Climat et ruralité en zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad 2343102902, 9782343102900

Le climat en général - et la pluviométrie en particulier - constitue des facteurs essentiels qui conditionnent encore la

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Climat et ruralité en zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad
 2343102902, 9782343102900

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Bernard G onné et Bring

CLIMAT ET RURALITÉ en zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad

Climat et ruralité en zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad

Sous la direction de

Bernard GONNÉ et BRING

Climat et ruralité en zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad

Éditeurs scientifiques Bernard Gonné, Université de Maroua, Cameroun ; Bring, Université de Ngaoundéré, Cameroun

Comité scientifique Tsalefack, Université de Dschang ; Réné Joly Assako Assako, Université de Yaoundé I ; Michel Tchotsoua, Université de Ngaoundéré; Paul Tchawa, Université de Yaoundé I ; Saibou Issa, Université de Maroua ; Iya Moussa, Université de Ngaoundéré ; Médard Lieugomg, Université de Yaoundé I ; Motaze Akam, Université de Ngaoundéré; Joseph Domo, Université de Ngaoundéré ; Bernard Gonné, Université de Maroua; Natali Kossoumna Liba’a, Université de Maroua ; Joseph Pierre Ndamé, Université de Ngaoundéré ; Madi Ali, Université de Maroua ; Anselme Wakponou, Université de Ngaoundéré ; David Mokam, Université de Ngaoundéré ; Moïse Moupou, Université de Yaoundé I ; Roger Ngoufo, Université de Yaoundé I ; Martin Nguimé Mbengue, Université de Ngaoundéré ; Passinring Keudeu, Université de N’Djamena ; Bring, Université de Ngaoundéré; Pabamé Sougnabé, IRZV, N’Djamena ; Ngoltob Ngaressem Baye, Université de N’Djamena ; Watang Ziéba Félix, Université de Maroua.

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-10290-0 EAN : 9782343102900

Sommaire Introduction Pour de nouvelles connaissances des espaces soudaniens et sahéliens d’Afrique rurale secoués par des perturbations climatiques contemporaines Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) ...................................... 7 Première partie : Des espaces ruraux en proie à l’évolution du climat ..................................... 13 Changements climatiques et mutations des paysages dans la cuvette lacustre de Léré et le bassin versant du Mayo Dallah (sud–ouest du Tchad) : caractérisation et impacts Passinring Kedeu, Université de N’Djamena (Tchad) ............................................... 15 La problématique de la gestion des déplacés environnementaux dans un contexte de changements climatiques au Nord-Cameroun Félix Watang Zieba, Université de Maroua ............................................................... 41 Les facteurs de la vulnérabilité des ménages à l’insécurité alimentaire en zone sahélienne : cas de l’extrême nord du Cameroun Chetima Boukar, Université de Yaoundé I (Cameroun) Bring, Université de Ngaoundéré (Cameroun) & Tsalefack, Université de Dschang (Cameroun) ..................................................... 55 Variabilités climatiques et effets socio-environnementaux des migrations transfrontalières des éleveurs dans les parcs du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida (Nord-Cameroun) Boniface Ganota, Université de Maroua (Cameroun) ............................................... 77 Analyse par télédétection de la dynamique des crues sous l’effet des variations climatiques dans le bassin versant du lac Fitri (Tchad) Antoinette Dénénodji, CNAR, N’Djamena (Tchad) Agnès Bugue, CIRAD, Montpellier (France) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) .................................................. 91 Perception des changements climatiques par les paysans de Mokong dans l’extrême nord du Cameroun : un besoin urgent de bonnes nouvelles Bell Jean Pierre, Université de Maroua (Cameroun) ............................................... 107 Vers une fonction pastorale des formations agro-forestières dans les plaines fourragères sèches de l’extrême nord du Cameroun : cas des terroirs de Mozogo et Tolkomari Jules Balna, IRAD-Maroua (Cameroun) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) ................................................ 117

Protection environnementale des aménagements hydroélectriques et développement durable au Cameroun : du barrage de la Mapé dans l’Adamaoua Marie Madeleine Mbanmeyh, Université de Maroua (Cameroun) .......................... 139 Projet pétrolier et immigration dans un espace rural : le cas de Komé dans la plaine de Doba (sud du Tchad) Abakar Ali Ousmane, Université de Maroua (Cameroun) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) ................................................ 151 Changements climatiques et migrations de la faune sauvage à l’extrême nord du Cameroun : incidences et mesures d’atténuation (1900-2012) Crépin Wowé, Université de Maroua ...................................................................... 173

Deuxième partie : Ruralité et adaptations aux changements climatiques ............................... 189 Stratégies endogènes d’adaptation des éleveurs mbororo du Nord-Cameroun face aux crises climatiques actuelles Natali Kossoumna Liba’a, Université de Maroua (Cameroun) ............................... 191 Système d’alerte et de prévention endogènes en milieu pastoral face aux risques liés aux changements climatiques dans le Kanem au Tchad Pabamé Sougnabé, LRVZ, (Tchad) ......................................................................... 217 Changements climatiques et regards paysans à l’extrême nord du Cameroun Jean Gormo, Université de Maroua (Cameroun) ..................................................... 235 Vulnérabilité et politiques d’adaptation aux changements climatiques dans le bassin du lac Tchad : le cas de la région soudano-sahélienne du Cameroun Paul Ahidjo, Université de Maroua (Cameroun) ..................................................... 251 Réponses paysannes à la variabilité climatique. Une étude de cas réalisée dans le terroir de Goye-Godoum (Mayo Kebbi-Ouest) Saaba Pallai, Université de N’Djamena (Tchad) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) ................................................ 265 Extension récente de la plantation de canne à sucre dans la plaine de la Tandjilé Ouest : nouvelle stratégie d’adaptation paysanne au changement climatique Djangrang Man-na, Université de Moundou (Tchad) Kelgue Salomon, Université de Moundou (Tchad) ................................................. 281 Stratégies paysannes d’adaptation face aux risques pluviométriques annuels dans la plaine du Mayo Kebbi Romain Gouataine Seingue, Ecole normale supérieure de Bongor (Tchad) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) Bring, Université de Ngaoundéré (Cameroun) ........................................................ 295

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Introduction Pour de nouvelles connaissances des espaces soudaniens et sahéliens d’Afrique rurale secoués par des perturbations climatiques contemporaines Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) Le climat constitue l’un des facteurs essentiels qui organisent les activités et, partant même, la vie en milieu rural africain, en général, et plus précisément dans ses zones soudaniennes et sahéliennes. Depuis quelques décennies, des constats ont été faits sur l’évolution du climat et de nombreux auteurs en sont arrivés à montrer que ce phénomène naturel a beaucoup évolué dans le monde. C’est pourquoi il est difficile de nos jours d’envisager un projet axé sur la production du secteur primaire sans songer au phénomène des changements climatiques. En Afrique rurale et surtout dans sa partie subsaharienne, les activités telles que l’agriculture, l’élevage et même la pêche sont en majorité tributaires du climat. Il est donc pertinent de réfléchir sur la manière dont les acteurs intervenant dans cet espace réagissent face aux caprices de ce phénomène, chercher à comprendre comment le climat d’aujourd’hui est perçu par les acteurs diversifiés et quelle pourrait être la contribution des acteurs scientifiques dans la récolte des données utiles pour l’appréhender afin d’envisager des solutions durables à la gestion de la planète Terre. Cette réflexion a constitué la préoccupation majeure de quelques spécialistes du climat et du monde rural, qui ont voulu questionner les hommes, acteurs du monde rural et leurs activités en rapport à un facteur clé de la réussite ou de l’échec de leurs projets. Les différentes contributions se sont penchées sur l’analyse des espaces exposés aux variations climatiques, aux réactions des différents acteurs face à l’évolution du climat en partant des exemples pris en zones sahéliennes et soudaniennes du Cameroun et du Tchad situées en Afrique centrale (figure 1). Le choix de ces zones bioclimatiques s’explique par le fait qu’elles sont des milieux qui subissent itérativement depuis quelques décennies les affres du phénomène des changements climatiques. Ces derniers ont affecté de façon diverse et à des degrés variés les paysanneries de ces zones d’Afrique. Cet ouvrage collectif a donc eu pour ambition principale à travers les différentes contributions, de montrer comment le climat impacte les activités et les hommes et comment à différentes échelles, les acteurs variés font face aux contraintes imposées par ce phénomène naturel en zones sèches d’Afrique rurale (figure 1). Il s’est agi spécifiquement de :

faire un état des lieux du climat actuel qui règne en zones sèches d’Afrique centrale sur la base des données conventionnelles, satellitaires et représentationnelles; - caractériser les évolutions du climat dans les zones susmentionnées ; - produire le bilan des effets de l’évolution du climat sur le milieu rural en zones sèches d’Afrique centrale; - répertorier les défis paysans et institutionnels relevés ou à relever face aux changements climatiques, etc. Cet ouvrage s’organise autour de deux axes principaux qui sont étroitement liés aux différents objectifs opératoires évoqués ci-dessus. Il s’agit d’une part de montrer comment les espaces ruraux soudaniens et sahéliens subissent les effets de l’évolution du climat en Afrique centrale. Il s’agit d’autre part de questionner les façons dont les acteurs intervenant dans les espaces ruraux réagissent aux changements du climat dans cette partie de l’Afrique. Ces contributions concernent essentiellement deux pays d’Afrique centrale, à savoir le Cameroun et le Tchad. Elles sont organisées autour de deux thématiques principales qui constituent les deux parties de cet ouvrage. La première montre comment les espaces ruraux de cette partie de l’Afrique sont exposés à l’évolution du climat et la deuxième s’intéresse aux résiliences des différents acteurs face aux changements observés sur le climat qui règne dans cet espace, ceci à des échelles diversifiées.

Figure 1. Localisation de la zone d’étude. 8

La première partie de l’ouvrage intitulée : « Des espaces ruraux en proie à l’évolution du climat » fait le point sur les différentes composantes du climat afin de comprendre les différentes évolutions observées dans les zones bioclimatiques sus-évoquées. Ainsi, au regard de la situation climatique de ces zones, elle s’est attelée à caractériser les éléments du climat en s’appuyant sur les données aussi bien conventionnelles que satellitaires. Cet état des lieux du climat et de la ruralité ne peut être exhaustif que si les données empiriques sur les représentations paysannes de ces phénomènes sont aussi étudiées. En fin de compte, cette partie de l’ouvrage apprécie donc les climats d’une part et, d’autre part, fournit une base de données riche sur les activités du monde rural actuel, sur ses composantes physiques et la manière dont il est actuellement compris. Dans cette première partie de cet ouvrage constituée de huit chapitres, les contributions se focalisent sur l’analyse des variabilités et des variations climatiques ainsi que de leurs effets sur les espaces ruraux. C’est dans cette optique que le bassin du Mayo Kebbi au Tchad, selon Passinring Kedeu, a connu des effets des changements climatiques qui se caractérisent par les mutations observées sur les paysages naturels et ruraux. Pour cet auteur, les canicules fréquentes observées dans cet espace dégradent la végétation et, par ricochet, accentuent la pollution atmosphérique. C’est ainsi qu’en 40 ans, le climat de cette région est passé du type soudanien humide à un type soudanien sec caractérisé par des ressources naturelles devenues plus rares. La conquête des bas-fonds, la sélection des variétés culturales et l’amélioration des cultures en terrain exondé constituent des alternatives peu efficaces développées par les paysans. Les variations climatiques observées au Tchad ces dernières décennies ont été de même appréciées dans cet ouvrage par Dénénodji et al. Ces auteurs se sont penchés sur l’évaluation de la dynamique des crues sous l’effet des variations climatiques contemporaines. Ils se sont appuyés aussi bien sur une série d’images satellitaires MODIS acquises en 2010, disponibles tous les 16 jours à 250 m de résolution que sur des données pluviométriques conventionnelles pour apprécier par l’usage de la cartographie, les effets de la dynamique des crues issues des variations climatiques sur les systèmes de culture dans le bassin versant de Fitri au Tchad. Les zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun subissent aussi, depuis quelques décennies, des phénomènes extrêmes comme les sécheresses et les inondations qui génèrent des dysfonctionnements au sein des communautés humaines. Les plus vulnérables restent les populations rurales qui perçoivent de différentes façons le phénomène des changements climatiques. Bell Jean Pierre l’a montré à travers sa contribution sur la perception paysanne de ce phénomène dans le terroir de Mokong au Nord-Cameroun. Ces perturbations climatiques ont eu des répercussions importantes et parfois désorganisent la vie des populations contraintes à se déplacer. Ce qui a constitué la préoccupation majeure de la contribution de Watang Ziéba Félix. Ce dernier s’est donc interrogé sur la gestion

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des déplacés provoqués par des crises environnementales récurrentes observées dans ces espaces. Les instabilités climatiques, comme souligné plus haut, ont provoqué des perturbations dans la vie des populations rurales des zones sèches. Elles n’ont pas seulement affecté les systèmes de culture comme le cas observé au Tchad, mais également, elles ont eu des conséquences sur les pratiques pastorales et les mobilités de la faune sauvage. C’est la substance des communications proposées par Ganota Boniface; Gonné Bernard et Balna Jules, d’une part, et Wowe Crépin, d’autre part. Les uns examinent les effets socio-environnementaux et socioéconomiques des variabilités climatiques sur les mobilités transfrontalières des éleveurs dans les zones sèches soudano-sahéliennes du Cameroun en s’appuyant sur des cas spécifiques observés dans la vallée de la Bénoué et les piémonts des monts Mandara. Les autres s’appesantissent sur l’analyse des facteurs naturels et humains qui ont conditionné les mobilités de faune sauvage ainsi que les actions entreprises par les pouvoirs publics pour atténuer les effets de ces déplacements. La deuxième partie de cet ouvrage intitulée : « Changements climatiques et résiliences des populations » montre comment le climat, de par ses composantes diverses, contribue à l’explication des mutations actuelles observées en zones rurales. En d’autres termes, elle est constituée des contributions qui analysent les impacts du climat sur les évolutions, les changements, et les transformations que connaît le monde rural actuel. Il s’est agi des communications principalement orientées vers l’observation des mutations des différents systèmes de production rurale (agriculture, élevage, pêche, artisanat…) dans les espaces de production, dans la gestion des ressources, dans les paysages ruraux, dans les stratégies paysannes, bref dans les comportements paysans. Sur ce plan, cet ouvrage s’intéresse à l’analyse des résiliences développées par les différents acteurs aux perturbations et changements climatiques dans les zones soudaniennes et sahéliennes du Cameroun et du Tchad. Il s’agit ici de chercher à savoir comment ces acteurs perçoivent le phénomène de changement climatique, d’une part, et comment, d’autre part, ils développent chacun à son niveau et en fonction de ses moyens, intelligence, savoirs et savoir-faire, des stratégies pour faire face à ce phénomène qui de plus en plus crée des influences dans les espaces ruraux de l’Afrique centrale en général, du Cameroun et du Tchad en particulier. Ce que Gormo Jean a qualifié de regards paysans dans sa contribution. C’est dans cette optique que Kossoumna Liba’a Natali et Pabamé Sougnabé se sont préoccupés de l’analyse des stratégies endogènes des éleveurs mbororo du Cameroun d’une part et, d’autre part, du système d’alerte et de prévention endogènes des éleveurs dans le Kanem tchadien face aux crises climatiques actuelles. Dans l’ensemble du bassin du lac Tchad en proie aux variations climatiques ayant provoqué des crises écologiques et humanitaires, comme le montre Ahidjo Paul, les paysanneries y sont restées très vulnérables. Elles ont dans le domaine

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agricole développé des stratégies variées. C’est le cas observé dans le terroir de Goye-Godoum dans la région du Mayo Kebbi Ouest (Tchad) où certains paysans agriculteurs ont diversifié leurs systèmes de culture (test de culture de taro dans les bas-fonds, intensification de culture de sésame et de maïs…) et d’autres se sont orientés vers la recherche de l’argent basée sur l’exploitation de l’or. Mais les paysans les plus futés réagissent aux variabilités climatiques en procédant à la dispersion des dates de semis et à l’adoption des variétés à cycle court d’une part et, d’autre part à l’augmentation des emblavures, comme le relèvent Gouataine Seingue Romain et Gonné Bernard. En revanche dans la plaine de la Tandjilé (Ouest -Tchad), les paysans, pour faire face aux crises climatiques, étendent et multiplient les champs de canne à sucre.

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Première partie : Des espaces ruraux en proie à l’évolution du climat

Changements climatiques et mutations des paysages dans la cuvette lacustre de Léré et le bassin versant du Mayo-Dallah (sud–ouest du Tchad) : caractérisation et impacts Passinring Kedeu, Université de N’Djamena (Tchad) Résumé. Le changement climatique est de nos jours à la une des actualités environnementales. Il se manifeste par une modification durable de la température, l’eau et le vent. Les causes sont nombreuses et les conséquences se manifestent à différentes échelles spatiales. L’objectif de cette contribution est de caractériser le climat et évaluer ses effets. La cuvette lacustre de Léré et le bassin versant d’el Dallah constituent le support spatial de cette étude. Ils se caractérisent par l’influence de l’homme sur l’érosion et la dégradation des ressources. Partant de l’exploitation des données secondaires et complémentaires associées à des informations empiriques et conventionnelles, cette etude montre que le changement climatique entraîne une baisse des rendements agricoles, tandis que la baisse des ressources en eau pèse sur la sécurité alimentaire des populations vulnérables. Elle vise donc à appréhender, à caractériser et à évaluer ce mécanisme sur un terrain réduit. Cette région se caractérise par des températures élevées, un régime pluvial irrégulier et une forte évaporation. Pour caractériser la dynamique du climat, des calculs des paramètres et indices ont été effectués sur une série de données de la région. Les analyses de laboratoire, les observations de terrain et les enquêtes sur les mutations des paysages naturels et ruraux ainsi que les stratégies locales d’adaptation terrain ont complété la démarche de collecte des données. Il en ressort qu’en 40 ans, le climat de la région est passé du type soudanien humide à un type soudanien sec avec des ressources naturelles plus rares. La conquête des bas-fonds, la sélection des variétés culturales et l’amélioration des cultures en terrain exondé, constituent des alternatives peu efficaces. Mots-clés : changement climatique ; paysages géographiques ; adaptation ; bassin versant ; Mayo-Kebbi ; lac, Mayo-Dallah ; Tchad. Abstract. The issue of climate change tops the agenda of environmental questions nowadays. Its manifestations are notably seen through sustainable modifications of temperature, water and wind. Its causes are many and result at various spatial levels. In the Lake Chad basin of Mayo-Kebbi we conducted a study of this phenomenon by characterizing the climate and its effects on the

mutations of natural and landscapes and by assessing local strategies of adaptation. The Lere lake basin and the El Dallah watershed are the geographical foci of this study. They are characterized by human influence on erosion and the degradation of resources. Basing on the exploitation of secondary and complementary data coupled with empirical and conventional data, the present investigation arrives at the finding that climate change leads to a decrease in crop yields, whereas decrease in water resources impacts on food security of vulnerable populations. It therefore aims at apprehending, characterizing and assessing this mechanism on a lower scale. This region is characterized by high temperatures, an irregular rain rate and high evaporation. In a bid to characterize the dynamics of the climate, calculations of parameters and indices were conducted on a rage of data from the region. Laboratory analyses, field observations and investigations completed the data collection methods. In ensues that in 40 years, the weather of the region has shifted from the wet Sudanese type to a dry Sudanese type marked by scarce natural resources. The conquest of the lowlands, the selection of crop varieties and the improvement on the agricultural activities on flooded lands are less effective alternatives. Keywords: Climate change, geographical landscapes, adaptation, watershed, Mayo-Kebbi, Lake, Mayoh Dallah, Chad.

Introduction La cuvette lacustre de Léré et le sous-organisme hydrologique qui l’alimente via le principal tributaire qui est le Mayo-Kebbi, regorgent d’importantes potentialités et constituent de ce fait un pôle de concentration humaine. Le couvert végétal dense abritant une faune riche, le réseau hydrographique dendritique qui offre une possibilité d’exploitations diverses à la population, les terres agricoles fertiles et régulièrement recyclées par le phénomène des crues fluvio-lacustres, etc., font de cet espace géographique un don naturel, un espoir de survie pour une population à majorité vouée aux activités agricoles (Passinring K., 2006). Aujourd’hui, la cohérence de l’organisation des paysages et l’espoir de la population est en train de voler en éclats. Le contexte politique national et environnemental actuel, centré sur la vulnérabilité des ressources naturelles, le climat et les préoccupations sécuritaires qui visent la réduction de la pauvreté, justifient le choix du cadre géographique de l’étude (figure 1). Le changement climatique ou la variabilité climatique accrue qu’on peut qualifier aussi de désordre climatique, qui n’épargne d’ailleurs actuellement aucune région du monde, est une réalité dans la région et touche tous les secteurs : agriculture, élevage, réseau et dynamique du système hydrographique, répartition de la végétation et métabolisme des spectres végétaux, les sols, activités socioculturelles … 16

Ce désordre climatique se manifeste non seulement par une légère augmentation de la température, mais aussi par la variation du régime de la pluviosité. En effet, lors d’une étude prospective de terrain en décembre 2012, la population estimait globalement qu’il y a un réchauffement de la température et une perturbation des régimes pluviométriques avec une tendance à la baisse tant en durée qu’en quantité. De ce fait, le changement climatique amène à redouter de l’ampleur de ses effets potentiels sur l’agriculture. C’est pourquoi anticiper sur l’analyse des stratégies d’adaptation des systèmes agricoles pour les années à venir s’avère un impératif important.

BASSIN TCHADIEN DU

Zone d’étude

Sous – bassin de el Dallah

Source : INSEED, P. Kedeu 2006. Figure 1. Localisation de la zone d’étude.

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Dans cette étude, le dépérissement des rendements agricoles, l’errance perpétuelle des producteurs ruraux, les conflits d’usage récurrents, l’instabilité des systèmes géographiques naturels, les diverses stratégies d’adaptation souvent inadaptées et parfois contre-productives, définissent les implications sécuritaires du changement climatique qui affecte la stabilité globale de la région. Cette stabilité s’entend comme un état d’équilibre des processus naturels, d’une part, et comme un état de calme socio-économique des sociétés affectées d’autre part. Ce travail s’organise autour de trois paradigmes de recherche: - caractérisation du climat et vecteurs de changement ; - analyse des effets du changement climatique ; - examen des stratégies d’adaptation. Le but est de parvenir à la vérification des liens entre le changement climatique et les enjeux socio-environnementaux, et proposer des pistes pour une stratégie durable d’adaptation. Problématique Le triangle Pala-Binder-Léré et son arrière-pays appartiennent au domaine bioclimatique soudanien à tendance sahélienne. Avant le déclic de 1977 (659 mm de pluie), marquant le début de sécheresses récurrentes et violentes, le climat était caractérisé par des températures douces, des précipitations régulières et suffisantes qui procuraient à la population des rendements agricoles favorables à l’équilibre socio-économique. La végétation naturelle garantissait au secteur d’élevage un équilibre et une stabilité en matière de ressources pastorales. Le réseau hydrographique dense constituait un atout pour le bon épanouissement de l’économie rurale ainsi que pour une cohabitation pacifique des différents acteurs. Aujourd’hui, le constat montre l’envers de la situation dans toute la région ; il s’agit d’un désordre climatique que tout le monde s’accorde à appeler changement climatique. En 40 ans, le climat est passé du type soudanien humide à un type soudanien sec avec des ressources naturelles plus rares. La conquête des bas-fonds, la sélection des variétés culturales et l’amélioration des cultures en terrain exondé, constituent des alternatives souvent peu efficaces aux effets secondaires néfastes (Eldin, M. et Milleville, P., 1989). Cette étude part de l’hypothèse selon laquelle les effets de ce changement climatique sont réels : - irrégularités pluviométriques, caractérisées par le retard de début de saison des pluies, de la précocité de la fin de saison des pluies, baisse chronique du volume annuel des pluies ; - sécheresses périodiques et saisonnières de plus en plus fréquentes et plus longues ; - inondations récurrentes et dévastatrices ;

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- désorganisation du réseau hydrographique ; - déstructuration des paysages ruraux ; - baisse des rendements agricoles ; - prolifération des maladies opportunistes. Si aujourd’hui il ne fait aucun doute que le désordre climatique perturbe le cours des processus naturels et la stabilité des économies rurales, quelques questions méritent réflexion, sachant que la région est soumise à une utilisation sociale incontrôlée et anarchique très forte : élevage extensif, agriculture traditionnelle et chasse précédée de feux (PNUD-FEM, 1998). Les conséquences écologiques sont considérables. Ce qui amène à poser principalement deux questions : la déprise des terres cultivables tant en zones exondées qu'en zones inondables résulte-t-elle d'un régime climatique très aléatoire ou plutôt d'une utilisation sociale incontrôlée ? Le couvert végétal, en dynamique régressive, estil lié à une dégradation climatique ou à une interférence anthropique ? C’est en réponse au plan national pour l’environnement axé sur la vulnérabilité des ressources disponibles, les tendances climatiques et les préoccupations sécuritaires qui visent la réduction de la pauvreté des populations que cette étude est entreprise. Car au vu des constats réalisés, la nécessité de protéger l’environnement aux échelles locale et régionale s’impose. Des initiatives dans ce sens ont été entreprises ; mais sont-elles efficaces ? Quels sont leurs procédés et leurs objectifs ? Quels en sont les acteurs ? Quels sont les résultats obtenus ? C’est autour de ces questions que se structure la présentation des résultats obtenus par le biais de l’utilisation d’une méthodologie précise.

