Des historiens africains en Afrique. L'histoire d'hier et d'aujourd'hui: Logiques du passé et dynamiques actuelles 2738469086, 9782738469083

Quinze historiens africains, actuellement en poste dans des universités d'Afrique francophone, se sont réunis pour

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French Pages 360 [343] Year 1998

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Des historiens africains en Afrique. L'histoire d'hier et d'aujourd'hui: Logiques du passé et dynamiques actuelles
 2738469086, 9782738469083

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DES HISTORIENS AFRICAINS EN AFRIQUE L'Histoire d'hier et d'aujourd'hui: logiques du passé et dynamiques actuelles

Réalisation avec le concours du Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (DAGIC) et de l'Université Paris VII Denis Diderot @ L'Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-6908-6

Groupe« Afrique Noire» Cahier n° 17-18

DES HISTORIENS AFRICAINS EN AFRIQUE L'histoire

d'hier et d'aujourd'hui: logiques du passé et dynamiques actuelles

Textes rassemblés par :

Catherine COQUERY -VIDROVITCH,

Odile GOERG

et Hervé TENOUX

Cahier Afrique Noire Laboratoire « Sociétés en Développement dans l'Espace et le Temps»

- ESA

7063

- Université

L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE

Paris VII Denis Diderot

L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9

Ouvrages sur l'Afrique noire du laboratoire disponible aux Editions l'Harmattan: Cahier "Afrique noire" n05, 1980-81 : "Histoire des villes et des sociétés urbaines en Afrique noire 1 - Les villes précoloniales", 247 p. Cahier "Afrique noire" n06, 1981-82 : "Histoire des villes et des sociétés urbaines en Afrique noire 2 Les villes coloniales", 269 p.

-

Cahier "Afrique noire" n07, 1982-83: "Problèmes urbains contemporains en Afrique; recherches diverses", 175 p. Cahier "Afrique noire" n08, 1983-84: "Histoire démographique; concept d'ethnie; recherches diverses", 208 p. Cahier "Afrique noire" n09, 1984-85 : "Autour de la conférence de Berlin", 186 p. Cahier "Afrique noire" nOlO: "Dialoguer avec le léopard? Pratiques, savoirs et actes du peuple face au politique en Afrique noire contemporaine", B. lewsiewicki et H.Moniot (dir.), 149 p. Cahier "Afrique noire" nOll, 1987: "L'histoire des femmes en Afrique", 164 p. Cahier "Afrique noire" n° 12, 1989 : "Le mouvement associatif des jeunes en Afrique noire francophone au XXe siècle, Sociétés-Villes-Cultures", recherches réunies par Hélène d' Almeida-Topor et Odile Goerg, 264 p. Cahier "Afrique noire" nOB, 1992 : "Rencontres franco-allemandes sur l'Afrique, Lettres, Sciences humaines et Sociales", Hélène d'Almeida-Topor et Janos Riesz (eds),143 p. Cahier "Afrique noire" nOI4-15, 1993 : "Histoire africaine du XXe siècle, SociétésVilles-Cultures", Catherine Coquery-Vidrovitch (ed), 264 p. Cahier "Afrique noire" n016, 1996: "L'histoire africaine en Afrique. Recensement analytique des travaux universitaires inédits soutenus dans les Universités francophones d'Afrique noire", Chantal Chanson-Jabeur et Catherine Coquery-Vidrovitch (eds), 245 p. Michel Cahen (ed), Bourgs et villes en Afrique lusophone, 1989,300 p. Catherine Coquery- Vidrovitch, Hélène d' Almeida-Topor, Odile Goerg et Françoise Guitard (éds), Lesjeunes en Afrique, 2 volumes, 1992,571 p. + 526 p. Catherine Coquery- Vidrovitchet Odile Goerg (eds), La ville européenne outre mers un modèle conquérant? (XVe-XXe siècles), 1996,302 p. Catherine Coquery-Vidrovitch, Hélène d'Almeida-Topor et Jacques Sénéchal (eds), Interdépendancesvilles-Campagnes en Afrique. Mobilité des hommes. circulation des biens et diffusion des modèles depuis l'indépendance. 1996,294 p.

Introduction

Les relations entre l'Europe et l'Aftique ont souvent pris et prennent encore l'allure d'allers retours en termes de circulation de personnes, d'idées ou de productions livresques. Après avoir été souvent formés pour un certain nombre d'entre eux dans des universités ftançaises, les historiens afticains retournent dans leur pays pour y former à leur tour d'autres générations d'historiens, y diffuser leur savoir-faire et poursuivre, autant que possible, leurs propres recherches. Pour perpétuer les contacts scientifiques et permettre des conftontations fécondes, indispensables à l'avancement de la recherche, deux journées d'étude réunirent en mai 1996 divers historiens ftancophones de l'Aftique, depuis le Tchad jusqu'aux bords du Zaïre ou du Sénégal. L'occasion leur était ainsi donnée de présenter un pan de leurs travaux et de partager des connaissances dont l'accumulation enrichit peu à peu le savoir sur l'histoire de l'Aftique. Par le biais d'exposés croisés sous-tendus par une réflexion méthodologique, la possibilité leur fut aussi offerte de conftonter leurs perspectives de recherche au renouvellement des sciences sociales tel qu'il intervient actuellement sur le plan international, et d'échanger leurs réactions. Les historiens, venus de onze pays, purent également aborder des questions de pédagogie, d'enseignement et de concertation inter-régionale. Paradoxalement en effet cette rencontre, à l'initiative du laboratoire "Sociétés en Développement dans l'Espace et le Temps" (SEDET, ex-LTMA), de l'université de Paris 7-Denis-Diderot et de l'LU.F. (Institut universitaire de France), eut lieu à Paris, loin des terres afticaines, tant la collaboratiOl. inter-afticaine reste difficile pour des raisons de contingence, même si les conférences historiques d'envergure comme celles qui se sont récemment tenues à Dakar ou à Gorée (Centenaire de l'AOF 1995, colloque sur la traite 1997), Ouidah (Route des Esclaves 1995), Ouagadougou (centenaire du Burkina-Faso 1996), Lomé (centenaire de la ville de Lomé 1997) ou Bobo-Dioulasso (id. 1997) marquent un tournant net en ce domaine au moins dans le monde ftancophone ouest-afticain. A la lumière des articles proposés et au-delà des thématiques proprement deux constats majeurs s'imposent: sur continuité-héritage-rupture préoccupations

d'une part la permanence des interrogations

par rapport à la colonisation,

de l'autre l'ancrage

historiques dans le temps présent, celui de la démocratisation

et des difficultés

économiques.

Soumis aux contraintes

dites, portant

d'un quotidien

des

laborieuse complexe,

8 citoyens souvent actifs dans leur propre pays, les historiens se font porte-parole indirects de la société civile. L'histoire de l'Afiique noire qui s'écrit aujourd'hui reflète effectivement les préoccupations du temps présent tout en appréciant les héritages des passés précoloniaux, coloniaux et des premières années de l'indépendance. L'étude du foncier dans les villes afiicaines fait par exemple surgir des questions où s'entremêlent pratiques anciennes et spéculation actuelle (Boureima Gado, Doulaye Konaté), les politiques sanitaires se réapproprient la médecine traditionnelle à un moment où le médicament occidental se paie au prix fort (Claude Sissao, Arzika Ayouba), ou bien encore le politique réinvestit la pratique de l'initiation pour asseoir son emprise sur le corps électoral (Fassinet Beavogui). Dans la majorité des cas, les préoccupations contemporaines se combinent au souci de la longue durée. L'examen part des héritages et des changements coloniaux, conceptuels ou légaux, pour déboucher sur les avatars actuels. L'analyse des élites socio-politiques, proposée pour le Togo, s'efforce de prendre en compte le contexte géo-politique régional pour préciser les évolutions locales. Elle met notamment en valeur l'opposition entre la façade littorale, intégrée de longue date au circuit des échanges internationaux et des influences extérieures, et l'hinterland aux mutations plus lentes et plus récentes (Michel Akue-Goeh). La crise économique persistante liée à la dévaluation récente du franc CFA a ainsi abouti à la résurgence de pratiques médicales traditionnelles, moins onéreuses, que l'Etat s'efforce de codifier, reprenant des recherches amorcées dans les années 1950, parfois auparavant, par les instances coloniales (Claude Sissao). Sébastien Dossa Sotindjo met en évidence les mécanismes de production du foncier dans un quartier péri-urbain de Cotonou, mêlant des stratégies personnelles à l'exploitation des failles du système légal, hérité de la colonisation. Les thématiques procèdent parfois d'approches classiques (histoire d'un domaine économique ou d'une catégorie sociale...);

elles révèlent aussi un

renouvellement des problématiques: on apprécie le dépassement de l'opposition entre sources (orales / écrites) aujourd'hui reconnues comme complémentaires, le travail effectué vis-à-vis de perspectives strictement nationales, et le rejet d'une opposition primaire entre colonisateurs et colonisés, entre Afiicains et Européens ou entre passé et présent. Il est dans ce domaine intéressant de confronter les articles présentés ici à la recension des mémoires et travaux inédits déposés dans un certain nombre de départements d'histoire des universités francophones d'Afrique, tels que répertoriés

9 dans un inventaire récene : celui-ci montre, en effet, à quel point les sujets de maîtrise et de thèse proposés depuis une quinzaine d'années et jusqu'à une date récente mettaient l'accent sur un type d'études nettement plus traditionnel; la plupart sont constituées de monographies régionales dans un cadre assez strictement national, à partir de catégories de sources parfois trop nettement différenciées (orales versus écrites notamment). Le thème le plus souvent privilégié fut celui de reconstitutions précoloniales à tendance plus factuelle que problématique, ainsi que le fait remarquer ici même Odile Chatap à propos de l'histoire des femmes au Cameroun. Or même si les nouvelles tendances de la recherche peuvent parfois apparaître encore timides, il est évident que les historiens afTicains responsables aujourd'hui de l'enseignement supérieur ont largement dépassé cette étape. Ainsi Ibrahima Thioub ose poser la question des collaborations locales à la soumission des populations en Guinée portugaise, ou Ibrahima Barry n'hésite pas à souligner les contradictions et les conflits internes de l'état théocratique du Fuuta Jaloo qui facilitèrent la prise de pouvoir par les Français en 1896. L'évocation sur la longue durée de la société du Poro permet aussi à Facinet Béavogui de mettre en évidence tout à la fois les sens anciens, les évolutions et les utilisations politiques actuelles. Léon Kaptué suit pour sa part l'impact du mouvement associatif de type exogène sur des formations paysannes au Cameroun, en liaison avec l'introduction de nouvelles cultures (le café) et les mutations politiques de la période des indépendances. Cheikh Faty Faye envisage à Dakar les revendications des colonisés lors des années suivant la grande dépression alors que le coût de la vie reste élevé. L'originalité peut résider également dans l'étude de groupes jusqu'alors ignorés ou marginaux envisagés dans leur insertion régionale ou dans une perspective chronologique large. Bellarmin Coffi Codo s'interroge ainsi sur la position des AfTo-Brésiliens dans le contexte de la mainmise coloniale au Dahomey, tandis que Mamadou Fall pose la question de l'ethnicité en relation avec les réseaux commerciaux de Sénégambie du XVIIIe au XXe siècle. Enfin Odile Chatap suggère la façon dont l'histoire des femmes doit être sur place entreprise aujourd'hui. Même si les écrits et les archives coloniales restent le matériau essentiel pour l'élaboration de ces recherches, les sources orales sont largement utilisées, notamment par le biais des enquêtes. Les historiens contemporanéistes s'efforcent ainsi de

1

C. Chanson-Jabeuret C. Coquery-Vidrovitch(eds.),L 'Histoireafricaineen Afrique. Recensement

analytique des travaux universitaires inédits soutenus dans les universités francophones noire. Paris, L'Harmattan, 1995. Le volume II est en préparation.

d'Afrique

10 renouveler la gamme des sources à exploiter, avec plus ou moins de succès. Messan Aduayom propose aussi des pistes méthodologiques pour reconstituer une histoire culturelle au temps de la traite des esclaves. Avant de livrer aux lecteurs les 1Tuitsd'une recherche éclatée sur plusieurs pays, il convient de donner quelques précisions sm: la présentation et le contenu des articles. Le travail d'édition assuré par C. Coquery-Vidrovitch, Odile Goerg et Hervé Tenoux n'enlève rien à la spécificité de chaque contribution et à la responsabilité personnelle des auteurs. Les idées défendues restent les leurs, reflétant autant leur personnalité qu'une étape dans l'historiographie

où les notions d'anti-impérialisme

et de

nationalisme continuent à jouer leur rôle. Par ailleurs ont été respectées les graphies adoptées par les divers auteurs pour les noms de peuples ou de régions, en raison de l'orthographe en usage parfois différente selon les pays; ceci explique qu'ils peuvent se retrouver sous une autre forme d'un article à l'autre, à l'instar de Fouta Djalon / Fuuta Jaloo2. La présentation des références bibliographiques peut légèrement varier d'un auteur à l'autre, en raison de leurs préférences. Tel qu'il est, l'ouvrage ne prétend évidemment pas à l'exhaustivité. Il a rassemblé

un

certain

nombre

d'historiens

plutôt

spécialistes

de

l'époque

contemporaine, dont la plupart mais pas tous ont eu des rapports privilégiés avec le laboratoire de l'Université Paris-7 Denis Diderot "Sociétés en Développement dans l'Espace et le Temps" (SEDET, ex-LTMA ou "Tiers-mondes, Afrique"), ce qui a facilité les contacts. Ce livre souhaite faire entendre leur voix alors que les possibilités de diffusion intra-africaine ont tendance à devenir de plus en plus aléatoires; il s'agit de faire mesurer leurs préoccupations, leurs ouvertures et leurs besoins. Cette rencontre sur l'Afrique s'est aussi voulue un dialogue entre historiens francophones d'Afrique et d'ailleurs. Ces derniers sont intervenus tour à tour, moins pour présenter des études de cas que pour tenter de cerner les interrogations soulevées par les contributions que nos collègues africains avaient pris soin d'envoyer par avance afm de préparer le débat.

2 On ne trouvera pas ici le texte de trois des participants: celui de Moukhtar Bachar Moukhtar, enseignant à l'Université du Tchad, ne nous est malheureusement pas parvenu, non plus que la version révisée des articles de Sylvain Agninikin (Université nationale du Bénin) et d'Abdul Sow (ENS de Dakar).

11 M. Bertraneu, chargé de mission auprès du Ministre délégué à la Coopération, a introduit les journées en indiquant les grandes lignes de la coopération universitaire ftançaise qui entend aider les établissements à travailler ensemble sur des bases pluriannuelles et redevenir attentif aux sciences sociales. Puis Hervé Tenoux3 et les organisatrices, Catherine Coquery- Vidrovitch et Odile Goerg, ont présenté chacune des quatre sessions thématiques privilégiées:

les sources, le fait politique, la question

culturelle et les acteurs socio-économiques. Ces contributions n'étant pas publiées ici, nous en rappelons brièvement le contenu. Marie-Albane de Suremain a posé la question des sources coloniales et de leur critique à partir de sa propre recherche sur l'historiographie des sciences sociales africanistes de langue française.4 Ont aussi été abordées par Odile Goerg l'analyse de la culture matérielle et l'inventaire des sources iconographiques disponibles: collections de cartes postales anciennes et de photos coloniales ou africaines révélatrices de lieux, de bâtiments, de personnages ou de scènes de la vie quotidienne, ou bien encore la richesse des récits de vie. Florence Bemault, Professeur à l'Université du Wisconsin, s'est appuyée sur son étude des Démocraties ambigües en Afrique centrale5 pour introduire le débat en histoire politique. Elle a souligné que le choc de la colonisation a procédé à une destruction des dynamiques antérieures qui se voulait radicale mais a été loin d'être totale. Les peuples ont apparemment perdu la capacité d'encadrer leur propre transformation, mais les épaves subsistant de l'ancienne société se sont imbriquées à de nouveaux référents, fabriquant une culture politique hybride, faite entre autres de conflits multiples et de mouvements messianiques divers dénotant une inventivité foisonnante mais versatile. Il faut donc se garder d'opposer "l'ordre colonial" aux institutions antérieures. Le tout constitue un espace de pouvoir unique bien que traversé par d'énormes fractures. Bogumil Jewsiewicki, professeur à l'Université Laval (Québec, Canada) a posé la question des rapports entre histoire nationale et histoire africaine; il a insisté sur la nécessité d'analyser l'enchevêtrement des différents modes de domination, depuis les terroirs et les cultures politiques locales jusqu'à l'Etat, et de faire le partage entre l'Etat institutionnel et l'Etat réel; il a aussi souligné la nécessité de décrypter les paroles de 3 Docteur de l'Université Paris-7, actuellement ATER en histoire dans la même université. 4 M.-A. de Suremain, agrégée d'Histoire et ancienne élève de l'ENS (Fontenay-Saint-Cloud), se trouve actuellement à Columbia University dans le cadre d'un échange avec l'Université Paris 7. Sa thèse est en cours sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch. 5 Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965, Karthala, 1996.

12 pouvoir qui démontrent entre autres la capacité des Etats indépendants à se confonner à l'ordre international dominant et à le transfonner en discours institutionnel. Mais les élites manquent des ressources nécessaires à leur propre reproduction, et la distance des sociétés par rapport à l'Etat central fait perdre de vue la rationalité des acteurs, tandis que les campagnes électorales se cantonnent à la carte du terroir. On renvoie pour éclairer le débat du politique à la revue Africa Development du CODESRIA. Françoise Raison, professeur à l'Université Paris-7, a abordé la problématique par le biais des médiateurs culturels dans une société où aujourd'hui les deux-tiers des habitants sont nés après les indépendances: d'où le rejet de la mémoire coloniale, et en particulier des luttes qui ont échoué (comme la révolte malgache de 1947). On assiste aussi à la fm dé repères identificatoires dichotomiques:

"négritude", "authenticité".

C'est à la suite du reflux de l'idéologie que le culturel trouve une place de choix: on a bradé l'aspect socio-économique au profit du religieux. Ce qu'il faut en retenir de positif est la restitution de la quotidienneté à travers la mémoire, les histoires de vie, la connaissance de la langue de l'intérieur avec toutes ses ambigurtés possibles, bref la déstructuration des savoirs et des concepts utilisés par la "bibliothèque coloniale", selon le mot de Valentin Mudimbe. Ainsi, par des biais divers, cet ouvrage offie, sous des angles variés, une relecture de l'histoire africaine sortant des chemins battus de la gloire nationale des années 1960 ou des clichés de l'histoire coloniale stricto sensu. L'échantillon des textes africains est apparu suffisamment représentatif pour mériter publication en dépit de la diversité des thèmes, tous néanmoins sous-tendus par la même volonté de mettre à cpntribution le pass~ pour comprendre le présent. Des questionnements originaux éclairent de manière heureuse une histoire qui s'enrichit chaque jour. Ces échanges témoignent du dynamisme des recherches en Afrique, masqué en partie par le problème de leur diffusion. Catherine Coquery-Vidrovitch,Odile Goerg et Hervé Tenoux.

-I STRUCTURES

HERITEES, ADAPTATIONS

INNOVATIONS

ET

Plaidoyer pour une histoire des idées dans les sociétés de la baie du Bénin au temps de la traite atlantique:

problème de méthodologie et de sources Aduayom Messan Adimado1

Historiens, anthropologues, sociologues, économistes et autres chercheurs, dans leur grande majorité, reconnaissent que le commerce atlantique et plus particulièrement la traite négrière eut un impact considérable sur les sociétés africaines. Déjà en 1887, Edward W. Blyden accusait les négriers d'avoir entrepris un travail de désintégration et de destruction2. Léopold Sedar Senghor, au cours d'une conférence à Oxford en 1961, constatait: « Le commerce négrier ravagea l'Afrique noire comme un feu de brousse, emportant souvenirs et valeurs dans un vaste carnage »3. Pour Paul E. Lovejoy, il est hors de doute que le commerce atlantique des esclaves a eu un impact extraordinaire sur les sociétés africaines4. « Les effets diaboliques du commerce, écrit Curtin, peuvent être considérés comme acquis »5. Walter Rodney a montré comment le commerce atlantique a contribué au sous-développement du continent6. Joseph lnikori et Patrick Manning ont étudié les conséquences démographiques de la traite négrière? Dike, Daaku, Fage, Ryder, Kea, Akinjogbin entre autres en ont appréhendé les effets socio-politiques8. Il est à souhaiter que de telles études se multiplient. En effet, l'insertion du continent africain dans "l'économie-monde" marque un tournant décisif dans son histoire. C'est dire que l'étude de la période qui va des grandes découvertes maritimes

! Maître-assistant, Département d'Histoire, Université du Bénin, Lomé - Togo. 2 Blyden W. Edward, Christianity, Islam and the Negro Race, London, 1887, p. 117. 3 Cité par Uzoigwe a.N., "The Slave Trade and African Societies", Transactions of the African Historical Society of Ghana, vol. XIV (Il). 4 Lovejoy E. Paul, "The Volume of the Atlantic Slave Trade: A Synthesis", Journal of African History, 23 (1982). 5 Curtin Philip, The Atlantic Slave Trade: A Census, Madison-Wisconsin, 1969, p. XIX. 6 Rodney Walter, How Europe Underdeveloped Africa, Howard University Press, 1982. 7 Inikori J. E., Forced Migration: The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, New York, 1982, (Introduction, pp. 13-60) ; Manning, Patrick, Slavery, Colonialism and Economic Growth in Dahomey: /640-1940, Cambridge and New York, 1982. 8 Akinjogbin I. A, Dahomey and its Neighbours /708-1818, Cambridge University Press, 1967; Daaku, K. Y., Trade and Politics on the Gold Coast: /600-1720, Oxford, 1970; Dike K. O., Trade and Politics in the Niger Delta, Oxford, 1956 ; Fage 1. D., "Slavery and Slave Trade in the Context of African History", Journal of African History, X, 3 (1969) ; Kea R. A, Settlements, Trade and Politics in the seventeenthcentury Gold Coast, Baltimore, 1982 ; Ryder A F. c., Benin and the Europeans /485-1897, Longman, 1969.

16 du XVe siècle aux conquêtes coloniales à partir du dernier quart du XIXe siècle est d'un intérêt capital pour la connaissance des sociétés afiicaines. Mais la question des effets induits de la traite atlantique est d'une extraordinaire complexité. Dès qu'il s'agit de les évaluer tant du point de vue quantitatif que qualitatif, de profondes divergences apparaissent. Pour ne prendre que l'exemple des incidences démographiques, elles ont donné lieu à de vives controverses. Les chiffTesproposés par l'historien américain Philip Curtin, qui ont fait autorité au sein des spécialistes de l'économie atlantique, ont été sérieusement contestés par l'historien nigérian Joseph Inikori et amendés par Paul Lovejoy. Quant aux aspects politiques et sociaux, en dépit de quelques études de brillants pionniers, il reste encore beaucoup à faire. Au niveau culturel, surtout idéologique, la carence est encore plus criante. Pourtant, c'est sans doute dans ce dernier domaine que l'effet pervers de la traite atlantique a été le plus destructeur. Quoique importants, les effets socio-économiques et politiques ne sont en fait que la partie émergée de l'iceberg. On peut tenir pour certain que de même qu'on ne peut expliquer les origines de la révolution industrielle en Europe sans prendre suffisamment en compte le bouillonnement des idées qui l'a précédée, de même on ne peut comprendre l'évolution des sociétés afTicaines sans d'abord apprécier les facteurs culturels, idéologiques en particulier. On peut se demander si le processus même qui a conduit les leaders afTicainsà adhérer à la traite ne constitue pas déjà à lui seul une atteinte aux valeurs fondamentales. Répondre à cette interrogation, c'est en même temps discuter l'épineuse et controversée question de l'institution esclavagiste en Afiique pré-européenne. Par ailleurs, les moyens et conditions d'acquisition de l'homme-marchandise ne posent pas seulement de sérieux problèmes

d'éthique. En même temps qu'ils heurtent

profondément les croyances religieuses et philosophiques, ils sont générateurs d'un climat d'insécurité généralisé et permanent. Il est aisé d'imaginer les implications psychologiques qui en résultent, tant pour la collectivité que pour les individus. Parallèlement, l'injection de nouveaux produits dans les circuits commerciaux, la monétarisation de l'économie créant ou accélérant les possibilités d'accumulation, tout cela va avoir des répercussions idéologiques dont on ne saurait minimiser l'importance. Il est curieux que les spécialistes de l'économie atlantique et autres chercheurs aient laissé en jachère un domaine aussi essentiel que l'étude des incidences de la traite atlantique sur la pensée afTicaine. Et pourtant, la société est pareille au corps humain.

17 Dès qu'une partie est touchée, c'est tout l'ensemble qui est affecté. C'est ce que Karl Marx a compris, lorsqu'il considère les sociétés humaines comme un tout indissociable (a total organic). Là réside le secret de l'extraordinaire succès de son "matérialisme historique" établissant des liens dialectiques entre la base (conditions et agents de production) et la superstructure (croyances religieuses et philosophiques, coutume, moral, éducation et art, politique, science, etc.). Cette idée est condensée dans sa célèbre formule: « on ne raisonne pas dans un château comme on raisonne dans une chaumière». Aujourd'hui, rares sont les auteurs (marxistes comme non marxistes) qui ne reconnaissent pas l'influence féconde de la philosophie de l'histoire élaborée par Marx. Toute altération de la base influence inéluctablement la superstructure. Fage a suggéré que le commerce transsaharien et la traite négrière ont provoqué une révolution commerciale en Afiique de l'ouest. Les valeurs fondamentales ne sauraient rester à l'écart de cette évolution. Avec raison, Yves Person a souligné que tout le long du golfe de Guinée, la traite des Noirs vers l'Amérique a fortement accentué l'acculturation. Comment alors expliquer le peu d'engouement pour l'étude des effets culturels et surtout idéologiques de la traite atlantique? Les nombreux problèmes que pose ce genre d'étude expliquent sans doute l'hésitation qu'affichent les chercheurs à s'engager sur ce terrain. La question de la documentation constitue certainement le handicap majeur. Ici, les données sont peu saisissables. Dans ces sociétés à oralité, l'évaluation de l'évolution des coutumes, des mœurs, de la mentalité, de l'éthique, des croyances philosophiques et religieuse, est un exercice pour le moins délicat. Alors n'y a-t-il pas risque à sombrer dans la pure spéculation

intellectuelle?

Ce risque existe incontestablement mais n'est pas

insurmontable. L'essentiel est d'en avoir conscience. L'histoire a ses propres règles et s'élabore à partir d'une méthodologie rigoureuse. L'histoire afiicaine, au risque de se renier, ne peut échapper à ces exigences. Mais le chemin qui conduit à la collecte des faits, condition première pour écrire l'histoire, doit-il être identique pour toutes les civilisations, pour les sociétés à écriture comme pour les sociétés à oralité? uniformisation

Rigueur méthodologique ne signifie guère

de la méthodologie. Une histoire de la culture de l'Afiique

subsaharienne, pour avoir des chances de voir le jour, doit être écrite à partir d'une méthodologie nouvelle. Une dépendance par trop servile de l'écriture ne peut que tuer l'initiative créatrice et tTeiner le développement des sciences historiques en AtTique.

18 Nécessité d'une nouvelle approche La question de l'élaboration d'une histoire de la culture, et singulièrement d'une histoire des idées constitue un véritable casse-tête pour les chercheurs atricanistes. Les raisons de cette impasse sont liées à l'absence ou l'insuffisance de sources écrites. En effet, pendant longtemps, on a fait de la documentation écrite la condition exclusive de la reconstitution du passé des peuples. Aujourd'hui, les sources orales ont fmi par s'imposer comme source authentique de l'histoire. Cependant, le dogme "pas de document écrit, pas d'histoire" ne semble pas avoir dit son dernier mot et la manie de l'écriture plane toujours sur les sciences historiques. Jan Vansina, pourtant un des grands noms de l'historiographie orale atricaine, n'est pas certain qu'il soit possible d'écrire un jour une histoire des cultures de l'Atrique au sud du Sahara: « Les sources de l'histoire de la culture sont disponibles à travers l'écriture. Ceux qui ont ignoré ce moyen d'expression ont laissé peu de souvenirs sur l'évolution de la culture »9. On peut tenir pour certain qu'une histoire de la culture de l'Atrique précoloniale ne verra jamais le jour tant qu'on continuera à privilégier la documentation écrite comme condition de son élaboration. Hier, on se demandait si une histoire de l'Atrique était possible. Aujourd'hui une telle question est plutôt anachronique. Néanmoins, elle semble trouver maintenant son prolongement à travers cette autre interrogation: une histoire de la culture de l'Atrique pré-coloniale est-elle possible? Certes, l'historien des idées en Atrique pré-coloniale est contronté à une série de problèmes d'ordre méthodologique et de sources. Mais la première condition pour l'élaboration d'une histoire de la culture en Atrique pré-coloniale consiste à se libérer du mythe qui établit la primauté du document écrit sur les autres sources. Peut-être plus que nulle autre, c'est l'histoire de la culture de l'Atrique qui a le plus besoin de l'apport des autres disciplines des sciences humaines: anthropologie, sociologie, philosophie, archéologie, psychologie, linguistique, etc. Elle est condamnée à faire bon ménage avec elles. Elle doit être une discipline de synthèse ou ne pas être. Elle doit s'engager dans un processus de connivence ininterrompu avec des domaines aussi variés que la littérature orale (contes, proverbes, chansons épiques, etc.), la culture matérielle (récades, objets rituels, etc.) ou la toponymie. On peut ajouter que

9

Vansina Jan, Art History in Africa, London & New York, 1984.

19 l'histoire de l'art africain connaît un puissant développement

ces dernières années. C'est

là un sérieux sujet d'espoir pour l'histoire de la culture. Quelques

exemples nous permettent

de mieux saisir l'intérêt qu'il y a pour

l'histoire de la culture en Afrique à entretenir des relations de bon voisinage avec les disciplines précitées.

L'apport de l'anthropologie, de la psychologie et de la philosophie De l'anthropologie, on a dit qu'elle est la science sociale qui convient le mieux aux historienslO. On peut même dire, s'agissant de l'histoire des idées dans les sociétés orales, qu'elle est un allié incontournable. La formule d'Evans-Pritchard, selon laquelle « l'histoire n'a d'autres choix que d'être anthropologie sociale ou rien»

Il

ne saurait sans doute être prise à la lettre. Il n'en demeure pas moins vrai qu'elle met à la disposition de l'historien de l'Afrique une documentation considérable. Braudel exhortait les historiens à accorder une attention particulière aux réalités sociales touchant des domaines aussi variés que les institutions politiques, les us et coutumes, les liens de parenté, la religion. Quelle autre discipline, mieux que l'anthropologie, les a appréhendées? Les soupçons qui ont pendant longtemps pesé sur l'anthropologie, accusée d'être une science coloniale, semblent maintenant être d'un autre âge. Les historiens n'hésitent plus à tirer profit de son apport. C'est dire qu'il est de plus en plus évident que, "faute d'un anchluss", l'historien de la culture est condamné à vivre en entente cordiale non seulement avec l'anthropologie, mais aussi avec la psychologie et la philosophie. Hommes

de terrain

par excellence,

anthrppologues,

ethnologues

et

sociologues ont légué une somme d'expériences méthodologiques dont les historiens auraient tort de ne pas profiter. Les plus perspicaces de ceux-ci ne s'y ont d'ailleurs pas trompés. Une enquête de type ethno-sociologique est essentielle pour le recueil de la tradition orale, source fondamentale pour la reconstitution du passé africain, observent Coquery-Vidrovitch et MoniotI2. Les mêmes auteurs exhortent les historiens à "fréquenter intimement la production anthropologique passée et présente" pour

10

Cf "The Social Sciences", Historical Study, 1954, p. 35 et Bagby, Culture and History, 1958, pp. 20-50,

cités par GeofITey Barraclough, Main Trends in History, New York, 1979, p. 92. Il Evans-Pritchard, Anthropology and History, 1962, p. 64. 12 Coquery-Vidrovitch Catherine & Moniot Henri, L'Afrique de /800 à nos jours, édition révisée, 1994.

Paris, 1974, p. 45 et 4"

20 l'élaboration de la problématique, des hypothèses de travail et des conceptsl3. Ces exhortations sont suivies d'une indication des productions les plus représentativesl4. Un exemple de la contribution que ces disciplines peuvent apporter à la connaissance du monde afiicain pré~colonial est fourni par les travaux des anthropologues économistes français. Ces chercheurs, tout en utilisant la méthode marxiste d'analyse, ne se sont pas laissés enfermés dans l'étau du dogmatisme. Ils réfutent la théorie selon laquelle toutes les sociétés seraient passées par les mêmes étapes historiques de développement. S'agissant de l'Afiique subsaharienne, ils arrivent à la conclusion qu'elle n'a connu ni mode de production esclavagiste, ni mode de production féodal pas plus que de mode de production asiatique. Des multiples travaux sur la question, il résulte que les relations de parenté jouaient un rôle fondamental, à tel point que le concept de mode de production lignagera fini par s'imposer éomme mode de production dominant des formations sociales a&icaines. En schématisant quelque peu, on peut en retenir les caractéristiques suivantes: la communauté familiale est le cadre prioritaire de structuration des relations socio~économiques; deux catégories d'acteurs y sont identifiées: d'un côté, les aînés qui sont les détenteurs de l'autorité, et de l'autre les cadets qui sont dans une situation de dépendance vis à vis des aînés; sans être les principaux producteurs, les aînés contrôlent la production et la circulation des biens tandis que les cadets, les vrais producteurs, sont exclus de ce contrôle; les valeurs extra-économiques fondent l'autorité des aînés (savoir social, connaissance des coutumes, des généalogies, de l'histoire, des rites culturels et religieux, affiliation à des sociétés secrètes, etc.) ; l'ensemble de ces structures est reproduit par un système éducatif diffus qu'il serait d'ailleurs préférable d'appeler imprégnation culturelle. La connaissance de cette méthodologie initiée par les anthropologues économistes est d'un intérêt capital pour l'historien soucieux de saisir l'évolution des idées dans les sociétés pré-coloniales de la Baie du Béninl5. Par ailleurs, les historiens sont de plus en plus nombreux à prendre conscience de l'importance des données psychologiques pour l'explication historique. Déjà, Henri Berr attirait l'attention sur le fait que « la synthèse historique (doit) aboutir, en fm de 13

Cf. à ce stljet Burke Peter, Sociology and History, London, 1980.

14Coquery-Vidrovitch et Moniot, op. cit., p. 47. 15 Pour plus de détails sur cette question, cf. Coquery- Vidrovitch C., "Recherches sur un Mode de Production Afiicain", La Pensée. n0144, 1969 ; Rey P. H., Colonialisme. Néocolonialisme et transition vers le capitalisme. Maspéro, 1971 ; Terray E., Le marxisme devant les sociétés primitives, Maspéro, 1969 ; Meillassoux C., "Essai d'interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d'autoAnthropologie économique des Gouro de subsistance", Cahiers d'Etudes Africaines, n04, 1960; ---' Côte d'Ivoire, Paris, 1964.

21 compte,

à la psychologie sociale, à la connaissance des besoins fonciers auxquels

[00']

répondent

les institutions

étude sur les épidémies

et de leurs manifestations du Bas Moyen-Âge

cette lumineuse conclusion:

changeantes »16. A partir de son

en Europe, William Langer est arrivé à

« Toute crise grave

- famine,

épidémie de peste, calamité

naturelle ou guerre -laisse des traces [00']' l'intensité et la durée de ses effets dépendant naturellement psychologie

de la nature et de l'ampleur de la crise »17. C'est également ce lien entre la et l'histoire qui ressort de l'étude de Lefebvre sur les manifestations de

l'hystérie collective telles que décrites dans La Grande Peur de 178918. Pendant quatre siècles, les peuples africains ont vécu dans un climat de terreur et d'insécurité marchandises

généralisé. humaines

Tous

qui étaient

guerres, rapts, razzias, manipulation production apparaissaient

économique,

les moyens

étaient

alors le fondement

bons

pour

se procurer

les

du cOmn1erce atlantique:

de la justice etc. Il en résulta le désordre de la

lequel

conduisait

des comportements

aberrants.

inéluctablement

aux

famines.

Alors

Les enfants étaient parfois vendus par

leurs propres parents. Sans doute la psychologie

collective ne peut pas nous fournir

tous les éléments aidant à en tirer toutes les conséquences

historiques. Néanmoins,

elle

peut offrir « un élément intrinsèque et important de l'explication historique »19. C'est sur cet aspect que Barraclough attire l'attention lorsqu'il écrit: « Toute analyse rationnelle des décisions et des faits historiques laisse un résidu inexpliqué. Dans la mesure où la psychologie peut en faciliter le déchiffi'ement, il est probable qu'aucun historien ne refusera l'aide qu'elle peut lui fournir. C'est peut-être en posant de nouvelles questions plutôt qu'en lui apportant de nouvelles explications qu'elles contribuera le mieux à l'éclairer [...] »20.

De même que la psychologie et peut-être mieux qu'elle, la philosophie est un allié indispensable de l'histoire des idées dans l'Afrique pré-coloniale. Les discussions qu'a suscitées la publication de La Philosophie Bantou du R.P Tempels21et celles plus 16 Berr Henri, "Sur notre programme", p. 6, Revue de Synthèse Historique, nOI (1900}cité par Barraclough, op. cit., p.115. 17 Langler William, Explorations in Crisis, 1969, p. 416. IS Lefebvre H., La Grande Peur de 1789, 1932. 19 Mazlish, "Group Psychology and Problems ofContemporary History", Journal ofContemporary History, 1968, p. 177. 20 Barraclough, op. cil., p. 123. 21 Tempels P. , La philosophie bantoue, E/isabethvi//e 1945, Paris, 1949. Pour les discussions autour de cet ouvrage cf Bœalaert E., "La philosophie bantoue selon le R.P. Placide Tempels", Aequotoria, 9, 1946, pp. 81-90; Sousberghe L. de, "A propos de La Philosophie bantoue", Zaire 5,1951, pp. 521-528 ; EboussiBoulaga F., "Le Bantou problématique", Présence Africaine, 66, 1968, pp. 4-40; Crahay F., "Le "Décollage" conceptuel: conditions d'une philosophie bantoue", Diogène, 52, 1965, pp. 61-84 ; Fabian J., "Placide

22 générales en cours autour de la problématique de l'existence d'une philosophie africaine22 ont mis à jour une panoplie d'informations fort utiles à l'historien de la culture. Les aspects essentiels de la pensée africaine sont explorés. L'homme est appréhendé, tant dans ses relations sociétales que dans ses rapports avec la nature. Significative à cet égard est l'étude fort documentée de Maurier, pour qui « chaque thème est lié à un cycle de thèmes qui s'influencent réciproquement >P. La Philosophie Africaine de Paulin Hountondji est aussi une importante source d'inspiration et d'information. Et The Invention of Africa..., cette érudite contribution de Mudimbe, est l'exemple même de ce que la philosophie peut apporter à l'histoire24. Au total, l'apport des disciplines comme l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie et la philosophie est essentiel pour la détermination de ce qui constitue l'humus, le fondement de la pensée africaine. Elles aident à formuler des questions comme: Quels en sont les éléments structuraux 7 Quelle est la notion de personne 725 Comment l'homme est-il défmi par rapport au Cosmos 7 La forme de pensée africaine est-elle caractérisée par l'anthropocentrisme 726Ou au contraire est-elle centrée sur le cosmos 727 Quels valeur et sens donne-t-on à la vie 7 Tous les auteurs qui se sont

Tempels et son œuvre vus dans une perspective historique", Etudes Africaines du C.R.I.S.P., Bruxelles, 12 juin 1970, nOI08-109, pp. 2-28. 22 Hountondji P., Sur la philosophie africaine, Paris 1977 ; Dirven E., Philosopher en Africain, Mélanges de philosophie africaine, Kinshasa, 1978 ; Horton R., "Traditional Thought and the Emerging Mican Philosophy Department: A Comment on the Current Debate", Second Order, 6 (I) 1976 ; Koffi N. & Abdou T., "Controverses sur l'existence d'une philosophie afiicaine", African Philosophy, C. Sumner, ed. AddisAbaba, 1980 ; Laleye L, "La Philosophie, l'Afiique et les philosophes amcains. Triple malentendu ou possibilité d'une collaboration féconde", Présence Africaine, n0123, pp.42-62 ; N'Daw A, Peut-on parler d'une pensée afticaine?, Présence Africaine, n058, pp. 32-46 ; Ruch E. A, "Is there an Mican Philosophy ?", Second Order, 3 (2), 1974 ; Towa M., L'idée d'une philosophie africaine, Yaoundé, 1979 ; Wright R., African Philosophy: An Introduction, Washington, 1977. 23 Maurier Henri, Philosophie de l'Afrique Noire, Paris, 1985. 24 Mudimbe V.Y., The Invention of Africa..., Bloomington and Indianapolis, University of Indiana Press, 1988. 25 Sur la notion de personne cf. Saghy Lajos, "Quelques aspects de la notion de personne", Colloques Internationaux du C.N.R.S. (C.L-C.N.R.S.), n0544, La notion de personne en Afiique noire, Paris, 1971, pp. 573-584 ; Verger Pierre, "Notion de personne et lignée familiale chez les Yoruba", c./.-c.N.R.S, n0544, (contribution à une philosophie afticaine)", c./.pp. 60-71 ; Bastide Roger, "Le principe d'individualisation C.N.R.S., n0544, pp. 33-43 ; Augé Marc, "Sorciers noirs et diables blancs. La notion de personne, les croyances à la sorcellerie et leur évolution dans les sociétés lagunaires de basse Côte d'Ivoire (Alladian et Ebrié)", C./.-C.N.R.S, n0544, pp. 518-527; Surgy (De) Albert, "Les puissances du désordre au sein de la personne Evhé", C./.-C.N.R.S, n0544, pp. 91-118 ; Ba H. A, "La notion de personne en Mique noire", c./.C.N.R.S, n0544, pp. 183-192; Marie Alain et al., L'Afrique des individus, Paris, Karthala, 1998. 26 Cf. Zahan D., "La viande et la graine", Présence Africaine, Paris, 1969, p. 174; Kagame A, "La place de l'homme dans la religion des Bantu", Cahiers des Religions Africaines, 3 (1969): 5-11 ; Ngindu A, "Propos et Problèmes concernant les morts chez les Baluba du Kasai", Cahiers des Religions Africaines, p. lOI ; Holas, 8., L'image du monde Bété, Paris, 1968, p. 29. 21 Cf. Ki-Zerbo, op. cil., 1968, p.16; N'Daw, op. cil., 1966, p. 38.

3/5 (1969),

23 penchés sur la place de l'individu dans la société ont souligné que c'est d'abord un être relationnel. Quelle conséquence peut-on en tirer? Evidemment, il faudra faire une place exceptionnelle à la religion, dont on a dit qu'elle constitue la pierre angulaire de l'organisation sociale en Afiique28.Effectivement aucun aspect de la vie quotidienne ne lui échappe. En somme, les dieux africains sont omnipotents et omniprésents. Par conséquent, il est d'un intérêt capital de pénétrer leur univers et de saisir leur position dans la pensée africaine. Mais un voyage à travers la pensée africaine laisserait une impression d'inachevé s'il omet de rendre visite au monde de l'esprit des morts (des ancêtres surtout). Les réponses à toutes ces interrogations sont précieuses pour le chercheur qui se préoccupe d'identifier les éléments de permanence comme de rupture dans le système de pensée dans les sociétés de la Baie du Bénin au temps de la traite atlantique29. Nous le disions plus haut, l'historien, surtout l'historien de la culture doit être attentif à tout ce qui provient de l'homme, exprime l'homme. L'art et les autres éléments de la culture matérielle sont justement ces vestiges du passé qui, si on les interroge correctement, peuvent livrer des témoignages qu'on ne saurait trouver nulle part ailleurs. L'art:

une source précieuse de l'histoire des idées Une des plus jeunes disciplines des études africaines, l'histoire de l'art, est

appelée sans doute à devenir un support essentiel de l'histoire des idées. L'art africain, singulièrement l'art plastique, est le dépositaire de tout un passé. En lui se trouvent résumés des siècles d'expériences. Les statuettes en bronze et les terra cota d'Ifê, du Bénin et de Nok, les masques Guelede, les couronnes des rois Yorouba, les planches divinatoires Yoruba et Aja, les récades des rois du Dahomey etc. ont à peine commencé à livrer leurs secrets. Le peu qu'on en a déjà tiré montre que, quoique muets, ces témoins sont des compléments indispensables pour la reconstitution du passé africain. En ce sens, ils ont l'avantage d'être des détenteurs privilégiés des informations que ni la documentation écrite, ni la tradition orale ne peuvent fournir.

