme et pragmatisme, il décide que, même s’il ne peut pas travailler physiquement aussi longtemps qu’en France, il va pouvoir être utile à la mission et à la population : en partageant son savoir-faire. Ce n’est pas un paresseux qui est venu en Afrique : c’est un homme qui vient de découvrir que le climat limitait grandement ses forces… Il était bien décidé à les utiliser intelligemment. Il est un bon observateur des produits qui poussent dans la région de Porto-Novo ; il peut les comparer à ceux qui poussent ailleurs (par exemple autour d’Abeokuta – qu’il écrit Abékouta), grâce aux questions qu’il pose au père Courdioux, qui a l’occasion de parcourir les diverses missions, pour rendre visite à tous les pères, dont il est le supérieur. Le père Bourguet nous fait une description soignée, vue à travers l’oeil d’un expert, des possibilités qu’offre l’agriculture en cette région et à cette époque. Quelques mots sur l’auteur de cette lettre. Joseph Bourguet est né le 9 janvier 1841 à Uruffe, dans le canton de Colombey, dans la Meurthe. Il se sent appelé à devenir prêtre. Il étudie pendant un an chez le curé de Lay-Saint Christophe (non loin d’Uruffe), puis deux ans au Séminaire de Notre-Dame de Lumière, dans le Vaucluse. La vie de missionnaire l’attire. Il entend parler de la SMA : il y entre le 15 mai 1865. Il y est ordonné prêtre le 25 juillet 1869. Le 20 novembre 1869, il embarque à Marseille et débarque à Ouidah, au Dahomey, le 23 décembre. Il gagne rapidement Porto-Novo, où ses supérieurs l’ont affecté. Il va se mettre à l’étude du portugais et du nago (la langue locale). En bon paysan qu’il a été, il va aussi ouvrir un œil sur la qualité de la terre, sur le peu d’efficacité des outils agricoles, sur les améliorations qu’il se sent capable d’apporter… Bientôt, il va pouvoir faire la classe. Est-ce pour se soigner qu’on l’envoie à Lagos ? C’est là qu’une « attaque de bile » l’emporte le 15 octobre 1872 : il avait 31 ans et à peine trois ans de séjour en Afrique.
Lettre conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la référence AMA 12/802.00, 1870, 20707 Monsieur le Supérieur, Je n’ai pas pu vous écrire par le dernier courrier72 parce que j’étais trop fatigué. Aujourd’hui je vais tâcher de remplir cette lacune. Ma
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Le courrier vers l’Europe partait de Lagos le 10 de chaque mois. La plupart des lettres de cette époque, écrites de Porto-Novo, présentes dans nos archives, sont datées entre le 1er et le 4 de chaque mois.
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lettre qui vous annonçait mon arrivée73 à la Côte d’Afrique et vous relatait mon long voyage ne vous était pas encore expédiée que la fièvre me retenait cloué sur mon lit. Ce fut le 23 mars qu’elle me surprit et elle ne me quitta que le 19 avril. J’ai eu deux accès dans cette fièvre, le 1er a duré près de huit jours, la fièvre exerçait alors tout son pouvoir ; le 2ème, le jour du Vendredi Saint. J’étais heureux d’être plus en conformité avec Notre Seigneur74, je ne me rappelle pas avoir passé un plus beau Vendredi Saint. Cet accès a duré jusqu’au lundi de Pâques75 ; le mercredi suivant j’ai pu dire la Sainte messe pour Monseigneur de Bonald76. Du 19 avril jusqu’au 3 mai j’ai pu travailler, m’occupant des fonctions qui m’ont été assignées, mais ce jour la fièvre m’a repris et m’a tenu cloué au lit jusqu’au 11 exclusivement. Ces derniers jours de fièvre m’ont paru au moins aussi pénibles que les premiers et m’ont laissé, comme les autres, dans une grande faiblesse qui ne me permet pas impunément le travail manuel. Voilà l’état des européens à Porto-Novo, fièvre, convalescence, fièvre, convalescence, et toujours ainsi, à l’exception que les nouveaux souffrent davantage et plus longtemps pendant 7, 8 et 10 mois et que les anciens n’ont la fièvre qu’une et deux fois le mois et seulement pendant 2, 3 et 4 jours le plus, avec un et deux jours de convalescence. Le père Courdioux77 l’a régulièrement 2 fois le mois, le père Sequer78 73 Parti de France le 20 novembre 1869, il a débarqué à Ouidah le 23 décembre de la même année. C’est cette date, et les renseignements contenus dans cette lettre qui nous permettent de déduire qu’elle a été rédigée pendant la deuxième moitié de l’année 1870. 74 Le Vendredi Saint est le jour de la mort de Jésus sur la croix. Pour s’associer aux souffrances de Jésus, bien des chrétiens s’imposent des privations ce jour-là. 75 Le lundi de Pâques suit de quatre jours le Vendredi Saint. 76 Le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, est mort le 25 février 1870. La lettre du père Planque, annonçant au père Courdioux (supérieur des confrères du Dahomey) cette nouvelle, et lui donnant des instructions, n’est pas présente dans nos archives. Mais le père Courdioux l’apprend et écrit le 12 avril 1870 au père Cloud à Lagos : « Le cardinal de Bonald est mort. Veuillez faire célébrer une messe par chaque Père à son intention. Notre Société lui est redevable d’une protection particulière et d’un appui constant. Il méritait la première place sur la liste de nos bienfaiteurs. » 77 Le père Philibert-Emile Courdioux, né en 1838, est arrivé au Dahomey en 1861. En 1870, il réside à Porto-Novo : il est supérieur de cette station ainsi que supérieur de tous ses confrères travaillant dans le vicariat apostolique du Dahomey. 78 Le père Georges Sequer, né en 1836, arrive à Ouidah en juin 1867. D’après une de ses lettres du 1er mars 1870, il est à Porto-Novo, où il étudie la langue nago. Il ren-
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l’a eue une fois le mois dernier, mais forte ; il y avait plusieurs mois qu’il ne l’avait point eue, mais d’autre part il est toujours malade ; tous les jours le matin il fait peine à voir s’arracher les poumons à cracher. Il paraît moins un homme qu’un squelette ambulant. Le père Baudin79 3 et 4 fois le mois. Le pauvre homme, son corps est réduit, mais son caractère80 est resté. Voilà la vie des européens à Porto-Novo. Il est vrai que les négociants souffrent moins que les missionnaires, parce qu’ils ont plus de ressources81 pour la vie, mais la fièvre et la dysenterie leur sont aussi fréquentes qu’à nous et [ils] meurent, comme je vois, plus nombreux à proportion. Maintenant voyez, monsieur le Supérieur, comme les travaux manuels, le travail à la terre, au bois, aux huiles est facile pour nous ? La terre ici, à Porto-Novo, est ingrate très ingrate à cultiver. D’abord il n’y a sur toute la côte où nous sommes que 2 et 3 pouces82 de bonne terre sur une terre argileuse, si dure, si dure, même dans ces tempsci qui sont les temps des pluies, que la pioche n’y entre qu’à peine. Il faut saisir un lendemain de pluie pour vite remuer la terre, deux jours après elle n’est plus possible de culture. Dans cette culture il se passe un phénomène curieux, c’est qu’en cultivant il s’échappe de la terre une vapeur qui est forte et qui vous enivre, la fièvre s’en suit. Sur ce point, le père Courdioux pourra vous donner d’amples nouvelles. La manière dont les noirs cultivent fait de la peine à quiconque les voit et qui connaît la culture. D’abord il ne travaille que d’une main, l’autre repose sur un genou, puis il suit un sillon car tous les terrains sont en sillons, comme nos champs de garance83 en France, et attire la terre de chaque côté sur le milieu, que ce milieu soit rempli de chiendent ou non. Enfin il sème au milieu son maïs qui pousse trera définitivement en France en 1874. 79 Le père Noël Baudin, né en 1844, quitte Marseille pour Ouidah le 13 décembre 1868. Il va passer toute sa vie dans le vicariat du Dahomey. Il bénéficiera de trois congés en France, dont le dernier le ramène en France en juin 1887. Il meurt à Lyon le 28 septembre 1887. Il est célèbre pour avoir composé et publié des catéchisme, grammaires et dictionnaire en nago. 80 Il faut comprendre : son caractère un peu rugueux lui est resté ! 81 Ils consacrent davantage d’argent à leur alimentation. 82 Le système métrique n’était pas encore passé dans les mœurs. Le pouce équivaut à 2,54 cm. 83 La garance pousse en Provence. C’est sûrement pendant ses années de séminaires dans le Vaucluse que Joseph Bourguet a remarqué et admiré cette culture.
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quand même sous la puissance du soleil et l’abondance des pluies. C’est ainsi que je vois pousser notre maïs au milieu du plus beaux et du plus épais chiendent. Quand j’ai vu cette culture, j’en ai été ébahi, et cependant un père voulait m’en faire admirer la perfection. Hélas ! me disais-je, que ne puis-je travailler avec un triandin84, une charrue et une herse pour leur montrer ce que c’est que la culture ! Mais j’étais malade, ou plutôt convalescent. J’espère cependant leur montrer, mais auparavant il faut que je reprenne des forces, m’habituer à la fièvre, dompter les taureaux farouches et sauvages de monsieur Baudin85, ce qui n’est pas petite affaire, car ils font fuir tout le monde, même leur gardien ; d’un coup de tête ils tuent un taureau du pays, c’est ce qui est arrivé dernièrement au taureau du troupeau du roi, le plus beau de tout le pays. Le gardien, pour se sauvegarder d’être rudement fustigé, dit qu’il86 avait mangé une herbe empoisonnée. Oui, il faut absolument les dompter, parce que eux seuls ici peuvent traîner une charrue, encore seulement 2 ou 3 h le matin et autant le soir ; quant aux bœufs du pays, il n’y faut pas penser, ce sont des pygmées de bœufs et aux allures aussi nonchalantes que les noirs et les négresses. Si donc je reprends des forces, comme je l’espère avec l’aide de Dieu, je me donnerai un peu à la culture, et chercherai quelques produits fertiles. Mais pour cela il me faudrait de la terre et je n’en ai pas, ou presque pas, car les terrains attenants à la mission, clos de murs ou de haies et divisés en quatre endroits peuvent à peine constituer un hectare. Il ne faut pas penser que nous pouvons avoir derrière la mission tout le terrain que nous voulons. Nous avons beaucoup de petits voisins qui tiennent à leur petit champ et qui ne le céderaient que sous bonne garantie. On s’abuse à Lyon sur la nature du territoire de Porto-Novo. Il est tout cultivé et bien divisé. Je l’ai vu de tout côté et au loin, et j’ai remarqué que toute la campagne est semée
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Sorte de bêche à trois manchons. Dans une lettre sans date (AMA 12/802, 1870, 17096), le père Baudin annonce au père Planque qu’il a profité d’un voyage à Lagos pour acheter deux taureaux de Sierra Leone, plus grands et plus forts que ceux de l’espèce locale de Porto-Novo. Il compte les domestiquer et les atteler. 86 Le taureau, pas le gardien ! 85
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de cases d’un village à un autre, qu’elle est divisée en petits champs et que chaque noir y tient. Maintenant le territoire de Porto-Novo ne produit pas tout ce qui vient ailleurs87. La patate douce, l’igname, le manioc et quelques autres productions sans intérêt, voilà tout ce qu’il peut rapporter. Aussi il ne produira pas le sésame ni l’arachide qui viennent à Akeadan et à Abékouta. Sur toute la côte, chaque pays, et non loin séparé 88 , a sa spécialité de production qui ne pourra pas exister chez son voisin. Je vous ai entretenu un peu longuement sur la culture dans ce pays pour vous faire connaître ses difficultés, ne pouvant vous parler de ses avantages. J’y tournerai la plus grande partie de mes efforts si vous le voulez, quoique je ne me sois pas fait missionnaire pour être cultivateur mais je sais qu’en vous obéissant, je ne ferai que suivre les ordres de Dieu, cela me suffit. Si vous fondez la ferme d’Ajido 89 dont j’entends ici vanter la richesse superficielle90 , territoriale et la position avantageuse, je m’offre à y travailler avec un confrère qui connaisse bien la culture. Quand je dis travailler, j’entends : montrer les ouvriers et ensuite les surveiller, car le travail manuel et continu est physiquement impossible ici pour les blancs ; montrer et surveiller, on ne peut pas en exiger davantage, on souffre trop. Quelqu’un pourra m’objecter le père Vermorel91, mais je pourrai lui objecter qu’il est l’unique exemple à la côte et qu’il y a trouvé une mort prompte ; il était usé par le travail lorsqu’un accident92 est venu lui porter le dernier coup, voilà ce que disent les confrères. 87 Le père Bourguet a pu parler de ces sujets avec le père Courdioux qui parcourt les alentours pour rendre visite aux confrères servant dans le vicariat apostolique. 88 Situé à peu de distance. 89 Village situé non loin de Badagry. Mais ce projet de ferme de rapport ne va pas aboutir. En 1875, un autre terrain sera choisi dans les environs de Tokpo. 90 Que veut-il dire ? Veut-il vanter la richesse de la couche superficielle, la fertilité de sa couche de terre arable ? Puis sa richesse territoriale : sa vaste superficie ? 91 Claude Vermorel, né en 1824, est arrivé à Ouidah en 1864. En 1867, il est affecté à Porto-Novo, où il acquiert une réputation de grand constructeur. Il met volontiers la main à la pâte. Il meurt à Lagos le 20 avril 1869. 92 L’accident auquel le père Bourguet fait allusion s’est produit en avril 1869 : une violente tornade a arraché le toit de paille de la mission de Porto-Novo. Les missionnaires, surpris en pleine nuit, ont été trempés jusqu’aux os. C’est là que le père Vermorel a attrapé la maladie dont il est mort quelques jours plus tard.
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Si d’un autre côté vous voulez me mettre à l’étude des langues du pays, l’enseignement et la prédication, je le veux bien. C’est ce que je fais en partie maintenant, je me livre à l’étude du portugais de tout mon pouvoir, j’espère le savoir suffisamment dans quelques mois, et j’entreprendrai alors la langue Nagotte93. Je vois le bien qu’il y a à faire dans ce pays, il est immense, mais d’une difficulté aussi grande94 qui enlève des hommes suscités de Dieu, des hommes à miracles. Il faut absolument venir95 dans le pays, cela est d’une nécessité absolue pour se convaincre de ce que j’y avance. Ce sont les maladies, un climat impossible et l’ignorance des langues, et les immenses difficultés pour se rendre d’un pays à un autre, voilà pour le missionnaire ; l’ignorance, l’indifférence, la duplicité, la paresse, l’ivrognerie, l’impureté du côté noir, hommes et femmes. Je ne sais dans quel degré de misère morale le noir est tombé. Il en est arrivé à perdre la connaissance de certains points de la loi naturelle ; aussi célèbre-t-il comme un saint le voleur qui a pu arriver jusqu’à la mort sans se faire prendre par la justice humaine. Il est saint, il est saint, il a bien volé le blanc96 , et il n’a pas été puni, voilà ce qu’il chante à sa mort. Il naît avec l’esprit du vol. L’instruction chrétienne, la religion chrétienne n’y peuvent pas grand-chose ; nous le voyons tous et même dans la personne de nos enfants. Ah ! cher Supérieur, si vous venez jamais à la côte, vous en verrez, en saurez bien d’autres, que les lettres ne vous diront jamais. Je le désire de tout mon cœur et mes autres confrères aussi. J’ai absolument besoin de changer de bréviaire. Non seulement l’impression du mien est défectueuse et parfois illisible, mais dans certains endroits le relieur n’a pas mis les pages à leur place. Ensuite 93
Beaucoup d’Européens utilisent ce mot comme féminin de « nago ». D’une difficulté si grande qu’elle fait mourir des « hommes à miracles » comme le père Vermorel. 95 Constatant que le père Planque ne comprenait pas leurs difficultés, les pères du vicariat apostolique du Dahomey ont pressé, à plusieurs reprises, le père Planque de faire un voyage au Dahomey. Divers obstacles ont rendu ce voyage impossible. Le père Planque ne visitera jamais l’Afrique noire mais seulement l’Égypte… à sept reprises. 96 Plusieurs coutumiers (ou diaires) notent que la mission a été victime d’un vol, dont on découvre parfois que l’auteur est un garçon de l’internat, ou un employé, ou un inconnu. « Voler un Blanc, qui est riche, ce n’est pas voler », dit-on fréquemment là-bas. 94
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je vous prie de m’obtenir de Rome le pouvoir de bénir et d’indulgencier croix, chapelet, médailles et autres objets de piété. De recevoir du Scapulaire de la bonne mort, de l’Immaculée Conception et du Mont Carmel. Ensuite une boîte de plumes d’acier ; avec les plumes d’oie j’écris plus vite, mais mon écriture est presque illisible. Au reste une petite boite de plumes d’oie coûte 2 shillings97. Agréez, monsieur le Supérieur, l’assurance de mon profond respect. Votre tout dévoué enfant, Bourguet
97 Dans plusieurs villes de la côte, même non soumises aux Anglais, c’est la monnaie anglaise qui avait cours.
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LETTRE DE MISSIONNAIRES D’AFRIQUE ÉQUATORIALE AU CONSEIL GÉNÉRAL DE LEUR SOCIÉTÉ – 1884 Je a n- C laude C e i l l i e r
Le document présenté ici est un extrait des minutes d’une réunion du conseil général de la Société des Missionnaires d’Afrique, réunion tenue à Carthage (Tunisie) en 1884. Cette société missionnaire avait été fondée seize années auparavant, en 1868, par l’Archevêque d’Alger, Mgr Charles Lavigerie ; son supérieur général et son conseil résidaient à proximité d’Alger, à Maison-Carrée. Le supérieur général, à l’époque le père Bridoux, réunissait son conseil assez régulièrement, mais les comptes rendus des débats et les décisions prises étaient toujours soumis au jugement du fondateur, entretemps élevé au cardinalat par le pape Léon XIII. La réunion du Conseil du 28 mai 1884 a cependant un caractère particulier, et cela à un double titre. Tout d’abord elle se tient non pas à Alger mais à Carthage, en Tunisie. Depuis la fin des années 1870 Lavigerie y avait développé la présence de son institut, et lui-même résidait de plus en plus souvent dans une résidence proche de Carthage, lieu historique auquel il vouait un attachement très marqué. D’autre part, comme le précise le tout début du texte, des faits graves sont à discuter, et le fondateur veut profiter de la présence du père Bridoux en Tunisie pour faire cette réunion. Le Conseil avait trois questions à l’ordre du jour, et les pages qui suivent concernent la troisième question, à savoir l’étude et le commentaire d’une lettre envoyée par un groupe de missionnaires d’Afrique Équatoriale. Dix ans après la fondation, Lavigerie avait en effet obtenu du Saint Siège la charge de la mission en Afrique Équatoriale, plus précisément dans les régions dites des Grands Lacs. Depuis 1878, chaque année, une caravane de missionnaires, prêtres et frères, partait d’Alger à destination des régions du centre de l’actuelle Tanzanie et de l’Ouganda. L’ouverture de ce nouveau champ apostolique allait en fait apporter de nombreux bouleversements dans l’horizon de ce jeune institut missionnaire, à la fois en exigeant une
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nouvelle distribution des forces en personnes et en ressources, et en situant un groupe de missionnaires dans des régions inconnues du fondateur et hors de son contrôle direct. Les conditions nouvelles de la mission, l’isolement, les communications lentes et incertaines, un soutien financier inefficace, autant d’éléments mal maîtrisés à Alger, et dont les missionnaires sur place trouvèrent le poids parfois très lourd à porter. Tel est le contexte, et le sujet même du document que l’on va lire. Cette lettre a une première particularité, rare sans doute à l’époque. Elle est collective et signée par des missionnaires qui, par ailleurs, ont montré le sérieux de leur engagement. En second lieu on remarquera la pertinence des critiques et réclamations adressées au Conseil Général de la Société. Enfin, on notera les nuances qui caractérisent les réactions du Conseil, mélange de condamnation indignée pour un style qui parfois est à la limite de l’insolence, mais aussi reconnaissance de la justesse de certains points, tout en contestant fortement certains autres. Ce texte nous a paru intéressant en ce qu’il témoigne des défis posés par ces caravanes de missionnaires envoyés au loin, ainsi que des nécessaires ajustements imposés aux responsables dans leur mode d’assistance et de gouvernement. Archives Générales des Missionnaires d’Afrique (AGMAfr), collection des Minutes des Conseils Généraux, année 1884, p. 138 sqq.
Procès-verbal d’une réunion du Conseil Général tenue à St. Louis de Carthage, le 28 Mai 1884 sous la présidence de Son Éminence le Cardinal Lavigerie. Présents : les R. R. P. P. Bridoux, Deguerry, Viven Monseigneur le Cardinal explique qu’il a désiré profiter de la présence du R. P. Bridoux pour consulter ce Père et les deux assistants résidant à Tunis sur divers faits graves. Le procès-verbal de la séance sera communiqué aux Membres du Conseil présents à Alger, pour qu’ils aient à en délibérer à leur tour, la majorité devant se former par le nombre des voix réunies tant des membres de Tunis que de ceux d’Alger et le tout être soumis ensuite à l’approbation de Son Éminence. [Après cette introduction, les minutes de la réunion rapportent les débats concernant les deux premières questions inscrites à l’ordre du jour, qui sont sans intérêt pour notre propos. Le texte continue ensuite à la page 143].
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Lettre de m i s s i o n n a i re s d ’ Af r i q u e Éq u a t ori a l e
En troisième lieu, Son Éminence appelle l’attention sur la lettre suivante adressée au Conseil par les Missionnaires du Tanganyka. Copie de la lettre en question :
Mission du Tanganyka – 2 Janvier 1884 Nos Très Révérends Pères, Les Missionnaires du Tanganyka1 vous prient très humblement d’accorder une attention favorable aux remarques et demandes suivantes :
I. Par rapport à notre budget Son Éminence, notre Vénéré Père nous écrit que, par décision du Conseil de la Société, notre budget est désormais fixé à 1200 Fr par missionnaire et 100 francs par enfant. Veuillez remarquer que : 1° Ce budget ne nous laisse rien pour le rachat de nouveaux enfants. Nous voilà donc forcés d’abandonner l’œuvre si belle du rachat d’enfants esclaves, et par conséquent aussi forcés du même coup de renoncer à tout espoir de développer notre orphelinat et notre village chrétien : au moment même où nous venons de l’établir à Kibanga2 où tout se prête si bien à son développement en grand. Nous vous prions donc de combler cette lacune, et de ne pas ruiner notre œuvre à son berceau. Veuillez remarquer : 2° Qu’en ne nous donnant au Tanganyka3 que 1200 Fr par Mre 1
La Mission du Tanganyka : on trouve également à l’époque ce nom écrit sous les formes Tanganika ou Tanganyika. Nous garderons ici l’orthographe utilisée par le scripteur de la lettre. Cette mission avait été érigée en provicariat apostolique par la Propagande en septembre 1880. Son territoire couvrait alors un vaste territoire comprenant presque la totalité du centre et de l’ouest de la Tanzanie actuelle, avec la ville de Tabora plus ou moins comme centre géographique (cf. fig. 2). En 1884 les missionnaires étaient environ une douzaine, et leurs implantations, au nombre encore variable de deux à cinq, cherchaient leurs sites définitifs. Le provicaire apostolique était, en 1884, le père Guillet, un des signataires de la lettre. 2 Le village de Kibanga se trouvait sur la rive ouest du lac Tanganyika, région alors incluse dans le provicariat. 3 Le mot Tanganyka désigne ici non pas le provicariat dans son ensemble mais le site propre d’où parle l’auteur, c’est-à-dire le lac.
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[Missionnaire], comme à Tabora et à Zanzibar, vous ne tenez aucun compte des dépenses beaucoup plus considérables que nous devons faire4. Dépenses beaucoup plus considérables d’abord à raison du prix de transport exorbitant qu’il nous faut payer en plus pour tous les objets que nous sommes obligés de faire venir de la côte ; v.g.5 : objets du culte, vin de messe, livres, pharmacie, papeterie, café, objets personnels, etc. Vous savez que nous devons payer de transport 200 F par charge de 30 kil. De sorte que ce qui coûte 100 Frs d’achat par charge à Zanzibar, et revient à 200 F à Tabora, nous coûte à nous 300 F rendu à Oujiji6. Et cependant vous ne nous donnez rien de plus qu’à Tabora, rien de plus qu’à Zanzibar. Dépenses beaucoup plus considérables ensuite à cause des voyages que nécessite le courrier, l’administration et l’entretien des différents postes de la Mission. Le courrier anglais ne porte nos lettres que jusqu’à Oujiji. De là c’est à nous à [le] faire parvenir à destination. De plus, le P. Supérieur de la Mission doit de temps en temps faire la visite de chaque poste. Enfin il faut fréquemment approvisionner chaque poste de choses indispensables et qu’on ne trouve pas sur place, comme étoffe, perles, huile : et surtout de sel, qui est partout la monnaie courante et qu’on ne peut acheter qu’à Oujiji. Or pour le transport du courrier et des marchandises ci-dessus mentionnées, comme pour les voyages du P. Supérieur, il faut des bateaux et des rameurs : et bateaux et rameurs sont très chers au Tanganyka. Jusqu’ici les bateaux nous ont coûté en moyenne par an d’achat et de réparations 800 Fr au plus bas chiffre ; et les rameurs 100 F par mois, ou 1.200 F par an. Et cela seulement pour les postes du Manzanzé et de Kibanga. La fondation de deux nouveaux postes, l’un chez Roussavia, et l’autre dans le Sud du Lac, va exiger l’acquisition de deux nouveaux bateaux et des frais au moins triples de rameurs. Le 4
Dans l’argumentation qui suit l’auteur de la lettre insiste sur les différences de situation entre les divers postes de mission établis entre la côte de l’Océan Indien et son propre poste. En fait il parle depuis le poste de Kibanga. 5 Le rédacteur énumère ici quelques fournitures indispensables qu’il est impossible de se procurer sur place ; elles viennent le plus souvent d’Europe et sont débarquées sur la côte de l’Océan Indien ou à Zanzibar, d’où il faut les faire venir par caravane. 6 Ou Ujiji, sur la côte orientale du lac Tanganyika (fig. 2), était alors un grand carrefour de caravanes et un centre important de négoce.
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poste du Sud va, sous ce rapport, nous coûter à lui seul autant que tous les autres ensemble. Or Tabora et Zanzibar qui n’ont aucune de ces dépenses en plus, ni du courrier, ni de voyages, ni d’approvisionnements, puisqu’ils trouvent tout sur place, reçoivent autant que nous ; vous ne nous allouez absolument rien en plus. Nous vous prions donc de tenir compte de ces dépenses beaucoup plus considérables que nous avons à faire pour les raisons mentionnées et d’ajouter au budget général un budget supplémentaire proportionné à ces dépenses.
II. Par rapport au nouveau système de traites Vous avez décidé de nous imposer un système de traites à prix fixe, en dehors desquelles vous refuserez le paiement. Veuillez remarquer : 1° Que ce système est impraticable à Oujiji, par la raison qu’il n’y a point à Oujiji de grands magasins nantis de toutes choses où nous puissions, quand besoin en est, acheter pour une somme fixe de 5.000 F. Nous sommes obligés d’acheter ce que nous trouvons et quand nous trouvons ; et non ce que nous voulons et quand nous voulons. 2° Qu’en conséquence, ce système va nous forcer de tout faire venir de la côte, où là seulement nous pouvons trouver pour le prix fixe qu’il nous impose : étoffes, perles, et autres grands articles d’échange indispensables. 3e Que ce système si gênant pour nous, n’est point nécessaire à la sécurité de votre administration générale des fonds de la Société. Pour vous mettre à couvert en effet de toute difficulté de notre part, il suffit d’imposer ce système au P. Jamet7, tout en nous laissant libres de tirer sur lui des traites particulières, variant selon les opportunités et ne dépassant point le montant des traites qu’il peut tirer sur vous. De cette façon vous conserveriez les mêmes garanties, et nous la même facilité d’achat.
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Le père Louis Jamet, Père Blanc, était alors procureur, c’est-à-dire chargé de toutes les transactions marchandes et monétaires pour ses confrères des différentes missions ; il était établi dans l’île de Zanzibar.
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4e Combien il serait imprudent de confier ces traites au courrier qui fait le service de la côte au Tanganyka. Vous savez combien de risques il court. Sur 4 courriers 3 viennent d’être perdus complètement. Si ces traites se perdent que deviendrons-nous ? Et cependant vous n’aurez habituellement d’autre voie pour nous les faire parvenir que celle du courrier. Nous vous prions donc d’imposer ce système seulement au P. Jamet et de nous laisser la facilité, que nous avons eue jusqu’ici, de varier nos traites selon les opportunités d’achat qui se présentent. Soyez assurés que jamais nous ne dépasserons le montant de budget que vous nous aurez fait connaître.
III. Par rapport à notre Caisse d’épargne Son Éminence notre Vénéré Père nous écrit que de nombreuses traites vous arrivent sans avis préalable, et sans que vous ayez rien en caisse. Veuillez remarquer : 1° que souvent les traites signées par nous sont mises en commerce par les Arabes, comme des billets de banque. D’où il suit qu’une traite signée et annoncée par nous en 1882 peut très bien n’être présentée à Zanzibar qu’en 1883 et même 1884. Mais ce retard ne devrait point prendre à l’imprévu, puisque toutes nos traites ont été régulièrement annoncées soit à M. Greffulhe8 soit au P. Jamet. En ayant en main la liste des traites non encore payées, il vous est facile de tenir notre caisse en état pour y faire honneur au premier jour. 2e Que nous sommes étrangement surpris d’apprendre que vous n’avez rien en caisse pour faire honneur à vos traites. Le montant de toutes nos traites depuis le commencement jusqu’au 1 octobre 1883 s’élève à 69.947 Frs 30. Les dépenses faites pour nous par Mr. Greffulhe et le P. Jamet nous sont encore inconnues, mais elles ne peuvent s’élever à plus de 15.000 Frs, soit un total de 84.947 F 30. Or le montant de nos budgets, même en ne comptant celui de 1879 qu’à 30.000 F s’élève à 145.000 F. Les 20.000 F alloués au P. Guillet pour son voyage au Tanganyka s’élève à 165.000 F. Donc après toute traite payée, il doit nous rester en caisse au moins 80.052 F 70.
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Henri Greffulhe était consul de France à Zanzibar.
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Comment se fait-il donc qu’on soit obligé à recourir à des expédients pour payer nos traites ? Nous vous demandons respectueusement que sont devenus ces 80.052 Frs ? Les avez-vous donc versés dans la Caisse Générale de la Société, ou employés à d’autres œuvres ? C’est sur les recommandations réitérées de Son Éminence notre Vénéré Père, et sur celles du T. R. P. Supérieur Général que nous avons créé cette caisse d’épargne, en prévision des jours mauvais où les œuvres de la Propagation de la Foi et de la Ste Enfance seraient obligées de nous cesser leurs généreuses aumônes ; et voilà qu’au moment où ces jours mauvais commencent, vous mettriez la main sur notre Caisse d’épargne ? Ce serait là une mesure tout au moins bien dure à notre égard, et seule la vénération que nous vous portons, nos Très Révérends Pères, nous empêchent de l’appeler comme elle le mérite. Quelle confiance pourrions-nous désormais avoir ? Qui oserait économiser à l’avenir ? Nous vous demandons donc qu’en toute justice et loyauté vous respectiez et laissiez intacte notre Caisse d’épargne, et que vous ne détruisiez pas la confiance que nous avons droit de mettre en vous.
IV. Par rapport à la nécessité d’un Procureur de nos missions à la Maison-Mère Veuillez remarquer qu’un Procureur de nos missions est absolument nécessaire à la Maison-Mère, 1e Pour défendre nos intérêts au Conseil de la Société. Les inconvénients ci-dessus mentionnés, qui découlent des mesures récemment prises par le Conseil contre nous, le prouvent. Un Procureur, ayant l’expérience de nos missions, aurait signalé ces inconvénients au Conseil et empêché ces mesures. 2e Pour nous informer régulièrement de tout ce que nous avons intérêt de savoir. Le T. R. Père Supérieur Général ne peut évidemment pas nous écrire par chaque courrier, comme cependant nous en avons besoin. Nous ne savons rien de ce qui se passe ni en politique ni en religion. Le grand jubilé donné par Léon XIII s’est passé sans que nous en ayons reçu avis. Les nouvelles de la Société ne nous arrivent pas davantage. Ce n’est qu’au mois d’août de l’année suivante que nous apprenons les décisions de la grande retraite. 303
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3e Pour recevoir nos commandes, en accuser réception, et nous expédier les choses dont nous avons besoin, et seulement les choses dont nous avons besoin. Vous avez acheté dernièrement à notre charge et sans nulle commande de notre part, pour 700 F de livres classiques français, contrairement aux instructions formelles de Son Éminence qui nous défendent d’apprendre le français à nos enfants. Bien plus vous avez forcé nos nouveaux confrères de s’en charger et de nous les apporter. Le transport seul coûte huit cent francs. C’est donc 1.500 Fr de dépenses en pure perte : et cela au moment même où notre budget est devenu insuffisant pour les dépenses de première nécessité. Dans les envois précédents, vous nous avez acheté des habits laïques en grosse laine que personne ne peut porter ici, et qui sont bons pour l’hiver en France. Ces habits du reste ainsi que les couvertures grises et presque tout l’envoi, ne sont que de la pacotille ; il a fallu payer 200 F de transport par charge, comme pour des étoffes de première qualité. En achetant la petite presse que le P. Deniaud avait demandée, vous avez oublié sa recommandation d’ajouter beaucoup de K., de Y, et de W. Et comme ces lettres sont très employées en kiswahili, il suit que nous n’en avons pas même assez pour imprimer 10 lignes, et que cette imprimerie ne nous sert de rien. Inutile de vous signaler de plus nombreux exemples. Ceux-ci vous suffiront pour vous faire comprendre combien un Procureur ayant charge spéciale de ces envois, est nécessaire. 4° Pour donner les renseignements nécessaires à l’organisation des caravanes futures à Alger. Toutes les caravanes se sont jusqu’ici chargées dès Alger de choses tout à fait inutiles, malgré les renseignements écrits envoyés par leurs prédécesseurs. Le Procureur devrait être chargé lui-même de l’organisation des caravanes, en se faisant aider d’un Père en partance. Veuillez remarquer 5e que pour remplir cette charge, il faut un Père ayant l’expérience de nos missions, par conséquent ayant lui-même été missionnaire dans l’Afrique Équatoriale, et autant que possible dans l’une des missions plus éloignées ; qu’il faut de plus que ce Père Procureur ait voix consultative au Conseil de la Société. Nous vous prions donc de rappeler dans ce but un des missionnaires de l’Afrique Équatoriale et de l’établir Procureur de nos Missions avec voix consultative au 304
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Conseil de la Société. Il pourra en outre rendre de sérieux services en enseignant le kiswahili à ceux qui se destinent à nos Missions de l’Équateur, et aussi en surveillant et corrigeant l’impression des livres en langue Kiswahili que nous aurons à faire imprimer à Alger9. Veuillez, nos Très Révérends Pères, reconnaître la justice de nos demandes et décréter les clauses qu’elles renferment. Nous vous en exprimons d’avance toute notre gratitude, et vous prions d’agréer l’expression de notre humble vénération et de notre soumission sincère et inébranlable. Veuillez aussi excuser les expressions trop cavalières peut être qui nous ont échappé dans le cours de cette supplique. Pardonnez à notre zèle. Les Missionnaires du Tanganyka. Signé : A. Guillet – F. Coulbois – H. Delaunay – I. Moinet – Dromeaux – Joubert – A. Honcet – Randabel – A. Vyncke – P. Landeau
(Suite des débats du Conseil) Chacun des membres du Conseil a déjà reçu communication de cette correspondance et a pu voir qu’à côté de réclamations raisonnables, comme celles qui portent sur la nomination à la Maison-Mère d’un Procureur pour les missions de l’Afrique Équatoriale, sur les inconvénients du système de traites adopté pour faire parvenir aux sus-dites missions le montant de leur budget, il en est d’autres qui sont inacceptables. La question la plus grave, tant pour la forme que pour le fond, est celle dans laquelle les Missionnaires du Tanganyka osent se plaindre qu’une partie des fonds accordés à leur mission par les associations de Propagande soit injustement détournée de sa destination par le Conseil de la Société, pour être appliquée aux besoins généraux des œuvres. Ils prétendent, en particulier, qu’il leur serait dû une somme de 80.052 F 75C. Ils prétendent que cette somme constituait pour eux une caisse d’épargne Ils osent ajouter qu’ils sont étrangement surpris de ces faits. Ils disent enfin avec la dernière insolence : « voilà qu’au moment où ces jours mauvais commencent, vous met9
De fait cette demande sera satisfaite quelques mois plus tard.
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triez la main sur notre Caisse d’épargne ! Ce serait là une mesure tout au moins bien dure à notre égard ; et seule la vénération que nous vous portons, nos Très Révérends Pères, nous empêchent de l’appeler comme elle le mérite. »10 Ces réclamations, ces insolences, visent non le Conseil de la Société mais la personne Elle-même de son Éminence le Cardinal qui, en sa qualité de premier supérieur des Vicariats du Tanganyka et du Nyanza s’est réservé jusqu’à nouvel ordre l’administration des allocations accordées à ces Vicariats pour lesquels il est seul Délégué par le Saint-Siège jusqu’au sacre des Vicaires Apostoliques11. Le Conseil s’est donné à son tour le tort très grave de transmettre à Son Éminence les sus-dites réclamations sans trouver un mot de blâme pour qualifier comme elles le méritent de semblables indignités. Son Éminence explique alors qu’à la suite de dépenses très exagérées et absurdes faites par quelques-uns des Supérieurs locaux dans l’Afrique Équatoriale, (principalement par le Père H. Supérieur de la station de Tabora), Elle avait écrit aux Supérieurs des diverses stations pour leur demander les renseignements nécessaires à l’établissement d’un budget régulier : ces renseignements une fois obtenus, le budget de chaque station était été fixé à cent francs par missionnaire et par mois, et cent francs par enfant et par an. Dans cette somme n’étaient compris ni les voyages des caravanes, ni le rachat des enfants esclaves, ni le rapatriement des auxiliaires ou des missionnaires rappelés en Europe, ni aucune, des dépenses extraordinaires : il avait été établi d’après les renseignements fournis par les Missionnaires eux-mêmes. Son Éminence ajoute que cette affaire soulève une triple question : question de principe, question de fait, question de forme. Question de principe. Les Missionnaires signataires de l’incroyable factum12 qui lui a été soumis par le Conseil, posent en principe que les Supérieurs majeurs n’ont pas le droit, une fois les besoins présents des missions particulières équitablement satisfaits, de verser le surplus des allocations dans la caisse générale ou de l’employer à 10
Les passages soulignés ici le sont dans les minutes mêmes. En 1884 la Société des Missionnaires d’Afrique n’avait pas encore de reconnaissance canonique définitive, et à ce titre Lavigerie, son fondateur, pouvait être considéré effectivement comme supérieur général et titulaire de toutes les charges confiées à la Société par la Propagande. 12 Mot latin qu’on peut traduire ici par cas, fait. 11
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d’autres œuvres de la Société. Il faut, d’après eux, qu’on leur verse intégralement les allocations du dehors. C’est là un principe faux, en contradiction avec ce qui se pratique dans toutes les missions, en contradiction aussi avec le plus simple bon sens, et avec l’existence même des Sociétés Apostoliques. Ces Sociétés se chargent de tous les frais généraux, il faut donc qu’elles y pourvoient. Pour l’Afrique Équatoriale, les frais des premières caravanes ont couté plusieurs centaines de mille francs. Les démarches, les voyages en Europe, les voyages en Europe ont absorbé de fortes sommes. Où prendre ces frais ? Évidemment sur les allocations. Plus tard, et pour chaque mission, qui paiera la formation des sujets, qui nourrira les infirmes ? Encore l’œuvre générale. Elle a donc le droit, le devoir de préparer un patrimoine commun, une fois les besoins présents satisfaits. Il est donc hors de doute que les Supérieurs majeurs ont le droit absolu dans toute société quelconque, de régler les choses, selon ce qu’ils savent des besoins particuliers de chaque mission ; qu’ils ont le devoir strict de disposer des ressources générales de la Société, de manière à pourvoir à la bonne marche et à l’avenir de l’ensemble des Œuvres. Et avec quelle ressources feront-ils face à ces dépenses, si les missionnaires émettent la prétention d’employer eux-mêmes la totalité des allocations nominalement attribuées à leur mission par les œuvres de Propagande. Voilà pour la question de principe. Elle est incontestable, et si le Conseil la laisse contester, il détruit virtuellement la Société et toutes les Œuvres communes. En fait le Conseil de la Société n’a rien eu à décider sur les dépenses de l’Afrique Équatoriale, parce que Son Éminence a seule reçu jusqu’ici, comme il a été dit plus haut, en qualité de Délégué, les pouvoirs du Saint-Siège : que seule elle a fait les démarches pour obtenir les ressources ; que seule Elle s’est chargée de toutes les dépenses, ne trouvant ni naturel ni convenable de subordonner son administration épiscopale aux avis de jeunes missionnaires sans expérience et sans responsabilité. La situation ne changera qu’au fur et à mesure de la nomination des Vicaires Apostoliques appartenant à la Société. C’est le droit strict du Cardinal et il le conservera d’autant plus que les Missionnaires qui réclament et ceux qui pactisent avec eux montrent avec quelle légèreté ils parlent et ils agissent. Il résulte, en effet, du relevé minu307
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tieux des comptes faits par le R. P. Federlin sur les registres de l’Archevêché d’Alger, de M. Poulet, de MM. Greffulhe et de Frainssinet que les dépenses effectuées jusqu’à ce jour pour la Mission du Tanganyka, avec sa part dans les voyages, caravanes, procures, Malte, etc., etc. dépassent quatre cent mille francs !! Lorsque ces malheureux égarés prétendent n’en avoir dépensé que : 65.000, comme pour faire croire qu’on leur a volé le reste. Avant d’arriver à de pareilles infamies, il faut au moins savoir ce qu’on dit. Enfin question de forme. Elle est plus grave encore si c’est possible. Ces missionnaires osent, dans les termes rapportés plus haut et qui sont de la dernière inconvenance, demander des comptes non pas au Conseil, ils le savent bien, mais à leur Évêque, à leur Fondateur qui a sacrifié 17 années de sa vie pour la Société des Missionnaires, qui l’a dotée, qui la dote chaque jour, de manière à assurer son avenir ; qui depuis six années a dépensé plus de 800.000 Frs pour les deux Vicariats du Nyanza et du Tanganyka. Et le Conseil de la Société en transmettant à Son Éminence les réclamations des missionnaires semble les trouver toutes naturelles et s’abstient de les qualifier comme elles le méritent ! Cela est inadmissible, et Son Éminence déclare quelle ne peut, sans manquer à ses devoirs, supporter une semblable conduite… P. Deguerry L. Bridoux L. Vien Missionnaire d’Alger Vicaire de Son Éminence Prêtre Miss. dAfr. Approuvé et signé par + Ch. Card. Lavigerie Conclusion – La mission du Tanganyika avait connu, dès 1878, des débuts difficiles et obtenu des résultats nettement moins brillants que la mission voisine de l’Ouganda. Mgr Lavigerie avait alors laissé entendre, dans l’une ou l’autre correspondance, qu’il soupçonnait les missionnaires du Tanganyika d’être moins zélés ou, tout au moins, moins bien organisés que leurs voisins, et peut-être y avait-il là l’origine d’un certain ressentiment de leur part. Il reste qu’une fois passée l’émotion suscitée par leur démarche, ils reçurent satisfaction sur plusieurs des points qu’ils avaient soulevés. Le père Alexandre Guillet, provicaire de cette mission, mourut à la tâche quelques mois après l’envoi de cette lettre, en novembre 1884.
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ÉLIE ALLÉGRET AU GABON, 1889-1891 : LETTRES À ALFRED BOEGNER ET JOURNAL É m i l ie G a ngn at
L’American Board of Commissioners for Missions est présente dans l’estuaire du Gabon depuis 1842. Dès 1844, elle doit faire face aux rivalités avec les missions catholiques1, mais elle continue à se développer sur les rives de l’Ogooué, à Lambaréné en 1874 puis à Talagouga en 1882. Au sein des écoles de la mission américaine, l’enseignement est fait en langue locale (le mpongwe principalement) et en anglais. Mais en 1883 le Gabon devient une colonie française et un décret du ministère de la Marine et des Colonies impose l’apprentissage du français aux populations. Au cours des années qui suivent, les missionnaires américains, comme l’administration française à travers la voix de Savorgnan de Brazza, adressent des demandes à la Société des missions évangéliques de Paris (ou Mission de Paris) pour qu’elle mette des instituteurs francophones à disposition du Board of Foreign Missions of the Presbyterian Church of the USA2 ou qu’elle établisse elle-même une œuvre dans la région. En 1886, le pasteur Alfred Boegner3, alors directeur de la Mission de Paris, prend la décision de consulter les membres des Églises protestantes de France afin de savoir s’ils soutiennent l’entreprise d’une nouvelle mission au Gabon. Suite aux réponses majoritairement positives, la décision est prise d’envoyer dans un premier temps des instituteurs pour travailler sous la direction de la mission américaine et ensuite deux missionnaires pour étudier les deux possibilités qui s’offrent à la Mission de Paris : établir une nouvelle œuvre à l’intérieur des terres ou reprendre le travail du Board of Foreign Missions of 1
La mission Sainte-Marie du Gabon a été créée en 1844 par le père Bessieux. Le Board of Foreign Missions of the Presbyterian Church of the USA, société de mission de l’Église presbytérienne américaine, reprend l’œuvre de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions en 1870. 3 Alfred Boegner (1851-1912). 2
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the Presbyterian Church of the USA, décidé à lui transférer ses stations existantes4. Au début de l’année 1889, les pasteurs Élie Allégret 5 et Urbain Teisserés6, jeunes diplômés de l’École des missions, embarquent à Lisbonne pour le Gabon. Ce séjour d’enquête et d’observations dure deux ans. Ils rentrent en France en 1891 et proposent au comité directeur de la Mission de Paris un rapport de vingt-six pages encourageant la société à reprendre l’œuvre américaine pour développer l’évangélisation du Gabon7. L’expédition devait mener Allégret et Teisserés (ill. 10) à explorer assez rapidement la région du Haut-Ogooué afin d’étudier les possibilités d’y installer une nouvelle mission. Mais plusieurs événements imprévus les retardent dans leurs objectifs. Partis début mars 1889, Allégret et Teisserés arrivent à la fin du mois à Libreville où ils restent assez peu de temps, déçus de l’attitude des colons, des missionnaires américains et des populations locales. Ils atteignent Lambaréné au milieu du mois d’avril. Ils visitent la station de Talagouga pour la première fois fin mai-début juin et prévoient de quitter définitivement Lambaréné au mois d’août pour poursuivre leur expédition vers l’intérieur des terres. Leurs projets sont toutefois contrariés quand le missionnaire américain Good, en charge de Kangwé8, tombe gravement malade fin juin 1889 et doit être rapatrié aux États-Unis. Allégret et Teisserés restent alors seuls à la station en attendant l’arrivée du successeur de l’Américain. Ce n’est finalement qu’en avril 1890 qu’ils reprennent la route vers le HautOgooué, avant de rejoindre la côte au début de 1891. Ils embarquent pour la France en février de la même année. Dans la correspondance qu’il entretient avec Alfred Boegner au cours de son séjour, Élie Allégret mêle des observations aussi bien géographiques qu’anthropologiques sur la région, observations qui ne sont toutefois pas le fruit d’une véritable étude scientifique. Ses lettres proposent davantage un récit d’exploration, qui sera ensuite mis au service d’une cause, avec la
4 Pour mieux comprendre l’installation de la Mission de Paris au Gabon, cf. J.-F. Zorn, Le grand siècle d’une mission protestante : la Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris, Karthala, 2012 (1993). 5 Élie Allégret (1865-1940). 6 Urbain Teisserés (1864-1941). 7 Élie Allégret et Urbain Teisserés, Rapport présenté au comité dans sa séance ordinaire du 6 avril 1891, Paris, SMEP, 1891. 8 Kangwé est le nom de la station missionnaire protestante située à proximité de Lambaréné.
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publication de quelques courts extraits dans le Journal des missions 9 et l’édition du rapport de mission officiel. Le vocabulaire employé et les remarques formulées à propos du caractère des populations présentent de fortes similarités avec les écrits de certains explorateurs. M. A. Pécile10 par exemple, collaborateur de Savorgnan de Brazza, décrit les Fang comme « intelligents et courageux » et précise que « lorsqu’ils seront à la côte, ils pourront rendre de réels services à la colonie, qui se servira de ce peuple laborieux et intelligent et de beaucoup supérieur à la race des Mpongoués, d’ailleurs race presque complètement éteinte11 ». Ces commentaires sont très proches de ceux faits par Allégret quelques années après. Le rapport officiel d’Allégret et Teisserés constitue un document destiné à défendre l’installation d’une mission protestante française au Gabon. Les difficultés rencontrées au cours du voyage, comme les observations négatives à l’égard des colons et des autres missionnaires sont largement gommées, voire absentes, de façon à ne pas décourager le comité directeur. De même, les quelques extraits de lettres publiées dans le journal de la Mission de Paris sont soigneusement choisis pour mettre en valeur le projet. Une lecture plus complète de la correspondance d’Élie Allégret livre une analyse plus nuancée. Elle permet de saisir les premières impressions personnelles d’un jeune missionnaire à son arrivée sur le terrain. À travers ses observations sur le paysage, les colons, les missionnaires, les populations, se dessinent les attentes d’Allégret, ses espoirs, sa foi, mais aussi ses désillusions, comme dans sa lettre du 10 février 1890 où il écrit avoir été mis à « rude épreuve » : « tout était différent de ce que nous avions imaginé ». Il est souvent critique à l’égard des missionnaires protestants américains et juge durement les attitudes des instituteurs français et suisses mis à leur disposition par la Mission de Paris. Son avis sur les catholiques présents dans la région est souvent très négatif. Au cours de l’année 1890, alors qu’il remonte vers le Haut-Ogooué, les lettres d’Allégret se font plus rares, faute de relations postales. Désireux de continuer à raconter ses aventures, le jeune missionnaire écrit davantage dans son journal, des textes qui se révèlent plus intimes et poétiques que 9
Les missionnaires étaient chargés d’envoyer à leur direction des lettres ou des récits susceptibles d’être reproduits dans le Journal des missions évangéliques, publié par la Mission de Paris dès 1823 pour faire connaître leurs activités et le développement des missions protestantes françaises. 10 Naturaliste italien, Pécile accompagne Savorgnan de Brazza dans sa Mission de l’ouest africain en 1883. 11 A.-M. Gochet, Le Congo français illustré : géographie, ethnographie et voyages, Paris : Procure générale, 1892, p. 185.
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sa correspondance. La lecture conjointe de ses lettres et de son journal, à travers de larges extraits publiés dans ce volume12, permet ainsi de découvrir les pensées qui animent Allégret, mais aussi de mieux comprendre les différents niveaux d’écriture qu’il adopte : officiel dans son rapport de mission final, officieux avec son directeur et intime pour lui-même. Au cours des mois qu’il passe au Gabon, suivant les lieux qu’il visite et les personnes qu’il rencontre, Allégret passe ainsi de l’optimisme au pessimisme et vice versa, à l’égard de la tâche à laquelle il se prépare. Mais les dernières lignes de son journal écrites sur le bateau qui le ramène en France laissent entrevoir que ce séjour lui a aussi permis de mûrir ses réflexions et de prendre du recul nécessaire à son engagement de missionnaire. Malgré une terre et des populations qu’il juge souvent ingrates, il en vient à aimer « ce coin de terre d’Afrique ».
Lettre à Alfred Boegner, directeur de la Mission de Paris 8 mars 1889. Vendredi matin Bien cher Monsieur, Le temps est superbe aujourd’hui et nous venons de voir Madère à l’horizon. Cependant le vent est toujours aussi fort, nous l’avons à gauche maintenant, et nous avons un très fort roulis. Il commence à faire assez lourd malgré le vent. Hier et ce matin une bande de marsouins jouaient autour du navire ; ils nous ont quittés. Quelques mouettes nous avaient suivis depuis Lisbonne comme pour nous faire escorte, le mercredi soir elles sont retournées en Europe. Mais je veux vous donner quelques détails précis sur notre voyage. La voie la plus économique est évidemment le Havre, parce que les excédents de bagage sont deux ou trois fois plus chers qu’en France – à moins toutefois qu’on ne soit obligés, en passant par le Havre, de rester quelques jours à Lisbonne. On vous exploite indignement, tout est très cher, et on perdrait vite toute l’économie qu’on aurait faite en passant par le Havre. Le plus pratique est encore ce que nous avons fait malgré nous : expédier toutes les caisses par Liverpool et arriver au dernier moment en chemin de fer.
12 La correspondance entre Élie Allégret et Alfred Boegner, les archives personnelles d’Allégret, ainsi que l’ensemble des archives de la SMEP, sont conservées par la bibliothèque du Défap – Service protestant de mission : http://www.defap-bibliotheque. fr, consulté le 12 février 2013.
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Pour que le voyage ne soit pas trop éreintant on peut s’arrêter quelques heures à Irun où l’on a un des endroits les plus beaux du voyage. Nous nous sommes embarqués mercredi matin mais il faut avoir une certaine expérience car c’est encore assez compliqué pour faire transporter ses bagages à bord du navire. Il faut toujours veiller à ce que les bateliers ou les matelots ne cassent ou ne perdent rien. Et puis notre cabine est terriblement petite : il est impossible d’avoir autre chose qu’une petite valise chacun, tout le reste est à fond de cale, c’est un des premiers apprentissages de la vie d’Afrique. Nous sommes quatre dont deux ouvriers sales et ivrognes, qui « chiquent », crachent, boivent, jurent, c’est absolument intenable. L’un d’eux est créole, sale mais assez peu bruyant, l’autre un ouvrier chaudronnier qui a roulé partout, au Sénégal, en Cochinchine, en Algérie, qui se lave avec de l’eau de vie et qui est désagréable au suprême degré. Avec cela bon garçon, beaucoup de cœur ou plutôt de bons mouvements car on ne peut pas dire qu’un homme qui abandonne sa femme sans un morceau de pain et qui garde son solde pour mener une vie de bâton de chaise à Nantes, Bordeaux et Madrid, soit un homme de cœur ! Et cependant il a une forte dose de cette sensibilité à fleur de peau qu’on rencontre souvent chez les ouvriers. Les autres passagers de 2de classe sauf deux sont à peu près du même genre : des Portugais assez sales et qui mangent ! Et comment ! Et puis nous n’avons pas un endroit où nous puissions nous tenir sauf le pont aussi nous allons essayer de changer de classe à Madère. Nous avons longtemps hésité, et nous accepterions bien volontiers la cabine, la table, tout, mais nous ne pouvons pas nous faire à cette vie à quatre avec ces deux rouleurs. Si nous avions d’autres compagnons, nous pourrions encore tenir et je pense que nous essaierions toujours de prendre les secondes, mais c’est une affaire de compagnons de cabine et de compagnons de table. Mais nous vous en reparlerons dans notre prochaine lettre. Le chef de poste avec lequel nous avons fait route est M. Douel, celui qui a communiqué à M. Reclus13 les principales photographies du Gabon et du Congo : je lui ai montré la gravure du Journal des Missions et il m’a dit que c’était bien Talagouga, la station du Dr 13 Elisée Reclus (1830-1905), géographe protestant, est l’auteur de la Nouvelle Géographie universelle publiée par Hachette en 19 t. entre 1876 et 1894.
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Nassau14. C’est la plus jolie maison de toute la colonie. Ce sont des dames américaines qui l’ont envoyée en pièces numérotées. Il y a à bord six ou sept administrateurs du Gabon et du Congo. Tous sont très hostiles aux catholiques : ils les protégeront mais en fond les détestent ; ils sont très libres penseurs et critiquent fortement l’esprit avide des missionnaires catholiques. Je me trouve parfois dans des situations très fausses en causant avec eux : je ne puis pourtant pas défendre les catholiques, je ne puis que dire que jusqu’à preuve du contraire, j’admire leur dévouement, et que, par-dessus tout, je ne veux engager avec eux aucune polémique. Mais la vie « officielle » ne sera pas facile, il faudra marcher droit son chemin, et demander au gouvernement le moins possible, en affirmant le côté tout spirituel et religieux de la mission. Il faudra que nous ayons une grande patience, une bonté à toute épreuve, mais en même temps que nous soyons fermes. Nous tremblons à mesure que nous voyons toutes les difficultés de la tâche mais « nous espérons en l’Éternel » ! Les missionnaires américains sont assez mal vus ; c’est très curieux, on les estime, on envie un peu leur installation et on ne les aime pas. Je m’imagine que du jour où nous serions en majorité et où nos œuvres seraient très prospères au Congo, tous les sentiments cléricaux de ces soi-disant libres-penseurs se réveilleraient : on sent qu’on est sur un sol mouvant au point de vue politique. Tout ceci sont de pures impressions, mais cependant j’ai causé de longues heures avec tous ces administrateurs, soit avec un seul soit avec plusieurs et mes premières impressions se sont confirmées. Mais elles sont plus complexes que je n’ai pu vous le dire, il y a des distinctions à faire entre les administrateurs. Ainsi M. Douel – uns des anciens compagnons de M. de Brazza – a beaucoup de générosité dans le caractère et paraît traiter les nègres avec la plus grande bonté : il y a vraiment dans la direction générale du Congo un souffle d’humanité. Tous me disaient que le dernier mot de M. de Brazza, il y a quelques jours comme ils avaient été prendre congé de lui, fut « et surtout pas de coups de fusil ! ». Je ne me fais pas, autant que possible, d’idées préconçues et j’attends de voir pour me former une opinion. […] 14
Le Dr Robert Nassau (1835-1921) est un missionnaire de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions. Au Gabon, il fonde la station de Kangwé en 1876, puis celle de Talagouga en 1882.
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Lettre à Alfred Boegner À bord du « Portugal », 13 mars 1889 Cher monsieur, J’ai donné à Madame Boegner quelques détails sur notre voyage assez monotone d’ailleurs, sauf l’arrêt à Madère qui a été délicieux. Je voudrais simplement vous dire que j’ai compris mieux que jamais il y a deux jours combien la Société avait agi prudemment et sagement dans la question coloniale et combien les « coloniaux quand même sont peu au courant des choses ». M. Douel m’a dit être au courant d’une conversation qu’on avait été à un cheveu d’abandonner le Congo il y a deux mois ! M. de Brazza a tenu ferme et a obtenu de continuer l’essai pendant quelques temps ; s’il ne réussit pas le gouvernement se déciderait à tout abandonner. On veut faire là un essai de colonisation dans un esprit tout nouveau que je ne comprends pas très bien encore mais que j’étudierai dès mon arrivée. Ces messieurs les officiels prennent très vite leur air administrateur et se renferment dans le secret professionnel : ils parlent très peu de M. de Brazza et des projets gouvernementaux qu’ils connaissent très peu aussi. Cependant ils sont unanimes à dire que Brazza est étonnant, ils ont plus ou moins de sympathie pour lui – il est très autoritaire – mais quand il fait sa tournée dans les postes, tous les courages se raniment, il les électrise : c’est évidemment un homme tout entier à son idée et qui est moins ambitieux que désireux d’appliquer ses théories. Et puis ils sentent que leur chef ne les abandonnera pas : l’administration du Congo forme un vrai corps, ils se sentent solidaires et ont honte quand l’un d’eux se conduit mal. Tout ce que je vous dis là est le résumé de conversations avec nos administrateurs ou de conversations qu’ils avaient entre eux devant moi. Il se peut donc que toutes ces impressions soient fausses. D’après tout ce qu’ils disent, au double point de vue de la corruption des indigènes, des Gabonais surtout qui seront remplacés par les Pahouins15, et de la lutte avec la mission catholique, très florissante à Libreville et à Lambaréné, ce sera une rude tâche pour nous que de rester au Gabon. Plus haut, au contraire, les indigènes (M. de
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Terme utilisé par Allégret pour désigner les populations fang.
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Brazza défend qu’on dise ou imprime : les nègres) ont plus de noblesse, plus de courage, enfin sont supérieurs. Que Dieu nous guide !
Lettre à Alfred Boegner À bord du Portugal, 23 mars 1889. À la recherche de « l’île du Prince16 ». Samedi matin Bien cher monsieur, Depuis avant-hier nous avons dévié de 37°17’’, soit en gros de 925 lieues, nous sommes emportés par les courants sur les côtes d’Amérique. Le capitaine depuis 4 h du matin fait des trous dans sa carte et nous sommes à peu près arrêtés, ou plutôt nous faisons de grands tours sur nous-mêmes. Je pense que le commandant attend 9 h ou midi pour faire le point, il ne sait plus où il est ; du reste on dit qu’en général, ce n’est pas lui qui conduit son navire mais son navire qui le conduit. Nous cherchons donc l’île du Prince ; hier le capitaine a constaté, non sans étonnement, que nous étions au Sud de l’Équateur, c’est-à-dire beaucoup plus bas que le Gabon, il a immédiatement fait tourner puis… il ne sait plus trop que faire. Le plus ennuyeux est que nous risquons de manquer le courrier d’Europe : nous devions le rencontrer le 22 à l’île du Prince, nous aura-til attendu ? Ce serait très ennuyeux parce que nous ne pourrions plus vous envoyer de nos nouvelles avant le 10 avril et encore ce serait le courrier anglais qui n’arrive guère avant le 15 mai. Hier au soir nous avons eu une mer magnifique, une phosphorescence des plus rares, paraît-il. C’était féérique ! Le navire était comme entouré de flammes : de longues gerbes de feu jaillissaient de chaque côté de l’avant ; la mer était étincelante, aussi loin que nous pouvions voir ; de temps en temps un poisson volant s’élançait hors de l’eau et décrivait une courbe de feu. L’horizon était voilé de brumes, le ciel couvert, c’était fantastique, […] l’impression était saisissante. J’espère qu’en tout cas nous serons lundi soir ou mardi matin à Libreville. Et nous serons bien heureux d’arriver !
16 L’île du Prince est l’île de Principe (Sao Tomé-et-Principe). Cette appellation est aujourd’hui peu usitée.
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Le voyage dans ces conditions est presque une épreuve : impossible de trouver un coin où l’on soit un peu tranquille. On est poursuivi partout par les bruyants éclats de rire des Portugais ou des fragments de conversation obscène : on ne peut nulle part être seul et se recueillir un peu. Nous avons lu quatre ou cinq ouvrages sur le Congo et le Gabon et nous avons causé encore avec nos administrateurs : la tâche sera difficile ; les trois grands obstacles seront le gouvernement, les catholiques et le climat. Le gouvernement d’abord : deux missionnaires anglais voulaient s’établir à l’extrémité du Congo français, près de l’Ou-Banghi17. Ils ont été arrêtés et renvoyés par un chef de poste – c’est lui qui nous l’a raconté – parce que le pays n’était pas connu et que le gouvernement se considère comme responsable de tous ceux qui sont établis sur territoire français ; c’est toujours le gouvernement nourrice et la paternelle administration. On ne peut faire un pas sans autorisation. Et puis ce monde colonial ! « Vous aurez des surprises me disait M. Douel, vous ne vous représentez pas comme ce monde est pourri, même au Gabon où il l’est moins qu’ailleurs ». Les missionnaires catholiques sont pour beaucoup dans ce manque absolu d’indépendance. Fidèles à leur principe, ils ont réclamé partout l’intervention du gouvernement : secours en pirogues, secours en vivres, intervention de la force ou tout au moins de l’influence des agents du gouvernement quand on leur volait une poule. Ils s’en sont quelques fois repentis : ainsi un missionnaire catholique a été reconduit à Libreville […] parce qu’on l’avait surpris maltraitant des enfants. La conduite de quelques-uns vis-à-vis des missionnaires américains a été inqualifiable : le P. Lejeune par exemple à Lambaréné, écoutait derrière les cases ce que disaient les missionnaires : il les épiait ; quand ils dormaient [avec] une Bible, il entrait dans la case, la saisissait, puis la portait triomphalement au chef de poste de
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Allégret cite ici la région de l’Oubangui, occupée par la France dès la fin des années 1880 et intégrée au Congo français en 1894, avant de devenir la colonie d’Oubangui-Chari en 1903. L’orthographe « Oubanghi » a longtemps été utilisée. En séparant la première syllabe, Allégret utilise ici une forme orthographique qu’on retrouve dans certains documents (estampes, cartes, etc.) de la fin des années 1880.
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Lambaréné parce qu’elle était ordinairement en anglais. Il se passait peu de jours sans qu’on reçût au gouvernement, des lettres de dénonciation. On a fini par les mettre au panier sans les lire. Ce sont des faits connus au Gabon et qui m’ont été racontés par des administrateurs très peu suspects de partialité pour les Américains. Voilà deux obstacles déjà suffisants pour nous inspirer une salutaire défiance de nous-mêmes. Reste le climat. L’impression de tous ceux qui sont à bord est absolument conforme à ce que nous avons lu. « Ces régions dit le Dr Lombard18 , sont les plus meurtrières de tout le globe terrestre pour les colons européens ». « Sur 45 Européens, la proportion de fièvres est de 180 pour cent (statistique de la colonie) ». « En onze ans sur 75 missionnaires, 42 ont succombé, et beaucoup rapatriés ». Enfin permettez-moi encore une citation, c’est le point qui nous a été le plus sensible parce qu’il touche à tout ce que nous pouvions avoir rêvé : « la petite population blanche n’essaie pas de s’y perpétuer. Les Anglo-saxons tentent plus volontiers cette expérience des ménages équatoriaux : il faut reconnaître que l’épreuve est généralement funeste. L’anémie profonde qui atteint à un si haut degré les femmes blanches, l’occurrence des accidents paludéens, imposent au médecin de conseiller le rapatriement avant la naissance de l’enfant » (Dr Barrot). Mais à l’intérieur ? me demandais-je. Le Dr Nassau m’a dit M. Douel, établi près de Ndjolé, dans un endroit plus sain que Lambaréné ou Libreville, s’est marié trois fois, ses trois femmes sont mortes, et il n’a pas d’enfants. Faut-il donc renoncer à tout ce que nous pouvions jamais avoir rêvé ? Le combat a été rude, et pendant des heures j’ai été dans les ténèbres. J’ai alors compris que je ne m’étais pas assez donné19, que j’étais loin d’avoir renoncé à moi-même. Mais je ne pouvais encore consentir au sacrifice. J’ai lu alors, par une coïncidence remarquable, la biographie d’H. Perreyve par le P. Gratry20. J’ai compris ce que 18 Allégret nomme ici le docteur suisse Henri-Clermont Lombard auteur du Traité de climatologie médicale comprenant la météorologie médicale et l’étude des influences physiologiques pathologiques, prophylactiques et thérapeutiques du climat sur la santé, Paris, J. B. Baillière et fils, 1879. 19 Les mots sont soulignés par Allégret. 20 Alphonse Gratry, Henri Perreyve, Paris, Charles Douniol, 1866.
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j’avais à faire et j’ai retrouvé la paix absolue. Je suis prêt à vivre seul partout où Dieu m’appellera et à ne plus vivre dès qu’il le jugera bon. Je puis répéter avec plus de conviction que le jour de ma consécration, le mot de Pascal « Renonciation totale et douce ». Je trouve ceci par exemple d’une vérité luminescente : « n’y aura-t-il plus ni poésie ni idéal pour toi, parce que tu auras approché de plus près la somme de toute poésie et l’idéal par excellence ? ». C’est ce qu’H. Perreyve écrivait à un de ses amis qu’il exhortait à devenir prêtre. « Que le Seigneur soit avec toi ! écrivait-il à un autre, le jour de son ordination. Avec toi quand tu sentiras qu’il s’agit d’être prêtre pour les hommes et que tu descendras du Thabor pour aller à ceux qui souffrent, à ceux qui ignorent, à ceux qui ont faim et soif de la vraie lumière et de la vraie vie ». « Il savait en entrant dans la vie que la vie est très courte, qu’il faut la vendre chèrement et qu’il faut aller au plus haut, au plus utile, au plus beau », ajoute le P. Gratry. Je croyais aussi savoir cela, l’expérience m’a montré que le sacrifice du « moi » n’est pas un sacrifice qu’on puisse faire une fois pour toutes et je sais maintenant qu’il faudra le faire souvent encore. Mais je puis dire encore avec H. Perreyve : « J’ai prié Dieu de me faire tel qu’il veut que je sois pour sa plus grande gloire et la plus grande utilité de nos frères. J’ai fait serment de renoncer à ce qu’on appelle la tranquillité et le bonheur, les intérêts de ce monde, pour embrasser la vie de la lutte et du travail. En aurais-je la force ? Je ne sais, je l’espère toutefois, n’ayant placé qu’en Dieu mon point d’appui ». J’ai aussi trouvé dans l’Imitation21, juste au bon moment, des avertissements comme celui-ci : « Si vous ne voulez rien souffrir, comment serez-vous ami de Jésus-Christ ? » Ou encore : « Beaucoup de choses vous troublent parce que vous n’êtes pas encore complètement morts à vous-mêmes et séparés du monde. » Je vais donc en avant avec courage et confiance, et de plus avec la vue nette de quelques-unes au moins des difficultés que nous rencontrerons. Pardonnez cette longue lettre, ce n’est pas au directeur que j’écris aujourd’hui, mais à l’ami, ou plus exactement encore au « père de famille ». Jusqu’ici nous avons assez bien supporté la grande chaleur. 21
Allégret cite ici l’Imitation de Jésus-Christ.
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Et nous avons eu chaud ! Jusqu’à 36° sur le pont, à l’ombre de la tente, sans un souffle d’air. Nous ruisselons jour et nuit, et je ne dors plus guère, quelques heures d’un sommeil lourd et dès que le jour paraît je fuis la cabine. Nous avons eu chacun à notre tour un coup de soleil. Peu grave du reste, puisque nous sommes absolument remis… mais maigris et bronzés. Je ne vous envoie rien pour le Journal, nous n’avons rien d’intéressant à raconter. On n’a qu’à ouvrir Reclus ou une géographie quelconque pour trouver de bien meilleures descriptions que celles que nous pourrions faire. Les îles du Cap-Vert nous ont intéressés parce que c’est là que nous avons vu les premiers villages nègres. C’était même très pittoresque, surtout le réservoir d’eau : les femmes tenaient l’urne ou le petit tonnelet sur la tête, les remplissaient, causaient un instant, puis repartaient de leur pas nonchalant, au grand soleil de midi qui nous éblouissait malgré nos casques et nos ombrelles. Mais quelle nudité : Tout est brûlé du soleil, pas un arbre, pas une herbe, le rocher grenat avec des tâches grisâtres. Le soir, à la lune, c’était saisissant. Les marsouins, les poissons volants, les tornades nous ont aussi beaucoup intéressés. À certains moments l’air est absolument saturé d’électricité, on entend des crépitements et quand on met la main sur la chaîne de la tente par exemple, on sent des picotements, comme si on touchait une machine électrique faiblement chargée. […] Personne ne fait rien à bord du bateau, les uns dorment, les autres jouent. Le commandant n’a eu qu’une fois un livre entre les mains, c’était un vilain roman prêté par un des passagers. Mais je continuerais indéfiniment à causer avec vous, cher Monsieur, je n’oublie cependant pas combien vous avez à faire, et je m’arrête. Notre prochaine lettre viendra du Gabon ! de cette terre d’Afrique où j’ai déjà beaucoup vécu en pensée. Dernière heure. Le capitaine se demande si la première terre que nous rencontrerons sera la terre d’Afrique, aux environs du Niger, ou bien Fernando Pó ou peut-être Saint-Thomée22; quant à l’île du Prince, il paraît résolu à ne plus la chercher. Les Français ont monté une scie, et on ne s’aborde plus sans se dire : l’avez-vous vue ? Plusieurs versions ont couru les uns disent que 22
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Nom donné à l’île de Sao Tomé (Sao Tomé-et-Principe).
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l’île a disparu pendant la tornade, d’autres que le commandant est un homme charmant qui veut nous donner le temps de finir notre correspondance, etc. Enfin nous avons pris gaiement notre parti de ce retard… en constatant qu’on avait abattu un bœuf. Nous ne mourrons pas de faim !
Lettre à Madame Alfred Boegner Dimanche matin 24 mars. À bord du « Portugal », toujours à la recherche de l’Ile du Prince Bien chère Madame, Nous sommes toujours à la recherche de l’île du Prince. Nous marchions droit au Nord, quand vers 4 h nous avons aperçu quelque chose à l’horizon, on eût dit une voile. Est-ce une barque de pêcheurs ? Des naufragés ? Tout le monde court chercher ses lorgnettes, le navire s’arrête, tourne puis reprend sa marche, tournant le dos à la barque. On s’indigne : « un navire français ne le ferait jamais ! Ou ce sont des naufragés et il faut les secourir ou ce sont des pêcheurs et ils pourraient nous dire où nous sommes ! ». Renseignements pris, le capitaine avait reconnu… la bouée de Bonny. Nous étions près du Niger, aux environs de bancs de sable. Le capitaine ayant découvert la veille que nous étions beaucoup trop au Sud, avait poussé au Nord, et nous avions dépassé de plus d’un degré Saint-Thomée et l’île du Prince. Nous avons marché depuis lors droit au Sud et on espère arriver un jour ou l’autre à l’île du Prince. Ce matin, à 3 h, je suis monté sur le pont, mais on ne voit rien encore que la grande mer grise qui se perd dans la brume. Malgré ce retard, j’ai rarement joui de la mer comme aujourd’hui. Le ciel est gris, la mer est couverte de petites vagues courtes et le temps est relativement frais. Quel contraste avec cette mer plate, figée comme du plomb à demi fondu que nous avions il y a deux jours. En somme, j’ai moins joui de la traversée que je ne m’imaginais, et s’il semble parfois que les choses aient une âme, il faut bien que nous leur prêtions un peu de la nôtre pour qu’elles vivent et nous émeuvent. Il a fait si chaud que nous étions comme privés de conscience, plongés dans une sorte d’oubli de nous-mêmes et du monde par le bercement monstrueux des vagues. L’esprit seul veille encore un peu, comme la petite lampe qui brûle toujours dans l’ombre des cathédrales. Je ne veux pas faire de 321
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phrases, j’essaie de noter exactement une impression. Le moment que j’aime le mieux c’est le soir avant que la lune se lève, quand les rires ne sont pas trop bruyants, quand on n’est pas trop près de gens dont la conversation banale ou malpropre vous agace ou vous dégoûte, quand il y a un peu de brise, on a deux ou trois heures délicieuses. C’est alors que je mets en ordre en quelque sorte, que j’essaie de fixer pour jamais mes souvenirs, toutes mes émotions, tout ce qui a été ma vie jusqu’ici et particulièrement ces derniers temps. À les voir ainsi dans leur ensemble, tous ces jours qui me paraissent écoulés depuis si longtemps déjà, n’ont pas une ombre. Après avoir lu tous les livres que nous avions sur le cargo, je relis « Dominique » de Fromentin23. C’est un de ces livres où l’on met une partie de soi-même et qu’on n’aime pas à demi : c’est peut-être parce qu’on s’y retrouve, du moins à un certain point de vue. Il parle de l’absence qui, dans certains cas, ne fait que fortifier les affections – je pense parce qu’on vit encore plus en communion de pensée – et il dit : « le regret n’est alors que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l’esprit, et dont l’extrême tension fait souffrir. » C’est tout à fait ça. […] – Nous sommes arrivés !! C’est quand même l’île du Prince, nous l’avons enfin trouvée ! Nous serons demain à St Thomée et mardi dans l’après-midi à Libreville. Beaucoup de baisers aux enfants !
Lettre à Alfred Boegner Libreville mardi soir. 27 mars 89 Bien cher Monsieur, Nous sommes arrivés à Libreville à 6 h ce soir ; personne ne nous attendait et nous avons eu un instant d’embarras. Nous avons fait mettre tous nos bagages à la douane et nous avons demandé le chemin de la mission américaine. Il faisait nuit mais enfin nous sommes arrivés après 35 ou 40 min. de marche. En entendant des pas, Presset24 est sorti et nous a serré la main en disant : « Tiens ! Je vous attendais 23
Eugène Fromentin, Dominique, Paris, Hachette, 1863 (première édition). Émile Presset, instituteur suisse, est envoyé au Gabon par la Mission de Paris en mars 1888 avec le Français Charles Lesage, pour travailler sous la direction des missionnaires de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions, afin d’assurer un enseignement en français. 24
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un peu par ce courrier et même déjà par le dernier ». Nous entrons dans un grand salon, où Presset nous fait asseoir : asseyez-vous un instant, M. Reading25 va venir. M. Reading arrive ; Presset lui dit « Voici des hôtes, Monsieur. – Ah ! Who are those gentlemen ? ». Nous nous présentons comme nous l’eussions fait à Londres, au West End le plus West End. « Ah ! Indeed ! Very happy to see you. Take a seat please. » Nous nous asseyons. « Have you had a supper ? ». Nous répondons : « pas précisément » (de fait nous étions à jeûn depuis 10 h du matin). Puis il nous demande du ton dont il nous aurait dit : avez-vous fait une bonne promenade ?, si nous avions fait bon voyage. Enfin nous passons dans la salle à manger et tout était si correct, si gouverné qu’on se serait cru en Écosse tant les noirs qui servaient, et la torture [sic] cuite avec un peu de chèvre dans des feuilles de bananes – c’était le plat de résistance. Après dîner, M. Reading nous a dit que la vie missionnaire n’était pas très différente de la vie at home ; on mange, on travaille et on dort ! Juste the same fashion. Le fait est que la Maison a l’air très « confortable », comme il nous en a lui-même prévenu. Il y vit seul. Presset habite une maison voisine. Il est pâle et très maigre. Mais il nous a dit cependant qu’il n’allait pas trop mal. Je pense que nous n’aurons pas grand-chose à faire à Libreville, aussi nous partirons aussitôt que possible pour Lambaréné. C’était un peu drôle d’arriver à Libreville, de se trouver sur le quai, sans trop savoir de quel côté se tourner, puis d’entrer à la maison de la Mission, absolument ruisselants, plus que mouillés, tant nous avions chaud, après une marche assez longue et par une route ! Et de nous asseoir cérémonieusement dans un fauteuil pour faire un bout de causette sur la pluie et le beau temps. C’est peut-être une première impression fausse parce que nous sommes fatigués, nous vous donnerons plus de détails par le prochain courrier. Il se fait tard et je tombe de sommeil. Le voyage de St Thomée ‹à› ici sur le « Héron », aviso de guerre, n’a pas été reposant, ni rempli de charme ! Mais nous vous raconterons tout cela. Nous sommes heureux d’avoir ce courrier extraordinaire qui arrivera presque en même temps que l’autre pour vous annoncer le terme de notre voyage ! 25 Joseph Hankinson Reading est un missionnaire de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions, en poste à Baraka (Libreville).
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Nous allons dès demain rendre visite au gouverneur. Mercredi matin : On va emporter cette lettre, et j’hésite à la laisser partir. J’ai peur d’avoir forcé un peu la note, et pourtant c’est absolument exact, mais je crois que voici ce dont je ne me suis pas rendu compte de suite : M. Reading nous reçoit comme des hôtes, c’est-à-dire extrêmement correctement, jusqu’à ce qu’il nous connaisse, alors il nous traitera comme des frères. Et puis après ce long voyage avec des étrangers, des gens peu sympathiques, un peu fatigués moralement et physiquement, nous avions soif d’une parole d’affection chrétienne, de cordiale bienvenue. Et nous avions les larmes bien près des yeux quand, à 6 h½ dans la nuit, nous cherchions où pouvait bien être la mission. L’accueil très bienveillant, très aimable de M. Reading mais pas affectueux, nous a achevés et notre première soirée a été un peu triste. Après cela nous avons fait le culte ensemble, nous avons pleuré ensemble – pourquoi ne pas le dire – mais enfin nous nous sentions deux. Nul doute que notre prochaine lettre ne soit meilleure. Du reste, ce matin nous sommes à peu près remontés. Mais nous nous sentons dépendants pour chaque pas, de l’aide et de la direction de Dieu. Les environs de la station sont ravissants, autant qu’on peut en juger par un premier coup d’œil. Presset vous envoie beaucoup de choses. Nous sommes bien heureux de l’avoir, c’est un brave garçon ; il a été choqué de la réception de M. Reading. Mais il ne sait pas comment se traiter quand il est indisposé et M. Reading ne lui a pas dit un mot. Il a cherché pendant 6 mois à se procurer le « Guide hygiénique du voyageur ». Pourrait-on le lui envoyer par le prochain courrier. Le pauvre garçon, sans en rien dire, a beaucoup souffert ici, surtout moralement.
Lettre à Alfred Boegner Libreville, 9 avril 89 Bien cher Monsieur, Nous allons partir pour Lambaréné ce soir ou demain matin au plus tard, et voici qu’aujourd’hui le texte du jour est : « Je changerai devant eux les ténèbres en lumière, et les endroits tortueux en plaine… ». C’est ainsi que jour après jour Dieu nous a fortifiés et 324
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encouragés, et si nous avons eu des moments d’abattement c’est que nous n’avons pas cru simplement, comme des enfants, mais il est si difficile de se laisser conduire pas à pas, sans chercher à voir devant soi, à penser un peu à l’avenir ! Nous partons par « l’Adolphe Voerman » un bateau allemand qui va à St Paul de Loanda et nous déposera au Cap Lopez. Là nous prendrons un petit steamer qui nous conduira jusqu’à Lambaréné, le tout prendra 4 à 8 jours. Nous sommes heureux de quitter Libreville, à tous les points de vue. Cependant, malgré sa mauvaise réputation, nous nous y sommes bien portés ; mais il n’en n’est pas ainsi de nos compagnons du « Portugal » ; tous, sauf un peut-être, ont déjà eu la fièvre, une ou plusieurs fois. Nous en rencontrions un hier qui nous a dit : « Sapristi ! Comment faites-vous donc pour avoir si bonne mine ! ». Et le fait est qu’à côté de la sienne, notre mine est superbe. Nous avons été très prudents, nous demandant toujours : voyons, le soleil est-il trop haut, ou trop bas, pouvons-nous sortir ? C’était assommant, mais nous sommes contents du résultat. C’est le plus fort moment de la mauvaise saison ; un grand nombre de blancs sont malades, et nous, nouveaux venus, nous sommes bien portants. En revenant de Libreville hier nous nous sentions heureux et reconnaissants et pour ma part j’étais un peu honteux d’avoir gémi pour deux ou trois jours de maux de tête. La quinine, prise à petites doses, comme préventif, nous a donc très bien réussi. Nous nous sommes fait notre régime nous-mêmes, car M. Reading ne nous a absolument donné aucun conseil ; une fois, je me suis hasardé à lui demander un renseignement et il m’a répondu en riant aux éclats que la seule chose à faire était d’oublier complètement l’Afrique, le climat et vivre comme si j’étais en France ; que toutes les précautions, tous les préventifs, étaient des non-sens. Ce qui ne l’empêche pas de prendre souvent de la quinine et du calomel, mais sans en rien dire. Heureusement j’avais un flacon de quinine que nous avons pris… Du reste sa théorie ne lui réussit qu’à demi, car il est malade à chaque instant. Mais j’ai presque honte de vous parler si longtemps de notre petite santé. C’est que nous sommes vraiment heureux de nous sentir en bonne santé. Nous avons donné quelques conseils à Presset et nous l’avons un peu remonté, c’est peut-être la seule chose utile que nous ayons faite ici. Mais aussi M. Reading avait été très original – le 325
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mot est doux – avec lui : Presset arrivait, neuf et naïf, n’ayant jamais entendu parler du Gabon et du climat, et M. R. ne lui a donné aucun conseil, ne lui a même pas dit ce que c’était que les « chiques », de sorte que Presset en a souffert pendant un mois croyant avoir des abcès au pied, jusqu’à ce qu’il ait vu un noir les enlever ! Je vous ai déjà parlé de l’accueil très froid de M. Reading, je n’y reviens donc pas, je ne vous parlerais même pas de lui, si quelques détails sur son caractère n’étaient nécessaires pour bien comprendre la position de la mission américaine. M. Reading est un homme de 35 à 40 ans, avec d’immenses favoris noirs et des yeux bleus clairs. C’est un ancien commerçant, qui l’est resté dans l’âme – nous a dit le gouverneur. Il n’est pas consacré, il a demandé à la conférence des missionnaires du Gabon de le consacrer, mais on a remis à plus tard, à la suite de certaines histoires plus ou moins à son honneur, avec les autres missionnaires. Les actes religieux sont accomplis par un pasteur indigène qui demeure à côté de l’église, à 200 pas d’ici – il a l’air parfaitement oisif, et ne fait que prêcher en m’pongwé26 le dimanche matin, c’est son unique occupation. M. Reading prêche en anglais le matin et l’après-midi ; pendant la semaine il ne fait presque jamais une visite. Par contre, il a un magasin et les indigènes viennent lui acheter. Il avait même des factures portant : M. Reading & Cie. Les commerçants de Glass27, qui paient une patente assez élevée, se sont plaints au gouverneur. Il a fait appeler M. R. et lui a demandé de ne plus vendre ou de payer patente. M. R. a pris une patente ; officiellement, il est donc commerçant et missionnaire. À côté de cela, il est très autoritaire et prétend être le directeur de la Mission du Gabon, ce que les autres ne peuvent accepter, de là des froissements, et je dois dire que M. R. a « bêché » devant nous tous les autres missionnaires. Il nous a dit que Good28 en écrivant à Paris, avait agi de son propre chef […]. Il 26
Mpongwè. Glass est le premier quartier où se sont installés les Européens à leur arrivée au Gabon. 28 Adolphus Clemens Good (1856-1894) est un missionnaire de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions au Gabon. Il est en poste à Baraka (Libreville) de 1882 à 1885, puis à Kangwe. Il effectue un séjour à Paris en 1887 pour entreprendre des démarches auprès de la Mission de Paris pour obtenir des instituteurs français pour le Gabon. Cf. J.-F. Zorn, Le grand siècle d’une mission protestante (éd. 1993) p. 93. 27
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tient à conserver sa station, et nous a dit que nous n’avions rien à faire ici. Aussi ne nous a-t-il rien fait visiter sur sa station ; il ne nous a donné aucun détail, et c’est en interrogeant Presset, et en observant autant que je pouvais, que j’ai pu avoir une idée de la station et de ce qui s’y fait. Dernièrement nous voulions aller voir le commandant de la marine, à bord de « l’Alceste », il y a 3 bateaux appartenant à la mission, et des krouboys 29 qui n’ont souvent presque rien à faire, puisqu’on les emploie à couper de l’herbe qu’on brûle ensuite ! M. R. nous a refusé un bateau, disant que cela fatiguerait ses hommes et que du reste ces bateaux étaient pour lui et non pour les autres. Tout cela en riant, d’un air très aimable. Nous voulions aller voir Lesage30 et M. Marling31, établis chez les Pahouins, sur le Como32. Nous n’avions qu’à demander passage sur un bateau qui y va tous les deux jours et le gouverneur nous l’eût immédiatement accordé : M. R. n’a pas voulu, sous prétexte que nous pourrions manquer une occasion pour Lambaréné. Malgré tout cela, je ne voudrais pas dire un mot sur le fond de son caractère, il ne m’appartient pas de le juger, et ses deux sermons étaient très nourris et m’ont fait du bien. Comme impression générale, la station a cet air particulier aux choses qui déclinent : il y a des quantités de légers indices qu’il serait long et délicat d’énumérer. D’ailleurs la mission catholique décline de même et pour aller plus loin, tout au Gabon fait une triste impression, tout parle de paresse, […], de manque de suite : ce sont des champs autrefois cultivés et que la brousse a envahis ; des cases en ruines, sauf celles que les amants ont données aux belles Gabonaises : paresse et corruption, voilà le résumé du caractère gabonais. Le gouvernement lui-même semble un peu atteint par ce ramollissement général, je ne parle pas des personnes mais de l’administration : le jardin du gouverneur par exemple dont on pourrait faire quelque chose de magnifique ressemble à ces jardins abandonnés qu’on trouve près des ruines des vieux châteaux. Ah ! On apprend dans une colo29
Allégret parle ici des « crew boys », nom anglais donné aux garçons d’équipage. Charles Lesage, instituteur français au service de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions. 31 Le Rev. Arthur W. Marling est un missionnaire de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions. 32 Le Como ou Komo est un fleuve situé au nord du Gabon. 30
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nie comme celle-ci, que civilisation et christianisme sont bien loin d’être synonymes. Les Gabonais disparaissent, il y en a peut être 300. Les Pahouins s’avancent toujours et vont envahir la colonie : ce sont des voisins ou des sujets peu commodes : sauvages, fiers, robustes, courageux, juste le contraire des Gabonais. La mission américaine est établie ici depuis 47 ans ; l’Église compte 52 membres, avec 3 anciens, il y a quinze jours, il n’y en a que deux maintenant : le 3e a été rayé ; il s’enivre, bat sa femme et a une très mauvaise réputation à Libreville : son inconduite était connue de tous. Sur ces 52 membres, combien y-en-a-t-il de vraiment sérieux ? Je [ne peux] répondre, il serait téméraire de juger, mais le mercredi soir il y a une réunion de prières et d’étude biblique ; il y avait mercredi passé 15 personnes au plus, dont plusieurs « boys » de M. Reading, le prédicateur et le pasteur indigène. Car outre le pasteur indigène, il y a un prédicateur licencié indigène, je n’ai pas pu découvrir à quoi il servait. En somme il n’y a pas de vie dans la station, ou du moins je n’ai pas l’impression qu’il y en ait. Au culte du dimanche matin, il y a environ 80 personnes, à droite de la chaire, sur des sièges réservés, trônent 6 ou 7 belles Gabonaises – le chœur – en robe de soie, avec chaînes d’or, bracelets, éventails en plumes d’autruche, enfin en toilette magnifique : elles sont fières et arrivent lentement, un peu en retard, parfumées, jetant de petits coups d’œil de supériorité sur les autres moins bien mises. Elles me dégoûtent, et je ne comprends pas que Mr. Reading les affiche ainsi ; car il sait très bien que les marchands de Glass et de Libreville pourraient dire d’où viennent les toilettes. Il est très rare de trouver une femme dans l’Église aussi bien que païenne, qui se conduise bien. Dans ces conditions, la mission est très difficile et a bien peu d’avenir. Je ne veux pas vous parler davantage du pays, ni de ses habitants, ma lettre atteindrait des proportions qui feraient peut-être penser aux lettres d’un de nos « collègues » colonial, comme nous le sommes malheureusement. Il est vrai que le Gabon vaut encore moins que Haïti, car il y a tous les ennemis avec un mauvais climat en plus. Pourtant encore quelques mots sur Presset : il a été bien seul, mais ne s’est pas découragé et a su, à force de patience et de fermeté, gagner l’estime et le respect de M. Reading. Il a beaucoup souffert de la fièvre mais ces temps-ci il est assez bien : Il nous a même dit 328
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qu’il n’avait jamais été aussi bien que depuis notre arrivée. C’est un garçon qui a beaucoup de volonté et qui avec cela est très intelligent. Il a appris tout seul l’anglais et en moins d’un an – il en est assez fier. L’école lui prend ses matinées, et souvent les affaires de M. Read. lui prennent l’après-midi. Malheureusement M. R. lui a mis en tête qu’il devait faire de la théologie et être consacré : il nous a demandé comment il pouvait faire pour préparer son baccalauréat. Je lui ai conseillé de penser plutôt à prendre en France son brevet élémentaire puis son brevet supérieur et de s’occuper activement de l’école. J’espère qu’il suivra ce conseil. Mais il a une volonté très forte et il ne serait qu’à moitié facile à diriger. D’ailleurs c’est tout à fait comme ami que je lui ai donné ce conseil et nous n’avons rien à lui dire. Nous avons été heureux de le trouver ici ; grâce à lui nous n’avons pas été absolument seuls. Nous faisons notre café ensemble. M. R. n’en a plus. Et nous chantons en français. M. R. n’aime pas la France, ni les Français, il est très américain et s’est fait un point d’honneur de ne jamais prononcer un seul mot de notre langue. Vous ai-je dit que la douane est absurde ici ? Nous avons passé plus d’une heure à enlever tout ce qu’il y avait dans nos malles pour que ces messieurs pèsent papiers à lettres, thermomètre, brosse à dents, tout a été taxé, il fallait se tenir à quatre pour ne pas leur dire leur fait. Enfin on nous a fait payer 56fr ! C’est inouï. Le gouvernement trouve la chose ridicule mais il n’y peut pas grand-chose ; grâce à lui nous avons pourtant obtenu qu’on n’ouvrît pas les caisses zinguées qui vont venir de Liverpool : on se contentera de notre déclaration. Malheureusement nous ne savons pas très bien ce qu’il y a dans les caisses de Potin et les numéros ne sont pas très exacts. Enfin cela s’arrangera, comme disait M. G. Monod, les expériences ne s’apprennent pas, elles se font et nous en avons déjà fait plusieurs. […]
Lettre à Alfred Boegner Lambaréné (Kangwé), 8 mai 89 Bien cher monsieur, Je vous ai parlé de la station de Baraka. Quant à celle de Kangwé, elle marche beaucoup mieux mais ce n’est pas l’idéal. Elle est située sur la rive droite de l’Ogooué, de l’autre côté de l’île de Lambaréné. Elle est assez près des factories pour que nous ayons l’inconvénient 329
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des voisins et assez loin du poste français pour que ce soit une véritable perte de temps et d’argent que d’aller chercher des lettres et des caisses. On n’est absolument pas au courant du mouvement des bateaux qui passent de l’autre côté et nous avons déjà manqué deux occasions d’aller à Talagouga. Au point de vue du gibier, elle est très mal située. Comme climat, il fait plus chaud qu’à Libreville : nous n’avons pas la brise de mer. Quant aux fièvres, c’est la même chose : 4 Européens sur 8 ou 10 sont morts l’an dernier. Les bâtiments, sauf la maison neuve, sont vieux et mal aménagés […]. Au point de vue missionnaire, il n’y a pas de village tout près de la station sur lequel s’exerce particulièrement son influence. Il n’y a sur la station que les enfants de l’école (50), les domestiques et huit ou dix ouvriers pour entretenir les bâtiments et ramer. La tâche du missionnaire c’est d’être les trois quarts du temps en canot et d’aller prêcher dans les villages en aval. Il forme ainsi de petites congrégations conduites par un ancien ou un prédicateur (pas pasteur) indigène. Tous ces membres dispersés de l’Église se réunissent 3 fois par an à Kangwé pour la Cène ; leur nombre est de 187. Peu importe que le missionnaire soit sur la station pour le service du dimanche, un indigène le remplace puisqu’il n’y a que les gens de la maison et deux ou trois chrétiens d’un village voisin. Les tribus ainsi évangélisées sont peu nombreuses : Galois, Ivilis, Akélés, Batékés. Tous parlent ou comprennent le m’pongwé. Comme les Mpongwés de Libreville, ils diminuent tous les jours, c’est une race qui disparaît. Paresseux, orgueilleux, voleurs, « le meilleur d’entre eux ne vaut rien » dit Gacon33. Si nous prenions cette station, ce serait en quelque sorte une œuvre de conservation et de lutte contre l’influence des blancs et des catholiques ; forcément elle aurait peu d’avenir. Or ce qu’il faut pour que la « Mission du Congo » conserve la sympathie des Églises n’estce-pas avant tout qu’elle ait de l’avenir ? Si la Société et les Églises doivent un jour assumer la responsabilité de l’évangélisation du Congo français, ne faut-il pas choisir et occuper, pendant que nous le pouvons, avant les catholiques, avant les bouleversements politiques, l’endroit ou les endroits les mieux situés du point de vue du climat, des communications, du peuple à atteindre, de l’avenir en un mot ? 33 Virgile Gacon est un artisan missionnaire français au service de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions.
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Mais ne pourrait-on pas prendre les stations de Kangwé et Talagouga pour en faire la base d’une mission dans le Haut-Ogooué ? Il faudrait en ce cas, prendre aussi Baraka, car c’est la tête de ligne pour les envois de caisses et il serait inadmissible que les Américains, détestés du gouvernement, représentent au siège du gouvernement, la mission protestante. Enfin les Églises sont-elles prêtes à faire les sacrifices d’argent qu’exige une mission semblable ? […] Une autre difficulté sur l’Ogooué est la diversité des langues : ici c’est le m’pongwé, à ½h de canot en amont on ne le comprend plus ; c’est le Pahouin, plus haut viennent les Osyébas, les Okandas, les Adoumas, les Afourous, etc. autant de langues différentes. Peut-être y aurait-il quelque chose à faire avec les Pahouins, cette race envahissante, qui vient on ne sait d’où : intelligents, fiers, ne pensant qu’à la chasse et à la guerre, véritables fils des forêts vierges, les Pahouins sont bien supérieurs aux autres peuples. En tout cas, il est assez inutile que nous restions longtemps ici. Avant de nous mettre en route nous attendons en tout cas votre réponse. […] Il faudrait que nous recevions lettres et provisions en août pour profiter de la fin de la saison sèche pour remonter les rapides. En octobre les pluies commencent. En somme, nous n’y voyons absolument pas clair : il peut y avoir des quantités de complications : manque de provisions, départ subi de M. Good si M. Good était moins bien. Nous aurions ainsi la station sur les bras, impossibilité de remonter au-dessus de N’Djolé si M. de Brazza ne donnait pas des ordres formels. L’avenir est absolument insondable, nous demandons instamment à Dieu de nous montrer le chemin et nous comptons sur les prières de la « Maison ». Nous serions accablés par notre responsabilité, si nous ne sentions que nous ne voulons qu’une chose, c’est que Dieu nous montre la voie et nous conduise.
Lettre à Alfred Boegner Lambaréné, 10 juin 89 Bien cher monsieur, Nous sommes donc allés passer quelques jours à Talagouga. Le Dr Nassau est un excellent vieillard, à longue barbe grise ! On le respecte partout et sa maison est un territoire neutre où les différents 331
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partis des tribus en guerre peuvent se reposer en toute sécurité. Il nous a montré sa station, les villages environnants et nous avons pu nous convaincre qu’il y avait une assez nombreuse population à évangéliser, pas trop loin de la station. Cependant elle ne sera vraiment importante que comme point de départ et de ravitaillement pour l’intérieur. C’est de là que devront partir les convois. On pourrait aussi en faire une sorte de sanatorium : il y a peu de fièvre, il n’y a ni moustique, […] ; enfin tout près de la maison est une source magnifique qui donne la meilleure eau de toute la région, dit le docteur avec quelque orgueil. On pourrait enfin y établir une scierie, c’est vraiment trop coûteux de faire venir toutes les planches d’Europe. Gacon s’y installerait et commencerait une école de travaux pratiques. Il faut absolument apprendre un métier quelconque aux indigènes, sans cela ils retournent très vite à leur vie désœuvrée d’autrefois et tôt après au paganisme. Nous sommes allés jusqu’à N’Djolé visiter le poste français : un de nos compagnons du Portugal, M. Duval, le dirige. Nous avons été reçus de la plus aimable manière par tous ces messieurs, nous avons longuement visité les magnifiques plantations qui entourent le poste : une petite île a été entièrement défrichée, riz, bananiers, manioc, pommes de terre même (les seules du Congo français), quelques pieds de café, de cacao, etc. Tout cela a remplacé la forêt vierge. Ils ont encore un magnifique troupeau de moutons, chèvres, porcs et une basse-cour bien fournie. J’y ai pris quelques idées pour ma future station. Enfin nous avons vu un convoi prêt à partir pour le haut fleuve : il y avait 5 à 600 indigènes, représentant les principales races de l’intérieur. C’était très pittoresque et très intéressant. Nous sommes revenus de Talagouga en pirogue (ill. 11) et le courant était si fort que nous avons fait en un jour les 120 km environ qui nous séparaient de Kangwé.
Journal d’Élie Allégret Lambaréné 1889 Un lever de lune. La journée tropicale écrasante de chaleur, éblouissante de lumière vient de finir presque brusquement et dans un ciel très noir, pointé de quelques étoiles, derrière les collines toutes embrumées, couvertes de forêts sombres, la lune apparaît 332
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rouge sanglante, saluée par le bruissement monotone des insectes de la nuit. Le spectacle a quelque chose de fantastique, d’irréel, qui saisit l’imagination et fait penser aux descriptions apocalyptiques : un coin de fournaise dans un ciel immobile, chargé de nuages présageant de la tornade, des solitudes qui s’endorment éclairées tout à coup de lueurs ardentes, les prochaines grêles qui se découpent sur cet horizon étrange, un fleuve teinté de sang qui coule lentement entre les masses rougeâtres des forêts riveraines… puis doucement la lune s’élève, voilée souvent par les nuages et à mesure qu’elle s’élève, les teintes se fondent, s’effacent, disparaissent, c’est maintenant la « Blonde » qui en robe gris pâle dans les velours bleus et les satins verts de ses grands salons à plafonds d’opale reçoit les rimeurs de vers. Et des villages cachés dans l’ombre des fromagers géants ou des bananiers aux larges feuilles, on entend le bruit sourd du tambour accompagné de la mélopée aigue, plaintive des danseuses. Mais le calme de la nuit n’en est point troublé, ce chant monotone est comme une voix de la Nature, la plainte inconsciente de l’homme primitif, triste, sans s’en douter jusqu’au milieu de ses danses.
Lettre à Alfred Boegner Lambaréné, 12 fév. 90 Bien cher monsieur, […] Les principes et les traditions dont nous nous étions pénétrés sans nous en douter ont été mis à une rude épreuve et nous avons eu bien des désillusions. Je puis le dire sans tristesse, surtout en pensant au départ prochain qui me permet de voir les choses d’un peu plus haut. Rapports avec les indigènes, rapports avec les missionnaires, rapports avec les Européens et le gouvernement, tout était différent de ce que nous avions imaginé. Les indigènes sont ramollis, corrompus, plats, ils vivent ou du moins beaucoup vivent de leurs femmes, les blancs les méprisent et les traitent très durement. Le gouvernement c’est bien souvent le catholicisme et c’est presque toujours le manque de suite dans les idées. Enfin nous étions placés entre l’en333
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clume et le marteau : les Américains nous voyaient venir comme un pis aller et ne pouvaient s’empêcher de nous considérer avec une certaine méfiance ; le gouvernement avait l’air de dire : « Ah ça ! Êtesvous des leurs ? ». Nous ne pouvions que les défendre, et cependant, tout au fond, nous ne pouvions les approuver. Ils ont une dent contre le gouverneur, à les entendre jamais un autre gouvernement n’aurait agi de même, et cependant il ne leur demandait que ce que les Allemands leur demandent : les écoles en français et non en anglais ; le reste en langue indigène comme ils l’entendraient. […] C’est à peine si j’ose parler des catholiques, car là encore j’ai dû perdre bien des illusions. Je pensais qu’avec une grande courtoisie, en restant scrupuleusement sur son terrain, on pourrait arriver à une entente loyale, à une sorte d’action parallèle où la vérité pourrait aisément se défendre elle-même. J’admirais le zèle et la foi de leurs missionnaires. Je ne veux pas même aujourd’hui les leur contester mais comment oublier tant de mauvaise foi à cette ardeur chrétienne ? Il faut pour que ces hommes soient sincères, que l’éducation catholique ait absolument faussé leur esprit et leur conscience. Ils cherchent à convertir un à un les membres de l’Église ; l’évêque luimême […] ne dédaigne pas cette pêche à la ligne. Que de calomnies, que de vilaines manœuvres. Un des grand succès d’un Père était de montrer à son auditoire que M. Good était un adultère et qu’on ne pouvait pas avoir confiance en lui. Ceci n’est rien en somme, au point de vue de la mission. Le plus grave c’est qu’ils faussent chez les indigènes la notion même de religion. Les indigènes disent ouvertement : « j’aime bien mieux la religion des missionnaires français avec le Père, au moins ce n’est pas grave de prendre d’autres femmes, il n’y fait pas attention puisqu’il nous laisse danser, boire du rhum. Il nous en vend lui-même ». Je ne dis pas que c’est leur enseignement mais c’est ce que les indigènes en déduisent. Avec cela, je suis frappé tous les jours de l’autorité qu’ils conservent sur leurs adeptes. Ceux-ci tremblent, n’osant pas leur désobéir, ils restent toujours la « chose » du prêtre. Ils doivent les tenir par la peur de l’enfer et du purgatoire, par leurs passions qu’ils leur permettent de sortir faire jusqu’à un certain point tout en leur faisant sentir qu’ils tiennent les rênes : c’est quelque chose de très complexe.
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Puisque je vous parle des difficultés, deux sur la condition de la femme. C’est la question capitale et dans le Bas Ogooué les deux sources de palabre sont toujours la femme ou la pirogue, plus souvent la première que la seconde. La femme est vendue dès son enfance : il n’est pas rare de voir des hommes de 30 à 40 ans avoir des femmes de 6, 8 ou 10 ans. Jusqu’à 12 ou 13 ans, elle reste chez ses parents, mais souvent dès cet âge elle vient habiter chez son mari. Je crois que c’est une des causes de la dépopulation du pays. Le mari doit donner des marchandises au père, à la mère, aux oncles, aux frères et sœurs de sa femme, c’est une affaire de 4 à 500 F, aussi commencent-ils de bonne heure à « payer leur femme ». Un enfant de l’école, 10 à 11 ans, à qui je demandais « pourquoi viens-tu huit jours après les autres », me répondit : « C’est que ma mère me choisissait une femme ! ». D’ailleurs ces enfants perdent leur candeur dès le berceau. Il y a entre l’homme et la femme une différence d’intelligence, d’éducabilité très sensible et on se l’explique aisément : cet asservissement héréditaire d’abord ne pouvait que l’abrutir, et de plus depuis près de 450 ans les hommes sont en contact avec les blancs, travaillent avec eux, élargissent un peu leur horizon, tandis que la femme demeure dans la hutte, occupée du matin au soir à cuire ses bananes, fumer sa pipe, à moins qu’elle ne soit dans les jardins à préparer la récolte de la saison suivante. La femme ainsi traitée en bête de somme, achetée, revendue, pour être ensuite l’héritage des pères ou des parents de son mari, a perdu presque toute pudeur. Un vieux Galois34 chrétien disait : « Une femme, vois-tu, ne peut pas garder toujours le même mari, il faut qu’elle change. Pour nous autres hommes, la femme c’est comme le serpent : on marche tranquillement dans le chemin, tout à coup elle se trouve sous vos pieds. Elle vous trompe toujours. Le serpent et la femme, voilà ce qu’il faut le plus craindre ». En droit indigène, le mari trompé doit pouvoir exiger un paiement ou bien il prend l’autre et le fouette publiquement. Mais la coutume disparaît car personne n’ose se plaindre étant peut-être plus coupable encore que les autres. Un village indigène, et plus que cela la tribu entière des Galois est une grande communauté, d’ailleurs ils se disent tous parents et s’appellent tous « frères ». 34
Nom donné aux populations galoa.
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On n’a encore rien fait pour les femmes, on a eu des écoles de garçons mais pas encore de véritable école de filles. M. Good avait l’intention commencer lorsqu’il a dû partir. Un autre point noir dans la mission du Bas Ogooué est l’éparpillement de la population. Les bords du fleuve et des lacs sont seuls habités ; il y a une foule de tribus dont plusieurs sont à l’agonie, les Syéquis, autrefois puissants mais réduits à rien à cause des incessantes accusations de sorcellerie qu’ils portent les uns contre les autres – accusations suivies de mort ; les Akélés, les Boulous – ceux-ci sont les plus bêtes de tous – les Ivilis, les Bakalais, les Chékiami, les Oroungou, mais les Galois restent les plus intelligents de tous avec leurs cousins les Adjoumbas. Toutes ces tribus comprennent le m’pongwé mais ont cependant leur langue propre, assez différente parfois, chez les Akélés par exemple. Il y aurait là une étude très intéressante. Le m’pongwé et le pahouin me paraissent être aux antipodes, mais qui sait si on ne retrouverait pas toute la série des transformations précisément dans ces vieilles langues qui tendent à disparaître devant le m’pongwé. Le Bata aussi serait intéressant. J’ai été frappé de voir qu’au Zambèze Nyambé est le nom de Dieu, ici c’est Anyambé, chez les Pahouins c’est Anyamé, avec le petit son guttural à la fin. Il me semble bien que le mot est le même puisque dans les langues Bantu il ne faut pas faire attention au préfixe. Quant aux Pahouins sur lesquels nous comptions beaucoup, il faut en rabattre, ils n’aiment guère à travailler eux non plus, ils sont voleurs et menteurs autant et plus que les autres car ils sont plus pauvres, enfin ils sont encore nomades et absolument sauvages. Il n’en reste pas moins qu’ils sont plus fiers que les Galois, plus courageux, plus durs et surtout ne trafiquent pas autant de leurs femmes. Ils méprisent profondément notre civilisation, ils se sentent supérieurs et essaient seulement de tirer des blancs le plus possible en leur donnant le moins qu’ils peuvent. Un Pahouin me disait : « Vois-tu, moi je connais les Pahouins, ils ne se civiliseront jamais, quant à les faire devenir chrétiens, c’est inutile, ils vont au ciel autant que vous, il y en a plus de la moitié qui sont de braves gens, honnêtes, forts, ils n’ont pas besoin de devenir chrétiens ; quant aux autres, ils ne changeront pas ».
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Lettre à Alfred Boegner Lopé, 29 mai 1890 Bien cher Monsieur, Nous voici à Lopé depuis plus de trois semaines et nous ne savons pas quand nous pourrons nous remettre en route. Nous sommes obligés d’attendre que certains palabres avec les Pahouins au dessus de Booué soient réglés. Mais comme notre mission est précisément d’étudier le pays et d’écouter les appels qui pourraient nous être adressés, nous acceptons sans impatience ce nouveau retard, au surplus nous sommes déjà un peu « africains », c’est-à-dire que nous vivons sans trop compter les jours. C’est le lundi 28 avril que nous avons quitté N’Djolé. Notre petit convoi se composait de 3 pirogues : celle de M. Duval qui nous accompagnait jusqu’à Booué, celle de Teisserés et la mienne. Les pirogues dont on se sert dans le Haut fleuve sont en général plus grandes que celles du bas Ogooué. Elles peuvent porter jusqu’à 2 ou 3 tonnes de marchandises. On place tous les bagages au fond de la pirogue et on les recouvre d’une sorte de filet de lianes, solidement attachées sur les côtés, de sorte que si l’on chavire, les bagages ne sont pas perdus. Par-dessus le filet on place la tente, les pliants, le lit, tout ce dont on se sert chaque jour. À l’avant se tiennent le chef de pirogue et le brigadier d’avant puis l’Européen assis sur trois ou quatre planches. À l’arrière, 15 ou 20 pagayeurs. Voyager dans ces conditions n’a pas l’air très fatiguant, cela est vrai… le premier jour, mais à la longue c’est bien différent. Le matin il ne fait pas trop chaud mais dès 10 h on commence à trouver le soleil bien gênant et cela dure jusqu’à 5 h ½ du soir, à moins qu’on ne soit trempé par quelque tornade. Au milieu de la journée on s’arrête 1 h ½ pour déjeuner, à 5 h ½ on dresse les tentes sur un banc de sable (ill. 12), et à 6 h quand la nuit est venue, le campement est installé. Au-dessus de N’Djolé, le pays change peu à peu d’aspect, les rives de l’Ogooué se resserrent par instants au point de former une gorge étroite, obstruée d’îlots et de rochers, c’est le commencement des rapides. À vrai dire de N’Djolé à Booué et au dessus, l’Ogooué n’est qu’un long rapide avec des passages d’eau calme et d’autres passages 337
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particulièrement dangereux. Les pagayeurs sont d’une adresse remarquable, ils font passer la pirogue par des endroits qui paraissent absolument infranchissables, mais ils tirent, poussent et crient si bien qu’on finit par se trouver de l’autre [côté]. Les rapides ne sont vraiment intéressants qu’à la descente, alors qu’on est emporté par la violence du courant et qu’on fait en une heure ce qu’on a mis tout un jour à monter. À 2 ou 3 jours de N’Djolé le pays se découvre complètement ; ce n’est plus la forêt impénétrable, basse, marécageuse, ce sont de petites collines en pains de sucre, presque complètement dénudées, semées de grands rochers blancs ; quelquefois, tout en haut un grand palmier maigre se détache vigoureusement sur le fond bleu très foncé du ciel, d’autres fois c’est un village pahouin ou Okala perché, tout en haut comme un nid d’aigle. Après avoir passé les villages Apingis, on rencontre une colline plus élevée que les autres, le Molembo, nous en avons fait l’ascension M. Duval et moi, et nous avons eu une vue superbe sur un grand espace : on eût dit que toute cette partie n’était qu’un vaste plateau avec des élévations de 2 à 300 m et à l’horizon de hautes collines de 6 à 800 m. Au dessus des Apingis on rencontre un ou deux villages okandais sans grande importance, ce n’est pas le centre. Enfin le 5 mai nous arrivions à la porte de l’Okanda. L’Ogooué est comme fermé ; il tourne brusquement au Nord et n’a guère qu’une cinquantaine de mètres de largeur. Immédiatement après on aperçoit les grandes plaines de l’Okanda. C’est là qu’est Lopé. Ces 3 tribus, Okotas, Apingis, Okandais, sont au fond des M’Pongwés. Leur langue est un peu différente, ils sont un peu moins civilisés, mais sont aussi corrompus. Comme eux ils pratiquaient la traite sur une vaste échelle avant l’occupation française. Quelle plaie que l’esclavage ! Il avilit à la fois le maître et l’esclave. Et cependant on ne peut guère parler ici de « souffrances de l’esclave ». Les M’Pongwés ont l’esclave domestique ; comme chez les Romains l’esclave fait partie de la famille, mais le fait seul d’être esclave lui enlève toute énergie et surtout toute franchise. Il n’y a pas de pires voleurs que les esclaves qu’on libère. Tant il est vrai que ce n’est pas cette liberté là qui importe mais celle qui fait du pécheur un fils du Père qui est aux cieux.
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Nous employons notre séjour forcé chez les Okandais à étudier un peu leur pays et leurs mœurs. Mais vraiment ils ne sont guère plus intéressants que les Galois ! Leur corruption est impossible à écrire. Il y a, plus avant dans l’intérieur des terres deux autres tribus, celle des Bangoués et celle des Limbas. Nous allons essayer d’avoir quelques renseignements sur eux, et si possible d’y aller. Nous sommes enfin montés jusqu’à Booué pour bien voir si vraiment il était impossible de passer ; une fois que nous avons été convaincus nous sommes revenus à Lopé, parce que le séjour de Booué n’a aucun intérêt. Il n’y a qu’un village pahouin près du poste, il est impossible d’y faire aucune étude. Voici une lettre que vous allez trouver bien absurde mais j’ai une peine incroyable à écrire, je suis lourd au moral et au physique. J’ai beaucoup marché depuis quatre jours. Nous sommes allés à la chasse au bœuf M. Déry35 et moi. Cela m’a fait du bien de prendre un peu d’exercice et en même temps je parcours le pays, mais cela ne dispose pas à écrire. En ce moment, je suis campé dans une plaine, il fait une chaleur épouvantable, je ne sais où me mettre pour avoir un peu d’ombre et même à l’ombre, au poste, il fait 36°C.
Lettre à Alfred Boegner N’Djolé, 10 juin 1890 Bien cher Monsieur, Nous voici de nouveau à N’Djolé, tous deux. Vous savez comment Teisserés avait dû redescendre à Lambaréné pour compléter nos approvisionnements. Il était à peine parti que M. Déry, le chef de poste de Lopé, tombait malade. Au bout de quelques jours, la fièvre ne cessant pas, il se décide à descendre au Gabon et il allait dans un tel état de faiblesse que je partis avec lui pour l’accompagner jusqu’à N’Djolé. Au dessus du rapide […] nous rencontrâmes la pirogue du courrier, j’avais une masse de lettres, je me mis immédiatement à les lire et j’étais loin, bien loin de ces rives de l’Ogooué qui fuyaient rapidement de chaque côté de la pirogue. Je ne pensais plus aux rapides, au surplus nous nous sentions parfaitement en sûreté, nous avions la plus grande pirogue de l’Ogooué. Tout à coup, une 35
Chef de poste français à Lopé.
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lame nous inonde, je mets mes lettres à sécher et je recommençais ma lecture […] lorsqu’une seconde lame nous douche d’importance. J’enferme alors mon courrier dans mon sac, et j’allais ouvrir un numéro d’Église Libre lorsque nous ressentons un choc ; la pirogue se met en travers, les hommes perdent un peu la tête et se disputent, l’eau arrivait en bouillonnant et remplissait la pirogue, elle s’incline brusquement et nous nous trouvons sous elle entraînés avec elle par le courant. Grâce à Dieu, ni M. Déry ni moi ne perdîmes notre sang froid ; le combat était rude. Il fallait saisir la pirogue, se hisser sur le fond, puis tout était à recommencer, la pirogue déséquilibrée, emportée par les tourbillons et les remous, tournait une ou deux fois sur elle-même : nous avions à nous dégager, à remonter à la surface, à saisir la pirogue, à nous hisser de nouveau par ces côtés glissants, où nous cherchions en vain un point d’appui. Comment nous nous retrouvâmes pour la quatrième fois, accroupis sur le fond de notre pirogue, je ne sais plus trop, je me rappelle seulement m’être dit : c’est fini !, avoir élevé mon âme à Dieu en une dernière prière, tout en cherchant quelque chose à saisir. Je pus saisir la pirogue, remonter, puis je cherchai des yeux M. Déry, je vis sa tête sortir, ses bras s’agiter, tout à côté de la pirogue et je lui passais mon pied sous le bras, au moment même où il arrivait lui aussi à la pirogue. Nos pagayeurs sans se soucier de nous voulaient faire tourner encore la pirogue de peur de perdre leur caoutchouc ! Nous eûmes toutes les peines du monde à les en empêcher et nous sentions bien que dans l’état de faiblesse où nous étions, nous n’eussions plus eu la force de recommencer. Quant à gagner la rive à la nage il n’y fallait pas songer : « tenez bon la pirogue, avaient crié les pagayeurs au moment où nous chavirions, car ici l’eau est trop méchante ». Un pauvre chien venait de se noyer tout près de nous, saisi par un tourbillon. Nous descendions toujours, essayant de gagner la rive, mais toujours repoussés en plein milieu par les remous. Enfin, nous pouvons nous arrêter à un tout petit rocher, nous amarrons la pirogue, les hommes la vident et nous n’avons plus qu’à nous embarquer de nouveau tout en constatant nos pertes : mon fusil, ma chaise pliante, mon manteau de caoutchouc, mon agenda et toutes mes notes, etc., etc. et puis tout mon courrier, toutes ces lettres que j’avais à peine lues ! Il y avait deux photographies, tous nos journaux.
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Nous arrivons à la terre ferme, nous laissons les hommes descendre doucement la pirogue et nous essayons de gagner un village. La nuit était tout à fait venue, sans lune, avec quelques étoiles solitaires tout au fond du ciel. Au bout d’une demi-heure de marche, nous tombâmes sur le sable à bout d’énergie. Nous étions demi-nus, grelottant de fièvre, nous nous abandonnions. Au bout d’un temps qui paru d’une longueur infinie, nous nous décidâmes à nous remettre en marche. Cette fois nous étions en pleine brousse, heurtant les racines et les branches. Il nous semblait faire quelque horrible cauchemar. Enfin, nous arrivâmes au village ; on fit un grand feu, on nous apporta quatre œufs et nous nous couchâmes sur la planche qui servait de lit. Je n’éprouvais pas cette joie délirante, bien au contraire. La mort ne m’avait pas surpris, et c’est bien possible que je serais parti. C’est peut être pour cela que je n’ai pas eu une seconde de peur. J’ai rendu grâce à Dieu de sa visible protection, car c’est par miracle que nous avons échappé : nous avons descendu près d’un kilomètre de rapide sur notre pirogue chavirée, heurtant les rochers, emportés par la violence du courant : notre haut de pirogue était tout défoncé. Si Dieu m’a ainsi conservé, c’est qu’il a une œuvre à me confier, et je ne puis que Lui être profondément reconnaissant de vouloir me donner quelque chose à faire. La nuit était bien avancée et bientôt les coqs chantèrent, nous nous remîmes en route et à 10 h ½ nous arrivions à N’Djolé. Nous étions si hâves, si déguenillés que ces messieurs s’écrièrent de suite : « Vous avez chaviré ? ». Aujourd’hui je suis absolument remis, M. Déry est beaucoup mieux. Teisserés est arrivé de Lambaréné et demain nous remontons à Lopé. Mais j’espère pour le quitter bientôt. Nous venons d’apprendre que les Pahouins renoncent provisoirement aux hostilités et attendent M. de Brazza pour régler leur palabre. Nous allons donc pouvoir continuer notre voyage. Il est un peu décourageant de se trouver encore à N’Djolé, c’està-dire en somme au point de départ ! Mais puisque Dieu nous conduit, de quoi nous inquièterons-nous ? Cependant, je dois avouer que le lendemain de mon arrivée à N’Djolé, en pensant qu’il fallait recommencer le voyage et passer de nouveau les rapides, j’ai eu un grand frisson de peur. Mais c’était une réaction nerveuse et cela n’a pas duré. 341
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Lettre à Alfred Boegner Franceville, 13 septembre 1890 Bien cher Monsieur, Nous voici enfin sur le point de partir, nos porteurs sont à arranger leurs charges dans les espèces de paniers qu’ils s’accrochent sur le dos, c’est un bruit indescriptible. Les indigènes ne peuvent décidément rien faire sans crier à tue tête pendant une demi heure. Nous avons dû défaire toutes nos caisses, en vérifier le contenu, et comme nous nous y attendions, il y a plus d’une de nos provisions fortement endommagées : notre blé et notre sucre en bouillie, etc., etc. toujours les petits agréments de l’Ogooué, aussi inutile d’insister. Nos boys même se mettent de la partie : l’un d’eux a pris notre théière sans nous prévenir et l’a stupidement fourrée dans le feu, elle y est restée en partie. Je l’ai regrettée parce que c’était un souvenir de la maison. Nous avons été retardés par une grave maladie de M. Michaud, l’administrateur de Franceville, il a eu une fièvre bilieuse hématurique plus grave encore que celle de M. Good en ce sens qu’il avait peut-être moins de ressort. Pendant 15 jours nous avons été bien occupés, il fallait que l’un de nous restât presque continuellement auprès de lui, il allait un peu mieux et nous espérions que cela continuerait. Teisserés était même allé faire une petite excursion de trois jours lorsqu’il est retombé, et pendant deux jours, j’ai presque perdu tout espoir. J’attendais un moment de lucidité pour lui dire de prendre ses dernières dispositions et de se préparer à la mort. Par quelles angoisses, j’ai passé, vous vous le figurez aisément. C’est une chose redoutable de dire à un homme : c’est fini, qu’on peut le prévoir, vous n’avez plus longtemps à vivre. Et puis cette lutte avec la fièvre, avec le coma envahissant ! Il est revenu un peu à la vie mais dans un état de faiblesse et de frustration extrême. Deux pirogues étaient venues de Lastourville, nous n’avons pas hésité à le faire descendre malgré son état et malgré les rapides, nous n’espérons plus que dans un changement d’air. Depuis nous n’avons pas eu de nouvelles. Quel fait étrange : partout où nous avons passé, nous rencontrons des malades plus ou moins dangereusement atteints et combien de ceux que nous avions vus à notre arrivée ont disparu ! Ces derniers jours, nous avons fait nos préparatifs. Le successeur de M. Michaud ne nous permet pas de nous engager sur le territoire 342
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des A.kouyas [sic]. Il faudra que nous achetions une pirogue à Diélé ou plus bas, et que rejoignions le Congo par l’Alima. Mais nous savions bien que nous rencontrerions partout quelque difficulté naturelle aussi nous ne nous démontons pas trop aisément. […] La population est très dense aux environs de Franceville et très accueillante. Mais je ne m’entends plus ! Je suis dérangé à chaque instant et de plus je me sens très fatigué. La saison des pluies a déjà commencé, c’est une assez mauvaise période au point de vue sanitaire.