Matériels et méthodes Dans cette étude, les données climatiques étudiées ont été fragmentaires. Elles concernent deux stations et couvrent la période de 1973 à 2000 pour la station de Léré et de 1946 à 2014 pour la station de Pala. Ces données portent essentiellement sur les composantes telles que la pluviosité, la température et l’évaporation. Leur traitement et leur analyse ont été faits en comparaison avec les études des composantes climatiques antérieures. En outre, la méthodologie adoptée pour collecter les informations auprès de la population est basée sur l’entretien par focus group au moyen d’un guide. Des enquêtes individuelles par questionnaire ont été également réalisées ; le protocole d’enquête a été complété par les observations de terrain. La méthode de focus group consiste à interroger un groupe de 30 à 40 personnes, essentiellement des acteurs ruraux (agriculteurs, éleveurs, …) afin de recueillir la perception du phénomène de changement climatique par la population. Ce qui a permis d’appréhender l’état des ressources (celles disponibles et celles en voie de disparition), les principales zones de différentes 19

vocations (agricole, pastorale, etc.) et surtout le comportement de la population face à ce phénomène. Les entretiens individuels concernent essentiellement les responsables locaux tels que les chefs traditionnels, les notables, les responsables administratifs, les responsables des organisations paysannes, les responsables des associations et les ONG. Ils permettent de saisir comment les gens ressentent et réagissent aux effets des changements climatiques au sein de leur ménage. Autrement dit, il s’agit de cerner les habitudes individuelles de vie des populations, c'est-à-dire les méthodes culturales, les techniques locales, les représentations sociales et culturelles en matière d’environnement et de gestion des ressources naturelles. Des personnes âgées de plus de 20 ans, nées dans la localité ou y vivant depuis au moins 10 ans ont été interviewées. Ici, l’âge et l’ancienneté dans la localité sont très déterminants pour appréhender les effets des changements climatiques. Pour examiner l’interférence des aléas climatiques sur les faits naturels et socio-économiques, l’approche de terrain a été privilégiée. Au cours de cette étape, une typologie des paysages naturels et ruraux a été établie, des pratiques de gestion des ressources ont été identifiées et interprétées dans les secteurs agricoles et pastoraux. Les principales thématiques qui ont couronné les travaux de terrain se résument en 4 points : - les méthodes locales pour le contrôle et l’utilisation des ressources; - les limites des techniques pratiquées pour la gestion des ressources à l’ère du changement climatique; - le rôle de l’État et des organisations non gouvernementales ; - les témoins des mutations paysagères de la région. Caractérisation du climat et vecteurs de changement dans le sud-ouest du Tchad Le bassin tchadien du Mayo-Kebbi, à l’instar de tout le sud du pays, a un régime climatique de type tropical à deux saisons contrastées : une saison pluvieuse et une saison sèche. Les températures sont constamment élevées et le régime pluvial est très irrégulier. Associés à une évaporation annuelle très forte (2398 mm), ces paramètres font de ce climat, un climat de savane. Il se manifeste par une alternance régulière de deux masses d'air contrastées (l'alizé austral ou mousson chaude et humide et l'alizé boréal ou harmattan chaud et sec) dont le point de rencontre détermine la zone de convergence inter-tropicale, ZCIT (Beltrando, G. et Chemery, L., 1995, Leroux, M., 1983). C’est ce qui provoque d’ailleurs une irrégularité et une variabilité annuelles importantes des pluies dans la région (figures 2 et 3).

20

400 300 200 100

1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000

0

Figure 2. Indice d’irrégularité des pluies de 1973 à 2000. 1200 1000 800 600 400

0

1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000

200

Figure 3. Variabilité interannuelle des pluies. D’après des études réalisées sur la composante précipitation du climat (Pagney P., Nieuwolt S. et al., 1986), la distribution des pluies est liée au déplacement du front de ces deux masses d’air. Son extension vers le nord du pays détermine la durée de la saison humide et l’importance de la pluviosité. Sa stagnation au sud du 15e parallèle entraîne une saison des pluies plus courte aux précipitations moins abondantes.

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Les précipitations sont réparties de façon aléatoire dans le temps (figure 4). Cette situation entraîne des conséquences écologiques importantes sur la végétation, le régime des écoulements superficiels et les activités agropastorales. L'analyse des données pluviométriques montre un régime pluvial unimodal franc (pic en août) centré sur l'été. En outre, la durée de la période pluvieuse n’est pas liée à l'apparition des premières pluies, car le constat a montré que très souvent, les premières pluies, qualifiées de pluies précoces, sont suivies par une période sèche qui peut durer 4 à 6 semaines. 250

Période post-humide

125

200

100

150

75 Période pré-humid

100

50

Période humide

50 0

P1

Période sèche

J ETP

F

M

A

P2

M

P4

P3

J

Précipitations

J

A 1/2 ETP

25

Période sèche

0 S

O

N

D

Températures

Figure 4. Abaque hydrothermique de la cuvette de Léré (station de Léré). Les températures sont caractérisées par une faible douceur avec une moyenne des minima de 21° C et celle des maxima qui s’élève à 35° C. D’une manière générale, dans le bassin du Mayo-Kebbi, le régime climatique se caractérise par des précipitations orageuses sèches qu’accompagnent des vents violents au début et vers la fin de la saison pluvieuse, puis en saison sèche par le règne de l'harmattan où l'air sec est dominé par des brumes sèches. À l’échelle saisonnière, les variations de la température sont dignes d'un régime sahélien avec des maxima qui dépassent 40° C et des minima qui se situent au-delà de 25° C. Ce régime climatique instable du point de vue pluviométrique et austère du point de vue thermique, constitue un risque potentiel pour le régime de drainage et pour le métabolisme de la végétation. L’insuffisance et l’irrégularité des pluies perturbent sérieusement la croissance des végétaux et le calendrier agricole (Benseddick, B. et Benabdelli, 2000, Lamarre, D., 1997). La fin de la saison végétative intervient quelques semaines après l’interruption des apports en eau. 22

L’arrivée tardive des premières pluies et la fin précoce de la saison humide constituent une contrainte d’épanouissement chez les végétaux, un frein aux processus pédogéniques et un handicap aux rendements agricoles satisfaisants. Développée sur des sols légers, à faible capacité de rétention qui filtrent rapidement l’eau, la végétation est très sensible au déficit hydrique. Cette végétation est soumise à une variation saisonnière incessante du métabolisme. Elle se recouvre de feuilles pendant la période pluviale alors qu’en saison sèche, le paysage se modifie, le sol se déshydrate, les graminées se dessèchent et deviennent la proie des feux de brousse, les feuilles des arbres, arbustes et buissons jaunissent et tombent. Ces fluctuations interannuelles (figure 5 A et B), n’encouragent pas la croissance des végétaux qui, dans l’ensemble, forment un paysage végétal très lacunaire laissant le sol, chaque année, en proie au décapage physique par les eaux pluviales. A: Fluctuation interannuelle du début de l’hivernage 27-Nov. 13-Nov. 30-Oct. 16-Oct. 02-Oct. 18-Sept. 04-Sept. 21-Août

1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1993 1998 1999 2000

07-Août

23

B: Fluctuation interannuelle de la fin de l’hivernage 27-Nov. 13-Nov. 30-Oct. 16-Oct. 02-Oct. 18-Sept. 04-Sept. 21-Août

2000

1999

1998

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1990

1989

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1971

07-Août

Figure 5. Fluctuations interannuelles du début (A) et de la fin (B) de l’hivernage. Source : Passinring Kedeu, 2006. Le régime de drainage composé de l’écoulement souterrain, hypodermique et superficiel de la région est étroitement dépendant de la périodicité et de la quantité des pluies reçues au cours d’une saison (Nyong Anthony, 2006). Ce régime se caractérise par des indices d’humidité et d’aridité importants (tableau 1). Tableau 1. Indices et paramètres pour la définition du régime de drainage. N° Caractères Indices et paramètres 1 Indice d’humidité 0,84 2 Indice d’aridité 66,20 3 Évapotranspiration potentielle (Er) 814,52 4 Excédent d’écoulement 20,37 5 Déficit d’écoulement 1595,97 6 Seuil d’écoulement 669,63 7 Limite supérieure du déficit de l’écoulement 1978,33 Au regard des indices et paramètres climatiques enregistrés au tableau 1, il apparaît que le rythme des pluies de la région est favorable à un régime d’écoulement intermittent. Le ruissellement superficiel et le drainage souterrain sont bien assurés pendant tout l’hivernage, car les précipitations sont supérieures 24

à l’évapotranspiration réelle, soit 833,81 > 814,22 avec un excédent d’écoulement de 20,37. Cependant, en dépit de cette situation écologique favorable pendant la saison des pluies, le déficit pour l’alimentation en eau des plantes en saison sèche constitue une préoccupation écologique majeure. L’évapotranspiration potentielle largement supérieure à l’évapotranspiration réelle (2410,49 > 814,52) confirme les faits avec un déficit de l’écoulement fluvial de 1595,97 mm. La végétation se trouve alors dans un état de sevrage hydrique chronique chaque année pendant de longues périodes sèches. Au cours de ces périodes défavorables, l’indice d’aridité, calculé selon la formule de Thornthwait, est de 66,20 % ; c’est donc un chiffre élevé surtout lorsqu’on s’en tient aux écarts entre les mois les plus pluvieux et les moins pluvieux (figure 6).

Figure 6. État de la pluviosité en 1979 (station de Pala). La valeur du seuil de l’écoulement (669,63) montre ici que celui-ci est en moyenne de faible importance, d’où la forte valeur de la limite supérieure du déficit de l’écoulement fluvial. En effet, g (T) s’élève à 1978,33 alors que la moyenne annuelle des précipitations à Léré est de 833,81 mm et de 993,86 mm à Pala. Il en résulte alors une alimentation interrompue du drainage au cours de l’année avec des conséquences socio-écologiques considérables. D’une manière générale, et de l’avis des populations, les pluies ont commencé à être très irrégulières à partir de 1979. En effet, l’année 1979 a été marquée par une mauvaise répartition des pluies, caractérisée par la concentration des pluies en deux mois (juillet et août concentrent à eux seuls 547 mm de pluie sur un total annuel de 906, 3 mm, soit plus de 60% des précipitations reçues) et un nombre réduit des jours pluvieux (52 sur une moyenne de 77 jours sur 66 ans). Ces irrégularités sont marquées par le retard du début de saison des pluies, la fin précoce de la saison des pluies et la diminution chronique du volume annuel

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des pluies. Elles se manifestent aussi par des sécheresses (figure 7) ou des événements climatiques extrêmes tels que les grandes inondations. Année d’inondation : Année de sécheresse :

Figure 7. Évolution pluviométrique de la région (station de Pala). On remarque que durant les cinq dernières décennies (1970-2010), les années des grandes inondations connues sont 1994, 1997 et 2012 avec plus de 1150 mm de pluie tombée tandis que les sécheresses les plus ressenties par la population sont celles de 2005 et 2009, avec des précipitations annuelles inférieures à 600 mm. Qu’il s’agisse des sécheresses ou des inondations, les effets sont dévastateurs sur l’environnement : dessèchement des arbres, érosion hydrique ou éolienne, asphyxie des sols, maladies, etc. Caractérisation des effets du changement climatique sur le monde rural Au vu des données climatiques et des observations de terrain, le changement climatique est une réalité qui touche tous les secteurs notamment l’agriculture, l’élevage, l’hydrographie, la végétation, les sols, etc. Le secteur agricole est désormais soumis à un calendrier très aléatoire avec des rendements qui ne garantissent pas la sécurité alimentaire. La dégradation de la végétation et l’ensablement des cours d’eau ont rendu la pratique de l’élevage incertaine avec la rareté des ressources pastorales et l’insécurité des éleveurs contraints à une errance perpétuelle. Face à cette situation de pénurie des ressources, la population, pour assurer sa sécurité civile ainsi que celle de ses biens et garantir en même temps la sécurité alimentaire, se trouve obligée de se livrer à une migration économique et à des pratiques agropastorales peu respectueuses de l’environnement. Il en résulte parfois des conflits d’usage récurrents. 26

Des activités agricoles aux rendements aléatoires et destructrices pour l’environnement Au regard de la dynamique aléatoire de la pluviosité, la dégradation de la végétation apparaît comme l’un des indicateurs phares du changement climatique dans cette région. Cette dégradation, selon les paysans, s’accompagne de celle des terres avec pour conséquences la rareté des terres cultivables et la baisse des rendements agricoles avec pour corollaires, des conflits d’usage récurrents. De même, ces conditions climatiques ont favorisé l’éclosion des chenilles qui s’attaquent aux cultures. Beaucoup d’espèces anciennement cultivées sont devenues inadaptées face à la nouvelle donne climatique. Du point de vue agricole, la variabilité saisonnière et interannuelle des précipitations constitue un risque pour le bon déroulement des activités agricoles au titre du début, de la fin et de la durée de la saison pluvieuse. L’impact de ces paramètres produit des effets préjudiciables au démarrage et aux rendements des cultures. L’arrivée tardive de la mousson perturbe le calendrier agricole quels que soient le nombre de jours et la quantité des pluies tombées, car non seulement certaines cultures sont abandonnées à cause de leur cycle végétatif trop long et inadapté aux périodicités pluviométriques actuelles, mais dans l’ensemble, l’agriculteur plante de plus en plus tardivement. Aussi des parcelles sont-elles réduites à cause de la coïncidence de plusieurs travaux tels que les semis et sarclages successifs de plusieurs cultures, la prolifération des adventices qui épuise le paysan quand il les arrache, etc. L’arrêt précoce des pluies se traduit par l’immaturité de certaines cultures à cycle long entraînant leur mauvais rendement. En outre, certaines récoltes deviennent plus laborieuses à cause de l’arrêt précoce des pluies. C’est le cas des plantes à tubercule comme la patate douce et les plantes à gousses souterraines comme les arachides, les pois de terre, qui désormais doivent être récoltées en période sèche durant laquelle le sol s’est considérablement disséqué et durci. Aussi la descente précoce des troupeaux nomades et transhumants menace-t-elle les récoltes non encore capitalisées (Rosenberg, N. J., 1992). Le début, en mai, de la saison pluvieuse laisse aussi présager une mauvaise répartition des pluies, car il traduit, soit une concentration des eaux en peu de temps noyant les cultures, soit une insuffisance pluviométrique ne permettant pas la maturité des cultures. Dans les deux cas, les récoltes sont mauvaises et le spectre de la famine plane sur la population, créant aussi une instabilité sociale (mobilité des personnes, conflits d’usage, etc.). En somme, le caractère fluctuant du début, de la fin et de la durée de la saison des pluies fait que celle-ci connaît une instabilité temporelle, ce qui crée un désordre sur la biologie et la physiologie végétale, un désordre du point de vue agricole et pastoral, car ni l’agriculteur ni l’éleveur ne peuvent prévoir le temps à leur manière traditionnelle afin de l’optimiser à leur profit. 27

Face aux effets directs et indirects des aléas de la pluviométrie sur les activités et rendements agricoles, la population se livre à des pratiques destructrices de l’environnement. Des exploitations pastorales exposées aux phénomènes d’insécurité Le triangle géographique Pala-Léré-Binder a pour vocation principale, l’agriculture. À cette principale activité est joint le petit élevage constitué de la basse-cour et des bœufs de culture attelée. La région était exempte de la transhumance et les nomades occasionnels se tenaient à distance sur environ 7 à 20 km du terroir villageois. De nos jours, l’irrégularité pluviométrique dans la zone soudanienne, l’accroissement de l’aridité dans la zone sahélienne accompagnés des températures constamment élevées exposent la pratique de l’élevage à des difficultés socio-économiques diverses et à des risques naturels majeurs. Face à la rareté des points d’eau, du pâturage et des sites stratégiques de campement provoquée par la dynamique climatique actuelle, les éleveurs ont migré de plus en plus vers la zone soudanienne, créant ainsi des phénomènes nouveaux : insécurité, conflit foncier, cohabitation difficile, dégradation du couvert végétal, etc. Malgré les efforts consentis par le gouvernement en vue d’améliorer ce secteur, l’élevage pastoral se heurte de plus en plus à des obstacles qui menacent l’ensemble du système. Le changement climatique exerce une pression sur les éleveurs en les poussant à migrer vers le sud afin de protéger leurs animaux contre les contraintes naturelles telles que la sécheresse et les maladies opportunistes. Cependant, dans leur descente, ceux-ci se heurtent à des phénomènes d’insécurité qui s’abattent sur eux tels que : rackets, agressions crapuleuses, enlèvements, vols à main armée, etc. L’élevage se trouve ainsi désorganisé dans le Mayo-Kebbi Ouest par l’insécurité, créant une mobilité animale perpétuelle. Le paysage rural se trouve donc transformé avec des signes extérieurs qui sont : - la réduction de la mobilité des éleveurs, voire leur sédentarisation ; - la réduction de l’amplitude spatiale de la mobilité animale avec concentration autour des sites sédentaires ; - la disparition de certains terroirs pastoraux ; - l’apparition de nombreuses plages de dénudation dans le couvert végétal, etc. On constate en effet que les frontières étatiques constituent des zones endémiques d’insécurité. Pour se mettre à l’abri des menaces au niveau des frontières, les éleveurs ainsi que leurs troupeaux se replient autour des villes ou villages afin de bénéficier de la sécurité garantie par les autorités traditionnelles et administratives. Avec ces replis, les terroirs pastoraux et agricoles s’imbriquent 28

fortement avec une tendance à la fusion des premiers aux seconds. Malgré cette stratégie de retrait, l’angoisse persiste chez les éleveurs, car disent-ils, « Nous fuyons les serpents en brousse, mais nous rencontrons des hyènes en ville ». Le rapprochement de certains campements pastoraux des terroirs agricoles a galvanisé les conflits d’usage qui opposent traditionnellement ces deux communautés et les règlements souvent inéquitables les divisent davantage, pourtant elles sont appelées à cohabiter dans la complémentarité. Contraints par les phénomènes comme la rareté d’eau et de pâturages à descendre dans les zones favorables, la surcharge des terroirs agricoles, le déclin de l’élevage pastoral et la baisse du pouvoir d’achat et du niveau de vie, les éleveurs viennent compléter la liste déjà longue des conséquences du changement climatique dans la région. En outre, la concentration des éleveurs autour des villes et villages met au cœur des préoccupations, la question foncière dont la marchandisation constitue un frein à l’intégration sociale. Obligés de se sédentariser et de s’adonner à l’agriculture, les éleveurs ne remplissent plus les conditions optimales d’un élevage pastoral productif. Résultat, avec les prises d’otages, les enlèvements d’enfants bouviers, le braquage et le paiement des rançons, les conditions de l’élevage se sont fortement détériorées et l’aptitude des éleveurs à assurer la sécurité de leurs troupeaux a considérablement diminué. Des sociétés rurales de plus en plus pauvres et fragiles L’une des graves conséquences du changement climatique dans la région du Mayo-Kebbi Ouest est la désorganisation des sociétés rurales. Cette désorganisation se traduit dans les faits par la dégradation des conditions de vie, les errances perpétuelles, les conflits d’usage et de cohabitation, la précarité de la santé, la fragilité de son économie, la coexistence difficile, l’errance perpétuelle, de fréquents feux de brousse, etc. Avec la dégradation de la végétation, la rareté des bois d’usage et de chauffe s’est accentuée. Cette situation oblige la population à déployer plus d’efforts en allant de plus en plus loin les chercher. Par ailleurs, la rareté des terres cultivables s’accompagne de la baisse des rendements agricoles. Toutes ces situations défavorables ont pour effet, la psychose de la famine, les conflits fonciers et les conflits de cohabitation. L’équilibre des sociétés rurales se trouve fragilisé et avec l’arrivée des populations à vocation pastorale, fuyant les effets de la dégradation du climat, on est allé de mal en pis. Avec la tendance de cette population à la sédentarité, l’usage des ressources disponibles est devenu source de conflits récurrents et la crise de confiance est devenue un système de vie entre éleveurs et agriculteurs. Ces conflits mal gérés par les autorités compétentes créent de la frustration, perpétuent le climat de méfiance entre les protagonistes et surtout alimentent une habitude à des déplacements incessants.

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Dans le domaine de la santé, les effets des changements climatiques ne sont pas des moindres. Les populations constatent qu’elles sont exposées aux nombreuses maladies de plus en plus fréquentes ces dernières années avec des conséquences plus sévères que jadis. C’est le cas de la méningite, la varicelle, la rougeole, des maladies respiratoires, des avortements chez les femmes pour la plupart liés à l’effet de la chaleur, déclarent certaines personnes. Chez les animaux, les pathologies classiques et opportunistes telles que la fièvre aphteuse, les épidémies de Newcastle et la mauvaise éclosion des œufs pour la volaille, les avortements des chèvres et la mort subite des petits ruminants et des bœufs, etc., ont contribué considérablement à la destruction du capital bétail de certains éleveurs qui reconnaissent, sans l’expliquer, le rôle du climat dans la fragilité de leur économie. Aussi la dégradation des terres agricoles par le fait des aléas climatiques a-telle eu comme conséquences environnementales, la prolifération des adventices, la baisse de la pratique et de la durée du temps des jachères. Dans les zones humides, le temps de jachère est passé en moyenne de 6 ans à 2 ans. Pour prévenir ces crises, une approche intégrée initiée par la GTZ/PCGRN, un organisme de la coopération allemande basé à Léré et qui associe les agriculteurs, les éleveurs, les pouvoirs locaux traditionnels et administratifs, a été mise en place. Le mécanisme opérationnel de cette approche consiste en la délimitation des couloirs de transhumance et de l’aménagement des parcours. Mais cette solution laisse une marque négative et durable sur les paysages, car les secteurs voués à l’élevage sont soumis à une forte pression de dégradation. Les innombrables pistes à bétail qui en découlent suppriment ou réduisent considérablement toute tentative de recolonisation végétale et les environs des points d’eau pastoraux se caractérisent par une parfaite dévégétalisation. Le constat amène à conclure que ces tentatives de solution viennent perpétuer les effets des changements climatiques. L’étau climatique n’épargne pas les paysages naturels. Au contraire, les populations, pour surmonter ce qui est convenu d’être appelé le déluge ardent de la terre que sont les changements climatiques, accentuent la pression sur l’eau, le sol et le couvert végétal. Des paysages naturels en dynamique régressive L’intensification de la mobilité animale mue par le recul devant le péril de la contrainte climatique et de la recherche d’un refuge sécurisé dans les zones d’accueil ainsi que l’émergence des éleveurs-cultivant, induisent aux paysages de la région de profondes modifications. Face à cette situation, les paysages agricoles et pastoraux deviennent de plus en plus nombreux tandis que les paysages naturels s’émiettent sous l’effet de la dégradation continue du couvert ligneux. Ce qui fait que les composantes naturelles des paysages géographiques comme l’eau, l’arbre, l’herbe et la terre se trouvent prises en tenaille entre deux 30

intérêts divergents : la conservation des terres par le paysan pour une agriculture productive et la volonté de l’éleveur de maintenir son troupeau dans un état d’alimentation optimale. En outre, l’influence de la rigueur climatique sur les activités pastorales montre une tendance à la déprise du capital bétail des grands ruminants et l’emprise de l’élevage des petits ruminants comme alternative de survie, car ce petit élevage soumet peu au nomadisme et à la transhumance saisonniers. Cependant, ils ont d’importants impacts destructifs sur les ressources végétales. Même s’ils participent peu à la destruction du sol par piétinement, ces petits ruminants broutent tout sur leur passage jusqu’à la souche, bloquant ou retardant la régénérescence et les repousses naturelles. D’où la dégradation des espèces ligneuses et l’embuissonnement du paysage végétal. La sédentarité des éleveurs nomades d’une part, recherchant un pâturage abondant pour le cheptel, d’autre part, fuyant l’insécurité qu’alimentent les bandits de grands chemins qui menacent leur fragile capital, entraîne le maintien prolongé du bétail sur ces terres. Ce qui accélère la dégradation de ces paysages déjà porteurs de signes d’une dynamique régressive : sol pauvre, végétation arbustive clairsemée, feux de brousse fréquents … Cette situation provoque une instabilité sociale qui résulte du désir d’expansion territoriale des éleveurs et la volonté des agriculteurs de protéger leur espace agricole menacé. Chacun cherche donc à protéger le maximum d’espaces utiles dans un écosystème globalement précaire. En effet, l’immixtion de l’homme dans la désorganisation des paysages naturels vient renforcer les marques déjà visibles du changement climatique ces dernières années dans la région. Il est important de faire remarquer que le réchauffement climatique qui se caractérise particulièrement par une hausse de la température, orchestre des effets ambivalents. On assiste, d’une part, à l’assèchement d’innombrables cours d’eau et l’ensablement de nombreux tributaires sans compter les bancs de sable qui colonisent les plaines fluvio-lacustres ; d’autre part, la hausse de température crée un désordre météorologique qui provoque parfois des manifestations pluviogéniques violentes. Il en résulte des crues dévastatrices aux conséquences socioéconomiques et environnementales importantes. C’est le cas des embouchures d’El Ouaya et du Mayo-Binder qui menacent aujourd’hui l’existence du lac de Tréné en amont du pont sur le Mayo-Kebbi à Lao et le lac de Léré à l’exutoire de la cuvette de Léré à l’Ouest (figure 8). Cette progression des dépôts alluvionnaires sous-lacustres et sableux dans les plaines cultivables entraîne le comblement des lacs qui s’étendent en superficie, mais se réduisent en profondeur à cause de l’alluvionnement. L’extension en superficie des lacs engloutit les terres cultivables qui sont déjà rétrécies par l’ensablement. Aussi l’envasement des géosystèmes lacustres dû à des crues et des inondations de grande ampleur, conséquence du désordre météorologique 31

créé par les changements climatiques, favorise-t-il la prolifération des plantes envahissantes qui réduisent considérablement les surfaces cultivables dans les zones humides. C’est le cas des Ipomea, Andropogo gayanus et Mimosa pirgra qui ont aujourd’hui conquis la plus grande partie des terres cultivables de la plaine lacustre de Léré. La reproduction de ces espèces végétales utilisées initialement pour stopper l’avancée de l’ensablement des terres cultivables et favoriser les dépôts par décantation échappe parfois au contrôle des paysans qui sont obligés de développer des stratégies adaptatives face à ce phénomène.

Lambeaux du

Alluvions non différenciées

Source : Passinring Kedeu, 2006. Figure 8. Cône de déjection du Mayo-Binder et d’El Ouaya. Stratégies d’adaptation et perspectives L’adaptation à la variabilité du climat demeure un enjeu prioritaire pour les paysans vivant dans le sud-ouest du Tchad. Les observations de terrain montrent bien que les réponses des populations face à ce défi du siècle sont nombreuses et variées.