28

Cf. Herskovits Melville, Dahomey, an Ancient West African Kingdom, 2 vol., New York, 1938, pp. 129138 (vol.l); Verger Pierre, Dieux d'Afrique,.pp. 12-13; Comevin, Robert: Histoire du Bénin, Paris, p. 226. 29 Sur la pensée africaine cf. Karp Ivan et Bird S. Charles (ed.), Explorations in African System ofThought, Washington, D.C., London, 1880 ; Karp Ivan et Arens W. (ed.), Creativity of Power, Washington and London, 1989.

24 C'est cet avantage de

l'art

en tant que témoin d'un type particulier que souligne

Jan Vansina lorsqu'il écrit: « L'art est le passé nous parvenant sans simplification, sans généralisation et il nous parvient d'un seul coup. C'est un mode idéal d'expression pour rendre, de façon directe, une situation plutôt que de la décrire avec toute la sélectivité qu'entraîne la description. Ce caractère opaque de l'art, cette puissance de confrontation, échappe à l'historien qui n'a pas l'habitude de faire face à une réalité étrangère venant du passé. Le travail artistique n'est pas narratif. On ne discute pas. On présente tout globalement »30.

Presque une vingtaine d'années plus tôt, la même idée était exprimée avec force par Léopold Sedar Senghor. Pour le célèbre penseur sénégalais, « ni l'histoire, ni la géographie, ni l'ethnographie, ni l'anthropologie n'arrive à représenter dans sa totalité et ses nuances l'aventure extraordinaire de l'homme sur la planète »31.Ce faisant, seul l'art « exprime les profondeurs de la conscience humaine, élucide les cauchemars de ses ténèbres intérieures, donne des dimensions terrestres et extraterrestres au rêve [...J »32. Ces remarques prennent un relief particulier s'agissant de l'art africain, puisque sa vocation première n'est "ni jeu", ni "pure jouissance esthétique" mais plutôt "de

signifier»33. Il est donc clair que l'art n'est pas tout juste une simple culture matérielle. L'art porte nécessairement les marques indélébiles de la société qui l'a vu naître. Mieux, il exprime toute une société. L'inspiration de l'artiste ne jaillit pas du néanf4. C'est pourquoi les historiens de l'art sont de plus en plus nombreux à attirer l'attention sur les liens entre l'art et la culture dans toute sa globalitë5. Comme le dit si bien John Pemberton lll, si nous essayons de comprendre l'art sans pénétrer le monde de l'artiste, nous ne verrons que "through our noses" comme disent les Yoruba36. Dans ces conditions, s'il est souhaitable que l'art africain soit interprété à partir de la culture d'où

30 Vansina, op. cit., p. 211. 31 Senghor Léopold Sédar: "Standards Critiques de l'Art Afi"icain", African Arts, I (I), 1967/1968. 32 ibid 33 ibid 34 Gerbrands A A :" Art as an Element of Culture, Especialy", Negro-Africa, Leiden, 1957,. p. 124. 35 Gerbrands A A, op.cit. ; Cordwell J., Some Aesthetic Aspects of Yoruba and Benin Cultures, Ph. D. Diss., Northwestern UniversitY, Evanton,m, 1952 ; Abiodun Rowland, !fa Art objects: An Interpretation Based on Oral Tradition, ln Yoruba Oral Tradition, ed. Wande Abimbola, llé-Ifè, 1975 ; Drewal Henry John (ed.), "Objects and Intellect: Interpretations of Meaning", African Art, (special issue), Art Journal, 47 (2), 1988 ; Thompson Robert F., "The Sign of the Divine King", African Arts, 3 (3): 8-17,74-80; _ "Black Gods and Kings" , Yoruba Art at UCLA, Los Angeles, 1971. 36 Cf. African Art Studies: The State of the Discipline, National Museum of Afiican Art, Washington, D.C. 1987, p. 139.

25 il a émergë7, il est tout aussi vrai que l'art à son tour est un puissant moyen pour comprendre cette culture. C'est cette prise de conscience selon laquelle l'art, dans une certaine mesure, concentre en lui le passé, le présent et le fu~8 qui explique l'accroissement des études de qualité établissant les liens entre l'art et les religions, les systèmes politiques, les philosophies, les structures sociales, les cosmologies, les mythologies, la géomancie, l'histoire, les langues et les formes dramaturgiques en Afrique subsaharienne39. Ainsi, en pays Yoruba, de nombreux objets d'art matérialisent les pensées religieuse et cosmologique, philosophique, etc40. Toute une gamme de sculptures représente Eshu ou Elegba, messager entre le dieu suprême, Olodumare, et les divinités secondaires. Les caractéristiques qu'on prête à Eshu (dieu des extrêmes, des contradictions, capricieux) sont fort bien traduites à travers ces représentations41. Par contre, le sérieux, le prestige et surtout l'équilibre, ces notions si essentielles dans la philosophie afticaine, sont manifestes à travers la sculpture consacrée à la divinité Ifa et sont même accentuées par les formes sculpturales42. De son côté, la couronne, élément essentiel des insignes royaux, aide à formuler d'intéressantes hypothèses sur la nature du pouvoir. Par exemple, des conjectures existent selon lesquelles ce sont les couronnes des rois Yoruba qui contèrent à ces derniers l'aura qui fait d'eux des êtres surnaturels. Ogunba suggère que, avant le XVIe siècle, le souverain était un prêtre-roi qui se contentait d'une couronne symbolique, peu préoccupé qu'il était de l'éclat de cet attribut du pouvoir. Par contre, les couronnes brodées de cauris dénotent le désir du roi d'apparaître comme la source même de la prospérité de ses sujets43. Dans le royaume Fon d'Abomey où la dynastie des Alladahonou a régné sans discontinuité pendant 200 ans (XVIIe-XIXe siècles), les appliqués (app/iqued cloths) constituent l'exemple type de la contribution de l'art à la reconstitution du passé. Par association d'une série d'images, des scènes étaient crées, dont la vocation étaient de transmettre des messages. Les dignitaires du royaume, mais surtout la cour étaient les commanditaires de ces formes d'art. Violence et défi, mais aussi ostentation des

37 Abiodun, op. cit., p. 64. 38 Blier Preston Suzanne, "Aftican Art Studies at the Crossroads, An American Pesrspective", African Art Studies, Washington, 1977, p. 91. 39 ibid. 40 Bascom William, African Art in Cultural Perspective, An Introduction, New York, 1973, p. 85. 41 Thompson F., "Black Gods and Kings", op. cit. 42 ibid. 43 Thompson F., "The sign of Divine King", op. cit.

26 marques de prestige étaient les thèmes prioritairement développés. A ce sujet, Monni Adams écrit: « Les rois et la cour savaient comment jouer sur les sentiments forts de terreur, de peur et de fierté en se présentant en toute splendeur à la population sévères punitions

(des flagellations

publicités) et par la redistribution

et l'évidence

grâce à une politique de

des exécutions

étaient d'importantes

publique des richesses »44.

Les noms forts que se donnent les rois lors de leur accession au trône tout comme les événements majeurs de leur règne sont matérialisés par des images. Un des emblèmes favoris de Tegbessou (1732-1774) est un buffle habillé d'une tunique rappelant la formule "Un buffle habillé est difficile à déshabiller". L'emblème de Béhanzin est une scène de pendaison, un requin et un œuf. C'est là l'expression de la volonté de puissance de l'un des plus grands rois Fan. La scène de pendaison symbolise une victoire sur les Nago tandis que le requin exprime la témérité. Quant à l'œuf, il est la matérialisation du nom fort de ce souverain et dérivant de cette déclaration: "Gbe hin azin bo ahi dje" : « Notre monde a produit un œuf dont la terre seule sent le poids» 45. L'iconographie du pouvoir est représentée par des motifs variés comme certains animaux (lion, buffle, léopard, crocodile, requin etc.) ou des armes: deux gourdins de chasse sous Gangnihessou (fondateur du royaume), un silex sous Oako (1620-1645), une houe sous Ouegbeadja (1645-1685), un sabre sous Akaba (16851708), des mousquets et des canons sous Kpengla (1774-1789) etc. Tout comme la violence, le thème de la richesse est une autre constante des messages véhiculés par les appliqués. En effet, « La dimension spectaculaire de ces scènes de cour provenait surtout de l'exhibition des immenses pagnes multicolores »46.C'est cette propension des rois du Dahomey pour l'ostentation que rappelle un emblème de Ghezo matérialisant ces propos: « Le géant kapokier appelle les oiseaux pour les séduire »47. Tout aussi intéressants pour l'historien de la culture sont les objets d'art véhiculant des proverbes sous forme d'images-symboles comme les poids à peser de l'or (gold-weights) et les pipes chez les Asante, les gourdes décorées au Dahomey ou les couvercles (pot-lids) dans l'enclave du Cabinda. En effet, comme disent les Yoruba,

44 Adams Monni, Designsfor Living.' Symbolic Communication 45 ibid. 46 Adams Manni, op. cit., p. 31. 47 ibid., p. 36

in African Art, Cambridge,

Mass, 1982.

27 le proverbe est le cheval de la parole en Afrique48et s'avère souvent être "un trésor de sagesse et d'expérience »49.Contrairement au point de vue qui veut que les proverbes en Aftique ne dépassent pas le sens commun le plus ordinaireso, la compréhension de beaucoup d'entre eux demande une bonne connaissance du milieu et assez de perspicacité. Naturellement, parce que l'art est un témoin de type particulier, il se pose un séreux problème d'interprétation. Vansina a relevé quelques-unes de ces difficultés. Que signifient ces peintures rupestres du Sahara (5000 avolC.) dont certaines scènes furent baptisées arracheur de dents, "martiens", ou "Joséphine vendue par ses sœurs"? De même, une extraordinaire erreur d'interprétation fit du personnage des peintures sur roc de Brandberg en Namibie "La Dame blanche", alors qu'il s'agit d'un homme de race noiresl. De telles erreurs sont ftéquentes dans l'histoire de l'art. Par exemple, Fagg suggérait que les cavaliers en statuette de bronze du royaume du Bénin représentaient les gardes de corps des Emirs du Nord Nigeria. Prenant le contre pied de cette thèse, Tunis et Karpinski ont démontré de façon convaincante que ces cavaliers étaient bel et bien des autochtoness2. Significative aussi est l'erreur qui a pendant longtemps entaché l'interprétation qu'on donnait à la touffe de cheveux portée par Eshu tel que le représentait la sculpture. Elle signifiait sexualité et provocation. Or une nouvelle interprétation basée sur un mythe rapporté par Bascom fait d'elle un symbole de l'amitiés3. On se rend donc compte que, détaché de son contexte culturel, l'art est souvent muet comme une carpe. C'est en somme un témoin amnésique. Mais qu'on le ramène à ses vieux souvenirs, et le voilà qui s'anime. Suite à ce déclic, il est prêt à livrer sinon la totalité, du moins une bonne partie de ses secrets, pourvu que lui soient adressées les questions appropriées. Alors, il rend la politesse au soubassement culturel qui lui a redonné vie, puisque, à son tour, il contribue à élargir le champ de connaissance de la culture qui a été son berceau. Dans les sociétés de la parole, nulle autre source mieux que la tradition orale ne peut jouer ce rôle de déclic.

48 Maurier, op. cit., p. 179. 49 Gerbrands A. A., op. cil., p. 113. 50 Maurier, op. Cil., p. 178. 5i Vansina, op. cil., p. 108. 52 Nevadomsky Joseph, "The Benin Horseman as the Ata of Idah", African Arls.

53Thompson F., "Black Gods and Kings", op. cil., CH4/3.

28 La tradition orale: une source privilégiée de l'histoire des idées en Afrique Aujourd'hui, la tradition orale est reconnue comme source essentielle de l'histoire amcaine. Les réticences, les hésitations et le scepticisme à son égard ont volé en éclats. Depuis les années 1950/1960, les publications qui lui sont consacrées tant comme objet qu'instrument de recherche sont impressionnantes. Jan Vansina est sans doute la figure la plus marquante des pionniers de cette mutation. Avec raison, Aderibigbe l'a surnommé l'oracle de la tradition orale54. De la tradition orale55 qu'il publia en 1961 ouvrit incontestablement de nouvelles perspectives pour l'histoire africaine. Les réflexions qu'il n'a pas cessées de mener depuis lors sur la question aboutit à la publication en 1985 de Oral Tradition as History56, Les problèmes essentiels relatifs à la tradition orale y sont abordés avec maîtrise, même s'il estime que « la tradition orale est si riche qu'on ne peut étudier toutes ses facettes dans une seule courte étude »57,Dans la dernière ligne, il exprime le vœu que « this contribution help to spread more awareness of how intricate, how rich, how revealing these messages from our forebears really are »58.L'impact de sa contribution depuis les années 1961 va certainement au-delà de son attente. Ses efforts comme ceux de tant d'autres ont eu raison de ce que Dike a appelé une mauvaise volonté pathologique à admettre l'évidence59. En effet, le dogme "pas de document écrit, pas d'histoire" a vécu. Maintenant on se rend compte que le savoir interne a sur les sources extérieures l'avantage de provenir des peuples dont il s'agit de faire l'histoire et, par conséquent, « propose une organisation mentale et une représentation du passé incluses dans la réalité socioculturelle, au lieu de suivre les rubriques et les points de vue d'une pensée extérieure »60.C'est conscient de cette réalité que Rowland Abiodun pense qu'on doit laisser la culture parler d'elle-même. Les chercheurs, remarque-t-il, devraient accorder

54 Aderibigbe

A.B., "Biobaku: The Scholar and his Works", Studies in Yoruba History and Culture, edited by G. O. Olusanya, Lagos, 1983. 55 VansinaJan, De la tradition orale, Tervuren, 1961. 56 Vansina Jan, Oral Tradition as History, Madison-Wisconsin, 1985. 57 ibid., p. 20 I. 58 ibid. 59 Dike K. O., "Aftican History and Self-Government", West Africa, 14 mars 1953, p. 225 cité par Aderibigbe, op. cit., p. 6. 60 Coquery- Vidrovitch et Moniot, op. cit., p. 31.

29 plus de crédibilité

et d'importance

aux sources orales qu'aux sources

devenues trop autoritaires tout simplement parce qu'elles sont imprimées61 Les remarques elles-mêmes

secondaires

.

ci-dessus se justifient d'autant plus que les sociétés afiicaines

veillaient de façon tatillonne à la préservation

de leur passé. IIDukoade si

menya efe ntinya 0 la. ebu enu xosia de", i. e. "un peuple qui ne connaît pas son histoire a perdu quèlque chose de précieux", disent les Ewe. Xotutu (en Ewe), cuxo (en Aja), kpa hwenu ho (en Fon), i.e. la transmission voies aussi formelles qu'informelles:

des faits historiques, s'opère par des

séances d'éducation où les détenteurs

du savoir

initient leur auditoire aux choses du passé; mais les réunions de famille, les grands procès

judiciaires,

funérailles

les conflits

d'illustres

disparus,

de succession, les grandes

les cérémonies manifestations

d'intronisation,

religieuses

les

et autres

cérémonies du culte des ancêtres sont autant d'occasions pour instruire sur le passé. En fait, dans les sociétés de la Baie du Bénin où l'éducation est diffuse, les occasions pour l'instruction

historique

sont illimitées.

(historiques,

épiques, mythiques),

Tout aussi diversifiés

généalogies,

sont les genres:

poèmes, proverbes,

récits

contes etc. Cette

diversité du mécanisme de conservation du passé est souligné par Aderibigbe : « Il y avait les observances religieuses et des données de l'oracle Ifa avec leur contenu historique; il y avait l'institution de l'historien de la cour, l'Arokin à Oyo et Baba Elungun dans l'ancien Kétou qui, comme les griots dans d'autres régions de l'Afrique occidentale, répétaient de mémoire et avec une aisance déconcertante l'histoire des dynasties et des peuples lors des occasions officielles; il y avait des chansons commémorant des événements importants et des Okiri (poèmes de louange) des lignées familiales, et il y avait des noms de lieu et même des mythes et légendes qui, dépouillés de leurs inventions non-historiques, peuvent servir la cause de l'histoire. En termes simples, l'histoire traditionnelle étant l'histoire mémorisée était gardée vivante par sa constante répétition )}62.

Quelle crédibilité accorder aux messages ainsi recueillis? C'est là une question d'une grande importance.

En effet, la tradition orale pose de nombreux

Vansina en a étudié les plus fondamentaux ou Wandersagen63,

61 62 63 64

African

Art Studies,

Aderibigbe, Vansina, ibid.,

parmi lesquels les clichés, i.e les stéréotypes

le feedback64, la question de l'altération des récits mémorisés,

op. cil., p. 64.

op. cil., p. 7. op. cit., p. 139-155.

p. 156.

problèmes. le

30 sens et la fonction du messagé5, la question de l'homéostasie66, la problématique de la vérité historiqué7 et, bien sûr, l'incontournable question de la chronologie68. De son côté, Joseph Miller a insisté sur certaines difficultés parmi lesquelles celles relatives à l'anachronisme.69 Bien avant Vansina et Miller, Biobaku attirait l'attention sur certains de ces problèmes: ce qu'il appelait remembered history (histoire mémorisée), du fait de sa trop grande dépendance de la mémoire, laquelle peut être sujette à des défaillances se traduisant par une explication superficielle, l'exagération, l'idéalisation des figures historiques élevées au rang des dieux, sans oublier le délicat problème de la datation70. Quelques exemples permettent de se faire une idée de ces difficultés. Chez les Aja-Ewé et les Mina, le Dieu suprême est Mawu. A Spieth qui voulait savoir la signification de ce nom, la plupart des instituteurs et chrétiens ewé répondaient invariablement que Mawu a la même signification que Jehovah, i.e. je demeurerae1. Je fis une expérience identique en septembre 1990. Je voulais savoir l'origine du culte Nyiglin pratiqué par les Togo72.Quelle n'a pas été ma surprise lorsque le grand prêtre, sans sourciller, déclara que les ancêtres des Togo ont apporté cette divinité d'Israël lors de leur fuite. Lorsque le porteur de Nyigbin arriva devant la mer Rouge, celle-ci se fendit en deux et les ancêtres purent ainsi échapper à leurs poursuivants. Dans les deux cas, il y a eu manifestement recours à la bible pour combler des lacunes73.On a relevé des phénomènes analogues en pays Yoruba, même s'il ne s'agit pas de combler uniquement des lacunes. Ainsi, l'évêque anglican Samuel Ajayi Crowther attribuait une

65

ibid., pp. 84-93, pp. 102-108. Par exemple, les généalogies et les mythes sont constamment réajustés de manière à opérer comme des "chartes" des institutions sociales en cours. Cf. Vansina, op. cit., p. 120 ; Jack Goody et Ian Watt, "The Consequences of Literacy", Literacy in Traditional Societies, edited by Jack Goody, Cambridge, pp. 31-34. 67 ibid., p. 129. 68 ibid., p. 173. 69 Miller distingue deux catégories d'anachronisme: l'anachronisme "ascendant" et l'anachronisme "descendant". Le premier fait remonter à des périodes antérieures des événements plus récents tandis que le second accrédite une période récente des réalisations d'une période plus ancienne. Cf. Miller C. Joseph, "Listening for the Afi"ican Past", The African Past Speaks. Essay on Oral Tradition and History, ed. by J.C.Miller, Folkestone, 1980, pp. 15-18. 70 Biobaku S. O., "Problem of Traditional History", Journal of the Historical Society of Nigeria, 1er decembre 1956, p. 46. 71 Gayibor Nicoué Lodjou, L'Aire culturelle Ajatado des origines à lafin du XVlIle siècle, Thèse pour le 66

Doctorat

d'Etat,

72 Population

Paris

I

- Sorbonne,

1985, p. 80.

de Togo, petit village lacustre qui donna son nom à l'ensemble territorial connu aujourd'hui sous le nom de Togo. 73 Ces manipulations des faits historiques peuvent aussi être motivées par des considérations d'ordre psychologique. Ainsi, un des informateurs de Spieth lui déclara que rien que de penser au passé de son peuple, cela lui causait du chagrin (Cf. Jakob Spieth, Die Ewestamme, Berlin, 1906, p.77).

31 origine juive aux Yoruba tandis que Sibthorpe affmnait qu'ils étaient une des tribus perdues d'IsraëI74. L'histoire d'Agokoli telle qu'elle est racontée aujourd'hui à travers tout le pays éwé est aussi un remodelage de la tradition. En raison sans doute du phénomène du feedback, cette histoire racontée dans le livre de Spieth était uniquement connue des Ewe de l'ouest. A partir de 1956, les Ewe en lutte pour leur réunification se retrouvaient chaque année à Notse, leur capitale historique pour célébrer la fête d'Agbogboza. C'était l'occasion de réaffmner leur origine commune, par un constant rappel ethnoculturel. Mais la description faite d'Agokoli, roi le plus connu dans l'histoire des Ewe, créait une certaine dissonance. Cependant la version qui faisait d'Agokoli un roi tyranique, sadique et cruel gagna sérieusement du terrain, à tel point qu'en 1976, le roi Agokoli III de Notse décida de l'imposer à ses traditionalistes, et d'épurer les traditions locales de tous les éléments susceptibles de « porter atteinte à l'honneur de Notse afm qu'elles soient conformes à ce qui se dit à travers tout le pays ewe. Il n'est pas bon qu'il y ait des divergences dans nos récits. Il faut que partout où vous allez, tous les chefs aient la même version de l'histoire des Ewe »75. Ces difficultés, parmi tant d'autres, n'autorisent guère à sous-estimer l'importance de la tradition orale comme source de l'histoire de l'Afrique. Elles rappellent tout simplement à l'historien que, pour que la tradition orale soit une source fiable, bien des précautions s'imposent. Du reste, nombreux sont les problèmes que la tradition orale partage avec la documentation écrite, qui elle aussi n'est pas une panacée. Folke Dovring a souligné que les tout premiers historiens tant de fois cités étaient au service des rois, des Etats et des Eglises. Par conséquent, leurs écrits avaient une fonction politique et morale, exaltant leurs héros et dénigrant leurs ennemis76.C'est dire que les sources orales ne sont ni meilleures ni moins valables que les sources écrites. C'est ce que rappelle Vansina lorsqu'il écrit: « Les sources écrites sont meilleuresque les sources orales. Ceci est la maximed'un non historien.Pour le praticien,les sourcesne sont que des sources.Elles peuvent être

74

Biobaku S. O. , The Origin of the Yoruba, p. 8, cité par Aderbigbe, op. cit., pp. 11-12. A quelques variantes près, c'est la même tendance qu'on note chez Samuel Johnson et Lijadu. Pour le premier, les Yoruba aurait été des chrétiens à une période reculée de leur histoire, tandis que le second croit déceler des éléments de similitude entre le culte Ifa et le christianisme à ses débuts. (cf. Robin Law: "A Pioneer of Yoruba Studies. Moses Lijadu (1862-1926)", Studies in Yoruba History and Culture, op. cil., p. 112.) 75 Gayibor, op. cil., p. 79. 76 Dovring Folke, History As a Social Science, New York & London, 1984, p. I.

32 bonnes ou mauvaises, mais intrinsèquement parlant, il n'y a rien qui les rende moins dignes de valeur en situation d'oralité qu'en situation d'écriture »77.

Ce qui importe le plus, c'est que l'historien ne soit pas comme ce personnage de Molière qui fait de la prose sans le savoir. Au cours des trente dernières années, une production impressionnante d'ordre méthodologique a été réalisée en vue d'une utilisation critique de la tradition orale78. En se familiarisant avec une telle méthodologie, l'utilisateur de cette source est préparé à éviter bien des écueils. Par exemple, une connaissance générale du cadre socioculturel de la transmission du message est fort souhaitable. Il est tout aussi utile d'identifier la position des informateurs dans la société. On doit se préoccuper de savoir si les familles, lignages, clans et villages vivent en harmonie ou si des situations conflictuelles existent. De même, les genres ayant servi de canaux de transmission doivent être correctement identifiés. Naturellement, les informations recueillies sont soumises à une critique minutieuse, à savoir : a) une appréciation des conditions de transmission; b) une critique interne et externe aidant à saisir la signification apparente et la signification "voulue"; c) une identification de la fonction assignée au message, car "c'est la mise à nu de la fonction remplie et de ses conditions d'exercice qui pourra indiquer, dans chaque cas particulier, s'il y a déformation ou invention et dans quel sens79. Soumise à un traitement rigoureux, la tradition orale est une source crédible. C'est à cette rigueur que nous convie Biobaku : « ...Ainsi chaque preuve orale doit être vérifiée et comparée à une autre... Bref, l'histoire orale est loin d'être sacro-sainte; la documentation de l'histoire orale ne doit pas

être traitée avec moins de rigueur que la documentationécrite; cela doit passer par le creuset investigateur de la critique et de l'analyse historiques si on veut l'accepter comme témoignage historique authentique »80.

77VansinaJan, "Recording the Oral History of the Bakuba",Journal of African History, I (1960), p. 52. 78 A ce sujet, Cf. Vansina, op. cit. ;_De la tradition orale, op. cit.;_Légende du passé. Traditions orales du Burundi, Tervuren, M.R.AC., 1972 ; Laya D., La tradition orale. Problématique et méthodologie des sources de l'histoire africaine, Niamey, 1972 ; Miller C. Joseph, The rifrican Past speaks: Essays on Oral Tradition

and History,

(1978), pp. 75-102; _

Folkestone,

1980 ;

_

"The Dynamics

of Oral Tradition

in Mica",

FO,

"Listening for the AfTican Past", APS, (1980), pp. 1-59 ; Henige D., The

Chronology of Oral Tradition: Questfor a Chimera, Oxford, 1974. 79 Coquery-Vidrovitch et Moniot, op. cit., p. 33. 80 Cf Jones E. D. (éd.), "History and Archeology", Africa (Second conference held in July 1957 at School of Oriental and Afiican Studies), London, 1959, p. 36, cité par Aderibigbe, op. cit., p. 8.

33

Certes, du fait de l'introduction de l'écriture, les traditions orales commencent à s'appauvrir. Cependant, elles demeurent une réserve inestimable d'information. Manipulées avec rigueur, elles se révèlent être un outil précieux de travail pour le chercheur. Dans Les Religions Africaines au Brésil, Roger Bastide a remarquablement démontré comment la mémoire collective des populations brésiliennes d'ascendance Fon et Yoruba s'est avérée être un fidèle dépositaire de l'expérience culturelle de ces peuples81. Ce sont ces mêmes traditions qui ont permis des productions comme Les royaumes de savane, History of the Southern Luo ou Le Yatanga précoloniaf2. La liste des travaux de qualité tributaires des sources orales est trop longue pour être mentionnée ici. Du reste, bien avant qu'elle ne soit reconnue comme source authentique et souvent incontournable pour la reconstitution du passé africain, la tradition orale a été à la base de publications devenues désormais des classiques. En nous limitant à la Baie du Bénin, on peut citer entre autres The History of the Yoruba de Samuel Johnson, Dahomey, An Ancient West African Kingdom de Melville Herskovits, A Short History of Benin de Jacob Egharevba, Die Ewestamme de Jakob Spieth. Dans ce dernier cas, l'auteur soumettait ses informations à l'épreuve du contrôle. Illes évoquait au cours de ses sermons et la réaction de ses auditeurs était un critère essentiel pour leur fiabilité. Il ne faut pas oublier de brillants prédécesseurs comme Johnson O. George, le Révérend James Johnson, Lijadu, etc83. Par ailleurs, de récents travaux élargissent le champ de connaissance des sociétés des aires culturelles Aja-Ewe, Mina et Yoruba. Il est certain que de tels résultats n'auraient pas été obtenus sans un recours systématique aux sources orales. C'est le cas par exemple de "Les cauris en Afrique Occidentale du Xe au XXe siècles »84,dont l'auteur affirme avoir interrogé 5 000 personnes lors des recherches sur le terrain. De la même veine sont L'Aire Culturelle Aja Tado de Nicoué Gayibor et The An/o-Ewe de Sandrina Elaine Greene85. Des thèmes aussi variés que les traditions

81

Moniot Henri: "The Uses of Memory in African Studies", History and Anthropology, vol. 2, part 2 (octobre 1986), pp. 379-388. 82 Vansina Jan, op. cit. ; Ogot B. A., History of Southern Luo, Nairobi, 1967; Izard Michel, Le Yatenga précolonial: un ancien royaume du Burkina, Paris, Karthala, 198.5. 83 Pour plus de détails cf. Robin Law, op. cit., pp. 109-112. 84 lroko A. Félix, Les cauris en Afrique Occidentale du Xe au XXe siècles, Thèse d'Etat, Paris 1 Panthéon Sorbonne, 1987. 85 Gayibor, op. cit. ; Greene Sandra Elaine, The Anlo-Ewe. Their Economy, Society and External Relations in the Eighteenth Century.

34 d'origine, les migrations, les institutions politico-religieuses, l'organisation sociale, les contacts avec d'autres cultures etc. et autres aspects du vécu quotidien sont abordés86. Au demeurant, différentes expériences de terrain depuis 1973 ont fmi par fonder ma conviction que, chez les Aja-Ewe, Guin et Yoruba comme dans maintes sociétés africaines, la mémoire collective demeure une véritable bibliothèque ambulante. Un simple toponyme peut être le condensé de données historiques d'une extraordinaire richesse. Ainsi, Avizuha, nom d'un quartier de Notse, signifie littéralement "pleur devenue chanson". Cette simple allusion nous mène au cœur du mécanisme de fonctionnement des institutions politiques dans cette localité après l'exode. En effet, après trois années de règne, le roi devait obligatoirement disparaître. Ce fut là un amendement introduit, dans la constitution ewe, après Agokoli qui aurait dirigé son peuple d'une main de fer87.En pays Guin, le cauri est connu sous le nom de etsi, contraction de eyi etsi : "il est parti et n'est jamais revenu". C'est qu'une croyance bien établie sur les côtes du Bénin (Dahomey) et du Togo veut que les cauris soient très friands du sang humain. Dès qu'un esclave était jeté dans la mer, ils venaient s'agglutiner autour de lui. Il ne restait plus qu'à les ramasser88. Avec raison, Patrick Manning observe que ce mythe "évoque la crasseuse et cruelle mentalité de l'époque »89 puisque, dans la mentalité d'alors, vendre une personne aux négriers équivalait à l'envoyer à l'abattoir. Par ailleurs, l'origine du nom Lawson telle que la tradition la présente ne manque pas d'intérêt. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les négriers européens fréquentant la côte avaient besoin d'un interprète autochtone et étaient prêts à assurer son éducation. Ils s'adressèrent à Assiongbon Dandjin, roi de Glidji. Son choix porta sur son neveu, le jeune Latévi Awoku. Celui-ci fut embarqué sur un navire anglais. Après quinze années de séjour en Angleterre, il rejoignit son pays natal. Il s'appelait désormais Lawson. Pour certains, il aurait adopté le nom du capitaine du navire sur lequel il s'était embarqué quinze années plus tôt (( fils de Law»). Pour d'autres, lorsque le petit Awoku s'embarquait, on avait pensé qu'il était à jamais perdu pour la

86

En dehors de ces travaux, les chercheurs commencent à publier sous forme de recueils les collectes faites sur le terrain. cf. Aduayom M. A. et Gayibor L. N., Compte-rendus de sondages archéologiques et de recherches en tradition orale, Lomé: EDUUB, 1981, 118 p. ; Gayibor N. L., Recueil des sources orales du pays Aja-Ewe, Lomé: EDUUB, 1977, 104 p. ; _, Recueil des sources orales de la région d'Aneho, Niamey: CALHTO/FH 5, 1980,82 p.; Karl E., Traditions orales au Dahomey-Bénin, Niamey: CRDTO, 1974, 420 p. ; Greene S.E., op. cit., pp. 248-469. 87 Cf. Aduayom M. A. et Gayibor N. L. (ed.), op. cit. 881nformation recueillie à Anfoin, localité située à 8 km d'Aného (Togo) en juillet 1983. 89 Manning, Patrick, op. cit.

35 communauté.

Autrement

dit, c'est cette idée traduite en anglais lost Son qui devint

Lawson. Nous ne chercherons pas à discuter ici chacune de ces deux versions. Le plus important, c'est qu'elles nous renseignent elles aussi sur la mentalité de l'époque. Les exemples sont nombreux, contribuer

qui montrent que la mémoire collective peut

à suivre l'évolution des idées dans la Baie du Bénin. Cette contribution

particulièrement matérielle,

importante

lorsque

la tradition

orale prend appui sur la culture

laquelle lui sert alors de support mnémotechnique

Fon, tels qu'ils ont été déjà présentés,

constituent,

est

efficace. Les appliqués

parmi tant d'autres éléments,

ce

support idéal. Seule la tradition orale peut nous éclairer sur les messages véhiculés par leurs multiples motifs. C'est ce que relève Gombrich qui pense que « no image tells its own story »90. L'importance de la tradition orale pour l'interprétation est bien soulignée par Monni Adams: « La légende verbale lie l'image au contexte, définit et améliore sa signification. Le Fon visionne le contexte approximatif: les rituels de la cour concernent le pouvoir politique, le milieu des élites concerne les statuts sociaux, et les rites funéraires indiquent les obligations vis-à-vis des morts. La légende verbale met ainsi en valeur des messages spécifiques selon la situation du donateur, la carrière du fonctionnaire, ou les sentiments des parents éplorés »91.

Dans la Baie du Bénin, non seulement la documentation orale peut combler dans une large mesure ces lacunes, mais en même temps on remarque que très tôt voyageurs, missionnaires, commerçants et autres administrateurs coloniaux ont manifesté un vif intérêt pour cette région. Il en a résulté une documentation écrite dont on aurait tort de sous-estimer l'importance. Les sources écrites Je n'ai nullement l'intention d'établir une bibliographie (si sommaire soit-elle) de la Baie du Bénin, ce qui dépasserait le cadre de la présente étude. Je voudrais tout simplement montrer que les sources écrites portant sur les peuples de cette région, lorsqu'elles sont correctement exploitées et combinées avec la tradition orale, peuvent contribuer de façon significative à l'élaboration de l'histoire des idées.

90

Gombrich E.H., Art and Illusion: a Study in the Psychology of Pictorial Representation, p. 88. 91 Adams Monni, "Fon Appliqued Cloths", AfricanArts, 13 (2),1979/1980: 35.

Princeton,

1972,

36 Les archives nationales et provinciales, dans de nombreux pays européens et en Amérique, hébergent d'importantes sources primaires, et il y a de bonnes raisons de penser que celles-ci sont loin d'avoir livré tous leurs secrets. Elles existent au moins en sept langues (portugais, espagnol, hollandais, danois, anglais, français et allemand). C'est dire qu'il est impossible qu'un seul chercheur puisse avoir accè!1'à toutes ces ressources dont les moins exploitées sont sans doute celles des archives hollandaises et danoises. Aussi, la publication d'une partie de la correspondance de la compagnie hollandaise des Indes occidentales par Albert Van Dantzig est-elle une importante contribution92. Particulièrement intéressante est aussi la Furley Collection qui réunit la traduction en anglais de certaines ressources de différentes compagnies danoises de Guinée93. Par ailleurs, la Rawlinson Collection conservée à la Bodleian Library, à l'université d'Oxford, regroupe selon Gayibor une abondante correspondance échangée entre Cape Coast et les loges anglaises de la Côte de l'Or et de la Côte des Esclaves entre 1681 et 169994. A ces sources primaires éparpillées à travers l'Europe et l'Amérique, il faut ajouter les archives nationales locales telles celles de Dakar, d'Accra, de Lagos, d'Ibadan, de Porto Novo et de Lomé. De même, les archives familiales, telles celles des descendants des premières générations de lettrés, de courtiers et autres Afrobrésiliens, possèdent des documents qu'on ne saurait négliger95. Tout aussi précieux sont les récits de voyage, lesquels doivent être exploités avec beaucoup de précaution. Leurs auteurs sont d'origine sociale et de sensibilité diverses et c'est tout naturellement que leurs récits portent les marques de ces différences. Si certains comme Dapper, Barbot, William Smith ne se font aucun scrupule de s'adonner au plagiat, d'autres, à l'instar de Isert, ont fait preuve d'originalité. En outre, si les marques de l'engagement dans la traite négrière de Dalzel ne sont pas absentes de son History of Dahomey, la répugnance pour le commerce des hommes apparait clairement dans son Voyages en Guinée et dans les îles caraïbes en Amérique. Depuis 1974, la plupart de ces récits de voyage ont fait l'objet d'une critique textuelle approfondie, surtout dans la revue History in Africa, et secondairement dans Journal of African History96. Ainsi leurs utilisateurs peuvent-ils les exploiter avec esprit critique. 92 Dantzig A. (Van), Les Hollandais sur la côte de Guinée à l'époque de l'essor de l'Ashanti et du Dahomey /680-/740, Paris, 1980. 93 Cette collection est conservée dans la salle de microfilms de la bibliothèque universitaire de Legon (Balme Library) à Accra (Ghana). 94 Gayibor, op. cit., p. 36. 95 Par exemple, archives des familles Lawson, Kponton, de Souza, D'Almeida. 96 Cf. Hair P. E. H. , "Barbot Dapper, Davity : a critique of sources on Sierra-Leone and Cape Mount", HA, l, 1974, pp. 25-34; Johnson M., "News from nowhere: Duncan and 'Adofoodia", HA, I, 1974, pp. 55-66;

37 Au demeurant, tous ces récits, à des degrés divers, sont des atouts considérables pour la reconstitution historique des sociétés de la Baie du Bénin. Au XIXe siècle, sauf quelques rares exceptions97, les meilleurs témoignages viennent des missionnaires. Parmi eux, Pierre Bouche, Borghero, le mulâtre Freeman, Jakob Spieth, etc98. En dépit des préjugés religieux dont ils sont parfois entachés et dont Sept ans en Afrique Occidentale

...)de Bouche

est l'exemple type, ces différents

écrits, tout comme les récits de voyages des siècles précédents, donnent un tableau vivant des sociétés de la Baie du Bénin. Il est certain que ces différentes sources écrites n'ont pas encore livré tous leurs secrets. Elles n'ont répondu jusqu'à présent qu'aux questions qui leur ont été posées. Chaque chercheur les a sollicitées en raison de ses propres motivations. Ainsi, tel témoignage qui intéresse l'anthropologue n'attire pas nécessairement l'attention de l'historien. L'historien soucieux de suivre l'évolution des idées dans les sociétés de la Baie du Bénin pendant la période du commerce atlantique des esclaves recevra des réponses à bon nombre de questions qu'il se pose si, patiemment, il revisite toutes ces sources. Est-il besoin de souligner qu'au cours de ces dernières décennies, la Baie du Bénin a fait l'objet d'une abondante production dans les différents domaines des sciences sociales et que ces sources secondaires contiennent, quoique de façon éparse, des renseignements fort utiles pour l'historien des idées?

Dantzig A (Van), "WilIem Bosman's New and Accurate Description of the Coast ofGuinea : how accurate it is 7", HA, l, 1974, pp. 101-108; Dantzig A (Van), "English Bosman and Dutch Bosman: a comparison of texts", HA, 2, 1975, pp. 185-216; 3, 1976, pp. 91-126; 4, 1977, pp. 247-273; 5 (1978), pp. 223-256; 6, 1979, pp. 265-285; 7, 1980, pp. 281-291; 9, 1982, pp. 285-302; Feinberg H. M., "An Eighteenth-century case of plagiarism: William Smith's A New Voyago Guinea", HA, 6, 1979, pp. 45-50; Fage 1. D., "A Commentary on Duarte Pacheco Pereira's Account of the Lower Guinea Coast Lands in his Esmeraldo de situ orbis, and some other early accounts", HA, 7, 1980 ; Law R., "Jean Barbot as a source for the Slave Coast of West Afiica", HA, 9,1982, pp. 155-173 ; Lawrence AW., "Some source books for West Afiican history", JAH, II, 2, 1961, pp. 227-234; Waldman L. K., "An unnoticed aspect of Archibald Dalzel's History of Dahomey", JAH, VI, 2, 1965, pp. 185-192; Akinjogbin 1. A, j'Archibald Dalzel: Slave Trader and Historian of Dahomey", JAH, VII, l, 1966, pp. 67-78; Johnson M., "Polanyi, Peukert and the Political Economy of Dahomey", JAH, 21, 1980, pp. 395-398. 97 Duncan 1., Travels in Western Africa, in 1845 and 1846, London, 1847,2 vol. ; Forbes F. E., Dahomey and Dahomans. Being the Journal of two missions to the king of Dahomey in the years 1849 and 1850, London, 1966, (lére édition 1851),2 vol. ; Robertson GA, Notes on Africa, particularly those parts which are situated between Cap Verd and the River Congo, London, 1819. 98 Bouche P., Sept ans en Afrique Occidentale. La Côte des Ese/aves et le Dahomey, Paris, 1885 ; Borghero F., "Relation d'un voyage à Abomey", Annales de Progation de la Foi, 36-37 (1864-1865), pp. 83-

110 ; "Le Dahome. Coup d'œil sur le pays, son histoire, son état social, intellectuel et moral. -------> Fétichisme, esclavage et moyens", Annales de Propagation de la Foi, 36-37 (1864-1865), pp. 419-444; Freeman T.B., Journal ofvarious visits to the Kingdoms of Ashanti, Aku and Dahomi in Western Africa, Spieth J., op. cit.

London, 1968, (1ère édition 1844); -'

38 Conclusion Une histoire des idées dans les sociétés orales, singulièrement Bénin, n'est pas du domaine de l'impossible.

dans la Baie du

Ce n'est pas partir à la chasse aux oies

sauvages que de s'adonner à son élaboration. L'essentiel, c'est de ne pas l'enfenner dans des situations qui conduisent à l'impasse. Elle ne sera jamais à même de décrire dans les menus détails les multiples aspects du vécu quotidien. historique est directement

Si la valeur de la recherche

fonction de la qualité des questions pos~es, il est tout aussi

important d'éviter de fonnuler des hypothèses que l'histoire des idées dans les sociétés de la parole ne peut jamais éclairer. Par exemple, il serait vain d'espérer qu'elle soit émaillée de dates comme c'est le cas dans les sociétés à écriture. Du reste, est-ce là l'essentiel?