Journal d’Élie Allégret Diélé 1890 La nuit des tropiques n’est vraiment digne de sa réputation que pendant quelques mois de l’année, de novembre à février, surtout en décembre et janvier. Mais alors elle est parfois sublime. Lorsque la lune a disparu, toutes les étoiles et surtout les constellations prennent un éclat incomparable et donnent une vue fantastique à la solitude et au silence des cieux ; la Croix du Sud est merveilleuse ; la Voie Lactée (le « fleuve céleste » des Arabes) traverse le ciel comme une écharpe de mousseline semée de diamants ; c’est un spectacle inoubliable. Une lumière diffuse une douce clarté, enveloppe la terre. Les objets sont distincts, mais ne projettent aucune ombre : ils sont comme entourés d’une brume transparente qui leur donne un air vaporeux, « floconneux » ; les contours sont vagues, tout est d’une douceur, d’une harmonie délicieuses. Le ciel étoilé, tout lumineux, contraste le fleuve, les arbres, la Nature entière noyée dans ce clair obscur. La réalité des choses a disparu, l’ombre seule en demeure, comme un souvenir. Ces nuits disposent aux longues rêveries : « Leur mystère est vivant, chaque homme à sa manière, selon ses souvenirs, l’éprouve et le traduit. » (Sully-Prudhomme). Bonga nov. 90 Tous les soirs une petite étoile, très brillante, s’allume au ciel avant toutes les autres ; je l’ai remarqué en montant l’Ogooué, et instinctivement quand le soleil se cache à l’horizon, je lève les yeux pour retrouver mon étoile, solitaire encore. Elle semble me sourire 343
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dans le bleu gris du ciel. Je lui ai parlé bien souvent, sur les bancs de sables des bords de l’Ogooué, tandis qu’on montait la tente, dans les villages qui s’endormaient, dans les solitudes A.tékés, sur les rives du Congo – je lui ai parlé bien souvent en me promenant lentement pour atteindre le sommeil. Maintenant c’est comme une amie, et je regrette de ne pas savoir son nom. Morale ! On n’apprend jamais rien d’inutile et plus l’esprit est orné, riche, mieux il peut se suffire à lui-même, partout, moins il a à souffrir de l’indifférence des hommes ou de la solitude. (Souvenir de la descente de l’Alima). Route de Loango, 10 déc. 90 Le matin enveloppe toute la nature de blanches vapeurs, le soleil levant les anime de mille dessins brillants, puis tout cet enchantement du matin disparaît, c’est le flamboiement du grand soleil, l’ardeur des midis, ou l’obscurité, le désordre de la tornade. N’est-ce pas ainsi dans la vie ? Au matin de nos jours, la vie est voilée de blanches vapeurs que le soleil dore, empourpre… Elles donnent aux hommes et aux choses un air un peu mystérieux mais si doux, si bienveillant, elles effacent les angles. Le but à atteindre apparaît – un peu lointain – mais si beau sous ce voile transparent, les difficultés sont gazées et le peu qu’on en soupçonne est un charme de plus. Mais le soleil monte, la brume se dissipe, les obstacles sont à nu maintenant. Ce qui semblait au début un charme du voyage est une rude difficulté, et le but qui apparaissait si beau, est souvent lorsqu’on en approche, une falaise escarpée qu’il faut gravir encore. Il faut aller de l’avant, malgré la chaleur du jour, le paysage perd de son charme sous cette lumière crue puis la route est si longue… La vie telle qu’elle est n’est pas aussi poétique qu’on l’avait imaginée et l’homme est un animal bien méchant. Mais si elle a moins de charme, n’est-elle pas plus belle, de la vraie et immuable beauté ? Il est certainement plus beau de faire son devoir en en comprenant bien toute l’austérité que de marcher dans un rêve, si poétique soit-il. Route de Loango, 10 déc. 90 Le campement. Impression de confort, d’indépendance, de vie pleine : à côté de la tente, assis devant sa table, on se repose des fatigues de la journée, tout invite à une douce rêverie : les feux clairs autour desquels les hommes sont allongés ou accroupis, le murmure des conversations à mi-voix, le concert nocturne des insectes, le bruit 344
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du torrent sur les rives duquel on campe et tout là-haut, le grand ciel bleu, dont les profondeurs sombres sont piquées d’étoiles et traversées par instants de ces fragments brillants, vieux mondes qui disparaissent et nous jettent en passant leur dernier adieu. C’est une nature pauvre et sévère que les plaines Ba-tékés, tout autre est l’impression que fait la grande forêt, pleine encore de la « terreur et du mystère antique ». Janvier 91 Retrouvé en traversant les plateaux Ba-tékés l’impression reçue en passant à San Toyo. Ciel admirable, lumière crue, solitude, désert, stérilité. Un peu comme dans la mer Rouge. Ces plateaux nus, infinis, couverts par un ciel sans limite d’un bleu si cru, si étincelant et si harmonieux cependant, donnent l’idée de l’infini, de l’immuable. Mais on n’a pas une impression de beauté, on se sent plutôt en face de l’implacable fatalité. C’est la Nature, mère et marâtre des Vivants. La morsure âpre de ce vent rafraîchissant et desséchant à la fois n’adoucit guère cette impression. On comprend la grande différence qu’il doit y avoir entre l’âme, la nature du Ba-téké et celle du Pahouin, pour être vivant sur ce sol avare, dans cet air vif, sous cette lumière éclatante, il est à la fois avare et maigre comme le sol, vif, sautillant comme l’air, mobile, chatoyant, ondoyant comme une lumière : pas un atome de sensibilité, peu – presque pas – de ces sentiments dits « naturels ». Le dernier jour de marche. Nous avions couché au village de Binga, le chef est le linguistere36 Macosso. Impatient, je suis debout longtemps avant le jour, il est très difficile de faire lever Teisserés, tout était quiet et j’avais même déjeuné lorsqu’il se décida enfin. Nous partons à 5 h ½. Les hommes ont une ardeur, ils courent presque ! La route devient animée, on rencontre beaucoup d’indigènes, quelques-uns disent même bonjour en français, on sent qu’on approche. Le pays est accidenté : l’horizon est borné par une série de petits plateaux semés de bouquets de brousse. À un certain endroit, on fait halte, la caravane se forme en bon ordre et voici qu’un souffle de brise nous apporte un bruit.
36 Le terme « linguistere » semble être utilisé par Allégret pour désigner la personne ressource d’un groupe pour les questions linguistiques.
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Plus vague que le vent dans les arbres touffus, doux comme un chant le soir, c’est un murmure sourd, comme l’écho d’un puissant orchestre, c’est la mer ! On se remet en route, toutes les fatigues sont oubliées, bientôt après on arrive sur le dernier plateau et on découvre à l’horizon une ligne grisâtre, embrumée, c’est la mer. Le cœur bat, la mer, c’est la route de la patrie, c’est la fin du voyage ! Les hommes hurlent tous à la fois, ils sautent de joie sans plus se soucier de leur charge, ils ne la sentent pas, c’est un grand cri de joie, très émouvant dans sa rudesse. Il est 9 h, les brumes du matin se dissipent lentement, la mer brille au loin comme une ligne d’argent, bientôt, on distingue une voile blanche, le spectacle est magnifique. Les toits blancs des maisons européennes se détachent vigoureusement sur la verdure foncée, le ciel est d’un bleu pâle encore, tout respire la joie, comme un matin de printemps. Adieu la brousse, la vie de sauvage dans la forêt, on redevient homme civilisé et on éprouve quelque chose du sentiment qui doit saisir le Pahouin, l’homme des bois, lorsqu’il arrive pour la première fois devant la maison du blanc et qu’un monde nouveau se révèle à lui.
Lettre à Alfred Boegner Libreville, 15 janvier 1891 Bien cher monsieur, Voici près de 15 jours que nous sommes à Libreville. […] Nous sommes arrivés la veille de l’ouverture de la Conférence annuelle des missionnaires américains. […] On a été des plus aimables pour nous et après un ordre du jour de remerciements pour l’an dernier, on nous a officiellement admis aux délibérations. Nous représentions la Société et nous avons fait notre possible pour la bien représenter. Cette réunion était bienfaisante aussi : c’était encourageant de voir un groupe d’hommes aussi nombreux – pour la colonie – uniquement occupés à l’avancement du règne de Dieu, il y avait comme un souffle de zèle missionnaire, d’ardeur conquérante associé à un esprit pratique et large en même temps. Je n’ai pas eu cette impression d’étroitesse, d’intransigeance absolue que j’avais ressentie parfois ; dans cette atmosphère de bienveillance, de véritable charité, on pouvait discuter librement sans craindre de froisser quelque susceptibilité. Mais tout ceci n’est que l’à côté de la Conférence, voici les deux 346
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résolutions importantes : 1ère, vœu unanime demandant le transfert de l’œuvre du Gabon. Ceci est important : il fallait que nous connaissions également l’opinion actuelle du Board et des missionnaires, elle a été clairement exprimée et elle est unanime. Nous apporterons le texte exact de la résolution. 2e décision de demander à la Société de Paris un nouvel instituteur.
Journal d’Élie Allégret Veille de départ. Toujours les mêmes. On met en ordre ses papiers, on déchire ce qu’il y a de banal, on liquide tout l’arriéré, on se détache de tout un passé – mois ou années. Souvenirs doux et tristes, regrets, espérances, appréhensions, tout se mêle dans l’esprit. C’est comme un point mort, un peu comme si le temps s’arrêtait, c’est une sorte de halte dans la course de la vie. Quelles que soient les circonstances, c’est toujours un moment sérieux et la malle fermée, remplie de souvenirs du passé, en face de l’avenir toujours mystérieux, on éprouve l’ardent besoin de se jeter à genoux pour rendre grâce et se remettre entre les bras du Père. Le départ. Deux ans ont passé : tout cela est derrière moi. Déjà deux ans ! Que de misères morales et cependant que de bienveillance, que de bénédictions d’en Haut ! La côte n’est plus qu’une ligne grisâtre, nous sommes en pleine mer et là-bas, c’est la France ! Le sentiment de joie est un peu modéré par celui de la tâche et des responsabilités qui nous attendent : il faut que la mission du Congo se fonde, pour cela qu’on la connaisse et qu’on l’aime, ou au moins qu’on soit saisi par le sentiment du devoir à accomplir. Puis il semble qu’on déserte le champ de bataille : partir en pleine santé semble une fuite et pourtant le devoir actuel est là-bas. Ce n’est pas pour nous reposer que nous rentrons, c’est pour travailler au contraire. Donc soyons tout à la joie du départ, à l’espérance du devoir prochain. C’est curieux car on s’attache vite aux lieux les plus ingrats, j’aime ce coin de terre d’Afrique. 7 février 91 Un de ces longs voyages. Qui nous font vieillir vite et nous changent en sages… 347
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« Pareil au laboureur qui récolte et qui sème, vous avez pris des lieux et laissé de vous-même quelque chose en passant ». (Victor Hugo). La dernière analyse : ingratitude, indifférence, égoïsme, voilà le fond du caractère gabonais et galoas. Après des années le Dr Nassau en est écœuré. Il dit en partant, à ceux qui viennent lui dire adieu, et témoigner quelques regrets de le voir partir : c’est avant que je ne parte qu’il fallait me dire et me faire sentir que vous m’aimiez, il fallait me témoigner un peu d’affection, pendant que j’étais au milieu de vous, maintenant c’est trop tard. L’un d’eux répondit : c’est notre manière d’être, nous ne sommes pas comme vous les blancs, quand il pleut, nous disons « Oh ! S’il pouvait faire soleil » et quand il fait soleil « Oh ! S’il pouvait pleuvoir ! ». Nos boys se sont montrés d’une âpreté au sujet du paiement. Nous leur avions fait des masses de cadeaux, mais cela ne comptait pas, ils voulaient de l’argent, le prix du Gabon et sont allés jusqu’à dire : « au moins, on n’a pas de difficultés pour le paiement avec les blancs des factories », ce qui est faux, « nous croyons que les missionnaires ne nous tromperaient pas ! ». Ils pensaient que nous leur donnerions 100 fois plus que nous ne leur avions promis ; ils ne se rendent pas compte qu’ils ont été avec nous en voyage seulement dix mois, il leur semble qu’il y a des années et qu’ils doivent emporter chez eux des tonnes de marchandises. C’est égal, c’est dur à entendre et profondément décourageant.
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ESCLAVAGE ET SACRIFICES HUMAINS PERDURENT : LE CAS DE LA GOLD COAST RAPPORT DU PRÉFET APOSTOLIQUE, 25 FÉVRIER 1898 P ier re Tr ic h e t Tout au long du xixe siècle, des puissances européennes réitèrent leur décision de ne plus tolérer l’esclavage dans le monde. En 1815, au Congrès de Vienne, puis en 1822, à la Conférence de Vérone, les participants signent des engagements d’y mettre fin. En 1839, la Grande-Bretagne voit la création de l’Anti Slavery Society. En 1885, à l’issue de la Conférence de Berlin, les puissances participantes s’engagent à « concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des Noirs ». En 1889-1890, dix-sept puissances participent à la Conférence de Bruxelles et signent, le 2 juillet 1890, un Acte général détaillant un ensemble de mesures propres à mettre fin à la traite des esclaves africains. L’Église catholique, elle aussi, s’engage dans ce combat. Le pape Léon XIII adresse une encyclique aux évêques du Brésil, le 5 mai 1888, pour féliciter leur pays qui vient d’abolir l’esclavage. Puis le 21 mai 1888, il charge le Cardinal Lavigerie de sensibiliser les catholiques européens à cette cause. En 1888 et 1889, l’éloquent orateur fait de retentissantes conférences à Paris, Londres, Bruxelles, Marseille, Rome, Naples, Milan. Des sociétés antiesclavagistes naissent alors dans plusieurs pays. Elles demandent au pape de prescrire une quête annuelle en faveur de cette cause. Léon XIII accède à leur demande et, par une lettre apostolique du 20 novembre 1890, ordonne que cette quête soit faite le jour de l’Épiphanie dans toutes les églises du monde catholique… et soit transmise à la Congrégation de Propaganda Fide1, à Rome, qui en assurera la répartition entre les missions. 1 Cette institution, créée en 1622 par le pape, agit comme un ministère des Missions. Elle est basée à Rome. Son nom signifie : congrégation pour propager la foi.
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Pour en obtenir une allocation, les chefs de mission (préfets et vicaires apostoliques) vont alors présenter à cette Congrégation des rapports sur la situation de l’esclavage dans le pays qui leur est confié, sur leurs besoins et sur les activités anti-esclavagistes qu’ils mènent. Le père Planque, supérieur général des Missions Africaines, presse ses chefs de missions de rédiger de tels rapports, susceptibles de leur obtenir d’importantes aides financières indispensables pour mener à bien leurs œuvres. Le père Maximilian Albert, préfet apostolique de la Gold Coast, rédige son rapport et le lui envoie, accompagné d’une lettre datée du 25 février 1898, dans laquelle on lit : « J’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint les notes, par vous demandées2, sur l’esclavagisme et les sacrifices humains dans notre Mission. J’ai fait de mon mieux pour vous satisfaire et espère de tout cœur que Son Éminence le Cardinal Préfet nous fera part d’un don extraordinaire dont nous avons tant besoin3. » Par une lettre datée du 13 mai 1898, le père Planque fait suivre ce rapport à la Congrégation de la Propagande, en précisant : « Dans nos cinq Missions de Guinée4, c’est à peu près partout la même chose. Sur la Côte où il y a des gouverneurs anglais ou français, il se fait encore beaucoup de ces pratiques en cachette, mais quand on s’éloigne de la vue des autorités européennes, on retrouve toutes ces mêmes pratiques, ostensibles et publiques. » La qualité du rapport de la Gold Coast a impressionné favorablement les autorités de la Propagande. Six jours plus tard, le 19 mai, le cardinal Préfet ordonne « que soit transmise la somme de 100 000 lires italiennes à répartir entre les cinq missions du Golfe de Guinée » et qu’une lettre soit adressée individuellement à chaque chef de Mission pour préciser que ce subside doit être utilisé « pour libérer des Noirs de la servitude ou pour répondre aux besoins des Noirs libérés5 ». La Gold Coast, dont traite le rapport qui suit, a reçu ses premiers missionnaires en 1880. Six stations (souvent avec écoles) sont ouvertes au
Les francophones ont francisé son nom et parlent de « la Propagande »… sans y mettre aucune nuance péjorative. 2 Le père Planque lui avait demandé ces « notes sur l’esclavagisme et les sacrifices humains » dans une lettre du 27 décembre 1897. Le père Albert s’est mis à les rédiger dès réception de cette lettre. Toutes les lettres du père Planque sont consultables dans les archives des Missions Africaines à Rome, où leur copie dactylographiée remplit vingt épais volumes. Un CD, contenant leur saisie en word, est en cours d’élaboration. 3 AMA 15/802.02, 1898, 19461. 4 Ces cinq missions tenues par les Missions Africaines sont le Dahomey, la Côte de Bénin, le Niger supérieur, la Gold Coast et la Côte d’Ivoire. 5 Mention manuscrite du cardinal Ledochowski ajoutée sur la lettre du père Planque du 13 mai 1898, conservée aux archives de la Propagande, NS vol. 138, fol. 105r.
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cours des années suivantes. Mais la très forte mortalité (25 pères et 3 sœurs vont y mourir entre 1880 et 1899) a obligé à fermer puis rouvrir et refermer certaines d’entre elles. L’effectif des pères affectés à la Gold Coast atteint la quinzaine… mais il arrive que la moitié d’entre eux se trouvent en Europe, obligés de se soigner. Les Sœurs de Notre-Dame des Apôtres ont deux maisons et sont moins d’une dizaine de religieuses affectées à ce pays. La vie de la mission est perturbée par cette absence de continuité, ainsi que par les tentatives des Ashanti pour reconquérir le territoire de leurs voisins fanti, et par les expéditions anglaises pour mettre fin à ces invasions (1863, 1873, 1883, 1895, 1900). L’esclavage y est encore une pratique courante (ill. 3, a et b). L’auteur du rapport s’applique à faire comprendre les raisons et la logique qui président à la traite des Noirs et aux sacrifices humains. Il y ajoute un exposé bien documenté et serein sur les croyances des autochtones concernant le monde futur, qui rendent nécessaires les sacrifices humains. Il montre qu’il a mené par lui-même cette recherche et il se comporte en témoin oculaire de ce qu’il rapporte. Notons la parfaite aisance de l’auteur en français, qui ferait oublier qu’il était allemand. Quelques informations enfin sur l’auteur de ce compte rendu. Maximilian Albert est né en 1866 à Nuremberg, en Bavière, dans le diocèse de Bamberg. Son père y exerce la fonction de procureur impérial. Après la guerre de 1870, perdue par la France, l’Alsace passe sous contrôle allemand, et le procureur impérial vient exercer ses fonctions à Haguenau. Maximilian va y grandir. Puis il est élève au lycée de Strasbourg. Il entend parler des Missions Africaines et annonce à ses parents son intention d’y entrer. Non sans peine, il obtient leur consentement (il est le fils aîné). En 1882, il se rend à l’école apostolique de Richelieu, près de Clermont-Ferrand. En 1885, il arrive au Grand Séminaire des Missions Africaines à Lyon : c’est là qu’il est ordonné prêtre en 1889. Il est affecté en Gold Coast, où il arrive le 12 octobre 1889. Il sert d’abord à Elmina, puis est envoyé fonder une station à Cape Coast6. En 1895, une épidémie de fièvre jaune emporte plusieurs prêtres, dont le père Michon, préfet apostolique : le père Albert est alors choisi pour lui succéder. Quand la Préfecture est érigée en vicariat apostolique, le 7 mars 1901, il en devient le premier vicaire apostolique. Il est ordonné évêque le
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Ces deux villes ainsi qu’Accra abritent chacune aujourd’hui encore un célèbre château dont les caves ont servi d’entrepôt pour des esclaves en partance. De tels comptoirs fortifiés existent dans plusieurs ports du Ghana. L’ensemble des trois châteaux et des forts est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Leur door of no return est partout mise en valeur.
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21 juillet 1901, à Lyon. En novembre 1901, il est de retour à Cape Coast. Il visite ses missions et se révèle un pasteur zélé et un administrateur clairvoyant. Mais très vite, il est miné par les fièvres. Il est rapatrié en février 1903 et meurt à Würzburg, en Bavière, le 15 décembre 1903, âgé de 37 ans. Le titre et le texte qui suivent sont du père Albert. Rapport conservé aux archives des Missions Africaines, à Rome, sous la référence AMA 15/802.04, 1897, 19705.
L’esclavagisme et les sacrifices humains dans la Préfecture de la Côte d’Or Officiellement, il est vrai, la prohibition et même l’entière abolition de l’esclavage est proclamée par le Gouvernement7 dans notre colonie comme dans tous les pays sujets à son autorité. Des peines sévères sont portées, tant contre le chasseur d’esclaves que contre leur vendeur ou acheteur, et les esclaves eux-mêmes sont déclarés hommes libres le moment qu’ils mettent pied sur le territoire anglais. En pratique cependant, les choses sont tout autrement, et l’esclavagisme, comme autrefois, continue ses horreurs dans notre Préfecture8. Sur la Côte, l’achat et la vente des esclaves se font en cachette, secrètement, entourés de mille précautions et ruses ; dans l’intérieur en Ashanti, où le Gouvernement n’a pas encore de représentant9, elle se fait ouvertement et au grand jour ; et enfin plus loin encore dans l’intérieur, à trois ou quatre semaines de marche, sur les
7 Il s’agit du gouvernement britannique. Celui-ci dirige la Gold Coast depuis 1867, date à laquelle il a pris la relève de l’African Company of Merchants. Au début, il ne contrôle que les territoires situés le long de la côte. Pour venir à bout des oppositions qu’il rencontre, il devra livrer quatre guerres aux Ashanti (réparties entre 1863 et 1896), et ce peuple perdra ainsi son indépendance. 8 Il s’agit de la Préfecture apostolique de la Gold Coast, qui englobe toute la colonie du même nom… à l’exception de la partie située à l’est du fleuve Volta, qui est sous autorité allemande, depuis la signature du traité de protectorat sur le Togo le 5 juillet 1884. En 1885, la Conférence de Berlin a reconnu officiellement la zone d’influence allemande sur la côte du Togo et sur son arrière-pays. 9 La quatrième guerre contre les Ashanti s’est terminée en 1896. Malgré leur victoire, les Britanniques ont jugé les conditions de sécurité insuffisantes pour envoyer immédiatement un représentant à demeure. C’est ce qu’on peut déduire de cette mention.
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pays limitrophes de l’Ashanti, les chasseurs d’hommes du puissant Samori10 continuent impunément les horreurs de la traite. Des villages, des pays entiers sont saccagés, et les habitants qui ont pu échapper au massacre, réduits en esclavage. Ces infortunés, enchaînés et chargés de butin qui est leur propriété volée par ces barbares, sont menés sur les grands marchés avoisinants et exposés à la vente. Les Ashantis, et surtout les rois et les chefs, en sont les principaux acheteurs : car le nombre des esclaves qu’ils possèdent représente leurs richesses, leur pouvoir, leur position sociale. Outre cela, il leur faut encore des esclaves pour les sacrifices humains qu’ils offrent à leurs faux dieux à certaines fêtes, aux mânes de leurs rois et ancêtres, à leur mort ou aux anniversaires de leur mort. Quelque riche que soit le sol, tant en or qu’en produits divers, dont disposent les chefs et les puissants Ashantis, ces richesses seraient presque sans valeur si les propriétaires ne pouvaient les faire transporter à la Côte pour les vendre ou les échanger contre des marchandises européennes. Mais comment opérer ce transport des grandes distances de l’intérieur à la Côte, dans un pays où il n’y a ni route convenable11, ni bête de somme12 ? Il ne reste donc à l’homme que l’homme lui-même, réduit en bête de somme, et c’est ainsi que le commerce et la cupidité donnent naissance à l’esclavage. Aussi voyons-nous tous les jours arriver dans les grandes villes de la Côte de longues caravanes de ces êtres infortunés, couverts de haillons, exténués et courbés sous la lourde charge de caoutchouc ou d’huile de palme, qui semble les écraser. Ce sont généralement des enfants, ou des jeunes gens et jeunes 10 L’Almamy Samori Touré (ou Samory), né en 1830 (dans l’actuelle Guinée), décédé en 1900, au Gabon, a fondé l’empire Wassoulou et a longtemps résisté à la pénétration et à la colonisation françaises (entre 1870 et 1898). Il fut un chef de guerre qui possédait sa propre armée qui a compté jusqu’à 35 000 fantassins et 3000 cavaliers. Cette armée utilisait des fusils européens, qui lui parvenaient à travers la Sierra Leone. Samory se les procurait notamment grâce à l’argent qu’il retirait du commerce des esclaves. Dans les années 1880 et 1890, son empire s’étend sur des territoires compris dans les actuels Sierra Leone, Guinée, Mali, Côte d’Ivoire. Pour tout complément on se reportera à la monumentale thèse d’Y. Person, Samori. Une révolution dyula, Mémoires de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, n° 80, IFAN, Dakar, 1968-1970-1975, 3 t. 11 Les pistes serpentent à travers la grande forêt, contournent les imposants troncs d’arbre, épousent étroitement les reliefs. 12 Chevaux et ânes sont sujets à diverses trypanosomiases provoquées par des parasites : ces épizooties sont généralement fatales.
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filles13. Aisément on les reconnaît comme esclaves, car le maître qui les suit et les surveille a eu soin de les marquer. Avec un instrument tranchant, il a sillonné leurs joues d’un certain nombre de coupures verticales ; de loin on reconnaît ces visages défigurés, et le passant sait que ceux qui sont ainsi marqués sont des esclaves. Quand ces malheureux êtres arrivent à la Côte, ils ont une marche de six semaines à deux mois derrière eux : marche continuelle, du matin au soir, presque sans repos, et avec le moins possible de nourriture. Ils sont donc complètement exténués, à moitié morts de faim et de fatigue, souvent couverts de blessures et incapables de se mouvoir. Comme le cruel maître qui les a amenés a hâte de s’en retourner au plus vite, une fois ses produits vendus14, et qu’il voit qu’en remmenant ces pauvres esclaves il serait gêné dans sa marche, et par-dessus tout aurait à nourrir inutilement ces bouches affamées, il trouve plus profitable pour lui de vendre ses esclaves aussi, après avoir vendu ses produits. Et les acheteurs ne lui manquent pas, même ici à Cape Coast. La vente s’est faite secrètement entre l’acheteur et le vendeur, et le premier une fois parti, qui peut prouver que cet enfant, que le nouveau maître se plaît à appeler son serviteur ou sa servante, ne soit pas un enfant adopté par charité ou un membre éloigné de sa famille ? On admet qu’il y a jusqu’à 5000 de ces esclaves ici à Cape Coast. Le prix qu’on paie pour ces pauvres gens dépend de leur âge, sexe, et de leur force, aussi bien que de l’abondance momentanée de la marchandise. Il varie de 150 frs à 200 frs, et même davantage quelquefois. Souvent aussi les prix descendent-ils : ainsi je sais positivement qu’un pauvre esclave s’est échangé l’autre jour contre deux canards, et cela dans la ville de Cape Coast. Évidemment, il n’y a jamais à penser à dénoncer ces horreurs car quoique tout le monde en parle, qui donc peut prouver le fait15 devant le tribunal ? 13 Le prix de vente de ces jeunes adultes sera plus élevé que celui d’adultes plus avancés en âge, qui seront bientôt fatigués et impropres aux travaux agricoles auxquels on les destine. 14 En effet, le commerce doit se faire en cachette. Un séjour prolongé à la côte augmente les chances d’être repéré et arrêté par les autorités coloniales, bien décidées à lutter contre le commerce des esclaves. 15 Les tribunaux européens étaient exigeants en matière de preuves et accordaient la présomption d’innocence même aux marchands d’esclaves qui n’avaient pas été surpris en flagrant délit.
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Quelques fois cependant, par des témoins involontaires ou pour toute autre cause, la transaction inique transpire, le Gouvernement se saisit de l’affaire qui est investiguée16 et jugée : et ces cas d’esclavagisme ne sont pas rares devant les tribunaux. Une peine sévère est infligée aux coupables17, et ces pauvres esclaves rendus à la liberté. Les rendre à leur famille ou les ramener dans leur pays est chose impossible. Puisque le plus souvent leurs parents ont été massacrés ou vendus on ne sait à qui, et en plus, ces pauvres gens, venus de bien loin, ne connaissent que le nom inconnu de leur village sans qu’il soit possible de savoir au juste où il se trouve. Que vont devenir ces pauvres enfants libres dans une ville inconnue, où personne ne les connaît, et dont ils ignorent même la langue ? Le Gouvernement s’occupe d’eux et les offre aux familles honorables de ses fonctionnaires, soit aux différentes Missions dans la colonie, avec la charge de les élever et de les instruire18. Les établissements religieux ont naturellement la préférence. C’est ainsi que nous avons dans nos maisons de Cape Coast et d’Elmina quinze de ces pauvres enfants que nous élevons dans notre Sainte Religion19. Quand nous les reçûmes, ces pauvres enfants, leur imagination, remplie encore des horreurs dont ils furent témoins, leur faisait voir en nous de nouveaux maîtres, d’autant plus cruels qu’ils avaient la peau blanche, et ils eurent bien de la peine pour s’habituer à nous ; et comme chacun parlait une langue différente, non seulement ne purent-ils se comprendre entre eux, mais même nous ne pouvions nous faire comprendre à eux. Peu à peu cependant la peur céda aux soins qu’ils reçurent ; bien vite ils apprirent la langue du pays d’ici,
16 Quand les autorités administratives perçoivent qu’elles ont des chances d’aboutir à confondre le marchand d’esclaves, elles diligentent une enquête et ne ferment pas hypocritement les yeux. Elles sont sincèrement décidées à lutter contre ce commerce et à y mettre fin. 17 Même si on sait que les hommes qui accompagnent les esclaves et font la transaction ne sont généralement que des exécutants, qui agissent pour le compte d’un chef qui vit dans l’intérieur du pays, à qui sont versées les sommes recueillies. 18 Grâce à cette instruction, plusieurs de ces esclaves libérés sont devenus des fonctionnaires ou des employés de maison de commerce, aux salaires enviables : cela s’est observé dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. 19 Cette remarque ne pouvait que lui attirer la bienveillance des autorités de la Propagande, à qui ce rapport était d’abord destiné.
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et il n’y en a aucun aujourd’hui qui ne comprenne, tant bien que mal, les mots usuels de la langue anglaise20. Le Gouvernement nous offrit ces enfants en différentes fois, à mesure qu’il put se rendre maître des esclavagistes et de leur butin. Les premiers enfants que nous reçûmes furent deux petites filles de 11 à 12 ans. Quand elles eurent été quelque temps auprès des Sœurs21 et qu’elles purent se faire comprendre, je me fis raconter22 la triste histoire de leur capture. C’est l’histoire en résumé de la chasse à l’homme, telle qu’elle se fait partout, et dans toutes ses horreurs. Sous le couvert de la nuit, la bande des esclavagistes s’était approchée du village en sommeil, l’avait entouré, et sur un signe de leur chef, et poussant mille cris effrayants, se précipite sur les huttes, les incendie : à la lueur des flammes, le carnage et le pillage commencent. La scène effroyable était encore toute fraîche dans la mémoire de ces pauvres enfants, et elles nous la racontèrent à travers des larmes. Capturées avec leurs mères par un de ces brigands, elles furent conduites dans le camp du puissant Samori qui devait être dans les environs, car elles n’avaient à marcher que pendant une nuit pour y arriver. Traduites devant le cruel tyran Samori lui-même, et leurs mères ne voulant sans doute pas se prêter à ses caprices, il les égorgea de sa propre main et en présence de leurs enfants. Quelques jours plus tard, Samori les vendit à une caravane qui passait. Celle-ci les vendit de nouveau à un Ashanti23 qui les emmena, chargées de produits à la Côte, où elles furent saisies par le Gouvernement qui nous les offrit. Elles sont enfants du bon Dieu maintenant, et s’appellent Anna et Marie. 20
Dans ce pays dirigé par les Britanniques, la langue officielle est l’anglais. Les missionnaires (même français ou allemands) font l’effort de ne parler que cette langue dans la vie de tous les jours. 21 Les Sœurs de Notre-Dame des Apôtres sont présentes à Elmina (depuis 1887) et à Cape Coast (depuis 1891). Comme on le déduit de la suite de ce rapport, c’est à Elmina que ces deux jeunes filles ont été accueillies, l’orphelinat de Cape Coast n’étant pas encore créé. 22 Le père Albert se pose en témoin oculaire, qui a recueilli par lui-même les faits qu’il présente dans ce compte rendu : ce sont des éléments de première main. 23 Ce ne sont pas les gens du Nord qui se présentent sur les marchés de Cape Coast, mais des Ashanti. Les convoyeurs d’esclaves venant du Nord n’étaient pas assez au courant des manières de se comporter en ville, et étaient donc plus vulnérables que des Ashanti qui s’étaient déjà frottés aux habitudes occidentales.
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Quelques semaines plus tard, quand deux autres enfants nous furent donnés, c’étaient de petits garçons, dont l’un avait à peu près 5 ans et l’autre 9 à 10 ; nous fûmes témoins d’une scène bien touchante qui nous fit admirer les admirables voies de la divine Providence. Ne pouvant comprendre leur langage, nous les confrontâmes avec les deux filles qui nous avaient été données auparavant, pensant que peut-être ils se comprendraient ; et en effet, mis en présence les uns des autres, non seulement, ils purent se comprendre, mais ils se reconnurent : tous les quatre venaient du même village. Capturés par différents maîtres, et vendus ensuite, ils se rencontrèrent enfin, après de longues et pénibles pérégrinations et des souffrances sans nombre endurées, dans la maison de nos Religieuses, où le bon Dieu les avait menés dans sa providence. Il serait inutile de chercher ailleurs la cause de l’esclavage qui se pratique dans notre Préfecture, que dans les mœurs mêmes des différentes tribus avec lesquelles nous avons à faire. L’esclave est une valeur. Pour briguer et obtenir un certain rang social, pour exercer certaines fonctions honorables, celui qui y aspire doit posséder un certain nombre d’esclaves. La richesse privée d’un individu, ainsi que les richesses patrimoniales, s’évaluent par le nombre d’esclaves. Celui-ci devient un terme de comparaison, et aujourd’hui encore, un esclave constitue la valeur d’une once de poudre d’or. Ainsi il est devenu une monnaie courante : on paye avec des esclaves comme on paie chez nous avec de l’argent monnayé. Le système du gage est une autre cause de l’esclavagisme : quelqu’un a-t-il besoin de faire un emprunt, ou ne peut-il exécuter une dette : il donne en gage ou restitue à son créancier quelqu’un de ses esclaves, ou même quelque membre de sa famille : sa femme, son fils ou sa fille, souvent même il se donne lui-même. Ce gage vivant devient par là même l’esclave du créancier qui a pouvoir de vie ou de mort sur lui. Il en dispose à son gré : en le revendant s’il peut avec gain. Ainsi ces pauvres malheureux, d’hommes libres étant devenus esclaves, passent de main en main, et souvent changent même de tribu ou de contrée. Parmi nos esclaves à la Côte d’Or, il y a même une certaine échelle sociale. Ceux qui sont de la tribu même de leur maître représentent une valeur plus considérable que l’esclave d’une tribu étrangère. Les moins estimés, les plus abandonnés, ceux dont on ne fait 357
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aucun cas, qu’on maltraite et dont la vie est comptée pour rien, ce sont ceux qui ont été faits prisonniers dans les razzias. C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent nos jeunes esclaves, et c’est de leur sort malheureux que nous nous occupons surtout 24. Pour donner plus d’extension à l’œuvre déjà existante à Elmina, nous venons d’acheter, à Cape Coast, un terrain avoisinant la maison des Religieuses dans le but d’y construire un orphelinat où elles se dévoueront à l’éducation des filles libérées. Jusqu’ici l’exiguïté de la place dont nous disposions ne nous l’avait pas permis. D’un autre côté, pour pourvoir à l’éducation des jeunes esclaves garçons, venons-nous d’acheter à Saltpond un terrain considérable. Nous voulons y fonder un orphelinat agricole25 où nous enseignerons à ces enfants, avec la doctrine chrétienne, le travail de la terre qui sera pour eux un moyen de subsistance dans le futur. Mais ce n’est pas par ces établissements seuls que nous agissons contre l’esclavagisme. Par la propagation de notre Sainte Religion,
24 « Nous nous occupons surtout des plus défavorisés et des plus abandonnés » : réaction chrétienne qui ne pouvait qu’aller droit au cœur des responsables de la Propagande. 25 L’idée de fonder une « école agricole » ou « ferme-école » pour accueillir les esclaves libérés est présentée par le premier préfet apostolique, le père JeanMarie Michon, dans une lettre du 22 février 1895 adressée au père Planque à Lyon, dans laquelle il estime qu’il a besoin de 60 000 francs pour l’établir. En janvier 1895, ce même père Michon s’était rendu au Dahomey et à Lagos pour y observer le fonctionnement de plusieurs fermes, exploitées par les missions, notamment à Tokpo, près de Lagos, où une telle ferme fonctionnait depuis 1875. Trois mois plus tard, il était mort, victime d’une épidémie de fièvre jaune. Le père Albert, qui lui succède comme préfet apostolique, reprend donc son idée. Il a conscience de répondre ainsi aux désirs de tous ses supérieurs : « Nous nous conformerons en cela aux vues de son Éminence le Cardinal Préfet ainsi qu’aux désirs si vivement exprimés du Gouvernement », vient-il d’écrire au père Planque (lettre du 4 février 1898, AMA 15/802.02, 1898, 19459). Les missionnaires tenaient à donner aux garçons un moyen de gagner leur vie, dans des fermes équipées si possible d’outils modernes, qui permettraient de bons rendements et donc des revenus appréciables. Leur exemple pourrait inciter leurs voisins à les imiter. La vie dans un village permettrait aussi à ces chefs de famille de bénéficier d’un environnement porteur pour leur foi, laquelle était plus exposée dans les villes qui se développaient alors. Mais les pères pressentaient aussi que beaucoup de garçons préféreraient vivre en ville : dans leurs rapports annuels à l’Œuvre de la SainteEnfance, les responsables mentionnent les « écoles industrielles » qu’ils souhaitent ouvrir pour permettre aux jeunes « de gagner honnêtement leur vie et de se rendre utiles » (Rapport daté de février 1894).
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par l’instruction chrétienne donnée aux 2200 enfants qui fréquentent nos écoles26 et par l’influence civilisatrice que nous exerçons même sur les païens, nous le combattons puissamment27. En pratiquant et proclamant nos principes de liberté chrétienne, nous inspirons autour de nous l’horreur de l’esclavagisme. En défendant l’achat de ces malheureux, et en réclamant leur libération, nous enlevons la raison même de la traite qui ne se fait qu’en vue du gain obtenu par elle. L’œuvre des Missionnaires qui, au centre de l’Afrique, se trouvent aux prises mêmes avec les chasseurs d’hommes serait incomplète si nous n’étions à la Côte pour la parachever, surtout en modifiant, par l’influence chrétienne, les mœurs barbares et tyranniques qui sont une des causes de l’esclavagisme dans ces contrées. Comme l’esclavage a ses racines mêmes dans les institutions sociales des peuples Fantis et Ashantis, les sacrifices humains qu’ils pratiquent sont une partie essentielle de leur fétichisme. Comme l’esclavage, ces horribles sacrifices, pour lesquels le royaume des Ashantis s’est acquis une si triste réputation, ont dû céder à l’influence du christianisme et de la civilisation représentés par les Gouvernements européens. Cela veut-il dire que pour cela ils aient entièrement disparu ? Quelle loi humaine voudrait donc prétendre pouvoir abolir, même par ses peines les plus sévères et par un seul trait de plume, des pratiques qui constituent la partie essentielle des croyances intimes et des rites sacrés d’un peuple ? Aussi longtemps que le fétichisme existera, ces orgies sanglantes se pratiqueront. Ne pouvant se montrer au grand jour, elles se couvriront des ténèbres de la nuit, se pratiqueront au fond de profonds bosquets ou dans une chambre bien close, à l’abri des regards indiscrets, en présence de rares et sûrs témoins, liés au silence par des serments terribles. 26 Dans le rapport annuel à la Sainte-Enfance pour la période du 1er septembre 1896 au 1er septembre 1897, on lit : « Nous comptons 14 écoles fréquentées par 2040 enfants. Ce nombre est le chiffre officiel des enfants qui ont été examinés cette année par l’Inspection des écoles de la Colonie. » Les statistiques présentées dans ce rapport détaillent 1717 garçons et 322 filles (soit 2039 enfants) dans les 14 écoles. 27 Afin de mériter une importante allocation anti-esclavagiste, le père Albert va tenter de montrer que tout ce que fait la mission (même pour des enfants libres éduqués à Cape Coast !) a une certaine efficacité anti-esclavagiste et peut être vécu avec une motivation anti-esclavagiste !
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Les sacrifices humains s’offrent aux occasions solennelles, aux fêtes nationales, aux jours de grandes calamités qui affligent un pays, un peuple ou même une famille puissante, ou encore au commencement d’une guerre, pour se rendre propices les fétiches de la guerre ou pour augurer par les entrailles de la victime des chances de la victoire. Aujourd’hui je veux parler plus particulièrement des sacrifices bien plus nombreux qu’on offre à l’occasion de la mort des rois, chefs ou hommes puissants, et aux différentes commémorations et anniversaires de leur mort. Ces sacrifices découlent de la croyance même qu’ont ces peuples sur la vie future. Sans avoir une idée bien définie sur l’immortalité de l’âme, les Fantis et Ashantis sont unanimes à admettre qu’il y a dans l’homme un esprit qui survit à la mort. Cet esprit, après s’être séparé du corps qu’il animait, continue à, vivre dans un autre monde, dont on ne sait au juste la place, et où ces esprits sont soumis aux mêmes besoins et aux mêmes lois que celles qui nous régissent ici-bas. Dans ce monde spirituel on boit, on s’amuse, on habite dans des maisons, et on vaque aux mêmes emplois qu’on remplissait de son vivant. Les esclaves restent esclaves aussi là-bas. L’homme libre garde sa liberté, et les chefs et les rois, en conservant intacts leur rang et leurs privilèges et honneurs, continuent à régner sur les esprits de ceux qui furent leurs sujets dans ce bas monde et qui les ont précédés dans l’autre, ou les y suivront. De là il résulte que l’esprit d’un des grands du monde ferait mauvaise figure dans l’autre monde s’il y devait faire son entrée, s’il n’avait une suite digne de son rang, accompagné de ses femmes et esclaves. Une pareille honte faite à l’esprit de leur chef serait cruellement vengée, et par l’esprit royal lui-même et par les mânes de ses sujets qui sont venus au-devant de lui pour le recevoir. Aussi les lois fétichistes y ont pourvu par les sacrifices humains qu’elles imposent à la mort des rois. En Ashanti, dès que la mort du roi est constatée, les familiers qui l’entourent se précipitent dans la rue, armés de longs coutelas, et égorgent les esclaves qu’ils rencontrent ; et, de peur que ces malheureux ainsi surpris ne puissent prononcer le serment sacré du roi qui sauverait leur vie, un morceau de bois pointu est enfoncé au travers des joues et de la langue. Les mânes de ces malheureux forment la 1ère suite du roi. Ces orgies se continuent ; la fosse royale est baignée de sang et durant toutes les fêtes funèbres ; et aux différents 360
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anniversaires de la mort, ces sacrifices se renouvellent, et les horreurs qui s’y commettent dépassent toute description. Pour que les victimes ne viennent pas à manquer au milieu de ces fêtes funèbres, le roi des Ashantis gardait nombre d’esclaves qui n’avaient d’autre destination que celle de servir de victimes à ces sacrifices. Le Révérend Père Wade28 qui, lors de la prise de Coomassie29, il y a deux ans, entra dans la capitale à la suite de l’armée victorieuse, me donna des détails navrants sur le lieu où ces sacrifices se faisaient. Au commencement de la ville, me dit-il, non loin du palais royal, se trouve l’arbre sacré à l’ombre duquel les sacrifices humains se commettaient le plus souvent en présence du tyran. La veille même de notre entrée30, nombre de malheureux esclaves avaient été sacrifiés et la place que nous devions traverser était une mare de sang. À côté, d’immenses puits remplis de cadavres putréfiés exhalaient une odeur horrible. Le dimanche qui suivit notre entrée dans cette ville, j’eus le bonheur d’offrir le St Sacrifice de la Messe en présence de l’armée, sous l’arbre sacré et sur ce sol trempé de sang. Avec quelle ferveur je demandais à l’Agneau sans tache de répandre son sang rédempteur sur ce peuple aveuglé et de lui donner la liberté des enfants de Dieu. Ah, quand donc pourrons-nous nous établir parmi eux ? Quand donc l’influence de notre Sainte Religion ira-t-elle mettre un terme à ces horreurs ? 28 Le père Michael Wade (1862-1898) est un Irlandais, membre des Missions Africaines. Ordonné prêtre en 1888, il part aussitôt au Dahomey. En 1890, il fonde la mission de Keta. En 1894, la région de Keta est rattachée à la préfecture apostolique de la Gold Coast. En 1895, l’expédition militaire en Ashanti recherche un aumônier : le père Albert confie cette charge au père Wade… et l’invite à étudier la possibilité d’ouvrir une mission à Kumasi (qu’on écrivait alors : Coomassie). Après cette expédition, le père Wade rentre en congé en Irlande. En 1897, il revient en Gold Coast et est nommé supérieur de la mission de Saltpond. C’est là que les fièvres vont avoir raison de lui : il y meurt le 15 avril 1898, à 36 ans. 29 Cette localité, située à environ 200 kilomètres (à vol d’oiseau) au nord de la côte, est la capitale du puissant royaume ashanti. Les forces britanniques, commandées par Sir Francis Scott et le Colonel Kempster, y font leur entrée le 17 janvier 1896. 30 Ce « nous » montre que le père Albert cite donc les paroles du père Wade. Si le premier n’est plus lui-même témoin oculaire, il indique que sa source est fiable, puisque le père Wade en fut témoin oculaire. On aurait aimé que le père Albert mît des guillemets au début et à la fin de la citation. Il ne l’a pas fait… et nous avons respecté sa décision de ne pas en mettre… même si leur emplacement ne laisse planer aucun doute.
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UNE RÉPONSE AUX BESOINS DE L’ÉPOQUE : LES VILLAGES DE LIBERTÉ RAPPORT DE JULES MOURY (1911) P ier re Tr ic h e t
Le père Jules Moury, qui signe le rapport qui suit, a été nommé Préfet apostolique de la Côte d’Ivoire le 18 janvier 1910. Comme il va l’indiquer, cette nouvelle lui parvient alors qu’il se trouve en France, dans sa famille, pour refaire sa santé bien ébranlée. De retour en Côte d’Ivoire, il prend connaissance des documents laissés par son prédécesseur, le père Alexandre Hamard (décédé le 30 novembre 1909 à Moossou, Côte d’Ivoire). Il découvre que sa Préfecture reçoit, chaque année, une allocation versée par le cardinal Préfet de la Propagande au titre de la lutte contre l’esclavagisme. Ces fonds proviennent des quêtes, ordonnées par le pape, et envoyées à Rome pour que la Propagande les répartisse. Il est demandé aux chefs de mission, en retour, de fournir chaque année un compte-rendu des activités menées grâce à ce fonds. En 1910, le père Moury n’a pas pu fournir ce rapport. Rome ne lui en a pas tenu rigueur : la Préfecture a reçu l’allocation habituelle. Mais en 1911, il veut prouver sa bonne volonté en fournissant un rapport soigné et détaillé, qui reprend l’ensemble de la question. On va y apprendre que les ventes d’esclaves ont cessé. Puis on y trouve une description de l’esclavage domestique, qui est toujours pratiqué. Enfin, et c’est une nouveauté, il révèle l’existence de trois « villages de liberté » dépendants de la mission… et le projet qu’il a d’en ouvrir un quatrième. À cette époque, en Afrique de l’Ouest et en Afrique Équatoriale, de tels villages existent dans plusieurs colonies françaises. Entre 1886 et 1908, l’administration y a créé 159 « villages de liberté administratifs1 ». Elle se
1 D’après la liste nominative présentée par D. Bouche, Les villages de liberté en Afrique noire française, 1887-1910, Paris, La Haye, Mouton & Co, 1968, p. 259-270.
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trouvait dans l’obligation d’accueillir, loger et nourrir plusieurs milliers d’esclaves libérés. Si le plus grand nombre de ces villages est implanté au Soudan et en Guinée, on en dénombre quand même quinze en Côte d’Ivoire. Mais la mission catholique va en ouvrir trois autres : à Korhogo (en 1904), Aboisso (en 1906) et Katiola (en 1909). Ces « villages » ne réussiront pas à se peupler et bientôt disparaîtront. À l’époque où le père Moury rédige son rapport (daté du 7 mars 1911), ils constituent la principale dépense que le préfet apostolique peut présenter pour justifier son droit à recevoir l’allocation versée par le cardinal Préfet de la Propagande au titre de la lutte anti-esclavagiste. Les Sociétés Anti-esclavagistes sont apparues dans les pays où le cardinal Lavigerie a prononcé ses fameuses prédications. Des bureaux nationaux, constitués de notables, se sont constitués, qui entendaient rassembler les quêtes et les dons recueillis dans ce but, puis les distribuer eux-mêmes. Mais le pape a exigé que cette distribution soit faite par la Propagande. Les Sociétés anti-esclavagistes, ne disposant désormais que de moyens réduits, ont limité leurs ambitions à l’attribution d’une somme de 5000 francs lors de la création d’un nouveau village de liberté.
Lettre conservée aux Archives de la Congrégation « Propaganda Fide », à Rome, sous la référence NS Vol. 499, fol. 180-185
Préfecture apostolique de la Côte d’Ivoire Bingerville, le 7 mars 1911 À son Éminence le Cardinal Gotti Préfet de la Propagande Objet : Rapport sur l’esclavage à la Côte d’Ivoire 1911 Éminentissime Seigneur, L’an dernier, par suite de la mort du T. R. P. Hamard, notre regretté Préfet apostolique, et par suite aussi de l’absence de la mission de son successeur2, votre humble serviteur, qui était venu en France rétablir sa santé gravement compromise, il ne put être adressé de rapport particulier sur l’Œuvre anti-esclavagiste à la Côte d’Ivoire.
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En effet, le père Moury était en France, pour se soigner.
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Cette année encore, de multiples occupations m’ont fait ajourner, jusqu’à ce jour, l’élaboration du présent rapport qui, j’aime à l’espérer toutefois, ne vous arrivera point trop tard3. Tout d’abord, permettez-moi, Éminentissime Seigneur, de faire monter de notre cœur un hymne de sincère reconnaissance à l’adresse des généreux Bienfaiteurs, qui nous ont si efficacement aidés dans l’œuvre de libération physique sans doute, mais surtout morale, des pauvres noirs doublement opprimés par la servitude des hommes et de Satan. À la Côte d’Ivoire, depuis la prise de Samory4, nous n’avons plus à proprement parler à racheter des esclaves. Grâce à la surveillance du Gouvernement français, il est rare en effet que de nos jours les esclaves soient vendus publiquement. Je ne veux point dire qu’ici il n’y ait plus ni vente ni achat, mais ces marchés se font entre noirs, et absolument à couvert. En sorte que la traite a disparu et que seul subsiste l’esclavage domestique. La servitude domestique consiste à travailler pour un maître sans autre salaire que la nourriture et le vêtement. L’esclave fait pour ainsi dire partie de la famille de son maître : il est plus ou moins bien traité selon le tempérament de ce dernier. C’est à lui qu’incombent les gros travaux presque toujours agricoles, ou encore le portage à dos d’homme5, dans les régions où il se pratique.
3 Sous-entendu : pour me permettre de bénéficier de l’attribution annuelle des fonds, qui est décidée en avril, chaque année. 4 Samory Touré (1830-1900), présenté dans le texte précédent, fut un chef de guerre qui gouverna un empire s’étendant dans les futures Guinée et Côte d’Ivoire, entre 1867 et 1898. Il se procurait des armes à feu européennes grâce à l’argent qu’il retirait de la vente des esclaves. Il fut capturé le 29 septembre 1898 à Guélemou, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Sur Samory, la référence incontournable est la thèse d’Y. Person, déjà citée. Voir aussi Julie d’Andurain, La Capture de Samory. L’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest, Saint-Cloud, SOTECA, 2012. 5 Le portage « à dos d’homme », ou plus souvent sur la tête, était pénible, mais aussi ressenti comme humiliant. Il provoquait souvent des insurrections. C’est pourquoi, pour en diminuer la nécessité, les gouverneurs se hâtèrent de construire des routes et même une voie ferrée dont les travaux commencèrent en 1903. Esclavage et portage devaient disparaître à mesure que les transports automobiles et le chemin de fer progressaient : « Nous avons dit plusieurs fois l’importance que donne aux progrès des voies ferrées en Afrique la diminution corrélative du portage, ce reliquat de l’esclavage », lit-on dans Société Antiesclavagiste de France, n° 44, décembre 1905, p. 252.
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Ce qui, au point de vue humanitaire et chrétien, rend surtout odieux cet esclavage, c’est que l’esclave ne peut constituer une famille proprement dite. L’esclave, en effet, n’est jamais marié au vrai sens du mot. Le maître lui donnera bien une femme, pour le récompenser de ses services et surtout pour en tirer profit ; mais cette femme, esclave aussi, n’est jamais que prêtée à l’homme, et les enfants seront la propriété du maître qui en disposera au gré de ses intérêts. L’administration française a fait de très louables efforts pour la libération des esclaves. Elle a créé, en divers centres du Baoulé6 , principalement, des villages civils de liberté7. Les résultats pratiques ont été plutôt médiocres. Il devait en être ainsi. La Religion chrétienne, et partant le prêtre, manquait à ces institutions philanthropiques. « C’est, en effet, (comme s’exprime excellemment Mr le baron J. du Teil8) le prêtre qui est le facteur essentiel du succès d’un village de liberté, puisque la Religion seule peut établir entre des affranchis, presque toujours étrangers les uns aux autres et réunis seulement par les hasards d’une semblable infortune, une communion d’idées capable de les fixer définitivement les uns auprès des autres. » En présence de cet état de choses et de ces faits, le T. R. P. Hamard, à la suite d’un long voyage dans le centre et le nord de la colonie9, avait formé le projet de fonder un grand village de liberté au cœur même du Baoulé10, afin que tous les esclaves libérés par les administrateurs et chefs de poste pussent être facilement concentrés dans ce village ; 6 Le Baoulé est la région située au centre de la Côte d’Ivoire, peuplée par l’ethnie baoulé. 7 D. Bouche, Les villages de liberté…, op. cit. L’auteure consacre les pages 41-173 aux « villages de liberté administratifs » (étude menée à partir des rapports des commandants de cercle), puis les pages 177-253 aux « villages de liberté de la Société Antiesclavagiste de France » (étude menée à partir de la Revue de la Société Antiesclavagiste et d’autres bulletins semblables), créés par les missions catholiques. 8 « Le baron du Teil fait une active propagande pour la Société Antiesclavagiste dont il est le trésorier de 1901 à 1903 et le secrétaire général à partir de 1903 », précise Denise Bouche (op. cit., p. 37). Une biographie du baron a été rédigée par G. Lequin, Pierre-Marie-Joseph, baron du Teil (1863-1918), Paris, Auguste Picard, 1921. 9 Voyage réalisé en janvier 1906, et dont le père Hamard rédige un compte rendu dans une lettre du 20 décembre 1906, publiée dans « Rapport sur Wallonville », Société Antiesclavagiste de France, n° 51, septembre 1907, p. 77-83. 10 Le père Hamard voulait le placer à mi-chemin entre Kouadiokofi et le tracé du chemin de fer alors en construction : « D’un côté, l’on aurait la protection du poste de Kouadiokofi, et de l’autre la proximité du chemin de fer pour écouler les produits du
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ou bien encore – et notre regretté défunt donnait la préférence à ce second plan – fonder un double orphelinat, l’un pour les garçons, l’autre pour les filles, dans la même région afin que, au moins les jeunes gens des deux sexes pussent recevoir une éducation morale et une formation intellectuelle qui les sortent effectivement de l’esclavage11. L’idée toute apostolique de ce projet était assurément excellente. La Société anti-esclavagiste de France en fut saisie dans un rapport paru dans le bulletin de l’œuvre en septembre 1907. Le T. R. P. Hamard n’a point eu hélas, avant de mourir, la consolation de voir la réalisation de son projet. Les causes multiples, au nombre desquelles celle primordiale et capitale du manque de ressources, l’avaient empêché d’en effectuer l’entreprise. Toutefois ce projet, que le bon Père avait conçu en égrenant son chapelet par les routes interminables du Baoulé et du Taguana12, n’a pas été relégué au domaine de l’oubli. Il nous a été possible enfin d’entreprendre quelque chose dans ce sens. La récente création du village de liberté Jeanne d’Arc au Katiola13, la région avoisinant le Baoulé, répond bien en effet aux aspirations du vénéré défunt. Une famille chrétienne, composée du père, de la mère et de trois charmants négrillons, inaugure le village14. D’autres recrues, nous l’espérons, viendront se joindre à eux, en attendant que les jeunes Village de Liberté ou se procurer les denrées de première nécessité ». (Rapport sur Wallonville », op. cit., p. 81). 11 Le passage concernant « le double orphelinat » est tiré, mot à mot, du « Rapport sur Wallonville ». Visiblement, le père Moury avait ce numéro sous les yeux quand il rédigeait le présent article. 12 Le Taguana est la région qui borde le Baoulé au nord. Samory y avait capturé un bon nombre d’esclaves. 13 Katiola est la ville principale de la région taguana. La mission de Katiola a été créée par le père Moury lui-même en 1908 : dès 1909, le village de liberté Jeanne d’Arc y a été adjoint. Le père Moury est donc en mesure de donner des informations précises sur cette famille… qui n’a été rejointe par aucun nouvel arrivant durant toute l’année 1910. 14 Une seule famille installée permettait de parler de « village » ! Il faut savoir que la Société Antiesclavagiste de France promettait une allocation pouvant atteindre 5000 francs (les années où ses fonds le lui permettaient) lorsque était créé un nouveau village de liberté. Il est vrai que c’est pendant la première année que les frais étaient les plus importants : il fallait construire les cases, puis entretenir les travailleurs et leur famille jusqu’à leur première récolte. Ensuite, ceux-ci étaient censés s’auto-suffire.
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néophytes ou catéchumènes de la Station (parmi lesquels se trouvent trois enfants esclaves) viennent eux-mêmes s’y établir, une fois leur éducation chrétienne terminée15. Ce village offre de belles espérances et permet déjà d’augurer favorablement de l’avenir. Le village de Vallonville16 , près de Koroko, est vraiment le type des villages de liberté. Ses habitants sont d’anciens captifs du fameux Samory, délivrés par nos colonnes militaires et confiés aux missionnaires. C’étaient, lorsqu’ils nous furent remis, des enfants malingres et rachitiques, abrutis par les privations et les mauvais traitements qu’ils avaient endurés. Ils ont, sous la tutelle des Pères, qui les ont formés à la vie chrétienne, grandi physiquement et moralement17. Maintenant ils constituent des familles modèles qui sont la consolation des missionnaires de Koroko. Les nouvelles recrues sont peu nombreuses cependant, et le village s’accroît surtout par les naissances. Les esclaves libérés, même ceux élevés et formés par nous, préfèrent généralement, une fois mariés, retourner dans leur pays d’origine quand ils le connaissent et s’établir parmi les parents ou connaissances qu’ils peuvent y trouver encore18. Nos libérés chrétiens sont d’ailleurs les précurseurs des missionnaires dans les villages où ils viennent se fixer ; ils commencent à y répandre la semence du bon exemple qui porte des fruits en son temps. Ils préparent la voie à
15 Si des non esclaves viennent s’y établir, il sera plus exact de parler de village chrétien. Les deux projets (village de liberté et village chrétien) sont très liés dans la mentalité de plusieurs missionnaires. 16 Il s’agit du village de Wallonville, ainsi nommé en hommage à Henri Wallon (1812-1904), qui fut, à plusieurs reprises, vice-président de la Société Antiesclavagiste de France. Il avait été professeur à l’École Normale Supérieure, puis à la Sorbonne. Ses travaux sur l’esclavage dans l’antiquité, puis dans les colonies françaises lui ont valu la célébrité. Il fut aussi député et ministre de l’Instruction publique. Fervent catholique, il a publié des études sur la vie de Saint Louis et une Vie de Jeanne d’Arc. 17 On peut suivre le développement de ce village grâce à plusieurs articles, envoyés par les missionnaires, et publiés dans divers numéros du bulletin dénommé Société Antiesclavagiste de France. 18 Avec pragmatisme et honnêteté, le père Moury observe les faits et ne cache pas qu’il n’entrevoit aucun avenir pour les villages de liberté. Mais il se hâte de relever les aspects positifs de ces retours dans les villages d’origine.
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l’évangélisation deviennent de précieux auxiliaires pour les missionnaires. Le village Saint Bernard d’Aboisso demeure à peu près stationnaire avec ses deux ménages chrétiens et ses quelques catéchumènes. Les hommes sont employés aux travaux de la briqueterie de la mission, tandis que les femmes s’occupent du ménage. La mission rétribue leur travail, et c’est avec les économies qu’ils savent se ménager sur leur petite solde mensuelle qu’ils subviennent aux besoins de chaque jour. La religion a ennobli ces pauvres esclaves, objet jadis du mépris de leurs congénères libres. L’éducation chrétienne qu’ils ont reçue leur donne un réel ascendant sur les autres noirs païens, qui souvent, sous l’impression des bons exemples qu’ils en reçoivent, viennent demander à apprendre la Religion qui fait les hommes vraiment libres en les faisant les enfants de Dieu. En dehors des villages de liberté dont la création devient de plus en plus difficile en raison de la grande difficulté qu’offre le rachat des esclaves et de la tendance de plus en plus marquée des noirs libérés de regagner leur pays d’origine et leurs villages respectifs, notre action s’exerce sur d’autres catégories de personnes dont la condition se rapproche beaucoup de celle des esclaves proprement dits19. Je mentionnerai d’abord les orphelins ou assimilés. Dans toutes nos stations nous avons un bon nombre d’enfants totalement à notre charge. Les uns nous ont été offerts par des chefs influents dans un but souvent intéressé ou parfois simplement pour nous être agréables. Les autres sont venus à nous d’eux-mêmes, parce que, privés de leurs parents, ils ne voulaient pas rester sous la tutelle d’un grand frère, d’un oncle, ou d’un maître quelconque dont ils ne recevaient que mauvais traitements. Ces pauvres enfants qui nous ont adoptés pour leurs pères demeurent à notre charge jusqu’au jour où nous les avons mis en état de gagner honorablement leur vie. Dans l’intervalle nous leur devons 19 S’il veut avoir droit à l’allocation anti-esclavagiste, le père Moury doit justifier qu’elle sera utilisée au profit d’esclaves ou d’anciens esclaves… ou de « personnes dont la condition se rapproche beaucoup de celle des esclaves proprement dits ». « Seules les allocations fournies par la Propagande sur les quêtes de l’Épiphanie continuent à obliger les missionnaires à poursuivre une œuvre nominalement anti-esclavagiste » constate Denise Bouche (Les villages…, p. 238).
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la nourriture, le logement, le vêtir et l’instruction. Quand ils seront en âge de contracter mariage, il nous faudra encore payer en totalité ou en partie la dot ou rançon de la compagne qu’ils se seront choisie et qui oscille entre 200 et 400 francs. Les cas de ces infortunés qui quittent leurs maîtres incléments pour venir se placer sous notre tutelle ne sont pas rares. En 1901, à Dabou, un garçonnet de six ans qu’un traitant noir avait acquis pour sa femme, aux fins de servir de boy à cette dernière, réussi un beau matin à s’évader. Dominant sa timidité naturelle, il s’en fut lui-même trouver le chef de poste et se plaindre à lui des mauvais traitements dont l’accablait sa maîtresse. Sa cause était d’un gain facile : l’empreinte des coups reçus dont son pauvre petit corps malingre portait les cicatrices lui servait d’avocat. Le chef de poste retira l’enfant à ses bourreaux et le donna à la Mission. Félix, c’est le nom du libéré, a grandi auprès de ses nouveaux maîtres et pères ; c’est maintenant un grand et beau garçon et un bon chrétien. Bientôt il va se choisir une compagne et fonder une nouvelle famille chrétienne. Dans le Sanwi une jeune fille, qu’un personnage influent détenait parmi sa nombreuse famille d’esclaves, eut la bonne chance d’apprendre que son maître la destinait, à l’occasion d’une fête prochaine donnée en l’honneur des mânes de ses ancêtres, à être sacrifiée ; elle s’enfuit secrètement et vint se réfugier chez une dame européenne à qui elle fit part de son histoire et du sort qui l’attendait, en la suppliant d’avoir pitié d’elle et de lui sauver la vie. La brave dame la prit chez elle et lui promit de ne pas l’abandonner. Quelque temps après, elle l’envoyait chez nos religieuses de Dabou, où Ama, l’heureuse captive libérée, reçut auprès des Sœurs, ses mères adoptives, le bienfait de la foi. J’ai eu personnellement la douce consolation de lui administrer le saint baptême et de la préparer à la première communion qu’elle fit avec une ferveur vraiment admirable. Elle est maintenant mariée à l’un de nos meilleurs chrétiens, un ancien esclave de Samory, et mère de trois beaux négrillons, dont l’aîné, âgé de quatre ans, sait fort bien invoquer, en français, le bon Dieu et la SainteVierge20.
20 Le père Moury ne le précise pas : il s’agit du « couple modèle » qui est la colonne vertébrale du village de liberté de Wallonville (où il réside de 1903 à 1918) et de la
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Je pourrais multiplier les citations de faits de ce genre, mais ces citations allongeraient outre mesure ce modeste rapport que d’accablantes occupations m’obligent d’ailleurs d’écourter. Qu’il me soit cependant permis de relater ici un fait un peu différent en l’espèce, mais intéressant aussi. Il est récent puisqu’il ne date que d’hier. Hier matin donc, sur les huit heures, arrivait à la mission de Bingerville un garçonnet âgé de 10 ou 11 ans, et parlant assez bien le français. Il se présente au Père Supérieur et lui dit : « Père, tu connais mon frère, c’est lui que tu as baptisé il y a un mois et qui a fait, dimanche dernier, sa première communion. Je vois qu’il est bien content maintenant. Je voudrais moi aussi devenir chrétien comme lui. – Mais, mon petit ami, reprend le père, il ne tient qu’à toi de devenir chrétien comme ton frère. Viens tous les jours au catéchisme et quand tu seras suffisamment instruit, si tu es bien sage, je te baptiserai. – Oh ! moi je voudrais bien venir, mais je ne suis pas libre. Mon père est mort et mon oncle qui s’appelle Boni m’a pris pour son boy. Il m’oblige à faire fétiche avec lui. Moi, je n’aime pas le fétiche, mais quand je refuse et que je me mets à pleurer, lui me frappe. Jamais il ne me laissera apprendre le catéchisme. Si tu lui parlais, toi, ta parole lui ferait peur et il me laisserait peut-être venir chez toi et y rester. Oh ! je serais bien content, va ! de rester avec toi pour faire ton boy et pour devenir chrétien !… » Ne voilà-t-il pas un mode d’esclavage bien digne d’intérêt ? Cet enfant qui est devenu par la mort de son père la propriété d’un oncle aux sentiments rien moins que paternels, ne subit-il pas le sort des esclaves domestiques ? Cet être n’est pas esclave au sens propre du mot, mais sa condition est-elle meilleure que celle des esclaves ? N’est-il pas, jusqu’au jour où il lui sera possible de secouer le joug de sa servitude palliée21, le jouet des caprices de son maître ?… Nous avons été souvent saisis de faits de ce genre et nous avons quantité de nos néophytes qui ne doivent d’être chrétiens qu’à la libération préventive que nous leur avons procurée en soustrayant leurs tendres années à la servitude d’un oncle, d’un parent quel-
chrétienté de Korhogo. Voir P. Boutin, Aux origines de l’Église de Korhogo, un couple : Louis Ouandété et Valérie Ama, édité par le diocèse de Korhogo, 1994. 21 Pallier : dissimuler, cacher au regard. Au sens médical : atténuer, supprimer certains aspects du mal sans le guérir.
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conque ou même d’un étranger auquel ils auraient été donnés pour acquitter une vielle dette de leur père défunt. Un autre mode d’apostolat anti-esclavagiste – si je puis m’exprimer ainsi – nous est fourni par les dispensaires. Dans presque toutes nos Stations nous avons établi des dispensaires où les malades de tout âge, de tout sexe et de toute condition viennent se faire soigner. Parmi eux se trouvent donc fréquemment de pauvres esclaves, auxquels il nous est parfois possible de donner la santé de l’âme, en échange de la guérison du corps que nos médicaments ne peuvent leur rendre. Attenant à nos dispensaires, sont généralement établis des gîtes ou asiles pour les malades trop infirmes ou délaissés des leurs. Ces derniers, tout le temps qu’ils sont en traitement, reçoivent avec nos soins matériels l’instruction religieuse que nous nous efforçons de leur donner. Parmi ceux qui se rétablissent, les uns, et c’est le plus grand nombre, regagnent leurs villages tandis que d’autres, plus touchés de notre dévouement, ne veulent plus se séparer de nous et demeurent à la Mission où ils tâchent de se rendre utiles dans la mesure de leurs forces chancelantes. C’est ainsi que nos religieuses de Dabou ont fait l’acquisition de trois vieilles négresses. Ces pauvres créatures, que les privations ont vieillies plus que l’âge, sont, malgré leurs infirmités, très heureuses de la condition qui leur est faite. Elles écouleront doucement, auprès des bonnes Sœurs, le peu de jours qui leur restent à vivre, et quand la mort viendra les prendre, elle les trouvera chrétiennes, car elles mettent à se faire instruire une réelle bonne volonté et témoignent d’un grand désir de recevoir le Saint Baptême. Voilà, Éminentissime Seigneur, par quels moyens nous tâchons de rendre efficace notre apostolat auprès des pauvres esclaves et de leurs assimilés, et nous nous efforçons d’entrer dans les vues de nos chers bienfaiteurs et d’atteindre le but que se propose l’excellente Société Anti-Esclavagiste dans la distribution de ses aumônes. Il nous serait certes infiniment consolant de pouvoir étendre davantage les limites de notre champ d’action, car notre ambition va plus loin, mais force nous est de la limiter à nos ressources. C’est pourquoi nous continuons à tendre la main en faveur des pauvres noirs opprimés de la Côte d’Ivoire. 372
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Que le Seigneur répande ses plus précieuses bénédictions sur tous les membres de l’Œuvre Anti-Esclavagiste et récompense au centuple leur générosité. Daignez agréer, Éminentissime Seigneur, l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, de votre Éminence, le tout dévoué serviteur. (signé) J. Moury préf. apost.
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QUOTIDIEN PLUS CONTEMPORAIN VISITE PASTORALE DE MGR STREICHER EN OUGANDA (1916) Fr a nçoi s R ic h a r d
En février 1879 les Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) arrivèrent dans le Buganda (fig. 2). C’est dans ce royaume que la mission s’est d’abord développée en dépit de beaucoup de difficultés. En 1900 il y avait déjà 40 missionnaires en 11 paroisses. En 1901 la paroisse N. D. de Lourdes fut ouverte à Hoima dans le Royaume du Bunyoro, à l’ouest du Vicariat Apostolique de l’Ouganda. C’est la 12e mission du Vicariat. En janvier 1916, au moment de la visite pastorale il y a deux pères : les PP. Blanc et Goulet, et un frère, le Frère Martin, 63 catéchistes, 3649 baptisés, 2160 catéchumènes, 51 écoles. Né en Alsace en 1863, ordonné prêtre en 1887, le père Henri Streicher arriva en Ouganda en 1890 et fut nommé vicaire apostolique en 1897 (ill. 13). Il démissionnera en 1933. Cahier du Conseil de la mission de Hoima (1902-1916), A.G. M.Afr., casier 199, P175/11
Synthèse des instructions données aux missionnaires de N. D. de Lourdes (Hoima) par Sa Grandeur Mgr Streicher, lors de sa visite pastorale en janvier 1916 Les instructions de sa grandeur ont eu pour sujets principaux : les catéchistes, les écoles, les tournées, les catéchumènes, les registres, les constructions.
1 Les textes entre crochets et barrés, ont été rayés dans l’original (manuscrit). Les textes en italiques, ont été rajoutés à la main par Mgr Streitcher avant de signer le texte.
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I – CATÉCHISTES 1. Doivent apprendre le luganda2, afin de pouvoir profiter des livres écrits dans cette langue3. 2. Doivent être excités au zèle : ceux d’au loin ne font rien. 3. Doivent entretenir leur caféiers sous peine de [d’être chassés de l’œuvre] se voir supprimer les 5 rps4 qui [sic] doivent par leur impôt annuel5. 4. Doivent veiller à la propreté de leur chapelle et la réparer euxmêmes, au besoin. 5. Vu l’exigüité de notre dîme, ils bénéficieront d’une partie du busulo6 dans la mesure que l’économe fera connaître ultérieurement7. 6. Leur position avantageuse doit être pour eux un motif de persévérance dans l’œuvre et un excitant au zèle apostolique. II – ÉCOLES 1. L’importance des écoles ne fait que grandir en face des nouvelles nécessités. 2. L’instruction que les élèves puiseront dans les livres sera pour eux un grand moyen de persévérance. Donc urger l’application de la règle qui demande que les jeunes catéchumènes de l’un et l’autre sexe sachent lire avant de retourner au village. 3. [Tous devraient avoir un livre qui serait leur fidèle compagnon] Insister, même au confessionnal, auprès des néophytes sachant lire, pour qu’ils se procurent catéchisme ou livre de prières et les obliger à s’en servir. 2
Le luganda ou ruganda est la langue des Baganda, habitants de l’Uganda, royaume du sud de l’Ouganda actuel. 3 Les premiers missionnaires catholiques étaient arrivés en Uganda en 1879 et avaient déjà publié plusieurs livres en luganda. En 1916, il y avait déjà 20 livres en luganda, sans compter les grammaires et dictionnaires (dont un lexique latin-luganda de 476 pages). Par contre, en runyoro, dialecte de Hoima, il n’y avait qu’un catéchisme de 32 pages publié en 1907. 4 Rps : roupies, l’argent employé en Ouganda. 5 Un peu énigmatique : semble signifier que les catéchistes bénéficiaient d’un avantage pour l’occupation d’un terrain de culture, cf. note supra. 6 Le busulu (ou busulo) est en luganda la somme payée en rente au propriétaire pour l’occupation d’un terrain. Il est intéressant de noter que les missionnaires emploient des mots non pas en runyoro mais en luganda. 7 Le texte est un peu énigmatique : il semble signifier qu’étant donné le petit revenu de la mission (par la dîme payée par les chrétiens), les catéchistes bénéficieront d’une réduction et n’en paieront qu’une partie.
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4. Comme les livres en runyoro ne sont rien moins que variés8 , que les plus intelligents aient recours aux livres ruganda. 5. L’instruction scolaire est pour les jeunes gens l’unique moyen d’arriver aux fonctions administratives du pays. 6. Un peu d’anglais leur serait fort utile. Dans ce but, tacher de trouver un instructeur sachant l’anglais. Il serait payé [par ses propres élèves] sur la cotisation annuelle imposée aux élèves. Donc réunir à part les jeunes gens, qui offrent le plus d’avenir, exiger [1 rupee ou davantage] 3 à 5 rupee de chacun et leur donner une instruction soignée. 7. [Tacher d’obtenir pour l’un de nos élèves une des six bourses fondées par Monseigneur pour l’école de Rubaga] Mgr nous reproche de n’avoir fait jusqu’ici aucune démarche pour obtenir en faveur d’un de nos jeunes néophytes une des six bourses fondées à St Mary’s school. III – TOURNÉES 1. Leur nécessité : a) pour le recrutement des catéchumènes b) pour la formation pratique des catéchistes c) pour la persévérance des chrétiens 2. Quoique nous ne soyons que deux missionnaires, faire des tournées. Confier les catéchismes à nos aides. 3. Avoir des dates fixes, auxquelles on tient absolument. Sans cela, on repousse indéfiniment les sorties. Mgr demande qu’on lui communique les dates de ces sorties lorsque elles ont auront été fixées en conseil. 4. Ne pas se laisser rebuter par les inconvénients des tournées et ne pas exagérer ces inconvénients. [Peu importe si, à leur occasion, il y a quelques lacunes au poste même] 5. Les institutrices indigènes devraient, elles aussi, faire des visites dans les villages éloignés de moins de 3 heures du poste. Mgr les autorise à partir de 5.30 du matin avec retour le soir à 6 h. IV – CATÉCHUMÈNES 1. Qu’ils soient suffisamment bien logés [, bien] et nourris, afin qu’ils emportent aux byalos9 une bonne opinion de la mission. 2. Ne pas prolonger leur temps d’instruction au-delà de six mois.
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Cf. note supra. Byalo : villages (luganda).
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3. Puisque les six mois ne suffisent pas pour apprendre la lecture, exiger qu’ils entrent au mugigi10 connaissant plusieurs masomo11. 4. Insister sur la propreté, l’amour de travail, la gaité. Qu’ils se lèvent à 5 h ½, fassent leur prière du matin tous ensemble au pied du lit et aillent au travail jusqu’à l’heure de leur messe. 5. Tâcher de leur bâtir en briques des migini12 étroits et allongés, avec une seule rangée de lits. On pourra sans inconvénient brûler ces migini étroits quand ils seront infectés par le bibos13. Il n’y aura qu’à refaire le toit et les lits, ce qu’ils feront eux mêmes. 6. Mgr trouve que la surveillance dans les migini laisse à désirer. Les surveillantes, maitresses de maison, n’ont pas sur les enfants l’autorité voulue. Il est intolérable qu’une même couchette soit occupée par deux enfants. 7. [Le cahier des nsonga de balonde14 est au fond uniquement destiné à relater leur procès de mariage] Quand le mariage a été conclu « more patrio »15, les deux conjoints étant libres de tout autre lien antécédent, conclure à la validité et ne pas faire renouveler le consentement. 8. Le kutera musango16 tel qu’il se pratique communément n’est qu’une cérémonie. Il ne porte pas atteinte à la validité du [mariage] contrat matrimonial nisi adsit probatio, facta ab uno vel altero contratentium, explicitae voluntatis divortii esternis manifestate17. V – REGISTRES 1. Registre des baptêmes des adultes : l’envoyer à l’imprimerie, afin qu’on retranche les feuilles blanches et qu’on le relie. 2. Tous les actes de mariage doivent être signés par le supérieur-curé, même quand la bénédiction nuptiale a été donnée par un confrère délégué.
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Mugigi : instructions, catéchuménat. Masomo : leçons, lectures. 12 Migini : dortoir (swahili). 13 Bibo : genre de moustique porteur de fièvre récurrente (luganda). 14 Nsonga de balonde : état des catéchumènes (luganda). Il s’agit de leur situation matrimoniale. 15 Selon la coutume locale. 16 Kutera en runyoro signifie battre et musango en luganda signifie crime, délit. Il s’agit donc d’un rite pour régler un problème ou une dispute. 17 À moins que la volonté de divorce ne soit prouvée par la déclaration explicite de l’un ou l’autre des partenaires. 11
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3. Registre des enfants : ne pas oublier que pour être autorisé à baptiser un enfant en bas âge issu de parents païens qui relinquendus est sub potestate parentum paganorum18, il faut une garantie v.g. un parrain ayant une autorité légale sur l’enfant. 4. Registre des décès : quand il s’agit d’une personne mariée, inscrire le nom du conjoint vivant, afin qu’on puisse s’y référer au cas il voudrait se remarier. 5. Mgr donne plusieurs avis pratiques sur la bonne tenue du registre de ère 1 communion et sur la tenue du livre de Status animarum19. VI – CONSTRUCTIONS ÉGLISE NOUVELLE 1. Monseigneur nous donne, pour la bâtir, 1500 rps ; les chrétiens devront en donner autant, dont 100 en espèces. 2. Inscrire sur un registre ad hoc, mais ne pas publier à l’église le nom des chrétiens qui ont donné. Les exhorter à se laisser guider en cela par des motifs de foi. 3. Qu’on n’emploie pas de briques cuites, sinon pour les cintres des portes et les deux premières [assises] rangées qui reposent sur les fondations. Que les murs ne dépassent pas 4 mètres en hauteur ; attendre des temps meilleurs pour les passer au muiko20 ; pas de pignon aux deux extrémités ; hâter le travail. AUTRES CONSTRUCTIONS 1. Après l’église, bâtir une grand kigango21 pour les enfants de ère 1 communion ; se servir des briques de la vieille église. 2. Le kigango, le bâtir sur l’emplacement de l’actuel 3. Plus tard, construire deux maisons pour servir de chambres de bagenyi22. Endroit : en face de notre maison de communauté. Les chambres actuelles sont mal situées, sont trop à l’écart.
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Qui est encore sous la responsabilité de parents païens. Status animarum : registre qui permettait de suivre l’évolution de toutes les familles chrétiennes d’une paroisse. Le Liber de status animarum était requis par le canon 470 de l’ancien code de droit canon ; il n’est plus requis par le code de 1983. 20 Muiko : outil pour enduire de crépi (luganda). 21 Kigango : abri où on reçoit les catéchumènes (luganda). 22 Bagenyi : visiteurs, hôtes. 19
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VII – AVIS DIVERS Mgr nous rappelle à l’obéissance de la règle liturgique exigeant un conopée devant la porte du tabernacle renfermant la Ste Réserve. Mgr nous demande de ne pas distribuer la communion à la grand messe des dimanches ordinaires. Qu’on la donne soit avant, soit après. Concordat quoad substantiam23 H Streitcher Vic. ap.
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Conforme quant à la substance.
CIRCULAIRES DE MGR CESSOU P ier re Tr ic h e t
Quand Mgr Cessou dirigeait l’Église du Togo Lorsque la Congrégation de Propaganda Fide1 confia la charge du Vicariat apostolique du Dahomey à la SMA de Lyon, le 28 août 1860, le Togo était compris dans ce territoire qui s’étendait du fleuve Volta, à l’ouest, au fleuve Niger, à l’est. La SMA tenta d’ouvrir une station à Atakpamé en 1886. Celle-ci fut abandonnée en 1887, à la suite de la tentative d’empoisonnement des deux missionnaires résidents. C’était l’époque où, suite à la Conférence de Berlin de 1885, l’Allemagne voulait faire reconnaître ses droits sur une côte où étaient installés plusieurs commerçants allemands. D’ailleurs, dès juillet 1884, le consul allemand Gustave Nachtigal avait signé un traité avec le roi du village dénommé Togo. Les autorités allemandes firent savoir à Propaganda Fide qu’elles souhaitaient que les territoires du Togo et du Cameroun soient confiés à des missionnaires de leur nationalité. C’est ainsi que par décret du 12 avril 1892, Propaganda Fide créa la Préfecture apostolique du Togo et la confia à la jeune Société du Verbe Divin de Steyl2. Cinq missionnaires débarquèrent à Lomé le 28 août 1892. D’importants renforts arrivèrent, les années suivantes, qui ont permis de multiplier les stations dans le sud et même d’ouvrir une station à Atakpamé dès 1900. En 1897, sont arrivées les premières sœurs, pour prendre en main la formation des femmes et des enfants. Sous la direction éclairée et énergique des Préfets apostoliques Bücking (de 1896 à 1907) et Schöning (de 1907 à 1914), la chrétienté s’est développée rapidement. À Lomé, une école professionnelle est sortie de terre en 1904 :
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Organisme du Saint-Siège chargé de tout ce qui concerne les missions, cf. supra. 2 Cette présentation s’inspire de K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, Lomé, Librairie du Bon Pasteur, 1968.
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six frères y formaient des menuisiers, des serruriers, des cordonniers, des tailleurs, des sculpteurs sur bois et des imprimeurs. En 1908, une école normale d’instituteurs fonctionnait à Gbi-Bla. En 1913, on comptait 12 stations principales, 47 pères, 15 frères, 25 sœurs, 228 instituteurs. Constatant la solide implantation de cette Mission, Propaganda Fide décida de l’élever au rang de Vicariat apostolique. Ce fut chose faite le 16 mars 1914. Le premier Vicaire apostolique fut Mgr Franz Wolf, qui reçut l’ordination épiscopale le 28 juin. Commença alors en Europe la guerre de 1914-1918 : les Anglais (venant de Gold Coast) et les Français (venant du Dahomey) envahirent le Togo. En 1917, les missionnaires allemands furent considérés comme prisonniers de guerre et transférés en Angleterre. Rome confia alors la charge d’Administrateur apostolique (c’est-à-dire la direction par intérim) à Mgr Hummel, Vicaire apostolique de la Gold Coast voisine, et obtint, un peu plus tard, de la SMA qu’elle reprenne en charge ce territoire. En 1920, le Togo fut officiellement divisé en deux « territoires sous mandat » : l’un fut confié à la Grande-Bretagne, l’autre à la France. Rome nomma alors un Administrateur apostolique pour la zone confiée à la France : le père Jean-Marie Cessou. Le père Cessou, né en 1884 à Quimper, en Bretagne, ordonné prêtre dans la SMA en 1908, sert d’abord en Égypte, puis au Liberia. Pendant la première guerre mondiale, il est mobilisé comme infirmier au Cameroun… où il assure la direction de la mission de Yaoundé quand les missionnaires allemands sont expulsés du pays. Après la guerre, ses supérieurs l’affectent à Abeokuta, au Nigeria. Il doit quitter ce poste en 1921 pour venir à Lomé en qualité d’Administrateur apostolique. Il arrive, accompagné de deux prêtres et quatre frères, et les affecte dans quatre postes (sur les 10 qui existaient en 1913). Il lance des appels à l’aide en Europe, pour qu’on lui envoie du personnel et des finances : il dirige 16 pères en 1924 et 21 en 1925. Il se montre un pasteur éclairé et travailleur : Rome le nomme Vicaire apostolique. C’est dans la cathédrale de Lomé qu’il reçoit l’ordination épiscopale, le 15 juillet 1923. Il fait plusieurs voyages dans le nord, où il crée la station de Tchétchao en 1926, rouvre celle d’Alédjo (qui avait existé en 1913-1917), fonde celle de Sokodé en 1929, Lama Kara en 1930, etc. Plusieurs autres suivent dans le sud, notamment la deuxième paroisse de Lomé, à Amoutivé, en 19333. Sur sa recommandation s’accroît le nombre des catéchistes, des écoles catholiques et des instituteurs, des séminaristes et des prêtres togolais, des œuvres de jeunesse et des mouvements d’action catho3 D’après sa fiche biographique, consultable aux AMA 2 F 382. Voir aussi K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, op. cit.
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lique. Pour favoriser le développement dans le Nord, il obtient que Propaganda Fide crée une Préfecture apostolique à Sokodé en 1937. Une des caractéristiques de sa manière de gouverner s’exprime dans le grand nombre de circulaires qu’il a produites. K. Müller a pu écrire : On a comparé les deux évêques voisins et amis, Mgr Cessou et Mgr Herman4, d’une manière plaisante : l’un est l’évêque des circulaires, l’autre l’évêque qui circule. Le mot s’applique très bien à Mgr Cessou : il a effectivement adressé à ses missionnaires une foule de messages : lettres pastorales, rapports, ordonnances, nouvelles de toutes sortes5. Cela ne signifie pas qu’il ait gouverné de son bureau. Au contraire, on sait qu’il voyagea beaucoup6. Il en tire des expériences comme le prouve le récit d’un de ses voyages à Ouagadougou ci-dessous.
Les circulaires du Vicaire apostolique Ses circulaires, dactylographiées, pouvant atteindre une dizaine de pages, étaient très documentées, présentant de nombreuses informations qu’il avait glanées dans ses lectures. Sans jamais utiliser l’expression « formation permanente » (qui ne sera inventée que beaucoup plus tard), il en était un adepte fervent pour lui-même, et il voulait que ses confrères se mettent constamment à jour dans le domaine des connaissances qui étaient nécessaires à leurs fonctions. Il insistait pour que chaque station soit abonnée au quotidien La Croix et à L’Ami du clergé : « vous y trouverez l’essentiel de la documentation que tout prêtre doit avoir », commentait-il. Lui-même recevait en plus l’Osservatore romano et les Acta Apostolicae Sedis (dont il traduisait en français certains passages, qu’il citait dans ses circulaires). Il a recommandé plusieurs livres, et a exigé que toutes les stations se procurent L’Action catholique, traduction française des documents Pontificaux parus de 1922 à 1933, à la Maison de la Bonne Presse (dans sa circulaire du 3 août 1934).
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Le Vicaire apostolique du Togo britannique, basé à Ho. Bibliographie détaillée des écrits de Mgr Cessou, ou le concernant dans : Andréa Kossi Agbetiafa. Monseigneur Jean-Marie Cessou et la Mission catholique dans la zone francophone du Togo (1921-1945), Roma, Pontificia Università Gregoriana, Mémoire de licence en histoire de l’Église, 1992, p. 65-71. 6 K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, p. 140. 5
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Il a aussi reproduit, dans ses circulaires, plusieurs extraits de la revue A.F.E.R. (rien de commun avec l’actuelle AFER d’Eldoret au Kenya) ; il s’agit d’Africanae Fraternae Ephemerides Romanae. Une équipe assez informelle de représentants des congrégations missionnaires s’était constituée à Rome autour des pères Henri Dubois, sj et Albert Perbal, omi, réputés pour leur science missiologique, et se dénommait Conférence Romaine des Missions catholiques d’Afrique. Elle a lancé ce bulletin de liaison « qui renseigne sur ce qui se fait de bien et se dit d’utile, […] sans aucune prétention à légiférer ou à dogmatiser ». La revue l’indique dans son titre : elle se veut « fraternelle ». Elle a été éditée à Rome, par la Sodalité Saint-Pierre Claver, de 1932 à 1948. Bref, Mgr Cessou se documentait et faisait son miel de tout ce qu’il trouvait d’utile. Ses circulaires visaient à mettre ses découvertes à la disposition de tout son clergé pour contribuer à sa formation permanente. Il était très ouvert aux méthodes pastorales nouvelles et insistait pour que se mette en place l’Action catholique que le pape recommandait avec insistance. « Je demande aux confrères qui rentrent en France de s’initier, pendant leur congé, au lancement et au fonctionnement des œuvres de jeunesse : patros, scouts, cercles d’études, cinémas »7. Il meurt le 3 mars 1945 à Lomé. Citons l’éloge funèbre que publia le père Guilcher dans l’Écho des Missions Africaines : Alliant à une modestie exemplaire les qualités les plus hautes et le savoir le plus vaste ; au sens le plus compréhensif de l’autorité la bienveillance la plus grande et la cordialité la plus avenante ; à la clarté de l’intelligence et à la perspicacité de l’esprit la défiance de soi-même ; prudent et circonspect sans pourtant manquer d’audace ; volontaire jusqu’à l’opiniâtreté, parfois énergique jusqu’à la ténacité, il était de ceux qui n’ont pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Élevé à une dignité et à une charge qui comportent des responsabilités graves, il eut au plus haut degré la conscience de ses responsabilités8.
7 Circulaire du 22 avril 1935, p. 7. Le « patro », c’est-à-dire le « patronage » était un ensemble d’activités ludiques, organisées par la paroisse, qui rassemblaient les jeunes durant leurs moments libres, souvent le dimanche après-midi. 8 Reproduite dans K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, p. 154.
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Adopter un alphabet commun pour transcrire les langues africaines Circulaire de Mgr Cessou (1933) À partir de 1847, plusieurs Sociétés missionnaires protestantes viennent s’établir dans le territoire qu’on appellera bientôt Togo : la Société des Missions du Nord de l’Allemagne, de Brême, la Mission de Bâle et la Mission méthodiste wesleyenne. Très tôt, chacune se lance dans la traduction de passages bibliques ou dans l’impression de livrets de chants et de prières. Elles se heurtent au problème de la phonétique à adopter pour rendre les sons particuliers aux langues locales. En 1892, les missionnaires allemands du Verbe Divin de Steyl arrivent à leur tour. Eux aussi se lancent rapidement dans les traductions en éwé, la langue parlée autour de Lomé. Et eux aussi résolvent à leur manière le choix d’une phonétique. Lorsque le père Émile Riebstein, SMA, arrivé à Lomé en 1918, publie en 1923 son Vocabulaire de la langue EǠe9, il écrit dans la préface : « L’orthographe de la langue EǠe, ayant été définitivement fixée en 1913 par un accord intervenu entre le gouvernement et les deux Missions, je n’ai pas cru devoir la changer10 ». Il savait que les chrétiens éwéphones étaient habitués à cette phonétique. À partir de 1923, Mgr Cessou (ill. 14) ouvre des stations dans le Nord. Plusieurs missionnaires qui y servent vont vite se révéler des linguistes passionnés. Dans celle d’Alédjo, rouverte en août 1926, le père Gabriel Lelièvre arrive dès décembre 1926. Il a été dans plusieurs postes au Nigeria, entre 1911 et 1925, et s’est toujours mis à la langue locale là où il a été affecté11. Fidèle à sa réputation, il se lance aussitôt dans l’étude du kotokoli et publie, en 1935, le premier livre de prières et de chants en langue tem12 (ill. 15 et 16). Au sujet du père Lelièvre, le père Karl Müller écrit : On lui doit un grand nombre d’ouvrages linguistiques : une grammaire et un lexique dans la langue du pays, la traduction du catéchisme, de l’histoire biblique, une édition des évangiles accompagnés d’homélies pour les dimanches, un manuel de conversation,
9 Sic. Dans sa circulaire, Mgr Cessou lui aussi utilise systématiquement des majuscules pour les noms de langue. 10 E. Riebstein, Rév. Père, Vocabulaire de la langue EǠe, édité par la Sodalité de St-Pierre Claver, Rome, 1923, 1e partie EǠe-Français. Consultable aux AMA 1 D 72. 11 Tiré de la fiche biographique du père Lelièvre. Consultable aux AMA 2 F 382. 12 (VэVѓGHQGѓ7DNDUDGD7ѓPGD Édité par la Mission catholique de Lomé, 1934, 50 p. Consultable aux AMA 1 F 27.
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un livre de lecture et un ouvrage sur les coutumes des Cotocolis et les légendes du Togo13. Inutile de le préciser : le père Lelièvre se sert spontanément de la phonétique qu’il utilisait au Nigeria. Mgr Cessou rédige une brève préface à ce livre (ill. 16), dans laquelle il note : On m’a fait remarquer que ce Livre de Prières n’est point parfait au point de vue linguistique14. C’est possible et même probable. Je lui vois, tel qu’il est, une double utilité : il servira de base à un travail linguistiquement plus parfait et surtout il permettra à nos Catéchumènes et à nos Néophytes du plateau d’avoir en mains le texte écrit des prières qu’ils récitent de mémoire15. Disons-le en passant, le père Lelièvre deviendra un grand connaisseur des coutumes de cette ethnie… ainsi que de la météorologie de la région. Pendant des décennies, il transmettra régulièrement à la Station de météorologie de Lomé les observations qu’il fait : cela lui vaudra, après son retour définitif en France en 1952, d’être décoré en 1954 de la médaille de bronze de la météorologie nationale16. Lorsque Mgr Cessou fonde la station de Lama Kara, en septembre 1930, il y affecte le père Berengario Cermenati. Ce dernier vient également du Nigeria, où il a servi de 1899 à 1925. « Lui aussi s’adonna à de nombreux travaux linguistiques », note sobrement le père Müller17. Mgr Cessou reçoit en 1930 le père Antoine Brungard ; encore un ancien du Nigeria « où il s’est approprié toutes les finesses de la langue yoruba18 ». Il va servir de 1930 à 1961 chez les Kabrais-Losso, où il fonde quatre stations principales. En 1932, il publie le premier syllabaire kabrais-losso19 (ill. 17). Mgr Cessou y note dans sa brève préface : Je fais des vœux pour que le Syllabaire Kabrais-Losso soit bientôt suivi de syllabaires en langues Kotokoli, Bassari, Tchamba, etc. […] Vu l’absence d’écriture pour la langue Kabraise-Losso, nous avons 13
K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, op. cit., p. 121. Mgr Cessou avait étudié deux langues pendant son séjour Liberia, puis une autre au Cameroun et une au Nigeria. Ses nombreuses occupations à Lomé n’ont pas dû lui laisser beaucoup de loisirs pour se mettre à l’éwé. Auprès de quel confrère avait-il glané des notions de phonétique ? 15 (VܧVܭGH, op. cit., p. 2. 16 Tiré de la fiche biographique du père Lelièvre. Consultable aux AMA 2 F 382. 17 K. Müller, Histoire de l’Église catholique au Togo, op. cit., p. 121. 18 Tiré de la fiche biographique du père Brungard. Consultable aux AMA 2 F 382. 19 7DDND\mNээQэƾJD, édité par la Mission catholique, Lomé, 1932, 32 p. 14
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adopté pour la transcription de cette langue l’orthographe recommandée par l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines20. Mgr Cessou observe donc une floraison de bonnes volontés qui travaillent toutes avec des phonétiques glanées à droite ou à gauche. Ces pères ne se sentent nullement tenus de respecter les décisions du gouvernement allemand prises en 1913 : celles-ci concernaient les besoins spécifiques des langues du sud du pays. De plus, en 1926, l’Institut international pour l’étude des langues et des civilisations africaines, créé à Londres, avec une antenne à Paris, sous les auspices de Lord Lugard et de Maurice Delafosse avait, parmi ses projets, de dégager « des principes fondamentaux en vue de créer une orthographe simple et pratique pour la notation des textes en langues indigènes21 ». Plusieurs Instituts missionnaires catholiques, dont la SMA, y ont été invités, et la SMA y a été représentée par le père Mouren. Mgr Cessou le sent bien : c’est le moment d’unir toutes les forces en présence et d’adopter des méthodes reconnues à l’échelon international. Il échange avec son Conseil sur ce thème, et publie la circulaire suivante.
Circulaire conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote 2 D 35. Vicariat apostolique du Togo Lomé, le 17 AOUT 1933 CIRCULAIRE Objet : Alphabet à adopter pour la transcription des Langues du Nord-Togo
20 Dans le nom de cet Institut, Mgr Cessou écrit toujours : « Civilisation » au singulier… alors que les autres documents de l’époque écrivent « Civilisations » (au pluriel). 21 L’Institut International pour l’étude des langues et des civilisations africaines, à Londres, et la Conférence des Missions africaines catholiques, à Rome. Rome, Imprimerie Campitelli, 1928, p. 10 (AMA 5 G 34). « Le département de la Linguistique est administré par le Professeur Dietrich Westermann, de Berlin, le savant qui s’est consacré depuis de longues années à la phonétique et aux idiomes africains » lit-on dans les Annales d’histoire économique et sociale, 1929, n° 1, p. 77-78 (Cf. www.persee.fr/web/ revues/home/presci, consulté le 14 janvier 2013).
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Bien Chers Confrères, Dans une réunion du Conseil du Vicariat tenue cet après-midi, la question de l’Alphabet à adopter pour la transcription des langues du Nord-Togo a été étudiée. Les arguments pour et contre les deux Alphabets : (Alphabet employé pour l’EWE, le YORUBA et les langues du Sud et Alphabet de l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines) ont été développés et discutés tour à tour. À la clôture de la discussion, le Conseil a décidé d’adopter l’Alphabet de l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines pour plusieurs raisons dont voici les principales : 1.) Nous avons tout un stock de « Syllabaire Kabré » imprimés en cette orthographe et qu’on ne peut raisonnablement jeter au rebut. 2.) La difficulté pour les Confrères actuellement dans le Nord de s’entendre entre eux pour une orthographe unique : Ceux qui sont familiarisés avec l’orthographe tiennent – et cela se conçoit – à cette orthographe qui leur est familière ; deux autres qui viennent de Nigeria tiennent – et cela se conçoit aussi – à l’orthographe employée par eux dans cette Mission et qui leur est familière ; le Révérend Père BRUNGARD qui a employé le « nouveau script » pour son syllabaire Kabré préfère cette orthographe, bien qu’il soit prêt à s’incliner devant une décision de l’autorité. Pour arriver à l’unité – qui est nécessaire – le Conseil est d’avis qu’il vaut mieux adopter l’Alphabet de l’Institut International. 3.) La difficulté de cet alphabet – qui est réelle pour les Confrères habitués à un autre – n’existera pas pour les nouveaux Confrères qui se mettront aussi bien à l’Alphabet International qu’à tout autre alphabet. La difficulté de cet alphabet pour les Confrères actuels est loin, au reste, d’être insurmontable. 4.) Rome se plaint – et avec raison semble-t-il – que les Missionnaires catholiques abandonnent pour ainsi dire aux Missionnaires protestants le souci et l’honneur des travaux linguistiques, et elle demande avec instances qu’ils participent, dans tous les Vicariats, au mouvement scientifique actuel. Pour faire accepter nos travaux par le monde scientifique nous avons évidemment intérêt à adopter l’alphabet employé et recommandé par lui. 5.) L’adoption de l’Alphabet recommandé par l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines disposera cet 388
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Institut à accorder aux Missionnaires du Nord des Bourses d’Études. Les RR. PP. SCHMIDT S.V.D.22 et DUBOIS S.J.23 ont fait des propositions en ce sens. Le rejet de l’Alphabet de l’Institut non seulement l’indisposerait en faveur de ces Bourses d’Études mais encore empêcherait que nos travaux linguistiques ne soient pris en considération. 6.) Le Conseil croit également qu’une demande de subvention à l’Institut pour l’achat des matrices des caractères spéciaux (une dizaine24) au nouvel Alphabet aurait, dans ces conditions, plus de chances d’être favorablement accueillie ; ce qui nous permettrait de faire nos impressions nous-mêmes. Ces raisons emporteront, je crois, votre assentiment comme elles ont gagné le mien et finalement celui de tous les membres du Conseil. Sur le vu de ces raisons et après avoir pris l’avis des membres de mon Conseil je décide : ARTICLE PREMIER. L’Alphabet de l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines est obligatoire pour la transcription des langues et dialectes du Nord-Togo. ARTICLE 2.
Il sera fait usage de cet alphabet pour l’impression de tous les ouvrages destinés aux Missions du Nord-Togo. ARTICLE 3. Des brochures expliquant le nouvel alphabet seront commandées à l’Institut International des Langues et Civilisation Africaines et distribuées aux Stations du Nord-Togo. 22 Wilhelm Schmidt (1868-1954) est un missionnaire de la Société du Verbe Divin, linguiste, anthropologue et historien des religions. Alors qu’il est professeur à l’Université de Fribourg (Suisse), il y fonde la revue Anthropos en 1906. Source http://fr.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Schmidt, consulté 16 janvier 2013. 23 Henri Dubois (1869-1954) est un jésuite, missionnaire, enseignant et ethnologue à Madagascar de 1902 à 1924. Il est l’auteur d’un Dictionnaire du dialecte betsiléo. Membre de l’Institut international des langues et civilisations, et collaborateur de revues d’ethnologie comme Anthropos (d’après J.-M. Mayeur et Y.-M. Hilaire. Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 1. Les Jésuites. Paris, Beauchesne, 1985, p. 99-100). 24 Alors que l’alphabet utilisé pour l’éwé contenait plusieurs dizaines de signes particuliers, avec des points, des tirets, des tildes, placés au-dessus ou au-dessous des lettres.
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Fait à Lome, le 17 août 1933 (signé) X. Rasser25 Visiteur
(signé) J. Cessou Vic. Ap. Togo
Par Mandement (signé) Louis Tacchini26 Secrétaire AMPLIATIONS : Archives 1 Visiteur 1 Missions du Nord : SOKODE 1 BASSARI 1 ALEDJO 1 LAMA KARA 1 TCHETCHAU 1 Maison Mère 1 Province 1 Quand l’État recourait aux services de l’Église pour constituer l’état-civil (1933) Au Togo, les autorités allemandes ont jeté les bases d’un état-civil digne de ce nom. Quant les Français furent chargés par la SDN, après la guerre 1914-1918, de gouverner « sous mandat » le pays, ils ont continué dans la
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Xavier Rasser (1890-1961), né à Ungersheim (Alsace), entre aux Missions Africaines, où il est ordonné prêtre en 1917. Il est alors envoyé dans ce qu’on appelle à l’époque la Nigeria. Quand le Togo est confié aux Missions Africaines, il faut y affecter des missionnaires : le père Rasser y est envoyé en 1921. Il devient directeur de l’École Professionnelle de Lomé. De 1932 à 1937, il est Visiteur, c’est-à-dire supérieur de ses confrères vivant au Togo. De 1937 jusqu’à sa mort en 1961, il sert en France comme professeur dans plusieurs petits séminaires (d’après sa notice biographique, consultable aux AMA 2 F 382). 26 Louis Tacchini (1875-1937), né à Milan (Italie), est ordonné prêtre dans son diocèse en 1900. Il entre aux Missions Africaines en 1914. Il est en Égypte de 1915 à 1925. De 1926 à 1934, il est au Togo, dans les missions d’Anécho puis de Lomé. Il rentre alors en France, et y sert comme économe de La Croix-Valmer jusqu’à sa mort en 1937 (d’après sa notice biographique, consultable aux AMA 2 F 382).
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même ligne. Ils ont fortement recommandé aux parents d’un nouveau-né de se rendre au « bureau du Commandant de cercle » pour y faire inscrire leur enfant, en fournissant les renseignements nécessaires. Certains parents l’ont fait bien volontiers, parce qu’ils y voyaient un intérêt : par exemple les fonctionnaires, qui savaient que cette formalité leur permettrait de fournir les papiers indispensables pour constituer les dossiers afin de recevoir, chaque mois, des allocations familiales. Mais beaucoup d’autres se sont dispensés de cette démarche, qui semblait ne leur procurer aucun avantage. D’autant plus que les autorités avaient été obligées de mettre en place des moyens de remplacer l’extrait de naissance, lorsqu’on voulait inscrire un enfant à l’école : il suffisait de trouver deux témoins qui viendraient au « bureau du Commandant » déclarer qu’ils connaissaient l’enfant depuis sa naissance, et que leur mémoire (aidée par divers recoupements) leur permettait d’affirmer qu’il était né en telle année. L’enfant obtenait alors un « jugement supplétif » qui reconnaissait qu’il était « né vers telle année ». Ce document était moins précis qu’un véritable acte de naissance… mais suffisait dans de nombreux cas. Cette solution ne pouvait être que provisoire : trop de « failles dans le système » étaient susceptibles d’être exploitées. Plus tard, quand les écoliers sont devenus nombreux, on institua des concours pour recruter des personnels à former pour divers postes. On fixait un âge limite pour s’y présenter. Le candidat qui avait deux ou trois ans de trop était tenté de se faire établir un autre « jugement supplétif » le rajeunissant ! Afin que l’Administration ne détecte pas la fraude, on changeait même de prénom ou de nom ! Dans les villages, les parents ne voyaient aucun intérêt à se rendre dans la ville qui abritait un « bureau du Commandant », à devoir attendre leur tour, à être accueillis plus ou moins rudement par un employé… pour fournir des informations qui risquaient de se retourner un jour contre l’enfant devenu grand, pour l’obliger à payer des impôts, par exemple. Afin de faciliter les démarches des parents qui acceptaient de déclarer leurs nouveau-nés, l’Administration a choisi dans les villages des représentants qui recueillaient les déclarations de naissance, relevaient les informations nécessaires, et se rendaient chaque mois au « bureau du Commandant » pour les y faire recopier, sur les registres ad hoc. Un Lieutenant-Gouveneur du Togo a pensé que l’état-civil se constituerait plus rapidement s’il pouvait bénéficier des informations que les missionnaires recueillaient quand ils célébraient des baptêmes, des mariages ou des enterrements. Il s’est donc entendu avec le Vicaire apostolique de Lomé. La circulaire qui suit nous montre comment l’évêque a présenté ce projet à ses prêtres. Comme elle le précise, l’annonce que les missionnaires
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auraient à fournir des informations à l’état-civil avait déjà été publiée au Journal Officiel du Togo. Cela laisse penser que cette collaboration des missionnaires avait été demandée par le Lieutenant-Gouverneur au Vicaire apostolique. Nous en avons d’ailleurs la confirmation dans la circulaire du 1er mars 1934 que nous avons citée en note. L’intérêt que le Lieutenant-Gouverneur trouvait à cette collaboration est facile à comprendre : il allait recevoir, dans ses bureaux, un grand nombre de notifications, sans que son personnel, toujours en effectifs trop réduits, ait à se déplacer ni à consacrer du temps pour les collecter. Il allait faire des missionnaires des agents d’état-civil bénévoles. On devine que le Vicaire apostolique a dû montrer des réticences face à cette demande. L’encyclique Maximum Illud, en 1919 avait rappelé que les missionnaires étaient envoyés pour travailler aux intérêts de l’Église et non pas à ceux de leur pays d’origine : Rappelez-vous que vous ne devez pas travailler à étendre un royaume des hommes, mais celui du Christ. […] Ne serait-ce point une chose réellement douloureuse que des missionnaires passent pour oublier leur dignité en s’occupant davantage de leur patrie d’ici-bas que de celle du ciel ! […] Si le missionnaire peut passer aussi pour un agent de sa propre nation, du coup son activité entière deviendra suspecte à la population. De plus, Mgr Cessou avait conscience qu’il imposait à ses prêtres un travail supplémentaire… et que certains d’entre eux lui demanderaient quel bénéfice ils avaient à en espérer en retour. D’autres lui diraient qu’ils avaient des scrupules à tromper ainsi la confiance des chrétiens en livrant à l’Administration les informations qu’ils recueillaient pour établir les actes de baptême. Mais Mgr Cessou a estimé qu’il convenait de constituer ce bien commun qu’était un état-civil en ordre, et qui profiterait à l’ensemble de la population du Togo. Il a donc estimé recevable cette demande pressante du Lieutenant-Gouverneur. Il est rare qu’un évêque ait accepté d’officialiser ainsi sa collaboration avec l’État. Au cours de l’histoire, Église et État se sont rendus mutuellement de nombreux services ponctuels… qui n’ont laissé aucune trace officielle dans les archives. Le service décrit dans la circulaire qui suit a donc dû faire l’objet d’une entente entre le LieutenantGouverneur et le Vicaire apostolique, puis entre le Vicaire apostolique et son Conseil, avant d’aboutir à une acceptation mûrement réfléchie. Comme le suggèrent les documents cités en note, cette « collaboration » n’a pas abouti : le prétexte invoqué par Mgr Cessou montre le peu d’enthousiasme que cet accord avait suscité.
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Circulaire conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote 2 D 35. Vicariat Apostolique Lomé, le 5 Septembre 1933 du Togo CIRCULAIRE Objet : Collaboration des Missions à l’État-Civil Bien Chers Confrères, Vous avez sans doute remarqué (à l’Officiel27 du 16 Août dernier, page 441) l’Article 26 de l’Arrêté N° 438 du 31 Juillet 1933. Cet Arrêté « organisant l’État-Civil des personnes régies par les coutumes locales » prévoit à l’occasion des Baptêmes, mariages et décès28 des renseignements à fournir par vous – dans certains cas – au Chef de votre circonscription administrative dans le but de permettre à ce fonctionnaire d’établir l’État-Civil de sa circonscription. Veuillez trouver ci-après les règles à suivre pour l’application de cet Arrêté. BAPTÊMES Au sujet des Baptêmes voir les Articles 10, 11 et 4 de l’Arrêté. 1.) Baptêmes d’Enfants. Lors des baptêmes d’enfants, vous demanderez aux parents s’ils ont fait inscrire l’enfant à l’Administration. Dans la négative, il n’y a pas lieu de les renvoyer en leur disant de passer au préalable au Cercle29 ou à la subdivision pour faire inscrire l’enfant sur les registres d’État-Civil. Cette façon de procéder pourrait pousser les parents à ne point faire baptiser leurs enfants30. 27 Au Journal officiel du Togo. Chaque Territoire publiait un Journal officiel, par lequel il faisait connaître ses textes législatifs ou réglementaires. 28 Mgr Cessou laisse entendre que les Pères, qui sont censés prendre connaissance du J. O., ont déjà appris, par ce canal, qu’ils devaient fournir à l’Administration les informations qu’ils avaient obtenues à l’occasion des baptêmes, mariages ou décès. 29 Afin de rendre homogène l’orthographe, des majuscules ont été mises à Chef, Cercle, Subdivision, Circonscription, Administration, vu qu’il y en avait au début du document. 30 On devine que le Lieutenant-Gouverneur a dû essayer d’obtenir que les missionnaires pressent les parents de passer d’abord au Cercle, mais que l’évêque a exprimé fermement son refus sur ce point.
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De plus, dans certains cas, cette démarche représenterait pour les parents une course considérable, coûteuse parfois, ou une perte de temps à attendre dans ou à côté des bureaux. Lorsque la déclaration de naissance n’aura pas été faite, demandez simplement aux parents de vous donner les renseignements qui sont prévus à l’Article 4 ; et comme – à part le renseignement concernant la profession – ce sont exactement les mêmes que ceux inscrits dans vos registres de Baptêmes, il vous suffira pratiquement d’envoyer en fin de mois31 (en mentionnant en plus la profession des parents) au Chef de votre Circonscription un double du relevé de baptêmes que vous m’envoyez mensuellement pour les registres du Vicariat32. 2.) Baptêmes d’Adultes Lorsque les intéressés ne sont pas inscrits à l’État-Civil, vous procéderez comme au N° 1 et pour les mêmes raisons ; car à vouloir exiger d’eux, avant de les baptiser, leur inscription à l’État-Civil, on les rebuterait. 3.) Baptêmes « in articulo mortis33 » Pour les baptêmes de ce genre, il y a impossibilité évidente de 31 Dès le 22 octobre 1933, une nouvelle circulaire de Mgr Cessou précise : « Les renseignements d’État-Civil sont à envoyer chaque semaine au lieu de tous les mois. » Et encore : « Les renseignements ne sont à envoyer que lorsque vous aurez reçu du Gouvernement (soit directement soit par moi) les formules imprimées ad hoc. » Mais les mois passent… et les imprimés n’arrivent pas. Alors, dans une circulaire du 1er mars 1934, Mgr Cessou écrit : Comme vous vous le rappelez, Monsieur le Gouverneur de Guise nous avait demandé de bien vouloir fournir à l’Administration – pour les centres urbains – le relevé hebdomadaire des Baptêmes, Mariages et Décès. Pour vous faciliter ce travail, je lui avais demandé l’impression de carnets à souches. Il avait répondu qu’il allait les faire imprimer immédiatement. Le travail n’a pas encore été fait. Certains Commandants de Cercle demandent qu’on leur fournisse les renseignements d’État-Civil. Vous leur répondrez que vous attendez la livraison des carnets à souches promis. La question de l’état-civil n’apparaît plus dans les circulaires suivantes. L’absence des carnets à souches a fait capoter le projet du Lieutenant-Gouverneur. L’évêque a saisi ce prétexte pour échapper à une collaboration délicate qu’il n’avait acceptée qu’à contrecœur. 32 Les règlements administratifs de l’Église prévoyaient – et prévoient toujours – qu’on enregistrait les baptêmes dans le registre des baptêmes de la paroisse, et qu’on en envoyait un double au bureau de l’évêque, qui se constituait ainsi un double de tous les registres de ses paroisses. C’était une mesure de sécurité, qui a rendu bien des services au cours des âges. 33 À l’article de la mort. Quand la mort semble imminente, des méthodes simplifiées sont adoptées.
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demander aux intéressés ou à leurs parents d’aller à l’Administration pour les inscriptions requises par l’Arrêté. En pratique donc – et dans les trois cas – adressez chaque mois, à votre Chef de Circonscription, un double de votre relevé mensuel des Baptêmes. Je sais que les dispositions de l’Arrêté ne sont obligatoires que pour les centres urbains (Article 28) mais je sais que le Gouvernement serait heureux d’avoir, pour nos chrétiens, les renseignements dont il a besoin pour l’établissement de l’État-Civil du Territoire. II. MARIAGES Au sujet des mariages, voir les Articles 12 et 13 de l’Arrêté. Si les futurs n’ont pas fait à l’Administration leur déclaration de naissance, vous prendrez dans leur « Livret de Catholicité » les renseignements concernant leur Baptême et vous les enverrez – avec ceux concernant leur mariage – à votre Chef de Circonscription. En ce qui concerne les renseignements demandés sur les deux points suivants : consentement des parents, payement de la dot, je ferai remarquer que s’ils ne sont pas rigoureusement requis pour le mariage religieux, le Directoire du Vicariat et mes Circulaires sur le mariage demandent qu’on s’efforce de les obtenir partout où la coutume du payement de la dot existe et où le consentement des parents34 est en vigueur. Toutefois, comme dans les Registres de mariages il n’y a aucune mention concernant ces deux points, vous ajouterez à vos relevés mensuels des mariages les précisions concernant ces deux points. En ce qui concerne les futurs eux-mêmes, il n’y a pas lieu évidemment – et pour les mêmes raisons que plus haut – d’exiger d’eux qu’ils aillent faire leur déclaration de naissance et de mariage à l’Administration. III. DÉCÈS Au sujet des décès voir l’Article 14 de l’Arrêté. Dans les centres urbains, comme nous ne faisons point d’enterrement sans permis d’inhumer35, il est évident que l’Administration est – avant nous – au courant du décès.
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Le versement de la dot et le consentement des parents sont deux éléments qui contribuent à la solidité des mariages en Afrique. Le droit canon, qui se veut universel, ne les mentionne pas parce qu’ils ne sont pas en usage dans le monde entier. 35 Mgr Cessou reconnaît que lui-même et ses missionnaires respectaient les règlements de l’État.
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En dehors des centres urbains, le permis d’inhumer n’étant pas – pour une raison facile à comprendre – requis pour l’inhumation, vous n’avez pas à vous en préoccuper. Donc au sujet des enterrements eux-mêmes, rien de changé. Les décès des centres urbains étant inscrits à l’État-Civil avant la délivrance du permis d’inhumer ne seraient donc pas, strictement parlant, à signaler par nous à l’Administration ; quant aux décès survenus hors des centres urbains, ils sont évidemment à signaler. En pratique, le plus simple est d’envoyer au Chef de Circonscription un double de votre relevé mensuel des décès. Ce relevé pourra contenir, il est vrai, des décès survenus hors de votre circonscription administrative : Gold Coast, Congo, Cameroun, Nigeria, Dahomey, etc. ou dans d’autres localités du Territoire du Togo lui-même ; décès que vous apprenez lors des visites de vos stations secondaires36 , en contrôlant vos « Status Animarum37 » pour les tenir à jour. Il se peut donc que ces décès aient déjà été signalés ailleurs. Cependant je crois qu’il vaut mieux envoyer au Chef de Circonscription vos relevés mensuels de décès tels quels. Je demanderai sous peu au Gouverneur de vous fournir, pour les déclarations de Baptêmes, mariages et décès, des formulaires imprimés dont le format uniforme et réduit sera plus facile à manier que les grandes feuilles de nos Registres paroissiaux. En attendant, pour ne pas augmenter votre travail déjà considérable d’écritures, vous pourriez faire vos relevés mensuels en double et, au lieu de les écrire à l’encre, les écrire au crayon38 en intercalant entre les deux exemplaires une feuille de papier carbone. De plus, pour ne pas grever votre modique budget, je demanderai au Gouverneur que, pour cette correspondance d’État-Civil, la 36
Les stations secondaires sont les villages équipés d’une chapelle et d’un catéchiste : le missionnaire y rend des visites régulières. La station principale est celle où résident les missionnaires. 37 Cahier dans lequel le missionnaire relève le nom de tous les baptisés d’une station secondaire. Au cours de ses visites dans ce village, il en met à jour les informations, avec l’aide du catéchiste : tel chrétien réside désormais dans telle ville, pour ses études ou son travail. 38 Normalement, il faut écrire à l’encre ces informations, afin qu’on ne puisse pas les modifier facilement. Le Vicaire apostolique tolère cette écriture au crayon pour le double envoyé à son bureau, afin de permettre l’usage d’un papier carbone et d’alléger le travail du « recopieur ».
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franchise postale vous soit accordée ; et que, en même temps que les formulaires imprimés, vous soient envoyées des enveloppes portant la mention : « État-Civil ». Cette mention sur les enveloppes suffira pour signaler à la Poste les correspondances de ce genre. Le Gouvernement – et cela se conçoit – désire organiser et réaliser le plus rapidement possible l’État-Civil du Territoire. Par contre, la population indigène – dans les débuts tout au moins – ne verra pas cette nouveauté d’un bon œil39. Et voilà pourquoi je vous ai recommandé plus haut – dans les cas où les déclarations n’ont pas été faites par les intéressés-mêmes – de ne pas les renvoyer à l’Administration, mais de prendre simplement – et sans commentaires – les renseignements demandés. Mais, à l’occasion, parlez-leur des avantages de l’État-Civil, faites les leur toucher du doigt lorsque des cas se présenteront où ces avantages sont manifestes40. Et, de façon générale, si l’on vous fait des doléances au sujet des déclarations demandées par l’Administration, répondez en faisant remarquer que cela se fait partout dans les pays civilisés et que cela se fait progressivement dans toutes les colonies d’Afrique. Et, enfin, que seul l’établissement de l’État-Civil permettra la promulgation en Afrique de lois favorables à la famille. Veuillez agréer, Bien Chers Confrères, l’assurance de mon entier dévouement et de ma respectueuse et affectueuse estime in corde Jesu41. (Signé) J. Cessou Vic. Ap. Togo Mgr Cessou admire la chrétienté de Ouagadougou (1941) Le 8 juillet 1941, le père André Dupont est nommé Vicaire apostolique de Bobo-Dioulasso, pour succéder à Mgr Groshenry, dont la démission
39 Ce fut sûrement une raison supplémentaire pour Mgr Cessou de se montrer réticent pour rendre ce service. 40 Ces avantages pouvaient être les allocations familiales versées aux fonctionnaires, mais aussi l’inscription à l’école ou l’obtention d’une carte d’identité ou d’un passeport. Ou encore pour constituer leur dossier de mariage. 41 Expression latine signifiant « dans le cœur de Jésus » (dans lequel nous sommes unis).
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(pour raison de santé42) a été acceptée par Rome le 15 mai 1941. La cérémonie de son « sacre » (comme on disait alors ; aujourd’hui, on préfère parler d’« ordination épiscopale ») va se dérouler à Ouagadougou le 9 novembre 1941. Comme c’est l’usage, tous les Vicaires apostoliques des environs ont été invités. La Haute-Volta avait pour pays limitrophe le Togo : Mgr Cessou reçoit une invitation et décide de s’y rendre… bien que ce soit un voyage assez fatigant, de plus de 1000 kilomètres de pistes. À Ouagadougou, il n’y a pas encore de centre d’accueil spécialisé : il est donc hébergé dans l’unique communauté des Pères Blancs, qui rassemble le Vicaire apostolique, l’économe du Vicariat et tous les pères et frères qui vivent dans la station. Bien que le nombre des pensionnaires ait été fluctuant, on peut estimer que cinq pères et trois frères s’y retrouvent. Mgr Cessou est émerveillé par la manière dont ces missionnaires observent leur règle de vie. Le contraste lui paraît grand avec ce qu’il voit vivre dans son Vicariat de Lomé ! Il décide alors de présenter, dans une circulaire à ses confrères SMA43, ce qu’il a vu, pour les stimuler à se reprendre. Cela nous vaut une très belle description des activités de cette mission… faite par quelqu’un de compétent dans ce domaine, puisqu’il dirige des équipes semblables. Le but de Mgr Cessou n’est pas de charmer les lecteurs de sa Circulaire par les souvenirs d’un beau voyage… mais de les amener à améliorer leur vie de communauté et leurs activités pastorales. C’est pourquoi, très vite, il passe à des consignes qui lui tiennent à cœur et qui n’ont rien à voir avec les Pères Blancs. Il aborde plusieurs domaines, en suivant un plan très clairement indiqué par des sous-titres : la vie selon la règle des Pères Blancs, la connaissance de la langue locale, l’œuvre du clergé indigène, les chants, l’œuvre des sœurs indigènes. Il termine sur une mention des écoles catholiques… qu’il se garde de citer en modèles, car les missionnaires du Togo savaient que leurs écoles étaient nettement plus développées que celles de Haute-Volta. Cette circulaire nous renseigne donc sur les structures religieuses catholiques en Haute-Volta, et plus précisément dans le Vicariat apostolique de Ouagadougou, et tout autant sur… les insuffisances relevées par Mgr Cessou dans les missions du Togo. Elle nous montre aussi la pédagogie de ce dernier, qui part de témoignages concrets et vivants pour faire passer des instructions et des mots d’ordre.
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Victime d’une congestion cérébrale, il s’est retrouvé paralysé du côté droit, et privé de la parole. 43 SMA : cette Société fournissait tous les missionnaires en service au Togo.