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Pour une agriculture durable et garant de la sécurité alimentaire Face à la dégradation des terres cultivables qui se traduit par la baisse des rendements et compte tenu du désordre climatique qui entraîne tantôt la sécheresse édaphique, tantôt des orages violents, et des crues dévastatrices tant du point de vue géomorphologique que socioéconomique, les paysans, par leur génie créateur, ont adopté des techniques qui permettent de corriger la pauvreté des sols et réduire les phénomènes d’érosion dus aux manifestations extrêmes de la pluviosité (Magalhães A.R., 1996). Ces techniques consistent en la mise en valeur des matériaux locaux qui exige peu ou pas des coûts numéraires. L’intuition paysanne à protéger le sol contre l’érosion, l’appauvrissement et la gestion durable de l’eau et de la végétation se traduisent par des actions concrètes telles que : les procédés culturaux et les systèmes de culture. Ce sont des techniques dispersées, non concertées dont l’applicabilité varie d’un producteur à un autre. Il s’agit essentiellement du labour transversal à la pente, du retard du premier sarclage et du buttage. Le labour transversal à la pente a pour principal objectif la réduction du risque de l’érosion des sols. Cette technique permet d’améliorer l’infiltration des eaux et de favoriser la stabilité des sols et une bonne activité chlorophyllienne des végétaux. Certains agriculteurs renforcent cette technique par le procédé du remembrement superficiel du sol dit technique du scarifiage. En effet, le scarifiage améliore le régime d’infiltration de l’eau qui permet au paysan d’assurer au sol une bonne protection au début de la saison pluvieuse, période au cours de laquelle le risque d’érosion hydrique est élevé (Teissier, D., 1994). Le premier sarclage après le semis qui est une opération basée sur l’ameublissement du sol et la destruction des mauvaises herbes autour des plantes cultivées, s’avère néfaste pour la stabilité du sol, s’il est exécuté trop tôt, car il rend vulnérable ce dernier et l’expose aux processus d’attaque physique dont les signes extérieurs sont l’accentuation du refus d’infiltration et le caractère résiduel et lacunaire du couvert végétal. Conscient de ces méfaits et connaissant les caprices du climat ces dernières années, le paysan retarde alors cette première activité de la saison agricole afin de la décliner en une action de lutte antiérosive. Le retard ainsi volontairement accusé permet de maintenir au sol une couverture graminéenne assez longtemps au début de la saison pluvieuse, période à risque pour ces sols généralement à faible couvert végétal et longtemps exposés à des températures déssicatrices (Passinring K., 1997). Dans ces conditions, ces sols dorénavant vulnérables face aux premières pluies, souvent accompagnées de vents forts qui leur confèrent des caractères agressifs du point de vue de l’érosion, se retrouvent sous protection végétale durant la saison défavorable. Quant au buttage dit le billonnage, il constitue une solution idoine contre la sécheresse édaphique perpétuée par la baisse chronique de la pluviosité et les températures élevées. Très pratiquée dans la région, cette opération qui se traduit 33

par la construction des micro-buttes circulaires ou linéaires au pied des plantes cultivées, permet de concentrer des nutriments pour celles-ci en vue de meilleurs rendements ; d’où la vulgarisation d’un type de charrue dit corps butteur. Nos enquêtes ont montré qu’un paysan sur 5 dispose de cet outil alors qu’il y a de cela 20 ans, ce rapport était de 1/10. Ainsi, les sols superficiels riches en humus et à humidité prolongée se trouvent-ils amassés sur une surface plus réduite au bénéfice des plantes. En effet, le rôle géomorphologique du buttage en faveur de la bonne tenue du sol s’avère inestimable. Elle réduit le refus d’infiltration, rompt ou freine considérablement la force de ruissellement, annihile les effets de la battance et augmente la résistance des plantes face aux agents d’érosion. Le billonnage perpétue l’humidité du sol pendant plusieurs mois sans apports d’eau externes ; ce faisant, il contribue significativement à maintenir la stabilité structurale tout en galvanisant sa résistance aux processus d’attaque physique. Pour mieux s’adapter aux contraintes climatiques et lutter contre le désordre social qu’entretiennent les changements climatiques, le paysan de la région du Mayo-Kebbi Ouest complète ces procédés mécaniques par des procédés techniques basés sur les systèmes de culture. C’est ainsi que l’association de cultures de plus en plus pratiquée constitue aussi, comme les autres techniques paysannes évoquées (tableau 2), une forme d’adaptation au changement climatique. Au-delà des avantages traditionnels qu’elle procure en évitant le gaspillage du temps de travail, cette technique permet de lutter contre la dégradation des sols et de gérer de façon optimale l’eau du sol pour l’alimentation des cultures. Ce système de culture ralentit les eaux de ruissellement, améliore le régime d’infiltration, la fertilité du sol et constitue en outre un moyen efficace de protection du sol, de lutte contre la dégradation physique des sols, les cultures accompagnatrices assurant une couverture maximale au sol. Ainsi, le mil, le gombo, le cotonnier, les sésames, etc., sont des cultures hautes qui, pour obtenir des meilleurs rendements, ont besoin d’intervalles considérables entre les poquets. Comme telles, elles constituent des plantes qui couvrent mal le sol et exposent celui-ci à l’érosion hydrique. Pour limiter ce risque et corriger les méfaits, le paysan leur associe des cultures plus basses, moins encombrantes qui protègent parfaitement le sol tout en lui assurant un recyclage en matières organiques brutes. Alors, le haricot, les citrouilles sont cultivés en association avec le mil, le coton, tandis que l’arachide et le pois de terre accompagnent le gombo, le sésame et rarement le mil (tableau 2). Pendant leur cycle végétatif court, ces cultures accompagnées garantissent au sol, une humidité suffisante, permanente ainsi qu’une stabilité structurale.

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Tableau 2. Récapitulatif des avantages et inconvénients des techniques d’adaptation en agriculture Techniques Limites & inconvénients Labour x Travail profond du sol exigé transversal à la x Ameublissement des couches pente superficielles x Accentuation de l’érosion aréolaire x Risque d’une érosion linéaire subite x Apparition des micro-modelés qui galvanisent l’érosion diffuse Retard du 1er x Favorise la prolifération des adventices sarclage x Réduit le rendement agricole x Entraîne un déficit hydrique et nutritionnel chez les cultures x Rompt la stabilité sociale x Rompt l’équilibre alimentaire Buttage et x Peu efficace sur sol sableux billonnage x Favorise la concentration des eaux qui dégénère en érosion linéaire x Exige le travail profond qui rompt l’équilibre structural du sol

Objectifs x Lutter contre l’érosion linéaire x Garantir la stabilité structurale et texturale du sol x Améliorer le régime d’infiltration

x Protéger le sol contre les pluies critiques x Réduire la vitesse de ruissellement x Accentuer l’infiltration des eaux pluviales x Rompre la force de ruissellement x Augmenter la résistance du sol face aux agents d’érosion x Améliorer le régime de l’humidité édaphique Association de x Peu couramment pratiquée x Augmenter le taux de couverture cultures x Obstrue la circulation à travers les tiges au sol pendant la période pluviale rampantes x Lutter contre l’effet splash Parcage des x Ameublit les couches superficielles du x Améliorer la fertilité du sol troupeaux sol x Produire de la matière organique pour le recyclage de la fertilité x Favorise la dégradation durable des sols du sol x Rend tout le secteur parcouru x Améliorer le régime vulnérable à l’érosion d’infiltration des eaux x Intoxique le sol par fertilisation x Réduire les effets de l’érosion excessive hydrique

Les changements climatiques ont aussi contraint les agriculteurs et les éleveurs à établir un nouvel ordre social, celui de l’association agricultureélevage (Toupet, C., 1992). Ce nouvel ordre se traduit par le fait que les agriculteurs et les éleveurs nouent un contrat qui permet, d’une part, à l’éleveur d’assurer à son troupeau du pâturage sur les chaumes de cultures pendant un certain temps au cours de la saison sèche et, d’autre part, à l’agriculteur, de faire parquer les animaux sur son champ afin d’améliorer la fertilité du sol à travers les déjections laissées par le troupeau ainsi que la défragmentation des résidus de récolte qui seront facilement assimilés aux horizons de surface lors des premiers travaux du sol. En outre, face aux exigences hydriques des anciennes variétés culturales et compte tenu de la réduction de la durée de l’hivernage et de la quantité annuelle 35

de précipitations, des nouvelles variétés culturales moins exigeantes sont adoptées (Réounoudji, F., 1994). On note aussi l’emprise des cultures de contre saison sur l’agriculture sèche. L’association de cultures et la diversification des systèmes de culture ont pour avantage de promouvoir l’agriculture intensive au détriment des pratiques extensives. L’adaptation socioéconomique La dégradation de la pluviosité et du régime de température a considérablement désorganisé la vie socioéconomique des populations du MayoKebbi Ouest : rendements agricoles inférieurs aux besoins de la population, maladies opportunistes fréquentes, etc. Pour répondre à l’insuffisance des rendements agricoles qui ne couvrent plus leurs besoins alimentaires moins encore les besoins de la vie courante tels que se procurer des produits pharmaceutiques, des produits manufacturés, les fournitures scolaires, etc., certaines personnes se livrent à des activités lucratives telles que l’exploitation artisanale des mines d’or, la fabrication des briques, etc., qui leur permettent de « joindre les deux bouts » ; on estime à 2 personnes sur 10 celles qui se livrent à ces pratiques lucratives au détriment du travail de la terre. À la prolifération des maladies opportunistes et l’incidence de la chaleur sur la santé des femmes enceintes, la population réagit en se résignant à la pharmacopée, car la baisse de leur pouvoir d’achat due aux mauvais rendements agricoles, ne leur permet pas de s’orienter vers la médecine moderne. D’autres se livrent à de l’automédication vendue par les marchands ambulants. Cette situation amène à penser qu’il s’agit là d’un problème de santé publique (Glantz, M.H. (eds), 1988). En effet, devant le désarroi de certaines personnes, on assiste à une errance perpétuelle, voire à un exode rural. Cette fuite de la population dynamique entraîne non seulement l’abandon des campagnes par les jeunes fuyant les effets des changements climatiques qui rendent la vie quotidienne insupportable au village, mais aussi et surtout entraîne l’abandon des personnes de 3e âge qui se trouvent désormais livrées à elles-mêmes. Discussion Cette étude est une esquisse d’évaluation des changements climatiques dans la partie ouest de la région du Mayo-Kebbi. Elle fait sommairement l’analyse de l’évolution dans le temps des paramètres climatiques et leurs effets sur les ressources naturelles et sur les activités socio-économiques. Les résultats sont d’autant plus évocateurs que l’étude aborde une thématique à laquelle très peu de recherches antérieures se sont intéressées dans cette partie du Tchad, même si le caractère fragmentaire des données climatologiques n’a pas permis d’effectuer une analyse approfondie de la question.

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Le principal résultat obtenu est que la région du Mayo-Kebbi Ouest est bel et bien touchée par le phénomène des changements climatiques. Le retard constaté chaque année dans le début de la saison des pluies et le départ précoce des pluies confirment les faits. À ce constat s’ajoutent la sensation de forte chaleur ces dernières années et la fréquence rapprochée des phénomènes météorologiques extrêmes ou brutaux comme les sécheresses saisonnières, les crues brutales, les inondations et les phénomènes d’érosion spectaculaires sans oublier les maladies opportunistes liées par exemple aux températures élevées comme les avortements chez les femmes, la méningite, la varicelle, etc. L’étude a aussi pu démontrer que les errances perpétuelles en milieu rural, la tendance à la sédentarité des éleveurs nomades suivie de conflits d’usage et de cohabitation, sont les conséquences directes et indirectes de la dégradation du climat ces dernières années. Ainsi, les pratiques agricoles actuellement constatées dans la région résultent de la déprise des terres fertiles dont les effets directs et immédiats sont la baisse des rendements, le spectre de la famine, la désorganisation de l’économie rurale et l’instabilité sociale. La dégradation du climat n’affecte pas que les activités humaines. Cette étude a montré que le couvert végétal évolue insidieusement de la savane boisée vers la savane arbustive. Les lacs menacés de disparition à cause des crues dévastatrices qui sédimentent leur fond, offrent des paysages de vastes marécages. Les sols alluvionnaires des rivages fluvio-lacustres sont progressivement et inexorablement transformés en de vastes bancs de sable supprimant totalement la possibilité de leur mise en exploitation agricole. Les stratégies d’adaptation mises en œuvre par rapport à tous ces aléas climatiques, se sont avérées peu efficaces, au pire, elles se sont vite transformées en de véritables menaces faites à l’environnement, aggravant les conséquences directes du changement climatique. Les interventions de l’État et des organismes de développement se sont révélées peu efficaces. Basées sur l’information-formation-action pour les ONG et l’assistance matérielle directe pour l’Etat ou par la médiation jugée partiale par la population, ces actions méritent d’être revues techniquement. C’est pourquoi nous suggérons la formation des points focaux dans chaque localité afin d’assurer la continuité de l’information-formation-action jusqu’à faire approprier les techniques par les paysans eux-mêmes. Les responsables administratifs doivent être outillés en techniques de plaidoirie afin d’éviter les frustrations lors du règlement des conflits. Compte tenu de l’aspect trop superficiel de cette analyse, nous pensons que, pour mieux appréhender et comprendre davantage la dégradation du climat dans cette région du Tchad, il est souhaitable de procéder à une étude diachronique sur plusieurs années et en installant des dispositifs instrumentaux de mesure au sol tels que les stations météo, les parcelles d’expérimentation … Ce faisant, la 37

recherche pourrait doter les décideurs politiques d’un solide outil de prévention des risques et de plan d’actions stratégiques pour le développement.

Conclusion La répartition des précipitations est un paramètre important dans la vie des plantes et pour le succès des activités agricoles. Cependant, l’étude statistique des données atteste que les pluies se caractérisent par un régime très irrégulier avec une répartition très aléatoire au cours d’une même saison et d’une année à une autre. Le début très controversé de la saison pluviale qui oscille entre mars et mai produit un désordre sur la saison végétative et le calendrier agricole. Le départ précoce des pluies constaté certaines années compromet les bonnes récoltes et soumet le couvert végétal à un long sevrage hydrique qui occasionne leur dégradation morphologique dont la conséquence immédiate est l’érosion des sols. Les insuffisances hydriques du sol créées par les contraintes climatiques réduisent considérablement les activités chlorophylliennes, obligeant certaines espèces végétales trop exigeantes à subir une pression du nanisme ou à disparaître simplement. Leur croissance est fortement ralentie, d’où la tendance de plus en plus arbustive de la savane jadis d’aspect beaucoup boisé où arbres et arbustes sont répartis de façon homogène avec une tendance vers la prédominance des arbres. La perception actuelle du paysage est celle d’une évolution régressive générale. L’extension des surfaces agricoles, la rareté des terres fertiles, la désorganisation des systèmes pastoraux s’inscrivent à jamais comme un bilan défavorable du changement climatique constaté. Les mesures d’adaptation mises en œuvre par les populations ont donné des résultats mitigés. Les productions agricoles ne sont guère satisfaisantes et le spectre de la famine est toujours latent. Les éleveurs, obligés de se réfugier dans les zones plus favorables à leur activité, d’une part s’exposent à une insécurité de leurs biens et de leur vie et, d’autre part constituent une source d’instabilité sociale à travers la coexistence difficile et la gestion conflictuelle des rares ressources encore disponibles. De même, l’intervention de l’État et des organismes de développement ne porte guère des résultats palpables faute de l’engagement de la population qui ne s’approprie pas les stratégies vulgarisées par ceux-ci.

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La problématique de la gestion des déplacés environnementaux dans un contexte de changements climatiques au Nord-Cameroun Félix Watang Zieba, Université de Maroua Résumé. Cette étude interroge les actions des différents acteurs impliqués dans la gestion des déplacés environnementaux au Nord-Cameroun, en particulier celles des organes étatiques, principaux acteurs de gestion ; ceci en insistant sur la continuité entre urgence et durabilité (réinsertion des déplacés). L’absence d’un cadre institutionnel spécifique à ces déplacements environnementaux et la mauvaise gouvernance (opacité dans la gestion, corruption) n’expliquent-elles pas les lacunes observées dans leur gestion ? L’observation de terrain basée sur l’enquête auprès des déplacés environnementaux a permis de collecter des données relatives aux conditions de prise en charge, de recasement et de réinsertion. Les entretiens avec les différents acteurs et l’analyse de leurs interventions permettent de tester la durabilité des stratégies mises en place par les pouvoirs publics. Les résultats font part des interventions limitées à l’urgence et d’une négligence du volet réinsertion des déplacés dans les anciens terroirs ou les espaces aménagés à cet effet. Ces lacunes observées dans le processus de gestion des déplacés justifient le retour de ceux-ci vers les zones sinistrées malgré les risques persistants tandis que certains d’entre eux construisent un espace de vie à cheval sur les zones sinistrées et celles de recasement. Mots-clés : phénomènes climatiques ; déplacés environnementaux ; pouvoirs publics ; réinsertion ; stratégies ; prise en charge ; Nord-Cameroun. Abstract: The objective of this study is to examine the actions of the different actors involved in the management of environmentally displaced persons particularly that of state bodies, the key management actor by stressing on the link between emergency and sustainability (reintegration of displaced persons). The absence of a specific institutional framework for managing this environmentally displaced and poor governance (opacity in the management and corruption) explain the observed management shortcomings. Field observation based on surveys with the environmentally displaced constitutes the principal method of data collection relating to support conditions, resettlement and reintegration of the displaced. Interviews with various actors and analysis of their interventions will enable testing the sustainability of strategies put in place

by the authorities. The result shows that there is limited emergency intervention and negligence to reintegrate the displaced in their former territory or newly developed area designed for that purpose. These shortcomings observed in the management process of the displaced persons justify their return to the flooded areas despite the persistent risks while some of them build a living space between the flooded and resettled areas. Keywords: Climatic phenomenon, Environmentally displaced, Public authorities, Reinsertion, Strategies, Northern Cameroon.

Introduction La partie septentrionale camerounaise soumise au climat soudano-sahélien subit depuis près de 50 ans les crises écologiques comme le reste de la bande sahélienne. De nombreux déplacements définitifs vers des latitudes plus humides ont été enregistrés suite aux sécheresses répétitives. Malheureusement, ces déplacements n’ont jamais été analysés dans le contexte des changements climatiques. Ces déplacements ou migrations internes ont été intégrés par les chercheurs dans le schéma général de l’accès et de la gestion des ressources naturelles par les paysans visant à améliorer leur niveau de vie (Seignobos et al., 2002 ; Seignobos, 2006 ; Gonné, 2009). Récemment, des déplacements (1999, 2004, 2010 et 2012) ont été relevés suite aux inondations dans les régions du Nord (vallée de la Bénoué) et de l’Extrême-Nord (vallée du Logone). Plus de 600000 déplacés environnementaux ont été installés dans des camps par les autorités chargées de leur gestion. Cependant, des rapports de terrain et entretiens avec les déplacés témoignent des insuffisances dans le processus de prise en charge d’urgence et de réinsertion à moyen terme de cette nouvelle catégorie sociale. Dans cette étude, il est question d’analyser le cadre de gestion des déplacés environnementaux par l’État camerounais en s’appuyant sur les cas des 600000 déplacés, victimes des inondations en 2012. L’absence d’un cadre institutionnel spécifique à ces déplacements environnementaux et la mauvaise gouvernance (opacité dans la gestion, corruption) n’expliquent-elles pas les lacunes observées dans leur gestion ?

Concepts et méthode Cadres conceptuel et théorique La gestion des déplacés environnementaux est une question nouvelle posée aujourd’hui dans la foulée du débat sur les changements climatiques (Gemenme et al., 2011). Très tôt, les ONG et les organisations internationales (UNHCR, 2005) ont utlisé le concept de réfugié climatique pour désigner les premières 42

victimes des effets des changements climatiques (Chetaille et Rynikiewicz, 2006). Les réflexions menées par la plupart des chercheurs (Cournil, 2006 ; Collectif Argos, 2010) aujourd’hui insistent plus sur le cadre juridique des réfugiés et déplacés climatiques. En 2010, Cambrezy et Lassailly-Jacob à travers la direction du n° 204 de la Revue Tiers Monde abordent la question en profondeur. Ils interrogent « les catégories juridiques et sociales qui sont en train d’émerger pour désigner les migrants dont le déplacement est lié à des crises environnementales que ceux-ci aient franchi ou non une frontière internationale » (Perouz de Montclos, 2011). C’est dire que le concept de déplacés environnementaux est récent et par conséquent, difficile à cerner dans sa totalité. Le cadre juridique de gestion de cette catégorie de migrants est d’ailleurs en cours de discussion par le HCR et les autres organismes d’encadrement de migrants. Au Cameroun, la prise en charge des déplacés environnementaux (déplacements liés aux crises environnementales) n’a rien de spécifique. Elle s’opère dans le cadre général de gestion des catastrophes. D’ailleurs, les nombreux mouvements spontanés des paysans victimes des sécheresses récurrentes dans la région de l’Extrême-Nord ne bénéficient d’aucune disposition particulière. Seules les catastrophes spectaculaires sont prises en compte (inondation et crise alimentaire généralisée). Il est donc important de questionner la gestion des déplacés environnementaux par l’État du Cameroun dans un contexte marqué par l’absence d’un cadre spécifique à cette catégorie de migrants). Matériels et méthodes Cette étude s’appuie du point de vue spatial sur les deux régions septentrionales du Cameroun que sont les régions du Nord et de l’Extrême-Nord (figure 1). Ces deux régions ont été soumises au cours des dix dernières années aux inondations expliquant le déplacement des populations rurales exposées. La région de l’Extrême-Nord en particulier subit depuis près de 50 ans les effets de la sécheresse provoquant de nombreux déplacements des ruraux vers les régions voisines. Du sud au nord, ces deux régions sont soumises respectivement aux climats soudano-sahéliens et sahéliens qui se caractérisent par une longue saison sèche qui dure parfois neuf mois et une courte saison des pluies de trois mois (Yann L’Hôte, 2000). Cependant, le rythme pluviométrique est perturbé régulièrement par des déficits hydriques, des séquences sèches et par des pluies parfois supérieures à la normale ; provoquant ainsi des crises écologiques notamment des sécheresses et des inondations dont les effets sur les sociétés humaines peuvent être analysés dans le contexte environnemental actuel.

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Figure 1. La zone d’étude. La littérature sur les déplacés climatiques est assez récente, d’où les difficultés à avoir accès à des documents scientifiques. Les publications et rapports des organismes intervenant dans la gestion des réfugiés et des migrants ont permis de faire le point sur la situation juridique des déplacés environnementaux. Les données secondaires issues des rapports des services déconcentrés du gouvernement camerounais s’occupant de la gestion des catastrophes ont été exploitées. Les informations provenant des journaux et autres rapports faisant le bilan de la situation des victimes des inondations récentes dans les régions étudiées ont été utilisées. Des entretiens ont été menés avec les déplacés vivant dans des camps afin de nous enquérir du traitement qui leur est réservé et de leurs projets d’avenir. Vu l’opacité dans la gestion des catastrophes et des victimes par les services concernés, il a été nécessaire de procéder au recoupement des informations et à leur confrontation avec celles obtenues sur le terrain. L’analyse qualitative a été privilégiée. Elle a consisté en l’analyse des contenus des documents administratifs et juridiques, des discours tenus par les différents acteurs rencontrés sur le terrain (le rôle des autorités administratives, celui des ONG, les stratégies réactives des victimes). 44

Les résultats Les résultats de cette étude montrent comment les catastrophes écologiques liées aux changements climatiques contraignent toujours les populations du Nord-Cameroun à se déplacer et à imposer des interventions d’urgence, d’une part, et d’autre part ils font état de ce que les déplacés environnementaux naviguent entre retour volontaire vers les terroirs sinistrés et leur recasement forcé lent vers des espaces peu aménagés. Catastrophes écologiques et récurrence environnementaux au Nord-Cameroun

des

déplacements

Les catastrophes écologiques qui provoquent des déplacements environnementaux dans les régions du Nord-Cameroun concernent de façon générale les sécheresses et les inondations. Des conditions climatiques extrêmes alternant sécheresses et inondations Le climat soudano-sahélien et le relief des régions du Nord et de l’ExtrêmeNord Cameroun qui appartiennent respectivement aux bassins de la Bénoué et du Logone favorisent la récurrence des crises écologiques (Beauvilain, 1989). Le retard des pluies, les séquences sèches ou encore l’abondance subite de pluies durant une saison agricole peuvent être à l’origine des perturbations du système écologique (sécheresses, invasions acridiennes, inondations). En effet, l’alternance de longues périodes sèches et de périodes humides (figures 2A et 2B), favorise l’installation des populations dans des zones à risque d’inondation. Pendant le siècle dernier, Beauvilain (1989) a dénombré plus de vingt famines liées aux crises écologiques ; celles-ci étant parfois à l’origine des déplacements provisoires et même définitifs des populations rurales. Quant aux inondations des vallées des deux principaux fleuves (Bénoué et Logone) avec effets catastrophiques sur les installations humaines, on en a enregistré près d’une demidizaine durant les dix dernières années (1988, 1999, 2004 dans la vallée de la Bénoué), 2010 (vallée du Logone) et 2012 (vallées de la Bénoué et du Logone).

45

2A

1000 900 800 700 600 500 400 300 200 100 0 1987 1989 1991 1992 1994 1995 2002 2003 2006 2010 2012

2B Source : IRAD, 2013. Figure 2. Indice pluviométrique standardisé (IPS) de 600 stations sahéliennes sur la période 1950 – 2006 (2A) (source, Agrhymet, 2009, cité par Toutain, 2011) et Variation pluviométrique entre 1987 et 2012 à l’extrême nord du Cameroun (2B).

46

Les inondations environnementaux

saisonnières

répétitives

et

les

déplacements

L’occupation des lits des cours d’eau par les populations rurales constitue une stratégie d’exploitation des ressources naturelles à travers la pêche, l’agriculture de contre saison et l’élevage (pâturages) sur les berges de ces cours d’eau. Il s’agit des milieux écologiques plutôt attrayants qui connaissent une croissance démographique spectaculaire (figure 3). Les cas de la vallée de la Bénoué et de la vallée du Logone qui constituent deux pôles agricoles de la partie septentrionale du Cameroun illustrent ce point de vue. Les projets de développement rural notamment la construction des lacs de barrage par l’État camerounais dans ces deux espaces ont aussi contribué à une immigration massive au départ encadrée, par la suite spontanée. Ce qui augmente le nombre de victimes potentielles des inondations. 180 000 160 000 Nombre d'habitants

140 000 120 000 100 000 80 000 60 000 40 000 20 000 0 1987

1992

1995

2000

2010

Année

Source : Rapport du Recensement général de la population, 2010. Figure 3. Croissance démographique à Maga, pôle rizicole de la vallée du Logone entre 1987 et 2010. La population de Maga connaît une croissance considérable qui a doublé en 20 ans passant de 86000 habitants en 1987 à près de 160000 habitants en 2010. La situation est semblable à celle de Lagdo, autre pôle agricole de la vallée de la Bénoué, victime des inondations où la population a atteint 150000 habitants en 2010. Ces fortes démographies liées à une immigration spontanée amènent les populations à occuper les zones inondables. Les dégâts déclenchant les déplacements des populations concernent, pour l’essentiel, les secteurs agricole et de l’habitat (figure 4 et Tableau 1).

47

Taux d'évocation (%)

100 80 60 40 20 0

Types de dégâts

Source : Tchotsoua, 2004. Figure 4. Types de dégâts causés par les inondations dans la Bénoué et leur degré d’évocation. L’essentiel des dégâts concerne les champs, soit 87 % des cas enquêtés et les habitations, soit 23 %. La situation est semblable à celle de la vallée du Logone où on a enregistré des dégâts similaires en 2012 (Tableau 1). Tableau 1. Estimation des dégâts pour 150 familles enquêtées dans la vallée du Logone. Moutons Chèvres Volaille Champs détruits 534

549

1122

11 hectares des piqués de riz

Habitats détruits 98 maisons écroulées

Récoltes 274 sacs de riz et 100 sacs de mil.