Une histoire des idées en Afrique pré-coloniale

longue durée de manière à saisir "l'immense

gagnerait à embrasser la continu de l'histoire »99. Braudel nous

rappelle que pour le temps des sociétés ...une journée, une année ne signifient pas grand chose,...un siècle entier n'est qu'un instant de la durée 100.D'ailleurs, grâce aux progrès réalisés dans le domaine de l'archéologie,

des lueurs d'espoir apparaissent

quant à la

solution des problèmes de chronologie. Merrick Posnansky a souligné que les méthodes de datation

par

thenno-Iuminescence

et par

radiocarbone

ont

conduit

à des

chronologies assez satisfaisantes. Mais ce qu'il faut rappeler encore, c'est que l'histoire des idées, pour avoir des chances de s'épanouir, doit être essentiellement

une histoire plurielle. Elle doit savoir

être à l'éc'Jute « des leçons de son multiple voisinage ». Ces leçons, elle ne peut les assimiler et les répercuter

avec succès que dans la mesure où elle est une histoire

structurale, c'est-à-dire une histoire qui prend en compte les différentes composantes

de

la société, non pas par une simple juxtaposition,

les

rapports dialectiques

mais en s'efforçant d'appréhender

qu'elles entretiennent entre elles. Peter BuIke donne l'exemple de

cette approche en prenant appui sur la société anglaise du XIIe siècle où les institutions majeures (Roi, Eglise, Parlement, Guildes, Manoirs etc.) et les différents groupes de la société (pairs, petite noblesse, franc-tenanciers,

artisans, etc.) dépendaient

les uns des

autres. Un changement au niveau d'une institution ou d'un groupe, observe-t-il, affecte nécessairement

l'autrelOl. Par conséquent, une histoire des idées dans les sociétés de la

Baie du Bénin au temps de la traite atlantique ne peut éluder une série de questions

99 Bloch Marc, Apologie pour l'histoire, p. XVI, cité par Barraclough, 100 Braudel Fernano, op. cit., p. 24 101Bulke Peter, op. cit., p. 42

op. cit., p. 72

39 comme: face au nouvel ordre commercial, comment l'univers religieux a-t-il réagi? Quel a été le degré d'altération des mœurs et mentalités? Quel a été le comportement des institutions politiques et quelles conséquences idéologiques en ont-elles résulté? Quels effets les valeurs de l'Occident européen ont-elles produit sur les leaders africains et leurs peuples? Si elle apporte, ne serait-ce qu'un début de réponse à ces interrogations, alors elle fera faire un grand pas à la connaissance du monde africain pré-colonial. Selon Braudel, les études consacrées à l'antiquité ont sauvé le métier de l'historien. De même les travaux consacrés aux temps pré-coloniaux, singulièrement à l'évolution des idées, sauveront le métier de l'historien de l'Afrique. C'est dire qu'une évaluation de l'impact de la traite atlantique sur le système de pensée africain ne peut éluder une série de questions comme: face au nouvel ordre commercial, comment l'univers religieux a-t-il réagi? Quel a été le degré d'altération des mœurs et mentalités? Quel a été le comportement des institutions politiques et quelles conséquences idéologiques en ont-elles résulté? Quels e~ets les valeurs de l'occident européen ont-elles produits sur les leaders africains et leurs peuples? Mais donner des réponses adéquates à ces questions, c'est d'abord avoir une vue claire des caractéristiques essentielles du système de pensée africain. Ce qui signifie concrètement qu'il y a lieu de déterminer ce que la pensée africaine a de spécifique, ce qui constitue son humus, son soubassement. Quels en sont les éléments structurants fondamentaux? Quelle est la notion de l'homme? Comment l'homme est-il défmi par rapport au cosmos? La forme de pensée africaine est-elle essentiellement caractérisée par l'anthropocentrisme ou, au contraire, est-elle centrée sur le cosmos? Quels valeur et sens donne-t-on à la vie? Tous les auteurs qui se sont penchés sur la place de l'individu dans la société ont souligné que c'est d'abord et surtout un être relationnel. Quelle conséquence peut-on en tirer? Evidemment, il faudra faire une place spéciale à la religion, dont on a dit qu'elle constitue la pierre angulaire de l'organisation sociale en Afrique. Effectivement, aucun aspect de la vie quotidienne ne lui échappe. En somme, les dieux africains sont omnipotents et omniprésents. On a dit qu'avec eux la morale est sauve car leur punition est immédiate. Par conséquent, il est d'un intérêt capital de pénétrer leur univers et de déterminer leurs différents formes et moyens d'intervention, en vue de déterminer leur position dans la pensée africaine. Mais un voyage à travers la pensée africaine laisserait une impression d'inachevé s'il omet de rendre visite au monde de l'esprit des morts (des ancêtres surtout), ou fait abstraction d'un certain nombre de rites et autres pratiques de la sorcellerie.

40 Naturellement,

,

interprétation,

il ne suffit pas d'identifier ces catégories. De leur

puis de la détermination

des liens dialectiques qui les unissent ou, si l'on

veut, de la saisie de l'influence qu'elles exercent les unes sur les autres dépend la compréhension qu'on peut avoir du fonctionnement de ce tout qu'elles forment et que nous appelons ici système ou forme de pensée. Finalement, une tentative pour comprendre le mécanisme de reproduction du système permettra d'apprécier le rôle de l'éducation, ainsi que l'idée qu'on se fait de la connaissance dans les sociétés arncaines. Une telle reconstruction ne doit pas être perçue comme un simple exercice sans grande portée pratique. De fait, anthropologues, philosophes et sociologues s'y intéressent de plus en plus. L'histoire, qui est science de l'évolution, n'a rien à gagner en se figeant dans une position d'arrière garde. Nous sommes là dans un domaine qui a encore bien des secrets à livrer. Ceux-ci, bien exploités, révolutionneront sans doute les connaissances historiques du monde africain pré-colonial. Pendant longtemps, on a fait de la documentation écrite la condition exclusive de la reconstruction du passé des peuples. Aujourd'hui, la tradition orale a fini par s'imposer comme source authentique de l'histoire. Cependant le dogme "pas de document écrit, pas d'histoire" ne semble pas avoir dit son dernier mot, et la manie de l'écriture plane toujours sur les sciences historiques. Jan Vansina, pourtant un des grands noms de l'historiographie orale africaine, n'est pas certain qu'il soit possible d'écrire un jour une histoire des cultures de l'Afrique au sud du Sahara. Les raisons de son scepticisme: « Les sources de l'histoire de la culture sont disponibles à travers l'écriture. Ceux qui ont ignoré ce moyen d'expression ont laissé peu de souvenirs sur l'évolution de la culture» 102. Lucien Febvre, à la suite de Marc Bloch, mettait d'ailleurs en garde contre une attitude trop rigide en la matière. Pour ce co-fondateur de l'école des Annales, l'historien doit avoir une grande profondeur et une grande ouverture de champ. L'histoire doit être "une histoire à part entière". L'historien ne doit être indifférent à rien

de ce qui touche à l'activité humaine: « tout ce qui étant à l'homme, dépend de l'homme, sert à l'homme, exprime l'homme, signifie la présence, l'activité, les goûts et façons d'être de l'homme »103. N'est-ce pas à la même attitude que nous convie l'historien russe Truhanovskij, lorsqu'il nous enjoint d'écrire « une histoire vivante et non une histoire schématique,...une histoire faite de chair et de sang, d'émotions et de

102 103

Vansina, Febvre

op. cit., p. 135 Lucien,

"Combat

pour

l'histoire",

Pour

une Histoire

à part

entière,

1953.

41 passions,...riche de toute la gamme de couleurs et de nuances qu'on ne trouve que dans la vie réelle» 104.

104

Cité par Barraclough,

op. cil.

Gestion des ressources locales et innovations paysannes Une expérience nouvelle de gestion de l'espace rural au Niger et sa mise en œuvre difficile Boureïma Alpha Gado

I

Le processus d'innovation en milieu paysan, pris dans son sens large, désigne généralement tout changement introduit dans le mode de production, et ayant pour but et fmalité une exploitation plus efficace et plus satisfaisante des moyens de production. De ce point de vue, le phénomène de l'innovation peut comporter plusieurs aspects ou dimensions:

- aspects

techniques: introduction et diffusion de nouvelles techniques ou pratiques (au niveau agricole, par exemple, introduction de nouvelles variétés, de nouvelles machines agricoles, de nouvelles méthodes d'irrigation, etc.) ; - aspects socioculturels (ou socio-économiques) : introduction de nouvelles habitudes alimentaires, de nouveaux comportements vestimentaires, de nouvelles variétés de production, d'échange ou de circulation des biens, etc. ;

- aspects

institutionnels: nouvelles formes d'organisation, nouvelles formes de gestion des ressources locales, etc. L'objet de notre étude porte sur l'innovation institutionnelle. Dans les lignes qui suivent, il s'agit d'analyser un processus d'innovation introduit par les pouvoirs publics à travers l'élaboration et la mise en œuvre au Niger d'une loi d'orientation en matière de gestion des ressources naturelles, appelée communément code rural. Pourquoi introduire une innovation dans la gestion de l'environnement au Niger? A l'image de l'ensemble du Sahel, l'environnement nigérien se caractérise par une dégradation généralisée et accélérée des ressources naturelles. "La crise agroécologique que traversent les pays sahéliens pose avec acuité le problème des rapports entre les différents acteurs intervenant dans la gestion de l'espace rural: l'Etat, les opérateurs de développement et les paysans,,2. Au Niger, le fondement de toute la politique de développement rural repose sur une volonté de restauration et de I Historien, Faculté des Lettres et Sciences Humaines,

Université AM. de Niamey (Niger).

44 préservation du capital foncier et écologique, en vue d'une exploitation rationnelle et harmonieuse de l'espace rural, pour faire face au déséquilibre toujours croissant entre les ressources alimentaires et une démographie galopante. Malheureusement, le système foncier post-colonial se caractérise par plusieurs facteurs limitants, parmi lesquels:

- une prédominance du rôle de l'Etat propriétaire et garant de la gestion des ressources naturelles; -

la cœxistence d'une multitude de textes législatifs et réglementaires inadaptés au contexte actuel, mais qui fixent les modalités de gestion de l'espace rural et qui régissent encore les rapports entre les agriculteurs et les éleveurs3 ;

- l'incapacité de ces dispositions législatives et réglementaires en vigueur à régler de manière équitable et durable les conflits entre les acteurs ruraux. Dans ce contexte, la redéfinition des rôles entre les différents acteurs intervenant dans la gestion de l'espace rural est plus qu'une nécessité. Dans la mesure où "tout problème foncier inaperçu ou mal résolu exerce des effets négatifs sur les actions de développement,,4, la mise en œuvre d'un code rural est perçue comme une innovation susceptible de répondre aux attentes et aux préoccupations du monde rural. L'objectif de ce texte est d'essayer d'apporter des éléments de réponse sur la nature réelle des difficultés rencontrées dans les innovations introduites à travers la mise en œuvre du code rural. Les différentes parties qui composent ce texte s'articulent autour des questions ci-après: Que renferme le texte de loi intitulé principe d'orientation du code rural? Quelles sont les principales innovations et les dispositions prévues pour une application efficace de la loi? Les réserves et inquiétudes des acteurs ruraux sont-elles fondées?

Si oui, quelles sont les innovations pour lesquelles la

mise en application sur le terrain rencontre des obstacles majeurs?

Enfin,

quelle est la nature véritable des difficultés et des obstacles rencontrés à l'échelle locale?

2

3

BA Gado, [1994].

C'est le cas notamment des textes législatifs et réglementaires ci-aprés : loi n061-5 du 26 mai 1961 fixant une limite nord des cultures; décret n° 59-180 du 28-10-1959 réglementant la circulation et le droit de passage du bétail dans les zones de culture: ordonnance n059-183 du 29-10-1959 créant une connaissance domaniale chargée de reconnaitre le tracé des couloirs de passage du bétail en zone de culture. 4 B. Crousse, [1991], p. 154.

45

-

I Le contexte socio-politique et le champ d'application des innovations Le contexte socio-politique C'est en mai 1985 qu'un comité national de réflexion sur l'élaboration du code rural a été mis en place. Depuis, dix années se sont écoulées. En dehors d'un Secrétariat permanent du code rural (SPCR), l'adoption à la sauvette, à la fin de la période de transition, des ordonnances n093-014 et 93-015 portant respectivement sur le Régime de l'Eau et sur les principes d'orientation du code rural, et enfin la mise en place de deux expériences pilotes de commissions foncières, rien sur le terrain ne considère l'application du code rural. Pour la majorité des Nigériens, le code rural n'est perçu qu'à travers les interminables séminaires et ateliers consacrés aux grands dossiers du monde rural qui terminent généralement leur itinéraire dans le fond d'un tiroir ministériel. La grande campagne de popularisation du code rural entreprise en 1993-94, destinée à mieux faire connaître les dispositions contenues dans la loi, a eu au moins le mérite de permettre à un large public de dire ce qu'il pense du dit code: _

on apprend par exemple que le code rural est inapplicable car on ne

bouleverse pas, en quelques années,

des pratiques ancestrales vieilles de

plusieurs siècles;

- certains pensent que "le code par son contenu actuel se présente beaucoup plus comme une source de conflits, facteur d'identification de la compétition sur les ressources naturelles", et aussi "comme un facteur d'accélération de l'exploitation des terres marginales et inoccupés"s ;

-pour un certain nombre,

le seul fait que le code rural ne soit pas d'inspiration musulmane est une raison suffisante pour lui prévoir un sort identique au code de la famille;

- pour d'autres enfin, les pouvoirs publics ont adopté la loi sur la pression des bailleurs de fond, non pour répondre aux préoccupations véritables du monde rural, mais dans le seul but de favoriser la mobilisation des financements extérieurs.

5

J. Gastaldi et I. Sabou [1994].

46

Il s'agit là de quelques-uns nationale de popularisation

des propos tenus aux membres de la commission

du code rural par ceux des Nigériens qui pensent crier tout

haut ce que la majorité de leurs compatriotes

pensent tout bas. En effet, les principaux

utilisateurs (producteurs

paysannes, autorités coutumières,

de terrain, responsable quant à l'applicabilité

ruraux, associations

cadres

de projets, etc.) cachent de moins en moins leur scepticisme d'un grand nombre de dispositions contenues dans la loi, à telle

enseigne que, depuis sa publication en mars 1993, aucun des textes d'application prévus n'est venu confmner un seul aspect de sa mise en œuvre. Ainsi le code rural apparaît de plus en plus comme un outil encombrant, voire une bombe à retardement

aux mains des pouvoirs publics à l'image du code de la

famille rejeté par une grande majorité de l'opinion publique sous la pression des forces socioculturelles.

Si, à l'inverse du code de la famille censuré par l'opinion publique, le

code rural a fmalement été adopté, il continue à susciter des réserves, des controverses et des interrogations.

Sur le terrain, sa mise en œuvre se heurte à des difficultés et à des

facteurs de blocages multiples qui montrent les limites d'une loi foncière et relance le débat sur la nécessité même d'un code rural.

Fondement et champ d'application de l'expérience nouvelle C'est dans ce contexte et en dépit de la méfiance (ou de la réserve) de certains partenaires qu'un accord de coopération est intervenu entre le gouvernement du Niger et la Coopération danoise (Danida). Cet accord porte sur l'installation, à titre expérimental, de deux commissions foncières au niveau de deux collectivités territoriales6. Toute la logique des bailleurs de fonds repose sur l'idée suivante: le Niger, ayant connu un processus démocratique qui a conduit à la mise en place de nouvelles institutions au lendemain de la conférence nationale souveraine, pourrait servir de champ d'expérimentation de "nouvelles" structures permettant la prise en charge de la gestion des ressources naturelles par les populations elles-mêmes. De ce point de vue, "la mise en œuvre du code rural représenterait un défi majeur pour tous les intervenants en milieu rural: autorités traditionnelles (chefs des villages, de canton et de groupements), autorités administratives (préfets, sous-préfets, chefs de postes

6

MF/P Niger, dossier commissions

foncières, décembre

1993.

47 administratifs), cadres et autorités judiciaires de terrain7. La mise en place et le fonctionnement de ces nouvelles structures permettraient de juger le degré d'adhésion et d'acceptation de l'innovation par les populations. Pour cela, il est nécessaire d'identifier des zones pilotes pour tester le caractère opératoire des dispositions nouvelles avant de les généraliser à l'ensemble des 36 arrondissements et 21 communes que compte le Niger8. Les deux arrondissements choisis sont ceux de Mirria (Département de Zinder) et de Mainé Soroa (département de Diffa). Pourquoi ce choix? Les bailleurs de fonds et le gouvernement du Niger ont voulu tester l'applicabilité des dispositions du code rural dans deux régions du Niger qui, tout en partageant certaines caractéristiques agro-écologiques avec l'ensemble du pays, présentent quelques traits particuliers: _

comme la quasi-totalité de l'espace nigérien, il s'agit de deux zones qui

connaissent une forte pression démographique engendrant des conflits entre agriculteurs et éleveurs où le régime foncier relève de plusieurs statuts (terres ancestrales appartenant à l'ensemble de la communauté, terres familiales et domaines privés). Le règlement des contentieux fonciers relève de trois instances: instance coutumière, instance administrative et instance juridique9. _ l'arrondissement de Mainé Soroa a la particularité d'être une zone de cuvette et de transhumance où le problème foncier est extrêmement complexe. Toute l'activité économique est concentrée autour des cuvettes où interviennent plusieurs acteurs à travers plusieurs activités (élevage, arboriculture, jardinage, salines, etc...) _ l'arrondissement de Mirria a l'une des plus forte densités de population du pays (85 hab.!km2). Le problème de surcharge de pâturage et de surexploitation

des terres cultivables et la dégradation des ressources

naturelles se posent avec acuité. Les populations vivant dans ces deux arrondissements vont être les premières à être soumises à la nouvelles réglementation juridique fixant les modalités d'accès aux ressources qu'elles utilisent quotidiennement. Quelles sont les principes d'orientation et les dispositions d'application prévues par la loi?

7 8

9

ACDI Niger, éléments de stratégies en matière d'e1;1vironnement au Niger, Niamey, mars 1994, p. 45. MAlE Niger, dossier commissions foncières, Niamey, décembre 1993, p. 4. E. Alagbada

et AH.Sidikou,

[1995],

p. JO.

48 II - Principes e:énéraux et dispositions d'application du code rural Principes généraux d'orientation du code rural Appelée communément code rural, l'ordonnance n093-015 du 2 mars 1993 fixant les principes d'orientation du code rural est un cadre juridique qui statue sur les conditions d'organisation des activités agricoles, sylvicoles et pastorales, ainsi que les dispositions de gestion des ressources foncières, végétales, animales et hydrauliques. Le code rural est ainsi structuré en trois livres portant sur :

- l'objet et le champ d'application

auxquels se limitent les dispositions législatives et le

cadre juridique;

- le régime des ressources naturelles rurales: régime des terres (terres agricoles, terres pastorales, terres de pâturage, terres réservées, protégées et de restauration) ; régime de l'hydraulique rurale (aménagements hydro-agricoles, hydraulique villageoise et pastorale) ; régime des ressources végétales (forêts domaniales et privées, exploitation des forêts pour les usages coutumiers et à caractère commercial et industriel; protection et réglementation des forêts) ; régime des ressources animales (élevage, pêche et pisciculture) ;

- organisation des institutions du monde rural: l'encadrement administratif et participatif (structures et organes collégiaux installés par l'administration publique; groupements ruraux) ; crédit agricole (à travers les caisses des organismes ruraux à caractère coopératif et mutualiste; des groupements spécifiques des femmes rurales, des jeunes producteurs ruraux;

des associations, sociétés et entreprises d'intérêt

agricole; des sociétés avec participation des collectivités locales). Le code rural prévoit également des dispositions pour le règlement du contentieux rural. Du point de vue de la gestion foncière, les principes généraux d'orientation qui retiennent l'attention concernent les aspects suivants : 1- Au niveau de l'objet et du champ d'application

- les

buts de l'organisation

l'aménagement

des activités

on peut noter deux éléments :

agricoles,

du territoire, la protection de l'environnement,

sécurisation des opérateurs ruraux et le développement

- les

ressources

sylvicoles

et pastorales

sont.

la promotion humaine, la

rural;

foncières sont défmies comme étant les terres agricoles, d'élevage,

forestières, les terres aménagées, classées et les terres vacantes.

49

-

2 Au niveau du régime des ressources naturelles rurales Les principes de base qui constituent en fait la toile de fond du code rural

sont:

- le principe de l'intégration des différents régimes fonciers qui fait du code rural nigérien un code de synthèse spécifique, intégrant les règles juridiques concernant à la fois le droit coutumier pré-islamique, le droit coutumier islamique, les règlements fonciers et domaniaux, les lois et règlements de l'Etat contemporain ;

- le principe

de distinction des terres: terres agricoles qui pose des différences de vocation entre terres de pâturage, terres forestières réservées, protégées et de restauration, terres d'aménagements hydro-agricoles et terres vacantes, ainsi que l'organisation de l'espace rural; les normes d'utilisation de l'espace rural et le régime de propriété sont organisés en fonction de cette distinction;

- le principe de reconnaissance

de la propriété rurale qui pose que: les droits fonciers « résultent de la coutume ou du droit écrit» ; « la propriété du sol s'acquiert par la coutume ou par les moyens du droit écrit» ; « les droits fonciers se prouvent par les modes de preuve reconnus par le droit civil »; ce principe a conduit le législateur à déterminer les droits et obligations des propriétaires, les conditions d'exploitation et de mise en valeur, les conditions d'appropriation de terres et d'accès aux espaces spécifiques (terres vacantes, terroirs d'attache). 3 - Au niveau du régime des institutions

du monde rural, le code prévoit trois

principes:

- la

garantie des droits des populations

concernées,

en stipulant que « les populations

sont administrées par les autorités publiques décentraliséeset déconcentrées.Elles peuvent s'organiser et se regrouper dans les sociétés ou des associations de droit privé» ;

- la garantie de l'exploitation et de la gestion des richesses agricoles, sylvicoles et pastorales à travers la libre organisation et les jeux collégiaux des institutions du monde rural prévues;

- la reconnaissance

de l'existence de différends entre opérateurs ruraux et la mise en

place d'un dispositif de règlement des conflits. Mais parmi ces principes fondamentaux, précisément

quels sont ceux qui concernent plus

les mesures d'application du code rural?

50 Les principales dispositions d'application du code rural Les dispositions qui fixent les stratégies de mise en œuvre du code rural concernent plus précisément:

- celles

concernant les commissions foncières et les secrétariat permanents du code rural des arrondissements et communes;

- les mesures

d'application relatives aux notions de contrat d'exploitation, de mise en valeur, et de terroir d'attache;

- les mesures

de mise en œuvre de schémas d'aménagement foncier (SAF), du

dossier rural;

- des

mesures d'application relatives à l'organisation du monde rural et au règlement des contentieux fonciers.

III - Le cadre institutionnel de la !!estion foncière et les conditions opérationnelles des instances foncières locales A l'échelle nationale, l'organe de la mise en œuvre est le secrétariat permanent du code rural, placé sous la tutelle du Ministère de l'Agriculture et de l'Elevage. Les relais de cette structure centrale à l'échelle régionale et sous-régionale sont les secrétaires permanents des départements, arrondissements et communes mais la structure de base, l'organe essentiel de toute l'administration foncière rurale, est la commission foncière instituée au niveau des collectivités territoriales (arrondissements et communes). Partant de là, toute la stratégie de mise en œuvre repose sur deux éléments clés autour desquels s'articule l'ensemble du dispositif:

- au

plan institutionnel et politique, la nécessité d'une réelle volonté de décentralisation, "c'est-à-dire l'application du principe de la libre administration des collectivités territoriales, leurs compétences et leurs ressources"lO, afin de rendre opérationnelles les instances foncières régionales et sous-régionales ayant compétence pour procéder à la reconnaissance et à l'établissement du contenu des droits fonciers;

- au plan structurel

et technique, la mise en place progressive, à l'échelle de toutes les collectivités territoriales, de l'organe de régulation de droit foncier,

10Niger, Programme

national de gestion des ressources

naturelles,

FAO/Banque

Mondiale, avril 1993, p. 7.

51 pièce centrale de tout le dispositif, les commissions foncières, par la loi (art. 118 de l'ordonnance ci-dessus citée). Un bref aperçu sur le cadre institutionnel, la stratégie de mise en œuvre, le mode de fonctionnement des commissions foncières permet d'apprécier certaines conditions et difficultés sous-jacentes dans l'application pratique du code rural. Le cadre institutionnel et la stratégie de mise en œuvre du code rural La toile de fond de toutes les réformes administratives qui ont eu lieu au Niger, depuis l'indépendance, est la recherche de structures administratives susceptibles d'induire une participation effective des populations. Dans la pratique, cette idée maîtresse reste un lointain idéal, même si elle est régulièrement reprise dans tous les textes (ou projets de texte) non encore en vigueur ou non encore appliquésll. En outre, au Niger, depuis la dissolution des structures de la société de développement par la conférence nationale souveraine, il n'existe pratiquement plus d'organes véritablement représentatifs des populations à l'échelle locale, à l'image de l'exemple sénégalais des communautés rurales (lois du 17 Juin 1964 et du 1er février 1972 relatives au domaine national). Pour combler ce vide institutionnel créée par l'absence de structure de participation à l'échelle des communautés de base, la loi a institué, au niveau de chaque collectivité territoriale, une structure ayant compétence en matière foncière en lui

permettant de reconnaître la propriété et d'établir le contenu de cette propriété (art 121) : c'est la commission foncière, qui est l'instance foncière essentielle au titre des institutions du monde rural impliqué. Dans la gestion des ressources naturelles et le règlement des conflits foncier on trouve également:

- les autorités coutumières ayant un rôle de conciliation obligatoire; - les groupement ruraux et de crédit agricole à caractère coopératif

et mutualiste. Juridiquement, le cadre institutionnel actuel ne présente pas de conditions de transfert de pouvoir de décision des autorités centrales aux commissions foncières locales présidées par ailleurs (au titre de la loi) par le sous-préfet ou le maire représentant le pouvoir central.

ii Certains textes de loi viennent fondamentaux de libre administration

d'être adoptés par l'Assemblé nationale des collectivités, décentralisation, etc...).

(décentralisation,

principes

52 Dans la perspective d'une décentralisation des structures de gestion des ressources naturelles, la mise en place à l'échelle régionale et sous-régionale d'une instance foncière disposant de réels pouvoirs constituerait un progrès vers une démocratie participative. En effet les populations ont toujours considéré que chaque conflit lié à la terre peut trouver une solution à l'échelle locale, et que le transfert à l'échelle régionale des contentieux fonciers n'est qu'une manifestation de la politisation des problèmes fonciers12. Même si, dans leur compétition actuelle, plusieurs représentants des pouvoirs publics siègent au sein des commissions foncières, elles ne constituent pas moins, par leur attribution, une avancée significative vers la décentralisation dans un pays ou toutes les réformes administratives ont plutôt dérivé vers la décentralisationl3, notamment pendant le régime d'exception, avec un renforcement sans précédent des pouvoirs des responsables régionaux. C'est pourquoi, du point de vue de la stratégie d'intervention sur le terrain dans les villages et au niveau des tribus nomade, il s'agira d'une approche participative. Toutes les activités des commissions foncières se feront en concertation avec les populations et en collaboration étroite avec les services techniques concernés. Comme on le constate, au delà des conditions matérielles et fmancières dont dépendent la mise en place des structures et instruments techniques de mise en œuvre au plan institutionnel et politique, l'une des questions fondamentales qui. se pose dans cette phase de transition démocratique et qui conditionne également la réussite du projet est de savoir si les autorités locales (administratives et coutumières), en raison des intérêts évidents liés à la compétition foncière, laisseront une véritable autonomie de gestion aux commissions foncières et aux groupements ruraux à caractère coopératif. Conditions d'installation et mode de fonctionnement des premières commissions foncières Les commissions foncières étant "la cheville ouvrière" de la mise en œuvre, selon l'expression consacrée au Secrétariat permanent du code rural, le premier programme d'action établi a prévu l'installation de sept d'entre elles à titre expérimental pour la seule année 1994 ; 21 autres devraient l'être à la fm des trois années suivantes, 12 Infonnation

orale recueillie auprès de Abdou Moussa, cultivateur à Mima, en décembre

1993.

53 soit une prévision de l'ordre d'une trentaine de commissions foncières opérationnelles en 1977. Ce programme prévoit en outre la possibilité pour les collectivités et projets de prendre l'initiative de financer des commissions foncières dans leurs zones d'intervention respectives. Dans la pratique, seules deux commissions foncières ont pu voir le jour. En raison des difficultés d'installation qu'elles rencontrent, un atelier-bilan tenu en septembre 1994 a recommandé "la nécessité d'une bonne préparation fmancière, technique

et méthodologique

avant toute nouvelle installation de

commission foncière et une programmation beaucoup plus réaliste,,14. En dix années d'élaboration du code rural, le bilan se résume donc à l'installation de deux commissions foncières à la date du 28 avril 1995. A travers l'installation de ces deux commissions, pour une durée de douze mois Guin 1994 à mai 1995), les objectifs visés par le gouvernement nigérien et ses partenaires extérieurs sont:

- tester

la mise en application des dispositions contenues dans l'ordonnance fixant les principes d'orientation du code rural; recueillir

des

informations

spécifiques

nécessaires

aux

textes

complémentaires sur le code rural;

- instituer

les dossiers ruraux;

- réglementer

la gestion de l'exploitation des ressources naturellesl5.

A la lumière des entretiens avec quelques membres des deux commissions foncières et de la lecture de quelques rapports de mission disponibles au secrétariat permanent du code rural, les activités qui ont pu être menées par les commissions foncières sont les suivantes16:

- la

poursuite de la campagne de sensibilisation sur le contenu de la loi d'orientation en effectuant des missions d'information dans les villages; les thèmes le plus souvent abordés avec les populations sont: les attributions des membres de la commission foncière, l'intérêt de l'enregistrement, le mode de règlement des litiges, le rôle de conciliation coutumière, le respect des aires protégées et des couloirs de passage du troupeau, la nécessité et la procédure

d'inscriptiondes droits foncier, etc. ;

.

13Niger, programme national de gestion des ressources naturelles, op. cil., p. 45. 14Comité Nationale du Code Rural (Niger), Atelier bilan sur le code rural, Dosso aoütJseptembre 1994. 15 Dossier commission foncière, op. cil., p. 4. 16 Mairiga Mamane [1993] ; entretien avec quelques membres des commis ions foncières de Mirria et Mainé, mai-juin 1995.

54

- l'enregistrement

d'environ 800 demandes d'inscription de droits fonciers dont 200 pour la commission foncière de Mainé Soroa et le reste pour celle de Mirria. Le bilan est assurément très maigre par rapport aux résultats attendus; les membres des commissions foncières n'ont pas été en mesure d'accomplir l'essentiel de leur mission: la reconnaissance et l'inscription des droits fonciers, le contrôle de la mise en valeur, l'élaboration et la tenue du dossier rural, l'élaboration du schéma d'aménagement foncier etc... Malgré tout, les avis sont partagés quant au bilan de ces deux opérations et la poursuite de l'expérience dans les mêmes conditions. Si, au secrétariat permanent du code rural, ce résultat est jugé assez satisfaisant et même encourageant, certains bailleurs de fonds, sollicités pour la mise en place d'autres commissions foncières, souhaitent au préalable la résolution d'un certain nombre de questions parmi lesquelles: le statut des commissions foncières dans l'organisation générale des services techniques, leur mode de financement, la nature et la portée des décisions qu'elles auront à prendre, la question de la décentralisation non encore réglée et la création récente d'un comité national chargé du découpage administratif, dans le cadre du règlement du problème de la rébellion touareg17. Tel est, très sommairement esquissé, le cadre institutionnel, les grandes orientations stratégiques et les conditions de mise en œuvre du code rural au Niger à travers l'exemple de deux commissions foncières pilotes.

IV - Difficultés maieures et facteurs de bloca2:e

Si, au plan théorique, les orientations et options retenues vont dans le sens d'une sécurisation des producteurs ruraux, au fur et à mesure que les structures foncières s'installent, des difficultés de plusieurs ordres apparaissent:

- difficultés

17

d'ordre matériel et financier;

Le premier draft de ce texte datant du début de 1995, depuis lors plusieurs textes de lois (dont une sur la

décentralisation) application

ont

au plan

des collectivités

été

adoptés,

institution

territoriales.

mais

et juridique,

le contexte et aucune

socio-politique disposition

du

Niger

nouvelle

n'est

n'autorise encore

pas

appliquée

encore

leur

à l'échelle

55

- facteurs

de blocage liés aux lilcunes et insuffisances contenues dans la loi d'orientation;

- facteurs de blocage d'ordre socio-politique

et culturel.

Les difficultés et obstacles imputables aux problèmes financiers Les activités du code rural ont connu une longue période d'incertitude et de paralysie liée essentiellement aux hésitations des pouvoirs publics et des bailleurs de fonds. Cela eut comme conséquence un retard important dans la réalisation du programme d'activité. En effet, suite aux bouleversements socio-politique, intervenus dans le pays à partir de 1990, la banque mondiale a suspendu le déblocage des fonds destinés au fmancement du projetl8. Aujourd'hui encore, l'insuffisance des sources de fmancement explique le retard enregistré dans l'installation des commissions foncières dans l'élaboration des textes législatifs et réglementaires complémentaires et dans le programme de formation des membres. Jusqu'à une période relativement récente, les premières commissions foncières mises en place, et notamment celle de Mainé Soroa, n'ont pas pu disposer des moyens de transport indispensables pour se rendre sur le terrainl9. Enfm, pour ne citer que ces exemples, faute de moyens fmanciers, les instruments techniques de mise en œuvre du code rural n'ont pas été mis à la disposition des commissions foncières. Il s'agit des éléments constitutifs du dossier rural (le document graphique nécessitant un matériel cartographique de localisation et de délimitation des terres) et des instruments de mise en œuvre du schéma d'aménagement foncie~o . Ce sont là des arguments avancés généralement au secrétariat permanent du code rural. Pour les membres de ce secrétariat, la situation doit être appréciée en terme de retard enregistré dans la mise en œuvre du code rural et non en terme de blocage. Ces explications suffisent-elles à expliquer les réserves et inquiétudes exprimées par un grand nombre de partenaires impliqués dans la mise en œuvre du code rural? L'incapacité des commissions foncières à remplir leur mission a également pour origine l'existence de nombreuses lacunes et insuffisances contenues dans la loi d'orientation.

18Comité national du Code Rural, Rapport introductif à l'atelier bi/an, Dosso, août-septembre 19 Entretien avec Mr Moussa Yacouba,juriste au code rural, mai 1995. 20/bid.

1994, p. 6.

56

Les obstacles liés aux lacunes et insuffisances de la loi La loi d'orientation comporte de nombreuses lacunes et insuffisances. Parmi celles qui constituent des entraves au bon fonctionnement des commissions foncières, on peut citer:

- les lacunes et insuffisances

- les

liées à la procédure d'élaboration des textes;

difficultés créées par l'ambiguïté dans la définition des rôles des différentes institutions locales impliquées dans la gestion des ressources naturelles et le règlement des litiges.

1 - Les entraves

occasionnées

par la lenteur

de la procédure

d'élaboration

des textes

Le texte dénommé "principe d'orientation du code rural" que les profanes appellent "code rural" n'est en réalité qu'un document défmissant les principes généraux de la législation foncière. Il doit être complété par plusieurs autres textes législatifs et réglementairest; ces textes complémentaires indispensables à la mise en œuvre de plusieurs dispositions de la loi n'ont malheureusement pas pu être élaborés pour des raisons évoquées plus haur1. La stratégie adoptée par les pouvoirs publics en raison du contexte socio-politique visait à rendre assez souple l'application des dispositions les plus controversées. La campagne de popularisation de la loi et de nombreux séminaires et ateliers devaient enrichir la loi d'orientation et favoriser rapidement l'élaboration des textes législatifs et réglementaires complémentaires. Le rythme d'élaboration des textes n'a pas suivi et, au moment de l'installation des commissions foncières, elles n'ont pas pu disposer des instruments essentiels d'application de la loi: les décrets d'application et l'ensemble des textes de loi statuant sur des questions essentielles comme la notion de propriété, le règlement des litiges de mise en valeur, le statut et mode de fonctionnement des commissions foncières, les contrats d'exploitation, le contenu du dossier rural ou tout au moins un guide ou un manuel de référence à l'intention des membres des commissions foncières pour l'application pratique de certaines dispositions prévues par la loi. En ne dotant pas les commissions foncières d'un minimum d'instruments indispensables à leur fonctionnement, l'Etat nigérien et les travailleurs de fonds ont mis "la charrue avant les bœufs". En effet, la mise en application des dispositions du code

57 rural concernant

les commissions

foncières, le dossier rural, les contrats d'exploitation

"supposent des études de caractère décisionnel devant aboutir à la rédaction de textes modificatifs complémentaires

et d'application sur la base d'une démarche opérationnelle

qui soit simple, claire, souple et peu coûteuse22.

2 - L'ambigui"té dans la définition des rôles des différentes institution locales intervenant

dans la gestion et le règlement des conflits fonciers

Du statut et du rôle des commissions foncières Les spécialistes

du monde rural sont unanimes pour reconnaître

attributions des commissions et le rôle assigné perpétuelles

que les

foncières ne sont pas clairement défmies. La composition

aux commissions

par les différents

foncières

acteurs ruraux.

sont l'objet de remises Les points de désaccords

en cause sont les

suivants:

- le niveau

de représentativité au sein de la dite commission des différentes catégories socioprofessionnelles: services techniques, groupements ruraux,

etc. (on observe notamment une prédominance des cadres techniques au détriment des représentants du monde rural) ;

-

le mode de désignation des secrétariats permanents des commissions foncières à la tutelle administrative n'est pas encore définitivement tranché (nomination par la hiérarchie ou mode d'élection) ;

- le type de collaboration

avec les autres structures locales qui permettrait à la commission de garantir son indépendance vis-à-vis de l'autorité politique, administrative ou juridique; La commission foncière de Mainé Soroa est l'illustration de cette situation

floue dans la défmition des rôles et d'absence de lien organique entre la commission foncière et les autres services administratifs, au niveau régional (préfecture) et au niveau régional (sous-préfecture): au moment de notre passage à Mainé Soroa, les autorités régionale et sous-régionale semblent ignorer l'existence de la commission et les services techniques ne se sentent pas concernés par les activités de la commission qui a très peu de contacts avec les populations et l'administration.

21 En effet, sur une liste de 17 textes complémentaires été élaborés, un troisième est en cours de réalisation. 22 Gastaldi et I. Sabou, op. cil.

prévus à la date du 30 avri11995,

deux seulement ont

58 Du rôle des autorités Le pouvoir de conciliation des parties en matière civile et commerciale est un pouvoir reconnu aux autorités traditionnelles (chefferie de village, de canton, de groupement, de province) depuis la période coloniale. L'article 15 de l'ordonnance 93028 du 30 mars 1993 portant statut de la chefferie traditionnelle au Niger confIrme cette disposition qui permet aux chefs traditionnels de régler les contentieux fonciers selon la coutume. En outre, le décret d'application de l'ordonnance ci-dessus stipulant que les chefs traditionnels sont élus, ceux-ci se considèrent à juste titre comme des autorités investies par le suffiage universel et populaire. Les dispositions contenues dans le code rural et plus pratiquement l'article 118 fIxant la composition des membres de commission foncières ne leur confèrent pas cette autorité. En effet, les autorités coutumières membres de la commission foncière ne pourront y siéger que si elles sont concernées par l'ordre du jour. L'autorité traditionnelle, quant à elle, s'en tient aux dispositions de l'ordonnance qui lui confèrent le pouvoir de conciliation et de règlement des contentieux. Les chefs coutumiers estiment également que le code rural doit être révisé pour tenir compte d'un de leurs instruments essentiels de règlement des conflits: le serment coranique dont l'usage n'est nulle part mentionné dans la loi. Sur cette question, notre avis personnel est qu'en raison des pouvoirs énormes dont bénéfIcient les chefs dans le domaine foncier depuis la colonisation, et qui ont été renforcé par les différents régimes qui se sont succédés depuis l'indépendance, il est pratiquement impossible de ne pas leur faire jouer un rôle de premier plan lorsqu'il s'agit de statuer sur des questions aussi importantes que la reconnaissance et l'identifIcation des propriétés, la mise en valeur, la déclaration et l'enregistrement des terres, le règlement des litiges, etc... 3 - le blocage institutionnel L'ambiguïté dans la défmition des rôles au niveau des institutions locales impliquées dans la gestion des ressources naturelles constitue l'un des obstacles majeurs à la mise en œuvre du code rural sur le terrain. Un des premiers problèmes auxquels les deux commissions foncières sont confrontées a été le conflit de compétence lié à l'absence de clarté du texte de loi en ce qui concerne les rapports hiérarchiques au niveau des différentes instances locales: l'autorité judiciaire, la commission foncière, les autorités administratives, les autorités coutumières. L'esprit de la loi vise à faire des commissions des instances foncières sans

59 aucune ingérence de l'administration et n'entretenant que des relations technique et d'assistance avec les autorités administratives, et les autres partenaires locaux23. Les dispositions traitant des rapports avec les autres institutions locales sont très controversées. Un des premiers problèmes qui s'est posé sur le terrain est le niveau de la hiérarchie administrative et juridique auquel se situent les instances foncières. L'idée qui a été développée au cours de la campagne de popularisation des textes est qu'avec la mise en place de nouvelles structures foncières les contentieux vont trouver une solution à l'échelle locale sans intervention obligatoire des autorités administratives et judiciaires. Avec l'installation des nouvelles commissions foncières, les populations étaient surprises de constater que les litiges continuent à être du ressort des autorités administratives et judiciaires. La nouvelle situation a crée un conflit d'autorité entre plusieurs institutions locales impliquées dans le règlement des contentieux fonciers. Plusieurs de nos informateurs ont ainsi confIrmé l'idée avancée par C. Lund selon laquelle la situation actuelle, au vu des objectifs assignés aux commissions foncières, est paradoxale;

le processus en cours semble avoir amplifIé l'insécurité foncière24.

Dans cette situation, chaque institution continue à fonctionner selon ses propres modalités sans tenir compte des nouvelles dispositions: services techniques, autorités administratives, autorités judiciaires et autorités coutumières. Comment les populations réagissent-elles face à cette situation? Les difficultés et facteurs de blocage d'origine socioculturel et politique

-

1 Attente et réactions des populations Contrairement

à une idée largement

répandue

selon

laquelle

l'immense

majorité des paysans ignore ce qui se passe à propos du code rural, on peut dire, au contraire, que la lenteur du processus de mise en œuvre de la loi a favorisé une prise de conscience des enjeux fonciers à l'échelle locale. Les paysans ont eu le temps de mettre en place des stratégies adaptatées à la nouvelle situation. Chacun cherche à tirer le parti maximum

de la nouvelle

situation

créée. Beaucoup

de paysans

pensaient

que la

commission

était à même de leur procurer des attestations de propriété sur la base de

témoignages.

Avec la mise en place des commissions foncières, on a assisté à la remise

en cause de plusieurs conciliations

faites par les autorités administratives

et judiciaires.

Certains paysans ont pensé que la commission foncière était habilitée à redistribuer des

23

MNE/CNCR,

Compte rendu de l'atelier bilan sur le code rural, dossier, septembre

1995, p. 9.

60 terres. Panni

les revendications

des paysans figure également

l'accès aux espaces

protégés et à certains domaines expropriés par l'Etat. Quelques mois après la mise en place des commissions celles-ci:

foncières, les paysans commencent à comprendre

les limites de

« Nous ne comprenons pas pourquoi la nouvelle commission ne règle pas des

conflits. En outre, on nous a fait croire que la commission peut livrer des attestations de propriété en présence de témoins...Ce n'est pas ce qui se passe; les personnes qui ont des bonnes relations avec le pouvoir passent par l'administration pour régler leur problème. On nous a même dit que les champs qui ont été arrachés de force à leur propriétaire pendant le régime militaire seront rendus à leur propriétaire, les terres prises par force par l'Etat seront redistribuées et que désonnais il n'y aura aucune ingérence de l'autorité politique dans les problèmes fonciers; la seule institution officielle et autonome sera la commission foncière. Depuis l'installation de la commission nous attendons toujours de voir. Les gens nous demandent de venir enregistrer nos terres. Ce n'est pas facile de procéder à l'enregistrement d'un bien collectif, un héritage commun. Pour le reste, on nous réunit pour nous tenir le même langage tenu par les hommes politiques et les cadres du terrain depuis trente ans : la structure qui sera mise en place sera différente des structures mises en place par le passé; il nous appartient désormais de régler nos problèmes nous-mêmes au sein de la commission etc... mon voisin qui a assisté à une des réunions de la commission m'a dit qu'il s'agit des mêmes personnes, l'autorité est toujours présente, tous les chefs de service aussi; dans de telles réunions que veux-tu qu'un paysan dise devant le souspréfet, le chef de canton, bref pour nous les choses n'ont pas changé »25. Ces propos tenus par un représentant du monde rural au cours d'une interview reflètent, dans l'ensemble, la perception et les attentes des paysans nigériens... En effet, gros propriétaires

et petits paysans espèrent, chacun en ce qui le concerne, que le code

les aide à entrer en possession

de privilèges menacés ou perdus lors de jugement

précédents26. Le paysan est persuadé qu'en dépit du discours sur la prise en charge des problèmes fonciers par les populations affaire qui n'a pas fondamentalement

elles-mêmes,

la commission foncière reste une

changé par rapport au passé. Les gens ne trouvent

aucune différence entre cette commission

nouvelle et l'ex-commission

administrative

chargée de conciliation et qui était également présidée par l'autorité administrative,

en

l'occurrence le sous-préfets.