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Circulaire conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote 2 D 35. Vicariat Apostolique de Lomé (Togo) Lomé, le 25. XI. 1941 Bien chers Confrères, Je vous fais part ci-après des constatations que j’ai été amené à faire lors de mon voyage à Ouagadougou pour assister au Sacre de Monseigneur Dupont, Vicaire Apostolique de Bobo-Dioulasso44. Comme vous le savez, mon récent voyage à Ouagadougou est le second que j’ai eu l’avantage de faire dans ce Vicariat. Le premier eut lieu en Décembre 1934, en compagnie de Monsieur le Chanoine Grill, en quête d’idées et d’images pour sa collection des « Classiques Catholiques »45. Vous pensez bien que lors de ce voyage et de celui-ci, j’ai ouvert
44 Un mois plus tôt, dans une circulaire du 22 octobre 1941, Mgr Cessou avait écrit : « Nous étions invités au sacre, Mgr Parisot, Mgr Strebler et moi. Nous ne pourrons – vu le manque d’essence et le défaut actuel de communication avec Ouagadougou (aucun service ni d’auto ni d’avion) – répondre sans doute à cette aimable invitation de l’élu et de Mgr Thévenoud ». Il faut croire que Mgr Cessou a trouvé l’essence nécessaire. Mgr Parisot était le Vicaire apostolique du Dahomey, et Mgr Strebler le P. A. du NordTogo (à Sokodé). 45 Corentin Grill (1889-1975), est ordonné prêtre en 1913 pour son diocèse de Quimper. De 1913 à 1919, il est vicaire-instituteur à Morlaix. En 1919, il est nommé inspecteur de l’enseignement catholique (d’après sa notice biographique, conservée à l’Évêché de Quimper). « Parcourant le diocèse et visitant les écoles, toujours à bicyclette par tous les temps. L’on manque de manuels pour les écoles catholiques. M. Grill trouvera le moyen d’en composer qui eurent un grand succès dans toute la France et jusque dans ce qui était alors les colonies. Et c’est ainsi qu’il lui fut demandé de reprendre ses ouvrages pour les adapter aux enfants d’Afrique Noire d’expression française » (Homélie de Mgr Favé lors des obsèques du Chanoine Grill publiée dans le bulletin diocésain Quimper et Léon, n° 16, 27 septembre 1975, p. 369). Si Mgr Cessou cite le nom de ce chanoine, c’est parce qu’il sait que plusieurs de ses missionnaires le connaissent, pour l’avoir reçu dans leur mission lorsqu’il est venu au Togo en 1934. On observe que le chanoine Grill et Mgr Cessou étaient tous les deux originaires du diocèse de Quimper : cela peut expliquer que le chanoine Grill ait demandé à Mgr Cessou de l’accompagner de Lomé à Ouagadougou, pour qu’il découvre « idées et images » utiles pour adapter à l’Afrique ses livres scolaires. Dans une circulaire du 11 février 1935, Mgr Cessou avait cité les « visites d’écoles faites par Monsieur le Chanoine Grill au Dahomey, à la HauteVolta, à Bobo-Dioulasso, à la Côte d’Ivoire et au Togo » Mgr Cessou a-t-il accompagné son visiteur tout au long de sa tournée ?
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mes yeux : on trouve toujours à s’instruire en voyant ce que font les autres et en étudiant les solutions données par eux aux problèmes – qui sont les mêmes partout – avec lesquels nous sommes tous aux prises. Je tiens à vous faire part de mes constatations. 1/ La Vie de règle des Pères Blancs La première de ces constatations, c’est la régularité avec laquelle les Pères Blancs suivent leur règlement de vie. Il y a 7 ans, en passant par Koupéla (à 58 kil‹omètres› au N. E. de Tenkodogo 46), et cette fois-ci, en passant par Garongo 47 (à 20 kil‹omètres› au Sud-Ouest de Tenkodogo), et, à Ouagadougou même cette fois-ci et l’autre, j’ai constaté – et j’en ai été édifié – la régularité avec laquelle les Pères Blancs s’acquittent des exercices de piété prévus par leurs Constitutions et Directoire ; même lorsqu’ils ont des hôtes48. Dans ce dernier cas, quand l’heure est venue, le Supérieur de la Station en fait la remarque ; et l’on se rend à la chapelle ou à l’Église le matin, le midi et le soir. Tout cela est fait simplement, tant cela va de soi ! Je suis sûr que cette fidélité invariable à leurs exercices de règle explique – pour une grande part – le succès de leur apostolat. Ils font la volonté de Dieu : sa règle, est-ce pour un missionnaire, autre chose ?… et Dieu fait la leur c.-à-d. donne le fruit à leur labeur. Ils n’oublient pas, comme nous avons trop tendance à le faire, la constatation de st Paul : Ego plantavi, Appolo rigavit, Deus autem incrementum dat49 ! C’est seulement par cette fidélité à nos exercices que nous sommes de dignes instruments entre les mains de Dieu… tels qu’Il le veut. Croyez-vous que des Missionnaires, qui ne sont pas capables de faire effort – ou qui ne veulent pas faire cet effort (car il en faut un, vraiment) – pour garder la fidélité aux Exercices que Dieu demande d’eux, soient de « dignes » instruments entre les mains de Dieu et qu’Il se 46 Tenkodogo était le nœud routier à partir duquel on pouvait bifurquer soit vers Koupéla, soit vers Garango. Tenkodogo figurait sur toutes les cartes, alors que Koupéla et Garango n’étaient pas toujours mentionnés. 47 Ces localités de Koupéla et Garango (orthographe exacte, non Garongo) abritaient une mission catholique. Mgr Cessou a dû y faire une escale, ou même y passer une nuit : ce qui lui a donné l’occasion de voir vivre ces communautés missionnaires. 48 Ils pourraient prendre prétexte de la présence d’hôtes qu’ils ne veulent pas abandonner, pour se dispenser d’une prière à la chapelle ou d’un autre exercice prévu par la règle : ils ne le font pas. 49 « J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu fait croître », 1 Co 3, 6.
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serve volontiers d’eux pour l’œuvre de la conversion et pour celle de la fidélité aux prescriptions de la vie chrétienne ?… Je ne le crois pas. Et pourtant je puis vous dire que, grâce aux oratoires50 que je me suis efforcé de vous donner à domicile, la fidélité à vos exercices serait beaucoup plus facile dans le Vicariat de Lomé que dans celui de Ouagadougou. Dieu demandera un compte sévère aux Supérieurs quasi-curés51 – à ceux surtout des communautés de passage52 comme sont Palimé et Atakpamé – pour la négligence apportée par eux à faire observer par leurs confrères la vie de communauté. Vous connaissez les efforts du Visiteur53 et les miens54 pour faire observer par tous les exercices de piété prescrits par nos Constitutions55 et Directoire ; combien de jeunes missionnaires seraient restés fervents et zélés s’ils avaient trouvé en honneur cette fidélité aux exercices et qui sont devenus tièdes et lâches dans une Maison sans régularité ! Une fois de plus, je mets en face de leurs responsabilités les Supérieurs quasi-curés : ils sont chargés de faire observer la règle ; qu’ils la fassent donc observer. À ce propos je ferai remarquer que les repas doivent être pris en
50 Un oratoire est une pièce de la maison, dans laquelle on se retire pour prier. Mgr Cessou a prévu des oratoires dans les stations du Togo : ainsi, les missionnaires peuvent s’y rendre pour les prières de règles qu’ils doivent faire à divers moments de la journée. Ils ne sont plus obligés de sortir de leur maison pour se rendre à l’église. 51 On ne parlera de « curés de paroisse » qu’à partir de 1955, quand le pape aura « établi la hiérarchie » au Togo et dans les colonies d’Afrique francophone, c’est-à-dire qu’il aura transformé les Vicaires apostoliques en évêques résidentiels. Mais les stations de mission, en 1941, présentaient déjà les structures et l’équipement d’une paroisse. La plupart des règles applicables aux paroisses dirigeaient déjà la vie de ces stations : voilà pourquoi on parle de « quasi-curé » et de « quasi-paroisse ». 52 Il insinue que les supérieurs des communautés de passages se dispensent souvent d’observer les règles sous prétexte qu’ils ont des hôtes. 53 C’était le nom donné au représentant du Supérieur général dans un territoire de mission. Le Visiteur avait la charge de veiller à tout ce qui regardait la vie temporelle et spirituelle de ses confrères. 54 Le Vicaire apostolique avait mission de veiller aux intérêts de son Vicariat, en premier lieu. Ce qui concernait la vie temporelle et spirituelle des missionnaires lui importait dans la mesure où cela favorisait leur travail. 55 Mgr Cessou dit « nos » Constitutions car il appartient à la même Société missionnaire que ses prêtres et frères.
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soutane56. 2/ La Connaissance de la langue indigène Une autre constatation qui frappe immédiatement, c’est la connaissance que les Pères Blancs ont de la langue indigène : ils causent librement avec les gens et ils prêchent en langue du pays. Ils doivent s’y mettre dès le début et ils s’y mettent. Dans les premiers temps le Supérieur corrige les Sermons du débutant qui, bien vite, vole de ses propres ailes. Ce qu’ils font là-bas, nous pouvons le faire ici : ils ne sont pas des sur-hommes. Seulement, ils font effort, un long effort auquel ici nous nous refusons57 trop généralement. Ils n’ont pas cependant qu’une seule langue dans le Vicariat de Ouagadougou : ils en ont au moins 3 : le Mossi, le Boussancé, le Dagari. Ce qu’ils font, il n’y a pas de raison pour que nous ne le fassions pas ; faisons le même effort et le résultat sera le même. Et le fruit de notre ministère serait tout autre : l’influence personnelle du Prêtre sur les âmes à lui confiées serait autrement profonde qu’elle n’est. Ils sont réguliers aussi aux récollections mensuelles de leurs catéchistes58 ; et cela encore a son retentissement sur le résultat de leur travail. Ces récollections mensuelles sont commandées, ici comme là-bas : la seule différence est la fidélité dans l’accomplissement et, de ce fait, la qualité du résultat. 3/ L’Œuvre du Clergé Indigène En 1934, l’Œuvre était à ses premiers débuts. Le lendemain du Sacre j’ai vu ordonner les 3 premiers diacres par le nouvel Évêque qui fut le Supérieur du Grand Séminaire de Koumi59.
56 Certains missionnaires choisissaient de ne porter qu’une chemisette et des pantalons quand ils restaient à l’intérieur de la mission. 57 Mgr Cessou semble se mettre dans le lot de ceux qui refusent de faire cet effort de bien apprendre la langue. Il est vrai qu’il n’a jamais bien parlé l’éwé. Il avait quelques excuses : c’était sa cinquième langue africaine (deux au Liberia, une au Cameroun, une au Nigeria). Quand il est arrivé à Lomé, il avait tellement d’urgences à régler qu’il n’a pas pu prendre les six premiers mois consacrés habituellement à l’apprentissage de la langue pour s’y mettre. Il cite le « Mossi » : en fait il s’agit du moré. 58 Il s’agit des récollections mensuelles que les prêtres devaient prêcher à leurs catéchistes. 59 C’est là que le Grand Séminaire s’est transporté en 1935. Il avait fonctionné, de 1933 à 1935, à Pabré.
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En 1934 le Petit Séminaire Intervicarial60 était à Pabré61, à 20 kil‹omètres› au Nord de Ouagadougou. Ce Petit Séminaire était ravitaillé par des écoles cléricales 62 existant dans la plupart des Stations Principales. Seuls les enfants légitimes63 des familles chrétiennes étaient et sont admis dans ces écoles cléricales. Arrivés au Cours Moyen, les élèves des écoles cléricales étaient et sont acheminés sur Ouagadougou au Cours Moyen tenu par les Sœurs Blanches64. Après les deux ans de Cours Moyen ils sont envoyés à Pabré au Petit Séminaire proprement dit. Cette façon de faire a donné des Cours réguliers. Tous évidemment ne sont pas arrivés et n’arrivent pas au Grand Séminaire : des éliminations ont lieu en cours de route comme partout (plus ou moins nombreuses selon les années) ; mais à la fin du Petit Séminaire un certain contingent annuel entre au Grand Séminaire qui se trouve désormais à Koumi. Le résultat visé est obtenu (à part un trou de deux ans) qui sera comblé par les apports réguliers des écoles cléricales et des Petits Séminaires des Vicariats de Ouagadougou65, de Bobo 66 , de Bamako 67 et de N’Zerekore68 , les missions des Pères Blancs auront, à partir de l’année prochaine, des ordinations annuelles régulières ; et, en peu d’années, le problème du Clergé
60 Ce Petit Séminaire était commun aux Vicariats ou Préfectures de Ouaga, BoboDioulasso, Bamako et N’Zérékoré, tous confiés aux Pères Blancs. Mais bientôt, chaque Vicariat ou Préfecture va ouvrir son propre Petit Séminaire. 61 Il a été ouvert en 1923. 62 C’étaient des écoles primaires, qui avaient pour but de former des « agents pastoraux », c’est-à-dire les futurs catéchistes et prêtres. À leur sortie de l’école cléricale, les garçons étaient dirigés vers l’école des catéchistes ou les petits séminaires. 63 Mesure exigée par le canon 984 du Code de droit canonique de 1917. 64 Ce sont toujours des Sœurs Blanches qui ont tenu le Cours moyen de l’École cléricale. Cependant, le rapport annuel de la communauté des Sœurs de Ouagadougou note, en juillet 1929, que « cette école qui était spécialement une école préparatoire au petit séminaire, a dû cette année ouvrir ses portes aux filles chrétiennes (en octobre 1928) qui sans cela seraient allées aux écoles du Gouvernement… où elle n’auront aucun catéchisme. » Puis, dans le rapport de 1930, il est spécifié que « l’École cléricale est, comme au début, exclusivement réservée aux garçons ». Ces rapports annuels sont conservés aux archives du Généralat des Sœurs Blanches à Rome. 65 Pabré, ouvert en 1923, comme déjà dit. 66 Dingasso, ouvert en 1939. 67 Faladye, ouvert en 1930. 68 Pas encore ouvert. Les candidats sont envoyés à Bamako/Faladye.
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Indigène sera, chez eux, résolu. Dans une vingtaine d’années, ils auront un clergé nombreux qui leur permettra de transformer en paroisses indigènes la plupart de leurs stations secondaires et un bon nombre des stations principales occupées présentement par les Missionnaires Européens ; ce qui permettra à ceux-ci d’étendre leur œuvre d’évangélisation et la fondation de nouvelles Missions dans les centres non encore occupés. Comme vous le voyez, ils ont sur nous une grande avance ; avance qu’il ne dépend pas seulement de nous de rattraper. Le personnel qu’ils reçoivent de France et d’Europe est plus important que celui que nous recevons69 ; et, de ce fait, nous avons moins de facilités et pour les écoles cléricales et pour le Séminaire de Ouidah70 qui a un personnel moins stable que Pabré et Koumi. La Société n’a pas chez nous, comme chez eux, pris, pour ainsi dire, les Séminaires à sa charge71. Toutefois, même avec les handicaps qui sont les nôtres, nous pourrions faire pour le Clergé Indigène plus que nous ne faisons. Et pour cela il suffirait que les Supérieurs de Station, quasi-curés, veuillent bien se préoccuper de chercher des vocations et de les entretenir. Dans nos paroisses de France, les curés de campagne se faisaient et se font un devoir de trouver, au sein des bonnes familles chrétiennes de leurs paroisses, un ou deux candidats au sacerdoce. Ils leur donnent des leçons de latin, forment leur caractère et les acheminent doucement vers le Séminaire. Ce que faisaient et font ces curés pourrait être fait dans chacune de nos quasi-paroisses. Et alors, nous aurions un recrutement régulier de vocations pour le Séminaire de Ouidah. Dans le Vicariat, on a trop perdu de vue ce devoir du prêtre de susciter des vocations et de se trouver des remplaçants. 69
Ces comparaisons chiffrées nous entraîneraient trop loin : effectifs des deux Sociétés missionnaires à cette époque, nombre de missionnaires affectés dans les Vicariats en question, nombre de stations, etc. 70 Le Petit Séminaire Sainte-Jeanne d’Arc a été inauguré à Ouidah (Dahomey) en 1914. Il reçoit des garçons provenant du Dahomey, du Nigeria, du Togo et de Côte d’Ivoire (tous ces territoires sont confiés aux Missions Africaines). En 1931, le Grand Séminaire Saint-Gall commence à fonctionner, toujours à Ouidah. 71 Chez les Pères Blancs, c’est le Supérieur général et son Conseil qui choisissent des confrères capables d’enseigner, les envoient se former, puis les affectent dans les séminaires. Dans la SMA, c’est l’évêque qui choisit, parmi ses prêtres, ceux qu’il juge capables d’enseigner. Lui aussi les envoie se former et les affecte dans ses séminaires.
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Je vous demande d’y penser désormais. Il ne faut pas que votre préoccupation se borne à préparer des Certificats d’Études. Pensez que la pénurie du personnel dont nous avons souffert jusqu’ici va encore s’accentuer du fait de la guerre72 et de l’après-guerre ; à cette pénurie il faut une compensation. Il faut que nous ayons à Ouidah des cours ininterrompus ; il faut donc, chaque année, pouvoir y envoyer quelques candidats. Si vous donniez à ce recrutement votre intelligence, votre volonté, votre zèle, ce serait possible et facile. Depuis de nombreuses années, je vous prêche sur ce point vital. Donnez-moi donc enfin la joie de voir, dans chaque Station, 2 ou 3 candidats en préparation pour le Séminaire. 4/ Les chants à Ouagadougou Pendant les journées du Sacre, les chants liturgiques ont été exécutés à la perfection par les Séminaristes, petits et grands ; on se serait cru dans une de nos cathédrales de France. De même pour l’exécution des motets73 lors des Bénédictions : l’exécution des chants polyphoniques était à la hauteur de celle des chants grégoriens74. Mais ce qui m’intéressait surtout c’était l’exécution des chants de la foule, des chants de masses. Ceux-ci sont moins beaux que chez nous : cela tient tant à la valeur intrinsèque de la musique de ces chants (qui ne valent pas nos beaux chorals allemands75) qu’à une certaine hésitation et au manque de volumes. Quand nous ne traînons pas, nous faisons beaucoup mieux. Mais il nous arrive si souvent de traîner !… faute d’un organiste sachant entraîner la foule et l’astreindre au rythme, et faute également d’une direction ferme du Père chargé des chants ! Nous laissons trop la bride sur le cou à nos organistes et à nos catéchistes. De plus, alors que nous avons entre les mains un recueil incomparable (tant pour les paroles que pour la musique) de Cantiques Ewe
72 C’est la première fois qu’il mentionne cette deuxième guerre mondiale déclarée le 1er septembre 1939. Les combats ont cessé après l’armistice du 22 juin 1940. 73 Chant religieux à plusieurs voix, parfois avec accompagnement. 74 Les chants grégoriens sont les chants rituels de l’Église latine, recommandés par saint Grégoire le Grand (pape de 590 à 604). 75 Un tel jugement, dans la bouche d’un évêque originaire de Quimper, est inattendu et n’en acquiert que plus de valeur !
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et Gê76 et un recueil de Cantiques Français, nous tolérons par insouciance les fantaisies verbales et musicales de nos organistes et de nos chorales avec le danger qu’elles comportent d’hérésies et l’incongruité de la non-adaptation au temps de l’Année ecclésiastique. C’est à vous à fixer, dimanche par dimanche, les chants à préparer et à exécuter : il serait si simple de les marquer chaque semaine sur un cahier ! avec l’avantage de faire passer ainsi, au cours de l’année, tous les chants des recueils (ce qui empêcherait qu’on les oublie), vous barreriez ainsi la route aux fantaisies et vous obtiendriez l’uniformité des chants dans le Vicariat. Votre devoir c’est, dans le Chant comme dans le reste, de diriger votre paroisse ; et non de la laisser mener par votre personnel indigène. Prenez donc la peine désormais, et d’assister aux répétitions de chants, et surtout d’indiquer les morceaux à exécuter. Et que ceux-ci soient choisis parmi ceux indiqués (tant pour les chants en langue du pays que pour les chants latins) dans mes Circulaires. Les autres chants sont défendus et doivent être absolument proscrits77. 5/ L’Œuvre des Sœurs Indigènes En 1934 également, j’assistais au début de cette Œuvre78. J’ai eu le plaisir sans mélange de la voir développée, prospère et surtout conforme à la pensée du fondateur, et répondant admirablement aux besoins du Vicariat. « Surtout, ma Mère, – disait Mgr Thévenoud à la Supérieure Générale des Sœurs Blanches79, – laissez-leur leur bonne simplicité, n’en faites pas des Sœurs Blanches ». Monseigneur Thévenoud a eu la rare fortune d’être compris et obéi. La Sœur Blanche qui s’occupe de leur formation est entrée pleinement dans ses vues. Les Postulantes de 1934 sont devenues des religieuses : il y 76
Ce sont les deux grandes langues parlées dans le Sud-Togo. Le gê, ou gen-gbe, ou mina, est utilisé au Togo et au Bénin. 77 C’est un combat sans fin (et perdu d’avance) que mène l’évêque… car des compositeurs désireux de voir jouées leurs œuvres se manifestent régulièrement et tentent infatigablement de se faire connaître par ce moyen. 78 La Congrégation des Sœurs de l’Immaculée Conception est fondée à Ouagadougou en 1924. 79 Il s’agit vraisemblablement de la Supérieure Générale des Sœurs de l’Immaculée Conception qui était alors une Sœur Blanche, sœur Paul-Augustin. Il n’est pas rare que des congrégations naissantes demandent à des congrégations plus anciennes de leur fournir provisoirement une supérieure générale.
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en a une trentaine ; d’autres Postulantes et Novices ont suivi : elles sont une bonne soixantaine venues de tous les coins du Vicariat et de toutes les tribus. L’instruction se donne en Mossi – celles qui ne le savent pas l’apprennent, et c’est vite fait. Le costume des Postulantes est celui des filles du pays : pagne descendant au mollet, blouse descendant aux reins et mouchoir de tête. Celui des Novices est aussi simple : le pagne descendant aux chevilles et le mouchoir de tête est arrangé différemment ; et elles ont une croix avec un cordon noir sur la poitrine. Les Professes ont un voile blanc à la place du mouchoir et, en plus, un gros chapelet pendant à la taille au côté droit. Et tout ce monde a gardé sa bonne simplicité, son sourire et sa langue !… Ce ne sont point des empotées ou des guindées : elles sont restées vraiment nature : de braves femmes Mossi de plain pied avec les gens. Dans les postes – elles en occupent déjà trois80 – grâce à leur naturel et aux soins qu’elles donnent dans leurs dispensaires, grâce aussi aux classes de catéchisme qu’elles donnent, et aux petits métiers qu’elles apprennent, grâce à leurs visites aux familles, elles sont devenues très populaires. Et grâce à elles, les Églises et chapelles sont tenues proprement et décorées, et le linge d’Église bien entretenu. Les Pères qui les ont en sont tout à fait satisfaits. Aux trois communautés déjà fondées, d’autres s’ajouteront. Elles s’occupent aussi du côté matériel du Petit Séminaire de Pabré. Bref, c’est une œuvre de belle réussite, dont le Vicariat de Ouagadougou a le droit d’être fier et qui, par l’influence qu’elle exercera sur la population féminine, fera pénétrer profondément l’esprit catholique dans le Vicariat. P.-S. Monseigneur Thévenoud, en retard pour les Écoles, a vu la nécessité de s’y mettre et de préparer, comme chez nous, sa jeunesse masculine aux examens du Gouvernement. Il projette pour cela la fondation d’une École Normale d’Instituteurs81. Il a eu la bonne for-
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La communauté de Bam a été ouverte en 1933, la communauté du noviciat à Ouagadougou a été ouverte en 1936, celle de Pabré en 1937. 81 Ce projet ne s’est pas réalisé dans l’immédiat. Dans son rapport décennal de 1945, il expose qu’il n’y a pas d’école normale dans le vicariat, et que les étudiants sont envoyés à Toussiana, dans le Vicariat de Bobo-Dioulasso.
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tune de trouver un Universitaire Belge et sa sœur82 (qui ont fait le Congo) qui veulent mettre leurs personnes et leur fortune à sa disposition pour la réalisation de cette École Normale. Comme vous le voyez, Mgr Thévenoud est un homme heureux. C’est grâce à une offre analogue qu’il put réaliser, voici une quinzaine d’années, sa belle filature83. Un oblat s’offrit pour la monter84 ; un autre s’offre pour l’École Normale. Dieu soit béni qui favorise l’évangélisation solide des régions de l’intérieur et tâchons – en faisant ce qui dépend de nous pour être dans ses mains de dignes instruments – de l’amener à regarder favorablement les Missions du Togo : celles du Nord et celles du Sud. [Puis Mgr Cessou reproduit la liste des intentions de l’Apostolat de la prière pour l’année qui vient. Il termine par des informations sur le « Jubilé du Vicariat », qui fêtera ses cinquante ans le 28 août 1942. Il invite les missionnaires à lui faire part de leurs suggestions pour organiser ce Jubilé. Et à trouver, auprès de leurs populations, les concours financiers désirés.]
Veuillez agréer, bien chers Confrères, l’expression de ma respectueuse et cordiale affection in Corde Jesu. (Signé) J. Cessou Vic. Apost. de Lomé
82 Ce projet n’a pas dû aboutir, car on ne trouve aucune trace de ces deux personnes dans les documents du Vicariat qui traitent des questions d’enseignement à cette époque et dans les années suivantes (dans les archives du Généralat des Pères Blancs à Rome). 83 En 1918, un ouvroir de tissage de tapis de haute-laine est créé à Ouagadougou. 84 Les documents conservés aux archives du Généralat des Sœurs Blanches à Rome ne font aucune mention de cet Oblat.
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LA VALEUR DE L’ANECDOTE LES MÉMOIRES DU PÈRE BALLUET, RÉDEMPTORISTE EN HAUTE-VOLTA (ACTUEL BURKINA FASO) Je a n- M a r ie B ou ron
Né en 1919 dans une famille paysanne de l’Ille-et-Vilaine1, René Balluet arrive en Haute-Volta en 1950. Ce Rédemptoriste participe à une évangélisation jusqu’alors ignorée par l’historiographie. Les études du fait missionnaire en Haute-Volta se sont effectivement intéressées prioritairement à l’examen de la christianisation dirigée par les Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs)2. Ces derniers sont présents dans la majeure partie de ce territoire sous administration française jusqu’en 1960. Seul l’est de la Haute-Volta, d’abord régi par l’évêque de Niamey, puis organisé à partir de 1959 autour de la préfecture apostolique de Fada N’Gourma, échappe à la tutelle des Pères Blancs. Ce sont les Rédemptoristes de la province de France, succédant en 1948 aux Missions Africaines de Lyon, qui administrent cette région. C’est dans cette histoire que s’inscrit l’arrivée du père Balluet. Nommé successivement à Diabo (1950-1955), Niamey (1955-1956) et Fada N’Gourma (1956-1961), c’est finalement dans le village de Salembaoré (fig. 8) qu’il accumulera pendant vingt-cinq ans (1961-1986) le plus de souvenirs. 1 Ce département semble être un véritable creuset pour les missionnaires présents à l’est de la Haute-Volta. Le premier évêque de Fada N’Gourma, Mgr Chantoux, est par exemple originaire de Rennes. Les Sœurs du Christ Rédempteur, présentes en HauteVolta depuis 1961, ont leur maison-mère à Fougères. Plusieurs prêtres Fidei Donum du diocèse de Rennes viennent également prêter main-forte aux Rédemptoristes, etc. 2 Notamment : M. Somé, La christianisation de l’Ouest-Volta. Action missionnaire et réactions africaines, 1927-1960, Paris, L’Harmattan, coll. « Études africaines », 2004 ; J. Audouin, L’évangélisation des Mossi par les Pères Blancs : approche socio-historique, thèse de doctorat de 3e cycle, EHESS, 1982 ; J.-M. Bouron, Évangélisation parallèle et configurations croisées. Histoire comparative de la christianisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana (1945-1960), thèse de doctorat, Université de Nantes-Université de Ouagadougou, 2013.
Je a n - M a r ie B ou r o n
Fig. 8 : Diocèse de Fada N’Gourma (Haute-Volta) en 1975
Ses souvenirs, justement, sont transcrits dans un opuscule ronéoté3 d’une centaine de pages composé au cours des années 2000 et à travers lequel il affiche sa volonté de « mieux [faire] comprendre la complexité de 3 Ce sont les membres de l’Association Retiers-Burkina qui, à l’occasion du 60e anniversaire de l’ordination du père Balluet ont assuré artisanalement la confection d’un premier volume en 2006. Un second a suivi en 2011. Les lettres envoyées par le père Balluet à sa famille ont servi de base à la rédaction de ces fascicules. Nous n’avons pas pu récupérer les correspondances originales. Maria Tessier nous a aimablement fourni le fichier de sa saisie. Nous avons corrigé les principales « coquilles » mais gardé l’essentiel de la graphie. Les passages mis entre crochets sont des ajouts permettant de faciliter la compréhension du texte original. Les renvois à des pages sont celles du volume initial dont des extraits sont repris ici.
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la vie missionnaire » (p. 2). À la première lecture, les Mémoires du père Balluet, sorte de compilation de souvenirs dispersés, semblent pourtant ne pas s’embarrasser de subtilités. Le récit, plein de bonhomie, invoque une imagerie maintes fois reproduite par les écrits catholiques. Le Rédemptoriste paraît vivre des scènes universelles au monde missionnaire comme autant de topoï de la vie en Afrique. Les rencontres inopportunes avec le « roi de la savane », les innombrables pannes sur les pistes cahoteuses de HauteVolta, les discussions avec les villageois autour d’une calebasse de bière de mil font partie du quotidien de chaque missionnaire. Comme si les épreuves entraînées par la rudesse du milieu et les moments de partage avec une population que l’on imagine affable constituaient les marques de l’identité des prêtres européens effectuant leur sacerdoce en Afrique. Malgré la reprise des thèmes classiques de l’épopée missionnaire, le récit du père Balluet présente une certaine singularité. En effet, les aventures du Rédemptoriste, qui pourraient être celles des pionniers présents en Haute-Volta depuis le début du xxe siècle, se déroulent à une époque où l’Église locale, en voie d’africanisation, connaît une institutionnalisation qui s’inscrit parfois à rebours de la geste des fondateurs. Le vent de l’indépendance politique, la volonté d’affirmation des prêtres voltaïques, le courant réformateur encouragé par Vatican II semblent autant de signes qui plaident en faveur de la transition entre l’ère pastorale des débuts et l’ère paroissiale de l’Église instituée. Mais ce que nous montre le père Balluet, dans un récit au plus proche du terrain et à distance du poids des hiérarchies et du contexte politique, c’est le souhait de voir le modèle missionnaire perdurer au cours des années 1950-1980. Les multiples anecdotes rapportées dans ses Mémoires plaident en faveur d’un personnage – le « broussard » – garant d’une certaine authenticité apostolique. Bien qu’il se défende de toutes « tarasconnades » (p. 27), le père Balluet s’affiche au cours des événements les plus romanesques de son expérience missionnaire. Ses excursions se transforment parfois en exercice de natation. L’appétit des internes de l’école de Fada N’Gourma devient prétexte à d’innombrables parties de chasse. La plantation des arbres de Salembaoré se réalise à coups de dynamite, etc. Et même si au cours du récit on ne retrouve que rarement le père Balluet devant un public de catéchumènes ou sous la nef des églises qu’il a pourtant construites, les péripéties du prêtre traduisent un quotidien qui est tout autant missionnaire. L’évangélisation c’est également cela : conduire des religieuses jusqu’à leur lieu de retraite, aller chercher le ravitaillement à Ouagadougou, diriger la construction d’écoles ou d’un barrage, prêter main-forte aux « naufragés de la route » tel « le bon Samaritain » (p. 61). Les évocations religieuses sont d’ailleurs bien présentes en dépit de la matérialité des aventures racontées par le père Balluet. Il suffit qu’une
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forte pluie contraigne la Peugeot qu’il conduit à arrêter sa course pour que l’histoire de Noé soit évoquée. De même, son goût pour la chasse le place dans le rôle de Nemrod tandis qu’il se « montre résolu à faire expier les méfaits » (p. 21) d’un hippopotame destructeur de parcelles agricoles. La légitimité que retire René Balluet de cette manière de vivre l’évangélisation lui vient de la reconnaissance de la population. C’est parce qu’il est considéré comme « chef de Salembaoré » (p. 12), c’est parce qu’il souligne que « les gens m’ont adopté » (p. 10), qu’il pense avoir accompli sa vocation missionnaire. Ce n’est pas tant le nombre des baptêmes ou la vivacité de la chrétienté qui devient un critère de légitimité. Ce sont les multiples indices de sa propre acculturation qui sont présentés comme les conditions de la réussite pastorale. Les nombreuses anecdotes qui émaillent son propos informent alors autant sur les faits évoqués que sur celui qui les présente. C’est finalement l’identité du missionnaire qui se laisse dévoiler. Articulée autour d’une idée qui fait de la « brousse »4 le cadre d’expression de la Mission, de la pastorale de contact un leitmotiv, et d’une empathie envers les villageois une véritable idéologie, l’identité de prêtre baroudeur proclamée en filigrane du récit donne du sens à toutes les années que le père a passées au Burkina Faso. En conséquence de cette mutation de l’intime, l’ancienne Haute-Volta s’affirme comme son véritable pays d’adoption. En cela le père Balluet a raison : son récit nous aide véritablement à « mieux comprendre la complexité de la vie missionnaire ». Une vie missionnaire qui n’agit pas seulement sur le ressenti spirituel et les conditions matérielles des populations, mais une vie qui définit de nouvelles limites à la subjectivité des prêtres qui, au contact des réalités pastorales, réaménagent leurs propres identités. Plutôt que de choisir un extrait qui résumerait par une seule anecdote la vie bien remplie du père Balluet, nous proposons ici un florilège de plusieurs passages issus de ses Mémoires5.
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Pour les Africains, la « brousse » (weogo en mooré) est le lieu où ne s’exerce pas la civilisation des Hommes. Pour eux, parler de « village de brousse » est donc un nonsens. Pour les missionnaires, la « brousse » représente un terrain vierge de toute présence chrétienne qu’il convient d’évangéliser. Ainsi, un Père Blanc en arrivant en 1949 à Tamale, ville ghanéenne de 20 000 habitants à cette époque, parle de « ce coin de brousse » (P. Leblanc, « Et l’on recommence ! Une nouvelle mission lancée », Les Missions d’Afrique, août 1949, p. 226). 5 Des intertitres ont été rajoutés pour faciliter la lecture de ces extraits.
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Les sœurs, le marigot et le pasteur : petites histoires de déplacements sur terre et dans l’eau J’ai réalisé beaucoup de travaux matériels, mais l’annonce de la bonne nouvelle de Jésus-Christ a toujours été ma principale préoccupation. J’ai été en contact avec des chrétientés naissantes, neuves. Pour les populations, notre enseignement était vraiment nouveau, voire un peu bizarre, un peu dur à comprendre et à accepter […]. À la fin de l’année 1963, quatre religieuses de la congrégation des Sœurs de Rillé […] arrivaient à la mission de Salembaoré […]. Cette mission est de fondation récente, début 1961. C’est un terrain neuf. Première évangélisation, ni chrétien, ni catéchumène6 , pas d’école, pas de dispensaire. Après mon congé de 1961, j’y ai rejoint le P. Lecomte. Les gens sont sympathiques, ils nous accueillent bien […]. [Avant la venue des religieuses], les gens me posaient beaucoup de questions sur les sœurs, essayant de se les représenter. « Comment sont-elles ? Quand vont-elles venir ? Parlent-elles le Yana ? Saventelles cultiver le mil ? Portent-elles les objets sur la tête ? » Ils s’attendaient sans doute à voir des êtres mystérieux, extraordinaires… Jamais une religieuse n’était venue dans cette région du Yanga… L’imagination des gens tournait à plein régime […]. [Après l’arrivée des sœurs], l’un de nos employés nous dit : « Les gens se demandent pourquoi vos femmes n’habitent pas avec vous ». En voilà une bien bonne !!!! Les gens croyaient que les religieuses qui venaient d’arriver étaient les femmes des pères7. Elles avaient rejoint leur mari. J’en eus 6 En règle générale, le processus d’évangélisation débute avant la fondation d’une nouvelle station missionnaire. Il est rare que la chrétienté soit nulle lors de la venue de prêtres. Pour le cas de Salembaoré, même s’il est vrai que les premiers baptêmes datent de 1965, le village comptabilise déjà quelques chrétiens avant l’arrivée du père Balluet. Il s’agit du catéchiste Séraphin Nikiéma, de sa famille et de plusieurs fonctionnaires originaires d’une autre région (C. E. Sandwidé, Histoire de l’Église au Burkina Faso : traditio, receptio et re-expressio, 1899-1979, Rome, 1998, p. 166). À travers cette remarque, c’est son rôle de pionnier que souhaite mettre en avant le père Balluet, rôle qui ne peut d’ailleurs pas lui être dénié pour la station de Salembaoré mais qui place toujours les pères – et non les catéchistes – à l’origine de l’acte augural de la Mission. 7 C’est un fait récurrent, tel que le prouve un récit similaire formulé par un Père Blanc travaillant au nord-ouest de la Gold Coast. R. McCoy, Great things happen. A personal memoir of the first Christian missionary among the Dagaabas and Sissalas of northwest Ghana, Montréal, The Society of Missionaries of Africa, 1988, p. 193.
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la confirmation quelque temps plus tard. Un jour, vers 16 heures, la sœur Agnès vint me dire : « La sœur Denise est partie ce matin à Baoguin pour un accouchement difficile et elle n’est pas revenue, ça m’inquiète ». Je suis parti par le sentier que sœur Denise avait pris au départ. Près du village, j’interroge un paysan dans son champ : « – As-tu vu la sœur ? – Quoi ? c’est quoi la sœur ? – As-tu vu une femme blanche ? – Ah ! ta femme, oui, elle est allée au village, là […] ». Je passe chez le chef de canton et un de ses familiers me dit : « Oui, ta femme est venue… et elle est repartie à Salembaoré ». Je retourne à Salembaoré et je vois sœur Denise bien rentrée […]. Peu à peu, la lumière se fera dans l’esprit des gens et ils ne confondront pas les genres […] ! Les relations entre les Pères et les Sœurs sont bonnes. On s’entend bien. On se taquine de temps en temps, de part et d’autre. Par exemple, la Sœur Agnès me donne souvent des conseils. Je l’ai surnommée la Mère du Bon Conseil. Un jour elle m’a remis une liste d’une trentaine de conseils, rédigés dans le style des commandements de Dieu que nous apprenions dans notre jeunesse. Le 26 avril, fête de Notre-Dame du Bon Conseil, je ne manquais pas de lui souhaiter « Bonne Fête ». Les Sœurs ont assez souvent besoin des pères pour la voiture, les mobylettes et autres ennuis. Je suis mécanicien d’occasion, réparateur de pannes variées. Et je deviens le Père du Perpétuel Secours […]. L’histoire que je vous raconte est authentique. Ce n’est pas un rêve, une affabulation ou de l’imagination. C’est du vrai de vrai. Un jour, j’étais en discussion avec la sœur Rose-Agnès. Je ne me souviens plus du sujet de la discussion, mais bien de sa conclusion. Dans la discussion, la rose avait dû avoir des épines car je terminais en lui disant : « Ma sœur, la prochaine fois qu’on va à Ouaga, je vous jette dans la Volta. » Un grand éclat de rire salua ma déclaration. La Volta Blanche – aujourd’hui Nakambé – est une rivière qu’on franchit à 55 kilomètres de Ouaga en venant de Fada N’Gourma. Deux semaines plus tard, j’ai prévenu les sœurs que j’allais à Ouaga et si elles avaient des commissions… Tout de suite, la sœur Rose-Agnès me dit : « Si vous le voulez bien, je vous accompagnerai. – Mais oui, ma sœur, mais à vos risques et périls ! ». Au jour dit, nous voilà en route, l’âme bien en paix. En arrivant à la Volta je ralentis un peu. Je m’engage sur le pont. Au milieu du pont, je serre à droite, près du parapet. Je m’arrête et coupe le moteur. Je vais ouvrir la portière du côté de la 414
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sœur : « Qu’est-ce qu’il y a ?, me demande-t-elle. – Mais ma sœur, je vous avais dit que quand nous irions à Ouaga, je vous jetterai dans la Volta. Ça y est. Nous y sommes, c’est le moment ». Son visage s’est assombri et bien simplement, elle m’a dit : « Vous n’allez tout de même pas faire ça ! ». Un grand éclat de rire a salué son inquiétude. J’ai fermé la portière et repris ma place au volant de la voiture et nous avons continué notre route vers Ouaga, pas très bavards8. En ce temps-là, il n’y avait pas de pont sur les grands marigots qui coupent les routes vers Fada, Tenkodogo, le Togo. À la saison des pluies, la région du Yanga où se trouve Salembaoré était une prison géographique. Les permissions de sortie dépendaient des marigots […]. Huit jours après l’intronisation de Monseigneur Chantoux [en août 1959], je devais emmener à Niamey les religieuses de NotreDame des Apôtres pour leur retraite annuelle. Mais au moment du départ, le marigot de Bougui était plein d’eau. Retour à Fada. Dans la journée, je suis allé voir le marigot : le niveau de l’eau baissait. Le soir, au moment où je voulais me mettre au lit, j’ai entendu des grondements de tonnerre. Je suis allé à Bougui, l’eau avait bien baissé, on pouvait passer. Je me précipite chez les religieuses, leur demandant de se préparer. Dans une demi-heure, je reviendrai les prendre car une tornade arrive. Ainsi fut fait. À Bougui, pas trop de difficulté pour passer. Et dans la nuit, en avant pour Niamey, mais sans précipitation, en ce temps-là la route n’était pas goudronnée. Mais en cours de route, la tornade nous a bloqués… Que d’eau ! Que d’eau ! Du temps de Noé ce n’était pas mieux. Sur le bas-côté de la route, nous avons attendu patiemment la fin du déluge… À quoi s’est ajoutée la crevaison d’une roue… À l’entrée de Matiakaouli [au Niger], nouvel arrêt : un bas-fond plein d’eau. Au lever du jour, des personnes ont commencé à circuler et certaines ont traversé le bas-fond. Pas trop d’eau, c’était franchissable… En route dans la boue et les flaques 8
Les récits de la complicité entre prêtres et religieuses sont suffisamment rares pour que le père Balluet précise en incise que cette histoire « n’est pas un rêve, une affabulation ». Les règles qui organisent les différentes Sociétés missionnaires prennent effectivement soin de ménager une distance entre les missionnaires des deux sexes et les archives se gardent bien de rapporter toute proximité qui pourrait être compromettante. Le récit rétrospectif du père Balluet a cela d’important : sorti du circuit apostolique – « on m’a mis à la poubelle » (p. 90) –, le missionnaire est plus libre pour évoquer des souvenirs qui sortent du cadre normatif.
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d’eau. À la mission de Kourtehari nous avons célébré la messe et pris un peu de repos, après une bonne douche pour nous décrasser. À Torodi, nouveaux ennuis : une partie de la chaussée a été emportée par le courant. Lentement, doucement, avec l’aide certainement de nos anges gardiens, nous avons franchi l’obstacle… Et le soir, nous étions à Niamey. Après une journée de repos, j’ai pris la route du retour, mais calmement. Dans la soirée, je suis arrivé à Bougui… et le fameux marigot était plein d’eau. Je n’avais nullement l’intention de faire le pied de grue pendant je ne sais combien de temps, ni de servir de pâture à tous les moustiques du coin. Je décide de rejoindre Fada à pied… Mais il faut passer le marigot, et il y a beaucoup d’eau… Et je sais à peine nager. Allez ! Au boulot ! Je range la voiture et en confie la garde à un brave vieux qui habite là. Je prends seulement ma sacoche (…). Après une invocation à mon ange gardien, je me mets à l’eau, mon pied droit suivant la ligne de cailloux. La route descend vers le fond du marigot et l’eau monte… aux genoux… à la ceinture… à la poitrine… aux épaules… oh ! oh ! Ça devient sérieux. Un pas en avant et mon cou est entouré d’eau… encore un pas et je sens l’eau au menton. J’essaie de hausser le cou… mais je ne suis pas une girafe… L’apéritif qui se prépare ne me dit rien. Que faire ? À moins de deux mètres de moi, il y a un arbuste… Je vais m’élancer pour l’attraper… après on avisera. Allez, courage. Un pas en avant… oh ! Miracle. La route commence à monter et l’eau a baissé : je ne boirai pas d’apéritif. Mon cou se dégage. J’avance et l’eau baisse. Sauvé ! Merci Seigneur ! Trempé comme une soupe, je sors de l’eau. Tout heureux et fier de mon coup, je prends la route de Fada. 20 kms à pied. Il fait nuit. Que la vie est belle. À mon arrivée à la mission, mes confrères sont tout étonnés de me voir. Ils se demandent si je leur dis la vérité. C’était bien moi, pas un fantôme. Un après-midi de 1984, je revenais de Ouagadougou. La nuit m’a pris à la sortie de Tenkodogo… et il pleuvait. Entre Dourtinga et Ouargaye, il y avait un petit marigot bien encaissé où l’eau stagnait […]. J’y suis arrivé sans m’en apercevoir et suis entré un peu rapidement dans l’eau qui a giclé sous le capot… et le moteur s’est arrêté […]. Pas d’habitation dans les environs. La pluie tombait toujours. Je n’ai pas compté les gouttes qui tombaient sur la toiture de la cabine. J’ai réussi à sommeiller un peu. La nuit a été longue. Au lever du jour, 416
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une voiture est arrivée, une 4×4 japonaise… Ouf ! Je vais être libéré. Un Blanc vient vers moi. C’était le pasteur protestant de Ouargaye, un Canadien francophone qui anime un centre pour aveugles. Je lui expose mon infortune. Il est tout disposé à m’aider. Dans ma voiture, j’ai toujours un câble ou une bonne corde. Il me tire du bas-fond. Le passage est libéré, il pourrait continuer sa route. Non, il ne veut pas me laisser en panne sur la route. Je suis en admiration devant sa charité bien chrétienne. Voyez : il tracte ma voiture jusque chez lui à Ouargaye. Chez lui, il m’indique la douche où je me lave et me donne un bon bol de café avec des biscuits maison. Puis il met sa mobylette à ma disposition pour rejoindre Salembaoré où je vais prendre le matériel dont j’ai besoin pour remettre ma voiture en route. Ce qui fut réalisé dans l’après-midi. Vraiment, monsieur le pasteur, vous êtes un disciple du Christ. Je vous suis infiniment reconnaissant, un beau geste de charité chrétienne. Merci et bravo Monsieur le Pasteur9. Bestiaire On m’a fait la réputation d’un grand chasseur, d’un bon chasseur. C’est un peu exagéré […]. Pour le service des Eaux et Forêts de Haute-Volta, j’étais un braconnier, paraît-il. Il y a quelques années, un infirmier vétérinaire originaire de Pâma m’a dit avoir vu un papier des Eaux et Forêts classant les braconniers par ordre d’importance. J’étais le onzième […]. De 1956 à 1960, j’étais à Fada. Nous avions un internat des élèves de l’école primaire. Pour leur donner un peu de viande, je sortais un 9
Loin des oppositions doctrinales, les aventures du quotidien peuvent générer les signes d’un œcuménisme pratique. Pour autant, la surprise et la reconnaissance exprimées par le père Balluet indiquent que cette « charité chrétienne » n’est pas automatique. Un Père Blanc de la station de Léo, au sud de la Haute-Volta indique par exemple « avoir eu des problèmes [dans les années 1970] avec des pasteurs canadiens qui étaient un peu sectaires » (Entretien avec le père Marcel Forgues, né en 1916, Billère, 1er septembre 2008). En réalité, l’entente entre les représentants des différentes confessions dépend souvent des personnalités en présence, preuve supplémentaire que la christianisation se réalise avant tout par des femmes et des hommes qui ont des appréhensions singulières capables d’appuyer ou de déjouer les directives qui émanent des institutions religieuses.
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après-midi par semaine. Au début, je ne cherchais que les pintades sauvages et les francolins. Sans fausse humilité, je ne me croyais pas assez malin pour taquiner de plus gros gibier. Donc pintades, francolins, parfois un lapin – en fait c’est ce qu’on appelle le lièvre d’Égypte, il gîte, il n’y a pas de garenne – et, à la saison des pluies, des sarcelles, des canards casqués et canards armés (variétés d’oies). Un après-midi, j’étais en brousse avec un guide. Derrière un buisson, je vois une bête. J’ai d’abord cru à un mouton perdu. Mon guide me dit : « C’est une biche ! ». Que faire ? Un diable me dit : « Vas-y ». Lentement, en rampant, je m’approche. J’étais dans le bon vent. Je prends mon temps, je tire. La bête tombe. Ce n’était pas un mouton. Ce jour-là, je crois bien, le diable de la chasse est entré en moi, car à partir de ce soir-là, je ne rêvais plus que de gros gibiers10. Un après-midi, j’ai emmené un abbé africain voir des Mossis11 de Koupéla qui avaient des champs de culture à 30 kms de Fada. J’ai pris mon fusil […]. Au retour, j’aperçois au loin des bêtes assez grosses traverser la piste. J’ai pensé aux kobas12. J’accélère et arrive à l’endroit. Je mets la voiture sur le côté de la piste. Je ne coupe même pas le moteur. Je prends mon fusil, y introduis une cartouche à plomb unique, la MF. : Manu France, St Étienne. Dans la brousse, je vois une bête bien placée. Je tire. J’entends les bêtes s’enfuir. J’avance dans la brousse et je trouve ma bête par terre. Je reviens à la voiture et dis à l’abbé : « J’ai eu une bête. – Oh ! je veux voir cela. Je n’ai jamais vu de bêtes de brousse. » C’est un citadin13. J’arrête le moteur et nous repartons en 10
L’évocation du diable, par un trait d’humour, renvoie au péché contenu dans le pouvoir de verser le sang d’un être vivant. Puisqu’elle devient passion, la chasse dévoile une forte capacité transgressive. Pour autant, la pratique cynégétique devient un moyen pour le missionnaire « broussard » d’affirmer sa nouvelle identité. Face à l’adversité du milieu rencontré et aux risques encourus lors de la confrontation aux animaux sauvages, il annonce sa pleine intégration à son environnement. Sa capacité de résistance permet au missionnaire de revendiquer le droit de disposer d’une place à part entière parmi les Africains. Par la chasse, il rejette son extranéité. 11 Groupe ethnique majoritaire au Burkina Faso. 12 Koba est le nom peul de l’hippotrague, appelé familièrement antilope-cheval. 13 Face aux missionnaires « broussards », les abbés voltaïques font figure d’antithèse. Accusés de délaisser le prosélytisme au profit d’activités purement paroissiales (mouvements d’Action catholique, pastorale des « évolués », etc.), les prêtres africains sont présentés par plusieurs vieux missionnaires comme l’une des causes de l’embourgeoisement de l’Église locale. En réalité, cet embourgeoisement se développe dans le milieu missionnaire dès les années 1940 quand certains prêtres préfèrent l’habillement
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brousse. Dans l’herbe, l’abbé me montre une bête. Je l’examine, ce n’est pas celle que j’ai vue. Un peu plus loin gît une autre bête. C’est celle que j’ai vue avec l’impact de la cartouche sur le côté, à la hauteur des poumons. Que s’est-il passé ? En examinant les bêtes, je crois comprendre. La balle a traversé les poumons de la bête que je visais, sans rencontrer d’obstacle et est allée se loger dans la colonne vertébrale de l’autre bête que je ne voyais pas. C’est pas mal, deux bêtes avec une seule cartouche MF. Je n’avais pas prévu cela, mais le résultat est là : deux damalisques, des antilopes de 100 à 150 kilos. La petite 2 chevaux ne peut prendre les deux bêtes Je reviendrai dans la soirée. La chasse dans la brousse africaine n’est pas la chasse au lapin ou au lièvre en France. Il peut y avoir des surprises14. En janvier 1984, un de mes frères, ses deux fils, ma filleule (une cousine) sont venus passer une semaine à Salembaoré. Je les ai emmenés dans la réserve totale de faune d’Arly. En allant à une mare où il y a beaucoup d’hippo, nous remarquons un rassemblement de vautours au sommet d’un arbre. C’est un signe. Nous laissons la voiture sur la piste et nous partons vers l’arbre. Tout d’un coup, le pisteur des Eaux et Forêts qui nous guide, pousse un cri : « Lion ». Nous stoppons. Devant nous, à une centaine de mètres, quelques lions : 1, 2, 3… 6, 7. Après, quelques instants, six lions s’éloignent et disparaissent dans la brousse, mais le 7e reste là, nous regardant bien fixement. Nous aussi, nous le regardons. Des chasseurs chevronnés m’avaient dit que, devant un lion, il ne faut pas détourner la tête, il faut le regarder. Ce que nous faisons, mais nous ne sommes pas fiers. « Seigneur ! Inspirez des sentiments chrétiens à ce lion ! » […] Enfin, après un certain temps, qui nous a paru bien long, le lion a consenti à s’en aller, lentement, doucement, dignement […].
civil, la lecture profane et les grosses cylindrées pendant que d’autres professent une fidélité à l’orthodoxie des pionniers : apprentissage de la langue et des coutumes locales, tournées pastorales régulières et prolongées, ascétisme. 14 Comme l’a étudié Lancelot Arzel dans le cas des officiers coloniaux, la distinction avec la chasse pratiquée en métropole permet d’affirmer une hyper-virilité propre aux Européens présents en Afrique. Cf. L. Arzel, « Les chasseurs en action. Virilité conquérante et guerres coloniales. Le cas de l’Afrique (France, Royaume-Uni, Belgique, 1870-1914) », communication au colloque international Femmes et genre en contexte colonial, XIX e-XX e siècle, Paris, 19-21 janvier 2013. http://genrecol.hypotheses.org/43.
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Dans la brousse, on peut trouver d’autres bêtes dangereuses. Plusieurs fois, j’ai rencontré des éléphants […]. Une fois, j’ai vu un groupe de cinq ou six guépards. J’ai vu deux panthères, une hyène, des serpents, des vipères dangereuses. J’ai tué un serpent cracheur de 2,5 mètres de long. Parmi les bêtes dangereuses, il y a aussi le buffle, surtout s’il est blessé. Chassez la religion traditionnelle, elle revient au galop Dans l’imagerie populaire, le missionnaire est souvent représenté arborant une croix ou un évangile, jamais de la dynamite. Je ne pense pas avoir failli à mon travail missionnaire : j’ai annoncé l’Évangile, j’ai fait le catéchisme, j’ai fait beaucoup de baptêmes, j’ai planté des croix mais j’ai également fait sauter de la dynamite. Oh ! Rassurezvous ! Ce n’était pas pour faire sauter quelques bâtiments publics ni pour nuire aux gens ou à leurs biens. Non, c’était dans un but beaucoup plus bucolique. La mission de Salembaoré s’est installée dans un endroit inoccupé, à la sortie du village vers Niorgo et Bousgou. Il n’y avait que deux vieux arbres ayant peu de branches. Après l’implantation des différents bâtiments, nous avons tracé des allées et décidé la plantation d’arbres qui ont des feuilles toute l’année : caïlcédrats, nyms. Mais, la plantation s’est avérée difficile à cause du sous-sol qui est de la latérite très dure. Naturellement l’idée m’est venue d’employer de la dynamite […]. Avec cette acquisition, j’allais pouvoir travailler. De fait, de temps en temps, à Salembaoré, il y avait des explosions ; si bien que les gens m’ont considéré comme un grand sorcier15 : je faisais parler la foudre et il n’y avait ni mort ni blessé. En 1962, un agent du service agricole, natif de Salembaoré, vint en congé durant la saison des pluies. Un jour, il me demanda de l’accompagner la nuit, pour essayer d’attraper l’un ou l’autre croco15 Cette indication, mentionnée ici rapidement, est confirmée sur d’autres terrains missionnaires. L’assimilation des prêtres à des guérisseurs ou à des faiseurs de pluie participe d’un travail religieux plus large de mise en équivalence des formes du christianisme avec les contours de la religion traditionnelle. Cette conception, productrice de distorsions, impose l’idée selon laquelle certains convertis ne considèrent pas le christianisme comme une religion à part entière. En effet, ils l’abordent en suivant les mêmes modalités d’adhésion aux cultes auxquels ils sont déjà coutumiers.
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dile qui se promenait dans le quartier. Un soir, avec mon fusil, je le suivis. Il m’emmena vers le bas-fond de l’ermite [le plus vieux des sauriens, considéré comme le protecteur du village]. Il y avait un point d’eau et un léger courant qui coulait. Le trou, habitation de l’ermite, était bien là. Patiemment, en silence, longtemps nous avons monté la garde. Le crocodile n’a pas daigné faire une apparition. Peut-être était-il en profonde méditation. Tant mieux pour lui car, sans état d’âme, j’aurais commis ce sacrilège de mettre fin à sa vie. Le coin n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Pas d’habitation, des arbustes et de grandes herbes partout16. Fatigué d’attendre, je demandai à l’agent agricole, un peu déçu, de me raccompagner vers la mission. Dans la nuit, je ne voulais pas me perdre. Quand je fus en terrain connu, je lui ai souhaité une bonne nuit et j’allai me coucher, l’esprit en paix. Des années après, alors qu’on parlait des crocodiles du barrage, j’en appris une bien bonne. Dans le village, on racontait que comme j’avais voulu tuer le tengandé, l’esprit protecteur du village, le tengandé s’était vengé en me rendant aveugle. Il avait fallu me prendre par la main pour me ramener à la mission17. À une quarantaine de kilomètres de Salembaoré, sur le bord du grand marigot Koulpéolgo, se trouve un village appelé Bouraoguin. Ce village est célèbre à cause d’un fétiche très fréquenté. Les gens viennent en pèlerinage au fétiche avec des poulets, des pintades, des chèvres, des moutons, pour obtenir des enfants et la santé. Et Koadga est sur le sentier qui conduit à Bouraoguin […]. La construction d’une église [à Koadga] fut décidée et on me demanda de mettre en œuvre mes connaissances. St Gérard Majella, patron des futures 16
Que le lieu de résidence du crocodile sacré soit vierge de toute construction n’est pas une surprise. Le tegandé, entité protectrice du village, peut s’incarner dans un animal, mais surtout dans un lieu. Manifestement, la friche qu’évoque le père Balluet est un périmètre consacré par les rites villageois et soumis aux interdits propres aux bosquets sacrés. 17 Il est très fréquent que l’installation d’un nouveau poste de Mission s’effectue sur un territoire sacré. Tantôt, ce sont les responsables coutumiers qui accordent ce terrain aux pères pour tester leur capacité de résistance face aux puissances invisibles. Tantôt, ce sont les missionnaires qui, volontairement, souhaitent montrer par leur installation leur victoire symbolique sur les entités traditionnelles. Ici, le père Balluet affiche sa volonté de défier les croyances locales en tuant le crocodile du bosquet sacré. Mais par son acte manqué, ce sont finalement les convictions religieuses des villageois qui sont renforcées.
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mamans et des petits enfants, fut choisi comme titulaire de cette église pour contrer le fétiche de Bouraoguin. Nous obtînmes un grand tableau de St Gérard et une photo de son tombeau. Le tableau sera placé sur le mur, près de l’autel. Tout le monde pourra le voir. Je préparai l’emplacement du tableau, en représentant sur le mur, avec de petits cailloux, genre mosaïque, un tronc d’arbre avec trois branches : c’est le support sacré pour les canaris (cruches) dédiés aux esprits18 . Au pied de ce support, je représentai la silhouette d’un enfant levant les bras vers St Gérard. Nous informions souvent la population du rôle de St Gérard. Nous exhortions aussi la population à informer les gens qui allaient à Bouraoguin qu’ils feraient mieux d’implorer St Gérard. L’ont-ils fait ? Nous ne savons pas. Le jour de la bénédiction de l’église, en 1979, l’homélie de la messe rappela l’influence et la puissance de St Gérard. Après quoi, sous les you-you et dans l’allégresse générale, soutenue par les tam-tams, le cadre de St Gérard fut placé sur son support. Naturellement, je voulais connaître le fétiche de Bouraoguin […]. Avec un catéchumène qui connaissait le sentier, je suis parti à Bouraoguin pour deux jours. Je fus bien reçu par le chef. Je lui expliquais qui j’étais. Il savait qu’il y avait deux Blancs à Salembaoré. Ce n’est que dans la soirée que je lui dis que j’aimerais voir le fétiche. Personne ne peut aller au fétiche sans son autorisation qui est monnayée. Il me permit sans rien me demander. Je passai la nuit sur une natte, dans sa concession. Le matin, un serviteur du chef m’accompagna au fétiche situé à l’écart du village. Je m’attendais à voir quelque chose d’un peu spécial. Nous arrivons à un tas de cailloux de latérites entourés de sécots19 et souillés du sang des volailles et des animaux qu’on y égorgeait. « Le fétiche », me dit le guide. Et tout autour un tapis de plumes de volailles. Pourquoi ce tas de cailloux ? Est-ce la tombe d’un ancien chef, d’une personne importante ? Y a-t-il eu un fait extraordinaire à cet endroit ? Personne n’a pu me donner une 18 Il existe effectivement des « fétiches » composés d’une céramique déposée sur un pieu fourchu. Contenant une mixture consacrée, cette poterie devient le support de sacrifices. À notre connaissance, ce type de « fétiche » se rencontre surtout dans la région de Bobo-Dioulasso, à plus de 400 km de Salembaoré et de Koadga. La suite du récit confirme d’ailleurs que la morphologie du « fétiche de Bouraoguin » ne répond pas à la représentation que s’était faite le missionnaire. 19 Nattes en paille tressée qui peuvent servir de paravent.
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explication. On me répondait simplement : « Un esprit habite là. » Mais pourquoi habite-t-il là ? Mystère ! Les gens qui viennent là ont foi dans le fétiche mais vraiment il n’y a rien d’attirant sinon la brousse profonde20. Involontairement j’ai favorisé le « pèlerinage » à Bouraoguin en améliorant le voyage. Après mon excursion au fétiche, je résolus de faire quelque chose pour désenclaver les villages de cette région. En examinant la carte, publiée par l’institut géographique, je constatai que l’on pouvait faire une piste qui partirait de Koadga, passerait à côté de plusieurs villages et aboutirait à Bouraoguin et qu’on ne passerait qu’une seule fois le marigot alors que le sentier traditionnel passe trois fois. Cette piste fut défrichée assez rapidement et ma voiture fut la première voiture à pénétrer dans Bouraoguin. Et maintenant on va à Bouraoguin en voiture et en moto. Construire et se construire Il y avait grande joie à Diabo le 29 novembre 2003 pour le cinquantenaire de l’ouverture de l’école primaire, la première dans le canton […]. J’ai reçu une invitation personnelle parce que j’étais présent à l’ouverture de l’école en 1952 (je suis le seul survivant des quatre prêtres qui étaient à Diabo à cette époque) et que j’y ai construit un bâtiment à trois classes […]. Comme témoin de la première heure de l’école, le représentant du ministre de l’enseignement supérieur m’a remis un habit typiquement africain : une culotte et un boubou brodé, et lui-même m’a revêtu du boubou. Après mes remerciements au comité d’organisation, j’ai ajouté : « Avec les années pas20
Il y a manifestement une incompréhension qui s’exprime dans le décalage entre la dévotion à St Gérard que le père Balluet tente d’encourager à renfort d’esthétisme et de symbolisme et un culte africain qui ne s’embarrasse d’aucun atour spectaculaire. L’important n’est pas l’émotion suscitée par la contemplation mais l’efficacité légitimée par le lieu d’implantation de l’autel sacrificatoire. Comme le souligne sans le comprendre le père Balluet, le seul attrait réside dans « la brousse profonde ». Or, la brousse représente l’envers du monde des hommes, c’est-à-dire le lieu où les interactions avec le monde invisible sont rendues possibles. Celles-ci semblent nécessaires aux Africains pour, par exemple, retrouver la santé ou obtenir la fertilité. À l’inverse du culte voué à St Gérard dans l’église de Koadga, c’est donc le lieu et non l’objet qui possède une réelle puissance évocatrice.
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sées à Diabo, j’étais à moitié Zaoga (l’ethnie de Diabo). Maintenant avec l’habit, je suis Zaoga complètement. Et quels applaudissements ! » Je me suis retrouvé architecte, entrepreneur, chef de chantier et parfois ferrailleur, coffreur, camionneur […]. Nous ne pouvions pas faire appel à des entreprises car les finances étaient plus que faibles. Nous devions nous débrouiller. Bien des missionnaires ont tâté de la construction. Personnellement, pendant plus de 30 ans, mais calmement, sans précipitation et avec des périodes de vacances, je vais gâcher du ciment et remuer des cailloux […]. On disait que j’avais la maladie de la pierre. Je n’oubliais pas que j’étais d’abord missionnaire. J’ai assuré mes tournées pastorales dans les villages. Lors de constructions dans les villages, le matin, il y avait toujours réunion de prières et, en général, beaucoup de monde. Lorsque je passais des nuits dans ces villages, dans la soirée, il y avait réunion de catéchèse et de formation chrétienne. Puis après le repas, longue conversation, dans la nuit, avec les gens du village, chrétiens, musulmans, païens. C’était très vivant, très animé. Même des femmes prenaient la parole, elles se libéraient de la coutume. Pour moi aussi c’était bénéfique : j’apprenais beaucoup de choses sur leur vie, leurs coutumes, leurs traditions, leurs proverbes. Et les gens comprenaient mieux qu’on était avec eux, pour eux. Lorsque j’ai construit en faveur d’un village, j’ai toujours demandé et obtenu une participation des villageois […]. [Pour la construction de l’église de Salembaoré], voici ce que nous leur proposions : tous ceux qui désirent être embauchés viendront se faire inscrire. Ne seront effectivement embauchés que ceux qui accepteront de donner une semaine de travail gratuit. Ceux qui accepteront seront embauchés pour deux semaines, une semaine gratuite, l’autre payée au tarif normal […]. De temps en temps, je faisais apporter une cruche de dolo21 sur le chantier. Ça y mettait de l’ambiance, mais les langues étaient toujours très déliées. Combien de fois ai-je dit aux ouvriers : « Je vous ai embauchés pour travailler, pas pour parler. » Ils riaient bien. Ce sont les hommes et les jeunes qui ont fourni la maind’œuvre. Mais les femmes et les jeunes filles ont participé avec des transports d’eau […]. J’en ai vu de belles processions entre le chantier 21
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Bière de mil.
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et le bas-fond où se trouve le barrage de Salembaoré […]. Plusieurs fois, à la saison des fortes chaleurs (mars, avril, mai) vers 10 heures, des femmes sont venues me demander de quitter, car le sol leur brûlait la plante des pieds, elles n’avaient pas de savates. Église de Salembaoré, si chère à mon cœur, comment puis-je encore parler de toi ? Comment te montrer la grande affection qui m’unit à toi et à Salembaoré ? J’ai beaucoup sué pour te construire, j’ai cruellement souffert en te quittant. Le 24 Décembre 1986, à 16 H 30, en te quittant pour aller à Tibga, j’ai pleuré, moi un broussard […]. Le chef de Salembaoré et les habitants, le chef de canton, me demandent de revenir à Salembaoré parce que Salembaoré est mon village natal. Je suis Yana22. Oui, je retournerai à Salembaoré et pour toujours, l’un près de l’autre, l’un avec l’autre. En Ille-et-Vilaine (France), j’ai constaté que les curés qui avaient construit une église au xixe siècle, étaient enterrés dans l’église qu’ils avaient construite. Je n’ose pas exprimer un tel désir pour moi. Je n’en suis pas digne. Nous serions l’un dans l’autre. Le 13 mars [1999], j’ai choisi le lieu de mon repos éternel, tout près de toi, à ton ombre. Tu veilleras sur moi. Plus personne ne pourra nous séparer. Ma dernière preuve d’affection […]. Les gens de Salembaoré m’appellent « Salembaoré Naaba » c’està-dire chef de Salembaoré. Il est normal qu’un chef repose parmi les siens, avec les siens. C’est pour quand je passerai sur l’autre rive […]. Je reconnais qu’habiter avec eux, manger le même plat de riz ou de saghbo23, boire le dolo dans la même calebasse serait un magnifique témoignage de sympathie et d’affection […]. Si maintenant je ne puis résider à Salembaoré [pour raison de santé, il réside alors à Fada N’Gourma], quand Dieu m’appellera, en tant que YANA, je reposerai avec les ancêtres à Salembaoré. Le 19 décembre [2004], j’ai dit fortement aux Yana que mon cœur était à Salembaoré, et tous étaient dans mon cœur. Message reçu et compris, les applaudissements l’ont prouvé. Dieu sait quand je franchirai la ligne d’arrivée de la dernière étape. Je pense que le chef de l’équipe pour laquelle j’ai couru m’ac22
Les Yana constituent le groupe ethnique moréphone présent dans la région de Salembaoré. 23 Plat de base composé d’une pâte de farine et d’eau, agrémenté d’une sauce.
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cueillera. Avec foi, avec courage, je veux courir jusqu’au bout de la course. Quelle place aurai-je sur le podium ? Le juste juge me l’indiquera. J’ai confiance en sa bonté, en son amour et en sa miséricorde : je ne suis qu’un coureur ordinaire24.
24
L’intention d’avoir pour dernière demeure la terre de Salembaoré, formulée ici sous une forme testamentaire, est répétée cinq fois dans l’ouvrage. En martelant son attachement, presque charnel, à l’église de Salembaoré et à la région yana, le père Balluet souligne la capacité de l’expérience missionnaire à développer de nouvelles ramifications identitaires. La christianisation ne procède pas d’un rapport unilatéral devant conduire au seul changement du ressenti des évangélisés. Parce qu’elle consiste en une interaction, elle participe également à modifier l’ethos missionnaire. Il est à noter que le souhait d’être enterré sur le lieu d’évangélisation est régulièrement exprimé par les pères, par ailleurs souvent contraints par leur santé et les directives que leur impose leur hiérarchie de s’arracher de leur pays d’adoption pour rejoindre leur pays de naissance.
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MISSIONNAIRE ET JOURNALISTE : PAUL COULON À BRAZZAVILLE (1977) A n n ie Le nobl e-Ba r t Avec la collaboration de Paul Coulon pour les notes
Le père Paul Coulon, Spiritain, est bien connu comme directeur de Mémoire Spiritaine (1995-2006), puis, d’Histoire & Missions Chrétiennes (2007-2012), aux éditions Karthala, où il dirige depuis 1999 la collection d’histoire « Mémoire d’Églises » (75 volumes parus). Il est également reconnu pour ses études des sources spiritaines, notamment libermanniennes1. Il a aussi une grande expérience comme enseignant, au grand scolasticat de Chevilly-Larue, au Consortium d’études missionnaires interinstituts à Lyon (1967-1972) et enfin à l’Institut Catholique de Paris où il a été Directeur de l’Institut de Science et de Théologie des Religions (ISTR), de 1999 à 2005. Il est membre titulaire de l’Académie des sciences d’OutreMer. On en oublierait presque qu’il a été missionnaire au Congo de 1975 à 1979. Il a d’abord travaillé en paroisse à 70 km de Brazzaville (Kinkala) puis comme journaliste à l’hebdomadaire d’Afrique centrale, La Semaine Africaine (ill. 18). Il nous a semblé intéressant de donner un autre témoignage de l’activité missionnaire, après celle d’un « broussard », ici dans une capitale. Et, à côté de fonctions pastorales, celle d’un investissement non pas pour le développement d’une « bonne » presse – comme on en trouve souvent – mais de journaux engagés, de grande audience, tenus par de vrais professionnels, au service d’une cause spécifique. Des voix ont joué ainsi 1 Cf. avec P. Brasseur (dir.), Libermann (1802-1852). Une pensée et une mystique missionnaires, Paris, Cerf, 1988. On peut également citer : Avec A. Melloni (dir.), Christianisme, mission et cultures. L’arc-en-ciel des défis et des réponses, XVIe-XXIe siècles, Paris, Karthala, 2008 ; « La “guerre des deux France” exportée aux colonies à travers l’exemple du Congo français (1890-1921) », in P. Delisle (dir.), L’anticléricalisme aux colonies (18701914), Paris, Les Indes Savantes, 2009 ; « Les événements de mars 1977 depuis la rédaction de La Semaine. Souvenirs personnels et textes pour l’histoire », in R. BazenguissaGanga, G. Sounga-Boukono, R. Tabard, Le Cardinal Biayenda et le Congo-Brazzaville, Karthala, Paris, 2012, p. 213-223.
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un rôle de premier plan dans le paysage médiatique africain. Afrique Nouvelle, La Semaine Africaine, L’Effort camerounais, plus à l’est Kinyamateka, Temps nouveaux d’Afrique ou bien d’autres, ont été fondés par des Pères Blancs ou des Spiritains et, plus tard, repris par des prêtres locaux puis par des laïcs. De nombreuses études leur ont été consacrées2. Ici, il ne s’agit pas de revenir sur leurs contenus mais de voir comment un missionnaire, tout en participant activement à la vie d’une paroisse urbaine, s’y est acquitté au jour le jour de sa tâche – ouvrant ainsi, comme le directeur, définitivement, la voie à des nationaux. Justement, le texte qui suit se situe à un de ces moments de passage de témoin, même si, en 1962, le journal avait été confié pour la première fois à un Congolais, l’abbé Louis Badila, mais qui eut maille à partir avec les autorités de son pays. Le père Coulon a, durant ses années congolaises, envoyé à sa famille et ses amis, trois très longues « lettres d’amitié ». Il recommandait : « faites des pauses de temps en temps pour reprendre votre souffle ! » et, de fait, nous n’en avons sélectionné qu’un court extrait, même si ses réflexions, de Spiritain et de missionnaire, sur l’Église congolaise auraient mérité qu’on s’y attarde3. Son expérience de journaliste est exposée dans sa troisième circulaire, datée du 25 juin 1977, mais écrite sur plusieurs mois (sans qu’on puisse identifier le détail de sa chronologie), d’où des redites. Période particulièrement difficile pour le Congo puisqu’il a subi deux assassinats coup sur coup ; le 18 mars 1977 celui de son Président, Marien Ngouabi, et, quatre jours plus tard, celui de son Cardinal, Mgr Émile Biayenda (ill. 19). Et le parti unique, le PCT (Parti Congolais du Travail fondé par Ngouabi en 1969), se réclame du marxisme, ce qui rend la tâche de journaliste catholique quelque peu acrobatique, même si, officiellement il est dit, un Premier Mai vécu par le père Coulon : « nous avons besoin de tout le monde pour faire la Révolution, même ceux qui vont à la messe ! » La lettre comporte 20 pages sommairement dactylographiées, mais très pleines, dont nous avons saisi quelques passages (p. 9-15) qui complètent et diversifient les témoignages précédents consignés dans cette 2 Par exemple A. Lenoble-Bart, Afrique Nouvelle. Un hebdomadaire catholique dans l’histoire (1947-1987), Maison des Sciences de l’Homme, Talence, 1996 ou les thèses d’A. Mianzoukouta, La presse catholique en Afrique. Étude de cas : La Semaine Africaine de Brazzaville, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université de droit d’économie et de sciences sociales, Paris II, 1986 ou de G.-A. Diamouangana, Vie et mort des médias au CongoBrazzaville (1989-2006). Contribution de La Semaine Africaine à l’émergence d’un espace public, Université Bordeaux-Montaigne, 2013 ; J.-P. Bayemi, L’Effort camerounais ou la tentation d’une presse libre, Paris, L’Harmattan, 1989. 3 Cf. p. 15, son paragraphe intitulé « fascinante et problématique Église congolaise ».
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Anthologie. En exergue cette phrase du Talmud, « nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous les voyons comme nous sommes », donne le ton général à la fois vigoureux mais plein d’interrogations. Le père Coulon semble se compter parmi les « froids intellectuels occidentaux parfaitement aseptisés » et se désigne comme « intellectuel et cartésien (la pire espèce) » ! Mais il raconte spontanément (la fréquence des points d’exclamation en témoigne) et minutieusement, avec la verve d’un journaliste, le quotidien de sa vie, aux activités multiples, ce qui en fait sa richesse. Nous avons respecté sa graphie et ses titres de paragraphes.
«Circulaire» de Paul Coulon […] Cette lettre vous apprendra ou vous expliquera comment j’ai changé de travail. La mission continue pour moi sous une autre forme, avec d’autres problèmes. […] Du nouveau pour moi à l’horizon Le Cardinal me propose d’être adjoint au directeur du journal La Semaine, avec résidence et travail pastoral dans la plus grande paroisse de la ville [Brazzaville], le « Saint-Esprit » de Mongali. Décision assez inattendue qui n’est pas venue d’une proposition spiritaine. En fait, c’est une série de circonstances fortuites. […] L A SEMAINE, vous connaissez ? Sans doute pas ! La Semaine, c’est le seul hebdomadaire d’Afrique Centrale qui ne soit pas gouvernemental. C’est un journal chrétien, fondé par la mission en 19524. Avec l’hebdomadaire de Dakar Afrique Nouvelle (qui a disparu un ou deux ans avant de renaître de ses cendres quand on s’est aperçu de l’importance qu’il avait5), c’est le seul journal chrétien d’Afrique francophone6. Tirage limité : 5500 exemplaires. Imprimé 4
Par le père Jean Le Gall, Spiritain, sous le nom La Semaine de l’AEF, changé en La Semaine Africaine en 1959. En 1964, pour des raisons peu claires mais sans doute liées au contexte politique d’alors, le journal supprime le mot « Africaine » de son titre. C’est Paul Coulon, alors responsable ecclésiastique du journal, qui l’a rétabli à partir du n° 1286 du dimanche 1er janvier 1978, mais comme ce texte parle de 1976 et 1977, il n’y est question que de La Semaine… 5 En fait, il disparaîtra pour de bon en 1987, miné par les problèmes financiers et par l’évolution de la mission qui fera choisir d’autres formes d’information et de communication. 6 Dans l’ancienne AEF, il y a également au Cameroun L’effort camerounais, fondé en 1955, mais il cesse de paraître de 1974 à 1987 : P. Coulon se rendra au Cameroun pour étudier une éventuelle diffusion de La Semaine Africaine dans ce pays. Mais le
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dans l’imprimerie Saint-Paul, propriété du diocèse. Personnel des plus réduits : un directeur-gérant (le P. Ducry, spiritain suisse, qui le tient à bout de bras depuis plus de dix ans7) ; un rédacteur en chef congolais, Bernard Mackiza8 (actuellement à Lyon pour un stage de deux années d’études […]) ; un autre rédacteur congolais, Fulbert Kimina-Makumbu, spécialisé dans le sport9 et tenant les chroniques nationales ; un comptable à mi-temps ; deux commissionnaires-archivistes à tout faire. Personnel aussi réduit que les finances […]. Je vous décrirai par le menu le travail de « journaliste » ici. Comme pour beaucoup d’autres choses dans le tiers monde, cela ne ressemble pas tellement à ce qu’on connaît en Europe. Mongali, la plus grosse paroisse de Brazzaville Le journalisme, théoriquement, ce n’est que la moitié (et encore !) de mon travail. En effet, j’ai été nommé conjointement à la paroisse du Saint-Esprit de Mongali. En effet, je loge, je mange… et je dois travailler pastoralement dans la plus grosse paroisse de Brazzaville, en plein cœur du célèbre quartier de Poto-Poto […]. Quartier populaire immense, quadrillé de rues et d’avenues (comme à New-York) où chaque maison a un numéro (ce qui est proprement extraordinaire Rwanda et le Burundi ont leur presse : Kinyamateka, par exemple, créé en 1933 par des Pères Blancs, doyen des journaux rwandais, perdure. Longtemps, il a été le seul à traiter de questions politiques comme de société. 7 André Ducry (1919-2008), Spiritain suisse, est arrivé au Congo après avoir été Professeur de théologie à Chevilly-Larue en 1946, enseignement qu’il a continué au grand séminaire régional Libermann de Brazzaville à partir de 1957. Nommé ensuite directeur de La Semaine dans un contexte politique qui en avait écarté deux directeurs africains. Il le restera jusqu’à son départ définitif du Congo en juin 1977. Après son départ, Paul Coulon refusera de voir son nom figurer dans l’« ours » pour placer directement le journal sous la direction de la conférence épiscopale du Congo. 8 Recruté en 1962 alors qu’il était enseignant, il le resta jusqu’en 1992. Il est devenu par la suite président de l’Observatoire Congolais des Médias, ce qu’il est toujours en 2014, à 76 ans. Un hommage lui a été rendu en mars 2014 lors de la 10e édition des Oscars de la presse congolaise. 9 Fulbert Kimina-Makumbu (1939-2012) s’était vu décerner en 2000 par le Comité National Olympique et Sportif Congolais l’Oscar du Journaliste Sportif Congolais du Siècle, après 40 ans de chroniques dans La Semaine Africaine, qu’il signait toujours : « F. K. M. Pilote ». À la fin de sa vie, on l’appelait le « Grand K ». Voir sa nécrologie dans La Semaine Africaine du 14 janvier 2012 sous le titre : « Fulbert Kimina-Makumbu ou la disparition d’un géant de la presse sportive congolaise ». Il est par ailleurs l’auteur d’un recueil de contes, cf. books. google.fr/books?isbn=2355720215, consulté le 30 septembre 2014.
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pour une ville du tiers monde). Sur la paroisse, 47 000 habitants ; 55 rues (soit au moins autant de kilomètres) ; de 10 à 15 000 catholiques ; 2000 enfants au catéchisme dans 60 postes de caté installés dans les clôtures des gens10 , avec 80 catéchistes volontaires […]. Grande église en béton, très belle […], très agréable, très ventée et avec un magnifique espace liturgique… mais très bruyante par contre ! car nous sommes situés à un rond-point très fréquenté […]. Nous sommes quatre pères à Mongali11 […]. Nous logeons dans une maison qui a l’avantage d’avoir un peu d’air dans nos chambres et d’être également un refuge pour échapper à la marée humaine qui déferle en permanence sur la paroisse […]. Dans cette usine, d’une certaine façon, tout marche tout seul, avec les laïcs, même si c’est parfois avec un style « traditionnel » avec lequel je ne me sens pas très en accord. […]. Le dimanche il y a un monde fou aux différentes messes, bien que l’on dise, ici aussi, que la pratique a baissé depuis cinq ans. L’Église comporte quinze cents places assises environ ; quant aux places debout, n’en parlons pas : elles sont quasi illimitées […]. Nous avons quatre messes dominicales. La plus suivie est la première : à 5 h 30 ! (elle vient d’être reportée à 6 h) ; elle est en lari. La seconde est en lingala et est beaucoup moins suivie, car ce n’est pas un quartier lingala ici. La troisième est en français, depuis peu : un peu de snobisme12 sans doute mais il n’y a pas eu moyen de faire entendre raison au Conseil paroissial. La dernière est le soir à 18 h 30. […]. 10 Chaque famille brazzavilloise occupe un terrain – une « concession » –, « clôturé » par différents bâtiments ou par des murs, créant un espace central plus ou moins planté d’arbres, véritable lieu de vie pour la famille, mais aussi lieu de rencontre et de réunion avec d’autres gens… 11 Deux Français, un Hollandais et un Congolais, jésuite, Ernest Kombo. Ernest Kombo ou Nkombo, né le 27 mars 1941 à Pointe-Noire et mort le 22 octobre 2008 à Paris, était un prêtre jésuite congolais, évêque de Nkayi de 1983 à 1986, administrateur apostolique de Pointe-Noire de 1986 à 1990 et évêque d’Owando de 1990 à 2008. Il a joué un rôle notable dans la vie politique de son pays, à la suite de son élection en mars 1991 comme président de la Conférence nationale, puis président du Conseil supérieur de la République du Congo en juin 1991. En 1976, la paroisse de Mongali était sa première affectation paroissiale depuis son retour au Congo ; il travaillait en même temps – paradoxe dans un pays « marxiste » – comme fonctionnaire au Centre national de gestion… 12 On oublie souvent que, dans les pays dits « francophones », seule une faible proportion l’est vraiment (10 à 20 % en moyenne ?) sachant que les villes le sont plus que les campagnes et la capitale plus que les autres centres urbains.
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Emploi du temps Pour vous donner une idée de mon travail actuel, le plus simple est encore de vous tracer mon nouvel emploi du temps assaisonné de réflexions incidentes et parfois incisives. Presque tous les jours lever à 4 h 45. Le jour se pointe vers 5 h 30 ou un peu après. C’est à cette dernière heure que je concélèbre la messe […]. À signaler qu’auparavant, pour ne pas tomber directement du lit à l’autel, j’ai prié l’office des laudes et un peu médité. Petit-déjeuner. Puis scénario journalistique immuable : je me mets à l’écoute du monde, à la radio, le crayon à la main ou avec le mini-cassette. En raison de la lenteur du courrier, pour traiter valablement les nouvelles dans les articles de La Semaine, je suis obligé de suivre de très près tout ce qui se dit à la radio, les faits bruts comme les commentaires. Nous recevons très bien tous les postes du monde : Radio-France, la Suisse, la Belgique, la Voix de l’Amérique, la BBC, bien mieux qu’en France, grâce aux ondes courtes. À 7 h 30 environ, je sors mon char13 de la salle de catéchisme où il a passé la nuit : une petite Fiat 600, occasion « pas chère » à l’achat… mais qui m’a coûté pas mal pour la remettre en état ! J’ai pu les payer grâce à vos aides multiples car le journal en est bien incapable vu l’état de ses finances ! L’avantage, c’est qu’il s’agit d’une petite voiture, discrète, très commune ici, et qui me permet de transporter avec moi un bureau ambulant : dossiers, machine à écrire, magnétophone… Une salle de rédaction pittoresque Du lundi au jeudi, nous travaillons non pas aux bureaux du journal, mais carrément à l’imprimerie St-Paul : non pas « en chambre » mais sur le terrain du combat ! Nous disposons à l’imprimerie d’une salle de travail : un dépotoir innommable où trois bureaux minables et crasseux émergent péniblement de montagnes de journaux, de paperasses, de papier d’emballage, de pots de colle, de clichés épars (qu’on mettra une demi-heure à trouver quand on en aura besoin !) bref, une salle de rédaction admirable, dans la grande tradition du journalisme ! Pas celui d’aujourd’hui à Paris, celui des pionniers ! Cette salle a une particularité piquante (c’est le terme exact) qu’on ne trouve ni à Paris ni à New-York : c’est un paradis à moustiques résis13
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P. Coulon, malgré cette expression canadienne, est français !
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tant à toutes les attaques « à la bombe » que nous pouvons faire (on n’a pas essayé le napalm !) […]. Au milieu de tout ça il y a le vrai travail. Le lundi, on commence par faire le bilan de la poste : qu’est-ce qui est arrivé ? Est-ce que les clichés d’actualité sont arrivés de Paris ? (Sans eux on est gêné pour la « une »). Est-ce que le bulletin de la NAP est là ? (NAP = Nouvelle Agence de Presse, une agence parisienne qui nous fournit chaque semaine un ensemble d’articles à publier, à remanier ou à mettre au panier, suivant les cas !). Que dit de beau l’ACI (Agence Congolaise d’Information qui publie un bulletin quotidien) ? Alors qu’est-ce qu’on décide ? Pour la « une » : qu’est-ce qui est le plus important ? Qu’est-ce qu’on peut illustrer ? Et pour la dernière page : y a-t-il un dossier de prêt ? (Oui, parce que j’ai préparé un dossier « écologique » sur la forêt africaine pendant le week-end). Qu’est-ce que les ouvriers ont tapé en fin de semaine ? Allons voir sur place. Le journal est tiré en deux fois, en deux passages : en deux « formes » comme on dit, chacune comportant 8 pages (recto verso = 16 p.) qui ne se suivent pas d’où un problème de renvois à calculer : on commence souvent plusieurs articles à la fois sans en terminer aucun […]. C’est une excellente gymnastique intellectuelle […]. L’art, c’est de remplir toutes ces surfaces vides qui nous narguent le lundi matin. « 7 heures de travail et non 7 heures au travail » Vers midi 30, un peu plus, un peu moins, je commence à me soucier de mes confrères qui doivent m’attendre à Mongali pour le repas (à vrai dire ils ont renoncé à m’attendre depuis longtemps ! […]). Il y a environ 4 km de la colline de l’Archevêché jusqu’à la paroisse de Mongali, située dans la plaine. Ce qui est impressionnant quand je rentre à cette heure, c’est de voir la foule de lycéens et lycéennes (les premiers en kaki et les secondes en bleu) qui s’étire le long des rues ! Les uns rentrent à la maison, les autres vont à l’école, car ici tout est à mi-temps à cause du manque de locaux […]. Vers 12 h 30 je ne suis pas toujours le dernier arrivé car il y a le Père Ernest, le jésuite, qui travaille encore plus tard que moi et qui arrive en cours de repas ou même après. Vu la diversité (et la richesse) de notre communauté (!), les discussions sont très fournies, parfois orageuses !, mais il arrive que ça soit intéressant. Évidemment, la dispersion de nos activités, le fait qu’Ernest et moi ne soyons que très 433
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partiellement sur la paroisse même, présentent quand même quelques inconvénients. Tant que le journal n’est pas sorti, c’est-à-dire le lundi, mardi et mercredi, je sors de table pour repartir aussitôt à l’imprimerie. Depuis deux ou trois ans, le Parti avait lancé la formule mobilisatrice « 7 heures de travail et non 7 heures au travail » : de ce côté ma conscience est en paix, je dépasse largement la norme ! Ah ! l’excellent travail intellectuel fourni à 14 h, en liquette et en bretelles, dans une imprimerie où ne restent plus que les quelques ouvriers « typo » ou « lino »14 du journal, les autres ayant terminé leur journée continue à 13 h 30… ! Il y a une certaine satisfaction morale et intellectuelle à se savoir « debout », « fidèle au poste », « à l’écoute de l’histoire » (et pourquoi pas « faisant l’histoire » ? !), à une heure où 90 % du clergé perd misérablement son temps en position horizontale pour la sacrosainte sieste ! Je vous passe les détails : j’écris, tu écris, nous écrivons ; je peste, tu pestes, nous pestons ; je corrige les épreuves […]. Vers 17 h, parfois plus tôt, parfois plus tard, retour à Mongali. Le mardi, je ramène avec moi triomphalement le recto du journal : les huit premières pages tirées. Le mercredi soir (quand tout s’est bien passé et que nous n’avons pas de retard), c’est le journal en entier que je ramène : on vient de passer les deux dernières heures de travail à plier à la main les 1500 exemplaires de façon à pouvoir porter à l’aviation15 les colis pour Libreville, Bangui16 et Ndjaména (quand il y a des avions !). Il n’y a pas à dire, ce qu’il y a de beau dans le journalisme ici, c’est que c’est un métier « complet » : depuis l’idée lumineuse ou fumeuse jaillie de notre cerveau plus ou moins fatigué, jusqu’au journal plié en trois par le soin de nos doigts de travailleurs du peuple, nous faisons tout : nous enfantons notre journal ! Et il n’y a pas de jaloux : du directeur au commissionnaire tout le monde est concerné : les rédacteurs plient, le directeur coupe, les employés collent ! Fourbu mais finalement content parce qu’ « on en a encore sorti une de plus ! » (ce qui tient ici de l’exploit qui pour être hebdomadaire
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Employés à l’imprimerie : le linotypiste travaille sur une machine (la linotype) : il tape le texte des articles, ligne par ligne, que la machine coule en plomb une par une, lignes avec lesquelles le typographe fera la mise en pages. 15 Expression locale pour désigner l’aéroport. 16 En fait, le journal a été interdit sous l’Empire (cf. infra).
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n’en est pas moins remarquable…) me revoici dans l’épouvantable ruche à bruits de Mongali… Les lundi soir, je m’occupe d’un groupe de préparation de catéchisme. Tous les lundi soir, il y a en effet réunion générale des 70 catéchistes de la paroisse pour préparer avec nous, année par année, la leçon qu’ils donneront ensuite, du mardi au vendredi, dans leurs différents postes de quartier. Je m’occupe de la première année. Nous avons un catéchisme biblique diocésain en lari, qui n’est rigoureusement qu’un tronc commun, sans explication suffisante pour les catéchistes qui sont de très bonne volonté mais sont très peu formés, se bornant souvent à n’être que des répétiteurs. Et tous, loin de là, ne viennent pas à cette réunion du lundi… Cela nous a posé un problème tout au long de l’année ; nous en reparlerons plus loin. Mais pourtant il est difficile de leur en vouloir : ces jeunes lycéens et collégiens font cela dans des conditions qui paraîtraient héroïques à bien des chrétiens de France. Certains quittent le lycée à 18 h, se tapent plusieurs kilomètres à pieds, pour se retrouver dans leur clôture de quartier avec, parfois, 80 enfants ! En bref : soirées brazzavilloises et travaux de fin de semaine Si je veux en finir avec cette circulaire, je vais quand même être obligé de prendre des raccourcis. Disons qu’en règle générale et en dehors du lundi, je n’ai que le temps en rentrant de l’imprimerie de souffler un peu avant que vienne la soupe du soir, moins communautaire que le midi, car souvent l’un de nous, ou même deux, sont pris : qui une messe chez les sœurs, qui une visite chez des gens, surtout visibles le soir (c’est ce que fait souvent le P. Ernest). Après le repas, d’une façon pas très géniale, nous récitons l’office du soir. Une dernière corvée journalistique : je prends différents journaux-radios. Un peu de prière encore : on essaie de se cramponner à l’essentiel, au bréviaire notamment, jamais simplement par obligation mais souvent quand même bien lassé ! 22 h : le repos avec, comme berceuse, le cri des crapauds dans le caniveau sous la fenêtre, parfois le bruit des bars ou de quelque veillée mortuaire à proximité17, le cri des gens (les nuits de pleine lune, les gens ne se couchent pas mais discutent au
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Le père Coulon dit plus loin (p. 16) : « Qui dira l’importance que joue la mort et les morts dans le contexte culturel ici ? Tout est marqué par la mort, par les morts, par les ancêtres, par l’autre monde qui est aussi présent que le monde visible… ».
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clair de lune… !). De 22 h à 5 h du matin, cela fait 7 h de sommeil, juste la dose. Pour être juste, il faut ajouter que les « soirées brazzavilloises » sont plus riches et moins solitaires que celles de Kinkala : il n’est pas de semaine où je n’aille pas voir un film au Centre Culturel français, passer la soirée avec les confrères voisins de la paroisse de Wenze qui ont la télé (eh ! oui, on n’arrête pas le progrès : si tant est que le progrès est de pouvoir voir en plein cœur de l’Afrique les feuilletons américains – « Colombo » et compagnie –, les bleuettes françaises – « La Demoiselle d’Avignon », etc. !!!). À partir du jeudi matin, le journal étant sorti, il s’agit de préparer le suivant : ce rythme hebdomadaire empêche de vraiment pouvoir jamais décrocher ! Le jeudi matin est plus calme : j’essaie d’en profiter pour une prière un peu plus longue et plus contemplative, et l’après midi je bricole… ou bien je m’attèle immédiatement à l’homélie du dimanche si c’est mon tour. Le vendredi matin et le samedi matin, nous nous retrouvons toute l’équipe du journal au Bureau de La Semaine, boulevard Lyautey. Nous cogitons la maquette du prochain numéro. L’art dans ce métier, c’est d’être très fouineur et d’avoir une bonne mémoire : emmagasiner un tas d’informations, de lectures, etc. pour pouvoir les ressortir au bon moment. Autrement dit, travailler avec un personnel si réduit, cela suppose beaucoup de temps investi dans la recherche, la lecture, la classification. Cela explique que j’ai de plus en plus l’impression que je ne pourrai pas mener bien longtemps de front des activités aussi différentes que le journal et la paroisse. Le journal prend de plus ou plus tout mon temps… Je me demande s’il ne faudra pas en tirer des conséquences pour l’année prochaine. Vendredi après midi, je fais différentes choses, comme ce que je suis en train de faire maintenant : faire mon courrier…, à moins que je ne sois obligé à rédiger quelques dossier ou article pour le numéro suivant : nous devons en effet donner à taper le maximum d’articles avant la fin de la semaine, car autrement nos ouvriers n’arrivent pas à sortir le journal à temps […]. Samedi après midi, occupations diverses à la paroisse (confessions, etc.). […]. Rythme de vie un peu trop chargé et tendu, en ce qui me concerne : j’aime énormément mon travail au journal, mais c’est un travail « sous pression », avec quasi-impossibilité de décrocher. Je suis resté plusieurs mois sans sortir de la ville de Brazzaville pratiquement […]. 436
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À quoi bon ce travail ? Réflexions sur le journalisme au Congo Évidemment, je ne sais pas si tout ce que je viens de vous raconter vous a beaucoup intéressé ?… Certains pourraient penser que ce n’est pas là un travail tellement missionnaire : partir en Afrique pour faire çà ? Voire… Après neuf mois déjà de ce nouveau « job », je peux déjà essayer de faire le point. Je me sens très bien dans ma peau, dans le travail que je fais à La Semaine, mieux que dans celui que je faisais à Kinkala : c’est une constatation. J’ai l’impression que c’est un travail qui correspond à ce que j’ai appris à faire et que je suis capable de faire. Tous les précédents postes que j’ai occupés en France (en octobre prochain, cela va faire dix ans que je suis rentré dans ma période « productive » à Chevilly), toutes les études que j’ai faites, aussi bien à Rome qu’en France, comme professeur ou dans l’animation missionnaire, me sont d’une très grande utilité, dans la mesure où ce genre de travail en Afrique demande que l’on soit un « hommeorchestre ». Je n’aurais jamais pensé devenir « journaliste », mais finalement ce n’est pas mal. Encore que le terme « journaliste » ne convienne pas tout à fait, du moins pas au sens qu’il a en France… La fonction même d’un journal comme La Semaine est d’ailleurs différente de celle d’un quotidien ou d’un hebdomadaire européen. Nous ne faisons pas un journal pour les blancs du Congo qui écoutent les radios internationales dix fois par jour et lisent un tas de revues venant d’Europe. Nous le faisons pour des gens dont c’est le seul journal et dont c’est souvent la seule source d’informations dans bien des domaines. La radio ici ne parle pas de tout18 , et il existe pour le Congo un seul autre journal, hebdomadaire également, Etumba (= La Lutte) qui est le journal officiel du Parti, donc d’idéologie marxisteléniniste et visant un tout autre but que le nôtre. Un futur quotidien national est annoncé ici, également du Parti, mais il n’est pas encore sorti. Dans ce contexte général, notre rôle est d’abord de raconter brièvement ce qui s’est passé, le déroulement même des événements
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Il ne faut pas oublier que nous sommes à l’époque où la radio, comme dans bien des pays, est un monopole d’État. D’autant plus ici, dans un régime marxiste à parti unique, cf. A.-J. Tudesq, L’Afrique parle, l’Afrique écoute, Paris, Karthala, 2002 ou É. Damome, Radios et Religions en Afrique subsaharienne. Dynamisme, concurrence, action sociale, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014.
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plus que les commentaires ; en France, le journaliste peut traiter les nouvelles au « 2e degré » en insistant sur le commentaire, les faits bruts étant connus de tous par la radio bien avant qu’il écrive sa prose. Pour limitée que soit notre possibilité de commentaire (le Président Ngouabi disait que la liberté de la presse au sens occidental était impossible ici19), il me semble qu’il y a une façon de traiter de l’actualité, de suggérer certaines choses qui apparaissent comme notre rôle fondamental pour la formation de nos lecteurs et pas seulement pour leur information. Dans ce sens, même un article sur le problème brûlant de l’Afrique du Sud, de la Rhodésie (Zimbabwe), peut véhiculer un message profondément chrétien. Nous sommes un journal africain, et notre sensibilité est africaine, et même progressiste : nous ne pouvons pas faire de cadeaux aux racistes d’Afrique du Sud ; mais il y a une certaine façon de prendre position, d’éclairer les tenants et les aboutissants qui permettent peut-être à nos lecteurs de dépasser le stade des a priori ou de la simple injure, ou celui d’une vision par trop manichéenne de l’histoire (les tout-bons et les toutméchants). En ce sens, c’est un travail chrétien, un travail de formation humaine que personne d’autre ne peut faire localement puisque nous sommes le seul journal non gouvernemental de toute l’Afrique centrale francophone. […] Évidemment nous sommes soumis à la censure : nous avons besoin d’un visa de censure chaque semaine avant de le mettre en vente. En fait, nous pratiquons à l’égard de nous-mêmes la censure la plus sévère qui soit : l’auto-censure ; par ailleurs, il faut reconnaître que la censure au Congo est plus large que celle d’autres pays : nous ne pouvons plus vendre dans l’Empire Centrafricain20… Restent d’autre part une masse de difficultés pratiques qui menacent en permanence notre survie : le petit nombre de
19 Argument récurrent en Afrique de la part de chefs d’État qui n’ont aucune envie d’être soumis à la critique. Dans ces cas, la presse catholique fait figure, assez régulièrement, de presse alternative, voire d’opposition. 20 Celui de Bokassa, qui a pris le pouvoir en Centrafrique en 1966, s’est proclamé président à vie en 1972 pour finalement se faire couronner empereur en 1977. En fait, P. Coulon a raconté ailleurs comment il arrivait parfois à contourner cette censure et comment, finalement, elle faisait de la publicité au journal, certains lecteurs réussissant à deviner les textes par-delà le noir qui les recouvrait, venant ensuite demander confirmation…
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lecteurs (nous tirons à 5500 exemplaires)21 ; les difficultés techniques de l’imprimerie (approvisionnement et surtout vieillissement du matériel, quasi-impossibilité de trouver certaine main-d’œuvre spécialisée comme de bons linotypistes). Tout cela fait que nous sommes à la limite de la survie mais cela dure depuis plus de 25 ans maintenant 22. […] Dernier complément […] Le changement : le départ de l’ancien directeur le P. Ducry (avec lequel je m’entendais si bien). Du coup, la direction « pratique » du journal est passée, comme il est normal, en mains congolaises : celles de Bernard Mackiza, rédacteur en chef, rentré de France après deux ans. Très bon journaliste. Du coup, mon travail a un peu changé. J’écris moins sur l’actualité politique et me suis spécialisé, en plus des pages religieuses dont je suis chargé, dans la recherche de la documentation, dans la préparation des dossiers, dans la préparation de la maquette et des photos, ainsi que dans la mise en pages (sans parler de la diffusion). Je serai plutôt plus occupé qu’avant. Pour cette raison, j’ai quitté la paroisse de Mongali, n’ayant plus le temps d’y travailler. Je loge à la « Maison Libermann », une case nouvellement construite pour les spiritains de passage et les particuliers de mon genre !
21 Il faut tempérer le pessimisme de P. Coulon : en Afrique le « coefficient de dispersion » d’un numéro est beaucoup plus élevé qu’en Europe ; on partage plus volontiers un même numéro, ne serait-ce que pour de simples questions d’économie, le poids du prix étant plus lourd ici compte tenu du niveau de vie. 22 En 2014 le titre « survit » toujours, propriété de la Conférence épiscopale du Congo. Il est désormais le plus vieux périodique du pays mais ne tire plus qu’à 2000 exemplaires, cf. http://www.lasemaineafricaine.net, consulté le 30 septembre 2014.
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TROISIÈME PARTIE MUTATIONS DANS LA MISSION
Introduction
Nous abordons des textes qui sont les témoins de modifications significatives dans la façon d’envisager la mission et ses modes de communication. Au-delà des traditionnelles expositions missionnaires (rappelées ici dans des circonstances particulières), la radio, à ce titre, a apporté, en Europe puis en Afrique plus qu’ailleurs, une véritable révolution. Elle permettait de vaincre les obstacles de l’important analphabétisme – malgré les efforts de scolarisation voulus à la fois par les missionnaires, par les autorités coloniales puis par les gouvernements indépendants – et ceux de la circulation dans un continent pauvre en routes, ce qui limitait la diffusion de la presse écrite1. Très tôt les Églises se sont approprié ce moyen d’information efficace et le père Aupiais nous le prouve une nouvelle fois pour une cause qui lui tient à cœur. Marc Spindler, beaucoup plus tard, reste fidèle à ce mode de communication pour un approfondissement de l’actualité2, preuve s’il en est, de la pérennité de ce média. Nous sommes désormais au cœur du xxe siècle et le contexte général de l’Afrique est en pleine mutation : les moyens de transport changent la donne pour tout le monde, multipliant les contacts et les échanges. Le personnel missionnaire a mis un peu de temps pour profiter des facilités de voyages mais les supérieurs visitent plus souvent leur personnel et écrivent ainsi des rapports qui témoignent des changements en profondeur que connaît le continent, à l’image de celui de mère Marcellus en Côte d’Ivoire ou du père Brion au Zaïre. On aborde une autre phase missionnaire comme le montre l’arrivée en 1960 des Dominicains au Rwanda, terre par excellence jusque-là des Pères Blancs3. Les différentes congrégations et sociétés sont, pour les catholiques, côtoyées à partir de 1957, par des prêtres Fidei Donum : Jean-Pierre Chrétien explicite bien ce nouveau statut dans son introduction aux lettres de l’un d’entre eux, Henry L’Heureux, qui livre ses impressions sur le Burundi qu’il a découvert de 1968 à 1971. « Le processus d’autonomisation de l’Église catholique africaine en une époque marquée par les indépendances politiques de la 1 Sur ces aspects : A.-J. Tudesq, L’Afrique parle, l’Afrique écoute, op. cit., ou É. Damome, Radios et Religions en Afrique subsaharienne…, op. cit. 2 10 septembre 1972, Radio Madagascar (chaîne française) après le massacre aux Jeux Olympiques de Munich. 3 Ils vont y fonder une université : après l’effort portant sur les écoles primaires puis secondaires, on s’intéresse à l’enseignement supérieur.
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Introduction
plupart des pays du continent et par les suites à donner au Concile Vatican II (1962-65) » est évoqué par la conférence prononcée par Mgr de Souza à Québec4. Il est devenu par la suite un peu le symbole de ce nouveau clergé (sans oublier les sœurs africaines), de cette nouvelle hiérarchie qui joue un rôle de premier plan dans les soubresauts de l’Afrique des années 1990 : le prélat a été une figure marquante5 des Conférences nationales qui ont mis à leur tête, au Bénin comme dans d’autres pays, un dignitaire d’Église. Événements qui amènent une nouvelle fois la problématique abordée par Marc Spindler : un État peut-il être laïc ? Dans un pays comme le Rwanda, récemment indépendant (1er juillet 1962), la question s’est vite posée avec la création par les Dominicains d’une université nationale qu’évoque un de ses anciens aumôniers, Guy Musy, 50 ans plus tard. Notre parcours initial s’achève avec les moments tragiques vécus par l’Église d’Algérie à travers les consignes et conseils donnés en a parte par l’archevêque d’Alger d’alors, Mgr Teissier. On va désormais vers des Églises « post-missionnaires » : nous avons choisi de regrouper ces textes qui témoignent de l’évolution de la mission, dans son ensemble et en Afrique en particulier, autour de deux pôles. Le premier est plus factuel – ce qui n’exclut pas des réflexions en profondeur comme le montrent les lettres d’Henry L’Heureux complétées par un texte annexe plus ciblé6 – tandis que le second – qui peut partir d’événements ou d’éléments très concrets – est plus théorique, amenant des prises de position générales sur des points marquants en ce xxe siècle qui clôture cette Anthologie. On note que les interrogations ont toujours été présentes : à titre d’exemple on peut citer les questionnements plus philosophiques – voire métaphysiques – d’un Père Blanc en Tunisie dès avant la deuxième guerre mondiale qui montrent qu’au-delà des consignes de Mgr Lavigerie d’apprendre l’arabe et les langues locales, de connaître la culture et les coutumes du pays où l’on officie, on en vient à des 4
Introduction de C. Foisy, infra. À ce sujet, voir le récent ouvrage d’I. Mesnah, Isidore de Souza, figure fondatrice d’une démocratie en Afrique : la transition politique au Bénin (1989-1993), Paris, Karthala, 2011 (à partir d’une thèse soutenue à l’Université de Strasbourg). 6 Nous n’avons cependant pas voulu dissocier cet écrit des précédents pour des raisons de cohérence. Il complète bien les interrogations de son auteur, en filigrane tout au long de sa correspondance. 5
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Introduction
préoccupations beaucoup plus profondes qui nous ramènent à évoquer les rapports christianisme/islam dans un contexte très daté, celui de l’Entre-deux-Guerres où les intentions apologétiques demeurent en filigrane. Bien sûr, il n’est pas question de déceler un lien quelconque entre tous ces textes : très divers, dans des époques et des milieux éminemment variés, ils ne sont que le reflet de quelques réalités vécues par les missionnaires au fil des années, témoignages évidemment subjectifs mais révélateurs de situations réelles telles qu’elles ont été ressenties, en leur temps ou avec un délai de recul. Des termes apparaissent ou sont perçus en filigrane comme « altérité », « développement », « œcuménisme », « acculturation », « inculturation », « interculturel », « interconfessionnel » ou « interreligieux »7, témoins de préoccupations nouvelles reconnues par le premier synode africain en 19948, dans un cadre qui reste rempli de traditions (rappelons que le Rite zaïrois a été accepté en 1988 seulement). Globalement, les missionnaires européens ont cependant de plus en plus conscience qu’ils n’officient pas dans une Afrique ténébreuse mais comprennent davantage des pratiques traditionnelles, à l’image du père Aupiais.
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Voir I. Bria, Ph. Chanson, J. Gadille, M. Spindler (dir.), Dictionnaire œcuménique de missiologie. Cent mots pour la mission, Paris/Le Cerf, Genève/Labor et Fides, Yaoundé/ CLÉ, 2001 : « la synergie entre la foi chrétienne et les cultures (…) prend le relais des anciens principes fonctionnalistes d’accommodation, d’indigénisation et d’adaptation » (p. 165) ; J. Comby (dir.), Diffusion et acculturation du christianisme. Vingt cinq ans de recherches missiologiques par le CREDIC, Karthala, 2005. 8 Cf. M. Cheza, Le Synode africain, Histoire et textes, Paris, Karthala, 1996 ; R. Luneau, Paroles et silences du Synode africain. 1989-1995, Paris, Karthala, 1997.
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ÉVOLUTIONS AU FIL DU TEMPS COMMENT FUT PRÉPARÉE L’EXPOSITION D’ART CHRÉTIEN INDIGÈNE, PRÉVUE À ROME POUR 1940, PUIS 1942, ENFIN RÉALISÉE EN 1950 P ier re Tr ic h e t
L’exposition missionnaire de 1925 au Vatican avait été un succès. Pie xi s’était impliqué dans sa préparation et son déroulement. « L’exposition missionnaire du Vatican, qui accueillit environ 750 000 visiteurs, fut vraiment l’affaire personnelle de Pie xi. Pendant près d’un an, il en avait suivi la préparation, en présidant régulièrement les réunions du comité1 », rappelle Claude Soetens. Puis le pape avait visité l’exposition à quatre reprises. Si un nombre imposant de visiteurs fut atteint, c’est parce que la manifestation avait été placée en 1925, et que ces « années saintes » (qui ont lieu tous les 25 ans) attirent à Rome des effectifs importants de pèlerins. Un autre événement allait bientôt amener des foules à Rome : l’exposition universelle que le gouvernement italien commençait à préparer en 1936 et qu’il prévoyait pour 1942. Il entreprenait alors d’imposantes constructions, créant un quartier nouveau à une dizaine de kilomètres au sud de Rome : l’EUR. En 1937, Pie xi a pensé à une nouvelle exposition missionnaire. Des locaux venaient de se libérer. Le 14 septembre 1937, le pape a signé une « Lettre apostolique2 » commençant par « Missionalium rerum », adressée au cardinal Préfet de la Propaganda Fide, dans laquelle il écrivait : Le succès de l’Exposition Missionnaire de l’année sainte de 1925 au Vatican est encore présent à la mémoire de tous. […] Dans notre
1 C. Soetens, « Pie xi et les missions », dans Achille Rati, pape Pie XI. Actes du colloque organisé par l’École Française de Rome […] à Rome, 15-18 mars 1989. Édité par l’École Française de Rome, 1996, p. 719-734. 2 Le texte original en latin, et une traduction en italien, sont consultables dans C. Costantini, L’Arte cristiana nelle Missioni, Tipografia Poliglotta Vaticana, 1940, p. 9-13. Une traduction en français de ce texte est consultable dans le bimensuel Les Missions catholiques, n° 3277, 1er novembre 1937, p. 476.
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désir constant de promouvoir toujours davantage l’action missionnaire et la science des Missions, nous avons pensé utiliser en 1940 les pavillons de l’Exposition de la Presse catholique, récemment terminée, pour une autre grande manifestation missionnaire, une Exposition d’Art chrétien des pays de Mission et de l’Église de rite oriental. […] L’Exposition fera voir comme l’idée chrétienne est inépuisablement féconde jusque dans le domaine de l’art et comme elle est capable, au-dessus de tant de divisions pénibles, de rassembler, dans la maison du Père commun, en une admirable unité spirituelle, les créations artistiques de populations si diverses, pour rendre à Dieu l’hommage de la louange et de la beauté. Le Préfet de la Congrégation de Propaganda Fide, le cardinal FumasoniBiondi, va faire parvenir cette lettre du pape à tous les Chefs de mission qui dépendent de ses services, en l’accompagnant d’une lettre dans laquelle il fournit quelques directives pratiques3. Il les invite à prendre conseil de leurs missionnaires et à désigner l’un d’entre eux, « expert dans les arts », pour rassembler et expédier les objets proposés (c’est un passage que Mgr Cessou va reproduire in extenso en latin dans sa propre circulaire que nous publions ci-dessous). Il termine en précisant : « À la fin de l’exposition, les objets seront retournés, sinon vendus au profit de votre mission ». Deux mois plus tard, le 29 novembre 1937, le secrétaire de Propaganda Fide, Mgr Celso Costantini, publie une nouvelle série de précisions, intitulée « Remarques et Instructions pratiques », qu’il adresse aux « Procureurs des instituts religieux missionnaires », ce qui lui permet d’adopter un ton peu formel et académique, presque familier. Mais les Chefs de mission et les Supérieurs généraux des instituts missionnaires, eux aussi, vont la recevoir, comme nous allons le voir. C’est un feuillet imprimé, de quatre pages (il en existe des versions en italien, français, anglais, allemand et espagnol4). On y lit : Pour éviter des confusions et des dispersions d’énergie, je crois opportun de définir clairement ce qu’on entend par art chrétien indigène. L’art chrétien indigène est l’art commun des pays de mission, appliqué aux besoins du culte. C’est le langage artistique par lequel les indigènes expriment leurs idées chrétiennes. L’art chrétien européen transporté tel quel aux Indes, en Chine ou au Japon, même s’il sert aux indigènes, n’est pas à proprement parler un art indigène. […] Je crois que nos admirables missionnaires 3
Le texte (en latin) de cette lettre est consultable aux APF, N S vol. 1339, fol. 651. Ces feuillets sont consultables aux APF, N S vol. 1452 a, fol. 191-197. La version en français est au fol. 195. 4
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Co m m en t f u t p rép arée l ’ exp os i t i on d ’ a rt ch ré t i e n i n d i gè n e
feront bien de chercher des artistes indigènes, même païens, […] et de leur montrer des modèles occidentaux ; ils ne leur diront pas de les copier tels quels, mais de s’en inspirer pour s’exprimer ensuite naturellement, comme ils sentiront. Mgr Costantini (1876-1958) est passionné d’art. Pendant ses années passées comme Délégué apostolique en Chine (1922-1935), il a fortement encouragé le développement d’un art chrétien chinois. Le 8 juillet 1932, il a envoyé au cardinal Fumasoni-Biondi un livret sur l’art chrétien en Chine. Il en a reçu une réponse fort élogieuse le confirmant dans sa voie : « Il n’y a pas lieu de porter en Chine les formes, fussent-elles excellentes, de l’art occidental, gothique ou classique. […] La voie que vous indiquez est la bonne : elle profitera à la fois à la religion et à l’art5. » De retour en Italie, il est le fondateur de la Société des Amis de l’Art chrétien et de la revue Arte sacra, auteur de divers textes sur l’histoire de l’art6. Il rêve que cette exposition marque d’une pierre blanche l’histoire de l’art chrétien dans les pays de mission, et montre la genèse de cet art à partir des œuvres « profanes ». Il précise alors : Elle [la prochaine exposition] sera organisée selon des critères rigoureusement scientifiques : aussi conviendra-t-il que l’art indigène apparaisse dans son développement naturel et manifeste ses caractéristiques originales, les influences successives qu’il a subies, et les caractéristiques qui le différencient de l’art païen. […] Nombre de sujets de l’art chrétien indigène ont des points de contact avec l’iconographie païenne et révèlent les influences subies. Ainsi, pour replacer une œuvre chrétienne dans son cadre et manifester le passage des formes païennes aux formes chrétiennes, nous pourrons avec prudence élargir le champ de l’exposition et admettre les œuvres profanes qui forment comme le fond d’où émerge, pour vivre de sa vie propre, l’art chrétien indigène. Tout cela ne pourra qu’augmenter la beauté et l’intérêt de l’exposition, et préparera un matériel scientifique de première main qui permettra de pénétrer l’esprit de l’art des peuples lointains et de mesurer l’inépuisable et éternelle fécondité du christianisme jusque dans le domaine de l’art. Il termine ce feuillet par : « L’exposition décernera des médailles et des diplômes aux auteurs des œuvres plus remarquables. » 5
Sacrae Congregationis de Propaganda Fide Memoria Rerum. Roma, Freiburg, Wien, Herder, 1976, Vol. III/2, p. 784. La note 1 de cette même page indique où trouver la liste de ses nombreuses publications sur l’art chrétien. 6 Voir sa biographie sur http://it.wikipedia.org/wiki/Celso_Benigno_Luigi_ Costantini, consultée le 15 février 2013.
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Le père Slattery, Supérieur général des Missions Africaines, reçoit ce feuillet et va, à son tour, recommander instamment à ses Chefs de mission de faire tout ce qui dépend d’eux pour que l’entreprise soit un succès. Et il leur demande de lui rendre compte des « mesures que vous aurez prises » car il devra « informer Son Exc. Mgr Costantini de mes démarches auprès de vous ». Mgr Cessou avoue qu’il a classé dans ses archives7 ces circulaires… mais qu’il a senti qu’il devait leur donner une suite concrète, car il allait devoir en rendre compte, tant à son Supérieur général qu’à la Propagande. C’est ainsi qu’il compose sa propre circulaire, en énumérant avec une parfaite clarté les documents qu’il a reçus, en en extrayant les passages les plus significatifs, et en fixant, en deux annexes, le rôle et les attributions particulières qu’il confie à certains de ses missionnaires. Cette circulaire de Mgr Cessou, du 10 juin 1938, montre comment toute la chaîne de commandement s’est mise en mouvement afin que le dernier des missionnaires soit informé et se sente impliqué dans cette entreprise de contribuer à l’exposition. Dans sa brièveté, elle permet de refaire tout l’historique de la préparation d’une exposition mondiale. C’est celle que nous reproduisons ci-dessous. Mais l’affaire ne s’arrête pas là ! Mgr Cessou vient donc de créer un « Comité directeur », qu’il préside. Sans perdre de temps, ce comité se réunit et produit une « Note ». Dans une circulaire du 12 juillet 1938, Mgr Cessou la publie8. On y lit : Avez-vous trouvé un catéchiste ou maître d’école ou autre chrétien susceptible de vous dénicher des artisans (peut-être même des artistes) potiers, vanneurs, menuisiers, dessinateurs, tanneurs, sculpteurs de « venaviwo9 », bijoutiers, photographes, musiciens, graveurs de calebasses, etc. etc. avec lesquels, tout en exerçant votre ministère, vous pourrez vous mettre en relation afin de leur suggérer une idée décorative chrétienne (il y a des symboles ou totems païens, tels le serpent, la tourterelle, le lion, le caïman etc. etc.
7 Vraisemblablement, il ne s’agit pas des archives proprement dites, où les pièces introduites sont répertoriées. Il veut dire seulement : dans les papiers parvenus il y a un certain temps. 8 Cette circulaire, ainsi que toutes les autres circulaires de Mgr Cessou, est consultable aux AMA 2 D 35. 9 Mot éwé signifiant jumeau. Si un des jumeaux mourait, on faisait sculpter une statuette qui allait le remplacer : sa mère la portait sur son dos, s’il était mort à l’âge où on le portait encore au dos. Sinon, c’est le jumeau vivant qui l’emportait partout avec lui.
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qu’on peut comparer aux symboles de la Bible et faire naître un sujet décoratif. Le titre de « chef » attribué à Dieu peut faire trouver bien des choses dans les attitudes, costumes et mobiliers des chefs. […] Pour la Vierge, il y a le costume et le sens de « detugbui l’afe10 » à exploiter. […] Avez-vous songé que la naissance d’Art chrétien au Togo pourra contribuer à rendre la vie chrétienne plus personnelle, nos chapelles plus intimes et le budget des commandes en Europe moins important ? Si nous témoignons de l’intérêt aux essais, nos chrétiens en témoigneront aussi. Dans cette même circulaire, Mgr Cessou annonce même à ses prêtres un voyage qui doit rester discret : Lors de mon passage à Rome, Son Excellence Mgr Costantini, Secrétaire général11 de la S. C. de la Propagande, m’a dit qu’il avait l’intention de profiter des vacances (Juillet-Octobre) pour faire une tournée – non officielle – d’étude et de documentation au point de vue « art indigène » dans les Missions de l’Afrique Occidentale. […] N’ébruitez donc pas vous-mêmes la nouvelle que je vous communique ; mais faites-en votre profit pour activer votre préparation à l’Exposition d’Art Indigène. Quinze jours plus tard, le 27 juillet 1938, Mgr Cessou envoie une nouvelle circulaire qui a pour objet : « Questionnaire relatif à l’Art Indigène ». Il y écrit : J’ai fait reproduire ci-après à votre intention un questionnaire relatif à l’Art Indigène. Je l’ai trouvé dans le n° 12 de l’intéressante revue A.F.E.R. éditée par la Sodalité St-Pierre Claver. Ce questionnaire vous sera utile en vue de la préparation à l’Exposition de 1940 ; il peut avoir une autre utilité : vous aider à ouvrir les yeux sur les essais qui se font autour de vous, vous aider à guider ces essais et à les orienter en vue d’une utilisation cultuelle, vous permettre de susciter l’intérêt pour les différentes branches d’art, d’éveiller des vocations artistiques. […] Au questionnaire, je joins quelques remarques sur la musique indigène : elles sont tirées de ou inspirées par les articles « Musiques
10 Expression éwé signifiant jeune fille vierge. Cela renvoie aux jeunes filles vierges qu’on consacrait au culte du Vaudou, et qu’on enfermait dans l’enclos pendant quelques années. Après quoi, elles quittaient cet enclos et se mariaient. 11 Le titre de Mgr Costantini est « Secrétaire de la Sacrée Congrégation de la Propagande ». Mgr Cessou, trompé par le titre de « Secrétaire général » qui se donne dans divers services de l’Administration française, lui attribue à tort ce titre.
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religieuses pour Indigènes » publiés dans les nos 9, 10 et 13 de la revue A.F.E.R. Ce questionnaire (trop détaillé et long pour qu’on le reproduise ici) commence ainsi : 1. Les indigènes de votre mission fabriquent-ils des objets de consistance molle, nattes, tapis, broderies, vêtements, etc. plus ou moins historiés ou ornés ? 2. Les indigènes de votre mission fabriquent-ils des objets de consistance dure, tels que vases de terre, de bois, de cuivre, de fer, aiguières, lampes, boîtes laquées ou non, en bois, en fer ouvragé ou repoussé, travaux en fer forgé, bronzes, porcelaine, orfèvrerie, émaux, ivoire, travaux d’ébénisterie, etc. ? 3. Sur tous ces objets, peut-on discerner des motifs qui reviennent souvent, ici et ailleurs, et qui peuvent frapper l’observateur comme trahissant une idée, un symbole, un goût propre à l’indigène ? Comme on le remarque, ce questionnaire voulait aider les missionnaires à prendre du recul et à relever des symboles et autres motifs récurrents, présents dans ce qu’ils avaient sous les yeux, mais qu’ils ne remarquaient plus, tellement ils y étaient habitués. Il évoquait des réalisations à suggérer à des artisans indigènes dans les domaines de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. Peut-être les pièces n’arrivent-elles pas aussi vite qu’on le souhaite : les préparatifs de l’exposition prennent du retard. De plus, un conflit oppose la Chine et le Japon, ce qui prive l’exposition des pièces provenant de ces deux pays. Or Mgr Costantini tient particulièrement à la production provenant de cette région : il a vécu en Chine de 1922 à 1933 en qualité de délégué apostolique et il s’est beaucoup impliqué dans la vie de l’Église de ce pays12. Une lettre du 27 décembre 1938, signée du cardinal FumasoniBiondi, Préfet de la Propagande, et de Mgr Costantini, Secrétaire de la Propagande, annonce13 : L’exposition d’art missionnaire indigène et d’art oriental dans la Cité du Vatican – annoncée par le Saint Père dans sa lettre du 14 septembre 1937 – a été reportée à l’année 1942. Cela est apparu nécessaire pour attendre que cesse le conflit entre la Chine et le Japon, afin que ces deux nobles nations puissent participer digne12 Sur « Cardinal Celso Costantini and the Chinese Catholic Church » : www. hsstudyc.org.hk/en/tripod_en/en, consulté le 15 février 2013. 13 Lettre consultable aux Archives de la Propagande, N S vol. 1452 a, fol 331. La traduction en français est de P. Trichet.