Source : enquête de terrain, 2012. Les dégâts qui occasionnent les déplacements sont ceux relatifs aux habitations et aux récoltes. Les victimes ne peuvent plus se loger, se nourrir et protéger le bétail. Le déplacement constitue la seule issue pour ces populations. Le déplacement des victimes des inondations Les inondations liées aux péjorations climatiques actuelles constituent pour les populations occupant les lits des cours d’eau un risque permanent. Le nombre de déplacés témoigne de l’ampleur du phénomène (Tableau 2). Tableau 2. Effectifs des déplacés pendant les inondations de 1999 à 2012. Année 1999

Localité Vallée de la Bénoué

Nombre de déplacés 60000

2010

Vallée du Logone

5000

2012

Vallée du Logone

20000

2012

Vallée de la Bénoué

40200

Source : Ministère de l’Administration territoriale (MINAT). 48

Des interventions d’urgence diversement appréciées Les interventions d’urgence se résument au recasement des populations sinistrées dans des sites plus ou moins aménagés, la distribution des denrées alimentaires, la prise en charge sanitaire et l’éducation des enfants des déplacés. Les organisations internationales (la Croix-Rouge, le Haut-commissariat des réfugiés, le Programme alimentaire mondial, l’UNICEF, Médecin sans frontières et l’Organisation mondiale de la santé) constituent les principaux intervenants non gouvernementaux. Elles assistent l’État camerounais dans la prise en charge des déplacés pendant la période d’urgence. Un cadre d’intervention plutôt destiné à la gestion des catastrophes en général Le principal organe de l’État chargé de la gestion des déplacés environnementaux est la protection civile dont la direction générale est logée au ministère de l’Administration territoriale et de la Décentralisation (MINATD). Les services déconcentrés de ce ministère abritent les représentations déconcentrées de cette direction. Elle bénéficie de l’appui de deux organes facilitateurs que sont le Conseil national de protection civile (CNPC), organe consultatif placé auprès du secrétaire général de la présidence de la République et l’Observatoire national des risques (ONR) chargé de capter, de traiter, de stocker et de diffuser l’information sur les risques. La direction de la protection civile est l’organe national de coordination et de collaboration multisectorielle en matière de prévention et de gestion des catastrophes. La gestion des déplacés environnementaux constitue pour elle un fait nouveau. Celle-ci nécessite une intervention plus longue et plus complexe au-delà de la simple prise en charge des victimes comme c’est le cas dans la gestion des catastrophes. Elle implique aussi la prise en compte de tout le système socioéconomique mis en place par les déplacés dans leurs anciens terroirs d’origine lors de l’installation de ceux-ci dans de nouveaux sites. Ce qui ne relève plus de la compétence de la protection civile. Le ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire qui de plus en plus s’occupe de cet aspect (notamment pour les inondations de 2010 et 2012), n’enregistre encore aucun résultat valable. Les actions de ces organes étatiques sont d’ailleurs diversement appréciées par les déplacés et l’opinion publique camerounaise. Une gestion approximative des déplacés diversement appréciée La gestion des déplacés climatiques fait l’objet de nombreuses critiques tant en ce qui concerne l’urgence que la réinsertion des déplacés climatiques.

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La gestion de l’urgence par les autorités publiques et la réaction des déplacés Les actions d’urgence de prise en charge des déplacés environnementaux sont le recasement, l’alimentation, la santé, l’éducation des enfants. La protection civile coordonne ces activités et bénéficie de l’appui des organisations internationales et de l’aide des pays amis. Des fonds importants sont régulièrement débloqués. Malheureusement, le mode d’usage et de gestion est inefficace d’autant plus que la non maîtrise des statistiques exactes des déplacés ne permet pas une planification efficace de leur prise en charge et de leur réinsertion. Dans la plupart des cas, il est question de redistribuer ces fonds aux déplacés pour leur réinstallation dans des nouveaux sites ou leur retour dans les anciens sites. Cette approche suppose une atomisation des différents dons à travers leur partage proportionnel (en fonction de l’effectif de la famille) et des fonds reçus sans tenir compte au préalable des besoins nécessaires pour le retour à la vie normale. C’est ainsi qu’en 2012, suite aux déplacements liés aux inondations dans la vallée du Logone à l’extrême nord du Cameroun, 300 000 000 de FCFA ont été mis à la disposition des populations par le chef de l’État afin d’organiser leur retour à la vie normale. Les déplacés enquêtés affirment avoir reçu 12000 FCFA par famille pour leur réinstallation. Ce qui s’avère très insuffisant et entraîne par moments des soulèvements contre l’autorité accusée de détournement. Par ailleurs, plusieurs rapports et témoignages des populations confirment la mauvaise gestion des fonds alloués à la prise en charge des déplacés victimes des catastrophes. D’après le rapport de la commission régionale d’enquête de l’extrême nord sur la gestion des fonds alloués par le chef de l’État du Cameroun aux sinistrés et déplacés (2013), « la somme de 80 671 000 FCFA allouée à l'arrondissement de Yagoua n'a pas exclusivement servi les intérêts des ayants droit». Aussi, à l'unanimité, la commission suggère «que le Sous-préfet de l'arrondissement de Yagoua soit sévèrement sanctionné pour inconscience professionnelle notoire ». La gestion durable ou réinsertion des déplacés environnementaux, une dimension négligée L’engouement de l’État camerounais pour la prise en charge des déplacés environnementaux s’estompe après le passage de la catastrophe responsable du déplacement. Les propositions d’installation durables faites aux déplacés environnementaux s’effectuent sans mesure d’accompagnement notamment en ce qui concerne l’aide à la reconstruction. Par conséquent, les déplacés s’installent durablement dans les camps de recasement. C’est le cas dans l’arrondissement de Maga à l’extrême nord du Cameroun où de nombreuses

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familles sont installées depuis 2012 dans des camps faits de tentes qui étaient prévus pour une durée de six mois (planche 1).

Cliché : Anagdang, avril 2014. Planche 1. Tente d’habitation délabrée sur le site de recasement de Farawoulou à Guirvidig (extrême nord du Cameroun) Les toiles de tente qu’on observe aux premiers plans des deux photos sont en lambeau. Cette prise de vue date d’avril 2014, soit deux ans après les inondations et l’installation des déplacés dans les sites de recasement. Ces installations provisoires perdurent. En effet, la réinstallation des déplacés constitue une opération à moyen terme qui nécessite plus de moyens et de suivi. Face à cet abandon, on note une volonté de retour vers les sites à risque. Les déplacés environnementaux entre retour volontaire vers les terroirs sinistrés le recasement forcé, lent vers des espaces non aménagés Face aux conditions de vie précaires dans les camps de regroupement et la volonté des déplacés de revenir à la vie normale, ceux-ci préfèrent retourner vers les terroirs de départ sinistrés malgré le refus de l’État qui ne leur propose aucune alternative sérieuse. Le retour vers les terroirs d’origine comme priorité des déplacés environnementaux Malgré le regroupement des déplacés dans des camps, ceux-ci ne rompent pas définitivement les liens avec leurs terroirs d’origine. Plusieurs chefs de famille abritent le reste de la famille dans les camps pour qu’elle bénéficie de l’aide accordée tandis qu’ils résident de façon continue dans les zones sinistrées. D’autres, par contre, effectuent des retours réguliers dans les zones sinistrées pour des raisons économiques (pêche, agriculture) et culturelles (cérémonie de sacrifices).

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En outre, l’abandon des déplacés dans des camps après un séjour plus ou moins long amène ceux-ci, malgré les mises en garde des autorités publiques, à retourner s’installer dans les terroirs sinistrés où l’ancrage socioculturel est profond. La spontanéité des projets d’aménagements ruraux de recasement Les pouvoirs publics déconseillent aux déplacés le retour vers les anciens terroirs sinistrés. Ils leur proposent de nouveaux sites qui, malgré les annonces, ne sont jamais aménagés (eau potable, écoles, centres de santé, etc.). Par ailleurs, la question foncière n’est point prise en compte lors de la délimitation des nouveaux sites, ce qui ouvre la porte à des conflits fonciers dans des zones à forte densité, comme c’est le cas dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun où les densités sont par endroits supérieures à 100hts/km². On remarque aussi que les systèmes de production mis en place par les déplacés dans leurs terroirs d’origine basés sur l’exploitation de certaines ressources naturelles (eau pour la pêche et l’irrigation par exemple) ne peuvent être reproduits dans les nouveaux terroirs d’installation. Discussion et conclusion Il n’existe pas de cadre institutionnel adapté à la gestion des déplacés environnementaux au Cameroun. Ce phénomène assez récent est géré dans le cadre de la gestion des catastrophes. Ce qui limite l’essentiel des actions de l’État à l’urgence. Une fois les opérations d’urgence achevées (logements provisoires, nutrition et santé des victimes), l’accompagnement des déplacés vers une vie normale qui devrait prendre en compte les réalités socioéconomiques et culturelles d’antan est négligé. La difficulté à avoir accès aux rapports administratifs sur le processus de gestion des derniers déplacés environnementaux et ne permet pas de faire une analyse détaillée des différentes lacunes du cadre d’intervention actuel. Cette étude peut permettre néanmoins d’initier une réflexion sur la nécessité pour les autorités camerounaises de définir un cadre d’action appropriée à la gestion des déplacés environnementaux. Les déplacements liés aux conditions écologiques ne sont pas un fait récent au Nord-Cameroun. Avec la cosmopolitisation des questions environnementales et des réfugiés climatiques, il est important pour le Cameroun de reconnaître cette nouvelle catégorie juridique et sociale que forment les déplacés environnementaux afin de définir en collaboration avec le HCR, un cadre institutionnel d’intervention et de gestion plus efficace.

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Les facteurs de la vulnérabilité des ménages à l’insécurité alimentaire en zone sahélienne : cas de l’extrême nord du Cameroun Chetima Boukar, Université de Yaoundé I (Cameroun) Bring, Université de Ngaoundéré (Cameroun) & Tsalefack, Université de Dschang (Cameroun)

Résumé. L’Extrême-Nord est la région la plus peuplée et la plus aride du Cameroun. Elle s’étend de 10° au 13° de latitude nord, et de 13°15 au 15°50 de longitude est. L’objet de cette étude a été de mettre en évidence les principaux facteurs qui déterminent la vulnérabilité alimentaire des ménages. Elle s’est appuyée sur les données d’enquêtes ECAM1 I&II et les données pluviométriques publiées par la SODECOTON. Il en ressort que la variabilité tant spatiale que temporelle des précipitations est une réalité dans cette région. En effet, les ménages des localités qui ont enregistré des précipitations annuelles déficitaires ont été 3 et 5 fois plus vulnérables que les ménages des localités ayant connu des précipitations annuelles excédentaires, respectivement en 2001 et 2007. Les caractéristiques socio-démographiques telles que la taille du ménage, les moyens de production comme la possession de terre et le nombre de personnes employées dans l’exploitation, l’accès à l’innovation et la vente d’une partie de la récolte, expliquent aussi en partie l’exposition des ménages à l’insécurité alimentaire. Mots-clés: variabilité pluviométrique, populations rurales, moyens de production, vulnérabilité, insécurité alimentaire, Extrême-Nord, Cameroun. Abstract. The Far North region is the most populated and arid region of Cameroon. It spans from 10° to 30° latitude North and from 13°15 to 15°50 longitude East. The purpose of this study was to highlight the influencing factors of food vulnerability of households. It focused on survey data issued from ECAM I & II and rainfall data published by SODECOTON. This reveals that the variability of rainfall both on the space and time is a real phenomenon in this region. Actually, households in areas which recorded an annual rainfall deficit were 3 and 5 times more vulnerable than those which recorded an annual rainfall excess respectively in 2001 and 2007. The socio-demographic features such as the size of the household, the productive means like the land ownership and the 1

Enquêtes camerounaises auprès des ménages

number of staff members of a farm, access to innovation and sale of parts of the harvest include the rationale behind the exposure of households to food insecurity. Keywords: rainfall variability, rural populations, productive means, vulnerability, food insecurity, Far-North, Cameroon.

Introduction Dans la région de l’Extrême-Nord, les céréales (sorgho pluvial, sorgho de contre saison et maïs) dont la productivité est liée à la pluviométrie, constituent la base de l’alimentation de la grande majorité de la population. Les irrégularités climatiques qui caractérisent cette région et l’augmentation de la demande d’une année à l’autre compliquent la couverture des besoins céréaliers de la population. Malgré les mesures mises en œuvre par l’État et les ONG dans le but de maîtriser cette situation, la proportion d’exploitations familiales touchées par l’insécurité alimentaire demeure importante. Les crises alimentaires sévères ont certes une cyclicité de 5 à 10 ans, mais presque chaque année au moins un département sur les six que compte la région est dans une situation de pauvreté céréalière (Toukrou A. 1996). On peut s’interroger ainsi sur les facteurs qui déterminent la vulnérabilité alimentaire des ménages dans la région de l’Extrême-Nord. Pour ce faire, l’analyse statistique des données d’enquêtes ECAM2 I&II et celles des données pluviométriques publiées par la SODECOTON dans « les précipitations journalières de la zone cotonnière » a été faite pour rendre compte de la situation de vulnérabilité des ménages face à l’insécurité alimentaire dans la région étudiée.

Contexte de l’étude L’extrême nord couvre toute la zone sahélienne du Cameroun. Il s’étend de 10° au 13° de latitude nord, sur près de 325 km ; et de 13°15 au 15°50 de longitude est (figure. 1). Il couvre une superficie de 34.262 km2. Les recensements de 1987 et de 2005 montrent qu’il est la région la plus peuplée du Cameroun et abrite respectivement 1 855 695 et 3 111 792 habitants. C’est aussi la région la plus pauvre ; environ 56% de la population vivent dans des ménages pauvres en 2007 et 6% possèdent une épargne3. L’agriculture y est l’activité la plus pratiquée (87%) et 40% sont propriétaires de bestiaux4. Les conditions climatiques qui règnent sont relativement rudes. La longueur de la saison 2

Enquêtes camerounaises auprès des Ménages. ECAM III. 4 PNUD et Institut National de la Statistique (2000) : État socio-économique régional au Cameroun, Province de l’Extrême-Nord, 208 p et ECAM III. 3

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agronomique est comprise entre 2 et 3 mois, les températures moyennes annuelles dépassent 25°C et l’humidité relative minimale excède à peine 60% (Chetima, 2006).

Figure 1. Localisation de la zone d’étude. En plus de l’ambiance climatique, il existe d’autres facteurs défavorables à la production agricole. Si plus près de 77% des ménages ont accès à la terre, c’està-dire détiennent un titre légal ou de propriété coutumier, presque tous les ménages pratiquant l’agriculture financent eux-mêmes (autofinancement, parents et amis) leurs activités. Seulement 0,1% des ménages a obtenu des financements auprès des institutions bancaires. Les structures extérieures du MINADER n’assurent pas l’encadrement de tous les paysans. Un peu plus de la moitié d’entre eux (53%) ont bénéficié de leurs interventions, mais la plupart restent insatisfaits. La SODECOTON qui soutient les cotonculteurs en leur apportant un encadrement technique et des crédits en nature (semences, engrais et pesticides)

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commence à se désengager progressivement en fermant certains secteurs5 comme ce fut le cas de Mora et Koza. Deux approches pour comprendre les déterminants retenus La question de vulnérabilité alimentaire des ménages est abordée sous plusieurs angles. Mais les facteurs et les déterminants retenus par différents auteurs peuvent être regroupés en deux principales approches : l’approche conjoncturelle et l’approche structurelle. Approche conjoncturelle C’est une approche qui regroupe les études de la vulnérabilité alimentaire axées sur les facteurs environnementaux. Selon cette approche, les risques hydroclimatiques, les invasions acridiennes et aviaires et les pachydermes constituent une menace contre la sécurité alimentaire. D’après Sultan, B. (2011), le secteur agricole de l’Afrique subsaharienne est extrêmement vulnérable à la variabilité et aux changements climatiques. « Les très fortes répercussions des aléas climatiques sur l’agriculture et la sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne auxquelles se rajoute la perspective du changement global ont poussé la communauté scientifique à orienter ses efforts vers le couplage entre le climat et l’agriculture de manière à ce que les progrès en termes de compréhension et de prévision de la variabilité et des changements de la mousson en Afrique puissent être bénéfiques pour les sociétés » (Sultan et al. 2008). Contrairement aux sécheresses et aux inondations, les dégâts causés par les acridiens sont géographiquement sporadiques même dans les régions les plus affectées. En effet, lorsque les criquets débarquent dans les champs, ils dévorent tout sur leur passage et peuvent entraîner une perte totale de la récolte. En 2004 par exemple, 124 000 ménages, soit 20 % de tous les ménages ruraux sénégalais, ont été touchés par l’invasion accridienne qui a causé une perte de plus de 45 000 tonnes (FAO, 2004). Les oiseaux granivores (quelea-quelea et passer luteu) et les sauterelles (Oedaleus sénégalensis notamment) constituent des risques pour les cultures. Ils provoquent des infestations à l’état endémique affectant l’agriculture et le bétail, moins spectaculaires, mais causant des pertes considérables de production (Banque mondiale, 2006). Outre les conditions du milieu physique, les facteurs de production favorisent l’insécurité alimentaire. Approche structurelle L’approche structurelle est une approche qui analyse l’accès aux intrants, le système agraire, la question foncière, l’adaptation aux changements climatiques et la politique agricole.

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La zone cotonnière du Cameroun compte 09 régions, 38 secteurs et 250 zones.

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L’accès à l’innovation et à l’encadrement n’est pas facile pour les paysans africains. Leur pauvreté ne leur permet pas un accès aux avancées technologiques (mécanisation, engrais, irrigation...), cette situation socio-économique aggrave l’incidence du climat (Pelling M., 2004 repris par Sultan, B. et al, 2008). Les intrants importés sont le plus souvent réservés aux paysanneries encadrées des projets rizicoles ou des monocultures d’exportation (Cambrezy, L. et Janin, P. 2003). Mais à travers certaines cultures de rente, ils arrivent quand même à surmonter cette difficulté. Le cas de la culture de coton à cause de la complémentarité entre la culture du coton et la culture des céréales démontrée depuis la période coloniale en est une illustration. Au Cameroun, le coton permet l’accès non seulement aux intrants, mais aussi au crédit et à l’équipement, toutes choses qui créent les conditions pour l’augmentation des rendements en céréales. La croissance accélérée de la population dans les bassins de production s’accompagne d’une pénurie de terres cultivables, de la réduction des temps de jachère, de l’apparition des litiges fonciers, de l’épuisement progressif des sols, du développement de l’érosion et la conséquence de tout cela est la chute de la production agricole (Marchal, JY., 1982). Cette situation ne facilite pas l’adaptation aux caprices du climat. Car selon Brou YT. et al (2005), «En général, quelle que soit la région, les stratégies paysannes consistent à procéder à une meilleure disposition des cultures, la priorité étant accordée aux variétés précoces, aux bas de pente, aux bas-fonds non inondables et aux cuvettes à inondations peu fréquentes, ainsi qu’aux cultures moins sensibles aux aléas ». Cadre conceptuel La question de la variabilité des précipitations et de la vulnérabilité alimentaire des ménages s’inscrit dans la thématique globale des impacts des variabilités/changements climatiques. Il est donc nécessaire de revisiter un certain nombre de concepts courants certes, mais dont la précision de la définition constitue un préalable épistémologique. Insécurité alimentaire : l’insécurité alimentaire désigne la situation des populations qui sont en deçà du seuil requis pour s'alimenter à partir de leur propre production et/ou de leurs revenus annuels et qui sont obligées de consommer leurs épargnes, parfois vendre leurs moyens de production ou solliciter la solidarité (CILSS, 2004). Selon le Rapport du sommet mondial sur l'alimentation de 1996, l’insécurité existe lorsque toutes les personnes ou tous les ménages, à tout moment, n’ont pas un accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, sûre et nutritive qui réponde à leurs besoins diététiques et à leurs préférences alimentaires, pour une vie saine et active. Elle s’articule autour de quatre éléments que sont l’indisponibilité ou insuffisance des approvisionnements, l’inaccessibilité, l’instabilité des approvisionnements et les qualités des approvisionnements ne prenant pas en compte les préférences. Toutes ces 59

dimensions sont retenues dans l’étude. Cependant, l’élément instabilité des approvisionnements a été mesuré à l’échelle de la région. Car cette variable n’a été disponible qu’à cette échelle. Ménages vulnérables : les ménages vulnérables à l’insécurité alimentaire sont ceux dont les besoins alimentaires6 ne sont pas couverts par la récolte (céréales et autres cultures) de l’année en cours et l’excédent de l’année précédente réunis ni par l’épargne dont ils disposent et les activités secondaires non agricoles menées par les membres. Ce sont, en fait, des ménages à bilan vivrier négatif. Variabilité des précipitations : l’évolution des éléments du climat est caractérisée par des irrégularités d’une année à l’autre par rapport à la normale7 des valeurs de variables relatives. Ainsi, on dit qu’il y a anomalie négative ou déficit, si les valeurs observées sont en deçà de la fourchette définie comme normale et il y a anomalie positive ou excédent dans le cas contraire. Les années ayant enregistré une anomalie négative sont dites déficitaires et les années ayant connu une anomalie positive sont dites excédentaires. S’agissant des précipitations, par leur variabilité, nous désignons les fluctuations des valeurs des variables pluviométriques (précipitations annuelles, longueur de la saison des pluies, dates de démarrage et de fin de la saison des pluies, etc.) autour de la normale. Matériels et méthodes Des données utilisées Les données utilisées dans cette étude proviennent de deux sources : les relevées météorologiques des postes d’observation de la SODECOTON, des stations météorologiques et des postes pluviométriques de la météo ou des postes agricoles et les bases récentes des Enquêtes camerounaises auprès des ménages (ECAM II et III) réalisées respectivement en 2001 et 2007 par l’Institut national de la statistique. Méthodes Les variables étant qualitatives, nous avons retenu deux méthodes d’analyse qui sont appropriées : l’analyse descriptive bi variée avec « χ2 » et la régression logistique. Analyse descriptive bi-variée Ce niveau d’analyse permet d’étudier des associations entre les variables explicatives et le risque d’insécurité alimentaire. L’examen se fait à l’aide de 6

Les besoins annuels d’un individu sont estimés à 190 kg, ajustés par un coefficient correctif pour les jeunes enfants et les personnes âgées. 7 La normale étant la moyenne calculée sur une période d’observation longue d’au moins 30 ans.

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l’interprétation de la statistique de «χ2» qui permet de déterminer l’existence ou non d’une relation (associations). Cette dernière est mesurée par la fréquence (en %) et la précision est mesurée au seuil de signification théorique de 10%. Le rejet de l’hypothèse nulle (H0) au moyen du khi-deux établit seulement l’existence d’une association statistique : elle ne mesure pas sa force (parce qu’elle est affectée par l’effectif total). Il est important de réaliser que la statistique calculée est seulement distribuée approximativement comme une distribution théorique de khi-deux. Régression logistique La régression logistique est une méthode multivariée qui semble appropriée compte tenu de la nature dichotomique de la variable dépendante de cette étude, pour la recherche de l’effet relatif net de chaque variable explicative sur la vulnérabilité des ménages à l’insécurité alimentaire. Les résultats présentés par cette méthode cadrent bien avec l’objectif poursuivi, car ils fournissent les effets nets (rapport de côte) de chaque variable indépendante. Le principe de calcul est le suivant: tout d’abord on considère comme variable dépendante Y la situation du ménage par rapport à la vulnérabilité alimentaire et Xi (i = 1, 2, 3, …, n) les variables indépendantes. La variable dépendante étant dichotomique, elle attribue la probabilité P de risque d’insécurité alimentaire et la probabilité 1-P pour l’absence de ce risque, le modèle de régression logistique est donné par la formule suivante : Logit (P)=Log (P/1-P)=β0+ β1X1+ β2X2+…+ βkXk+E, avec P= exp(β0+ β1X1+ β2X2+…+ βkXk+E)/1+ e(β0+ β1X1+ β2X2+…+ βkXk+E) et où :

- Xj est la valeur de chacune des k variables explicatives encore appelées «regresseurs». - βj est le coefficient qui mesure l’effet net de la variable (ou de la modalité) j sur la fréquence de l’événement considéré après ajustement sur toutes les autres. Le coefficient β0 est une constante représentant l’ordonnée à l’origine. - E représente la variable aléatoire due à l’action des variables implicites agissant sur la variable à expliquer. Résultats Analyse descriptive de la vulnérabilité alimentaire des ménages Trois groupes de variables explicatives ont été retenus. Il s’agit des variables pluviométriques, des caractéristiques du ménage, de l’accès à l’innovation et au foncier et de la vente d’une partie de la récolte (Tableau 1).

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Tableau 1 .Vulnérabilité alimentaire des ménages selon les conditions pluviométriques. Variables indépendantes Sous-zone climatique Monts Mandara Plaine du Diamaré Plaine du Logone Précipitations annuelles Excédentaires Déficitaires Démarrage de la saison des pluies Précoce et normal Tardif Arrêt de la saison des pluies Précoce Tardif

Années 2001 2007 Oui Oui 43,90 9,00 67,70 32,40 33,20 48,20 43,90 66,70

18,70 42,60

48,50 65,80

19,70 35,90

76,10 38,40

19,50 35,90

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010.

Vulnérabilité alimentaire et variabilité des précipitations La variable dépendante est croisée ici avec la nuance climatique, la pluviométrie annuelle, les dates du démarrage et de la fin de la saison des pluies. Vulnérabilité alimentaire et sous-zone climatique L’incidence de la variabilité des précipitations sur la sécurité alimentaire des ménages varie en fonction de la zone climatique. De ce fait, en 2001, les populations qui vivaient dans la plaine du Diamaré ont été les plus vulnérables (67,70%) à l’insécurité alimentaire que celles des monts Mandara (43,90%) et dans la plaine du Logone (33,20%). En 2007, par contre, ce sont les ménages de la plaine du Logone qui ont été plus exposés (48,2%), suivis de ceux du Diamaré (32,4%) et des monts Mandara (9,0%). Vulnérabilité alimentaire et précipitations totales annuelles La relation entre la pluviométrie et la vulnérabilité alimentaire est plus significative ; les ménages des localités ayant enregistré une pluviométrie déficitaire ont été plus vulnérables. En effet, 66,7% des ménages des localités à pluviométrie déficitaire et 43,9% de ménages à pluviométrie excédentaire ont été vulnérables en 2001, contre respectivement 42,6% et 18,7% en 2007.