On observe ainsi un grand décalage entre les attentes des populations et les pouvoirs réels dont disposent les commissions foncières dans cette phase de transition

24

25 26

C. Lund [1995], p. 9. Infonnation T. N'gardo,

orale recueillie La mise en place

au cours du code

du séminaire rural,

sur le bilan

LTC novembre

du code rural, 1993,

p. 14.

Dosso,

septembre

1994.

61 démocratique paysans.

au Niger. Cela explique la méfiance et les hésitations dont font preuve les

Aussi,

administratives

peu

de paysans

s'empressent

relatives à l'enregistrement

d'aller

procéder

aux

formalités

des terres. Mais leur attitude s'explique aussi

par des facteurs socio-historiques.

2 - Les facteurs socio-historiques Le poids de la tradition Il ressort de la lecture des différents rapports élaborés par les commissions foncières, que les pesanteurs socio-culturelles qui persistent dans les communautés villageoises ont été sous-estimées. Les entretiens menés auprès des populations laissent apparaître que l'une des causes du refus d'enregistrement des terres réside souvent dans le caractère sacré des rapports qui lient encore le paysan à sa terre. En procédant à l'enregistrement de son champ, c'est comme si le paysan rompait une sorte de contrat qui le lie aux règles communautaires: pourquoi procéder à un enregistrement dont l'objectif est la reconnaissance d'un droit reconnu par l'ensemble de la communauté villageoise? La terre n'appartient pas à des individus de droit; sa légitimité remonte à l'ancêtre fondateur du village. De ce fait, ce bien reste encore un des symboles reliant les exploitants à la même lignée, au même ancêtre. Son enregistrement nécessitant des formalités administratives complexes est toujours mal perçue par la communauté villageoise. Même si la vente de champ de culture a tendance à devenir une pratique de plus en plus courante, dans l'immense majorité des cas, les paysans ne sont disposés à vendre une partie de leur champ qu'à la condition que l'acquéreur n'exige pas de formalités administratives. Beaucoup de nos interlocuteurs présents croient également que les enregistrements auxquels procède la commission foncière ont un but fiscal. Enfm le taux de scolarisation, qui est actuellement un des plus bas au monde (27,5%)27, et le fort taux d'analphabétisme ne sont pas étrangers au peu d'intérêt que les populations accordent à une codification et à un mode de gestion de l'espace rural dont elles ne connaissent que l'interprétation qu'ont bien voulu leur en faire les cadres du terrain ou l'autorité administrative. Certes la loi d'orientation a été traduite dans les principales langues du Niger, mais le taux d'analphabétisme est également un des plus élevés du monde: le taux net d'alphabétisation des adultes (I5 ans et plus) est de 10,9% pour les deux sexes28.

27 Chiffres du dernier recensement de la population 28 Recensement général de la population 1988.

du Niger.

62

Les expériences du passé: l'impact desfacteurs socio-politiques Cette attitude de la population a une autre explication: les leçons du passé. Dans le domaine foncier, les populations ne croient plus en la capacité des pouvoirs publics à mettre en place un dispositif fiable de règlement de conflits dans le domaine de la législation foncière. Comme dans tous les domaines d'intervention en milieu rural, il y a une rupture de confiance entre les populations et les autorités administratives et judiciaires. La mémoire collective a conservé une multitude de cas de litiges mal réglés à cause des interférences des autorités politiques et administratives. L'histoire politique du Niger est jalonnée d'exemples où des structures comparables aux commissions foncières n'ont servi que d'instruments au service d'une classe politique. Toutes les lois foncières sont suivies de décrets d'application prévoyant la mise en place de commission locales chargées de règlementer les litiges. A l'époque du parti unique (1960-1974), le rôle prépondérant joué par les secrétaires généraux du parti qui siégeaient au sein des commissions leur ôte toute crédibilité aux yeux des populations. Pendant le régime d'exception (1974-1990), c'est l'ingérence permanente de l'autorité politique qui a constitué l'obstacle majeur à l'application des textes et à tout règlement équitable des conflits fonciers. Ainsi des messages radio, des lettres circulaires, des déclarations politiques ont rendu caduques des dispositions législatives et réglementaires. Dans tous les coins du Niger, les paysans se rappellent encore des dispositions de la circulaire n° 121M!. SG du 24 Avril 1980: "A partir de la présente déclaration, tout champ déjà exploité à un titre ou à un autre par un exploitant permanent reste la propriété du dit exploitant... quel que soit le titre initial qui avait permis à ce dernier de l'acquérir". Suite à cette circulaire, les autorités judiciaires se sont vu retirer le règlement des litiges de champs qui a été transféré aux autorités administratives; l'application des instructions contenues dans cette circulaire a crée un désordre et un flou juridique et institutionnel dont les séquelles sont encore perceptibles à l'échelle locale... L'ingérence permanente des autorités politiques et administratives dans le règlement judiciaire des conflits fonciers, les frustrations que crée une procédure judiciaire lente, coûteuse qu'exploite un réseau de notables locaux souvent corrompus ont fmi par faire croire à un grand nombre de paysans que les autorités administratives et judiciaires sont incapables de trancher les contentieux fonciers de façon équitable. *

63 Le processus d'élaboration du code rural et sa mise en œuvre sont très laborieux. Les lacunes et insuffisances observés dans plusieurs dispositions de la loi d'orientation montrent que "l'application des législations foncières se fait de façon largement partielle et ambiguë,,29.Face à ces difficultés trois attitudes sont possibles: I) la banalisation des facteurs de blocage et la poursuite de l'expérience en cours, en privilégiant la recherche de solutions aux problèmes financiers par une mobilisation des ressources externes (appel aux bailleurs de fonds) ; 2) la modification des dispositions controversées afin d'harmoniser le code rural avec les autres projets de textes visant une autonomie de gestion et l'efficacité des institutions locales dans l'optique d'une démocratie participative à la base (décentralisation libre, administration des collectivité territoriales, régions, départements, statut des chefs traditionnels, etc...) ; 3) L'arrêt de cette expérience en raison de l'incohérence des textes et de l'inadaptation des dispositions au contexte socio-économique et culturel des populations, et la recherche d'une solution alternative beaucoup plus souple qui s'accommode mieux à cette phase de transition démocratique. Dans cette perspective, l'expérience actuelle menée au Mali à travers l'Observatoire du foncier est citée comme étant une approche plus prudente et beaucoup plus opérationnelle30. Poursuivant leur logique, l'Etat et des bailleurs de fonds vont s'orienter vers un compromis entre la première et la deuxième solution, c'est-à-dire une poursuite de l'expérience tout en procédant, par des réajustements à coup de séminaires et d'ateliers, à l'élaboration de textes complémentaires. En tout état de cause, à moins d'une décision politique inattendue, le code rural du Niger est entré dans un processus irréversible. En dépit des multiples difficultés et des critiques dont elle est l'objet, cette expérience de réforme démocratique à la base dispose aujourd'hui d'un capital qui, s'il est exploité de façon rationnelle, permet de relativiser l'absence de résultats spectaculaires. L'avenir pourrait alors être envisagé avec plus d'optimisme. Au titre des acquis constituant une avancée significative vers les objectifs assignés au code rural, on peut citer: 29

30

E. Le Roy et al. [1991].

L'observatoire du foncier au Mali a pour mission: la caractérisation et l'interprétation des situations foncières et la mise en évidence de leur mécanisme; foumir une assistance à des dispositions pratiques favorisant une gestion plus pacifique du foncier rural et des ressources naturelles mises à la disposition des utilisateurs (organisations paysannes, ONG, pouvoirs publics etc.) des bases de données...

64

- la sensibilisation

des différents acteurs ruraux ayant abouti à une véritable prise de conscience face à la problématique de la gestion des ressources naturelles et aux enjeux fonciers;

- l'ébauche

d'un véritable débat entre les acteurs-partenaires intervenant dans la gestion des ressources naturelles et la gestion des conflits (pouvoirs locaux

et populaires) ;

-

l'identification de nœuds sociaux et d'un grand nombre de lacunes et insuffisances contenues dans les textes législatifs et réglementaires;

- le développement

de la valorisation des ressources humaines chargées de la mise en œuvre du code rural (capital d'expérience accumulé par le secrétariat permanent, les commissions foncières et les différents acteurs impliqués dans le code rural). Bibliographie et sources A.8.C Ecologie, Etude documentaire et entretiens sur les contraintes foncières des aménagements hydro-agricoles dans la vallée dujleuve Niger, Niamey, 1993. ACDIINIGER, Eléments de stratégie en matière d'environnement au Niger, Niamey, mars 1994. E. Alagbada et A. H. Sidikou, Etude sur les commission foncières et propositions de projets de textes réglementaires y afférents, Niamey, juin 1995,47 p. Alpha Gado 8., Gestion des ressources naturelles et problèmes fonciers au Niger, commission présentée au séminaire national, Association Timidria Tahoua, octobre 1994. Crousse 8., "Foncier et environnement", in L'appropriation de la terre en Afrique noire, E. Le Roy (ed.), Paris, Karthala ,1991. Fannami M.M., Rapport d'activité de la commission foncière de Mainé Soroa, juin 1995, 9 p. dactylograph. Gastaldi J. et Sadou L, Sécurité foncière et développement agricole durable, MAlE, Banque Mondiale, Niamey, février 1995,40 p. Lebris E. et al., Enjeuxfoncier en Afrique noire, Paris, Karthala, 1986. Le Roy E., Une approche inter-culturelle des politiques de développement rural à travers l'exemple de la seconde génération des réformes agro-foncières en Afrique francophone, in Réforme agraire, FAO, 1991, pp. 1-20.

65 Le Roy E., La mobilisation de la terre dans les stratégies de développement en Afrique noire, Paris, APREF NLAJP, 1992, 349 p. Le Roy E., P. Mathieu et al., L'appropriation de la terre en Afrique noire, Paris, Karthala, 1991. Lund C., En attendant le code rural: réflexion sur une réforme de la tenure foncière au Niger, IDS, Roskilde University, Danemark, 1995, 27 p. Maïriga M., Rapport d'activité de la commission foncière de Mirriah, Mirria, juin 1995, 29 p. dactylograph. MAlE Niger/CNCR, Principe d'orientation du code rural, ordonnance n093-015 du 2 Mars 1993, 30 p. MA/EN/CNCR, Ordonnance n093-0 14 du 2 mars 1993 portant régime de l'eau. MA/EN/CNCR, Rapport de démarrage commissions foncières, Niamey. MF/P Niger CNCR, Dossier: commissions foncières Niamey, décembre 1993. N'Gaïdo T., Les coriflitsfonciers dans l'Ouest du Niger (Kollo, Tillabéry), Land Tenure Center, doc. n° 1, Université de Wisconsin-Madison, janvier 1994, 31 p. N'Gaïdo T., La mise en place du code rural.. perception et attente du monde rural nigérien, Land Tenure Center, doc. n07, Université de Wisconsin-Madison, novembre 1993, 39 p.

// /

Problématique de la gestion foncière au Mali: héritages et dynamiques actuelles Doulaye Konatel

Le thème de la gestion et de l'aménagement des telTes en AtTique subsaharienne intéresse et occupe plus d'un spécialiste. La question foncière a fait l'objet de nombreux forums2 et d'importantes études et publications3 par des auteurs et des équipes aussi avisés que compétents. La plupart de ces études, au regard des enjeux qui entourent la telTe, concluent à la nécessité d'une approche pluridisciplinaire du sujet. Au Mali les études de cas4 sont encore peu nombreuses

compte tenu de

l'étendue et de la diversité culturelle du pays. Dans une société essentiellement

rurale et

en pleine mutation, le foncier apparaît à coup sûr comme le reflet voire le révélateur des mutations

en cours

composantes

ainsi

les rapports

de force entre

les différentes

de la société mais aussi entre celle-ci et le monde extérieur5. Aujourd'hui

la compréhension les modèles

traduisant,

du foncier dans les sociétés africaines s'avère d'autant plus utile que

de gestion

politique

(marqués

essentiellement

par une centralisation

extrême des pouvoirs) en vigueur dans nos pays sont remis en cause un peu partout. Comment faut-il donc envisager la gestion foncière dans le cadre de la décentralisation politique et économique

annoncée?

Les réponses à cette importante question devront,

pour satisfaire aux attentes des populations africaines, prendre en compte le poids des héritages historiques l'aboutissement

souvent contradictoires,

ainsi que les pratiques actuelles qui sont

de longs processus.

I Professeur à l'Ecole Normale Supérieure de Bamako. 2 Pour ces dernières années on peut signaler, rien que pour le Mali, les rencontres suivantes: Ségou, 1989 : rencontre sur le thème de la gestion des Terroirs villageois. - Koutiala, 1989 : séminaire atelier sur l'aménagement et la gestion des terroirs. - Bamako, novembre 1991 : séminaire atelier CILSS - CLUB du SAHEL sur la problématique foncière et la décentralisation. - Bamako, janvier 1992 : séminaire de rétlexion sur le code domanial et foncier et les textes d'application signés en 1991. Bamako, 9-13 décembre: les Etats généraux du monde rural. Des rencontres régionales ont précédé ce forum. 3 On peut citer les travaux remarquables de l'APREF A (Association pour la Promotion des Recherches et Etudes Fonciéres en Afrique) fondée en 1987 et présidé par Etienne le Roy. 4 En plus des travaux réalisés par les membres de l'observatoire du Foncier (O.F.M.), beaucoup de mémoires de l'Ecole Nonnale Supérieure, département Histoire-Géographie, sont consacrés chaque année à des études de terroirs, mais le pays est loin d'être couvert. S E. Le Bris. E Le Roy et F. Leimdorfèr [1982], p. 31.

-

-

68 Ce qui caractérise fondamentalement la gestion foncière actuelle au Mali, c'est son ambiguïté. Engendrée par l'introduction du code civil fumçais par les autorités coloniales, cette ambiguïté a été entretenue à dessein par les classes dirigeantes maliennes, au lendemain de l'indépendance, dans l'intérêt des catégories les plus nanties de la société. Depuis l'époque coloniale, la gestion foncière au Mali (ancien Soudan Français) est régie par une législation qui marginalise l'immense majorité des exploitants agricoles, c'est-à-dire les paysans pauvres et analphabètes transformés en "squatters" sur leurs propres sols. Dans la pratique ceux-ci ont réussi jusqu'à présent, au mépris ou / et dans l'ignorance de la loi écrite, à sauvegarder leurs droits d'usage de la terre à travers les pratiques coutumières. Mais cette résistance à la "modernité" est soumise à la dure épreuve de l'économie de marché triomphante. Les pratiques coutumières se modifient sans cesse, favorisant l'exclusion des plus pauvres et la mainmise progressive des plus nantis sur les terres6. Nous nous proposons de retracer les grandes étapes de l'évolution de ce mouvement tout en insistant, avec des exemples, sur les réactions qu'il a suscitées dans diverses régions du Mali.

I - Statut de la terre et !!estion foncière dans les sociétés traditionnelles maliennes. Il ne s'agira ici que de dégager les principes généraux qui régissaient la gestion de la terre dans les sociétés sédentaires et nomades du Soudan précolonial. Les diversités régionales et locales constatées au Mali rendent difficile l'exercice, et justifient amplement les critiques qui sont faites au fameux "référent précolonial,,7, sorte "de modélisation abusive" que l'on manipule opportunément en l'opposant à la "modernité".

6

Le phénomène

urbain)

de ruée sur la terre au Mali est attestée par toutes les études consacrées

; voir Daniel

Kintz

(avec

la participation

recommandations pour un observatoire 7 E. Le Bris et al., op. cil., p. 93 et 66.

dufoncier,

de Salmana O.F.M.

Cissé Bamako,

et al.), Le Foncier

Rural

novo 1991-avrilI992,

au foncier (rural et au Mali. p. 18

Bi/an

et

69 A - En milieu sédentaire. 1 - Le statut de la terre. Comme dans la plupart des sociétés africaines dont la vie reposait essentiellement sur l'agriculture, le rapport à la terre était fondamental8. Accéder à la terre apparaissait comme un droit vital reconnu à tous ou presque. Dans toutes les sociétés sédentaires de croyances animistes du Sud du Mali, la terre est considérée encore comme une divinité que l'on honore et vénère comme telle. Les Sénoufo et les Minyanka chez lesquels nous avons mené un certain nombre d'enquêtes9 considèrent la terre comme une donnée en soi, permanente sur laquelle veillent des génies. Pour l'exploiter il faut obtenir, l'autorisation préalable de ces génies tutélaires. Les sacrifices rituels destinés à assurer la fécondité de la terre sont accomplis par le descendant le plus âgé du lignage dont l'ancêtre a fondé le village. Le respect de cette règle explique l'existence, encore aujourd'hlli, de deux autorités au niveau du village dans le Sud du Mali: le chef coutumier que la littérature ethnologique appelle souvent le "maître de la terre"tOqui supervise la gestion foncière, et le chef politico-administratif qui gère le temporel. Chez les Sénoufo et les Minyanka, qui constituent une communauté ethnoculturelle relativement peu influencée par l'Islam et les conceptions occidentales, la terre ne peut faire l'objet d'appropriation individuelle. Elle ne peut être ni vendue ni louée. On ne peut l'acquérir par la violence et pour en tirer le meilleur profit il faut s'assurer la bienveillance des génies et donc l'accord préalable du Tara/olo ou Gniguè/ôoll. Si la terre ne peut être refusée à quiconque la demande, il existe cependant chez les Sénoufos et les Minyanka des règles d'accès et de répartition de la terre qui varient suivant les localités.

8 Voir l'analyse de C. Coquery- Vidrovitch dans E. Le Bris et al., op. cil., pp. 66-71. 9 Béridogo Bréma, Dembélé Edmond et Konaté Doulaye [1989] ; Konaté Doulaye [1990]. 10 Chez les Minyanka, il arrive même que le chef coutumier soit autre que le "maître de la terre", ce qui ramène au nombre de trois les autorités villageoises. Dans ce cas une partie des fonctions religieuses a été confisquée par un pouvoir "conquérant", mais les sacrifices consacrés aux génies de la terre sont restés aux mains des descendants du fondateur. Cette autorité "conquérante" n'a pas toujours été reconduite par le colonisateur qui a préféré des "collaborateurs". Il Ces deux termes désignent le descendant le plus âgé du lignage fondateur du village.

70 2 - Les modes traditionnels

d'accès à la terre.

Le mythe de l'appropriation

collective de la terre en Afrique, qui supposerait

un libre accès de tous et de chacun à la parcelle de son choix, a vécu. Yaouaga Félix Koné, qui a consacré une étude au cas sénoufo12, montre bien la complexité des relations entre usufruitiers permanents13 et usufruitiers simples liée au mode de répartition de la terre entre acteurs villageois. Ainsi, à Zégoua, village sénoufo frontalier de la Côte d'Ivoire, se considère aussi comme Tara/DID, c'est-à-dire héritier des fondateurs ayant des prérogatives qui a été la première

en matière de gestion foncière, "toute personne

à avoir exploité une portion de terre qui ne l'a jamais

auparavant,,14. Appartiennent

été

donc à cette catégorie tous les lignages arrivés peu de

temps après la fondation du village et à qui un espace a été concédé. Leurs ayants droits sont "usufruitiers permanents". Les lignages qui se sont installés après l'attribution de l'ensemble des terres disponibles dans le terroir villageois n'ont que des droits d'usage sur les terres que leur concèdent les "usufruitiers permanents". Ceux-ci peuvent en effet concéder de la terre à tout nouveau venu qui le demande sans se référer au Tara/DID. Ainsi Yaouaga Félix Koné a dénombré à Zégoua neuf lignages autochtones dont six ont des droits d'usage permanentsl5. Deux seulement d'entre eux exercent leurs droits sur plus des deux tiers des terres du village. Cette règle de répartition et de gestion des terroirs villageois se rencontre aussi chez les Minyanka qui en connaissent cependant deux autres. Edmond Dembélél6, qui s'est intéressé à cette question, a identifié, à la suite d'une enquête consacrée au cercle de Koutiala (pays minyanka), une règle de répartition "mobile" des terres et un mode d'accès à la terre qui s'apparente à la "location", toute symbolique du reste. Dans le cas de la "répartition mobile" l'ensemble des lignages du village recevaient du Gniguè/ôo des parcelles de cultures à un endroit déterminé du terroir. Tous les champs du village se retrouvaient donc regroupés dans un même secteur jusqu'à l'épuisement des sols. Le Gniguè/ôo décidait alors du transfert des champs dans une autre zone. Ce mouvement de rotation autour du village conduisait au partage de l'ensemble du terroir entre les différents lignages, sans que ceux-ci puissent prétendre à des droits d'usage permanents sur les parcelles qui leur avaient été allouées aux quatre coins du terroir villageois. 12 Yaouaga Félix Koné [1994], p. 35. 13 Au regard du statut de la terre tel que défini plus haut tous les hommes exploitant la terre sont usufruitiers. 14 Yaouaga Félix Koné, op. cil., p. 35. 15 ibid.

71 Cette règle, qui évitait une répartition "définitive" de l'espace, laissait la possibilité au gestionnaire de la terre d'affecter des parcelles aux nouveaux venus. L'attribution de la terre se faisait alors en fonction des besoins de chacun. Cette règle est fortement remise en cause actuellement pour des raisons qui seront exposées ultérieurement. On retrouve aussi dans le pays minyanka des villages "locataires", c'est-à-dire qui n'ont pas de "droits d'usage permanents" sur le terroir où ils sont situés, parce qu'il s'agit de terres relevant des villages plus anciens. Le village détenteur des droits coutumiers sur la terre, sans empiéter sur les droits d'usage temporaires de ses "locataires", se réserve le droit d'attribuer toute parcelle inoccupée à d'éventuels demandeurs. Mais cette location toute symbolique n'oblige pas les exploitants au versement de redevances aux "propriétaires" de la terre. Les "locataires" doivent simplement faire la demande des parcelles et donner, à la suite des premières récoltes, des cadeaux symboliques en nature (épis de mil) aux détenteurs des droits coutumiers. Dans tous ces cas, ce sont les chefs de lignages qui procèdent à la répartition de la terre entre les différents segments du lignage et les personnes étrangères au lignage. A travers l'étude de ces modes d'accès à la terre, on s'aperçoit, au delà des principes généraux rappelés en introduction, que la gestion foncière se fonde sur la représentation de l'espace que se font les différentes communautés en relation avec l'organisation sociale. Ainsi, nous avons pu remarquer au cours de nos propres enquêtes en pays minyanka que la délimitation des terroirs villageois restait un sujet tabou, alors que chez leurs voisins et cousins sénoufo les villageois procèdent volontiers à la matérialisation de telles limites. On peut constater aussi, comme le montrera la suite de l'exposé, que ces modes traditionnels d'accès à la terre ne sont pas statiques et qu'ils évoluent au gré des changements qui affectent la société. B - En milieu nomade J - Le statut de la terre: La distinction entre sédentaires et nomades est pratique et permet de rendre compte de la grande diversité régionale qui caractérise le Mali. Cependant le nomadisme n'est pas toujours l'antithèse de la vie sédentaire. Au Mali, les relations de tout genre entre sédentaires et nomades sont si imbriquées17 qu'il est vain de vouloir

16 Edmond Dembélé in Bréma Béridogo et al., op. cil., pp. 18-28. 17 L'approche adoptée par les membres de l'observatoire du foncier est assez pertinente. Ils distinguent dans le Foncier agricole malien trois secteurs: Foncier agricole sous pluie; Foncier agricole en irrigation; Foncier

72 trouver une ligne de démarcation entre ces deux groupes. Certaines communautés nomades tels que les éleveurs Peul, maures, touareg et les pêcheurs bozo ont souvent sédentariser certaines de leurs catégories sociales pour assurer au groupe son alimentation. L'agropastoralisme constitue aussi une réalité ancienne assez répandue. Les coutumes qui régissent la gestion foncière chez les nomades s'expliquent en grande partie par les conditions écologiques dans lesquelles ceux-ci évoluent. La vie nomade et semi-nomade intéresse essentiellement la partie septentrionale du pays, qui est le domaine du Sahel et du Sahara. La pluviométrie y est très faible, les terres arables et les pâturages y sont plutôt rares. Seuls les abords du fleuve Niger et ses affluents ainsi que les lacs oflTent des possibilités de cultures inondées. Dans ces conditions, l'accès à la terre constitue un enjeu majeur qui est la base de toutes les luttes entre les différents groupes pour le contrôle de la terre qui conditionne celui des hommes. Ainsi, après la période Songhoi (XVe - XVIe siècles), les Arma (métis soudano-marocains), les Peul, les Toucouleurs, les Touareg exercèrent à tour de rôle leur contrôle sur tout ou partie des terres de ces régions18 entre le XVIe et le XIXe siècle. Au cours de cette histoire mouvementée, les sociétés nomades ou semi-nomades ont développé des systèmes originaux d'exploitation du sol. Contrairement à ce qui se passe dans les sociétés sédentaires du Sud, la terre rentable n'est pas accessible à tous. Le droit de conquête, donc du plus fort le dispute à celui du premier occupant. Il devient alors plus intéressant d'analyser les systèmes d'exploitation de la terre.

pastoral. Ces secteurs sont imbriqués et concernent souvent les mêmes espaces. Ainsi le foncier agricole des terres sous pluie devient en saison sèche un foncier pastoral. Voir Daniele Kintz, op. cil., p. 14. 1811 s'agit des régions septentrionales (Tombouctou, Gao) et de la zone du Delta Central et de la Boucle du Niger (Mopti).

73

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Généralement, une zone acquiert de la valeur quand elle est l'objet de travaux d'aménagement: d'énergie

tracé d'une voie importante, distribution d'eau courante et / ou

électrique,

lotissement pour des maisons d'habitations,

installation

d'infrastructures collectives... Aucun des éléments précités ne joua sur les prix, sinon que la région de Fidjrossè a connu la première intervention des services techniques de l'Institut National de Cartographie (INe) pour l'état des lieux en 1983 ; le lotissement n'a débuté qu'en 1986. La baisse, à prix constant, ayant commencé en 1983, nous ne pouvons pas dire que le passage de l'INC et de la SONAGIM1S contribua à l'emballement des prix entre 1965 et 1982. La hausse des prix pendant cette période (1965 et 1982) est certainement due à l'urbanisation de cette zone, c'est-à-dire à l'installation de citadins refoulés du centre-ville. Le peuplement de la région de Fidjrossè qui adébuté, selon notre informateur, en 1965, donna plus de valeur à des terres jusqu'alors destinées à la culture. La ferme désormais détournée de sa vocation première par l'arrivée de citadins qui s'y installèrent

15

SONAGlM,

eftèctuer

Société Nationale

le lotissement

des parcelles

de Gestion Immobilière, bâties

et non bâties.

Société d'Etat créée en 1978 pour, entre autres

106 fut morcelée en parcelles introduites dans le circuit commercial où règne la loi du marché. La population estimée à 327 personnes bondit à 2657 en 1979 soit un taux d'accroissement de 700% en 7 ans. Ce peuplement rapide de la zone doit être rapproché de l'évolution de la population citadine de toute la ville qui, de 1965 à 1982, multiplia par 3,54 son effectif, effectif que la ville doubla entre 1972 et 1979. Les besoins en logement occasionnés par cet essor démographique général explique l'accélération de l'humanisation du quartier. La pression de la demande en parcelles dut être assez forte, surtout en cette période d'euphorie économique suite à la nationalisation des secteurs vitaux de l'économie, notamment les banques, et aux effets bénéfiques par ricochet du boom pétrolier nigérian et de la montée des cours de l'uranium nigérien, deux pays limitrophes, partenaires économiques intimes du Bénin. En tant qu'indicateur conjoncturel, le prix du m2 de la parcelle se situe vraisemblablement au point d'intersection d'une demande et d'une ollie. La demande ici dérive de l'essor démographique qui, ajouté au pouvoir d'achat élevé d'une partie de la population, pousse à la hausse la valeur des parcelles face à une ollie de terrains contrôlée ou contenue par la spéculation des propriétaires terriens. L'allure ascendante des courbes (n02 et n03) entre 1965 et 1982 où le taux d'accroissement moyen annuel de la valeur des parcelles est de 15%, traduit cette hausse des prix par la demande. Or le relèvement continu des prix d'une marchandise incite d'habitude les possesseurs à l'accaparement, au stockage, à la spéculation afin de retarder la vente pour accroître leur profit. Ce processus est à la base de la cherté des parcelles dans toute la ville en général et à Fidjrossè en particulier. Le mode d'extension de la ville, qui procède par absorption progressive des villages suburbains et des anciennes zones de cultures périurbaines, se prête bien à ce jeu de stockage ou d'accaparement des terrains par les propriétaires coutumiers et surtout par les revendeurs professionnels. Le caractère informel de ce marché foncier d'où l'Etat est absent rend la spéculation plus sévère, empêchant ainsi une bonne partie de la population d'accéder à la propriété foncière ou la refoulant vers des zones très éloignées de la ville. Comment expliquer la baisse, à prix constant, des valeurs à partir de 1982, baisse illustrée par les courbes? Rappelons d'abord que la montée des valeurs nominales, commencée à partir de 1965, se poursuivit parallèlement aux valeurs constantes obtenues avec les indices du ciment jusqu'en 1984 avant de s'infléchir (cf. tableaux nOl et n03). Cette évolution concomitante des deux grandeurs indique la faible emprise du déflateur (le ciment) sur les effets de l'inflation.

107 La baisse des valeurs constantes des parcelles dès 1982 se rattache à une conjoncture difficile. La crise économique mondiale des années 70 et 80, à la différence de celle des années 1929-34, associe l'inflation à la contraction de la production et au chômage. Cette spécificité l'a fait baptiser du nom de stagflation16.Les pays développés connurent, dans les années 80, un taux de chômage qui atteignait 10% de leur population active. Le décalage dans la propagation de cette crise" pas comme les autres ", entre pays riches et pays pauvres fit que le Bénin ne bascula réellement dans les difficultés que vers 1982. En cette année-là, toutes les sociétés publiques provinciales furent dissoutes (hormis les sociétés de transport). De plus le contre-choc pétrolier dû à la baisse du " billet vert ", dans les années 80, fragilisant le NigeriaJ7, notre partenaire, et les mesures de restructuration des entreprises publiques béninoises, mal gérées et acculées à la gêne par la crise internationale, se soldèrent par des licenciements donc par des pertes de pouvoir d'achat. La demande solvable s'affaissa devant l'offre, la tendance des prix s'inversa sur le marché foncier. Cela dut se produire dès 1982 et se refléta dans la baisse graduelle des valeurs constantes des parcelles à Fidjrossè. S'agit-il d'une tendance de longue durée ou d'une simple récession comme celle de 1973 à 1975 ? La documentation exploitée ne permet pas de répondre à cette interrogation. Toutefois, cette étude parcellaire a révélé que la vente de parcelles à bâtir est un commerce très rentable, très payant pour les spéculateurs. Sa rentabilité explique l'extraordinaire mobilité foncière. La même parcelle change de propriétaire deux à trois fois en moins de quinze ans. Les acquéreurs des années 50 et 60 sont devenus des revendeurs au cours des décennies 70 et 80. Le recoupement des listes alphabétiques des vendeurs et acheteurs de parcelles de 1945 à 1987 permet d'identifier 32 acquéreurs, soit 5% du total transformés, en revendeurs professionnels quelques années plus tard. Pour mesurer l'impact du commerce du sol urbain sur le négociant professionnel, celui qui ne vit que de la vente des parcelles, nous avons mené une enquête socio-économique auprès du fondateur du quartier, Monsieur Houdégni Jean Zinsou (H.J.z.), qui nous a autorisé à rendre public notre entretien.

16 Histoire de 1965 à nos jours, classes de Tenninales, Hachette, 1989, p. 149. 17 Au Nigeria, l'indice des prix à l'exportation du pétrole brut chute de 100 en 1980 à 83,3 en 1984 et le PIB de 49755 à 39 186 millions de Naïra (Source: L. Zekpa et A. Dossou, "Impact du contre choc pétrolier au Nigeria

sur l'économie

béninoise",

Tiers Monde,

n0120,

octobre

- décembre

-

1989,

p. 894).

108 ,

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-

Il Vie citadine d'un mie:rant heureux A - Le départ du village natal 1

- Savoir-faire

pour

un entretien

Avant de solliciter l'entretien, nous avions fmi d'exploiter les données du dépouillement des conventions de vente des parcelles qui ont révélé que Monsieur H.J.Z. fait partie des revendeurs professionnels de terrains dans la localité de Fidjrossè. Son nom est attaché à l'histoire de ce quartier que les écoliers apprennent au cours primaire, c'est dire que M. Zinsou est habitué aux interviews parce que souvent sollicité par des instituteurs enquêteurs. Introduit par l'un de ses meilleurs amis, nous avons pris rendez-vous pour le samedi 5 novembre] 994. Très décontracté tout au long de notre entretien, Monsieur H.J.z. se prêta à toutes les questions que nous avions préparées et mémorisées avant la rencontre. Sur son autorisation, l'entretien fait en langue Fon (parfaitement maîtrisée par nous deux) fut enregistré sur une cassette. Il dura deux heures] 5 minutes; en voici le condensé.

2 - Migration et vie de Monsieur H.J.Z. avant Fidjrossè Agé d'une soixantaine d'années, Monsieur Zinsou vit à Fidjrossè depuis 1965. Mais il a quitté son village en 1949. Originaire de Zê (quartier Domè Akéréwéto), localité située à 57 km environ de Cotonou, il appartient au groupe linguistique Aïzo, donc Toffm de Adja-Tado. Il migra en ]949, en quête d'emploi à Cotonou. Après un bref séjour de deux à trois ans dans cette ville, il émigra au Nigeria où il travailla en tant que cuisinier au service d'un patron blanc pendant une dizaine d'années. Il revint au Dahomey, se réinstalla à Cotonou dans le quartier Gbégamey en ] 96]. Engagé comme manœuvre à la CFAO, il donna sa démission la même année pour se mettre au service de l'ambassade des Etats-Unis à Cotonou qui, alors, cherchait à recruter un agent de soutien sachant parler couramment anglais. Monsieur H.J. Z., sorti fraîchement de son bain linguistique au Nigeria, se présenta et fut embauché comme manœuvre. Quelque temps après, il fut promu contrôleur des gardiens éparpillés à différents endroits (bureau et résidence de l'Ambassadeur, centre culturel américain...) de la ville de Cotonou. En dehors de son travail pour lequel il avait un traitement mensuel supérieur à 9000 francs CFA, chaque matin, après avoir passé la nuit à superviser ceux qui étaient placés sous ses ordres, il allait à la chasse (armé de sa carabine) dans la forêt, aux sols

109 spongieux par endroits, couvrant toute la région s'étendant aujourd'hui des quartiers Gbédégbé à Fidjrossè. Locataire jusqu'en 1963, il était depuis cette année habité par l'idée d'acheter une parcelle, si possible déjà bâtie, mais éloignée de la ville. La première tentative d'achat de terrain à la "barrière de Houéyiho" ainsi qu'une seconde à Aîbatin furent infructueuses. Fataliste, il mit ses échecs sur le compte de son Créateur (Sê en langue Fon) qui ne voulait pas qu'il habitât les lieux. Mais un jour, après avoir traversé un étang et ramassé sur l'autre berge un canard sauvage qu'il avait tué, il fut extasié devant la beauté du site, celui du futur quartier de Fidjrossè alors couvert d'un épais tapis végétal (savane arborée). Il aperçut le fermier des lieux et lui exprima son désir d'acheter une parcelle d'habitation sur ces terres au sol sableux et propre. Le fermier, M. Assavèdo alias Azévodoun Dansigandé, pouffa de rire en lui rétorquant:

- Comment

peux-tu vouloir t'installer ici, dans cette brousse réservée pour les

cultures?

- Après

l'achat du terrain, je bâtirai une maison que je ferai habiter par mon grand frère resté au village, en attendant que l'urbanisation arrive ici, répliqua M. H.J.z. - Si tu es vraiment décidé, viens à la maison à Cadjèhoun, quand tu voudras, lui répondit le propriétaire de céans. Chose dite, chose faite. Il acheta une parcelle de 900 m2 (30m x 30m) à

40000 francs CFA en 1963. De 1963 au début de 1965, il clôtura le terrain et mit un portail le Il février 1965, jour où il perdit son emploi. Il ne cherchera plus désormais à en exercer un autre. Ne voulant pas demeurer locataire dans son nouvel état de chômeur, il précipita son installation sur le terrain nu. Avec son épouse, leur fille de 18 mois et un chien, notre chasseur à ses heures perdues, muni d'un fusil et de son gourdin de veilleur de nuit, élit domicile dans cette zone le 14 février 1965. La maison d'habitation? Un abri monté en toute hâte comprenant quatre pieux solidement fixés au sol en forme de rectangle coiffé d'une toiture de tôles galvanisées. Les espaces vides entre les pieux furent comblés par une palissade de nervures de palme.

B - La vie à Fidjrossè ou l'exercice d'un nouveau métier Il proposa de nommer le quartier qu'il partageait depuis quelques mois avec d'autres, Fidjrossè, lors d'une cérémonie de bénédiction des lieux par les notables de Cadjèhoun, dont Azangnadji, chef de collectivité. Au début de son séjour (quelques

110 mois, une année ?), M. H.J.Z. vivait des produits de chasse, de la vente de bois, de la petite aviculture... et de l'argent qu'il recevait après avoir fait, à la demande des propriétaires, la propreté sur des parcelles non bâties. Un jour, il ramena de son village une grosse moto achetée au cours du séjour au Nigeria. L'argent de la vente de cet engin, 40 000 francs CFA, servit de capital social à la nouvelle entreprise qui démarra par l'achat de deux parcelles à 20 000 francs CFA chacune. Il mit en valeur l'une d'elles en y construisant une case traditionnelle dite " Badého " qu'il vendit avec la parcelle à 40 000 francs CFA réinvestis dans J'achat de deux autres parcelles d'une valeur de 20 000 francs CFA chacune. L'une de ces deux dernières fut revendue à 60 000 francs CFA, après avoir été nettoyée et plantée en partie de bananiers. Il devint propriétaire de trois autres terrains avec les 60 000 francs CFA. La vente de ces derniers terrains, un peu plus tard, à 30 000 francs CFA chacune, lui permit d'acheter un moulin à maïs. Cela lui faisait huit ans environ de séjour à Fidjrossè : sept parcelles achetées, dont cinq sommairement mises en valeur et revendues au double prix. Avec l'achat du moulin à moudre le maïs, M. H.J. Z. diversifia ses activités. Il fit du maraîchage dont les fruits et les légumes étaient vendus au marché par son épouse. Son élevage s'intensifia et se diversifia: poulets, cabris, porcs et dindons. Il acheta une couveuse qu'utilisaient avec lui d'autres aviculteurs moyennant finance. Il n'abandonna pas pour autant la chasse, très fructueuse à l'époque. Il n'allait pas très loin de son domicile avant de rencontrer des herbivores et d'autres petits ruminants de la savane, dont quelques uns devenaient malgré eux les hôtes de sa gibecière. De plus en plus fortuné, notre entrepreneur acheta dès lors les terrains par lot de 5 à 6 parcelles d'un seul tenant ou par hectares, des champs de cultures appartenant à des propriétaires situés à Godomey à Il km environ de Cotonou. Quelques temps après l'achat du premier moulin, il en paya un second pour râper les noix de coco puis une voiture qu'il changea une ou deux fois. Il investit une partie de sa fortune dans son village natal où il construisit un grand bâtiment en dur de 16 m de long sur 9 m de large, et fit forer un puits de 57 mètres de profondeur pour une valeur de I 620 000 francs CFA. Toute sa concession au village est clôturée avec un mur en ciment et un portail de fer. Il accumulait également un capital humain. Marié à huit femmes (dont quatre avaient divorcé) et père de trente enfants dont quatorze scolarisés, il avoua au cours de notre entretien qu'il aurait pu ériger une maison à étage s'il n'avait pas autant de monde à nourrir. Le nombre total de parcelles vendues depuis son installation devrait se

111

monter à au moins 200 pour la seule localité de Fidjrossè. Les parcelles achetées il y a vingt ans à 40, 50 ou 60 000 francs CFA sont revendues aujourd'hui entre un et deux millions. Nous avons repéré et répertorié, à partir du recoupement de la liste alphabétique des vendeurs et acquéreurs, quelques-unes de ces ventes commencées dès janvier 1969, comme l'indique le tableau n06 ci-dessous. Tableau n06 : Quelques ventes de parcelles faites par Monsieur H. 1. Zinsoul8

Superficie (m2)

Montant

Montant

625 (25m x 25m) 750 (30m x 25m) 625 (25m x 25m) 900 (30m x 30m) 500 (25m x 20m) 500 (25m x 20m) 600 (30m x 20m) 500 500 500 500 500 500 500 500 500 500 500

Francs courants 43 000 62 000 55 000 190 000 60 000 215000 450 000 400 000 580 000 700000 900 000 1 250 000 800 000 800 000 850 000 900 000 1 000 000 1 100 000

F constants 1971 45 745 58 935 43 205 130405 34384 123 209 230 297 163 599 219365 264 750 340 393 472 769 261866 261 866 278 232 294 599 3 13 185 344 504

Date de transaction 26 janvier 1969 30 novembre 1972 Il août 1974 10 décembre 1975 15 mai 1977 14 octobre 1977 31 octobre 1978 13juin 1980 15 mai 1981 31 juillet 1981 29 septembre 1981 8 octobre 1981 13 août 1982 10 septembre 1982 10 septembre 1982 15 décembre 1982 17 avril 1983 3 mai 1983

Les valeurs nominales des parcelles augmentent dans le temps pendant que diminuent légèrement les dimensions de terrain vendu. De 645 m2 en moyenne dans la décennie 70, la taille de la parcelle cédée se réduit à 500 m2 en 1980. De plus, pour une année donnée (1981, 1982 et 1983) et malgré l'inflation, valeurs bruts et valeurs constantes s'accroissent de mois en mois et assurent de substantiels bénéfices aux revendeurs professionnels. Les indicateurs de niveau de vie que sont les moulins, la voiture, les investissements dans l'immobilier faits à Cotonou comme dans son village attestent l'enrichissement rapide de Monsieur Zinsou.

\8 Source: _

Dépouillement

des conventions

de vente des parcelles à Fidjrossè

Transfonnateur des prix en Francs constants: Indice général des prix au Bénin, publié par la Banque mondiale dans World Tables, 1993.

112 Les ventes effectués les 29 septembre et 8 octobre 1981 révèlent un aspect du mode de fonctionnement de ce marché informel. La première vente (29 septembre) a été conclue avec un haut fonctionnaire béninois du trésor public et la seconde (8 octobre) avec un expatrié. Elles mettent en évidence un autre paramètre qui fait monter les prix. Souvent le prix est fixé à la tête du client. Pour une parcelle de même superficie, du même état (terre ferme) vendue le même jour, la mise est plus élevée pour l'expatrié, supposé riche, que pour le haut cadre béninois habillé comme tel. Celuici paie la même parcelle plus chère qu'une connaissance du vendeur, parent direct ou ami. Les premiers vont payer "cash" le prix de cession tandis que les connaissances bénéficient de modalités plus accommodantes de paiement. Ce mécanisme fait que, malgré les prix spéculatifs, beaucoup de gagne-petits sont propriétaires de leur maison à Cotonou. * De cette étude de cas se dégagent deux enseignements :

- Le

cas de Monsieur H. Jean Zinsou, loin d'être isolé, montre que le foncier et l'immobilier font vivre grassement certains citadins à Cotonou: propriétaires

coutumiers et revendeurs professionnels de terrains notamment. La terre, dont le contrôle échappe à l'Etat, est devenue un placement sûr, une marchandise très prisée et une pourvoyeuse d'emplois. - La maîtrise de l'expansion d'une ville dépend du contrôle du marché foncier. Pour l'avoir globalement réussi, le colonisateur a pu contenir la ville dans les limites voulues. La dualité du statut juridique des terres, suite au débordement postcolonial de Cotonou sur les villages et régions péri-urbains de droit coutumier, paralyse l'Etat, placé désormais à la remorque de la dynamique urbaine. Le secteur privé organise la spéculation sur un marché foncier qui pousse accapareurs de terres et candidats à la propriété foncière à étendre exagérément les quartiers spontanés. Devant le fait accompli, l'Etat intervient a posteriori pour ordonner l'occupation du sol. Cet urbanisme "curatif" ou "de rattrapage" de la puissance publique utilise les opérations de lotissement comme moyens d'action pour régulariser les occupations illégales et entraîne des coûts sociaux très élevés en raison des nombreux cas de déguerpissement et de graves atteintes à l'intégrité de l'habitat précaire.