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ment à l’Exposition. Cela fournira aussi l’avantage que notre Exposition au Vatican pourra profiter d’un plus grand afflux de visiteurs grâce à sa coïncidence avec l’Exposition Universelle que le Gouvernement italien est en train d’organiser à Rome. On connaît la suite : le 1er septembre 1939, la guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne, et leurs alliés vont, eux aussi, être entraînés dans la tourmente. Il n’est plus question d’exposition, ni missionnaire ni universelle ! Mais la paix revient en Europe en 1945. Pour solenniser l’Année Sainte de 1950, les autorités du Vatican décident d’organiser plusieurs expositions. La Congrégation de la Propagande propose de « recycler » tous les préparatifs qu’elle avait faits pour l’exposition d’art chrétien en pays de mission prévue pour 1940 puis 1942. Mgr Celso Costantini est toujours Secrétaire de la Propagande… et il vient même d’être choisi comme « Président des Expositions de l’Année Sainte ». Il s’active donc pour que l’Exposition de l’Art des pays de mission soit un succès. Il fait alors parvenir à tous les Chefs de mission une circulaire, dont ces derniers vont répercuter des extraits à leurs prêtres. Ainsi, Mgr Jean-Baptiste Boivin, Vicaire apostolique d’Abidjan (Côte d’Ivoire) écrit-il dans une circulaire du 28 septembre 1948 : Une lettre de Mgr Costantini, Secrétaire de la Propagande, annonce qu’en 1950 une Exposition d’Art indigène aura lieu à Rome, pendant l’Année Sainte ; il demande à toutes les Missions d’y participer autant qu’elles le pourront. Il ajoute ceci : « Par art indigène, il faut entendre l’art qui s’inspire du goût, du style et du génie du pays. L’artiste indigène pourra s’inspirer de l’iconographie traditionnelle chrétienne, mais il l’interprètera à sa façon. En copiant matériellement un modèle étranger, il ne fait pas de l’art indigène. […] » Si dans vos stations vous aviez des œuvres susceptibles d’être envoyées à cette exposition, je vous serais reconnaissant de m’en aviser au plus tôt, de me les envoyer afin que je les expédie comme il est demandé. Dernier délai fin Décembre de cette année14. L’Exposition d’Art missionnaire s’est effectivement tenue à Rome pendant l’Année Sainte. À Mgr Costantini est revenu l’honneur d’en présenter le catalogue15.
14 Circulaires du Vicariat Apostolique d’Abidjan 1947-1959. Consultables aux AMA 1 G 98. 15 Mostra d’Arte Missionaria. Catalogo. Città del Vaticano, Comitato Centrale Anno Santo, 1950.
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Circulaire conservée aux Archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote 2 D 35. Vicariat apostolique de Lomé Lomé, le 10 Juin 1938 CIRCULAIRE Objet : A. s. de l’Exposition d’Art chrétien de 1940 au Vatican Bien Chers Confrères, J’ai retrouvé dans les Archives : a) Une Lettre Apostolique de N. S. P. le Pape Pie XI, du 14 Sept. 1937, à Son Éminence le Cardinal Préfet de la Propagande, annonçant l’Ouverture au Vatican en 1940 d’une exposition d’Art Sacré des pays de Mission et de rite Oriental. b) Une lettre du 29 Sept. 1937 du Cardinal Préfet de la Propagande à tous les Ordinaires des Missions leur recommandant cette exposition ordonnée par le Saint Père. c) Une Circulaire du 29 Nov. 1937 de Mgr Costantini16 , Secrétaire Général de la S. C. de la Propagande, intitulée « Remarques et Instructions pratiques » pour l’exposition de 1940. d) Une lettre (sans date) du T. Rév. Père Slattery insistant fortement pour que chaque Mission confiée à la Société des Missions Africaines de Lyon apporte sa collaboration à l’Œuvre entreprise. Voici la double directive que me trace le Cardinal FumasoniBiondi au sujet de cette exposition. Je cite : Bonum erit si cum sodalibus Tui Instituti missionalis consilia contuleris. – Item bene facies si in ista Missione Sacerdotem deputaveris, artium peritum, qui objecta colligenda et mittenda curet quique cum Procuratore Instituti tui Romae de hac re agat17.
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Voir p. 448, note 4 supra. Traduction : Il sera bon que vous recueilliez les conseils des membres de votre Institut missionnaire. De même, vous ferez bien de désigner un prêtre, expert dans les arts, dans votre Mission, qui se chargera de rassembler et d’expédier les objets, et qui traitera de cette affaire avec le Procureur de votre Institut à Rome. 17
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Voici ce qu’à son tour m’écrit le T. Rév. Père Slattery : Pour me conformer aux ordres du Souverain Pontife et des personnalités éminentes proposées à l’organisation de l’Exposition, je viens à mon tour vous recommander de tout mon pouvoir de faire tout ce qui dépendra de vous pour contribuer le plus largement possible au succès de cette manifestation. C’est dans l’intérêt de votre mission, de la Société et de l’Église. Vous trouverez des indications bien claires, bien précises, dans les Remarques et Instructions de Son Exc. Mgr Costantini. Pour obtenir le résultat qu’on est en droit d’attendre, il est nécessaire, je crois, de charger un de vos missionnaires de déterminer avec vous les objets qu’il vous est possible de fournir et de s’employer à les obtenir ou à les faire produire par les artistes. Les objets seront exposés par région, mais dans les stands d’une même région « chaque institut aura sa place à part ». Ce doit être une raison de plus pour assurer à votre mission et à notre Société une place honorable à côté des autres. Son Exc. Mgr Costantini recommande « aux Supérieurs des missions de se mettre en rapport entre eux pour que les mêmes objets ne soient pas envoyés par les diverses missions d’une même région, et que chaque institut fournisse ceux qui caractérisent le mieux les manifestations et les progrès de l’art chrétien indigène dans les territoires qui lui sont confiés ». Comme j’aurai à informer Son Exc. Mgr Costantini de mes démarches auprès de vous, je vous serai reconnaissant de me tenir au courant des mesures que vous avez prises, de me donner le nom du confrère ou des confrères que vous vous proposez d’envoyer à l’exposition, enfin de me donner tous renseignements qui témoigneront du soin que nous mettons tous à répondre aux désirs du Souverain Pontife, désirs que nous devons considérer comme des ordres.
Je n’ai pas besoin d’insister sur l’importance que Rome et la Société attachent à la collaboration de chaque champ de Mission – [le] nôtre donc, comme des autres. Je suis sûr que chaque quasi-curé ou Supérieur de Mission et chaque Confrère s’intéressera, selon ses moyens, au succès de cette exposition. L’exemplaire de la Circulaire de Mgr Costantini que j’adresse ci-joint à chaque quasi-curé ou Supérieur de Station vous montrera 455
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exactement ce qu’on attend de nous. Lisez-la soigneusement – surtout la dernière partie « Objets à exposer18 ». Conformément aux directives de Son Éminence le Cardinal Préfet de la Propagande, 1°) Une commission est formée, qui est chargée de préparer la participation du Vicariat du Togo à l’Exposition de 1940. La composition, le champ d’action et les attributions de cette commission sont précisés dans l’Annexe n° 1 jointe à la présente Circulaire. 2°) Le Rév. Père Eugène Woelffel19 qui, de l’avis unanime, est le plus qualifié ut 20 « artium peritum 21 » est chargé de diriger et de stimuler les recherches d’objets en vue de l’exposition. Ses attributions sont fixées par l’Annexe n° 2. 3°) Le Rév. Père Directeur de l’E. P22. est chargé de l’expédition à Rome des objets recueillis. En attendant qu’une date soit fixée pour les expéditions, il conserve les colis provenant des districts dans un des locaux de l’École. Je vous demande de porter à la connaissance de vos chrétiens le fait de cette exposition et vous prie, au nom du Saint Père et au mien, de solliciter leur collaboration pour son succès. Veuillez agréer, Bien Chers Confrères, l’expression de ma très cordiale affection in Corde Jesu23. (Signé) J. Cessou Vicaire Apostolique du Togo
18 Il énumérait notamment : architecture (projets et maquettes d’églises, tabernacles, fonts baptismaux…), peintures, sculptures, arts mineurs (ostensoirs, crosses, croix, mitres, bannières…). 19 Eugène Woelffel, 1910-1992, est ordonné prêtre dans la SMA le 6 janvier 1934. Il sert au Togo de 1934 à 1952. En janvier 1935, il devient vicaire de la paroisse qui vient d’être ouverte à Lomé-Amoutivé. Il utilise ses talents de peintre pour décorer les murs de l’imposante église. En 1937, il est nommé vicaire à Atakpamé, puis supérieur de cette même station en 1937. En 1952, il rentre malade, se soigne et reçoit la charge d’une aumônerie. Il a laissé plusieurs dessins et de nombreuses peintures (d’après sa fiche biographique, consultable aux AMA 2 F 382). 20 Mot latin signifiant « comme », « en qualité de… ». 21 En tant qu’expert dans les arts. 22 École professionnelle. 23 Dans le cœur de Jésus : expression usuelle dans certains milieux chrétiens.
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Ampliation : Archives Sup. Génér. Stations École Prof.
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Annexe N° 1 Commission chargée de la participation du Vicariat du Togo à l’exposition de 1940 I COMPOSITION 1°) Comité directeur Le Vicaire Apostolique du Togo, Président Le Pro-Vicaire, Vice-Président Le Rév. Père Directeur de l’École Professionnelle Le Rév. Père E. Woelfell, Directeur artistique Le Quasi-Curé de l’Église Pro-Cathédrale de Lomé MM. Octaviano Olympio et Augustino de Souza 2°) Comités régionaux Les Quasi-Curés de Lomé-Cathédrale, d’Anécho, de Palimé, d’Atakpamé, présidents Les Missionnaires et les Supérieurs des Maisons de Religieuses de ces 4 localités Trois notables et 3 artisans catholiques choisis par les 4 présidents ci-dessus. 3°) Comités locaux Les Quasi-Curés ou Supérieurs de Lomé St Augustin, Woga, Togoville, Noepe, Assahun, Agu, Adeta, Tsevié, Agadji, Tomegbe, présidents Les Missionnaires du district Deux notables et deux artisans catholiques choisis par les Présidents. II CHAMP D’ACTION 1°) Comité Directeur : tout le Vicariat 2°) Comités régionaux : Lomé-Cathédrale : districts de Lomé, Tsevié, Noepe et Assahun ? Anécho : districts d’Anécho, de Woga et de Togoville. 457
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Palimé : districts de Palimé, Agu, Adeta. Atakpamé : districts d’Atakpamé, d’Agadji et de Tomegbe III ATTRIBUTIONS 1°) Rechercher ce qui existe – chacun dans son champ d’action – en fait « d’objets à exposer » (voir cette rubrique dans la Circulaire de Mgr Costantini) – Objets chrétiens ou même païens susceptibles d’être des témoins ou des sources de « développement artistique » (voir ce paragraphe de la Circulaire de Mgr Costantini). Dans les objets à exposer, faire rentrer les chants religieux à caractère vraiment indigène. 2°) Signaler ces objets au Directeur artistique pour examen et avis. 3°) Après avis favorable du Directeur artistique, acquérir – par achat, don ou prêt – les objets reconnus intéressants. 4°) Inviter les artistes et artisans indigènes à travailler pour cette exposition en faisant valoir que des diplômes et des médailles seront décernés pour les œuvres remarquables, et insister sur le fait que leurs travaux pourront, s’ils le désirent, être vendus à leur profit. 5°) Les Comités locaux se mettront en rapport avec le Comité régional dont ils dépendent, ils lui signaleront, au moins tous les deux mois, ce qui a été fait : objets acquis, objets à acquérir, objets en préparation. Ils feront parvenir à leur Comité régional les acquisitions faites (après avis du Directeur Artistique) dans les deux mois. 6°) Les Comités régionaux feront connaître tous les 3 mois au Président ou Vice-Président (en cas d’absence du premier) du Comité Directeur le résultat de l’activité de leur secteur. Ils feront au Rév. P. Directeur de l’École Professionnelle l’expédition des objets acceptés par le Directeur Artistique. 7°) S’efforcer de réduire au minimum les frais de transport des objets. De même pour les acquisitions. Si quelques objets intéressants dépassaient les capacités d’achat des Comités locaux et régionaux, s’adresser au Président ou au Vice-Président. En principe, les acquisitions (quand celles-ci ne sont ni des dons ni des prêts) et les transports sont à couvrir par une souscription locale. 458
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C’est précisément l’effort fait par chaque secteur qui fait le prix de sa collaboration. Cette collaboration de chacun ressortira des nomenclatures qui accompagneront les objets. (Signé) J. Cessou Vicaire Apostolique du Togo Annexe N° 2 Rôle et Attributions du Directeur Artistique 1°) Guider les présidents régionaux et locaux dans le choix des objets. Leur suggérer des idées sur ce qui peut être fait dans leur secteur. À cet effet, il fera – dès réception de la présente Circulaire – une tournée d’études dans tous les secteurs. 2°) Répondre aux demandes de renseignements des présidents régionaux et locaux. 3°) Examiner les objets envoyés aux présidents régionaux afin d’éviter l’envoi sur Lomé d’objets inutiles. En cas de divergences d’opinion au sujet des objets à accepter pour l’exposition, l’acceptation ou le rejet par le Directeur Artistique est définitif et dirime toute controverse. 4°) Se déplacer – pour conseils ou appréciations – sur demande des présidents régionaux. 5°) Indiquer, pour chaque objet accepté, les spécifications d’origine et d’auteur, et établir une nomenclature, en triple exemplaire, des objets expédiés à Lomé. 6°) Les Frais de déplacement occasionnés en vertu des présentes instructions seront remboursés par le Vicariat. (Signé) J. Cessou Vicaire Apostolique du Togo
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PARTIR ET NE PLUS REVENIR… ? CIRCULAIRE DES SŒURS DE NOTRE-DAME D’AFRIQUE (1930) Cat her i ne M a r i n
En 1848, Paule Lepique (1812-1868), sœur de l’Immaculée Conception de Castres, relate dans une lettre son arrivée, celle de ses trois compagnes et du père Jean-Rémi Bessieux (1803-1876) dans la mission de Dakar1. Elle termine sa missive par ces mots « Monsieur Bessieux veut placer le cimetière auprès de notre enclos pour nous montrer que nous devons reposer en Afrique jusqu’au jour du jugement… »2. Un peu moins de cent ans plus tard, la question des départs en mission sans idée de retour se pose à l’ensemble des congrégations missionnaires. Nous sommes au temps de la grande implantation missionnaire, avec une organisation bien structurée, une grande diversité d’activités proprement apostoliques, écoles, soins, fondations diverses et engagements spirituels nombreux au milieu d’Églises naissantes. Parallèlement, les progrès réalisés dans les communications, les transports, améliorent les relations missionnaires entre pays de départ et pays d’arrivée, mais aussi au sein des territoires missionnaires. Les voyages sont de plus en plus courts, facilités par l’amélioration de la navigation sur mer, le long des fleuves et des rivières, la construction de routes qui remplacent les pistes primitives ouvrant l’espace aux bicyclettes, vélomoteurs, automobiles ; l’aviation3 devient plus accessible. Hommes et femmes voyagent plus aisément, et les courriers parviennent aussi plus rapidement à destination.
1 Le père Bessieux devient l’année suivante, vicaire apostolique de Sénégambie et des Deux Guinées. 2 C. Paisant (dir.), « Journal de sœur Paule Lepique, 1ère Lettre, Dakar, 17 janvier 1848 », La Mission au féminin, op. cit., p. 118. 3 En 1934 est ouverte une liaison aérienne Alger-Congo ; Gao se trouve alors à deux jours d’Alger, le Nigeria à trois jours, le Tchad et le Cameroun à quatre jours (Archives Notre Dame d’Afrique, Le Petit Écho, 1er décembre 1934, n° 256, p. 175).
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Les missionnaires ont d’ailleurs largement contribué à l’amélioration des déplacements en terre de mission, et joué un grand rôle dans le perfectionnement des transports grâce à leurs connaissances et leur pratique du terrain. On peut rappeler l’action de Mgr Augouard (1852-1921), vicaire apostolique de l’Oubangui, qui met en œuvre la construction de deux bateaux vapeur pour mieux circuler au centre de l’Afrique4. Des régions jusque-là inhospitalières s’ouvrent ainsi, vers lesquelles on peut acheminer plus facilement matériaux, livres, médicaments, mais aussi voyageurs. De cette situation nouvelle surgit un nouveau problème pour les supérieurs : ces facilités de déplacements, de voyages soulèvent la question du départ définitif en terre de mission au sein des congrégations. Arrivent en effet, dans les maisons mères, des demandes de retour au pays natal, envoyées par les familles de missionnaires ou par les missionnaires euxmêmes, ou des demandes de visites de familles de missionnaires dans les missions. La question se pose alors, pour les supérieurs des congrégations, de leur impact sur l’esprit missionnaire et la stabilité de l’activité en mission. La lettre circulaire présentée ici, datée du 27 juin 1930, et destinée à l’ensemble des sœurs de la congrégation de Notre Dame d’Afrique, aborde justement ce sujet et ses répercussions sur la vie des missions. L’auteur, mère Saint Jean (1867-1936), supérieure de la congrégation depuis 1925, a succédé à la fondatrice, mère Marie Salomé (1847-1930)5. Elle maintient la congrégation dans le sillon de la première supérieure, soucieuse de ne point perdre la vigueur de la vie religieuse et du zèle apostolique initiés depuis la fondation en 1882, en prodiguant beaucoup de conseils aux sœurs. Dans un style bien trempé, mère Saint Jean émet un avis tranché sur la question des retours temporaires. Elle invoque trois risques majeurs pour la mission : affaiblissement du sens même du don de sa vie pour les missions, déstabilisation au sein des communautés en pays de mission parce que certaines partiront et d’autres pas, et surtout le danger d’une fragilisation des relations nouées avec les Africains après ces séparations mêmes temporaires.
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P. Coulon, « Le catholicisme et la vapeur au centre de l’Afrique », Mémoire Spiritaine, n° 14, Paris, Karthala 2001, p. 68-111. 5 Cette congrégation compte alors 640 sœurs et 84 maisons (M. Lorin, smnda, Après l’histoire des origines de la Congrégation, 1910-1974, Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique, 2000, p. 13), polycopie, archives des SMNDA.
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Lettre Circulaire de notre Révérende Mère de sœur M. Saint Jean, Saint-Charles6, le 27 juin 1930 Archives des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, Rome – Recueil « Conseils aux Sœurs » – Mère Saint Jean, 1925-1936, p. 157 Mes chères Sœurs, Je me sens pressée d’élever de nouveau la voix au milieu de vous pour vous signaler encore un danger contre lequel je lutte depuis quelque temps. J’espère être comprise par celles d’entre vous qui, tendant sérieusement à la perfection, ne reculent devant aucun des sacrifices imposés par votre vie apostolique. En ce siècle où la science a multiplié et perfectionné les moyens de locomotion, la distance ne compte plus, les voyages ne sont plus rien. Aussi, depuis quelques années, nos familles viennent en Afrique bien plus facilement qu’autrefois, et voici que cela ne suffit plus… il faudrait, maintenant, que nous allions dans nos familles. Je suis accablée par les demandes de parents qui veulent revoir leurs filles… tout sert de prétexte pour les faire revenir… du centre de l’Afrique, même, et cela, pour aller quelquefois jusqu’en Amérique7. Ces chers parents ne doutent de rien, surtout quand ils ont prononcé ce mot magique, leur semble-t-il : « Nous paierons tous les frais. » De la part des parents, je comprends tous ces désirs, mes chères Sœurs ; mais ce qui me peine profondément, c’est l’ardeur qu’ont certaines d’entre vous pour seconder les demandes des familles. Au lieu de couper court elles-mêmes à des désirs parfois si déraisonnables, elles me tourmentent pour quitter leur Mission et aller près des leurs ; d’autres, tout au moins, n’osent pas détourner leurs parents de leurs projets, ni calmer leurs désirs, et c’est à moi seule qu’incombe alors la tâche, très désagréable, de m’opposer à des retours que rien ne justifie, et que mon devoir ne permet pas d’accorder. Mes chères Sœurs, quand vous avez quitté vos familles, avez-vous donc pensé retourner un jour dans vos foyers ? Étrange calcul pour une âme missionnaire ! J’avoue que je ne comprends plus… Vous ne 6
Saint Charles d’Alger est la maison générale des Sœurs Blanches. Des postulats avaient été créés en Amérique du Nord, Metuchen (USA) en 1929, à Québec en 1930. 7
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vous rendez pas compte de l’embarras dans lequel vous me mettez ? Vos Supérieures réclameront sûrement une remplaçante, si vous quittez votre poste, car vous n’y êtes juste que le nombre suffisant pour les œuvres… où trouver cette remplaçante, alors que nous ne pouvons déjà satisfaire à toutes les demandes, non seulement de fondations, mais de renfort ? Et que diront les Chefs de Mission ?… La Sœur qui prendra votre place, si je la trouve, ne saura pas la langue, ne connaîtra pas vos indigènes, et les œuvres, inévitablement, souffriront de votre absence. Et les dépenses ? Oui, la majeure partie des familles nous écrivent : « Nous paierons les frais… » mais sûrement elles ne se rendent pas toujours compte des frais énormes de ces déplacements. Si on voyage souvent plus facilement qu’autrefois, ce n’est pas à meilleur marché, tant s’en faut. Les frais seront payés par les familles pouvant faire cette dépense, dit-on. Mais alors que je dois vous aimer toutes, et vous traiter toutes également, si je cède à celles-ci, il me faudra refuser le bonheur de revoir leurs enfants à celles qui, moins fortunées, ne pourront payer, car la congrégation ne peut assumer de telles dépenses. Il y aura donc deux poids et deux mesures dans notre famille religieuse… et où irons-nous ainsi ?… sûrement, à l’introduction du mauvais esprit, en semant parmi vous un ferment de jalousie. Non, mes chères Sœurs, n’entrons pas dans cette voie néfaste. Il est vrai que, dans l’intérêt de la Congrégation, nous avons des Sœurs en Europe, en Amérique, dans des Postulats et des Procures ; que toujours pour cela, nous avons pris la décision d’envoyer les Sœurs destinées aux Missions lointaines, dire adieu à leur famille. Ceci se fait, non parce que les sujets l’ont demandé, mais parce que nous avons cru devoir agir ainsi, devant Dieu. Celles donc d’entre vous qui reçoivent leur obédience pour l’Europe ou pour l’Amérique sans avoir rien sollicité, sont dans l’ordre, dans l’obéissance. Sontelles à envier ? Pour de vraies Missionnaires, il me semble que non ; il me semble que ces pauvres Sœurs sont bien plus à plaindre de devoir quitter leur champ d’apostolat. De plus, revoir les siens est, le plus souvent, une occasion de tentations, et parfois de peine… Il n’est pas toujours bon pour l’âme de revenir au pays, au sein de la famille… l’expérience l’a prouvé, et je pourrais citer des exemples à l’appui de ce que je dis. 464
Pa rt i r e t n e pl u s re ve n i r … ?
Quoi qu’il en soit, je vous supplie, mes Sœurs, de ne pas retourner en arrière. Restez fidèles dans les sacrifices que vous avez faits au début de votre vie religieuse ; ne cherchez pas à reprendre ce que vous avez donné. « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu » (St Luc, IX, 62). Sachez donc, mes bien chères Sœurs, faire comprendre à vos parents que vous n’êtes plus de ce monde, que dix ans, vingt ans, trente ans et plus de Mission, ne vous donnent aucun droit au retour. Dans les Colonies, il est d’usage d’établir pour les fonctionnaires, des retours à époques déterminées… chez nous, il ne saurait en être ainsi ; en religion, on demeure à son poste, on s’use jusqu’à la mort au service de Celui pour lequel on a tout sacrifié. Le repos sera au ciel ; là, nous retrouverons tous ceux que nous avons quittés pour le bon Dieu et le salut de nos chers Africains. Je prie le divin Maître de vous soutenir dans la voie étroite où vous êtes entrées pour son amour, et de vous y faire goûter les joies qu’Il a promises à la générosité. Croyez-moi toujours, mes chères Sœurs, votre toute dévouée en Jésus et Marie. Sœur M. Saint Jean Saint-Charles, le 27 juin 1930, en la fête du Sacré Cœur de Jésus pour l’amour de qui nous avons tout quitté.
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JOURNAL DE VOYAGE EN CÔTE D’IVOIRE DE MÈRE MARCELLUS, NDA (1956) Cat her i ne M a r i n Avec la collaboration de Pierre Trichet pour certaines notes
Dans les années 1950, si la question du retour au pays natal pour le missionnaire reste en débat, on constate combien ces progrès continuels dans les transports ont favorisé un resserrement des liens entre la Maison Mère et les communautés en mission. Supérieurs, visiteurs se rendent avec beaucoup plus de facilité sur tous les continents rejoindre les stations missionnaires. Utilisant de moins en moins le bateau au bénéfice de l’avion beaucoup plus rapide, puis sur place empruntant l’automobile sur des pistes de plus en plus praticables, ces visites permettent de dresser sur place l’état des lieux des travaux de la mission, d’étudier le lancement de nouveaux projets, rénovation, agrandissement de locaux, possibilités de nouvelles fondations et soutenir les missionnaires dans leur apostolat. Mère Marcellus1, supérieure de la Congrégation de Notre-Dame des Apôtres (NDA) de 1955 à 1967, a ainsi tenu un journal de ses différents voyages effectués sur cette terre d’Afrique qu’elle aime tant, pour aller à la rencontre des stations missionnaires tenues par sa congrégation. Rédigé en collaboration avec sa fidèle conseillère qui l’accompagne durant ces longs périples, sœur Magdala2, le journal rend compte de la vitalité des œuvres 1
Élise Balavoine, née à Saint Brieuc en 1905, entre à l’âge de 24 ans dans la congrégation de Notre Dame des Apôtres (fondée par Augustin Planque en 1876 à la demande des missionnaires envoyés en Afrique, pour ouvrir des écoles et des hôpitaux). Elle prend le nom de sœur Marcellus. Elle est élue septième Supérieure Générale de la congrégation en 1955, et le reste jusqu’en 1967. L’année suivante, elle repart en mission en Algérie, en 1972 au Maroc. À partir de 1976, de retour à Rome, elle entreprend de dactylographier les 9000 lettres du père Planque, le fondateur. Elle meurt le 2 décembre 1992. 2 Paulette Sarrazin est née à Paris en 1913. Elle entre dans la Congrégation en 1939. En mission au Togo et en Égypte, elle revient en France en 1955, devenant Conseillère Générale de la Supérieure mère Marcellus. Puis, en 1967, elle retourne en Égypte et revient en France en 1978. Elle meurt en 1992.
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tenues par ces sœurs qui travaillent dans treize régions d’Afrique. Le rapport de voyage est envoyé en France, et publié en partie dans la revue de la congrégation, L’Étoile du missionnaire. La version originale est aujourd’hui conservée aux archives de Rome3. Les extraits présentés ici relatent leur voyage de 1956. Écrit d’un style alerte, précis et imagé, le journal offre un témoignage vivant et réaliste de la condition de vie des femmes en mission, articulant dans la grande tradition du journal missionnaire le curieux et l’édifiant, les références au passé missionnaire et au présent. C’est une période charnière de l’histoire des missions en Afrique comme le montrent ces extraits. En effet, c’est le temps du passage de l’Église missionnaire à l’Église autochtone : rencontres de jeunes évêques africains, de prêtres locaux qui accueillent avec joie la Supérieure, présence de plus en plus nombreuse de sœurs natives des pays de mission qui prennent en charge progressivement écoles, dispensaires fondés par les sœurs de Notre Dame des Apôtres. Cette relation de voyage est l’occasion de rappeler l’ancienneté de cette présence, les premières missions étant celles de Porto-Novo et de Lagos en 1877, et celle d’Agoué en 1878, au Dahomey (aujourd’hui Bénin) et au Nigeria ; quatre sœurs ont débarqué, venues travailler au côté des missionnaires de la SMA4. Une espérance de vie bien faible pour ces pionnières, quatre ans au plus pour la grande majorité d’entre elles. À cette époque, il fallait trois mois, écrit Sœur Magdala, pour venir d’Europe. Épuisées par une traversée pénible plusieurs Sœurs connurent à peine l’Afrique… Dans le cimetière de Porto-Novo, 17 tombes témoignent de ces temps héroïques ; ce sont les jeunes qui surtout payèrent tribut ; dix d’entre elles n’avaient pas trente ans…5. La même année, quatre sœurs arrivent à Lagos au Nigeria pour ouvrir des écoles, puis en 1881, Tantah, en Égypte, est fondée à la demande du pape et de la Congrégation de la Propagation de la Foi, « pays moins meurtrier » que le Dahomey. En 1898, les sœurs s’établissent en Côte d’Ivoire, à Grand-Bassam, que Mère Marcellus visite avec émotion le 18 mars 1956, « la mission héroïque qui trois fois fut brûlée (à cause de la fièvre jaune) et que les sœurs durent quitter ; Moossou (autre mission) : celle qui recueillit
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Archives NDA Rome – 9 G1. La SMA a été fondée en 1856 par Mgr Melchior de Marion Brésillac (1813-1859) et reprise à sa mort par un de ses compagnons, l’abbé Augustin Planque (1826-1907). Celui-ci poursuit l’œuvre du fondateur et fonde en 1876 une congrégation féminine, la congrégation Notre Dame des Apôtres. 5 « Par les chemins d’Afrique », L’Étoile du Missionnaire, septembre-octobre 1957, p. 77. 4
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les sœurs de Grand-Bassam rescapées de la fièvre jaune… »6. Les années suivantes les fondations se multiplient, atteignant plusieurs centaines de postes en 1956, confiés à 1803 sœurs qui s’occupent des crèches, des hôpitaux et maternités, dispensaires, léproseries, ouvroirs mais surtout de l’œuvre scolaire comprenant maternelles, primaires, secondaires, écoles ménagères regroupant 37 652 élèves en cette même année. La période de grande fondation se situe entre 1930 et 19507. Ces différentes visites de mère Marcellus lui permettent de prendre conscience sur place de la situation de ces maisons, toutes en plein essor, mais aussi de préparer en accord avec les communautés locales des projets de rénovation, d’agrandissement, la possibilité de nouvelles fondations. Au fil des visites, la demande de nouvelles sœurs pour des tâches apostoliques à construire est continuelle. Elle émane des sœurs ne pouvant répondre aux besoins urgents de l’activité missionnaire et qui désirent un renfort rapide, mais aussi des chefs de villages qui veulent des « femmes de Dieu » pour éduquer et soigner. S’il est difficile de répondre à toutes, la Supérieure Générale prend confiance dans la pérennité de cette œuvre grâce aux vocations qui se multiplient dans les communautés chrétiennes d’Afrique. Son passage est l’occasion d’assister, pleine d’espoir, à la Prise d’Habit de jeunes filles formées dans des noviciats nouvellement fondés sur place, telles ces trois jeunes Ivoiriennes en 1956, sorties du noviciat de Moossou. La relève semble assurée. Au-delà de ces rencontres, visites, état des lieux de mission, la Supérieure Générale vient aussi réconforter, rassurer, apporter son soutien « à ses filles » dans leur lourde tâche. Elle se doit de s’informer, de se rendre compte de la vie communautaire, de l’état physique et moral des sœurs en poste. Bien entendu, ce journal n’aborde pas ce sujet ; on apprend simplement que la communauté s’est retrouvée autour de sa Supérieure, parfois trop peu de temps car le travail dans la mission n’attend pas, surtout dans les hôpitaux. Mais, on devine justement à travers ce simple récit, le courage et l’énergie dont ces femmes doivent se doter pour affronter la rudesse des conditions de vie, et faire face à toutes les difficultés et obstacles qui surviennent dans le quotidien. Et ceux-ci sont nombreux. Néanmoins, ce
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« Sur les routes d’Afrique », L’Étoile du Missionnaire, juin-juillet 1956, p. 50. Dans L’Étoile du Missionnaire de juin-juillet 1956, on trouve aussi ces statistiques : 4 crèches et gouttes de Lait, 21 maternités, 102 pensionnats, 79 dispensaires, 2 léproseries. Les pays de mission sont l’Afrique du Nord, le Togo, le Niger, le Dahomey, le Tchad, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria, le Liban, l’Égypte, la HauteVolta, la Palestine. 7
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séjour de leur supérieure, de quelques heures ou de quelques jours, suffit à leur insuffler un nouvel élan. Laissant courir leur admiration, les voyageuses racontent la réalité de cette présence de femmes en terre de mission : présence apaisante, compatissante envers les malades, envers ceux qui souffrent, sécurisante. Mais aussi présence efficace : la sœur infirmière soigne « tous les maux qui se présentent en brousse, il ne suffit pas d’être infirmière, il faut savoir à ses heures être dentiste, chirurgien… »8, et même fossoyeur. Témoignage de foi, de patience et d’amour : « apprendre aux âmes à marcher dans les rudes sentiers du christianisme »9, et dans un milieu non chrétien, de religion traditionnelle ou musulmane ; « Dieu seul connaît l’action sur une âme d’un simple regard de bonté, d’une parole compatissante… témoignage de cette sympathie fraternelle que nous essayons d’établir entre tous sans distinction »10. Si l’investissement dans les œuvres hospitalières est en nette progression depuis 1930, la vocation première de la congrégation reste l’enseignement, avec une grande diversification de l’activité éducatrice, comme le constatent mère Marcellus et sœur Magdala sur le terrain : maternelles, écoles primaires, écoles secondaires se retrouvent avec des effectifs parfois impressionnants : 1700 élèves dans une cité scolaire à Lomé au Togo en 1957, 1600 filles sur plusieurs établissements de Cotonou au Dahomey en 1957, à Choubra en Égypte 1400 jeunes enfants en 1959 ; d’autres établissements s’occupent d’un nombre moins important d’élèves. Leur objectif est d’éduquer les petites filles qui deviendront des chrétiennes responsables, mais aussi à travers elles d’éduquer leurs mères. Instruction intellectuelle classique, mais aussi formation morale au sein des établissements et dans le cadre des nombreux mouvements de jeunesse que mère Marcellus encourage vivement et qui sont énumérés avec fierté : les « Âmes Vaillantes », Jeunesse Étudiante Chrétienne Féminine, La Légion de Marie, Les Guides, et autres mouvements de l’Action Catholique. Des ouvroirs accueillent aussi les femmes du village, ateliers dans lesquels on apprend le tissage, la broderie, la cuisine, autant d’activités artisanales qui peuvent être exercées au sein de la maison, et apporter un revenu supplémentaire pour nourrir leur famille. Cette promotion féminine dont le programme est de « former les âmes des jeunes filles, le cœur de la future mère, de celle qui doit être le centre du foyer chrétien »11, tend à forger un nouveau statut de la femme dans sa société 8
Ibid. p. 36. Ibid. 10 « Au pays de Tameri », L’Étoile du Missionnaire, juillet-août 1959, p. 53. 11 « Au pays de Tameri », ibidem, p. 60. 9
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d’origine. D’abord, dans la famille, quelles que soient les cultures des pays de mission, les sœurs travaillent à faire naître chez la jeune fille la conscience de sa responsabilité morale et spirituelle au sein de son futur foyer, et assurer le respect de sa dignité humaine. L’école permet d’autre part à la jeune fille de se doter « d’une situation », sujet de grande attention de la part des sœurs éducatrices : métiers s’exerçant dans l’entourage de l’activité des sœurs, infirmières, sages-femmes, monitrices, institutrices, mais aussi médecins, pharmaciennes, comme le remarque Mère Marcellus en Égypte, pour que ces femmes deviennent à leur tour actrices engagées dans la transformation de la société. Les sœurs encouragent ces jeunes filles à « avoir de l’ambition », pour elles-mêmes et pour le bien de leur famille future. Cependant, cette promotion féminine doit avancer sans rejet de la culture africaine comme le notent nos voyageuses ; il est primordial dans l’éducation de la jeune fille « de concilier son désir d’adopter de nouvelles coutumes et de garder ce qu’il y a de bon dans les traditions. Alors, l’Afrique sera rénovée et cependant restera elle-même »12. L’éducation de la jeune fille doit se réaliser au cœur même de sa culture. Une source d’inquiétude pour mère Marcellus, durant ces voyages, est cette prise de conscience des grandes transformations économiques et sociales qui bouleversent l’Afrique. L’industrialisation autour des grandes villes attire des populations venant de la forêt. Un déracinement s’opère, éloignant les migrants de leur terre natale, de leurs traditions, de leur ethnie. Des femmes, des jeunes filles vont travailler dans les usines. La Supérieure s’inquiète de ce désarroi de ces « âmes privées brusquement de leurs liens ancestraux »13. Percevant la montée d’un matérialisme issu de la modernisation, mère Marcellus exprime son désir de développer de nouvelles activités pour répondre au danger d’un risque de déshumanisation de cette nouvelle société moderne qui est en train de naître. Chaque fin de voyage est un temps de bilan marqué à la fois par la satisfaction d’avoir visité des maisons dynamiques, en plein essor, qu’il faut continuer d’encourager pour assurer la pérennité de l’œuvre missionnaire sur la terre africaine. Mais, il reste des inquiétudes, des zones d’ombres sur l’avenir, causées par l’incertitude politique dans certains pays, le manque de sœurs pour répondre aux nouveaux besoins des missions : « il y a tant de misères et de maux à soulager… Il y a tant d’âmes en grand nombre qui attendent et qui souffrent ». La tâche reste « immense » mais aussi « pleine d’espérance ». 12
« Sur les routes d’Afrique », L’Étoile du Missionnaire, septembre-octobre 1956,
p. 76. 13
« Sur les routes d’Afrique », L’Étoile du Missionnaire, juin-juillet 1956, p. 62.
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Journal de voyage de Mère Marcellus, Supérieure Générale de la Congrégation Notre Dame des Apôtres en Côte d’Ivoire (mars-juillet 1956)
Archives NDA Rome – 9 G1 Jeudi 15 mars 1956 Sous un ciel gris et bas, le D.C.3 décolla de Bron14 ; une heure après Marignane nous apparut sous un fin rideau de pluie. Vers 20 h dans la nuit froide et noire, notre Constellation s’envolait à 5000 m. d’altitude vers l’Afrique ardente, vers Niamey, la première escale. Jusqu’à minuit la traversée fut agréable, c’est alors que l’ordre fut donné de boucler les ceintures afin d’éviter les projections possibles ; l’avion violemment secoué, tanguait, tel un navire sur une mer démontée. Bien que filant à 450 km à l’heure, il venait d’entrer dans une zone de vent debout, faisant à rebours 230 km. Ce fut jusqu’au matin la lutte entre ces deux vitesses opposées, ce qui retarda de deux heures l’arrivée à Niamey. Vendredi 16 mars Ce fut à 7 h que la brousse desséchée de la capitale du Niger apparut sous les rayons obliques du soleil levant. Son Exc. Mgr Quillard15 et les Sœurs attendaient à l’aéroport. L’heure d’escale parut trop courte et nous repartîmes pour la dernière étape. La pluie et la tempête continuèrent à nous faire escorte, avec moins de violence cependant. À 10 h l’avion perdit de l’altitude et tout à coup se trouva au-dessus d’une masse mouvante encadrée d’un vert sombre et dense : c’était la lagune Ébrié16 encastrée dans la luxu14
Aéroport près de Lyon qui a servi jusqu’à la mise en service de Satolas. La deuxième Maison-Mère de la Congrégation est alors « le Moulin à Vent » ; en 1971, cette maison sera délaissée pour une autre plus fonctionnelle et moins grande à Sainte-Foy les-Lyon. 15 Mgr Constant Quillard, rédemptoriste, est nommé Préfet Apostolique du Niger en 1948. À cette époque, chaque fois qu’une personnalité importante (de l’Administration, de l’Armée ou de la Mission catholique) faisait une escale dans un aéroport en Afrique, les ressortissants les plus « gradés » (de l’Administration, de l’Armée ou de la Mission catholique) de cette localité se rendaient à l’aéroport pour tenir compagnie à leur hôte distingué. C’était le moyen de savoir ce qui se passait dans les autres pays d’Afrique ou dans les milieux parisiens (lorsque les voyageurs en arrivaient). 16 La ville d’Abidjan est construite le long de la lagune Ebrié.
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riante forêt équatoriale. La pluie avait cessé mais le ciel restait brumeux, en sorte que si ce n’avait été l’ambiance donnée par les robes blanches des Sœurs, les mécaniciens noirs, et les grands palmiers, nous aurions pu nous croire encore dans la grisaille de Lyon. Sur la route de l’aéroport règne une intense activité, on y sent les abords tumultueux d’une grande ville cosmopolite. Il y a quelques années, la brousse et la forêt bordaient cette route durant ces 12 km, qui aboutissent à la capitale. Maintenant la forêt a reculé, remplacée par de grandes bâtisses modernes à plusieurs étages, des machines perfectionnées, des camions sortent des chantiers et des entrepôts, accroissant encore l’encombrement de la circulation. Le pont de Treichville, avec ses passages pour piétons et cyclistes, fait songer au pont de la Guillotière17. Bientôt lui aussi ne sera plus qu’un vestige ; tout à côté, une énorme construction en béton s’édifie, avec tube souterrain pour la voie ferrée, ce qui facilitera la circulation, car il ne faut pas moins d’une heure à certains moments de la journée, pour franchir ce pont de quelques dizaines de mètres. Au milieu de l’enchevêtrement des voitures, des taxis, des vélomoteurs… grâce au feu vert et au bâton blanc des agents africains, l’auto escalade le plateau d’Abidjan, empruntant de larges routes taillées dans la terre rouge ; celles-ci sont bordées d’arbres énormes qui dissimulent à peine, malgré leur épais feuillage, des maisons européennes de dix à douze étages, dont les larges baies protégées par des stores rouges et bleus ont un cachet africain. Ce fut à notre cours Secondaire18 d’Abidjan que notre Très Révérende Mère, au milieu de ses filles, acheva de passer la matinée ; dans l’après-midi, Révérende Mère Agathe nous emmena à Adjamé19. Adjamé – c’est la banlieue d’Abidjan, nous traversons le village dont les cases sont en terre, et nous débouchons brusquement en face de constructions blanches, faisant contraste avec les cases brunes et
17 Le plus ancien pont de Lyon, à proximité duquel a été construite la première Maison-Mère de la Congrégation de « La Guillotière ». 18 Situé à Abidjan-Plateau, dans les locaux de la première résidence des SMNDA à Abidjan. 19 Marie-Thérèse Divay (1898-1989) est supérieure régionale pour la Côte d’Ivoire de 1955 à 1965. C’est au Cours secondaire qu’elle vient rencontrer la Supérieure générale, et c’est de là qu’elle l’emmène à la Maison régionale.
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tassées ; l’une d’elles à étages, s’élève au bord de la lagune : c’est la Maison Régionale des Sœurs. L’heure de la fin des classes est passée depuis longtemps, mais les écolières ont voulu rester pour souhaiter la bienvenue. Aussi, à la descente de voiture sommes-nous entourées d’une nuée d’enfants joyeuses et accueillantes. Samedi 17 – Dimanche 18 mars Les deux jours de relâche furent employés à faire la connaissance des maisons proches d’Abidjan. Grand Bassam, la mission héroïque qui trois fois fut brûlée et que les Sœurs durent quitter20 ; Moossou21, celle qui recueillit les Sœurs de Grand Bassam, rescapées de la fièvre jaune. Enfin Bingerville22, la dernière de nos fondations, eut la joie de cette visite-éclair. Lundi 19 mars De gros nuages noirs bordés de gris, amoncelés à l’horizon, annoncent l’approche d’une tornade ; nous partons, cependant à l’assaut de la forêt, en route pour Memni. Très vite la route s’engage dans la grande et belle forêt équatoriale où elle s’est taillée, avec peine, un chemin. On imagine la somme d’énergie qu’il a fallu pour tracer et construire ces routes. Il semble qu’on soit encore au temps des titans et d’Hercule, tellement ce travail colossal qui a été réalisé, paraît dépasser les possibilités humaines. Longtemps l’auto roule sous un arc triomphal de verdure. Les sous-bois impénétrables laissent deviner une faune puissante engourdie par la chaleur du jour. Le long des pistes, des troncs calcinés, des racines noirâtres, montrent le travail primitif des bûcherons qui brûlent ce que leur coupe-coupe ne peut entailler ; le reste des ramures est coupé de bûches et transporté par les femmes au village, dans des cuvettes qu’elles placent sur leurs têtes. C’est ainsi que souvent vers le soir nous rencontrons des groupes marchant à la file indienne en bordure de la route, et cela aux approches de tous les villages, car c’est le
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La maison des Sœurs fut brûlée deux fois seulement : en 1899 et 1903, sur ordre de l’administration, après une épidémie de fièvre jaune. 21 C’est à Memni que les rescapées se réfugièrent ; les NDA n’ouvriront Moossou qu’en 1911. 22 Ouverte en 1955.
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moment de préparer la réserve de bois avant la grande saison des pluies qui s’annonce. […] À travers les ramures de la forêt qui a repris, haute mais moins dense, on devine la proximité d’un village. Des hommes et des femmes nous saluent au passage, leurs visages s’illuminent, le blanc des yeux s’allie à la blancheur immaculée des dents qui se découvrent en un large sourire. Les « Anciens » se lèvent, les tout petits courent et crient de joie, sur bien des poitrines brunes brille une petite croix. Est-ce Memni ? Non, mais Grand Alépé, à 6 km ; ce village désire ardemment des Sœurs, et le lendemain, enverra une députation à Memni, catéchiste en tête, pour présenter à notre Révérende Mère, sa requête accompagnée de présents : coqs, ignames, œufs, ananas, bananes. À la sortie du village, c’est encore la forêt clairsemée qui se continue ; protégés par les grands fûts, des cacaoyers croissent formant sousbois, leurs cabosses ne sont pas formées, mais on les reconnaît à leurs feuilles teintées de rouge qui ressemblent à celles des pêchers, quoique un peu plus longues. Un tournant de la route, et la forêt s’arrête ; à nouveau une rue montante, bordée de maisons en terre coiffées de chaume, à l’extrémité un clocher dont les tôles noircies de la toiture étincellent au soleil du soir, imitant les ardoises bleutées de chez nous. Près de l’église des robes blanches se groupent. Les fillettes ont aperçu l’auto et ont donné l’alerte ; déjà les palmes ornées d’ibiscus s’agitent. C’est au milieu de cris de joie, interrompus par le chant de bienvenue que la voiture fait le tour de la cour et s’immobilise devant un arc de palmes ponctué de flamboyants. Memni – Tout un petit peuple entoure notre Très Révérende Mère qui ne se lasse pas de contempler les minois rieurs et confiants. Memni, la troisième mission de la Côte d’Ivoire, fondée en 192923, est l’une des plus anciennes ; ses murs épais ainsi que ceux de la petite église, ont toute une histoire. Ceux qui contemplent l’allure pittoresque du clocher, ne se doutent pas de la somme d’énergie qu’il a fallu dépenser pour l’édifier. Depuis un an à peine, les relations avec Abidjan sont facilitées par un beau pont sur la Comoé, mais en 1896 lorsque le Missionnaire24 23
Les pères ont ouvert cette mission dès 1896, mais les sœurs ont dû attendre 1929 pour venir s’y fixer. 24 Il s’agit du père Pierre Méraud (1872-1958), qui a servi à Memni de 1896 à 1941.
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s’installa sur ce plateau Attié, on ne pouvait faire les 60 km, en une journée. Il fallait embarquer la marchandise à Abidjan sur un petit bateau qui traversait la lagune Ebrié et accostait à Petit-Alépé ; il y avait encore 12 km à faire par des sentiers à peine tracés à travers la forêt pour atteindre Memni. C’est ainsi que tous les matériaux de construction furent transportés « sur les têtes ». Le jour du retour du Père, les garçons de la Mission descendaient jusqu’à ce petit village au bord de la lagune ; là, le Père répartissait le contenu des sacs de ciment dans des estagnons vides, puis la caravane gravissait lentement les sentiers ombrageux. Afin de limiter l’emploi de ce ciment précieux, le Missionnaire chercha un moyen pour faire des murs solides et peu coûteux. Il utilisa donc la terre du pays (sorte d’argile) avec laquelle il fit des murs très épais qu’il emprisonna dans une couche de cailloux agglomérés avec du ciment. La maison des Sœurs et leur chapelle sont faites ainsi. À côté de ces vestiges, témoins de tant de labeurs, de peine et de foi, sont venus s’adjoindre des bâtiments « en dur ». À Memni les œuvres sont diverses ; près de l’école se situe la maternité où parfois une vingtaine de bébés dorment sagement dans leurs berceaux aux blanches moustiquaires25 près des grands lits de leurs mamans. Un centre d’hébergement complète cette œuvre hospitalière ; une trentaine de lits presque toujours occupés reçoivent les grands malades des alentours, ils viennent spontanément de leurs villages ou du dispensaire qui les a dépistés et qui, lui aussi, fonctionne presque sans arrêt. Le soir quand tout repose, que les bruits du village se taisent et que la forêt enveloppe d’ombre l’horizon, la Sœur Infirmière accompagnée des aides qu’elle a formés, fait sa tournée. Les visages se tendent vers elle, et sa présence apporte une sécurité et un apaisement à ceux qui souffrent. Nous passons quatre jours à Memni ; il en sera de même à chaque station.
25 Les moustiquaires étaient des rideaux de dentelle qui constituaient un barrage efficace contre les moustiques, vecteurs du paludisme. Même si les lits des adultes n’étaient pas toujours équipés d’une telle protection (par manque d’argent), les sœurs exigeaient que les berceaux des nouveau-nés en aient été dotés.
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Samedi 24 mars Départ pour Adzopé-ville. Au moment du départ, toutes les mamans de la maternité, bébés au dos, veulent une dernière fois saluer notre Très Révérende Mère ; chrétiennes, païennes, musulmanes ont le même regard droit, le même sourire franc et ouvert qui marquent la sympathie respectueuse et confiante dont les Sœurs sont entourées. Jusqu’à Anyama nous retraverserons la grande forêt, les plantations de cacaoyers, de palmiers « royaux » ; à cet endroit nous atteignons la route fédérale qui relie Abidjan à Abengourou en passant par Adzopé. Le paysage change, la circulation est plus intense ; si les villageois saluent encore au passage de l’auto, c’est cependant avec une certaine réserve, nous sentons moins de spontanéité dans l’accueil ; la vue des Sœurs ne déclenche pas, comme dans les villages forestiers, des manifestations de joie sincère. Les costumes aussi changent, les pagnes sont remplacés pour un bon nombre d’hommes, par le costume européen. Aux abords de la route, ce n’est plus la forêt dense, la main de l’homme a passé, mais impuissante cependant à maîtriser cette luxuriante végétation. Là où le sol n’a pas été employé en plantations entretenues, la forêt reprend ses droits, des rejetons repoussent et à nouveau envahissent tout. C’est le moment de la récolte des bananes, aussi, dans des camions arrêtés au bord de la route, charge-t-on de lourds régimes verts cueillis sous les larges feuilles de petits bananiers de deux mètres de haut qui s’alignent sur de grandes étendues. Azaguié ; laissant Agboville sur la gauche, nous bifurquons sur Adzopé ; encore 66 km, et la petite ville apparaît sur la pente. Sauf quelques maisons de Commerce et l’Hôpital, les maisons en terre, sous les toits de chaume, sont croulantes en maints endroits. Cet aspect miséreux est accru dans certains quartiers où, pour assainir, on trace des rues. C’est alors un paysage de guerre et de dévastation : des toitures pendantes, des murs éventrés laissent voir comment furent fabriquées les habitations. Les bambous entrelacés qui demeurent, montrent qu’ils en ont constitué l’ossature : entre les interstices et sur la charpente primitive on avait plaqué de la terre. Bientôt, des maisons basses, en ciment teinté de couleurs vives, remplaceront ces cases primitives. L’amélioration nécessaire de l’habitat, amènera un changement dans les mœurs et dans les coutumes. 477
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Au sommet du plateau, au bord de la grand-route, pointe un clocher semblable à celui de Memni. C’est Adzopé26. Notre voiture prend une ruelle entre les cases ; après avoir longé une haie d’ibiscus roses, nous nous trouvons dans une rue de village, bordée de maisons blanches. À droite l’école séparée de la Communauté par une pelouse entourée de « lys rouges », à gauche, le pensionnat et ses dépendances ; la pente se termine sur un décor magnifique de verdure. […] Dimanche des Rameaux Dès sept heures du matin, la foule des chrétiens, en pagnes pour la plupart, remplit la petite église. Ceux qui ne peuvent entrer attendent dehors que le Père ait achevé de bénir les palmes. Quelques bébés, bien au chaud sur le dos de leurs mamans, s’agitent pour savoir ce qui se passe, et ils recouvrent le calme lorsque, posés à califourchon sur la hanche maternelle, ils peuvent contempler à leur aise le spectacle des palmes qui oscillent. La procession sort de l’église et se déroule durant 300 mètres en un long ruban multicolore sur le chemin qui monte vers l’école des garçons. Là, sous la véranda d’une classe, un autel a été préparé, il disparaît sous la profusion de palmes ; seule, la nappe fait une tâche blanche sur toute la verdure. La messe commence lorsque tous les chrétiens sont rassemblés. Le silence profond de l’assistance rompu par les chants de la Passion et les répons de l’enfant de chœur, montre qu’unie à son Prêtre, elle prie intensément. Ce n’est qu’après la Messe, lorsque la foule s’écoule, que les langues se délient. Les femmes portent des pagnes ou le costume plus ample et de couleurs vives des Sénégalaises. Leurs mouchoirs de tête artistiquement drapés, laissent voir les oreilles dont le lobe est entièrement pris dans une torsade d’anneaux d’or ; sur les corsages, de belles croix en filigrane, brillent. Point n’est besoin de parler « Attié27 » pour provoquer la fierté des Mamans quand nous admirons leur progéniture. Les beaux bébés potelés nous sourient malgré la sueur qui inonde les figures emprisonnées dans de lourds béguins de velours.
26 Adzopé, à 75 km au nord de Memni, a longtemps dépendu de la mission catholique de Memni. C’est donc le même père Méraud (supérieur de Memni) qui a bâti les églises de Memni (en 1917) et d’Adzopé (en 1924). 27 Nom de l’ethnie qui entoure Memni et Adzopé.
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Dans la ville d’Adzopé, école et dispensaire sollicitent le dévouement des Sœurs. Bien que ce soit en période de vacances, les élèves du certificat d’études n’ont pas voulu partir dans leurs villages, et chaque matin elles se penchent avec ardeur sur les livres et les cahiers. Mercredi 28 mars Durant 12 km, nous roulons sur « notre route », car nous nous dirigeons vers la Léproserie, et nous songeons au travail gigantesque qui a été fourni par nos Sœurs pour faire tailler un passage à travers la forêt et jeter douze ponts sur les marigots ; maintenant l’Administration a pris la route en charge, et une équipe d’ouvriers vient la réparer quand les pluies ont causé trop de fondrières. Adzopé-Léproserie – L’auto débouche dans une clairière. Une large allée d’une quinzaine de mètres ; une réverbération ocre et rose éblouit les yeux. Tout est clair et rit au soleil. De beaux pavillons crépis, les uns en rose, les autres en ocre, contribuent sans doute à donner cette chaude impression de vie. Dès que l’auto arrive à la hauteur des premières maisons, des têtes apparaissent, le signal est donné ; l’auto ralentit et des femmes, des hommes, des enfants accourent manifestant avec de grands gestes leur joie de voir notre Très Révérende Mère parmi eux. Rien ne décèle que nous sommes au village des lépreux. Nous arrivons à un rond-point où flotte le drapeau ; dans une avenue rayonnante : une modeste chapelle ; au bout de l’allée centrale, bordée de palmiers, apparaît la maison des Sœurs : claire, spacieuse, se découpant sur la forêt proche, rien ne la sépare du village, aucune barrière n’en défend l’accès, elle est ouverte à tous. Jeudi Saint En ce jour les chrétiens se rendent à la chapelle pour se préparer à leur Communion pascale. À cause du nombre des habitants de la Léproserie (500 environ), malgré son exiguïté, la petite église est promue depuis cette année au rang de paroisse, ce qui nous vaudra la joie de voir s’y dérouler tous les offices de la Semaine Sainte. Le soleil matinal est très chaud, ce qui n’empêche pas les hommes, les femmes, les enfants d’accourir dès qu’ils nous ont aperçues. 479
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Le soir, comme dans les grandes églises de la métropole, les Offices se célèbrent. Le Père, aux fidèles qui se pressent, explique les cérémonies, deux interprètes traduisent 28. Dans un silence impressionnant se déroule la cérémonie du Mandatum29. Le Père lave les pieds à douze enfants lépreux, puis c’est la Cène du Seigneur. Durant la Messe les voix rauques s’élèvent pour exprimer la foi des assistants, leur adhésion à Celui qui, par amour, a voulu prendre « l’apparence d’un lépreux ». Après la Messe, jusqu’à onze heures du soir, moment où tous seront rassemblés pour l’Heure Sainte, les tribus se relaient pour prier et chanter devant le Reposoir30, tandis que dans la nuit chaude et constellée d’étoiles, brille la croix du Sud. Vendredi Saint Une grande croix est soutenue au milieu du chœur. Deux à Deux, les hommes puis les femmes viennent l’adorer. Les têtes brunes s’inclinent, des lèvres parfois tuméfiées et déformées baisent les pieds du Christ taillé dans le bois sombre. Il est de bois si sombre, qu’une fois de plus il semble y avoir identification très étroite entre Lui et eux. De leurs gros yeux, éteints à la lumière, deux vieillards cherchent en tâtonnant les pieds de Celui qui leur a montré le chemin de la souffrance acceptée et aimée. Les malades de l’hôpital se sont fait porter sur le dos des plus valides, et ils sont présents eux aussi. Samedi Saint À 22 h au signal donné, l’église se remplit, tous les fidèles sont là en beaux pagnes clairs, nos deux vieux aveugles toujours au premier rang. Les retardataires, faute de places, restent dehors, du moins auront-ils la consolation de voir de très près la bénédiction du feu nouveau. La chorale essaie de se surpasser en donnant encore plus de voix que de coutume… Et le Seigneur descend dans ces âmes 28
Car les lépreux proviennent des environs : de l’ethnie attié, au sud-ouest, et de l’ethnie agni, au nord et à l’est. 29 Cette cérémonie rituelle est pratiquée le Jeudi Saint, avant la Cène, en mémoire du lavement des pieds des apôtres par Jésus, la veille de sa Passion. Ce geste a une double signification, celui de l’accueil par celui qui l’accomplit et celui de charger, de confier un mandat à celui qui le reçoit. 30 Le Jeudi Saint, le Reposoir est un autel secondaire sur lequel on transfère les hosties consacrées, afin de laisser vide le tabernacle.
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purifiées et pacifiées ; l’Alléluia pascal repris par tous, semble vraiment un chant de triomphe. Dimanche 1er avril Tout est lumineux et gai en ce matin de la Résurrection. Entre les palmiers et les frangipaniers roses, la foule s’écoule bruyante et heureuse. Les enfants courent pour être pris en photo, de même les jeunes gens arborent d’élégants costumes de couleurs tendres ; fièrement ils viennent se poser devant l’appareil, et quand pour remercier ils soulèvent leurs feutres clairs, nous apercevons à l’intérieur le miroir dont le couvre-chef est muni. C’est vers l’école que notre Très Révérende Mère se dirige après la Messe ; écoliers et écolières s’y sont groupés pour montrer leurs talents. Étant données la diction expressive et la mimique amusante de certains, on devine que plus tard ce seront de bons conteurs. […] On ne trouve pas d’êtres difformes et dont la vue effraie. Grâce aux médicaments et à l’hygiène mieux observée, la maladie est en régression ; si, nombreux sont les mains et les pieds dépourvus de doigts, du moins les plaies sont-elles cicatrisées ; rares sont les visages boursoufflés, les oreilles en éventail, les faces léonines. Un lépreux est un malade dont on ne craint pas le contact, ce n’est plus « l’intouchable ». De plus en plus on essaie non seulement d’enrayer le mal, mais de réadapter ces malades à la vie sociale ; c’est ainsi qu’à la léproserie il y en a de toutes les corporations. Chaque matin la Supérieure distribue le travail selon les aptitudes, les uns feront donc de la menuiserie, d’autres s’occuperont de la maçonnerie, ceux qui ne sont pas spécialisés, débrousseront et cultiveront ; à leurs heures ils deviendront chasseurs. C’est ainsi que le vendredi-saint ils capturèrent un énorme boa dont ils nous offrirent un morceau. Cas de conscience ! comme aucune de nous ne put déterminer dans quelle catégorie : gibier ou poisson, il fallait classer cette délicate chair blanche31, nous dûmes attendre au samedi pour savourer ce mets délicieux. Quelles que soient leur race et leur religion, les lépreux devinent que les Missionnaires sont là pour eux, ils sentent instinctivement 31
À cette époque, on devait « faire maigre » le vendredi, c’est-à-dire ne pas manger de viande, en signe de pénitence. C’est pour obéir à cette prescription que les sœurs attendent jusqu’au samedi.
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sans bien comprendre parfois, ce grand détachement qui les a amenés volontairement vers leurs corps souffrants et leurs âmes en détresse. À toutes heures du jour et de la nuit, ils viennent à la Mission chercher du secours, soit pour mettre fin à des palabres, soit pour soigner un des leurs qu’un sursaut du terrible mal a terrassé. Le soir de Pâques, durant le souper, les Sœurs furent appelées en hâte parce que le bébé du cuisinier avait avalé du ripolin32… Quand le cas est grave elles préparent un lit à l’hôpital, non loin du dispensaire, afin de mieux suivre le patient. Dans ce lieu où la souffrance est plus aigüe, on a une petite idée des ravages de la lèpre ; malgré les énormes plaies béantes, les malades gardent un sourire confiant dans les soins efficaces des Sœurs, et ceux dont les moignons sont cicatrisés tricotent avec habileté de chauds vêtements pour le temps de l’harmattan33. Puissent les Missionnaires continuer à exercer longtemps encore leur pacifiante influence ; en atténuant les souffrances, ils amènent peu à peu les âmes à moins de rudesse, et les préparent à connaître Celui dont l’amour, par eux, plane sur le grand village rose enfoui dans la vivante forêt équatoriale. Demain, nous allons quitter Adzopé, la belle forêt équatoriale, pour monter vers le pays d’élection des singes et des éléphants. Lundi, 2 avril De bonne heure c’est le départ pour Abengourou34, petite ville perchée sur la pente d’une colline. Suivant les toitures des maisons : toits de tôles ou toits de chaume, on devine des degrés d’évolution différents et des races diverses. Il y a en effet le village des Dioulas : Dioulakro (« kro » voulant dire village) ; Agnikro : village des Agnis ; Mossikro, celui des Mossis et Comikro35, celui des fonctionnaires. C’est près de ce quartier neuf aux maisons élégantes et très modernes, proche cependant du quartier aux cases primitives, que se développe
32 Primitivement, c’est le nom d’une société industrielle qui fabrique des peintures à l’huile. Vu le succès de ces peintures, ce nom est devenu un nom commun. 33 C’est un vent qui provient du Sahara, entre novembre et février, et fait chuter la température. 34 Les sœurs ont ouvert cette communauté en 1940. 35 Le village des commis, de tous les employés aux écritures dans l’Administration ou les commerces.
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la Mission des Sœurs à l’ombre de la grande église dont la tour crénelée fait songer aux forteresses des Templiers. Chaque matin, c’est par un petit sentier bordé de frangipaniers roses et de kolatiers que les Sœurs se rendent à la paroisse sainte Thérèse. Une large nef séparée des bas-côtés par de grands piliers, de beaux vitraux de la Vierge, du Sacré Cœur, de Saint Thérèse, de St Albert le Grand, tout évoque une église d’Europe. L’illusion est dissipée quand un prêtre africain monte à l’autel accompagné d’un Attié de haute stature, magnifiquement drapé de son pagne. À Abengourou, notre école [est] florissante36 , malheureusement les murs de terre, les poutres subissent les ravages des termites, et à chaque tornade on tremble de voir tout s’écrouler. Aussi, on espère que bientôt, à la suite du pensionnat récent, frais et accueillant, cinq belles classes vont s’édifier sur le plateau qui domine la propriété. Si la nouvelle école est prévue grande et spacieuse, longtemps encore les Sœurs continueront d’habiter la maison de la fondation : la maison africaine en terre, mal ventilée, où l’on cherche en vain un souffle d’air et le jour et la nuit. Cependant c’est avec joie, en vraies missionnaires, que les religieuses acceptent cet habitat dur et pénible, elles savent que ce n’est pas en menant une vie confortable et facile qu’on apprend aux âmes à marcher dans les rudes sentiers du christianisme. Vendredi 6 avril Cent soixante km nous séparent de Tanda37, poste dépendant de l’Évêché de Katiola. La route est bonne et nous pensions arriver tôt à Tanda, mais nous avions compté sans un arrêt assez prolongé dans une grosse bourgade : Agnibilékrou. Le Père Supérieur de la paroisse est le premier prêtre africain ordonné en Côte d’Ivoire38. Dynamique et zélé, il avait placé des estafettes sur la route afin de guetter le passage de notre Très Révérende Mère. Il est assez facile de deviner quel pouvait être le motif de sa requête : ce sont des Sœurs qu’il désire avoir. Il est bon avocat et ses 36
La région d’Abengourou s’est rapidement développée après qu’un administrateur y ait imposé la culture du cacao. Planteurs et commerçants enrichis ont alors compris l’intérêt qu’il y avait à scolariser ses enfants, garçons et filles. 37 Les sœurs ont ouvert cette communauté en 1951. 38 C’est l’abbé René Kouassi, ordonné prêtre en 1934.
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arguments si convaincants que notre Très Révérende Mère consent à l’accompagner chez le Chef, afin que celui-ci réserve, pour la future Mission, un emplacement assez grand. Des lions39 en terre gardent l’entrée de la maison. Dans le salon sombre où l’on examine les plans de la subdivision, les enfants, curieux de voir des Sœurs, entourent nos sièges curules voisinant avec des fauteuils en tube inoxydable. Au mur, un portrait de M. Vincent Auriol dédicacé40… Le terrain désiré est accordé41, le Chef remet une offrande à sa Visiteuse, et l’on se sépare dans les meilleurs termes. Puisse cette mission intéressante voir arriver les Filles du Père Planque dès que possible, mais pour cela : « Seigneur, envoyez des ouvriers dans votre vigne »… Et nous reprenons la route. […] En approchant de Tanda, la forêt s’éclaire pour faire place à de vertes étendues d’herbe hautes et drues : ce sont les herbes à éléphants […] Il fait maintenant tout à fait nuit, les phares illuminent faiblement la route. Entre deux masses sombres, l’auto s’engage dans le chemin qui conduit à la Mission. Le lendemain, nous verrons que ces masses sombres étaient constituées par de grands roseaux de 1 m 50. Tanda émerge de la verdure. C’est dans une vision verte que l’on identifie les unes après les autres les constructions blanches aux claustra42 ajourés : la Mission, l’école, le dispensaire, la maternité. Caché par de gros baobabs et des flamboyants fleuris, le village apparaît. Les cases rectangulaires couvertes de tôles font contraste avec la pauvreté des villages d’alentour, c’est que Tanda est neuf, les maisons actuelles ont été construites sur l’emplacement des cases qu’un violent feu de brousse a détruites il y a quelques années. Pour recevoir notre Très Révérende Mère, le Chef du village avait alerté la 39 Les Agni, enrichis par la culture du café, exhibent des signes extérieurs de richesse : des sculptures en terre (et bientôt en ciment) ornent leurs cases, leurs cours et les cimetières. 40 Vincent Auriol, premier président de la ive République française, de 1946 à 1953. Ce « Chef » est Kouao Bilé, roi des Agni-Diabé. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il a bénéficié d’un voyage en France que le gouvernement français a offert à plusieurs dignitaires traditionnels. 41 Cette expropriation des terres revient aujourd’hui sur le devant de la scène politique en Côte d’Ivoire. 42 Les claustras sont des briques ajourées, en ciment, qu’on fixe devant les fenêtres, pour laisser passer l’air et la lumière… mais empêcher les voleurs de s’introduire dans la pièce.
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fanfare, mais vu l’heure tardive de l’arrivée, il avait dû la décommander, et c’est seulement accompagné de deux notables qu’à neuf heures du soir, il vint lui souhaiter la bienvenue. La réception officielle eut donc lieu le dimanche. La fanfare composée de trombones, de trompettes, d’une grosse caisse, était accompagnée des gens du village et précédée du Chef ; ce dernier s’abritait avec ses notables sous un grand parapluie noir de deux mètres de diamètre que surmontait une clochette de cuivre étincelante au soleil de midi. La fanfare exécuta son répertoire ; électrisées, les fillettes se mirent à danser, elles répétaient sans se lasser des mouvements simples, et toujours les mêmes. Dans un grand discours le Chef exprima la joie du village de posséder les Sœurs, puis, accompagné de la fanfare, le cortège se reforma sous le grand parapluie, et le calme revint. Le soir, un cabri, don des chrétiens, fut envoyé. La jeune mission de Tanda s’est prodigieusement développée depuis sa fondation, et l’on songe encore à bâtir des classes (deux sont dans les locaux en murs de bambous), un centre d’hébergement comme à Memni, et à agrandir la maternité. Il y a tant à faire dans cette chrétienté soumise encore aux coutumes et aux traditions des ancêtres. […] Mardi 10 avril Abandonnant la route du nord, c’est par Abengourou, Ouëllé, que nous redescendîmes pour atteindre, après dix heures de voiture et deux arrêts forcés, Bouaké, le terme de notre voyage de 460 km. Bouaké, ville de 50 000 habitants, est la deuxième « capitale » de la Côte d’ivoire, c’est une plaque tournante, le point de jonction du Nord et du Sud ; sa position rayonnante s’étend sur un diamètre de 7 km. Les larges routes ombragées de manguiers convergent au centre de la ville où se trouve la Mission. Dans cette agglomération où toutes les races se rencontrent, où le monde du travail et de la vie intellectuelle s’affrontent, il faudrait des œuvres nombreuses et une Action catholique organisée et dynamique ; or, il n’y a pour s’occuper de toutes ces âmes qu’un seul missionnaire, que la tâche immense submerge ; son confrère est chargé des villages environnants nombreux eux aussi. Et en face des deux modestes écoles catholiques de garçons et de filles, s’élèvent : dix groupes scolaires primaires, un lycée aux lignes élégantes et modernes, une école technique, un cours 485
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normal de garçons et un autre de filles. À côté des plantations de tecks et de sisal, des usines43 se sont bâties et pour la première fois en Afrique, on y embauche des femmes et des jeunes filles. C’est une véritable révolution, dans les coutumes qui va entraîner un revirement social certain. Il faudrait donc pouvoir offrir à ces âmes, privées brusquement des liens ancestraux, la solidité de notre morale évangélique. Et notre Révérende Mère, devant tant de besoins et de misères, en regardant la blanche mosquée quadrangulaire, dentelée comme un château des mille et une nuits, songe à ouvrir dans un avenir qu’elle souhaite proche une deuxième mission à Bouaké. […] Les semaines suivantes, le voyage continue. Mère Marcellus et ses compagnes poursuivent leur visite des communautés, de leurs œuvres et arrivent à Moossou au mois de juin, dans les environs de Grand-Bassam pour participer à la Prise d’Habit des premières sœurs ivoiriennes formées en Côte d’Ivoire dans le nouveau noviciat de Moossou44.
Jeudi 7 juin La nuit, la tornade reprit plus violente, au réveil il pleut encore. Tandis que nous descendons à la chapelle, nous songeons qu’il faudra probablement modifier le cérémonial prévu. Cependant vers six heures, au-delà de la lagune, le ciel s’éclaircit vers l’est, et finalement goutte à goutte la pluie cesse. « O femmes, dira tout à l’heure Son Excellence, grâce à votre confiance les écluses du ciel se sont fermées. » De toute part arrivent : des cars, des autos, des véhicules de toutes sortes amenant une vingtaine de Pères dont sept Prêtres africains, une soixantaine de Sœurs, une importante délégation d’élèves de toutes nos écoles, un grand nombre d’Anciennes de Moossou accompagnées de leurs enfants, heureuses de revoir le cher « Foyer » de leur adolescence.
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Il s’agit de l’usine de tissage de Gonfreville, créée à Bouaké en 1921. En 1911, ces bâtiments furent construits pour accueillir les filles métisses que l’administration confiait aux sœurs. Dans la suite, l’administration a créé son propre « Orphelinat des métisses »… et a cessé d’en envoyer aux sœurs. Quand ces bâtiments sont devenus sans emploi, on les a convertis en noviciat, dont le besoin se faisait alors sentir, parce que le nombre des candidates à la vie religieuse croissait. 44
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À cette affluence s’ajoutait encore une grande foule venue de Moossou, de Grand Bassam, d’Abidjan, de Treichville, d’Adjamé, pour ne citer que les stations les plus proches. Parmi les personnalités officielles venues témoigner leur sympathie à la mission, on remarquait : M. l’Administrateur de Grand-Bassam et Madame, M. Vanga, chef de Moossou, M. Delafosse, Grand Conseiller de l’A. O. F., etc. Tandis que huit heures sonnent, devant la maison de briques roses, le cortège se forme, puis oblique à droite empruntant durant quelques mètres la route gardée par un service d’ordre (la municipalité ayant tenu à envoyer des agents). L’entrée dans la petite église, déjà remplie par la foule, s’effectue lentement : la Chorale du Cours Secondaire chante : « Jesu dulcis… ». Sous leur voile fixé aux cheveux crépus par un petit diadème de fleurs d’orangers, en longue tunique blanche retenue à la taille par une cordelière, nos trois jeunes postulantes sont placées à l’honneur au milieu de la nef. Non loin d’elles, à droite, notre Très Révérende Mère prie pour celles qui vont devenir plus particulièrement ses Filles, et qui vont faire le premier pas vers le don total. Après l’Évangile, Monseigneur45 prit la parole pour expliquer ce qu’est la vie religieuse avec les trois vœux, puis il ajouta : « Ce ne sont pas les premières religieuses africaines de Côte d’Ivoire que nous voyons aujourd’hui. Il y en a quelques-unes dans la Congrégation de Notre-Dame des Apôtres. Mais jusqu’ici, elles devaient faire leur Noviciat au Dahomey ou en France. Désormais la Côte d’Ivoire formera elle-même ses propres religieuses dont elle a besoin… Que d’endroits où l’on réclame des Sœurs et où l’on ne peut en envoyer faute de sujets. Les vocations cependant sont aussi nombreuses chez les jeunes filles que chez les garçons. « C’est malheureux que le bon Dieu ne nous ait pas faites garçons, car nous irions chez les Petits Clercs de Bingerville pour devenir Prêtres », disaient, il y a quelque temps, des fillettes d’une douzaine d’années… Désormais, elles pourront entrer au Juvénat puis au noviciat de Moossou. » 45
Mgr Jean Baptiste Boivin, précédemment Vicaire apostolique de Côte d’Ivoire, est nommé premier archevêque d’Abidjan, le 1er septembre 1955, date de l’érection en diocèse du Vicariat Apostolique de Côte d’Ivoire.
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Moossou qui fut longtemps la capitale spirituelle46 de la Côte d’Ivoire va renaître, et le 7 juin restera une date mémorable dans l’histoire religieuse du Territoire. « Cette Prise d’Habit, lit-on dans Abidjan-Matin, le plus grand quotidien de la capitale éburnéenne, vient à la suite de la récente hiérarchie47 ecclésiastique de l’Afrique instaurée par Sa Sainteté Pie XII au mois de septembre dernier. Elle souligne la vigueur de la Congrégation et récompense les efforts souvent obscurs de ces Sœurs Missionnaires silencieuses et réservées que nous côtoyons tous les jours : dans la rue, à l’hôpital ou dans les écoles. Elles font partie de la vie quotidienne, et leur humanisme s’il est dynamique et efficace, n’en est pas moins méconnu. » Que nos trois nouvelles petites Sœurs suivent la trace de leurs Aînées : « ces premières Aventurières de Dieu » : Sœur Damien48 , Sœur Aloysia49 qui vécurent les jours tragiques de Grand-Bassam et demeurèrent quand même en terre éburnéenne. Grâce à Sœur Viviana, Sœur Pauliana et Sœur Delphine et à celles qui viendront nombreuses les rejoindre, « la promotion de la femme africaine et de la vie chrétienne feront demain un grand pas dans le territoire, nous dit le Rév. Père Cadel, Directeur des Œuvres, en attendant que la Côte d’Ivoire soit un jour assez forte pour former avec ses nombreuses Sœurs une province à part au sein de la Congrégation de Notre-Dame des Apôtres ». […]
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Allusion au fait que le vicaire apostolique de Côte d’Ivoire a résidé à Moossou jusqu’en 1934, année où il a transféré son siège à Abidjan. 47 Il s’agit de « l’instauration de la hiérarchie ecclésiastique » dans les colonies francophones d’Afrique de l’Ouest : le 1er septembre 1955, Pie XII confie la charge des diocèses ainsi créés à des évêques résidentiels. 48 Arrivée en Côte d’Ivoire en novembre 1898, elle meurt le 18 mai 1899, victime de l’épidémie de fièvre jaune qui sévissait alors à Grand-Bassam. 49 Supérieure de la communauté de Grand-Bassam, elle emmène ses sœurs (qui fuient l’épidémie de fièvre jaune) à Memni d’abord, puis à Dabou. Après chacune des épidémies de fièvre jaune de 1899 et 1903, leur maison de Grand-Bassam fut détruite par le feu.
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LA CRÉATION D’UNE UNIVERSITÉ NATIONALE RWANDAISE PAR LES DOMINICAINS (1963) A n n ie Le nobl e-Ba r t
Guy Musy, Dominicain suisse, est arrivé au Rwanda en septembre 1970 après cinq années passées à l’aumônerie catholique de l’Université et de l’École Polytechnique de Lausanne. Il y a pris la succession de son compatriote, le dominicain Richard Friedli1. Passionné de journalisme, il créa et anima une revue, La Source2, qu’il a choisi d’évoquer lors d’une commémoration du 50e anniversaire de la création de l’Université Nationale du Rwanda (UNR) : Charles Munyangeyo en avait dessiné la couverture : une jeune fille rwandaise rentrant de la source, la cruche fièrement juchée sur le haut de sa tête. Certains étudiants exerçaient leur jeune plume dans ce modeste média. […] Je me fendis un jour d’un long article pour dialoguer avec un étudiant qui avait écrit dans Le Diapason, organe de l’ « Association Générale des Étudiants de l’UNR »3 (AGEUNR), un pamphlet intitulé : « Nous n’avons pas besoin de Bwana Jesus en Afrique ! » La revue se voulait plutôt libérale dans un contexte assez difficile, marqué cependant par le poids des origines : « tout article traitant de sujets les 1 R. Friedli avait mis sur pied le « Conseil Pastoral » de la « Communauté chrétienne de l’Université » où figurait une vingtaine d’étudiants et de professeurs dans un esprit déjà œcuménique. G. Musy continua dans cet esprit et collabora avec les pasteurs Van Gilst, puis Phildius, qui dirigèrent l’Institut protestant de formation théologique de Butare. 2 À l’heure actuelle, il est « rédacteur responsable » de Sources, trimestriel dominicain de Fribourg. 3 Revue créée en 1966, elle abordait les problèmes étudiants mais au-delà se voulait « un champ de discussions objectives sur tout problème relatif au développement du Rwanda […] trait d’union entre tous les étudiants rwandais […] moyen de dialogue
Ann ie Lenoble- B art
plus divers est accepté pourvu qu’il respecte au moins l’opinion d’autrui » redisait l’éditorial du n° 19 mais celui du n° 28 avouait, après le départ de Guy Musy, « nous avons rejeté de nos publications les articles à caractère politique ou anticlérical » tout en reconnaissant que « le monde du clergé considère La Source comme une revue contestataire […]. Les étudiants de leur part prennent La Source comme une revue chrétienne où l’on ne trouve que de la religion » 4. Après ses quatre années à l’Université, Guy Musy alla à Kigali animer avec ses confrères un centre socio-culturel tout en continuant des activités journalistiques5. Il a en particulier été responsable de Dialogue, bimestriel pour intellectuels francophones, avant de regagner en 1989 son pays natal et de se consacrer à diverses tâches, toujours dans le domaine de l’enseignement, de l’écriture6 et de l’animation, en particulier à Genève et Fribourg. Il lui a été demandé de retracer, lors d’une réunion d’anciens de l’UNR en Belgique, pour fêter le cinquantenaire de la création de la première université au Rwanda, ce qu’il savait de cet acte très important pour un pays fraîchement indépendant et modelé par le christianisme, avec une place prépondérante, jusque dans les années 1950, des Pères Blancs. Depuis, le Rwanda s’est couvert d’universités dont un certain nombre sont privées et ouvertement confessionnelles (catholiques, adventiste, etc.). Ici, il s’agit d’un statut particulier puisque les Dominicains canadiens s’engageaient à créer une université nationale. L’histoire du pays et de son président d’alors, Grégoire Kayibanda, catholique convaincu, peut expliquer sans doute les ambiguïtés du statut de l’UNR, quelque peu dissipées par le départ des autorités dominicaines. Le document fourni a donc valeur de témoignage – avec ses limites – mais l’historienne a jugé intéressants tous les détails factuels fournis avec minutie par un journaliste aguerri, comme cette
entre les différents échelons de la société rwandaise » (éditorial d’avril 1967) cf. A. Bart, La presse au Rwanda, Thèse en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Bordeaux III, 1982, t. 2 : Répertoire des périodiques du Rwanda, p. 58. On peut, évidemment, s’interroger sur le terme « objectives », cher aux étudiants de tous les continents… 4 Cf. A. Bart, La presse au Rwanda, op. cit., p. 148. 5 G. Musy a retracé ses vingt ans au Rwanda dans Sous le soleil de midi, op. cit., suite d’une série intitulée In illo tempore : Souvenirs d’enfance ; Entre deux Mondes ; Éclaircie/1962-1970 ; Souvenances, Genève, 1989-2015. 6 Par exemple, ses chroniques dans l’Écho Magazine ont été rassemblées dans Échos de la Parole, Éditions Saint Augustin, Saint Maurice, 1997, Pâques fleuries, Éditions Saint Augustin, Saint Maurice, 2006, Sanctoral, Éditions Paroles et Silence, Paris, 2006, Pastoral, Éditions Paroles et Silence, Paris, 2008.
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reconstitution d’une atmosphère à une époque donnée. Les chercheurs, jusque là, n’ont souvent consacré qu’un court paragraphe à cet épisode7 qui marque, paradoxalement, la fin du grand séminaire comme seule formation de niveau universitaire dans le pays. Il est également révélateur d’un changement – comme ailleurs – dans le personnel en coopération : l’ancienne puissance coloniale est supplantée par d’autres, amenant Canadiens, Suisses, Français ou Russes,… au Rwanda. Mais Guy Musy ne peut que constater, avec émotion et retenue, la faillite des élites.
Conférence de Guy Musy, O.P., à Louvain-la-Neuve, le 2 novembre 2013 à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation de l’UNR Mon exposé, ou plutôt cette évocation, voudrait répondre à cette question : « Pourquoi et comment les Dominicains sont-ils entrés dans le processus de création d’une Université Nationale au Rwanda ? » J’aurai à consulter quelques documents d’archives dominicaines et surtout les Souvenances8 du P. Georges-Henri Lévesque (ill. 20 et 21) qui fut le recteur fondateur de cette institution.
Un Suisse à l’origine Un Suisse fut au départ de cette aventure : Mgr André Perraudin9. Un homme qui a fortement marqué et même influencé le cours de l’histoire de votre pays. Dès les années 1955, le Vicaire Apostolique de Kabgayi était soucieux. Le Rwanda marchait vers son indépendance, des élites se formaient pour prendre la relève des cadres coloniaux. Une nouvelle étape devait donc être franchie dans la pastorale de l’Église. Le temps était venu d’appeler de nouveaux missionnaires 7 Citons I. Linden dans Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990), p. 366-367 (Karthala, 1999). 8 Souvenances. Escales et parcours, entretiens avec Simon Jutras, La presse, Montréal, 1989, 3 vol. Celui qui porte sur les années rwandaises est le troisième. 9 Père Blanc suisse, auteur de la très controversée Lettre Pastorale pour le Carême de 1959, du 11 février 1959, publiée en annexe du livre de C. M. Overdulve, Rwanda : un peuple avec une histoire, L’Harmattan, 1997, p. 121 sqq. Il a témoigné de son parcours au Rwanda dans Un évêque au Rwanda : « Par-dessus tout la charité » : les six premières années de mon épiscopat (1956-1962), Éditions Saint-Augustin, Saint-Maurice-en-Valais, 2003.
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– autres que les Pères Blancs10 – pour un apostolat plus intellectuel qui aurait comme objectif « un approfondissement par une pastorale rénovée, plus intellectuelle et plus suivie ». C’est en ces termes que le Vicaire Apostolique s’exprimait en 1955 dans une lettre adressée au Maître de l’Ordre des Dominicains, lui demandant d’envoyer ses « Frères Prêcheurs » au Rwanda. Pourquoi les Dominicains ? Mgr Perraudin avait-il eu vent du désir des Dominicains suisses, ses compatriotes, d’ouvrir une mission en Afrique ? (En fait, cette mission sera fondée en 1960 à Bukavu au Congo Belge voisin). Le prélat valaisan se souvenait-il des Dominicains présents à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg ? Le fait est que le Maître de l’Ordre de ce temps, le P. Brown, invita ses frères du Canada à envisager une telle perspective. Mais pourquoi le Canada ?
Pourquoi le Canada ? À cette époque, la province dominicaine du Canada comptait près de 400 religieux et songeait à une deuxième implantation missionnaire au-delà de ses frontières. La première fut le Japon qui semblait avoir atteint sa vitesse de croisière. Autre argument en leur faveur, les Canadiens n’ayant pas participé directement à l’expansion et l’exploitation coloniales étaient sans doute bien placés pour prendre la relève des religieux belges ou Français, impliqués dans la première évangélisation du Rwanda. Après de longues réflexions et tergiversations, la Province dominicaine canadienne s’engage finalement à ouvrir une mission au Rwanda11. Mais quels en seront le lieu et les activités ? Mgr Perraudin, mis au courant sans doute par le P. Gobert, assistant du P. Brown, saisit la balle au vol et fit le 13 août 1959 une offre précise au P. Rondeau provincial des Dominicains canadiens. Le Vicaire Apostolique proposait aux Dominicains du Canada, « dans la ligne de leur vocation propre » de prendre pied à Astrida12 où une maison sera 10 Ces derniers ont eu une sorte de monopole pour l’évangélisation du Rwanda jusque dans les années 1950, aidés des Sœurs Blanches (cf. dans ce volume les deux articles de Sr Hildegunde Schmidt). 11 Des Sœurs dominicaines canadiennes furent responsables de l’ « École Supérieure de Sciences infirmières » installée en 1965. Elles partirent en 1978. 12 Ancien nom de Butare.
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mise à leur disposition. Trois ministères leur étaient proposés : l’apostolat de ce que Mgr Perraudin appelait la « bonne presse », en fait, la direction et l’animation d’une librairie catholique13, l’apostolat dans le milieu intellectuel, en particulier au Groupe Scolaire d’Astrida14 et finalement des prédications dans les « centres » qui commençaient à prendre forme urbaine à travers le pays. L’évêque précisait aussi que les frères dominicains chargés de ce ministère devaient connaître la langue du pays.
La communauté dominicaine d’Astrida La mission devient effective avec le départ de Montréal le 10 janvier 1960 des quatre premiers Dominicains canadiens. Il s’agit des frères Boisvert, Tremblay – qui ne feront que passer – et de Bertrand Bélanger qui sera pendant plusieurs années aumônier et professeur au Groupe Scolaire d’Astrida, devenu entre temps Butare, et Gérard Rodrigue, libraire, puis plus tard chargé du service des achats de la future université. Ce dernier achèvera sa vie et sa course africaine à Kinshasa en 1991, tandis que le P. Bélanger vit une retraite active dans son couvent de Montréal. La caravane arrive à Astrida une dizaine de jours plus tard, soit le 23 janvier 1960 et le ministère des frères débute, comme ils l’écrivaient, « dans les affres de la révolution ». C’est vrai que le Rwanda connaissait à cette époque des heures particulièrement difficiles. À ce premier groupe s’adjoindra très vite un jeune frère, particulièrement dynamique, brillant intellectuel15, promis à occuper une position clef dans la future université : le frère Pierre Crépeau (ill. 20) qui en sera le premier vice-recteur et l’adjoint précieux du P. Lévesque. Notons qu’il n’est pas du tout question à cette époque de fondation d’une université. Il faudra attendre l’arrivée en scène d’un autre acteur pour en décider : Grégoire Kayibanda, premier ministre à
13 Seul lieu de Butare où on pouvait trouver à acheter des livres, de la papeterie, quelques jouets, la presse locale – souvent très en retard. 14 Important centre scolaire (enseignement secondaire et de formation professionnelle) animé par les Frères de la Charité de Gand. 15 Pierre Crépeau est désormais connu comme anthropologue. Il a publié de nombreux contes rwandais et a été chargé du programme franco-roman au Musée canadien des civilisations.
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cette époque, puis Président du Rwanda. C’est lui, et personne d’autre, qui caressait le projet de doter la jeune République, à la veille de son indépendance, d’un établissement d’enseignement supérieur où seraient formés les cadres de son pays. Il n’en était pas totalement dépourvu16 , mais ces intellectuels avaient été formés hors du pays.
Kayibanda entre en scène Recevant en 1961 le Père Rondeau venu visiter ses frères d’Astrida-Butare, Kayibanda lui fait part de ses préoccupations et demande au provincial canadien de lui envoyer « des conseillers en éducation supérieure ». On ne parle pas encore d’université. Le provincial lui conseille de s’adresser directement à la curie généralice des Dominicains à Rome. En octobre de la même année, le Président du Rwanda envoie un mémoire au Maître Général des Dominicains où il exprime son désir de mettre sur pied au Rwanda un « institut supérieur d’enseignement médical, pédagogique, social, etc. » et sollicite de la part du Maître de l’Ordre des Prêcheurs deux Dominicains qui puissent faire démarrer ce projet au début de la prochaine année scolaire 1962-1963. Il précise aussi que cet enseignement sera « chrétien ». À ce sujet, je me permets deux remarques. Pourquoi le Président s’adresse-t-il aux Dominicains ? Pour répondre à cette question, on ne peut avancer que des hypothèses. Sans doute, le Président était-il tenu au courant de la présence et des activités des frères de Butare. Peut-être aussi avait-il pris connaissance des écrits du P. Lebret, dominicain français fondateur d’Économie et Humanisme17, un des maîtres à penser des jeunes leaders sénégalais ? Par ailleurs, Kayibanda ne pouvait décemment faire recours aux Jésuites qui venaient de fonder une université à Bujumbura, une institution qui risquait de devenir la concurrente de la fondation rwandaise à laquelle il rêvait.
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Le Grand séminaire de Nyakibanda et les petits séminaires du pays ont cependant été une pépinière de cadres de la nouvelle République, à l’image du président Kayibanda qui alla du petit séminaire de Kabgayi au grand séminaire mais devint ensuite enseignant. Ses fonctions ne l’empêchèrent pas d’animer plusieurs publications catholiques. G. Musy évalue lors de son arrivée à l’Université les effectifs à quatre cents étudiants environ (une dizaine d’étudiantes), tous internes. 17 Association de réflexion fondée en 1941 qui fit paraître 382 numéros d’une revue du même nom de 1942 à 2007.
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La seconde remarque concerne le statut de la prochaine université. Ce ne sera pas un institut confessionnel, appartenant à une Église et contrôlé par elle, mais une université officielle, bien que d’ « inspiration chrétienne ». Les Dominicains étaient donc invités à prêter main forte à une institution étatique. Devenu plus tard aumônier à l’UNR, j’aurai amplement le loisir de m’interroger sur la réalisation pratique de cette fameuse « inspiration chrétienne », voulue par Kayibanda lui-même. Il arrivait que les circonstances me fassent sérieusement douter de sa pertinence. Mais reprenons le fil des événements.
Et maintenant, le P. Georges-Henri Lévesque Sur sa route de retour au Canada, en octobre 1961, le P. Rondeau fait escale à Rome à la curie généralice des Dominicains. Le Maître de l’Ordre le prie de répondre positivement à l’appel de Kayibanda et lui suggère de confier cette mission au P. Georges Henri Lévesque. Le P. Lévesque, alors proche de la soixantaine, est retiré à la Maison Montmorency, en lien avec tout ce que le Québec et même le Canada pouvaient alors compter d’intellectuels, d’universitaires, d’artistes, d’hommes et de femmes politiques. Dans la Belle Province, il était devenu comme une légende pour avoir résisté au régime conservateur et autoritaire de Duplessis, pour avoir fondé à l’Université Laval18 la Faculté des Sciences Sociales où se formaient de nouveaux dirigeants, comme Pierre Eliot Trudeau ou René Lévesque, acquis à une ouverture libérale, affranchis du dogmatisme réactionnaire qui avait enfermé et étouffé les Québécois. La proposition du Provincial prit de court Georges Henri Lévesque qui n’avait jamais songé à s’expatrier au Rwanda. Tant de liens étroits l’attachaient à son propre pays. Faut-il s’étonner dès lors que de longs mois de débat intérieur et de négociations avec son supérieur précédèrent son acceptation. Dans ses Souvenances, il se compare plaisamment à la chèvre de M. Seguin qui ne se rendit qu’au matin, après avoir lutté contre le loup toute la nuit. De même, Georges-Henri finit par capituler, mais « à l’usure » insinue-t-il.
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Dans la ville de Québec.
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Cependant, une fois la décision prise, il se donne tout entier à ce nouveau projet de vie, sans regret et avec passion. Le 11 juin 1962, le P. Lévesque écrit donc au Président Kayibanda pour lui dire sa disponibilité. Et il se met tout de suite au travail, au Canada d’abord. Il a besoin de s’informer, de prévoir dans son pays des soutiens en personnel et en financement. Le large éventail de ses relations personnelles lui permet d’obtenir de précieux appuis.
Phases préparatoires Le 12 janvier 1963, Georges Henri Lévesque débarque enfin au Rwanda dans le but, écrit-il « d’observer, écouter et sonder » pour ensuite conseiller le Président en « matière d’éducation supérieure ». Notons qu’on ne parle pas encore formellement d’université. Dans la communauté dominicaine de Butare, le P. Lévesque découvre et s’adjoint le frère Pierre Crépeau qui va devenir son bras droit et même son alter ego, spécialement au cours de ses absences et voyages répétés. À la mi février de cette même année 1963, il est nommé par le Président recteur de l’ « Université Nationale du Rwanda, dite Université de Butare » et plénipotentiaire pour toutes les opérations et transactions qui concernent cette institution en devenir. En effet, un bon nombre de démarches figurent sur son agenda avant de procéder au lancement du bateau. Tout d’abord, le nouveau recteur tient à rendre visite à ses collègues voisins de Kinshasa et de Bujumbura. Une tournée qui se termine par des éclats de voix dans le bureau de Mgr Gillon, recteur de Lovanium19. Ce dernier promet au recteur de Butare de prendre part aux obsèques de son université avant même la fin de l’année. L’accueil de Bujumbura, pour être plus correct, fut d’une froideur glaciale. Les recteurs voisins craignent visiblement de perdre leurs étudiants rwandais. Mais l’affaire remonte à Rome. Deux Congrégations vaticanes, celle de la Propagation de la Foi et celle des Universités et Séminaires, tentent de faire pression sur le P. Lévesque pour l’amener, si ce n’est à renoncer à son projet, du moins à le modifier dans un sens qui aurait fait de l’UNR une annexe de l’Université de Bujumbura. Mais les évêques rwandais s’en mêlent et font corps avec
19 Université fondée en 1954 par l’Université catholique de Louvain à Léopoldville devenue Kinshasa.
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le Président de la République pour refuser ces manigances romaines qui ne respectent pas l’autonomie de leur État. Puis, tout s’apaise et le P. Lévesque peut entrevoir le bout du tunnel. Je n’ai pas à faire mention ici de toutes les démarches entreprises par le nouveau recteur pour mener à terme la naissance de son université. Je me limite à la participation des Dominicains à cet heureux événement.
La Convention Une Convention établie entre le Gouvernement rwandais et l’Ordre des Frères Prêcheurs, représenté par le Maître Général Aniceto Fernandez et le P. Rondeau, provincial du Canada, en fixe les termes. Le Gouvernement rwandais s’engage à fournir à la future université les terrains et l’équipement nécessaires à son organisation et à son développement. Les fonds extérieurs obtenus par l’Université lui seront directement versés et gérés par son administration. Les frais de pension et de scolarité des étudiants seront couverts par l’État. Le personnel engagé à l’Université jouira des mêmes facilités que les fonctionnaires de l’État. Enfin, l’université sera libre d’engager les professeurs de son choix, d’organiser ses programmes, de déterminer le contenu de son enseignement. La même liberté lui est reconnue dans l’admission des étudiants. On retrouve sans doute dans ces dernières clauses la main et la plume du P. Lévesque, défenseur, comme ses frères dominicains médiévaux, de la liberté académique qui préservait l’université de toute intrusion politique ou policière sur son territoire. Cette clause serat-elle observée dans le cas de l’UNR ? On pourrait en discuter. De leur côté, les Dominicains s’engagent à fournir deux frères dont le Recteur et le Secrétaire Général qui, avec deux représentants de l’État, formeront un « corps universitaire » embryonnaire, chargé de rédiger une charte universitaire et les règlements administratifs et académiques. Les Dominicains s’engagent aussi à « organiser un programme d’enseignement académique à un niveau comparable à celui des meilleures universités », ainsi qu’à rechercher auprès de bienfaiteurs les fonds nécessaires, sans pour autant mettre les leurs à disposition. Enfin, ils devraient pouvoir mettre sur pied dès l’automne 1963 des « embryons de faculté de Médecine, d’École Normale Supérieure et la faculté de Sciences sociales ». 497
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La durée de cette Convention est prévue pour une période de cinquante années, renouvelables selon un commun accord. Une belle utopie quand on sait que les Dominicains se retireront totalement de l’UNR au terme de l’année académique 1973-1974, soit un peu plus de dix ans après avoir signé ce texte !
Dominicains canadiens engagés à l’UNR Cependant, l’Ordre dominicain a tenu parole au cours de ce laps de temps. Il a fourni à la jeune institution universitaire une pléiade de frères engagés à fond, même pour une période limitée. Qu’il me soit permis de prononcer ici leurs noms, en commençant par ceux qui arrivaient du Canada. En plus des trois pionniers, le recteur Georges-Henri Lévesque, le vice-recteur Pierre Crépeau et le supérieur de la communauté Bertrand Bélanger, mentionnons Gérard Rodrique, directeur du service des achats, Adrien Labrie qui lui succédera, Jean-Baptiste Grégoire responsable de la flotte motorisée, Luc Lacroix, directeur de la Librairie universitaire et qui dans ses moment perdus fera naître et prospérer le scoutisme au Rwanda. (Le frère Luc est le seul d’entre nous à avoir donné son nom à une rue de la ville de Butare. Celui du P. Lévesque ne figurera que sur l’enseigne d’un auditoire de Ruhande20, et encore très provisoirement !). Puis, les professeurs : Pierre Dionne, sociologue, Marius Dion, successivement Doyen de la Faculté des Lettres et Secrétaire Général, excellent connaisseur de la langue et de la culture rwandaises, auteur de Ibisakuzo21, toujours présent dans le pays. Mais encore le frère Benoît Pruche, professeur à la Faculté des Lettres et le frère Réginald Sylvestre qui deviendra directeur de l’Extension Universitaire, créée pour associer la population de Butare au travail académique. Ainsi l’Université éviterait-elle d’être cloisonnée dans un ghetto, séparée du peuple qui l’entoure et pour le salut duquel elle a été fondée : « Illuminatio et Salus Populi22 ». J’ajoute enfin à cette liste canadienne le nom d’un jeune frère québécois, Yvon Pomerleau, qui reçut l’ordi20
Nom de la colline où a été bâtie l’Université. Les devinettes. Un des premiers livres publiés au Rwanda. 22 Le père Lévesque s’est inspiré d’un verset d’un psaume Illuminatio et salus mea Dominus (« Le Seigneur est ma lumière et mon salut ») pour en faire une devise : « [L’université est] la lumière et le salut du peuple ». 21
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nation sacerdotale des mains d’un évêque rwandais et qui était destiné à enseigner dans un « Institut de recherches socio-religieuses », concocté par ses confrères aînés, mais qui ne vit jamais le jour sous le ciel de Ruhande. Pas plus que la Faculté de Théologie dont certains avaient aussi rêvé.
Les Suisses arrivent en renfort En 1966, trois ans après l’inauguration de l’UNR, le corps académique dominicain canadien se renforce par l’arrivée de frères dominicains suisses que les troubles du Kivu23 obligent à se réfugier au Rwanda voisin. Les deux équipes fusionnent, unissant leurs forces vives pour le plus grand bien de l’UNR qui devient leur projet commun. Dans ce nouvel apport, je note Dominique Louis, responsable de l’Extension universitaire, son frère de sang André Louis, directeur du Service aux Étudiants, Augustin Cattin professeur à la Faculté des Lettres dont il sera un temps le Doyen, Richard Friedli professeur et aumônier et, finalement, votre serviteur qui remplacera Richard à l’aumônerie en 1970 et sera fidèle à ce poste jusqu’au retrait définitif des Dominicains de l’UNR en 1974 24. Pour loger cette communauté dominicaine un couvent sera construit sur un terrain mis à disposition par l’État aux portes de la ville de Butare, à Ngoma. La nouvelle bâtisse était spacieuse. Elle aurait dû même accueillir de jeunes dominicains rwandais promis eux aussi à une carrière universitaire.
23 Province congolaise où des troubles socio-politiques ont suivi la proclamation de l’indépendance du Congo. 24 G. Musy a précisé à ce propos le jour de ce cinquantenaire : « Assez vite, sur le conseil de mes frères dominicains de Butare, que j’étais censé rejoindre, les évêques du Rwanda me nommèrent aumônier, non pas de l’UNR, mais à l’UNR. Avec le consentement du recteur, bien entendu. L’aumônier ne faisait pas partie du corps académique, ni des autres cadres universitaires ; il était agréé, à bien plaire. C’est ainsi que les autorités académiques de l’époque comprenaient cette fameuse inspiration chrétienne qui devait marquer l’université de son empreinte. Quand je pris mes fonctions à Ruhande, en février 1971, je disposais d’un modeste budget de fonctionnement et même d’un minuscule bureau sis à droite de la porte d’entrée du bâtiment central. Avantages matériels qui me seront retirés dès que le père Lévesque aura mis fin à son mandat ».
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Enfin, le jour de l’inauguration Enfin arrive le jour de fête de l’inauguration de l’UNR, ce 3 novembre 1963. Dans ses Souvenances, le P. Lévesque en parle avec émotion. Il devient même dithyrambique et contient mal ses accents de jubilation. Pour le recteur, ce jour est le « dies natalis 25 », le Noël de son bébé chéri. Il ne peut s’empêcher de rapprocher cette naissance de celle de l’enfant de Bethléem qui naquit dans la pauvreté et la précarité. Mais Jésus était le « Sauveur du monde ». Ici, à Ruhande, il ne s’agissait que du « sauveur du peuple rwandais » (salus populi !). Ce qui était déjà considérable ! On pardonnera volontiers au P. Lévesque ce rapprochement quelque peu sacrilège, tellement il était à la joie. Autour du berceau se penchent deux pères, les seuls qui ce jour-là prendront la parole pour se féliciter mutuellement : Grégoire Kayibanda qui conçut cet enfant et Georges-Henri Lévesque qui le mena à terme. Autour d’eux, une cinquantaine d’étudiants, quelques professeurs, cadres et employés de la jeune institution, deux évêques, tout ce que la jeune République contient de notables, des invités étrangers, fées ou parrains nourriciers du nouveau-né et même une cohorte d’écoliers qui défilaient pour l’acclamer. Dans ce cortège, vous aurez peut-être reconnu au passage un petit séminariste, celui-la même qui cinquante ans plus tard devait présider la messe anniversaire d’aujourd’hui.
Le passage du témoin Il ne suffit pas de mettre au monde un enfant ; il faut encore l’éduquer et en faire un adulte responsable. Les Dominicains ne suffiront pas à cette tâche. Ils seront relayés assez vite par des cadres nationaux et étrangers. Même le Canada ne suffira pas. Une coopération internationale, toujours plus variée, étendra son ombre tutélaire sur le berceau de l’UNR, accentuant cette note d’universalité à laquelle le P. Lévesque tenait tant. Le 17 octobre 1971 – l’enfant allait fêter ses huit ans – Georges Henri remet son tablier à son successeur rwandais qu’il avait luimême choisi en parfaite connivence avec le Président Kayibanda. Le ministre de la coopération internationale, Sylvestre Nsanzimana, 25
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était nommé recteur et, de ce fait, l’université devenait de plus en plus nationale et de moins en moins dominicaine. La fameuse Convention, désuète, rendit l’âme bien avant de fêter son cinquantenaire ou son… centenaire ! Le coup de grâce à la présence dominicaine à l’UNR fut sans doute donné par ce qu’on appelle pudiquement les « événements » de février 1973, qui furent en fait un pogrom26. J’ai beaucoup de peine à les rappeler ici. Mais bien avant cette tragédie, quelques frères canadiens et suisses avaient déjà quitté Butare pour des motifs variés. Leur relève était difficile pour ne pas dire impossible. La Province dominicaine canadienne prit alors la décision de mettre fin à notre présence à l’UNR, de fermer notre couvent de Ngoma et de rapatrier les résidents. On fit pourtant grâce à trois « irréductibles », les frères Marius Dion, Yvon Pomerleau et votre serviteur. Leur amour du Rwanda les projetait à Kigali sur une autre trajectoire et pour une nouvelle aventure, tout aussi passionnante que la première. Mais ce n’est ni le lieu, ni le moment d’en parler. Si ce n’est pour convenir que le départ des Dominicains de l’UNR en 1974 ne signifiait pas de leur part un acte de désertion et de lâche abandon. Le peuple rwandais nous avait tant donné ; nous ne pouvons que continuer de le servir et de l’aimer.
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Au cours de la journée de commémoration de Louvain, G. Musy a eu l’occasion de témoigner : « Je termine en évoquant une nuit singulière de février 1973. Voici quarante ans ! Non pour en rappeler les faits, mais les réactions qu’elle suscita. Des dizaines d’étudiants proscrits et fugitifs dans l’Arboretum et dans nos couvents. Le dimanche qui suivit ces tristes “événements”, je célébrai toutefois la messe à la chapelle universitaire. Sans l’avoir choisi, le texte évangélique du jour me faisait lire : Si vous n’aimez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? La chapelle se vida de la moitié de ses occupants après cette lecture. Restaient les autres avec lesquels je poursuivis la messe. Une épreuve douloureuse nous rapprochait, bien qu’à des titres divers. J’étais « blanc », à l’abri de représailles. Eux, retournaient sur le campus. Nous avions vécu depuis dans un climat de vérité et de franche amitié. En étaient convaincus cette poignée d’étudiants chrétiens qui gambadaient avec moi sur les collines du Bufundu, de Nyanza à Cyanika. Un pèlerinage paysan où les gens simples (rubanda rugufi) nous rappelaient ou nous apprenaient les valeurs fondamentales que nous avions oubliées. Ce fut une longue marche, de jour cette fois-ci, qui précéda mon départ pour Biryogo à Kigali ». On peut s’interroger sur cet épisode sanglant dans un centre catholique, cf. J. J. Carney, Rwanda before the Genocide. Catholics Politics and Ethnic Discourse in the Late Colonial Era, Oxford University Press, 2014 ; sur les tensions Hutu-Tutsi, voir l’introduction suivante de J.-P. Chrétien (Lettres d’Henry L’Heureux depuis le Burundi voisin).
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COURRIER D’HENRY L’HEUREUX, PRÊTRE FIDEI DONUM AU BURUNDI (1968-1971) Jea n-P ier re C h r é t i e n
Né à Marseille le 4 octobre 1921, Henry L’Heureux y fut ordonné prêtre en mars 1947. Il y exerça plusieurs ministères avant d’être chargé de l’importante paroisse populaire de Saint-Michel et d’être nommé vicaire général. Il s’inscrivit au nombre des prêtres Fidei donum en juillet 1968 et séjourna à ce titre au Burundi environ deux ans et demi, de la fin d’octobre 1968 à février 1971. Nommé coadjuteur de l’évêque de Perpignan, il fut sacré le 28 mars 1971 à Marseille, dont son ami, Roger Etchegaray venait d’être nommé archevêque. Évêque depuis février 1972, il devint en 1978 responsable de la commission épiscopale des missions et en 1979 directeur des Œuvres pontificales missionnaires. La même année, il participa à la création du CREDIC (Centre de recherches et d’échanges sur la diffusion et l’inculturation du christianisme)1. Il dut démissionner de sa fonction épiscopale en 1981, pour raison de santé, puis collabora avec Mgr Dilé qui l’accueillit, l’année suivante, à Saint-Dié puis à Lille. Retiré au Cénacle de Marseille, il y mourut subitement le 12 mars 1986. Les lettres que nous éditons ici concernent la période où il exerça son ministère au Burundi (fig. 2) au titre du programme Fidei Donum Ces deux mots latins ouvrent une encyclique du pape Pie XII du 21 avril 1957. Au nom de ce « don de la foi », les évêques étaient invités à porter « le souci de la mission universelle de l’Église », non seulement par la prière et l’entraide, mais aussi en mettant certains de leurs prêtres et fidèles à la disposition de diocèses d’autres continents. Les prêtres envoyés restent attachés à leur diocèse d’origine et y reviennent après plusieurs années passées en mission. Cette nouvelle forme d’action missionnaire, exercée par de simples prêtres
1 Cf. P. Coulon, « Le Dictionnaire des évêques de France au xxe siècle et les missions de l’extérieur », Histoire & missions chrétiennes, n° 16, 2010, p. 158.
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séculiers, hors des congrégations vouées à l’évangélisation lointaine, visait à appliquer en Afrique l’« aggiornamento pastoral » du tout récent Concile Vatican II (tenu d’octobre 1962 à décembre 1965). Un autre prêtre, envoyé par le diocèse de Reims, Louis Lochet, et qui avait collaboré étroitement avec Henry L’Heureux depuis juillet 1970, lui succéda dans cette même fonction au Burundi en mars 1971. Ce courrier comprend essentiellement des lettres à son père, un ancien capitaine au long cours retraité, qui résidait à l’époque à Rouen, mais aussi quelques lettres à des amis de son diocèse d’origine et quelques documents liés à son activité pastorale, qui ont été conservés dans un carton des Archives de l’Œuvre pontificale missionnaire à Lyon 2. Nous y avons ajouté une note qu’il diffusa en « libre opinion » au début de l’année 1973, à la suite de la tragédie qui avait ensanglanté le Burundi en mai-juin 1972, et qui prolongeait d’une certaine façon son action dans ce pays, auprès, en particulier, des étudiants burundais résidant alors en France. Ce texte figure dans notre documentation personnelle. Cette correspondance éclaire un certain nombre de réalités du Burundi au tournant des années 1960 et 1970 et reflète les activités et le regard sur l’Afrique d’un prêtre Fidei Donum à cette époque.
Les activités du chanoine L’Heureux au Burundi de 1968 à 1971 Comme il l’écrit lui-même en 1972, il a occupé des responsabilités multiples, « en paroisse, dans l’enseignement secondaire, au Grand séminaire, pour la formation permanente des prêtres ou la recherche pastorale ». À son arrivée il est affecté au titre de vicaire à la cathédrale de Bujumbura, une « vraie sinécure », dit-il. Il doit notamment prêcher en français aux messes fréquentées essentiellement par les Européens et l’élite de la capitale. Mais il est rapidement nommé aussi « professeur de religion » à l’Athénée (c’est-à-dire au lycée de garçons de l’enseignement public « officiel ») de Bujumbura, à raison de 13 heures par semaine. Puis, dès novembre 1968, il a en charge ce pourquoi il été affecté au Burundi, à savoir une réflexion sur la pastorale pour l’ensemble des curés du diocèse. Il va aussi multiplier les « recollections » et les « réunions d’aggiornamento » pour les religieux
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Le professeur Jacques Gadille, dans le cadre du CREDIC qu’il avait co-fondé, avait entrepris de photocopier et faire saisir un certain nombre de ces documents en vue d’une publication. Il avait eu l’accord de Mgr L’Heureux (informations données en janvier 2012 par Bernadette Truchet, responsable du Centre de documentation et d’archives des OPM de Lyon et par Annie Lenoble-Bart).
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et religieuses, nombreux dans les établissements scolaires et de santé du pays. Le 20 décembre 1968, dans une lettre à son père, il fait le constat d’un emploi du temps très chargé : Les réunions se multiplient…. Je viens de lancer, coup sur coup, quelques réalisations liturgiques, une équipe d’action catholique de professeurs de l’enseignement secondaire d’État, une rencontre entre prêtres et universitaires, une commission d’études sur la régulation des naissances, un groupe de travail pour la préparation des jeunes au mariage, des réunions pour les séminaristes français, belges et canadiens, en service de coopération. Demain, à la réunion des évêques, ce sera le projet de session sur l’urbanisation. Il y revient dans sa lettre du 24 janvier 1969, on le verra. Les évêques burundais lui demandent en outre au même moment de les aider à restructurer le corps enseignant du Grand séminaire. En février il contribue à l’organisation des conférences de carême en français, en mars il anime une session des étudiants catholiques de l’université. En avril, un nouveau pas est franchi dans sa mission : les évêques du Burundi et du Rwanda lui demandent conjointement de diriger la rédaction d’un « Guide pastoral », ce qui l’amènerait à visiter toutes les paroisses des deux pays, « ce qui ne serait pas pour me déplaire », reconnaît-il. En mai, le ministère de l’Éducation nationale le désigne comme membre de la commission de réforme des programmes de l’enseignement civique. En juin il est nommé dans le jury annuel d’homologation des diplômes du second degré (faisant office de baccalauréat dans le système belge). Les liens entre l’Église et l’État au Burundi, de type concordataire, se manifestent ainsi dans l’enseignement. En août 1969, il encadre le recyclage de plus d’une centaine de prêtres. Au même moment son horaire à l’Athénée est allégé, car il a promis de réaliser un Guide pastoral périodique et de contribuer à la mise en place de structures pastorales dans les capitales du Rwanda et du Burundi, à la demande des évêques des deux pays. Mais, toujours en ce mois d’août, il prêche des retraites, pour des religieuses à Kanyinya, au nord-est du pays, puis à une vingtaine de prêtres au séminaire de Burasira, au nord. Enfin, en septembre il est nommé directeur spirituel au Grand séminaire, où il va désormais résider, non loin de la cathédrale. En mars 1970, il est même invité à enregistrer sa conférence de carême, intitulée « la justice dans les relations internationales », sur les ondes de la Voix de la Révolution, la radio nationale. À partir de mars 1970 il multiplie les séjours au Rwanda à la demande de l’archevêque, André Perraudin. À partir de juillet, quand le chanoine
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Lochet est arrivé, il lui confie des activités au Burundi et il est de plus en plus accaparé par ce programme rwandais. En octobre, il livre un long document sur « une pastorale urbaine pour Kigali », prolongé en décembre suivant par « une étude de pastorale urbaine de Kigali »3. En janvier 1971, il prévoit de procéder au même travail au Burundi. Mais entre-temps il effectue une mission chez les Xavériens de Bukavu, au Zaïre. Et surtout, ce projet est subitement interrompu, à la suite de sa nomination comme évêque auxiliaire de Perpignan en février 1971. Son départ fut manifestement déploré par ses confrères burundais. Il avait été littéralement mobilisé sur tous les fronts de ce qu’on pourrait appeler une coopération religieuse et qui débordait les limites d’une fonction purement ecclésiastique, ce qui rend son témoignage sur le Burundi de cette époque extrêmement intéressant.
Regard sur un pays de l’Afrique de l’Est au lendemain des Indépendances En 1968, le Burundi est indépendant depuis six ans. La tutelle belge sur l’ensemble appelé le « Ruanda-Urundi » avait cédé la place le 1er juillet 1962 à deux États, qui récupéraient ainsi leur ancienne indépendance, le Rwanda et le Burundi. Ce dernier compte alors déjà plus de 3 millions d’habitants, ce qui, pour un pays grand comme la Belgique, donne une densité moyenne d’environ 130 habitants au km2. Cette population, dont la moitié a moins de 20 ans, est restée rurale. La capitale, Bujumbura, n’a alors guère plus de 80 000 habitants et les centres provinciaux ne sont que des bourgades administratives. L’économie est essentiellement agro-pastorale et les exportations du pays reposent sur la production du café, développée à l’époque coloniale. L’industrie se résume à quelques petites entreprises de la capitale, la monétarisation des campagnes est encore faible et, si le pays est parcouru par un réseau dense de pistes, les routes asphaltées ne comptent que quelques dizaines de kilomètres à la sortie de Bujumbura. Voilà le pays que découvre ce prêtre venu de l’agglomération marseillaise. Il s’attendait apparemment à ce sous-développement, dont il évoque souvent les aspects sociaux dans son courrier. En revanche il est manifestement surpris par le climat de ce pays, pourtant situé sous une latitude sub-équatoriale. En ville, non loin du lac Tanganyika, à 1000 m d’altitude, et encore plus dans les montagnes de l’intérieur du pays, où il circule de 3 Ces deux documents figurent dans le dossier des OPM, mais notre choix de textes a privilégié les activités au Burundi.
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plus en plus à partir de février 1969, il note la fraîcheur relative. Il se félicite aussi, dès sa lettre du 24 octobre 1968, de la présence de produits frais de type européen (légumes, etc.) et d’une manière générale de l’approvisionnement du marché local (même si les prix des produits importés sont très élevés, justifiant l’activité d’un économat des Pères Blancs doté d’un magasin destiné notamment au clergé). Il apprécie aussi les fruits locaux (bananes rouges dignes des poires William, prunes du Japon, maracujas [fruits de la passion]), qu’il décrit avec gourmandise dans une lettre du 31 août 1969. En fait comme tous les coopérants européens de l’époque4, Henry L’Heureux est à la fois admiratif devant la beauté des paysages et frappé par son retard économique et par la misère populaire. Lui aussi est allé à la découverte du pays, pour se rendre dans des paroisses (les « missions ») de l’intérieur. On verra dans son courrier du 13 mai 1969 son évocation des pistes latéritiques avec leurs « tôles ondulées » et des ponts de fortune traversant les rivières, ainsi que son éloge des mérites de sa Volkswagen sur ces trajets chaotiques. La fameuse « coccinelle » des missionnaires ! Ses déplacements, à peu près mensuels en 1969, seront quasi hebdomadaires à la fin de 1970. D’abord limités aux hauteurs dominant Bujumbura (comme Ijenda) et aux paroisses du diocèse, ses sorties répétées s’étendent au centre du pays (Gitega), au nord (Burasira, Busiga, Ngozi), au nord-ouest, particulièrement escarpé (mais qui fait partie du diocèse de Bujumbura avec les paroisses de Butara et de Mabayi), au sud (Rutovu, Bururi, Mabanda, Kigwena), au nord-est (Muyinga, Kanyinya)5 et, on l’a vu, de plus en plus souvent, au Rwanda. Cela rappelle aussi l’activité initiale des premiers missionnaires, qui, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle6, « exploraient » littéralement ce pays alors inconnu, et finalement encore peu connu des Européens au milieu du siècle passé. Il multiplie les évocations de paysages, d’embarras routiers, mais aussi d’accueils, chaleureux dans les missions, parfois très distants sur les routes où il croise des passants apeurés. C’est bien l’ambiance du Burundi des années 1960 que l’on retrouvera ici.
4 L’auteur de ces lignes a été lui même enseignant au Burundi, dans le cadre de la coopération française, de 1964 à 1968 et les lettres du père L’Heureux lui rappellent des souvenirs analogues. 5 On trouvera la carte des paroisses et des diocèses du Burundi à cette époque dans l’Atlas du Burundi (G. Lasserre éd., Bordeaux, 1979), planche 17 (établie par A. CazenavePiarrot). 6 Les premiers Pères Blancs implantés au Burundi y étaient venus d’abord entre 1879 et 1884 sur le littoral du lac Tanganyika, puis, de façon plus définitive, entre 1896 et les premières années du xxe siècle, sous la colonisation allemande, dans l’est, au centre et au nord-est du pays (missions de Muyaga, Mugera, Buhonga, Kanyinya, Rugari).
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Politique, ethnicité et société à la veille d’une catastrophe Quand Henry L’Heureux arrive au Burundi, le pays est sous un régime républicain depuis seulement deux ans. Le coup d’État du colonel Michel Micombero avait mis fin le 28 novembre 1966 à une royauté pluriséculaire, incarnée depuis 1915 parle roi Mwambutsa, qui s’était adapté au régime colonial, mêlant subtilement la docilité et l’impertinence. Il était apparemment le premier « évolué » du pays, mais sans s’être jamais fait baptiser. Son départ en exil avait été suivi du règne éphémère de son fils, le roi Ntare V (juillet-novembre 1966). En fait la chute de la royauté correspond à la montée en puissance au Burundi de l’obsession dite « ethnique » opposant Hutu et Tutsi, qui avait marqué son voisin rwandais depuis la fin des années 1950. L’accession à l’indépendance de ce dernier s’était faite dans le contexte d’une « révolution sociale » qui, depuis 1961, avait porté au pouvoir une république hutu, remplaçant l’ancienne monarchie tutsi. La situation était initialement très différente en ce domaine au Burundi, dans la mesure où le pouvoir était dominé par une autre catégorie sociale, celle des princes dits Baganwa et où les relations entre les catégories hutu et tutsi, héritées du passé, y entretenaient des rapports beaucoup moins tendus. Mais l’arrivée de milliers de réfugiés rwandais tutsi de 1959 à 1964 et la montée de rivalités politiques qui avait suivi l’assassinat en octobre 1961 du leader nationaliste Louis Rwagasore entraînèrent une détérioration du climat social et favorisèrent les mobilisations « ethniques » et régionales. En octobre 1965 une tentative de coup d’État menée par des militaires hutu avait été suivie, comme au Rwanda, d’un massacre de Tutsi au centre du pays et de représailles aveugles contre les dirigeants politiques hutu. La haine et la peur s’installèrent durablement dans la conscience collective. La proclamation de la république avait surtout signifié l’arrivée au pouvoir d’une faction tutsi originaire du sud du pays et très influente dans l’armée. Les tiraillements sont donc nombreux au sein de cette classe dirigeante dans les années 1968-19707. Les courriers d’Henry L’Heureux ne reflètent que très partiellement cette ambiance. Sans doute par prudence, car on lui a dit que les courriers étaient surveillés. Mais il a aussi tendance à accréditer la bonne volonté du « jeune président chrétien » Micombero, comme
7 Voir J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier, Burundi 1972. Au bord des génocides, Paris, Karthala, 2007, p. 18-29.
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l’attestent plusieurs de ses lettres, où il signale que ce dernier lui a demandé le texte de certaines de ses homélies et conférences. C’est à la fin de l’année 1969 qu’on trouve des échos un peu plus précis de la tension régnant à Bujumbura sur le plan politico-ethnique8. On le verra dans la lettre du 28 novembre. Le 20 décembre, évoquant le destin du Burundi, il écrit : « Puisse-t-il ne pas aller vers le suicide ». En effet, bien qu’un remaniement gouvernemental ait rendu plus d’influence aux politiciens hutu, un complot « tribaliste » a été dénoncé en septembre et environ 70 personnes (toutes hutu) ont été arrêtées. À la mi-décembre un tribunal militaire les condamne lourdement, 23 des accusés sont fusillés. Le 28 octobre un groupe de prêtres réunis à Gitega avait publié une note signée « commission d’études sur la situation actuelle du pays », qui dénonçait la dérive du régime : Ce que le peuple burundais ne connaissait pas avant, à cause de la présence d’une troisième force (les Baganwa) est devenu aujourd’hui fait concret. Deux ethnies se disputent l’hégémonie dans une sorte de peur sociale. Des conflits purement sociaux prennent vite la couleur raciale. La position d’Henry L’Heureux se situe à peu près dans cette ligne. À son arrivée, on le voit dans son courrier du 24 octobre 1968, il reprend le cliché bien connu et qu’on lui a sans doute livré sur place, à savoir l’antagonisme entre « la race dominatrice » des Tutsi et les Hutu, qui, de leur côté « ont chassé ou massacré les Tutsi » au Rwanda. Mais rapidement il prend conscience de deux facteurs sociaux expliquant cette montée aux extrêmes : la misère rurale et le chômage urbain d’un côté, les insuffisances de l’élite et leur faillite politique de l’autre. Le premier point est particulièrement développé dans sa lettre du 7 avril 1970, où il souligne, face aux analyses de la presse européenne qu’il qualifie de « simplistes » (à savoir la thèse purement ethnique), il martèle qu’il voit dans « cette situation inquiétante une conséquence infernale du sous-développement ». Sur le deuxième point, il commence par un jugement abrupt sur les capacités intellectuelles limitées des Burundais instruits, au vu de son premier contact avec ses élèves de l’athénée en novembre 1968. Le 16 février 1969 il a changé d’avis ; il se dit enthousiasmé par son travail avec ces élèves : « ça discute ferme sans éviter parfois les sujets les plus brûlants ». Mais c’est la vie politique, malgré sa bienveillance pour la personne du président Micombero, qui suscite de plus en plus son ironie : les mises en scène et les 8
Ibidem, p. 39-45.
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pressions du parti unique Uprona, un marxisme affiché qui, écrit-il le 7 mars 1969, « épouvanterait Lénine et Mao réunis ». Le méli-mélo de nationalisme et de marxisme, de christianisme et d’anticléricalisme, cache mal, selon lui, une pauvreté en cadres compétents. Dans cette même lettre du 16 février, il redoute « une débâcle devant l’évolution moderne vu le « nombre ridicule de cadres africains préparés ». En revanche il ne semble pas obsédé, comme le milieu missionnaire à l’époque, par le péril communiste et la menace chinoise9. Plus tard, au lendemain de la catastrophe (ikiza en kirundi) de 1972, il développe, on le verra, la même problématique, celle d’un échec politique et social (le faible nombre de cadres et leur concurrence autour d’un gâteau étatique réduit). Il y ajoute le poids d’une « ethnologie simpliste » qui avait déjà montré ses effets au Rwanda et les responsabilités du monde occidental. Il évoque dans la foulée la guerre du Vietnam et, cela pourra choquer, il le sait, les victimes des avortements en Europe et même une certaine relativité de cette tragédie dans la mentalité africaine. Mais, évidemment, c’est l’homme d’Église qui parle.