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Vulnérabilité alimentaire et démarrage agronomique de la saison des pluies La date de démarrage de la saison a une incidence sur la sécurité alimentaire. Les ménages des localités ayant connu un démarrage précoce ou normal ont été moins vulnérables que ceux des localités qui ont enregistré un démarrage tardif. De ce fait, 43,5% des ménages des localités qui ont connu un démarrage précoce/normal et 65,8 % des ménages des localités ayant connu un démarrage tardif de la saison des pluies ont été vulnérables, en 2001, contre respectivement 19,7% et 35,9%, en 2007. Vulnérabilité alimentaire et arrêt de la saison agronomique La sécurité alimentaire des ménages est aussi impactée par la variabilité des dates de l’arrêt de la saison des pluies. En 2001, les ménages des localités qui ont connu un arrêt précoce des pluies ont été plus exposés aux déficits céréaliers que ceux des localités ayant connu un arrêt tardif. En 2007 par contre, ce sont les ménages des localités ayant enregistré un arrêt tardif qui ont été plus exposés. En effet, en 2001, l’arrêt tardif des pluies a été favorable à la production des céréales, car au cours de cette année, la saison a été relativement courte. Cependant, en 2007, le prolongement des pluies jusqu’à la période des récoltes a été contreproductif ; la perte durant la récolte a été plus importante. Vulnérabilité alimentaire selon la taille du ménage La vulnérabilité alimentaire peut aussi varier selon la taille des ménages. En effet, en 2001, 57 à 72% des ménages qui comprennent 1 à 3 membres et 53 à 64% des ménages comprenant 5 membres ou plus sont vulnérables contre 37,70 % des ménages comprenant 4 membres. En 2007, la relation entre la vulnérabilité alimentaire et la taille des ménages n’est pas significative au seuil retenu. Toutefois, nous constatons que 26 à 28 % des ménages qui comprennent 1 à 3 personnes et 27 à 34% des ménages comprenant 5 personnes ou plus, sont vulnérables contre seulement 24,3 % des ménages comprenant 4 individus (Tableau 2).

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Tableau 2. Vulnérabilité alimentaire selon la taille du ménage. Années

Variable indépendante

2001

2007

Taille du ménage 1

Oui 71,30

Oui 26,80

2

57,50

26,30

3

68,10

27,80

4

37,70

23,30

5

55,80

33,60

6

63,50

29,40

7 et plus

53,30

27,50

Source: ECAM I&2. Cette situation peut s’expliquer par le fait que dans les ménages de grande taille, le nombre de personnes qui ne peuvent pas contribuer à la production par l’effort physique (enfants et personnes âgées) est plus élevé. Aussi en dehors des ménages unipersonnels les ménages de petite taille sont-ils composés le plus souvent par un ou deux parents et un ou deux enfants. Le dénominateur commun de ces deux catégories de ménages reste la charge plus élevée par actif que dans les ménages à taille moyenne. Par ailleurs, dans les ménages de petite taille et dans ceux de grande taille, les cérémonies de mariage, de funérailles ou de baptême sont plus récurrentes. En effet, l’organisation de ces cérémonies porte un coup sur les réserves alimentaires des ménages, réduisant ainsi les provisions pour la période de soudure. Ceci parce que d’une part il faut vendre plusieurs sacs de mil ou de maïs (sur le marché local ou des pays voisins)8 pour faire des cadeaux et, d’autre part les réceptions consécutives au cours desquelles des quantités de céréales pouvant couvrir les besoins alimentaires du ménage pour plusieurs mois seront consommées. Ces quantités sont consommées en couscous, en bouillie ou en « bibil » (cette dernière est plus prisée par certains groupes chrétiens et adeptes des religions traditionnelles). Selon les enquêtes de terrain, cette situation est vérifiée par le fait que les ménages qui ont organisé des cérémonies cherchent des appuis financiers ou en nature (il s’agit ici des céréales) pour couvrir leurs besoins alimentaires. Vulnérabilité alimentaire et accès à l’innovation L’accès à l’innovation, c’est-à-dire l’utilisation des engrais, l’accès aux semences améliorées et l’accès aux crédits permettent aux paysans de cultiver des

8

Tchad, Nigeria.

64

étendues de plus en plus vastes et d’augmenter le rendement et donc de lutter contre l’insécurité alimentaire (Tableau 3). Tableau 3. Vulnérabilité alimentaire des ménages selon leur accès à l’innovation. Variables indépendantes

Années 2001

2007

Accès au crédit Oui

Oui 24,30

Oui 29,00

Non

58,30

27,50

Accès à l’innovation Oui

40,50

27,60

Non

51,80

32,10

Source: ECAM I&2.

Accès à l’innovation : utilisation d’engrais, de semences sélectionnées et de pesticides L’accès à l’innovation peut influencer la vulnérabilité alimentaire des ménages. Ainsi, les ménages qui n’accèdent pas à l’innovation ont été plus exposés au risque d’insécurité alimentaire que les ménages qui y accèdent. De ce fait, 40,5% des ménages accédant à l’innovation sont vulnérables contre 51,8% des ménages qui l’ignorent. Par contre en 2007, 38,1% des ménages qui n’accèdent pas à l’innovation ont été exposés à l’insécurité alimentaire contre 20,7 % des ménages qui l’ont acceptée. Vulnérabilité alimentaire et accès au crédit L’accès au crédit est un facteur de différenciation de la vulnérabilité alimentaire des ménages. En effet, en 2001, seulement 24,3% des ménages ayant obtenu des crédits qu’ils ont investis dans l’agriculture, ont été vulnérables contre plus du double (58,3%) des ménages n’ayant pas obtenu des crédits. Ainsi, l’octroi des crédits aux paysans en termes d’équipements agricoles, engrais, semences améliorées pourrait réduire substantiellement leur exposition à l’insécurité alimentaire. Par contre, avec les données de 2007, le test de khi-deux infirme l’hypothèse d’association entre ces deux variables. Par conséquent, l’obtention de crédit n’apparaît pas comme un facteur de différenciation de la vulnérabilité alimentaire. Néanmoins, on peut remarquer une différence de 1,5% entre la proportion des ménages ayant obtenu des crédits, mais vulnérables et les ménages vulnérables qui n’ont pas obtenu des crédits.

65

Vulnérabilité alimentaire et moyens de production Les moyens de production que sont la possession de terre, d’équipements agricoles modernes et le nombre de personnes qui travaillent dans l’exploitation peuvent influencer la vulnérabilité alimentaire des ménages. Vulnérabilité alimentaire selon la possession de la terre La possession de terre est un facteur de discrimination de la vulnérabilité alimentaire des ménages. En effet, en 2001, 52,10 % des ménages qui disposent d’une propriété foncière ont été vulnérables contre 62,10 % des ménages qui n’en possèdent pas. Le test de khi-deux révèle que la relation entre ces deux variables est significative au seuil de 10% (P-value=0,000). Par ailleurs, le taux de Goodman et Kruskal indique qu’il est possible de prédire la vulnérabilité alimentaire à partir de la possession de terre avec une précision de 0,1%. Aussi, faciliter l’accès à la ressource terre, facteur de production agricole est-il une stratégie de lutte contre l’insécurité alimentaire. Possession d’équipements agricoles modernes La possession d’équipements agricoles modernes (charrues, corps sarcleurs et corps butteurs) est significativement associée à la vulnérabilité alimentaire des ménages (au seuil de 10%). En 2001, 44,90 % des ménages qui possèdent les équipements agricoles ont été vulnérables contre 57,50 % des ménages ne disposant pas d’équipements agricoles modernes. En 2007, la possession d’équipements agricoles modernes n’a eu aucun effet considérable sur la vulnérabilité alimentaire. De même, la différence de vulnérabilité observée entre les ménages qui ont des équipements agricoles modernes et les ménages n’ayant pas d’équipements agricoles est inférieure au seuil de1%. La prédiction de la vulnérabilité alimentaire par la possession d’équipements agricoles n’est pas possible. La relation significative entre ces deux variables peut s’expliquer, d’une part par le fait que ces équipements modernes permettent de monter les buttes et de pratiquer le labour antiérosif, véritables stratégies de lutte contre la sécheresse et, d’autre part ils permettent de mettre en valeur des superficies plus vastes. Vulnérabilité alimentaire selon le nombre de personnes qui travaillent dans l’exploitation En effet, en 2001, la proportion des ménages vulnérables varie de 57,0% pour les ménages qui emploient au plus un travailleur à 47,0% pour les ménages qui emploient au moins 4 personnes. Environ 54,4 % et 49,7 % des ménages qui emploient 2 et 3 personnes ont été vulnérables. En 2007 par contre, la vulnérabilité diminue avec l’augmentation de la maind’œuvre dans l’exploitation jusqu’à un seuil de trois personnes. Passé ce seuil, la 66

proportion des ménages vulnérables augmente de nouveau. De ce fait, la proportion des ménages vulnérables va de 31,4% (ménages employant au plus une personne) à 18,80 (ménages employant 3 personnes) en passant par 26,80 % (ménages employant 2 personnes). Contrairement au cas précédent, la proportion des ménages vulnérables qui emploient au moins 4 personnes dans leur exploitation a atteint le seuil de 27,10% (Tableau 4). Tableau 4.Vulnérabilité alimentaire selon les moyens de production. Années

Variables indépendantes Possession de la terre Oui Non

2001 Oui

2007 Oui

52,10

26,50

62,10

36,00

Possession d’équipements agricoles modernes Oui 44,90 28,40 Non

57,50

27,50

Nombre de personnes qui travaillent dans l’exploitation 0 57,00 31,40 1-2

54,40

26,80

3

49,70

18,80

4 et plus

47,00

27,10

Source: ECAM I&2. Vulnérabilité alimentaire et gestion de la récolte : la vente d’une partie des céréales récoltées À la lumière de ce tableau, on constate que, quelle que soit la période d’observation, les ménages qui ont vendu une partie de leur récolte sont moins vulnérables que les ménages qui n’ont pas vendu une partie de leur récolte. En effet, en 2001, 39,39% des ménages qui ont vendu une partie de leur récolte ont été vulnérables contre 57,48% des ménages n’ayant rien vendu. De même en 2007, 12,2% des ménages ayant vendu une partie de leur récolte ont été vulnérables contre 37,30 % des ménages n’ayant rien vendu (Tableau 5). Ceci s’explique par le fait que c’est l’excédent céréalier, de coton, d’arachide et de haricot qui est souvent vendu. Cette situation est confirmée par les enquêtes qualitatives menées en janvier 2012. Mais en cas de problème (santé, amende ou décès), la quantité vendue dépasse l’excédent céréalier. L’analyse effectuée avec le test du khi-deux ne permet que de mettre en évidence l’association entre les facteurs explicatifs et la situation des ménages par rapport à l’insécurité alimentaire. Dans la partie suivante, les incidences de ces différentes variables sur la situation alimentaire des ménages vont être expliquées. 67

Tableau 5. Vulnérabilité alimentaire des ménages selon la vente d’une partie de leur récolte. Variables indépendantes

Années 2001

2007

Vente d’une partie de la récolte Oui

Oui 39,39

Oui 12,20

Non

57,48

37,30

Source: ECAM I&2. Analyse statistique explicative de la vulnérabilité alimentaire L’introduction des différentes variables dans le modèle obéit ici à l’ordre retenu dans la méthode précédente pour apprécier l’incidence de la variabilité climatique. Incidence de la variabilité climatique Toutes les variables relatives à la variabilité des précipitations prises en compte sont explicatives de la vulnérabilité, excepté la variabilité de la date de démarrage de la saison des pluies. Incidence de la variabilité spatiale du climat Toutes choses égales par ailleurs, l’incidence de la variabilité spatiale des précipitations est significative au seuil de 10%. En 2001, les ménages de la zone sahélo-soudanienne sont 4,16 fois plus exposés à l’insécurité alimentaire que leurs homologues de la zone sahélienne d’altitude. Toutefois, la différence d’exposition entre les ménages de la zone sahélienne d’altitude et les ménages de la zone sahélienne n’est pas significative au seuil de 10%. En 2007 aussi, les ménages de la zone sahélo-soudanienne sont 3,34 fois plus exposés que les ménages de la zone sahélienne d’altitude. Par contre, les ménages de la zone sahélienne ont été 79% fois moins vulnérables que les ménages de la zone soudano-sahélienne d’altitude (Tableau 6).

68

Tableau 6. Déterminants pluviométriques de la vulnérabilité alimentaire des ménages. Variables explicatives Variables climatiques Nuance climatique Sahélien d’altitude Sahélo-soudanien Sahélien Démarrage de la SP Démarrage précoce Démarrage tardif Pluviométrie Excédentaire Déficitaire

Effets bruts

2001 Effets nets

*** Rf 0,36** * 1,55** *** 2,50** * Rf *** Rf 2,65** *

2007 Effets bruts Effets nets

*** rf 0,21***

*** rf 9,42***

** rf 4,16**

3,34*** ns 1,28ns

2,94*** *** rf

1,30ns ns rf

rf *** rf 2,77***

2,27*** *** rf 3,21***

1,02ns *** rf 4,59** *

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010. Le contrôle par la variabilité des dates de démarrage de la saison des pluies inhibe la différence de vulnérabilité entre les ménages de la zone sahélienne d’altitude et les ménages de la zone sahélienne en 2001. Par contre, en 2007, ce rapport s’est progressivement accru, passant de 1,55 à 3,34 entre M09 et MS10. Incidence des précipitations annuelles La régression logistique a montré que la variabilité des précipitations annuelles détermine la vulnérabilité alimentaire des ménages. Car l’effet des précipitations enregistrées au cours d’une saison des pluies ou d’une campagne agricole est significatif au seuil retenu. Toutes choses égales par ailleurs, les ménages des localités ayant enregistré des précipitations déficitaires sont plus exposés à l’insécurité alimentaire que les ménages des localités qui ont connu des précipitations excédentaires. Ainsi, en 2001, les ménages des localités qui ont enregistré des précipitations annuelles déficitaires ont été 2,77 fois plus vulnérables que les ménages des localités ayant connu des précipitations annuelles excédentaires. En 2007, ce rapport est plus important ; le déficit des précipitations expose 4,59 fois plus à la vulnérabilité que les précipitations excédentaires. L’augmentation du rapport de côte de la variable « variabilité des précipitations annuelles » traduit le renforcement de son effet par les autres 9

Effets bruts. Effets nets.

10

69

variables. Quels que soient les moyens de production dont disposent les paysans de l’extrême nord, les effets négatifs des fluctuations des précipitations sur la production agricole ne sont pas éliminés. Les stratégies permettant de résorber l’impact de la variabilité des précipitations, la réticence de la population à l’innovation et la pauvreté ambiante rendent quand même leur mise en œuvre difficile. Démarrage de la saison des pluies En 2001, il n’existait pas de différence significative entre le niveau de vulnérabilité des localités ayant connu un démarrage tardif de la saison des pluies et des localités ayant connu un démarrage précoce ou normal. Pourtant cette différence non significative s’estompe avec l’introduction de la variable « vente d’une partie de la récolte » dans le modèle. Cette différence n’est pas significative lorsqu’on s’en tient aux données des années 2004 et 2007. Son effet a été inhibé par l’introduction du « département de résidence » dans le modèle. La taille du ménage L’impact de la taille du ménage est significatif au seuil de 10 %. Les ménages qui comptent 3 personnes ont été de 52 % moins vulnérables que les ménages qui recensent 7 membres, retenus comme référence. Aussi les ménages de 5 personnes ont-ils été 49 % fois moins vulnérables que les ménages de 7 personnes ; ceux de 6 personnes sont à 61 % fois moins vulnérables (tableau7). Tableau 7. Déterminant démographique de la vulnérabilité alimentaire des ménages. Variables explicatives

2001 Effets bruts

Effets nets

2007 Effets bruts

Effets nets

Caractéristiques du CM et du ménage Taille du ménage *** *** ns

Ns

1 individu

0,46**

0,93ns

1,03ns

1,48ns

2 individus

0,84ns

0,92ns

1,20ns

1,55ns

3 individus

0,53**

0,48***

0,98ns

1,12ns

4 individus

1,89***

0,92ns

1,24ns

1,54ns

5 individus

0,91ns

0,61**

0,74ns

0,79ns

6 individus

0,66**

0,39***

0,91

0,77ns

7 individus ou plus

Rf

rf

rf

Rf

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010.

70

Moyens de production et vulnérabilité alimentaire Parmi les moyens de production, seuls les équipements modernes ne différencient pas significativement la situation des ménages par rapport à la sécurité alimentaire. Le capital foncier est également à apprécier pour mieux comprendre cette situation. Possession de terre L’effet de la possession de terre sur la vulnérabilité alimentaire est significatif au seuil de 10%. Quelle que soit la valeur des variables retenues pour cette étude, les ménages qui ne disposent pas de terre ont été plus exposés à l’insécurité alimentaire que les ménages qui en possèdent. Ainsi, en 2001, les ménages qui ne possèdent pas de terre ont-ils été 1,70 fois plus vulnérables que ceux qui en possèdent. Cette différence de vulnérabilité était relativement plus grande en 2007. Car les ménages qui ne possèdent pas de terre ont été 2,02 fois plus vulnérables que ceux qui en disposent (Tableau 8). Tableau 8. Déterminants de la vulnérabilité alimentaire des ménages relatifs aux moyens de production. 2001 Variables explicatives

2007

Effets bruts

Effets nets

Effets bruts

Effets nets

Moyens de production Possession d’équipement moderne

Ns

ns

Ns

ns

Oui

1,57ns

0,78ns

Rf

1,47ns

Non

Rf

Rf

1,05ns

rf

Possession de terre

***

**

**

**

Oui

Rf

Rf

1,56**

2,02**

Non

1,51***

1,70**

Rf

rf

Nombre de travailleurs

***

**

*

**

0-1

0,57***

0,56***

0,74ns

0,83*

2

0,74*

0,70**

1,01ns

0,65*

3

0,90ns

0,62**

1, 60*

1,37ns

4 et plus

Rf

rf

Rf

rf

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010. Le nombre de personnes employées Comme attendu, le nombre de personnes employées autres que celles du ménage dans l’exploitation, explique significativement au seuil retenu la vulnérabilité alimentaire des ménages. Globalement, les ménages qui ont

71

employé moins de personnes ont été moins vulnérables que ceux qui ont employé plus de personnes. De ce fait, les ménages qui ont employé au plus une personne ont été de 44 % moins vulnérables que les ménages de référence, c’est-à-dire ceux qui ont employé au moins 4 personnes ; ceux qui ont employé 2 personnes, 30 % moins vulnérables et ceux qui ont employé 3 personnes 38 fois moins vulnérables en 2001. En 2007, par contre, l’écart de vulnérabilité entre les différentes catégories de ménages, selon le nombre de personnes employées a été relativement moins important. Les ménages qui ont employé au plus 1 personne ont été de 17% moins vulnérables que les ménages qui ont employé au moins 4 personnes et les ménages qui ont employé 2 personnes, 35 % moins vulnérables. Comportements du chef de ménage et vulnérabilité alimentaire : vente d’une partie de la récolte L’effet de la vente d’une partie de la récolte du ménage l’expose significativement à l’insécurité alimentaire. Ceteris paribus, les ménages où une partie de la récolte a été vendue, ont été plus vulnérables que les ménages où aucune vente n’a été opérée. Ainsi, en 2001, les ménages qui ont vendu une partie de leur récolte ont été 1,79 fois plus exposés à l’insécurité alimentaire que les ménages qui n’ont effectué aucune vente. En 2007, ces ménages qui ont vendu une partie de leur récolte ont été 3,85 fois plus vulnérables que les ménages qui n’ont opéré aucune vente (Tableau 9). Tableau 9. Déterminant de la vulnérabilité alimentaire des ménages relatif aux comportements du chef de ménage. Variables explicatives

2001

2007

Effets bruts

Effets nets

Effets bruts

Effets nets

Comportements Vente d’une partie de la récolte

**

**

***

***

Oui

1,60**

1,79**

4,29***

3,85***

Non

rf

Rf

rf

rf

Constance

0,35**

0,14**

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010.

Accès à l’innovation et vulnérabilité alimentaire Des variables relatives à l’insécurité alimentaire, seul l’accès au crédit différencie significativement les ménages en 2001. L’introduction de la « possession d’équipements modernes » a inhibé l’effet d’accès aux semences améliorées et aux intrants. Par rapport au crédit, les ménages qui ne l’ont pas obtenu ont été 3,03 fois plus vulnérables que ceux qui l’ont reçu. En 2007, cette variable ne permet pas de discriminer, même à l’état brut (tableau 10). 72

Le crédit étant un moyen de production, ceux qui l’ont obtenu ont mis en valeur des étendues plus importantes, donc ont produit une quantité nécessaire pour couvrir leurs besoins. Ainsi, accorder des crédits aux agriculteurs peut-il être considéré comme un moyen permettant d’accroître la production, donc de lutter contre les déficits alimentaires. Tableau 10. Déterminants de la vulnérabilité alimentaire des ménages relatifs à l’innovation. 2001 Variables explicatives

2007

Effets bruts

Effets nets

Effets bruts

Effets nets

Innovation Accède à l’innovation

**

ns

ns

ns

Oui

1,87**

0,92ns

1,66

1,56ns

Oui

rf

rf

rf

rf

Constance

- 0,35**

0,14**

Source: ECAM I&2 et SODECOTON 2010.

Discussion Dans la paysannerie de l’extrême nord du Cameroun où la technique agricole demeure parmi les plus traditionnelles du monde, les déficits de précipitations causent d’énormes pertes aux agriculteurs et aux éleveurs. La réduction de la vulnérabilité que nous avons constatée entre 2001 et 2007 résulte de l’amélioration des précipitations enregistrées au cours de cette période. Ceci confirme les acquis sur la question, à l’instar des études réalisées par Bidou J.E. et Droy I. (2009) à Madagascar qui démontrent que la crise alimentaire qui a sévi de 2000 à 2004 est liée à une série de mauvaises années climatiques. En effet, les cycles végétatifs et les calendriers agricoles sont tributaires du rythme annuel des pluies et tout dérèglement se fait sentir sur la production et le revenu des paysans (Suchel J.B., 1988). De même, l’étude de l’incidence de la sécheresse sur la production céréalière et cotonnière au nord du Burkina Faso a révélé qu’il existe un lien entre risque climatique et production agricole (Grouzis et al 1989). Par ailleurs, pour déterminer l’intensité des sécheresses détectées auparavant, Barakat et Handoufe (1998) ont utilisé l’écart de la production céréalière. De même, l'occurrence et la durée du creux pluviométrique entre les deux saisons pluvieuses constituent une autre source d'incertitude puisque ce phénomène intervient en pleine maturation des deux principales cultures locales (coton et igname). Cette intersaison peut parfois être assimilée à un vrai épisode sec, en dépit de la forte humidité relative, lorsque l'arrêt des pluies dépasse

73

plusieurs semaines dans certaines zones comme ce fut le cas en 1993, 1994 et 1997 (Janin, P., 2001). La date de démarrage de la saison des pluies permet aussi de discriminer la vulnérabilité alimentaire des ménages. Les résultats de cette étude prouvent que les ménages des localités ayant connu un démarrage précoce de la saison des pluies sur le plan agronomique ont été moins exposés à l’insécurité alimentaire que les ménages des localités ayant connu un démarrage tardif. Ainsi, la position de Maud Balme et al (2005) selon laquelle la réduction de l’impact des aléas climatiques sur les cultures pluviales au Sahel et l’élevage passent par la prévision de la longueur de la saison et les dates du démarrage, et de la fin de l’hivernage, est validée dans cette étude. Ceci parce qu’un décalage temporel (retard de début des pluies, modification du régime) entre le cycle des pluies et le cycle végétatif des plantes a des effets négatifs sur la productivité globale (Cambrezy, L. et Janin, P., 2003). De même, nous corroborons avec Janin P. (2001) qui a montré que les écarts par rapport à la normale et des fluctuations temporelles non négligeables dans le démarrage de la saison des pluies rendent très difficile la prévision de la date optimale des premiers semis. Cambrezy, L. et Janin P. (2003) ont remarqué qu’à l’exception de certaines régions où l’agriculture est intensifiée, la faiblesse des superficies cultivées par le ménage, l’outillage souvent rudimentaire, l’inaccessibilité aux intrants et aux crédits sont des facteurs qui expliquent, pour une très large part, l’exposition des paysans africains à l’insécurité alimentaire. Nous soutenons ces acquis en confirmant que les ménages qui ne sont pas propriétaires des ressources en terre, qui n’accèdent pas à l’innovation ou qui n’ont pas obtenu un appui financier ont été plus exposés que les ménages propriétaires terriens qui accèdent à l’innovation ou qui ont reçu des financements. De même, ces résultats sont en accord avec Janin, P. (2001) qui demande la prise en compte de la régulation d'accès aux facteurs de ressources (main-d'œuvre, foncier) et des modes de gestion des ressources alimentaires et financières (type de répartition, pouvoir de décision) dans la lutte contre l’insécurité alimentaire.

Conclusion Les résultats de la régression logistique ont montré que les ménages de la zone sahélo-soudanienne sont 4,16 fois plus exposés à l’insécurité alimentaire que ceux de la zone sahélienne d’altitude en 2001, et en 2007, ils sont 3,34 fois plus exposés que les ménages de la zone sahélienne d’altitude et 79% fois moins vulnérables que les ménages de la zone soudano-sahélienne d’altitude ; les ménages des localités qui ont enregistré des précipitations annuelles déficitaires ont été 2,77 et 4,59 fois respectivement en 2001 et en 2007 plus vulnérables que les ménages des localités ayant connu des précipitations annuelles excédentaires.

74

L’accès à l’innovation, aux crédits, à la terre et aux équipements agricoles et le nombre de personnes qui travaillent dans l’exploitation permettent aussi de différencier les ménages face à l’insécurité alimentaire. Nous avons établi que les ménages qui accèdent aux semences améliorées et aux pesticides, ceux qui obtiennent des financements, ceux qui possèdent la terre ou les équipements agricoles sont les plus susceptibles de produire plus de céréales et autres spéculations pour couvrir leurs besoins alimentaires. De ce fait, ils sont les moins exposés à l’insécurité alimentaire.

Références bibliographiques Barakat F. et Handoufe M., « Approche agro climatique de la sécheresse agricole au Maroc », Sécheresse, Vol. 9, 1998, 201-208. Bidou J.E. et Droy I., « Pauvreté et vulnérabilité alimentaire dans le sud de Madagascar: les apports d'une approche diachronique sur un panel de ménages ».Mondes en développement, 2007/4 n° 140, 2007, p. 4564.http://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2007-4-page-45.htm Bidou J. E. Droy I., « Décrire la construction temporelle des vulnérabilités : observatoires ruraux et analyse historique des moyens d’existence dans le sud malgache », in : Peltier A., Beccera S. (die), Risques et environnement: recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, L'Harmattan, 2009. Brou T.Y. Akindès F et Bigot S., « La variabilité climatique en Côte d’Ivoire : entre perceptions sociales et réponses agricoles », Cahiers Agricultures vol. 14, n° 6, 2005, pp. 533-540. Cambrezy L. et Janin P., « Le risque alimentaire en Afrique », in : Veyret Y. (dir), Les risques, Paris, Col. Dossiers des images économiques du monde (DIEM), 2003. CILSS, Procédure d’identification des populations vulnérables et des zones à risque dans les pays du CILSS, 2004, 29 p. Chetima Bouka, « Variabilité des précipitations et stratégie de lutte contre la sécheresse en zone sahélienne : le cas des cantons de Kolofata et de Kourgui », Mémoire de maîtrise, Université de Yaoundé I, 2006. SEDES, 255 p., novembre 2003. Janin P., « L'insécurité alimentaire rurale en Côte d'Ivoire : une réalité cachée, aggravée par la société et le marché », Cahiers Agricultures. Vol. 10, Numéro 4, 233-41, juillet - août 2001, Synthèses. Article consulté le 09/04/ 2011 à l’adresse : http://www.john-libbey-eurotext.fr/fr/revue Marchal J. Y., « Facteurs climatiques limitants et calamités agricoles en régions de savane Yatênga, pays mossi, Haute-Volta, ». Hérodote N° 24, 1982.