113 Source et bibliographie Dossier sur les conventions de vente des parcelles et autres titres de propriété fonciers du quartier Fidjrossè : dépôt de 688 dossiers, sans référence MISAT, Cotonou (Bénin). Le Roy Ladurie E., Le territoire de l'historien, Gallimard, Paris, 1973, 542 p. Mondjannagni A., Vie rurale et rapports vil/es-campagnes dans le Bas-Dahomey, Thèse d'Etat, Paris, 1975, 3 vol., 720 p. + annexes. Sotindjo O.S., Cotonou, l'explosion d'une capitale économique (1945-1985), Thèse de doctorat unique, Paris 7, 1995,483 p. Zekpa L. et Dossou A., "Impact du contre - choc pétrolier au Nigeria sur l'économie béninoise", Rev1!fYFiers Monde, n0120, octobre

- décembre

1989, p. 894.

La santé au Niger Ayouba Arziza

I

Le territoire du Niger fut occupé pour la première fois en 1896 avec la création d'un poste administratif en aval de Say. En 1911, le 3e Territoire militaire dépendant directement du Gouvernement général fut créé, puis transformé en colonie par le décret du 13 octobre 1922. Ce territoire avait une situation stratégique entre les possessions fTançaises situées au nord et au sud du Sahara mais, sans potentialités économiques évidentes à l'époque, il fut négligé par le colonisateur. Seul le domaine agricole immédiatement exploitable était apprécié. Après la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles théories qui prenaient en compte les dimensions sociales furent formulées. Pour une meilleure exploitation de la colonie, la santé fut mise au service d'une économie dorénavant prise en considération. D'où l'importance que devait avoir le service de santé pour les autorités coloniales du Niger. Ce service eut-il les moyens nécessaires à son action? Quels furent les résultats obtenus?

-

I Les dépenses sanitaires

Dès 1902, toutes les colonies fTançaises furent soumises à la loi du 13 avril stipulant que les dépenses d'administration étaient à leur charge. Souvent la rigueur budgétaire se faisait au dépens du domaine social. Le Niger, dernière née des colonies et pauvre de surcroît, n'échappa pas à cette règle. Cependant de manière globale les dépenses de santé de la colonie augmentèrent régulièrement. Par contre la part des dépenses sanitaires au sein des dépenses totales ne s'accrut que de I% puis, à partir de 1948, leur proportion baissa, oscillant entre 8 et 15% des dépenses totales2. Dans le détail, la rémunération des personnels représente plus de 53% des dépenses entre 1924 et 1956. L'augmentation régulière des dépenses de santé I

Université de Niamey (décédé).

116 remarquée entre 1922 et 1958 ne signifie en rien une amélioration qualitative de l'état sanitaire des populations locales. Ces dépenses étaient gonflées par l'importation du matériel, l'inflation et le traitement du personnel cadre. Dépenses de santé de la colonie du Niger (francs CF Ai

1000000

100000

10000

1000

100 1920

1925

1930

1935

1940

1945

1950

1955

1960

Au cours de la première phase de 1922 à 1932, l'essentiel des dépenses de santé fut consacré à l'Assistance Médicale Indigène (A.M.I.), à l'hygiène et à la prophylaxie. Durant la phase 1932-1947, les dépenses de santé diminuèrent de 6% en moyenne par an en raison de la mobilisation du personnel cadre et de la baisse des commandes de matériel et de produits pharmaceutiques pour cause de guerre. La dernière période, entre 1948 et 1956, vit s'accroître les dépenses de santé. L'évolution socio-économique

d'après-guerre

aidant, plusieurs mesures d'accompagne-ment

permirent de développer l'équipement sanitaire. Dans la colonie du Niger le FIDES4 assura la construction des deux hôpitaux et d'une maternité au chef-lieu. Sur 530 millions de crédits prévus, 60% furent accordés au service de santé.

2 Après avoir atteint la proportion de 18% des dépenses totales en 1932. 3 Source: comptes définitifs des recettes et des dépenses du budget local du Niger; BN : Fol. Lk 19.415 et Fol. Lk 19.569. 4 Les dépenses du Fonds d'Investissement et de Développement Economique et Social (FIDES) étaient financées à la fois par l'Etat ftançais (55%) et les budgets locaux (45%).

117 D'autre part, l'hygiène et la prophylaxie qui concernaient la majorité de la population bénéficièrent de peu de crédits. Paradoxalement ce sont les centres urbains, peu nombreux, qui fut les mieux dotés.

II - Le personnel La faiblesse des dépenses sanitaires eut des répercussions sur le recrutement du personnel médical. Outre ces carences fmancières, d'autres contraintes naturelles, économiques et climatiques, limitèrent aussi un recrutement massif d'Européens et même de certains Africains. Ainsi, jusqu'en 1936, des médecins européens aidés de quelques AtTicains assuraient le service de santé. Le personnel était organisé en cadre supérieur et en cadre subalterne. Le cadre supérieur était composé de médecins militaires des troupes coloniales et de médecins de l'AMI. Tous étaient formés dans les écoles spécialisées de la métropole. Ils étaient soumis à des conditions de recrutement draconiennes limitant le nombre des postulants. Un concours fut institué en 1935, astreignant les admis à un an de stage dans la colonie d'accueil avant leur titularisation. Jusqu'en 1924, tous les médecins étaient des militaires européens. C'est à cette date que la colonie reçut son premier diplômé africain. De 1935 à 1957, leur effectif passa de 7 à 20 unités. Un médecin s'occupait de tOO à 200.000 habitants selon le cercle. Outre l'insuffisance numérique, ces médecins étaient répartis de telle façon qu'une bonne partie de la colonie n'était pas couverte. Le cadre subalterne regroupent les sages-femmes, les infIrmiers et les agents sanitaires. Depuis 1918, les sages-femmes suivaient une formation à Dakar, comme les médecins, durant deux ans puis trois ans. Leur principal rôle se résumait à la pratique de l'accouchement et à la divulgation des notions de puériculture chez les mères atTicaines. Dans la colonie du Niger et ce jusqu'en 1942, compte tenu de la rareté des candidates, les sages-femmes venaient de Haute-Volta, du Soudan et du Dahomey. Leur nombre était largement en dessous des besoins de la colonie au moment où les discours officiels donnaient la priorité à la protection maternelle et infantile. Peu de fillettes fréquentaient l'école ou nombre d'entre elles ne fmissaient pas leur cycle primaire. La première école de jeunes filles ouvrit ses portes en 1921 à Zinder avec un effectif de 25 fillettes métisses. En 1922, 60 fillettes étaient inscrites sur un effectif total

Ils de 695 élèves. Le nombre moyen annuel de sages-femmes était de 14, présentant un taux d'accroissement annuel de 5,6%. La quasi totalité de ces sages-femmes était installée dans les gros centres urbains, contrairement à leur mission initiale. La seule localité de Niamey en abritait trois à quatre selon .l'année. La présence d'un nombre important de femmes de fonctionnaires explique cela. L'insuffisance numérique des sages-femmes poussa les autorités sanitaires à utiliser les accoucheuses traditionnelles dès 19265. Ces matrones n'avaient qu'un rôle passif et rituel. Pourtant, à leur arrivée, les Européens engagèrent de très jeunes matrones, contrairement aux règles sociales locales. Pour les initier aux méthodes modernes, elles étaient admises dans les formations sanitaires. A la sortie du "stage", ces accoucheuses traditionnelles recevaient une caissette contenant le matériel nécessaire aux premiers soins à donner à la mère et à l'enfant6. A partir de 1934 des textes réglementent l'utilisation et le nombre de ces collaboratrices africaines et un crédit furent affectés à cet effet. En somme, de 1927 à 1956, les sages-femmes aidées des matrones n'avaient pu appliquer concrètement les instructions de 1926 dans la colonie. La dichotomie d'autorité entre ces deux catégories de personnel aggrava la situation. Jusqu'en 1926, les infIrmiers africains étaient d'anciens domestiques formés sur le tas. C'est seulement à partir de 1934 qu'on exigea de tout postulant un certifIcat d'études primaires. A défaut de candidats "nigériens" en nombre suffisant, on fIt appel aux ressortissants des colonies voisines, notamment de Haute-Volta. Les détenteurs du CEP optaient souvent pour des carrières plus rémunératrices. Ainsi, en 1941, aucun des quarante admis au CEP ne choisit la profession d'infIrmier. Leur effectif resta alors très en deçà des besoins de la colonie. Pire à partir de 1943 : de nouvelles c0nditions de recrutement limitèrent considérablement le nombre de candidats. Tout postulant devait dorénavant présenter deux certifIcats, l'un de bonne conduite et l'autre d'aptitude physique. Trois catégories furent alors dégagées. La première était celle des détenteurs de diplôme autre que le C.E.P., la deuxième regroupait ceux titulaires du CEP, et enfIn tous ceux ne disposant d'aucun diplôme mais comprenant et parlant suffisamment le français. Le tâtonnement dans le recrutement perdura jusqu'en 1946, date à laquelle fut créé à Niamey le premier centre de formation des infIrmiers. En 1955, des locaux sis à

;

Instructions du 15 février 1926 du Gouverneur général Carde. De nos jours aussi, dans les villages, une matrone initiée aux techniques modernes et munie d'une caissette joue le même rôle. Elle assure l'établissement des pièces d'état-civil, naissance et décès. 6

119 proximité de l'hôpital furent affectés.à la nouvelle école des infmniers. De 1922 à 1957, l'effectif des infmniers s'accrut selon un taux moyen annuel de 8,3%. Une distinction était faite entre infIrmière tout court et infmnière-visiteuse. Cette dernière ayant une position professionnelle entre la sage-femme et la matrone avait pour principale tâche de veiller sur l'hygiène des femmes enceintes et des nourrissons en milieu rural. lei aussi les candidates se faisaient rares. Une fois recrutées, ces femmes étaient astreintes à un an de stage sous la direction d'une Européenne. L'arrêté du 23 février 1955 annonça la disparition de la catégorie par extinction. La dernière catégorie de cadres subalternes était constituée de gardes ou d'agents sanitaires régis par les mêmes textes que les infmnières-visiteuses. Ces agents devaient veiller à l'observation des règles d'hygiène et de prophylaxie par les populations locales. Constitué d'anciens domestiques et tirailleurs à ces débuts, ce personnel comprit, à partir de 1934, des jeunes sachant lire et écrire le :&ançais.Mais la rareté des candidats fIt surseoir à cette décision et, fmalement, le même arrêté que celui des infIrmières-visiteuses mit fm au recrutement des agents de santé en 1955. Malgré une évolution quantitative régulière, l'effectif du personnel médical de le colonie du Niger s'avéra insuffisant et mal réparti. Néanmoins, en dépit d'une instruction rudimentaire, le personnel a:&icain joua un rôle très important dans l'amélioration de l'état sanitaire de la colonie. La répartition de ce personnel reflétait la localisation des in:&astructuressanitaires. III - Les infrastructures Elles étaient classées selon l'importance des locaux et de la catégorie du personnel dirigeant. On distinguait l'hôpital, l'infIrmerie-ambulance, le dispensairematernité et l'infIrmerie. Avant l'ouverture du premier hôpital de la colonie en 1931, l'infmnerie de la garnison puis l'ambulance de Zinder était le seul lieu d'hospitalisation des fonctionnaires. Jusqu'en 1952, l'hôpital de Niamey n'eut qu'un seul pavillon de dix lits destinés aux fonctionnaires a:&icainset européens tandis que la masse continuait à être hospitalisée dans le dispensaire de la même localité. La même année, un pavillon "a:&icain"de 150 lits fut mis en service. A Zinder, un deuxième hôpital de 130 lits fut achevé et mis en service en 1956 dans le cadre du plan quadriennal 1947-1953.

120 La formation sanitaire type de l'époque était le dispensaire-maternité. En 1922, ce complexe devait comprendre un pavillon de service général, deux pavillons d'hospitalisation de dix à vingt lits chacun et une maternité comportant une salle de travail. Dans toute la colonie du Niger et jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale aucune formation sanitaire ne répondait à ces critères. A défaut d'un grand nombre d'hôpitaux ou d'ambulances, les dispensaires étaient indispensables à l'hospitalisation. Cependant, les principaux chefs-lieux de cercle ou de subdivision ne furent dotés qu'après 1950. Quant aux maternités annexées aux dispensaires, elles se composaient de salles de travail rudimentaires occupées par une sage-femme. Même au chef-lieu de la colonie, il fallut attendre la fm des années 1940 pour voir une maternité digne de ce nom. On appelait infIrmerie toute formation sanitaire sans hospitalisation tenue en général par un infIrmier. A partir de 1934, toutes les infIrmeries furent placées sous l'autorité d'un médecin qui devait les visiter périodiquement en tant qu'annexes de sa circonscription médicale. Ces infIrmeries servaient de centres de relais lors des tournées foraines ou des campagnes de vaccination. Quelques formations sanitaires privées complétaient les inftastructures. Trois centres médicaux privés ouvrirent leurs portes à Galmi et Tsibiri en 1951 et à Gesherme en 1953. Mais ces centres médicaux tenus par des religieux étaient boudés par les Africains. En 1933, une pharmacie d'approvisionnement fut créée. Elle avait pour tâche de centraliser toutes les commandes en produits pharmaceutiques de la colonie. Compte tenu de locaux exigus, des problèmes de stockage se posaient régulièrement. Le manque de véhicule, le mauvais était des pistes et surtout le climat de type tropical continental aggravaient le problème de ravitaillement et de conservation des produits pharmaceutiques. Trois nouvelles pharmacies ouvrirent leurs portes à Niamey, Maradi et Zinder à dater de 1954. De manière générale, les inftastructures médicales étaient déficientes et situées essentiellement dans les centres urbains. Leur portée fut, de fait, limitée à une minorité. Tandis que dix Européens se partageaient un lit d'hôpital, le ratio pour les Africains était d'un pour 2 200 individus. La couverture des différentes inftastructures rapportée à la population laisse apparaître la faiblesse de l'équipement:

121 Structure médicale

Individus par centre

Centre médical

97 000

Dispensaire

267 860

Infmnerie

714 293

-

IV La Lutte contre les maladies Malgré l'insuffisance de moyens en personnel et en matériel, le service de santé de la colonie devait faire face à diverses maladies locales et importées. Les plus fréquentes peuvent être classées en trois catégories:

les maladies parasitaires, les

maladies virales et les maladies bactériennes. A cette époque, deux principaux obstacles freinaient la lutte contre ces maladies. D'une part les autorités françaises imposaient des mesures et des soins sans tenir compte des réalités sociales locales; d'autre part les populations locales rechignaient à toute mesure d'hygiène ou de prophylaxie visant à modifier leurs habitudes. Le paludisme est une maladie parasitaire endémique anciennement attestée et caractéristique des régions tropicales. Pourtant, jusqu'aux années 1920, les autorités coloniales croyaient à l'immunité des populations locales. Le brassage des populations favorisa son développement même dans la zone désertique. Malgré la progression de l'endémie au sein de la population locale, la lutte antipaludéenne resta limitée à la protection individuelle par la quinine et à la destruction des larves. Aucune étude épidémiologique sérieuse ne fut entreprise dans la colonie. Seules les populations scolarisées de la ville de Zinder furent examinées en 1923; on constata un taux d'impaludation de 63%. La mobilité des individus et le manque de moyens prophylactiques efficaces favorisaient la propagation. Les maladies virales transmises à l'homme sévissaient dans la colonie du Niger. La fièvre jaune, la variole et la rougeole apparaissent le plus fréquemment dans les rapports médicaux. La variole n'était pas méconnue des populations "nigériennes" qui pratiquaient le variolo-vaccin. Par contre, les autorités sanitaires ne s'intéressèrent à cette maladie qu'à partir de 1927, année au cours de laquelle 107 cas furent dénombrés causant deux décès. Les cercles du sud-est et du centre furent les plus touchés en raison de leur proximité du Nigéria où la politique sanitaire n'était pas aussi centralisée. En 1935, les deux cercles de Maradi et Zinder enregistrèrent plus de 90% des cas connus dans la

122 colonie.

L'épidémie

persista

massives et ftéquentes

sur l'ensemble

mais auxquelles

De plus, seules les populations

du territoire

se soustrayait

malgré

les vaccinations

une partie de la population

proches des centres de santé étaient concernées

locale. par ces

vaccinations. Dans la troisième insistons marqua

ici sur la méningite la pathologie

catégorie

nous regroupons

cérébro-spinale,

de la colonie

les maladies

infectieuses

l'une des plus importantes.

du Niger

à partir

et nous

Cette maladie

des années 1920. La première

épidémie officielle de 1921 recensa 1 700 cas dans le seul cercle de Niamey. Trois ans plus tard, la même maladie causa, à nouveau, plus de 1 700 décès dans toute la colonie. Pourtant

les mesures prophylactiques

inefficaces

avec une population

se limitaient à des barrages

mobile. L'épidémie

sanitaires

restés

fut plus virulente entre 1944 et

1946 avec plus de Il 401 cas et 26% de morbidité. A partir de 1940, les sulfamides furent utilisés pour le traitement à la place du sérum, permettant une guérison de plus de 80% des cas détectés dans la colonie. Cas recensés des principales maladies

7

1955 1953 1951 1949 1947 1945 1943 1941 1939 0

10000

. Variole

.M.C.S.

20000

o Syphilis

30000 lEIRougeole

40000

50000

. Lèpre

60000

11IIITuberculose

Beaucoup de maladies, négligées ou méconnues par le corps médical, ont sévi

dans toute la colonie. Souvent les statistiques sont erronées en raison de diagnostics

7 Source:

rapports médicaux annuels du Niger, A.N. Niamey.

123 douteux posés par un personnel non qualifié et mal équipé. Cependant certaines de ces maladies furent jugulées ou amoindries, principalement

dans les centres urbains.

v - Les rendements des formations sanitaires

Au fil du temps la fréquentation des centres de santé augmenta de façon sensible. Les consultations générales effectuées dans les formations sanitaires fixes ou lors des tournées périodiques s'accrurent selon un pourcentage moyen annuel de Il,9% entre 1922 et 1957. Dans toute la colonie, les hommes consultaient plus fréquemment que les femmes: ils représentaient 59%, en moyenne. L'afflux des travailleurs saisonniers dans les cités dotées de centres médicaux explique cette différence. A elles seules, les agglomérations de Niamey et de Tawa assurèrent plus de 43% des consultations générales entre 1922 et 1935. Parmi ces dernières, celles consacrées aux femmes et aux enfants étaient les plus importantes, avec une proportion moyenne de 20 à 30% par an. Consultations générales dans la colonie du Niger8

3500000 3000ooo 2500000 I

2000ooo 150ppoo

1000ooo 50ppoo

o 1920

8 Source: calculées.

1925

1930

1935

1940

1945

1950

1955

1960

rapports médicaux annuels du Niger. Les données de 1940 et 1941, indisponibles, ont été

124 Les accouchements furent recensés à partir de 1927, suite à l'affectation de la première sage-femme de la colonie. Entre 1932 et 1946, le nombre d'accouchements s'accrut annuellement de 27% en moyenne. Par contre ils stagnèrent jusqu'en 1956, car les autorités sanitaires, devant le refus des femmes de fréquenter les maternités, encouragèrent les accouchements à domicile assistés par une matrone. Après la Seconde Guerre mondiale, les accouchements en maternité supplantèrent ceux à domicile avec une proportion de plus de 80% entre 1947 et 1957. A cette époque, les femmes africaines fréquentaient davantage les maternités, suite aux incitations des matrones qui recevaient en contrepartie des primes supplémentaires. Accouchements

recensés dans la colonie du Niger9

1ppoo 9000 8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000

o 1~1~1~1~lmIOOI~I~1~1~1~

1~1~

i

L

'

~

i

L'objectif de toute politique sanitaire reste l'amélioration de l'état sanitaire des populations

visées. Pour ce qui est du cas précis de la colonie du Niger, la rareté des

statistiques ne nous permet pas de dresser un bilan global. Les données chiffi'ées sur la démographie

ne furent régulières

qu'à partir de 1931. De cette date à 1955, la

population africaine de la colonie s'accrut selon un taux moyen annuel de 1,1%. Cette évolution

9

Source:

est beaucoup

rapports médicaux

que les seuls

accouchements

plus apparente

dans les centres urbains et surtout après la

annuels du Niger. Le chiffi"e de l'année effectués

dans

les maternités

ou assistés

1935 ne recense vraissemblablernent

à domicile.

125 Seconde Guerre mondiale. C'est dans ces agglomérations que le recensement est plus régulier. Dans toutes les colonies françaises, le premier objectif de la politique sanitaire ~ fut la préservation de la santé des Européens et des intermédiaires amcains utiles à l'ap6arei! colonial local. Au Niger, l'après-guerre coïncida avec une révision des potentialités économiques de ce territoire longtemps négligé. Cependant les moyens fmanciers nécessaires à son exploitation ne furent pas développés. Il est évident que le domaine social et précisément le service de santé fut marginalisé. Les moyens financiers et matériel, mis à la disposition de ce service étaient dérisoires comparativement aux nombreux besoins de la colonie. Néanmoins, la volonté du personnel a permis d'enregistrer de bons résultats que traduisent l'augmentation de la population. Mais le colonisateur a dissocié l'amélioration de l'état sanitaire de l'évolution socio-économique globale de la population. Bibliographie Arziza Ayouba, Colonisation et santé: action sanitaire française et réalité au Niger (1922-1958), Thèse de l'Université Paris 7 - Denis Diderot, 1992,2 vol., 431 p. Genti!ini M. et Dutlo B., Médecine tropicale, Paris, Flammarion, 1986 (4e éd.), 839 p. Kimba Idrissa, Laformation de la colonie du Niger. Des mythes à la politique du "mal nécessaire" (1880-1922), Thèse d'Etat, Paris 7, 1987,6 vol., 2021 p. Salifou André, Colonisation et sociétés indigènes au Niger de la fin du XIXe siècle au début de la Seconde Guerre mondiale, Thèse d'Etat, Toulouse-Le Mirai!, 1977,2 vol., 1545 p.

Culture et santé au Burkina Faso: quelques aspects des mutations de la période coloniale à nos jours Claude Sissaol

L'étude d'un tel thème s'est imposée à la suite d'une série de faits qui ont déterminés une bonne partie de cette réflexion: 1 - Une association s'était constituée au cours des années 1990 pour soutenir un Père blanc qui vivait depuis de longues années au Burkina Faso et qui s'intéressaient aux plantes médicinales locales. Cet homme d'Eglise, appelé père César, s'intéressait aussi aux guérisseurs de la place. Il avait maille à partir avec les médecins du système de santé officiel. Pendant cette période de crise, le public et surtout ses patients ont mal perçu sa nouvelle affectation. Ils se mobilisèrent pour le défendre. 2- Un homme attirait une foule nombreuse dans un village situé à environ 50 km de Ouagadougou. Les gens y accouraient pour consulter un guérisseur du nom de Bikienga Saydou. 3 Je reçus, un jour, la visite impromptue d'un jeune homme, habillé avec recherche, s'exprimant correctement en français. Il me proposa un catalogue bien conçu dans lequel il exposait des remèdes contre plusieurs maux selon les méthodes héritées des ancêtres, disait-il. Plusieurs fois de suite, on me tit ce genre de proposition. Il existe un lien entre ces trois cas: il s'agissait de formes de médecine ou de soins de santé différents du système officiel. Le public utilise le terme évocateur de médecine traditionnelle pour désigner ces activités de soins. C'est ce qui aiguisa ma curiosité. Comment peut-on parler de médecine traditionnelle lorsque les acteurs font du "porte à porte" en ville avec des catalogues, ou encore lorsqu'ils sont logés dans des locaux ayant pignon sur me avec des écriteaux et des images bien conçus sur les frontons, et pourquoi un prêtre s'intéresserait-il aux méthodes de nos guérisseurs de brousses? Pourquoi cet engouement que je constatais autour de moi pour des pratiques que je croyais révolues?

I

FLASHS

- Département

d'histoire et archéologie,

Université de Ouagadougou

(Burkina Faso).

128 Les faits, que j'observais, présentaient des aspects en apparente contradiction: nous avions, officiellement, tourné le dos aux formes de médecine directement issues des sociétés locales pour adopter un système implanté au début du siècle. Tout laissait croire que l'ancienne forme était reléguée aux oubliettes, à l'aube du 3e millénaire, on assistait à sa résurgence et de surcroît en ville, lieu qui symbolise la modernité. Il y avait sujet à réflexion. Deux systèmes de santé existaient. Le premier, officiel, était qualifié de moderne; le second, populaire, était appelé traditionnel, mais il utilisait souvent des filières modernes. En fait, il s'adaptait à son environnement qui n'est, évidemment, plus celui du XIXe siècle.

*

Les dépenses alimentaires sont prépondérantes dans les ménages des populations pauvres. Elles cherchent à satisfaire leurs besoins primaires. Ce poste accapare plus de la moitié des ressources qui sont déjà très faibles. Cependant d'autres dépenses sont inévitables: il s'agit du logement, de la santé, de l'éducation etc. Au Burkina Faso, les ménages affectent une part élevée de leurs revenus aux dépenses de santé2. C'est dire l'importance que revêt ce secteur dans les préoccupations des populations, puisqu'il représente dans la structure des achats des ménages le deuxième poste après l'alimentation; la santé se situe donc au cœur des enjeux économiques; mieux, elle est pour la population un facteur indispensable à l'accroissement de la production, compte tenu d'une économie qui repose sur la productivité du travail. De même, pour le vécu quotidien de tout homme, la santé est primordiale: dans les salutations d'usage, la santé est l'une des expressions usuelles importantes. Ce travail tient compte du socle socioculturel du milieu sur lequel est venu progressivement se greffer le modèle occidental qui tend à devenir universel. Il intègre l'aspect économique dont le poids est indéniable, surtout à partir des années 1980 où l'économie-monde contraint à des adaptations internes. Il tâchera d'identifier les stratégies mises en œuvre, notamment par le secteur de la médecine moderne qui, à partir de son introduction, a transformé le système précolonial de santé en médecine traditionnelle. Celle-ci fait l'objet d'un regain d'intérêt depuis la fm des années 1980 et

129 surtout le milieu des années 1990. Les raisons de ce retour aux pratiques précoloniales sont multiples: la principale est la forte demande sociale en matière de santé que les conditions économiques ne permettent pas de satisfaire par la filière dite moderne. Il y a là assurément un phénomène culturel révélé à partir d'influences exogènes d'origine économique.

Les sources orales et écrites ont constitué la base du travail. Nous avons procédé à des enquêtes orales auprès des guérisseurs ou tradipraticiens, des patients, des infirmiers, des pharmaciens et médecins. A partir d'un questionnaire adapté à chaque type de témoins, nous avons procédé aux enquêtes avec un groupe d'étudiants. Tous les témoins vivent à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. Ces enquêtes permettent surtout de prendre en compte la dimension socioculturelle du sujet traité. Les documents de la période coloniale ont été d'un grand apport pour comprendre le fonctionnement de la médecine moderne. Il s'agit notamment de la sous série 2G dans laquelle, année après année, on peut suivre l'évolution de la pratique et du discours colonial en matière de santé. Les différents services possèdent des centres de documentation où sont conservées les rapports se rapportant à l'œuvre accomplie après 1960. Il s'agit généralement de rapports d'activités, de résultats d'enquêtes, etc.

I - A la recherche d'une définition: médecine moderne. médecine traditionnelle

11 serait prétentieux phénomènes.

de donner

une défmition

tendant

à modéliser

les

La signification des mots, des termes ou tout simplement des phénomènes

a son histoire. Le temps met les défmitions à l'épreuve surtout dans les disciplines de sciences sociales. Selon le contexte, certains concepts obéissent à des variations:

c'est

le cas de la médecine. La médecine est l'ensemble des connaissances en œuvre pour la prévention,

scientifiques et des moyens mis

la guérison ou le soulagement des maladies, blessures ou

infirmités (Petit Larousse illustré, 1994). C'est ce concept qui s'impose à la population. 11 est fréquent

2 Conclusion

de lui adjoindre

le qualificatif

«moderne»

ou «traditionnel»

de la première étude sur le profil de la pauvreté au Burkina Faso: Ministère de l'économie, finances et du plan / INSO, le profil de la pauvreté au Burkina Faso, Ouagadougou, février 1996.

pour

des

130 différencier deux fonnes. La médecine officielle est appelée médecine moderne; elle a été introduite au début du siècle par le biais de la colonisation. Celle qui s'inspire des techniques locales et Iou précoloniales porte le nom de médecine traditionnelle. Il y a nécessité de défmir ce qu'est la tradition. Elle renvoie à la notion de manière d'agir ou de penser transmise depuis des générations à l'intérieur d'un groupe. La médecine traditionnelle serait constituée des fonnes de soins fondées sur un long usage et passées dans les habitudes. Les deux fonnes de médecine ont un point commun: elles ne peuvent être assimilées à une science exacte (Dictionnaire de la médecine, 1994: p.547).

La prise en compte des composantes individuelles,

subjectives, psychologiques sont plus lourdes à la base de la médecine dite traditionnelle. On retrouve cet aspect dans la médecine dite moderne mais il est moins présent et, de plus en plus, l'accent est mis sur la technique et la science. Chaque société forge son système, selon sa dynamique interne et les apports extérieurs. Ceux-ci peuvent être insuffiés par la persuasion ou la contrainte. Au bout du compte, on peut relever ce qui domine, des techniques locales ou des apports extérieurs. De plus, ce qui est intégré, par la contrainte peut, à la longue, devenir une tradition pour le peuple qui a subi l'arbitraire. Lorsqu'un phénomène devient tradition, c'est que le peuple en question se l'est approprié. En ce qui concerne la médecine, la forte tendance à la globalisation du monde constitua un facteur décisif de l'ancrage de ce qu'il est convenu d'appeler la médecine « moderne». Avant le choc colonial de la fm du XIXe siècle et l'expansion européenne qui en résulta, on pouvait constater l'existence de plusieurs systèmes de santé à l'image des différents groupes sociaux et/ou culturels. Avec le recul historique, les transfonnations en matière de pratiques sanitaires peuvent être repérées à travers un schéma global d'adaptation aux contextes institutionnels:

périodes précoloniale, coloniale et

postcoloniale. En qualité de tendance majeure qui donne une signification particulière à une période, le premier repère chronologique est parfaitement justifié en matière de santé: les pratiques en vigueur étaient le fTuitd'un transfert de connaissances de génération en génération pendant une période relativement longue par rapport aux pratiques instituées au début du siècle par le biais notamment de la colonisation. C'est la longue durée qui caractérise les éléments fondamentaux de la médecine dite traditionnelle, quelle que soit la société. Par contre, les deux dernières séquences (coloniale et postcoloniale) ne constituent pas des repères nets: si la rupture institutionnelle née du choc colonial fut

131 accompagnée de changements, celle issue des indépendances ne fut pas suivie de mutations en matière de pratique sanitaires par rapport à la période précédente. Pourtant, il ne faudrait pas en déduire que, sans la colonisation, la nouvelle forme de médecine qui s'est répandue dans le monde entier n'aurait pas touché l'Aftique et partant le Burkina Faso actuel. La réalité est plutôt la suivante: l'introduction de la médecine moderne a coïncidé avec le fait colonial. Car même les Etats, qui n'ont pas subi la colonisation du XXe siècle, ont été touchés par cette forme de médecine à des degrés divers. Cela s'explique par le fait qu'à partir du XIXe et surtout au XXe siècle, l'humanité a fait, de façon générale, de grands progrès et que leur application et leur diffusion furent rapides à l'échelle planétaire. L'économie fut un support important pour la diffusion du modèle qui devenait universel, car c'est elle surtout qui brisait les ftontières et les particularités. L'aspect fondamental, qui pesa sur les données, fut l'appui institutionnel. Dans la mesure où la base institutionnelle de la médecine « traditionnelle» fut vaincue, celle-ci ne disposait plus des mêmes atouts pour concurrencer la médecine moderne. Le système social qui sous-tendait la médecine « traditionnelle» avait changé, ou du moins s'était adapté ou dilué dans le vaste contexte institutionnel moderne marqué par la mondialisation de l'économie. Les valeurs sociales changeaient, ce qui demandait une adaptation des formes traditionnelles ou leur disparition. En revanche, la médecine «moderne»

émergea à la faveur du nouveau

contexte: canalisation des fmancements, formation du personnel et sa prise en charge financière, construction de locaux, soins prodigués gratuitement (dans un premier temps). Toute la pratique était contrôlée et le système fortement hiérarchisé. L'organisation est à la base de la réussite de toutes les entreprises humaines, or la médecine traditionnelle, pendant ce temps, était abandonnée: elle ne bénéficiait pas de financement et ce dans un environnement où désormais tout dépendait de « l'argent». Elle ne bénéficia pas de façon volontariste des techniques pour améliorer ses performances, contrairement au système moderne qui pouvait tisser des liens avec les structures internationales sur les plans technique et financier. On peut même avancer le fait que, dans une première phase, la médecine moderne était moins coûteuse pour les populations, car les patients ne faisaient pas de cadeaux à l'infirmier ou au médecin. Chaque système de santé pris isolément possède sa cohérence interne et celleci n'est jamais statique. Elle se transforme sous la pression de nombreuses forces. On ne sait pas vraiment celle qui prime sur les autres: les institutions, l'économie, la culture - en tant qu'ensemble de phénomènes matériels et idéologiques qui caractérisent

132 un groupe social. Lorsque les individus issus d'une même culture restent groupés, ils ont tendance à observer un comportement que les anthropologues américains ont dénommé depuis les années 1940, « culture and personality». Mais lorsque l'individu s'intègre isolément dans un autre groupe, il peut, à la longue, s'adapter à ce milieu, donc abandonner plus facilement sa personnalité culturelle originelle. Le système de médecine « traditionnelle» bénéficie d'un terreau permanent: des populations restées groupées sur leur terroir même si celui-ci s'est urbanisé. Lorsque les populations d'un terroir rural se retrouvent en ville, elles ont tendance à recourir à des réminiscences, surtout en cas de difficultés. Le patient de la ville ne cherchera pas forcément à voir un guérisseur originaire de sa région, mais tout simplement un guérisseur qui utilise à peu près les mêmes méthodes qu'au village. L'erreur serait de croire que la culture s'oppose au système économique moderne. L'évolution de la médecine « traditionnelle» dans les villes montre le contraire. Il existe un marché urbain potentiel important qui suscite des vocations. La rémunération du tradithérapeute ne se fait pas forcément en nature (poulet, cola etc.) comme autrefois, mais le plus souvent en monnaie. Les guérisseurs deviennent des « entrepreneurs» du secteur « informel». Il existe des tarifs pour les différents soins. Mais sur le plan économique, les prix ne subissent pas les mêmes variations que celles que l'on remarque à propos de la médecine « moderne»; en d'autres termes, elle est économiquement moins liée aux structures internationales; à l'inverse, elle peut profiter des crises qui frappent le système économique moderne: c'est le phénomène qui s'observe un peu partout dans les pays de la zone franc à la suite des politiques d'ajustement structurel et de la dévaluation du franc CFA. Dans ce cas, est-ce la culture qui attire la population ou l'économie qui entraîne le recours aux systèmes locaux? Au sens étymologique du terme, la médecine moderne est entrée dans les mœurs. La médecine dite traditionnelle est en train de s'adapter au nouveau contexte économique au prix de quelques changements substantiels. Lorsqu'on observe l'utilisation de cette filière par les populations, on se rend compte que ce qu'on appelle médecine traditionnelle ne répond pas forcément à la défmition ancienne de la pratique: elle a évolué dans le temps, d'où la nécessité de revoir les terminologies.

133 11-Les aspects d'une transformation Il convient de montrer les caractéristiques et la nature des transformations dans les pratiques. Comment la couverture sanitaire était-elle assurée à la fm du XIXe siècle et comment s'est-elle, progressivement installée ce que nous appelons par commodité médecine « moderne» ?

-

A La médecine au XIXe siècle Médecine traditionnelle est un terme impropre pour cette période, en tout les cas anachronique. Les populations amcaines avaient leur propre système de santé. Il n'y avait pas de séparation entre la pharmacie et les soins. Cela n'était pas propre à l'Afrique surtout au début du XIXe siècle. Mais, tout comme de nos jours avec la médecine moderne, il y avait des spécialistes et la renommée de certains praticiens dépassait les frontières des villages voire des villes. Dans un contexte peu marqué par le développement des échanges monétaires, les cadeaux venaient ponctuer les résultats acquis en guise de reconnaissance. Les explorateurs qui visitèrent l'Amque de l'Ouest à la fm du XIXe siècle évoquent l'existence de cette médecine. Ce fut le cas de LouisParfait Monteil : "Je me rappelais avoir entendu autrefois au Sénégal parlé de ce mal: on disait que certains médecins noirs en possédaient le remède; je m'étais promis de l'étudier.[...]. Le hasard me servit. L'homme que me procura Crozat comme interprète mossi, le nommé Abdoulaye Traouré, était lépreux. Pendant mon séjour à Sikasso, j'étudiai son cas; je constatai qu'il était guéri. Je lui demandai le remède. Il m'indiqua différentes plantes dont j'envoyai des échantillons en France en même temps qu'un rapport sur son cas. Mais je n'avais qu'une confiance limitée dans cet homme; je me promis de continuer mon enquête. Sitafa me donna une médication nouvelle, mais la base était analogue [...]. Il me fallait pouvoir expérimenter, pour cela il fallait avoir un malade. Malgré mes recherches que je continuai à Bobo Dioulasso, je ne pus y parvenir. Je remis à plus tard sans abandonner mon idée. Par la suite, je pus réussir,

134 pendant le séjour à Zebba, à trouver le remède et en appliquer l'usage à un cas que je traitai,,3.

En d'autres termes, pendant la période précoloniale, la couverture sanitaire était assurée. Mais on perçoit qu'elle était entourée de secret. Le mode de transmission du savoir était méconnu des profanes, surtout lorsque l'on ne faisait pas partie du milieu et que la confiance ne régnait pas. L'explorateur est quelque peu ironique, il n'a qu'une confiance limitée en son informateur; mais c'est surtout le guérisseur qui se méfie de lui et ne veut pas lui livrer facilement les secrets. Cependant, il appelle les guérisseurs africains des "médecins noirs". Il essaie de vérifier l'efficacité de cette médecine. Ce qu'il convient de relever, c'est que l'auteur ne fait pas encore une distinction: médecine moderne et médecine traditionnelle. Mais il accepte l'existence d'un autre système qui est local, africain. Quelques années plus tard, cet état de choses change.

B - Le développement de la médecine « moderne» Elle fut caractérisée par la lutte contre de grandes endémies, telles la trypanomiase humaine africaine4, qui ont été menées avec plus ou moins de bonheur. Ces luttes ont surtout intéressé le milieu rural. En milieu urbain, essentiellement à Ouagadougou et à Bobo Dioulasso, l'hygiène a constitué une priorité dans les préoccupations coloniales. D'ailleurs, l'organisation spatiale des villes répondait souvent à un souci d'hygiène.

1 - L 'hygiène urbaine Dans la terminologie

utilisée par l'administration

pour désigner les services

sanitaires, l'hygiène et la santé étaient liées jusqu'à la fill des années 40. Aussi désignaiton par "Assistance Médicale Indigène et Hygiène" les services de santé.

3 Tiré de Annie Merlet (textes réunis par), Texte anciens sur le Burkina Faso (1853-1897), collection Découvertes du Burkina, Sépia/AD.D.B, Paris 7 / Ouagadougou, 1995, p. 135. Ce passage est extrait à son tour de l'ouvrage de Louis-Parfait Monteil De Saint-Louis à Tripoli par le Lac Tchad. Voyage au travers du Soudan et du Sahara accompli pendant les années 1890-1891-1892. 4 Voir à ce propos les travaux de Bourges André-Michel, La trypanomiase humaine en Haute-Volta pendant la période coloniale, genèse d'une endémo-épidémie en influence de l'évolution des structures de lutte (1928-1953), Thèse de doctorat d'histoire, Université Paris 7,1987. On peut aussi consulter les travaux de Bado Jean-Paul, Politiques sanitaires et grandes endémies - Lèpre, trypanosomiase humaine africaine et onchocercose - dans les pays voltaïques. De la découverte des foyers à la mise en place des politiques de prophylaxie (1890- I 960), Paris, Karthala, 1997.

135 C'est en ville que cette vocation hygiéniste était la plus manifeste. Elle marqua, comme partout, les premières règles d'urbanisme. L'administration mit très rapidement en place des services chargés de la salubrité de la ville. Leurs activités furent désignées par la terminologie d'hygiène urbaine. La tâche du Service d'Hygiène n'était pas clairement défmie; elle dépendait des principales préoccupations hygiénistes de chaque ville. L'hygiène urbaine fut dévolue aux services communaux avec la naissance des municipalités en 1926. C'est vers la fm des années vingt que furent mis en place des services d'hygiène urbaine à Bobo et à Ouagadougou. Leur rôle était de traiter les gîtes larvaires et de donner des instructions aux populations afm d'améliorer l'hygiène de la ville. Au début des années 50, le Service d'Hygiène était beaucoup plus étoffé à Bobo Dioulasso qu'à Ouagadougou. Son équipe était composée d'une quinzaine d'agents permanents. L'effectif variait selon les saisons et les tâches ponctuelles à réaliser. Le personnel n'avait aucune qualification. L'équipe permanente, en plus de la recherche des gîtes larvaires, visitait les concessions et sanctionnait les populations qui ne respectaient pas les recommandations. C'est dire que les agents des services d'hygiène avaient des compétences élargies jusqu'à l'intérieur des concessions. Ils étaient désignés par le terme de "garde sanitaire", évocateur de l'aspect plutôt répressif de la profession auquel s'ajoutait la notion d'agent de santé. En fait, on percevait que l'hygiène était une condition indispensable à l'amélioration de la situation sanitaire. A Ouagadougou, les six gardes sanitaires en service en 1949 avaient pour tâche de garder les points d'eau où se ravitaillaient les populations. Lors des gros travaux intervenants à chaque hivernage, l'équipe était renforcée par du personnel saisonnier. Il fallait continuellement aménager les pourtours des points d'eaux, car ils constituaient des lieux de développement de larves. L'absence de fosses septiques constituait également une difficulté majeure pour le Service d'hygiène. La plupart des citadins gardaient à l'époque leurs pratiques anciennes qui consistaient à se rendre directement dans la nature. Certains utilisaient la tinette qu'ils allaient vider dans la nature, malgré les fosses septiques aménagées à cet effet. Ce comportement était presque généralisé, ce qui rendait la tâche des gardes sanitaires plus ardue, comme le laissent apparaître les rapports officiels. Jusqu'en 1950, le Service d'Hygiène urbaine n'était rattaché à l'assistance médicale que de façon théorique; aucun technicien de la santé n'en faisait partie, l'initiative étant laissée à la commune qui ne disposait pas de personnel qualifié. En réalité, il n'y avait pas de coordination entre le Service de la santé et les services

136 communaux. Aux yeux de l'administration, hygiène urbaine rimait surtout avec répression. Le tournant fut pris en 1951 : les Services d'Hygiène furent transférés sous la responsabilité directe du médecin-chef de Cercle. Ce transfert de compétence s'accompagna de mesures touchant le profil des agents chargés de l'Hygiène publique. 11marqua également la naissance d'une politique plus élaborée. Désormais, il s'agissait de mener une politique d'ensemble qui mettrait plutôt l'accent sur l'action sanitaire. A Bobo, le service fut confié au médecin-chef du S.G.H.M.P. chargé de la lutte anti-palustre. Ce choix révélait la préoccupation majeure en matière de Santé endiguer le paludisme. On l'a dit, cette maladie était intimement liée à

urbaine:

l'insalubrité du milieu. L'agent vecteur qu'est l'anophèle prolifère dans les eaux stagnantes. Les eaux usées non drainées, les trous de banco laissés par les citadins à la recherche de matériaux de construction, et les grands travaux d'adduction d'eau (barrage de Ouagadougou) favorisaient la naissance des gîtes larvaires. Les médecins qui étaient les plus avertis dans la connaissance des origines de la maladie étaient souvent les mieux placés pour coordonner la lutte, sensibiliser et conseiller les populations, détecter les zones les plus touchées. Cette restructuration fut douloureuse pour les anciens gardes sanitaires car ils n'avaient pas de statut officiel. À l'origine, ils avaient été embauchés pour des tâches ponctuelles; pourtant certains d'entre eux exercèrent cette profession pendant près de trente ans. Quelques-uns furent repris par contrat individuel avec une solde calculée par rapport à celle des gardes-cercles. Il fut alors entrepris une vaste campagne de lutte anti-palustre dans les principales villes. À Ouagadougou, toutes les concessions furent passées au DDT. On estime la surface totale traitée à 838 330 m2. Pendant la même période avaient démarré les grands travaux d'urbanisme (construction de la retenue d'eau pour l'alimentation de la ville en eau courante, prolifération des trous laissés lors de l'extraction de matériaux de construction, etc.) qui constituèrent des repères supplémentaires de gîtes. En 1955, le Service d'Hygiène estima à 4 000 le nombre de trous perdus qui était autant de gîtes à larves, en particulier pendant la saison pluvieuse. Les sondages effectuésS localisèrent les zones les plus touchées. Ainsi les indices plasmodiques et gamétiques, responsables du paludisme, étaient plus élevés dans les quartiers jouxtant le barrage et les marigots non assainis. Ce constat révélait que l'hygiène urbaine prenait une envergure réelle et

5

ANS, 2G52-21, Service de la Santé Publique, Rapport annue11952.