Les dilemmes d’une Église post-missionnaire À son arrivée au Burundi, la population est catholique aux deux tiers au moins. Cette conversion massive remontait aux années 1930, quand le Saint Esprit « soufflait en tornade » au Burundi et au Rwanda, pour reprendre une expression missionnaire. Elle s’était amplifiée dans les années 1950, comme un signe d’entrée en modernité, accompagnant l’essor du réseau des écoles et des dispensaires gérés par l’Église. La pression des colonisateurs, relayés par les dirigeants « coutumiers » locaux gagnés à la nouvelle religion, avait tenu un rôle décisif. Dans les années 1960 la croissance démographique joue naturellement dans la multiplication des baptêmes. Une synthèse missionnaire publiée à l’époque10 nous livre un bilan sur l’état de l’Église catholique au Burundi à la veille de l’arrivée du père L’Heureux. Le pays compte 1,6 million de catholiques, contre 112 000 protestants
9 Dans les années 1964-1965 les activités de l’ambassade ouverte par Pékin à Bujumbura, tant au Burundi qu’au Congo, avaient défrayé la chronique internationale. C’est seulement au début de 1972 que le Burundi renoue avec la Chine, au moment où celle-ci a établi un contact avec les États-Unis ! 10 An., « Le Burundi », Pro vita mundi, n° 9, Bruxelles, 1965. Voir aussi J.-P. Chrétien, « Église et État au Burundi », dans Cultures et développement, Louvain, 1975, 1, p. 3-32.
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et 25 000 musulmans. Il existe une soixantaine de paroisses qui sont réparties entre cinq diocèses : Gitega, Ngozi, Bujumbura, Bururi et (depuis 1968) Muyinga. L’archevêque, Mgr André Makarakiza depuis septembre 1968, est à Gitega. Le clergé compte une centaine de prêtres burundais et environ 200 missionnaires européens, essentiellement des Pères Blancs. Il s’y ajoute de nombreuse congrégations, européennes ou burundaises (environ 600 religieux et religieuses). Environ 2000 catéchistes s’occupent de quelques 140 000 catéchumènes. En 1970, plus de 71 % des écoliers du primaire et 63 % des élèves du secondaire sont dans des établissements catholiques, qui sont subsidiés par l’État. Les futurs prêtres sont formés dans des séminaires dont les plus importants sont celui de Burasira (créé en 1951) et, pour les études finales conduisant au sacerdoce, le Grand séminaire de Bujumbura (érigé en 1963). Jusqu’en 1950 les prêtres burundais avaient été formés au Rwanda. L’Église est aussi le deuxième employeur du pays, après l’État, avec environ 5000 salariés11. Le regard porté par Henry L’Heureux sur cette Église est plutôt critique, on le verra dans sa correspondance. Il fait d’abord le constat que les élites ont été formées dans des écoles missionnaires, mais que peu ont gardé la pratique religieuse et le respect des préceptes chrétiens. Sur ce plan il est surtout préoccupé par le problème du contrôle des naissances et de l’observance de l’encyclique Humanae vitae publiée en 1968. La condamnation de la contraception non « naturelle » s’est manifestement heurtée à de l’incompréhension au Burundi, mais ailleurs aussi… Il note que beaucoup de ces « évolués » (pour reprendre la terminologie coloniale) sont même devenus anticléricaux. Mais il observe aussi que le clergé burundais en est aussi responsable, la plupart des abbés se conduisent en « supernotables ». De même, il trouve les séminaristes « aussi incapables et suffisants que leurs collègues civils » (3 octobre 1969). À vrai dire, il sait être aussi mordant à l’égard du milieu ecclésiastique étranger, sans même épargner le nouveau nonce, un jeune Canadien venu des bureaux romains et qui semble ignorer les problèmes africains, écrit-il le 8 mai 197012. Dans sa lettre du 24 janvier 1969, il souligne qu’il est venu précisément travailler avec les religieux du pays et plus généralement avec les « évolués » et les étudiants, c’est-à-dire en gros avec les citadins francophones, et non avec la paysannerie, dont il n’a pas eu le temps d’apprendre la langue (le kirundi). Cela explique l’accent mis dans son action sur la « pastorale urbaine », tant à Bujumbura qu’à Kigali. 11
W. Hilgers, « Église et développement au Rwanda et au Burundi », Revue nouvelle, décembre 1967, p. 587-596. 12 William A. Carey, cf. Burundi 1972, p. 356 et 408.
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Les rapports du père L’Heureux avec l’épiscopat du Burundi, qui l’accueille, sont complexes. Les évêques lui font manifestement confiance pour des tâches multiples et néanmoins il leur écrit en janvier 1970 une lettre qu’il décrit lui-même comme « sévère ». Ses courriers du 15 mars et du 29 mai 1970 évoquent cette tension. On aimerait en savoir plus. D’une manière générale, cette correspondance reste floue sur la situation précise de la vie de l’Église catholique à cette époque. Les documents produits par les évêques ou par le clergé de base sur les problèmes du pays ne sont que peu évoqués13. Des rencontres avec des groupes d’action catholique dans l’enseignement secondaire officiel sont certes mentionnées les 20 décembre 1968 et 24 janvier 1969. Mais il n’est fait nulle part allusion à l’existence d’un mouvement de Jeunesse étudiante chrétienne, qui édite de juin 1968 au milieu de 1970 sept numéros d’un bulletin intitulé Sois et sers, dont le ton est d’une grande liberté sur les problèmes de l’enseignement, de la société et de la politique. Cette JEC tient des congrès en 1968 à Burasira et en 1969 à Kanyosha (au petit séminaire de la banlieue sud de Bujumbura). Il n’est pas non plus question du bulletin ronéoté Que vous en semble ?, publié par le « Cercle Saint-Paul » du Grand séminaire autour d’un programme de « recherches et réflexions sur les valeurs culturelles du Burundi ». De même pour la revue bimestrielle Au cœur de l’Afrique éditée par l’épiscopat burundais. Ces observations permettent de circonscrire l’intérêt de cette correspondance. Sauf les textes des rapports sur la pastorale urbaine à Kigali, elle n’inclut pas les courriers proprement ecclésiastiques tels que la lettre aux évêques évoquée plus haut. Il s’agit de courriers d’ordre essentiellement familial, où les aspects les plus techniques de l’activité d’Henry L’Heureux ne sont pas développés, mais qui ont le mérite de la spontanéité et qui révèlent la sensibilité personnelle de cet homme de cœur face à un pays qu’il a fréquenté moins de trois ans et auquel il s’est manifestement beaucoup attaché, comme le montrent les textes qu’il a diffusés en 1972 et 1973 auprès des Burundais présents en France, quand il était devenu évêque de Perpignan14.
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Voir ibidem, p. 41-44 et 343-362, et J.-P. Chrétien, « Église, pouvoir et culture. L’itinéraire d’une chrétienté africaine », dans Les quatre fleuves, 1979, X, 2, p. 46-48. 14 Bibliographie complémentaire : A. Mvuyekure, Le catholicisme au Burundi. 19221962. Approche historique des conversions, Paris, Karthala 2003 ; J. Perraudin, Naissance d’une Église (Histoire du Burundi chrétien), Bujumbura, Presses Lavigerie, 1963.
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Archives des Œuvres pontificales missionnaires Premières impressions : un pays africain atypique15 Bujumbura, le 18 octobre 1968 (à son père) Un orage sur le lac Victoria nous a secoués un peu. Et aussi le passage au-dessus de la chaîne de montagnes qui fait cirque autour de Bujumbura. 2 heures et quart d’un vol, somme toute très agréables, qui nous a permis de contempler de très beaux paysages et de voir ce pays sans villages ou presque, mais absolument pointillé de cases entourées d’un rideau circulaire d’arbres, à 200 m les unes des autres. Toutes les collines sont cultivées et le fond des vallées, qui regorgent d’eau est tapissé d’une végétation vert clair (roseaux et herbes). À Bujumbura, après les formalités minutieuses de la douane et de la police, j’étais accueilli par mon curé de la Cathédrale, le Directeur de Caritas Burundi (le Secours Catholique du pays), plusieurs Pères blancs. Départ en voitures jusqu’au presbytère où bien d’autres sont venus, – prêtres africains et Pères blancs. Puis on m’a installé dans ma chambre, aérée, spacieuse, sans le moindre moustique. Il y a de la toile métallique en très bon état aux deux fenêtres et dans tous les trous d’aération. Salle d’eau dans la chambre, avec lavabo et douche. Ce n’est pas du luxe ici. Déjeuner ici, avec un menu préparé par le boy ; cuisine mi-européenne, mi-indigène, très appétissante. L’après-midi, sieste. J’ai dormi 1 heure et demie, comme un bienheureux puis visite au grand séminaire, où j’ai vu les évêques du Burundi en conférence autour de leur nouvel archevêque, l’ancien évêque de Ngozi16 , celui-là même qui m’avait demandé à Mgr Jacquot. Mon évêque de Bujumbura, Mgr Ntuyahaga17 m’a invité pour le soir, ainsi que mon curé et le directeur de Caritas.
15 Les sous-titres en italiques précédant, comme celui-ci, chacun des courriers sont de l’éditeur. 16 Mgr André Makarakiza, qui a remplacé en 1968 l’ancien archevêque, le Belge Antoine Grauls. Il a été remplacé à Ngozi, au nord du pays, par Mgr Stanislas Kaburungu. 17 En 1959, le diocèse de Bujumbura a été séparé de celui de Gitega (au centre) et gr M Michel Ntuyahaga, qui y a été nommé, fut le premier évêque burundais, très lié au mouvement nationaliste mené par le prince Louis Rwagasore.
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J’ai célébré la messe à la cathédrale à 17 h 30 et ai appris ensuite que le Président de la République, le colonel Michel Micombero18 et Mme y avaient assisté et communié. 14 heures. Je reprends ma lettre après la sieste. Hier soir, à 19 h, je suis allé dîner chez l’évêque, d’ailleurs entouré de son vicaire général, nommé, la veille, évêque du cinquième diocèse du Burundi, créé la semaine dernière par Rome19, et du vicaire général de Ngozi. Réception qu’on m’avait promise assez froide, l’évêque étant un homme courageux et ferme mais peu communicatif. Il a été charmant, il a su avec une parfaite maîtrise me tirer les vers du nez. Si bien que je ne sais plus trop à quoi il va m’utiliser. Il est certain que, pour le moment, et étant donné l’organisation de la pastorale à Bujumbura, mon poste de vicaire à la cathédrale est une vraie sinécure. J’ai ainsi le gîte et le couvert, mais il n’y a ni catéchismes, ni offices ou conférences en semaine ; et le ministère sacramentel n’y est pas écrasant. En grande partie d’ailleurs parce que le territoire de la paroisse est bourré d’institutions, de collèges, d’associations qui ont leurs aumôniers, et que les « évolués »20 qui l’habitent ne sont plus pratiquants ! Pour le moment, je regarde beaucoup et je fais le mort. Il semble se préciser qu’il vaudrait beaucoup mieux, pour mes relations avec les prêtres africains et non seulement avec le peuple, que j’apprenne le kirundi, la langue du pays. Un cours pour les prêtres et religieuses européens commence en janvier. Peut-être, le suivrai-je : c’est pratiquement un travail à plein temps pour six mois, mais il est certain que mon efficacité ici serait ensuite décuplée. Après une douche et une excellente nuit (il ne fait pas plus chaud qu’en été à Marseille : la proximité du lac donne de l’air et à partir d’une heure du matin, on supporte facilement une couverture…), j’ai repris, ce matin, mon exploration, accompagné en voiture par un 18
Micombero est au pouvoir depuis le coup d’État du 28 novembre 1996 qui a destitué le roi Ntare V. Il est d’une famille tutsi de Rutovu, près de Bururi, au sud du pays. 19 Le diocèse de Muyinga, au nord-est, séparé de celui de Ngozi. L’évêque est Nestor Bihonda. À l’époque, un évêque est belge (Joseph Martin à Bururi), deux sont tutsi (Makarakiza et Ntuyahaga) et deux sont hutu (Kaburungu et Bihonda). 20 Terme hérité de l’époque coloniale désignant les personnes instruites et acculturées au modèle européen.
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Africain, vicaire lui aussi à la cathédrale, mais chargé d’un tas de cours et d’aumôneries. Nous avons fait visite à un prêtre africain et un autre belge, tous deux professeurs à l’Université. Nous avons visité le collège des Jésuites, une immense étendue de bâtiments neufs, au-dessus de la ville. Le recteur, un jésuite africain21 m’a fait un accueil enthousiaste. Il ne cache pas les espoirs qu’il met dans mon service du clergé africain. Nous avons vu aussi le collège de filles, tenu par les Dames de Marie de Bruxelles. Puis le Cercle nautique, où il y a surtout des Européens. J’y ai vu sur le sable une bonne quarantaine de petits dériveurs, du vaurien au ponant ! Partout, j’ai constaté que j’étais déjà connu. La préparation psychologique de la population par les abbés africains a été certainement très réussie ! Plusieurs sont venus me faire visite hier après-midi. J’étais annoncé aussi en milieu officiel. J’ai été reçu, ce matin, par le Proviseur de l’« Athénée »22 (le mot de lycée est réservé ici aux établissements de filles), où il est probable que je donnerai des cours religieux. Et je dois aller, un de ces soirs, dîner chez l’ambassadeur de France. Dans tout ce branle-bas, je tâche de garder la tête sur les épaules. Ça n’ira pas toujours aussi bien. Mais je dois avouer que je m’imaginais Bujumbura beaucoup moins agréable et que je ne pouvais me douter de l’accueil qui me serait fait ici. Les Pères blancs constituent ici les 2/3 des prêtres : leur présence est encore tout à fait indispensable, mais elle pose bien des problèmes aux évêques et aux prêtres africains. Ce sera probablement le domaine le plus difficile de ma tâche. D’ailleurs, si les Pères blancs m’accueillent aussi très volontiers, ma position sera de toute manière délicate. Veuillez garder ceci pour vous. À part cela, pays très beau, nous sommes entourés d’acacias, de bananiers, de papayers, de manguiers, de flamboyants. La cathédrale et son presbytère sont en pleine verdure. […] 21
Le père Gabriel Barakana. Lycée de garçons de l’enseignement « officiel », c’est-à-dire laïque, par opposition au « Collège » catholique du Saint-Esprit. Cet athénée (le seul à Bujumbura) était près de la cathédrale. Le « proviseur », dans ce système calqué sur la Belgique, était l’équivalent d’un censeur des études, le chef de l’établissement portait le titre de « préfet ». 22
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Bujumbura, une ville postcoloniale Bujumbura, le 24 octobre 1968 (à son père) Tout va fort bien ici. C’est à croire qu’il vaut mieux être à Bujumbura qu’à Rouen, pour ce qui est des rhumes et autres ennuis respiratoires. La température qui avoisine toujours dans la journée 30° à 34° dans ma chambre, descend vers 3 h du matin, autant que j’ai pu me rendre compte la seule nuit où je me suis réveillé à cette heure-là, à 25°, ce qui est vraiment très supportable. Chose assez curieuse, il semble que je suis moins incommodé par la chaleur que certains Africains, l’évêque de Bujumbura ou les abbés du presbytère de la cathédrale, par exemple. Cuisine et logements sont excellents. Notre économe est un père blanc de 65 ans, peu dans le vent au point de vue pastoral, mais il fait le marché à merveille et ne dédaigne pas une partie de chasse, à l’occasion, avec tel ou tel de ses amis européens. Il est revenu dimanche soir avec une antilope, 4 lièvres (ils sont assez petits ici et ne dépassent guère la taille d’un lapin de garenne de chez nous) et 3 perdrix rouges. Tout cela améliore l’ordinaire qui est déjà très bon. Comme viande, bœuf (ou plutôt vieille vache, car ici, on ne tue les bovins que lorsqu’ils sont devenus inaptes à la reproduction), mouton ou cochon. Tout cela, archi-maigre et un peu sec, car la graisse semble ici totalement inconnue chez les animaux. Mais c’est très bon. Comme légumes, il y a de tout : pommes de terre, patates douces, choux, choux de Bruxelles, haricots verts et secs, fèves, choux-rouge, pois, salade romaine, carottes, navets23. Sauf la salade, lavée soigneusement, tout le reste ne se mange que cuit, même le choux-rouge et les radis. Les fromages (Hollande en tranches surtout) sont importés et très chers. C’est un peu un luxe, comme le pain qu’on ne prend que le matin. Les fruits sont nombreux et excellents : ananas, papayes, mangues, bananes, citrons doux, oranges. Il y a même dans les montagnes, pommes et poires, mais je n’en ai pas encore vu. Ma chambre est très aérée, avec fenêtres, vasistas, et regards au niveau du sol, le tout couvert à demeure de toile métallique. Depuis mon arrivée, je n’ai vu, et tué que deux moustiques, qui avaient dû 23 Ces légumes provenaient notamment des cultures maraîchères développées en altitude, au-dessus de Bujumbura, en région de Bugarama.
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pénétrer par l’une des 2 portes du rez-de-chaussée, les seules ouvertures praticables pour eux. C’étaient d’ailleurs de vulgaires culex. Le pays est assez sain pour cela. Il faut simplement éviter de se trouver au bord du lac Tanganyika vers 6 heures du soir. La cathédrale, perdue dans les papayers, les acacias, les chênes africains et les eucalyptus, est à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau du lac, et nous ne sommes pas plus incommodés ici, qu’on ne l’est à Marseille. J’ai été même étonné de passer deux heures, avant-hier soir, sur la terrasse de la maison après le dîner, avec le Père curé, toutes lampes allumées. Pas un moustique. Il est vrai que le presbytère, dedans et dehors est bourré d’araignées et aussi de tarentes, ces sortes de lézards à ventouses. Je n’ai guère le temps d’écouter mon transistor […]. C’est un monument impressionnant. Je n’en suis pas fâché, car j’ai pu tout de même me rendre compte qu’il prenait facilement tous les postes à ondes courtes d’Europe et d’Amérique. J’ai eu, hier soir, avec une netteté et une musicalité incroyables, l’émission en français de Washington. France-Inter24 est facile à attraper, mais l’audition est moins parfaite. Je ne serai donc pas isolé quant aux nouvelles. Il est évidemment impossible de prendre les postes européens sur longues ou petites ondes. Mais sur ces dernières, il y a plusieurs postes africains proches, à commencer par Radio-Révolution 25, le poste de Bujumbura, qui est dans la meilleure tradition des Haut-Alpin et autres canards de village. La ville est extrêmement disparate. Le centre commercial est assez bien fourni. On trouve pratiquement de tout, mais ce qui est importé est hors de prix. Un petit paquet de détergent (200 gr.) vaut entre 55 et 70 francs barundi26 (Le Fr. Bu. vaut 0,05). Il y a d’ailleurs d’incroyables variations entre les magasins, et on a tout intérêt, pour ce qui est équipement, entretien, papeterie, linge et vêtements, à s’adresser à la P. A. R., le magasin et procure des Pères blancs27, qui
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Respectivement la Voix de l’Amérique et Radio France internationale. Plus exactement la Voix de la Révolution. 26 Pluriel de murundi = burundais. 27 La P.A.R. (Procure d’accueil religieux) est un établissement missionnaire d’hébergement aux prêtres de passage à Bujumbura et qui regroupait, on le voit, différents services. 25
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importe elle-même beaucoup des articles nécessaires aux missions et aux missionnaires, à des prix bien plus avantageux. Lorsque j’aurai ma voiture – elle doit être déjà là, mais les formalités administratives exigent ici une patience intarissable – il faudra que je repasse un permis de conduire. J’ai négligé malheureusement, avant de partir, de faire transformer mon permis français en permis international. Cela demandera probablement, de nouveau, temps et patience. Il paraît qu’un Français, venu en touriste au Burundi, a été interviewé il y a quelques jours par le ministre du tourisme d’ici à Radio-Révolution. Après avoir dit quelques louanges sur la beauté du pays, il a procédé à un éreintement en règle de la douane, de la police et de l’administration du pays, affirmant vertement qu’il n’y remettrait plus les pieds tant que les fonctionnaires seraient ce qu’ils sont. Ne croyez pas que cela ait produit beaucoup d’émotion. Les choses continuent allègrement comme avant. Les protections politiques et la corruption freinent hélas considérablement le progrès du pays. J’irai dimanche avec le vicaire général dans la montagne. Il m’a invité à une tournée qu’il doit faire et où il présidera notamment une cérémonie où un vieux catéchiste qui fête ses 50 ans de fonction et a été à l’origine d’une chrétienté qui compte maintenant plus de 50 000 baptisés recevra une décoration pontificale. Pour ce qui est de mon ministère ici, les choses changent à une vitesse à laquelle je n’étais guère habitué. Il s’avère que la tâche la plus urgente est d’aider un abbé africain, André Kameya, qui vit d’ailleurs à la cure de la cathédrale, à mettre au point ses nouvelles fonctions de directeur de l’aumônerie de l’Enseignement officiel28 , et, en particulier, à envisager les programmes de religion qui sont ici, sous le nom de religion catholique, religion protestante ou morale humaine, intégrés à l’enseignement, à la manière belge. La réussite des rapports très nouveaux entre l’Église, qui possède elle-même encore 95 % des écoles et l’Enseignement officiel, qui en est à ses débuts et a une tentation anticléricale assez prévisible, me paraît d’une extrême importance. J’ai pensé avec l’évêque que ça 28
L’abbé André Kameya était devenu aussi en 1966 aumônier diocésain, et en 1968 aumônier national, du mouvement des Xavéri, un mouvement de jeunesse catholique créé au Congo en 1952 par le Père Blanc Georges Dufour.
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valait la peine de m’y mettre assez à fond. Je viens d’obtenir du ministre de l’Enseignement national mon « agréation comme professeur de religion »29 à l’Athénée de Bujumbura, le seul établissement secondaire officiel du Burundi. J’y assurerai 13 heures par semaine, et j’ai commencé, avant-hier, avec les 4es, les 5es et les 2des. Il y a, sauf 2 ou 3 exceptions, uniquement des Africains. Les Européens mettent leurs enfants chez les Jésuites qui ont au collège du St-Esprit, un établissement somptueux qui domine la ville audessus du plus beau quartier résidentiel, – ou chez les Dames de Marie, qui tiennent un « Lycée » non loin de là, plus modeste, mais non moins ravissant. À côté de cela, l’Athénée fait piètre figure. Mais il accueille des Africains intelligents, mais pauvres et sous-alimentés, qui mettent à apprendre une énergie et un sérieux incroyables. C’est là l’avenir du Burundi, peut-être même au point de vue chrétien, car les évolués actuellement sont tous, sans exception, d’anciens élèves des Missions et même des petits séminaires, et bien peu ont gardé la pratique religieuse et même la foi. Je vais donc consacrer au moins un mi-temps de cette année à l’étude des programmes, à leur mise en application et à leur expérimentation, aux contacts avec les enseignants officiels. Il y a, à l’Athénée, une cinquantaine de professeurs, dont une bonne vingtaine de Belges, une dizaine de Français, quelques Africains, surtout « moniteurs ». Le niveau n’est pas fameux, mais il y a beaucoup de bonne volonté, et je soignerai mes relations avec ce milieu enseignant, en général très « laïque ». J’ai d’ailleurs, comme Français, été très bien accueilli. À ce sujet, j’ai été reçu, mardi, par l’ambassadeur de France, M. de La Bruchollerie30 , un homme très cultivé, mais à la conversation assez pompeuse et affectée. Il m’a conduit au Centre culturel français, qui est assez bien achalandé en livres et en disques, et où la salle de lecture et le hall d’actualités photographiques sont constamment envahis d’Africains. La culture française a ici une cote impression-
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Les programmes de l’enseignement secondaire au Burundi prévoyaient un horaire pour un « cours de religion », qui pouvait être soit catholique, soit protestant, soit transformé en cours de « morale » assuré par un professeur de l’établissement. 30 Hubert Yver de la Bruchollerie, polytechnicien, le deuxième ambassadeur de France au Burundi, de 1966 à 1972.
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nante et le fait d’être français vous ouvre bien des portes, sauf celles de l’Administration… J’ai pris aussi contact avec les fonctionnaires de l’ONU (ancienne autorité de tutelle)31 et de l’UNESCO. Il y a là des gens sympathiques, certains même, remarquables. Je reviens sur la ville. Les ministères et les administrations sont dispersés aux 4 coins, en général dans des allées résidentielles. L’industrie, beaucoup moins embryonnaire que je ne le croyais se trouve dans une zone spécialisée entre la ville et le port. Il y a 3 ou 4 ateliers automobiles, une grande menuiserie qui appartient aux Pères blancs (250 ouvriers), une grande brasserie (au moins 300 salariés), un atelier de charpente métallique, une usine de chaussures BATA, un petit chantier naval pour les bateaux du lac. Je crois que c’est à peu près tout, avec un petit atelier de réparation Philips. Il avait été fortement question que Philips International installe ici, pour toute l’Afrique centrale et méridionale, une chaîne de montage qui aurait pu donner du travail à de nombreux ouvriers dans cette pauvre ville où le chômage et la mendicité sont des fléaux très généralisés. Le Directeur général est venu. Après deux jours de démarches, n’ayant pu être reçu ni par les fonctionnaires, ni par le ministre, il est parti, en claquant les portes ! La pauvreté des quartiers périphériques, véritables bidonvilles, non en tôle, mais en boue séchée est très grande. Le nombre de malades et d’infirmes y est très grand, et c’est bien dommage, car lorsque les habitants de ce pays sont sains, ils sont très beaux et ont en général grande allure. Surtout, évidemment, les Tutsi, ancienne race dominatrice et qui s’est débrouillée pour faire faire la révolution par les autres, à son profit. C’est encore elle qui se maintient, par des méthodes discutables, au pouvoir. Au Rwanda, les Hutus, il y a quatre ans, ont pris le pouvoir et massacré ou chassé les Tutsi32. Ici, ils ont 31 En fait la Tutelle était assurée par l’administration belge. La venue de fonctionnaires onusiens a accompagné le processus de décolonisation. Des agents de l’Unesco étaient présents au ministère de l’Éducation nationale : c’est dans ce cadre qu’a été créée en 1965 une École normale supérieure, chargée de former les premiers professeurs du secondaire burundais. 32 En fait la « Révolution sociale » hutu, qui avait abouti à l’instauration d’une République présidée par Grégoire Kayibanda, remontait aux années 1959-1961. En décembre 1963 et janvier 1964, le Rwanda avait connu une crise grave : agression au sud-est de réfugiés tutsi venus du Burundi et, en représailles, massacre massif de Tutsi,
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manqué leur coup d’État, il y a deux ans, et leur révolte a été impitoyablement réprimée, malgré les protestations des missions diplomatiques33. On peut se demander ce que réserve l’avenir. L’Église, pendant longtemps, elle aussi comme le colonisateur belge, avait joué la carte de la suprématie intellectuelle et politique des Tutsi. Cela pourrait s’avérer assez catastrophique pour l’Évangile. Le Président, chrétien a du travail ! Voilà une bien longue lettre… Je tâcherai de varier les timbres de l’affranchissement si ça vous amuse… Les timbres sont ici une des ressources essentielles de l’État. Beaucoup de lettres partent d’ici sans rien dedans, seulement pour faire oblitérer des timbres à l’intention des collectionneurs. Je vais m’arrêter là, non sans vous avoir encore une fois recommandé une grande discrétion dans la diffusion de ma lettre. Les circulaires ronéotées rédigées à partir des lettres d’Européens envoyées en France se trouvent toujours miraculeusement ici entre les mains de quelque ministre. Et les ennuis commencent… PS. J’ai écrit cette lettre dans la salle des professeurs de l’Athénée de Bujumbura, entre 2 cours séparés par une heure de battement. Un dernier mot. Le Président de la République est venu à ma messe ce soir, puis m’a demandé un entretien. J’ai été très impressionné par la simplicité et la dignité de cet homme de 29 ans, qui a la lourde charge, – avec des collaborations pas toujours sûres ni loyales – d’un pays défavorisé et en pleine évolution. Et il voudrait que sa foi l’éclaire sur ses responsabilités, sur les rapports entre religion et politique, etc. Allons, je ne perds pas mon temps pour le Royaume de Dieu. Là aussi, discrétion, s.v.p.
notamment en préfecture de Gikongoro, au sud du pays. C’est cet événement, qui avait été qualifié à l’époque de génocide par Bertrand Russell et même par Radio-Vatican, qui est évoqué ici par Henry L’Heureux, qui, manifestement, ne rapporte cela que par ouï dire. 33 Il s’agit de la tentative de coup d’État menée par le chef de la gendarmerie Antoine Serukwavu en octobre 1965, donc en fait trois ans plus tôt. Elle avait entraîné le départ du roi Mwambutsa et avait été suivie d’abord d’un massacre de Tutsi en province de Muramvya (au centre-ouest), puis de représailles massives contre les politiciens hutu (environ 80 personnalités fusillées).
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Le Burundi : interrogations, contradictions et quiproquos Bujumbura, le 10/11 novembre 1968 (à son père) Mon curé est un vieux et sympathique broussard qui ressemble à s’y tromper à l’acteur Pierre Larquey. Il est d’origine anversoise et parle un français nettement influencé par le flamand. Mais c’est un vrai missionnaire, extrêmement attaché à cette population et qui la connaît admirablement. Il a une vraie prédilection pour les pauvres qui assiègent volontiers le presbytère. Un autre Père blanc est français de Saint-Etienne ; il nous sert d’économe mais est surtout pris par l’aumônerie d’un noviciat de Frères africains. L’abbé André Kameya, un Africain est surtout chargé de la direction de l’aumônerie des Écoles d’État qui sont d’ailleurs fort peu nombreuses. Mais la situation exige qu’on ne fasse aucun pas de clerc, aucune fausse manœuvre, et je lui ai été prêté pour le moment. Il est d’ailleurs très gai, très agréable à vivre. Et il m’emmène souvent dans ses tournées. J’ai aussi d’excellents rapports avec les autres abbés africains, et j’ai été prié d’animer les réunions de prêtres du secteur de Bujumbura. C’est encore dans les débuts, mais j’ai bonne impression. La question est de savoir comment ça ira quand on abordera les vrais problèmes, qui me paraissent dramatiques. Mais personne n’a envie de les regarder en face. Les Barundi ont l’impression qu’ils s’en sortiront toujours. Ce pays vit de miracles, me disait un expert. Ils n’ont absolument pas de quoi vivre, et pourtant, ils vivent. Ils ont été formés de telle manière que le catholicisme ne devait pas survivre à la décolonisation34. Et pourtant, il survit…(…). À l’Athénée, ça va très bien et je m’attache très fort à ce démarrage assez passionnant. J’attends un petit colis par avion que j’ai demandé aux aumôniers de lycée de Marseille, afin qu’ils m’aident à établir les programmes et me fournissent les manuels actuellement les plus adaptés au genre de clientèle que j’ai, – de 3 à 5 ans de plus que les élèves européens de même niveau ! Et d’étonnantes capacités
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Appréciation étonnante quand on sait que le prince Rwagasore avait participé à Mugera en 1960 aux cérémonies de dédicace du Burundi à la Vierge de Lourdes organisées par l’épiscopat burundais. Cette vision pessimiste était celle de missionnaires hantés par le péril communiste (cf. J.-P. Chrétien, « Église et État au Burundi », dans Cultures et développement, p. 15 et 25-26).
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de mémoire, avec des possibilités de réflexion, d’invention, de synthèse assez proches de zéro35. Au moins, pour le moment, car j’espère arriver un peu à leur secouer les méninges. Ce qui est malheureusement vrai aussi, c’est que beaucoup sont fort mal nourris et supportent difficilement les exercices physiques ou le sport inscrits au programme. Et pourtant, il y aurait facilement parmi eux de très beaux garçons. J’ai aussi quelques filles dans les hautes classes. Elles paraissent plus intelligentes mais sont extrêmement réservées et ne parlent guère, ainsi qu’il est de tradition ici. Leurs consœurs d’Europe pourraient prendre ici quelques leçons de dignité et de pudeur. […] L’ambassadeur de France qui se trouve être un camarade d’X de R. m’a invité à dîner mardi soir. Jeudi, j’irai à une petite séance de diapositives que les professeurs français qui ont déjà quelque bouteille ici offrent à leurs collègues nouvellement arrivés. Les autres jours, je prendrai contact avec plusieurs groupes de foyers, en majorité africains. Je continue ainsi d’écouter, d’observer et de me préparer à rendre un meilleur service. Question « tenue » : je suis en gandoura blanche, le dimanche matin, et aussi, un peu le samedi soir, pour les confessions. Mais le reste du temps, je suis en clergyman et même en chemise. Les abbés africains sont constamment en soutane blanche, mais leurs motifs ne me paraissent pas très évangéliques. Je ne pense pas d’ailleurs les choquer. Monseigneur l’évêque tient seulement, m’a-t-il dit, à ce qu’on porte cravate, quand on est en civil. Exactement ce que les évêques de France ne veulent pas. Autres lieux, autres mœurs ! […] 11 nov. 17 h 15. Je rentre avec le Père curé d’une tournée magnifique dans le Bututsi, les montagnes proches de Bujumbura […] Nous 35 Cette tendance à mémoriser et à réciter a été observée aussi par l’auteur de ces lignes en 1964-1965, quand il avait été affecté à l’École normale de Ngagara (nord de Bujumbura). Mais il apparut vite que cette propension était induite par la nature de l’enseignement habituellement diffusé dans ce pays, selon une pédagogie répétitive et autoritaire liée aux préjugés coloniaux sur les Africains. (cf. B. Aupens [pseudonyme de J.-P. Chrétien], « La culture française au Burundi. Analyse historique et sociologique », dans Culture française, n° 2, Paris, 1967, p. 9-18). Henry L’Heureux en fera luimême l’expérience, on le voit plus loin, quand il engagera le dialogue avec ses élèves, débloquant ainsi leur réflexion et leur comportement.
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avons déjeuné à la Mission d’Ijenda, pris le café à celle de Rushubi, visité partout les écoles, les centres sociaux36. Accueil très sympathique. Nous avons passé la journée entre 1800 et 2300 m d’altitude. Il faisait nettement froid. Paysage étrangement semblable à l’Auvergne, n’était la longueur des cornes de vaches… Et la couleur des habitants !
Nationalisme et socialisme à l’africaine Bujumbura, 28 novembre 1968 (à son père) Un mot, très tardif, après cette journée assez chargée, avec le Te Deum, les différentes manifestations de la journée, dont le spectacle du Stade, que j’ai trouvé très réussi. L’exhibition des tambours est époustouflante. Les danses, très rythmées mais les contorsions moins agréables et à la limite du cabotinage. Les démonstrations des écoles étaient fort jolies. Malheureusement, la susceptibilité pointilleuse des Barundi ne permet pas de faire des photos. […] La célébration du 2e anniversaire de la Révolution et de l’établissement de la République (28 novembre 1966) est une manifestation très significative de la situation ici. Le programme des festivités commence par le Te Deum solennel à la cathédrale. À partir de 7 h commencent à arriver de toute la ville et des environs les sections du parti révolutionnaire, amenées en camions. Les hommes sont en pantalon blanc, avec un galon rouge blanc vert, les couleurs du Burundi, et un gilet rouge37. Les femmes sont en chemise blanche et pagne rouge. Les secrétaires de section et les dignitaires du Parti portent en sautoir un large ruban blanc et rouge, les couleurs du Parti. Les « pionniers » arrivent aussi, – chemise rouge et culotte blanche, et, plus imprévu chez ces garçons de 36 En fait il ne s’agit pas du Bututsi, situé plus au sud, mais des hauteurs du Mugamba dominant Bujumbura à l’est, avec un paysage caractérisé également par les herbages. Ijenda est sur la crête, Rushubi à mi-chemin. 37 Uniforme des militants de l’Uprona (Union pour le progrès national), le parti nationaliste fondé par Rwagasore en 1957, devenu parti unique en 1966, et de la JRR (« Jeunesse révolutionnaire Rwagasore », intégrée au parti), dont les couleurs (rouge, blanc, vert) renvoient au drapeau national.
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l’âge des louveteaux, casque en forme de gamelle et fusil en bois découpé dans une planche ou mortier en tube de chauffage central. À l’arrivée, beaucoup de camions chantent l’Internationale. À 9 heures, arrive l’Armée, musique et piquet d’honneur. La belle ordonnance de la cérémonie a été nettement troublée par la pluie diluvienne qui tombait… Tout ce monde est entré un peu trempé dans la cathédrale. À 9 h 30, arrivée en voiture des invités : ministres, ambassadeurs, chefs de service, notabilités. Tout le gratin, installé à sa place par le chef du protocole et sa femme. À 9 h 45, l’évêque va accueillir à la porte le Président de la République, le colonel Micombero, tandis que la musique militaire joue Aux champs, et que résonnent dans la cathédrale les garde-à-vous très compliqués des chefs de détachement, mais aussi des secrétaires de sections, des chefs des pionniers, tandis que tous les membres du Parti font le salut à trois doigts… des scouts38 ! Le colonel est en civil. Son récent accident de voiture l’oblige à marcher avec une canne. L’évêque le conduit à son fauteuil, face au chœur, dans lequel ont pris place le nonce, le vicaire général […] Discours de l’évêque, d’autant plus long que prononcé en français puis en kirundi. Puis Te Deum, (paroles en kirundi) ; musique polyphonique locale : ça dure un bon quart d’heure, mais c’est très bon, chanté par la chorale de la cathédrale, hommes et femmes africains. Ils adorent chanter, et ça se sent, même si la mise en place et la justesse ne sont pas parfaites. Aussitôt après, l’hymne national, par la musique militaire et l’orgue réunis. Re-garde-à-vous, hurlés dans la cathédrale, et tout le monde ressort, pour se diriger vers la place de la révolution39, pour le grand discours politique du Président, – qui est en même temps premier ministre, ministre des Affaires étrangères, chef de l’armée, et chef du Parti. Dépôt de gerbes au soldat, d’autant plus inconnu, qu’aucun n’a connu la mort sur les champs de bataille. Cette année, on n’ira pas, je ne sais pourquoi, au mausolée qui domine la ville, du véritable héros national, fondateur du Parti, et doctrinaire de la révolution, le Prince Louis Ragwasore, devenu
38 Les trois doigts, évoquant à la devise nationale tripartite : « Dieu, roi, patrie » sous la monarchie, « Unité, travail, progrès » sous la République. 39 Il s’agit en fait d’un monument situé place de l’Indépendance, au centre de la ville.
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premier ministre dans les derniers temps de la Royauté et assassiné presqu’aussitôt par des rivaux politiques40. Ce mélange de socialisme revu et corrigé à l’africaine, de tradition coutumière, de christianisme plus ou moins officiel donne un mélange apparemment sympathique. Mais beaucoup ici, parmi les plus évolués, aussi bien dans l’administration civile que dans l’Église, commencent à se rendre compte des confusions et des équivoques : Déjà, les élites, frottées d’un peu de positivisme et de beaucoup de marxisme se lancent dans une politique de plus en plus anticléricale. Il est vrai que, dans ce pays jusqu’ici exclusivement rural et où les missions étaient les seuls centres de regroupement et de développement, le cléricalisme n’est pas une illusion. Les missionnaires en sont, semble-t-il, infiniment plus conscients que les abbés africains, assez à l’aise dans une situation de super-notables et de super-évolués. Que sortira-t-il de tout cela ? Les chrétiens sont très nombreux, à cause des masses rurales. La ville, surtout dans ses éléments évolués prend nettement ses distances par rapport à l’Église. Jusqu’ici, on n’a pas fait grand’chose pour comprendre les aspects positifs de leurs réactions. Il y a là un énorme changement de mentalité à faire chez les prêtres. Puissé-je rendre service en ce domaine ! Je suis de plus en plus convaincu que tout mon ministère antérieur m’a préparé à cela.
Débuts d’une activité pastorale Bujumbura, 24 janvier 1969 (à son père) […] Je n’ai pas pu me mettre sérieusement à l’étude du kirundi, langue très difficile, qu’il faudrait d’ailleurs compléter par le kiswahili, langue très parlée à Bujumbura, comme dans tous les milieux en contact avec le Congo oriental et l’Afrique de l’Est. Mon ignorance me prive évidemment des contacts directs avec la population coutumière. Mais cela ne gêne guère le travail apostolique pour lequel je suis venu, au service des prêtres, des religieuses, des « évolués », des étudiants. Le Burundi est en pleine mutation et il est grand temps que les responsables religieux y consacrent ensemble une réflexion 40 Louis Rwagasore fut assassiné le 13 octobre 1961 par des hommes de main liés à un clan politique opposé, dirigé par d’autres Baganwa, fils de l’ancien chef Baranyanka.
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approfondie. De multiples raisons la rendront ardue : la conception que les Africains se font du travail, de l’organisation, de l’exactitude, de la responsabilité, de la mise en œuvre d’une décision, de la hiérarchie des tâches est parfois déconcertante pour un Européen : il faut se défaire de bien des synthèses et rebâtir patiemment une autre pédagogie. Mais l’enjeu est si formidable, que ça vaut la peine. […] En dehors de mes 13 heures hebdomadaires à l’Athénée national de Bujumbura, je suis vicaire à Regina Mundi41, mais seulement, hélas, pour les Européens, les « évolués » et leurs enfants. Peu à peu, on me demande de prendre part à toutes les commissions du diocèse (formation permanente des prêtres, mise en place des structures post-conciliaires, problèmes conjugaux, etc…). La première Équipe enseignante démarre dans le secondaire officiel, et j’en assure pour le moment l’aumônerie. On vient de décider deux mois de recherche pastorale communs aux grands séminaristes africains de dernière année et aux jeunes pères missionnaires débarquant d’Europe : cela me prendra tous mes « loisirs » après Pâques. Et, cet été, trois sessions de « recyclage » de 15 jours pour chaque fois 80 prêtres, africains ou missionnaires m’occuperont suffisamment […] Je pousse un peu du côté de la préparation au mariage. Investi de la responsabilité doctrinale de la commission épiscopale « Humanae vitae »42, j’en ai profité pour insister sur la formation des jeunes et des jeunes couples. Il y a à faire, car jusqu’ici, les formalités canoniques sont les seules appliquées. Et encore… Le curé a marié, samedi, un couple africain qu’il n’avait vu que la veille. Pour les baptêmes, c’est bien pis : il arrive qu’on nous avertisse quand tout le cortège est devant l’église. L’autre jour, le père était ministre, le parrain était ministre. J’ai pris mon courage à deux mains, et avec beaucoup de politesse, j’ai donné rendez-vous à tout ce monde pour la semaine suivante. Je n’ai pas vu encore arriver le choc en retour. Ils étaient peut-être trop ahuris.
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Nom de la cathédrale. Du nom de l’encyclique émise par Paul vi le 25 juillet 1968, concernant le mariage et la régulation des naissances. Voir M. Sevegrand, La sexualité, une affaire d’Église ? De la contraception à l’homosexualité, Paris, Karthala, 2013, p. 45-108. 42
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Église et société : les ambiguïtés d’une chrétienté missionnaire Bujumbura, le 16 février 1969 (à son père) Quelques nouvelles, en confidence Ci-joint, le tract des conférences de Carême*, dont la genèse a été plutôt laborieuse : le comité paroissial de « Regina Mundi », – une vingtaine de laïcs dont cinq ou six Africains et deux ou trois religieuses avec les trois prêtres avaient décidé une consultation des paroissiens au sujet des prédications de Carême : forme et sujet, la consultation, très bien accueillie avait abouti à un plan de conférences avec débats dont les thèmes ressemblaient très fort aux titres les plus agressifs de la presse européenne. Devant la réaction très opposée de l’évêque et d’une partie du clergé africain, nous avons dû revoir tout le projet et le retravailler avec tout le doyenné, ce qui a été une excellente occasion de mise en commun. L’enquête commune a été édifiante : les milieux africains évolués de Bujumbura ont, visà-vis de la foi et de l’Église des réactions au moins aussi négatives que les Européens. Je m’en étais déjà aperçu dans la « commission Humanae vitae », où l’enquête a révélé une situation très dégradée dans les milieux dits évolués. J’espère que pour la pastorale auprès des milieux évolués, les prêtres africains accepteront la constatation. Pour le moment, l’Église du Burundi, essentiellement rurale n’a considéré la perte de la foi chez les grands évolués que comme une faute personnelle. Hier, à la consternation des prêtres africains, un ancien grand séminariste, directeur général du ministère de l’Information vient de se marier civilement en grande pompe, et tout le gratin de Bujumbura était là, Il avait même invité professeurs et anciens collègues du grand séminaire, ce qui a provoqué une vraie stupéfaction. Je pense que ce processus ne fait que commencer et que l’Église n’a absolument pas armé ceux qui faisaient des études : un catéchisme essentiellement centré sur l’obligation. J’ai fait aux évêques du Burundi, rassemblés au séminaire moyen de Burasira43, au début de février, un tableau assez sombre de la situation. On commence à en convenir. On demande ce qu’il faut faire. 43 Le séminaire de Burasira, créé en 1951 pour accueillir les grands séminaristes, formés jusque là au Rwanda, est devenu en 1968 un « séminaire moyen », c’est-à-dire
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C’est là que ça devient compliqué. Car il ne s’agit pas seulement de faire quelque chose, mais de changer assez profondément de visage, de façon d’être au milieu du monde. Ce sera ardu, car les évêques et les prêtres africains qui ont été historiquement les premiers évolués du pays – et la plupart des hauts fonctionnaires sont d’anciens séminaristes qui ont beaucoup changé (voir plus haut !) ne sont pas tellement prêts à lâcher progressivement leur situation d’influence. D’ailleurs, il faudrait y aller doucement, car il faudrait que l’esprit de service soit vraiment renouvelé et approfondi chez les responsables du bien commun ! Sinon, l’abandon par l’Église des suppléances qu’elle assure serait catastrophique pour le peuple. L’appréciation est délicate… En attendant, la série de conférences du Carême, à l’intention des francophones (donc des évolués et des Européens) a fini par être acceptée. Je pense quant à moi, qu’il est grand temps, et nos sujets sont finalement assez sages. J’ai la veine d’avoir avec moi le supérieur du grand séminaire, un Africain très remarquable, qui donnera la dernière conférence44, – les autres étant assurées par de jeunes Pères blancs, très bouillants, que j’essaie d’endiguer un peu, car leur théologie est plutôt au-delà de celle de Schillebeeckx45 et il ne faut pas aller plus loin qu’il n’est nécessaire !!! Je suis toujours passionné par mon travail à l’Athénée national. C’est vraiment le contact le plus direct et le plus sympathique avec les futurs évolués. Je suis assez amusé de me trouver professeur à part entière (à mi-temps heureusement…) de l’enseignement public. Si on m’avait dit ça, il y a un an ! Mes rapports avec le « préfet » (proviseur) et avec le « proviseur » (censeur), ainsi qu’avec le corps professoral menant à la fin des Humanités, quand le Grand séminaire (avec le niveau supérieur de philosophie et de théologie) fut installé à Bujumbura. 44 Bernard Bududira, recteur intérimaire du Grand séminaire depuis novembre 1968. Il a à l’époque de nombreuses responsabilités dans l’organisation du catéchuménat au Burundi. Il deviendra évêque de Bururi en 1973, après y avoir été le vicaire général. Cf. Mgr Bududira. Pourquoi je vis, par une équipe de laïcs, de religieux (ses) et de prêtres œuvrant avec Mgr Bududira, Bujumbura, imprimé en Italie, 1998. 45 Edward Schillebeeckx, Dominicain, est né à Anvers en 1914 et a été ordonné prêtre en 1941. Après ses études à Louvain, à la Faculté théologique du Saulchoir, à l’École des Hautes Études et à la Sorbonne, il devint professeur de théologie dogmatique et d’herméneutique à l’Université de Nimègue (Pays-Bas) de 1958 à 1982. Il fut l’un des théologiens de Vatican II.
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sont très riches et très agréables. L’atmosphère de mes classes me plait beaucoup et ça discute ferme, sans éviter parfois, dans les grandes classes, les sujets les plus brûlants ; Il faut, bien sûr, se rappeler que l’âge moyen des élèves est de trois ou quatre ans plus élevé qu’en France. Je suis très demandé par les foyers (européens, il faut dire, car les foyers d’évolués où la femme parle aussi français sont relativement rares), réunions, conférences et récollections… C’est de la même manière, que je suis utilisé par les religieuses. L’Union des supérieures majeures m’a demandé de les « assister » ; les Dames de Marie46 qui sont vraiment épatantes m’ont utilisé pour leur chapitre d’aggiornamento, les Annonciades47 aussi. C’est la révision de leurs constitutions qui a suggéré à la congrégation exclusivement africaine des « Bene Josefu » (Fils de St Joseph) 48 de me demander de les aider (Frères soignants et enseignants). Tout cela a l’air de faire beaucoup de travail, d’autant que je fais aussi mon boulot de vicaire. En fait, tout se fait très lentement, et j’ai largement le temps de réfléchir et de préparer. […] Les séminaristes français sont en coopération ici. Ils m’ont demandé à les aider pour « une révision de vie » régulière. Et nous avons commencé ici en communauté un « partage d’Écriture » qui semble apprécié et que d’autres que moi commencent à diriger. C’est très neuf ici, entre prêtres… Pour être juste, il faudrait situer tout cela dans son contexte. Une société africaine traditionnelle qui a été certainement une des plus intéressantes et des plus saines de l’Afrique (elle n’a jamais, trop isolée dans l’intérieur, connu vraiment la traite) – mais dont la débâcle devant l’évolution moderne risque d’être la plus effrayante, avec un nombre 46
Les Dames de Marie, d’Uccle en Belgique, s’installent au Burundi en 1930, près de la mission de Kanyinya : elles interviennent dans la santé, l’enseignement et le catéchuménat. Les autorités belges avaient vu en elles un moyen de former les futures épouses des chefs. Elles ouvrent un deuxième couvent à Rugari en 1938. Ces deux établissements sont au nord-est du Burundi. 47 Ancien ordre français, dont le couvent belge de Herverlée se tourna vers l’action missionnaire au Congo. C’est en 1959 que les Annonciades s’installent au Burundi, à Ijenda, où elles ouvrent notamment des écoles pour filles. 48 Les Bene-Yozefu, un ordre qui débute à Giheta en 1946. Ces frères se consacrent essentiellement à l’enseignement dans leurs établissements de Giheta, Busiga, Rusengo et dans beaucoup d’autres.
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ridicule de cadres africains préparés. Qu’en sera-t-il du problème des races, lorsque les deux principales seront affrontées à la nécessité d’une véritable égalité ?… Et le développement qui est régressif par rapport à l’explosion démographique ? Et la misère qui croît ? Une Église trop bien adaptée à la société hiérarchique traditionnelle, que l’évolution inquiète et qui semble peu disposée à en reconnaître les chances, au moins pour ce qui est du clergé africain, – lequel reproche aux jeunes missionnaires de calquer leur analyse sur les événements d’Europe et d’instaurer un nouveau colonialisme, celui des idées ! (*) Comment vivre sa foi chrétienne dans le monde d’aujourd’hui ? C’est la question que vous vous posez ! C’est à cette question, que ce Carême 1969 voudrait vous aider à répondre par Cinq conférences suivies, chacune, d’un débat animé par le conférencier : « Que savons-nous du Christ ? », par le Père Delbecke, professeur d’exégèse au grand séminaire de Bujumbura ; « Le renouveau de l’Église après le Concile », par le Père R. Andrianne, professeur à l’Université officielle de Bujumbura ; « La mission des laïcs dans l’Église », par le Chanoine L’Heureux ; « Le chrétien et la politique », par le Père Sury, professeur de droit canonique au grand séminaire de Bujumbura ; « L’Église, pour ou contre le développement ? », par M. l’abbé B. Bududira, Recteur du grand séminaire de Bujumbura.
L’esprit explorateur au milieu du XXe siècle Bujumbura, le 13 mai 1969 (à son père) Je suis à ma cinquième heure de cours de la matinée à l’Athénée ; il pleut à torrents sur les toits en tôle des baraquements : atteint d’une extinction de voix à force d’essayer de dominer le bruit infernal, j’ai dû déclarer forfait et demander à mes élèves de se considérer comme en étude et de travailler sur leurs cahiers. J’espère que cet après-midi, la pluie aura cessé, car les toits du grand séminaire sont en tôle et éverite 49, les salles très sonores, et je n’aurai probablement pas retrouvé ma voix pour mes cours de sociologie pastorale. 49
Fibro-ciment.
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J’ai passé hier toute la journée (partant à 6 h du matin après ma messe, rentrant à 19 h 30) à Kivoga et à 40-45 kms à l’est-nord-est de Muramya. Le curé de Kivoga, une mission créée il y a 2 ans et qui n’est pas encore sur les cartes, accueillait les prêtres de tout un doyenné, pour que je leur fasse les conférences préparatoires aux « recyclages » de l’été. À l’aller, seul dans ma voiture, j’ai eu la chance de prendre en autostop une sorte d’ingénieur noir du génie civil qui rejoignait la région entre Muramya et Kibimba, où presque tous les ponts avaient été emportés par les dernières pluies et où il devait diriger les travaux de quelques centaines d’hommes réquisitionnés. Grâce à lui, j’ai pu trouver et traverser un minuscule poncelet en bambou et rejoindre Kivoga par une piste herbeuse assez difficile, mais dans un paysage ravissant. Le malheur est de ne pouvoir s’arrêter sans voir s’approcher une cinquantaine de personnes. À ces moments-là, ma gandourah kakie est ma meilleure sauvegarde, bien que mon ignorance du kirundi doive me faire paraître suspect ; – tous les missionnaires habillés comme moi le parlant correctement. À un des arrêts, hier, pour tâcher de deviner mon chemin devant un carrefour multiple, je me suis éloigné de quelques mètres de la voiture pour consulter ma boussole. La douzaine de personnes qui étaient déjà là est partie aussitôt en panique se cacher dans les buissons. J’ai cru un moment que j’allais passer un mauvais quart d’heure, car deux femmes, dans leur précipitation, avaient laissé tomber l’une le panier de grain, l’autre la cruche de bière qu’elles avaient sur la tête. J’ai filé, avant que ces braves gens aient eu le temps de revenir de leur émotion. Vous voyez que le tourisme ici n’est pas encore entré dans les mœurs ! Sur les voies à grande circulation, – Bujumbura vers le Rwanda, Bujumbura-Rumonge50 –, c’est tout de même différent, mais il faut voir ces routes ! Hier soir, en descendant de Bugarama dans un brouillard à couper au couteau, je suis tombé nez à nez deux fois sur de gros rochers que cette fin de saison des pluies avait fait ébouler. Et vraiment, pas question ici de signalisation lumineuse des obstacles. Le bitume de la portion Bujumbura-Bugarama51, jamais
50 Rumonge, ancienne bourgade swahili sur les bords du lac Tanganyika, au sud de Bujumbura. 51 L’axe routier, asphalté avec l’aide de la Communauté européenne à la veille de l’Indépendance (une trentaine de km), qui permet de gravir la crête à la sortie de
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réparé depuis l’Indépendance s’en va à grande allure. Il y a des passages de 5 à 600 mètres de long, où l’érosion et les éboulements ont enlevé toute trace d’asphalte. L’épaisseur de boue gluante rend la conduite assez sportive. Je suis extrêmement content de la Volkswagen qui se comporte très bien dans ces passages difficiles et semble assez solide pour encaisser les chocs à assez vive allure, – une vitesse trop réduite diminuant terriblement la tenue de route sur la « tôle ondulée » ou sur les nids de poule habituels…
La crise de 1969 : perception d’un malaise politique Bujumbura, le 28 novembre 1969 (à son père) […] Tout va ici avec une lenteur plus que sage. Je suis très rarement pressé, les autres ne l’étant pas du tout. Une réunion au moins sur deux n’a pas lieu, faute de combattants. Tout passe ici avant un rendez-vous ou une réunion prévue. L’essentiel n’est pas d’être actif, mais d’être patient… Je commence à être blindé là-dessus. Je ne vois pas d’ailleurs ce qui pourra résulter de cette méthode, sinon une tendance confirmée au sous-développement sous toutes ses formes. Le peu d’énergie qui reste est consacré à des querelles et des haines d’un autre âge. Je suis de plus en plus pessimiste. Et je n’ai pas beaucoup plus d’espoir pour cette grande chrétienté, qui peut basculer subitement comme un château de cartes. Malgré la puissante façade. Ce n’est pas ce que je vois au séminaire qui peut me faire changer d’avis. Aujourd’hui, fête de la République, dans une atmosphère tendue et peu enthousiaste : tout le monde attend le verdict du procès des instigateurs présumés d’un complot contre le régime52. Un abbé, économe général du diocèse de Ngozi est parmi les accusés53. La Belgique aussi, dont l’ambassadeur n’a pu revenir… Il ne faudrait pas grand’chose pour une explosion entre les deux ethnies. Le Président fait certainement ce qu’il peut, l’épiscopat aussi et j’ai admiré la simBujumbura, en direction ensuite de Muramvya (vers l’est) ou de Kayanza et du Rwanda (vers le nord). Les chantiers routiers se multiplient ensuite dans les années 1970 et 1980. 52 Le procès qui débouche sur le verdict terrible du 17 décembre. Voir notre introduction. 53 Marc Gahungu, condamné à 20 ans de prison. Il sera assassiné en 1972.
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plicité et la clarté des débats sur le problème racial au Conseil presbytéral, où les deux ethnies sont représentées, ainsi que les Européens. Ailleurs, le sujet est quasi tabou, bien qu’on sache qu’il empoisonne toutes les relations et sous-tende toutes les décisions. Je partirai demain pour Burasira, pour une réunion de prêtres et une conférence aux séminaristes. J’emporterai des lainages, car il fait nettement froid actuellement là-haut. Par contre, la température est délicieuse à Bujumbura, où il pleut abondamment, tous les jours. J’emmènerai à Burasira l’abbé Hiriart-Urruty54, qui ne connaît pas le pays et reste rivé au séminaire. C’est un charmant confrère. Par contre, le 7 décembre, je resterai au séminaire, où auront lieu les ordinations (8 diacres, qui doivent recevoir le sacerdoce, le mardi de Pâques dans leurs diocèses respectifs). Le 14, par contre, c’est le Père Ternant55 que j’emmènerai à Jenda (re-lainages), où je prêcherai une récollection aux religieuses. Enfin, je finis, avec beaucoup de contretemps, de mettre au point une série de 3 conférences sur le mariage. J’ai voulu mettre dans le coup le recteur et un professeur africain du grand séminaire, ainsi que des foyers barundi, mais je suis pratiquement obligé de rédiger le texte pour tout le monde !
Apostolat en coopération au Burundi et au Rwanda Bujumbura, le 15 mars 1970 (à son père) […] Les cinq évêques du Burundi, à la suite d’une lettre que je leur avais adressée collectivement en janvier m’ont convoqué à leur Assemblée, le 27 février. J’ai pu reprendre devant eux les critiques assez sévères que j’avais exprimées quant à leur organisation pastorale et à l’absence de continuité en tous domaines. J’avais aussi fait part de mes inquiétudes au sujet de l’arrivée à la mi-juin, de mon ami, l’abbé Louis Lochet56 , qui vient pour quinze mois au Burundi : allaiton, faute de prévision et d’imagination, rendre inefficace le séjour de 54
Jean Hiriart-Urruty, prêtre du diocèse de Bayonne. Prêtre du diocèse de Lyon, exégète et professeur à Jérusalem et au Liban depuis les années1950, professeur au Grand séminaire de Bujumbura de septembre 1969 à juillet 1970. 56 Louis Lochet, du clergé de Reims, auteur de nombreux ouvrages, dont Fils de l’Église, publié en 1954 et réédité plusieurs fois. 55
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ce prêtre éminent ? J’ai décidé les évêques à confier au Père Lochet l’animation de la recherche pastorale, dont le besoin se fait très urgent ici, – l’absence de projet valable et de réflexion pastorale (les recyclages ont été pratiquement sans lendemain, puisque les évêques m’ont bloqué au séminaire) suscitant un très sérieux malaise. J’aiderai le P. Lochet dans la mesure de mes moyens, et il est fort probable que les évêques ne me maintiendront pas au séminaire… Je préfère de beaucoup être dans une équipe paroissiale. Nous avons repris, pour ce Carême, les conférences en ville, sur un thème brûlant et délicat, la justice. À 17 h 45 pour le public, les vendredis. Et une reprise, en cercle privé, pour les hauts fonctionnaires et les grands notables européens et barundi, le soir. Malgré la concurrence d’autres activités culturelles, ces conférences ont eu beaucoup de succès et fait pas mal de remous : le Président de la République, comme d’habitude, me les a réclamées. Et je viens de réenregistrer ma conférence sur l’équité dans les relations internationales, qui doit repasser à la radio, samedi prochain. Les deux dernières conférences seront faites par des abbés africains, avec lesquels je travaille très volontiers et qui sont extrêmement sympathiques. Il n’y a vraiment aucune distance entre nous. Dimanche dernier, à la suite d’un malentendu de dates, il a fallu que je parte en vitesse pour le Rwanda, où l’archevêque de Kigali57 me confiait l’animation d’une rencontre sur la pastorale urbaine, pour cette petite capitale qui comptait 6000 habitants en 1962, en a maintenant 20 000 et en attend 100 000 pour 1980. J’ai eu la veine de disposer d’une petite « 4 L-Afrique », car avec le poto-poto58 de ces 600 kms aller-retour en pleine saison des pluies, je ne m’en serais jamais sorti avec ma Volkswagen, pourtant bien vaillante. Mais la traction-avant est imbattable dans la boue. À Kigali, j’ai passé deux jours, l’un avec l’archevêque, à voir la ville sous toutes les coutures ; l’autre, en réunion avec les 7 prêtres des 3 paroisses (2 de ces paroisses ont, en plus, les environs, soit 45 000 personnes, dont 20 000 chrétiens et 5000 catéchumènes !), plus quelques laïcs chrétiens, dont le
57 André Perraudin, de nationalité suisse, archevêque de Kabgayi (Rwanda) depuis 1959 (auparavant vicaire apostolique du Rwanda depuis 1955). Il est notamment connu pour son action en faveur de la « révolution sociale » dans les années 1957-1959. 58 Boue.
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Président de l’Assemblée nationale, deux ministres, des directeurs généraux, l’urbaniste, les présidents des Conseils paroissiaux. Mardi après-midi, j’ai tâché de reprendre tous nos échanges dans un exposé d’une heure et demie sur les problèmes pastoraux de la ville : il est entendu que je vais y passer la semaine de Pâques, pour donner les jalons de recherche et commencer l’étude sérieuse… En attendant, je repars dimanche 15 pour Sovu59, une abbaye bénédictine près de Butare, la ville universitaire du Rwanda, où je dois faire, pour 30 supérieures de religieuses un petit recyclage au sujet des adaptations actuelles de la vie religieuse et des communautés. Je reviendrai jeudi 19, en laissant la place à une psychologue qui traitera des acquisitions récentes de la psychologie, en ce qui concerne la vie de groupe et de communauté et l’autorité… […] Priez bien pour ce pays, dont les épreuves ne sont pas finies. Que les pauvres puissent haïr à ce point les pauvres, c’est une expérience fort douloureuse…
Dimension sociale des problèmes politico-ethniques au Burundi Bujumbura, le 7 avril 1970 (à des amis de Marseille) […] J’aimerais pouvoir vous donner des nouvelles aussi réconfortantes de la situation générale du pays. Je ne vois pas comment il sortira d’une très piètre économie « de subsistance » qui laisse à la balance commerciale un énorme déficit. Le pays est suffisamment fertile pour que la population actuelle ne souffre pas généralement de famine, mais il n’y a guère de travail pour les hommes et l’urbanisation, heureusement discrète, pose des problèmes difficiles ; hier soir, 2 avril, nous avons réussi à monter en voiture sur le Mont Kigali qui domine de 300 m la ville, mais le 3, nous nous sommes complètement embourbés. La boue est savonneuse et on patine à plaisir… Quant au climat politique, il est difficile d’en parler, tant les choses sont complexes. Les rares analyses de la presse européenne me paraissent très simplistes. Il est vrai qu’on ne facilite guère l’information et qu’on encourage ainsi les fausses nouvelles. Ce qui est vrai, 59
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Monastère de religieuses bénédictines fondé en 1959 près de Butare (Rwanda).
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c’est que la tension est permanente. Les évêques ont récemment, non sans courage, caractérisé l’ambiance par le mot de peur. Je n’ai aucune qualité ni compétence pour apprécier les responsabilités des personnes et des groupes. Je m’honore d’avoir des amis dans tous les milieux. Mais je vois dans cette situation inquiétante une conséquence infernale du sous-développement. On la retrouve dans un contexte pourtant fort différent, au Rwanda. Plus encore que la misère, le lot des pauvres, c’est l’insécurité, et c’est la haine, même entre eux. C’est une découverte terriblement douloureuse à faire, et qui devrait nous faire honte : quand on a ce qu’il faut pour vivre, et même un peu plus, il est autrement plus facile d’éprouver de la sympathie pour son prochain. Et pourtant, les pays riches ne semblent pas le vivre mieux. Quant à l’aide qu’ils accordent à ceux qui ne s’en sortent pas, mieux vaut ne pas en parler ! Le dernier don de la France au Burundi, ce sont deux vieux avions militaires60 ! Quel besoin ici d’une « force » aérienne ? Son entretien pèsera encore un peu plus sur le déficit. Il est vrai que les efforts valables de l’assistance technique et financière ne sont pas toujours encouragés. Le sens du Bien commun est rare. Ce qui manque la plus à ces pauvres pays, c’est une mystique, une foi, une volonté, un sens aigu du service des faibles. Il nous faudrait des héros et des saints : ils ne semblent foisonner ici pas plus qu’en Europe. « La seule tristesse, c’est de n’être pas des saints », disait Léon Bloy. C’est la mienne aussi. Je pense que cela peut être aussi la vôtre. Puisse le Seigneur nous donner, pour le salut de nos frères, de sortir de notre médiocrité…
Les limites de la coopération missionnaire Bujumbura, vendredi 29 mai 1970 (à son père) Ne vous inquiétez pas pour mon emploi du temps. Mes retraites au Rwanda s’étalent du 25 juillet au 5 septembre, ce qui fait moins de 60
En fait ce sont trois moyens courriers DC3 qui ont été remis en 1969. Dix agents de l’armée de l’air française y sont affectés. Ces avions, noyau potentiel d’une escadrille burundaise, ont finalement été affectés à la Société des transports aériens du Burundi (STAB), pour assurer la rentabilité de leur maintenance en assurant des liaisons régulières avec Kigali, Bukavu et Entebbe, et exceptionnellement des missions officielles.
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28 jours. Et ce genre d’activité ne m’a jamais fatigué. De chez vous, je parais très occupé. Mais si vous connaissiez le rythme d’ici ! On n’est jamais pressé. On ne se fatigue que si on s’énerve de voir tant d’incurie et de nonchalance ; mais je suis fort patient. J’avais deux ou trois fois plus de travail à St-Michel61. J’ai gardé l’habitude et la faculté de travailler vite, ce qui me laisse beaucoup de temps. Mes confrères vont d’ailleurs beaucoup au cinéma et dans les bridges ou à la plage, ce qui ne laisse pas d’étonner un peu. Je ne pense pas dire grand’chose, mais je leur ai fait entendre clairement que je n’avais pas quitté 3 ans la France, pour me mettre au régime des anciens coloniaux. De ce côté, les missionnaires de brousse sont plus édifiants. Quant aux abbés africains ou même aux évêques, ils jouent beaucoup à la voiture, aux voyages, aux visites de la famille et des amis. La population coutumière ne leur fait, hélas, pas grande confiance. C’est cela mon véritable souci. Mais ça ne m’empêche pas de dormir, cela ne servirait pas à grand’chose !
[…] Une pastorale pour les élites urbaines Sovu (Rwanda), le 27 août 1970 (à des amis de Marseille) Je vous écris depuis un sympathique monastère de Bénédictines, fondé, il y a 11 ans, par l’abbaye belge de Maredret62, dans un site boisé et riant du sud du Rwanda. J’y ai installé mon port d’attache depuis un mois et ne le quitterai que le 5 septembre, pour rentrer au Burundi et à Bujumbura. Depuis ma dernière lettre collective, il s’est passé bien des choses : l’étude de la pastorale urbaine, que l’archevêque du Rwanda m’a confiée sur Kigali, la jeune capitale m’a obligé à plusieurs déplacements. Quatre commissions de prêtres, de religieuses et de laïcs de la ville ont mené à bien, avec l’aide du Centre de sociologie religieuse de la Conférence épiscopale, une enquête sérieuse qui constitue un
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La paroisse Saint Michel, près du centre de la capitale, dessert des faubourgs populaires. Elle correspond au premier foyer d’implantation des Pères Blancs à Bujumbura en 1897. 62 Maredret en province de Namur : une abbaye de Bénédictines remontant à la fin du xixe siècle.
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très gros dossier. C’est sur ces données, que nous allons réfléchir, pour faire à Kigali, au début d’octobre, une session de théologie pastorale. Nous tâcherons de dégager les principes et les orientations du renouvellement du dispositif apostolique. Cela ne sera d’ailleurs pas facile, car l’urbanisation africaine est extraordinairement complexe. Celle du Rwanda comme celle du Burundi présente la particularité supplémentaire de pousser dans des pays radicalement ruraux et où il n’y a aucune expérience de l’agglomération. Le « village » est inconnu ici. Il faut ajouter que la christianisation massive du Burundi (aux 2/3) et du Rwanda (un peu plus de la moitié de la population est chrétienne) distingue, au point de vue de l’impact de la ville sur la pratique religieuse, leurs deux capitales de toutes les autres villes d’Afrique. De toute façon, il est grand temps de s’en occuper. J’ai parlé aussi du Burundi. Le succès de plusieurs initiatives partielles, en particulier au service de l’élite africaine de Bujumbura a fait désirer un effort plus général. L’évêque et le Conseil presbytéral de Bujumbura – au sein duquel j’ai été élu dès sa constitution – m’ont demandé une étude de pastorale urbaine. Bujumbura est déjà une « vieille » ville : il y a plus de 20 ans, qu’elle se structure63. Son évolution paraît mieux maîtrisée qu’à Kigali. Il m’a semblé qu’une enquête plus légère serait suffisante. En mai et juin, nous avons étudié la physionomie des quartiers. Dès octobre, nous entamerons l’observation plus délicate des milieux. Mon programme de travail pour cette dernière année africaine sera si chargé, que les évêques m’ont demandé de renoncer à mon ministère à l’Athénée national de Bujumbura. J’ai donc quitté au début juillet, non sans regret, mes élèves du second cycle du secondaire. Au dernier trimestre, j’atteignais les 75 % de l’effectif. J’étais aussi très à l’aise au sein du corps professoral. Je laisse aussi la JEC 63
Inscrit dans un cirque de bas plateaux environnés de crêtes, à l’extrémité nordouest du lac Tanganyika, le site de Bujumbura, créée en 1897 à l’emplacement d’un ancien marché, se prêtait à un urbanisme cohérent. Kigali, fondée en 1907, était au contraire implantée sur un relief désordonné de collines. En outre Bujumbura, sous le nom swahilisé d’Usumbura, avait été durant la période belge la capitale du Territoire du « Ruanda-Urundi », alors que Kigali avait conservé une taille provinciale. Un plan directeur élaboré pour Bujumbura avec l’appui de la Coopération française à la fin des années 1960 prolongea cette situation, qu’évoque bien Henry L’Heureux.
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et l’Équipe enseignante du secondaire. Quant aux élèves des classes terminales, j’espère bien en retrouver quelques-uns à mon cours de « questions religieuses » à l’Université. Beaucoup d’autres partent en Europe, bénéficiant d’une bourse – plusieurs en France, et quand j’aurai leurs affectations, il est possible que j’écrive à tel ou tel d’entre vous : l’accueil de ces futurs responsables africains, leur rencontre avec des familles, avec de vrais chrétiens sont d’une telle importance, pour eux et pour leur pays. Le grand séminaire renouvelle un peu son corps professoral. J’aurai la satisfaction d’accueillir en septembre un nouveau prêtre français, du diocèse de Quimper, qui répond à l’appel et professera l’exégèse64. Je resterai moi-même encore, au moins, un semestre, en attendant un Père blanc qui achève à Louvain son doctorat en philosophie. J’enseignerai, comme l’année dernière, l’introduction à la philo aux nouveaux arrivés (on en annonce 30, mais j’ai peine à y croire !) et il est possible qu’on me demande de poursuivre, pour les autres, un cours de Dynamique des groupes qui a eu, l’année dernière, beaucoup de succès. Mais c’est tout ce que j’accepterai de faire, car il faut maintenant que je me dégage au maximum, pour assurer au mieux ce pour quoi je suis venu, l’animation de la recherche pastorale. Et voilà que, le 27 juin, j’accueillais un « patron » inespéré, mon ami Louis Lochet, dont vous avez peut-être lu livres ou articles. Nous étions d’ailleurs fort nombreux à l’aéroport pour l’attendre, car il avait déjà, en 1967, prêché une retraite sacerdotale au Burundi et y avait laissé un très vif souvenir. Il vient maintenant pour toute une année… Du 12 au 18 juillet, j’ai bénéficié de la retraite qu’il a donnée à une quarantaine de prêtres, puis nous avons, jusqu’au 25 juillet animé en tandem une session de théologie pastorale qui a rassemblé 50 participants et a fait bien augurer du travail que nous allons poursuivre, dès septembre. Nous devons nous déplacer le plus possible dans les diocèses, doyennés et missions, pour étudier sur le tas les situations pastorales. Nous voudrions pouvoir aider la Conférence des évêques et les organes apostoliques déjà en place, À chercher les voies d’une évangélisation mieux adaptée à l’évolution actuelle du pays. Cela devrait aboutir à la formation d’une 64
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Donc un successeur du père Ternant.
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équipe permanente de recherche pastorale, et à la réalisation avec elle, au début de l’été 1971, d’une sorte de colloque général, pour ne pas dire – ce qui serait prétentieux – un début de concile pastoral. La Tanzanie voisine s’est engagée avec un grand réalisme et un indéniable courage, dans cette voie. […]
Espoirs et inquiétudes pour l’avenir de la région des Grands lacs Bujumbura, le 3 janvier 1971 (à des amis de Marseille) Depuis la Noël, j’ai déjà reçu de vous plus de cent lettres, et je suis, pour le moment tout à fait incapable d’y répondre. Je ne chôme pas. Depuis le départ en vacances des grands séminaristes, le jour de Noël, j’ai donné une retraite de trois jours à des religieuses, participé aux travaux du Bureau d’Évangélisation et à la préparation lointaine d’un « plan pastoral », animé une récollection de prêtres, enfin préparé, tant bien que mal, les deux sessions que Louis Lochet et moi devons donner, coup sur coup : la première commence demain, à Bukavu : les missionnaires xavériens du Congo nous ont demandé un recyclage théologique et pastoral. Aller dans cette ville sera pour moi – certains d’entre vous me comprendront – un pèlerinage bien émouvant. La deuxième session suivra aussitôt à Muyange65, au Burundi, au Centre de langue où, depuis quatre mois, et pour encore jusqu’à Pâques, les nouveaux arrivés, religieux, prêtres Fidei donum, religieuses, laïcs missionnaires peinent sur le kirundi, la difficile langue du pays ! Pour ces trente élèves, dont certains ont la cinquantaine, nous donnerons une information générale sur les problèmes pastoraux du pays, tels que nous les voyons : un jeune théologien africain nous complètera. J’irai ensuite au Rwanda, pour une nouvelle étape – nous arrivons doucement au bout – de l’étude pastorale entreprise sur Kigali, la capitale. Et puis, tandis que je reprendrai mes cours de philo au grand séminaire et l’étude de pastorale urbaine de Bujumbura, nous continuerons, le Père Lochet et moi, nos tournées dans les diocèses et les doyennés. Vous comprenez que, d’ici au moins un mois, je ne trou65
Muyange, non loin de Kayanza, au nord-ouest du Burundi.
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verai guère de temps pour mon courrier. Vous m’excuserez de prendre une fois de plus ce moyen collectif, pour vous faire patienter, et pour vous donner quelques nouvelles. Ma lettre d’août vous parlait du projet d’une équipe de recherche pastorale. Agréée et désignée par les évêques, elle s’est mise aussitôt au travail. Une consultation générale du clergé, par groupes et catégories et par réponses individuelles a été décidée, préparée et lancée. Nous aurons à l’animer, à la suivre, enfin à la dépouiller. Nous pensons pouvoir en faire le thème d’une session méthodologique pour tous les responsables diocésains après Pâques. Enfin, au cours du mois de juillet, trois séries de recyclages essaieront de répondre aux plus importants problèmes soulevés. Entre temps, au mois de juin, nous aurons fait avec le Père Lochet un séjour en Tanzanie, où deux retraites et une session théologique nous ont été demandées. Vous voyez qu’il y a du pain sur la planche. C’est très bon signe pour le climat dans lequel se poursuit ce travail. Ce n’est pas dire pour autant que tout va bien et que je suis optimiste. Je ne suis pas sûr du tout que l’Église arrive ici à prendre le bon aiguillage. Il y a loin entre des sessions ou réunions fort sympathiques et les conversions assez radicales qu’elles devraient provoquer. Les attitudes concrètes sont parfois à l’opposé des résolutions ou des décisions qu’on vient de prendre. Et les besoins et aspirations d’un peuple massivement très pauvre pèsent peu dans la balance. On est, au fond, constamment écartelé entre la joie de relations humaines faciles et heureuses, et l’inquiétude d’un avenir, dont on ne voit pas très bien comment il pourrait réussir, humainement et chrétiennement, avec les moyens qu’on prend et surtout ceux qu’on ne veut pas prendre. Le Père Lochet rejoindra son diocèse de Reims en septembre. Je serai déjà parti dès août, pour me reposer et me réacclimater, avant de rentrer à Marseille. Mgr Jacquot ne m’avait « prêté » que pour trois ans aux évêques du Burundi. Et je pense moi-même que pour le genre de « coup de main » qu’on m’avait demandé, ce séjour peut suffire. Les évêques de France ont accepté, par l’intermédiaire de leur Comité des missions, le principe de me remplacer. Un prêtre poursuivra ce travail d’animation pastorale et se mettra au service de
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l’équipe mise en place. Il s’ajoutera aux quatre Fidei donum français, que j’ai eu la joie d’accueillir ici. […] Il ne me reste plus que sept mois de mission ici. Si ma joie est grande de revoir bientôt mon père et ma famille et de vous retrouver tous, ce sera dur de quitter tant d’amitiés africaines et de laisser un travail à peine ébauché et orienté, même si je sais très bien n’être pas indispensable.
Collection J.-P. Chrétien Engagement pour le Burundi : tentative de décryptage de la tragédie de 1972 LIBRE OPINION (texte diffusé début 1973, Collection J.-P. Chrétien) AU SUJET DES « ÉVÉNEMENTS » DU BURUNDI Réflexions d’un Européen qui essaie de comprendre des Africains Par Henry L’HEUREUX, Évêque de PERPIGNAN POURQUOI CES RÉFLEXIONS ? En octobre 1968, appelé par les cinq évêques (dont 4 autochtones) du BURUNDI, et prêté par mon diocèse de MARSEILLE, j’arrivais au BURUNDI, un pays peu étendu mais fort peuplé de la région des Grands-Lacs, en Afrique Orientale. Chargé de fonctions fort diverses, en paroisse, dans l’enseignement secondaire, au grand séminaire pour la formation permanente des prêtres ou la recherche pastorale, j’ai dû parcourir le pays et me mettre à son école tout en essayant de le servir. En février 1971, en pleine activité, j’étais rappelé en FRANCE pour y recevoir la charge épiscopale, mais non sans garder beaucoup de liens amicaux avec ce très attachant pays. LES ÉVÉNEMENTS J’ai évidemment été bouleversé par les nouvelles que j’ai reçues au Printemps et à l’été 1972. Des événements bien difficiles à interpréter, surtout de loin : un procès politique terminé par des grâces présidentielles, le retour bizarre et la mort brutale de l’ancien roi 543
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NTARE. Puis un énorme coup de commando, suscité par des maquis de TANZANIE ou du ZAÏRE et par leurs complices bahutu de la rive Est du lac TANGANYIKA. C’était fin avril 1972. Plus d’un millier de Batutsi sauvagement massacrés dans le sud du pays. Là-dessus, une répression où il est difficile de démêler la panique, la peur, l’action psychologique de quelques politiciens. Plusieurs dizaines de milliers de Bahutu, surtout parmi ceux qui avaient fait une scolarité un peu plus poussée, en ont été les victimes, dans des conditions atroces66. Parmi les nombreuses personnes que je connaissais et que j’aimais, on ne m’en voudra pas de souligner la perte de dix-neuf prêtres, de deux religieuses, de six frères. Dans ce pays aux 2/3 baptisé et où j’avais admiré la qualité de l’évangélisation la ferveur des jeunes chrétientés, il y a de quoi se poser des questions. UNE NATION AUX TYPES MÊLES La colonisation allemande puis belge s’est trouvée devant un royaume, une véritable nation composée de trois éléments, mêlés les uns aux autres et parlant la même langue. (Je mets à part un quatrième élément beaucoup moins assimilé et qui vit dans ce qui reste de forêt : quelques milliers de pygmoïdes appelés batwa) : – les Baganwa (ba est le préfixe qui marque le pluriel) appartenant aux quatre familles fournissant tour à tour les rois et qu’on pourrait appeler « les Grands », – les Batutsi (15 % ?), qui seraient, selon une thèse très contestée, les descendants des « Hamites » ayant remonté le NIL avec leurs troupeaux de bovins à la recherche de l’eau et de l’herbe, – les Bahutu (80 % ?), qui seraient des Bantous plus anciennement installés dans le pays… En tout cas, ce qui existe actuellement, ce sont deux types de vie rurale, l’un plus basé sur l’élevage, et l’autre sur l’agriculture, l’un plus concentré sur la crête CONGO-NIL où ne pousse même plus le bananier, l’autre plus présent dans les parties moins hautes du pays. Ce sont aussi deux types morphologiques, mais qui, au BURUNDI, ont été beaucoup plus mêlés par les alliances que dans les autres royaumes des Grands Lacs où la structure de population est sem-
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Voir J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier, Burundi 1972, p. 81-288. Mgr L’Heureux synthétise une analyse des événements qui avait aussi été développée par les missionnaires sur place.
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blable : le BUGANDA (ouest de l’UGANDA) et le RWANDA par exemple67. C’est tellement vrai que l’appartenance des individus à ces types est très souvent indécelable par leur physique. Et comme il est traditionnellement très incorrect de la demander, le non-initié, celui qui ne connaît pas la lignée de l’intéressé ignore s’il est tutsi ou hutu. Je connais même une étudiante en EUROPE, de « type » nettement tutsi qui n’a pas su qu’elle était « hutu » qu’en apprenant le massacre de sa famille. LES MÉFAITS D’UNE ETHNOLOGIE SIMPLISTE Les colonisateurs, imprégnés des schémas élémentaires d’une ethnologie au berceau, ont, pour gouverner, simplifié les choses. Croyant reconnaître chez les Batutsi des dispositions supérieures, pensant aussi qu’il serait plus facile de mener le pays en s’appuyant sur une masse de collaborateurs, il a accru la distinction entre les deux « ethnies » en privilégiant les Batutsi (et les Baganwa) par rapport aux Bahutu. L’École des fils de Chefs et Sous-chefs de KIHETA 68, les emplois administratifs étaient pratiquement inaccessibles aux enfants bahutu. Et il y en avait assez peu dans l’enseignement secondaire, réduit pendant longtemps d’ailleurs aux petits séminaires de missions. Certes, il y a eu, dans les dernières années 67
Cf. J.-P. Chrétien et M. Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013. 68 Giheta (écrit Kiheta à l’époque) abritait au début des années 1950 une école formant des agents subalternes de l’administration coloniale. L’enseignement secondaire était effectivement réduit aux petits séminaires (à Mugera depuis 1926 et Mureke depuis 1949) et à quelques écoles de moniteurs (pour la formation d’instituteurs en quatre ans après le primaire). Mais les élèves hutu y étaient nombreux, contrairement à ce qui se passait au Rwanda. Henry L’Heureux confond peut-être cette école avec le Groupe scolaire d’Astrida (Butare, au Rwanda) fondé par les Frères de la Charité de Gand en 1932 pour la formation de la future élite des deux pays, et où les critères de statut social et de naissance jouaient un grand rôle. Lors du passage dans la région du Groupe de travail envoyé en 1959 par le gouvernement belge, les personnes de toutes appartenances interrogées au Burundi soulignent que dans leur pays à l’époque, contrairement au Rwanda, le contentieux social n’opposait pas Hutu et Tutsi, mais d’une part Africains et Européens (vu la distorsion des salaires) et d’autre part la plupart des Burundais face aux privilèges des Baganwa. L’analyse proposée par Henry L’Heureux en 1973 traduit la confusion qui s’était établie dans les esprits sur l’évolution des deux pays en fonction de la contagion progressive, surtout depuis 1964, du modèle rwandais sur le Burundi, ce que rappelle d’ailleurs la conclusion de ce paragraphe.
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de tutelle, sous la pression des organisations internationales et aussi des syndicats belges, un certain renversement de politique. Mais il n’a fait que changer quelque peu le sens des privilèges et croître très modestement l’accession aux études. À l’indépendance, en 1962, ce pays de trois millions d’habitants n’avait que dix universitaires, dont deux bahutu seulement (mis à part les prêtres dont beaucoup avaient des grades). S’il est difficile d’affirmer que les Européens ont créé les ethnies, ils ont certainement développé les comparaisons et les oppositions, et introduit des schémas simplistes de luttes de classes. On en a bien vu les résultats au RWANDA. Une révolte pour plus de justice s’y est transformée en massacre de Batutsi et a abouti à la quasi élimination de cette « ethnie », soit réfugiée dans les pays voisins, soit végétant dans son propre pays. L’exemple du RWANDA a d’ailleurs terriblement pesé sur, les réactions des habitants du BURUNDI dans les événements de ce printemps. QUELQUES ESSAIS D’EXPLICATION Le BURUNDI ne semble pas avoir de ressources minières et donc guère d’espoir d’industrialisation. Sa vocation est toujours essentiellement agricole, et même horticole, quand on pense à la densité de cultures, sur les collines ou dans les marais, d’un pays assez fertile, mais où plus de trois millions d’habitants se partagent la surface de cinq départements français ! Pour exportations et devises, les espoirs viennent surtout du café et du thé, mais c’est encore modeste. L’élevage, même complètement revu dans ses méthodes, ne pourrait pas beaucoup se développer, faute de surfaces non-cultivées. Dans cette économie de subsistance, les modèles de promotion individuelle importés des pays industrialisés n’ont pu que poser une redoutable question. Seuls les emplois administratifs, gouvernementaux (commerciaux pour une petite part) peuvent donner accès aux modes de vie européens. L’espérance d’un jeune, c’est donc de « trouver une école », de remonter peu à peu les cascades d’une pyramide scolaire qui s’étrangle inexorablement vers le haut et d’essayer d’obtenir un emploi à l’échelle des études qu’il a pu faire. Une fois goûté le modèle européen dans les établissements secondaires ou à l’université burundaise ou étrangère, comment « retourner à la houe », reprendre l’humble vie des paysans sur leur minuscule terre, avec la paillotte au milieu de la bananeraie ? 546
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À chaque promotion, cela sent le drame. Les fonctionnaires en place tiennent à y rester. Les nouveaux diplômés attendent avec impatience. Et le budget – fort maigre – de l’État, déjà saturé par le coût de la fonction publique, n’admet pas la création d’emplois. Le revenu monétaire du pays par habitant est le plus faible du monde. Peu arrivent à se caser. Beaucoup viennent grossir le flot des chômeurs qui campent aux portes de la capitale où seuls peuvent résider – et comprend cette mesure sans laquelle la ville serait vite un volcan – ceux qui possèdent un certificat de travail. Devant ces difficultés, les vieux moyens de promotion des civilisations agraires, l’hérédité, les relations familiales ou régionales, renaissent tout naturellement. Les distinctions régionales ou « ethniques » s’y accusent et les clans au pouvoir ont tendance à monopoliser les places. Tous les pays d’EUROPE ont connu cela jusqu’à l’avènement des sociétés industrielles. Mais ils n’ont pas connu à ce point l’étroitesse, le goulot d’étranglement qui menace chaque habitant du BURUNDI qui veut sortir de sa condition de paysan misérable, ou doit bien en sortir parce que le terrain à cultiver commence à manquer. C’est dans ces conditions de concurrence que s’insinuent et prolifèrent des prétextes racistes que le BURUNDI traditionnel, hiérarchisé certes, comme toutes les sociétés agraires, mais de manière très complexe, n’avait jamais connus. C’est tellement vrai que ce « racisme » n’existe pratiquement que dans les milieux évolués. La paysannerie ne l’a connu que par entraînement. Il est le fait de nouveaux besoins, des nouveaux appétits sortis de l’invasion « sauvage » des civilisations techniques. Périodiquement, des « Bahutu » des milieux dirigeants (car il y en a toujours eu et il y en a encore) ont fomenté des complots. Ils n’ont réussi qu’à déclencher des procès et des exécutions. Cette foisci, la brutalité de l’attaque a été telle que la panique, peut-être entretenue et dirigée par des provocateurs, s’est transformée en répression et en massacre. La violence a enflammé tout le pays et a éliminé une grande partie de l’élite « hutu », beaucoup se réfugiant dans les pays voisins dans une situation de détresse lamentable. Il y a, hélas, aujourd’hui, de l’emploi au BURUNDI. La saignée a été telle qu’on cherche des instituteurs, des catéchistes, des employés.
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UNE ÉGLISE QUI S’INTERROGE Les événements ont évidemment posé des problèmes de conscience aux missionnaires européens – Car ce pays, magnifiquement évangélisé depuis trois-quarts de siècle par les Pères Blancs, rejoints aujourd’hui par des prêtres, des religieux et religieuses d’autres congrégations ou diocèses, est aux 2/3 baptisé. 4 évêques et 140 prêtres autochtones (19 hélas ! sont morts dans les massacres dont 1 Tutsi) 69 témoignent de la vitalité d’une chrétienté extrêmement attachante. Comment une telle catastrophe a-t-elle pu se produire en ce pays christianisé ? D’abord il faut souligner que cette évangélisation remarquablement adaptée à la structure rurale du pays, a mal supporté l’évolution actuelle. L’élite qui a fait des études a assez massivement pris ses distances par rapport à l’Église. L’Évangile est difficile à vivre lorsqu’on doit jouer des coudes pour « arriver ». Ce dont il faut plutôt s’étonner c’est que dans ce contexte, d’admirables exemples de générosité, de sang-froid ont été donnés. Je suis très fier de beaucoup de confrères qui ont risqué leur vie pour sauver des Bahutu. Ensuite, et là je risque de choquer les mentalités européennes actuelles, la violence en AFRIQUE, n’est pas la néantisation ou le mépris. La mort n’est pas la fin de toute relation. Et les bourreaux sont capables de prier leurs victimes. Bien sûr, pour comprendre cela, il faut dépasser le matérialisme de nos sociétés techniques, où la mort est un pur scandale, le mal absolu, le néant. Inversement, il serait affreux d’y voir une justification de ce qui reste un épouvantable drame. Enfin, il faudrait aussi peut-être balayer devant notre porte. La guerre au VIET-NAM70 a été infiniment plus scandaleuse que les massacres du BURUNDI et l’avortement, en FRANCE seulement, détruit, à froid six à huit fois plus de vies en une seule année. Le racisme américain n’a pas l’excuse de la misère, et nous laissons la faim massacrer plus de gens en ASIE. Les vieux pays chrétiens, avec leurs siècles d’imprégnation du christianisme, ont des formes plus insidieuses et plus matérialistes d’élimination et d’oppression. La
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Voir la liste de ces prêtres dans J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier, 2007, p. 244. La guerre menée depuis 1954 par les États-Unis au Vietnam, jusqu’aux accords de Paris signés fin janvier 1973. On notera, ici et plus loin, l’adhésion de ce religieux au tiers-mondisme présent à l’époque dans le christianisme social. 70
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semence de l’Évangile n’est pas donnée pour « réussir » un monde chrétien. Elle prépare le Royaume dans des cœurs convertis et bien disposés. C’est à l’heure des Ténèbres que JÉSUS a pu dire : « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde ». QUE FAIRE POUR LE BURUNDI ? Evidemment favoriser la paix et la réconciliation dans ce pays terriblement secoué. Nous n’aurons pas ce résultat en criant au génocide71, ce qui est une erreur et une injure. Au contraire, les Burundais ont besoin de reprendre confiance en eux-mêmes et les uns dans les autres. Bien sûr, en reconnaissant entre eux leurs fautes, leurs égoïsmes, leurs violences. C’est ce qu’ont demandé les cinq évêques du pays en faisant de cette année, qui devait célébrer dans la joie les 75 ans de l’arrivée de l’Évangile, une année de pénitence. Puisse un authentique et loyal climat de pacification permettre le retour des nombreux réfugiés bahutu qui survivent dans des conditions dramatiques et misérables dans les pays voisins. Il est urgent qu’ils bénéficient de la solidarité internationale, sans oublier le point de vue du gouvernement du pays72. Mais les causes des événements du printemps 72 n’ont pas disparu. Ne pas lutter contre elles serait se retrouver en quelques années, dans la même impasse. QUEL DÉVELOPPEMENT ? L’impasse, c’est le sous-développement. La solution ne peut être, au moins pour le moment, que dans un développement agricole déjà amorcé mais qui se heurte à la fois aux mentalités archaïques, peu favorables aux investissements en travail et en moyens, et aux mentalités modernes, un peu méprisantes pour les activités paysannes.
71 Soucieux d’être lucide et impartial, Mgr L’Heureux mesure mal à l’époque l’impact des massacres de mai-juin 1972 au Burundi : au moins 100 000 morts, des centaines de milliers de réfugiés et l’intériorisation d’une haine « ethnique » forgée à l’ombre de cette violence de masse. Le mot « génocide » a été vite employé par des exilés hutu, mais aussi par des observateurs étrangers dès mai 1972 (en France dans La Croix, Le Monde, Le Figaro, etc.). La clairvoyance de Mgr L’Heureux au lendemain du séjour au Burundi qui lui avait permis de voir de près cette société, tient à sa définition sociale et culturelle des origines de la crise, là où les médias voyaient une fatalité « tribale ». 72 Sur les positions de l’Église durant la crise de 1972 et dans les années suivantes, voir J.-P. Chrétien, 1979 et J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier, 2007, p. 346-358.
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Or il faut que tous reconnaissent que c’est en fait le paysan qui fait vivre le pays. C’est lui qui doit être honoré. Ce développement suppose, au plan international, un vrai renversement d’économie quant à la révision des prix agricoles, universellement défavorisés par rapport aux prix industriels. Il suppose aussi, au plan plus local, un certain désenclavement du BURUNDI, terriblement loin des côtes maritimes. Cela pourrait venir de l’expansion d’une aviation économique de gros porteurs, rendant compétitifs sur le marché les excellents produits agricoles qui devraient sortir du BURUNDI. Peut-être faut-il aussi espérer que des ententes régionales africaines équilibrent mieux la main-d’œuvre entre pays sous-peuplés et surpeuplés. On peut aussi raisonnablement penser à une éducation sérieuse face à une natalité excessive. Mais il faut aller plus loin. C’est l’élite évoluée qui tient en mains la destinée du pays. C’est sur son accession au pouvoir et aux ressources monétaires qu’elle doit s’interroger. Un enseignement trop exclusivement imité des pays industriels ne peut produire qu’une grande proportion d’inadaptés. Il faut le revoir radicalement, ainsi que le couple études-emploi, ou le couple diplôme-argent. Nos sociétés occidentales se sont bâties pendant des siècles sur un ordre social où les études ne rapportaient pas grand-chose d’autre que les joies de la culture et une habilitation à servir. Je suis persuadé que le développement réel du pays passe par l’accueil fait par l’élite à une mystique du service compétent et désintéressé. Elle pourrait donner l’exemple à tout le pays en refusant les avantages qui seraient inutiles pour sa mission et ses fonctions. En ce domaine, les permanents de l’Église (Evêques, prêtres, religieuses missionnaires comme autochtones) peuvent montrer le chemin. C’est ici qu’un esprit évangélique de pauvreté prouve son utilité pour le développement, en prenant quelque distance par rapport à des modes de vie importés et inadaptés au pays réel. Pour avoir connu l’éloquence brillante, la science des relations, la très fine culture, la courtoisie et la gaîté des vieux notables en guenilles des collines du BURUNDI, je ferais le rêve d’un peuple qui cultiverait à la fois sa terre et son esprit et donnerait au monde l’exemple urgent de la joie de connaître sans perdre la dignité des pauvres. Mais ceci est une utopie qui ne peut enthousiasmer les jeunes du BURUNDI. C’est à eux de trouver leur voie et je n’ai pas la préten550
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tion de la leur indiquer. Aussi bien ce n’est pas pour eux que j’écris aujourd’hui, ni pour le peuple du BURUNDI où j’ai trouvé, même s’il y a comme partout des profiteurs et des criminels, tant d’hommes de bonne volonté, tant d’amis et de frères. C’est à des Européens que je m’adresse, pour qu’ils reconnaissent ce qui peut venir d’eux, de leurs mentalités inconscientes, de leurs jugements et de leurs interventions, dans les malheurs et les fautes des autres. Et pour que d’aussi navrantes catastrophes ne viennent pas durcir un peu plus l’égoïsme des pays nantis en le parant des couleurs du scandale pharisaïque. L’aide aux pays sous-développés reste un devoir d’élémentaire justice. J’espère que nous, catholiques français, saurons nous en souvenir pour la prochaine campagne de carême73.
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Cette mention permet de dater ce texte sans doute vers février 1973.
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UNE MISSION DE BROUSSE AU TEMPS DU PRÉSIDENT MOBUTU (1974) É dou a rd Br ion
Il s’agit du compte-rendu d’un voyage dans les différents postes du diocèse de Kole, au Nord Kasaï, dans l’actuelle République Démocratique du Congo, où s’est rendu le père Édouard Brion, Belge, supérieur religieux de la vice-province de Wallonie de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. Il y était invité par le supérieur de la Province du Zaïre soucieux de favoriser la venue de nouveaux missionnaires. Ce récit fait partie d’une correspondance interne adressée individuellement aux membres belges francophones de la Congrégation. Il est extrait d’une série de « Lettres du vice-provincial » envoyées périodiquement entre 1973 et 1976. Pour le père Brion il s’agit d’une découverte et sa lettre donne bien les principales caractéristiques de la mission au Zaïre qui l’ont frappé. Le contexte politique, économique et culturel est celui de la « zaïrianisation » commencée en 1971, exaltation de nationalisme (retour à « l’authenticité ») voulue par le Général Mobutu. Les énormes richesses – minières surtout – de cette ancienne colonie belge ont été progressivement nationalisées, accélérées par une première grande crise économique en 1973. Ces réalités pèsent sur le climat général palpable dans ce journal de voyage.
Je crois intéressant de livrer ces impressions sur des situations qui évoluent continuellement et qui sont très difficiles à imaginer à distance. Le but de ces informations est de faire mieux comprendre et estimer le travail de nos confrères dans le milieu où il s’exerce. Ce travail dont nous sommes responsables pour notre part :
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Samedi 30 mars [1974]. Arrivée à l’aéroport de Kinshasa1 un peu après 5 heures du matin. J’accompagne l’évêque de Kole, Mgr Van Beurden, qui rentre après six mois de repos en Belgique. Le chauffeur de la procure de Scheut nous attend, ainsi que l’abbé Betshindu, un des deux prêtres du diocèse de Kole qui termine une licence en théologie à l’université de Kinshasa (ex-Lovanium) ; il est accompagné de quelques prêtres du diocèse de Tshumbe, voir de celui de Kole. Tous ont passé la nuit à attendre l’avion qui a dix heures de retard. Avec Sabena, on y était (finalement)2. Sur l’autoroute qui nous ramène en ville, vers 6 h, c’est déjà la grosse circulation. Sur les accotements, la foule se hâte vers l’école, le bureau ou l’usine. On longe des usines et de grands bâtiments sur lesquels on lit : « Office national du café », « Office national des oléagineux », « Office national des fibres textiles », « Office national du caoutchouc naturel » : ce sont d’anciennes compagnies commerciales privées qui ont été « reprises » suite aux mesures du 30 novembre dernier et sont devenues des entreprises d’État3. On rencontre aussi l’Office des routes. Les gens disent gentiment « Office des trous » ou « Office dérouté ». Humour… noir. Jusqu’au mercredi 3 avril. Quelques jours à Kinshasa. Nous logeons à la procure des Scheutistes4, grosse bâtisse en briques, gardée jour et nuit par une sentinelle (civil) et deux gros bergers allemands : les vols ne sont pas rares. Qu’est-ce que cette procure ? À la fois un lieu stratégique et un lieu de rencontre. Lieu de rencontre : les missionnaires de différentes congrégations, en route vers l’Europe ou venus faire des achats, y convergent, apportant des échos de tous les coins du pays. On voit peu de jeunes. Conversations sereines. On parle beaucoup du dernier événement : le départ des commerçants blancs (grecs, portugais et pakistanais) suite aux mesures du 30 novembre. Et les missionnaires ? Une mesure d’expulsion semble
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En provenance de Bruxelles. Allusion à la célèbre publicité de la compagnie belge : « Avec la Sabena vous y seriez déjà » placardée dans toute l’Afrique précédemment colonisée par la Belgique. 3 Mobutu, qui a fait son coup d’État en 1965, a commencé à privatiser les principales compagnies minières dès 1966. 4 Religieux membres de la Congrégation du Cœur Immaculé de Marie dont la maison mère est située au quartier de Scheut à Anderlecht, dans la banlieue de Bruxelles. 2
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exclue, mais leur vie risque de devenir de moins en moins supportable et ils pourront être pratiquement forcés de regagner « l’Europe » (on parle peu de « la Belgique »). Lieu stratégique, proche du centre de la ville avec ses bureaux et magasins. Ses entrepôts peuvent facilement faire parvenir équipements et vivres aux missions de l’intérieur par le port fluvial tout proche. La procure fait office de banque. Elle intègre un complexe plus vaste comprenant une école primaire, un collège, un cinéma, un presbytère et l’église SainteAnne, ancienne cathédrale. J’y suis pour la messe de dimanche : messe en français avec dialogues en latin, nombreux Européens, assistance bien habillée et clairsemée, peu de communions et de participation aux chants. À la sortie, je tombe sur le frère du père Guy5, Léon. À proximité de la procure, l’artère principale de Kin6 , le boulevard du 30 juin (date de l’indépendance7), le long duquel se construit le plus haut bâtiment de la ville : l’immeuble de la Société Générale des minerais, filiale de la Société Générale de Belgique. Le soir, on a l’occasion de regarder la télévision. Elle n’existe qu’à Kin et Lubumbashi, mais les ingénieurs français ont installé dans tout le Zaïre de grands pylônes pour amener partout les émissions par rayon laser. Le journal télévisé (Zaïre – actualités) dure de 8 à 9 h. Il s’ouvre et se termine par deux séquences. La première montre le président acclamé dans les différentes régions (provinces) du Zaïre, dont les noms apparaissent sur l’écran. La seconde montre un ciel parcouru de nuages d’où émerge progressivement l’effigie hiératique du président. Aux interruptions et pannes, des slogans sont scandés : « Mobutu, l’unique espoir, notre sauveur, le messie ». Les différentes parties du journal sont introduites par des extraits, toujours les mêmes, du discours de Mobutu à l’ONU le 4 octobre dernier. Peu connu en Belgique, ce discours a eu un grand retentissement à l’ONU, où Mobutu s’est affirmé comme le porte-parole de l’Afrique, et continue à façonner les mentalités au Zaïre, où il est continuellement repris à la radio et parvient ainsi jusque dans les coins les plus reculés. Ce discours est un réquisitoire contre les blancs, oppresseurs 5 6 7
Le Père Guy Coning, que nous retrouverons plus loin. Désigne couramment Kinshasa. 1960.
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des noirs, et un plaidoyer pour l’authenticité et les valeurs africaines. Sur une autre scène mondiale, le Zaïre rend présent pour la première fois le continent africain : le championnat mondial de football à Munich en juin 74. Le Zaïre s’est qualifié en remportant la coupe d’Afrique en janvier dernier. Des taxes obligatoires ont été levées dans tout le pays, jusqu’au village le plus reculé, pour récompenser les vainqueurs. Nous profitons de notre séjour pour rendre visite aux paroisses de Ste-Thérèse et de Ste-Agnès, où les pères belges travaillent. En compagnie de l’abbé Betshindu, nous sommes accueillis également par les sœurs espagnoles qui ont une communauté à Kole. Mercredi 3 avril. Départ pour Kinanga (ex-Luluabourg8) à bord d’un DC 6 (quadrimoteur à hélices). Nous survolons des bois, des plaines, des fleuves, parfois une route, quelques habitations de-ci delà. Impression d’un immense pays vide, non peuplé. Nous sommes hébergés à la procure de Scheut de Kinanga. Arrivé au Zaïre depuis 5 jours, j’ai l’impression de n’avoir pas encore quitté la Belgique, tout au plus d’avoir passé la frontière linguistique. À la procure, les hôtes de passage sont peu nombreux, mais les entrepôts sont considérables. Dans la cour stationnent une bonne trentaine de véhicules de tous calibres : camions, voitures (VW), Land Rover. La plupart portent le sigle : « Economat de l’Archidiocèse de Kinanga ». Tout est au nom de l’archevêque, le Zaïrois Bakole, conformément au décret du 30 novembre. C’est un va et vient continuel de voitures et de camions chargés de ciment, de fer à béton, de fournitures classiques… À quelques kilomètres se trouve le reste des installations : la résidence de l’archevêque et du provincial scheutiste, une grande imprimerie, des garages, des écoles et les « boucheries de l’archidiocèse » ainsi que le mentionnent les en-tête du papier à lettre. Jeudi 4 avril. Le jour se lève. Quelqu’un siffle la Marseillaise : « Aux armes citoyens » ; c’est le perroquet de la procure. Kinanga est la deuxième ville du Zaïre (cinq cent mille habitants) et est très agréable par sa fraîcheur (600 mètres d’altitude) et les massifs de fleurs qui poussent à profusion. Les magasins sont presque vides, suite au départ des commerçants. 8
tisées.
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Dans le cadre de la « zaïrianisation » un très grand nombre de villes ont été débap-
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Dans l’archidiocèse, tout comme en d’autres endroits (Inongo, Gemena), la pastorale locale ne repose plus sur les catéchistes mais sur les pasteurs (balami en tshiluba) : il s’agit d’hommes mariés ayant une bonne formation intellectuelle et qui sont responsables des communautés locales. Ils jouent aussi un rôle d’animateurs pour le développement. Vendredi 4 avril. Départ pour Kole. Deux heures de vol plein nord dans un petit avion appartenant à l’archidiocèse et piloté par Chris, un jeune américain du Peace Corps. Cet avion, où deux ou trois personnes peuvent prendre place, vient chaque mois à Kole pour apporter le traitement des enseignants de tout le diocèse ainsi que des commandes de Kinanga. Le gros de l’approvisionnement extérieur du diocèse de Kole (essence et mazout pour les véhicules, pétrole pour les frigos, farine, conserves…) parvient par bateau sur le Sankuru jusqu’au beach de la mission d’Idumbe. Le retour de l’évêque ne passe pas inaperçu : à l’aérodrome, présence de pères et de sœurs de Kole, personnalités locales ; à la mission, les écoliers font la haie. Du 5 au 9 avril. Séjour à Kole. Kole est la résidence de l’évêque et la communauté (pères, sœurs, laïcs) la plus nombreuse (dix-huit personnes dont douze nouveaux venus). Plus un perroquet très bavard qui siffle à longueur de journée : « Ah ! si j’étais resté près de ma mère » et d’autres choses du même genre. Après Ishenga (résidence du responsable diocésain de l’enseignement/supérieur provincial et du procureur) et Idumbe (centre d’approvisionnement et résidence du vicaire général), ces trois postes constituent en quelque sorte le noyau du diocèse autour duquel gravitent les autres postes (…). La mission de Kole est à cinq km de tout lieu habité (cela depuis l’exode de six mille Batetelas en 1964). La population résidant sur place est surtout composée des écoles où travaille aussi la plus grande partie du personnel de la mission (huit personnes sur dix-huit). Ces écoles (primaires et secondaires) sont dirigées par des Zaïrois. L’autre grosse activité comprend les ateliers (menuiserie mécanique, garage, four à briques) occupant plusieurs dizaines d’ouvriers et quatre personnes de la mission. Les locaux de la mission (habitation) ont tout le confort moderne, ils sont de construction récente et sont très spacieux. 557
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La nourriture est la même qu’en Belgique (à part les pommes de terre qui manquent souvent). Depuis septembre dernier, une communauté de sœurs est arrivée : une Zaïroise et quatre Espagnoles9. Elles forment ce qu’on appelle une « petite communauté ». Elles refusent d’avoir et de diriger leurs œuvres ; elles préfèrent s’insérer sur place avec les Zaïrois et vivre de leur salaire. Deux travaillent à l’école, une à l’hôpital de Kole, une s’occupe de la formation des femmes dans les villages et une autre de la catéchèse. Chaque samedi soir, pères, sœurs et laïcs se rassemblent pour l’eucharistie et un repas en commun. Le père Charles-Marie a installé une ligne téléphonique entre les pères et les sœurs. Samedi, nous allons à la poste de Kole chercher le courrier comme chaque semaine. La poste est un petit bâtiment en briques. Dans un coin de la pièce, l’arc et les flèches du postier. Au mur, une affiche de la « Journée mondiale des communications ». La poste est située dans la « zone », agglomération artificielle où l’on voit un camp militaire commandé par un adjudant, un hôpital d’État dirigé par un médecin formé à Montpellier, des petits magasins, un bar-bordel exploité par le député local (« commissaire du peuple »). On vient de défricher un emplacement pour y construire bientôt une église, un presbytère et une maison des sœurs. J’oubliais presque de mentionner les locaux où se trouve l’administration de la zone sous la responsabilité d’un commissaire de zone. Dimanche, fête des Rameaux, très appréciée par les gens dans tout le Zaïre. À Kole, l’assemblée liturgique est composée des écoles et de la mission. Chants en français et en lingala, messe en otetela célébrée par l’évêque. Très bonne participation de l’assemblée. Le mercredi 10 avril, je pars avec le Père Werner10 qui va célébrer Pâques à Ishenga, et un couple qui va passer ses vacances à Idumbe. L’état des routes ne permet pas de se déplacer en voiture ordinaire ; on se déplace en Land Rover ou en camion (avec double traction et réducteur de vitesse). Deux heures de route, dont un passage en bac
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Elles font partie de la Congrégation « Missionnaires du Christ Jésus » fondée en Espagne en 1944. 10 Werner Schmitt, de nationalité allemande.
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nous mènent de Kole à Ishenga, mission riante et aérée à la limite de la plaine et de la forêt. Personnel de la mission : 5 personnes adultes, dont un couple (prof et infirmière) avec deux petits enfants, termine son terme dans quelques semaines et ne sera pas remplacé. Résidence du seul père routier du diocèse : le père Willibald Vermeire qui part régulièrement en tournée pour un ou deux mois (catéchisme, sacrements, médicaments, vêtements). Le frère Jef Steegen s’occupe d’une trentaine d’ouvriers pour la construction de la mission (on construit pour l’instant une église en dur) et une menuiserie où tout se fait à la main. Là réside le provincial qui est en même temps l’administrateur diocésain des écoles. L’enseignement est de loin l’activité la plus importante du diocèse, tant par le nombre de personnes qui y travaillent directement (enseignants) ou indirectement (constructions, ameublement) que par les finances qui y sont engagées. Il faut dire que, pour la population locale également, l’école est une position clé et joue un rôle unique dans le processus social. Dans le diocèse, la vie collective de la majorité des gens est restée fondamentalement ce qu’elle était depuis des temps immémoriaux : basée sur l’égalité et l’entraide, dans le cadre de la tribu, et en liaison avec le monde des esprits et des ancêtres toujours vivants. Par la colonisation, un autre type de vie sociale a fait irruption : une vie sociale déterminée essentiellement par les grandes sociétés industrielles en quête de matières premières et orientées par le profit et l’argent. La participation à ce processus comme salarié ou fonctionnaire, apparaît aux yeux de tous, comme désirable, profitable et prestigieuse. Chacun désire ardemment entrer dans la compétition, sortir de ses forêts et vivre à l’européenne (tout en restant marqué par la croyance aux esprits). Ce désir est d’autant plus vif que le départ des blancs a laissé un grand nombre de places à occuper. Or, dans la compétition sociale, l’arme absolue (avec l’entraide tribale) c’est le diplôme, d’où l’importance capitale de l’enseignement et de l’école. Et l’importance aux yeux des gens, des missions et des missionnaires, qui sont littéralement contraints de toujours développer davantage le réseau scolaire. On pourrait m’objecter qu’actuellement au Zaïre, il y a ce recours à l’authenticité, cette recherche des valeurs propres et ancestrales. Je répondrai par une citation : « D’un côté, les individus cherchent à se détacher un à un de la masse pour monter dans le nouvelle échelle 559
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sociale en se dépouillant autant que possible de leurs traditions culturelles. De l’autre, des élites déjà acculturées s’engagent souvent dans une surenchère des valeurs culturelles africaines qu’elles utilisent à des fins politiques conservatrices. On brandit le drapeau du nationalisme culturel tandis que les instituts de culture et les mass media sont complètement orientés par les puissances de l’argent. » (L. Hurbon, Revue du Clergé Africain, juillet 1972)11. Le jeudi 11 avril, nous arrivons à Idumbe, le grand ranch du diocèse et l’endroit où l’on aime aller se détendre à l’occasion des vacances. La mission est située au sommet d’une plaine agréablement vallonnée et bien aérée. Le village se trouve tout près de la mission. Un gros village qui a compté mille habitants il y a quelques années et qui en compte encore près de huit cents. Le personnel de la mission compte sept personnes, dont cinq nouveaux venus (un Flamand, deux Suisses romands12, deux Hollandaises). Ici aussi, les installations sont considérables. Habitation, garage, église, hôpital, un village pour les ouvriers de la mission, un lieu d’accostage (beach) sur la rivière Sankuru et une route privée de 25 km pour y arriver, une piste d’atterrissage privée de sept cents mètres pouvant recevoir des bimoteurs et, last but not least, vingt mille hectares de plaine, dont huit mille sont utilisés pour un troupeau de deux mille têtes de bétail (sous la direction du frère Jef Van Thielen avec deux laïcs). Jusqu’ici le bétail servait uniquement à procurer de la viande aux missions et, avec l’enseignement et les subsides du Saint Siège, assurait les entrées financières du diocèse. Il y a maintenant un projet pour initier les gens à l’élevage de gros bétail. Un autre projet vise à procurer des tracteurs à la population groupée en coopératives, afin qu’ils puissent amener les produits des champs jusqu’à la route et les écouler. Chaque mission, sauf Dekese, trouve ses propres rentrées financières et ne dépend pas de la caisse centrale. Ces rentrées proviennent souvent des médicaments et produits divers vendus à la population à un prix très inférieur au prix courant. Arrivé à Idumbe en fin de matinée, je continue sur Dekese dans l’après-midi avec Laurent qui était venu me chercher. Nous comptons 11
« Mission et politique », p. 426-427. Membres de « Frères sans frontières », laïcs missionnaires de Suisse Romande, secrétariat général à Fribourg. 12
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arriver à temps pour l’office du jeudi saint, à 17 h. Il y a septante cinq km à parcourir et un bac à passer. Après vingt km nous constatons que le ressort de la Land Rover s’est cassé dans un des nombreux nids de poule. Demi-tour sur Idumbe pour réparer. Quand nous y arrivons, l’office est terminé. On passe la nuit et, le lendemain matin, on répare et on repart. Vendredi 12 au mardi 17. Dekese. Le plus ancien poste du diocèse. Un des pionniers, le père Alphonse Goemaere nous dit dans quelles circonstances il a été fondé : « En 1931, les tribus locales (Ndengese, Basongomeno, Yaelima) en eurent plus qu’assez de ces blancs qui mêlaient de tout. Sous la direction de Nsimba et se croyant invulnérables aux balles grâce à leurs gris-gris, ils se soulevèrent contre les envahisseurs. Une première victoire mit la joie aux cœurs, mais des renforts furent envoyés et les fusils eurent raison de flèches. À la joie succédèrent une rancœur tenace et le désir de vengeance. Néanmoins, le gouvernement belge voulait le bien de ces populations. Chez eux aussi notre civilisation devait pénétrer. C’est pourquoi il fallait des missionnaires. Or, dans toute l’étendue du territoire, il n’existait aucune mission et les missionnaires n’avaient pas encore pris contact avec les indigènes. Le gouvernement s’adressa donc à la Congrégation de la Propagation de la Foi. Les Pères Picpus reçurent du Pape la mission de prêcher l’Évangile chez les Ndengese13. » On comprend que le premier accueil ne fut pas très chaud et que les débuts furent difficiles. La mission de Dekese est située en bordure de l’agglomération. Cette agglomération (la « zone ») comme Kole, n’est pas un vrai village, mais une création artificielle où les habitants peuvent être considérés comme des étrangers ou des déracinés, plus accueillants aux nouveaux venus que dans les villages. On y trouve l’administration de la zone, un athénée14, un grand hôpital dirigé par un médecin formé à Moscou. La proximité géographique de la mission et le caractère plus ouvert de l’agglomération sont des conditions pour des contacts plus faciles avec la population, conditions qui rencontrent le désir de la communauté. Comme partout, la mission comprend 13
Traduction française d’un texte dactylographié rédigé par le père Alphonse Goemaere, sans date, trouvé à la mission de Dumba lors du voyage en question. 14 Établissement secondaire de l’enseignement public, à l’origine pour garçons.
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l’habitation, l’église, le village des ouvriers et l’école. À côté de l’école primaire, un collège d’humanités littéraires vient d’être construit pas le frère Pedro15, rentré maintenant en Espagne. Le personnel de la mission comprend 3 personnes : 2 dans l’enseignement (Laurent Dauwe et Pierre Romnée) et le recteur-curé (Guy Coning). La communauté est d’expression française. Vendredi à 17 h ont lieu les offices. Tout se fait en lingala. On commence par un chemin de croix en plein air, à travers le village de la mission. Climat très recueilli ; on sent que les gens apprécient les cérémonies à l’extérieur. Ensuite adoration de la croix et communion dans une église bien remplie. Chants en grégorien par la chorale et chants en lingala repris avec ferveur par toute l’assistance. Les commentaires et les chants sont assurés par le directeur de l’école primaire Baondje. À l’occasion, il se charge aussi de la prédication. Samedi soir, veillée pascale. Prévue pour 17 h, elle commence à 18 h, quand tout le monde est là. À nouveau, église pleine et climat de ferveur et de recueillement. Après la célébration, la communauté et quelques enseignants se retrouveront à la mission pour le verre de l’amitié. Dimanche de Pâques, j’accompagne Laurent pour la messe dans un petit village à 5 km (Bolonga). Messe en plein air, sous un toit de branchages. Un enseignant dirige les chants. En général, les gens sont bien habillés. Ils y attachent une très grande importance. Les hommes portent sandales, pantalon et chemise. Les femmes ont une blouse et une longue jupe formée d’une pièce d’étoffe multicolore enroulée autour des hanches. Il n’y a que certaines femmes adultes qui ont la poitrine découverte. Les jeunes, jamais. En ce qui concerne la pratique religieuse, j’ai été étonné de la trouver assez faible. Pratiquement personne à la messe quotidienne et assez peu le dimanche. Il y a une baisse très nette depuis les derniers mois. Les discours du chef de l’État, prônant l’authenticité et le rejet des idéologies importées et attaquant « l’exploitation et la domination du noir sur le sol de ses ancêtres par l’étranger blanc », sont interprétés, à tort ou à raison, en défaveur du christianisme. Les gens, surtout les notables, craignent d’afficher leur foi religieuse. La jeunesse, qui écoute beaucoup la radio, semble très marquée par toute cette campagne. Certains, par contre, ne se laissent pas impressionner. 15
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Pedro Pérez Ramos, de nationalité espagnole.
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Le mercredi 17, départ pour Kole, avec halte et logement à Idumbe. Une retraite est en effet projetée du 19 au 23 pour les prêtres et les sœurs et pour les enseignants zaïrois. C’est ainsi que le P. Guy, le directeur Baondje, quelques enseignants et moi prenons la route jusque Idumbe, où nous arrivons pour le dîner. Dans le village, une équipe ambulante du MPR (Mouvement Populaire de la Révolution) est occupée à faire de « l’animation ». Ce terme a, depuis quelques mois, un sens tout à fait particulier au Zaïre. Il s’agit de danses collectives accompagnées de chants et de slogans en l’honneur de Mobutu. Cela a lieu chaque jour dans les écoles et de temps en temps dans les villages. Des « animateurs » professionnels, qui sont grassement payés, parcourent les coins les plus reculés du pays pour faire danser les gens. À Idumbe, il s’agissait de sélectionner les meilleures danseuses pour une tournée qui aura lieu en Europe en juin et juillet prochain. Jeudi 18 au mardi 23 à Kole. « Dans le cadre de l’Année Sainte annoncée lors de l’audience générale du 9 mai 1973 par le Saint Père, Sa Sainteté le Pape Paul VI, le diocèse de Kole vient d’organiser une retraite de tous les prêtres et directeurs des écoles primaires et secondaires. Du 19 au 23 avril 1974, un groupe de cinquante retraitants, dont huit prêtres, cinq sœurs et quarante laïcs engagés, parmi lesquels trente sept directeurs, ont passé un très agréable séjour dans le recueillement et le ressourcement spirituel. Il convient de noter que la retraite a été prêchée par un célèbre prédicateur, le R. P. Raymond Dupas qu’accompagnaient nos deux Séminaristes, les Abbés Mposodi et Ndjundju. » Ouvrant la retraite par une cérémonie symbolique d’un feu allumé devant l’église, le responsable diocésain de la pastorale, l’Abbé Lutula, souligna que cette retraite se situait dans le contexte de l’Année Sainte et qu’elle devait être placée sous le signe de la conversionréconciliation. Mais auparavant les retraitants ont écouté le père Charles-Marie16 qui leur a donné la signification de ce feu. Notons que c’est la première fois que le Diocèse organise une telle rencontre. Quelle fut notre joie de constater que l’Année Sainte 16
Charles-Marie Collet.