75

Maud Balme Galle S. Lebel T,. « Démarrage de la saison des pluies au Sahel : Variation aux échelles hydrologiques et agronomiques, analyse à partir des données EPSAT-Niger » Sécheresse Vol.16 n°1, 2005, pp. 15-22. Sarr B. 2008. « Les impacts agronomiques du climat en Afrique de l’Ouest : une illustration des problèmes majeurs », Sécheresse Vol. 19 (1) : 29-37. Suchel J. B.. Les Climats du Cameroun, Thèse de doctorat d’État Université de Saint – Etienne, 1998, 1200 p. Sultan B. Janicot S. Baron C. Dingkuhn M., Muller B. Seydou traoreet, L’étude des variations et du changement climatique en Afrique de l’Ouest et ses retombées sociétales. Habilitation à diriger des recherches, Université Pierre et Marie Curie, 2011, 137p. Toukrou A., « Terroir de Sirlawé. Gestion des céréales et mécanismes d’endettement ». DPGT, note interne. 1996, 8 p.

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Variabilités climatiques et effets socio-environnementaux des migrations transfrontalières des éleveurs dans les parcs du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida (Nord-Cameroun) Boniface Ganota, Université de Maroua (Cameroun)

Résumé. Les savanes d’Afrique centrale sont caractérisées depuis longtemps par des mobilités humaines et animales qui se sont accrues ces quatre dernières décennies. Au Nord-Cameroun, elles n’épargnent désormais aucun espace et touchent même les aires protégées. C’est le cas des parcs nationaux du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida. En partant des enquêtes et des observations de terrain conduites dans les trois parcs et leurs zones périphériques, cette étude essaie de caractériser et d’analyser les implications socio-environnementales des migrations spontanées des éleveurs dans cet espace pourtant protégé. Les résultats montrent que les trois parcs se caractérisent par une importante migration des éleveurs et de leurs animaux. Les groupes ethniques peuhls, mbororo daneidji et mbororo Uda sont les principaux acteurs de la migration humaine. De par leurs activités, ces migrations ont des implications notoires tant du point de vue social qu’environnemental. Sur le plan social, des mariages interethniques et des conflits entre eux et les agriculteurs ont été notés. Plus de 57 conflits ont été enregistrés pour la seule année 2011. Sur le plan environnemental, on assiste actuellement à des mutations continues et à la dégradation rapide du milieu naturel. En dépit du fait que les parcs soient intégralement protégés, des parts importantes sont actuellement devenues des espaces de pâture et de stationnement du bétail, et constituent par ailleurs des zones de départ de l’érosion hydrique. De même, les espèces ligneuses telles Afzelia africana, Pterocarpus lucens, Pterocarpus erinaceus, Kaya senegalensis, Stereospermum kunthianum, entre autres, sont soumises à l’émondage pour alimenter le bétail au détriment des antilopes et des biches. Des mesures de conservation de la biodiversité végétale et animale devraient être prises pour le contrôle et la régulation de ces migrations spontanées. Mots-clés: migrations transfrontalières, éleveurs, parcs nationaux, implications socio-environnementales, Nord-Cameroun. Abstract. The Central African savannahs have for long been characterized by human and animal movements and this has increased during the last four decades. In the North of Cameroun, it spares no space, not even the protected

areas. This is the case in the Faro, Benue and Bouba Ndjida parks. Based on field surveys and observations carried out in the three parks and their buffer zones, this study attempts a categorization and analysis of the socio environmental implications of spontaneous migrations of cattle rearers in this space areas considered as protected. The results show an important migration of rearers and cattle in the three parks. The Peuhls, Daneidji bororo and the Uda bororo ethnic groups are the main human migration actors. Through their activities, these migrations have negative social and environmental effects. Socially, inter-ethnic marriages with conflicts between them and the farmers were noted. More than 57 conflicts were recorded within the year 2011. Environmentally, a continuous rapid change and degradation of the natural milieu has been witnessed. Despite the fact that the parks are entirely protected, large parts of the parks have become pastured areas and cattle stored zones, and constitutes take off points for water erosion. Plant species like the Afzelia africana, Pterocarpus lucens, Pterocarpus erinaceus, Kaya senegalensis, Stereospermum kunthianum and several others are trimmed to feed cattle to the detriment of antelopes and deers. Plants and animal conservation measures should be taken so as to control and regulate these spontaneous migrations. Keywords : transfrontier migration, cattle rearers, national parks, socio environmental implications, Northern Cameroon.

Introduction Les savanes d’Afrique centrale connaissent depuis plusieurs décennies des mobilités humaines et animales importantes qui constituent une préoccupation majeure pour les pouvoirs publics. La question des mobilités des hommes et des biens s’applique également à la région du Nord-Cameroun qui a intéressé bon nombre de chercheurs parmi lesquels Beauvilain (1989); Seignobos et Iyébi Mandjek (1997); Seignobos (2000) ; Koulandi (2006). Depuis plus de deux décennies, ces mobilités humaines et animales ont connu un regain d’intensité au point de toucher même les espaces protégés. C’est le cas actuellement des parcs nationaux de la Bénoué, du Faro et de Bouba Ndjida qui sont compris entre 7°42’ et 9°00’ de latitude nord et entre 12°15’ et 15°06’ de longitude est (figure 1). Ces parcs ont été créés et classés réserve de faune respectivement en 1932, 1947 et 1948, et sont érigés en parcs nationaux en 1968 (Bénoué et Bouba Ndjida) et en 1980 pour le Faro (MINFOF, 2008). Face aux aléas climatiques récurrents, à la saturation foncière, aux crises économiques qui perdurent dans toute la zone soudano-sahélienne, on a enregistré ces dernières années des déplacements des hommes et de leurs biens vers les zones périphériques de ces aires protégées. L’intensité de ces mobilités entraîne de fortes charges sur les ressources naturelles, des mutations sociales et environnementales qu’il convient d’analyser. L’objet de cet article est de déterminer les acteurs au centre de cette dynamique,

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de caractériser les mouvements migratoires et d’analyser leurs implications socio-environnementales.

Source: MINFOF Garoua, 2008

Figure 1. Localisation des parcs nationaux du Faro, de la Bénoué et de Bouda Ndjida et leurs zones périphériques.

Matériel et méthodes La méthodologie utilisée pour conduire cette étude s’est appuyée sur les enquêtes de terrain menées auprès de 225 éleveurs migrants, répartis dans les zones d’intérêt cynégétique des parcs nationaux et les levées cartographiques. Les enquêtes ont servi à la caractérisation des acteurs des migrations humaines et animales ainsi que leurs implications socio-environnementales. Elles ont porté aussi bien sur les motivations des déplacements, les activités socio-économiques que sur les impacts sur le milieu naturel. Les critères pris en compte sont la région d’origine, le statut matrimonial, l’âge et la taille du ménage, l’ethnie, les causes

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de la migration, l’activité principale, le type de bétail et le nombre de troupeaux. Parallèlement, des observations directes, notamment des coupes effectuées sur les ligneux et les espèces émondées ont été réalisées. En outre, des levés de terrain au GPS ont été effectués pour la géo localisation et la caractérisation des zones d’accueil ainsi que les itinéraires de migration. Il s’est aussi agi de délimiter les espaces exploités afin de localiser ceux qui sont touchés par les impacts de ces migrants. Les traitements appliqués ont consisté à effectuer les statistiques simples, à produire les courbes et les histogrammes pouvant permettre de caractériser les acteurs des migrations et d’analyser les impacts sociaux et environnementaux. Les données cartographiques transférées sous Mapsource puis projetées sous MapInfo, ont permis de produire des résultats représentés sous forme de cartes des zones d’installation des acteurs. Résultats Les parcs du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida : une zone aux ressources animales et végétales importantes L’importance de la zone occupée par les trois parcs tient à la présence d’importantes populations de grands mammifères notamment de grandes antilopes, de rhinocéros noirs et des espèces d’importance écologique ou économique comme le lycaon, l’éléphant, l’éland de Derby et l’hippopotame. Selon le MINFOF (2002), plus d’une trentaine d’espèces de grands mammifères diurnes, 306 espèces d’oiseaux, 668 espèces floristiques y ont été recensées. La zone dispose par ailleurs d’un climat de type soudanien de nuance humide (Suchel, 1971) ou soudano-guinéen au sens d’Aubreville (1950) caractérisé par deux saisons bien contrastées. Cette entité climatologique confère, selon Letouzey (1968), une uniformité phytogéographique à la région. On y distingue 2 secteurs floristiques séparés par le 9ème parallèle. La partie sud dans laquelle sont localisés les trois parcs correspond aux savanes soudaniennes, boisées ayant çà et là un aspect de forêt claire. Les espèces ligneuses principales sont Isoberlinia doka, Monotes kerstingii etAnogeissus leiocarpus. Elles dominent un tapis graminéen important à base d’Hyparrhenia spp., Andropogon spp., etc. C’est ce couvert végétal riche en espèces végétales qui attire chaque année de nombreux migrants transhumants d’origines diverses. Identification et caractérisation des migrants transhumants dans les trois parcs La transhumance est une activité importante pour les éleveurs. Elle conduit les pasteurs sur de longues distances à la recherche des pâturages pour leurs bétails. Dans la zone soudano-sahélienne, en dépit de la protection de certains espaces, les éleveurs y pâturent. C’est le cas des trois parcs nationaux de la région 80

du Nord-Cameroun où des éleveurs d’origine étrangère transhument surtout en saison sèche entre les mois de janvier et de juin. Quatre nationalités sont concernées par ces activités dans et autour des parcs nationaux de la région. Ce sont les Tchadiens, les Nigérians, les Nigériens et les Camerounais. Les Nigérians représentent 69% du total des enquêtés. Cette importante proportion se justifie par le fait que ces derniers ont en majorité fini par se sédentariser dans la zone de Poli abritant le parc national du Faro. Les Tchadiens suivent avec 24% et occupent surtout la zone est du parc national de Bouba Ndjida. Enfin, une petite partie, soit 7 % vient du Niger (tableau1) en transitant surtout par le Tchad. Tableau 1. Proportion des éleveurs migrants en fonction des pays. Parcs

Pays d’origine

Bénoué

Tchad 4

Nigeria 54

Niger 0

Bouba Ndjida

43

0

0

Faro

6

102

16

Total

53

156

16

Pourcentage 23,55 69,33 7,11 Source: enquêtes de terrain, juin 2012.

Trois ethnies caractérisent les acteurs de cette migration animale. Les Peuls, les Mbororo Danedji et les Mbororo Uda sont impliqués dans les activités de transhumance dans et autour du parc. À eux seuls, les Mbororo Danedji et les Mbororo Uda représentent 98,2% du total des éleveurs migrants impliqués. Les Peuls représentent 1,8% seulement. Les familles sont constituées d’un père avec une à trois femmes, ayant entre 2 et 11 enfants. Elles sont propriétaires d’un (01) à huit (08) troupeaux. Les régions sud du Niger, le nord du Nigeria et le centre du Tchad correspondent aux lieux de départ des acteurs de migration transfrontalière. On note aussi que les éleveurs transhumants parcourent des distances variées pour parvenir au parc. En considérant les chemins suivis, deux voies d’accès ont été identifiées. Dans les parties ouest et nord-ouest de la région du Nord, quatre itinéraires sont identifiés: Tchéboa-Lagdo-Poli-Gouna-Tcholliré-Sakdjé; Tchéboa-Poli-Gouna-Sakdjé; Gashiga-Garoua-Ngong-Na’ari-Tatou-Mayo Bocki-Gouna-Guidjiba; et Barnaké-Tchéboa-Poli-Gouna-Sakdjé-GambaLeunda. Dans la partie est de cette région, les localités de Koum, Touborou, Madingring, Galké, Tcholliré et Mayo Djerandi sont utilisées comme itinéraire pour accéder aux parcs. Les amplitudes de mouvements varient de 25 à plus de 2000 kilomètres, en fonction des lieux de départ. Les caractéristiques des animaux déplacés en direction de ces parcs sont variées tant du point de vue des types d’animaux que de la taille de leur cheptel.

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La typologie des animaux concernés par les migrations Deux principales caractéristiques ont été abordées, notamment les types d’animaux et leur taille. Pour l’ensemble des parcs, les bovins, les ovins, et les camelins ont été identifiés. S’agissant de la taille, la quantification des animaux a été une tâche ardue en raison du caractère illégal des activités de transhumance autour et dans les parcs. De ce fait, les éleveurs transhumants ne donnent jamais le nombre exact de leurs animaux même en ayant devant soi, une taille avoisinant 500 têtes par exemple, les éleveurs disent « qu’ils ne les ont pas comptés ». Compte tenu du fait que le nombre de bêtes appartenant à chaque éleveur n’est jamais connu ni contrôlé par les services du ministère de l’Élevage, de la Pêche et des Industries animales (MINEPIA), le nombre de bêtes évoqué dans les parcs a été tout simplement estimé. En 2012, 186 troupeaux ont été recensés dans le parc national de la Bénoué, 126 dans le Faro et 83 dans celui de Bouba Ndjida. La taille du troupeau varie de 70 à 120 têtes. En considérant la borne supérieure, on atteint le chiffre de 47 400 têtes de bovins. S’agissant des ovins, 10 troupeaux totalisant 765 têtes ont été identifiés en tout et enfin deux troupeaux d’environ 46 chameaux. Les bovins représentent donc la grande partie des animaux qui transhument dans et autour des parcs nationaux de la Bénoué, du Faro et de Bouba Ndjida puisqu’ils représentent à eux seuls environ 98% (figure 2) du total des animaux qui ont pâturé dans les parcs au cours de 2012. La présence de ces animaux dans et autour de ces parcs se justifie par un certain nombre de facteurs dont les principaux ont été identifiés. Qu’il s’agisse des migrations anciennes ou récentes, définitives ou temporaires, les déplacements des personnes sont toujours provoqués par des causes variées. Plusieurs causes ont été identifiées pour le cas de la migration des animaux dans et autour des parcs du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida. La persistance de la sècheresse dans les zones sahéliennes, le surpâturage, les instructions des propriétaires du bétail ont été les principales raisons avancées par les éleveurs migrants.

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Figure 2. Proportion du bétail par type dans les trois parcs en 2012.

Les principaux facteurs de migrations La persistance de la sécheresse au Sahel a eu des impacts dramatiques, entraînant la mortalité d’une partie du cheptel et l’appauvrissement brutal de nombreux pasteurs. La descente des isohyètes vers le sud depuis 1970 (AGRHYMET, 2009), la variabilité interannuelle et l’irrégularité spatiale importante des précipitations ont favorisé une redistribution du cheptel au profit de la zone soudano-sahélienne et soudanienne depuis quelques décennies déjà. C’est cette situation qui perdure, et a favorisé le déplacement d’environ 68% des éleveurs de ces trois pays vers les parcs encore pourvus de pâturages prisés. Pour ce qui est de la saturation des pâturages, elle est due à l’augmentation du cheptel. En effet, les statistiques montrent l’important accroissement actuel du cheptel pour toutes les espèces de ruminants dans les zones de départ. À titre d’exemple, selon FAO Stat (2011) cité par Toutain (2011), le cheptel bovin tchadien est passé de 4,5 millions en 1970 à 7,2 millions en 2009. En conséquence, beaucoup d’éleveurs ont été obligés de rechercher les pâturages en saison sèche dans les espaces protégés. C’est le cas d’environ 25% des éleveurs transhumants dans et autour des parcs nationaux du Faro, de la Bénoué et de Bouba Ndjida. Enfin, en ce qui concerne les instructions des propriétaires, il s’agit essentiellement du souci de subvenir aux besoins des animaux et d’éviter les pertes souvent drastiques dues aux manques de fourrage. Qu’il s’agisse des hommes ou des animaux, les migrations ont toujours des impacts divers dans les lieux d’arrivée.

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Les implications sociales et environnementales Comme le soulignent Watang Ziéba et Lieugomg (2009), l’une des principales conséquences des mobilités spatiales est la transformation du milieu d’installation des migrants. Dans et autour des trois parcs, elles ont eu des implications à la fois sociales et environnementales qu’il convient d’analyser. Sur le plan social, on a noté le brassage des cultures. Sur la totalité des enquêtés, environ 23% des hommes se sont mariés à une femme qui n’est pas de leur ethnie et 19% des femmes ont fait la même chose. Au-delà de cet aspect positif, des conflits récurrents entre éleveurs et agriculteurs avec parfois des pertes en vies humaines ont été notés. Pour la seule année 2011, 57 conflits violents ont été recensés dans la zone. Dans l’ensemble de la zone enquêtée, 27% des enquêtés ont été impliqués au moins une fois dans un conflit; 16% ont été impliqués deux à trois fois. À 83% environ, on peut conclure que les conflits sont résolus pour la plupart des cas par les chefs de village, le reste étant effectué par les autorités administratives de la zone concernée. De même, des complémentarités ont été relevées. En effet, les éleveurs fournissent à la population riveraine des parcs de la viande et surtout du lait qui sont alors échangés contre les céréales (mil, maïs, haricot, arachide) ou tout simplement vendus. Au plan environnemental, on a noté la mutation des espaces couverts de végétation en espaces de pâture et de stabilisation (étable) du bétail (figure 3). De fait, le bétail, au même titre que les animaux sauvages, se comporte en consommateur et prédateur de la végétation. En broutant, l’animal coupe des feuilles, des tiges, des extrémités de branches, etc. Cela a des effets dépressifs sur les jeunes plantes (repousses et multiplication végétative).

Figure 3. Zones pénétrées et pâturées par les éleveurs.

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En outre, les observations de terrain ont montré que pour un troupeau de 120 têtes et une famille de cinq (05) membres, la superficie occupée par l’étable est estimée à 1000 m² (planche cartographique 1). Autour du parc, il a été identifié 395 troupeaux. En ramenant la surface occupée par un troupeau et une famille aux 395 troupeaux, la superficie totale occupée sera de 395 000 m², soit 39,5 ha d’espace dégradé et exposé au phénomène d’érosion au cours d’une année d’activités.

Source: levés de données au GPS, juin 2012 Planche cartographique 1. Les campements d’éleveurs autour des parcs du Faro et de la Bénoué en 2012.

Des effets néfastes ont été également observés sur le sol. En effet, les piétinements des animaux exercent une pression sur le sol. Et selon sa nature, le tassement a des conséquences sur les végétaux, car il réduit la capacité de pénétration et de rétention de l’eau et de l’air dans les horizons superficiels, les racines se trouvant moins bien alimentées. Cela contribue soit à la formation d’une croûte superficielle qui constitue un obstacle à la germination de certaines espèces de plantes (Planche photographique 1), soit à des zones de départ de l’érosion hydrique.

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b

a

Planche photographique 1. Dégradation totale de la végétation dans un espace de stationnement (étable) du bétail (a) et d’habitation des éleveurs (b) dans le parc national de la Bénoué.

Le comportement des pasteurs qui interviennent dans la mauvaise utilisation des espèces ligneuses a été aussi observé. Les espèces comme Afzelia africana (photo c), Pterocapus lucens, Kaya senegalensis et Stereospermum kunthianum sont coupées ou élaguées.

Photo 1. Un Afzelia africana élagué pour servir de nourriture pour le bétail dans le parc.

Sur la faune, des troubles surtout indirects ont été notés : les réactions de fuite qui résultent de la présence des troupeaux et de l’homme et la concurrence pour le fourrage avec les herbivores sauvages réduisent les habitats de nombreuses espèces sauvages. De même, des risques de contamination par certaines maladies (fièvre aphteuse) sont à redouter. En somme, l’accroissement rapide du cheptel dans les parcs a contribué à l’augmentation de la pression sur les ressources végétales et à l’envahissement important des zones cynégétiques. Eu égard à la situation actuelle qui prévaut dans et autour des parcs nationaux de la région du Nord, quelques suggestions ont été formulées afin de gérer durablement ces ressources végétales ligneuses ainsi que sa diversité dans cet espace protégé désormais soumis à une pression anthropique multiforme. 86

Conditions pour une gestion durable des ressources ligneuses des parcs Les aires protégées de la région du Nord et leurs zones d’intérêt cynégétique constituent de nos jours les espaces encore pourvus de ressources naturelles végétales importantes. À ce titre, elles sont alors perçues comme de meilleurs pâturages inexploités et sont sollicitées par les éleveurs transhumants pour satisfaire les besoins nutritionnels de leur bétail. Compte tenu des effets négatifs occasionnés aussi bien sur la couverture ligneuse que sur les espèces animales, l’État devrait interdire aux éleveurs tout accès aux parcs nationaux et leurs zones périphériques afin de les préserver de toute dégradation. Pour ce faire, des zones dédiées aux pâturages devraient être clairement définies, matérialisées et strictement respectées par les éleveurs. Du point de vue des ressources humaines, les trois parcs nationaux comprennent chacun un conservateur, un régisseur des recettes et seulement moins de 50 éco-gardes pour la surveillance d’une superficie de 730 000 ha auxquels il faut ajouter 562 857 ha de zone de chasse. Or, selon les normes de l’UICN, ces parcs nationaux devraient être conservés par au moins 163 écogardes, soit un déficit de plus de 100 éco-gardes. Cette situation ne garantit pas une couverture optimale de protection et facilite les intrusions de tous ordres. Au regard de la superficie très importante à couvrir par le contrôle des éco-gardes, et afin d’assurer la survie non seulement des ressources ligneuses, mais aussi des ressources fauniques du parc, l’État devrait pourvoir les parcs en personnel complémentaire de surveillance et en moyens de déplacement suffisants. De même, sur le plan du suivi écologique, le World Wide Fund a effectué au début des années 2000 des inventaires floristiques combinés au relevé des facteurs du milieu dans l'ensemble des formations végétales du parc. Depuis lors, de telles études sont rares, pis encore, les zones soumises à des activités diverses ne sont pas suivies. L’État devrait donc effectuer de façon continue de telles études. Pour ce faire, il devrait créer un observatoire de suivi écologique au sein du ministère des Forêts et de la Faune. Cela permettrait de disposer d’informations continues sur le milieu et permettrait des prises de décisions devant faciliter une gestion durable des ressources naturelles des trois parcs. Discussion Les migrations des animaux domestiques, notamment des bovins, des ovins et camelins dans et autour des parcs sont spontanées. Les acteurs proviennent de trois pays (Nigeria, Niger et Tchad). En général, ils sont majoritairement nigérians. Les Mbororo Danedji et les Mbororo Uda représentent 98% du total et les Peuls représentent 2%. Les familles disposent d’un (01) à huit (08) troupeaux. Plusieurs raisons justifient le départ des éleveurs transhumants en direction du parc national de la Bénoué. Les raisons les plus évoquées sont la récurrence de la sècheresse et la saturation des pâturages dans les zones de départ (23%). Les caractéristiques des 87

animaux déplacés en direction du parc sont variées tant du point de vue des types d’animaux que de la taille du cheptel. Les types d’animaux identifiés sont les bovins, les ovins et les camelins. Leur taille varie d’un éleveur à un autre. Globalement, elle est de 70 à 120 têtes. 186 troupeaux ont été recensés dans le parc national de la Bénoué, 126 dans le Faro et 83 dans celui de Bouba Ndjida. Comme l’ont relevé en 2011 le WWF/CARPO dans leur étude sur les parcs nationaux de la Bénoué, Wood (1982) dans le cadre des migrations spontanées des paysans éthiopiens dans les basses terres du Seti-Huméra de la vallée de l’Awash et Dongmo (1981) dans le Moungo ou dans la région de Makénéné, l’afflux des migrants a conduit à la dégradation et à l’évolution régressive de la couverture végétale ligneuse ainsi que de sa diversité. Dans les trois parcs, les migrations des hommes et de leurs animaux ont également eu des implications sur les terroirs d’arrivée. En effet, comme l’a démontré Toutain (2011), les pattes et sabots exercent une pression sur le sol en le tassant. Les conséquences notées sur les végétaux sont principalement la réduction de la capacité de pénétration et de rétention de l’eau et de l’air dans les horizons superficiels, les racines se trouvent moins bien alimentées. De même, la superficie totale occupée est de 39,5 ha d’espace dégradé et exposé au phénomène d’érosion au cours d’une année d’activités. Par ailleurs, les effets sur le milieu naturel se traduisent également par la pression sur certaines espèces appétées par le bétail. Les bergers pratiquent non seulement l’émondage des arbres fourragers pour offrir les feuilles à leurs animaux, mais aussi, l’abattage ou la coupe de grosses branches qui contribuent à la disparition de l’arbre. Les espèces comme Afzelia africana, Pterocapus lucens, Kaya senegalensis et Stereospermum kunthianum, très appétées par les animaux, sont régulièrement coupées. Sur l’ensemble des éleveurs enquêtés, 98% ont affirmé effectuer régulièrement la coupe ou l’émondage. Cette situation qui continue d’accroître la pression sur les ressources végétales des trois parcs nationaux impose qu’ils soient mieux gérés pour conserver leur diversité biologique. Dans cette logique, l’État devrait prendre des mesures énergiques pour assurer leur contrôle. Comme l’a souligné Kossoumna (2012), des initiatives de gestion à travers la définition des espaces dédiés aux pasteurs avaient été expérimentées sans succès dans les terroirs de Touroua, Ngong et Lagdo par les projets Développement paysannal et gestion des terroirs (DPGT) et Gestion sécurisée des espaces pastoraux (GESEP). Il est nécessaire que des équipes chargées de la surveillance puissent être formées à cet effet. De même, sachant que les aires protégées occupent 45% de la superficie de la région du Nord ; les cultures, les montages et les villages 15%, les zones d’intérêt cynégétique déjà fortement dégradées sans valeur ajoutée ou aux intérêts fauniques et floristiques minimes, devraient être déclassifiées pour servir de zone de pâturage.

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Conclusion Le contexte de variabilité climatique actuelle dans les régions soudanosahéliennes et sahéliennes et la recherche des pâturages ont conduit à une migration spontanée des éleveurs et des animaux vers les trois parcs nationaux de la région du Nord-Cameroun. Cette situation a été à l’origine de l’augmentation de la dégradation de la couverture ligneuse dans et autour des parcs nationaux de la région. Les enquêtes de terrain et des levés cartographiques effectués au GPS ont permis de montrer que les groupes ethniques peuls, mbororo daneidji et mbororo uda sont les acteurs du phénomène de migrations spontanées en direction de ces parcs. Ces populations d’origine nigériane, nigérienne et tchadienne ont contribué à l’augmentation subite du bétail et partant, à l’origine de la dégradation des espaces naturels dans et autour de ces trois parcs. Compte tenu de cette situation, et afin d’y exploiter de manière durable les ressources naturelles, il est nécessaire de repenser la politique des migrations dans la région. L’État devrait non seulement envisager la régulation en contrôlant les migrations en direction de ces parcs nationaux, mais aussi, intégrer davantage les pasteurs dans la gestion des espaces à eux dédiés.