137 que les solutions ponctuelles ne pouvaient résoudre les problèmes. Elle s'intégrait dans le cadre plus vaste de l'aménagement

urbain.

Le Service d'hygiène n'évolua pas avec l'accélération

de l'urbanisation

des

années 1960. À cette époque, il relevait à la fois de la Mairie et de la Direction de la Santé urbaine. Cette situation ne fut pas à son avantage, car chaque partie réduisait son financement en comptant sur le concours de l'autre. Cependant on ne peut pas affirmer qu'il y a une aggravation de l'état sanitaire; ce qui est sûr, c'est que la demande sociale était devenue plus forte au fil des années. Des restructurations d'autonomie

furent entreprises dans les années 90, elles donnaient plus

au service d'hygiène dont le rôle défmi dans les années 50 fut renforcé. La

mise en place des municipalités

élues responsabilise

milieu de vie. Des mesures plus volontaristes publique

et les populations

davantage

les citoyens sur leur

furent entreprises en matière d'hygiène

de plus en plus informées

sur le rôle des différentes

structures, se firent de plus en plus exigeantes face aux imperfections du système. En défmitive, certaines structures officielles ne suivirent pas le développement de l'urbanisation.

Peut-on

fonder une politique

ponctuelles et sur la répression?

La transformation

elle à elle seule améliorer l'hygiène d'une ville?

d'hygiène

urbaine

du comportement

sur des actions des citadins peut-

De la politique adoptée au début à

celle mise en place dans les années 1950, on peut remarquer

que l'accent fut mis

d'abord sur la répression puis sur une politique plus théorique qu'efficace. En fait, les deux politiques auraient dû être menées de front.

Mais, pour ce faire, les autorités

doivent mettre en place une infrastructure que les individus, pris isolément, ne peuvent réaliser, et mener des campagnes de sensibilisation.

2 - L'implantation

des équipements

de la médecine moderne

11y eut un lien entre l'implantation des équipements et l'organisation du réseau urbain. La ville constitua le point principal à partir duquel s'articula le réseau sanitaire dont Ouagadougou

et Bobo Dioulasso furent les points de départ. Pour appréhender

les

ressorts de la politique de santé urbaine, on ne peut isoler la ville de son environnement géographique

et économique.

Les équipements

ouverture vers les zones rurales, concourent performances

majeurs

à l'organisation

de la ville, grâce à leur de la carte sanitaire. Les

des formations urbaines se trouvent amoindries quand les zones rurales

sont très peu équipées. A l'inverse, les spécificités de la ville facilitent l'implantation

de

certains complexes modernes largement ouverts sur la campagne. Aussi, l'urbanisation

138 favorise-t-elle la diffusion de technologies modernes en matière de santé, par sa capacité à accueillir des complexes sanitaires. Dans le même temps, l'introduction de nouvelles technologies s'accompagne de transformations du comportement qui demandent des adaptations culturelles. Une reconstitution de la carte sanitaire est indispensable à la connaissance du rôle des équipements urbains. Elle montre une évolution quantitative et qualitative de 1945 à nos jours. Notre propos n'est pas de faire l'histoire de l'équipement sanitaire en général, mais de voir ses caractéristiques en milieu urbain; il n'en demeure pas moins qu'il rayonne sur un périmètre plus vaste. Or jusqu'alors la campagne l'emportait sur la ville au Burkina Faso. On doit éviter l'amalgame entre les grands complexes à vocations multiples et les formations modestes au rôle plus réduit, surtout dans les régions faiblement équipées. D'où la nécessité d'identifier les typologies adoptées au fil du temps, et de montrer en quoi elles furent tributaires des doctrines en vigueur.

3

- Composante

et organisation

du réseau sanitaire urbain à la fin des années 1960.

L'Hôpital Yalgado était destiné à toucher la population de la moitié Est du pays, soit plus de 2,5 millions d'individus à la fm des années 1960 ; le projet de construction de l'hôpital avait été lancé quand la population de la ville de Ouagadougou atteignait à peine 40 000 habitants. Lors de son inauguration en 1962, la ville comptait plus de 54 000 habitants; à la fm des années 1960 elle en comptait 125000. L'hôpital était en 1971 - et continue d'être aujourd'hui

- l'unique

formation pouvant pratiquer une médecine assez

complète. La direction de la Santé urbaine de Ouagadougou dispensaires disséminés assez judicieusement

dans la ville. Parmi les plus importants, on

peut citer: Le dispensaire central ou Centre médical urbain. Le dispensaire de Paspanga. Le dispensaire de Dapoya. Le dispensaire de Larlé. Le dispensaire de Samandin. Le dispensaire de Gounghin. Le centre antituberculeux. Le dispensaire ophtalmologique. Le dispensaire protestant.

chapeautait une dizaine de

139 Le dispensaire catholique de Zogona ou St-Camille. Avant 1964, seule la maternité de l'hôpital était en fonction. La commune mit au service du public deux maternités supplémentaires qui furent ouvertes en deux ans. La maternité Yennenga, du nom de la princesse dont la descendance

fut à

l'origine de la fondation des royaumes mossi, fut la première maternité spécialisée ouverte au public en 1964. Elle ne fut pas construite à l'origine pour cet usage, mais ses locaux ont été acquis par la mairie à la suite de la faillite d'un bar de standing. A l'origine sa capacité était de 35 places. La maternité Pogbi fut construite sur fonds communal et ouverte au public en 1966. Son plan et sa finition s'adaptaient mieux à la fonction hospitalière. Toutes les salles d'hospitalisation

donnaient sur deux vérandas et possédaient deux portes ainsi que des

fenêtres favorisant l'aération, ce qui n'était pas le cas de la première maternité. L'Inspection médicale des écoles, ainsi qu'un service d'hygiène réduit à son strict minimum, complétaient ce réseau urbain à la fin des années 1960. Le fonctionnement

de la direction de la santé urbaine:

414 agents pennanents

composaient le personnel de la santé urbaine de Ouagadougou en 1969. Ils étaient répartis ainsi selon les services: Dispensaires

et Maternité: 78 soit 18%

Dispensaire ophtalmologique:

18 soit 4,3 %

Hôpital: 288 soit 69,5% Service d'hygiène: Il soit 2,5%. Autres: 19 soit 4,5%. Sur les 70 médecins exerçant sur l'ensemble du territoire, 60% étaient en poste dans les villes de Ouagadougou

et de Bobo Dioulasso. Ces deux villes se partageaient

respectivement 32 et 28% du total des médecins. Les archives du Ministère de la Santé ne pennettent pas de préciser la répartition des sages-femmes

et des infinniers

entre les deux villes. Elles constituaient

un

pourcentage important du pays: Sages-femmes

55%

Infinniers

d'Etat...

38%

Infinniers

brevetés

.2%

C'est en ville que l'on rencontrait le personnelle

plus qualifié. La concentration

relative des médecins dans les villes conférait aux citadins un net avantage par rapport aux centres semi-urbains ou aux zones rurales.

140 Cependant, la grosse part des médecins exerçait dans les hôpitaux qui, de par leur fonction, étaient des établissements polyvalents, ouverts aussi à la campagne, mais à vocation urbaine en raison de leur localisation. Quatorze des vingt-trois médecins en service dans la ville de Ouagadougou exerçaient au sein de l'hôpital; un seul se trouvait à la tête de la section urbaine, les autres étant répartis dans les formations spécialisées et dans des postes administratifs. Dans la ville de Bobo, la situation était similaire.

Les villes absorbaient une grosse part du budget. Le montant total des dépenses de la santé urbaine pour la ville de Ouagadougou

s'élevait à 245 505 F, soit 56,5% des

dépenses totales de la D.S.U. Cette somme correspondait à 28,7% du budget national de la Santé. Les crédits de la section urbaine de Ouagadougou provenaient essentiellement du budget national (63,67%), des subventions étrangères principalement 1Tançaises (19,2%) du budget communal (2,5%), d'organismes internationaux et de divers fonds nationaux

pour le reste.6 Les dépenses de la santé urbaine de Ouagadougou se décomposaient comme suit, toujours pour l'année 1969 : Personnel...

51%

Equipement.

.32%

Médicaments

27,35%

Alimentation

6,94%

Fonctionnement... IO% La part réservée au personnel était la plus importante, d'autant que le salaire des médecins de l'assistance technique n'était pas inclus dans ces dépenses. L'hôpital absorbait 63% des dépenses de section urbaine de Ouagalaise. Il serait cependant maladroit d'établir sur cette base le rapport population urbaine/dépense sanitaire pour les raisons invoquées plus haut. Les recettes réalisées par les formations sanitaires couvraient à peine 4% des dépenses.

6 Ministère de la santé publique de la population et des affaires sociales; Direction de la santé urbaine: Rapport annuel pour l'année 1968, multig., Bibliothèque D.E.P du ministère de la Santé.

141 Recettes réalisées dans les fonnations urbaines en 1969 en F CF A courants. Section urbaine de Ouagadougou (sources: Ministère de la Santé: 1969)

Dispensaire urbain

1 242 894

Maternités

2 272 400

Hôpital Yalgado

5 707 104

Total

9222104

Le rendement des petites fonnations des quartiers de Ouagadougou. Les fonnations sanitaires étaient assez judicieusement réparties dans la ville. Les quartiers périphériques en étaient pourvus, ce qui évitait aux populations de faire de longs trajets pour se soigner. Trois des quatorze dispensaires se trouvaient dans des quartiers non lotis, c'est-à-dire dans des zones d'habitat dit "spontané". Ils étaient tenus par les missions catholique (Tampouy et Dagnouën Zogona) et protestante (Tanghin). Par leur présence, ces fonnations jouaient un rôle important dans la structuration de l'habitat, car la proximité

de ces équipements

donnait une certaine légitimité et de la valeur aux

habitations. Plus de 17,2%7 des consultants se rendaient dans ces fonnations en quartiers non lotis.

III - Les impasses ou difficultés de la filière « moderne»

Elles furent révélées par la crise économique période marquée par de nombreux changements conséquence l'évolution

majeure fut le renforcement de la politique économique,

des années 1980-90. C'est une

dans le cadre macro-économique.

des instances de décision extérieures

La dans

et partant de la politique sanitaire. En d'autres

tennes, une crise est perceptible au niveau du financement de la santé. Bien entendu, ce sont les couches les moins favorablement

intégrées qui en ressentent le plus les effets.

Toutefois, les révélateurs de la crise ne sont pas les mêmes que dans le monde développé occidental.

7

La formation de Zogona n'est pas incluse dans le calcul des pourcentages faute de statistiques sur son

rendement.

142 A - Les transformations

du cadre macro-économique

De façon générale, les différents Etats de la zone franc connurent des difficultés économiques à partir des années 1980. Au Burkina Faso, les difficultés économiques se sont manifestées notamment par la baisse de la croissance du PIB. En effet, la croissance annuelle moyenne du P.l.B. réel, qui était d'environ 4% entre 1980 et 1988, est tombée à 1,6% entre 1989 à 1990. Cela était essentiellement dû aux distorsions qui s'étaient installées de façon structurelle dans le secteur de la production, au déficit chronique des finances publiques, et à une accumulation de la dette publique. Le Programme d'ajustement structurel (P.A.S.) vise à rétablir les grands équilibres économiques dans le but de créer les conditions favorables à une croissance durable. En faisant une synthèse des politiques menées dans la plupart des pays, on peut grosso modo identifier les mesures suivantes:

- la libéralisation de l'économie par une privatisation des entreprises, - la stimulation des investissements, - la diminution de la masse salariale par le ralentissement, la stagnation

voire la

diminution des salaires; la contraction des effectifs de la fonction publique,

- l'amélioration du recouvrement fiscal, - la réduction du déficit budgétaire et partant

celle de la balance des paiements.

Ces mesures constituent une thérapie de choc. Car, si elles ont parfois permis de contenir les déficits budgétaires, il en est résulté, dans un premier temps, la dégradation du niveau de vie, la contraction du marché de l'emploi, etc.; bref le niveau de vie s'est détérioré. Le Burkina Faso ne constitue pas un cas spécifique. Toutefois plusieurs contraintes aggravaient sa situation. Car il s'agit d'un pays enclavé, disposant de peu de ressources naturelles; la faiblesse et la mauvaise répartition des pluies handicapent souvent les efforts foumis. Auparavant, le pays avait déjà mené des politiques d'ajustement depuis les années 19608 et au début des années 80 (Pascal Zagré, 1995) avec plus ou moins de succès. Les mesures prises dans un premier temps ne furent pas suffisantes. La dévaluation du FCFA intervint dans le cadre de l'UEMOA en 1994. Il s'est agi d'un

R

Voir « L'Association des étudiants burkinabé en France », in Les Jeunes en Afrique. X/Xe XYe siècle, tome 2. L'Harmattant, 1992.

143 ajustement externe complétant l'ajustement interne intervenu en 1991. Des études sur le phénomène de la pauvreté ont été entreprises. Les premiers résultats ont confmné certaines idées répandues, mais révélaient aussi d'autres réalités: si l'on s'accorde sur le fait que la géographie de la pauvreté coïncide avec le régime pluviométrique - la pluviométrie se dégrade dans un sens sud-ouest nord - il était difficile de faire accepter que l'urbanisation améliorât la performance sociétale. Ces études ont montré que les principaux centres urbains connaissaient les indicateurs de pauvreté les plus bas. Le manque d'accès aux soins de base était l'un des critères contribuant à aggraver l'indice de pauvreté. En valeur absolue, l'évolution a été positive. Mais les résultats ne résistent pas à la critique lorsqu'on les compare aux autres pays, ou tout simplement aux normes internationales généralement admises par l'OMS: en 1986, le ratio du nombre d'habitants par médecin était de 30 500 alors que la moyenne en Afrique subsaharienne était de 22 000. Pour le nombre d'infmniers, il était de un pour 3 930 contre 3 000 pour l'Afrique subsaharienne. Or le personnel soignant constitue un des facteurs clés de l'amélioration de la couverture sanitaire. Pour atteindre les normes admises par l'O.M.S., dans le cadre du PAS, le Burkina Faso devrait tripler les effectifs des médecins. Or le pays possède une structure de formation dont la capacité, au rythme des années 1980 et 1990, tournait autour d'une quinzaine de médecins par an. Les effectifs cumulés de la faculté des sciences de la santé étaient de 226 élèves pharmaciens et de 568 élèves en médecine. Au niveau inférieur constitué par les infmniers, la formation est assurée par l'Ecole nationale de la santé publique (ENSP). C'est à ce niveau que l'accent fut mis; ainsi, entre 1991 et 1995, les effectifs formés dans cette structure ont été doublés, passant de 753 à 1 639. L'objectif était d'améliorer la répartition des agents de santé dans le monde rural. Le cursus de la formation intègre des stages pratiques en milieu rural. Toutefois cette politique se heurte au manque de moyens financiers, car le ministère ne dispose pas de ressources pour couvrir cette opération. 11en résulte une situation de crise au sein de cette école, touchée par d'incessants mouvements de protestations et de grèves qui paralysent sporadiquement le déroulement des cours. Des auteurs spécialistes du monde du développement, tel Helmut Asche, pensent que structurellement, le déficit en personnel pourrait être comblé si le Burkina Faso faisait appel à un personnel expatrié dont le nombre varierait entre 600 à 700, en intégrant cette demande auprès des bailleurs de fonds qui peuvent fmancer le volet de l'opération: "et chaque fraction de cet effectif recruté dans les pays industrialisés ou

144 ailleurs dans le tiers monde aurait un effet palpable sur l'état de santé de la population

,,9.

Le programme d'ajustement structurel, contrairement à la politique menée auparavant, n'a pas mis l'accent sur la prévention, qui était prise en compte grâce au Programme élargi de vaccination (PEV). Aussi a-t-on assisté à la diminution de la couverture vaccinale. Les conséquences ont été marquées par une flambée des maladies endémiques telles que la rougeole, et surtout la méningite qui, entre janvier 1996 et mai 1996, a fait environ 3 500 victimes. Dans le cadre du PAS, les traditionnels bailleurs de fonds de ce secteur ne se sont pas manifestés. La lutte contre le SIDA n'a pas connu les succès escomptés. Un re-dimensionnement de la lutte impliquant davantage la société civile et les ONG devrait permettre de corriger cette situation. Les contrecoups de cette performance se répercutent au niveau des maladies fortement liées au SIDA, telle la tuberculose dont 29% des malades sont séropositifs. Dans le cadre du PAS, les principaux objectifs visés se résument à l'amélioration de la couverture sanitaire, ce qui ne constitue pas une nouveauté par rapport aux politiques menées dans le passé. Elle repose largement"sur l'application de l'initiative de Bamako. Il s'agit de mettre en œuvre une politique de décentralisation des activités sanitaires, grâce à la création de 53 districts sanitaires, couvrant chacun environ 200 000 personnes. L'effort fut également porté sur l'utilisation de MEG (médicaments essentiels génériques) à cause de leur faible coût, ce qui favoriserait un plus large accès aux médicaments; la lutte contre le SIDA, etc.. L'initiative de Bamako prône le rapprochement des services de santé des populations et aussi leur implication dans la gestion des formations sanitaires; la promotion du secteur privé moderne et traditionnel est prise en compte.

B - Le coût de la santé. Après l'essoufflement de l'État dans sa politique de gratuité des soins, les années 1980-1990 marquèrent le départ d'une nouvelle conception. En effet, selon la politique officielle nationale, l'État a un grand rôle à jouer dans le développement sanitaire. Il en est le garant. Cependant, il responsabilise également la population en prônant sa participation à la prise en charge de la santé.

9

Helmut Asche, Le Burjina-Faso

contemporain,

Paris, 1994, p. 42

145

L'Etat, conscient de ses limites, encourage le développement de la médecine privée. Il en distingue deux fonnes: la médecine privée moderne et le secteur traditionnel; en d'autres tennes, le recours au fond culturel est reconnu à travers la valorisation du système en vigueur depuis des générations. L'indice des prix "hygiène et santé" a connu une très forte hausse, qui a été nettement plus rapide que l'indice général des prix à la consommation à Ouagadougou. Evolution

comoarée de "indice des orix à la consommation à Ouaaadouaou base 100 .. 1985 (d'.I!.~ . t'1f/~.j;I.)

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146 Selon l'INSD, en 1995, les ménages consacraient en moyenne 37 821 FCFA, soit 10 % de leur budget, aux soins de santé. Cette somme représente une moyenne mensuelle de 3 152 FCFA par mois et par ménage, ou encore 407 FCFA par personne et par mois. 400 FCFA correspondent à 40 comprimés de chloroquine, un médicament générique soignant le paludisme qui est la maladie la plus répandue. Plus des deux tiers des dépenses de santé sont consacrés à l'achat de produits pharmaceutiques

et le tiers

d'hospitalisation.

restant

aux

Il s'agit d'une moyenne;

dépenses

de consultation

et de frais

les populations vivant au-dessous du seuil de

pauvreté (45%) n'ont pas ces moyens. Alors force est de constater qu'il existe des systèmes parallèles. L'effort public n'a pas été à la hauteur des besoins réels, comme l'indique l'analyse des dépenses publiques de santé (1991-1995)10. En valeur absolue, le PAS et la dévaluation n'ont pas fait baisser les dépenses consacrées à l'action sanitaire. En effet, elles sont passées de 9 milliards en 1991 à 19,8 milliards en 1994, soit un taux de croissance moyen de 21,7%. Evolution comparée des dépenses de santé par rapport aux CEP ministère de la dépenses totales du Budget. ( sources: Santé, ministère des finances, secrétariat technique permanent du PAS) Ê 300000000 D

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1993

1994

Les données que nous livrons proviennent du ministère de l'économie, des finances et du plan. Elles sont tirées d'un document intitulé Revue des dépenses publiques. Initiée en 1991, celle-ci a pour but de renforcer le suivi de l'exécution des budgets. Elle bénéficie de l'appui de la banque mondiale. Elle est réalisée par les spécialistes des secteurs prioritaires retenus dans le cadre du PAS.

147 La part des dépenses de santé dans les dépenses totales du budget n'a pas connu une hausse importante: elle a varié de 5% et 7,7% entre 1991 et 1994. C'est en 1992 qu'elle a été la plus importante (8,2%) ; par la suite elle est retombée autour de 7%. Malgré l'autorisation des recrutements au niveau de la santé, la part des salaires dans les dépenses totales du budget n'ont pas connu une hausse, bien au contraire; elle est passée de 2,9% en 1991 à 2,1% en 1994. De façon générale, la tendance était à la baisse. C'est au niveau des investissements que l'on observe une tendance à la hausse. La part des investissements de santé, dans les dépenses totales, reste cependant faible. Les sources de fmancement extérieures sont déterminantes dans l'action sanitaire. C'est pourquoi le niveau actuel est maintenu malgré la baisse de l'effort public. Mais il est très difficile de suivre l'évolution de l'aide extérieure car les renseignements sont parcellaires. En 1991, année de démarrage du PAS, les fmancements extérieurs constituaient environ 45% du total du budget de la santé, soit 4,2 milliards de FCFA. L'Union européenne intervient grandement, elle est partie prenante de l'exécution du PAS en matière de santé par l'intermédiaire du fonds de contre partie (FCP). La GTZ (Deutsche Gesellschaft fur Technische Zusammenarbeit - coopération allemande), l'O.M.S. (Organisation mondiale de la santé), la coopération hollandaise, la coopération danoise, la BAD (Banque africaine de développement), Taiwan, le F.E.D. (Fonds européen de développement), les ONG (Organisations non gouvernementales) et les structures confessionnelles sont les principaux intervenants. Dans la phase actuelle, où l'on a mis en place le Projet de développement de santé et de nutrition (PD SM) qui vise à améliorer surtout les soins de santé, la Banque mondiale est le principal bailleur de fonds. Ce projet doit s'étaler sur cinq ans et est financé par la banque mondiale à concurrence de 75%, la KFW (Kreditanstalt fùr wie deraufbau) pour 10,5%, l'UNICEF pour 9,2% et le Burkina pour 5,2%. La coopération française est toujours présente dans le fmancement de la santé; son intervention est surtout visible et efficace au niveau du secteur hospitalier dont la plus grande partie est financée par le FAC (Fonds d'Aide et de Coopération), structure poursuivant l'œuvre du FIDES (Fonds d'investissement pour le développement économique et social) qui a

148 fmancé la modernisation du secteur hospitalier dans les années 1950 et au début des années 196011. En défmitive, l'aide publique extérieure intervient efficacement au niveau sanitaire. Elle permet de maintenir, sinon d'améliorer les conditions de vie des populations. Mais les résultats en matière de santé ne donnent pas de résultats spectaculaires.

C - Quelques indicateurs sur la performance sanitaire:

1960-1996.

A travers quelques exemples, nous allons essayer de montrer les résultats acquis en matière d'amélioration de la qualité de vie. Quelques indicateurs objectifs, tel l'espérance de vie et la morbidité, oftTent des résultats quantifiables. Ils suggèrent qu'effectivement des difficultés apparaissent à partir des années 1980.

1 - L'espérance de vie Cet indicateur permet de rendre compte de la performance du système sanitaire et de l'hygiène. De plus, c'est une notion plus optimiste que le taux de mortalité. Evolution de l'espérance de vie à quelques dates

Date

Espérance

1960-1961

32 ans

Sources: Institut national de la statistique et de la démol!I'aDhie(INSD) Enquête démographique 1960-61

1975

42 ans

Recensement 1975

1985

48,5 ans

Recensement 1985

1996

52,2 ans

Résultats de l'enquête sur les ménages et sur le profil de la Dauvreté (1995-1996).

Il Mais il faul signaler que l'aide multilatérale concerne des pays qui agissent également sur le plan bilatéral: la France ou l'Allemagne, par exemple, font partie d'institutions telles le FED, l'OMS, la Banque Mondiale etc.. Il est très difficile de quantifier leur intelVention en direction du Burkina dans le cadre de ces programmes.

149 L'espérance de vie a augmenté au Burkina Faso: en 36 ans, les Burkinabè ont gagné vingt ans. Nous n'avons malheureusement pas de données fiables pour la période coloniale, mais le chiffte de 1960-1961 est à mettre au compte de cette période. On a gagné en moyenne annuelle 0,55 an depuis 1960. Toutefois trois périodes sont à distinguer: 1961-1975: 0,67 an 1976-1985 : 0,65 an 1986-1996 : 0,37 an Ceci montre que le trouble s'est installé au niveau du système sanitaire. Le coût de la santé a augmenté; de plus de nouveaux fléaux, tels que le SIDA, sont en train de compromettre les efforts menés.

1- La morbidité Le taux de morbidité, pourcentage des gens malades à une période donnée, était de 15,8% en 1995. C'est en ville qu'il est le plus élevé: 26,8% contre 13,7% en milieu rura112.L'attitude des populations devant la maladie dépend de leurs conditions sociales: les ruraux ne prennent pas en considération certaines maladies, surtout lorsqu'elles ne gênent pas l'accomplissement de leurs activités courantes. Par contre, les citadins sont plus exigeants.

IV - La résurI!ence de la médecine « traditionnelle»

et ses manifestations

Les raisons de l'engouement de la population pour cette forme de médecine sont nombreuses, dues à la déréglementation du contexte économique international et à ses répercussions. Selon le sondage que nous avons réalisé en mai 1996, les raisons culturelles et économiques sont souvent intimement liées. A - Les facteurs culturels et économiques 1

- Les

raisons

culturelles

Les patients que nous avons rencontrés à la sortie des lieux avaient l'habitude, bien avant les années 1990, de fréquenter la médecine traditionnelle.

12

INSD. enquête sur les conditions

de vie des ménages,

1996.

Ils le font depuis

150 l'enfance. Leurs parents les soignaient ainsi avant qu'eux-mêmes ne se prennent en charge. Nombre d'entre eux pensent, d'ailleurs, que cette forme de médecine est mieux adaptée aux Africains. Le séjour en ville n'a pas complètement bouleversé leurs habitudes. Plusieurs personnes âgées viennent chercher les produits pour leurs enfants. Il se dégage ainsi un système de reproduction sociale.

2 - Les raisons économiques En général, on trouve toutes les couches de la société, même si le phénomène est plus marqué lorsque le niveau d'étude est faible ou si les individus sont totalement analphabètes. Les patients viennent de tous les horizons: fonctionnaires, commerçants, chômeurs, enfants, femmes, étudiants parfois même en médecine, etc. On note moins de salariés de la fonction publique. En fait, il s'agit de la population pauvre ou sans revenus: étudiants, élèves, chômeurs, etc. Selon les sources de l'Institut national de la Statistique et du Développement, parmi les pauvres au Burkina Faso on note 41,5% d'inactifs et de chômeurs, 2,2% d'individus provenant du secteur public, 6,7% du secteur privé et 9,8% dans le secteur des artisans et commerçants. La condition économique de l'individu joue aussi un rôle important. De nombreux patients trouvent que les soins de la pharmacopée traditionnelle reviennent moins cher. Plus des trois quarts des personnes interrogées, y compris celles qui avancent des raisons culturelles, évoquent aussi le coût des soins. Plusieurs patients répondent que depuis la dévaluation les produits sont plus chers, ce qui ne les encourage pas à fréquenter systématiquement les formations sanitaires modernes, et ils ont peur de se rendre chez les médecins en raison du coût des produits pharmaceutiques.

3 - Les cas ambigus: entre tradition et modernité Presque tous les patients interrogés utilisent également la médecine moderne. Cela signifie que la population ne les oppose pas nécessairement. C'est un trait de caractère fondamental de l'Afrique moderne. On remarque ce phénomène à tous les niveaux, même sur le plan religieux. Les Africains ont soif de la modernité pour son efficacité, mais ils ne rejettent pas pour autant leur héritage culturel. Celui-ci est un refuge sûr, la modernité repose largement sur un système économique qu'ils ne maîtrisent pas.

151 Sur le plan de la médecine, on note un côté très pratique: selon les types de maladies, les gens n'hésitent pas à se rendre chez les médecins à l'hôpital pour les actes de chirurgie ou les maladies infectieuses comme le choléra, la rougeole, la méningite, le SIDA. Certains patients vont à l'hôpital lorsque la médecine traditionnelle ne réussit pas. Mais ce recours crée des frustrations de la part des médecins qui rejettent, par expérience, cette situation. D'autres viennent à la médecine traditionnelle lorsqu'ils n'arrivent pas à guérir par les soins de la médecine moderne. De ce point de vue, des Européens consultent souvent les tradipraticiens pour la folie, l'épilepsie, les hémorroïdes, etc. Dans les pays développés, les hommes ont quelquefois cette attitude, même lorsqu'ils sont riches et cultivés. En Afrique, ce réflexe est plus familier et entre dans les normes généralement admises. En fait, les patients ne rejettent pas les deux types de thérapeutiques. Au contraire, ils pensent qu'ils sont complémentaires.

B - L'adaptation

au contexte actuel ou les changements de la médecine

« traditionnelle» Les tradipraticiens de santé sont généralement des généralistes. Ils touchent à tous les domaines de santé. C'est un phénomène culturel, car nombreux sont les tradipraticiens qui ont appris par l'intermédiaire des anciens, des vieux comme ils aiment à le direl3. Le père ou un parent est souvent cité comme vecteur de transmission

14.

Lorsqu'on leur pose explicitement la question, ils privilégient le mode de transmission paternel, mais lorsqu'on les laisse expliquer leur cheminement on constate que le rôle de la mère est également très important. Selon Charles Patega, né en 1936, c'est dès l'enfance qu'il a appris à soigner traditionnellement: "quand j'étais enfant, je suivais ma mère pour cueillir les plantes; il Y avait des moments appropriés et des lieux. Des gens suivent des rites; mais aujourd'hui la nature a changé et c'est difficile de retrouver les lieux d'avant. Mes frères qui sont restés au village ne connaissent rien parce qu'ils ne s'y intéressaient pas,,15. Il faut, en premier lieu, vouloir apprendre. Certains se sont intéressés à la médecine traditionnelle en l'apprenant sur le tas. En fiéquentant d'autres tradipraticiens, ils le sont devenus à leur tour. Quand les

13 Ouédraogo Saïdou, 40 ans, 7 mai 1996. 14 Bokia (il n'a pas voulu donner son nom de famille), 10 mai. 15 Interview de M. Ch~les Patega, né en 1936, tradipraticien depuis 1962, secteur 29 Ouagadougou,

8 mai.

152 tradipraticiens veulent qualifier leur métier, ils disent en mooré :"rogm mik tipd bà", littéralement "ceux qui soignent selon la tradition". Il s'agit là d'une forme de légitimation de leurs activités. Un nombre important de tradipraticiens ont d'autres fonctions rémunératrices en plus de leurs fonctions de guérisseurs. Il existe cependant de véritables professionnels qui ne vivent que de cela. La nature constitue la source de leur matière première. Les produits qu'ils utilisent sont des feuilles, des écorces, des racines d'arbre et de plantes, des herbes par les herboristes et aussi certains éléments du sol. D'autres produits viennent des forêts du Burkina, et parfois au-delà des frontières nationalesl6. Il y a eu de nombreuses transformations au fil du temps car, paradoxalement, des formes de transmission ne sont pas héritées du milieu familial et ethnique et/ou du village. D'où la nécessité de nuancer. Certains tradipraticiens lettrés tiennent des fiches pour évaluer leurs résultats17. Mais c'est à travers l'oralité (bouche à oreille) que les malades viennent chez les tradipraticiens. En fait, la renommée est un critère fondamental qui se conquiert grâce aux actes posés antérieurement, comme par le passé. C'est un trait de caractère que l'on retrouve au niveau de la médecine « moderne». Cependant, les tradipraticiens font aussi du marketing en ville. La profession s'est organisée dans le cadre associatif: il existe des associations de tradipraticiens de la santé, elles intègrent également les simples herboristes. On peut citer le cas de l'ATHK (l'Association des Tradipraticiens et Herboristes du Kadiogo)18. Ces associations ont des critères spécifiques d'adhésion: d'abord, il ne faut pas être un ambulant. Il faut participer régulièrement aux réunions de concertations, et le paiement régulier des cotisations donne droit à la carte de membre. Des cadres formels permettent d'expliquer le bien-fondé de leur action, comme la S.N.C. (Semaine nationale de la culture), le FESPACO (Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou) et le SIAO (Salon international de l'artisanat de Ouagadougou). En défmitive, la profession se modernise: on pourrait parler de « médecine traditionnelle moderne» pour avoir une légitimité; les acteurs préfèrent garder le terme "traditionnel" alors que l'environnement économique et social a commandé des

16Ouédrago Ralaki, secteur 29, Dassasgho. 17 Les registres révèlent des résullats intéressants, cependant il convient de mettre en place un système d'observation neutre sur une longue durée pour permettre de faire des affirmations scientifiquement éprouvées. 18 L'adresse: 01 BP. 4556 Ouaga 01 Association Bio-santé ; cette dernière est moins traditionnelle. Elle est surtout composée d'herboristes. Cependant, dans son préambule, elle œuvre pour perpétuer le patrimoine culturel.

153 adaptations à l'économie moderne. Les premières réponses officielles remontent à 1978. Paradoxalement, elles ont été suscitées de l'extérieur: en effet, c'est la résolution adoptée lors de la 30e assemblée mondiale de la santé en 1977 qui fut à l'origine du déclic. Plusieurs pays membres ont montré les avantages que l'on pouvait tirer de l'exploitation de la médecine traditionnelle. Ladite résolution invitait les pays à accorder "une importance adéquate à l'utilisation de leurs systèmes traditionnels de médecine selon la réglementation appropriée dans le contexte de leur système sanitaire national". C'est ainsi que furent introduits, en 1978, les premiers textes tolérant l'exercice de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles. Cela se matérialisa par la création de l'IRSN (Institut de recherche sur les substances naturelles). En 1984, eut lieu le symposium de Farakobal9. Il mit l'accent sur la recherche informelle, notamment la pharmacopée traditionnelle. Toujours en 1984, l'Etat créa un service spécial prenant timidement en compte la pharmacopée traditionnelle:

la

Direction de l'approvisionnement sanitaire et de la pharmacopée traditionnelle. En 1987, le ministère de la santé organisa le premier séminaire sur ce thème20. Ce séminaire a marqué un tournant:

il a été l'occasion de faire le bilan de l'œuvre

accomplie, notamment par les services officiels qui reconnaissaient l'intérêt des populations pour la médecine traditionnelle. Le séminaire constata, en effet, que les populations utilisaient de façon presque identique la « médecine traditionnelle» et les services modernes. Quelques tentatives timides avaient essayé d'organiser les tradipraticiens en Association au niveau de chaque province. Il y avait également eu, au milieu des années 1980, des tentatives d'intégrationde la pharmacopée traditionnelle dans les structures

publiques. Seule l'expérience de Banfora21 avait permis le

renforcement de la pharmacie du C.H.R. (Centre hospitalier régional) par un dispensaire de pharmacopée traditionnelle utilisé par les patients. Des pharmacies provinciales produiraient des sirops inspirés de la médecine traditionnelle. Le séminaire avait regroupé des hommes de sciences et des institutions d'autres pays tels le Mali, le Togo, le Bénin et la France à travers le CREDES (Centre de recherche, d'études et de documentation en économie de la santé) de Paris. L'ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), l'OMS (Organisation mondiale de la santé), le CESAO (Centre

19 Localité située à dix kilomètres au sud de Bobo Diou1asso. 20 Ministère de la Santé, Premier séminaire national sur la médecine et la pharmacopée Ouagadougou, dactylogr., 1987. 21 Ville située au sud-ouest du Burkina Faso à 80 kilomètres de Bobo Dioulasso.

traditionnelle,

154 d'études économiques

et sociales d'Afrique occidentale)

prenaient également part à ce

séminaire.

Plusieurs recommandations furent prises en vue de donner une nouvelle orientation à la politique en matière de « médecine traditionnelle» : il fallait reconnaître les tradipraticiens en leur donnant un statut juridique et en défmissant leur cadre de travail. D'autres recommandations furent faites:

-recenser les tradipraticiens et leurs activités selon une méthode appropriée, - utiliser les remèdes et les pratiques traditionnelles

retenus dans les formations sanitaires, sous forme galénique disponible avec possibilités d'amélioration,

- entreprendre

des recherches plus approfondies au niveau de L'IRSSH (Institut de recherches en sciences sociales et humaines),

- incorporer, dans les programmes de formation des agents de santé, certaines pratiques et remèdes traditionnels efficaces et sans danger, - élaborer

la pharmacopée traditionnelle en faisant d'abord le point sur l'état des connaissances consignées dans un document,

- et

surtout instaurer une collaboration entre les tradipraticiens (d'abord en découvrant les tradipraticiens compétents), créer un climat de confiance et laisser les tradipraticiens travailler dans leur environnement. Après ces résolutions, une période de flottement s'est installée. Il fallut attendre 1994 pour qu'une loi soit prise (loi n° 23/94/ADP portant code de la santé publique). Dans son article 141, elle donne une définition officielle de la médecine traditionnelle. L'article 143 reconnaît son exercice au Burkina Faso. Le titre III, article 323, définit et organise la pharmacopée. Cette loi encourage la recherche appliquée en pharmacopée traditionnelle et fixe son cadre d'exécution; enfin elle stipule que les acquis de la pharmacopée traditionnelle peuvent être introduits dans les programmes de formation professionnels.

C - Bilan actuel de l'action publique à Ouagadougou La Direction provinciale de la santé du Kadiogo comporte un service provincial de pharmacie qui s'occupe de la médecine traditionnelle. Cependant, dans l'organigramme du ministère de la santé, rien n'est précis; en réalité elle n'est pas réellement prise en compte22.Toutefois, elle est considérée comme partie intégrante de

22 Dans la pyramide du ministère de la santé, il n'y a pas de place pour les tradipraticiens.

155 la médecine privée. La DPSK a formé plusieurs cellules regroupant une trentaine de personnes pour stimuler la médecine traditionnelle. Elle a un rôle de conseil et aide surtout les tradipraticiens à s'organiser en association. Cependant, la responsable de cette cellule, Mme Rose Ilboudo, pharmacienne, remarque que les associations ne viennent à eux que lorsqu'elles ont des problèmes ou quand les tradipraticiens veulent participer aux séminaires ou aux différentes manifestations culturelles (SNC, SlAO, etc.) 23.L'intégration des tradipraticiens dépend de leur capacité d'organisation. La DPSK intègre la médecine traditionnelle dans les structures modernes. Des recettes sont faites sur la base des éléments de la médecine traditionnelle. Elles sont efficaces et ont du succès auprès du public. La demande de ces produits ainsi réalisés est devenue plus forte depuis la crise économique et surtout la dévaluation. La DPSK reconnaît que les prescripteurs étaient réticents à la médecine traditionnelle; mais, depuis quelques années, on s'est rendu compte que beaucoup de patients préfèrent la médecine traditionnelle en raison de son faible coût.

D - Médecine traditionnelle, médecine populaire? Avec la dévaluation du FCF A et l'aggravation du chômage, beaucoup de gens se portent vers ce métier qui fait partie de l'économie ambulants

sont devenus plus nombreux

méthodes d'approches

populaire.

Les tradipraticiens

que ceux qui occupent des lieux fixes. Les

ont parfois changé:

certains praticiens utilisent des méthodes

modernes pour accrocher le public. Ce phénomène révèle une mutation; d'aujourd'hui

les guérisseurs

ne sont plus forcément issus de la société ancienne, les patients non plus,

notamment dans les villes où le phénomène tend à devenir populaire. Des structures modernes s'intéressent recherches

et / ou la promotion

de plus en plus à cette activité dont les

ont franchi d'autres cadres:

(Centre national de la recherche scientifique et technologique). terminologie,

Université

et CNRST

Tout ceci suggère que la

médecine populaire, correspond à une réalité, car il y a une appropriation

de la forme culturelle endogène de soins par des structures modernes et la population.

2J Enquête du 10 mai 1996, Mme Rose IIboudq, phannacienne

DPSK.

156 En guise de conclusion La médecine moderne fut implantée au début du XXè siècle. Cependant, elle n'a pas permis d'atteindre le niveau des normes admises. Pendant cette période, on a systématiquement opposé les deux formes de médecines: moderne et traditionnelle. L'idéologie commandait une telle pratique. Pire, on a voulu interdire la médecine dont le fondement était culturel, d'autant que la suprématie de la médecine moderne était visible dans le contexte institutionnel colonial. Mais ceci n'a pas gommé l'héritage précolonial. Les premières années d'indépendance n'ont pas changé les choses car, pour les Afiicains qui prenaient les rênes du pouvoir, le modèle colonial était à leurs yeux le modèle inévitable. Il fallut attendre la fm des années 1970 pour que les autorités prennent conscience de l'importance à accorder au système traditionnel de médecine. Jusqu'à cette période, tout juste toléré, il s'était intégré au secteur informel, souterrain. Des actions volontaristes se manifestèrent surtout dans les années 1980; mais c'est la crise économique et la dévaluation qui ont provoqué un déclic. Si les mesures de la dévaluation visaient à promouvoir la consommation locale, on n'avait pas prévu que le renchérissement des prix des produits pharmaceutiques troublerait le système de santé. La population a eu recours à la filière locale qui s'est développée de façon impressionnante. Certes, des effets pervers accompagnent le mouvement surtout en milieu urbain; mais la question n'est plus d'opposer les deux formes de médecine, car les patients y ont recours. Il s'agit de faire maintenant un diagnostic pointu sur la symbiose actuelle qui est devenu populaire. 11 convient de coordonner les deux systèmes avec « et» et non avec « ou », comme l'ont si bien réussi les Chinois. L'environnement économique et culturel favorise l'éclosion de cette forme de médecine. A vouloir l'ignorer, on prive une masse importante de la population de l'accès aux soins primaires. Or, jusqu'à présent, dans le schéma suggéré par la politique officielle, la médecine traditionnelle n'est pas un niveau de référence: on attend la promulgation de la loi. Néanmoins les économistes ont désormais surmonté cette vision tendant à opposer le secteur "informel" au secteur dit formel. Aujourd'hui, ce secteur est pris en compte dans le système de recouvrement des impôts: il existe une taxe dite du secteur informel qui rend bien des services à l'Etat. Ce ne serait donc pas une nouveauté en soi. Mais, en matière de santé, la procédure est plus délicate car il s'agit de vies humaines. De plus, il s'agit de mettre en valeur des méthodes locales qui pourraient peser dans le concert de la modernité, grâce

157 à l'intégration judicieuse des produits et du savoir locaux dans le système économique contemporain. Sources et biblio2raphie sommaires. Cette liste n'est pas exhaustive. Elle ne prend pas en compte les témoignages recueillis auprès des patients fréquentant les tradipraticiens dont l'énumération serait fastidieuse dans le cadre d'un article. Elle n'énumère pas non plus certains documents consultés aux Archives nationales de France sur la période coloniale. Il s'agit essentiellement des Rapports annuels des services de santé (sous-série 2G des Archives nationales du Sénégal), documents microfilmés (200 mi), CARAN, Paris, France.