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s’annonce non seulement fructueuse pour le diocèse dans sa lutte pour l’unité, mais aussi du fait que cette retraite a ouvert la voie à de nouvelles méthodes et procédés d’évangélisation. » Ainsi s’exprime l’abbé Lutula dans l’introduction du compterendu de la retraite. L’abbé Lutula est un des deux premiers prêtres zaïrois du diocèse, ordonné en automne 1972. Les réunions sont à nouveau permises, mais l’abbé a tenu à informer le commissaire de zone de cette retraite et lui a remis le compte-rendu final. Le P. Dupas, prédicateur, est un scheutiste limbourgeois, professeur de droit canon au grand séminaire de Kinanga. Il y avait en parallèle deux conférences par jour, d’un côté le P. Dupas parlait aux prêtres et sœurs, de l’autre, les deux séminaristes parlaient aux enseignants. À midi, eucharistie commune concélébrée. Après-midi, un carrefour des deux côtés. Le soir, le P. Dupas donnait une conférence sur le mariage aux directeurs. Celles-ci, centrées sur l’amour entre les époux, l’égalité des sexes et la paternité responsable, ont été une véritable révélation pour la plupart. En fait, cette retraite a été une réflexion sur la pastorale dans le diocèse, dans une optique d’Année Sainte. Dans un des carrefours, on évoqua longuement la baisse de la pratique religieuse. On se rendit compte qu’il fallait davantage faire appel aux laïcs pour accomplir une partie des tâches pastorales et aussi pour entrer dans des conseils paroissiaux encore à former. Une autre question brûlante est celle des langues : lingala ou otetela ??? La question a été traitée également chez les directeurs. Aucun accord ne s’est dégagé. Un autre problème abordé : la recrudescence de la polygamie, surtout parmi les directeurs d’écoles catholiques. Cette question sera reprise avec les directeurs dans un carrefour commun, qui est aussi une première dans l’histoire du diocèse. Dans ce carrefour, les laïcs ont joué un rôle prépondérant. Ils ont pris conscience d’être l’Église et de la nécessité de s’engager. Ils ont demandé aux missions et aux missionnaires d’être plus accessibles et plus ouverts aux laïcs chrétiens. Ils ont abordé le problème de la polygamie, la jugeant inadmissible pour un enseignant chrétien et prévoyant divers types de mesures visant à éliminer le mal. Pour préparer l’Année Sainte, on prévoit : un panneau dans les églises, une prière spontanée, une prédication par un laïc, un pèlerinage à un lieu à préciser, une collecte, si minime soit-elle, pour sensibiliser les gens à leur responsabilité. 564
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La retraite s’est terminée par une célébration pénitentielle, par un repas commun, enseignants, prêtres et sœurs, dans la bonne humeur et, pour finir, une danse collective à la zaïroise. La retraite fut une première bien réussie grâce au concours de chacun et malgré les difficultés Samedi 27 au lundi 29 En route vers Lomela. Un pont s’est effondré sous le poids d’un camion à la hauteur de l’ancienne mission de Loto, par où le chemin est le plus direct. Nous devrons donc faire un détour par Lodja : 450 km au lieu de 250. J’accompagne le père Jef De Wachter, d’Elingampangu. Il est venu, comme chaque fin de mois, chercher le traitement des enseignants de Lomela et Elingampangu. On voyage en camion. Le premier jour, nous prenons la route pour Ishenga. À la sortie de Kole, on passe la Lukenie en bac. Celui-ci est formé d’un assemblage de barques en métal et équipé d’un moteur à essence. Pour pouvoir passer, il faut prêter sa batterie et de l’essence, car les deux font défaut. Il y a peu, il fallait également fournir une bougie et des vis platinées. Les autres bacs situés sur le territoire du diocèse fonctionnent bien pour l’instant. Celui de Dekese est tout neuf, avec deux gros moteurs diesel et cabine de pilotage surélevée. Sur la route directe Kole-Lomela, un autre bac traverse la Lufute, un affluent de la Lukenie. Il est formé de pirogues en bois, maniées à la rame. Malgré qu’il soit branlant, il ne tombe jamais en panne. Pour arriver à Lomela, il faut passer un bac d’un autre type. Un câble est tendu à deux mètres au-dessus de l’eau. Sur ce câble coulisse une poulie à laquelle est attaché le bac. Le bac étant légèrement de travers par rapport au courant, celui-ci fait dériver lentement le bac vers l’autre rive. Jamais de panne non plus. Quel que soit le système de locomotion, le matabiche (pourboire) est un accélérateur efficace. L’État vient de demander au diocèse d’entretenir ces bacs et de transmettre aux passeurs leur salaire. C’est déjà le diocèse qui transmet les pensions de vieillesse (sinon elles se perdraient dans les poches du fonctionnaire). Dans certains diocèses, comme à Inongo, c’est un père qui dirige l’entretien des routes. Parlons-en de ces routes. De mauvais chemins de terre où il y a tout juste place pour une voiture et où les nids de poule sont nombreux : on est secoué comme un prunier et les ressorts en prennent 565
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un coup. Certaines parties sont profondément creusées par des ornières ou par l’érosion, si bien qu’on risque de rester embourbé, comme cela m’est arrivé trois fois. En sortir prend parfois des heures et beaucoup de transpiration. Parfois le chemin, lorsqu’il est dur et lisse, est rendu si glissant par l’humidité et la pluie que, pour peu que la côte soit un peu raide, les roues patinent et il est impossible d’avancer. Autre pépin fréquent : un arbre en travers du chemin : cela ne m’est heureusement pas arrivé. Il faut dire aussi que ces interminables routes parcourues cahin-caha à petite vitesse s’enfoncent dans l’épaisseur moite et fétide de la forêt vierge, étrangère à l’homme, impénétrable et monotone. Rarement on traverse un village, au milieu de l’effarement des poules et des cris joyeux des enfants. Après toute une journée sur ces routes, on arrive à la nuit tombante (6 h) éreinté. Avant d’être un ensemble de personnes ou de bâtiments, le diocèse de Kole est d’abord une interminable route à travers les plaines et les forêts. Pour arriver à Lomela, nous devons passer par le diocèse voisin de Tshumbe, où travaillent les passionnistes17. La relève zaïroise y est bien assurée : un évêque, beaucoup d’abbés (15), une congrégation de religieuses, une de frères ainsi qu’un petit séminaire à Otutu où nous passons dire bonjour : c’est là qu’étudient les futurs prêtres du diocèse de Kole. Le matin même on avait enterré un jeune élève mort d’une malaria cérébrale. En fait, concernant la question d’un petit séminaire, le diocèse de Kole se trouve devant un dilemme. D’une part, il est très difficile d’envoyer les futurs prêtres de Kole à Otutu, car les élèves y sont en majorité Batetela, et ceux-ci ont dû quitter Kole en 1964. Les dispositions ne sont pas des plus favorables, on le comprend. D’autre part, il est impossible de constituer un petit séminaire complet à Kole : la population est insuffisante. Et que penser d’un petit séminaire sous forme d’internat à côté d’un collège où les petits séminaristes suivraient les cours (Kole, Lomela) ? La formule ne semble guère suffisante. La solution prévue actuellement est d’ouvrir une deuxième année de cycle d’orientation à Ishenga qui regrouperait les candidats possibles et verrait qui peut continuer à Otutu. Cette question du 17 Membres de la Congrégation religieuse de la Passion de Jésus-Christ, fondée en Italie par Saint Paul de la Croix en 1720.
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séminaire est d’ailleurs liée à l’avenir du diocèse de Kole. Celui-ci sera-t-il maintenu ou serait-t-il démantelé et les parties adjointes à des diocèses existants ? Dans ce cas-ci, la question du séminaire ne se pose plus. Cette question devra être tranchée pour 1975. De Otutu nous partons sur Lodja où nous passons la nuit. Lodja est un centre important et la mission aussi, dans le genre de la procure de Kinanga. Elle est dirigée par un abbé zaïrois. Le lendemain nous partons pour Lomela. Mardi 30 avril au mardi 7 mai. Lomela. La mission de Lomela est une mission double : Lomela St-Joseph, située à l’écart, à quinze km du centre de Lomela, et Lomela St-Paul, en bordure de l’agglomération. À côté de l’église et des écoles existantes, on y construit actuellement un collège qui doit commencer ses activités en septembre prochain. La mission de Lomela St-Paul est habitée actuellement par le directeur du Cycle d’Orientation et sa famille ; il doit exercer les fonctions de curé laïc, mais ses fonctions ne m’ont pas paru très clairement précisées. Comme laïcs formés dans le diocèse, il y a actuellement deux catéchistes qui ont reçu une formation de deux ans à Inongo. Ils rentreront en service vers le mois de septembre, un à Dekese, l’autre à Idumbe. La mission de Lomela St-Joseph ou Vangu est formée par l’habitation (le seul bâtiment à étage de tout le diocèse), l’église, le village de la mission, les écoles : un internat pour les filles (une cinquantaine) et des humanités littéraires pour garçons (le cycle complet sera atteint l’an prochain). Le personnel de la mission comprend le recteur, deux enseignants et l’abbé Lutula qui est en même temps directeur des humanités et responsable de la pastorale dans le diocèse. À partir de septembre, il s’occupera, avec le père Charles-Marie et une sœur espagnole, de l’animation pastorale dans le diocèse. L’agglomération de Lomela est du même type que celle de Kole et Dekese, mais beaucoup plus peuplée : la région de Lomela contient à elle seule la moitié de la population du diocèse. On y trouve un médecin (rwandais) et un hôpital de l’État beaucoup plus petit que les trois autres (Idumbe, Dekese, Kole). De plus, cette population a davantage le sens du travail et semble plus à même de continuer ce qui a été fait par les Belges. De là une attitude plus impatiente visà-vis de la présence blanche. 567
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Ceci pose la question des relations entre les missions et la population environnante. En général, les gens considèrent la mission comme un lieu d’approvisionnement auquel on a droit (comme au magasin). En même temps, il y a une certaine envie pour tout ce qui s’y trouve et qui semble tellement mieux que ce qu’ils ont : grandes habitations en dur, frigidaire, boissons et nourriture en abondance (en particulier, la viande), camion, Land Rover, personnel domestique, phonie, électricité, eau courante, douche, wc à chasse… Les plus jaloux sont certainement les autorités locales qui sont loin d’atteindre ce niveau de vie : le médecin se déplace à moto. Une autre source de tension vient des conflits de pouvoir. Les missions disposent d’une grande autorité aux yeux des gens et ont des possibilités de toucher l’autorité supérieure. Elles sont donc un pouvoir rival ou concurrent. Cela se manifeste surtout à l’occasion des exactions de tout genre que les autorités locales (administration, police, armée) font subir à la population qui s’en plaint à la mission. Celle-ci s’oppose aux autorités locales en faisant éventuellement appel aux autorités supérieures. De tels cas d’exactions ne se comptent plus : loin de tout et sans moyens de communications, la population est désarmée. Voici quelques échantillons. À E., un soldat demande un verre d’alcool à la femme du directeur d’école. Il le reçoit, ne le paie pas et exige dix-sept zaïres (un zaïre = deux dollars) d’amende de la femme, parce qu’elle vend de l’alcool en dehors des heures permises. Le père intervient en disant que le soldat doit, lui aussi, payer une amende, car il a bu de l’alcool pendant ses heures de service. L’affaire en reste là. À I., le chef de collectivité donne des amendes nombreuses et diverses à différentes personnes, dont les ouvriers de la mission, qui s’en plaignent. La chose arrive aux oreilles de l’évêque qui fait établir une liste avec le nom des personnes taxées, le montant de l’amende et si l’amende a été reconnue par un reçu. Cette liste est remise à l’autorité supérieure et le chef est révoqué. À E., le chef de collectivité envoie un policier à l’internat de la mission, avec un ordre écrit d’amener une fille avec qui un fonctionnaire de l’Office National des Fibres Textiles puisse passer la nuit. La fille résiste, dépose plainte avec l’appui du missionnaire. Conséquence : le chef est déposé.
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Près de I., des militaires venant arrêter le capita du village et diverses personnes ont ligoté également une jeune fille de quatorze ans. Le père, présent par hasard, annonce aux militaires qu’il va prendre une photo du groupe et l’envoyer au commissaire de la Région. La jeune fille est immédiatement relâchée. On comprend que de telles interventions provoquent le ressentiment de la part des autorités locales. De même, dans un sermon, parler de justice est considéré comme subversif et là, c’est le missionnaire qui risque d’être dénoncé aux autorités supérieures. Un jour j’accompagne le frère Marc Cornelis qui visite son dispensaire de Pama, à une soixantaine de kilomètres. Un infirmier zaïrois en est responsable. Il soigne les lépreux et ne refuse pas les autres malades, qui sont bien plus nombreux. Les maladies les plus courantes sont les vers intestinaux et la tuberculose. Dans d’autres tribus, 80 % de la population adulte est atteinte de maladies vénériennes. Dans le diocèse, six personnes travaillent à temps plein dans le secteur médical. Il y a aussi une dizaine d’infirmiers zaïrois. Dans certaines missions, c’est le curé qui procure des médicaments aux gens qui se présentent. À deux cent cinquante km d’ici se trouve la mission d’Elingampangu que je n’ai pas eu l’occasion de visiter. Le mardi 7 mai, nous partons pour Dumba et Kole, sans trop savoir si le pont de Loto est réparé. Il paraît que oui, mais les renseignements sont peu sûrs. Sinon il faudra rebrousser chemin et repartir par Lodja, ce qui nous ferait en tout sept cent cinquante kilomètres au lieu de quatre cents. Heureusement le pont est réparé et nous arrivons à Dumba après avoir roulé longtemps sous la pluie et avoir été embourbés une fois. Une chose qui me frappe la vue, dans tous les villages qu’on traverse, c’est la présence des Kimbanguistes. Au début, en 1921, il s’agissait d’un mouvement prophétique politico-religieux anti-blanc. Actuellement le mouvement s’est figé en institution ecclésiastique sur le modèle missionnaire. Ainsi, ils se regroupent en « missions » en bordure des villages, autour d’une église et d’une école. Pour le reste, les diversités sont très grandes au point de vue doctrine, discipline (attitude envers la polygamie) et attitude envers l’Église catholique. On est frappé de voir la grande expansion qu’ils ont prise 569
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en très peu de temps : depuis 1959, date où le gouvernement n’a plus mis hors la loi leur Église. Les missionnaires ne semblent guère impressionnés par leur prolifération. La coquette mission de Dumba est située au milieu de plaines, dans une région fort reculée et très étrangère aux événements du pays. Ici le missionnaire a gardé son autorité d’antan. La mission est occupée par deux personnes : le curé et un professeur. Il fait très calme. La radio et la phonie apportent les échos du monde extérieur. Depuis deux ou trois ans, chaque matin vers 8 h et vers 10 h tous les postes de mission communiquent en français par émetteur-récepteur (phonie), ainsi les nouvelles circulent très vite. Le poste de Kole est en communication avec Kinanga et Kinshasa. La radio apporte les nouvelles du monde : Bruxelles, Brussel, Addis Abeba, France-Inter. Il y a aussi des journaux et des revues qui arrivent avec pas mal de retard. Vues d’ici, ces nouvelles paraissent souvent lointaines, beaucoup insignifiantes. On est dans un autre monde. Après une journée passée à Dumba, nous partons sur Kole. De là nous gagnons Kinanga par la route. J’accompagne le frère Marc Cornelis qui part en congé et avec qui j’ai fait Lomela-Kole. Le 9 nous sommes à Kole, le 10 à Ishenga, le 11 à Idumbe, le 12 à Mweka, chez les Pères Joséphites, le 13 à Kinanga. J’aurai passé 38 jours dans le diocèse et parcouru plus de deux mille km par plaines et forêts. En revoyant pour la première fois une route en asphalte, à l’entrée de Kinanga, je n’en crois pas mes yeux. Une telle route, toute banale prend des allures miraculeuses. Kinanga et Kinshasa semblent plus proches de Bruxelles et de l’Europe que de l’intérieur du pays, tant par le mode de vie que par les possibilités de communication. Je profite d’un après-midi pour visiter le grand séminaire et les trois séminaristes de Kole. Le séminaire est situé sur une hauteur, en dehors de la ville, non loin du champ d’aviation. Les séminaristes habitent des pavillons comprenant six chambres et une pièce commune autour d’une pelouse. Ils sont ainsi répartis en équipes regroupant des séminaristes de différents diocèses. On y donne la théologie pour tous les séminaristes des deux Kasaï (oriental et occidental). Le premier cycle est à Kabwe, à soixante km de là. Deux questions semblent le plus préoccuper les grands séminaristes de Kole : le petit
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séminaire qu’ils voudraient voir ouvrir dans leur diocèse et le développement agricole de leur région. En guise de conclusion au récit de mon passage dans le diocèse de Kole, je ne puis mieux faire que reproduire la lettre que j’ai écrite le 15 mai de Kinanga à chaque confrère de Kole : J’arrive au terme de cette visite, faite, comme vous savez, suite à des invitations répétées du Père Provincial. Je suis très heureux d’avoir pu prendre un contact direct avec votre travail et votre vie, ainsi qu’avec le milieu dans lequel ils s’insèrent. Tout cela est inimaginable et incompréhensible à partir de la Belgique. J’ai été aussi très content de retrouver les confrères provenant de la vice-province et de nombreux compagnons de scolasticat. Enfin, j’ai beaucoup apprécié la retraite à Kole : on ressent la nécessité d’un ressourcement spirituel et l’opportunité d’intégrer les enseignants dans la pastorale. J’ai été particulièrement frappé par les conditions difficiles qui affectent votre travail. Difficultés de toujours : distances énormes, communications difficiles, population clairsemée, isolement qui aggrave les inévitables conflits de personnes. Il faut aller sur place pour réaliser ce que cela veut dire. Difficulté de l’heure : incertitude de l’avenir et appréhension d’être peut-être réduits à devoir quitter le pays ; démêlés avec ceux qui font subir toutes sortes d’exactions à la population. Que toutes ces difficultés ne vous fassent pas perdre courage. Tenez bon le plus longtemps possible en préparant la relève sur place, comme vous avez commencé à le faire. Tout cela est facile à dire, penserez-vous. Oui, bien sûr, mais je le dis quand même, car je le pense. Vous pouvez d’ailleurs continuer à compter sur notre aide et notre appui, dans la mesure de nos moyens, sans oublier l’union dans la prière et l’information mutuelle. Bien vôtre dans la même mission.
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CHRÉTIENS EN ALGÉRIE (1994-1996) TEXTES DE MGR TEISSIER A n n ie Le nobl e-Ba r t 1
Avec la collaboration de Mgr Teissier pour certaines notes
Mgr Teissier, archevêque émérite d’Alger (depuis 2008, date à laquelle il s’est retiré à Tlemcen), arabophone, est un témoin privilégié de la situation algérienne2 et ces deux interventions de lui nous ont semblé résumer toute la complexité des problèmes auxquels ont été confrontés les catholiques – et plus largement les chrétiens en Algérie. Après l’hémorragie de 1962, la communauté s’est enrichie de coopérants et d’Africains venus du sud du Sahara, migrants bloqués provisoirement (?) là ou étudiants bénéficiaires d’une bourse du gouvernement algérien. Au moment où sont écrits les textes ci-dessous, Mgr Teissier occupe ses fonctions depuis 1988 mais il a été auparavant coadjuteur du Cardinal Duval pendant huit ans. Ancien évêque d’Oran (1973-1980), il avait été ordonné prêtre pour le diocèse d’Alger en 1955 et sa famille était enracinée dans le pays. Il partage ainsi toutes les inquiétudes des Algériens et des étrangers quand la situation s’est crispée en 1992 avec l’annulation des élections (où le Front Islamique du Salut – FIS – avait obtenu une large victoire) et l’interruption du processus électoral en cours, provoquant des flambées de violence qui vont perdurer.
échanges avec les prêtres Retraite sacerdotale, 9 septembre 1994 Ce texte de l’archevêque d’Alger a pour contexte le premier attentat visant explicitement des expatriés. Il a coûté la vie, le 8 mai 1994, 1 Qui a passé toute son enfance en Grande Kabylie, seule fille et seule Européenne de l’école de Tirmitine. 2 Cf. Laetitia Vans, Mgr Teissier Une vie pour l’Algérie, Le Jour du Seigneur Édition, Paris, 2009.
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au frère Henri Vergès3 et à la sœur Paul-Hélène Saint-Raymond, religieuse des Petites Sœurs de l’Assomption (1927-1994). Des groupes avaient publié le 29 octobre 1993 une condamnation à mort de tous les étrangers, notamment des chrétiens et des juifs, avec effet au 1er décembre suivant, date de la rédaction par le père Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibharine4, de son testament. Par delà cet « échange », document interne, nous avons ici un état de la situation générale de l’Algérie en filigrane et la position de catholiques engagés.
1. La gravité de la crise pour notre Église II est inutile de souligner la gravité de la crise de société que connaît l’Algérie. Notre Église, qui a toujours vécu dans une grande fragilité depuis l’indépendance, est maintenant vidée de la quasi totalité des laïcs étrangers à l’exception de quelques diplomates bloqués dans leur ambassade et des étudiants africains. Même les laïcs algériens sont atteints par la crise. Près de la moitié des catholiques algériens du diocèse sont partis5 ces dernières années ou se préparent à le faire. Beaucoup d’épouses de foyer mixte sont aussi parties ou se cachent6. Neuf communautés religieuses de l’intérieur du diocèse ou de la périphérie du Grand Alger7 ont dû se replier ailleurs, en Algérie, au Maghreb ou en Europe. Plusieurs de nos institutions de service8 ne pourront sans doute pas rouvrir leurs portes. Nos communautés paroissiales sont réduites à de tout petits groupes de prêtres ou religieuses. Si les menaces proférées étaient mises à exécution, en cas d’échec des tractations en cours actuellement entre le pouvoir et le F. I. S., d’autres départs deviendraient nécessaires. 3
Né en 1930, il est entré très jeune chez les Maristes. Arrivé en 1969 en Algérie, il a été enseignant puis, en 1988, il est nommé directeur de la bibliothèque de l’archidiocèse d’Alger, dans la Casbah. C’est là qu’il est assassiné. 4 Cette orthographe est préférée par Mgr Teissier à toutes les autres. 5 Evalués par Mgr Teissier à une centaine sur les 200 encore présents. 6 On parlait de 20 000 foyers mixtes avant la crise. 7 Quatre communautés des Filles de la Charité, une de Sœurs blanches, une de Salésiennes, une de Sœurs de Besançon, une de Petits Frères de Jésus, une de Sœurs Augustines Missionnaires. 8 Des structures comme les Centres féminins de la Kasbah et de Miliana, ou la bibliothèque des lycéens de Ben Cheneb.
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Et, très grave, aussi pour l’avenir, le renouvellement du groupe des permanents (prêtres, religieuses et laïcs missionnaires) qui n’avait jamais cessé depuis l’indépendance, est actuellement stoppé par la crise. En particulier les quatre prêtres que nous attendions ont dû renoncer à venir en Algérie pour le moment.
2. Assurer la liberté de chacun Dans cette crise, je voudrais d’abord affirmer à nouveau la liberté de chacun. C’est un motif de joie et d’action de grâces de constater que la totalité des prêtres et des religieux et la quasi totalité des religieuses restent disponibles pour assurer un témoignage chrétien dans cette situation difficile. Mais chacun devra continuer, si la situation s’aggrave, à aider ceux dont il est proche, à prendre librement les décisions qui conviennent dans son contexte particulier. Nous ne sommes pas tous dans le même environnement. S’il faut que quelques-uns prennent un peu de distance pendant quelque temps, voici quelques suggestions : – certains peuvent désirer aller faire un temps d’élargissement des horizons au Moyen-Orient, par exemple ou dans un institut de formation. – D’autres peuvent profiter de cette année pour aller aider l’une des Églises du Maghreb, par exemple en Libye ou en Mauritanie, d’où nous parviennent des appels plus pressants (lettre de Mgr Martinelli9). – Ceux qui sont encore assez jeunes pour le faire devraient profiter des mois qui viennent pour apprendre une langue utile au ministère qui nous attend après la crise : anglais, kabyle, ou refaire de l’arabe. Pour quelqu’un qui partirait en France, peut-être y aurait-il un ministère à assurer, au nom de notre Église, auprès des chrétiens algériens et auprès de tous les amis algériens réfugiés en France10.
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Mgr Giovanni Martinelli est évêque de Tripoli. Finalement un prêtre est parti en Tunisie, un autre à Lyon à l’Institut catholique, un autre à la Secrétairerie d’État ; les religieuses ont été plus nombreuses à quitter le pays. 10
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Il nous faut aussi, autour de nous, assurer aux religieuses et aux missionnaires laïcs, la liberté de leur choix. Je connais au moins deux personnes permanentes de la mission qui, l’an dernier ont reçu des menaces les visant personnellement et qui n’ont pas osé ou qui n’ont pas voulu en parler ni à leur communauté, ni aux prêtres qu’elles connaissaient. Par la grâce de Dieu, ces personnes ont pu atteindre la fin de l’année scolaire/pastorale/ sans avoir été touchées, mais elles ont vécu une telle tension que maintenant elles n’ont pas pu revenir à leur poste. Il aurait mieux valu qu’elles partagent l’an passé, sur le champ, le problème qui était le leur. Ceci peut se reproduire. Je vous demande avec insistance de me prévenir immédiatement si vous ou quelqu’un de votre communauté est personnellement menacé. Nous prendrons tout de suite et, ensemble, les mesures qui s’imposent.
3. Approfondir le sens de notre mission dans cette crise Mais pour ceux qui sont appelés à rester, il est clair que la crise elle-même approfondit les fidélités à notre vocation : – fidélité à notre Église d’Algérie, qui en tant qu’Église, si petite soit-elle, ne peut pas disparaître, ne doit pas disparaître. Même réduite à peu de choses, elle garde tout son sens – pour les chrétiens qui restent, – pour les Algériens qui nous connaissent, – pour le pays comme entité, – pour tous ceux qui, hors d’Algérie, regardent vers nous, prient pour nous, demandent pour nous le courage de la foi, de l’espérance et de la charité dans la crise. – Nous avions déjà exprimé un certain nombre de choses à ce sujet lors de la rencontre des prêtres, en juin. Gérard Colomb les a résumées pour le prochain numéro de Rencontres 11 : fournir des espaces de liberté ; être présent quand des personnes cherchent le sens de leur vie, de la religion, etc.
11 Prêtre du diocèse d’Alger, alors curé de la paroisse d’Hydra. Rencontres est le bulletin diocésain local.
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– Pour éclairer notre mission actuelle, je voudrais rappeler quelques dimensions particulières de notre témoignage par rapport aux différents groupes que je viens d’énumérer.
3.1 Par rapport aux chrétiens qui restent II est clair, que comme groupe, nous avons une responsabilité grave de fidélité aux chrétiens algériens. Nous ne pouvons laisser seuls ceux que Dieu a appelés à être avec nous, l’Église de ce pays. Dans une crise grave comme celle que nous traversons, nous leur devons le soutien de la vie sacramentelle, de la foi et de la fidélité apostolique. Mutatis mutandis, il faut dire la même chose des étudiants africains, des épouses de foyer mixte, et des personnes âgées restées dans leur quartier. Ils ont droit à notre ministère quand les structures mêmes de leurs ambassades souvent ne peuvent plus les rejoindre là où ils sont.
3.2 Par rapport à nos amis algériens. La plupart de nos amis nous disent que nous devrions, pendant quelque temps, nous mettre à l’abri. Et c’est peut-être ce que l’un ou l’autre d’entre nous doit faire ou devra faire – ou a déjà fait – compte tenu de son lieu personnel de témoignage. Cependant, il est clair que si l’on veut notre départ, c’est parce que nous sommes différents. Et c’est là aussi la raison pour laquelle on veut aussi éliminer certains de nos amis algériens. Avec eux nous contribuons à affirmer notre droit humain fondamental : le droit à la différence. C’est pourquoi, la plupart de nos amis, voisins ou partenaires algériens, perçoivent aussi notre fidélité à la présence et au service – si nous décidons de rester – comme l’expression d’une solidarité, d’une fidélité profonde qui donne son sens plénier à ce que nous avons vécu avec eux jusqu’à ce jour. Un peu comme dans l’engagement de fidélité conjugale qui promet, devant Dieu, un amour pour les temps de bonheur et de malheur. Nous sommes nombreux à constater d’ailleurs que le partage avec nos partenaires algériens s’approfondit, à la mesure même de la gravité des questions posées. Beaucoup de questions importantes sont posées maintenant par des interlocuteurs de tous les milieux avec un vrai désir 577
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de comprendre et de dépasser les réponses toutes faites qui, trop souvent, dans le passé, donnaient un caractère artificiel au dialogue.
3.3 Par rapport au pays comme entité Certains groupes extrémistes affirment qu’ils veulent purifier la terre algérienne en nous faisant partir. Mais la société algérienne tout entière serait marquée dans l’avenir par cette faute, si les extrémistes arrivaient au bout de leur projet. D’ailleurs, nous avons reçu, en divers lieux, des témoignages qui prouvent que certains des responsables de la contestation islamiste ne veulent pas notre départ, ou n’acceptent pas que violence nous soit faite. Ce n’est pas général, mais c’est important là où cela est vrai. Par rapport au pays comme groupe, il y a aussi – comme nous l’avions rappelé à la rencontre du presbyterium12 de juin – tous ceux qui continuent leur travail grâce à qui nous avons de l’électricité, du gaz, les produits essentiels etc. Faire son travail là où l’on est c’est prendre sa part de cet effort de fidélité au poste de travail. La rentrée scolaire mettra en évidence le courage de ceux qui vont assumer leur responsabilité d’enseignants ou même simplement de parents… En restant, contrairement à ce que croient certains courants extrémistes, nous travaillons pour l’avenir du pays. Et ils s’en rendront compte un jour. L’islam triomphant est toujours satisfait de pouvoir montrer qu’il a des minoritaires. Je ne dis pas que nous aurons à accepter n’importe quel pouvoir musulman, ni n’importe quel type de situation pour rester. Cela c’est un autre problème que nous aurons à discuter si nous sommes un jour dans un État islamiste.
3.4 Par rapport à ceux qui nous soutiennent hors d’Algérie. En cherchant la fidélité à la présence et au service dans la crise, nous prenons sur nous l’espérance de beaucoup de personnes : L’espérance des Européens d’Algérie dont notre départ ferait sombrer définitivement l’Église de leurs origines. 12
Le diocèse d’Alger comptait environ 80 prêtres et religieux et 200 religieuses au début de la crise. Il faut y ajouter à ces permanents de l’Église le groupe des laïcs missionnaires.
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L’espérance de dizaines de milliers de coopérants qui depuis l’indépendance se sont passionnés pour la tâche humaine et spirituelle qui était la nôtre pendant toutes ces années et que notre départ interrogerait profondément sur ce qu’ils ont vécu ici. L’espérance de tous les militants en Europe de la défense des droits de l’émigré, de l’étranger – et aussi des militants du dialogue – dont l’action et le témoignage seraient compromis par notre élimination. L’espérance des chrétiens du Moyen-Orient à qui notre disparition donnerait une raison de plus pour douter de la possibilité d’un vrai respect entre chrétiens et musulmans. L’espérance des musulmans ou des Maghrébins émigrés à qui l’on retirerait le droit à la parole en argumentant de notre élimination en Algérie.
4. Des motivations spirituelles pour traverser la crise Le premier janvier 1992, entre les deux tours de scrutin, j’avais adressé une lettre à la communauté dans laquelle je soulignais que rien ne pourrait nous empêcher de vivre de l’Esprit des Béatitudes. Spirituellement, comme Abraham offrant le fils de la promesse, nous sommes invités à faire l’offrande de tout ce qui a compté pour nous jusqu’à ce jour dans notre mission en Algérie : des amis qui partent ou s’éloignent par prudence ; des relations auxquelles il faut renoncer pour ne pas mettre en péril nos hôtes ; des déplacements qui nous mettaient en lien avec d’autres secteurs de la vie du pays ; des services que nous pouvions rendre mais qui maintenant seraient indiscrets ; plus profondément, c’est notre vocation même à la relation trans-frontière, à l’amitié islamo-chrétienne, au dépassement des distances culturelles éthiques ou religieuses, qui est mise en cause par les groupes qui voudraient notre départ. Ce fait même montre la gravité des fractures existantes entre groupes humains autrefois séparés par l’histoire ou l’identité, mais le dépassement de ces fractures est justement notre vocation et notre mission. Prendre une plus claire conscience du fossé que certains veulent creuser, c’est aussi mesurer l’importance du travail accompli par ceux qui cherchent à construire des ponts et des passerelles. On ne les
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construit que s’il y a des artisans de cette construction sur les deux rives du fossé. La menace qui pèse sur tous les artisans de cette œuvre de paix, nous établit dans une situation de dépendance, de fragilité, de faiblesse, mais comme le disait le P. Sanson13, c’est dans cette faiblesse que Dieu peut montrer sa force. Spirituellement, cette fragilité nous fait revoir notre mission comme un don de Dieu dont l’avenir ne nous appartient pas. Les dimensions de conformation à Jésus dans sa Passion que le P. Sanson évoquait hier au soir, rejoignent aussi, très profondément, notre identité chrétienne. Le disciple n’est pas au-dessus du maître. Il y a un aspect de refus de notre présence par certains courants de la société algérienne qui nous place dans cette suite du Christ (sequela Christi) exprimé par la phrase de l’Évangile « Celui qui veut me servir, qu’il prenne sa croix et se mette à ma suite. »
5. Quelles tâches concrètes accomplir pendant cette période de crise ? Depuis un an, nous nous sommes déjà dit les uns aux autres ce que je viens de rappeler. Mais au seuil d’une nouvelle année pastorale, certains d’entre nous se trouvent privés de leur tâche pastorale habituelle. Nous sommes disposés à entrer dans les attitudes spirituelles que j’ai rappelées, mais encore faut-il avoir quelque chose à faire. Il n’y a pas de réponse à donner à cette question en assemblée générale. C’est chaque personne qui est invitée à venir dialoguer pour que l’on trouve avec elle les réponses à sa situation particulière. Pour tous on peut cependant souligner que ce temps de jachère pastorale doit être un temps pour l’offrande de soi, un temps pour une prière plus généreuse, un temps pour une formation théologique, humaine ou linguistique, un temps pour un enrichissement de la correspondance, un temps pour l’accueil plus attentif et plus généreux de ceux qui viennent nous trouver, un temps pour une relation renouvelée avec les religieuses, les chrétiens Algériens, et les autres prêtres, surtout les isolés. Il y a aussi la recherche à faire pour mettre en place de nouvelles structures de service ou de présence qui soient mieux adaptées à la
13 Jésuite franco-algérien, chercheur au CNRS, directeur du Centre Spirituel de Ben Smen et auteur d’une trentaine d’ouvrages.
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situation. Ne prenons que l’exemple de Ben Cheneb14. Il est clair que nous ne pouvons pas reprendre les choses comme elles étaient, qu’il faut travailler avec les associations de parents, pour trouver une nouvelle solution, où les Algériens soient davantage partie prenante. Les sœurs de la Casbah se posent des questions semblables. Le C. C. U.15 aussi cherche à algérianiser davantage son équipe. Parmi les tâches aussi, il y en a une toute simple qui était évoquée par le P. Sanson hier et qui consiste à mettre en ordre nos affaires, ce qui sera important si nous disparaissons, mais aussi, plus simplement si nous sommes contraints de quitter rapidement le lieu où nous vivions.
Conclusion Tout ce qui vient d’être dit demeure évidemment soumis aux événements qui vont se produire, puisque c’est notre vocation, comme Église d’Algérie, de porter le trésor de l’Évangile dans la précarité de notre dépendance par rapport aux choix que la communauté algérienne fait. Si nous marchons finalement vers une société où les courants islamistes joueront un rôle déterminant nous aurons à situer notre témoignage à l’intérieur de ce nouveau contexte en fonction de la liberté d’action qu’il nous laissera ou ne nous laissera pas. Si nous traversons une période de chaos, il faudra sans doute se mettre à l’abri pendant quelque temps si on nous en laisse la possibilité. Mais ce que nous savons c’est que rien ne peut nous empêcher de recevoir l’appel à vivre des Béatitudes et à chercher à y répondre. L’appel aux Béatitudes n’est pas un appel pour les temps faciles mais pour tous les temps, à commencer par les temps difficiles. Henri Teissier
14 Bibliothèque pour les lycéens située dans la Casbah où furent tuées les deux premières victimes de la communauté chrétienne. 15 Centre Culturel Universitaire, géré par les Jésuites, ouvert à une dizaine de milliers d’étudiants algériens musulmans, de toutes disciplines.
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Au-delà des sacrifices de notre Église, accueillir un héritage… trop riche pour nous Exposé aux prêtres à la fin de la retraite sacerdotale, 13 septembre 1996 Ce nouveau texte de Mgr Teissier a deux ans de plus que le précédent : la situation a empiré puisque les catholiques déplorent déjà cinq attentats contre eux avec la mort de cinq religieuses, de quatre Pères blancs16, de sept moines de Tibharine (21 mai 1996) et de Mgr Claverie, dominicain, évêque d’Oran (1er août 1996 ; il avait succédé à Mgr Teissier17), juste avant cette retraite. Occasion de faire un nouveau bilan, de préciser certains points et de confirmer des positions de principe.
Introduction : la situation actuelle La situation demeure grave car la violence demeure à un niveau élevé, même si les médias ne sont pas toujours autorisés à en parler. Même si le nombre des exactions et des violences hebdomadaires diminue cela n’aura pas nécessairement des conséquences immédiates pour nous. Les attaques contre notre communauté ont rendu évident que nous étions une cible médiatique. Nous pouvons donc redouter, plus encore que par le passé, d’être à nouveau frappés. Cependant, je constate qu’en dehors de ma protection et de celle qui est imposée au P. Thierry Becker18, les responsables de la sécurité ne semblent pas, après l’attentat contre le P. Claverie, nous imposer de nouvelles mesures de protection. On ne peut pas écarter, cependant, l’hypothèse que cela nous soit demandé dans tel ou tel lieu.
16 Cf. A. Duval, C’était une longue fidélité… à l’Algérie et au Rwanda, Éditions Médiaspaul, 1998. 17 De nouveaux ouvrages rapportent des écrits de lui : P. Claverie, Quel bonheur d’être croyant ! Vie religieuse en terre algérienne, Cerf, Paris, 2012 ; P. Claverie, Là où se posent les vraies questions. Lettres familiales 1975-1981, Cerf, Paris, 2012. Précédemment avait été publié Lettres et messages d’Algérie, Karthala, Paris, 1996. Des films ont aussi été réalisés sur lui par des cinéastes musulmans, cf. Merci Pierre de Kamal Boualem (Adonide films). La pièce de théâtre Pierre et Mohamed est sortie en DVD (Le Jour du Seigneur Édition, Paris, 2012). 18 Vicaire général du diocèse d’Oran.
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Dans le diocèse, tous sont revenus, à l’exception des sœurs du Cardinal19, et se disposent à reprendre leurs activités en leurs divers lieux. Sauf exceptions à discuter avec les intéressés, chacun a même son travail et, souvent plus qu’il n’en peut faire. Sur ce fond de tableau, je propose quelques remarques situées à un autre niveau.
1. En ce moment personne d’autre que nous ne peut être ici la présence du Christ, de son Évangile et de son Église. C’est nous qui sommes là, comme chrétiens en Algérie, dans cette étape difficile de l’histoire du pays et personne ne peut, actuellement, nous remplacer. Certes, chacun de nous demeure libre de quitter le pays s’il estime qu’il ne peut pas durer dans le contexte particulier où il se trouve, compte tenu de son tempérament propre, de la réduction trop grande des activités dans son secteur particulier, ou pour d’autres raisons (familiales, de santé etc.). Ailleurs, il y a des personnes qui auraient peut-être plus de capacités pour vivre cette situation, un meilleur équilibre psychologique, une plus grande intelligence des enjeux politiques, une connaissance de l’islam mieux informée, une vie spirituelle plus profonde, etc., mais elles ne sont pas là et elles ne peuvent pas venir prendre notre place, compte tenu de la situation. En ce moment – plus tard on verra – la fidélité de l’Église au peuple algérien ne peut passer que par nous. Il faut, certes, chercher des relèves par exemple en Afrique Noire, au Moyen-Orient, et on le fait, mais elles ne sont pas pour cette année compte tenu de la situation.
2. Beaucoup d’Algériens regardent notre petit groupe comme un signe d’espérance. Les menaces qui nous visent ne sont qu’une partie de la grande menace qui vise toute la société algérienne. Cette situation nous
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Il s’agit de la Communauté des Sœurs Augustines Missionnaires qui tenaient la résidence du Cardinal Duval décédé le 29 mai 1996… jour où furent découvertes les têtes des sept moines. Elles ont quitté l’Algérie ensuite.
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rapproche de nos voisins et nous met, en quelque sorte, en condition d’égalité avec tous ceux sur qui pèsent ces menaces. Pour cette raison beaucoup d’Algériens qui, auparavant, ne prêtaient guère attention à notre existence sont aujourd’hui conscients que notre groupe a aussi sa signification propre dans la vie du pays. Étant eux-mêmes menacés parce qu’ils sont différents, pour une raison ou pour une autre (par leur sexe pour les femmes, par leurs idées pour d’autres, par leur langue et leur culture pour d’autres encore), beaucoup qui se sentent menacés en raison de la différence qu’ils incarnent perçoivent dans notre « différence » à nous, une chance pour la société. Après nous avoir conseillé le départ au début de la crise car ils craignaient, pour l’honneur du pays ou de l’islam, que nous soyons atteints, il perçoivent maintenant, dans les épreuves qui nous frappent, que notre présence donne un signe de notre fidélité à leur peuple, ce qui les émeut et soutient leur espérance. Ainsi une Église qui pourrait n’être qu’un service cultuel pour une minorité, devient-elle de plus en plus, aux yeux de quelques-uns au moins, un élément précieux dans la résistance commune et l’affirmation du droit au respect des différences, voire même un signe d’un Dieu autre et d’une autre compréhension de la religion.
3. Beaucoup, hors d’Algérie aussi, comptent sur nous, pour que nous donnions un témoignage évangélique de solidarité dans ce temps de crise. Si nous sommes les seuls à pouvoir, en ce moment, assurer la présence du Christ, de son Évangile et de son Église dans le pays, beaucoup de chrétiens, à l’extérieur de l’Algérie nous soutiennent de leur prière, de leur solidarité spirituelle, de leur attention à ce que nous vivons. En effet il se trouve que la situation dans laquelle nous nous trouvons a fait de notre communauté un signe évangélique perçu par beaucoup de chrétiens et d’hommes de cœur hors de l’Algérie comme un message important pour l’Église et l’avenir de la foi, sans doute à cause de sa gratuité et de ce caractère d’engagement absolu que la crise implique. Mieux que quiconque, nous connaissons notre faiblesse, notre petit nombre, nos forces déclinantes, notre moyenne d’âge élevée et la relative insignifiance des tâches qui nous sont laissées dans le 584
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contexte. Et pourtant de cette faiblesse, Dieu et la situation ont voulu faire un signe qui donne fierté chrétienne et espérance évangélique à de nombreux frères et sœurs, chrétiens ou hommes de bonne volonté, hors d’Algérie et qui soutient beaucoup d’Algériens dans leur combat pour l’espérance. Au-delà de nos faiblesses nous devons donc discerner la grandeur de la vocation qui nous a été donnée à cause même de la situation, à cause des risques qui pèsent sur notre avenir et ceci malgré l’insignifiance de nos moyens, de notre nombre et de nos personnes.
4. Un héritage spirituel qui nous dépasse de toute part. La signification nouvelle donnée à notre Église par la situation n’était, jusqu’à présent, perçue que par un petit nombre de personnes à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Algérie. L’assassinat de nos frères moines et du P. Claverie, ainsi que la mort du Cardinal, venant après les autres assassinats contre des membres de notre communauté, tout cela a fait peu à peu connaître notre existence et notre vocation à un nombre croissant de personnes, en Algérie, parmi les musulmans, et à l’extérieur de l’Algérie parmi les chrétiens ou des hommes de bonne volonté de références diverses. La manifestation de notre vocation propre, à un grand nombre de personnes, en a élargi la signification pour la société algérienne, pour l’islam, pour l’Église et même pour la relation euro-arabe. On dirait qu’en quelque sorte la situation nous échappe. Nous sommes devenus un enjeu pour des ensembles plus larges que notre petit groupe. C’est comme si nous avions, soudain, reçu un trop grand héritage qui dépasserait notre capacité à le gérer. Et pourtant cet héritage c’est à nous qu’il a été légué, car il n’y a pas d’autres héritiers possibles sur cette terre algérienne, en ce moment, que notre petit groupe.
5. Un appel à vivre quotidiennement notre vocation, désormais signe pour un grand nombre. Malgré notre petitesse, c’est donc nous seuls qui pouvons vivre cette vocation que beaucoup regardent en Algérie et à l’extérieur, vocation dont les dimensions et les significations ont été développées et élargies par le sacrifice de nos frères et sœurs. 585
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Nous avons, pour la vivre, à renouveler les fidélités quotidiennes de chacun là où il est. La grandeur de notre vocation a été manifestée par le sacrifice de nos frères et de nos sœurs, mais cette grandeur était faite de leurs fidélités quotidiennes. Ceci apparaît très clairement dans le sacrifice de nos frères moines. Nous ne savons rien des derniers instants de nos frères. Mais ce qui a été, désormais, dévoilé dans leur mort et qui fait signe à beaucoup, ce sont leurs fidélités quotidiennes toutes simples qui s’exprimaient à travers la célébration de l’office, à travers les relations avec les voisins et les menus services qu’elles entraînaient, à travers l’accueil spirituel et les collaborations de travail. Dans le livre Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie20, c’est la vie ordinaire du monastère qui est exprimée. Ce sont donc nos fidélités quotidiennes qui sortent grandies de toutes ces épreuves. Pour vivre ces fidélités quotidiennes nous avons désormais l’héritage spirituel laissé par nos frères et sœurs. Il appartient, certes aussi, à l’Église universelle, à leurs familles spirituelles ou charnelles mais il nous appartient d’abord à nous dans sa spécificité qui est d’être un héritage spirituel enraciné dans une vie quotidienne en Algérie.
6. Beaucoup nous demandent d’avoir le courage et la générosité spirituelle nécessaires pour rendre raison de ce que sont nos fidélités dans cette situation exceptionnelle. Nous sommes écrasés par les sollicitations de la presse et de l’édition écrite ou audiovisuelle. Il est très difficile de gérer correctement la demande d’information qui nous est adressée. À cause de nos épreuves beaucoup veulent comprendre ce que nous vivons et pourquoi nous le vivons. Les médias s’efforcent de répondre à ce besoin21. Dans le même temps il nous faut garder la discrétion qui convient, compte tenu de notre petit nombre, de notre condition minoritaire et des menaces qui pèsent sur nous. La vie de nos frères moines était un secret de Dieu. Elle a été manifestée par leur sacrifice. Nous avons pu en comprendre le sens
20
B. Chenu, Sept vies pour Dieu et l’Algérie, Bayard/Centurion, Paris, 1998. Mgr Teissier lui-même a répondu à de nombreuses interviews et a participé un peu partout à des débats suivant la projection du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux (2010). 21
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en découvrant le testament de Christian22 et les autres textes de la communauté rassemblés dans Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie. Nous n’avons pas tous le don fait à Christian d’exprimer notre vocation et celle de notre communauté dans des confidences spirituelles d’une qualité telles qu’elles l’immortalisent. Mais nous devons nous aider les uns les autres à nous dire ce que Dieu et la situation nous conduisent à vivre. Un bon exemple de cet effort nous a été donné par le P. Gabriel PIROIRD23 dans sa méditation sur notre vocation à travers les images du Vendredi saint et du Samedi saint. Les religieuses d’Alger ont aussi rassemblé les témoignages donnés à leur journée de mai dernier24. Un autre exemple de l’importance de nous exprimer nos raisons de vivre nous avait été donné par les Sr Esther et Caridad25 et leurs compagnes à travers le compte-rendu de leur journée spirituelle vécue quinze jours avant leur sacrifice26. II nous faut donc rendre raison de l’espérance qui est en nous, non pas seulement sous forme posthume mais dès à présent dans le quotidien de nos rencontres, de nos bulletins, de nos correspondances avec nos amis, nos partenaires, nos congrégations. Et avec nos amis algériens. Nous l’avons d’ailleurs fait, pendant l’été.
Conclusions Nous reprenons l’année dans le contexte que je viens d’évoquer – des menaces toujours sérieuses contre notre communauté – mais avec toutes les responsabilités spirituelles que la situation nous donne et que je viens de résumer. Nous ne devons pas nous cacher qu’une nouvelle attaque contre notre communauté, si elle arrivait dans les semaines qui viennent, changerait vraisemblablement notre situation. Ni les autorités algé22 Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibharine. Ce testament est lu dans le film cité. Voir aussi le livre L’Invincible Espérance, Textes recueillis et présentés par B. Chenu, Paris, Bayard/Centurion, 1997. 23 Évêque de Constantine et d’Hippone. 24 Texte simplement ronéoté, non publié. 25 Deux religieuses augustines missionnaires assassinées à Bab El Oued le 23 octobre 1994. 26 Ces textes sont publiés dans le livre de R. Masson, Tibhirine – Les veilleurs de l’Atlas, Cerf/Saint-Augustin, 1997.
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riennes, ni les ambassades, ni nos familles, ni, peut-être, certaines congrégations ne pourraient assumer plus longtemps avec nous les risques encourus. Donc prenons le moins de risques possibles, pour un temps, au moins. Nous ne représentons pas suffisamment le presbyterium pour prendre maintenant des positions de principe. Il faut maintenir la consultation entre nous, dans les doyennés, les congrégations et les équipes. Le prochain conseil épiscopal élargi aura lieu dans les jours qui viennent. Cela implique que vous soyez en relation avec vos délégués. II faudra décider à quelle date vous souhaitez la prochaine journée du presbyterium… le plus tôt possible ou au contraire après un certain temps sans nouvelles épreuves. Je rencontrerai aussi les autres évêques dans la semaine du 21 au 27 septembre avec le P. Lapize27 et j’irai sans doute à Rome pour la messe à l’intention des moines au cours du chapitre des Cisterciens le 12 octobre28 , ce qui me permettra de rencontrer les responsables des congrégations travaillant en Algérie et de leur faire comprendre les évolutions de la situation. La célébration que nous avons vécue pour le 40 ème jour du P. Claverie29 et nos autres anniversaires, et la retraite que nous avons faite, nous aurons donné, je l’espère, les ressources spirituelles nécessaires pour repartir. Ben Smen, le 13 septembre 1996 Henri TEISSIER
27 Jésuite, élu administrateur apostolique du diocèse d’Oran après l’assassinat de Mgr Claverie. 28 Le service a bien été présidé par Mgr Teissier. 29 Cérémonie qui, en Algérie, marque la fin du deuil.
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Introduction
LA MISSION ET LES ÉGLISES EN QUESTION Même si les textes précédents comportaient souvent de manière explicite des interrogations conjoncturelles ou plus générales sur la Mission, ils étaient très ancrés dans des événements particuliers qui nous ont amenée à les consigner dans une section à part. Bien sûr, il peut paraître arbitraire de les avoir classés ainsi et nous ne pouvons qu’inciter à les lire si on s’intéresse à des remises en question, voire à des critiques à peine voilées d’attitudes qui semblaient alors désuètes ou inadaptées. Ici, nous avons réuni des témoignages plus théoriques – philosophiques ou politiques parfois – qui provoquent des réflexions théologiques qui peuvent être ardues mais donnent un éclairage nuancé sur certaines positions d’acteurs du xxe siècle. De nouvelles orientations sont en filigrane ou alors sont exprimées de façon plus contemporaine : l’« authenticité » est à l’ordre du jour, soucieuse d’une altérité plus nette ou d’une inculturation qui a en général été de mise. Les sociétés missionnaires ont cherché, dès leurs origines, à créer des cadres locaux, malgré d’indéniables réticences parfois. Déjà, les Instructions de la Propagande en 1659 conseillaient : Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre les peuples de changer leurs rites, à moins qu’ils ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transposer chez les Chinois la France, l’Espagne ou l’Italie, ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays mais la foi1.
Reprenant des idées de prédécesseurs2, la formule de Mgr Lavigerie « l’Afrique sera convertie par les Africains » résume bien la position générale, au-delà de certaines nuances. Mais il ne faut pas perdre de vue, au cours du siècle suivant, des remises en cause dont le livre Des
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B. Salvaing, Missions chrétiennes, christianisme et pouvoirs en Afrique noire…, p. 297. On peut citer aussi H. B. Hansen et M. Twadle (ed.), Christian Missionaries & the State in the Third World, Ohio University Press, James Currey, 2002. 2 Libermann, par exemple, en 1846, dans son grand Mémoire sur la mission des Noirs présenté à Rome.
Introduction
prêtres noirs s’interrogent 3 reste emblématique, même si son audience a été limitée en France4. En cette année 1956, La Croix du 19 octobre consacre une pleine page à la Journée missionnaire mondiale qui a lieu deux jours plus tard et présente longuement Il Risveglio dei Popoli di colore [Le réveil des peuples de couleur] publié à Milan par le père Piero Gheddo. La vague des indépendances qui commence dès l’année suivante avec le Ghana va accélérer les mutations5. On peut noter une profonde transformation en ce milieu du xxe siècle : c’est la fin d’une expansion missionnaire qui semblait « obéir à un dispositif immuable où les Églises des vieux pays chrétiens assumaient sur tous les plans l’évangélisation de nouvelles régions » 6 . Quand, en 1956, Mgr Bigirumwami, Rwandais, vicaire apostolique de Nyundo, sacre le Père Blanc André Perraudin, Suisse, vicaire apostolique de Kabgayi – dont il est question dans cette Anthologie –, la boucle est bouclée. En point d’orgue, il faut rappeler l’inversion des flux missionnaires : l’essentiel des recrutements se fait désormais en Afrique7 ; les principaux centres de formation ont fermé en Europe pour être transférés sur place. Et nombre de paroisses européennes sont tenues par des prêtres africains tandis que de nombreux pasteurs, d’Églises de plus en plus diversifiées et/ou autonomes, qui éclosent de manière exponentielle, partent du Ghana ou du Nigeria pour convertir d’autres Africains.
3 Édité au Cerf en 1956, il a été réédité par Karthala en 2006. À cette occasion, un colloque a fait un bilan de son influence, cf. P. Diarra, « Des prêtres noirs s’interrogent : un colloque à Paris cinquante ans après (1956-2006), Histoire & Missions Chrétiennes, n° 1, mars 2007, p. 156-160. 4 Au moins médiatiquement, cf. A. Lenoble-Bart, « “Des prêtres noirs s’interrogent” dans la presse française », Mission de l’Église, n° 156, hors série, juillet-septembre 2007, p. 64-68. 5 Voir en particulier S. Eyezo’o et J.-F. Zorn, L’autonomie et l’autochtonie des Églises nées de la mission XIX e-XXIe siècle, Karthala, janvier 2015. 6 Cl. Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, XVIe-XX e siècle, p. 15. 7 Pour ne prendre que l’exemple des Missionnaires d’Afrique, au moment où nous achevons ce volume, Y. Masquelier donne les statistiques suivantes : « Nous avons, en 2013-2014, 467 candidats en formation dont 7 Européens, 5 d’Amérique du Nord et du Sud, 30 d’Asie, 11 du Proche Orient, et plus de 400 Africains. » (Voix d’Afrique, n° 104, septembre 2014, p. 19).
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LE PÈRE AUPIAIS PASSE PAR LA RADIO POUR « RÉHABILITER LES NOIRS » (1929) P ier re Tr ic h e t
En 1926, le père Francis Aupiais (1877-1945), membre de la SMA, supérieur de la station de Porto-Novo (Dahomey), lance la construction d’une grande église dans cette ville. Il sait qu’il va bientôt rentrer en congé en France, et il promet à ses paroissiens qu’il ne reviendra qu’après avoir recueilli la somme nécessaire pour terminer l’édifice. Il débarque en France avec vingt neuf caisses de matériel (masques, calebasses, statuettes, parures, outils de chasse, de pêche, d’agriculture, etc.) qu’il compte faire connaître dans le cadre d’une exposition itinérante qui va parcourir la France et la Belgique. Il prononce aussi des conférences, qui remportent un grand succès : il présente les Africains et leur culture avec empathie. Les questions qu’on lui pose lui font percevoir à quel point l’opinion publique européenne ne voit, dans les Africains, que des hommes sans culture et sans moralité. Lui qui les a fréquentés au cours de ses vingt ans passés au Dahomey et trois ans passés au Sénégal, sait que la vérité est tout autre. Il sent qu’il doit œuvrer à « réhabiliter les Noirs ». Il va prendre à cœur cette mission. En 1929, on lui offre la possibilité de prononcer une série de conférences qui seront radiodiffusées par Radio Tour Eiffel. Il va ainsi pouvoir atteindre la population parisienne déjà équipée de récepteurs radiophoniques. Du 12 avril 1929 au 31 mai, chaque vendredi soir, il développe le thème de « la morale pratique des peuples du Golfe de Guinée ». Il commence par citer l’objection : « Mais, direz-vous, les Noirs Africains, cela est connu, n’ont précisément aucune moralité » (conférence du 12 avril). Il renvoie alors aux ouvrages que les lecteurs peuvent facilement se procurer : « Les livres d’explorations m’ont appris que les voyageurs, parlant spécialement des tribus au milieu desquelles ils ont vécu, ont noté que ces Indigènes ont des institutions morales, politiques, sociales, tout à fait remarquables » (même conférence du 12 avril).
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Puis il explique que ces Noirs sont « capables d’avoir une grande dignité de vie individuelle et sociale » (conférence du 19 avril). Il montre comment la vie au village, où tout le monde se connaît, fait vivre chacun sous le regard des autres : « Existence transparente s’il en fût, dans ces cases rudimentaires qui ne permettent pas les isolements coupables, dans ces groupes peu compacts de maisons qui ne permettent pas les alibis frauduleux, de sorte que, ayant des témoins permanents de sa conduite extérieure, l’indigène ressent jusque dans sa conscience, le contrôle salutaire du regard de son chef, de son père, de son voisin, de son enfant lui-même » (même conférence du 19 avril). Le père Aupiais réalise donc, avec des exigences et un professionnalisme plus grands, ce que beaucoup de missionnaires en congé font spontanément : des conférences, pour présenter ce qu’ils ont vu et appris en Afrique. Tous souhaitent recruter dans leur auditoire des amis de leur mission, qui vont s’y associer par leurs prières et leurs dons financiers. Voici, à titre de spécimen, le texte de la huitième et dernière de ces « conférences à la Tour Eiffel ». L’orateur s’y consacre à clarifier le rôle des devins, qui œuvrent pour découvrir les coupables de transgressions, afin de pouvoir réparer l’harmonie avec le monde de l’au-delà, garantie de la bienfaisance des ancêtres et des esprits envers la collectivité des vivants. L’orateur savait qu’il s’adressait à un public potentiellement nombreux et exigeant : il a soigné le fond et la forme de sa causerie. C’est visiblement un texte qui a été écrit, afin d’éliminer les approximations et redondances presque inévitables dans un exposé improvisé. Il ne restait plus au père Aupiais qu’à le lire, en y mettant de la vie, comme s’il voyait, au-delà de son micro, un groupe d’auditeurs acquis à sa cause et chaleureux. Le texte des huit conférences diffusées par Radio Tour Eiffel est consultable aux archives des Missions Africaines, à Rome, sous la cote 3 H 12.
8e Conference à la Tour Eiffel Nous terminerons ce soir l’étude des « indices internes1 » de la Moralité Africaine. 1 Le père Aupiais s’est servi de l’expression « indices internes » dans les causeries précédentes. Il vise les valeurs qui motivent les comportements des membres du groupe. Parmi ces indices, il cite le « non-individualisme », qui fait privilégier spontanément l’intérêt et la prospérité du groupe, et qui réprime les désirs personnels. C’est le nonindividualisme qui fait participer les villageois « comme un seul homme » « dans les devoirs qu’ils remplissent envers leurs ancêtres, leurs chefs, dans les prières qu’ils adressent à leurs divinités, dans leur vie sociale tout entière » (17 mai). Et encore : « Les
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Le pè re Au p i ai s p as s e p ar l a radi o p o u r « ré h a b i l i t e r l e s N oi rs » ( 1 9 2 9 )
Le dernier de ces indices après le non-individualisme, le philosophisme2, le spiritualisme3 des Noirs sera « l’inquiétude de leur conscience » sociale, ce qui veut dire que les Africains qui regardent les événements malheureux de cette vie, par exemple les épidémies, comme l’expression du mécontentement de la divinité, à cause d’une faute commise par un membre de la collectivité, les Africains dis-je, vont avoir pour principal souci de dépister le coupable. Ce ne sera pas pour le punir, puisque la punition est déjà portée (ce malheur public qui a décelé la faute), mais pour connaître la cause véritable du courroux de la divinité, c’est-à-dire la nature et la gravité de l’offense qui lui a été faite, afin de pouvoir procéder à une réparation convenable. Ne nous étonnons pas de ces préoccupations pénitentielles de la part de ces hommes, qui, ne croyant pas aux sanctions post-mortelles, pensent assurément que toutes les dettes morales doivent être acquittées dès ici-bas. Ne soyons pas surpris non plus de voir donner un caractère public aux fautes des particuliers ; ce n’est pas que la vie individuelle est absorbée par le groupement, mais, comme nous l’avons vu, la vie individuelle de chaque membre de la tribu est élevée à un rang qui égale celui de la collectivité elle-même4. Il n’y a rien de petit chez les grands de la terre, disait-on autrefois. Dans ce sens, les Africains sont tous de grands personnages, et leurs Noirs ont pour le “moi” la sévérité de Pascal, et ils évitent de l’employer dans les conversations, comme sujets de phrase. On ne dit pas “j’ai faim”, mais la faim me presse ; “j’ai mal à la tête”, mais la tête me fait mal ; “j’ai manqué le train”, mais le train m’a laissé » (même conférence du 17 mai). 2 Là encore, le père Aupiais a utilisé cette expression dans une conférence précédente. Il renvoie à la manière dont les membres du groupe interprètent les événements et recherchent les remèdes qu’ils doivent apporter pour ramener l’ordre et la paix. « Les malheurs publics comme les tempêtes, les sécheresses, les inondations, les épidémies, les invasions ne leur paraîtront que d’une trop claire signification : des fautes ont été commises dans la tribu, qui demandent des sanctions, en attendant la propitiation et l’amendement des coupables » (24 mai). 3 Le spiritualisme, tel que le père Aupiais l’entend, consiste à attribuer à des causes spirituelles les incidents (parfois fâcheux) qu’on rencontre, et à y voir l’action des esprits (qu’il appelle divinités) : « Les Noirs attribuent avec facilité des événements fortuits à l’intervention des divinités » (24 mai). 4 La faute commise par un individu peut bloquer la bienveillance des êtres de l’audelà, ce qui suffit à expliquer les malheurs qui arrivent au groupe.
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moindres fautes, comme celles qui sont les plus secrètes, peuvent avoir les plus graves répercussions pour le groupe auquel ils appartiennent. Aussi va-t-on recourir à toutes sortes de moyens pour reconnaître les coupables, sans reculer même devant la menace de mort. De là, les ordalies, les épreuves du poison, les immersions dans les lagunes sans fonds, qui vont éclairer mystérieusement la justice des hommes par l’intervention de celle des dieux. Je ne puis vous faire une description détaillée de ces nombreuses cérémonies, que je ne connais d’ailleurs que par ouï-dire, n’ayant jamais eu ni le courage, ni l’indiscrétion, d’y assister. Il m’est arrivé bien des fois de rencontrer, en voyage, un mystérieux cortège de trois ou quatre personnes, au visage impénétrable et dur, qui marchaient en silence, l’une derrière l’autre, les autres Indigènes s’effaçaient pour leur livrer passage. Qui étaient ces hommes ? Des détenteurs du secret de l’épreuve du poison. Ils se rendaient dans une famille où on les appelait, parce qu’un vol par exemple avait été commis, dont on n’arrivait pas à connaître l’auteur. Ils portaient dans l’un de leurs sacs de voyage le breuvage qui ferait mourir certainement le coupable. À les voir passer, l’on pouvait se dire qu’ils allaient « tuer ». Quelle ne devait pas être l’émotion de tous ceux qui les attendaient, des inculpés surtout. De longues cérémonies précèdent le moment de l’absorption du poison, qui ont peut-être pour but d’accorder au coupable le temps de reconnaître publiquement sa faute5. Il n’en fait rien cependant, il avale à son tour le poison, et quelques instants après il se tord dans d’horribles convulsions. Quelle leçon pour les assistants qui jurent sans doute d’éviter tout ce qui pourrait les conduire à de pareilles sanctions et qui com-
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Le père Aupiais suggère que les devins espèrent ne pas avoir à se servir finalement du poison : ils ne l’utilisent que comme outil de dissuasion, pour amener le coupable à sortir de sa clandestinité et à se dénoncer. Alors seulement les esprits pourront faire connaître la réparation qu’ils exigent pour accorder de nouveau leur protection à la collectivité. Cette interprétation montre l’empathie du père Aupiais.
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Le pè re Au p i ai s p as s e p ar l a radi o p o u r « ré h a b i l i t e r l e s N oi rs » ( 1 9 2 9 )
prennent que le vol6 est vraiment un mal puisque les divinités ellesmêmes se mêlent de le punir. Je dois le dire, on ne recourt pas toujours à des procédés aussi cruels. Quand il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent, on se contente d’une bastonnade pour obtenir l’aveu de leur faute. Quand il s’agit des collectivités, on consulte surtout les devins. Je regrette de n’avoir pu consacrer une communication entière à vous parler de ces derniers, non pas seulement parce que la divination occupe une très grande place dans le système religieux des Noirs, mais parce que les devins constituent, parmi les autres prêtres des divinités, une sorte de haut clergé, très expert dans les fonctions qu’il exerce, et dépositaire en outre des traditions ésotériques des collectivités. C’est auprès des devins que l’on recueille les proverbes7 et les contes moraux, si nombreux, si profonds, que l’on trouve en pays africain. C’est d’après leur enseignement que les Indigènes ont quelques clartés sur l’origine du monde, la création des hommes. C’est ainsi qu’au Dahomey le serpent passe, d’après les devins, pour avoir été condamné à ramper parce qu’il avait ouvert les yeux des hommes dans une circonstance où il n’avait pas à le faire. Les devins ont, dans la société indigène, le grand rôle de faire connaître la cause de la colère des divinités8 , aussi les consulte-t-on
6 Le vol est gravement réprimé dans les sociétés villageoises. « La collectivité indigène va connaître, au milieu des dangers qui l’entourent, ce besoin de cohésion qui va se traduire par une particulière sévérité pour toutes les fautes morales susceptibles de lui nuire. Cette sévérité, qui appellera des sanctions impitoyables contre les voleurs, les menteurs, les sacrilèges, les libertins, va être une sauvegarde de la moralité, la plus importante peut-être » (conférence du 19 avril). 7 Dans sa conférence du 26 avril, le père Aupiais a présenté un proverbe, puis les circonstances dans lesquelles celui-ci a été employé. Ensuite, il a cité vingt et un proverbes, en regrettant de ne pas avoir le temps d’expliquer le sens et l’usage de chacun. Certains ne sont compréhensibles que si on connaît le conte moral dont ils sont tirés. Les proverbes servent à rappeler à tous, grands et petits, les règles de la moralité et les comportements à adopter dans la vie en société. 8 Ainsi les devins entretiennent-ils le « spiritualisme », en habituant les Africains à rechercher la cause des événements fâcheux dans un mécontentement des esprits et autres puissances du monde invisible.
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toutes les fois qu’il arrive quelque chose de fâcheux, signe certain de mécontentement. C’est pourquoi j’ai tenu à leur donner une place dans cette causerie puisqu’ils apportent un apaisement9 à cette inquiétude de la conscience sociale qui en fait l’objet. Quand un conférencier est un apôtre et qu’il arrive à la fin d’un long exposé10, il ne s’inquiète pas de savoir s’il a charmé son auditoire, ou même s’il lui a été utile, mais il se demande s’il a servi la cause qu’il voulait défendre. Cette cause était pour moi la « Réhabilitation des Noirs » de nos Colonies de l’Ouest Africain. Assurément, je n’ai pu vous dire, au cours de ces brèves causeries, tout le bien que je pense de ces braves gens. Assurément encore je n’ai pas été un avocat de grand talent. Mais, si les exemples que j’ai cités, les aperçus que j’ai donnés sur les dispositions morales des Africains du Golfe de Guinée, vous incitent à penser que j’ai peut-être raison, et qu’ils méritent d’être étudiés, sinon aimés, j’aurais obtenu le résultat que je cherche et qui est d’attirer, vers des âmes, d’autres âmes dans un esprit de charité surnaturelle qui les conduira les uns et les autres à plus de vérité.
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Le père Aupiais observe avec empathie la société africaine et met en lumière l’utilité sociale des devins : ceux-ci concourent à apaiser les interrogations anxieuses des membres du groupe, qui restent inquiets aussi longtemps que le mécontentement des puissances spirituelles n’est pas expliqué et que le groupe n’a pas fourni la réparation adéquate. 10 Le conférencier arrive à la fin de sa dernière causerie. Il va reformuler avec netteté le but qu’il a visé : la « réhabilitation des Noirs ». Ceux-ci ont une véritable conduite morale, dont le père Aupiais a pu observer les manifestations et comprendre la cohérence, pendant ses années passées en Afrique. Face au mépris qui déniait aux Africains toute conduite morale, il a voulu partager avec les Européens sa compréhension des fondements de la culture des Dahoméens.
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À LA RECHERCHE DES POSSIBILITÉS DE L’ÂME TUNISIENNE G ér a rd D e m e e r se m a n
Conférence du R. P. Demeerseman, des Pères Blancs, Supérieur de l’ibla, au Cercle Universitaire Catholique St Augustin de Tunis1 le 26 juin 1938 L’auteur, André Demeerseman, est né le 21 août 1901 dans les Flandres françaises. Après ses études secondaires au petit séminaire d’Hazebrouck, il entre chez les Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs). Il commence, en 1919, son cycle de philosophie à Saint Barthélemy d’Anjou pour le compléter, l’année suivante, à Kerlois dans le Morbihan. En septembre 1921, il s’embarque pour Alger afin de faire son noviciat à Maison-Carrée. En septembre 1922, on le trouve à Carthage (Tunisie) où il suit les cours de théologie de 1ère année. Après son service militaire, il revient à Carthage en 1925 pour y compléter sa formation théologique par la pratique de l’arabe parlé, tout en assurant un service d’infirmier ambulant. Ordonné en juin 1928, il est nommé à la maison d’étude de Tunis créée en 1926 pour asseoir les connaissances d’arabe des missionnaires destinés à l’Afrique du Nord. Au terme de deux années d’études, il y est nommé enseignant, en juin 1930. En octobre 1930, il en devient le directeur des études et quatre mois plus tard il en est le responsable et le supérieur (ill. 22). En mars 1931, il donne son nom à cette maison d’étude : « Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) ». En février 1932, l’institut s’installe rue Djemaa el-Haoua (son siège actuel). En mars 1934, il fonde le « Cercle des Amitiés Tunisiennes » comme espace intercommunautaire de compréhension entre Tunisiens et Français. En avril 1937, il élargit cet esprit de compréhension en fondant la revue Ibla par laquelle il fera connaître la person1
Fondé en 1934 par l’abbé Michel Hervé Bazin pour les enseignants sous le nom de « Cercle Saint Augustin », il s’appela, trois ans plus tard « Cercle Universitaire Catholique Saint-Augustin » avant de se transformer en « Paroisse Universitaire ».
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nalité tunisienne auprès de ses lecteurs. Par la suite, ces deux instances permettront au père Demeerseman de prendre position pour la Tunisie nouvelle et ses aspirations2.
Le contexte de la conférence Dans les années trente, la maison d’étude visait une formation en alternance : cours de langue arabe à l’IBLA et sorties à l’extérieur pour rencontrer les gens en s’exerçant à l’arabe parlé. À cette époque, l’Institut avait adopté un proverbe tunisien comme devise : « La connaissance des hommes vaut bien des trésors ». C’est dire la prééminence de la rencontre des gens sur ce que l’on pouvait acquérir de façon livresque. Au cours de ces sorties appelées « tournées » les étudiants étaient tenus de prendre note des expressions utilisées par les gens (proverbes, maximes, formules toutes faites). Celles-ci seraient alors reprises et expliquées à l’Institut en vue de les mémoriser. Les années trente furent la grande période des tournées. Pour le directeur de l’IBLA, la rencontre des gens n’était pas faite pour situer le christianisme face à l’islam et réciproquement, mais pour faire agréer un homme, malgré les préventions du milieu, pour la part de « science » dont il était 2 En février 1948, il est appelé par l’Archevêque à être vicaire général chargé des communautés religieuses et des relations avec les autres croyants, fonction qu’il gardera jusqu’en janvier 1965 ; dans le même temps il est nommé directeur de la « Mission de Tunisie », charge qu’il assumera pour ses confrères jusqu’en mai 1963. En février 1952, par deux fois, il ira apporter des secours aux habitants d’un village du Cap Bon, victimes de la répression des armées françaises et il dénoncera, dans la presse et la revue Ibla, les atteintes à la justice et à la charité dans les comportements et les mentalités des membres des communautés en présence. Cela lui vaudra, en février 1953, une campagne de presse à son encontre. Pour amener les gens à plus de raison et plus de cœur, il publiera ses premiers livres en exploitant ses connaissances des proverbes tunisiens : Tunisie, terre d’amitié (1955) et Tunisie, sève nouvelle (1957). Après la signature d’une convention entre la Tunisie et le Saint-Siège en juillet 1964, le père Demeerseman continuera à cultiver son jardin par sa contribution à la revue, par des soutiens apportés à des chercheurs de la bibliothèque, par la visite hebdomadaire des malades de la clinique Saint-Augustin et par des études destinées à la publication. On compte 8 livres et 11 études parues dans les Publications de l’IBLA, 6 ouvrages à diffusion restreinte et 125 articles qui ont alimenté massivement Ibla. En juillet 1988, après avoir célébré ses 60 années de sacerdoce, il s’est retiré dans une maison de retraite du Var. Là, il intériorisa son parcours tunisien. Il meurt le 31 août 1993. Le père Demeerseman n’était pas un théoricien du dialogue, il était, par vocation, un praticien de la rencontre des gens servi par un don d’intuition qu’il mettait au service de l’Esprit Saint qu’il considérait comme « le tact répandu dans les cœurs » et pour lequel il avait une dévotion toute particulière.
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porteur et ce, en parlant de Dieu avec des formules arabes venant du milieu. Le père Demeerseman qui était en Tunisie pour aimer les gens « comme des frères » n’a jamais donné prise à la confrontation. Pour l’esquiver, il aimait utiliser cette parabole : « Je suis venu vous parler de la mer qui est commune à tous, non de la barque. Il est évident que vous préférez la barque de votre grand père, vous auriez peur de vous noyer avec une autre barque. Quelle que soit la barque, la traversée pour arriver au port est dangereuse : il y a des récifs, des tempêtes, je veux parler des tentations etc. que l’on peut éviter en revenant aux “vérités essentielles”. » Ces « vérités essentielles » sont communes au christianisme et à l’islam même si elles sont reçues soit selon l’esprit chrétien, soit selon l’esprit musulman. Elles portent sur Dieu, unique, créateur, tout puissant, miséricordieux, rétributeur des œuvres. Il a révélé ses volontés par ses envoyés et ressuscitera tous les hommes pour les juger au dernier jour. Le recours à ces vérités présentées « en forme arabique » permettait de réveiller les consciences des auditeurs et de les ouvrir ainsi à la grâce. Sur la base de son expérience des tournées, le père Demeerseman en était venu par distinguer trois degrés de dialogue dans la rencontre des personnes. Le premier est celui du « dialogue d’apprivoisement », le plus communément pratiqué : à ce niveau, l’interlocuteur, tout en étant ancré dans son patrimoine de foi, peut trouver des ressemblances et des analogies dans la foi de l’autre. Le deuxième degré est celui du « dialogue d’approfondissement » : à ce niveau, l’interlocuteur est heureux de découvrir chez l’autre une complémentarité pour assurer sa propre foi en Dieu. Le troisième degré est celui du « dialogue de communion », le plus rarement rencontré : à ce niveau l’un et l’autre interlocuteur s’ouvrent à une fraternité spirituelle qui irrigue leur cheminement religieux en conformité avec leurs fois respectives. En plus de sa fonction de formateur à l’IBLA, le père Demeerseman était conscient que la communauté catholique de Tunisie avait à rendre plus évangéliques son comportement et sa mentalité à l’égard du peuple tunisien. Aussi, acceptait-il, dans la mesure du possible, de prendre la parole pour tel groupe ou tel mouvement ; de livrer son témoignage de rencontre et d’inculturation ; d’inviter son auditoire à s’ouvrir à l’autre, par une connaissance des personnes et de leur patrimoine culturel.
Le texte Cette conférence a été donnée à des enseignants chrétiens en poste en Tunisie qui se retrouvaient régulièrement. Le texte garde tout son style oral ; il n’a pas été transcrit pour être publié mais pour être transmis, dac-
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tylographié, à la maison-mère des Pères Blancs sous forme d’une copie carbone sur papier pelure, relativement lisible dans son état actuel3. Il se présente comme le témoignage d’un passionné de la rencontre, non pas une rencontre banale d’interlocuteurs qui respectent les conventions sociales, mais une rencontre à dimension apostolique de quelqu’un qui est disposé à écouter l’âme de son interlocuteur pour faire de cette rencontre un moment théologal. On y retrouve les accents favoris de l’auteur : la préférence donnée à la connaissance des personnes sur la connaissance livresque, une certaine allergie aux définitions et aux généralités, l’utilisation du patrimoine culturel de l’interlocuteur, particulièrement les proverbes, la maîtrise des degrés de dialogue pour passer, par le biais de la culture, du dialogue d’apprivoisement au dialogue d’approfondissement grâce au rappel des « vérités essentielles » pour réveiller la conscience de l’interlocuteur. On peut s’étonner d’un certain vocabulaire possessif (« par quel bout le prendre » ?, « conquête », « victoire ») que l’auteur n’utilisera plus par la suite. De même on peut être étonné du peu de place laissée à l’investissement linguistique et culturel nécessaire pour rejoindre l’interlocuteur sur ses propres terres.
Conférence du R. P. Demeerseman Quand je fais une conférence sur les questions musulmanes, mes auditeurs concluent souvent par cette interrogation : « Que pouvonsnous faire pour les Musulmans ? » Je réponds : tout d’abord et avant tout partir à la recherche de l’âme musulmane, étudier avec passion ses possibilités, s’enquérir des avenues par lesquelles on pénètre en elle. Nous ne connaissons que très imparfaitement cette âme musulmane : on a beaucoup étudié l’Islam, mais la science du musulman est encore dans l’enfance. Ne nous en étonnons pas ! L’homme est le résumé le plus complexe du Grand Univers, et il en reste encore le plus grand inconnu. Que dire quand il s’agit d’un homme qui est pour nous un étranger et pour qui nous sommes des étrangers ? Nous ne connaissons guère parmi nos compatriotes que ceux avec qui nous avons vécu, et nous n’avons jamais vécu avec des Musulmans. Nos rencontres n’ont
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Cf. AGMAfr L 34/5.
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été le plus souvent que des rencontres de façade où l’âme, de part et d’autre, ne s’est pas dégagée de la convention. Tout ceci pour nous rappeler humblement que nous sommes des étrangers, c’est-à-dire en tant que tels ignorants d’une âme qui n’est pas la nôtre, dont la vie palpite à deux pas de nous. Beaucoup passent à côté d’elle sans se douter, pour ainsi dire, qu’elle existe. Ils sont ce qu’il y a de pire sur la terre, indifférents. Ils ne sont pas obligés, pensent-ils, de tenir compte de son existence, et puis « qu’est-ce qui pourrait bien sortir de bon de Nazareth4 ? » Il n’y a là rien à tirer : tout a été tenté, essayé, mais en pure perte ; ces gens ne changeront jamais, pas plus « que la queue du lévrier qui, placée durant mille ans dans un tube, reste toujours aussi tordue ». Aussi, j’estime que le jour où nous cessons d’être indifférents, où nous commençons à nous intéresser, il y a quelque chose d’énorme de changé déjà dans notre vie. Et, si nous nous mettons à nous enthousiasmer, à nous passionner pour l’âme musulmane, nous faisons un excellent travail, car l’enthousiasme est communicatif, et nous créons sur notre passage un courant de sympathie sans lequel tous les actes, même les plus généreux matériellement, seront viciés par la base. En est-il beaucoup qui croient aux possibilités de l’âme tunisienne ? On ne croit qu’à ce que l’on a déjà trouvé, et « on ne trouve que ce que l’on cherche5 », dit l’évangile. Il est donc facile de constater que le nombre des optimistes de l’âme indigène peut se compter sur les doigts. Nous, catholiques, nous devons être des optimistes en questions indigènes6. L’âme tunisienne a des possibilités naturelles : celles-là, il faut les étudier à fond avec toutes nos ressources d’intelligence et de cœur, comme si tout dépendait de notre science et de notre compréhension humaines et que Dieu ne dût pas intervenir. Mais nous n’ignorons pas que cette âme a des possibilités insoupçonnées du point de vue surnaturel, et nous savons que Dieu est là, qu’il est avec nous, et que ce n’est plus la même chose après et avant quand il entre dans une âme.
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Jn 1, 46. Lc 11, 9-10. 6 Ce mot, à l’époque, n’avait aucune connotation dépréciative, il signifiait simplement ce qui a trait aux gens qui vivaient sur le sol où ils étaient nés. 5
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Nous devons être en tête de ceux qui partent à la recherche de l’âme indigène, car cette âme, autant que la nôtre, nous parle de Dieu. En la cherchant, c’est Dieu que nous cherchons, et cela, ne l’aurait-on fait qu’une fois dans sa vie, cela ne s’oublie pas. En vous parlant d’étude de l’âme indigène, j’ai tout de suite l’air de vouloir vous encourager à l’étude abstraite et livresque. Ce serait criminel de ma part ! Vous êtes des intellectuels de haute classe ; mais, plus que d’autres, vous sentez le néant, le vide des abstractions. Vous êtes des éducateurs, et c’est sur des âmes vivantes que vous voulez mettre votre empreinte. C’est cela qui est passionnant : agir sur d’autres âmes ! Nous avons tous, comme tout ce qui vit, la passion non pas seulement de vivre, mais de communiquer la vie. Et c’est là ce qu’il y a d’unique dans l’éducation : écrire sur une âme, y mettre la trace de sa main, y écrire, d’une façon indélébile ce que nous sommes, ce que nous aimons, transmettre ce que nous avons de meilleur, qui ne vient pas de nous, mais qui coule d’une source qui descend des cimes ! Mais je m’égare… Ce que je veux, c’est vous inviter à une étude concrète de l’âme indigène, c’est vous faire entrer en contact direct avec l’âme tunisienne ; rien ne remplace cela, et si vous l’essayez une bonne fois vous ne pourrez plus vous en passer. Je ne puis vous dire de grandes choses, mon verre est petit et je ne puis que vous y faire boire ! Ne vous attendez pas à ce que je vous dise quelque chose de nouveau ou qui ne soit pas le rappel des principes les plus simples que nous connaissons tous ; je souhaite simplement qu’en les écoutant vous oubliez que j’existe et que vous existez : vous aurez vécu quelques minutes à aimer les musulmans, c’est ce qui s’appelle vivre : « Nous savons, nous dit l’Apôtre St Jean, que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort7. » Quand j’aborde un musulman pour la première fois, et que je ne le connais pas encore, je commence par me rappeler que le Bon Dieu le connaît et que ce n’est pas par hasard que nous nous rencontrons aujourd’hui sur le chemin de la vie. Croyez-vous que Dieu nous jette ainsi aux quatre points du monde au petit bonheur comme des pions interchangeables ? Si c’est faux, cela veut dire que nous sommes tou7
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jours envoyés à quelqu’un et qu’à ce quelqu’un, il manquera pour toujours quelque chose si nous nous sauvons comme Jonas8. Nous n’avons qu’une fois l’occasion de faire ce pourquoi nous sommes venus et cette rencontre apparemment fortuite est un morceau d’éternité qu’il ne faut pas perdre. Il s’agit tout d’abord d’aller à la recherche de ce qui nous mettra en harmonie avec cette âme, au même diapason qu’elle. Il y a deux façons de se mettre en harmonie, c’est de descendre ou de faire monter. Descendre c’est ce que nous faisons le plus souvent ; nous recherchons ceux qui sont au même niveau de médiocrité que nous et nous fuyons ceux qui sont à un courant de tension supérieure à la nôtre. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici, c’est au contraire : non pas de descendre, non pas d’être au même niveau mais de faire monter l’autre d’être le bras qui aide à gravir la montagne. Vouloir cela sincèrement. C’est se jeter dans un abîme de sacrifices dont on ne remontera plus les bords. En effet, quand on veut faire du bien à un autre, on sent immédiatement que soi-même, on n’a pas le droit de rester comme on est, que l’on est obligé de devenir meilleur. On a honte de se voir tel que l’on est et l’on se sent incapable avec sa misère d’agir sur l’autre, de l’influencer. C’est ce moment là que Dieu choisit pour intervenir ; cet aveu de notre misère nous met en harmonie avec Dieu car elle nous sort de notre mensonge habituel pour nous jeter dans la vérité. Pour être dans la disposition de mettre les autres en harmonie avec Dieu, il faut l’être soi-même d’abord. C’est pourquoi si vous voulez changer, cherchez à changer les autres. Je reviens à mon musulman. Que réclame-t-il de moi ? Un service matériel ? C’est pour cela qu’il est venu, car, me dit-il, le monde marche grâce aux épaules sur lesquelles on s’appuie. Ce service une fois rendu, suis-je au bout de mon devoir ? Est-ce uniquement ce service-là qu’il demande de moi ? Lui ne m’exprimera pas d’autre requête car c’est tout ce qu’il croit pouvoir attendre de moi ; mais s’il savait les trésors que je possède il me dirait avec indignation : comment, vous avez tout ça et vous ne me l’avez pas dit ? Mais par quel bout le prendre ? Je suis en face d’un mur d’indifférence, d’incompréhension, peut-être d’hostilité. Je sens en dessous des mots des silences peuplés de préjugés. Le cœur se dérobe et reste 8
Jo 1, 3.
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réticent. Il n’y a donc rien à faire. Ce musulman comme tant d’autres est-il impénétrable ? Son âme est-elle inaccessible ? Faut-il renoncer à faire le siège de ce camp retranché ? Jamais de la vie. C’est pour cela que je suis envoyé ; il y a un mur, il faut le percer. Si je ne sais comment, c’est faute de science suffisante et manque d’audace, celle qui vient de la foi. Cet homme est indifférent car il est dans une tranquillité béate par rapport à son salut, par rapport à Dieu, il dort. Ce n’est donc pas lui qui est torturé par l’angoisse métaphysique. Est-ce à dire que son âme est un lac sans rides ? Tout au contraire, un monde de problèmes l’inquiète, absorbe toutes ses pensées, toutes ses facultés de penser. Si ma propre parole est une réponse à sa parole intérieure, je lui aurais rendu un service signalé. J’aurais mis de la clarté dans son âme : celle-ci était dévorée par des inquiétudes plus ou moins obscures et rien ne nous torture comme ce qui n’est pas clair. Ma parole est une réponse à sa vraie question, celle qu’il n’osait pas me poser. Il se sent compris. Il ne l’oubliera pas. Je ne lui ai peut-être donné qu’une réponse de bon sens humain : je n’ai pas pu pousser plus loin : il n’avait pas le temps de m’écouter plus longtemps, son âme n’était pas encore capable de monter plus haut, les circonstances ne se prêtaient pas à une conversation plus intime. Mais j’ai semé le bon grain, j’ai semé le grain qui convenait à la terre. Il ne faut pas, en effet, dire n’importe quoi, à n’importe qui ; mais il faut toujours rechercher le contact si difficile soit-il et écouter les âmes pour savoir ce qu’elles demandent de nous maintenant. Savoir écouter les âmes, n’est-ce pas là une grande clef d’apostolat ? Le type universel du musulman n’existe pas, c’est une abstraction néfaste comme toutes les abstractions. J’ai toujours un cas particulier devant moi. Mon interlocuteur doit sentir que je l’écoute comme s’il n’y avait pas d’autre voix humaine sur la terre. Le son de sa voix est très particulier. Le monde de son âme est peuplé de préoccupations uniques à lui ; sa sensibilité est en perpétuelle ébullition : des sentiments divers parlent très haut en lui et il n’a d’oreille que pour eux. Vouloir l’aborder pour parler d’autre chose est temps perdu. C’est de cela qu’il faut lui parler, c’est à ces questions-là qu’il faut répondre. C’est ce que Jésus, avec sa psychologie divine, faisait en Palestine. Il répondait à la préoccupation du moment, entrait dans l’âme et une fois le contact réalisé, il ne la lâchait qu’il ne l’eût amenée à Dieu. 604
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Mais cet homme n’a pas envie de me parler. Il n’aime pas exposer en plein air ses misères, il croit qu’aucune n’est comparable aux siennes et il les cache par honte. Et puis, comment cet étranger, cet homme qui ignore tout de Dieu, qui n’évolue bien que sur le terrain des contingences humaines pourrait-il l’éclairer ? Moi-même, je sens cela et instinctivement j’ai envie comme lui de me taire et de ne pas percer le voile des conventions et parler clichés comme lui. Mais je suis envoyé à cet homme et il me faut entrer dans sa peau. Il y a toujours un effort à faire pour sortir de la tour d’ivoire et acquérir la facilité de communication avec autrui. Il y a un moment qui décide si l’on va s’accrocher ou bien si l’on restera à distance. Avec ce beldi9 tunisien que j’ai devant moi, l’effort initial doit venir de moi sinon je pourrai passer des années sans véritablement le rencontrer. Et même si je le rencontre, je ne rencontrerai d’abord qu’une personnalité collective qui reproduit fidèlement le son d’un milieu. La vraie personnalité se cache derrière, c’est celle-là qu’il faut toucher. Pour la toucher, la première impression que je lui fais est décisive, c’est un intuitif et il ne revient pas sur son jugement spontané. Plus que pour tout autre, les raisons du cœur sont pour lui les raisons définitives. C’est le poli extérieur qui sera la clef qui ouvrira la porte. II est sensible au-delà de toute expression aux bons procédés, à l’amabilité du langage, à la chaleur du bon accueil, à la distinction des manières. L’association française pour l’avancement des sciences10 le faisait déjà remarquer en 1896 dans son Congrès annuel tenu à Tunis : Le Tunisien instruit a toutes les qualités de l’homme policé, il est doux, poli, avenant, son langage est émaillé d’expressions recherchées et de formules de politesse. Ses proverbes le disent avec vigueur : Souris-moi au visage et écorche moi la peau ! Qu’est-ce que la vie de ce monde ? Une langue douce.
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Quelqu’un qui appartient à la bonne société citadine. Cette association, fondée en 1872 par un groupe de savants, dont Claude Bernard, voulait permettre aux chercheurs de s’intéresser à leurs recherches respectives. Pour ce faire, elle organisait chaque année un congrès itinérant dans différentes villes de France et des colonies. 10
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Après cette conquête par l’extérieur, je dois créer entre lui et moi des points de contact : il faut trouver quelque chose de commun. Je suis, en principe, un étranger et il faut qu’en m’écoutant il l’oublie et se retrouve en pays connu. C’est vite dit, mais quand il s’agit d’un musulman pour le rejoindre ainsi sur son propre terrain il faut marcher durant de longues années à sa recherche. Tout homme est l’écho de l’ambiance où il vit. Je dois donc me placer moi-même dans ce milieu musulman, m’imprégner profondément de l’atmosphère qu’il respire. Dans la mesure où j’expérimente le milieu qui l’impressionne, dans cette mesure même, il retrouve en moi quelque chose de lui ; c’est l’ABC de tout contact. Ce quelque chose peut être pour commencer n’importe quoi ; un proverbe, une histoire tunisienne, une plaisanterie du terroir. Ce peut être aussi quelque chose qui le touche de plus près encore. Sitôt que je trouve la connaissance qui crée la sympathie, c’est une première victoire. À la joie de cet homme s’ajoute une immense surprise. Il ne s’attendait pas à cela de ma part. Il avait une toute autre idée de moi. Au fond, il ne me demandait rien, car il ne voyait pas ce que je pouvais bien lui donner. Il était venu à moi sans enthousiasme, poussé par un intérêt et il avait même éprouvé un certain malaise à le faire. Ce volte-face de son âme a produit comme résultat cet aveu « il connaît ma langue, il connaît mon milieu, il me connaît, il est des nôtres ». Tout cela n’est que purement humain ; mais on ne monte pas d’envolée aux sommets, et les montagnes ne méprisent pas les humbles fondements sur lesquels elles s’appuient. Mais il ne faut pas en rester là. Tant que je n’ai pas mis Dieu entre moi et lui, je n’ai rien fait. Mettre Dieu entre nous deux ? Moi, qui suis pour lui essentiellement quelqu’un qui ne connaît pas Dieu, qui suis un idolâtre, dont tous les actes sont viciés par l’infidélité et l’ignorance des choses divines ? Puisqu’il croit cela : raison de plus pour lui parler de Dieu. Sans doute, il croira d’abord que je dis tout cela pour lui faire plaisir, mais qu’au fond mon âme de chrétien n’y adhère pas. Mais il est un ton de sincérité qui ne trompe pas, c’est celui-là que je dois lui faire entendre. Il doit savoir le plus vite possible que je suis pour lui un frère ; il est si loin de le savoir qu’il me dénie ce titre. II ne le saura que s’il constate d’une façon évidente que je connais Dieu, non seulement que je le connais, mais qu’il est pour moi quelqu’un et non 606
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quelque chose. Cela, c’est la première révélation qui renverse de fond en comble l’idée qu’il se faisait de moi, qui met immédiatement un pont entre nous deux, l’estime pour moi commence à germer dans son âme, auparavant elle était impossible, il ne pouvait pas m’estimer mais maintenant il répète en lui-même avec une satisfaction visible : « II connaît Dieu comme moi, il craint Dieu. » Mais ce pont n’a été mis entre nos deux âmes que pour que je continue à lui rendre service, à lui faire parvenir le message fraternel que je suis chargé de lui communiquer. Il faut prendre cet homme là où il est avec ce qu’il a et le mener à Dieu. Une fois entre les mains de Dieu, mon rôle est fini. Mais ce musulman où est-il et qu’a-t-il ? Il est dans l’Islam, dans une ambiance sursaturée d’esprit musulman, il crie de toutes ses puissances qu’il est attaché à l’Islam, que l’on ne peut se sauver qu’en étant musulman, que l’Islam a le monopole de la connaissance de Dieu et que les vertus qui rapprochent de Dieu ne germent que dans une âme musulmane. Tout cela, il le dit, il le répète comme on le lui a répété ; il le redit à moi par ses paroles souvent, par son attitude toujours. Sur ce point fondamental, il est toujours sur la défensive, un vieil homme sommeille en lui et il ne faut pas le réveiller. Il s’agit donc là pour moi d’avoir en paroles, en actes et en réalité le plus grand respect pour son âme. Il doit savoir tout de suite que j’entends respecter sa liberté religieuse, que je ne viens pas sous une forme directe ou indirecte l’inviter à quitter l’Islam pour entrer dans le Christianisme. Je dois le rassurer sans cesse comme quelqu’un qui a besoin d’être apprivoisé. Il doit pouvoir répéter que je ne mets pas les pieds à côté. Ce serait les mettre et massacrer la lumière que de manquer à cette loi fondamentale du respect des âmes. Mais ce respect m’oblige t-il à lui faire l’éloge de l’Islam, à lui dire qu’il est une arène de salut, à l’encourager à pratiquer sa propre religion, comme disent couramment des personnes très bien pensantes et très bien intentionnées ? Évidemment que non. Je ne dois jamais dire ce que je ne pense pas et que je n’ai pas le droit de penser. S’il est vrai que l’islam renferme d’excellentes choses, que Dieu n’abandonne pas les âmes qui y vivent de bonne foi, il reste aussi vrai que ces âmes qui pourraient s’élever y pataugent dans une médiocrité dangereuse. Dois-je dès lors lui faire l’éloge du Christianisme et l’inviter à y adhérer ? Pas davantage. Je ne viens pas auprès de lui décider des destinées de l’Islam et du Christianisme ni lui poser la 607
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question de confiance… Mais au fond où voulez-vous en venir ? En définitive vous voulez bien le mener à la lumière complète. Je ne veux que ce qui est en mon pouvoir, mais cela je tâche de le faire à fond. Je ne porte pas à la main une lanterne pour éclairer les hommes. Ma parole n’a qu’un son humain, mes gestes sont le fruit d’une vitalité qui est celle de tout le monde. Je suis un instrument que Dieu a choisi pour y mettre ce qu’il veut pour celui qu’il veut. Cet homme est musulman, mais de quoi se nourrit-il ? À mesure que je gratte le sol de son âme, j’y trouve une âme endormie, assoupie, qui répète des mots et des gestes appris. Quand je provoque des réactions religieuses il recourt immédiatement à un certain nombre de clichés usés. Son âme me paraissait au premier abord baigner dans la certitude et ignorer les tortures du doute qui dévore les consciences européennes. Un de Foucauld ou un Psichari avant leur conversion l’avaient eux aussi et en avaient été impressionnés. Mais son âme n’est pas si claire, si lumineuse, si sereine qu’elle ne le semble. Ma parole a réveillé en lui des inquiétudes de conscience recouvertes par la cendre de l’oubli. Car en-dessous d’une doctrine musulmane qui le rassure et l’endort, il a une conscience qui n’est pas en harmonie avec la lumière. Il ne le savait presque pas, mais depuis que je lui parle, il le sent. Un rayon de soleil pénètre dans son âme obscurcie et il commence à remarquer des myriades de poussières. C’est le moment de lui rendre service. À cause du respect que j’ai pour son âme, je dois chercher à la mettre plus près de celui qui la purifie. Je viens lui apporter non pas une doctrine à croire, il n’a fait que cela jusqu’ici : adhérer intellectuellement à des croyances, un credo ; mais je lui apporte des vérités à vivre, Ah ! pas des vérités extraordinaires, des vérités mystérieuses, mais les bonnes grosses vérités qui nourrissent. Il commencera peut-être par se braquer contre elles, son âme résistera parfois avec violence à la grâce, mais s’il les vit et dans la mesure où il aura la loyauté de les vivre, il saura d’où elles viennent. Je n’aurai pas à condamner, à blâmer, à comparer, à lui dire sous une forme ou une autre ces arguments qui blessent toujours : « J’ai, tu n’as pas ; cela ne vient pas de chez toi ; cela vient de chez nous ; je sais, tu ne sais pas. » II mettra de lui-même l’étiquette qui convient à cette vérité. Pas tout de suite, car la lumière s’infiltrera dans son âme 608
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insensiblement comme l’eau dans les racines d’un arbre. Un arbre qui pousse ne fait pas de bruit. Un beau jour, il s’apercevra soudain de la transformation qu’il a subie : « Quand je me regarde à telle date et maintenant, je ne me reconnais plus. » Mais la lente évolution de son âme n’a pas provoqué de rupture ; celle-ci suppose un miracle de grâce que Dieu ne donne qu’à des âmes de choix. Il continue à vivre dans le cadre de l’Islam, mais qui oserait dire que son âme est la même ? Il vit sous 1’influence habituelle de la grâce, il a appris à écouter la voix de la conscience, il vit dans la clarté par rapport à Dieu, il sent que pour appartenir à Dieu, il faut être sincère des pieds à la tête, il commence à prier en esprit et en vérité, il a déjà une âme nouvelle et qui renaît tous les jours. Elle a besoin de renaître, car elle meurt encore souvent : il a des crises parfois violentes ; il y a quelque chose qui se débat en lui mais il se reprend en mains. À ce musulman à l’esprit nouveau Notre Seigneur dit sa consolante parole : « Tu n’es pas loin du royaume des cieux11. » Mais il ne reçoit pas cet esprit nouveau pour lui tout seul. Il se pénétrera du ferment nouveau en cherchant à le mettre dans la pâte pour la faire lever. Il faut, après lui avoir donné, lui demander quelque chose. Il n’est pas étranger à la pâte tunisienne, il en fait partie, il doit contribuer par le dedans à la faire lever. Il faut lui expliquer la vocation splendide qui est la sienne dans son milieu, lui redire qu’une immense récompense divine est attachée à ce travail. Ce n’est pas un individu dont je viens d’entreprendre la conquête, mais l’homme d’un milieu, et il faut lui communiquer un esprit d’apostolat, faire un associé, un collaborateur, lui répéter sur tous les tons qu’on compte sur lui, qu’on a besoin de lui, lui expliquer inlassablement le rôle qu’il doit jouer. À mesure qu’il y travaille, il se transforme, il souffre de voir l’état d’âme de ses compatriotes, il désire de plus en plus pour lui-même, pour ses enfants, pour tous les Tunisiens bénéficier des fruits excellents que donne une formation à base d’esprit chrétien. Il n’ose pas encore estimer le Christianisme tout haut, il sent que ce serait déplacé dans son milieu. Il ne connaît pas encore la source elle-même, mais il a goûté son eau limpide et il n’en a jamais trouvé de plus délicieuse. Si un jour, la grâce l’appelle à la source, il dira : « Je la connais, enseignez-moi tout », Quoi ? « Tout, je crois tout. » 11
Mc 12, 34.
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En réalité, il ne connaît encore rien, ou presque rien, de la doctrine spécifiquement chrétienne, mais son âme a été retrouvée, il ne sait pas grand chose de plus, mais il regarde les choses avec un autre œil. Le grand semeur est passé là ; la grâce est entrée, a travaillé dans le silence. C’est la réponse de l’âme à ce travail profond que nous entendons aujourd’hui. Mais, est-ce-que je ne m’égare pas ? Je devais vous parler des possibilités de l’âme tunisienne et vous avez peut-être l’impression que je ne les ai pas définies. À vrai dire, je me méfie extrêmement de ces sortes de définitions ; on ne mesure les possibilités d’un champ qu’en le labourant et quelle différence de rendement avec tel ou tel laboureur. Mon désir était de vous parler des possibilités de l’âme tunisienne sans les définir, car les définir c’est regarder du dehors. J’ai voulu essayer de vous faire pénétrer par le dedans. Nous n’avons pu entrer dans cette âme fermée qu’avec beaucoup d’amour. Elle était fermée et nous ignorions tout de ses possibilités, mais nous l’aimions déjà comme tout ce qui vit, comme tout ce qui porte la marque de la beauté et des richesses du Bon Dieu. Nous allions à la recherche de cette âme, c’est pourquoi nous avons trouvé en elle quelque chose. Tout éducateur a le respect de ce qui vit ; il entrevoit déjà aujourd’hui ce qui sera demain, il met en lui ce qu’il veut mettre dans les autres, il les voit déjà aussi bons et même bien meilleurs que lui. Certes, ils ne lui ressemblent pas et il n’attend pas pour les aimer qu’ils soient formés à sa propre image. Des Nord-Africains seront toujours substantiellement ce que nous les voyons. Et puis après ? Mais vous ne parlez pas de leurs défauts ou de leurs qualités naturelles ? Vous n’avez pas cité les déceptions cruelles qu’éprouvent ceux qui travaillent, et l’histoire de l’Afrique du Nord ne nous reditelle pas à chaque siècle « il n’y a rien à faire » ? Oui, j’ai passé sous silence l’aspect purement humain du Tunisien et je n’ai pas fait un tableau synoptique de ses défauts ou de ses qualités. C’est à dessein, car je crois que l’on mutile étrangement une âme quand en la définissant on oublie de signaler l’élément le plus important : Dieu. Toutes les âmes se valent à peu près quand elles ont perdu le sens divin et quand, après plusieurs générations, elles ont achevé de perdre les traces des vertus que la vie religieuse avait déposées en elles ; elles ne sont plus que des loques. Le Tunisien sera 610
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de plus en plus une loque civilisée peut-être, mais loque tout de même, si on ne lui apprend pas à trouver Dieu, à le mettre dans sa vie non pas comme un supplément, mais comme la vie de sa vie. Avec ce ferment divin on sera étonné de ce qu’on tirera de cette pâte informe. Ses possibilités ne sont actuellement que du bois mort. Qu’attendent-elles ? Elles attendent ceux qui doivent y jeter une flamme. « Je suis venu jeter le feu sur la terre, a dit Jésus, et qu’est-ce que je veux sinon qu’il s’allume12 ? » Ne sont blasés sur ce chapitre que ceux qui pratiquement ne croient plus en Dieu ou s’ils y croient pour eux-mêmes, n’y croient plus pour les autres. Ils ignorent les malheureux, ce qu’est un ferment chrétien dans une âme neuve. Le Tunisien n’est pas encore un blasé, il n’a pas encore usé les ressorts de son âme. Il reste, par bien des côtés, influençable et perméable, qu’on sache par quel bout le prendre et la moitié du chemin sera faite. Nous serions étonnés de la réceptivité des âmes musulmanes et de leur sensibilité religieuse si nous possédions davantage l’art de les toucher. Nous découvririons alors des âmes que nous ne connaissons pas. Elles-mêmes en nous découvrant nous diraient : « Pourquoi ne nous avez-nous pas dit plus tôt ces belles choses ? Nous ferions des kilomètres pour entendre parler des choses de Dieu. Ce sont là des paroles comme nous n’en avons jamais entendues. » Et ils diraient peut-être comme ce bon vieillard rencontré un an après un entretien de ce genre : « Les paroles que tu m’as dites l’année dernière sont restées trois mois vivantes dans mon cœur. » Pour tout résumer en un mot : en apostolat il faut, me semble-t-il, essayer d’oublier qu’on existe, pour avoir le temps d’écouter les autres et de les aimer.
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Lc 12, 49.
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ANNONCER JÉSUS-CHRIST ET LIBÉRER L’HOMME EN AFRIQUE : AUTHENTICITÉ AFRICAINE, CONFÉRENCE DE MGR DE SOUZA (1976) Cat her i ne Fois y
Mgr Isidore de Souza (1934-1999), ancien archevêque de Cotonou (Bénin), fut un acteur de premier plan de l’africanisation de l’Église catholique en Afrique de l’Ouest et de l’histoire politique contemporaine du Bénin. Ce texte est la reproduction1 de la conférence qu’il prononça en clôture du Congrès annuel de L’Entraide missionnaire2, tenu sous le thème général « Quelle libération Jésus-Christ peut-il apporter à l’Afrique3 ? », du 27 au 29 août 1976 à l’Université Laval dans la ville de Québec (Canada). À l’époque prêtre et directeur de l’Institut supérieur de culture religieuse (ISCR)4 à Abidjan (Côte d’Ivoire), son propos nous a semblé fort 1 Elle fut d’abord publiée dans le Bulletin de L’Entraide missionnaire dont la circulation demeurait limitée aux membres des instituts missionnaires. Voir I. de Souza, « Annoncer Jésus-Christ et libérer l’homme en Afrique : Authenticité africaine », Bulletin de L’Entraide missionnaire, Vol. 17, no 4, décembre 1976, p. 163-188. Nous remercions L’Entraide missionnaire d’avoir permis la reproduction de ce texte. 2 S’inspirant des constitutions du Mission Secretariat de Washington, fondé en 1949 par Mgr Fulton Sheen, 13 communautés de prêtres missionnaires fondent l’Association des Procureurs des Missions le 15 novembre 1950, bientôt connue sous le nom de Comité d’Entre-Aide Missionnaire (C.E.A.M.). À partir des années 1960, l’Entraide missionnaire prend désormais parti pour les plus pauvres. 3 Les autres intervenants, le sociologue Jacques B. Gélinas et l’économiste Jacques Henry, prononcèrent des conférences intitulées respectivement « L’Afrique dans un tournant historique » et « L’Afrique d’hier, aujourd’hui et demain ». 4 Afin de répondre à un besoin de formation ressenti dans divers pays de l’Afrique de l’Ouest, l’Assemblée plénière de la Conférence épiscopale régionale de l’Afrique de l’Ouest (CERAO) créa l’ISCR en 1967. D’abord dirigé par l’abbé J. Orchampt jusqu’en 1971, c’est l’abbé Isidore de Souza qui pilota sa transformation en un complexe de trois unités d’étude et de recherche répondant mieux à l’évolution rapide de l’Afrique. Devenu
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éclairant afin de saisir, de l’intérieur, le processus d’autonomisation de l’Église catholique africaine en une époque marquée par les indépendances politiques de la plupart des pays du continent et par les suites à donner au Concile Vatican II (1962-65). En reprenant le thème de la libération développé en Amérique latine, cette conférence témoigne aussi d’une donnée fondamentale pour saisir les développements subséquents du catholicisme : la circulation des idées et des pratiques ne serait désormais plus circonscrite à des rapports principalement établis selon un axe Nord-Sud et médiatisés par la figure du missionnaire. Ainsi, une nouvelle dynamique s’établissait où la voix des croyants et des peuples du Sud global, par l’entremise de leurs propres théologien(ne)s, voyagerait au Sud comme au Nord. Enfin, les idées que formule ici Isidore de Souza, bien qu’antérieures à celles qu’il défendra au cours de ses années d’engagement politique à titre de Président du Haut Conseil de la République du Bénin de 1990 à 1993, ne lui sont aucunement étrangères.
Avant-propos Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me paraît nécessaire de bien poser le problème au départ ; autrement nous risquerions de ne pas être sur les mêmes longueurs d’ondes ou d’aboutir à des impasses ou d’arriver à de mauvaises solutions, si solutions il y a. Le thème tel qu’il est formulé implique qu’il s’agirait de deux projets différents : d’une part, annoncer Jésus-Christ ; d’autre part, libérer l’homme en Afrique. Mais s’agit-il effectivement de deux projets ? Je ne pense pas. S’il y a dualité, il ne peut s’agir en mon sens que d’une distinction intellectuelle ou méthodologique ; méthodologique, non pas au niveau de la conduite de nos réflexions, mais à celui de la réalisation concrète. À moins que cette dualité relève d’une idéologie sous-jacente ou plus précisément d’une dualité de conception en ce qui concerne l’annonce de Jésus-Christ et la libération de l’homme aujourd’hui en Afrique. Personnellement, je ne considère pas ce qui nous préoccupe comme deux projets absolument différents. Car, comment les missionnaires que nous sommes, oserions-nous séparer et, si nous avons
l’Institut catholique de l’Afrique de l’Ouest (ICAO), l’ISCR est à la base de la création, par la CERAO, de l’Université catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO) en 2000.
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une conscience claire de toutes les dimensions de notre vocation, l’annonce de Jésus-Christ et libération. Car Jésus-Christ est libérateur et on ne peut l’annoncer, le proclamer que comme libérateur. Aussi reformulerai-je le thème de notre entretien de la façon suivante : Annoncer Jésus libérateur à l’homme en Afrique aujourd’hui. À ce propos, une double question s’offre à nous à laquelle nous allons essayer de répondre tout au long des deux parties de notre entretien : 1. Quelle libération le Christ apporte-t-il à l’homme en Afrique aujourd’hui ? 2. Selon quelles modalités cette libération se fait-elle et doit-elle être proposée et réalisée en Afrique ? Quelle libération le christ apporte-t-il à l’homme en afrique aujourd’hui ? J’espère que si nous nous posons la question, c’est parce que nous nous occupons plus particulièrement du continent africain car la même question peut et doit se poser pour chaque continent et chaque pays. L’année dernière5 le même problème a été étudié à propos de l’Amérique du Sud, peut-être avec un intérêt particulier à cause de l’originalité de la théologie dite de libération dont des théologiens latino-américains sont les promoteurs. Mais chaque Église, chaque diocèse par les temps que nous vivons et dans le but d’une plus grande fidélité au Christ libérateur, devrait sentir la nécessité de reformuler le but ultime à donner à son activité missionnaire, évangélisatrice. Je voudrais dire que la question posée, considérée à un certain point de vue n’est pas spécifiquement latino-américaine ou africaine,
5 Le congrès annuel de l’Entraide missionnaire, tenu du 29 au 31 août 1975 sur le thème « L’Évangile : outil d’oppression ou de libération ? » avait comme conférencier principal le père de la théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez. Cet extrait atteste de l’ancrage de son propos dans la réalité sociopolitique latino-américaine : « Mais dans la mesure où, pour les chrétiens révolutionnaires, l’identification aux intérêts et aux luttes des classes populaires constitue l’axe d’une nouvelle manière d’être homme et de recevoir le don de la Parole du Seigneur, une prise de conscience s’opère et la réflexion sur la foi, nourrie de la praxis historique, débouche sur une théologie liée à la lutte des exploités pour leur libération. »
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elle est universelle. En épousant le point de vue de l’objet ou plus précisément des bénéficiaires de l’action libératrice du Christ, la réponse est la même aussi bien en Europe, en Amérique qu’en Afrique. Car l’homme, qu’il soit européen, américain ou africain ou asiatique, il est d’abord homme avant d’être de tel ou tel pays. Face à la libération du Christ, nous partageons tous la même condition. L’identité de nature, l’identité de notre esclavage commun, postule l’identité de libération. Car l’Africain, dans sa nature profonde, n’est pas différent des autres hommes. Ce n’est pas superflu de le rappeler. Ce n’est pas une évidence pour tout le monde. Il suffit de se référer, par exemple, à la persistance de l’apartheid6 ; et chaque peuple porte un peu de lui, par rapport aux autres, les sentiments de supériorité, de narcissisme exclusif inhérent au nazisme. Peut-être cette propension se vérifiet-elle de façon spéciale chez les Occidentaux et la race blanche par rapport aux Africains face aux peuples dits « de couleur ». En est témoin la persistance de certains préjugés, de certaines représentations, d’un autre temps ou d’un autre âge d’ailleurs pas très lointain. Je dirais qu’elle se manifeste même encore aujourd’hui d’une façon plus subtile dans un certain paternalisme condescendant, agrémenté de pitié et de commisération qui n’élève pas, mais rabaisse et perpétue un colonialisme parfumé de la sacro-sainte charité. Et pourtant l’Africain, comme tous les hommes, est créature de Dieu, aimé, choyé passionnément de son créateur, respecté de lui et doté, comme tout autre, de raison, de cœur, de sensibilité et de volonté. Comme tous les hommes, il est une créature blessée, tombée en esclavage à force de vouloir conquérir son indépendance et son autonomie par rapport à son créateur. Il n’a pas besoin plus de libération qu’un autre, il n’a pas besoin d’une libération différente de celle des autres.
Libération totale Nous aboutissons à la même réponse si nous regardons le problème par l’autre bout, c’est-à-dire du côté du sujet de la libération à réaliser ou à annoncer. Ce n’est pas de n’importe quelle libération 6
Ce système ségrégationniste mis en place en Afrique du Sud en 1948 faisait des Noirs, la majorité de la population, des citoyens de seconde zone et fut finalement aboli en 1991.
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qu’il s’agit mais de la libération chrétienne. Une seule personne nous libère : le Christ. C’est ce que saint Pierre disait au Sanhédrin devant lequel il avait été traduit après la guérison d’un impotent : « C’est par le nom de Jésus-Christ, le Nazaréen, celui que vous, vous avez crucifié et que Dieu a ressuscité des morts, c’est par son nom et nul autre que cet homme se présente guéri, devant vous, c’est lui, la pierre d’angle que vous, les bâtisseurs, vous avez dédaigné et qui est devenu la pierre d’angle. Car il n’a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvés. » (Actes 4. 10-12) Les évangélistes de leur côté ont tous cherché à montrer que Jésus était le libérateur attendu, le serviteur de Yahvé, celui qui vient libérer le peuple de Dieu et par qui toute chair, c’est-à-dire tout homme, verra le salut. La libération de l’homme africain, identique à celle de tout homme, aussi bien du côté de l’objet que du sujet, l’est également au niveau de son mode de réalisation : mort-résurrection du Christ. Cette identité se vérifie également quant à ses différents aspects. L’humanité de l’homme, c’est-à-dire ce qui fait qu’il est homme, la même pour tous n’existe pas de façon abstraite. Ce sont des hommes concrets qui existent. À ce niveau, l’homme est façonné, déterminé par toutes sortes d’éléments : l’environnement géographique, climatique, son cadre de vie. Son existence concrète lui confère différentes dimensions : – les unes lui sont propres et l’individualisent : son corps, son esprit, son âme, son intelligence, sa personnalité, sa psychologie, son caractère, ses propensions ou tendances, etc. ; – les autres sont liées à son insertion dans une société ou dans différentes couches ou institutions de cette société : famille, clan, tribu, village, nation, pays, continent, monde ; – d’autres découlent de différents facteurs caractéristiques de son milieu social : organisation politique, culturelle, économique, etc. À ces différentes dimensions horizontales, il faut ajouter sa dimension verticale, ses rapports avec l’invisible et avec Dieu. Si l’homme doit être libéré, il doit l’être dans sa totalité, dans toutes ces dimensions qui forment son être plénier. Considéré sous ce nouvel angle, la libération est la même pour tous les hommes. Disons en définitive, que vue sous ce quadruple aspect, la question posée obtient une première réponse valable pour tous les hommes quels qu’ils soient : quelle libération le Christ apporte-t-il à 617
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l’homme en Afrique aujourd’hui ? La même qu’à l’homme en Europe, en Amérique, en Asie et en Océanie. Mais une deuxième réponse s’impose. Elle découle des différences entre l’Africain et les autres hommes. Les éléments constitutifs des dimensions de l’homme auxquels nous faisions allusion, se différencient d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, donnant naissance à des sociétés, à des classes sociales étrangères les unes aux autres, et confèrent en conséquence à l’unique libération des aspects différents, des formes différentes les unes plus urgentes ici que là, les autres moins ressenties sur tel continent que sur tel autre. C’est ce qui légitime la question que nous nous posons. Identique dans sa globalité et diverse quant à ses aspects, quelle est la nature de cette libération ? Libération s’oppose à esclavage, aliénation, servitude. La nature peut, par conséquent, se définir en fonction de son contraire. Il s’agit, par conséquent, de nous interroger sur les différents secteurs d’aliénation où l’homme se trouve plongé aujourd’hui en Afrique.
Secteurs d’aliénation L’Africain, en tant que peuple et en tant qu’individu, est prisonnier d’un certain nombre d’entraves dont il a peine à se libérer. Politiquement, il est aliéné : un certain nombre de pays subissent encore le joug colonialiste7 et n’ont pas la possibilité de prendre en main la responsabilité de l’organisation et de la gestion de leurs affaires. Ceux qui sont libres politiquement, ne le sont en fait que nominalement : les gouvernements se font et se défont selon le bon vouloir des puissances étrangères ; économiquement, il est à la merci d’un néo-colonialisme abject plus douloureux et plus pesant parce que plus sournois et plus habile que le colonialisme, se servant le plus souvent des Africains eux-mêmes ; culturellement, il est plus dépendant de l’extérieur que de lui-même ; idéologiquement, il est victime de l’impérialisme aussi bien européen, américain que russe ou 7 En 1976, Djibouti (1977), la Namibie (1990) et le Zimbabwe (1980) n’avaient pas encore accédé à l’indépendance politique tandis que les anciennes colonies portugaises venaient tout juste d’y arriver l’année précédente : l’Angola, le Cap-Vert, la Guinée Bissau (1974), le Mozambique et Sao Tomé.
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chinois. Je n’y insiste pas : les exposés, les ateliers et les synthèses d’hier et de ce matin se sont appliqués à le faire sentir. Disons tout simplement que ce qu’écrivait Paul VI dans son encyclique Populorum Progressio au sujet des hommes d’aujourd’hui, s’applique avec une vérité cuisante à l’Africain : « Être affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. Par ailleurs, les peuples parvenus depuis peu à l’indépendance nationale éprouvent la nécessité d’ajouter à cette liberté politique une croissance autonome et digne, sociale non moins qu’économique, afin d’assurer à leurs citoyens leur plein épanouissement humain, et de prendre la place qui leur revient dans le concert des nations. » (Populorum Progressio, parag. 6). L’Afrique est encore aliénée politiquement, économiquement, culturellement, idéologiquement et aspire de toutes ses forces à se libérer. Aliénation d’autant plus ressentie et désespérée qu’elle est grevée de la mauvaise volonté des grandes puissances qui ne cherchent à aider que pour mieux assurer leurs positions acquises et leur domination.
La libération du Christ Mais est-ce là la libération que le Christ apporte à l’homme en Afrique aujourd’hui ? À laquelle de ces différentes aliénations le missionnaire, le chrétien tout court, qu’il soit Africain de naissance ou d’adoption, doit-il consacrer ses efforts pour l’en libérer ? Ceci nous amène à faire un pas de plus dans la définition de la libération du Christ. Je me permets tout d’abord de vous faire remarquer ceci : la libération est un mot à la mode aujourd’hui et on le brandit comme une découverte inédite. Sans doute cette vogue correspond-elle à une réalité. Notre être détermine notre mode d’existence, nos pensées et préoccupations, mais nos préoccupations, les situations existentielles qui sont les nôtres nous amènent à ressentir de façon plus vive tel 619
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aspect ou besoin de notre être. Si le mot libération est aujourd’hui sur toutes les lèvres, c’est parce que nous sommes en une période où notre liberté ou nos libertés sont compromises ; puis-je dire par exemple, en allant acheter tel produit dans tel magasin, que je le fais librement ? Ne suis-je pas conditionné par la réclame qui envahit tout, utilisant les ressources les plus intimes de ma psychologie et de mon être pour me rendre esclave de tel besoin par ailleurs parfaitement inutile ? Puis-je dire que j’ai encore des idées absolument personnelles lorsque je pense comme mon poste radio, mon journal ou ma télévision ? Etc. etc. On comprend dès lors que tous les hommes, sous tous les cieux aspirent aujourd’hui à se libérer, se libérer de tout, même de Dieu. Et paradoxalement, il y a comme une redécouverte du Christ, celui dont on pourrait attendre la libération qu’on croit avoir et manifester de façon plus ou moins tapageuse et contestataire de toute tradition et de toute loi, mais qu’on n’a pas en fait et qu’on recherche inconsciemment. Redécouverte du Christ qui s’exprime dans le port des cheveux et de la barbe à la manière du Christ comme si on voulait reproduire en soi son image ou son physique. Redécouverte qui s’exhibe dans des représentations : Jésus Christ Super Star, Gospel, etc. Cependant les termes « libération », « libérateur », appliqués au Christ ne sont pas d’un usage récent. Lisez saint Paul attentivement, le crayon en mains et comptez le nombre de fois que les mots libération, libre, reviennent sous sa plume. Et vous me donnerez raison.
Libération – Salut Mais la libération du Christ telle que nous la concevons souvent, correspond-elle à celle dont parlent Paul et les Évangélistes ? Pour moi, chrétien, libération et salut ne font qu’un. Christ libérateur et Christ sauveur ne font qu’un. C’est pourquoi je me réfère à la définition que lui-même donne du salut. Les textes bibliques, à ce sujet, ne manquent pas. Je m’arrêterai à un seul, Luc 4, 16-21 : « Jésus vint à Nazareth où il avait été élevé, entra selon sa coutume, le jour du Sabbat, dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il est écrit : L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle 620
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aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. Il replia le livre, le rendit en servant et s’assit. Alors, il dit : Aujourd’hui, s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture. » Mon intention n’est pas de faire l’exégèse scientifique de ce texte ; cela nous conduirait trop loin. Si je m’y réfère, c’est parce que nous nous y appuyons trop souvent soit pour réduire le salut du Christ à une libération simplement humaine, physique ou matérielle, soit pour justifier une option idéologique personnelle qui ne retient qu’un aspect du salut chrétien. Je voudrais, pour ma part, en donner une interprétation en référence à la situation de l’homme qui a déterminé l’œuvre accomplie par le Christ. À moins de vouloir mutiler les écritures ou altérer notre foi, il faut admettre que tous nos esclavages et notre condition sont une conséquence du péché.
Conception de la Vie chez les « Fons8 » Dieu nous a créés pour la vie. Plus j’essaie de creuser la conception de la vie chez les « Fons » auxquels j’appartiens, plus je suis convaincu de cette vérité qui rejoint les saintes écritures. Mais si nous sommes faits pour la vie, nous ne sommes pas la vie. Seul Dieu est la vie ; lui seul peut parler de la vie en utilisant le verbe être. Je suis vie ; ceci constitue son être propre. L’homme, au contraire, ne peut parler de la vie qu’en faisant usage du verbe avoir. Nous possédons la vie ; nous ne le sommes pas, ou si nous le sommes ce ne peut être que par dérivation parce que quelqu’un nous l’a donnée et nous ne pouvons l’exercer qu’en référence à lui. Le Fon appelle l’homme gbêto (prononciation : gbêtô) : un mot composé de deux termes : l’un, gbê, qui veut dire la vie et désigne Dieu et l’autre, tô, qui peut être interprété de deux façons différentes. Pris comme substantif, il signifie père, l’homme serait alors le père de la vie, d’une part parce qu’il est générateur de vie, d’autre part parce qu’il est maître de la vie qui signifie aussi le monde. Gbê,
8 Important groupe ethnolinguistique comptant plus de trois millions de personnes en Afrique de l’Ouest.
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l’homme, le monde et Dieu. Vu sous cet angle, l’homme est le maître du monde sinon en fait, du moins en devenir et par vocation. Pris comme suffixe, tô est une particule qui exprime la qualité, le métier, la vocation de quelqu’un. Gbêtô dès lors veut dire : celui qui a pour métier, pour vocation de vivre. Vous comprenez pourquoi je disais tout à l’heure que l’homme est un être-pour-la-vie et non un être-pour-la-mort ; l’une des idées fondamentales du Fon c’est de tout percevoir sous l’angle de la vie, tout est doué de vie, tout est vivant. Mais il ne peut exercer ce métier, remplir cette vocation qu’en étant rattaché à la source de la vie, comme l’affluent au fleuve, le fleuve à la source. Coupé de Dieu, l’homme est mort. Si nous sommes créés pour la Vie, nous le sommes également pour le bonheur. Ici encore, je me réfère à la culture fon : être heureux se dit : dù gbê, c’est-à-dire manger la vie. Par conséquent, notre bonheur n’est possible que dans la mesure où nous participons au bonheur qu’est Dieu. Ainsi, notre vie, notre bonheur constituent, pour ainsi dire, ou font de nous le miroir de Dieu, l’image ou le reflet de notre créateur. Ils ne sont réels, possibles que dans une dépendance étroite, une union intime avec Dieu.