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Analyse par télédétection de la dynamique des crues sous l’effet des variations climatiques dans le bassin versant du lac Fitri (Tchad) Antoinette Dénénodji, CNAR, N’Djamena (Tchad) Agnès Bugue, CIRAD, Montpellier (France) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. Au Tchad, la région du lac Fitri offre un écosystème particulièrement favorable à l’agriculture et à l’élevage. La population de la région mène diverses activités reposant essentiellement sur un calendrier imposé par le rythme saisonnier des précipitations et des crues du lac. Afin d’optimiser ces systèmes de culture dans un contexte de changement climatique, la première étape est la caractérisation de la dynamique de l’agro-hydrosystème en place. L’objectif de ce travail est de cartographier les crues dans le bassin versant du lac Fitri pour étudier les potentialités de mise en place de systèmes de double culture annuelle (culture du riz en saison pluvieuse et du sorgho Berbéré au moment des décrues) dans le département. Pour cartographier ces crues et leur dynamique, une série d’images satellitaires MODIS acquises en 2010, disponibles tous les 16 jours à 250 m de résolution, et des séries de données pluviométriques ont été utilisées. À partir d’analyses multi-temporelles d’indices sensibles à la végétation (NDVI et EVI) et à l’eau (NDWI), on a pu cartographier et quantifier les zones en végétation et les zones en eau à différentes saisons, et montrer le lien entre crue et régime saisonnier de la pluie. Ces résultats sont en conformité avec ceux obtenus à partir d’images à haute résolution spatiale Landsat (2010) et SPOT (2008 et 2011). Ils peuvent être directement intégrés dans un Système d’information géographique (SIG) mobilisable par les décideurs et les gestionnaires du développement rural pour le futur schéma d’aménagement du territoire. Mots-clés : télédétection, MODIS, variation climatique, crue, double culture, riz, sorgho, développement rural, Tchad. Abstract. In Chad, the Lake Fitri offers an ecosystem particularly favorable to agriculture and livestock. The population of the region carries out various activities based primarily on a calendar imposed by the seasonal pattern of rainfall and the lake floods. To optimize these cropping systems in the context of climate change, the first step is to characterize the dynamics of the agro-hydro system in place. Thus, the objective of this work is to map flood in the watershed

of Lake Fitri to study the potential of establishing annual double cropping systems (rice cultivation in the rainy season and sorghum Berbere at the low flows) in the department. To map these floods and their dynamics, we used a series of MODIS satellite images acquired in 2010, available every 16 days at 250 m resolution, and rainfall data series. From multi-temporal analysis of vegetation (NDVI and EVI) and water (NDWI) indices, we were able to map and quantify the flooded and vegetation areas in different seasons, and show the link between the flood and the seasonal rainfall pattern. These results are consistent with those obtained from high spatial resolution images (Landsat 2010 and SPOT 2008 and 2011). These results can be directly integrated into a Geographic Information System mobilized by policy makers and rural development managers for the future development plan of the area. Keywords : Remote sensing, MODIS, flood, rice, sorghum, cropping system, rural development, climate change, Chad.

Contexte et problématique La variabilité naturelle des précipitations est l'un des principaux facteurs explicatifs de la variabilité de la production agricole. En effet, l’une des manifestations les plus précoces du changement climatique est l’augmentation de la variabilité du climat. Au fur et à mesure que la planète se réchauffe, il devient de plus en plus difficile de prédire la venue de la saison des pluies et des catastrophes météorologiques comme les inondations, les tempêtes tropicales et la sécheresse (par exemple, selon GIEC (2013), entre 1997 et 2006, le nombre de catastrophes naturelles dans le monde a augmenté en dix ans de 60 % par rapport à la période précédente, soit de 4 241 à 6 806 catastrophes) qui se produiront plus fréquemment et plus intensément. L’absence des ressources nécessaires destinées à faire face aux effets des changements climatiques limite la capacité du Tchad à prévenir et répondre aux besoins des communautés rurales victimes des effets de ces aléas. Le lac Fitri, situé dans la région du Batha, offre un écosystème très favorable à l’agriculture et à l’élevage. Pour survivre, la population de la région mène diverses activités reposant essentiellement sur un calendrier imposé par le rythme saisonnier des précipitations et des crues du lac. Les activités les plus importantes, l’agriculture, l’élevage, la pêche et la cueillette, sont exercées par les populations sédentaires autochtones et les transhumants, et s’imbriquent sur le même espace. Dans cette région sahélienne du Tchad, comme dans d’autres régions du monde, les systèmes de production agropastoraux ont subi au cours des dernières décennies des perturbations climatiques responsables des changements environnementaux importants. Ces perturbations climatiques ont des impacts sur l’intégrité des écosystèmes, les activités socio-économiques, la sécurité alimentaire (très forte baisse des rendements aussi bien agricoles que pastoraux), la santé (récurrence de la malnutrition et de certaines maladies qui lui sont liées), la sécurité des populations et le développement économique (migration des 92

populations qui dépendent essentiellement des capacités d’adaptation des communautés locales concernées). La question de la capacité d’adaptation aux changements climatiques est donc fondamentale, car elle concerne directement la vulnérabilité des systèmes humains et naturels (MEERH, 2009). Ainsi, dans un contexte de variabilité (et globalement de pénurie croissante) de la ressource en eau, cette adaptation peut passer par la valorisation des savoir-faire des paysans sur des systèmes de culture permettant l’exploitation rationnelle et adaptative de la ressource en eau de la région du Batha. L’une des options à l’étude par le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) est l’adaptation fondée sur les écosystèmes, dont l’objectif est d’atténuer les effets des changements climatiques en utilisant des systèmes naturels, comme par exemple des variétés résistantes à la sécheresse, des méthodes de stockage d’eau plus efficaces et des systèmes de rotation culturale variés. Actuellement, l’insuffisante accrue des pluies a plutôt favorisé le développement du riz sauvage Oryza longistaminata sur les terres du Batha pendant l'inondation provenant des crues des rivières, du lac ou de l'accumulation des eaux pluviales. Ce riz est devenu très utile aussi bien dans l’alimentation humaine qu’animale. Ce succès amène à la réflexion sur l’instauration d’un système de double culture avec riz pluvial (semis entre juillet et août, ensuite récolte entre septembre et octobre) pendant la saison pluvieuse et culture du sorgho Berbéré (ou du riz de décrue) pendant la saison sèche pour contribuer à la sécurisation alimentaire dans le Fitri, en particulier, et dans le Batha, en général, par l’augmentation de la production en cas de défaillance des cultures pluviales. D’autres avantages sont attendus, tels que la fourniture de la biomasse végétale ou fourrage pour l’alimentation du bétail en saison sèche, une augmentation de la fertilité des terres par les pailles de riz laissées sur les parcelles qui peuvent plus ou moins enrayer les processus d’érosion et régénérer la fertilité des terres, et une augmentation de la biodiversité. Dans ce contexte, pour répondre à la question générale de l’adaptation des systèmes de culture aux changements climatiques actuels, il est nécessaire de caractériser dans un premier temps la dynamique de l’agro-hydrosystème en place en lien avec le régime des pluies. Ainsi, l’objectif de ce travail est de cartographier les crues dans le bassin versant du lac Fitri, pour étudier les potentialités de mise en place de systèmes de double culture annuelle (culture du riz en saison pluvieuse et du sorgho Berbéré au moment des décrues (figure 1)) dans le département. Pour cartographier ces crues et mieux comprendre leur dynamique, la mobilisation de la télédétection en utilisant une série temporelle d’images MODIS acquises en 2010, et des images à haute résolution spatiale Landsat (2010) et SPOT (2008 et 2011) a été faite, et des mesures de pluviométrie mensuelles effectuées dans la région. Les résultats obtenus sont ensuite intégrés dans un système d’information géographique qui peut être utile pour le développement rural.

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Source : A. Dénénodji, 2013 ; CNAR. Figure 1. Crue et pratique de la double culture riz et sorgho Berbéré.

La zone d’étude La région du Batha, d’une superficie de 90 110 km2 avec une population de 527 031 habitants (RGPH2, 2009), est constituée de trois départements : Batha Ouest, Batha Est et Fitri (figure 2).

Figure 2. Localisation du département du Fitri dans la région du Batha.

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C’est une zone bioclimatique duale avec au nord une zone saharienne et au sud une zone sahélienne où se trouve le lac Fitri centré sur 12°50’ N et le 17°30’ E, à plus de 600 km de la source de son tributaire principal, le Batha. Le département de Fitri a une population de 116 157 habitants (RGPH2, 2009), dont 106 230 nomades et 9 927 sédentaires. Le département du lac Fitri est classiquement rattaché à la zone climatique sahélienne avec une saison sèche et une saison pluvieuse. Sa végétation est une savane arbustive et herbeuse sur les sols hydromorphes, vertisols et halomorphes. Le lac Fitri dispose d’un hydrosystème ayant un bassin d’alimentation d’une superficie totale de 70 000 km2 (figure 3) dont les deux tiers correspondent au bassin versant du Batha (47 300 km2). Le tiers restant est constitué par les bassins des bahrs Melmele (4 450 km2), Zilla (5 400 km2), Zerzer (2 500 km2), Abourda (4 400 km2) et les abords du lac (5 850 km2), selon les travaux de l’IRD (ORSTOM, 1973).

Figure 3. Localisation des bassins versants des affluents du lac Fitri.

Matériel et méthodes Deux phases essentielles ont été définies pour mener cette étude: la collecte des données secondaires (documents, images satellitaires et données pluviométriques) et la collecte des données de terrain (caractérisation des

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paysages à partir des images photo-interprétées et de mesures de points GPS sur les principales classes d’occupation/utilisation du sol). Les données Pour cette étude, le choix a été porté sur les images MODIS dont le produit MOD13Q1 Vegetation Indices 16-Day L3 Global 250m SIN Grid de MODIS de l’année 2010 a été téléchargé à partir du site de la LPDAAC https://lpdaac.usgs.gov/lpdaac/get_data. Ce produit est constitué d’images de synthèse à 16 jours, il est ortho-rectifié avec une résolution de 250 m. L’utilisation de séries temporelles d’images à moyenne résolution spatiale a déjà fait ses preuves dans le domaine du suivi de la végétation (e.g. Gangulli et al., 2010) et des crues (e.g. Boschetti et al., 2014; Leauthaud et al., 2013). Les images multispectrales SPOT à 10 m de résolution et Landsat à 30 m de résolution sont utilisées pour faire une classification non supervisée afin d’évaluer les surfaces inondées estimées avec MODIS. Les principales classes d’état de surface ou d’occupation/utilisation du sol sont définies au préalable avant la visite de terrain par photo-interprétation des images et par connaissances expertes. Elles sont : l’eau, les savanes, les surfaces herbacées, les cultures pluviales, les cultures berbéré et les cultures irriguées, les ligneux, les inondations (Photo 1). La campagne de terrain a eu lieu en mai 2011 et a permis l’acquisition de 142 points relevés à l’aide d’un GPS et des photos correspondantes.

Cliché : Kohoun Norbert et Dénénodji Antoinette. Photo 1. Les différentes classes d’occupation du sol de Fitri dans la région du Batha (Tchad). Les données pluviométriques mensuelles ont été fournies par la DREM (Direction des ressources en eau et de la météorologie) pour les stations de Ati, Oum-Hadjer et Yao (figure 3), et pour la période 1970-2010. Pour une station

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donnée, les quelques données manquantes sont remplacées par la moyenne du mois correspondant sur les 41 années étudiées.

Méthode Prétraitement des images Les images MODIS téléchargées ont été reprojetées dans le système de projection UTM-WGS 84 à l’aide de l’outil Modis Reprojection Tool (https://lpdaac.usgs.gov/). Trois indices spectraux NDVI (Normalized Difference Vegetation Index), EVI (Enhanced Vegetation Index) et NDWI (Normalized Difference Water Index) ont été utilisés dans cette étude. Les deux indices de végétation-le NDVI et l'EVI- sont directement fournis avec les produits MOD13Q1. Ils ont été choisis à partir de l’analyse bibliographique. Sakamoto et al. (2007) ont étudié les variations temporelles de l’étendue des inondations annuelles dans le delta du Mékong au Vietnam et au Cambodge à partir des synthèses à 8 jours de l’indice EVI-MODIS. Les bandes spectrales MIR (Moyen Infrarouge) et PIR (Proche Infrarouge) du produit MOD13Q1n ont été utilisées pour calculer l’indice NDWI (Normalized Difference Water Index). Cet indice, utilisé par Gao (1996) et Hardisky et al. (1983) pour la détection des surfaces inondées, est calculé suivant la formule : NDWI = (PIR – MIR) / (PIR + MIR) Traitement des images L’étude de la dynamique des surfaces inondées a été réalisée par la combinaison des connaissances expertes et acquises sur le terrain, et par la mise en œuvre des techniques de traitement d’image (photo-interprétation et classification) et d’analyse spatiale. Pour cela, six mois -février, mai, juin, juillet, août et novembre- ont été choisis pour faire des compositions colorées RVB sous Erdas Imagine. Le choix des mois s’est fait selon les moments clés de la saison des pluies : - février, mai et juin : fin de la saison sèche et début de la saison des pluies ; les récoltes étant presque terminées et les éleveurs commencent à regagner le bord du lac Fitri. Sur leur passage, les herbes sont plus ou moins broutées ou séchées ; - juillet, août et novembre : milieu de la saison des pluies ; l’eau, la végétation et les cultures abondent. Les compositions multi-dates ont permis de délimiter des zones inondées et des zones végétalisées par photo-interprétation, et ainsi d’extraire les statistiques des valeurs de NDVI, EVI et NDWI pour ces zones. Ces valeurs d’indices ont été

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identifiées et utilisées pour faire des masques de zones inondées et végétalisées de l’ensemble de la zone, avec la fonction Model Maker d’Erdas Imagine. D’autre part, les images à résolution spatiale décamétrique Landsat et SPOT ont fait l’objet d’une classification non supervisée en 8 classes. Ces cartes d’occupation ont été comparées à celles obtenues avec les images MODIS. Les cartes finales sont mises en forme avec le logiciel ArcGIS. Les données pluviométriques de la région du Batha ont été analysées sous Excel 2007 pour poduire des graphiques. Résultats Les principaux résultats obtenus sont (1) la représentation de la pluviométrie inter-annuelle et saisonnière, (2) les profils radiométriques temporels des surfaces en 2010, et (3) les cartes dynamiques des états de surface en lien avec la pluviométrie (figure 4). La variation des pluies annuelles La pluviométrie annuelle moyenne mesurée sur 41 années (1970-2010) est de 345 mm, 374 mm et 400 mm pour Ati, Oum-Hadjer et Yao respectivement, soit une moyenne de 373 mm (Figure 4a). On constate que la période 1970-1993 est caractérisée par une faible pluviométrie, avec des années très déficitaires comme 1973 et 1984, alors que la période 1994-2010 est plutôt humide en particulier en 1994, 1999 et 2008 (figure 4 b). L’année 2010, qui est l’année d’étude, est plutôt une « bonne » année pluviométrique, avec une moyenne de 485 mm dans la région. En termes de régime pluviométrique, la saison démarre en avril, mai et se termine en octobre (figure 4c). Le mois le plus pluvieux est le mois d’août, suivi de près par le mois de juillet. 800,0

Ati Oum-Hadjer

600,0 500,0 400,0 300,0 200,0 100,0

98

2009

2006

2003

2000

1997

1994

1991

1988

1985

1979

1976

1973

0,0 1970

Pluviométrie annuelle

700,0

1982

aa)

3,0 Anomalies pluviométriques

bb)

2,0 1,0 0,0 -1,0 -2,0 2009

2006

2003

2000

1997

1994

1991

1988

1985

1982

1979

1976

1973

1970

-3,0

200

cc) Pluviométrie (mm)

150 100 50 0

Source : Division de la climatologie/DREM. Figure 4. a) Pluviométrie annuelle par station, b) anomalies pluviométriques moyennes, et c) pluviométrie mensuelle moyenne sur la période 1970-2010, pour les stations Ati, Oum-Hadjet et Yao de la région du Batha. Les profils temporels En combinant les mois de mai, août et novembre, dans une composition colorée RVB, on obtient des images permettant de faire ressortir les différents états de surface (Figure 5), qui sont essentiellement liés à la pluviométrie.

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Figure 5. Signature temporelle des indices multispectraux MODIS des principales classes d’occupation du sol et images en composition R/V/B (maicouche n°9/août–couche n°14/novembre –couche n°19) : a) NDVI et b) NDWI. L’évolution temporelle de l’EVI étant très proche de celle du NDVI, seules les compositions colorées des images NDVI et NDWI ont été représentées en Figure a et b. Sur la figure 5a, les surfaces en « noir » visibles sur l’image correspondent à des surfaces qui ont un très faible NDVI au cours des trois mois représentés. Il s’agit de l’eau libre du lac. Le profil NDVI de l’eau du lac croît aussi de juin en novembre. Ce qui peut s’expliquer par l’augmentation des phytoplanctons en cette période. La croissance brutale du profil de l’eau libre est due à la présence des nénuphars et quelques herbacées qui ensuite pourrissent en août d’où sa décroissance brusque. Le profil NDVI des herbacées et ligneux dans l’eau atteint son pic en août, maintient son rythme et descend en octobre avec l’arrivée des éleveurs nomades et reste plus ou moins constant de janvier à juin. La brusque descente du profil, ensuite sa remontée vers octobre expliquent le flétrissement très rapide des plantes rampantes qui ont couvert l’eau libre ainsi que les ligneux. La Figure 5b montre que l’indice NDWI est stable pour chaque classe de janvier à juin (hors herbacées). Les surfaces couvertes de jachère, cultures pluviales, ligneux, ainsi que la savane, voient leur indice augmenter à partir du mois de juillet pour atteindre un maximum entre 0,3 et 0,6 en août. Le profil des eaux du lac atteint des valeurs maximales (entre 0,6 et 0,8) de janvier à août. Le profil des herbacées au bord du lac décroît entre février et juin (pendant la décrue), puis atteint un pic de 0,7 en août et reste stable jusqu’en janvier. Cette stabilité de fin d’année, entre 0,5 et 0,7, se retrouve chez les ligneux inondés et la culture de Berbéré. Cela veut dire que le NDWI détecte les surfaces inondées et même celles qui sont inondées et végétalisées.

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La cartographie des états de surface Les cartes des états de surface, obtenues à partir de la classification par seuillage des indices EVI, NDVI et NDWI, ont été produites pour chaque date des images MODIS. Seuls les résultats correspondant aux mois de février, mai, juin, juillet, août et novembre sont analysés et importés dans ArcGIS. Carte des surfaces inondées par NDWI La planche cartographique 1 met en évidence les cartes d’inondation à différentes dates obtenues par seuillage du NDWI (février, mai, juin, juillet, d’août et novembre 2010).

A

B

C

D

E F Planche cartographique 1. Carte des zones inondées obtenues par seuillage des valeurs de NDWI des images MODIS, pour différents mois de l’année 2010 : a) février; b) mai ; c) juin ; d) juillet ; e) août et f) novembre.

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Cartographie des surfaces inondées par SPOT et Landsat, et comparaison avec carte de MODIS À partir des classifications non supervisées de la mosaïque des images SPOT et des images Landsat, les classes d’occupation du sol ont été regroupées en 2 catégories (crues et non crues ; planche cartographique 2a) et importées dans ArcGIS. Les cartes des zones inondées obtenues à partir de l’imagerie SPOT (novembre 2008 et janvier 2011), Landsat (janvier et mars 2011) et de l’imagerie MODIS (novembre 2010) montrent une bonne cohérence spatiale des zones inondées (mêmes motifs ; planche cartographique 2b), et ce malgré, les différences dans les dates d’acquisition.

À

B C Planche cartographique 2. Carte des zones inondées obtenues par classification a) de la mosaïque SPOT (novembre 2008 et janvier 2011), b) de la mosaïque Landsat (janvier et mars 2010), et c) de l’indice NDWI de MODIS (novembre 2010). La synthèse des résultats obtenus est illustrée par le graphique de la figure 6 qui montre l’évolution surfacique des zones en végétation estimées avec deux indices de végétation NDVI et EVI, et des zones inondées estimées avec le NDWI. Les surfaces en végétation sont quasi inexistantes de janvier à juin, puis augmentent jusqu’à atteindre un maximum pendant la saison pluvieuse en août. On constate qu’il y a un décalage d’environ un mois entre l’arrivée des pluies (en mai) et le démarrage de la végétation en juin. Le maximum de végétation est atteint également avec un certain décalage par rapport au pic de la saison des pluies (entre juillet et août pour Yao ; figure 9). Ces observations sont en cohérence avec de précédentes observations dans la région sahélienne (Philippon et al., 2005) et peuvent s’expliquer par la sensibilité des mesures de télédétection au recouvrement de la végétation. Il faut que ce recouvrement soit suffisamment important pour être détecté. Ces surfaces décroissent ensuite au mois d’octobre,

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pendant la sénescence et la récolte. Ce qui montre bien que NDVI et EVI sont sensibles à la végétation active. Les surfaces inondées diminuent de janvier à mai (décrue) et augmentent pendant la saison des pluies pour atteindre un maximum en juillet, au pic de la saison des pluies. La croissance des surfaces inondées est davantage en phase avec la pluie que celle des surfaces végétalisées. Ces surfaces inondées diminuent légèrement au mois d’octobre (fin de la saison des pluies), puis restent constantes jusqu’en janvier. Cette décroissance n’est plus en phase avec la pluie. Ce qui montre une grande inertie des zones en eau, en comparaison avec les zones végétalisées. Cette évolution est tout à fait conforme avec le fonctionnement de l’hydrosystème et montre la capacité de l’indice spectral NDWI à détecter et quantifier les zones en eau et même celles qui sont végétalisées.

Figure 6. Évolution des surfaces en végétation et en eau dans le département de Fitri, et des précipitations mensuelles de la station de Yao, pour l’année 2010.

Conclusion et perspectives Cette étude basée sur la photo-interprétation des images, les observations de terrain et entretiens avec des paysans, a permis d’expliquer à quelle période il est possible de semer le riz et de faire la culture de sorgho de décrue. Ensuite le travail au laboratoire consistant à traiter les images a montré la capacité des images de télédétection à basse résolution de type MODIS à cartographier les zones inondées, et donc les crues et les décrues. La méthode utilisée repose sur un seuillage de l’indice NDWI qui est une combinaison spectrale des bandes rouge et moyen infrarouge. Les indices NDVI et EVI, basés sur le rouge et le proche infrarouge, font davantage ressortir les zones végétalisées (avec ou sans eau) et sont donc moins efficaces pour la 103

cartographie des zones inondées. Les cartes des zones inondées issues des images MODIS ont été comparées à une cartographie fine faite à partir des images à haute résolution SPOT et Landsat ; les résultats obtenus sont géographiquement cohérents et confirment la potentialité du capteur MODIS pour cartographier les hydrosystèmes. Ainsi, grâce à sa forte répétitivité, qui permet de s’affranchir des conditions d’ennuagement, et à son large champ, les séries temporelles d’images MODIS à 16 jours permettent-elles de suivre la dynamique des états de surface à l’échelle du département du Fitri, et de quantifier les surfaces inondées en lien avec la pluviométrie saisonnière. On remarque une forte réactivité à l’arrivée des précipitations dans la région, et une plus grande inertie par rapport à la fin de la saison des pluies. Au total, les résultats de ce travail consignés ici montrent que la télédétection peut fournir une information spatialisée, quantifiée et intégrable dans un système d’information géographique, mobilisable par les décideurs et les gestionnaires du développement rural, notamment pour alimenter la réflexion sur l’instauration d’une double culture riz et sorgho berbéré (sorgho de décrue) dans la même année en lien avec le calendrier des pluies, et notamment au démarrage de la saison humide. Cependant, pour être utilisés comme aide à la décision pour le futur schéma d’aménagement du territoire, ces résultats doivent aussi être consolidés par d’autres études. Les perspectives sont nombreuses. La méthode développée sera appliquée à l’ensemble de la région du Batha (3 départements), puis à l’échelle du bassin versant (régions du Batha, Guéra, Ouaddaï). Les crues seront étudiées sur 11 ans (archives images MODIS) pour mieux évaluer la variabilité inter-annuelle des surfaces inondables ; enfin, les résultats seront intégrés dans le système d’information géographique du SIDRAT pour contribuer au programme de lutte contre l’insécurité alimentaire. Références bibliographiques Ganguly S. Friedl M.A. Bin T. Zhang X. and M. Verma, “Land surface phenology from MODIS: characterization of the collection 5 global land cover dynamics product”.Remote Sensing of Environment, 114:, 2010, 1805–1816. INSEED. Deuxième Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH2, 2009) : Résultats provisoires, sept. 2009, 88 pp. Leauthaud C. Duvail S. Hamerlynck O. Paul J.-L. Cochet H. Nyunja J. Albergel J. and O. Grunberger, “Floods and livelihoods: The impact of changing water resources on wetland agro-ecological production systems in the Tana River Delta, Kenya”. Global Environmental Changes, 2013, 23:252-263. Ministère de l’Environnement, de l’Eau et des Ressources halieutiques,. Programme d’Action National d’Adaptation aux changements climatiques « PANA », Tchad, 2009, 71 pp. Mirco B. Nutini F. Giacinto M. Brivio P.A. and A. Nelson 2014. “Comparative Analysis of Normalised Difference Spectral Indices Derived from 104

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Perception des changements climatiques par les paysans de Mokong dans l’extrême nord du Cameroun : un besoin urgent de bonnes nouvelles Bell Jean Pierre, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. Les changements climatiques sont de plus en plus au cœur des débats qui se tiennent à l'échelle de la planète Terre. En cela ils ravissent progressivement la vedette aux questions afférentes au développement économique qui, jusqu'à une date récente, étaient le leitmotiv des rencontres internationales. Mais au-delà de l'apparente unanimité faite autour de la problématique des changements climatiques, l'on a de plus en plus le sentiment que cette question divise plus qu'elle ne rapproche. De sorte qu'en plus des courants qui se forment et où les catastrophistes s'opposent aux modérés, les perceptions que les uns et les autres en ont varient d'une couche sociale à une autre. Mettre en relief cette lecture antithétique à ras du sol des changements climatiques, tel est l'objet de la réflexion qui prend appui sur les avis recueillis auprès des paysans de Mokong, un petit village de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Mots-clés : perception, changements climatiques, bonnes nouvelles, catastrophistes, gaz à effet de serre, Mokong, Extrême-Nord-Cameroun. Abstract. Climate change is increasingly occupying the center scen of global debates about our planet as such, it is gradually taking the place of issues related to economic development which, until recently constituted the laid motive of international forums. Beyond the apparent unanimity of the problem of climate change, it is increasingly believed that this issue is much more of a divisive than a unifying factor So much so that the schools thought which are being formed and where catastrophists are opposed to moderates, the perceptions held by one the other it vary from one social stratum to the other. Projecting this anti thesislike reading surrounding climate change constitutes the object of this article Keywords: Perception, climate changes, good news, catastrophism, chlorofluorocarbons, Mokong, Extreme-Nord Cameroon.