Références: enquêtes orales Age

Profession

Secteur ou quartier.

Pharmacienne Tradipraticien

Direction provinciale de la santé du Kadiogo (DSPK). Mogtédo.

Ouédraogo Ralaki

Tradipraticien

Dassasgho

Ouédraogo Saidou

Tradipraticien

Bouins yaré

Ouégraogo Issaka

Tradipraticien

Bouins yaré

Tradipraticien

Koulouba

Tradipraticien

Koulouba Secteur 29 Dagnoin Wemtenga

Nom et Prénoms IIboudo / Tapsoba Rose Nakoulma Boureima

Ousmane

40 ans

55 ans

Pacéré Idrissa Patega Charles

60 ans

Rokia

53 ans

Tradipraticien, infirmier retraité Tradipraticienne

Zim Mahamadi

43 ans

Tradipraticien

158 Références: ouvrages, rapports et imprimés sur le Burkina Faso Asche Helmut, Le Burkina Faso contemporain, l'expérience d'un autodéveloppement, Paris, l'Harmattan, 1994. Guissou Basile L., Burkina Faso. Un espoir en Afrique, l'Harmattan, 1995. Institut National de la Statistique et de la Démographie, Analyse des résultats de l'enquête prioritaire sur les conditions de vie des ménages, INSD/BAD, Ouagadougou, 1996. Institut national de la Statistique et de la Démographie, Annuaire statistique du Burkina Faso, Ouagadougou,

INSD, 1990.

Institut national de la Statistique et de la Démographie, Les comptes économiques nation, INSD, Ouagadougou, Merlet Annie, Paris/Ouaga,

de la

1994.

Textes anciens sur le Burkina

Faso ( 1853-1897),

SEPIA-ADDB,

1995.

Ministère de l'économie

et des fmances / INSD, Projet d'appui

dimensions sociales de l'ajustement. les conditions Ouagadougou,

institutionnel

Analyse des résultats de l'enquête prioritaire

de vie des ménages,

Direction

de la statistique

aux sur

générale/BAD,

février 1996.

Ministère de l'économie, la Démographie,

des finances et du plan, Institut national de la Statistique et de

Le profil de la pauvreté

au Burkina Faso, INSD, Ouagadougou,

1996. Ministère de la santé, Premier séminaire national sur la médecine et la pharmacopée traditionnelle, Ouagadougou,

dactyl., 1987.

Programme IOCU pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre, « La dévaluation et son impact », dossier réalisé à l'occasion du séminaire tenu à Ouagadougou 14 janvier

1995;

consommateurs,

Un an après la dévaluation Dakar,

1995 (Textes

du franc

CFA:

réunis par Abdou SEYE).

du FCFA du 10 au

la réponse

Voir notamment

l'article d'André Nyamba sur le cas du Burkina Faso. Zagre Pascal, Politiques économiques

des

au Burkina Faso, Paris, l'Harmattan,

1995.

-IIRESISTANCES ETATIQUES, GROUPE DE PRESSION ET REINTERPRETATION DU POLITIQUE

Un colosse aux pieds d'argile:

le Fuuta-Jaloo face à la conquête françaisel Ismaïl Barry

La conquête du Fuuta-Jaloo a déjà fait couler beaucoup d'encre. En effet le sujet a inspiré des écrits assez diversifiés: chroniques locales, travaux universitaires, vulgarisations scientifiques, pièces de théâtre2. Mais dans bien des cas le problème a été traité sous forme de biographies consacrées à certains acteurs politiques importants de la période, au lieu d'être envisagé dans une approche globale incluant acteurs politiques, stratégies de conquête et conjoncture politique locale. Aussi, si certaines de ces œuvres eurent le mérite de coller à la réalité, s'efforçant de rétablir la vérité historique et semant le doute autour des convictions dictées par des considérations politiciennes, rares sont celles qui échappèrent, dans la restitution des faits et l'interprétation, au contexte politique africain des années 1960 et 1970, dominé par la recherche passionnée de héros mythiques de la résistance anticoloniale pour servir de fondement historique à l'idéologie "nationaliste", raisons pour lesquelles bien des ambiguïtés demeurent encore sur la question, notamment à propos du rôle joué par les différents acteurs politiques de cette période cruciale. L'hagiographie n'étant plus de saison, il convient de procéder à une réévaluation de cette séquence de l'histoire du Fuuta-Jaloo. De quoi s'agit-il? Il s'agit de voir comment cet Etat précolonial guinéen, reconnu par de nombreux auteurs comme l'un des plus évolués d'Afrique, vu la complexité de ses structures politiques et sociales, put perdre son indépendance sans opposer de résistance comparable à celle dont furent capables ses cadets de la région, comme l'Empire d'El hadj Oumar ou celui de l'almami Samori.

I Cet article est largement inspiré d'une thèse de doctorat d'histoire défendue par l'auteur: Le FUlltaJaloo face à la colonisation (conquête et mise en place de l'administration en Guinée), Université Paris 7, décembre 1992,946 p., 2 volumes, L'Harmattan, 1997. Au sujet des transcriptions, nous avons, en général, conservé l'orthographe française des noms de personne, de groupe et de lieu. Toutefois ont fait exception les termes Fuuta-Jaloo, Hubbu et almami dont la graphie, suivant l'alphabet adopté pour les langues africaines par l'UNESCO, en février-mars 1966 à Bamako, a tendance à s'imposer chez les spécialistes. 2 Parmi ces écrits on peut citer les remarquables travaux de: Barry, B. [1976] ; Bah T. [1972] ; Comevin R. [1970] ; Diallo Th. [1976] ; Guebhard P. [1909] ; Mc Gowan W.F. [1981] ; Sow A.I. [1968] ; etc. Il faut citer aussi la fameuse pièce de théâtre consacrée à Bokar Biro par la troupe fédérale de Mamou vers le milieu des années 1970.

162 Pour répondre à cette question fondamentale, il est nécessaire de procéder à une analyse des conditions de genèse de cet Etat et de celles de son évolution jusqu'à la conquête coloniale. I - L'Etat du Fuuta-Jaloo : des faiblesses structurelles con!!énitales Panni les péripéties qui ont conduit à la création de la théocratie du FuutaJaloo, il en est une pleine de significations qui explique pour partie la faiblesse structurelle dudit Etat, à l'origine de sa paralysie au moment de la conquête européenne. En effet, lorsque la série de victoires remportées contre les animistes pennit de créer une organisation de type étatique devant gérer les affaires de la communauté, les chefs du djihad se réunirent pour en décider à Timbi-Tounni en l'an 1150 de l'hégire, soit 1737-1738 de l'ère chrétienne. A cette occasion, l'union face au péril animiste fut ressentie comme une nécessité vitale. D'où la décision unanime de créer l'Etat théocratique fédéral du Fuuta-Jaloo, en une union sacrée des neuf provinces dont chacune devait être dirigée, de façon héréditaire, par un des principaux instigateurs de la guerre sainte. La direction de la fédération devait être confiée à l'un d'entre eux désigné par voie élective par les huit autres. Mais les conditions dans lesquelles se déroulèrent le choix de ce chef suprême montrèrent clairement l'existence d'ambitions autonomistes panni les protagonistes. A ce propos, il semble qu'à l'assemblée de TimbiTounni où eut lieu l'élection, chacun des vainqueurs du djihad espérait bien être élu ou, en cas d'échec, souhaitait sauvegarder son autonomie à l'intérieur de l'union par la limitation des pouvoirs du chef suprême. Finalement, Karamoko Alfa de Timbo fut élu, apparemment en raison de sa grande piété, de son érudition, de sa douceur et surtout du rôle qu'il joua dans la conduite de la guerre sainte. Selon une version rapportée par Guebhard3, s'il avait été élu "c'est que sa grande piété, qui tournait au mysticisme, avait atténué son énergie et amolli son caractère, ce qui pennettait à ses concurrents malheureux d'espérer échapper à son autorité,,4. La faiblesse congénitale dont l'Etat naissant eut à souffiir plus tard apparaît: d'un côté l'impératif d'unité nationale devant les dangers extérieurs, de l'autre, la tendance autonomiste des provinces.

3 Guebhard est un administrateur colonial qui exerça au Fuuta-Jaloo, au début du siècle, comme commandant de cercle. Au cours de son séjour de plusieurs années, il mena de nombreuses enquêtes orales à caractère historique et sociologique, auprès des chefs et lettrés du pays. Cela lui permit de laisser d'importantes publications sur le Fuuta-Jaloo. 4 Guebhard P. [1909], p. 51.

163 A propos de l'évolution ultérieure de l'Etat, il faut dire que l'armée musulmane porta le djihad à l'extérieur du massif foutanien, transformant la théocratie en un Etat militaire expansionniste. Vers le début des années 1780, le Fuuta-Jaloo devint une véritable "puissance régionale" dont l'influence s'exerçait, semble-t-il, sur au moins une vingtaine de chefferies qui l'entouraient et lui payaient tribut5. Au fur et à mesure l'Etat consolida ses assises et une nouvelle organisation économique et sociale se mit en place. En effet, le Fuuta-Jaloo prit progressivement la physionomie d'une société fortement hiérarchisée où les nouveaux détenteurs du pouvoir politique et spirituel ("l'aristocratie de la lance et du livre") ne s'occupèrent que du commandement et de la religion (guerre sainte, enseignement, animations religieuses...). Pendant ce temps le reste de la société s'attacha aux travaux productifs (agriculture, artisanat, commerce...) considérés alors comme des activités plus ou moins serviles. L'élevage continua d'être pratiqué surtout par les Foulbé de modeste condition, pour eux-mêmes ou au compte de l'aristocratie. Au plus bas de l'échelle sociale, il y avait les esclaves au service de l'aristocratie et des hommes libres. Immédiatement avant eux venaient les artisans structurés en castes de métiers. De ce fait la différenciation sociale devint très prononcée, transformant le Fuuta-Jaloo en une société inégalitaire où certaines catégories exploitaient et dominaient les autres. La première grande crise politique interne que l'Etat connut intervint vers la fill du XVIIIe siècle, après la disparition des pères fondateurs que furent Karamoko Alfa et Almami Sori Mawdo. Le premier fut l'instigateur en chef du djihad, le principal organisateur des premières victoires qui permirent la création de la théocratie. Le second, cousin du premier et son généralissime, fut son successeur (au début comme régent, en attendant la majorité de l'héritier légitime). 11prit la tête de l'Etat alors que celui-ci était encore fragile, menacé de toutes parts par les voisins animistes. 11le consolida en créant un pouvoir central fort qu'avaient tendance à défier les ambitions autonomistes des provinces et la volonté de contrôle des Anciens, sorte de sénat qui siégeait à Fougoumba. 11fit reculer les frontières de l'Etat au-delà de son berceau, conjura les périls extérieurs et imposa le Fuuta-Jaloo comme une puissance régionale redoutée et respectée dans toute la Sénégambie. La crise de succession mit à mal le pouvoir. Les Alfaya, légitimistes, ne voulaient reconnaître le droit qu'aux descendants de Karamoko Alfa. Les Soriya,

5

Me

Gowan

W.F. [1975], p.77.

164 pensant que l'œuvre accomplie par l'Almami Sori Mawdo méritait reconnaissance, apportèrent leur soutien à ses descendants. Toute la première moitié du XIXe siècle fut dominée par les luttes fratricides entre ces deux camps, chacun cherchant, faute d'entente, à imposer ses vues par la force des armes. Finalement, cette situation conduisit au bicéphalisme de l'Etat, c'est-à-dire l'acceptation de deux almami à la tête de la fédération: l'un alfaya, l'autre soriya, régnant alternativement pendant deux ans. Mais ce principe du règne biennal alterné qu'on tenta d'imposer très tôt (à partir de 1796 ou 1841 selon les sources), ne fut pratiquement pas respecté avant 1856. De ce fait, il prévalut au sommet de l'Etat une situation de guerre civile permanente. Elle eut pour effet de créer un état d'anarchie affaiblissant le pouvoir central et le discréditant aux yeux des partisans d'une théocratie orthodoxe. Ceux-ci ne tardèrent pas à accuser les almami de déviationnisme donnant la primauté à des préoccupations matérielles, au lieu de faire prévaloir la sagesse et la retenue que devait leur dicter leur fonction de guide spirituel de la communauté des croyants. Ils apportèrent leur soutien au mouvement de dissidence hubbu qui se manifesta vers le milieu du XIXe

siècle, constituant un nouveau facteur

d'affaiblissement du pouvoir central. Ce dernier tenta vainement, par des guerres successives, de ramener sous son autorité des rebelles qui réussirent à se constituer en Etat indépendant, précédent dangereux pour la survie de la théocratie6. Face à ce péril hubbu, les almami furent contraints de taire leurs contradictions pour se conformer désormais plus strictement à la règle de l'alternance fixée. Néanmoins, s'ils échouèrent malgré cela devant les hubbu, ils s'occupèrent plus sérieusement des affaires de l'Etat, en particulier du djihad. Ainsi purent-ils renforcer, à partir du milieu du XIXe siècle, l'influence du Fuuta sur les pays tributaires, notamment ceux de la côte, par où s'effectuait l'essentiel du commerce avec les Européens. Ceux-ci, attirés par la renommée du pays et par ses richesses réelles ou supposées, n'avaient cessé, depuis 1794, d'envoyer des missions à Timbo afm d'encourager les échanges avec eux7. Le retour à la stabilité du pouvoir central permit de réaliser de nouvelles conquêtes dont la plus importante fut celle du Ngabou, royaume animiste mandingue

6 Pour des renseignements complémentaires sur le mouvement de dissidence hubbu voir, entre autres, Barry I. [1971] ; Barry B. [1978] ; Botte R. [1988]. 7 Les missions commerciales qui visitèrent le Fuuta à partir de 1794 sont: Watt et Winterbottom (1794), Tuft (1814), O'Beirne (1821), Cooper Thompson (1842-1843), du Côté des Anglais de S. Leone et, du côté des Rivières du Sud, les négriers Lawrence (décembre 1820), Th. Canot (1827-1828), cf. Mc Gowan [1975].

165 situé au Nord-Ouest du massif, le plus puissant Etat centralisé de la région. Mais l'extension territoriale de l'Etat, qui atteignit son maximum à cette époque, profita surtout aux provinces, en particulier celles du Labé et du Timbi. En effet, le contrôle direct des territoires conquis était généralement confié à la province la plus proche. Par ce biais, le Labé vit son territoire égaler, à lui seul, la moitié de celui du Fuuta tout entier, aggravant la contradiction entre le pouvoir central et l'autorité provinciale. Certains chefs de provinces comme celui de Labé, conscients de leur puissance, défendirent encore plus jalousement leur autonomie et devinrent plus enclins à s'opposer à la volonté centralisatrice des a/mami.. Il semble que ces derniers réagirent en favorisant le morcellement des diwé (les provinces originelles du Fuuta) qui leur semblaient trop étendus. Ils y parvinrent au Timbi et au Bouriya mais échouèrent face au Labé. A la veille des années 1880, lorsque se précisa de plus en plus nettement la convoitise des puissances européennes, le Fuuta souffiait donc principalement de cette contradiction entre la tendance centralisatrice des a/mami et l'aspiration autonomiste des provinces. Le défi hubbu risquait également de faire tache d'huile. Néanmoins, une relative stabilité du pouvoir central fut maintenue grâce au respect de la règle de l'alternance à partir du milieu du XIXe siècle. Et le Fuuta-J~loo fTappait l'étranger par son organisation centralisée, ses structures sociales et politiques solidement hiérarchisées et son influence politique régionale. De ce fait, mais aussi en raison de ses richesses potentielles, de sa position géographique, point de passage presque obligé des caravanes du Soudan, le Fuuta-Jaloo n'apparaissait pas seulement aux Européens comme un Etat puissant, mais encore comme une puissance commerciale avec laquelle il fallait compter. Les convoitises se concrétisèrent par la signature de traités de commerce ou de protectorat à l'aube des années 1880. Face à cette volonté de conquête, les possibilités de résistance ne pouvaient êtrë que limitées. Ce qui apparaissait comme un Etat centralisé et fort était, dans les faits, un système de fédération de provinces et de gouvernements oligarchiques dont l'existence unitaire était due à des compromis entre de multiples tendances contradictoires8. La lutte permanente entre ces tendances rendait précaire l'équilibre unitaire de l'Etat et fTagilisait celui-ci devant des agressions extérieures. Comme nous l'avons vu, la société elle-même était profondément

8 En effet l'almami qui incarne le pouvoir central était contrarié à plusieurs niveaux: d'abord par l'aspiration autonomiste des chefs de province, ensuite par la lutte d'influence existant entre lui et les membres des conseils (qui, pratiquement, faisaient et défaisaient les almami), enfin par la dualité du pouvoir (ou, si l'on veut, le bicéphalisme de l'Etat) et les révoltes populaires "hubbu".

166 inégalitaire et hiérarchisée en catégories dont les unes dominaient et exploitaient les autres. A cet égard, la probabilité était faible que la foi commune en l'islam et les sentiments patriotiques pussent suffIre à unir solidement tant d'intérêts opposés dans une résistance "nationale" à un éventuel envahisseur.

II - Des tentatives de conquête pacifique à l'occupation armée Au delà des missions strictement commerciales envoyées par les négociants de la côte, l'intérêt des puissances européennes se manifesta très tôt. Il se concrétisa par l'envoi "d'explorateurs" et de missions commerciales aux convoitises politiques à peine voilées. En général, ce côté mystérieux n'échappa pas aux almami qui réagirent par la méfiance. Ainsi, du côté des Anglais, Gray et Dochard puis Peddie et Campbell (1827) tentèrent vainement de traverser le Fuuta "pour visiter la source du Niger". Cependant, Blyden (1873) et Gouldsburry (1881) réussirent à engager les almami à développer les relations commerciales de leur pays avec la Sierra-Léone par le biais d'un traité d'amitié et de commerce9. Ce traité prévoyait de leur verser une rente annuelle de 100 livres sterling et constituait le premier acte diplomatique écrit dans les relations du pays avec les puissances européennes. Du côté des Français, G. Mollien (1818) et Hecquard (1851), quoique bien accueillis à Timbo, se heurtèrent au refus des almami de les laisser continuer vers le Niger. En 1827, René Caillé ne réussit à traverser le Fuuta pour atteindre Tombouctou qu'en évitant soigneusement de passer par la capitale. Avec Lambert (1860), envoyé par les autorités de la colonie française du Sénégal dans un but "commercial", commença l'ingérence politique de la France dans les affaires du pays. Sa mission aboutit à la cession verbale d'un terrain à Boké pour construire un fort destiné à protéger le commerce français dans le Rio-Nunez. Ce fort servit par la suite de tête de pont pour conquérir la Basse-Guinée et le Fuuta-Jaloo lui-même. Enfm, O. de Sanderval, un homme d'affaires français, visita le pays en 1880 et réussit à obtenir des almami l'autorisation de construire un chemin de fer commercial reliant la côte et Tirnbo, dans le but secret de le prolonger vers le Soudan alors en voie de conquête. Avec cet homme, la convoitise politique à l'égard du Fuuta se précisa. Il fut le premier, parmi la 9

En réalité il s'agit de deux traités, l'un signé avec Blyden en 1873, l'autre avec Gouldsburry en 1881. Mais les deux avaient sensiblement le même contenu. Le second ne fut qu'une actualisation du premier qui n'avait pu être appliqué.

167 génération des conquérants, à se rendre compte des contradictions

internes qui minaient

l'EtatlO.

Les puissances européennes qui convoitaient le Fuuta-Jaloo et les régions avoisinantes privilégièrent la méthode pacifique de conquête. La France, principale intéressée, consacrait l'essentiel des forces militaires dont elle disposait en AfTique occidentale à la conquête du Soudan. En outre, la réputation militaire du Fuuta et sa configuration physique n'incitaient pas à l'usage de la force pour obtenir sa soumission. Enfm, l'habileté des pouvoirs traditionnels locaux à exploiter la rivalité des puissances conquérantes contraignit celles-ci à s'en tenir à l'option des premières heures, c'est-àdire la diplomatie. La mission Bayol à Timbo Guin-septembre 1881) constitue le point de départ des tentatives de conquête pacifique du Fuuta-Jaloo par la France. Elle fut décidée par le gouvernement fTançaispour contrecarrer l'action des Anglais qui venaient de signer, le trimestre précédent, un traité d'amitié et de commerce avec les almami. L'objectif des Français était d'associer le pays convoité à la France par un lien plus fort, le protectorat. Un tel traité, espéraient-ils, devait mettre fm à toutes prétentions de l'Angleterre sur le Fuuta et lui barrer la route vers le Haut-Niger. Dans sa version française, le traité signé les 5 et 14 Juillet 1881 plaça le Fuuta-Jaloo sous le protectorat de la France qui était autorisée à y faire du commerce, à l'exclusion de toute autre nation, en échange d'une rente annuelle de 1O.OOOF, versée aux différents chefs du pays. En annexe, il reconnut la suzeraineté fTançaise dans les Rivières du Sud, apportant ainsi une consécration juridique à un fait presque accompli (vu le caractère très avancé de la conquête de la région par la France à cette date). Avec sa ratification, le 31 décembre 1881, la partie française fut convaincue que l'influence anglaise était terminée au Fuuta, devenu désormais une dépendance de la France. En réalité, ce traité, qui viola celui de Gouldsburry, reposait avant tout sur un malentendu profond à propos de sa portée. En effet, une lecture attentive de sa version arabe montre qu'il ne s'agissait que d'une alliance entre les deux pays, sans aucune référence aux droits exclusifs accordés à la France dans le domaine commercialll. Cette version était fidèle à la volonté d'indépendance exprimée par l'almami Ibrahima Sori, au cours des négociations, et rapportée par Bayollui-même :

10 cf. Sanderval A. O. [1899], p. 29. Il Barry B. [1988], pp. 367-368.

168 « Il me fallut cinq jours de palabres pour expliquer ce que je venais faire, dit Bayol. L'almami accéda à toutes les demandes, mais il me dit quelque chose que je tiens à rappeler et que j'ai noté: il ne veut pas, actuellement, me disait-il qu'on améliore les routes, que l'on vienne avec des bateaux, que l'on fasse des chemins de fer; cette idée le trouble. Il y voit la fin de son prestige. Le Fuuta doit être aux peuls et la France aux Français. Seulement, ces deux nations qui ont le même père et la même mère, n'en formeront qu'une et la plus forte prêtera son appui à la plus faible» 12.

Le préambule du traité de protectorat, à son tour, écarte toute idée de conquête. Il souligne le caractère amical et commercial du protocole qui défmit désormais les relations entre le Fuuta-Jaloo et la France. En vérité, en signant tour à tour des traités avec l'Angleterre et la France, à moins de quatre mois d'intervalle, les a/mami voulaient faire preuve d'indépendance. Si l'une de ces deux puissances avait des intentions inavouées, ce dont ils se doutaient, il s'agissait, comme l'affIrme Tauxier, de "neutraliser le mal par le mal", c'est-à-dire de s'opposer à la convoitise anglaise par celle des Français et réciproquement. Il s'agissait de "duper Français et Anglais, les uns après les autres et les repousser bien loin du Fuuta-Jaloo,,13. L'accord fianco-anglais du 28 Juin 1882, qui attribua la Mellacorée à la France et les Scarcies à l'Angleterre, plaça la France dans la meilleure position pour conquérir le Fuuta. Mais jusqu'alors la priorité fiançai se en matière de conquête était accordée à l'axe du Haut-Sénégal-Niger depuis que les Anglais, en déclarant leur protectorat sur le Bas-Niger, menaçaient d'atteindre le cœur du Soudan avant la France. Le traité Bayol, plaçant le Fuuta-Jaloo sous le protectorat fiançais, continua de ce fait à être considéré comme une sorte de garde-fou contre l'expansion des Anglais vers le Haut-Niger, à partir de Freetown14. Jusqu'en 1887, les autorités fiançaises de la côte se contentèrent d'une occupation et d'un contrôle effectif des Rivières du Sud pendant que celles du Soudan élargissaient le domaine colonial fiançais aux dépens d'Ahmadou et de Samori, les voisins des a/mami à l'Est. A partir de cette date le Fuuta devint à nouveau objet de convoitise. Cette fois, l'initiative des contacts avec les a/mami vint surtout des militaires fiançais du Soudan.

12 13 14

Diallo Tauxier Barry

Th. [1972], L. [1937], B. [1988],

pp.

135-136.

p. 268 et note p. 368.

de la page

359.

169 En effet, après la défaite du résistant Mohamed Lamine en Haute-Gambie, Gallieni pensa qu'il fallait arrêter la progression de ses troupes vers l'Est, au-delà de Bamako, en faveur de l'axe Sud. Il s'agissait de relier le Haut-Sénégal-Niger aux Rivières du Sud par le Fuuta-Jaloo, pour en faire un ensemble colonial homogène dont Timbo deviendrait la capitale. Une série de missions partit à Timbo à dater de décembre 1887. Désormais, jusqu'en 1896, l'année de l'occupation, la pression diplomatique de la France resta constante. Durant cette période la France chercha vainement, par voie diplomatique, à faire accepter aux almami un résident à Timbo afin de rendre effectif le "protectorat" théoriquement admis en 1881. Elle envoya successivement les missions militaires ou civiles ci-après: du côté des militaires du Soudan, Plat (1887-1888), Levasseur (1888), Audéoud (1888), Briquelot (1888-1889) et, du côté de la Guinée fumçaise, de Beeckman (novembre-décembre 1891), Alby (avril-juin 1893) et à nouveau de Beeckman (février-mars 1894, avril 1896 et octobrenovembre 1896)15. Les almami réussirent d'autant plus à contrecarrer la volonté des Français que l'offensive diplomatique de ces derniers intervint à un moment de stabilité politique au niveau du pouvoir central. Avec le respect de la règle de l'alternance à partir du milieu du XIXe siècle, non seulement l'entente régna entre les almami Alfaya et Soriya mais ceux-ci réussirent à imposer leur autorité aux provinces (y compris les plus puissantes d'entre elles comme le Labé)16 et à triompher des Hubbu du Fitaba grâce à l'aide militaire de Samori (vers 1883)17. Mc Gowan 18est sans doute l'auteur qui a le mieux réussi à rendre compte des ressources d'intelligence et de génie diplomatique mises à profit par les almami pour mettre en échec le projet français. Parmi les méthodes employées par ces derniers, l'auteur anglo-saxon cite: le rejet de l'interprétation fumçaise des traités, le soutien apporté à l'almami Samori en lutte contre la conquête française, l'exploitation de la

IS Pour plus de détails au sujet de ces missions, Cf. Barry I. [1992], pp. 108-176. 16 Dans cette période, le Labé et le Timbi traversèrent des crises internes qui les affaiblirent face au pouvoir central. En effet le Timbi, à partir des années 1860, entra dans une période de guerres civiles à l'issue desquelles ses principales provinces (Timbi Madina et Mâci) conquirent leur autonomie, tandis que le Labé fut plongé dans une crise de succession liée à la disparition du grand Alfa Ibrahima, père d'Alfa Yaya, en \881. 17 Au sujet de l'intervention de l'almami Samori dans le conflit des almami de Timbo avec les Hubbu du Fitaba, cf. Barry I. [197\], pp. 140-155. 18 Mc Gowan est un historien anglo-saxon, auteur d'une thèse de près de mille pages, défendue à la S.O.A.S. de Londres en \975, très documentée et portant sur l'histoire des relations entre le Fuuta-Jaloo et l'Europe de la fin du XVIIIe siècle à la conquête française. II en tira un article substantiel, consacré à la résistance du Fuuta, publié en \98\ dans le Journal of African His/Dry.

170 rivalité des puissances coloniales conquérantes, l'administration bicéphalisme

coloniale

trançaise

en Atrique

l'exploitation de l'Ouest,

de l'Etat et de son caractère oligarchique

du manque d'unité dans la mise

à profit

du

pour retarder ou ajourner les

décisions non souhaitées19. Mais l'efficacité, à long terme, de cette résistance diplomatique deux facteurs:

d'une part la politique d'encerclement

fut limitée par

et de démembrement

du Fuuta

mise en œuvre par les Français comme un des éléments de leur stratégie de conquête pacifique, et de l'autre, le réveil des contradictions

internes de l'Etat au seuil des années

1890, mettant frn à la stabilité politique et permettant à la France d'intervenir et d'établir aisément son autorité.

A propos de la politique d'encerclement et de démembrement du Fuuta il faut dire qu'elle fut facilitée d'un côté par le partage de la région entre les puissances conquérantes rivales, de l'autre par la complicité des pays tributaires aspirant à mettre frn à leur dépendance vis-à-vis du Fuuta-Jaloo. Ainsi l'Angleterre et la France, qui se disputaient âprement le contrôle des Rivières du Sud et de leur hinterland, parvinrent à un accord le 28 juin 1882, au terme duquel le contrôle du bassin de la Mellacorée fut attribué à la France et celui du bassin des deux Scarcies à l'Angleterre. En même temps, la France consolida ses positions sur la côte entre le Rio Nunez et la Mellacorée, augmentant ses chances d'exercer son contrôle sur le Fuuta-Jaloo. Néanmoins, les prétentions de l'Allemagne sur le secteur

- précisément

sur le Koba et le Khabitaye

-

persistèrent. Elle s'éteignirent avec la convention tranco-allemande du 24 décembre 1885 par laquelle la France céda à sa rivale, à titre de compensation, ses droits sur les territoires de Porto Segouro et Petit Popo, dans le Golfe du Bénin. Avec le traité du 12 mai 1886, le Portugal reconnut le protectorat de la France sur le Fuuta-Jaloo mais, en même temps, s'assura en contrepartie le contrôle du Cassini et du Foriya. Dès lors, les Portugais cherchèrent à provoquer la sécession du Foriya visà-vis du Labé dont il était tributaire, en apportant leur appui à Mamadou Pâté Koyada qui, à partir de 1888, entra en lutte ouverte contre Modi Yaya, le futur alfa du Labé. Cette rébellion vint s'ajouter à celle du chef du Firdou, Moussa Môlo, qui, dès le 3 novembre 1883, réussit à faire reconnaître son indépendance vis-à-vis du Labé en signant un traité de protectorat avec la France. Fort de ce traité, le chef du Firdou tourna ses armes contre les alfa du Labé dont il ne cessa désormais de contester la suzeraineté et contre lesquels il poussa tous les chefs de guerre locaux à se révolter.

19

Me Gowan W.F. [1981], pp. 245-261.

171 Les Rivières du Sud (entre le Rio Nunez et la Mellacorée) et le Fuuta-Jaloo, comme zone d'influence française, n'étaient plus contestés à la France par les Portugais et les Allemands. En ce qui concerne les Anglais, il fallut attendre l'accord global du 10 Août 1889 pour voir ces derniers reconnaître à la France son protectorat sur le FuutaJaloo. A ce succès diplomatique s'ajouta une marche victorieuse sur le Niger, depuis le Sénégal, qui lui permit d'encercler au Nord et à l'Est le pays des almami. En effet, la défaite de Mohamed Lamine Dramé, en décembre 1887, assura la mainmise française sur la Haute-Gambie qui relie la Casamance au Soudan. En même temps, Aguibou, le roi de Dinguiraye, concéda un traité de protectorat aux Français qui réussirent par ailleurs à construire un fort à Siguiri en janvier 1888 aux dépens de Samori. Plus grave, le traité de Niako du 13 février 1889 qui fixa le cours du Niger, depuis ses sources, comme frontière entre la zone française et l'Etat de Samori, permit la construction, en avril 1889, du fort de Kouroussa non loin de Tirnbo. L'objectif de la France consistait à relier ses possessions du Soudan à celles de la côte des Rivières du Sud par le FuutaJaloo. Ceci fut concrétisé par le décret du 12 octobre 1882, qui créa un poste de lieutenant gouverneur des Rivières du Sud et dépendances rattaché au Sénégal, et celui du 1er août 1889 qui rendit autonome la nouvelle colonie et lui attribua le contrôle du "protectorat" du Fuuta-Jaloo. En dépit de la résistance des aristocraties de la côte et des ingérences du Fuuta en vertu de ses prétentions de suzeraineté, la France réussit à asseoir progressivement son autorité sur l'ensemble des Rivières. Vis-à-vis du Fuuta, elle préféra adopter une politique de conciliation sans laquelle les almami risqueraient de donner leur préférence aux Anglais, avec lesquels ils continuaient à entretenir des relations commerciales. Toutefois, elle s'efforça de se servir des chefferies locales pour s'opposer et mettre fm à leurs prétentions. Cette politique fut particulièrement fructueuse si l'on en juge par le nombre de traités de protectorat signés avec ces chefferies, qui y trouvèrent un moyen commode de se débarrasser de la tutelle du Fuuta-Jaloo. Voici quelques exemples concernant les petits Etats tributaires qui s'engagèrent parmi les derniers dans cette voie: Kokounya (traité de protectorat du 28 décembre 1889), Tamisso (2 février 1891), Kamoukè (8 février 1891), Téné (février 1893), Baren (février 1893), Kinsan (mars 1894), Gomba (mars 1894). A noter que la conquête de Faranah et de Héramakono par les Français, en février 1893, acheva d'encercler le Fuuta par le Sud-Est.

172 Désonnais entouré de pays conquis ou protégés par les puissances européennes, la vieille théocratie fut géopolitiquement réduite à elle-même, privée de toutes ses zones d'influence. Le deuxième facteur qui contribua à faire échouer la résistance diplomatique fut le réveil des contradictions qui minaient l'Etat, à partir de 1890, avec la crise de succession provoquée par la disparition de l'almami (Soriya) Ibrahima Sori Donhol Fella, l'un des signataires du traité Bayol. Bokar Biro, neveu de l'almami disparu, violant le droit d'âmesse et ignorant la volonté des Anciens, entra en compétition avec son demi-frère aîné alfa Mamadou Pâté, qu'il élimina physiquement après s'être fait couronner à sa place à Fougoumba. Ce coup de force eut comme conséquence de créer une fissure au sein même du camp Soriya qui se divisa en deux groupes, dont l'un se cristallisa autour de Bokar Biro et l'autre se marginalisa et se mit à chercher une occasion de vengeance sous le leadership de Modi Abdoullâhi, frère cadet de feu Mamadou Pâté. De ce fait, il se greffa à la contradiction principale opposant Alfaya et Soriya une contradiction secondaire aussi aiguë, divisant désonnais le camp Soriya. Aussi, les Anciens comme les chefs de provinces qui redoutaient de se donner Bokar Biro comme almami, en raison de son énergie et de ses tendances despotiques, le regardaient un peu comme un usurpateur. Néanmoins l'appui d'Alfa Ibrahima, le prestigieux chef de Fougoumba, lui pennit d'être reconnu par tous. Mais il ne tarda pas à se montrer autoritaire et violent, n'hésitant guère à sanctionner les chefs qui s'aventuraient à ignorer ses ordres. Cette politique autoritaire et centralisatrice se traduisit par un abus d'interventions dans les affaires internes des diwé, provoquant le mécontentement des chefs, jaloux de leur autonomie. Lè premier avec lequel il se brouilla fut celui-là même dont le concours avait été décisif dans sa nomination à la tête de l'Etat, à savoir Alfa Ibrahima, le Chef du diwal de Fougoumba. Celui-ci aurait refusé de revenir sur la destitution d'un de ses chefs secondaires (celui du village de Kâlâ), comme l'exigeait Bokar Biro. Passant outre ce refus, l'almami aurait réhabilité dans ses fonctions le chef limogé. Cette immixtion dans les affaires de Fougoumba irrita son chef et le détennina à basculer dans l'opposition fonnée par les partisans de feu Mamadou Pâthé. Alfa Yaya, le plus impatient des chefs de diwe à se libérer de la "tutelle" de Timbo, ne tarda pas à sympathiser avec ce groupe hostile à celui qu'il considérait comme l'obstacle majeur à son rêve autonomiste.

173 Au début de l'année 1895, la tension était si forte au sein de l'Etat qu'elle n'échappa

guère aux autorités

coloniales

Beeckman

à Timbo en décembre

de la côte qui, depuis le passage

de de

1891, restèrent attentives à tous les changements

politiques dans le pays. Non seulement les Français étaient renseignés par les chefs qui voulaient

compter

sournoisement provinces

sur leur appui pour se séparer de Timbo, mais ils travaillaient

à exciter l'esprit d'insoumission

et d'indépendance

des chefs de certaines

comme le Labé, le Timbi et le Mâci vis-à-vis du pouvoir central. Dans ce

domaine, A.O. de Sanderval joua un rôle particulièrement Français à se rendre compte de l'antagonisme

actif. Il fut le premier des

qui opposait le pouvoir central et les

chefs des provinces. Après son troisième séjour au Fuuta (1 er semestre 1895), il était plus que jamais convaincu de la vivacité de cette contradiction,

si on en juge par les

propos ci-après confiés au commandant du cercle de Kouroussa qui rapporte: « Le 20 Juin est arrivé ici, accompagné de son fils,... M. de Sanderval qui vient de Timbo...Quoique malade, il a pu donner sur Bokar Biro quelques renseignements dont voici le résumé: l'almamy, très autoritaire et musulman fervent, craint, mais peu aimé de ses sujets... est sans cesse menacé d'être assassiné par ses fils ou ceux de l'ancien almamy Soriya... Les deux provinces les plus importantes de ses Etats sont celles de Labé et Timbi- Tunni au NordOuest et à l'Ouest de Timbo. Les chefs de ces deux provinces, surtout Thierno Ibrahima (Timbi- Tunni), ne sont pas mal disposés à notre égard. Ils auraient promis à M. de Sanderval, au cas où l'almamy nous ferait la guerre, de ne pas lever de guerriers, à condition toutefois que les troupes françaises soient chez eux avant l'almamy. Ils se soumettraient alors sans réserves. Privé du contingent de ces deux provinces, l'Almamy n'aurait plus de forces mais pourrait compter sur l'appui des marabouts influents et fanatiques »20. Cette disposition

de certains chefs de province

à trahir Bokar Siro pour

assurer leur autonomie ne faisait pas de doute vers le milieu de l'année 1895. A ce sujet, le gouverneur traités

de la Guinée française était si optimiste qu'il envisagea de signer des

particuliers,

respectivement

les détachant

de Timbo,

avec Alfa Yaya et Thierno

Gando,

chefs du Labé et du Mâci. Voici ce qu'il écrit:

«Au Labé, Alpha Yaya, qui a toujours eu les meilleures relations avec l'administration

de la Guinée française, m'a envoyé un messager pour

m'assurer de sa fidélité et me proposer de s'entremettre entre nous et les ahnamys contre qui il prendra les armes si nous l'ordonnons. Toutefois, il ne communique avec le gouvernement que par la voie de Boké et évite tout ce

20 ANS, 70 44, Soudan français

- Cercle

de Kouroussa,

Rapport politique

du mois de juin 1895.

174 qui pourrait attirer l'attention des almamys sur ses relations avec nous. J'ai prescrit à M. de Beeckman de chercher à s'assurer des intentions de Thiemo Gando et d'Alfa Yaya pour le cas où la signature d'un traité particulier avec nous les détacherait complètement du parti des almamys pour les mettre sous notre seule autorité» 21.

Par ailleurs, les rapports que Bokar Biro entretenait avec les membres du grand conseil des anciens n'étaient pas des meilleurs. Au cours du mois de septembre, il ne put obtenir leur accord pour conduire une guerre contre Moussa Môlo, le roi du Firdou, depuis longtemps en révolte contre les autorités du Fuuta, avec l'appui de la France. Grâce à l'aide militaire de celle-ci, le chef du Firdou avait pu annexer le Bajar et le Pakessi, dépendances du Fuuta. Les Anciens redoutaient en effet qu'une guerre conduite en territoire sous protection française n'attirât une intervention militaire de la France contre le Fuuta. Néanmoins, Bokar Biro était décidé à donner une leçon à Moûsa Môlo et à venger Bemba, le chef du Pakessi, vassal de Timbo. En même temps, il envisagerait, selon des sources orales, de morceler les diwé pour en affaiblir les chefs, dès son retour d'expédition. Cette réforme lui permettrait de rendre plus fort le pouvoir centraf2. Pour une bonne partie de la classe politique, il y avait dès lors une impérieuse nécessité de débarrasser le Fuuta de l'almami gênant, y compris par la force. C'est dans ce contexte que fut organisé le coup d'Etat de Bantignel du 13 décembre 1895, destiné à liquider physiquement

Bokar Biro au profit de Môdi Abdoullâhi,

Mamadou

Pâthé. L'almami

expédition

dont le principe

était en route pour son expédition fut admis à la dernière

le frère de feu

contre Moûsa Môlo,

minute, juste pour permettre

l'exécution du complot. Parmi les organisateurs du coup de force on notait des chefs de province dont les plus actifs étaient ceux de Fougoumba

(Alfa Ibrahima) et de Labé

(Alfa Yaya), fait sans précédent dans l'histoire du Fuuta. En effet, jamais jusqu'alors représentants

les

des provinces n'avaient accepté de prendre part aux crises de succession

du pouvoir central, considérées comme une affaire interne au diwal de Timbo. Ce fait constitue un autre signe évident du déclin de l'Etat. Ce signe n'échappa pas aux représentants

locaux de la France lorsqu'ils furent

informés de l'événement moins de deux semaines après son déroulement. de la Guinée française,

2\

comme celles de l'A.O.F., estimèrent

Les autorités

qu'il y avait lieu de

ANS, 2G l, Rapport sommaire sur la situation politique de la Guinée française du 1er au 30 juillet 1895. 22Selon un témoignage d'Elhadj Boubacar Kankalabé cf. Interview du 19 mars 1989 à Labé.