Indépendance ou Liberté ? Mais qui dit dépendance ne nie-t-il pas par le fait même l’autonomie, l’indépendance ? Si nous ne sommes créés, nous ne pouvons être que dépendants de Dieu, notre être n’implique-t-il pas un certain esclavage ? Comment dès lors ne pas être tenté de vouloir conquérir sa liberté et son indépendance en se passant de Dieu ? Nous comprenons dès lors que l’homme se soit laissé prendre par le vertige du désir d’indépendance et de liberté vis-à-vis de Dieu. Cette tentation, les hommes d’hier l’ont éprouvée ct nous l’éprouvons encore aujourd’hui de différentes façons renouvelant ainsi le péché originel. Les conséquences qui en découlent ont été et sont encore aujourd’hui fatales : la mort, la haine, la volonté de puissance et de domination qui engendrent guerre, esclavage, aliénation, etc. Si, en effet, nous ne sommes vie ou plutôt nous ne possédons la vie que dans notre dépendance, vis-à-vis de notre source de vie, 622
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vouloir se libérer de Dieu, constitue le suicide par excellence : notre dilemme est celui-ci : ou bien être « vie » dans la dépendance de Dieu par participation ou bien être « mort » dans la conquête de notre autonomie par rapport à Dieu. L’homme a choisi de se libérer pour devenir non plus esclave de Dieu mais esclave de lui-même. Nous nous coupons du Bonheur pour devenir Souffrance ; nous renions l’Amour pour devenir Haine. Nous nous éloignons de la Lumière pour nous enfoncer dans les Ténèbres. C’est bien ce que nous percevons dans les premiers chapitres de la Genèse : Caïn qui tue Abel : la vie devient mort. L’humanité se corrompt et sa corruption entraîne la destruction ; l’unité fait place à la division : la Tour de Babel, etc. Bref, notre esclavage, la haine en notre cœur et dans le monde, avec tout ce qu’elle entraîne comme injustice sociale, économique et politique, volonté de puissance et domination, se résume dans le fait de notre séparation d’avec Dieu. Je suis d’accord avec ce que disait M. Henry ce matin : l’aliénation dont l’Afrique est aujourd’hui la victime est une « conséquence de sa marginalisation », sous le régime colonial et néo-colonial. C’est une explication plausible dont je suis personnellement convaincu. L’économiste, qui veut rester conséquent avec lui-même et éviter toute extrapolation, ne peut pas aller plus loin dans son analyse. Mais pour le chrétien que je suis et voudrais rester, je n’ai pas le droit de me contenter de cela. Ma foi exige que j’aille plus loin. Car limiter mon diagnostic à ce stade compromettrait gravement le salut dont je voudrais être le promoteur. Toutes les solutions que j’inventerais à ce stade ne seront que des demi-solutions, parce que mon analyse n’aura pas atteint la profondeur de l’homme. Nos esclavages, que ce soit en Afrique ou ailleurs, notre aliénation, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, sont les conséquences de la volonté de puissance, du désir des uns de préserver leur prétendue liberté au dépens des autres, leur épanouissement personnel en se servant des autres comme l’humus dirait Nietzsche, sur lequel pousserait le surhomme au-dessus duquel il n’y aurait plus aucune puissance, « Gai savoir9 » qui sème des larmes, la guerre, la haine, etc. 9
F. Nietzsche (annoté et présenté par P. Wotling), Le gai savoir, Paris, Flammarion,
2007.
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Mais comme nous venons de le voir, cette volonté de puissance avec ses conséquences découle de notre mort à Dieu. Je dirais par conséquent qu’il y a en l’homme une diversité d’aliénations, dépendantes les unes des autres : i1 y a tout d’abord une série d’aliénations épiphénoménologiques, c’est-à-dire superficielles qui se voient et se vivent douloureusement : aliénation politique, sociale, culturelle, économique, humaine. Cette série est intimement liée, comme l’effet à sa cause, à une autre aliénation matrice qui ne se découvre que dans ses manifestations extérieures : notre aliénation par rapport à Dieu, notre mort à Dieu. Notre libération pour être totale et définitive, doit se réaliser à ces différents étages. Elle ne doit pas s’arrêter à l’épiphénomène mais atteindre la racine de toutes les aliénations. C’est précisément la libération que le Christ nous apporte à tous : l’homme dans toutes ses dimensions en le faisant redevenir ce qu’il est par essence et par vocation : l’homme, image de Dieu, vivant en Dieu, heureux en Dieu, libre en Dieu par sa réunion ou son alliance avec lui. Ainsi définie, comment cette libération se réalise-t-elle ? Ceci nous conduit à la deuxième partie de mon exposé. Selon quelles modalités la libération chrétienne se fait-elle et doit-elle être proposée et réalisée en afrique ? Cette question est double. Il nous faudrait la dédoubler pour mieux y répondre. Je ferai remarquer tout d’abord, pour dissiper toute illusion, que nous ne sommes en dernière analyse, ni les agents de notre propre libération, ni de la libération des autres. Nous ne sommes que des collaborateurs de Dieu. Par conséquent, ce n’est pas notre libération que nous apportons à l’Afrique, à l’Occident ou à 1’Orient, mais celle du Christ. De la même façon, nous ne pouvons pas être les inventeurs autonomes des modalités de cette libération. Dans ce domaine nous restons « disciples » du Christ et nous devons être des disciples fidèles. Aussi commencerai-je par rappeler en un premier point comment le Christ nous a libérés ; nous pourrons en déduire ensuite comment nous à notre tour, nous devons être agents de libération par collaboration et participation. 624
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L’identité de la liberté ou du salut que nous apporte le Christ ainsi que ses modalités sont conditionnées par la nature de notre esclavage. Or nous avons défini celui-ci comme étant un état de mort. Je me permets de revenir sur ce point en me référant une fois de plus à la notion de la vie et de la mort chez les Fons. Selon nous, la vie d’un être serait la force ou la vertu, qui fait que tel être est ce qu’il est, en pleine possession de toutes ses facultés et qu’il peut atteindre sa finalité propre, spécifique : je suis vivant dans la mesure où j’existe d’une part et d’autre part dans la mesure où je puis exercer, actuer les capacités ou les potentialités qui sont en moi et dont l’épanouissement me permet d’atteindre ma fin. Si l’une ou l’autre condition fait défaut, ma vie n’est pas plénière, c’est même la négation de la vie, c’est-à-dire la mort. Ainsi un homme qui serait impuissant, c’est-à-dire incapable d’engendrer ne serait plus vivant : il est mort. Pour comprendre cela, il faut se replacer dans la mentalité des Fons selon laquelle l’homme est fait pour engendrer la vie. De même une plante qui doit normalement produire, n’est vivante que dans la mesure où elle existe et donne des fruits, etc. La vie, par conséquent, pour moi homme, c’est la possibilité et la capacité que j’ai de réaliser ma vocation d’homme. Si, par hasard, pour une raison ou pour une autre, celle-ci ne se réalisait pas, bien que vivant, je suis mort.
Vivants parce qu’unis au Christ Alors, si nous ouvrons maintenant cette idée de vie et de mort du Fon à la révélation chrétienne, il faudrait dire que nous sommes vivants dans la mesure où nous sommes unis à Dieu et notre désunion avec Dieu constitue notre mort. Si tel est notre esclavage, si telle est la prison dans laquelle nous sommes, pour que nous soyons libérés notre libération ne sera réelle que dans la mesure où les portes de cette prison ouvrent. Aussi dans la mesure où cela nous permet d’entrer une fois de plus en relation avec Dieu. Comment est-ce que le Christ a réalisé cela ? Il l’a réalisé de deux façons. La première façon : le Christ a d’abord, essayé de vivre dans une dépendance totale vis-à-vis de son Père. Vous savez ce que dit saint Paul : « Par la désobéissance d’un seul, la mort est entrée dans le monde. Par l’obéis625
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sance d’un seul, tous les hommes ont été ramenés à la vie10. » Donc c’est le moyen que le Christ a utilisé pour nous sauver. L’homme s’est séparé de Dieu par désobéissance et par orgueil, lui il ramène l’homme à Dieu en s’humiliant, en s’abaissant, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la croix. C’est ce qu’il a dit lui-même, ou du moins ce que l’auteur de l’épître aux Hébreux met sur ses lèvres lorsque le Christ entre dans la vie : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation, tu m’as façonné un corps, tu n’as voulu ni sacrifice ni holocauste, voici que je viens, c’est de moi qu’il est question dans le livre, je viens pour faire ta volonté11. » Donc le Christ est présenté ainsi, l’œuvre du Christ est présentée comme une réalisation quotidienne et faisant toute sa vie la volonté de son Père. Très souvent, on s’arrête à la mort-résurrection du Christ comme modalité de notre rachat, de notre libération. Mais ce n’est pas seulement la mort et la résurrection du Christ qui nous rachètent, la mort et la résurrection du Christ ne sont que la fine pointe d’un état permanent du Christ. Toute sa vie a été de faire la volonté de son Père, d’obéir à son Père ; par conséquent, de faire le chemin contraire à celui que les hommes ont fait pour se séparer de lui. Qu’est-ce que sa mort ? C’est au fond, encore, l’acceptation de la volonté de son Père. Reportez-vous au jardin des oliviers où le Christ se trouve face à cette expérience de la mort, douloureuse pour lui comme pour nous, et il voit dans cette expérience la volonté du Père. Sa nature d’homme, sa nature qui se trouve en opposition avec la volonté de Dieu et qui se dit : « Si cette coupe pouvait s’éloigner de moi sans que je la boive. » C’est la tentation. Mais « que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne12. » Donc, je considère cela comme le sommet d’une vie d’obéissance, d’humilité, d’accueil vis-à-vis de son Père. La deuxième façon : c’est qu’à supposer que le Christ ait vécu, à supposer que le Christ ait accepté de souffrir, de mourir et même de ressusciter, et qu’il s’arrête là, est-ce que nous aurions la possibilité d’être sauvés ? Je dis non. Nous ne serions pas sauvés. Parce que sa mort et sa résurrection ne constituent qu’un moyen pour notre salut. 10 11 12
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Rom 5, 19. Héb 10, 5. Matt 26, 42.
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Habituellement, on dit que nous sommes sauvés par la mort et la résurrection du Christ et c’est vrai ; je n’en disconviens pas. Mais je dis que ceci constitue un moyen. D’autres instruments dont le Christ s’est servi pour nous sauver. Saint Paul le dit bien : « Si le Christ, après sa mort, n’était pas ressuscité, vaine serait notre foi parce qu’il ne nous aurait pas délivrés de cette mort13. » II ne nous aurait pas réunis à Dieu. Il n’aurait pas réalisé cette alliance avec Dieu. Mais il nous sauve parce que, par sa mort-résurrection et par son ascension, il nous a acquis l’Esprit. Il nous a fait cadeau de cet Esprit de son Père qui est aussi le sien. C’est ce qu’il nous dit d’ailleurs : « Je m’en vais, vous êtes tristes, mais il est bon que je m’en aille parce que, si je ne m’en vais pas, l’Esprit, le Paraclet, vous ne l’aurez pas. Or, c’est lui, cet Esprit, qui vous fera comprendre tout ce que je vous ai dit14. » Effectivement, il fallait bien que l’Esprit vienne pour qu’ils comprennent. Tant que l’Esprit n’était pas venu ils ne comprenaient pas, même Pierre qui a confessé en lui le Messie, le Fils du Dieu vivant. Mais est-ce qu’il a compris de façon complète, totale, qui était le Fils avec qui il vivait ? Il n’a pas compris. La preuve : quand le Christ annonçait sa passion et sa mort, Pierre ne voulait pas. Pierre voulait le retenir d’accepter cette voie. Mais, le Christ lui a dit : « Attention ! Arrière Satan15! »
Union à Dieu par l’Esprit Libérateur Au moment où le Christ partait, où il parlait encore de sa mortrésurrection, qu’est-ce que les apôtres lui ont répondu : « Est-ce maintenant que tu vas établir la royauté en Israël16 ? » Donc, ils sont restés encore à un niveau inférieur à celui du Christ et c’est seulement quand l’Esprit va venir qu’ils vont comprendre. C’est seulement quand l’Esprit va venir, que cet Esprit va convaincre le monde de son péché. C’est grâce à cet Esprit que l’homme prendra conscience que sa vraie nature n’est pas l’état dans lequel il se trouve actuellement, c’est-à-dire coupé de Dieu, mais uni à Dieu. Cet Esprit convaincra le monde et aidera le monde à s’acheminer vers le Christ. 13 14 15 16
1 Co 15, 14. Jn 16, 6-7. Matt 16, 23. Act 1, 6.
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Effectivement, par où les apôtres ont-ils commencé à délivrer la Bonne Nouvelle ? Par la résurrection. L’évangile de l’enfance, c’est venu bien après ; les miracles, c’est venu après. Toute la vie du Christ a été perçue à partir de la Pentecôte et sous l’angle de la résurrection parce que c’est l’Esprit, le don de cet Esprit qui nous libère. Que fait cet Esprit ? Il nous libère de la mort, la mort telle que nous l’avons définie. Comment ? En nous engendrant à la vie de Dieu. C’est l’Esprit qui fait de nous les enfants de Dieu. « L’Esprit se joint à notre esprit, dit saint Paul, pour nous faire nous écrier : “Abba, Père”17. » Ça veut dire que c’est grâce à cet Esprit que nous naissons à la vie de Dieu. C’est grâce à cet Esprit que désormais notre vie est liée à celle de Dieu. C’est grâce à l’esprit que l’alliance nouvelle, scellée dans le sang du nouvel Agneau, se réalise véritablement. L’Esprit c’est également celui qui nous met au-dessus de la loi en nous donnant la possibilité de devenir, à l’exemple du Christ, les adorateurs du Père en esprit et en vérité. Cela veut dire, en nous référant aux Fons, cette possibilité que nous avons en nous, cette aspiration de vie que nous avons en nous, ne pourra se manifester, notre être d’homme ne pourra se manifester, se réaliser que grâce à cet Esprit-là. Sans cet Esprit, nous ne pouvons pas nous rapprocher de Dieu. Sans cet Esprit, nous ne pouvons pas être unis à Dieu. Bien plus, notre union à Dieu, pour être permanente, comporte des exigences et ces exigences, par nousmêmes, nous ne pouvons pas les accomplir. C’est pour cela que saint Paul dit que le Christ vient nous libérer de la loi, il vient accomplir la loi et nous libérer de la loi. Il accomplit la loi d’abord en réalisant ce que dit la loi et même en allant plus loin. Car il était capable d’aller plus loin et aussi de nous donner la possibilité d’aller plus loin. Ce que nous ne pouvons pas faire par nos propres forces, nous pouvons maintenant le faire, grâce à cette nouvelle loi que le Christ nous donne. Cette nouvelle loi ce n’est pas la loi de la charité, c’est la loi de l’Esprit. C’est la nouvelle disposition, la nouvelle capacité qui est la nôtre. Grâce à cette capacité, nous sommes au-dessus de la loi. Pourquoi ? Non pas parce que nous rejetons la loi. Non pas parce que nous sommes main-
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Rom 8, 15.
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tenant sans loi, mais nous sommes tellement unis à Dieu que nous ne pouvons plus nous séparer de lui et ainsi nous ouvrons le cercle. Nous nous sommes séparés de Dieu parce que nous avons usé de notre liberté. Nous sommes tombés dans l’esclavage, nous nous sommes réunis à Dieu, restitués dans notre nature propre et même transformés en « fils de Dieu » grâce à l’Esprit. Cet Esprit nous unit tellement à Dieu que nous sommes devenus ses esclaves, parce que nous ne pouvons plus nous passer de Dieu, nous ne pouvons plus vivre en dehors de Dieu. C’est pour cela que saint Paul a osé dire : « Vous vous êtes libérés de l’esclavage du péché pour devenir esclaves de Dieu18 . » Donc, nous sommes devenus esclaves : folie pour les hommes. Mais pour nous, qui avons la foi, c’est sagesse parce que nous voilà restitués dans notre nature. Nous pouvons maintenant faire bien plus que la loi parce que nous possédons maintenant, en nous, l’Esprit qui est amour. Dieu est amour, l’Esprit en nous nous transforme en amour et réalise ainsi la prophétie : « Je vous donnerai un cœur nouveau, j’enlèverai de votre être le cœur de pierre que vous avez pour y mettre à la place un cœur de chair19. » Donc, l’Esprit change notre cœur, le renouvelle et le transforme en amour. Vous savez tout ce dont l’amour est capable. Rien ne peut l’arrêter. Transformés en amour, nous pouvons maintenant nous passer de loi, parce que pour qui aime il n’y a pas de loi. Cet amour n’est pas un amour individuel, personnel. C’est un amour qui a des dimensions sociales et, par conséquent, doit s’exprimer dans les dimensions sociales. La première dimension sociale, la première communauté c’est d’abord l’Église. Nous ne pouvons pas nous dire sauvés en nous mettant, nous qui en avons conscience, en nous mettant hors de l’Église. Bien sûr, cette Église, elle n’est pas parfaite. Cette Église est humaine. Il y a des choses qui ne nous plaisent pas. Il y a des choses que nous contestons. Cette Église peut être retardée, recouverte de poussière, de telle sorte que la liberté que nous avons se trouve, peutêtre, comprimée, peut-être, mise en conserves, brimée, etc. C’est possible tout ça. Nous pouvons ressentir tout ça. Mais c’est dans cette communauté que le Christ nous demande maintenant de vivre. L’Église existe dans le monde, fait partie du monde et c’est de là que 18 19
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découle notre responsabilité du monde, notre responsabilité de libérer le monde. Autrement, nous ne serions pas chrétiens, nous ne serions pas missionnaires. Donc, voilà comment nous sommes devenus individuellement, communautairement des vivants, des dieux si nous pouvons parler ainsi. Parce que unis à Dieu, voilà que nous sommes devenus des hommes libres. Mais le Christ n’a pas fait que cela ou du moins pour aboutir à cette fin, pour aboutir à ce but, il a suivi un certain processus. Le processus qu’il a suivi n’est pas différent du processus même que Yahvé lui-même avait suivi dans l’Ancien Testament. Alors référons-nous à certains exemples de l’Ancien Testament.
Libérations et Alliances dans l’Ancien Testament Prenons Abraham. Quand Yahvé a appelé Abraham, qu’est-ce qu’il lui promet ? Bien sûr, Abraham n’était pas en esclavage, mais Dieu l’a appelé. Qu’est-ce qu’il lui promet ? Il ne lui promet pas la vie éternelle. Il lui dit : « Moi, je te donnerai une génération20. » Abraham était esclave de ce besoin d’avoir une descendance parce que dans sa mentalité, il [n’] est bien que dans la mesure où il donne naissance à des enfants. Or il n’a pas d’enfant. C’est un problème humain qui se pose à lui. C’est un problème d’homme qui se pose à lui. Quand Yahvé l’appelle, c’est d’abord à cette préoccupation que Yahvé répond : « Viens, suis-moi, je te donnerai une descendance nombreuse21. » C’est en répondant à ce besoin d’Abraham que Yahvé avait donné naissance à son peuple et pourra ensuite conclure une alliance avec ce peuple. Prenons un autre exemple. Voilà ce peuple qui se forme. Les descendants d’Abraham qui se sont multipliés, ils étaient en esclavage. Donc, ils étaient dans des conditions sociales intolérables. Ils étaient en esclavage, ils n’avaient pas la liberté physique, ils n’étaient pas responsables d’eux-mêmes. Donc, ce peuple comme beaucoup de peuples aujourd’hui, se trouve esclave politiquement, économiquement, socialement, culturellement, etc. Mais le Christ veut faire alliance avec ce peuple, avec cette masse informe des descendants
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Gn 17, 2. Gn 17, 4.
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d’Abraham. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il a d’abord commencé par sortir ce peuple de ses entraves. Il a d’abord commencé par sortir ce peuple d’Égypte et il l’a libéré. Il ne s’agit pas d’une libération intérieure, il ne s’agit pas de libération surnaturelle, il s’agit d’une libération humaine. Esclavage physique ; donc, il commence par satisfaire ses besoins. Il a sauvé son peuple. C’est seulement après qu’il va faire alliance avec ce peuple sur le mont Sinaï. Nous voyons ainsi une certaine dialectique entre le salut humain et le salut intérieur, surnaturel. Sans le salut humain, le salut surnaturel ne peut pas se réaliser. Si Yahvé sort ce peuple de l’esclavage c’est pour faire alliance avec ce peuple et faire réunion avec ce peuple. Si nous prenons la déportation Asino-Babylonienne, c’est la même chose. Yahvé veut restaurer son peuple, refaire pour ainsi dire le cadre social dans lequel son Messie va prendre naissance. Qu’est-ce qu’il fait ? Il commence d’abord par ramener ce peuple de l’esclavage. C’est une fois ramené de l’esclavage que le Messie va venir au sein de ce peuple, émanant de ce peuple-là. Nous voyons encore là la même dialectique entre libération physique, libération humaine et alliance avec Yahvé. La même chose pour le Christ. Prenez n’importe quel miracle du Christ. Qu’est-ce qui se réalise ? Qu’est-ce que le Christ cherche ? Il vient pour sauver cet homme qui est là ; cette femme qui est là, cet enfant qui est là. Le salut qu’il apporte, comme nous disons, est intérieur, surnaturel. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Il commence d’abord par guérir physiquement. Il commence d’abord par donner à manger. Il commence d’abord par être attentif. Il commence d’abord par respecter celui qui est là. Seulement après, il suscite chez lui la foi, si elle n’y est pas encore. C’est le processus. Le salut intérieur n’est pas coupé du salut humain ou de la libération humaine. De telle sorte que les deux sont tellement unis que le signe ou la preuve de l’avènement de la libération, la preuve des temps messianiques, c’est la libération humaine, sociale, économique, etc. Rappelez-vous ce que le Christ a répondu aux disciples de Jean quand ils sont venus lui demander : « Est-ce que c’est vous le Messie ou devons-nous en attendre un autre22 ? » Il n’a pas dit : « Je suis le Messie ; je ne suis pas Messie. » Il a dit : « Allez dire à Jean que les aveugles voient, les sourds entendent, les muets parlent, les estropiés 22
Matt 11, 3.
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marchent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres23. » Mais en disant cela, il se référait bien sûr aux gestes, aux signes qu’il venait de poser. En même temps, il se référait à l’Ancien Testament, aux signes qui devaient manifester l’avènement du Messie. Ces signes, c’est quoi ? La libération physique, la libération de l’homme. Ce qui me fait revenir au texte par lequel j’ai commencé : Luc 4, 16-21.
Deux dimensions de la Libération Par conséquent, le salut, la libération du Christ a deux dimensions. Il y a une dimension qui est humaine et une dimension qui est surhumaine, libération physique, libération intérieure. On ne peut pas séparer les deux. Si telles ont été les différentes modalités que le Christ a utilisées pour libérer l’homme, telles doivent être aussi nos modalités à nous. Nous devons apporter, nous devons faire partager cette libération dont nous avons été les bénéficiaires dans toutes ces dimensions. L’homme est un. Il n’est pas double. Il est un, même s’il a des aspects aux dimensions différentes. Le salut ne sera total, la libération ne sera totale que dans la mesure où l’homme sera sauvé dans toutes ces dimensions-1à. Or, nous missionnaires, nous chrétiens, quelle attitude prenonsnous ? Je constate qu’il y a deux tendances. La première tendance veut travailler à la libération de l’homme d’abord pour qu’il soit plus homme en tant qu’homme. À ce moment, on va se lancer dans le développement, on se lance dans la politique, dans la promotion culturelle, etc. L’autre tendance, c’est la libération intérieure de l’homme. « Parce que, dit-on, je suis missionnaire, je suis chrétien, je suis envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle et cette Bonne Nouvelle, c’est la libération intérieure. » Je ne suis pas pour faire autre chose. Donc, ne me parlez pas d’animation rurale, de promotion humaine. Ne me parlez pas d’école, ne me parlez pas de politique, etc. Je n’ai rien à faire là-dedans ; ce n’est pas mon devoir, ce n’est pas mon domaine. « Moi, ce que j’ai à faire c’est de promouvoir cette libération intérieure de l’homme. » Je donne raison aux uns et aux autres. Mais en même temps, en disant aux uns et aux autres : « Si vous vous en tenez uniquement à 23
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Matt 11, 5-6.
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cette optique, à cette libération, vous faites fausse route. À l’économiste, au sociologue et à tout ce que vous voudrez, je dis si vous vous en tenez là uniquement, vous ne promouvez pas la libération du Christ. » Je dirai également, à celui qui me dit : « Ne me parlez pas de ceci, ne me parlez pas de cela ; je veux tout simplement annoncer Jésus-Christ », non, vous faites fausse route parce que vous n’annoncez pas Jésus-Christ. Comment pouvez-vous dire que vous annoncez Jésus-Christ quand vous êtes insensibles à la condition de l’homme, quand vous êtes insensibles aux besoins vitaux de l’homme ? Ce n’est pas possible. L’homme est un. Le salut est un. La libération est une. Le Christ a tenu compte de cette unité, de cette globalité de l’homme et il l’a libéré dans toutes ces dimensions. Par conséquent, moi aussi, je dois maintenant traduire concrètement cette libération en tenant compte de tous ces aspects-là. Mais vous allez me dire : comment est-ce possible ? Effectivement, ce n’est pas possible. Je ne peux pas être à la fois homme politique, économiste, sociologue, médecin, sage-femme et tout ce que vous voulez. Ce n’est pas possible. Je me référerai plutôt aux charismes24. Dieu nous appelle tous à une même vocation que nous devons réaliser personnellement, communautairement et socialement. Cette vocation nous est unique. Mais chacun apportera sa pierre en fonction des dispositions, des potentialités, que Dieu a mises en lui. Est-ce que j’ai le don de prophétie ? Que je parle au nom de Dieu ? Est-ce que j’ai le don d’être médecin ? Que je sois médecin. Est-ce que j’ai le don de soigner l’homme dans son âme ? Bien, que je le fasse. Par conséquent, j’essaie de diriger ce dilemme qui n’est pas réel d’après moi. Ce dilemme n’est réel que dans la mesure où, dans chaque camp, on veut absolutiser et anathématiser « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures », et dans l’Église il y a beaucoup de demeures. Mais en absolutisant ceci et cela, qu’est-ce que nous faisons ? Et bien ! Nous nous divisons, nous nous entre24 Notons que cette approche des charismes a dû trouver un écho favorable parmi les participants du congrès de L’Entraide dont la majorité étaient des membres d’instituts de vie religieuse ayant procédé, en vertu du décret conciliaire sur la vie religieuse Perfectae Caritatis, à leur rénovation, tant structurelle que spirituelle, faisant la part large à la fidélité à l’esprit des fondateurs, mais aussi à la reconnaissance des charismes de chacun(e).
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déchirons, nous perdons nos forces et nous sommes les uns contre les autres. La première attitude à avoir, c’est de garder ceci en tête : le salut est global et chacun a sa part dans la libération globale, sa part à réaliser. Si j’ai des charismes pour ceci, je le fais. Mais celui qui a d’autres charismes, il faut que je le laisse faire ce qu’il doit faire. Telle est ma position.
AUTHENTICITÉ – Arme de Conscientisation Nationale Différentes voies s’offrent dans la recherche de cette libération. Certains pensent que l’adoption de l’idéologie et du système marxisteléniniste nous acheminerait à grands pas vers le but visé. D’autres, au contraire, cherchent à ouvrir une voie nouvelle. Les uns et les autres portent pourtant au-delà des divergences politiques et idéologiques, le même désir engendré par les mêmes contingences historiques. Nous avons été des colonisés ; le sentiment en reste gravé en nous. Le phénomène colonial a encore ses empreintes et ses répercussions dans les profondeurs de notre conscience. Phénomène colonial aussi bien politique, économique, culturel que religieux. En d’autres termes, nous avons le sentiment de ne pas être nous-mêmes et de n’exister qu’à travers des personnalités d’emprunt ou des masques. Nos différents États, il est vrai, sont presque tous parvenus à l’indépendance politique. Mais ils ne sont pas encore des Nations. C’est dans cette perspective qu’il faut se situer pour comprendre le sens profond des manifestations épidermiques auxquelles je faisais allusion tout à l’heure. L’authenticité devient alors une arme politique, une stratégie, en vue d’une fin déterminée. Ainsi, le changement de nom en Zaïre25, ou ailleurs, constitue un moyen utilisé par les gouvernements pour aboutir au but, essentiel et fondamental : l’édification d’une nation autonome. De même l’usage du terme « citoyen, citoyenne » en lieu et place de « Monsieur, Madame » se situe dans la droite ligne de cette conscientisation. Sa répétition continue et continuelle veut faire prendre conscience à chaque res25 Le gouvernement de Mobutu Sese Seko officiellement au pouvoir depuis 1965 au Congo, entreprend dès 1971 le processus de recours à l’authenticité (également appelé zaïrianisation de la société), une mutation culturelle et politique qui débuta par le changement du nom du pays pour Zaïre.
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sortissant d’un pays donné, qu’il est partie intégrante non seulement d’une région ou d’une ethnie, mais d’une communauté humaine aux dimensions de tout le territoire national. Il en est de même de l’emploi de « camarade ». Nous sommes ici sur un plan non plus politique, mais social. La fin poursuivie, c’est la suppression des classes sociales : éliminer la domination d’une classe sur une autre par réduction à un commun dénominateur. L’authenticité se donne à ce point de vue comme objectif, l’édification de notre personnalité à la fois nationale et individuelle : être nous-mêmes en tant que communauté et en tant qu’individus.
AUTHENTICITÉ – Protestation contre tout impérialisme passé et présent Être soi, c’est répondre de soi ; mais on ne peut être responsable de soi que dans la mesure où l’initiative de notre propre édification constitue notre fait propre. Pendant longtemps et encore de nos jours, nous avons été beaucoup plus agis, qu’acteurs. C’est pourquoi le mouvement de l’authenticité peut être considéré comme un cri de protestation, une prise de position décisive et négative, une attitude de refus par rapport à une certaine façon de se comporter vis-à-vis de l’Afrique et par rapport à ce qui vient de l’étranger. Nous ne voulons plus nous voir dicter ce que nous devons faire, ce que nous devons et comment nous devons penser, ni la façon dont nous devons vivre. Nous ne voulons plus être taillés selon un prototype extérieur à notre continent et à nos pays. Notre être politique, économique, social, culturel et religieux ne doit plus nous être conféré du dehors. C’est nous-mêmes qui voulons prendre l’entière responsabilité de ce que nous devons être et faire. Telle me semble être aujourd’hui l’attitude psychologique et la détermination tout au moins idéale de la grande majorité des Africains. Elles expliquent le rejet du système capitaliste et de l’idéologie qui le sous-tend. Mais il en découle, à mon sens, une certaine inconséquence lorsqu’on s’évertue à faire pousser le système et l’idéologie marxistes sur le tombeau du capitalisme. Le nouveau dogme que prônent les nouveaux apôtres des nouveaux « dieux » Marx et Lénine, n’est pas moins étranger au continent africain. On comprend dès lors que des 635
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hommes politiques africains rejettent l’impérialisme aussi bien de 1’Ouest que de l’Est, cherchent à se frayer une troisième voie26 : réaliser une politique économique, sociale et culturelle authentiquement africaine, une politique enracinée dans le terroir africain, même s’il leur faut essayer d’intégrer les aspects positifs de l’un et l’autre systèmes.
AUTHENTICITÉ – Tentative de Renaissance L’être, notre être, ne peut cependant pas être pure négation, simple protestation ; il doit être positif, affirmatif, réel. C’est pourquoi, 1’authenticité n’est pas simplement une protestation vaine et vide. Si nous nions et rejetons l’être dont on a voulu et veut nous affubler, c’est pour affirmer et édifier notre être propre. De négation, le mouvement devient affirmation. Dans ce sens, l’authenticité devient tentative de renaissance. Parce que l’objet de notre affirmation est celui-là même qu’on n’a pas voulu nous reconnaître. Nous avions et avons notre conception d’un type de société, notre conception de la vie, de l’homme, de l’invisible, de la divinité et de nos rapports avec elle. Tout ceci a été plus ou moins bafoué, relégué dans le rebut de la primitivité et de la sauvagerie, recouvert et à demienseveli par la colonisation. C’est précisément à ces valeurs que nous voulons recourir pour la construction de l’Afrique nouvelle. Sous cet angle de vue, le mouvement de l’authenticité n’est pas quelque chose d’absolument nouveau. Il prolonge sous une forme rénovée les mouvements de la Négritude et du Panafricanisme. Ce n’est pas à l’antiquité gréco-romaine que nous nous référons pour notre renaissance, mais à l’Afrique traditionnelle.
AUTHENTICITÉ – Remise en question de l’Église en Afrique Telles sont, à mon avis et à grands traits, quelques caractéristiques de ce mouvement en Afrique aujourd’hui. Ce nouveau contexte doit interpeller l’Église chez nous. Et une foule de questions hante
26 En cette époque de Guerre Froide et à l’instar des pays réunis lors de la Conférence des non-alignés à Bandung (Indonésie) en 1955, des États africains vont chercher à établir un régime politique différent de celui proposé par les blocs de l’Ouest et de l’Est.
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ma conscience de prêtre et d’Africain. Sans doute, je ne voudrais pour rien au monde me défaire de mon être de prêtre et de prêtre catholique exerçant ma fidélité au Christ dans mon attachement aux responsables de son Église à tous les niveaux. De même, je ne voudrais pas renoncer à mon être d’Africain communiant aux aspirations du continent qui m’a vu naître. La conciliation de ces deux composantes inaliénables de mon unique être fait surgir en moi des interrogations. Pour s’incarner en Afrique aujourd’hui, le message évangélique ne doit-il pas être libéré de certaines structures, de certains revêtements commodes au climat culturel et humain d’autres cieux, mais un peu trop chauds et trop lourds dans un pays où nous avons besoin de beaucoup d’air ? Le catéchisme que j’enseigne appelle-t-il une libération qui intègre celle dont a besoin l’Afrique contemporaine ? Ma façon d’évangéliser répond-elle aux aspirations de mon peuple ? L’organisation de nos diocèses et de nos paroisses a-t-elle un sens par rapport aux réalités africaines ? L’Église dont je suis membre apparaît-elle comme une communauté africaine du peuple de Dieu ou comme un corps étranger ? La liturgie ? La théologie ? Les dispositions du droit canon ? Je ne peux pas ne pas ne poser ces questions car plus je me regarde, plus je me rends compte que, tout en étant semblable à mes frères d’Europe ou d’Amérique, je suis quand même différent ; nous sommes différents. Certains parmi vous me l’ont fait remarquer tout à l’heure. Ils m’ont dit en effet, que j’utilisais un processus dialectique circulaire, différent de la dialectique rectiligne cartésienne de l’Occident. J’en suis pleinement conscient. Je l’ai souvent dit à mes étudiants d’Abidjan parmi lesquels nous comptons des Africains et des non-Africains. J’ai bien sûr été élevé dans des écoles françaises où on m’a plus ou moins initié à la dialectique rectiligne. Cela n’empêche pas la circularité du raisonnement de prendre le dessus. À ce signe je reconnais que je suis plus proche du monde sémitique de la Bible que de la Somme de saint Thomas qu’on m’a pourtant appris à apprécier. Mais au prix de quel effort ? Et ici, une autre question surgit en moi : « Au fond, pourquoi vouloir faire passer mes concitoyens par un chemin détourné ? » Faut-il nous faire Occidentaux avant de bénéficier de la libération du Christ ? N’y a-t-il que le creuset occidental pour forger d’authentiques chrétiens dépouillés de
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toutes scories ? Non ! Et je pense que ce n’est ni le Christ ni saint Paul, ni la Tradition de l’Église qui me donneront tort. Le mouvement de l’authenticité remet l’Église en question comme l’a fait la gentilité27 à l’aube de son histoire. Le problème qu’il soulève est le même que celui qu’a dû résoudre le premier concile de Jérusalem. Il s’agissait de savoir s’il fallait soumettre les candidats à la christianité aux prescriptions et coutumes du judaïsme. En d’autres termes, les non-Juifs qui voulaient devenir disciples du Christ devaient-ils d’abord se faire Juifs ? La réponse a été négative. De la gentilité, ils peuvent accéder directement à la libération par leur adhésion au Christ mort et ressuscité. Cette adhésion peut parfaitement se faire au sein de leur culture. Aujourd’hui en Afrique, le problème est semblable : l’Africain doit-il devenir Occidental avant de participer à la libération du Christ ? La réponse doit être la même, autrement l’Église serait infidèle à sa tradition. Bien plus, compte tenu du mouvement de l’authenticité et de nos aspirations, si la réponse était négative, l’Église n’existerait jamais en Afrique. Nous n’aurons même plus la possibilité de chercher à définir une approche réflexive africaine du message évangélique ; nous ne pourrons même pas, en tant qu’Africain chrétien, nous engager dans la promotion humaine, sociale, économique, culturelle ou politique de nos pays. Au contraire, nous serons perçus comme des corps étrangers, des colonialistes, des suppôts et valets de l’impérialisme international, destinés ou à la rééducation ou à l’extermination. Il s’agit donc pour nous, pour l’Église en Afrique d’une question de vie ou de mort. Le problème, me semble-t-il, est différent en Amérique latine. Sans doute l’Église a besoin de se « sud-américaniser ». Mais il n’y a pas de commune mesure entre les pourcentages de chrétiens en Amérique latine et en Afrique. Il s’agit là, à la fois d’une christianisation en profondeur et d’une dynamisation de l’Église capable de s’engager dans la genèse d’une société d’où seront bannies injustices, exploitations, tout ce qui dégrade l’homme et l’avilit. La même tâche incombe aux chrétiens d’Afrique ; mais pour l’accomplir, il faut 27 La gentilité est le terme employé, au moment de l’émergence du christianisme, pour désigner les peuples qui étaient demeurés païens. Un nombre important de ces Gentils se convertissaient, posant des questions importantes, du point de vue doctrinal, à l’Église naissante.
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d’abord, qu’ils existent, soient crédibles et acceptés. Or, si nous voulons être aujourd’hui en Afrique, une tâche des plus urgentes pour nous est de faire tout notre possible pour que l’Église soit chez elle en Afrique. Cependant ceci appelle deux remarques : la première – Quoique cette responsabilité soit prioritaire, elle ne constitue qu’une priorité parmi les priorités. Elle ne nous dispense pas du reste. La priorité n’est pas une priorité dans le temps, mais en importance. En d’autres termes, cela ne signifie pas que nous devons d’abord édifier une Église africaine, et ensuite nous engager dans la promotion humaine, sociale, politique, économique et culturelle. L’Église est faite d’hommes, ce sont ces hommes réels, campés dans une situation donnée qu’il faut libérer dans toutes leurs dimensions. Les aspirations implicites au mouvement d’authenticité sont multiples et diverses. Aussi l’édification de nos Églises ne peut s’accomplir qu’en cherchant de façon concomitante à répondre à ces aspirations par notre engagement suivant les charismes de chacun. La deuxième – La tâche qui nous incombe n’est pas nouvelle. Elle n’est pas dictée non plus par un opportunisme répréhensible. Ce n’est pas parce que l’Afrique est aujourd’hui secouée par le vent de l’authenticité que nous ressentons le devoir impérieux de donner à l’Église un visage et un être africains. Autrement tout effort d’incarnation devra cesser lorsque le « calme » reviendra. Or, c’est une œuvre constante, perpétuelle si nous voulons que l’Église en Afrique, comme partout ailleurs, garde son éternelle jeunesse. Ensuite, la particularisation de l’Église universelle fait partie de son essence et constitue le but ultime de tout effort missionnaire. Car le message évangélique n’est pas plus occidental qu’africain, comme il n’est pas plus oriental qu’occidental. Il n’est pas une culture ni une civilisation. Il ne nous dicte pas une forme déterminée de civilisation, pas plus qu’un système politique, économique ou social précis. La preuve la plus banale nous en est donnée par les faits : des hommes appartenant à des civilisations différentes adhèrent au même message ; les chrétiens se répartissent dans différents partis politiques et se combattent sur le plan politique tout en se réclamant du même Évangile, etc. Le levain n’est pas le pain et pourtant c’est le levain qui, mêlé à la farine, fait lever la pâte. Si nous comparons les différentes cultures et civilisations à différentes espèces de farine, nous dirons que le 639
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message évangélique constituera l’unique levain qui fera lever ces différentes pâtes qui donneront différentes sortes de pain. Ainsi il peut y avoir une diversité de civilisations mais animées de l’intérieur par le même message évangélique. Édifier l’Église dans un pays donné, ne consistera pas à y transplanter un arbre déjà constitué, mais à y semer la graine de l’évangile. C’est dans le sol de ce pays que cette graine puisera sa nourriture pour donner naissance à un arbre qui prendra des colorations différentes de celles que le même arbre pourrait avoir ailleurs. Cette tâche naturelle à l’Église est postulée avec urgence par le mouvement de l’authenticité. Bouder celui-ci et vouloir le combattre et le rejeter en bloc, c’est ramer à contre-courant sur le fleuve de la vie et de l’être de l’Église. En d’autres termes, l’authenticité, en fin de compte, c’est « le vouloir engendrer une Afrique nouvelle à tous points de vue. » Nous sommes, par conséquent, à l’heure d’une nouvelle naissance, naissance d’une nouvelle Afrique qui postule une Église rénovée, une Église vraiment africaine, capable d’assumer les besoins de nos peuples et de répondre pleinement à leurs aspirations ; une Église qui, tout en restant intimement liée à l’Église de Rome, en France ou ailleurs dans le monde, a son cachet particulier qui la distingue des autres. Cette tâche comporte différentes exigences sur le plan aussi bien religieux, politique, économique, social que culturel. Ceci est valable aussi bien pour les missionnaires étrangers que pour les chrétiens africains. Une première exigence missionnaire demande que l’apôtre qui vient de l’extérieur ne s’introduise pas en Afrique avec des idées toutes faites. Qu’il ait été formé à Montréal, Ottawa, Paris, Innsbruck ou Louvain, il est nécessaire qu’il se défasse de tout plan pré-établi à réaliser en Afrique. Je ne voudrais pas l’inciter à se défaire de sa culture ni de sa personnalité ; je ne voudrais pas exiger de lui de changer de nature, d’identité pour devenir Africain, sous prétexte qu’à l’exemple de Paul, il doit se faire Juif avec les Juifs, Barbare avec les Barbares, Africain avec les Africains. Ce serait lui demander l’impossible et malgré sa bonne volonté il n’y parviendra pas. Ce n’est d’ailleurs pas ce que nous attendons de lui et il risque en essayant de vouloir être totalement autre, de nous priver des richesses qu’il tient de sa culture. 640
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Mais nous souhaiterions que vous veniez avec la conviction et la détermination de vous mettre au service de l’Église en Afrique, avec vos charismes et vos talents pour collaborer avec nous dans la disponibilité réfléchie, à la genèse de la nouvelle Afrique. Une fois sur place, et c’est ici une deuxième exigence, tâchez tout d’abord d’ouvrir les yeux et les oreilles. Évitez, s’il vous plaît, de faire trop vite des comparaisons et des réflexions déplaisantes qui, dans la situation actuelle peuvent être considérées comme l’expression d’une mentalité impérialiste, colonialiste ou néocolonialiste. Il arrive que des missionnaires portant des jugements trop hâtifs sur ce qu’ils voient ou entendent, compromettent gravement leur présence et leur action. Donc, ouvrir les yeux et les oreilles pour d’abord connaître le milieu : c’est absolument nécessaire. Autrement, vous aurez vécu 10, 15, 20, 40 ans en Afrique sans jamais la connaître ni la comprendre. Et si vous ne la connaissez ni ne la comprenez au sens le plus profond et biblique du terme, que pouvez-vous prétendre lui donner ? Si malgré tout vous arriviez à y réaliser quelque chose, je crains que ce ne soit qu’un déracinement de ses enfants parce que vous vous serez contentés de faire des Africains d’autres vous-mêmes. Une fois que vous aurez vu et écouté, ayez l’humilité de confronter vos constatations avec celles de ceux qui étaient là avant vous en vue d’une mise en commun profitable pour les uns et les autres. Cela suppose que les anciens invitent, comme il arrive parfois, de prendre le nouveau venu en étau, en vue de le conditionner et de tout lui faire percevoir par leur œillère. Une telle méthode d’initiation ne peut avoir pour effet que de colporter et de perpétuer des préjugés qui faussent les relations, empêchent tout renouvellement des anciens et neutralisent toute collaboration. Cette double investigation menée avec une sympathie objective vous conduira sûrement à découvrir que le Seigneur vous a précédés et que son Esprit était déjà en action en Afrique. C’est à l’amplification de cette action et à la levée du voile qui la cachait qu’il vous faudra apporter votre collaboration. Si notre action, aussi bien dans le domaine de la catéchèse, de l’évangélisation que dans celui de la lutte pour l’actualisation de l’entière libération du Christ ne se situe pas dans la continuité de l’œuvre initiale de l’Esprit de Dieu, nous aurons fait fausse route, et nos efforts n’auront été que de l’impéria641
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lisme. J’entends par là, la volonté de nous imposer vos idées sans que notre adhésion volontaire nous permette d’assurer la continuité de notre être et de l’action de Dieu en nous. Nous imposer le capitalisme constitue une forme d’impérialisme ; nous imposer le socialisme ou le marxisme-léninisme est également une autre forme d’impérialisme. Mais nous imposer le baptême contre notre gré, une méthode d’approche réflexive du message évangélique ou des expressions liturgiques établies en fonction d’une autre culture, ou d’une autre civilisation serait également de l’impérialisme. Par conséquent, aidez-nous, si vous le voulez et si vous le pouvez à nous engendrer nous-mêmes à la liberté du Christ pour que notre fidélité au Seigneur s’exprime dans toutes ses dimensions par notre fidélité à l’Afrique.
AUTHENTICITÉ – Fidélité à l’Afrique d’aujourd’hui À ce dernier point de vue, le mouvement de l’authenticité porte avec soi une certaine illusion et peut provoquer une certaine inconséquence. Nous disons non à ce qui vient de l’extérieur mais en même temps nous préférons, soit par souci de modernité, soit en vertu d’une certaine fascination, ce qui vient d’ailleurs. Nous prétendons à l’autonomie la plus totale possible. Mais nous sommes conscients de vivre et de devoir vivre dans un monde de plus en plus interdépendant. Nous ne pouvons pas, en effet, nous couper de l’extérieur de façon radicale, ni politiquement, ni économiquement, à moins d’ériger autour de nous un autre « mur de la honte » ou d’autres rideaux fictifs, de fer ou de bambou. Bien plus, pour être vraiment authentique, cette authenticité ne peut pas et ne doit pas être de l’archéologisme. Il nous est impossible de déterrer l’Afrique traditionnelle pour la restaurer dans sa condition première. Ce n’est pas simplement une impossibilité, mais encore une inauthenticité. Il s’agit pour nous, de bâtir l’Afrique d’aujourd’hui où se rencontrent différentes cultures hétérogènes, différents courants de pensée et différentes idéologies. Et si nous voulons être authentiques, c’est à cette nouvelle Afrique que nous devons notre fidélité. Ainsi, notre désir d’authenticité ne devrait pas nous conduire à inventer un langage catéchétique, pastoral ou théologique, copié sur des modèles 642
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archaïques africains qu’ignore la génération présente. Autrement nous passerions d’un langage occidental et imperméable à un langage prétendu africain mais aussi hermétique. Il nous faut au contraire un langage ; inventer des formes d’expression qui nous confirment dans notre spécificité, sans pour autant nous isoler ni des autres hommes de ta terre, ni des richesses que véhicule la Tradition de l’Église. C’est dans cette voie que voudrait s’engager l’Institut Supérieur de Culture Religieuse que j’ai la responsabilité de diriger. Nous sommes d’une certaine manière, dans la situation de la primitive Église à l’époque où l’Évangile devait passer d’une expression sémitique à une expression gréco-romaine. Les Pères de l’Église y ont œuvré avec ardeur dans la fidélité et l’inventivité. Sur le plan de la théologie et de la catéchèse par exemple, le mouvement de l’authenticité exige de l’Église en Afrique qu’elle donne naissance à de nouveaux Pères, à de nouveaux saint Thomas, pour bâtir une nouvelle approche des vérités de notre commune foi et les faire vivre grâce à un langage pastoral et catéchétique audible aujourd’hui en Afrique. Mieux elles seront saisies, mieux elles seront vécues et plus elles nous contraindront à édifier une société nouvelle, libre de la véritable liberté du Christ. Conclusion Nous allons vers la fin de notre congrès. Je n’ai pas à en tirer les conclusions. Je voudrais tout simplement vous faire part du sentiment que j’éprouve au terme de ces travaux : je suis bien loin d’avoir mis en pratique de façon concrète et parfaite ce que j’ai pu vous dire, mais à votre contact, j’ai repris conscience de la difficulté de notre tâche. Nos propos m’interdisent d’avoir bonne conscience et de choisir la voie de la facilité. Si nous voulons tirer toutes les conséquences de ces journées, nous devons nous sentir pressés, urgemment interpelés. Je ne peux plus être tranquille parce que je suis remis en question et que ma responsabilité exige l’engagement de toute ma personne. Ce n’est pas le moment de nous endormir ou de nous confirmer dans nos positions quelles qu’elles soient. C’est dans la perpétuelle remise en question de notre engagement, de notre action et de nos options que nous avançons petit à petit vers la solution ou les solu643
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tions aptes à nous permettre de vivre en véritables témoins de la libération chrétienne. Je ne voudrais, par conséquent tranquilliser personne ; ni ceux qui seraient tentés de dire à la fin de ces journées « nous ne nous sommes pas trompés ! Nous avons toujours travaillé à la conversion intérieure des hommes ! Continuons sur cette voie ; nous avons la vérité ! », ni ceux qui se diraient : « Ce congrès nous a donné raison : nous avons toujours été partisans de la libération humaine, politique et économique, ou de l’instauration d’une nouvelle société ! » Ce sont là différents aspects de l’engagement du chrétien et du missionnaire, les uns aussi importants que les autres. Tant que nous ne serons pas parvenus à cette vision globale de notre mission et à l’activer, quelque chose aura manqué à notre action et nous aurons tronqué la libération du Christ aujourd’hui en Afrique.
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PRÉDICATION RADIODIFFUSÉE DE MARC SPINDLER, 10 SEPTEMBRE 1972, RADIO MADAGASCAR (CHAÎNE FRANÇAISE) APRÈS LE MASSACRE AUX JEUX OLYMPIQUES DE MUNICH M a rc Spi n dl e r
À l’aube du 5 septembre 1972 un commando palestinien de l’organisation Septembre Noir s’introduisit dans le village olympique et prit en otage onze sportifs israéliens. Il revendiquait la libération de 234 Palestiniens détenus en Israël et celle de célèbres terroristes allemands, Ulrike Meinhof et Andreas Baader, faute de quoi les otages seraient abattus un à un. Dans les heures qui suivirent une véritable bataille rangée s’engagea entre la police allemande et les Palestiniens qui exécutèrent tous les otages avant d’être eux-mêmes abattus, à l’exception de trois individus qui furent d’ailleurs remis à l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) pour mettre fin à un détournement d’avion le 29 octobre 1972. Dès le 9 septembre, en représailles, l’aviation israélienne bombarda des bases de l’OLP en Syrie et au Liban. Ce n’est que le 15 janvier 1991 qu’Israël réussit à liquider les deux organisateurs de l’opération de Munich, Abou Iyad et Abou Mohammed. À l’époque, Marc Spindler, pasteur envoyé de la CEVAA (Communauté évangélique d’action apostolique) au service de l’Église de Jésus-Christ à Madagascar (FJKM)1, était invité occasionnellement à présider le culte radiodiffusé sur l’antenne de Radio Madagascar. La malgachisation radicale 1 La FJKM est une Église protestante unie qui a recueilli trois héritages missionnaires, celui de la LMS arrivée en 1818 à Madagascar, celui des Quakers, arrivés en 1865, et celui de la Société des missions évangéliques de Paris, intervenue en 1896. Elle est membre du Conseil Œcuménique des Églises. Elle comptait en 1972 environ cinq millions de fidèles. Dans la capitale Antananarivo environ 70 paroisses étaient de son ressort.
M a r c S p i n dl e r
réclamée par le mouvement révolutionnaire du 13 mai 1972 n’avait pas encore été réalisée et bien que malgachophone, il prêche en français.
Lectures bibliques : Psaume 83 ; Jean 8, 31-59 ; Romains 9, 6-16 ; Galates 4, 21-31 Capitule : Tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israël, et, pour être la postérité d’Abraham, ils ne sont pas tous ses enfants (Romains 9, 6-7, version Segond) Le carnage de Munich ne doit-il pas discréditer définitivement les religions qui produisent des haines aussi inextinguibles entre les fils d’Abraham, Ismaël et Israël, sans oublier que les chrétiens eux aussi se proclament à leur manière les enfants d’Abraham ? Tant il est vrai que le fait de descendre d’un même ancêtre, la fameuse solidarité-parenté chère à certains ethnologues, ne facilite pas toujours la conciliation, au contraire ! Car qui en vérité est fils d’Abraham ? Une première solution est de croire tout simplement ce que les gens vous disent et de l’accepter pour argent comptant. Puis on essaie de tisser à partir des affirmations communes, qu’on se garde de vérifier, un certain nombre de relations amicales. Des personnalités éminentes, telles que le professeur Louis Massignon2 ainsi que l’actuel secrétaire asiatique d’une sous-section du Conseil Œcuménique des Églises, Stanley Samartha3, ont prôné un rapprochement des religions abrahamiques, et montré l’exemple dans cette voie. Des pèlerinages abrahamiques ont été organisés, des réunions de croyants abrahamiques ont eu lieu. Mais la question est précisément, chaque fois, de savoir qui est véritablement fils d’Abraham, et donc de savoir qui légitimement peut prétendre à disposer de son héritage spirituel bien sûr, mais aussi de son héritage matériel, politique, historique et géographique, lorsqu’un tel héritage est en jeu. 2 Louis Massignon (1863-1962) a fondé en 1954 en Bretagne un pèlerinage islamochrétien annuel en mémoire des Sept Dormants d’Éphèse. Ce n’est pas le « pèlerinage abrahamique » musulman à La Mecque qui n’est pas accessible aux chrétiens. 3 Stanley Samartha (1920-2001) a été l’instigateur de multiples dialogues interreligieux tous azimuts et s’en est expliqué souvent, par exemple dans son article « The World Council of Churches and Men of Other Faiths and Ideologies », The Ecumenical Review, Vol.22, 1970, p. 190-198. Il n’existe pas de traduction française de ses écrits.
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Prédi cati o n radi o di f f u s ée de M ar c S pi n d l e r, 1 0 s e pt e m b re 1 9 7 2
Une deuxième solution est alors de dire : précisément ce sont là des questions politiques, historiques, géographiques, économiques qui n’ont rien à voir avec la ou les religions. On dira qu’il n’y a rien de religieux dans les haines qui opposent les Palestiniens et les Israéliens, ou les Irlandais entre eux. Israël et l’État qui porte ce nom ne sont pour certains qu’un masque de l’impérialisme, et les Palestiniens, pour eux, sont les pauvres victimes acculées à l’impossible, devenues par la force des choses les porteurs du flambeau de la liberté. À cette solution, tout le monde peut penser être gagnant : les religions, qui retirent honorablement leur épingle du jeu, et les politiques, qui peuvent désormais se déchaîner sans complexes. Hélas, il existe trop de preuves accablantes pour que les traditions religieuses sortent indemnes des impasses tragiques où des populations, des hommes comme vous et moi, sont coincés. La Bible ne témoigne-t-elle pas de l’antagonisme héréditaire entre Israël et Ismaël, tous deux promis à devenir de grandes nations ? Le Psaume 83 fait état des complots des ennemis d’Israël : « Venez, retranchezles des nations, qu’on n’ait plus souvenir du nom d’Israël ». Et le même psaume voue ces ennemis à abreuver de leur sang impur les sillons de la terre sainte, où ils serviront d’engrais naturel (verset 11). Ce n’est pas d’aujourd’hui que la poésie engagée se laisse entraîner à des figures de langage insoutenables en prose normale. Mais pourquoi donc y a-t-il cette hostilité ? Quelques textes bibliques retrouvent une actualité étonnante en face des événements récents. Dans la Genèse il est question des conditions dans lesquelles Abraham est devenu père et de la nature de cette paternité. Et par là-même il est possible de savoir ce que signifie être fils d’Abraham. Abraham a reçu de Dieu la promesse d’une postérité qui serait l’agent de la bénédiction destinée à tous les hommes et à toutes les nations. Cette promesse n’est pas pour lui, ou à peine, elle l’institue porteur d’une responsabilité décisive pour le salut et le bonheur du monde entier. Mais au moment où il reçoit cette promesse de postérité, il se sent et se sait incapable, ainsi que sa femme, d’avoir un enfant, et Abraham autant que Sarah doutent de la promesse, doutent de la puissance de Dieu à qui tout est possible. Et j’ajouterai que ce doute est parfaitement sincère, pieux même, puisqu’il conduit Abraham et Sarah à prendre eux-mêmes les dispositions nécessaires pour que la 647
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promesse de Dieu soit réalisée, pour que sa parole soit vraie, et pour qu’Abraham ait en effet une postérité, postérité légitime selon le droit civil de l’époque. Sarah envoie chez Abraham sa servante égyptienne Agar et de fait Agar met au monde Ismaël. N’est-ce pas lui le premier-né d’Abraham, héritier légal de la promesse faite à Abraham : toutes les nations seront bénies en toi ? Et pourtant les choses ne s’arrangent pas ainsi. Dieu n’accepte pas Ismaël comme son élu, comme le canal de la miséricorde et de la bénédiction. Cela ne signifie nullement qu’Ismaël soit exclu de la miséricorde et de la bénédiction de Dieu, le récit de la Genèse montre bien comment Dieu nourrit et bénit Ismaël dans le désert et lui promet de devenir une grande nation (17, 20). Le dessein de Dieu est de faire miséricorde à tous. Mais le service, le ministère de l’alliance est donné à un autre qu’Ismaël. N’entre pas qui veut dans ce service particulier, seulement celui qui a reçu vocation de Dieu. C’est ce qu’exprime l’épître aux Romains : « Dieu a son plan pour choisir les hommes ; son choix dépend de l’appel qu’il leur adresse et non de leurs actions » (9, 12). Serait-ce une représentation trop sévère et austère de Dieu ? Il n’est pas question de sévérité, mais de vérité ! Dieu est-il vraiment Dieu, par soi-même ? Ou bien n’est-il que le complément et la consécration des pensées et entreprises humaines, la bouteille de champagne qui lance le paquebot (mais qui est au fond parfaitement inutile pour le véritable lancement du navire et pour sa bonne marche) ? Inversement, Dieu est-il encore Dieu si les hommes ne lui demandent plus rien et pensent même faire marcher le monde aussi bien ou même mieux sans son aide ? La grâce est-elle encore le couronnement de la nature quand la nature se couronne toute seule, à l’imitation de Napoléon, et n’en déplaise au pontife romain qui se préparait à faire ce travail. « Dieu est Dieu » : tel est bien le sens du choix d’Isaac préféré à Ismaël et textuellement c’est très exactement la première partie de la foi musulmane, reçue par un très grand nombre (pas tous !) de « fils d’Ismaël ». Oui, Dieu est Dieu, et ce message de la grandeur et de la souveraineté divine est le nôtre. Mais c’est ici qu’il faut prendre garde. Le message de la souveraineté et de la grandeur de Dieu est-il aussi un message de liberté et de salut ? L’histoire de la Genèse nous sert encore une fois de leçon. Une fois Ismaël écarté pour laisser le champ libre à la grâce souve648
Prédi cati o n radi o di f f u s ée de M ar c S pi n d l e r, 1 0 s e pt e m b re 1 9 7 2
raine de Dieu qui choisit et fait vivre Isaac, puis Jacob-Israël et toute sa lignée, récapitulée en Jésus-Christ fils d’Abraham selon les généalogies du Nouveau Testament, toujours à nouveau les enfants d’Abraham suivent le mauvais exemple d’Ismaël et font de Dieu purement et simplement la décoration ou le camouflage de leurs idées autonomes, de leurs propres entreprises, et même et surtout la dernière pièce d’un puzzle religieux qu’ils ont découpé et monté eux-mêmes. Toujours à nouveau on fait de Dieu une sorte d’homme agrandi, autrement dit, ce sont les idéaux et les passions humaines, des réalités de ce monde qui sont baptisées du nom de « Dieu » sans être Dieu le moins du monde. Même les vérités révélées sont détachées de leur source vivante, objectivées, figées, pour devenir l’occasion de ne plus écouter la voix vivante du Dieu vivant, réduites à un carrefour d’aliénations. L’apôtre Paul appelle « chair » et « loi » cette perpétuelle tentation qui menace l’homme dans sa relation vécue avec Dieu, tentation qui consiste à oublier sans cesse la liberté du choix de Dieu, et à se remettre dans une servitude, la servitude de la « loi » qui tue l’amour de Dieu, en essayant de lui forcer la main par des initiatives humaines qui prétendent réaliser la promesse de Dieu sans lui ou avant lui, en somme, d’établir le Royaume de Dieu sans Dieu ou si possible avant Dieu. Cette tentation a été celle d’Ismaël dans la Genèse, mais selon le témoignage du Nouveau Testament elle a été aussi celle d’Israël mis en présence du Christ, et elle n’a pas épargné l’Église depuis son origine jusqu’à ce jour. Dans le cas particulier qui a lancé notre réflexion aujourd’hui, il est déplorable et tragique que des droits divins héréditaires contradictoires, à propos d’un même pays qu’on n’ose plus appeler la « Terre Sainte », poussent des enfants d’Abraham à s’exterminer mutuellement, oubliant que la véritable réalisation de la promesse faite à Abraham n’est plus l’appropriation d’un territoire, mais le bonheur de la terre entière, le salut de tous les hommes, grâce à la croix et à la résurrection de Jésus-Christ vrai fils d’Abraham.
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TECHNIQUE ET ADORATION. UNE CORRESPONDANCE THÉOLOGIQUE D’ÉTIENNE DOMCHÉ ET MARC SPINDLER (1986) M a rc Spi n dl e r
Étienne Domché (1950-1987), théologien camerounais brillant et plein d’avenir, est mort dans un accident de la route entre Foumban et Nkongsamba le 16 février 19871. Il laisse un héritage théologique important qui reste très largement inédit. Son important mémoire de licence en théologie est déposé à la faculté de Yaoundé où il a été soutenu, et dans quelques autres instituts néerlandais (Leyde, Oegstgeest) en raison des liens tissés entre le Cameroun et les Pays-Bas depuis 1950 environ2. Sa thèse de doctorat de 3e cycle est un fruit de son séjour à la faculté de théologie de 1
Notice biographique sur Étienne Domché, extrait d’Échos, Bulletin de liaison de l’École de Théologie de Ndoungué (Cameroun), n° 34, juin 1987, p. 23 : « Le professeur E. Domché est mort dans un accident de circulation le 16 février 1987 en revenant de l’enterrement du pasteur Njilié Emmanuel à Foumban. […] Il était né le 5 janvier 1950 à Bapa (Cameroun). Ayant fait ses études primaires à Bapa et à Bafang, il est entré au CET de Bafoussam en 1964 après son C.E.P.E. Il termine ses études secondaires en 1967 avec le CAP en mécanique auto. Après un an dans un collège technique à Muyuka, il entre en 1969 à l’École de Théologie de Ndoungué. En 1975 il entre à la Faculté de Théologie Protestante de Yaoundé, pour être consacré pasteur en 1978 au Synode général de l’Église Évangélique du Cameroun tenu à Bafoussam. En 1980 il part pour la Faculté de Théologie protestante de Montpellier et sort Docteur en théologie en 1983. Placé à l’École de Théologie de Ndoungué comme professeur, il a enseigné la dogmatique, l’éthique et le français. Il était aussi conseiller et trésorier pour le journal Echos. En plus du professeur qu’il était, il assumait également la responsabilité d’aumônier national pour l’Église Évangélique du Cameroun. C’est à ce titre qu’il était invité à présider le culte de l’enterrement du pasteur Njilié, responsable de l’aumônerie de l’Église Évangélique du Cameroun pour la région de Noun ». 2 Discours théologiques africains. Quelle Théologie ? Essai sur quelques orientations théologiques africaines, Yaoundé 1978, 142 p. dactyl.
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Montpellier dans les années 1980-1983. Cette thèse est remarquable à bien des égards ; comme son titre l’indique, elle s’élabore en dialogue avec les deux grands phares théologiques du protestantisme au xxe siècle : Foi et religion et la crise ontologique actuelle. Une réflexion à partir de la théologie de Karl Barth et Paul Tillich3. Cette thèse est aussi un dialogue par personnes interposées avec les professeurs qui ont successivement influencé Domché d’abord à l’École de Théologie de Ndoungué, puis à la Faculté de Théologie protestante de Yaoundé (où la théologie systématique était enseignée par Geoffrey Wainwright, plus tard auteur de l’important traité de dogmatique intitulé Doxology), puis à l’Institut Protestant de Théologie, où André Gounelle traitait alors beaucoup de Paul Tillich. Cette thèse marque une distance définitive par rapport à un certain type de théologie africaine, l’ethnothéologie, qui cherche son originalité dans la réinterprétation de pratiques et de croyances dites traditionnelles. L’expérience pédagogique de Domché dans les lycées et collèges camerounais lui a enseigné que les problèmes de la modernité touchaient de plein fouet les jeunes gens camerounais, et c’est à ce public qu’il a destiné ses dernières publications, créant pour cela sa propre maison d’édition : les Éditions Viens et Vois, à Ndoungué4. Et son dernier travail, auquel il est fait allusion dans les pages qui suivent, est un Programme d’enseignement religieux dans les lycées et les collèges. Le tome I est destiné aux classes de la 6e à la 3e. Il est édité sous le timbre du Département d’Éducation Chrétienne de l’Église Évangélique du Cameroun5. Il faut enfin rappeler le rôle moteur d’Étienne Domché et de sa femme Frieda dans la publication du bulletin de l’École de Théologie de Ndoungué, Echos, dont le dernier numéro, paru en juin 1987, contient une notice nécrologique sur Étienne Domché et également le dernier texte qu’il ait rédigé, une homélie sur le Psaume 90 prononcée aux obsèques du pasteur Emmanuel Njilié à Foumban, au retour desquelles l’accident mortel s’est produit. La correspondance, qui est publiée ci-dessous6, est une petite partie de l’immense correspondance dactylographiée qu’Étienne Domché a entretenue avec ses amis et amies de France et des Pays-Bas et d’ailleurs sans doute. J’ai laissé de côté certains sujets plus personnels, ayant trait à la carrière
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Institut Protestant de Théologie, Montpellier, 1983, 371 p. dactylographiées. Trois brochures ont vu le jour : Jésus : Notre Dieu. Une lettre ouverte au chrétien d’aujourd’hui. Renouveau spirituel 1. Ndoungué 1984, 40 p. Les jeunes et la question de Dieu. Parler avec les jeunes d’aujourd’hui. Renouveau spirituel 2. Ndoungué 1985, 39 p. Église et Société. Ndoungué 1985, 14 p. 5 Ndoungué 1986, 94 p. 6 Avec l’autorisation de Madame Frieda Domché. 4
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future d’Étienne Domché, et j’ai gardé tout ce qui concerne le problème que je lui ai posé : comment un théologien africain voit-il le développement de la technique moderne et l’avènement d’un âge technologique ? Je dirigeais alors une étude sur le jugement porté par les théologiens d’Asie sur la science et la technique, et je désirais avoir un pendant africain de cette recherche. Pour l’Afrique, les réponses sont relativement rares. La première remonte à 1952, aux Rencontres Internationales de Genève sur le thème « L’homme devant la science » : Alioune Diop fit là-bas une déclaration sur la question7. Une prise de position plus récente se trouve incidemment dans les actes de la 14e semaine théologique de Kinshasa sous la plume du professeur Issiaka-Prosper Laleye, auteur d’une contribution intitulée « Valeurs chrétiennes et valeurs de civilisation dans une société en mutation » 8 qui dénonce, entre autres, la technologie moderne comme « pseudo-valeur »9. Les théologiens africains ont apparemment d’autres sujets de préoccupation. Le seul qui se soit exprimé assez récemment est le professeur Jessé N. K. Mugambi, chancelier de l’Université de Nairobi, qui nie l’existence d’un conflit quelconque entre science et religion dans l’épistémologie africaine traditionnelle. Les nombreuses publications du théologien zaïrois Kä Mana touchent assez souvent le problème de la modernité et de la modernisation, mais non la question de la technique. On lira plus bas qu’Étienne Domché n’avait pas de sympathie particulière pour « la technique », mais il était loin de faire de l’Africain un écologiste avant la lettre. On ne lit pas sans avoir froid dans le dos ces lignes : « Une automobile est sur le plan de l’invention l’une des plus formidables possibilités de l’homme. En inventant une machine automobile et donc jouissant d’une puissance autonome de mouvement, l’homme a voulu résoudre son propre problème de mouvement. C’est qu’il y est parvenu et on ne voit que cela. Mais ce qu’il ne fera jamais, c’est inventer une automobile capable d’éviter les accidents, et cela vaut pour tout ce que l’homme a inventé jusqu’à maintenant. » (Lettre du 15 août 1986). En définitive, ma correspondance avec mon ami Étienne Domché sur la technique dépasse constamment le débat culturel et l’épistémologie. Ce n’est pas tant l’incapacité de la technique à résoudre tous les problèmes qui amène Étienne Domché à chercher ailleurs, c’est bien plutôt un dépassement d’ordre mystique qui l’emporte : « Comment faire autrement quand on a été non seulement saisi, mais bouleversé, non par la science, mais par le goût de l’adoration. » (Lettre du 24 décembre 1986). 7 8 9
L’homme devant la science, Neuchâtel 1953, p. 325-327. In Les intellectuels africains et l’Église, Kinshasa, 1982, p. 36-62. Ibidem, p. 46-50.
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Marc Spindler à Étienne Domché La Haye, le 19 juillet 1986 […] Je voudrais vous poser à mon tour une question théologique. Vous savez que nous recevons beaucoup de revues des Églises du Tiers-Monde, des livres aussi. Une de mes étudiantes a voulu chercher ce que les théologiens du Tiers-Monde pensent de ‘la technique’ (non pas des techniques particulières qui peuvent plaire ou déplaire). L’acceptation ou le refus de ‘la technique’ sont-ils fondés sur une réflexion théologique ou sur une imitation d’ordre instinctif ou sur un recours aux valeurs dites traditionnelles (non chrétiennes) ? Y a-t-il une réflexion sur ‘la technique’ ? (On pense ici aux idées de Jacques Ellul il y a déjà longtemps). Bref : notre enquête dans les publications théologiques du TiersMonde n’a rien donné. On proteste contre les multinationales parce qu’elles sont capitalistes, parce qu’elles écrasent le petit paysan ou le pêcheur artisan, donc à cause des effets pervers de leurs activités ; on dénonce Nestlé, qui tue les bébés, et les trusts agro-alimentaires, etc. Mais nous ne voyons pas de prise de position des théologiens ou des Églises sur le fait même de ‘la technique’ dans le Tiers-Monde, sauf peut-être lors de certaines réunions œcuméniques à l’extérieur. Ainsi il y a eu une conférence œcuménique à Salonique (Grèce) en 1959, une autre à Boston (USA) en 1979, et je crois que les rencontres de la Conférence Chrétienne pour la Paix abordent aussi ce thème parfois. Mais les théologiens du Tiers-Monde ne semblent pas attirés par ce sujet, et je n’ai repéré aucune thèse là-dessus parmi les dizaines que j’ai consultées. ‘La technique’ est au départ la multiplication de la force de travail par des ‘machines’ inventées par l’homme, et aussi grâce à la rationalisation et à la spécialisation du travail : c’est ensuite une sorte de civilisation, de mentalité, et même d’éthique nouvelles. ‘La technique’ n’est pas propre au ‘capitalisme’ ; elle marche très bien dans le ‘socialisme’ aussi. Par contre elle semble peu compatible avec les ‘civilisations traditionnelles’ – mais ce n’est peut-être qu’une apparence. Avez-vous vous-même réfléchi à la question d’un point de vue ‘théologique’ ou connaissez-vous des théologiens africains qui y réfléchissent ? Votre réaction sera bienvenue. Marc Spindler 654
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Étienne Domché à Marc Spindler Ndoungué ce 15 Août 1986 […] Vient alors la question théologique que vous m’avez posée au sujet de la technique. À ma connaissance, il n’y a rien de précis sur ce point. Je vais encore chercher. Le père E. Mveng a écrit deux ouvrages sur l’art nègre, mais uniquement dans la perspective liturgique. Je vous envoie tout de même ces titres que vous connaissez peut-être déjà : E. Mveng, Art nègre, art chrétien, Rome, 1969 ; E. Mveng, Art d’Afrique Noire, liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé, 1974.
J’ai donné un petit compte-rendu de ces deux ouvrages dans mon travail de Yaoundé, Discours théologiques africains, quelle théologie, p. 50s (Vous l’avez dans votre bibliothèque). Je n’ai encore rien écrit de précis sur le problème, mais j’ai une position que je me veux claire là-dessus. Je pense que si l’on veut poser le problème de la technique, il faut la voir dans sa globalité. Je crois qu’il est absolument faux de voir d’un côté la technique et de l’autre une ou des civilisations particulières ; de même j’estime qu’il est faux de confondre l’inadaptation d’un peuple ou de « certains peuples » (ce dont je doute fort) et le problème général de la technique. Le temps est révolu où un certain Senghor affirmait que le Nègre ne peut pas faire des mathématiques. Le grand spécialiste du Laser de la NASA c’est bien un Noir. Vous dites vous-même que « la technique est au départ la multiplication de la force du travail par des ‘machines’ inventées par l’homme… » À moins que je ne passe à côté du vrai débat, il me semble que cette définition ne voit la technique que sous son aspect industriel avec la mécanisation à outrance que connaît notre monde depuis la fin du xixe siècle et surtout avec l’explosion de la grande Industrie des années 60 qui aboutit à la catastrophe de Mai 68. Pour moi, le problème part de très loin. Tout homme, toute civilisation connaît et pratique la technique quelque rudimentaire qu’elle soit. Le métier à tisser ou le haut-fourneau que connaissent nos ancêtres depuis des siècles vaut bien la grosse industrie de l’ère de l’électronique et de la robotique. Si on veut condamner la technique, ce ne peut pas être sous un seul aspect, mais bien sous tous ces aspects, en tant qu’une tentative toujours mise en échec de l’homme 655
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pour résoudre par ses propres efforts l’hostilité de la nature. Il faut poser le problème de l’homme qui comme dans le conte de la tortue et du cochon est obligé de fouiller, de bêcher, de creuser, sans jamais être satisfait de ses inventions. Ma propre position sur le problème tient à ceci : Sans condamner et rejeter purement et simplement la technique, je dis que malgré tout ce qu’on a dit à travers l’histoire sur le « dominez la terre et assujettissez-là » qu’elle est un affront contre la colère de Dieu qui résiste à l’homme pour l’amener à se repentir. Un enfant qu’on frappe, au lieu de chercher à protéger les parties sensibles qui reçoivent les coups de fouet, doit plutôt reconnaître son tort et demander pardon. Or, c’est ce que l’homme ne veut pas faire ; chaque jour il s’emploie à inventer les produits et les systèmes par lesquels il espère dominer la nature ; malheureusement il n’y parvient jamais. Tenez par exemple. Une automobile est sur le plan de l’invention l’une des plus formidables possibilités de l’homme. En inventant une machine automobile et donc jouissant d’une puissance autonome de mouvement, l’homme a voulu résoudre son propre problème de mouvement. C’est qu’il est parvenu et on ne voit que cela. Mais ce qu’il ne fera jamais, c’est inventer une automobile capable d’éviter les accidents ; et cela vaut pour tout ce que l’homme a inventé jusqu’à maintenant. Pourquoi les écoles manifestent-elles tous les jours dans vos pays ? Eh bien vous le savez, parce que le monde moderne est plus destructeur que constructeur. Tchernobyl10, n’est-ce pas une preuve patente de l’échec de l’ingéniosité de l’homme ? Pour contrecarrer le pétrole arabe –afin de se maintenir toujours au sommet– on a développé le nucléaire qui aujourd’hui fait peur à tout le monde. Non, la technique est une atteinte à la vie, c’est un affront. Je sais que tout cela est très rapide, mais j’espère que dans l’article que j’envisage, je serai plus clair. Alors comme théologien (ou plutôt comme croyant) je dis ceci. L’homme doit réfléchir. Il doit se demander pourquoi il en est à créer, à inventer, bref à se donner tant de peines –même s’il prétend que c’est pour faciliter la vie ? La vérité c’est que l’homme a précocement revendiqué son autonomie. Il a voulu se prendre en charge, afin de ne plus dépendre de Dieu : « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien 10
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Événement contemporain de cette lettre puisqu’il s’est produit le 26 avril 1986.
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et le mal », ou encore « Si tu es fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain ». Ne plus dépendre de Dieu, voilà le rêve de l’homme ; être au sein de la création une « force », une « superstructure », une « domination », voilà le problème de l’homme. Il l’a voulu et il l’a eu. Car suite à sa prétention il s’est entendu dire : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Si l’homme est donc obligé de trimer comme il le fait, c’est parce qu’il veut résoudre son problème de pain. Vous voyez que je me mets aujourd’hui complètement à contrecourant du lieu commun du discours théologique. On a toujours voulu que l’intelligence que l’homme a reçue de Dieu doive être utilisée pour dominer la terre. Or les accidents de nos routes prouvent que si l’homme a pu inventer sa machine, si l’homme a pu inventer le principe du mouvement, il ne peut pas résoudre le problème que lui pose la puissance du mouvement. Le vent qui passe est une force, une vraie puissance automobile, c’est une puissance. A-t-on déjà entendu parler d’un accident que le vent aurait rencontré dans son parcours ? Au contraire, il brise tout sur son passage, afin que toute prétention soit réduite au silence. L’homme qui veut être fort, n’a aucune vérité sur le secret de la création. Aujourd’hui, il se casse la tête pour énoncer une loi, un théorème, et le lendemain si ce n’est à côté de lui, un autre se lève pour le contredire. Ainsi ce qui est vrai aujourd’hui est dénoncé et combattu comme fausseté demain ; ce qui était vrai hier devient tout simplement mensonge aujourd’hui. Où donc se trouve la victoire de l’homme ? Dans une situation d’éloignement de Dieu, dans une situation de séparation d’avec Dieu (que d’ailleurs certains au nom de la science et de la théologie contestent aujourd’hui), l’homme est bien obligé de créer et de fabriquer pour vivre. Mais ce qu’il doit comprendre, c’est qu’il est victime de son audace et que comme l’enfant prodigue de la parabole, il devra un jour s’arrêter pour se dire « et pourtant il y a du pain en abondance dans la maison de mon père ! » Lorsque vous êtes venus nous rendre visite à Ndoungué, c’est bien au champ qu’on est allé me cueillir. Oui, je cultive moi aussi parce que je suis aussi cet homme pécheur, cet homme en situation de séparation d’avec Dieu ; je dois moi aussi trimer, suer si je veux trouver un bout de manioc à manger avec mes enfants ; je suis bien obligé d’utiliser une machine pour vous écrire en ce moment comme je le fais ; mais le serviteur de Dieu connaît quelque chose de plus, c’est que ma vie 657
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n’est pas une fin en soi, et que mon effort n’est pas une finalité. Je sais que Dieu m’a créé pour autre chose et cette autre chose que je porte en mon cœur comme le plus beau cadeau de mon existence c’est son SERVICE, (la AVODAH11), qui au-delà de la sueur, du sang et des larmes est une vie qui sache encore dire au xxe siècle comme le psalmiste d’il y a 3000 ans : Je sais que l’Éternel est grand Et que notre Seigneur est au-dessus de tous les dieux Tout ce que l’Éternel veut, il le fait Dans les cieux et sur la terre… (Ps 135)
ou encore : Je te célèbre de tout mon cœur Je chante ta louange en la présence de Dieu Et je célèbre ton nom, à cause de ta bonté et de ta fidélité… (Ps 138)
Travailler, oui, mais en sachant que Dieu seul est la Vie et que tout doit tendre vers lui. S’il faut dénoncer les méfaits de l’industrie sur le système de vie dans nos pays, j’estime que ce ne doit être au nom de la propagande que cultivent les blocs dans le monde actuel. Je n’ai personnellement jamais été d’accord avec ceux qui prétendent préférer un système de dictature à un autre, car la vérité est là sous nos yeux. Je ne sais pas si vous aurez le courage de lire jusqu’au bout tout ce discours ennuyeux (peut-être aussi que je me trompe). L’article que je me propose d’écrire portera justement sur le problème de l’homme « placé dans le jardin pour cultiver (léabdah) ». Si le Seigneur m’en donne les forces, et si ce n’est pas trop tard… Marc Spindler à Étienne Domché Leyde, le 12 septembre 1986 […] Je suis avec vous pour ‘parler théologie’, librement et franchement, et c’est bien pour cela que je vous ai demandé votre avis sur 11
« Avodah », mot hébreu désignant aussi bien le travail que le service de Dieu (y compris le culte rendu à Dieu). Le verbe correspondant apparaît dans le livre de la Genèse où la mission d’Adam et Ève est définie. Ce double aspect travail/culte est particulièrement relevé dans la traduction de la Bible d’André Chouraqui, que Domché salue avec satisfaction.
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par exemple la question de ‘la technique’ telle que vous la voyez en votre qualité de théologien camerounais. Je prends acte que vous allez prochainement écrire un article à ce sujet et je l’attends avec impatience. Ce que vous écrivez d’ores et déjà m’intéresse, mais je ne suis pas sûr que votre manière de déplacer le problème et de le faire en somme remonter à la Chute soit vraiment utile. La Chute fausse tout, y compris la nature dite vierge, pas seulement la technique ; il y a du ‘mal’, de la révolte même dans les moustiques et les puces ! Bref, il y a du ‘mal’ avant les inventions techniques, et ce n’est pas le mal qui est à l’origine de la technique. Je suis par ailleurs d’avis qu’il faut distinguer les techniques et la Technique. Vous avez raison de rappeler que l’homme est par nature un ‘technicien’ en ce sens qu’il invente des outils et des techniques ; il est ‘homo faber’ par définition. Mais l’âge technologique est autre chose et il y a une rupture épistémologique qui s’est produite entre le temps des techniques et le temps de la Technique. Vous avez sans doute dans la bibliothèque de l’école le livre de Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), et Ellul revient souvent sur la question dans ses livres d’éthique. Je n’ai personnellement rien d’original à dire sur la question… Étienne Domché à Marc Spindler Ndoungué ce 12 octobre 1986 Monsieur et cher ami, J’accuse ici réception de votre lettre du 12 septembre 1986. Je vous l’avoue immédiatement, j’ai un peu de peur de vous avoir promis un article qui risque maintenant de venir avec un peu de retard à cause de mes occupations qui sont largement au-dessus de mes possibilités. Rien que le courrier (il faut dire que j’en reçois) qui reste sans réponse sur mon bureau est énorme. Je vous ai déjà envoyé un exemplaire de mon travail des vacances sur l’aumônerie scolaire. Je sais que vous n’avez [pas de] temps pour tout lire. Comme vous l’avez si heureusement (pour moi) pressenti, c’est bien depuis un certain temps que je ressens qu’il y a quelque chose qui me porte vers vous. Non peut-être pas pour faire de la Théologie, mais tout simplement pour que nous parlions de Dieu. (C’est vrai que parler de Dieu est déjà en soi faire de la Théologie, mais…). J’ai 659
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une question qui me presse : « L’homme n’a-t-il pas déjà fait ses preuves ? » Le fait de marcher dans l’espace, est-ce la gloire ou la misère de l’homme ? Que signifie en réalité « la tour de Babel » pour l’homme de notre temps ? Il est un fait que l’homme est aujourd’hui, et il ne peut être autrement, un « homo faber ». J’utilise le terme ici au sens où l’emploie Bergson qui écrivait : « Nous croyons qu’il est de l’essence de l’homme de créer matériellement et moralement, de fabriquer des choses et de se fabriquer lui-même… » Pour moi, la question fondamentale qui se pose est celle-ci : L’homme est-il essentiellement un « homo faber » ou l’est-il devenu ? Il me semble et cela se confirme davantage en moi que l’homme placé dans le jardin pour l’avad12 n’était pas un « homo faber » mais un « homo adorator » dans la mesure où avad ne signifie cultiver le sol que dans un second sens, son sens premier étant « rendre un culte à Dieu ». C’est à cause de la chute que l’homme s’est séparé de Dieu et qu’il a été rendu « homo faber »; celui qui doit produire en se produisant, celui qui ne peut avoir son pain qu’à la sueur de son front. On ne peut pas en vouloir à l’homme de s’être compris uniquement comme un « homo faber » puisqu’il est né dans cette condition. Les esclaves, même libres, au Maroc, continuent de donner le meilleur d’eux-mêmes pour plaire à leurs anciens maîtres parce qu’on leur a appris qu’ils ne sont rien que des esclaves et que c’est sous cette seule condition qu’ils auront le ciel. À l’heure où tout le monde lutte pour sa survie, peut-on dire à un homme qu’il a été créé pour quelque chose d’autre sans non seulement l’indisposer, mais l’attrister ? Que l’homme soit un « homo faber » par voie de fait j’en conviens. Mais j’insiste sur le fait que toute activité de l’homme ne peut avoir de sens que sous l’effet de la grâce sanctifiante de Dieu. C’est même pour cela que l’homme peut désormais créer pour le service de Dieu. Mais alors, si l’homme ne se doit qu’à la seule grâce de Dieu, ne cesse-t-il pas du même coup d’être l’homme glorieux et triomphant ? Même devant ses inventions les plus fantastiques, au lieu d’être fier de lui-même, l’homme ne devait-il pas se tourner vers Dieu pour lui dire humblement « Seigneur tu me l’as donné » ? Ainsi le faire de l’homme au lieu d’être salué comme un faire autonome devient un faire voulu et ordonné par Dieu. Dans notre mentalité occidentale, 12
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Le verbe hébreu avad indique le service y compris le service divin.
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ceci n’est qu’une folie et c’est pour cela que les gens ne me comprennent pas. Et pourtant en Israël, j’en ai fait l’expérience, il y a réellement sur la terre des gens qui sont capables de le dire ! Dans ma dernière lettre, j’exprimais le fait que c’est à cause de sa chute que l’homme s’est mis à créer. Je réitère cette position sans laquelle je ne saurais comprendre la misère de l’homme que Dieu rachète. Vous le savez comme moi et vous l’avez d’ailleurs exprimé, la chute de l’homme a corrompu la création entière. Cependant, la notion du MAL n’a pas le même sens pour l’homme que pour le vent par exemple. C’est l’homme qui voit ses rêves se détruire qui éprouve le sentiment du mal. Le vent dans sa force destructrice d’ailleurs aveugle parce qu’inconsciente, n’est rien d’autre que la force de la COLÈRE de Dieu qui résiste à l’homme pour l’humilier et lui montrer ses limites. Dans ma jeunesse (quand je terminais mes études ici à l’École de Théologie), j’ai écrit à propos de la malédiction du sol : « Le sol lui aussi est condamné à produire des ronces et des épines, de nouveaux ennemis pour l’homme ». Encore une fois, c’est celui qui reçoit une correction qui éprouve la sensation du mal et non celui qui inflige la correction. Aujourd’hui, m’alignant uniquement du côté de Dieu (peut-être me traiterez-vous aussi de mythomane comme vient de le faire une amie française ?), je recherche et je lutte de toutes mes forces pour la résurgence, au-delà de l’homo religiosus, d’un homo adorator, afin que celui que je salue constamment comme le mélèk ha-olam13 (le Seigneur de l’univers) le redevienne entièrement et franchement dans le cœur de l’homme. L’homme s’éloigne de Dieu parce qu’il a trop confiance en luimême, en son pouvoir créateur. La biologie vise-t-elle autre chose aujourd’hui que de montrer à l’homme qu’il n’est pas créature de Dieu ? Et le théologien, que fait-il pour l’aider à penser autrement ? Oui, je le conçois, le théologien ne doit pas être obscurantiste, mais cela justifie-t-il cette sorte d’amalgame qu’on fait entre la science et la théologie ? Le théologien porteur du message du salut doit-il chercher à avoir une bonne conscience quand l’homme n’arrive plus à le définir ? Personnellement je ne vois le rôle du théologien autrement que celui qui consiste à dire au-delà et malgré toutes les découvertes scientifiques que l’homme se doit à Dieu. 13
Expression hébraïque, traduite entre parenthèses.
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C’est dans cette perspective que je vois le problème de la technique et je ne comprends pas lorsque vous faites une différence entre ‘l’âge technologique’ et ‘le temps des techniques’. Pour moi, quelle que soit l’évolution, les données de base restent les mêmes. L’homme veut résoudre les problèmes que lui pose l’existence. Or, qui est le fondement de l’existence humaine ? Le savoir humain quelque élevé qu’il soit se situe absolument dans les limites de la finitude de l’homme ; dans le provisoire de la relativité de l’être humain tel que l’a vu et chanté le psalmiste. Le rôle de l’homme de foi, que j’ose prétendre que nous sommes, consiste à signifier à l’homme sa finitude. Il y a ici à l’hôpital de Ndoungué un jeune couple de médecin suisse. L’autre jour en salle d’opération (c’est le mari qui opérait) la personne sous anesthésie a eu un arrêt de respiration (c’est lui-même qui m’a rapporté les faits). Il a tenté tout ce qui est médicalement possible et comme il restait sans résultat, il a rassemblé les infirmiers qui étaient là et ensemble ils ont remis la vie de cette personne entre les mains de Dieu. Deux personnes ont prié simplement et il est allé ailleurs. Entre temps on est venu lui dire que la personne avait repris vie. C’était pour eux tous un objet d’action de grâces à Dieu. Personnellement je n’aime pas beaucoup les gens qui font des miracles comme pour se prouver ou pour prouver qu’ils sont plus avec Dieu que les autres, Mais quand une âme s’humilie devant Dieu pour lui montrer ses limites, quelle victoire pour Dieu ! Je l’exalte. Voyez, pour moi, si au-delà du nécessaire débat théologique, nous pouvions de temps en temps déboucher sur un vécu réel par lequel le Seigneur est honoré, quelle merveilleuse grâce ! Qu’il soit cette force pour ses enfants et que sa victoire s’étende et qu’enfin par toute la terre, on parle sans tricher de son règne. […] PS : Le livre d’Ellul dont vous m’avez parlé ne se trouve malheureusement pas dans notre bibliothèque. Ce qui fait que je ne peux pas savoir ce que vous pensez exactement de la question. Marc Spindler à Étienne Domché Leyde, le 10 novembre 1986 Cher ami, Merci pour votre longue lettre du 12 octobre ; je ne suis pas étonné que vous receviez beaucoup de lettres et que vous ayez du 662
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courrier en retard ! Vous avez la plume facile et vous êtes si intéressant que l’échange avec vous ne risque pas de tarir. Merci de votre envoi précédent : votre manuel d’instruction religieuse, dont je croyais vous avoir déjà accusé réception. Si ce n’est pas le cas, veuillez m’en excuser. Je n’ai pas tout lu avec la même attention, mais j’ai pris connaissance de l’ensemble avant de le ranger dans notre bibliothèque. Avec prudence, car je ne sais pas si j’ai raison et si certaines pages ne contrediraient pas cette impression, j’ai eu l’impression que votre manuel ne faisait pas de références spéciales à la ‘religion traditionnelle’ ou à certaines croyances répandues ici et là au Cameroun ; votre texte est d’une part très ancré dans la Bible et d’autre part orienté par la discussion théologique disons ‘montpelliéraine’. Par ailleurs je ne sais pas si vous avez pris position par rapport aux hypothèses scientifiques enseignées dans les écoles et qui sont le bagage habituel des adolescents scolarisés, et qui provoquent généralement un éloignement (inutile) par rapport à la foi chrétienne ou certains de ses éléments. Je conçois que la tâche catéchétique au Cameroun n’est pas aisée, dans le territoire spirituel occupé à un bout par une mentalité préscientifique et à l’autre bout par une mentalité scientifique. Ou bien est-ce que je me trompe ? Je reprends notre discussion sur la technique. Je ne possède pas non plus ce livre d’Ellul mais je l’ai lu autrefois. Sa thèse est que la technique est un monde à part qui a sa logique propre, englobante et totalitaire, et au fond déshumanisante. C’est le monde de l’objectivation, à quoi s’oppose le monde de la personne. Tout le personnalisme européen est une première réaction à l’emprise de la technique ; philosophiquement il y a Nicolas Berdiaeff et en général les existentialismes qui ont produit des analyses convaincantes. C’est un des aspects de l’individualisme que les Africains nous reprochent tellement ! (et que Gounelle14 exalte dans des articles récents !). Ma pensée est tout à fait dans cette ligne. Il y a antagonisme entre le monde technique et le monde de la personne. Mais cela ne veut pas dire que je suive votre théorie du passage de l’homo adorator à l’homo faber comme étant le résultat de la chute. Le travail appartient à la condition humaine dès avant la chute ; ce qui change c’est que le travail 14
André Gounelle était alors professeur de théologie systématique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier. Spécialiste de Paul Tillich, il avait été le directeur de thèse de Domché.
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devient pénible ; le travail est ‘maudit’ comme l’ensemble de ce qui fait l’homme, y compris son adoration. L’homo adorator n’est pas moins maudit que l’homo faber. Mais la grâce demeure la plus forte, la promesse reste enfouie, Dieu reste le Seigneur qui se promet de sauver l’humanité. Je ne peux pas accepter votre formule ‘c’est à cause de sa chute que l’homme s’est mis à créer’. Par contre je suis d’accord avec vous pour dire que les créations humaines devraient être une occasion de rendre grâce à Dieu, avec des réserves pourtant. Il y a des créations humaines, des découvertes scientifiques (mais aussi des découvertes religieuses !) qui sont une négation de Dieu ou du moins qui fournissent des arguments pour nier Dieu. Je ne suis pas non plus d’accord avec votre idée que la tâche de l’homme de foi ou du théologien est de montrer à l’homme sa finitude. La problématique du fini et de l’infini est passionnante, et vous connaissez assez Pascal pour savoir que cette problématique peut avoir sa place dans l’apologétique. Pourtant je constate que les scientifiques d’aujourd’hui admettent parfaitement la finitude de l’homme et en particulier de l’espèce humaine : dans les milliards d’annéeslumière de l’univers l’apparition et la destruction de l’espèce humaine ne représentent pour les scientifiques, entre autres les biologistes, qu’un petit incident passager, quelques minutes du temps cosmique ! Si vous lisez le biologiste Jean Rostand (Pensées d’un biologiste ; Nouvelles pensées d’un biologiste) ou le biologiste moderne Jacques Monod, vous trouverez cette opinion très claire sur la finitude de l’homme. Et en reprenant le thème de la technique, je constate également que pour la mentalité technique l’homme n’est pas grandchose : il est beaucoup plus faible et beaucoup moins fiable que les machines, et l’on cherche de plus en plus à se passer de l’homme dans le processus technologique et scientifique. Bref, sur la finitude de l’homme le théologien et le scientifique sont au fond d’accord. Ce qui distingue la tâche du théologien chrétien, c’est d’affirmer que cet homme fini est aimé et appelé par Dieu en Jésus-Christ ; dans l’immensité des ‘espaces infinis’ Dieu a décidé de rencontrer l’homme, de l’appeler, de le sauver, de lui donner accès à la vie éternelle. Le message chrétien n’est pas essentiellement la limite, la limitation des ambitions humaines (sinon en ce sens que le théologien peut et doit rappeler à l’homme qu’il n’est pas Dieu et qu’il ne sera jamais Dieu, mais qu’il doit être homme, vraiment homme, vraiment humain !) ; 664
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le message chrétien c’est l’illimité de la promesse, de la grâce ! Dans un roman de l’auteur protestant Roger Breuil, Augusta, on trouve l’histoire d’une vieille protestante nommée Augusta, qui à moment donné découvre après beaucoup d’épreuves la grâce de Dieu, et elle éprouve cette grâce, suivant la formule très belle de Roger Breuil, comme « la permission illimitée d’être Augusta ». Bref, je ne trouve pas que la dialectique finitude/Infini soit essentielle (je ne la nie pas du tout !); l’essentiel pour moi c’est la dialectique déréliction (perdition)/Grâce. Au fond c’est le vieux thème théologique de « l’état de grâce », ou encore en termes bibliques, de l’être-en-Christ. Monsieur et cher frère, Que la grâce de Dieu soit confinée ou comme je l’écris souvent, personnifiée en Jésus Christ, elle reste présente tout au long de l’Histoire du Salut. C’est elle qui préside à la Volonté du Tout-puissant lorsqu’il rappelle Adam de l’anonymat de la nature pour lui donner la vie. C’est elle qui intervient pour sauver Noé des eaux du déluge. C’est elle qui arrache ABRAM de la gloire du monde pour le tourner vers Dieu. C’est toujours elle qui arrache Israël de la servitude de l’Égypte pour en faire le « serviteur » du Dieu Vivant. Elle est encore là aujourd’hui pour donner aux hommes et aux femmes de se tourner vers Dieu, non plus uniquement pour chercher à manger, mais pour chanter sa Victoire. S’il faut reprocher à quelqu’un de ne pas faire toute la place à la grâce de Dieu, ce ne pourrait pas être à moi. Seulement, il faut que l’homme soit honnête avec lui-même qu’avec Dieu ; il est temps qu’on revienne à la raison. C’est l’Église par son enseignement de la grâce qui a banalisé l’action de Dieu. Lorsque Jésus avait multiplié les pains, il avait répondu aux attentes des hommes dont l’essentiel de la vie semble n’être que le boire et le manger. Et si Jésus ne s’était pas dérobé, certainement qu’ils l’auraient couronné « ROI », peut-être en lui disant comme jadis à David : « Nous sommes os de tes os et chair de ta chair (II Sam. 5/1) ». C’est alors que Jésus serait devenu le « roi-humain » et partant, l’incarnation de la révolte, de la rébellion contre Dieu. Il serait devenu le plus grand fournisseur de vivres à l’homme et ainsi c’en serait fini avec le règne de Dieu. Vive l’homme ! Par la grâce de Dieu, Jésus connaissant leur pensée méchante, s’est enfui et c’est en vain qu’aujourd’hui on tente désespérément de le couronner « roi » sous toutes sortes 665
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d’alibis. On prie Jésus pour qu’il donne de l’argent (c’est la grâce) ; on prie Jésus pour accéder au pouvoir (c’est la grâce) ; on prie Jésus pour faire la guerre pour détruire les enfants de Dieu pour qui il est mort (c’est toujours la grâce) ; on achète le pouvoir par l’argent et on remercie Jésus ; même les rosicruciens qui sont légion dans le monde aujourd’hui peuvent se réclamer de Jésus, etc… Non ! Vraiment si Jésus revenait maintenant, ce serait le feu pour la honte de ceux qui parlent de la grâce de Dieu à tort et à travers. La grâce de Dieu en Jésus ne saurait être autre chose que l’ouverture de l’homme sur Dieu. « Tu étais sans Dieu et voilà tu es redevenu enfant de Dieu ». Qu’est-ce que l’homme veut ? Tout simplement être sauvé et même pas pour vivre dans les conditions du salut. Et chaque jour le cochon retourne à la boue pour que « chaque jour aussi », le roi des rois le lave. NON ! Cela doit finir. Dieu n’est pas un jouet entre les mains de l’homme. C’est le Seigneur, le Roi, le Maître… On s’est arrangé pour nous présenter un Dieu qui n’est que « bonté » ! Qui a appris à l’homme qu’il peut enfermer le Très-Haut sous une forme ? Célébrons Dieu comme Majesté, Gloire, Puissance, Pouvoir, Sainteté, afin qu’il lui plaise de s’étendre sous la forme qui lui plaît. De toutes les façons continuons à parler de la grâce, c’est comme Sainteté qu’il viendra. Or la Sainteté ne supporte aucune impureté. Point n’est besoin pour moi aujourd’hui de chercher à convertir l’homme. L’Église a eu 2000 ans pour le faire ; mais qui s’est converti ? On n’a parlé de la grâce que pour asseoir le règne de l’homme ! Je m’incline. Le roi règne éternellement. Bien cher frère, Je sais que vous avez dû être quelque peu étonné sinon fâché par la brutalité du début de cette lettre. Loin de moi toute idée de vous brutaliser. Plus je vous lis, plus la conviction de l’incapacité des mots comme moyens de communication se renforce en moi. Oui, si nous étions face à face, je suis sûr que nous nous serions plus facilement compris. Plaise à Dieu de faire que cela soit possible un de ces jours. Selon moi, sur l’essentiel de notre débat engagé il y a quelque temps, nous sommes d’accord. Voyons plutôt : 1. Pour ce qui est du couple Perdition/grâce, qui, à moins que ce ne soit l’incarnation du démon, rejetterait la grâce de Dieu ? Qui peut 666
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contester que depuis des millénaires, Dieu ne cherche qu’à façonner pour l’homme « un cœur de chair » à la place de son « cœur de pierre » ? Qui contesterait que c’est Dieu qui est à l’œuvre pour amener l’enfant prodigue à revenir à lui-même et à se dire du milieu des ténèbres de la mort : « et pourtant il y a la vie en abondance dans la maison de mon père » ? La grâce illimitée de Dieu, d’accord. La grâce inouïe de Dieu, comme dirait Barth, d’accord. N’est-ce pas ce que disait Paul : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » ? Et Luther de dire « le chrétien qui n’est pas pécheur est un anti-chrétien ». Seulement voilà. L’homme qui ne recherche que sa gloire sait toujours « tirer son épingle du jeu » comme disent les Français. Et de l’enseignement de Paul il n’a retenu que le « péchons afin que la grâce abonde ». C’est cela que j’ai appelé « une grâce fade et sans issue », ce qui a presque fâché Michel Bouttier15 qui a commencé à me faire de la morale. Or l’heure n’est plus au paternalisme de quelque bord qu’il soit. Ou bien on est pour Dieu, ou bien on est contre Dieu. 2. Sur les conséquences néfastes des inventions humaines (et même et surtout théologiques), je suis plus que d’accord avec vous. Lorsque je parle avec un ami Européen, je me garde de commencer par là, en attendant un moment propice, car c’est surtout sur ce point que je me suis si souvent fait frapper sur les doigts. Si on peut utiliser l’argent pour la gloire de Dieu, il n’en reste pas moins ce Mammon, c’est-à-dire, et je paraphrase ici J. Ellul, cette puissance démoniaque qui se substitue à Dieu dans le monde. Et effectivement l’argent est devenu le « Dieu » moderne, en sorte que l’homme ne jure plus que par l’argent. Par le passé, les Grecs ont inventé la philosophie pour démentir la mythologie par laquelle les anciens tentaient de trouver une explication au monde et à l’existence. Aujourd’hui, il a suffi d’une petite fusée, pour que Gagarine prétende qu’il était allé au ciel et qu’il n’y avait pas trouvé de Dieu. Faire de l’homme la mesure de toute chose, c’est ipso facto nier Dieu. 3. Il y a pour moi une affirmation fondamentale dans votre lettre, malheureusement, vous l’avez mise entre parenthèses, c’est celle-ci : « …le théologien peut et doit rappeler à l’homme qu’il n’est pas Dieu et qu’il ne sera jamais Dieu… » J’en rends grâce à Dieu, car c’est 15 Michel Bouttier était alors professeur de Nouveau Testament et doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier.
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justement ce que je veux non seulement partager comme vérité, mais vivre concrètement avec les frères que le Seigneur met sur mon chemin. L’homme n’est pas et ne sera jamais Dieu. Pourvu que cela s’applique d’une façon franche dans toute la vie. Le vrai problème de la chute n’est-ce pas celui de l’auto-divinisation ? « Être de soi-même comme Dieu et disposer du pouvoir autonome du jugement », c’està-dire refuser de ne plus dépendre de quelqu’un et encore moins de Dieu. Oh homme où est ta victoire ? Est-ce dans le fait que tu t’endors le soir et te réveilles le matin ? En quoi es-tu donc si triomphant ? Qu’est-ce qui fonde ta prétention, faible fleur qui disparaît au premier coup de soleil ? Mon frère, il me semble que c’est ici que nous avons le plus besoin de nous entendre. Mais comment le faire ? Oui comment faire pour que le Croyant dépasse le Théologien en nous ? Car à cause de la Théologie en réalité, l’homme ne sait plus réellement ce qu’il croit. Quand commence l’aventure de l’homme avec son Dieu ? À cause de la science dite critique, le xixe siècle a voulu nous faire croire que l’Histoire du Salut ne commence qu’avec Abraham, d’où, tout ce qui précède ne relève que de la pure mythologie ou pour être plus proche de la science biblique, de la poésie. Qui nous dira alors la VÉRITÉ sur la chute que nous reconnaissons en niant leurs sources d’information ? Non ! L’homme a bel et bien chuté ; il s’est SÉPARÉ de son Dieu et tout son tâtonnement qu’il s’évertue à glorifier, vient de cette absence de Dieu. Le « MOI » triomphant, et ce malgré le salut en Jésus Christ nous maintient encore et davantage dans le monde de la perdition. C’est l’homme qui veut régner. Les Catholiques ont leur Pape et les Protestants leur Raison. Non, c’est Dieu qui règne. Cela signifie le silence de l’homme, qu’il le veuille ou pas. Devant Dieu on garde le silence, on courbe la tête, on s’incline pour adorer. Ce n’est pas la peine de nous battre sur le problème des terminologies. C’est Jean Giono qui disait que le mot ne dit que ce qu’on veut lui faire dire. Dans l’expression « finitude de l’homme », je ne veux exprimer autre chose que la négation de la « toute possibilité » que l’homme veut s’octroyer. L’homme n’a qu’à faire monter les Océans jusqu’au soleil pour éteindre le globe en flamme et y habiter s’il veut. Vraiment je n’y vois rien que la prétention de la nouvelle tour de Babel, car j’estime que l’homme a mieux à faire. 668
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Pourquoi le monde de la technique dépersonnalise-t-il l’homme ? Pourquoi l’univers de la technique ne semble qu’être un gouffre, un néant dans lequel l’homme s’enfonce chaque jour ? Parce que l’homme crée pour résoudre le problème de l’existence ! Or quelle vérité a-t-il sur le monde ? Vraiment, l’homme s’est réveillé un jour et s’est rendu compte qu’il vit. C’est alors qu’il a commencé à réfléchir et à tenir des propos multiples sur la vie. Si seulement il pouvait avoir l’humilité de considérer la distance qu’il y a entre ce qu’il pense et ce qui est réellement ! C’est l’erreur que certains frères ont commise et commettent encore. On veut croire que tous les hommes peuvent être coulés dans le même moule et pourtant ! Si seulement l’homme pouvait comprendre combien il est en-deçà de la vérité ! À quoi ressemble l’homme d’aujourd’hui ? À l’enfant qui joue à barrer un torrent avec de la boue, ou à l’homme qui veut arrêter un courant d’eau avec ses mains. Sa petite tête lui dit que c’est possible, mais peut-elle lui dire quelle est la force du courant d’eau ? Qu’il s’y risque donc et il n’aura même pas le temps de constater qu’il est en train de mourir. La NASA nous a fourni un bel exemple cette année même : 7 personnes dispersées dans le vent en poudre comme de la poussière. Revenons à la chute et à la technique. Au risque de vous agacer je maintiens mes positions. L’homo adorator n’a pas seulement été maudit, mais il a cessé purement et simplement d’être, en faveur de l’homo faber qui n’est que le produit de l’homo sapiens. Dieu, notre Dieu est chaque jour à recommencer à cause justement de ce que l’homme n’a plus le sens de l’adoration, ou du moins parce que l’homme veut être adoré, mais pas adorer lui-même. C’est pourquoi l’homo adorator est à reconquérir ; c’est lui que Dieu nous offre dans son salut. Comme disent les Salutistes : « Sauver pour Servir », mais pour servir Dieu avant tout. La grande difficulté vient de ce que comme je l’ai déjà dit dans ma précédente lettre, nous n’exprimons notre relation à Dieu qu’à partir de l’expérience quotidienne. Il nous est totalement impossible d’imaginer que l’homme pouvait être autre chose qu’un besogneux, parce que nous tentons de blanchir notre malédiction. Or le « Paradis » (c’est vrai que la science nous a dit qu’il n’existe pas, je le regrette pour elle et pour ceux qui lui donnent un semblant de crédit) c’était le lieu où l’homme était en contact avec Dieu. Cet homme-là ne devait sa vie à aucun effort personnel. J’insiste sur le fait que le verbe hébreu qui a été traduit par « cultiver le sol », signifie en réalité « rendre le 669
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culte », servir (A. Chouraqui16 est enfin parvenu à cette traduction, au moins je ne suis plus seul au monde à me battre sur le problème). Ce verbe ne peut avoir pris le sens du travail manuel qu’après la chute, parce que c’est seulement après la chute que l’homme a commencé à se prendre en charge, tout comme c’est après la chute qu’Adam a cessé de considérer la femme non comme sa ishah (une partie de luimême) mais comme son Ève (sa vie), ce qui change tout. La femme ne sera plus seulement cette aide dont l’homme a besoin pour accomplir sa mission, mais le lieu sans lequel sa vie devient « impossible » ; elle l’est par sa capacité de génération, mais aussi par le semblant de repos qu’elle procure au cœur assoiffé de son « mâle ». Désormais l’homme pourra mourir pour la femme et les « amoureux » peuvent se mentir mutuellement : « Sans toi ma vie est impossible ». Est-ce la femme qui fait tomber la pluie pour faire germer les plantes ? Est-ce d’elle que vient l’air qu’on respire pour qu’on dise que sans elle la vie est impossible ? Le drame pour nous c’est que nos discours théologiques sont construits après coup, d’ailleurs comme les récits bibliques. Servir Dieu dans son Temple reste le travail par excellence. Dans notre mentalité occidentale et occidentalisante, on n’a compris l’homme uniquement que comme devant creuser le sol (je m’excuse car ici les juifs l’affirment encore mieux que nous). Un collègue à moi disait au mois de juin dernier au cours d’un débat public que l’homme n’avait qu’à gratter le sol avec ses ongles s’il n’avait pas encore la houe. Vraiment, c’est ne pas comprendre le problème de l’homme avec Dieu. Les Anges qui au ciel servent Dieu (c’est ce que l’homme devait faire dans le cadre de la création) ne lui cultivent pas un sol. Or s’il arrive qu’un [ange] soit encore expulsé du ciel, il devra par tous les moyens se prendre en charge et qui sait devra-t-il cultiver lui aussi son champ ou créer son usine ! C’est là que se situe le vrai problème. Je suis encore tout seul (ou du moins je n’ai pas encore trouvé quelqu’un qui l’exprime) dans le monde théologique à dire ces choses et je ne suis qu’au début. Je suis bien conscient qu’on ne me comprendra pas de suite. Ce n’est même pas un problème pour moi, car je ne fais que rendre témoignage et non chercher à donner un enseignement de plus. 16
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A. Chouraqui, La Bible, traduction nouvelle publiée en 1975.
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Vous pouvez ne pas accepter mon discours, je continuerai à vous aimer et à m’attacher à vous (alors que j’ai tourné très court avec M. Bouttier avec qui j’avais pourtant des relations serrées), peut-être le Seigneur veut-il nous conduire plus loin ? Que sa volonté soit faite. Que l’homme redevienne humble pour son Dieu ; que l’homme descende enfin de son trône pour laisser la place au vrai Roi ; que tout genou fléchisse devant la grandeur du Roi de gloire ; que l’homme redécouvre l’humilité de celui, qui, bien qu’étant le Seigneur a accepté la condition du serviteur. Que l’homme se donne pour que Dieu fasse naître dans les cœurs l’esprit d’adoration. C’est sa victoire que je célèbre éternellement. Rapidement à propos du travail que nous faisons ici. J’ai pris acte des remarques que vous m’avez faites sur le programme de l’Aumônerie. Je peux seulement vous dire que cette partie a été volontairement voulue biblique. Nous mettons beaucoup d’accent sur la connaissance de la Bible dans notre enseignement ici dans l’EEC [Église Évangélique du Cameroun]. Mais dans le second tome (second cycle) nous aborderons les grands problèmes de l’heure ; mariage, sorcellerie, autopsie traditionnelle, le culte des diplômes, les sectes, le mal etc. Pour ce qui semble pour vous n’être qu’un débat « montpelliérain », je vous informe que je n’ai fait allusion qu’aux débats que nous connaissons ici. Actuellement à ma connaissance, à Montpellier, on ne discute pas grand chose. Il me semble qu’on s’y contente comme le disait Gounelle de vulgariser. Et puis il est de fait que notre formation théologique tant à Ndoungué qu’à Yaoundé, est très tributaire de ce qui se fait là-bas en Europe. Pour le moment je suis très préoccupé par le recentrage du discours catéchétique de l’Église, pour avoir du temps pour de la simple querelle. Dieu n’est pas mon affaire tout seul, mais comment faire autrement quand on a été non seulement saisi, mais bouleversé, non par la science, mais par le goût de l’adoration. Comment ne pas se mettre en peine lorsqu’on sait que Dieu devait être servi mais qu’il ne l’est pas ? Mon frère comprendrez-vous mon problème ?
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UN ÉTAT PEUT-IL ÊTRE LAÏQUE ? CONFÉRENCE PRONONCÉE À L’ÉGLISE RÉFORMÉE D’ANDOHALO (ANTANANARIVO) LE 2 MARS 1996 PAR LE PASTEUR MARC SPINDLER À L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’ÉTABLISSEMENT DU CULTE PROTESTANT FRANÇAIS DANS LA CAPITALE1 Did ier G a l i be r t
On ne saurait concevoir texte plus engagé ni plus critique, dans toutes les acceptions du terme. Par son sujet tout d’abord. Poser la question de la laïcité de l’État, c’est entrer sur le territoire de la révolution conservatrice2 par laquelle le « Royaume de Madagascar »3 est engagé dans un projet de souveraineté élargi à la Grande Île tout entière, avec l’espoir affiché de parvenir à échapper à la colonisation. Le Kolejy, établissement d’enseignement supérieur établi en 1874, est issu de l’Institut Théologique de la London Missionary Society (LMS) fondé en 1869. Il est divisé en deux filières, formant respectivement des pasteurs et des hauts fonctionnaires. La fron-
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Références bibliographiques : P. Berger, The Sacred Canopy, Garden City, NY, Doubleday, 1967 ; L. Capéran, Histoire contemporaine de la laïcité française, 2 vol., Paris, 1957-1960 ; L. Legrand, L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry : les origines de la laïcité, Paris, 1961 ; J. McManners, Church and State in France, 1870-1914, London : SPCK, 1972 ; D. Martin, A General Theory of Secularization, Oxford : Blackwell, 1978 ; L. de Naurois, s.v. « Laïcité », in Encyclopedia Universalis, vol. 10, Paris, 1985 ; G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIX e siècle, Paris, 1925. 2 Voir J.-F. Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 45. 3 Cette dénomination apparaît dans le texte de la convention passée le 23 octobre 1817 entre le roi merina Radama Ier (1810-1828) et la Couronne britannique.
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tière entre les carrières est poreuse, d’autant plus que la majorité des lauréats recrutés pour un premier emploi ministériel est issue de la filière des ministerials, plus prestigieuse et seule assortie d’une aide de l’État4. Le lieu de la conférence est lui aussi très sensible, la paroisse internationale d’Andohalo étant installée dans les murs d’une paroisse préexistante à la conquête et déplacée un peu en contrebas à l’issue de celle-ci. Le bel édifice d’aspect victorien, transformé en Hôtel des Postes de 1897 à 1902, est racheté par la mission protestante française qui en fait le rendez-vous dominical du protestantisme colonial de la capitale. Les orgues sont celles du Temple du Palais, arrachées à l’édifice symbolisant la tentative de construction d’un État indépendant christianisé5. Le moment n’est pas plus anodin, puisque le pasteur Marc Spindler est convié à prendre la parole en situation de crise identitaire paroxystique, sur fond d’instabilité récurrente de la République postcoloniale. À l’instabilité des institutions politiques répond ici le traumatisme immense causé par l’incendie du Rova, l’enceinte royale d’Antananarivo, dans la nuit du 5 au 6 novembre 1995.
La mise en texte : conférence ou homélie ? Il importe de bien lire ce texte pour ce qu’il est. Il s’agit non pas d’un exercice savant, mais d’une réponse pastorale apportée à la demande impromptue du conseil presbytéral de la paroisse internationale d’Antananarivo, transmise par son pasteur titulaire d’alors, Jean-Claude Léveillé. L’universitaire missiologue et œcuméniste redevient missionnaire. Il nous livre un instantané résolument axiologique de la profonde crise nationale caractérisant la société malgache au sortir de la transition démocratique de 1991-1993. Dans le faisceau des débats que la laïcité du politique est susceptible de nourrir, l’accent est ici placé délibérément non sur la question des relations entre l’État et les Églises, mais sur celle, très contextualisée, de l’affichage grandissant de rituels contribuant à une réinvention des traditions religieuses malgaches préchrétiennes, avec le soutien de l’État ou de personnalités regroupées en associations lignagères. La charge dénonce une tendance récurrente, décrite comme une suite de dérapages au sein de la société malgache. Ceux-ci débutent, selon l’orateur, lors des dix premières années (1975-1985) du régime autoritaire présidé par Didier Ratsiraka, pour se focaliser sur la purification des cendres des palais royaux par 4
Voir F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au XIX e siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, Paris, Karthala, 1991, p. 518. 5 Ibid., p. 307 sq.
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le sacrifice d’un taureau peu après l’incendie, à l’initiative d’une association d’andriana/« nobles » en français de Madagascar, c’est-à-dire descendants de souverains. La captatio benevolentiae est mise au service d’une orthodoxie qui, il est bon de le préciser, correspond à la position officielle de toutes les Églises protestantes de Madagascar. La poétique du texte se rapproche de celle d’un sermon. L’exorde expose la matière du litige, puis viennent les arguments d’autorité et l’exhortation. L’argumentation première est, en bonne logique pastorale, tirée de l’Écriture. Fin connaisseur de l’imaginaire politique des hautes terres du pays merina, Marc Spindler insiste sur le répertoire monarchique de l’Ancien Testament pour mieux ramener ses ouailles vers la rude sentence du Christ : « […] et à Dieu ce qui est à Dieu ». La sacralité du pouvoir est bien une délégation souveraine consentie sous condition à la Créature, fût-elle royale. À la leçon d’exégèse biblique succède celle de philosophie politique européenne : séparation des Églises et de l’État, droits humains. L’exhortation n’est pas exempte de courage et participe de l’ingérence, poussant à l’extrême le paradoxe du missionnaire en situation postcoloniale, tendu entre notoriété et précarité6. Le refus de participer à des rites païens cautionnés par l’État est un acte de civisme et de clairvoyance démocratique ; la faillite des Églises dans le contrôle de la transition est dénoncée, comme le refus de l’aristocratie de la capitale d’enterrer l’ordre ancien « du temps des rois ». Cette aristocratie tananarivienne est très majoritairement protestante et membre de la FJKM7, dont les paroisses sont également fréquentées par une partie de l’auditoire. S’agissant d’un homme d’église étranger, français de surcroît, cette liberté de parole ne va pas de soi à Madagascar : la plupart des missionnaires ne s’expriment qu’en privé ou à la rigueur dans les réunions ecclésiales, ceux qui ont rompu ce code implicite ayant connu l’expulsion, ainsi les pères jésuites Jean de Puybaudet (1962) et Sylvain Urfer (2007). Il convient donc de s’interroger sur la posture d’énonciation de l’orateur et sur l’espace de liberté garanti par la paroisse dite « internationale » et de langue française,
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Voir D. Galibert, « La mission postcoloniale entre notoriété et précarité : étude comparée de deux expulsions de jésuites à Madagascar », dans C. Sappia, O. Servais (dir.), Mission et engagement politique après 1945. Afrique, Amérique latine, Europe, Paris, Karthala, 2010, p. 289-300. 7 La FJKM est créée en 1968 par la fusion des Églises fondées par la LMS, la Mission Protestante de France et les missionnaires quakers de la Religious Society of Friends in Britain, préalablement libérées de la tutelle européenne à la fin des années 1950.
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avec cependant une forte majorité de paroissiens malgaches, souvent mais pas uniquement binationaux franco-malgaches. Le capital social du pasteur Marc Spindler est exceptionnel à Madagascar. De 1961 à 1965, il est d’abord pasteur synodal (coordinateur d’un groupe de paroisses dotées chacune d’un pasteur) et formateur de catéchistes à Fihaonana, en milieu rural, à une soixantaine de kilomètres au nord d’Antananarivo. À son retour de congé en 1967, il est nommé professeur de théologie au Kolejy Teolojika (Institut théologique de formation de pasteurs) à Ivato, à la périphérie de la capitale, jusqu’à son départ en 1973. Il intègre l’organigramme de la FJKM, principale Église protestante du pays, dès la fondation de celle-ci en 1968. Son implantation est confirmée par la fonction de secrétaire exécutif de l’association des enseignants de théologie de Madagascar de 1971 à 1973. À ce titre, il organise des colloques annuels et diffuse la littérature théologique de son Église de mission, à laquelle il contribue par une série d’articles. Toutes ces tâches sont accomplies en malgache, langue qu’il maîtrise parfaitement. Il participe à des émissions de radio en français et en malgache et il fait partie du comité de rédaction du bulletin national de l’Église, Vaovao FJKM.
Désenchantement et transcendance Ces marqueurs de l’acceptation n’ont jamais conduit l’orateur à céder à l’illusion de l’intégration. Qu’ils soient protestants ou catholiques, les missionnaires qui ont confondu l’inculturation liturgique avec une incorporation personnelle de l’impossible osmose culturelle en ont payé le prix : départs silencieux plus fréquents que les expulsions, fidélité au lieu sur fond de routine d’un dévouement désabusé tourné vers la certitude de faire le bien… Il y a un non-dit de la mission. La légitimité locale de Marc Spindler s’est construite sur une indéniable intelligence tactique dans les interrelations impliquées par son ministère, sur une maîtrise du malgache savant qui le place dans la continuité des grands ancêtres missionnaires anglosaxons de la LMS, sur une réflexion théologique particulièrement approfondie et profondément acceptée par ses partenaires malgaches au quotidien, théologiens et personnalités pastorales et politiques de la FJKM. Ce succès est confirmé par ses courts séjours de travail ultérieurs à Madagascar. Il entreprend une carrière de professeur de théologie à l’Université de Leyde8 et il négocie en 1994 la signature d’un partenariat avec l’Université 8 Marc Spindler est actuellement professeur émérite des Universités de Leyde et d’Utrecht (Pays-Bas).
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d’Antananarivo. Ce dernier fournit le cadre institutionnel de sa mission à Antananarivo de janvier à mars 1996. Il y enseigne l’histoire au sein de l’Université publique, tout en assurant des cours de missiologie et d’œcuménisme – disciplines dont il est spécialiste dans son département de théologie néerlandais – à la Faculté de théologie protestante créée à Ambatonakanga (Antananarivo) en 1979. Une approche peu informée pourrait conduire à analyser cette rude remontrance liturgique comme un exercice achevé d’ethnocentrisme politique et religieux, faisant l’impasse sur la complexité des résonances de la violence symbolique exercée par l’ordre impérial français sur la société malgache. L’orateur ne mérite pas cette interprétation. Non seulement il cite, sans y insister, les travaux africanistes sur la formation de l’État, mais encore il rend un service d’Église sollicité in situ, sans avoir eu la possibilité de préparer longuement son texte. Il s’adresse de surcroît à un auditoire non universitaire, très inégalement au fait des réalités profondes de Madagascar et, en tout état de cause, ayant fait le choix au moins épisodique de la seule structure paroissiale protestante occidentalisée d’Antananarivo. On peut cependant se demander pourquoi Marc Spindler peut parler aussi haut et, surtout, pourquoi la version écrite de sa conférence a pu paraître quasi simultanément sans coup férir dans La Lettre Mensuelle de Jureco9 – très lue dans la bonne société tananarivienne – et, peu après, dans Mpanolotsaina, revue trimestrielle en malgache de la FJKM ? La réponse diffère selon que l’on se réfère à la performance du texte parlé et à la réception de la version écrite. Le lieu de l’énonciation verbale – la paroisse internationale d’Andohalo – est une cellule réticulaire parmi beaucoup d’autres, dans une société notabiliaire où l’espace public peine à s’imposer face à la logique rhizomique des conciliabules et de multiples cénacles. Il s’agit d’un milieu liminaire, dans lequel un pasteur étranger présent pendant quelques années encadre un public paroissial rassemblé par défaut : une poignée d’Européens majoritairement français dont une partie a choisi de faire sa vie à Madagascar, surtout par mariage, des familles malgaches binationales, certaines autres cherchant seulement à résoudre un conflit d’appartenance paroissiale entre conjoints, d’autres encore guidées par le souci de polir le français de leur progéniture. On s’y définit cependant fortement par ce que l’on n’est pas, dans une société englobante fortement stratifiée et cultivant des savoirs locaux très contraignants, dans un climat de suspicion perma-
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Il s’agit du n° 112, avril 1996.
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nente. Au bout du compte, un endroit où la parole publique est d’autant plus libre que l’on se trouve aux confins. Tout autre est le filet de sécurité du pasteur Marc Spindler lorsque ses paroles franchissent la porte du temple et s’installent dans l’espace public. La réception du texte devient complexe. Nous voici sur le terrain des modalités tananariviennes de l’échange de la parole autorisée, lesquelles ne se satisfont pas du respect attaché aux compétences linguistiques ou de la familiarité trompeuse liée à la durée et à la multiplicité des séjours. Il faut être légitime, c’est-à-dire faire oublier son enracinement français et jouir de la connivence profonde des responsables de la FJKM. Sur cet acquis, le poids des références européennes dans une intervention publique très ponctuelle est parfaitement négociable. Le pasteur Marc Spindler a su nouer avec les olo-manga/personnalités de référence de la FJKM une relation tissée de compromis social, de prestige culturel cultivé sans excès et à partir d’une institution universitaire sise dans un pays dépourvu de contentieux colonial avec Madagascar, d’affirmation brillante d’une transcendance divine dénationalisant la Mission dans un idiome compatible avec une nostalgie plus ou moins affirmée du temps où existait une religion du Palais. Nous sommes en 1996 et son œuvre théologique bilingue le précède : Rien ne remplace la déclaration explicite du nom de Jésus-Christ, la proclamation de l’événement Christ, qui est notre seul accès à la gloire de Dieu. La sécularisation de la mission, sous ses diverses formes, y compris la politisation de la mission, est le plus grand malheur qui puisse arriver, et qui arrive parfois à la mission10.