175 profiter de ce désordre pour installer enfm et sans coup férir un résident français à Timb023. Dans cette perspective, de Beeckman, l'administrateur du cercle de Dubréka, fut envoyé en mission dans la zone frontalière avec le Fuuta pour mieux observer le déroulement des événements. Il faut préciser que les ennemis de Bokar Biro n'avaient pas eu raison de lui à Bantignel. Ils avaient certes réussi à couronner son rival Môdi Abdoullâhi comme nouvel almami mais, à la bataille qui s'ensuivit pour l'éliminer, il avait réussi à s'échapper pour une destination inconnue après une vive résistance. Quelques semaines plus tard, à un moment Où la plus grande partie de l'opinion le supposait mort, le Fuuta apprit avec stupéfaction sa présence dans le Kêbou, marge occidentale du diwal de Timbi dont le chefl'aidait activement à organiser son retour à Timbo. C'est dans cette région (précisément à Kinfaya, petit village du Baren) que l'autorité française put entrer en contact avec lui les 18 et 19 janvier 1896. A cette occasion, Bokar Biro n'hésita pas à lui demander une aide militaire en hommes et en matériel, soulignant qu'il avait été chassé du Fuuta « à cause des Blancs ». L'almami, qui voulait reconquérir au plus vite le pouvoir, aurait promis, en contrepartie, l'autorisation d'installer un résident français à Timbol4. Dans le souci d'embellir son image, dans un contexte où prévalait le culte du héros, on a trop souvent passé sous silence cette péripétie du séjour de Bokar Biro à la frontière occidentale du Fuuta. Parfois, on l'a carrément falsifiée. A notre avis, cette démarche, qui a occasionné une alliance éphémère et peu sincère entre Bokar Biro et les Français, n'enlève rien au mérite de cet almami. Tout dans son attitude ultérieure prouve en effet qu'il ne s'agissait que d'un stratagème. Pourquoi, alors, occulter ou déformer une vérité qui a l'avantage d'illustrer le côté humain de ce chef, c'est-à-dire sa faculté d'homme de réagir intelligemment face à l'infortune, pour défendre ses intérêts et atteindre ses objectifs? Au même moment le nouvel almami de Timbo, rival de Bokar Biro, cherchait l'appui des Français, quoique maladroitement. En effet, dans une lettre il se serait déclaré leur ami à condition "qu'ils restent chez eux", dans le style de l'almami lbrahima Sori Donol Fella qui avertissait Bayol que "le Fouta doit être aux Peulh et la

23

-

ANSOM, Guinée IV 6 a dépêche télégraphique et lettre du 5 janvier 1896 du gouverneur général de

l'AOF au 24 Bokar capsules, ANSOM, française

ministre des colonies, Biro aurait demandé dans sa lettre 100 tirailleurs, 300 fusils, 40 barils de poudre, 40 boîtes de 20 sacs, de plomb, une caisse de bougie, Seule la caisse de bougie lui aurait été fournie. Cf. Guinée IV-6-a, lettres des 13 et 23 janvier 1896, de Beeckman au gouverneur de la Guinée

176 France aux Français". Cette condition posée par l'almani Abdoullâhi suffisait à elle seule à expliquer le choix fmal des Français en faveur de Bokar Biro. Mais, si les Français décidèrent de soutenir Bokar Biro, pour autant ils ne donnèrent pas satisfaction à sa demande d'aide militaire. Il fut jugé imprudent de fournir des armes qui pouvaient, en cas de mauvaise tournure des événements, être retournées contre eux. Le soutien qu'on décida de lui apporter fut donc surtout moral. Ceci consista à la mise à la disposition de l'almami de trois observateurs dont deux miliciens et un interprète chargés de suivre les événements et d'en rendre compte à l'autorité ftançaise25. En réalité, Bokar Biro n'en voulait pas plus pour ne pas trop devoir aux Français. Grâce à l'aide du chef du diwal de Timbi et plus particulièrement celle des chefs du Monoma et du Kêbou, il réussit à réunir une armée suffisante et motivée qui alla battre, le 2 février 1896 à Petel Jiga, l'armée ennemie levée par l'opposition. Ce fut une bataille mémorable, une des plus sanglantes de l'histoire du Fuuta26. Il semble que le soutien ftançais, symbolisé par la présence des trois observateurs aux côtés de Bokar Biro, ait pesé de tout son poids pour contribuer à démobiliser l'armée adverse. Pourtant, les rivaux de l'almami déchu avaient eu l'habileté de l'accuser d'avoir "vendu le pays aux Blancs", accusation grave destinée à agir sur la corde patriotique et à mobiliser le maximum de guerriers pour défendre la patrie en danger. C'est dire que le prestige militaire de la France, ajouté à celui personnel de Bokar Biro, détermina dans une large mesure l'issue de la bataille. Mais le conflit n'était pas terminé. De tous les principaux ennemis de Bokar Biro, seul l'almami Abdoullahi (celui qui fut couronné à sa place) fut capturé et mis hors d'état de nuire. Tous les autres réussirent à s'enfuir, notamment Alfa Ibrahima Fougoumba, Alfa Ibrahima Sori Yilili, Alfa Yaya du Labé (qui hébergea chez lui ses complices). Réinstallé à Timbo à partir du 13 février 1896, Bokar Biro régna plus que jamais en maître absolu, inspirant la crainte à toute la classe politique, y compris le conseil des anciens hostile à son intention manifeste de monopoliser le pouvoir. La réconciliation de façade que certains vaincus purent obtenir, moyennant cadeaux et négociations, ne pouvait évidemment pas changer l'atmosphère de tension qui s'instaura dans le pays. L'Etat fut plongé dans une crise politique sans précédent, aggravée par

25

26

ibid.

Les très nombreux morts, n'ayant pu être tous enterrés, avaient fait le festin des vautours, ce qui, dans la mémoire collective, justifie la désignation du lieu, resté célèbre depuis sous le nom de "Petel jiga", le rocher des vautours".

177 une crise sociale dont le mouvement de dissidence hubbu, apparu au milieu du XIXe siècle et qui se développa depuis, était la manifestation la plus évidente. A cette époque, les foyers de rébellion du Gomba et du Ndama avaient pris le relais de celui de Fitaba en y attirant de nombreux mécontents qui fuyaient les exactions des chefs. Par ailleurs, la politique hostile à l'esclavage pratiquée par les Français dans les régions conquises aux dépens de Samori favorisa l'exode massif des esclaves. Au début de l'année 1895, en dépit des mesures de rétorsion prises par l'almami27, ces évasions prirent l'ampleur d'un véritable mouvement migratoire en direction de la HauteGuinéé8. Les convoitises fTançaisesne pouvaient trouver situation plus idéale pour enfin se concrétiser par l'installation à peu de frais d'un résident à Timbo. Ce fut précisément ce moment qui fut choisi par les Français pour intervenir, après plus d'une décennie de tentatives d'occupation pacifique. Le 18 mars 1896, soit un mois environ après la reprise du pouvoir par Bokar Biro, de Beeckman entra à Timbo, accompagné d'une troupe de 80 tirailleurs et porteur d'un nouveau traité de protectorat. Ce traité prévoyait, entre autres, l'installation d'un résident français à Timbo, la construction de routes et de postes aux endroits jugés nécessaires par la France, la liberté de commerce entre le Fuuta et la côte sur la base d'une stricte égalité entre Foulbé et Français, une modification importante de la constitution du Fuuta-Jaloo qui permettrait à Bokar Biro de régner seul sous le contrôle du gouverneur. La mission française était plutôt persuadée, eu égard aux promesses de Bokar Biro et aux avantages personnels que lui réservait le traité, qu'elle allait avoir la tâche facile. En réalité elle eut à faire face, au cours de son séjour à Timbo, à l'hostilité générale de la population, surtout celle des anciens et du parti alfaya qui accusèrent ouvertement Bokar Biro d'être de connÏ\,ence avec les Français. Or celui-ci, ayant reconquis le pouvoir sans l'aide matérielle de ces derniers, voulait désormais éviter de commettre ce qui était considéré au Fuuta comme une infamie, c'est-à-dire donner le Fuuta, terre d'islam léguée par les ancêtres, à une puissance étrangère chrétienne, la France. Son attitude consista à faire croire aux Français qu'il était avec eux, mais en prenant soin. désormais de subordonner la réalisation de toute promesse à l'avis des anciens et des chefs des diwé, attitude ambiguë qui lui permit de les garder dans son 27

Parmi ces mesures:

interdiction

de vendre du bétail aux Français,

garde des frontières

du Haute-Niger, surveillance des route. Cf ANS, 7G 36, Soudan français Kouroussa

28

- Rapport

politique

ibid.. Le commandant poste par jour.

du mois

de février

du cercle de Faranah

- Région

avec les postes

sud

- Cercle

de

1895.

signale une moyenne

de 5 esclaves

fugitifs enregistrés

au

178 camp tout en s'opposant, au fond, à leur projet. Ainsi, pour précipiter le départ du contingent, il fit semblant, le 13 avril 1896, de signer le nouveau traité. En réalité, non seulement il ne signa pas, mais il ajouta en bas du traité une note en arabe disant qu'il ne signerait qu'après avoir vu le gouverneur et le gouverneur général et après entente avec tous les notables de son pays. De Beeckman n'ayant rien compris, la mission qu'il dirigeait quitta triomphalement Timbo le 17 avril avec la promesse que Bokar Biro la suivrait le surlendemain, pour aller à la rencontre du gouverneur général qui avait décidé de venir célébrer l'événement à Conakry. En donnant cet espoir aux Français, Bokar Biro réussit même à faire évacuer tous les tirailleurs stationnés au Fuuta, notamment à Boulliwel et à Téliko, comme condition de son départ29.Jusqu'au mois de mai, les autorités coloniales opposèrent une fm de non recevoir aux avances d'Alfa Yaya qui cherchait ouvertement une protection française contre l'almami Bokar Biro. Ainsi, des messagers du chef de Labé au commandant de Satadougou (Soudan français), porteurs d'un présent composé d'une importante quantité d'or et d'une quinzaine de bœufs, furent renvoyés, en fm avril 1896, aux autorités de la Guinée française qui jouaient encore la carte Bokar Biro30. Pourtant, à l'intérieur du Fuuta, dès après le départ du contingent français pour Sangoya (à la frontière du Fuuta en zone soussou), où il devait hiverner avant de revenir à Timbo pour y installer le résident, Bokar Biro multiplia les actes d'hostilité. Il destitua systématiquement tous les chefs soupçonnés de sympathie à l'égard des Français, fit briser le mât du drapeau français et saccager le jardin et le four laissés à Timbo par la troupe française. Mais bientôt (à partir du mois de mai), on commença à découvrir la face cachée de l'almami. D'une part, on se rendit compte que le traité proposé par de Beeckman, en avril, n'avait pas été signé; de l'autre, le voyage à Conakry qu'il avait promis n'était qu'un mirage destiné à endormir les Français, selon toute vraisemblance pour lui donner le temps de se préparer à une éventuelle épreuve de foree. Dès lors, les autorités coloniales au plus haut niveau décidèrent de changer de politique vis-à-vis de Bokar Biro. Ce changement fut conforté par les sollicitations de plus en plus pressantes de ses opposants, qui firent désormais ouvertement appel à une aide française. Le rang de ees opposants venait d'être grossi par l'arrivée de Modi Oumarou Bademba, un des

29

ANSON, Guinée IV-6-a, lettre nOl7 du capitaine Aumar, Commandant de la 3e compagnie des

tirailleurs soudanais à M. le gouverveur de la Guinée française, San goya, 19 mai 1896. 30 ANSOM, Guinée IV-6-a, Lettre confidentielle n041 du 29 avril 1896 du gouverneur général de l'AOF . au ministre des colonies.

179 prétendants à la succession de l'almami Amadou, du camp alfaya, décédé au cours du mois d'avril3!. Bokar Biro, qui, semble-t-il, voyait malgré lui la préparation de cette succession, accordait toutefois son soutien au rival d'Oumarou Bademba, un certain Modi Oumarou, fils de l'almami disparu. Pour espérer triompher de son rival, qui jouissait du soutien de l'homme réputé invincible et craint de tout le Fuuta, Modi Oumarou Bademba ne vit d'autre issue que de tendre la main aux Français. C'est ce qu'il fit au cours du mois de juillet 189632. Cette immixtion de Bokar Biro, almami Soriya, dans ce qui était considéré comme une affaire interne des alfaya, compliqua davantage l'échiquier politique et exacerba les contradictions internes de l'Etat. Modi Oumarou Bademba n'était pas le premier à contacter les Français pour une aide contre Bokar Biro. Avant lui, Alfa Yaya (en avril) et Alfa I. Sori Yilili (en mai) les avaient successivement contactés à cette fin par l'intermédiaire, respectivement, de leurs autorités de Satadougou et de Siguiri (alors Soudan français)33.Les Français, déjà motivés pour des raisons qui leur étaient propres, n'eurent donc qu'à se tourner vers ces opposants fortement demandeurs d'une aide contre l'almami au pouvoir. Cette alliance fut rendue facile à cause de l'hostilité de la plupart des chefs de province, fatigués du règne autoritaire de Bokar Biro34. La population, elle-même lasse des exactions auxquelles elle était soumise par l'entourage très vindicatif de l'almami, souhaitait, non pas l'arrivée des "Blancs" comme l'ont prétendu certains historiographes de la conquête européenne de l'Afrique, mais un changement d'almami. En effet, cet entourage qui était composé de sofas indisciplinés, de frères, de fils et de neveux avides de vengeance, n'hésita pas à piller les gens qui naguère avaient soutenu ouvertement ses rivaux. Finalement un sentiment d'hostilité générale s'installa et se développa contre Bokar Biro. Sur ce sujet, certains témoignages oraux sont accablants. Il semble que les gens de l'almami étaient devenus d'une telle rapacité qu'ils n'épargnaient ni les champs des paysans, ni le bétail des éleveurs. Ils se permettaient même, en toute impunité, de s'emparer des bijoux des femmes35.L'attitude

31

ANSOM, Guinée IV-6-a, Lettre n028 du 9 mai 1896 de l'administrateur principal de Beeckman en mission spéciale au Fuuta-Jaloo à M. le gouverneur de la Guinée française. 32 ANSOM, Guinée IV -6-a, lettre n054 du 7 juillet 1896 du Lt Foufé, commandant du poste de Ouossou à M. le gouverneur de la Guinée française. 33 La demande de Sori YiliIi avait d'autant plus de poids qu'il prétendait le faire aussi au nom de trois autres chefs de province: Alfa Ibrahima Fougoumba, Alfa Yaya et Alfa Mamadou Bouria. Cf. ANS, 7G 92. Lettre n068 du 10 janvier 1896 du capitaine de Belleville, commandant p.i. de la Région sud à M. le

gouverneurdu Soudan français.

.

34 ANS, 7G 78, Lettre n° 49c du 9 septembre 1896 du capitaine Aumar, commandant des tirailleurs du Soudan, à M. le gouverneur de la Guinée française. 35 cf notamment Thierno Younoussa: interview du 29 Avril 1989 à Porédaka.

de la 3e compagnie

180 passive de la population s'explique aussi par le fait qu'au cours de l'histoire du pays le peuple n'eut guère pour habitude de se mêler aux querelles des chefs, estimant que, de toutes les façons, le vainqueur le soumettrait toujours aux mêmes rigueurs. Enfm, les prophéties que les lettrés faisaient répandre depuis le début des convoitises européennes n'incitaient pas l'opinion à une résistance armée. En effet, par des moyens mystiques, ces idéologues du Fuuta s'étaient convaincus que les Français deviendraient un jour les maîtres du pays. Dès lors ils avaient fait savoir que personne ne pouvait empêcher ce malheur de s'accomplir car c'était un "décret divin,,36. En ce sens la campagne antifrançaise menée par Bokar Biro, à partir du mois de juillet lors d'une tournée à l'intérieur du pays, ne rencontra que peu de succès. Il chercha, en vain, à rallier les principaux opposants (tels Alfa Yaya, Alfa Ibrahima Fougoumba, ...), comptant sur leur sursaut de patriotisme, pour "fermer à tout jamais le Fuuta aux Français,037.A de très rares exceptions38tous restèrent sourds à cet appel. En particulier, Alfa Yaya (au cours des mois de septembre et d'octobre) continua d'insister auprès des autorités furnçaises de Dubréka, Satadougou (Soudan français) et Hamdallâhi (Sénegal) pour obtenir une aide militaire immédiate afm d'assurer l'indépendance de son diwal vis-à-vis de Timb039. Le Gouverneur de la Guinée française reçut de sa part une lettre dans laquelle il rejetait l'appel de Bokar Biro et déclarait, en accord avec tous les Anciens de son diwal, "donner son pays" à la France afin que celle-ci l'aidât à asseoir une autorité suffisante pour commander au Labé et à ses dépendances et pour s'opposer aux intentions de l'almami de Timb040. Dans ces circonstances de division extrême, les Français intervinrent sous la forme d'une force militaire de 250 tirailleurs environ, auxquels s'ajoutèrent plusieurs milliers de partisans mobilisés par les principaux opposants de l'almami Bokar Biro, qui devint ainsi la cible commune des forces coalisées.

36

ANSON, Guinée 1-7-a, Rapport sur la situation politique de la Guinée Française du 18 Janvier 1894 ; Anonyme: "La puissance des Français", Cahier n06I pièce 3D, de l'IF AN, Département d'islamologie, Fonds G. Vieillard, Fauta Djalon ; Anonyme: "Mnémotechnique retraçant les règnes des peuples jusqu'à l'arrivée du Mahdi", Cahier n044 de l'lFAN, op. cil. 37 ANSOM, Guinée IV-6-a, Lettre du 29 juillet 1896 de l'administrateur principal de Beeckman à M. le gouverneur de la Guinée française; Lettre n076 du 7 Août 1896 de l'administrateur de Beeckman à M. le gouverneur de la Guinée française; Arcin A. [191 I], pp. 569 et 572. 38 Il semble que Thierno Ibrahima, chef du Timbi, fut le seul à avoir entendu l'appel ultime. Cf. ARClN A. [191 I], p. 569. 39

ANS, 7G 78, Lettre n07 du 14 octobre 1896, L'administrateur principal de Beeckman à M. le

gouverneur de la Guinée française; ANSOM, Guinée IV-6-a, Lettre n03429 du 4 décembre Gouverneur général AOF à M. le ministre des colonies; Barry B. [1988], p. 383. 40 Arcin A. [1911], p. 570.

1896 du

181 Abandonné du Fuuta41, réduit à ses seules forces, il afftonta à Porédâka (Roundé Mawndé), le 14 novembre 1896, une colonne volante commandée par le capitaine Müller, guidée par Sori Yilili et Alfa Ibrahima Fougoumba et composée de trois sous-officiers français, 80 tirailleurs et 40 sofas environ, venus de Timbo. Face à cette force étrangère soutenue par ses opposants, Bokar Biro n'avait autour de lui que sa garde personnelle (forte de six à sept cents sofas) médiocrement armée, ses proches parents et quelques partisans dont des sofas de Samori42. Malgré la bravoure indiscutable de son armée, comme l'attestent toutes les sources, il fut vaincu surtout en raison de la supériorité d'armement de l'ennemi. Blessé, il quitta le champ de bataille, en y laissant plus de 140 victimes dont son fils, héritier présomptif, Modi Sori. Rejoint par l'ennemi à Bôtôrè, village situé au nord de Timbo, sur la rive droite du Bafmg, Il fut abattu l'arme à la main par un groupe de partisans, alliés des Français43. Dès le 18 novembre 1896, sur l'ordre de de Beeckman, Oumarou Bademba fut couronné par Alfa Ibrahima Fougoumba comme almami Alfaya. Sori Yilili quant à lui, fut pressenti comme almami Soriya. En deux semaines, l'objectif de la mission était atteint, à savoir prendre possession de Timbo, éliminer Bokar Biro et nommer Oumarou Bademba, le principal allié de la France, comme almami du Fuuta-Jaloo. Ce succès fut par la suite consolidé par le ralliement des autres provinces, la soumission volontaire d'anciens partisans de Bokar Biro, l'arrestation et la liquidation physique des irréductibles et l'envoi en exil de nombreux autres. De Beeckman put alors se féliciter du succès inespéré en rappelant ce que des officiers autorisés croyaient, quelques années seulement auparavant, à savoir qu'il fallait au moins 3000 hommes pour espérer soumettre le Fuuta-Jaloo44.

41

Les chefs des dill'é, qui avaient paru le soutenir, attendirent le dernier moment pour le quitter sous le

prétexte d'aller recruter des guerriers, en fait avec la ferme intention de ne plus revenir. ANS, 7G 78, Lettre du 20 novembre 1896 de l'administrateur principal de Beeckman à M. le gouverneur de la Guinée fTançaise, Barry B. [1988], p. 383; Quinquaud 1. [1938], p. 119; Arcin A [1911], p. 573. 42 ANS, 7G 39, Soudan fTançais Cercle de Kouroussa, Bulletin politique du mois d'octobre 1896. 43 Décapité, sa tête fut rapportée à Timbo et mise à la disposition des occupants, le 20 novo 1896. Cf. ANS, 7G 78, Lettre du 26 novo 1896 de l'administrateur principal de Beeckman à M. le gouverneur de la Guinée fTançaise ; Arcin A, op. cil., 1911, pp. 573-575 et Sow Al., op. cil., 1968, pp. 213-225. 44 ANS, 7G 78, Timbo le 20 novo 1896, Lettre de de Beeckman à M. le gouverneur de la Guinée

-

française.

182 III - Pourquoi la mODtal!Dea-t-elle accouché d'uDe souris? Comment expliquer une victoire militaire aussi facile contre un des Etats relativement les plus anciens et les mieux structurés de l'A&ique occidentale précoloniale ? L'analyse relative à la genèse de l'Etat et à son évolution jusqu'à la veille de la conquête coloniale donne des éléments de réponse à cette question. Dès sa naissance, l'Etat théocratique fédéral du Fuuta-Jaloo souffiait de contradictions internes qui s'aggravèrent au cours de son histoire. De ce fait, son apparente unité à la veille de la conquête coloniale ne reposait que sur un équilibre précaire qui ne pouvait résister durablement à une agression extérieure. Les Français obtinrent une victoire militaire facile car ils n'eurent à affionter que les forces personnelles et isolées de Bokar Biro, abandonné du reste du pays. Il serait toutefois erroné de réduire la résistance du Fuuta à cette umque bataille, qui ne représente que le dernier épisode d'une entreprise de conquête par voie diplomatique qui dura près de quinze ans (1881-1896). Pour résister, les almami utilisèrent l'anne dont se servit le conquérant pour les soumettre: la diplomatie. Dans ce domaine, on ne saurait leur dénier un véritable génie qu'ils surent mettre en œuvre pour préserver aussi longtemps que possible l'indépendance de leur pays. A cette époque, l'Etat central traversait une période de stabilité retrouvée vers le milieu du XIXe siècle après des décennies de déchirements. Cette relative stabilité, qui lui pennit de résister aux assauts diplomatiques des conquérants, était le résultat d'un compromis ayant eu l'heureux effet de réduire à l'état de latence les vieilles contradictions internes. La rupture de ce compromis, à partir de 1895, avec le coup d'Etat de Bantignel, créa l'anarchie et la désunion au sein de la classe politique et rendit impossible la constitution d'un &ont cohérent susceptible de faire échec à l'entreprise de conquête &ançaise. La haine que se vouaient les différentes factions politiques qui se fonnèrent et la lutte à mort à laquelle elles se livrèrent les unes contre les autres leur firent perdre toute lucidité. Dans ce contexte, les Français apparurent aux différents protagonistes, non comme le danger qui menaçait l'indépendance de leur pays, mais comme la force brutale à laquelle il était impérieux de recourir pour triompher des adversaires politiques. Pendant ce temps, les Français, rendus furieux et impatients par leurs multiples échecs à exercer leurs "droits de protectorat" par voie diplomatique, se

183 préparaient à imposer leur volonté par la force. L'hostilité avérée du souverain légitime du Fuuta à favoriser leur projet de conquête les détermina à intervenir du côté de son opposition. Ayant été abandonné par l'essentiel de ses "vassaux", il fut vaincu. Ceux-ci trouvèrent en la circonstance une occasion de se débarrasser d'un chef jugé trop autoritaire, qui ne laissait aucune perspective à leurs aspirations autonomistes. Nous savons que la disparition de Bokar Biro, au lieu de permettre à ses rivaux de régner à sa place comme ils l'avaient espéré, ouvrit la voie à la conquête effective du pays. Jouant habilement des contradictions qui continuaient à déchirer l'Etat, les Français purent très facilement s'appuyer sur les chefs de provinces, qui rêvaient d'autonomie, pour briser l'autorité fédératrice des almami et démanteler ainsi l'Etat central. L'Etat central abattu, on s'attaqua alors aux provinces, l'une après l'autre, affaiblies par leur isolement et leurs divisions internes. Ces provinces furent à leur tour démantelées, laissant la place à des unités de commandement taillées sur mesure, confiées à de modestes chefs autochtones obéissant, pour l'essentiel, à l'administration devenue l'unique détentrice de l'autorité réelle45. L'extrême facilité avec laquelle la puissance conquérante réussit à obtenir ce résultat s'explique, une fois de plus, par les multiples contradictions qui divisaient les membres de la classe politique à tous les niveaux de la hiérarchie du vieil Etat. Le coup d'Etat de Bantignel (1895), celui par lequel, pour la première fois, des chefs de provinces se trouvèrent impliqués dans le renversement d'un almami, était révélateur d'une crise profonde, sans précédent dans l'histoire du pays. Aussi, ces luttes intestines à propos de la fonction d'almami ne se limitaient plus à celles qui opposaient les deux camps traditionnels (les alfaya et les soriya). Elles se déroulaient désormais à l'intérieur de chaque camp, créant un état d'anarchie au sommet de l'Etat qui ne pouvait que renforcer l'aspiration autonomiste des chefs de province. Cette dégradation de la situation politique au niveau du pouvoir central se retrouva, en réalité, dans certaines provinces importantes comme le Labé, où les successions à la tête du diwal étaient régulièrement précédées de luttes fratricides, y compris à l'intérieur de chaque camp. Une telle paralysie du fonctionnement normal des institutions étatiques était un signe évident de déclin et une cause de désaffection générale qui, de l'avis de tous les témoins interrogés, poussait vraisemblablement la théocratie vers sa désagrégation, et ce indépendamment de toute intervention étrangère. A en juger par les témoignages oraux recueillis, il existe d'ailleurs à ce propos un courant d'opinion très critique vis-à-

184 vis des pouvoirs traditionnels du pays46. Ceux-ci sont accusés de déviationnisme par rapport à l'esprit initial, strictement religieux et de solidarité pour le triomphe de l'Islam, qui avait fondé la théocratie. Pour les partisans de ces idées, comme pour les Hubbu du milieu du XIXe siècle, les préoccupations bassement matérielles et temporelles avaient nettement pris le pas sur les idéaux spirituels et religieux qui avaient justifié l'organisation de la communauté des croyants face aux "ennemis" de l'Islam. Ce déchaînement d'ambitions aveugles pour le pouvoir ne pouvait que provoquer le mécontentement général, mécontentement entretenu par un sentiment de trahison qui poussait à son tour vers une volonté de rupture de tous les liens anciennement établis. Ce sentiment était si fort chez certains qu'on n'hésita pas à interpréter la conquête coloniale comme un châtiment divin pour punir la classe politique47. Il semble donc que les Français aient accompagné un processus déjà en cours et l'aient sans conteste accéléré. Mais il est certain que, même sans leur intervention, le Fuuta était en train de traverser une crise politique et sociale qui mettait gravement en danger son existence en tant qu'Etat centralisé. Cette situation de crise peut expliquer aussi bien l'absence de résistance nationale à l'envahisseur étranger que la facilité avec laquelle l'Etat put être démantelé. C'est aussi dans ce contexte de crise politique interne qu'il convient d'interpréter les attitudes des différents acteurs face à la conquête française. En ce qui concerne l'almami au pouvoir au moment de l'occupation militaire du pays, la plupart des témoins interrogés l'accusent d'avoir été à l'origine de la crise politique qui secouait dangereusement l'Etat. Arrivé au pouvoir contre la volonté des anciens, il aurait exercé sur le pays un régime autoritaire en rupture avec les traditions oligarchiques de la théocratie. Sa méthode dictatoriale, aggravée par la brutalité et la rapacité de son entourage, déplaisait à la classe politique traditionnelle et le rendait insupportable pour la plupart des chefs de provinces. D'où la volonté générale de se débarrasser de lui avec le coup d'Etat dont il fut victime à Bantignel. Sa terrifiante revanche de Petel Jiga, qui lui permit de revenir au pouvoir, n'éteignit guère cette volonté. Ce retour triomphal confirma la force légendaire qui lui était attribuée et accrédita son invincibilité devant une opposition convaincue de sa faiblesse. Celle-ci comprenait l'impossibilité de sortir de cette atmosphère de tension et de terreur qu'elle 45 Voir à ce sujet Barry L, Le Fuuta-Jalooface à la colonisation, thèse de doctorat, Paris 7, 1992, pp. 330-600. 46 cf. notamment Elhadj Mamadou Kompanya (Labé), interview du 13 avri11989, à Kompanya et Elhadj Kolon de Dâralabé (Labé), interview du II avril 1989 à Dâralabé.

185 subissait, depuis sa défaite, sans le secours d'un allié puissant, en l'occurrence celui des Français. Bokar Biro lui-même ne s'était pas privé de faire appel à ces derniers pour surmonter son infortune lorsqu'il se réfugia dans le Kêbou, préparant sa reconquête du pouvoir. Malgré tout, à aucun moment, cet almami ne semble avoir envisagé la perte de sa souveraineté, même pour devenir l'almami à vie d'un Fuuta-Jaloo sous domination ftançaise, comme le prévoyait le traité du 13 avril 1896. Son refus de signer ce traité en fait foi. En plus, tous les témoignages oraux affIrment qu'il opta résolument pour la conftontation armée avec les Français, et ce bien que conscient de son infériorité militaire et surtout de son abandon par les chefs de provinces. Dès lors, si le Fuuta devait compter ses résistants à l'occupation coloniale, il serait nécessaire de commencer par cet almami autoritaire, mort au champ de bataille contre le conquérant. Mais on commettrait sans doute une erreur en assimilant les membres de son opposition, qui bénéficièrent du secours étranger pour le renverser, à de vulgaires collaborateurs des conquérants fiançais. Il s'agissait en réalité d'alliés de ces derniers ayant des objectifs spécifiques à atteindre, bien différents de ceux des Français qu'ils cherchaient à utiliser. On peut le comprendre à travers les rapports qu'ils voulurent établir avec leurs alliés européens après la victoire commune contre Bokar Biro48. On peut le comprendre aussi par leurs réactions face aux graves mécomptes qu'ils eurent à rencontrer dans leurs rapports avec ces derniers49.Toutefois, cette attitude de résistance désespérée de dernière heure (qui est surtout une expression de leurs déceptions), quoi qu'elle ait pu coûter à certains de ses auteursso, ne peut effacer leur alliance initiale avec l'étranger qui a objectivement favorisé la conquête du paysSI. De ce fait, l'image de "héros de la résistance nationale à la conquête coloniale" que, pour des raisons politiques évidentes, on avait attribué à ces figures historiques, ne relève que du mythe. Face aux conquérants étrangers, les considérati_ons locales d'intérêt éclipsèrent l'idée nationale. Cette attitude s'intègre à une tendance manifeste pour de nombreux chefs afticains qui, au moment de la conquête, cherchèrent à s'appuyer sur les Européens pour triompher de partis rivaux et satisfaire des ambitions politiques contrariées.

47

48 49

50

ibid. cf. Barry I., op.cit.. pp. 375-390,

354-356,

408-415

et 438-451.

ibid.

En effet Alfa Yaya mourut en exil, Alfa 1brahima Fougoumba fut exécuté par les Français tandis que l'almami Oumarou Bademba tomba en disgrâce deux ans seulement après l'occupation. Cf. Barry I., op. cil., 1992 pp. 207-212, 330-374,408-422,437-465; Diallo Th., op. cil., 1976. 51 Almami Oumarou Bademba, par exemple, finit par développer un vif sentiment de culpabilité. Il passa les dernières années de sa vie à observer le jeûne pour expier sa faute d'avoir fait appel aux Français.

186 Sur un autre plan, le mode de résistance du Fuuta-Jaloo, qui est original même au sein des Etats du même type, met davantage en évidence la spécificité de la réaction des sociétés faiblement structurées face à la conquête européenne. Il suffit de rappeler que, pour soumettre le pays Koniagui, au Nord-Ouest du Fuuta-Jaloo, infiniment plus modeste en étendue et en population, il fallut à la France deux campagnes militaires particulièrement meurtrières (en avril 1902 et 1904). Elle perdit trois officiers ou sous-officiers européens, trente-deux tirailleurs et quatrevingt-quinze auxiliaires recrutés dans le Labé, sans compter les nombreux blessés52. En dépit de sa victoire militaire, elle fut contrainte d'organiser pour longtemps des opérations de "pacification", de sorte que son autorité resta précaire jusqu'à la Première Guerre mondiale. Le Portugal rencontra les mêmes difficultés pour soumettre la Guinée voisine, en raison de la prédominance des sociétés lignagères dans ce pays. Contrairement aux Etats dynastiques, l'absence de pouvoir centralisé a laissé la liberté de réaction à chaque chef de guerre, chaque chef de village ou groupe de villages, exigeant des forces coloniales des campagnes longues et difficiles contre un ennemi insaisissable53.

Sources et Bibliographie Témoignages oraux

- El hacij Boubacar

Kankalabé, né vers 1889 à Kankalabé, fils du chef du diwal de Kollâdhè au moment de l'occupation, ancien chef de canton, interrogé le 19 mars 1989

à Labé. - El hacij Habib Ba, né vers 1913 à Labé, lettré, d'une famiBe de grands lettrés, imam de Labé-Centre, interrogé le 21 mars 1989 à Labé. - El hacij Kolon né vers 1911 à Dâralabé, fils d'un ancien chef de canton, fonctionnaire retraité, interrogé à Dâralabé le Il avril 1989. - El hacij Mamadou Kompanya, né vers 1923, lettré d'une famille de grands lettrés, imam de Kompanya (près de Labé), interrogé à Kompanya le 13 avril 1989. - Thierno Boubacar Balansi né vers 1882 à Pôredâka (près de Mamou), témoin direct de la bataille de Porédâka, interrogé le 29 avril 1989 à Pôrédâka.

52 Crespin, "La question du Coniagui", Revue Indigène, n04, 28 février 1906, p. 92. 53 Voir infra l'article d'Ibrahima Thioub.

187

- Thierno Younoussa, né vers 1884 à Pôrédâka, témoin direct de la bataille de Pôrédâka et des transformations politiques ultérieures du pays, interrogé le 29 avril 1989 à Pôrédâka. Archives Archives nationales de Guinée (A.N.G.) Série E : Affaires politiques lE? - Fouta-Djalon- Correspondancespolitiques, 1898-1911 1Es - Affaire de Fougoumba (télégrammes divers: rapports de MM. Maclaud, Rauch et Francon), 1900. Archives nationales du Sénégal (A.N.S) ANS IG 208 - Mission du Capitaine Briquelot dans le Fouta-Djalon, de Dubréka à Siguiri par Timbo, 107 p. dactyl. ANS 2G 1 - Guinée - Rapport sommaire sur la situation politique de la Guinée française du 1er au 30 juillet 1895. ANS 7G 36 - Soudan français - Région Sud - Cercle de Kouroussa - Rapport politique du mois de février 1895. ANS 7G 39 - Soudan français - Cercle de Kouroussa, Bull. politique du mois d'octobre 1896 ANS 7G 44

- Soudan

français

- Cercle

de Kouroussa

- Rapport

politique

du

mois de juin 1895 ANS 7G 78 - Fouta-Djalon - Correspondances au sujet de la situation politique du Fuuta-Djalo, 1896-1900 ANS 7G 92 - Lettre n068 du 10 Juin du capitaine de Belleville, commandant p.i. de la région Sud à M. le gouverneur du Soudan français. Archives nationales de France, Section Outre-mer (ANSOM) devenu Centre des Archives d'Outre-Mer (eA.o.M) ANSOM Guinée I, 7, a Rapport sur la situation politique de la Guinée française du 18 janvier 1894 ANSOM

Guinée II, 2

- Notes

du 25 avril au 12 juin 1893.

de route de M.G Alby,... en mission à Timbo

188 ANSOM Guinée IV, 6, a

-

Expansion territoriale, politique indigène,

correspondances au sujet du Fouta-Djalon (conquête). Manuscrit

de l'IF AN-Dakar

- Département

d'Islamologie

- Fond

Vieillard

/ Fuuta-

Jaloo Cahier n °19 b) sur l'almamy Oumarou Bademba et le commandant de Beeckman, en arabe (1 feuillet). c) récit sur ce qui s'est passé entre l'almamy Oumarou Bademba et le commandant

de Beeckman (4 feuillets)

- aut.

: Modi Ahmadou Lâriya.

Cahier n040 ~ Notes sur Almamy Bokar Biro : ses luttes, ses guerres et sa mort

- notes

en poular - aut. : anonyme.

Cahier n044 - Mnémotechnique retraçant les règnes des peuples jusqu'à l'arrivée du Mahdi, en arabe et trad. française (I feuillet) - aut. : anonyme. Cahier n062, dossier 40 - Comment arrivera l'exode du Fuuta-Jaloo et l'arrivée

du Mahdi

(en prose)

- aut:

anonyme.

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Conquête coloniale et résistances des sociétés "Iignagères" dans les Rivières du Sud. Abdou Ndiaye et la "pacification" de la Guinée portugaise (1894 - 1919) Ibrahima Thioubl

À partir des années 1950, le thème de la résistance à la conquête coloniale a mobilisé l'historiographie afiicaine qui s'est longuement penchée sur la réaction des grandes formations étatiques à ce défi majeur de la fill du XIX. siècle. Le privilège ainsi accordé par ces études aux réactions des États dynastiques a eu tendance à occulter celles des autres formations socio-politiques. Quelques uns des travaux consacrés à ce thème ont certes mis en relief la crise aiguë et multiforme qui, en cette fill de siècle, affecte les États dynastiques et leurs sociétés (Barry, 1994: 117-134). Cependant, force est de constater que le concept de résistance, qui a servi à caractériser les réactions à l'intrusion coloniale, a plus souvent jeté un voile opaque sur la collaboration autochtone à la mise en place de ce nouvel ordre politique. L'étude de la carrière de Abdou Ndiaye, dont une bonne partie se déroule au moment de la mise en place de la domination portugaise dans les Rivières du sud, me permet, d'une part de mettre l'accent sur la collaboration comme réaction afiicaine à la conquête coloniale, et d'autre part d'interroger

une autre forme de réaction

anticoloniale : celle des sociétés lignagères. Ma communication est basée sur des sources classiques:

documents

d'archives, relations de voyage et comptes-rendus de missions. Toutefois, j'ai l'avantage d'étudier un espace soumis à la convoitise de plusieurs puissances coloniales, ce qui m'otITe la possibilité de croiser des données disponibles en fiançais, anglais et portugais avec les mémoires autochtones, livrés sous forme écrite (principalement en arabe et en portugais) ou orale (en mandingl

Ces sources

permettent de rendre compte du processus de colonisation de la Guinée par le Portugal.

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Département d'Histoire, Ucad, Dakar (Sénégal).

Les nombreuses tentatives pour recueillir le témoignage d'un de ses fils vivant à Bissau (Guinée) ayant échoué, nous nous sommes contentés des allusions à la carrière d'Abdou Ndiaye, fréquentes dans les chansons en manding de la moyenne Casamance (Sénégal).

192 Si le Portugal réussit à se tailler une colonie dans les Rivières du Sud, il ne le doit ni à l'ancienneté de sa présence3, ni à la précocité de ses ambitions coloniales dans la région (Crowder, 1982: 17; Mettas, 1985: 49). Les rivalités opposant les puissances européennes, pour le contrôle de cet espace fort disputé au XIX. sièc1e4,ont été détenninantes dans la constitution de la colonie portugaise de Guinée. En effet, lorsque "la course au clocher" est déclenchée après la Conférence de Berlin (18841885), le Portugal, puissance impériale sur le déclin, était loin de disposer des ressources capables de soutenir les plus modestes ambitions coloniales face à ses rivales: France, Angleterre et Allemagne. Deux défis majeurs conditionnant le maintien de la présence portugaise en Guinée se posèrent: légitimer des droits coloniaux en soumettant les populations locales à ses exigences dont la principale était le paiement de l'impôt de paillote et contenir les revendications récurrentes de la France sur sa colonie. Jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, le Portugal ne réussit pas à accomplir ces deux tâches; les difficultés furent telles que certains milieux coloniaux envisagèrent comme solution la vente p~re et simple de la colonie alors que d'autres suggérèrent l'emploi de mercenaires pour venir à bout de la résistance des sociétés autochtones, pour la plupart régies par un système politique "lignager"s. La décision prise par les autorités portugaises d'utiliser des mercenaires pour soumettre les populations de Guinée explique l'engagement d'Abdou Ndiaye, ressortissant de la colonie fTançaise du Sénégal, comme agent pacificateur en Guinée. De 1894 à 1915, aux côtés des troupes coloniales ou seul, cet ancien traitant, reconverti en " entrepreneur de guerre" (Pélissier, R., 1989), a apporté une vigoureuse contribution à la réduction de la longue et opiniâtre résistance des sociétés guinéennes.

3 Dès le XVe siècle, les Portugais essaimèrent dans l'ensemble de la Sénégambie, dominant les échanges marchands de la région avec l'Europe jusqu'au XVIIe siècle, avant d'être irrémédiablement supplantés par les Hollandais, les Français, et les Anglais. Cette longue présence a donné naissance à une population lusoafTicaine particulièrement active dans le commerce interrégional des Rivières du Sud (Boulègue, 1972 ; Brooks, 1980). 4 La Sénégambie septentrionale, par contre, échut en totalité à la France. 5 Faute de terme plus adéquat, j'utilise ce vocable dans le sens d'une société sans État centralisé endogène; étant entendu qu'au XIXe siècle, et sans doute avant, les sociétés "segmentaires", "Iignagères" ou "anarchiques" de la Sénégambie entretenaient des rapports avec les États centralisés de la région. Des nuances de sens existent entre ces termes. Les vocables "segmentaire" et "Iignager", plus utilisés par les sociologues et les anthropologues, renvoient à une stratification sociale, caractérisée par l'absence des castes fondés sur la spécialisation professionnelle et l'endogamie, des ordres et d'institutions serviles. L'expression "société anarchique", employée au sens étymologique, c'est-à-dire absence d'institutions placées au-dessus des lignages et exerçant une autorité politique permanente, a été vulgarisée par les politologues.

193 Sa mission achevée, Abdou Ndiaye est nommé regulo6 du Woy, en reconnaissance des services rendus au Portugal. Le millier d'hommes que compte son armée vit de rapines et de pillages sur un pays déjà exsangue où sa volonté tient lieu de loi alors que l'activité prédatrice de sa troupe déborde jusqu'au territoire du Sénégal, provoquant des incidents diplomatiques entre la France et le Portugaf. Pourtant cette violence n'empêche pas Abdou Ndiaye de faire allégeance au chérif Younouss Aïdara de Sandifieeri, village de Moyenne Casamance, et d'inscrire son entreprise dans le sillage du prosélytisme de ce chef religieux (Sagna, 1983: 251). Les chérif situèrent leur action islamique dans une logique de défense de la "paix coloniale", rompant ainsi le cycle d'hostilité qui, tout au long de la seconde moitié du XIX' siècle, régissait, en Sénégambie méridionale, les rapports entre les puissances européennes et les émules de Maba Jaxu Ba9. Il est donc intéressant d'examiner le rôle majeur joué dans la conquête/pacificationlO de la Guinée portugaise par Abdou Ndiaye qu'on peut créditer d'une grande habileté à jouer sur plusieurs tableaux et d'une perspicacité remarquable dans l'appréciation du rapport des forces sociales et politiques en œuvre dans cette période de mise en place de l'ordre colonial. Avant de retracer et d'interpréter la carrière d'Abdou Ndiaye, il convient d'étudier les deux difficultés majeures auxquelles les autorités portugaises étaient confrontées et qui les obligèrent à recourir aux services d'Abdou Ndiaye : les prétentions françaises sur la Guinée et la résistance des sociétés lignagères guinéennes.

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Le terme désigne le chef d'une division administrativedans les colonies portugaisesd'Afrique dont

l'équivalent dans les colonies françaises serait le chef de province. 7 ANS, 2 F 7 : Réclamations contre Abdou Ndiaye, 1905 et 2 F 14 : Affaires Abdou Ndiaye, chef indigène, 1917-1920. 8 Les chérif, membres de familles maraboutiques d'origine arabe ou berbère, se réclament de la descendance du prophète Mohamed. Ils portent le patronyme Aïdara. Les chérif de la Moyenne Casamance, dont les plus connus sont Younousse, Mahfoudj et Sidy, se sont installés dans la région durant la seconde moitié du XIXe siècle (Sagna, 1983 : 239-277). 9 Maba Jaxu Ba, disciple d'El Hadji Omar Tall, mena une guerre sainte contre les Etats dynastiques des deux rives de la Gambie. Son action s'étendit aux Etats wolof et sereer de la Sénégambie septentrionale où il affronta les troupes coloniales. Il mourut à Somb en 1867 dans la guerre contre le Siin (Quinn, 1972: 107132, Klein, 1972: 419-441). 10 La maîtrise du territoire de la Guinée étant restée jusqu'au début de la première guerre mondiale plus nominale qu'effective, il est difficile de séparer la conquête et la pacification dans le processus de soumission de ses populations à l'ordre colonial portugais. Les opérations de police destinées à faire accepter aux populations les exigences coloniales ont toujours pris la forme de véritables guerres coloniales.

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