Des logiques prophétiques en échec Le point de vue de l’énonciation n’épuise pas l’analyse du texte. Sacrifices offerts aux esprits des ancêtres royaux, rite effaçant la profanation de l’incendie : l’indignation du théologien n’efface pas plus l’univers de sens de la quasi-totalité de la société malgache, élite sociale incluse, que celui des religions de salut de la modernité africaine ou des cultes transatlantiques issus de la traite esclavagiste. Ce qui est en cause en termes fortement assumés, c’est la christianisation de la société. L’historien et l’anthropologue s’attachent, quant à eux, à la négociation de formes culturelles très vivantes, placées en contact inégal par la menace puis la réalité de la
10 Voir M. Spindler, La Mission, combat pour le salut du monde, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 141.
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conquête coloniale, d’une part, les opportunités et les traumatismes issus de la globalisation de l’information et de l’économie dès la fin du xxe siècle, d’autre part. Le contexte politique dans lequel Marc Spindler prononce sa conférence est marqué par les fruits amers de la transition démocratique. Cette déception atteint d’autant plus les grandes Églises chrétiennes historiques qu’elles s’y sont engagées non seulement en tant qu’inspiratrices, mais encore en tant qu’actrices politiques impliquées directement dans l’agenda de la chute de la Deuxième République, à partir de 1989. La FJKM y côtoie ses partenaires du Conseil des Églises chrétiennes à Madagascar (FFKM)11 : l’Église catholique romaine, l’Église luthérienne et l’Église anglicane. Le FFKM assure le secrétariat des négociations débouchant le 30 octobre 1991 sur la Convention du Panorama, qui définit les termes du retrait de Didier Ratsiraka par la création des institutions chargées de mettre en place la IIIe République. La déception populaire se cristallise autour de trois symptômes : la montée de l’insécurité, l’affolement de l’instabilité institutionnelle et le maintien des pratiques de pillage et de corruption dénoncées chez le régime plus autoritaire du président Didier Ratsiraka. La nouvelle Constitution a été adoptée par référendum le 19 août 1992 sur fond d’émeutes dans plusieurs provinces, fomentées par les partisans de l’ancien pouvoir. Au moment où Marc Spindler prononce sa conférence, le pays vient de connaître en février 1996 une situation inédite caractérisée par la présentation devant l’Assemblée nationale de deux projets de budgets différents émanant des deux membres les plus éminents du même gouvernement : le Premier ministre et le ministre du Budget, des Finances et du Plan. Cet épisode intervient alors que le pays a eu depuis août 1993 quatre gouvernements différents, dirigés par deux Premiers ministres successifs. La Constitution à peine adoptée a été retouchée par un nouveau référendum le 19 septembre 1995, permettant au président de la République de désigner son Premier ministre, prérogative dévolue initialement aux députés. Depuis août 1993, la presse nationale distille les révélations concernant l’Affaire Flamco, une escroquerie de haut vol concernant une caution de
11 Le FFKM est créé le 26 novembre 1979, dans le contexte d’une offensive sans lendemain contre les œuvres éducatives et l’influence des Églises, menées, comme dans certains pays contemporains en Afrique, sous la bannière de l’authenticité. Marc Spindler se réfère implicitement à ce contexte général dans sa condamnation des rites païens célébrés par Didier Ratsiraka. L’abstention officielle de celui-ci ne l’empêcha nullement de célébrer des rites religieux non élucidés dans une dépendance de son palais présidentiel, appelée « la Pagode » dans le français de Madagascar.
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3 275 000 dollars consentie par une banque malgache à la filiale d’une société basée au Liechtenstein, sous couvert d’une vente de riz à prix plancher faisant suite aux dégâts d’un cyclone. Le partenaire malgache du dirigeant de cette filiale n’est autre que Ny Aina Andriamanjato, fils aîné du pasteur Richard Andriamanjato, alors président de l’Assemblée nationale et titulaire de la prestigieuse paroisse d’Ambohitantely, non loin du Palais12. Richard Andriamanjato, fondateur du parti nationaliste longtemps prosoviétique AKFM13 en 1957, maire de la capitale de 1959 à 1977, a également été l’un des artisans de la fondation de la FJKM. Un État peut-il être laïque ? Certains aspects du sujet sont laissés de côté, par prudence ou par opportunité. La « libération dans l’imaginaire » des ancêtres protecteurs, au sens de Gérard Althabe14, ne concerne pas que le petit peuple, parce que les affects et les récits de l’enfance ne sont jamais recouverts par les savoirs et par les rencontres accumulés sur les campus universitaires occidentaux. La part de démagogie soulignée par Marc Spindler est réelle, mais il est permis de la relativiser au profit d’une approche plus complexe, faisant la part des pulsions culturelles les plus intimes et du constat parfois très construit du déficit de sens de la forme républicaine du pouvoir pour une part non négligeable de la population malgache. Ce qui est très minoritaire, c’est le ralliement à la forme monarchique revendiqué par une poignée de membres des associations d’andriana. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est la tentation de mettre de l’ordre dans le présent en privilégiant le recours au passé, à partir du constat de la destruction du lien social et du déficit de sens de l’État. Le sacrifice d’un taureau dans l’enceinte fumante du Rova à l’initiative d’andriana appartenant à l’élite de la richesse et du savoir doit être contextualisé. Il s’insère dans une véritable lame de fond étendue à toutes les provinces à partir des années 1990. Elle se traduit par la célébration de rituels royaux étrangers à la monarchie merina d’Antananarivo, transformés en spectacles médiatisés et largement ouverts au regard des touristes étrangers, dans un climat de ferveur n’excluant pas le dynamisme commercial. Ce vaste et anarchique retour à soi est suscité par un faisceau de facteurs : recul géopolitique et culturel relatif de l’ex-puissance coloniale, inquiétude suscitée par la poussée commerciale et migratoire de la Chine,
12 Voir D. Galibert, Les Gens du pouvoir à Madagascar. État postcolonial, légitimités et territoire, Paris, Karthala, 2011 [2009], p. 92. 13 AKFM : Antokon’ny Kongresin’ny Fahaleovantenan’i Madagasikara / Parti du Congrès de l’Indépendance de Madagascar. 14 Voir G. Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, Paris, François Maspéro, 1969.
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offensive des nouveaux mouvements religieux nord-américains et brésiliens dénonçant l’héritage des ancêtres et les effets du clientélisme non pas dans le langage de l’homélie, mais dans celui de l’exorcisme. La recherche de marqueurs de différence, la scénarisation de rites de plus en plus mal connus côtoient la stratégie de réarmement moral d’universitaires et de grands commis de l’État particulièrement au fait de la position humiliante de leur pays dans le concert des nations. Elle traduit avant tout la recherche d’un véritable contrat social et la construction de lieux de mémoire contribuant à achever la décolonisation du territoire.
I. Introduction Il est de tradition à Madagascar de commencer un discours par des excuses et je sacrifierai à ce rituel avec d’autant plus de bonne grâce que j’ai de vraies raisons de m’excuser. Mon temps de préparation a été trop court et je n’ai pas disposé de toute la documentation souhaitable. En effet ce n’est qu’arrivé à Madagascar fin janvier que j’ai été invité au pied levé à faire cette conférence, pour remplacer un orateur français défaillant. Mon emploi du temps très rempli m’a également empêché de fréquenter les bibliothèques à leurs heures d’ouverture, malheureusement peu nombreuses et incertaines. Veuillez donc pardonner les lacunes de mon exposé et considérer que je vous épargnerai ainsi les dédales des théories de la laïcité et de la laïcisation avancées par Jean Baubérot et Jean-Paul Willaime côté protestant, Pierre Jouguelet, Paul Valadier et Émile Poulat côté catholique, sans oublier les généralités fascinantes de Marcel Gauchet, Peter Berger, Gibson Winter, Harvey Cox, Martin E. Marty et surtout David Martin pour ne citer que quelques références devenues classiques15. 15
Le débat est ouvert dans un cadre théorique occidental, excluant la sédimentation historique du rapport entre les performances du religieux et celles de la légitimité du pouvoir dans le monde malgache en général, merina en particulier. Pour une approche anthropologique centrée sur le point de vue émique, voir M. Bloch, « Why Religion Is Nothing Special but Is Central », Philosophical Transactions of the Royal Society, 2008, B 363, 2055-61 ; en ce qui concerne la législation postcoloniale concernant les relations Églises-État, voir l’ordonnance 62-117 du 8 octobre 1962 relative au régime des cultes ( J.O.R.M. du 26.10.62). Voir aussi B. Hubsch, « Relations entre l’État et les Églises à Madagascar après l’indépendance (1960-1995) », in Ph. Delisle et M. Spindler (dir.), Les Relations Églises-État en situation postcoloniale. Amérique, Afrique, Asie, Océanie. XIX e- XX e siècles, Paris, Karthala, 2003, p. 341-356.
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Je donnerai une dernière raison de m’excuser, c’est que je suis un étranger de passage à Madagascar et que néanmoins je me permettrai de toucher à un problème malgache. Lorsque je pose la question : Un État peut-il être laïque ? je raisonne dans l’abstrait, mais il est bien évident que l’État en question est plus qu’un concept abstrait. Tout le monde pense à l’État concret dont vous faites l’expérience historique. Je dis « vous » parce que je n’ai pas moi-même cette expérience et vous serez en droit de vous demander de quoi je me mêle en soulevant le problème de la laïcité de l’État. « On lave son linge sale en famille », dit-on. Mettons que vous me comptez comme faisant partie de la famille16 , et dans ce cas, et seulement dans ce cas, vous n’aurez pas besoin de mes excuses.
2. Le problème De quoi s’agit-il ? Si la question se pose de savoir si un État par exemple l’État malgache peut être « laïque », c’est que l’expérience historique récente suscite un doute. On constate que depuis des années, avec des flux et des reflux, l’État, à divers échelons, prend l’initiative d’organiser des cérémonies religieuses, des rituels religieux tels que des sacrifices d’animaux et des libations aux « zanahary » c’est-à-dire aux esprits divinisés des « Ancêtres », en particulier des Ancêtres royaux17. Dans les années 1975-1985 on a vu se multiplier les sacrifices appelés « zoro »18 lors de fêtes publiques et de temps forts de la vie publique, jusqu’au moment où le Président Didier Ratsiraka19 promit de s’abstenir. Cela n’empêcha pas certains fonctionnaires ni la population en général de continuer ou de 16
Sur la réalité et les limites de l’osmose créée par l’engagement missionnaire entre l’étranger évangélisateur et la société dont il fait souvent une seconde patrie, voir D. Galibert, « La mission postcoloniale entre notoriété et précarité : étude comparée de deux expulsions de jésuites à Madagascar », […] cité en introduction. 17 La référence aux zanahary mérite débat. La cosmogonie malgache ne considère qu’un Dieu créateur singulier – inconnaissable et inaccessible – portant ce nom, mais le langage courant emploie le terme pour désigner tous les ancêtres royaux, auxquels sont attribués des pouvoirs surnaturels. 18 Orthographe francisée du malagache joro. La langue malgache s’écrit en alphabet latin. La lettre « j » se prononce comme le groupe « dz » en français. 19 Didier Ratsiraka est élu chef de l’État le 15 juin 1975 par un Directoire militaire. Il installe la Deuxième République et il la préside continûment jusqu’au dénouement de la transition démocratique des années 1990 : Albert Zafy est installé le 23 novembre
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reprendre ce rituel à l’occasion. Et le plus marquant de ces sacrifices a été le rituel de re-consécration du Rova20 d’Antananarivo, plutôt du terrain, de la « terre »21, de l’espace tenu pour sacré où s’élevaient avant le 6 novembre dernier la gloire de cette capitale, les palais des rois et des reines de l’Imerina et de Madagascar22, ainsi que leurs tombeaux : le palais Besakana d’Andrianjaka, le plus ancien, le palais Mahitsielafanjaka d’Andrianampoinimerina, le palais Tranovola de Radama Ier, le palais Manjakamiadana de Ranavalona Iere et de Ranavalona II (avec sa carapace de pierres taillées maintenant transparente23), le palais Manampisoa de Rasoherina, sans oublier l’église [protestante]24 du Palais25. On ne peut que pleurer devant cette catastrophe nationale et je suis le premier à m’associer à la douleur et à la consternation du peuple et notamment des chrétiens malgaches. D’où vient ce besoin de pratiquer des sacrifices et de procéder à des aspersions de sang d’animaux dans l’exercice de fonctions publiques ou pour accompagner des actes qui sont la prérogative de
1991 à la présidence de la Haute Autorité de l’État (HAE), à l’issue d’une négociation encadrée par les quatre Églises chrétiennes rassemblées dans le FFKM. 20 Rova : enceinte royale. 21 L’orateur reprend ici un terme dont il connaît la résonance historique chez ses auditeurs malgaches ou malgachisants. Ny tany, littéralement « la terre », est spontanément associée au tanindrazana/la terre des ancêtres et à l’ancien Royaume de Madagascar, que les souverains désignaient par l’expression ny tany sy ny fanjakana/« la terre et le pouvoir de l’État » dans les actes écrits et les discours. 22 L’Imerina est le territoire des hautes terres peuplé majoritairement par les Merina. Cette appellation lui aurait été attribuée par le roi Ralambo (dernier quart du xvie siècle-début du xviie siècle). 23 L’incendie a détruit les murs et les volumes intérieurs en bois. Les parements de pierres ont résisté. 24 Ajout figurant sur la version publiée dans La Lettre Mensuelle de Juréco. 25 Le Rova est constitué d’une esplanade fermée couronnant la plus haute colline d’Antananarivo. Un mur de soutènement en pierres remplace le bois à partir des travaux entrepris par des bâtisseurs civils et religieux européens au xixe siècle. Cette énumération n’est nullement fastidieuse pour l’auditoire : elle confirme la captatio benevolentiae évoquée dans l’introduction. Tous les édifices sont cités dans l’ordre chronologique de leur construction. Ils récapitulent le voyage symbolique initié par les souverains merina, de l’affirmation d’un pouvoir exercé par un être surnaturel à la construction d’une identité chrétienne de l’État au cours du xixe siècle, avant la colonisation. La série est ouverte par « le palais Besakana », case en bois construite par Andrianampoinimerina (1787-1810) à l’emplacement de la première case royale construite sur la colline par le roi Andrianjaka au xviie siècle. Le temple du Palais a été inauguré le 8 avril 1880.
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l’État ? Et quelle est la signification de ces rituels aujourd’hui, si l’on part du principe qu’un État doit être laïque ? Ces questions se posent à n’importe quel citoyen, et il s’y ajoute des questions propres à la conscience chrétienne de beaucoup de citoyens ou de résidents de ce pays : que signifie cette restauration, cette réinvention de rites païens tombés en désuétude et de toute façon vides de sens26 , à l’initiative des pouvoirs publics ou du moins avec leur appui et leur sympathie ?
3. Les typologies explicatives Il ne suffit pas de se poser des questions, il faut tenter d’y répondre, et pour ce faire il faut des outils, c’est-à-dire une grille d’interprétation, et un certain nombre de définitions qui nous accompagneront dans notre parcours théorique. La première définition à donner est celle de l’État, sans entrer toutefois dans le détail des théories de l’État développées depuis Aristote, Platon, Montesquieu, Pierre Bayle, Tocqueville jusqu’à D’Espagnat, Bertrand de Jouvenel, Jacques Ellul, Jean-William Lapierre27, parmi d’autres. Il y a aussi des théologies de l’État dont je ne parlerai pas sinon pour renvoyer aux synthèses de Troeltsch, Chènevière, André Bieler et Roger Mehl, en passant par Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer, lequel a rappelé avec netteté que la notion moderne de l’État n’est pas une notion biblique et qu’on ne peut donc pas tirer de l’Écriture sainte une solution miracle comme le magicien tire de son chapeau un lapin tout vivant. Pour ne pas perdre de temps, je me contente de la définition de Jean-William Lapierre, qui enseigna ici dans les premiers temps de l’Université de Madagascar, dans son Essai sur le fondement du pouvoir politique (1968) : l’État, c’est un pouvoir politique institutionnalisé effectif, disposant d’une autorité centralisée et d’un appareil administratif sur un territoire défini, possédant une organisation judi26
Ce qui est vrai pour le pasteur missiologue ne l’est pas pour les anthropologues et les historiens. En ce qui concerne le travail syncrétique à l’œuvre dans la société merina actuelle, voir M. Rakotomalala., S. Blanchy et F. Raison-Jourde, Les Ancêtres au quotidien. Usages sociaux du religieux sur les Hautes-Terres malgaches, Paris, L’Harmattan, 2001. 27 En ce qui concerne les recherches consacrées à Madagascar, voir en particulier F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au XIX e siècle… ; D. Galibert, Les Gens du pouvoir à Madagascar…
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ciaire différenciée, une législation, un système fiscal, une armée de conscription, et jouissant d’une reconnaissance internationale de sa souveraineté et de ses frontières. Je ferai abstraction des théories sur la formation de l’État c’està-dire le passage du stade historique d’une société sans État à la structuration d’un État, notamment en Afrique et à Madagascar, encore que ce soit un sujet passionnant et maintenant facile à cerner grâce aux travaux de l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux avec les professeurs Jean-François Bayart et Jean-François Médard, aux travaux de l’université de Leyde avec les professeurs Claessen et Rouveroy de Nieuwal, et bien sûr de l’université d’Antananarivo avec notamment le professeur Rafolo Andrianaivoarivony. Un colloque s’est tenu à Lyon en 1994 sur le rôle des Églises et des missions chrétiennes dans la formation des États modernes, y compris Madagascar, et je renvoie aux actes de ce colloque, qui viennent de paraître28. Pour ce qui nous occupe, retenons essentiellement dans la définition de l’État l’existence d’un pouvoir politique institutionnalisé et contraignant, bureaucratique et centralisé. Constatons d’emblée que dans la théorie de l’État il n’est pas question de « laïcité ». La laïcité ne fait pas partie de la définition de l’État comme tel.
4. Analyse historique C’est ici que je fais intervenir une grille d’analyse historique. L’histoire universelle atteste l’existence d’au moins deux types d’État, l’État sacral, et l’État laïque ou « séculier » (en anglais « secular state », ce qui n’est pas tout à fait la même chose), avec des passerelles et des compromis entre les deux types bien entendu. Or, nous constatons que l’immense majorité des États qui ont existé et se sont succédé dans l’histoire appartiennent au type sacral, ce qui implique, une fois que les rapports de force ont été résolus en faveur du plus fort, la légitimation du pouvoir politique par une instance religieuse, disons un prêtre ou un prophète, un haruspice
28 Voir C. Prudhomme et J.-F. Zorn (éd.), Missions chrétiennes et formation des identités nationales hors d’Europe, XIX e-XX e siècles, Lyon, CREDIC, 1995.
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ou un devin, un ombiasy ou un mpanandro29. Cela s’applique en particulier à Madagascar, comme le montrent les études de Jean-Pierre Domenichini30 et de Daniel Raherisoanjato31. La règle historique est la légitimation sacrale, plutôt que la légitimation rationnelle, c’està-dire laïque, qui est l’exception. Dans le régime sacral, les citoyens « croient » à l’État et y voient une chose sacrée, chargée de mystère et source de terreur. On pense au célèbre mysterium tremendum de Rudolf Otto (Das Heilige, 1917), décrit aussi par Roger Bastide, René Hubert et Marcel Mauss. Tandis que dans le régime séculier les citoyens ne « croient » pas à l’État mais s’y soumettent, parce qu’il faut bien régler la vie en société et limiter l’emprise des malfaiteurs de tout acabit. Cette attitude dégagée, distante par rapport à l’État se trouve déjà chez Blaise Pascal, qui admet toutefois que les symboles de l’État frappent « l’imagination » c’est-à-dire incitent puissamment les citoyens à faire certaines actions au fond tout à fait irrationnelles. Après Pascal, c’est évidemment le siècle des Lumières, l’Aufklärung, l’Enlightenment, qui marque l’avènement de la conception laïque de l’État, avec aux États-Unis la constitution de 1787 (le Premier Amendement 32) et en France la constitution de 1795 : « La République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte », expression reprise par la loi française de séparation de l’Église et de l’État du 10 décembre 1905, article 2, comme vous le savez. Il serait trop long de passer en revue les constitutions de tous les pays et je renvoie aux synthèses excellentes de Karl Holl, de Walter Holsten et J. Funk en allemand et du Dr Carrillo de Albornoz en anglais et en espagnol. Le christianisme s’est accommodé de l’État sacral tout au long de son histoire, suivant ainsi les traces du judaïsme de l’Ancienne Alliance. Pouvoir politique et pouvoir religieux allaient de pair, 29
Ombiasy : devin ; mpanandro : astrologue. J.-P. Domenichini, Les dieux au service des rois, Paris, CNRS, 1986. 31 Voir D. Raherisoanjato, « Religion et pouvoir », in B. Hubsch (éd.), Madagascar et le christianisme : une histoire œcuménique, Antananarivo, Ambozontany, 1993, p. 57 sq. 32 Adopté le 15 décembre 1791 : « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, qui interdise le libre exercice d’une religion, qui restreigne la liberté d’expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis ». 30
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Moïse marchait avec Aaron, les rois d’Israël et de Juda devaient recevoir l’onction royale de la main du prêtre ou du prophète, et vous savez comme cette notion d’onction est importante dans la théologie chrétienne puisque le Christ est par définition celui qui a reçu l’onction royale. Saül, David, Salomon sont les archétypes de cette alliance du trône et de l’autel, mais vous savez aussi qu’elle n’implique pas l’infaillibilité royale. L’onction royale rappelle au contraire de manière visible et permanente l’origine externe du pouvoir et surtout la responsabilité du roi devant Dieu et par rapport au droit de Dieu. Le roi ne tire pas son pouvoir de son être propre, il le reçoit, l’exerce et en rend compte. Dès que le roi se prend lui-même pour l’échelon ultime du sacré, dès qu’il se fait dieu, il se condamne lui-même et perd sa légitimité. L’Ancien Testament limite donc fortement le caractère sacré du roi et fulmine contre les manifestations d’absolutisme sacral si courantes dans l’Ancien Orient, particulièrement en Égypte, avec le Pharaon divinisé, mais aussi chez les Phéniciens et les Babyloniens. Vous avez sûrement en tête l’oracle d’Ézéchiel 28 contre le roi de Tyr au VIe siècle avant Jésus-Christ : Le cœur gonflé d’orgueil, tu as dit : « Je suis un dieu. Comme un dieu, je siège sur un trône, entouré par les mers. » Tu prétends être l’égal d’un dieu, mais tu n’es qu’un homme, et tu n’as rien de divin. (Ézéchiel 28.2)
À l’intérieur même de l’État de type sacral, il y a une limite à ne pas franchir qui est celle de l’idolâtrie et de l’auto-idolâtrie, et tout le message biblique proteste avec force contre ces abus. On peut résumer cette protestation par la fameuse parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mat. 22.21) La légitimation sacrale du pouvoir n’est pas en cause, mais elle n’est pas une légitimation sans limite ; elle n’est pas une carte blanche pour la tyrannie, ni un manteau de Noé jeté sur les turpitudes des puissants. On a trop abusé des conseils de l’apôtre Paul dans le célèbre passage de Romains 13 : « Tout homme doit se soumettre aux autorités qui gouvernent l’État. Car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui existent ont été établies par Dieu » (13.1). Mais on oublie que le même passage parle de la « colère de Dieu » (versets 4 et 5) c’est-à-dire du jugement de Dieu qui vient et qui concerne tout homme, y compris les autorités de l’État ! 687
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L’institution par Dieu implique la responsabilité devant Dieu et l’obligation pour l’État de faire régner le droit et de servir le bien commun. Or, c’est ici que le bât blesse, dans la mentalité des puissants. On veut bien une légitimation religieuse, d’où qu’elle vienne, mais on refuse la responsabilité qu’elle implique et le juste jugement qui vient de Dieu et qui est universel et impartial. Pour illustrer ce refus d’un certain régime sacral d’entrer dans la perspective de la responsabilité dernière, « eschatologique », de l’État et de ses représentants, je rappellerai un incident tragique que raconte James Cameron 33 dans ses souvenirs de la vie missionnaire à Madagascar autour de 1830. C’est l’histoire d’un gardien d’idole, assez indépendant, parvenu à la foi chrétienne on ne sait comment, dans la mouvance de l’église d’Ambatonakanga, peut-être le premier des mouvements indépendants34 (tsimiankina) à Madagascar. Rainitsiandavaka était son nom. Il avait retenu du message biblique un certain messianisme, le retour prochain du Christ, l’émancipation des esclaves, la paix universelle et le Jugement dernier. La reine Ranavalona Ière le fit interroger : Est-il vrai que la Reine de Madagascar et les esclaves Mozambique comparaîtront à égalité devant le trône de Dieu ? Oui, répondit Rainitsiandavaka. Sur cette réponse, la reine fit préparer quelques chaudrons d’eau bouillante, et le pauvre homme périt ébouillanté dans une fosse à riz où les agents de la sécurité l’avaient précipité. Nous oublions, à force de réciter machinalement le credo, la virulence de l’affirmation que le Christ est assis à la droite de Dieu, et qu’il viendra de là pour juger les vivants et les morts, tous les vivants et tous les morts, quels qu’ils soient.
33 J. Cameron, Recollections of Mission Life in Madagascar During the Early Days of the LMS Mission, Antananarivo : Abraham Kingdon, Mission Printer to the Friends’ Foreign Mission Association, 1874, p. 18-19. 34 Les fiangonana tsimiankina / Églises indépendantes échappent à la tutelle des missionnaires protestants de la LMS. La première fondation institutionnelle date de 1894, lorsque l’Église Tranozozoro est fondée, précisément, à l’initiative de paroissiens du temple d’Ambatonakanga d’Antananarivo. Voir F. V. Rajaonah, « Christianisme et construction de l’identité malgache », dans G. Cipollone (éd.), Christianisme et droits de l’homme à Madagascar, Paris, Karthala, 2008, p. 85.
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Mais nous comprenons aussi quelle conversion a été celle des deux dernières reines de Madagascar, qui ont accepté d’être responsables devant Dieu, avec leurs responsabilités propres et leurs charismes particuliers, et qui ont marqué leur nouvelle orientation dans la topographie même du Rova et la disposition intérieure du temple du Rova : elles se sont mises sur le côté Sud, symbole de faiblesse et d’humilité.
5. L’État laïque en débat Le christianisme, et le protestantisme en particulier, ne sont pas hostiles à une conception sacrale de l’État, dans les limites que j’ai indiquées. Nous ne dirons donc pas qu’en perspective protestante, l’État doit être laïque et que la laïcité de l’État est l’idéal protestant par excellence. Le protestantisme français a tendance à préférer ce régime pour des raisons historiques évidentes, parce que la sacralisation du pouvoir en France s’est faite sous le signe d’un catholicisme hégémonique et triomphaliste, et que par conséquent la désacralisation du pouvoir en France a donné au protestantisme français de nouvelles chances pour se réorganiser et assurer sa place au soleil. Mais cette place reste petite. Dans d’autres pays du monde, le protestantisme a une place et un volume social bien plus grands, c’est le cas notamment à Madagascar, où le régime laïque français n’est pas nécessairement un modèle à imiter. Au fait, qu’entend-t-on exactement par un État laïque ? On peut le définir positivement et négativement, et c’est le côté négatif qui saute d’abord aux yeux. « La République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. » Le pouvoir se tient à l’écart de toute religion organisée et ne reconnaît au clergé aucun privilège ni aucun droit autre que celui de tous les citoyens, qui sont et demeurent égaux devant la loi. Cela implique en particulier l’abolition de juridictions ecclésiastiques pour certains délits qui tombent désormais dans le droit commun. L’abstention de l’État peut être aimable, mais elle peut être aussi désagréable, tatillonne ou même hostile, soupçonnant partout le mal, c’est-à-dire une concurrence possible des autorités religieuses avec les autorités civiles. La République française a longtemps manifesté une méfiance viscérale envers la religion, et très spécialement la reli689
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gion catholique, et le protestantisme en a pâti. Dans un pays souverain et indépendant de la France, il n’y a aucune raison pour que l’anticléricalisme et le laïcisme historiques aient automatiquement droit de cité et se donnent libre cours. Les idéologies françaises, quelles qu’elles soient, ne sont admissibles à Madagascar que sous bénéfice d’inventaire, et pour ce qui est du laïcisme sourcilleux, à la manière du « Petit Père » Combes et de Victor Augagneur, je dirai qu’il n’a pas sa place dans la République Malgache. Un État, et l’État malgache en particulier, ne peut pas, c’est-à-dire ne doit pas être laïque de cette façon. L’anticléricalisme français n’est pas un article d’exportation. D’autre part, la laïcité a un contenu positif qui concerne la légitimation du pouvoir. Un État laïque se comprend lui-même en référence à des critères et des objectifs rationnels, et en tout cas raisonnables ou plausibles. Dans un régime de laïcité, l’État se légitime par sa rationalité, sa transparence, son intelligibilité, sa logique. Au xxe siècle on a parlé d’État « civilisé », d’État « moderne », ce qui signifie la reconnaissance explicite ou implicite de principes généraux d’humanité, de non-discrimination, d’égalité devant la loi, ce qui recouvre à peu près la notion d’ « État de droit » que je n’ai pas besoin de développer ici. Le critère essentiel de la modernité, voire de la « modernisation » est le respect des droits de l’homme, on dit aussi maintenant « droits humains » pour ne pas laisser croire que la femme n’a pas les mêmes droits que « l’homme ». Sur cette base commune, le recours à une instance sacrée en dehors ou au-dessus de la société n’est pas indispensable ; le sacré, c’est la personne humaine, et cela suffit à satisfaire le besoin de sacré d’un État laïque. Dans cette perspective limitative mais non exclusive, l’État ne s’occupe pas d’autres formes de sacré, qu’elles soient ou non institutionnalisées en tant que religions constituées ou en tant qu’églises, sectes, mouvements ou associations. Les droits humains comportent entre autres la liberté religieuse, y compris la liberté de changer de religion ou de n’avoir aucune religion. Un État laïque ne se mêle pas d’organiser la vie religieuse et les besoins religieux de la population, il se contente de protéger et de réguler l’exercice du droit fondamental de la liberté de religion, et plus profondément de la liberté de conscience, dans la mesure où l’exercice de ce droit se fait en public et occupe un certain espace social. La vie religieuse privée échappe 690
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à toute intervention de l’État laïque. Le seuil d’intervention est ici l’émergence sociale, l’expression collective de telle ou telle religion. Mais il faut bien préciser que cette intervention éventuelle, dans le régime d’un État laïque, ne peut se faire qu’à posteriori, et non à priori, c’est-à-dire avant la mise en œuvre des initiatives religieuses des particuliers. Un État laïque ne peut pas se permettre, s’il est fidèle à son principe de rationalité, de prendre l’initiative en matière de religion, c’est-à-dire d’organiser, directement ou par personne interposée, des célébrations religieuses caractérisées.
6. Religion et civisme On peut être d’accord sur les principes, et diverger sur les modalités d’application, ou même prévoir des cas particuliers. Aventuronsnous donc dans le maquis de la casuistique, en prenant deux exemples. Le premier point est évidemment de s’entendre sur ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. J’ai parlé à dessein de cérémonies religieuses « caractérisées ». Il y a donc des cérémonies apparemment religieuses, mais qui sont vides d’esprit religieux. Quelle est la différence entre une cérémonie proprement religieuse et une manifestation de civisme pur et simple ? Qui reprochera à un État même laïque d’organiser des fêtes laïques, à l’occasion de la fête nationale, de la proclamation de la République, de la libération, de l’indépendance, de l’armistice ou de la paix ? Le dépôt d’une gerbe est-il un acte religieux au sens strict ? En Chine au xviiie siècle les missionnaires catholiques se sont affreusement disputés sur ces questions, et c’est ce qu’on appelle la Querelle des Rites chinois, qui consistaient (sauf erreur) à brûler des bâtons d’encens en l’honneur des ancêtres. Pour les uns, les rites chinois étaient religieux, donc idolâtres et inacceptables pour les chrétiens ; pour les autres, il s’agissait simplement d’un rite de piété filiale non seulement tolérable mais hautement méritoire. En outre, il faut tenir compte de l’érosion naturelle d’un rite : un rite peut perdre sa virulence avec le temps et se figer en réflexe quasi automatique où le cœur n’y est plus. Le critère du jugement chrétien réside ici dans la conscience des intéressés. Je raisonne par analogie avec la situation que l’apôtre Paul rencontre à Corinthe à propos des « idolothytes » c’est-à-dire des viandes sacrifiées aux idoles (I Cor. 8). Paul en fait une question de 691
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conscience, et non une question de règlement. En vrai, les idoles n’existent pas, et les sacrifices sont vides de sens. Mais si les gens y croient et y mettent tout leur cœur, alors le chrétien, par motif de conscience, s’abstiendra de toucher à ces viandes. Donc tant que le paganisme est encore vivace, les chrétiens s’abstiendront de tout ce qui ressemble de près ou de loin à des cérémonies païennes, à des sacrifices d’animaux, à des libations et des offrandes, et refuseront toute aspersion de sang, de terre ou de liquides quelconques qui auraient pour but de les faire entrer en communion avec des dieux, autrement dit avec des « Zanahary » réputés capables de les bénir ou de les maudire. Et les chrétiens refuseront doublement si c’est par malheur une initiative d’un État soi-disant laïque, qui sortirait alors totalement de son rôle.
7. L’excuse de la pression sociale Un second cas peut se présenter lorsque dans la poursuite d’un but d’intérêt général l’État se trouve entraîné à participer ou même à organiser une cérémonie préalable ou une cérémonie annexe supposée nécessaire et jugée indispensable à la tranquillité d’esprit des administrés. Il s’agit presque d’un cas d’école, lorsqu’on étudie les problèmes de développement rural et même d’ordre public, dès les débuts de la colonisation et jusque dans nos décennies de « développement ». Le cas de la Dent de Bouddha, relique vraie ou fausse conservée à Sri Lanka, est célèbre. L’administration coloniale anglaise a toujours consciencieusement payé un religieux bouddhiste pour garder la Dent de Bouddha, organiser pèlerinages et processions, alors qu’évidemment aucun administrateur britannique n’accordait la moindre créance ni même la moindre importance à ce rite d’ailleurs très peu conforme à l’orthodoxie du bouddhisme. Mais « il faut une religion pour le peuple », disait déjà Napoléon. L’ordre public à Sri Lanka valait bien ce sacrifice à la superstition. Si la populace demande des sacrifices, qu’on les lui donne ! Pilate a bien fait crucifier le Christ pour faire plaisir à la plèbe ! Du pain et des cirques ! Pourquoi pas le cirque religieux par la même occasion ? Le cynisme des politiciens n’est pas d’aujourd’hui. Et cela peut entraîner l’État à organiser et à maintenir des rites, ou des pratiques religieuses, sans y croire le 692
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moins du monde, mais en faisant semblant de croire que le peuple y croit. On est pris dans un jeu de miroirs où le vrai, l’illusoire et le faux se confondent. On se souvient de l’adage latin : Deux haruspices ne peuvent se regarder sans rire. Que penser des pouvoirs publics qui mobilisent les devins, ombiasy, mpanandro et consorts, pour lancer une campagne de reboisement, un chantier de travaux publics, le percement d’un tunnel, une opération de défrichage ? C’est ce que conseillent ou tolèrent les agences occidentales de développement, alors pourquoi se froisser si les pays à développer ou en voie de développement emboîtent le pas allégrement ? Le professeur Pietro Lupo, devenu le Père apologiste de la religion traditionnelle malgache, cite avec approbation une analyse d’Eugène Régis Mangalaza dans sa thèse Vie et mort chez les Betsimisaraka35 : Actuellement encore, avant de construire une maison, et d’occuper un terrain, on fait toujours un sacrifice (poulet, zébu…) ou, à défaut, une offrande (boisson, miel…), pour honorer les premiers occupants du terrain à bâtir, qui deviennent à ce moment là, les esprits tutélaires du lieu […]. Avant de construire le CUR (Centre Universitaire Régional) de Tamatave dans le quartier de Barikadimy, les autorités universitaires de l’époque, sous la pression sociale, furent obligées d’organiser une cérémonie sacrificielle afin que les premiers occupants du terrain […] laissent en paix ceux qui allaient fréquenter le centre universitaire.
Le professeur Lupo explique cette « pression sociale » par l’intime conviction des populations que « l’espace habité par une société n’appartient pas, à proprement parler, aux groupes humains qui l’occupent, mais aux divinités, aux ancêtres qui le confient à leurs descendants […]. » Cet espace est alors considéré comme sacré et inviolable sous peine de sacrilège. Je reste pantois devant ces raisonnements. À qui appartient la terre et tout ce qu’elle contient ? Qui est le Créateur de toutes choses, les visibles et les invisibles ? Qui a le pouvoir de bénir et de maudire ? Qui donne la vie et la reprend ? N’est-ce pas l’unique Seigneur, Père 35
E. R. Mangalaza, Vie et mort chez les Betsimisaraka, thèse, Bordeaux 1988, p. 97, citée dans P. Lupo, « Espace, temps, religion : une étude d’histoire des mentalités », Talily. Revue d’histoire, 1 (1995), p. 76.
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de tous les hommes en Jésus-Christ ? Ne sommes-nous pas tous, autant que nous sommes, des hôtes de passage sur cette terre dont Dieu est le seul propriétaire véritable, alors que nous les humains en sommes les gérants, appelés à la gérer avec équité ? Il est donc possible que les cérémonies religieuses organisées à l’instigation d’un État soi-disant laïque ne recouvrent en définitive qu’une manipulation, qui d’ailleurs peut parfois réussir. Est-ce bien cela que l’on attend d’un État éclairé et moderne, ayant l’ambition d’être non seulement établi, mais légitimé par des principes de rationalité et de transparence dans la poursuite du bien commun ? Ma réponse est évidemment : non ! Le peuple peut être trompé et manipulé une fois, deux fois, dix fois, mais il ne peut vivre vraiment que dans la vérité et dans le réel. Maintenir le peuple dans l’irréel et l’imaginaire est parfaitement irresponsable et contreproductif. Le peuple aspire à une « religion de vérité et de réalité » comme disait ce prolétaire parisien au pasteur MacAll36 en 1876, et se détournera de ceux qui le manipulent et le trompent. La complaisance obtenue aujourd’hui sera le désaveu et la révolte de demain.
8. Quêtes incertaines de légitimation Revenons pour terminer à notre interrogation de départ. Que penser de ces sacrifices, de ces aspersions, de ces libations, organisés directement ou indirectement par les autorités de ce pays ? Allonsnous nous contenter de réprouver ces manifestations religieuses, ou peut-être pseudo-religieuses ? Mais si je ne puis en conscience les approuver, je voudrais comprendre comment on en est arrivé là, et si possible encourager nos églises à un examen de conscience. L’État, laïque ou non, a besoin d’une légitimation symbolique. Un pur rapport de forces brutes n’est plus de nos jours suffisant pour maintenir en place un régime quel qu’il soit. D’où peut venir cette légitimation ? Dans un régime sacral, cette légitimation repose sur le sacré, caractérisé par un lieu, des objets et peut-être des personnes. Dans un régime laïque, cette légitimation s’établit par un contrat 36 Pasteur anglo-écossais issu du Réveil. Il s’installe à Belleville en 1872, peu après la Commune de Paris. Il y fonde la Mission aux ouvriers de Paris, appelée brièvement Mission MacAll puis Mission Évangélique Populaire à partir de 1879. L’interpellation de l’ouvrier date en fait du 18 août 1871, lors d’un premier passage à Belleville.
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social, comme disait Jean-Jacques Rousseau, en vue de la poursuite rationnelle du bonheur de tous, « the pursuit of happiness » comme disent les Américains. Et c’est de cela qu’il s’agit en dernière instance : sacral ou laïque, l’État donne-t-il à tous les citoyens les chances de parvenir au bonheur, ou se contente-t-il de les bercer d’illusions tout en les maintenant dans la misère ? Religion, vraie ou fausse, opium du peuple opprimé et misérable : est-ce cela que nous voulons ? Bien sûr que non ! Alors analysons sans nous griser ces initiatives religieuses intempestives. Je constate d’abord que de l’aveu de tous, ce sont les Églises chrétiennes malgaches qui ont porté le présent régime, la IIIe République avec sa Constitution, sur les fonts baptismaux, et que par conséquent ce régime, sous l’aspect sacral, tire sa légitimité de l’appui et de l’intercession des Églises. Sous cet aspect, la moindre baisse de niveau de l’appui des Églises, et la montée des critiques et du désespoir signifient une perte de légitimité que l’État voudra compenser d’une manière ou d’une autre. Plus les Églises s’éloignent de l’État, plus l’État cherchera à se rapprocher d’une autre instance symbolique. Les officiants et les adeptes des religions traditionnelles sont tout disposés à réparer les accrocs de la légitimité politique en fournissant des services qui les valoriseront et leur donneront à ellesmêmes une nouvelle légitimité en retour. Question aux Églises : Avons-nous su accompagner pastoralement, prophétiquement, sacerdotalement l’État laïque pour éviter une dérive religieuse vide de sens ? Et j’analyse enfin les acteurs historiques de ces rituels. Qui sontils ? Sinon certains descendants, alliés et clients de l’aristocratie royale d’autrefois, qui eux aussi sont en quête d’une nouvelle légitimité. On s’était résigné ou habitué à l’abolition de la monarchie, mais on ne pouvait accepter sans réagir l’anéantissement du patrimoine royal visible et reconnu par toute la nation et par le monde entier. Ici encore une compensation symbolique était nécessaire, et celle-ci ne pouvait plus être attendue ni des Églises, ni du rationalisme laïque étranger aux hiérarchies héréditaires. Il ne restait plus que l’alternative entre le désespoir et le recours à des sacrifices aussi émouvants qu’inefficaces dans la quête populaire du bonheur. Question aux Églises : Comment accompagner pastoralement, prophétiquement, sacerdotalement les lignages marginalisés par 695
D id ie r G a l i b e r t
l’histoire, aussi bien au sommet des hiérarchies traditionnelles qu’à la base et en dehors des classifications sociales ?37
9. Conclusion Un État peut-il être laïque ? Oui bien sûr ! Mais la laïcité ne résout pas tous les problèmes et ne mène pas nécessairement au bonheur. Et aucune laïcité ne peut décharger l’Église de sa vocation pastorale, prophétique et sacerdotale auprès des puissants et des humbles, des citoyens et des étrangers, des gagnants et des perdants de l’histoire, des bien et des mal-pensants, des bons et des méchants sur lesquels l’Éternel, dans sa générosité infinie, fait lever son soleil et tomber la pluie, en attendant d’établir son Royaume d’amour et de justice.
37
L’historicité des « hiérarchies traditionnelles » est un objet de débat, bien documenté dans une durée pluriséculaire remontant au moins au xvie siècle. En ce qui concerne l’Imerina, voir en particulier M. Bloch, From Blessing to Violence : History and Ideology in the Circumcision Ritual of the Merina of Madagascar, Cambridge University Press, 1986. M. Spindler se réfère à la stratification clairement attestée pour tout le xixe siècle antérieur à la colonisation, y compris à partir de la conversion de la reine Ranavalona II au protestantisme des missionnaires de la LMS, en 1869. Les « lignages marginalisés par l’histoire » correspondent tout d’abord à ceux des descendants de souverains constituant l’ordre social des andriana. « À la base et en dehors des classifications sociales » se trouvent les descendants des esclaves (andevo), toujours stigmatisés. Ils sont réputés ne pas avoir d’ancêtres et jouent également un rôle actif dans la réinvention actuelle d’une tradition essentialisée et anhistorique au sein de laquelle ils se fraient une place en construisant des tombeaux et en multipliant les rites païens. Voir P. Ottino, Les Champs de l’ancestralité à Madagascar. Parenté, alliance et patrimoine, Paris, Karthala/ ORSTOM, coll. « Hommes et sociétés », 1998 ; D. Galibert, « La mémoire matricielle des monarchies », p. 445-481.
696
QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES1 Date
Événements concernant l’Afrique
ive Début de la christianisation de siècle l’Éthiopie ve siècle 600 évêchés en Afrique du Nord xe siècle xve siècle Portugais en Afrique de l’Ouest xviexviie
Christianisation sans suite du Royaume du Bas-Congo
1622 1643
Propaganda Fide créée
1652 1664 1685
Les Hollandais fondent Le Cap
1703 1737 1787
1795 1812
1818 1821 1822
Événements concernant plus particulièrement l’anthologie
Arabes s’installent sur la côte orientale d’Afrique Début de la Traite, autorisée par le pape Tentatives de christianisation en Angola, au Mozambique, à Madagascar, etc. Île de la Réunion occupée par les Français 1er pasteur protestant au Cap
Des protestants français émigrent en Afrique du Sud Séminaire du Saint-Esprit (Spiritains) Premières communautés moraves en Afrique de l’Ouest Sierra Leone achetée par une société anti esclavagiste britannique LMS fondée Les Britanniques prennent la province du Cap Congrégation de Saint-Josephde-Cluny fondée par Anne-Marie Javouhey Premiers départs des sœurs de Départ de Rosalie Javouhey au Cluny pour la Réunion Sénégal Fondation des Oblats (OMI) Liberia fondé par une société Société des Missions Évangéliques américaine pour y installer des de Paris (Mission de Paris) fondée esclaves libérés
1 Cf. jusqu’en 1960 : T. Ohm, Les principaux faits de l’Histoire des Missions, Casterman, 1961 (traduit de l’allemand).
697
Que lq ue s re pè res ch r o n o lo gi qu es
Date
1848
1856 1860 1868
1869
1872 1873 1876 1879 1880 1881
18841885 1888
Événements concernant l’Afrique
Événements concernant plus particulièrement l’anthologie « Fusion » Congrégation du Saint- Découverte du Kilimandjaro par Esprit/Saint-Cœur de Marie les pasteurs Rebmann et Krapf (Libermann) SMA fondée Père Duparquet envoyé au Gabon La Propagande confie le Vicariat Arrivée de prêtres et religieuses à du Dahomey aux SMA Zanzibar Mgr Lavigerie fonde la Société des Installation des Spiritains à Missionnaires d’Afrique (Pères Bagamoyo Blancs) Institut Théologique à Père Bourguet débarque à Ouidah Madagascar (LMS) Congrégation des Sœurs missionnaires de N. D. d’Afrique (Sœurs Blanches de Mgr Lavigerie) Première église à Bagamoyo Mgr Lavigerie inaugure la basilique N. D. d’Afrique à Alger Mort de Livingstone Fin du marché aux esclaves de Zanzibar Congrégation Notre-Dame des Apôtres fondée Les Pères Blancs arrivent au Guerre anglo-zoulou Buganda et sur le lac Tanganyika Arrivée de missionnaires Arrivée d’Elisabeth Wittrock au protestants en Gold Coast Transvaal Création de la Compagnie du Arrivée des SMA en Gold Coast, Sénégal et de la côte occidentale des Spiritains à Huila (Angola) d’Afrique Conférence de Berlin
Le Brésil abolit l’esclavage Campagne anti-esclavagiste de Mgr Lavigerie en Europe 2 juillet Fin Conférence anti-esclavagiste 1890 de Bruxelles 1892 La Propagande crée la Préfecture Apostolique du Togo 1897 1899
698
Bujumbura créée Début de la 2e guerre AngloBoers
Les Scheutistes arrivent au Congo belge Acte général pour mettre fin à la traite des esclaves africains Arrivée au Togo des missionnaires allemands du Verbe Divin de Steyl Les Pères Blancs y arrivent Début du diaire de Save (Rwanda)
Q u e l q u e s re pè re s ch ron ol og i q u e s
Date
Événements concernant l’Afrique
1905
Loi française de séparation de l’Église et de l’État
1913 1914 1916 1924
1925 1939
1950 1953 1956 1957 1960 1961 1962 1963 1965 1968 1972 1977 1994 1996
Événements concernant plus particulièrement l’anthologie Achèvement de l’occupation de Madagascar par les Français Arrivée des Sœurs Blanches à Rwaza (Rwanda)
La Propagande érige le Togo en Vicariat Mgr Streicher en Ouganda Congrégation des Sœurs de l’Immaculée Conception fondée à Ouagadougou Exposition d’art chrétien indigène à Rome Premiers vicaires apostoliques autochtones (Sénégal, Ouganda, Madagascar) Exposition d’art chrétien indigène à Rome Albert Schweitzer, prix Nobel de la paix Des prêtres noirs s’interrogent (Le Cerf) Le Ghana est indépendant Indépendance de nombreux pays africains Assassinat du leader nationaliste burundais Louis Rwagasore Ouverture du Concile Vatican II Massacres au Rwanda Coup d’État de Mobutu Fusion d’Églises protestantes : FJKM Attentat aux J. O. de Munich Assassinats à Brazzaville du Président Ngouabi et du Cardinal Biayenda Premier synode africain (Ecclesia in Africa, 1995) Mort de Mgr Claverie, des moines de Thibarine
Ouverture de la mission de Lumezi (Zambie) Arrivée du père Balluet en Haute Volta
Mère Marcellus en Côte d’Ivoire Encyclique de Pie XII Fidei Donum Mgr Gantin premier archevêque noir (Cotonou) Arrivée de Marc Spindler à Madagascar Indépendance du Rwanda et du Burundi Création de l’UNR à Butare (Rwanda) Arrivée du père L’Heureux au Burundi Massacres au Burundi P. Coulon à La Semaine Africaine Premier attentat contre des religieux et religieuses en Algérie Exposés de Mgr Teissier, de Marc Spindler
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INDEX* Abengourou 477, 482, 483, 485 Abeokuta, Abékouta 275, 289, 293, 382 Abidjan 453, 473, 472, 474, 475, 476, 477, 487, 488, 613, 637, 705 Aboisso 364, 369 Abomey 263, 279, 281, 287 Académie des Sciences d’OutreMer 427, 701 Accra 351 Action Catholique (mouvements d’) 382, 383, 384, 418, 470, 485, 512 Addis Abeba 570 Adjamé 473, 487 Administrateur 208, 209, 238, 314, 315, 317, 342, 352, 366, 487, 692 Administrateur apostolique 382, 431, 588 Adzopé 477, 478, 479, 482 Africanisation 228, 411, 613 Afrique du Sud 7, 21, 97 ss, 215, 438, 616, 697, fig. 5 Afrique Nouvelle 428, 429, 704 Agni(s) 480, 482, 484 Agnibilékrou 483, 484 Agoué 263, 282, 468 AKFM 680 Albert Maximilian (père) 350, 351*, 352 ss
Alédjo 382, 385, 390 Alger 177, 178, 297, 298, 304, 305, 308, 444, 461, 463, 574, 575, 577, 578, 587, 597, 698 Algérie, A(a)lgérien 6, 8, 72, 178, 189, 313, 467, 573 ss, 713 aliénation 618, 619, 622, 623 Allégret Élie (pasteur) 227, 309 ss, ill. 10 American Board of Commissioners for Foreign Missions 309, 314, 322, 323, 326, 327, 330 Allemagne, Allemand 85, 90, 97, 98, 101, 102, 104, 113, 115, 117, 118, 122, 126, 170, 171, 173, 128, 129, 133, 135, 137, 140, 147, 148, 150, 152, 153, 154, 155, 156, 158, 159, 160, 161, 162, 164, 167, 169, 385, 453, 706 Aloysia (sœur) 488 Américain, américain 43, 50, 54, 96, 164, 165, 167, 309, 310, 314, 318, 322, 326, 328, 329, 331, 334, 346, 436, 548, 557, 616, 618, 681, 695, 697, 701 Amÿs (Amiral) 52 andevo 696 Andriamanjato Richard 680 andriana 675, 680, 696 Andrianne R. (père) 531
* Les notes ont été prises en compte. L’astérique indique l’occurrence principale. Pour les localisations, voir p. 12-13.
701
I n de x
Anglais, anglais 25, 26, 27, 52-56, 73, 74, 76, 79, 80, 98, 112, 113, 117, 126, 127, 136 ss, 168, 172, 173, 190, 191, 223, 251, 255, 256, 257, 259, 260, 274, 276, 280, 295, 300, 309, 316, 317, 318, 326, 329, 334, 350, 352, 356, 377, 382, 448, 575, 686, 692 Anglican (e) 20, 51, 206, 679 Angola 7, 82, 84, 86, 89, 618, 697, 698, fig. 4 Annonciades (soeurs) 530 Antananarivo 673, 674, 676, 677, 683, 685, 686, 688 antiesclavagiste, anti-esclavagiste, anti-esclavagisme, 21, 181, 349, 350, 359, 364-369, 372, 373, 698 Anti Slavery Society 349 Anvers (anversois) 159, 522, 529 Arabes 15, 56, 68, 302, 343, 597, 599, 697, 702 Arnal Étienne (père) 6, 268, 270, 286 Arte sacra 449 Ashanti(s) 351, 352, 353, 356, 359, 360, 361 Astrida : voir Butare Atakpamé 381, 401, 456, 457, 458 atelier(s) 48, 54, 56, 57, 58, 76, 470, 520, 557, 619 Athénée 504, 505, 515, 519, 521, 522, 528, 531, 539, 561 Attié 476, 478, 480, 483 Augouard (Mgr) 20, 462 Aupiais (père) 443, 445, 591 ss Authenticité 228, 411, 553, 556, 559, 562, 589, 613, 634, 635, 636, 638 autochtone, autochtonie 11, 71, 264, 265, 287, 288, 351, 468, 543, 548, 550, 590, 699
702
Babikira, Ababikira, 180, 182, 197, 199, 201 Backeberg 116 Badila Louis (abbé) 428 Bagamoyo couv., 9, 21, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 51, 52, 55, 56, 62-66, 68, 81, 698 Baganwa 508, 509, 526, 544, 545 Bakel 231, 240 Balluet René (père) 9, 228, 409 ss, 699 Bamako 403 Bangui 434 Baondje 562, 563 Baoulé Baraka 323, 326, 329, 331 Barillec (père) 86, 92 Bart François 7, 43 ss, 701 bateau(x) 32, 42, 63, 94, 95, 108-111, 117, 137, 140, 142, 148, 158-161, 168, 171, 174, 175, 191, 192, 194, 195, 234, 261, 235, 240, 300, 312, 320, 325, 327, 330, 462, 467, 476, 496, 520, 557 Ba-téké(s) ou Batéké 330, 345 Batetela 557, 566 Batlokoa 119 Baudin Noël (père) 291*, 292 Baur Étienne (père) 46, 47, 48, 49*, 50, 52, 53, 54*, 55, 56, 57, 59, 61, 62, 64, 65, 68 Bebin Jean-Baptiste (père) 271, 273*, 277 Becker Thierry (père) 582 Béhanzin 263 Behrens Wilhelm 111 ss Behrens (directeur de la mission du Transvaal) 115 ss Bélanger Bertrand (frère) 493, 498 Belgique, belge 20, 89, 90, 91, 93, 94, 95, 254, 408, 419, 432, 490,
I n dex
492, 505, 506, 513, 514, 515, 518, 519, 520, 521, 530, 533, 538, 539, 544, 545, 546, 553 ss, 591, 698 Bene-Yozefu (ou Bene-Josefu) 630 Bénin 350, 406, 444, 468, 613 ss Bérard 52, 53, 54, 55 Berlin - Acte ou Conférence 19, 21, 84, 85, 86, 89, 95, 349, 352, 381, 698 Berseba 115 ss, 124, 155 Bertou, Bertout 32 Bessieux Jean-Rémi (père puis Mgr) 82, 309, 461 Betchouanaland 85, 92 Bethanie 102, 115 ss, 118 Biayenda Émile (Mgr) 427, 428, 699, ill. 19 Bigirumwami Aloys (Mgr) 590 Bingerville 364, 371, 474, 487 Biskamp (pasteur) 163 Bismarck Otto von 90, 91 Bloy Léon 537 Bobo-Dioulasso 397, 399, 403, 407, 422 Boegner Alfred (pasteur) 227, 309, 310, 312, 315, 316, 321, 322, 324, 329, 331, 333, 337, 339, 342, 346 Boers 97 ss, 115, 117, 120, 136s, 142, 144s, 148, 156, 168, 173, 215, 216, 217 Boivin Jean-Baptiste (Mgr) 453, 487* Boma (Mboma) 84, 85, 90, 92 boma 207, 208, 209, 210, 212, 213, 214, 216, 217 Board of Foreign Missions of the Presbyterian Church of the USA 309, 314, 322, 323, 326, 327, 330 Borghero Francesco (père)
Bouaké 485, 486 Bouche Denise 363, 366, 369 Bouche Jean-Eugène (père) 282 ss Bouche Pierre Bertrand (père) 72, 73, 77, 78, 79, 281 Bourbon : voir Réunion (Île de) Bourguet (père) Bouron Jean-Marie 228, 409 ss, 701 Boussancé 402 Bouttier Michel 667, 671 Braga 84, 85 Brasseur Paule 85, 190, 427 Brazza Savorgnan de 84, 91, 309, 311, 314, 315, 316, 331, 341 Brazzaville 228, 427 ss, 699 Brésil, Brésilien 21, 71, 72-76, 78, 79, 80, 263, 280, 287, 349, 681, 698, 701 Brésillac Melchior de (Mgr) 249, 250, 251, 255, 260, 261, 268, 468 Brichet (père) 88 Bridoux (père) 297, 298, 308 Brion Edouard 8, 443, 553 ss, 701 brousse 115, 118, 119, 124, 130, 145, 146, 152, 327, 341, 345, 346, 412, 417, 418, 419, 422, 423, 470, 472, 473, 484, 538, 553 ss Brown (père) 492 Bruxelles 515, 554, 570 Bruxelles – Conférence de 21, 349, 698 Bududira Bernard (abbé) 531 Buganda 375, 545, 698 Bugarama 516, 532 Bugoye, Bugoyi 179 Bujumbura 494, 496, 504 ss, 698 Bukavu 492, 506, 537, 541 Bukoba 192, 194
703
I n de x
Bunyoro 375 Burasira 507, 511, 512, 528, 533 Burkina Faso 409 ss, fig. 8 Burundi, B(b)urundais 11, 443, 501, 503 ss, 699, 702 Bururi 507, 511 Busiga 507 Butara 507 Butare (Astrida) 177, 489, 492, 493, 494, 496, 498, 499, 501, 536, 545, 699 Bututsi 523, 524 Cabinda 89 Calker von (surintendant) 158 Cameroun, C(c)amerounais 90, 381, 382, 386, 396, 402, 428, 429, 461, 651, 652, 659, 663, 671 Canada, canadien 26, 189, 210, 211, 416, 417, 492 ss, 500, 505, 511, 613, 703, 704 Canaries 37, 251, 253 Cap (Le) 84, 110, 118, 119, 127, 129, 136, 148, 149, 150, 152, 153, 155, 156, 158, 697 Cape Coast 351, 352, 356, 358, 359, ill. 3 Cap Lopez 325 Cap-Vert 27, 231, 251, 320, 618 Capongombé 82 Capucins 82 caravane 19, 48, 178, 193, 203, 210, 297, 298, 300, 304, 306, 308, 345, 353, 356, 476, 493 Caritas Burundi 513 Carrie Hippolyte Antoine 82, 83, 84, 85, 87, 91 Carthage 297, 298, 597 Cassien (mère) 195 catéchisme 23, 178, 197, 199, 212,
704
216, 249, 291, 371, 376, 377, 403, 407, 420, 431, 432, 435, 514, 528, 559, 637 catéchiste(s) 71, 184, 198, 208, 213, 215, 216, 220, 221, 375, 376*, 377, 396, 402, 403, 405, 413, 431, 435, 450, 511, 518, 547, 557, 567 Cattin Augustin 499 Ceillier Jean-Claude (père) 297 ss, 702 Célestin 49*, 53 Centrafrique-Empire Centrafricain 438 Cercle saint Paul (Bujumbura) 512 Cessou Jean-Marie (Mgr) 381 ss (382*), 448, 450 ss, ill. 14 CEVAA 645 Chacha 269 Charles (M.) 52*, 53, 55 chasse, chasseur 64, 113, 243, 331, 339, 417 ss, 481, 516, 591 Chergé Christian de (père) 574, 587 Chevilly-Larue 15, 45, 64, 86, 87, 88, 427, 430, 437 Chine 235, 250, 448, 449, 452, 510, 680, 691, 704 Chrétien Jean-Pierre 503 ss, 702* Chouraqui André 658, 670 Church Missionary Society 43 Cimbébasie 84, 86, 89, 90, 92 cinéma 384, 538, 555, 703, 706 Cintra 92 Claverie Pierre (Mgr) 582, 585, 588, 699 Colomb Gérard (père) 576, 577 Collet Charles-Marie (père) 563, 567 Conférence de Berlin : voir Berlin Conférence de Bruxelles 349
I n dex
Conférence de Vérone 349 Conférence nationale 431, 444 Congo, Congolais 82 ss, 91, 93, 95, 178, 311, 313, 314, 315, 317, 330, 332, 343, 344, 347, 396, 408, 427 ss, 438, 439, 461, 492, 499, 510, 518, 526, 530, 541, 553 ss, 634, 697, 698 Congrégation de Notre Dame d’Afrique : voir Sœurs Blanches Congrégation de Notre Dame des Apôtres 351, 356, 487, 488 Congrégation De Propaganda Fide 15, 27, 32, 48, 82*, 87, 88, 89, 90-95, 98, 227, 250, 261, 270, 299, 305, 306, 307, 349, 350, 355, 358, 363, 364, 366, 369, 381, 382, 447, 448, 449, 450, 451, 452, 453, 454, 456, 589, 697, 698, 699 Congrégation de Saint-Joseph de Cluny 24, 25, 26, 30, 227, 229 ss, 697, 703 Congrégation des filles (Sœurs) de Marie 46, 50 Congrégation du Saint Esprit : voir Spiritains Congrès de Vienne 349 Coning Guy (curé-recteur) 555, 562, 563 Constance (Sr) 199 Consul 43, 47, 48, 49, 50-54, 56, 65, 68, 118, 137, 150, 153, 154, 191, 255, 261, 302, 381 Coran 240 Costantini Celso (Mgr) 447 ss Côte d’Ivoire 227, 232, 350, 353, 363 ss, 399, 404, 443, 453, 467 ss, 488, 613, 699, 705 Côte d’Or : voir Gold Coast Cotonou 470, 613, 699
Coulon Paul (père) 190, 427 ss, 462, 503,ill. 18 Courdioux Philibert-Émile (père) 72, 73, 74, 75, 78, 79, 272 ss, 279 ss, 287 ss crèche 204, 469 CREDIC 8, 15*, 445, 503, 504, 685, 705 Crépeau Pierre 493, 496, 498, ill. 20 Dagana 36, 40, 238, 239 Dagari 402 Dahomey 72, 73, 78, 263 ss, 404, 468, 591 Dakar 81, 227, 235, 249 ss, 429, 461 Dames de Marie 515, 519, 530 Damien (sœur) 488 Dar es Salaam 44, 65, 701 de Decken - von der Decken (baron) 48, 54, 55 Deguerry (père) 298-308 Dekese 560, 561, 565, 567 Delafosse Maurice 387, 487 Delbecke (père) 531 Délégué apostolique 306, 307, 449, 452 Demeerseman André (père) 597, 598, 599 Demeerseman Gérard (père) 597, 702 Derdepoort 137 ss Deux-Guinées 81, 82, 84, 250, 261, 461 diaire 5*, 9, 20, 44, 45, 46, 47, 51, 56, 62, 63, 180, 189, 205, 207, 698, 294 Dialogue 598, 599, 600 dialogue(r) 489, 523, 555, 578, 579, 580, 598, 599, 600, 646, 652, 702, 703 Dilé (Mgr) 503
705
I n de x
Dion Marius (frère) 498, 501 Dionne Pierre 498 Diop Alioune 653 Diop Mokhtar 27 Dioula(s) 482 dispensaire 77, 178, 201, 202, 204, 372, 407, 413, 468, 469, 476, 479, 482, 484, 510 Djedji 9, 282 ss, ill. 9 Djemadar 47*, 68, 69 Domché Étienne (pasteur) 651 ss Dominicain(s) 443, 444, 489 ss, 529 dortoir 47, 59, 60, 66, 198, 378 dot 370, 395 douane 35, 76, 79, 287, 322, 329, 513, 518 Dubois Henri (père) 384, 389 Ducry André (père) 430*, 439 Dufays Félix (père) 198*, 201, 202, 203 Duparquet Charles (père) 10, 81* ss, 698, 705 Dumba 561, 569, 570 Dupas Raymond (père) 563, 564 Dupont André (père, Mgr) 397, 399 Dutch Reformed Church 215 Duval A. (père) 582 Duval M. 332, 337, 338 Duval Léon-Étienne (Cardinal) 573, 583 école(s), classes 24, 27, 29, 47, 51, 57, 58, 59, 71-74, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 107, 108, 115, 116, 120, 122, 125-129, 134, 138, 155, 156, 157, 158, 162, 164-167, 169, 170, 172, 178, 180, 192, 202, 207, 209, 211-217, 221, 222, 249, 256, 272, 287, 288, 309, 310, 329, 330, 332, 334, 335, 336, 350, 351, 358,
706
359, 368, 375, 376, 377, 381, 382, 390, 391, 397, 398, 399, 403, 404, 407, 408, 411, 413, 417, 423, 433, 443, 447, 450, 456, 457, 458, 461, 467-470, 471, 476, 478, 479, 481, 483- 486, 488, 489, 490, 492, 510, 511, 518, 520, 522, 523, 524, 530, 545, 546, 554-559, 562, 563, 564, 567, 568, 569, 573, 637, 651, 652, 656, 661, 663, 705, ill. 2 Égypte 294, 382, 390, 417, 467, 468, 469, 470, 471, 631, 665, 687 Eigenmann 82 Ellul Jacques 654, 659, 662, 663, 667, 684 Elmina 351, 355, 356, 358, 361, ill. 3a Emonet Ambroise (père) 86 entrepôt(s) 351, 473, 555, 556 Eschbach Alphonse (père) 88*, 89, 90, 95 esclavage, esclavagisme, esclave(s) 20, 21, 44, 66, 71, 72, 79, 190, 227, 232, 236, 263, 266, 269, 282, 287, 299, 306, 338, 349, 350-361, 363-372, 616, 618, 620, 623, 629, 631, 660, 688, 696, 697, 698, ill. 3a-3b E(e)spagnol(e) 255, 261, 281, 448, 556, 558, 562, 567, 686, 701 Etchegaray Roger (Mgr) 503 Éthiopie 19, 697 Etumba 437 Ewe, ewe, éwé 385 ss, 450, 451 exposition 443, 447 ss, 591, 699 Eymard (abbé) 46, 47 Fada N’Gourma 228, 409 ss, carte p. 410 Faidherbe Louis (général) 232, 234
I n dex
Fang 9, 311, 315 Fanti(s) 351, 359, 360 Fava (abbé) 43, 46, 47, 48, 62 Félicien (frère) 49*, 56 femme 6, 8*, 20, 29, 31, 35, 57, 66, 75, 97* ss, 146 ss, 170 ss, 194199, 204, 212, 213, 215, 220, 234, 237, 241, 244, 245, 264, 280, 284, 294, 313, 318, 320, 328, 333-336, 360, 366, 357, 369, 370, 381, 407, 413, 417, 419, 424, 461, 468-471, 475, 478, 479, 480, 486, 488, 495, 524, 525, 530, 532, 558, 562, 568, 584, 631, 633, 647, 652, 665, 670, 690, 703, 704 Fernandez Aniceto (O.P.) 497 Fétiche, féticheur(s) 283, 286, 360, 371, 421, 422, 423 FFKM 15, 679, 683 Fidei Donum 11, 409, 443, 503* ss, 699 fièvre(s) 20, 40, 48, 56, 63, 77, 133, 134, 135, 142, 146, 194, 202, 251, 270, 288, 290, 291, 292, 318, 325, 328, 330, 332, 339, 341, 342, 351, 352, 358, 361, 378, 468, 469, 474, 488 FJKM 15, 675-680 Florence (mère) 199, 201 Foisy Catherine 613, 702, 713 Français (France) 26, 27, 29, 30, 38, 41, 42, 49, 51, 54, 65, 68, 72, 73, 78 ss, 86, 90, 99, 102, 106, 167, 177, 229, 231, 239, 251, 252, 254, 256, 257, 262, 267, 282, 286 ss, 304, 310, 312, 317, 325, 329, 347, 351, 363, 367, 368, 382, 384, 386, 390, 399, 404, 405, 409, 419, 425, 435 ss, 453, 467, 468, 484, 487, 491,
504, 505, 512, 518, 519, 523, 537, 542, 543, 548, 551, 576, 589, 590, 605, 640, 652, 675, 686, 689, 690 France-Inter 432, 517, 570 Franceville 342, 343 Franciska (sœur) 195 François de Borgia (mère) 193 Freetown 249, 250, 255, 256, 257, 262 Frères de la Charité de Gand 493 Friedli Richard (frère) 489, 499 Friedrich (pasteur) 153 ss Fumasoni-Biondi Pietro (Cardinal) 448, 449, 452, 454 Gabon 81, 82, 227, 231, 260, 288, 309 ss, 353, 698, ill. 10-12 Gacon Virgile 330*, 332 Galam 42 Galibert Didier 9, 673 ss, 703 Galois ou Galoa 330, 335, 336, 339, 348 Gambie 251, 256, 257, 262 Gangnat Émilie 309 ss, 703* Gaubert (Dr) 49, 52 gê 406 géographie 8, 10, 84, 85, 93, 311, 313, 320, 701, 705 Georges v (roi du Hanovre) 102, 103* Gérard Majella (St) 193, 421 Giheta (ou Kiheta) 545 Gillon Luc (Mgr) 696 Gilly Giuseppe (père) 201 Gitega 507, 509, 511, 513 Ghana (Gold Coast) 7, 8, 349, 351, 361, 396, 409, 413, 469, 590, 699, 701, ill. 3a-3b Gheddo Piero (père) 590 Glass 326, 328
707
I n de x
Goemaere Alphonse (père) 561 Gold Coast (Ghana) 350, 351, 352, 382, 698, ill. 3 Gondanès (Sr M.) 189, 204 Good Adolphus Clemens (pasteur) 310, 326*, 331, 334, 336, 342 Gorée 26, 27, 32, 33, 231 Gotti Girolamo (Cardinal) 364 Götzen (Comte de) 51, 52, 54 gouverneur 26, 27, 31, 34, 36, 38, 47, 49, 76, 110, 138, 139, 217, 230, 231, 232, 234, 235, 238, 239, 240, 243, 245-248, 255, 317, 324, 326, 327, 334, 350, 365, 392, 393, 394, 396 Grand-Bassam 468, 469, 486 ss Grèce, grec(que) 51, 258, 554, 654, 667 gréco-romain 636, 643 Grégoire Jean-Baptiste (frère) 498 Grill Corentin (chanoine) 399 Grotherr 134, 137, 142, 153 Grünberger (missionnaire) 114 Guézo (roi) 263 guinée 246 Guinée 254, 350, 353, 364, 365, 705 Guinée Bissau 232, 618 Haccius (pasteur) 128, 135, 166, 169, 171 Haut-Alpin 517 Haute-Volta 228, 398, 399, 409 ss, carte p. 410, 469, 699, 701 Harms Louis 105, 107 Harms Theodor 105, 107, 109, 128 Hebron 114 ss, 140 Heinrich (docteur) 158 ss Herbst (missionnaire) 158 Heremans Roger 20, 228, 199 Herero 166 Herman Auguste (Mgr) 383
708
Herman (pasteur) 164 Hermannsburg 97, 105, 109, 162, 165, 168, 170, 171, 172 (en Afrique : 111, 126) Herrnhut (fraternité de) 158 Hiriart-Urruty (Abbé) 534 Hirth Jean-Joseph (Mgr) 19, 181, 204 Histoire & Missions Chrétiennes 49, 427, 503, 590 Hohls (surintendant) 112, 121 Hollandais 25, 129, 156, 189, 193, 431, 560, 697 hôpital 27, 34, 35, 38, 41, 42, 51, 52, 56, 59, 60, 61, 150, 151, 157, 161, 232, 233, 240, 246, 248, 251, 256, 477, 480, 482, 488, 558, 560, 561, 567, 662 Horner Antoine (père) 44, 49, 50, 51, 52, 55, 57, 59, 61, 62, 63, 65 Howard (cardinal) 88 Huila 82, 84, 698 Humanae vitae 511, 527, 528 Hutu (Bahutu) 9, 501, 508, 509, 514, 520, 521, 543 ss hygiène 178, 481 IBLA (Institut des Belles Lettres Arabes) 15, 597, 598, 599, 702 identité 411, 418, 412, 579, 580, 616, 617, 640, 677, 683, 688 Idumbe 557 ss Ignace de Loyola (mère) 195 Ijenda (ou Jenda) 507, 524, 534, 535 Ikiza (massacres de 1972 au Burundi) 510 Imana 185 Imerina 683, 696 Immaculée Conception de Castres (sœurs) 256, 461 impérialisme 618, 635, 636, 638, 642, 647
I n dex
Inde, Indien(s, ne) 25, 30, 47, 55, 57, 58, 62, 63, 97, 102, 111, 160, 166, 170, 171, 192, 250, 263, 300, 448, 703 Infirmerie, infirmière(s) 20, 60, 172, 198, 470, 476, 492, 559 Interdit 27, 29 internat 77, 179, 294, 417, 566, 567, 568 Intore (ntore) 184 Irlande, Irlandais 84, 361, 647 Ishenga 557 ss islam, islamiste, islamique, islamologie 8, 178, 573, 578, 581, 583, 584, 585, 598, 599, 600, 607, 609, 702 islamo-chrétien(ne) 445, 579, 646 Issavi : voir Save Italie, italien(ne) 201, 217, 311, 350, 390, 447, 448, 449, 453, 529, 566, 589 Jablonski 47, 53*, 54, 55, 65 Jacobini (Mgr) 87-91 Jacques-Joseph (sœur) 189, 201, 203 Jacquot (Mgr) 513, 542 Jamet Louis (père) 301, 302 Japon, japonais(e) 250, 416, 448, 452, 492, 507, 704 jardin 33, 58, 59, 82, 103, 107, 116, 117, 120, 123, 124, 130, 147, 198, 199, 202, 264, 265, 266, 267, 270, 327, 335, 658, 660 Javouhey Anne-Marie (mère) 24, 26, 29, 703 Javouhey Rosalie (mère) 23, 31, 34, 36, 229, 697 JEC 15, 512, 539 Jégo (abbé) 47, 48 Jésuite(s), sj 46, 84, 90, 91, 250,
384, 389, 431, 433, 494, 515, 519, 580, 581, 588, 675, 682 joro : voir zoro 682 Journal des Missions 311 Kabgaye (Kabgayi) 195, 491, 494, 535, 590 kabrais(e), kabré 386, 388, ill. 17 Kabylie, kabyle 573, 575 Kagera 193 Kagondo 192, 193, 194 Kaiser (missionnaire) 114 ss, 140 Kä Mana 653 Kameya André (abbé) 518, 522 Kangwé 310, 314, 326, 329, 330, 331, 332 Kanyinya 505, 507 Kanyosha 512 Kaole 68 Kasaï, Kassaï 92-96, 553, 570 Katiola 364, 367*, 483 Kayibanda Grégoire 490, 493 ss, 520, ill. 20-21 Kibanga 299, 300 Kibimba 532 Kigali 490, 501, 506, 511, 512, 535, 536, 537, 538, 541 Kigwena 507 Kilimandjaro 43, 698 Kimbanguisme, Kimbanguiste(s) 8, 569* Kimberley 136, 142 Kimina-Makumbu Fulbert 430 Kinanga 556 ss Kinshasa 493, 496, 554, 555, 570, 653 Kinyamateka 428, 429 kinyarwanda 178, 196, 197, 199 kirundi 510, 511, 514, 532, 524, 526, 541 kiswahili : voir swahili
709
I n de x
Kivoga 532 Kivu 499 Kobès Aloÿs (Mgr) 81, 249, 250, 251*, 256, 259-262 Kole 553 ss, 701 Kolejy 673, 676 Kolejy Teolojika 676 Kombo Ernest (père) 431, 433, 435 Korhogo 364, 371 kotokoli 385, 386, ill. 15-16 Koumi 402, 403, 404 Koupéla 400, 418 Krapf 43, 698 Kroondal 127 ss, 138 ss Krüger Paul (président) 127, 154 Kumasi (Coomassie) 361 Labre Benoît-Joseph 87 Labrie Adrien (frère) 498 La Bruchollerie (de) Hubert, 519 La Réunion : voir Réunion (Île de) Larquey Pierre 522 La Semaine 228, 427 ss, 699, ill. 18-19 La Source 489, 490 Lac Naivasha 191 Lacroix Luc (frère) 498 Lac Tanganyika 300, 506, 507, 517, 532, 539, 544, 698 Lac Victoria Nyanza 191, 192 Lagos 21, 71 ss, 76, 263, 264, 282, 287, 289, 290, 292, 293, 358, 468, ill. 2 laïc 428, 431, 444, 528, 529, 531, 535, 538, 541, 557, 558, 560, 563, 564, 567, 574, 575, 576, 578 laïcité (régime de) 673 ss, 690 Lama Kara 382, 386, 390 Lambaréné 309, 310, 315, 317, 318, 323, 324, 325, 327, 329, 331, 332, 333, 339, 341, fig. 4
710
Landana 81, 83, 84, 89 Land Rover 556, 558, 561, 568 Langonnet 82, 88 langue(s) 7, 54, 74, 79, 80, 81, 89, 108, 289, 121, 147, 172, 173, 178, 181, 189, 191, 211, 220, 228, 235, 237, 249, 254, 288, 290, 294, 305, 309, 329, 331, 334, 336, 338, 355, 356, 376, 385 ss, 398, 402, 406, 407, 418, 444, 464, 493, 498, 511, 514, 526, 541, 544, 564, 575, 584, 598, 606, 675, 676, 682 Lapize (père) 588 laptot 236 Lavigerie Charles (Mgr, Cardinal) 11, 20, 21, 84, 90, 92, 178*, 181, 227, 297, 298, 306, 308, 349, 364, 444, 589, 698, 702 lari 431, 435 latin 15, 47, 222, 223, 306, 376, 397, 404, 406, 447, 448, 456, 503, 555, 682, 693 L’Effort camerounais 428, 429 L’Etoile du missionnaire 468 ss Lecoupé (Le Coupé) 34, 38 Lecuir-Nemo Geneviève 9, 20, 23 ss, 229 ss, 703 Le Diapason 489 Ledóchowska (Comtesse) 219, 223 Lelièvre Gabriel (père) 385, 386 Lénine 510 Lenoble-Bart Annie 5 ss, 43 ss, 427 ss, 443-445, 489 ss, 573 ss, 589-590, 703, couv., ill. 3 Le Riche (professeur) 127 Léon xiii 297, 303, 349 Léopold ii 85, 93 [89, 90, 91, 95 : roi des Belges] Lepique Paule (sœur) 461 lèpre, lépreux, léproserie 49, 469, 479, 480, 481, 482, 569, 701
I n dex
Lesage Charles 327 Les Amboellas 86 Lévesque Georges-Henri (père) 491 ss, ill. 20-21 L’Heureux Henry (père, Mgr) 11, 443, 444, 501, 503 ss, 699, 713 Lheureux Edouard (père) 210, 211, 214, 217 Liban 445, 469, 534 Liberia 382, 386, 402, 697 Libermann François (père) 86, 190, 427, 430, 439, 589, 698 Libreville 81, 315, 316, 317, 318, 322, 323, 324, 325, 328, 330, 346, 434 Lille 503, 702 Lindequist von (gendarme) 155 Lindswap 139 ss lingala 431, 558, 562, 564 Lisbonne 82, 86, 88, 310, 312 Liverpool 281, 312, 329 Livingstone David 20, 44, 45, 51, 698 Loango 82, 85, 87, 344 Lochet Louis (Chanoine) 504, 506, 534, 540, 541, 542 Lodja 565, 567, 569 Lomé 381, 382, 384, 385, 386, 387, 390, 391, 393, 398, 399, 401, 402, 408, 454, 456, 457, 459, 470 Lomela 566 ss London Missionary Society (LMS) 15, 673 Londres 44, 151, 170, 323, 349, 387 Lossédat Joseph-Marie (père) 251 losso 386, ill. 17 Louebo 94, 96 Louis André (frère) 499 Louis Dominique (frère) 499 Louvain 491, 496, 501, 529, 540, 640
Louloua (la) 94, 95, 96 Lovanium 496, 554 Lucia (sœur) 192 Ludger (sœur) 192 Lumezi 21, 205 ss, 699 Lundazi 205, 206, 209, 210, 211, 217 Lüssmann (missionnaire) 136 Lutgarde (mère) 191 Luthériens 84 Lutula (abbé) 563, 564, 567 Lyon 25, 72, 73, 76, 77, 86, 87, 249, 250, 252, 258, 265, 268, 288, 271, 272, 273, 275, 276, 278, 279, 282, 286, 290, 291, 292, 351, 352, 358, 381, 409, 427, 430, 454, 472, 473, 504, 534, 576, 685 Mabanda 507 Mabayi 507 Machol (docteur) 133 Machon Pierre (père) 63*, 65 Mackiza Bernard 430, 439 Madagascar 7, 11, 15, 131, 389, 443, 673-686, 688-690, 696, 697, 698, 699, 703, 704 Madère 110, 312, 313, 315 Mafeking 137, 142, 145s, 149 ss Magdala (sœur) 467*, 468, 470 Mahanaïm 102, 118, 128, 130, 138 Maison-Carrée 177, 297, 597 Majella (mère) 193 Makarakiza André (Mgr) 511, 513, 514 malaria 38, 122, 134, 142, 143, 146, 476, 566 Malawi (Nyassaland) 178, 205 ss Mali 239, 353 Mao tse Toung 510 Marcellin (frère) 61, 64
711
I n de x
Marcellus (mère) 443, 447* ss, 699 Maredret (abbaye) 538 Marie-Ange (sœur) 189, 201 Marie de la Croix (sœur) 229, 232, 233, 234 Marienberg (Kashozi) 192 Marie Salomé (mère) 200, 462 marin(e) 25, 27, 31, 33, 38, 48, 79, 102, 104, 167, 169, 231, 235, 253, 260, 280, 309, 327 Marin Catherine 461 ss, 467 ss, 704 Marion Brésillac Melchior de (Mgr) Marling Arthur W. (révérend) 327 Maroc 467, 660 Marseille 54, 189, 249, 251, 253, 259, 272, 275, 289, 291, 349, 503, 514, 517, 522, 527, 536, 538, 541, 542, 543 Martinelli Giovanni (Mgr) 575 Martinez Elias (frère Élie) 73 Martinique 86, 263 Massignon Louis 646 maternité 469, 476, 477, 484, 485 Maupoint Armand-René (Mgr) 43*, 44, 50, 51 Maurel Hilaire 231 Mauritanie, Maure(s) 35, 81, 231, 232, 235, 237, 242, 245, 246, 575, 705 Maximum Illud 392 Mayer 53, 54, 55 Mboma : voir Boma médecin(e), docteur (en médecine) 20, 48, 52, 53, 54, 57, 73, 98, 106, 117, 132, 133, 135, 136, 146, 151, 155, 157, 158, 159, 160, 162, 163, 166, 167, 180, 243, 244, 258, 264, 271, 286, 318, 332, 471, 497, 558, 561, 567, 568, 633, 662, 706
712
Memni 474, 475, 476, 478, 485, 488 Mémoire Spiritaine 49, 427, 462 Menocchi (Mgr) 87 Methuen (Lord) 143 métis(se) 112, 129, 231, 254, 287, 486 Michaud (administrateur) Michon Jean-Marie (père) 351, 358 Micombero Michel 508, 509, 514, 525 Milan 349, 390, 590 Mirbt (professeur) 167 Missions Africaines : voir Société des Missions Africaines Les Missions Catholiques 84 Missionnaire(s) d’Afrique : voir Père(s) Blanc(s) Mission de Bâle 385 Mission de Paris 309, 310, 311, 312, 347, 645, 697 Mobutu Sese Seko 553 ss, 634, 699 Moffat (missionnaire) 111 Moïse (père) 204 Mombasa/Mombaza 43, 63, 189, 190, 191, 201 Mongali 429 ss Moossou 363, 468, 469, 474, 486 ss Moraves 697 Morgensonne 102, 125s, 128, 138 Mossi 482, 407, 409, 418 moto 423, 568 Moury Jules (Mgr) 229, 363 ss mpanandro 686, 693 Mpongoué(s), M(m)pongwe 309, 311, 326, 330, 331, 336, 338 Mukobga (Princesse) 195 Müller (pasteur) 157, 158 Müller Karl (père) 381, 382-386 Munich (J.O., Coupe du monde de foot) 556, 645 ss, 699 Muramvya 532
I n dex
Musinga (Msinga) (Roi) 179, 195, 196 musulman(e, s) 48, 470, 477, 600611 Musy Guy (frère) 6, 444, 489* ss Muyange 541 Muyinga 507, 511 Mveng Engelbert (père) 655 Mwami 19 Mwambutsa (roi) 507, 508 Mwanza 192 Nago(s), Nagot(tes) 282, 289, 290, 291, 294 Nairobi 190, 191, 653 Namibie 84, 155, 166 Nassau Robert 314, 318, 331, 348 nazisme 98 ss N’Djolé 318, 331, 332, 337, 338, 339, 341 Ndoungué 651, 652, 655, 657, 659, 662, 671 négociant 51, 53, 80, 231, 232, 269, 291 Nemlâo 84, 85, 92 Ngozi 507, 511, 513, 514, 533 Niamey 409, 415, 472 Niger 72, 264, 284, 287, 320, 321, 350, 381, 415, 469, 472 Nigeria, nigérian 7, 21, 282, 382, 385, 386, 388, 390, 396, 402, 404, 461, 468, 469, 590, 219, 223, ill. 7 Nil 187, 193, 544 Notre-Dame des Apôtres (Sœurs de, Congrégation) 15, 351, 356, 415, 467 ss, 698 noviciat 61, 201, 204, 407, 469, 486, 487, 522, 597 Nsanzimana Sylvestre 500 Nsasa : voir Zaza
Ntare v (roi) 508, 543 Ntezimana Emmanuel 19, 180, 181, 204 Ntuyahaga Michel (Mgr) 513, 514 Nyakibanda 494 Nyanza 182, 192, 200, 306, 308, 501 Nyassaland : voir Malawi Nyundo 199, 201, 590 Oblats de Marie Immaculée, omi 84, 284, 408, 697 œcuménisme 417, 445, 704 Œuvre de la Sainte-Enfance 359 Œuvre de St Pierre Claver : voir Société (Sodalité) de St Pierre Claver Œuvres Pontificales Missionnaires 15, 503, 504, 512 Ogbodoecine Paul 219, 220*, 221, 223, ill. 7 Ogooué 309, 310, 311, 329, 331, 335, 336, 337, 338, 339, 342, 343, 344 Okanda, Okandais 331, 338, 339, ill. 12 Omaruru 84, 91 ombiasy 686, 693 Omi : voir Oblats de Marie Immaculée Onderwys von (surintendant) 127 ONU 520, 555 O.P. (Ordre des Frères Prêcheurs) : voir Dominicains OPM : voir Œuvres Pontificales Missionnaires Oran 573, 582, 588 Ordre des Frères Prêcheurs 492, 494, 497 orphelinat, orphelin(e)24, 177, 179, 299, 356, 358, 367, 369, 416, 486
713
I n de x
otetela 558, 564 Oubangui (Ou-Bangui) 317, 462 Ouagadougou 228, 383, 397 ss, 411, 699 Ouganda, Uganda 7, 178, 204, 228, 297, 375 ss, 545, 699 Ouidah 71, 72, 74, 77, 79, 227, 263, 264 ss, 271 ss, 279, 282, 287 ss, 698 Oujiji (Ujiji) 300, 301 ouvroir 48, 408, 469, 470 Ovampo 84, 89 Pabré 402, 403, 404, 407 Pahouin(s) 315, 327, 328, 331, 336, 337, 338, 341, 345, 346 Palestine 15, 469, 645, 604 Palimé 401, 457, 458 paludisme : voir malaria Paul vi 527, 563, 619 Pécile M.A. 311 Penzhorn (missionnaire) 116, 124, 139 Père(s) Blanc(s) (Missionnaire d’Afrique) 19, 20, 177, 180, 181, 194, 198, 199, 201, 205 ss, 227, 297 ss, 375 ss, 398 ss, 409, 412, 413, 417, 428, 443, 444, 490, 491, 506, 515 ss, 540, 590, 597, 600, 702 Perez Ramos Pedro 562 Péronnet 52, 53* Perpignan 503, 506, 512, 543 Perraudin André (Mgr) 491, 491, 492, 505, 535*, 590 Perrocheau Jacques (Mgr) 262 peste, peste bovine 130, 131, 132 Petites Sœurs de l’Assomption 574 Peugeot 411 Pie ix 30 Pie xi 447
714
Pie xii 488, 503, 699 Piroird Gabriel (père) 587 Planque Augustin (abbé, père) 72, 73, 74, 265, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 278, 279, 282, 288, 290, 292, 294, 350, 358, 467, 468, 484 Podor 229, 230, 232, 234, 245, 246, 248 policier, police 161, 287, 513, 518, 568, 645 polygamie 564, 569 Pomerleau Yvon (frère) 498, 501 Port Florence (Kisumu) 190, 191 porteurs 193, 194, 195, 196, 197, 202, 281, 342 Porto-Novo 6, 72 ss, 79, 80, 263, 264, 271 ss, 282, 286 ss, 468, 591 Portugal, portugais 25, 53, 47, 71, 73, 74, 75, 79, 81, 80, 82, 84, 86-89, 91, 92, 94, 161, 263, 264, 269, 272, 274, 287, 288, 289, 294, 313, 317, 554, 618, 697 Pouget Justin (père) 177 Préfet, préfecture apostolique 15, 27, 28, 32, 35, 82, 88, 89, 92, 205, 210, 219, 223, 249, 260, 349 ss, 358, 361, 363, 364, 383, 409, 456, 472, 487, 488, 491, 698 Presbytériens 206, 207, 208, 215 Presset Émile 322, 323, 325, 326, 327, 328 Pretoria 113 ss, 118 ss, 123 ss, 127, 134, 137, 140, 142 ss, 145, 149 ss, 153 ss prison, prisonnier 140, 148, 149, 161, 208, 213, 247, 279, 280, 281, 382, 533, 358, 415, 618, 625 procure 190*, 192, 308, 464, 517*, 554*, 555*, 556
I n dex
procureur 88, 93, 272, 275, 301, 303, 304, 305, 448, 454, 557, 613 Propagande (Propagation de la Foi) : voir Congrégation De Propaganda Fide protestant (e, s) 8, 19, 20, 21, 44, 45, 48, 51, 52, 53, 71, 72, 74, 76, 78, 79, 80, 207 ss, 212, 213, 227, 228, 249, 255, 310 ss, 385, 388, 416, 489, 510, 518, 519, 651, 652, 665, 673 ss, 689 ss, 698, 704, 714 Protet Auguste-Léopold (officier de marine) 232, 234, 235, 248 proverbe 425, 595, 598, 600, 605, 606 Pruche Benoît (frère) 498 Prudhomme Claude 19, 343, 590, 685 puériculture 178 Québec, Q(q)uébécois(e) 444, 463, 495, 498, 613, 702, 703 Quillard Constant (Mgr) 472 Quimper 382, 399, 405, 540 Radama Ier 673*, 683 radio 6, 228, 432, 435, 437, 438, 443, 521, 535, 555, 562, 570, 591 ss, 620, 645 ss, 676, 705 Radio Madagascar 645 ss, 676 Radio-Révolution : voir Voix de la Révolution Radio Tour Eiffel 592 Ranavalona Iere 683, 688 Ranavalona II 683, 696 Ratsiraka (Didier) 674, 679, 682 Reading Joseph Hankinson 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329 Rebmann Johannes 43, 698
Rédemptoriste 409, 410, 411, 472 Réformé (e, s) 206, 673, 714 Regina Mundi (Bujumbura) 527 Régis (Victor et Louis, Factorerie, Maison) 264, 270, 272, 275, 276 Reiche (gouverneur) 110, 155 Reims 273, 504, 534, 542 religion traditionnelle, traditions 8, 420, 421, 436, 442, 445, 559, 560, 470, 471, 530, 652, 654, 663, 693, 695 Réunion (Île de La) 20, 25, 26, 30, 43, 44, 46-51, 53, 62, 64, 235, 697 Reuter (missionnaire) 158 Reymond Louis (père) 249, 250, 253, 260, 261 Rhodésie ou Rhodésie du Sud : voir Zimbabwe Rhodésie du Nord : voir Zambie 205 ss Ricards (Mgr) 87 Richard François (père) 205, 375, 704 Richard-Toll 237, 238 Riebstein Émile (père) 385 Rodrigue Gérard (frère) 493 Roger Jacques François 36, 40, 41 Rome 15, 30, 44, 72, 74, 82, 84, 85-88, 93, 179, 190, 219, 220, 250, 259, 265, 268, 272, 282, 289, 295, 349, 352, 363, 364, 382, 384, 387, 388, 393, 398, 399, 408, 437, 447 ss, 454, 455, 456, 463, 467, 468, 472, 494, 495, 514, 588, 589, 592, 640, 699, 702, 704, 705 Rondeau (frère) 492, 494, 495, 497 Rouen 257, 258, 504, 516 Rova 683 Ruanda-Urundi 506
715
I n de x
Ruasa : voir Rwaza Rumonge 532 Rushubi 524 Rustenburg 114, 116 ss, 123, 126, 138 ss Rutovu 507 Rwagasore Louis (Prince) 508, 513, 524, 522, 525, 526, 699 Rwanda, R(r)wandais 11, 15, 19, 20, 21, 177-180, 185, 187, 189, 194197, 199, 429, 430, 443, 444, 487, 489, 490, 491, 492-496, 498, 499, 500, 501, 505-510, 511, 520, 528, 532-539, 541, 545, 546, 567, 582, 590, 698, 699, 702, 713 Rwaza 189, 193, 196, 699 Sacral (régime), sacralité 675, 685689, 694, 695 Saint-Charles (Alger) 177, 189*, 463 Saint-Cœur de Marie (Congrégation, Filles, Société) 81, 251, 258, 698 Saint-Denis (de La Réunion) 43, 44, 48, 49, 50, 62 Saint-Dié 503 Saint-Esprit (Collège) 519 Saint-Etienne 522 Saint Jean (mère) 204, 462* ss Saint-Louis du Sénégal 36, 229, 230, 231, 232, 233, 235, fig. 3 Saint-Martin Yves, Jean 231, 234, 235, 238, 240, 241, 242 Saint-Michel (Bujumbura) 503, 538 St Prospère (Sr M.) 189, 193, 201, 203 Saint-Raymond Paul-Hélène (sœur) 574 Sainte-Geneviève (Bibliothèque) 82
716
Sainte-Marie du Gabon 82, 309 Salembaoré 228, 409 ss Saltpond 358, 361 Samori, Samory 353, 356, 365 Sanson (père) 580, 581 Sao Tomé et Principe 81, 316, 320, 321, 322, 323 santé 27, 29, 35, 40, 48, 56, 58, 65, 73, 77, 78, 107, 116, 132, 142, 159, 163, 173, 175, 234, 267, 268, 270, 271, 279, 285, 325, 347, 363, 364, 372, 421, 423, 425, 503, 505, 530, 583, 619, 701 Save (Issavi) 20, 177, 179, 180, 199*, 698 Schaller François (père) 92 Scheuermann Antoine (père) 64 Schepmann (pasteur) 155 Scheut, Scheutiste(s) 90, 554, 556, 564, 698 Schimpff (abbé) 46, 48, 49 Schmaltz Julien (gouverneur) 26, 27, 31, 35, 39 Schmidt Hildegunde (sœur) 177, 189, 492, 704 Schmidt Wilhelm 389 Schmitt Werner 558 Schulenburg (missionnaire) 136 Schweitzer Albert 20, 699 Schwindenhammer Ignace 82, 84, 86, 261 séculier (prêtre, régime) 57, 685, 686, 504 Sémanne (Dr) 48, 49, 52 séminaire, séminariste 32, 45, 46, 81-84, 88, 116, 117, 177, 192, 195, 204, 219, 220, 222, 223, 224, 249, 251, 252, 254, 268, 270, 282, 288, 289, 351, 382, 390, 403, 404, 405, 407, 430,
I n dex
494, 496, 500, 505, 511, 512, 513, 519, 527-531, 533, 534, 535, 540, 541, 543, 563, 564, 566, 567, 570, 571, 597, 402, 491, 697, 702 Sénégal, S(s)énégalais 20, 23 ss, 227, 229 ss, 249 ss, 313, 469, 478, 494, 591, 697, 698, 699, 703, 705, fig. 3 Sénégambie 261, 461 Senghor Léopold Sédar 655 Septembre Noir 645 ss Séquer Georges (père) 6, 73* ss, 290 Sierra Leone 249, 253, 254, 255, 256, 260, 261, 268, 288, 292, 353, 697 Simeoni Giovanni 87 Sj : voir Jésuite Slattery (père) 450, 454, 455 SMA : voir Société des Missions Africaines (de Lyon) Société de mission à Hermannsburg 107 ss, 111, 121 Société de la mission de Berlin 136 Société des Missions Africaines (de Lyon), SMA 5, 15, 21, 72*, 73, 74, 77, 78, 219, 249*, 250, 252, 260, 264, 265, 266, 268, 282, 287, 288, 289, 381, 382, 385, 387, 398, 404, 409, 468*, 591, 698 Société des missions évangéliques de Paris : voir Mission de Paris Société du Verbe Divin, S.V.D. : voir Verbe Divin de Steyl Société (Sodalité) Saint-Pierre Claver 219*, 220, 223, 384, 385, 451 Soetens Claude 447 Sœurs Blanches (Congrégation de
Notre Dame d’Afrique) 15, 20, 177, 179, 185, 187, 189, 190, 403, 406, 408, 462 ss, 492, 574, 698, 699, 704 Sœurs de Saint-Joseph de Cluny 24, 25*, 26, 30, 227, 229, 232, 697, 703* Sœurs Missionnaires de NotreDame d’Afrique : voir Sœurs Blanches Sokodé 382, 383, 390, 399 Soudan 364 Souza Isidore de (Mgr) 444, 613, 614 Sovu 536, 538 Spindler Marc 443, 444, 645 ss, 651 ss, 673-681, 696, 699, 704 Spiritains (Pères du Saint Esprit) 15, 21, 32, 44, 45, 50, 81, 82, 84, 86, 90, 91, 92, 249, 251, 258*, 261, 428, 439, 697, 698, 705 Springhorn 132, 135 Stanley Pool 89, 94, 95 Steegen Jef (frère) 559 Steürer, Steurer (père) 51*, 52, 53, 54, 55 Strasbourg 5, 88, 351, 444, 704 Streicher Henri (Mgr) 204, 228, 375 ss, 669, ill. 13 Suisse(s) : 24, 254, 311, 318, 322, 389, 430, 432, 489, 491, 492, 499, 501, 535, 560, 590, 662, 706 Sultan 47, 49, 50, 56, 63, 65, 67, 68, 196 Sury (père) 531 swahili, swahilisé 54, 59, 64, 304, 305, 378, 526, 532, 539 Sweens Joseph (Mgr) 181 Sylvestre Réginald (frère) 498 Symphorien (frère) 86
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I n de x
Synode africain 445, 699 Syrie 178, 645 Tabaudo (abbé) 27, 32, 33, 35 Tabora 299, 300, 301, 306 Talagouga 309, 310, 313, 314, 330, 331, 332 Tanda 483, 484, 485 Tanganyika, Tanganyka, Tanganika 178, 192, 299, 308 Tanzanie 7, 297, 299, 541, 542, 543 couv. Ternand (père) 534 Teisserés Urbain (pasteur) 310, 311, 337, 339, 341, 342, ill. 10 Teissier Henri (Mgr) 444, 573* ss, 699 tem 385, ill. 15-16 Tenkodogo 400, 415, 416 Théologie de la libération 615 Thévenoud (Mgr) 399, 406, 407, 408 Tibharine ou Thibérine 574, 582, 587 Togo 10, 228, 352, 381 ss, 385 ss, 398 ss, 415, 451, 456, 457-459, 467, 469, 470, 698, 699, ill. 14-17 Toit Japie de 127 Tozer (Mgr) 51 Transvaal 10, 97 ss, 117, 698, fig. 5 Trarza(s) 231, 237, 247 Trichet Pierre (père) 5, 9, 10, 71, 219, 249, 263, 349, 363, 381, 447, 452, 467, 591, 705, 713 Tshumbe 554, 566 Tudesq André-Jean 437, 443, 704 Tunisie, Tunisien(ne) 297, 444, 576, 597, 598, 599, 601, 605, 606, 609, 610, 611, 702, 713 Tutsi (Batutsi) 9, 508, 509, 520, 544 ss
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Uganda : voir Ouganda Ujiji : voir Oujiji Ukerewe 192 UNESCO 351, 520, ill. 3 Université Nationale du Rwanda (UNR) 15, 189, 489 ss, 699, ill. 20-21 Uprona (parti) 510 Ursulines 23, 26, 252 usine(s) 471, 431, 486, 520, 554, 670 Uwizeyimana Laurien 189 ss, 705 van Hoek (professeur) 129 Vatican 82, 87, 88, 447, 453, 454 Vatican ii 82, 411, 444, 504, 529, 614, 699 Vaudou 451 Verbe Divin de Steyl, S.V.D., 381, 385, 389, 698 Vergès Henri (frère) 574 Verlaguet Waltraud 97 ss, 706 Vermeire Willibald (père) 559 Vermorel Claude (père) 265 ss, 293*, 294 Vicaire, vicariat apostolique 72, 81, 82, 84, 85, 87, 93, 182, 204, 205, 209, 251, 271, 279, 283, 284, 287, 290, 293, 294, 299, 306, 350, 351, 352, 375, 381, 382, 387, 391, 392, 393, 396-399, 401, 453, 454, 457, 459, 462, 492, 535, 590, 699 Vieira Gérard (père) 81 ss, 705 Vien (père) 308 Vietnam 510, 548 village de liberté 227, 363 ss Voix de la Révolution 505, 517, 518 Volkswagen 507, 533, 535 Wade Michael (père) 361
I n dex
wagon 84, 86, 150 Wainwright Geoffrey Washington 517, 613 Wehrmann (missionnaire) 123 ss, 152 Wenhold (missionnaire) 116, 124, 140 Whydah : voir Ouidah Wickert Adam 97, 102, 107 ss, 146, ill. 5-6 Wickert Elisabeth née Wittrock 97 ss, ill. 4-7 Wickert Winfried 97, 102, 108, 133, 153 ss, 157 ss, 160, 163 ss, 166, 170 ss, 172 ss, ill. 5, 6 Willekens Jan (père) 205, 210, 211 Windhoek (bateau) 158, 160 ss Witt (missionnaire) 111 ss Woelffel 456 Xavériens 506, 541
Zaïre, zaïrois 84, 443, 445, 506, 543, 553* ss, 634, 701 Zambèze 89, 206, 336 Zambie (Rhodésie du Nord) 7, 21, 187, 205 ss, 699, 704 Zanahary 682, 692 Zanguebar 44, 49, 90 Zanzibar 9, 20, 21, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 53, 55, 56, 57, 61, 63-66, 83, 300, 301, 302, 698 Zappa Charles (père) 219, 220, 222, 224 Zaza (Nsasa) 177, 194 Zimbabwe 438, 618 Zimmermann (missionnaire) 116, 119, 126 Zitelli (Mgr) 87, 91 Zorn 21, 310, 326, 590, 685, 704 zoro ( joro) 682 Zoulou(s) 109, 11, 698
Yaoundé Yoruba 282, 386, 388
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LES AUTEURS François Bart, membre titulaire de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, est professeur émérite de géographie (Université Bordeaux-Montaigne), membre de l’UMR 5115 IEP/CNRS Les Afriques dans le Monde (LAM), géographe africaniste. Il est également membre du CTHS (section géographie) et du bureau de la Société de Géographie de Bordeaux. Parmi ses principaux ouvrages : Montagnes d’Afrique, terres paysannes, PUB-CEGET, Bordeaux, 1993 ; L’Afrique, continent pluriel (dir.), CNED-SEDES, 2003 ; Natures tropicales, enjeux actuels et perspectives (dir.), Presses Universitaires de Bordeaux, 2011. Il a co-dirigé, entre autres, Afrique des réseaux et mondialisation (Fr. Bart et A. Lenoble-Bart dir.), Karthala-MSHA, 2003 ; Kilimandjaro. Montagne, Mémoire, Modernité, Espaces Tropicaux n° 17, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003 (version anglaise, Mkuki na Nyota Publishers Ltd, Dar es Salaam, 2006). Jean-Marie Bouron a soutenu en 2013 aux Universités de Nantes et de Ouagadougou une thèse portant sur l’histoire comparative de l’évangélisation du Centre-Volta et du Nord-Ghana entre 1945 et 1960. Ses principales publications traitent des questions politico-religieuses, des relations interconfessionnelles, des rapports entre santé et religion, des catéchistes. Edouard Brion de la Congrégation des Sacrés-Cœurs (dit de Picpus) est ancien provincial et missionnaire en RDC. Il réside actuellement à Charleroi. Parmi ses principales publications : L’Église catholique et la Rébellion au Zaïre (1964-1967) in Herbert Weiss et Benoît Verhaegen (dir.) Les Rébellions dans l’Est du Zaïre (1964-1967), Les Cahiers du CEDAF 7-8, décembre 1986, p. 61-78 ; Aux origines du diocèse de Kole Zaïre 1880-1935, Les Cahiers du CEDAF 1-2, mars 1988 ; Un étrange bonheur, Lettres du père Damien lépreux (1885-1889), Paris, Cerf, 1988 (trois éditions, dont une en poche ; traduit en néerlandais, allemand, polonais, espagnol, indonésien) ; Comme un arbre au bord des eaux, le Père Damien apôtre des lépreux, Paris, Cerf, 1994 (traduit en néerlandais, espagnol, chinois) ; Eustache van Lieshout, Des verriers wallons aux chercheurs d’or du Brésil, Namur, Fidélité, Sur la route des saints 25, 2006 (traduit en polonais) ; Joseph Anciaux, Un prêtre wallon au service des Noirs américains, Namur, Fidélité, 2013.
l e s au t e u r s
Jean-Claude Ceillier est membre de la Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs). Il a enseigné dans plusieurs grands séminaires en Afrique Occidentale et publié une brève histoire de l’Église des premiers siècles à l’usage des séminaires africains. Après avoir occupé divers postes de responsabilité dans son institut, il est actuellement en charge du service historique des Pères Blancs. Il est l’auteur d’une Histoire des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs). De la fondation par Mgr Lavigerie à la mort du fondateur (1868-1892) chez Karthala, Paris, 2008. Jean-Pierre Chrétien, historien, est directeur de recherches émérite au CNRS. Il a enseigné à l’École normale supérieure du Burundi puis à l’Université de Lille III, et de 1973 à 2003 il a été chercheur en histoire de l’Afrique au CNRS. Il a dirigé de 1986 à 2001 le laboratoire associé de Paris 1 « Mutations africaines dans la longue durée ». Il poursuit son activité dans le cadre du Centre d’étude des mondes africains (CEMAf, UMR 8171). Ses recherches portent notamment sur l’histoire de la région des Grands Lacs, aux xixe et xxe siècles. Il a publié : Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique (avec M. Kabanda), Belin, 2013 ; L’invention de l’Afrique des Grands lacs. Une histoire du XX e siècle, Karthala, 2010 ; Burundi 1972. Au bord des génocides (avec J.-F. Dupaquier), Karthala, 2007 ; L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Flammarion, 2000 (prix Augustin Thierry) ; Rwanda. Les médias du génocide (en collaboration), Karthala, 1995. Gérard Demeerseman, Père Blanc, s’intéresse aux migrants, aux musulmans et à l’histoire de la mission en Afrique du Nord. Il a été professeur et directeur des études à l’Institut Pontifical d’Études Arabes et d’Islamologie (PISAI) de Rome et a collaboré à l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) de Tunis pendant une dizaine d’années. Il a écrit une biographie de son oncle : André Demeerseman (1901-1993), à Tunis, soixante ans à l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), Karthala, 2014. Catherine Foisy est professeure régulière au Département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) depuis septembre 2013. En 2012, elle a soutenu une thèse de doctorat (Humanities, Université Concordia, Montréal) intitulée « Des Québécois aux frontières : dialogues et affrontements culturels aux dimensions du monde. Récits missionnaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (1945-1980) ». Ses recherches actuelles portent sur les expériences de dialogue interreligieux de religieuses missionnaires québécoises et de populations maghrébines et ouest-africaines musulmanes. Parmi ses publications récentes : « La décennie 1960 des missionnaires québécois : vers de nouvelles dynamiques de circulation des
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personnes, des idées et des pratiques » Bulletin d’histoire politique, vol. 23, n° 1, automne 2014, p. 24-41 ; « Héritières d’un projet, porteuses d’un charisme : regards de missionnaires québécoises sur la rénovation de leur institut », Histoire, monde et cultures religieuses, n° 27, octobre 2013 ; « ChristianMuslim Dialogue in Practice : The Story of a French Canadian Mission to Indonesia, 1974-83 », International Bulletin of Missionary Research (IBMR), 37:3, July 2013, p. 167-171. Didier Galibert, agrégé d’histoire, a vécu et enseigné à Madagascar de 1990 à 1996 puis a été chargé de cours en histoire à l’Université de La Réunion et chercheur associé au Centre de recherches et d’études sur les sociétés de l’océan Indien (CRESOI-Université de La Réunion) de 2004 à 2007. Il a publié une thèse en anthropologie sur Les Gens du pouvoir à Madagascar. État postcolonial, légitimités et territoire (1956-2002), Karthala, 2011 [2009]. Chercheur associé à l’UMR 5115 IEP/CNRS Les Afriques dans le monde (LAM), ses recherches actuelles portent sur les effets de l’effondrement global de la légitimité du politique à Madagascar : conflits fonciers, recul de la médiation des Églises dans l’agenda politique, désinstitutionnalisation de l’État. Émilie Gangnat, docteur en histoire de l’art. Sa thèse, soutenue en 2011 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, proposait une analyse du fonds photographique de la Société des missions évangéliques de Paris. Ses recherches portent sur l’histoire visuelle des missions et le développement des stéréotypes et des imaginaires à travers l’image en contexte missionnaire. Elle a co-dirigé Mission et cinéma, Karthala, 2013. Geneviève Lecuir-Nemo, docteur en Histoire contemporaine (Paris I, CRA, 1995), a enseigné au Sénégal de 1971 à 1999. Son long séjour en Afrique l’a conduite à s’intéresser aux missions, à la place qu’y tiennent les femmes et à y consacrer sa thèse : Femmes et vocation missionnaire. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion (Presses universitaires du septentrion, thèse à la carte, Villeneuve d’Ascq, 1997). Elle a publié également une biographie d’Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des sœurs de SaintJoseph de Cluny (1779-1851), Karthala, 2001. Annie Lenoble-Bart, agrégée d’histoire, est professeur émérite en Sciences de l’Information et de la Communication (Université Bordeaux-Montaigne). Elle a été assistante à l’Université Nationale du Rwanda de 1977 à 1983. Ses principales publications concernent l’Afrique et/ou des études de
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presse. Parmi celles-ci : Afrique Nouvelle. Un hebdomadaire catholique dans l’histoire (1947-1987), Maison des Sciences de l’Homme, Talence, 1996. Elle a collaboré, entre autres, avec André-Jean Tudesq, cf. Pour connaître les médias d’Afrique subsaharienne. Problématiques, sources et ressources, IFASIFRA-MSHA-Karthala, 2008, ainsi qu’à des ouvrages du CREDIC : Marc Spindler et A. Lenoble-Bart (dir.), Chrétiens d’outre-mer en Europe. Un autre visage de l’immigration, Karthala, 2000 ; M. Spindler et A. Lenoble-Bart (dir.), Spiritualités missionnaires contemporaines, Entre charismes et institutions, Karthala, Paris, 2007 ; Émilie Gangnat, Annie Lenoble-Bart, Jean-François Zorn (dir.), Mission et cinéma, Karthala, 2013. Catherine Marin, enseignant-chercheur en Histoire de l’Église et directrice-adjointe de l’ISTR (Institut de science et théologie des religions) à l’Institut Catholique de Paris. Ses travaux portent surtout sur les missions aux xviie et xviiie siècles au Canada et en Asie (cf. sous sa direction, Les écritures de la mission en Extrême-Orient. Le choc de l’arrivée, XVIIIe-XX e siècles : de l’attente à la réalité. Chine – Asie du Sud-Est – Japon, Turnhout, Brepols, 2007 ; Femmes missionnaires en Asie, coll. « En mission avec les MEP », éditions Fremur, 2011) mais aussi sur les femmes en mission au xixe siècle. François Richard, missionnaire d’Afrique, ordonné en 1966, est depuis 2010 archiviste à Rome de sa société. Après des études à Strasbourg (196673), il a été en poste de 1973 à 1985 et de 1990-à 1992 en Zambie avec une interruption de cinq ans pour prendre la direction de la maison de formation des Pères Blancs à Toulouse. Provincial de France à Paris de 1992 à 1998, il devient Supérieur général à Rome jusqu’en 2004. Il repart ensuite comme missionnaire en Zambie (2004-2010). Hildegunde Schmidt, membre de la Congrégation des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Sœurs Blanches), après 24 ans de vie missionnaire en Zambie, est depuis 2001 archiviste de sa Congrégation. Marc Spindler, Docteur d’État en théologie protestante (Strasbourg 1967). Pasteur en Alsace, il a été envoyé en mission à Madagascar en 1961 par la Société des missions évangéliques de Paris sous l’autorité des Églises protestantes malgaches devenues autonomes. De retour en Europe, il a été professeur de missiologie et d’œcuménisme à l’université de Leyde (PaysBas) et directeur de l’IIMO (Institut interuniversitaire de recherche missiologique et œcuménique) de 1974 à 1995. Depuis 1996 il est chercheur associé au Centre d’étude d’Afrique noire, devenu UMR 5115 IEP/CNRS Les Afriques dans le Monde (LAM). Il a été très engagé dans l’Association
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internationale d’études missionnaires, dans le CREDIC et l’AFOM. Il est membre associé de l’Académie Malgache. Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer : La mission, combat pour le salut du monde, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé (Bibliothèque théologique), 1967 ; Pour une théologie de l’espace, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1968 (Cahier Théologique 59). Mission Reaffirmed : Recent authoritative statements of Churches around the world (1982-1991), Leyde, IIMO, 1991, (coll.) ; Missiology : An Ecumenical Introduction. Texts and Contexts of Global Christianity, Grand Rapids : Eerdmans, 1995, (coll.) ; Dictionnaire œcuménique de missiologie, Paris, Cerf, 2001 ; (coll.), Spiritualités missionnaires contemporaines : entre charismes et institutions, Paris, Karthala, 2007. Pierre Trichet, membre de la Société des Missions Africaines, a servi en Côte d’Ivoire entre 1960 et 2004, notamment dans le domaine des médias : il y a dirigé des bulletins et journaux religieux. Il a animé l’émission catholique à la radio pendant plusieurs années. Depuis 2004, il est archiviste des Missions Africaines, à Rome. Principales publications : Côte d’Ivoire : les premiers pas d’une Église, Abidjan, Éditions La Nouvelle, 1994-1996, 4 vol. couvrant la période 1895-1960 ; Renzo Mandirola et Pierre Trichet, Lettres du Dahomey. Correspondance des premiers Pères de la Société des Missions Africaines (avril 1861-avril 1862), Karthala, 2011. Laurien Uwizeyimana est professeur de géographie à l’Université de Toulouse II-Jean Jaurès. Il est membre de l’UMR Dynamiques rurales. Gérard Vieira, Spiritain, après ses études d’histoire à l’université de Rennes, a été nommé en Guinée en 1954. Il y a enseigné jusqu’à la nationalisation des écoles privées en 1961. Choisi en 1962 comme vicaire général par Mgr Tchidimbo, expulsé comme tous les missionnaires en 1967, il est passé au Sénégal. Il y a rempli diverses fonctions, dont celle de supérieur du district spiritain (Sénégal, Guinée, Guinée-Bissau, Mauritanie), jusqu’en 1998. Il a été rappelé alors pour s’occuper des archives générales de la congrégation du Saint-Esprit. Il s’est occupé d’éditer toute la correspondance du père Duparquet chez Karthala : Le Père Duparquet Missionnaire ou explorateur ? – Lettres et Écrits, t. I (1852-1865) ; t. II (1866 à 1869) ; t. III (1870-1876). Le t. IV était en voie d’achèvement – comme cette Anthologie – au moment où il est décédé (11 octobre 2014). Auparavant il avait consacré trois volumes à la Guinée : Sous le signe du laïcat. L’Église catholique en Guinée, t. I (1875-1925), St Paul, Dakar, 1992 ; t. II (Le temps des prémices, 1925-1958), St Paul, Dakar, 1998 ; t. III (L’Église catholique en Guinée à l’épreuve de Sékou Touré, 1958-1984), Karthala, 2005.
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Waltraud Verlaguet, née en 1950, a fait ses études de médecine à Giessen (Allemagne) et Lausanne (Suisse). Docteur en 1974, elle a exercé la médecine générale en France de 1978 à1993. Ses études de théologie à Montpellier ont abouti à une thèse sur Mechthild de Magdebourg (2003). Auteur de quelques ouvrages sur Mechthild de Magdebourg et sur la mystique (La Lumière fluente de la Divinité, trad. de l’œuvre de Mechthild de Magdebourg, Jérôme Million, 2003 ; L’ « éloignance », la théologie de Mechthild de Magdebourg, Peter Lang 2005 ; Comment suivre Dieu quand Dieu n’est pas là ?, Cerf, 2006, Mystique et spiritualité, est-ce bien raisonnable ?, L’Harmattan 2010). Engagée dans la réflexion sur le cinéma, elle est rédactrice en chef de Vu de Pro-Fil. Membre de PRO-FIL et d’INTERFILM, elle a mis à jour l’article « Cinéma » dans la nouvelle édition de l’Encyclopédie du Protestantisme.
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TABLE DES ILLUSTRATIONS Couverture : Bagamoyo, Tanzanie (photo A. Lenoble-Bart, 1999) Cahier : 1 : Mère Rosalie Javouhey 2 : Première école catholique à Lagos (1882) 3a et b : Châteaux d’Elmina et de Cape Coast 4 : Elisabeth Wickert peu avant sa mort 5 : Elisabeth Wickert et trois de ses enfants (1893) 6a et b : La Bible familiale de la famille Wickert 7 : Paul Ogbodoecine, premier prêtre nigérian 8 : Soldat dahoméen 9 : Statuettes djedji 10 : Les pasteurs Allégret et Teisserés avec leurs trois boys 11 : En voyage, Gabon, 1889/1890 12 : Campement en pays okanda, 1890 13 : Portrait de Mgr Streicher 14 : Mgr Cessou à Lomé 15 et 16 : Livre de prière Tem-Kotokoli (Togo) 17 : Premier syllabaire kabrais-losso (Togo) 18 : P. Coulon à l’imprimerie de La Semaine (décembre 1977) 19 : La « une » d’un numéro historique de La Semaine (27 mars 1977) 20 : Signature de la convention de création de l’UNR 21 : 5e anniversaire de l’UNR 22 : Le père André Demeerseman
TABLE DES FIGURES 1 : Localisation des principaux lieux cités 12-13 2 : Routes missionnaires en Afrique de l’Est 14 3 : Saint-Louis du Sénégal, La France pittoresque, 1835 30 4 : Préfectures apostoliques de la moitié sud de l’Afrique 83 5 : L’Afrique du Sud d’Elisabeth Wittrock 100 6 et 7 : Évolution des circonscriptions et des postes de mission en Rhodésie du Nord 206 8 : Diocèse de Fada N’Gourma (Haute Volta) en 1975 410
TABLE DES MATIÈRES Introduction
5
Principaux sigles
15 première partie
PREMIERS DÉPARTS, PREMIÈRES RÉALISATIONS À la rencontre de pionniers
23
Mère Rosalie Javouhey à l’épreuve des réalités. Saint-Louis du Sénégal (1820) (Geneviève Lecuir-Nemo)
23
De Zanzibar à Bagamoyo, débuts de la présence spiritaine en Afrique de l’Est (1860-1869) (Annie et François Bart)
43
La première communauté catholique de Lagos, made in Brazil (Pierre Trichet)
71
Le père Duparquet, Spiritain et explorateur, lettres de 1886 et 1888 (Gérard Vieira)
81
Entre Mahanaïm et Morgensonne. Femme de missionnaire au Transvaal (1880-1908) (Waltraud Verlaguet)
97
Première fondation des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Sœurs Blanches) au Rwanda, 13 mars 1909 (Hildegunde Schmidt)
177
Consolidation de la mission
187
Un voyage dans l’inconnu de l’Afrique Centrale : début du diaire de Rwaza, Rwanda (septembre-décembre 1913) (Hildegunde Schmidt, avec L. Uwizeyimana et A. LenobleBart)
189
729
Ta b l e d e s m a t i è r e s
Préhistoire (1935-1939) de la mission de Lumezi (Zambie) (François Richard)
205
« L’Esprit souffle où il veut » : itinéraire du premier prêtre nigérian (Pierre Trichet)
219
partie deuxième VIE DES MISSIONS
730
Quotidien du XIXe siècle
229
L’expédition de Podor (1854) vécue par une religieuse de St Joseph de Cluny (Geneviève Lecuir-Nemo)
229
L’équipement d’une mission : Dakar en 1858 (Pierre Trichet)
249
Lettres du Dahomey (Pierre Trichet)
263
Lettre de missionnaires d’Afrique Équatoriale au Conseil Général de leur Société – 1884 (Jean-Claude Ceillier)
297
Élie Allégret au Gabon, 1889-1891 : lettres à Alfred Boegner et journal (Émilie Gangnat)
309
Esclavage et sacrifices humains perdurent : le cas de la Gold Coast Rapport du préfet apostolique, 25 février 1898 (Pierre Trichet)
349
Une réponse aux besoins de l’époque : les villages de liberté. Rapport de Jules Moury (1911) (Pierre Trichet)
363
Quotidien plus contemporain
375
Visite pastorale de Mgr Streicher en Ouganda (1916) (François Richard)
375
Circulaires de Mgr Cessou (Pierre Trichet)
381
La valeur de l’anecdote. Extraits des Mémoires du père Balluet, rédemptoriste en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) (JeanMarie Bouron)
409
Ta b l e d e s m a t i è r e s
Missionnaire et journaliste : Paul Coulon à Brazzaville (1977) (Annie Lenoble-Bart)
427
troisième partie MUTATIONS DANS LA MISSION Évolutions au fil du temps
447
Comment fut préparée l’exposition d’art chrétien indigène, prévue à Rome pour 1940, puis 1942, enfin réalisée en 1950 (Pierre Trichet)
447
Partir et ne plus revenir… ? Circulaire des Sœurs de N. D. d’Afrique (1930) (Catherine Marin)
461
Journal de voyage en Côte d’Ivoire de Mère Marcellus, nda, (1956) (Catherine Marin)
467
La création d’une Université Nationale rwandaise par les Dominicains (1963) (Annie Lenoble-Bart)
489
Courrier du père L’heureux, prêtre Fidei donum au Burundi (1968-1971) (Jean-Pierre Chrétien)
503
Une mission de brousse au temps du Président Mobutu (1974) (Édouard Brion)
553
Chrétiens en Algérie (1994 et 1996). Textes de Mgr Teissier (Annie Lenoble-Bart, avec Mgr Teissier)
573
La mission et les Églises en question
589
Le père Aupiais passe par la radio pour « réhabiliter les Noirs » (1929) (Pierre Trichet)
591
À la recherche des possibilités de l’âme tunisienne (Gérard Demeerseman)
597
731
Ta b l e d e s m a t i è r e s
732
Annoncer Jésus-Christ et Libérer l’homme en Afrique : Authenticité africaine, conférence de Mgr De Souza (1976) (Catherine Foisy)
613
Prédication radiodiffusée de Marc Spindler, 10 septembre 1972, Radio Madagascar (chaîne française) après le massacre aux Jeux Olympiques de Munich (Marc Spindler)
645
Technique et adoration. Une correspondance théologique d’Étienne Domché et Marc Spindler (1986) (Marc Spindler)
651
Un État peut-il être laïque ?, Conférence prononcée à l’Église réformée d’Andohalo (Antananarivo) le 2 mars 1996 par le pasteur Marc Spindler à l’occasion du centenaire de l’établissement du culte protestant français dans la capitale (Didier Galibert)
673
Repères chronologiques
697
Index
705
Les auteurs
721
Table des illustrations et des cartes
727
Table des figures
728