Introduction Début février 2010, un épais nuage de poussière venu du Sahara enveloppe le Cameroun du nord au sud. La ville de Maroua au Cameroun, semble particulièrement touchée. Un originaire de la région, apparemment très inquiet du

fait de l’arrivée de nouvelles personnes affectées dans la ville, s’exprime en ces termes : « rentre vite prof. Ce brouillard qu'on n'a pas vu depuis plus de soixante ans, au dire des anciens, est très dangereux ». Paradoxalement, tout à côté de moi, sur toutes les artères de la ville, les gens vont et viennent, vaquent imperturbablement à leurs occupations. La quasi-indifférence qu’affichent les populations tant urbaines que rurales me laissera par conséquent interrogatif. Un peu plus d'un an après cet épisode, le 13 avril 2011, un habitant de longue date de la ville de Maroua me fit constater le froid « qu'il fait en ce début d'avril alors qu'avant il faisait très chaud à cette période ». Ces rappels empreints d'histoire et de climatologie au premier niveau, loin d'être de simples digressions, ont un objectif : inaugurer une réflexion globale sur les changements climatiques que le discours ambiant tend à présenter comme une menace permanente à l’épanouissement de la vie. Si on part du principe simple de la guerre des contraires où la nuit succède au jour, le froid à la chaleur, le soleil à la pluie, ne vaut-il pas mieux adopter une posture médiane débarrassée de tout catastrophisme ! Que les populations paysannes se souviennent vaguement des phénomènes climatiques, même les plus récents, cela traduit une simple amnésie qui viendrait alors remettre en cause leur capacité mnémonique que l'on fait souvent rimer avec leur oralité. Pour répondre aux préoccupations ci-dessus, nous avons interrogé cent (100) paysans de Mokong, un village de la région de l’Extrême- Nord situé sur la route de Mokolo à une quarantaine de kilomètres de la ville de Maroua. Sur la base d’une interview faite de questions ouvertes, nous avons pu recueillir leurs points de vue sur les changements climatiques en question. Le principal centre d’intérêt des échanges avec ces paysans dont la moyenne d’âge se situe autour de quarante ans, était les changements climatiques, l’épais nuage de poussière que nous avons évoqué plus haut ayant servi de prétexte pour jauger la perception qu’ils ont de ces changements climatiques chez eux. Les réponses qu’ils ont données aux questions posées ont corroboré cette thèse sur les changements climatiques qui, sans être une vue de l’esprit, sont quelque peu amplifiés. Leurs propos ont été analysés d'un point de vue purement qualitatif et constituent la matière de la présente réflexion qui s'articule autour de deux grands axes. Il s'agit de faire quelques mises au point théoriques empruntées à la littérature existante d'une part, d'analyser le contenu des points de vue émis par les personnes interviewées d'autre part. Cette réflexion s’achève par quelques suggestions. Quelques réflexions théoriques Un bref état des lieux de la littérature à caractère climatologique ou environnementaliste tourne autour de deux grands courants de pensée pour le moins antithétiques Il y a ceux qu'on qualifierait d'alarmistes d'un côté et les modérés de l'autre.

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Les thèses apocalyptiques Il s'agit de thèses qui, pour l'essentiel, tirent la sonnette d'alarme sur les risques de catastrophe vers lesquels l'humanité court du fait des dégâts causés à la nature physique et ce qu'elle contient comme ressources et vies. Le débat qu'il y a à l’arrière-plan de ces thèses est aussi vieux que le monde lui-même. Il porte sur les bienfaits et les méfaits du «progrès» (Vernier, 2009). Il se rapproche d'ailleurs d'un autre plus vieux encore qui l'a précédé et dont le chef d'orchestre fut Descartes ; le philosophe français, glosant sur les relations de l'homme et la nature dont il devait alors devenir «maître et possesseur». Cet ouvrage qu'on serait tenté de classer parmi les modérés, invite à relativiser le sentiment sur le formidable pouvoir épurateur et régulateur de la nature qui digérerait les agressions anthropiques. Tiède et mesuré au début, l’auteur conclut son propos sur une note visiblement peu optimiste : « Néanmoins le monde s'emballe. Démographie, déforestation, consommation d'énergie s’accélèrent, au risque de dérégler la belle et époustouflante mécanique du monde vivant ». Les sonnettes d'alarme tirées par les tenants de la thèse qualifiée ici de catastrophiste, procèdent du courant formalisé, dans le rapport Brundtland, ancêtre de la série de sommets mondiaux qui ont eu pour centre d’intérêt principal, l'avenir de la planète : Stockholm en 1972, Rio en 1992, Kyoto en 1997, Johannesburg en 2002, Copenhague en 2009, Paris 2015. Point n'est besoin ici de rappeler les rencontres convoquées au niveau interne des pays. L'on se souvient que c'est en 1982, dans le cadre de «Stockholm plus 10» que l'ONU a commandé un rapport sur l'écodéveloppement et créé à la fin la commission Brundtland pilotée par la ministre norvégienne de l'Environnement Gro Harlem Brundtland. Cette commission rendit sa copie en 1987 avec une insistance et un accent d'une tonalité particulièrement forte sur ce qu'elle nomma le «sustainable development» dont l'équivalent en français, sera le «développement durable». On a également en mémoire les prophéties dantesques et terrifiantes qu'a distillées le rapport du Club de Rome en 1972. Dans ce document produit par le prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) sous la direction de Dennis Meadows et qui eut pour titre The Limits to Growth, les experts, auteurs dudit rapport, entrevoyaient l'épuisement des réserves mondiales de pétrole pour 1992 et celles de gaz pour 1994. À partir des simulations par ordinateur d'un modèle d’écosystème mondial prenant en compte cinq paramètres : la croissance démographique, l’industrialisation, l'utilisation des ressources naturelles non renouvelables, la production alimentaire et la pollution. Ce rapport, dont les mérites sont restés incontestés, exhortait les pays développés à revoir leur modèle de croissance productionniste. Bien qu'il fût injuste de qualifier ces experts de faux prophètes, on peut toutefois relever que ni les réserves mondiales de pétrole ni celles du gaz ne se 109

sont épuisées. Les fluctuations des cours du pétrole à l’échelle mondiale, avec des prix du baril qui ne cessent de chuter attestent du reste de l’abondance de l’or noir. Par ailleurs, on peut évoquer l'action des organisations non gouvernementales (ONG) qui, à l’instar de Green Peace, s'investissent dans la défense de l'environnement. Toutes accusent la croissance économique de conduire à des désastres humains menant les pays de l'hémisphère sud dans une impasse. Il s'agit pour ces ONG de stigmatiser avec véhémence ce que Sylvie Brunel (2009, 55) a appelé ''la religion de la croissance''. Mais c'est sans compter avec le fait que la galaxie des ONG, elle-même, est truffée d'activistes peu disposés à reconnaître qu'ils ne roulent pas toujours pour l'environnement. L'environnement sert alors de prétexte pour capturer les fonds à l'échelle internationale pour certaines ONG qui se comportent comme des structures de blanchiment d'argent. À cet égard, on peut dire qu'il y a une tendance générale chez les catastrophistes à ne présenter que le côté émouvant et inquiétant des choses. Brunel (2009, 65) relève fort à propos que les publications à coloration apocalyptique « choisissent toujours des images saisissantes de milieux naturels dégradés (zones désertiques, polygones de rétraction des sols argileux lorsque l'eau manque, cheminées d'usines sur fond de ciel plombé, etc.) ; et elles dressent un constat accablant de l'état de détérioration de la planète, ce qui leur permet de mobiliser les foules et de recueillir les financements adéquats ». L'auteur reconnaît du reste que l'idée ne date pas de sa réflexion. Qu'elle remonte à Pierre George qui opposait déjà en 1971 les « bons environnementalistes aux mauvais ». En clair, Brunel rapporte de cet auteur les propos suivants : « Les bons appellent à la croisade pour l'amélioration et l'assainissement de l'environnement contre les méchants qui le rendent dangereux. Pour entraîner les masses à la croisade, il faut les terrifier ». Dans la liste non exhaustive des adeptes de l'approche apocalyptique des changements climatiques, le dernier auteur convoqué ici est Mark Lynas (2008, 224) au regard de la problématique du réchauffement climatique est « bien plus importante que le terrorisme, les crimes, le système de santé, l'éducation ou tout autre sujet d'inquiétude dont sont remplis nos journaux ». Au sujet de l'émission des gaz à effet de serre (GES) dont la réduction préoccupe tant les politiques, si l'on en juge par le nombre de discours prononcés ici ou là, cet auteur rapporte ces conclusions empruntées aux chercheurs regroupés au sein du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : « […] les scientifiques travaillant sur le Global Carbone Projet ont annoncé que les émissions augmentaient alors quatre fois plus vite qu'une décennie auparavant. En d'autres termes, tous nos efforts : bourse du carbone, éteindre les lumières, protocole de Kyoto et autres n'ont eu aucun effort marquant ». Le moins qu’on puisse dire, à 110

la lumière de ce qui précède, c'est qu'il y a comme une obsession chez les catastrophistes à amplifier les effets pervers des changements climatiques. C'est en tout cas l'avis des modérés. Ils pensent que depuis 3,8 milliards d'années, la nature n'a pas arrêté de réguler. « Noël au balcon, Pâques au tison » La courte maxime ci-dessus rend compte mieux que quiconque de la position des conservateurs qui pensent comme son auteur que s’il fait beau à Noël, il fera froid à Pâques. Une manière pour eux d’adhérer à la philosophie de l’alternance heureuse des saisons. En même temps qu'ils trouvent inopportun de s'alarmer, ils soulignent le double jeu et même la duplicité des nations du Nord, ''grandes pollueuses'' qui ne respectent pas toujours les engagements pris. La palme d'or du non-respect des engagements pris à Rio et dans les conférences internationales subséquentes revient par exemple aux États-Unis. Les médias ont suffisamment relayé le refus, en 2001, de George W. Bush de ratifier le protocole de Kyoto sur les changements climatiques que son prédécesseur Bill Clinton avait pourtant signé. Le prétexte à l'attitude de Bush était tout trouvé : « le mode de vie américain (The american way of life) n'est pas négociable »'. En clair, il n'était pas question de demander à la bourgeoisie américaine d'abandonner les grosses cylindrées pour enfourcher désormais des vélos comme le font les Chinois. N'estce pas là la « raison du plus fort »' dont parlait la Fontaine ? Si l'arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche a fait évoluer la position des États-Unis, il n'en demeure pas moins que les pays industrialisés sont peu disposés à descendre de leur piédestal pour revoir leurs politiques de développement respectives réputées pour leur caractère prédateur. À côté de la duplicité qui singularise le discours environnementaliste venant du Nord, il y a la déviation des « interrogations de fond » dont parle Brunel (2009). Cet auteur estime que les catastrophistes ont trouvé dans la lutte contre le réchauffement climatique leur champ de prédilection. Dans sa démarche, Brunel (2009) se rapproche du climatologue Leroux (1996) qui se demandait si le réchauffement climatique était ''une réalité globale''. Et non sans raison. L'auteur s'est interrogé sur la pertinence de ce qu'il a considéré comme une moyenne réalisée à partir de 7000 balises d'enregistrement aux résultats hétérogènes et contradictoires, avec des situations locales fort variées. De façon générale, le climat se définit comme « l'ensemble des phénomènes météorologiques (température, humidité, ensoleillement, pression, vent, précipitations) qui caractérisent l'état moyen de l'atmosphère en un lieu donné ». Cette définition reste muette sur l'ordre chronologique de la survenue de ces phénomènes. Il ne saurait d'ailleurs en être autrement, sauf à verser dans la divination et la prescience de mauvais goût. Une sagesse bien sentie des Bassa'a du Cameroun du centre dit à propos : « on ne peut pas se prononcer sur le temps qu'il fera tant qu'on est encore en début de journée ». Ce que les Français disent 111

autrement : « une hirondelle ne fait pas le printemps », même si par ailleurs « la pluie du matin réjouit le pèlerin ». En toute logique, il est presque impossible de retrouver tous ces phénomènes qui définissent le climat en un même lieu et concomitamment. Seuls leurs mouvements et rotations cycliques sont envisageables. Le règne des uns peut être plus long ou plus court que celui des autres. Tout dépendant de l'horloge naturelle dont seule la volonté souveraine peut raccourcir, prolonger ou suspendre le mandat des uns ou des autres. La notion de climat, dans l'esprit de Leroux (1996) invoquée plus haut, est par essence abstraite. Elle est conçue à partir de la succession des états généraux de l'atmosphère. La météorologie s'est affirmée comme la branche de la géophysique qui se consacre à l'étude des éléments du temps (température, précipitations, vents, pression, etc.) et à la recherche des modèles sur les mouvements de l'atmosphère. La grande interrogation adressée à cette science est celle de l'irréfutabilité de ses prédictions. En quoi le caricaturiste Erroc, spéculant sur la chute des météorites, est-il excessif quand il fait dire à son dinosaure : « ils se trompent tout le temps à la météo » ? « Mieux vaut, pour l'humanité, que la terre se réchauffe plutôt qu'elle ne se refroidisse : les conditions de vie de l'humanité et les potentialités agricoles sont bien meilleures que, par exemple, lors des petits « âges glaciaires » relatés dans l'histoire », souligne Brunel (2009). Ces propos de Brunel sont d'autant plus pertinents que les périodes de froid sont les plus éprouvantes pour les populations démunies de l'extrême nord parmi tant d'autres. Le spectacle des bambins se réchauffant au feu des « leda »1, allumés au coin de la cour, en dit long sur le calvaire que représente le froid de décembre-janvier pour de nombreuses familles dans cette région du pays. En attendant que les spécialistes des maladies pulmonaires nous fassent la situation sur les attaques auxquelles ces enfants s'exposent, on peut souligner à grands traits les fortes quantités de CO2 qu'ils absorbent, pour le plus grand malheur de leurs voies respiratoires. Point n'est besoin de rappeler ici les dégâts sur le patrimoine ligneux, dans la recherche des solutions locales au problème de froid. Ici également, on gagnerait à faire le rapport sur le niveau de consommation du bois de chauffage entre la période où il fait plus chaud et la période de froid intense. La dernière évocation, et non des moindres, porte sur les propos d'un homme de terrain agronome et géographe appélé Mbiandoun Mathurin. En se confiant à Atimniraye Nyelade Richard (2011) qui l'a interviewé sur les changements climatiques, il déclare : «Vous parlez des changements climatiques…C'est un gros mot. Ce que je sais fort de mes 20 années d'expérience dans la région (nord), c'est qu'on ne peut pas parler au sens propre de changements des paramètres 1

Nom local des emballages en plastique non biodégradable.

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climatiques au Nord-Cameroun. Par exemple, la quantité de pluie qui tombe aujourd'hui n'est pas forcément plus importante que celle d'il y a vingt ans. Ce qu'il convient de dire, c'est que nous remarquons l'existence de troubles pluviométriques qui impactent considérablement le système agricole, l'habitat… ». Quoi qu'il en soit, les changements climatiques dont on parle tant sont loin d'avoir atteint la côte d'alerte. Les discours y relatifs sont tellement empreints de catastrophisme que l'on se demande, non sans raison, si la psychose et le climat de terreur qui les accompagnent n'ont pas un relent utilitaire. Ce qui n'est pas moins sûr si l'on en juge par l'indifférence que les populations paysannes par exemple affichent ; ce qu'attestent les propos ci-après, qui sont des données empiriques collectées sur le terrain. Perception paysanne des changements climatiques : les résultats empiriques observés à Mokong Si les changements climatiques sont une réalité même en milieu paysan, il n'en demeure pas moins que la lecture que l'on en fait varie d'un contexte à l'autre. Ces perceptions renvoient à une divergence de points de vue, une question de rotation cyclique et un regard positif sous le prisme des activités agricoles. Une divergence de points de vue Pour les hommes de science, les changements climatiques sont le résultat de l'action anthropique. Depuis la révolution industrielle, l'homme n'a cessé de répandre dans l'atmosphère d'importantes quantités de gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane, protoxyde d'azote…). Ces gaz ont pour conséquence de réchauffer l'atmosphère globale de la planète. Telle n'est pas la position de nombre de paysans consultés. Pour la plupart d'entre eux, les changements climatiques qu'ils notent ont une origine divine. C'est le dieu « Dzigla » qui fait tout. « Il donne la pluie et le soleil, le froid et la chaleur » en toute souveraineté. Un dépouillement manuel des réponses aux questions donne les tendances suivantes en termes de pourcentage. À la question de savoir leur réaction par rapport à l’épais nuage de poussière qui a enveloppé la région de l’Extrême-Nord deux semaines durant, 70% des interviewés ont répondu que le phénomène en question ne les a pas empêchés de mener tranquillement leurs activités. 15% d’entre eux y ont vu un phénomène cyclique qui augure de bonnes récoltes. Les 15% restants ont donné des réponses quasi évasives. S’agissant de la montée de la température, tous ont le sentiment qu’il y a une alternance permanente entre les saisons. En clair, de tout temps, la chaleur succède au froid. Et vice-versa, d’où leur sérénité. À la question de savoir ce qui du froid ou de la chaleur les éprouve le plus, 80% pensent que le froid les éprouve le plus alors que les 20% ont une position mitigée. 113

Aux questions qui visaient à recueillir leur opinion sur les trous pluviométriques qu’ils observent de temps en temps et sur leurs stratégies d’adaptation, tous reconnaissent que de temps en temps les pluies n’arrivent pas toujours au moment où elles sont attendues. Elles viennent parfois très tôt, parfois un peu tardivement. Pour s’adapter, ils doivent parfois semer deux fois au cours d’une même année. Tous avouent leur incapacité à changer quoi que ce soit à la situation qui relève de la volonté de Dieu qui alterne heureusement les saisons. Ceux qui disposent de « Karal », sorte de terrains réservés aux cultures de contre saison à l’instar du Mouskwari (sorgho répiqué), peuvent s’estimer heureux par rapport aux autres. À la question de savoir s’ils sont parfois victimes des inondations étant donné qu’ils sont au pied des monts du Mayo-Tsanaga, tous reconnaissent que leurs cultures ne sont généralement inondées que quand on libère brutalement la retenue d’eau qui alimente la ville de Mokolo. La question de savoir les stratégies qu’ils mobilisent en cas de sécheresse prolongée comme c’est de temps en temps le cas leur avait été posée. À cette question, tous ont répondu qu’ils gèrent avec parcimonie les réserves de l’année antérieure. Par ailleurs, les périodes de sécheresse prolongée sont dans ce bled l’occasion idoine pour mobiliser les solidarités familiales. Appelés à donner leur avis sur la chaleur qu’il peut faire en janvier et le froid qu’il peut faire en avril selon les années, tous , soit 100%, estiment que c’est la volonté de Dieu. Au sujet du discours apocalyptique sur l’avenir de la planète Terre qui, si l’on n’y prend garde, serait appelée à disparaître, 40% y voient une annonce à prendre au sérieux. 30% ont affiché une attitude d’indifférence. Les 30% restants sont restés visiblement sceptiques. Un peu pour dire, « advienne que pourra ». Sans les avoir interrogés sur leur niveau intellectuel, il a été relevé au cours des entretiens que ceux qui répondaient dans un français acceptable étaient encore ceux qui avaient le plus d’informations sur la problématique des changements climatiques. Normal ! Il s’agit là de ceux qui ont flirté avec l’école occidentale et qui ont une petite longueur d’avance sur les autres. À la lumière des réponses ci-dessus obtenues, on peut comprendre l’attitude blasée des paysans de Mokong vis-à-vis des changements climatiques qui mobilisent aussi bien scientifiques que politiques tant à l’échelle des États que celle internationale. Il ne s'agit pas ici de balayer ou de passer outre le travail de sensibilisation à la protection de l'écosystème que font les fonctionnaires des ministères camerounais de l'Environnement et de la Protection de la nature. Mais il reste constant que ceux des paysans qui, ici, accréditent la thèse de l'activité humaine comme principal responsable des changements climatiques sont davantage les interlocuteurs locaux des pouvoirs publics ou des organisations non gouvernementales vertes. 114

L'attitude de ces populations qu’on peut d’ailleurs étendre aux ruraux des autres régions du Cameroun est, dans un sens, assez compréhensible. D'autant plus que des termes aussi savants comme « gaz carbonique, méthane, protoxyde d'azote, gaz à effet de serre, etc. » n'ont pas d'appellation dans les langues locales et donc pas d'existence à proprement parler. Les paysans ne font pas de la philosophie spéculative ou de la ratiocination. Ils fonctionnent avec du concret. Pour croire, ils ont besoin de voir et de toucher. Ils sont thomistes à leur façon. Une question de rotation cyclique L'autre raison qui explique la tendance chez les paysans de Mokong, et peutêtre ceux d'ailleurs, à banaliser les changements climatiques est la conception cyclique qu'ils se font des saisons. Au froid de décembre-janvier et début février « qui rend les gens malades » selon eux, succède la chaleur qui à son tour « donne la fatigue ». Que les paysans de Mokong préfèrent la chaleur au froid s'explique et se comprend aisément. Le contexte de précarité matérielle dans lequel vivent ces hommes et femmes ne leur donne que peu de moyens de faire face au froid sur une longue période. Fort heureusement « à la brebis tondue, Dieu mesure la tempête ». Une perception positive sous le prisme des activités agricoles Les populations paysannes de Mokong vivent essentiellement de l'agriculture. Celle-ci est fortement orientée vers la production du mil, principale céréale consommée localement. Elles produisent également du coton et pratiquent un élevage quasi résiduel. Là où elles surprennent l'observateur non averti, c'est par la sérénité et l'accueil positif qu'elles réservent à certains phénomènes climatiques que la science présente comme foncièrement dévastateurs. À titre d'illustration, elles considèrent les particules dont l'atmosphère est chargée pendant l'harmattan comme ''la promesse d'une belle récolte'', à cause de leur pouvoir fertilisant supposé ou réel. Cette information qui nous a été donnée par Sœur Anne Marie Gotron, une religieuse de la congrégation des Ursulines de Jésus vivant dans la localité, a été confirmée par Daniel T., un natif du village. Une « sociologie de l'imaginaire social » (Ela, 1998) permet de se rendre compte de ce que les populations paysannes ont du climat et des changements climatiques, une lecture différente de celle des scientifiques. Il s'agit d'une lecture fortement influencée par les savoirs locaux qui justifient leur sérénité, voire leur indifférence face aux perturbations qui ponctuent les événements météorologiques ici ou là. Au demeurant, les paysans que nous avons rencontrés ne sont ni réchauffistes ni climato-sceptiques. Ils sont à notre avis climatofatalistes. Toutes les perturbations que la nature a enregistrées jusqu’alors relèvent du bon vouloir de Dieu qui alterne heureusement les saisons. Ce que les philosophes ont appelé la Guerre des contraires. 115

Conclusion Comment comprendre l'indifférence et l'attitude quasi blasée des populations paysannes comme celles vivant à Mokong face aux alertes de la communauté internationale sur les changements climatiques ? Telle a été notre préoccupation dans cette réflexion. Il ressort des enquêtes menées que ces populations, sans ignorer les perturbations climatiques qui marquent la planète, veulent les relativiser. En d'autres termes, elles trouvent quelque peu hyperbolique et apocalyptique la lecture qui en est faite à l'échelle des rencontres internationales. Par cela même et de façon inconsciente, elles se rangent du côté des optimistes, mieux des climatofatalistes qui pensent qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer. En dernière analyse, leur attitude traduit à la fois leur sérénité et leur agacement face aux intervenants étrangers et autres ''outsiders'' dont la plupart se comportent en courtiers qui ne distillent que des avertissements apocalyptiques et diluviens. Alors que les paysans et bien d'autres personnes attendent qu'on leur annonce de bonnes nouvelles, des nouvelles qui rassurent, rassérènent et dissipent leur crainte. Cela d'autant plus qu'on leur fait difficilement le point sur les avancées que l'on a enregistrées par rapport à la protection de l'environnement dont ils sont parfois la base arrière. Ils sont convaincus que la vraie menace à laquelle ils font face, ce ne sont pas tant les changements climatiques que la pauvreté qui est le lot de nombre d'entre eux. Au sujet des perturbations climatiques, ils préfèrent s'en remettre à l'autorégulation naturelle. N'est-ce pas une posture réaliste ? Références bibliographiques Allègre C., Ma vérité sur la planète, Paris, Plon, 2007. Atimniraye Nyelade R., Stratégies paysannes d'adaptation aux changements climatiques : cas des paysans de Louggol-Bame (Nord-Cameroun), thèse de Master, Université de Ngaoundéré, 2011. Brunel S., Le développement durable, Paris, PUF, 3e édition, 2009.. Ela J. - M., Innovations sociales et renaissance de l'Afrique Noire. Les défis du ''monde d'en-bas'', Paris, L'Harmattan, 1998. Le Roux M., Climate change. Myth or Reality ? Erring ways of climatology, New York, Environmental sciences, 1996. Lynas M.,. Six degrés, Paris, Dunod, 2008. Vernier J., Les énergies renouvelables, Paris, PUF, 3e édition, 2009a. Vernier J., L'environnement, Paris, PUF, 9e édition, 2009 b.

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Vers une fonction pastorale des formations agro-forestières dans les plaines fourragères sèches de l’extrême nord du Cameroun : cas des terroirs de Mozogo et Tolkomari Jules Balna, IRAD-Maroua (Cameroun) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun)

Résumé. Cette étude met en évidence la fonction pastorale des formations agro-forestières de la partie sèche de l’extrême nord du Cameroun. Dans cette région, l’élevage est confronté aux multiples contraintes climatiques parmi lesquelles la baisse de la pluviométrie et le recul des isohyètes. L’étude a été menée dans deux terroirs de plaines maraîchères: Mozogo et Tolkomari ayant respectivement une superficie de 2021 et de 1891 ha. La collecte des données s’est appuyée sur un inventaire forestier et des enquêtes agro-forestières effectuées auprès de 72 éleveurs nomades venus du Niger et du Nigeria. Les données ont été analysées à partir des diversités compositionnelle et structurale des ligneux et des outils de la statistique descriptive. Il ressort de cette analyse que le peuplement des ligneux est composé de 29 espèces végétales distinctes. Plus de 91% sont des fourragers et parmi ces espèces, 13 sont régulièrement émondées. Ces espèces étudiées peuvent produire jusqu’à 518 tonnes de matières sèches pour un arbre dans un parc relativement jeune. Quant aux modes d’exploitation de ces ligneux, ils sont dominés par l’émondage. Pour davantage intégrer l’arbre dans les systèmes d’élevage sahéliens, il faudrait nécessairement penser à la rationalisation des pratiques sylvicoles. Mot-clés : fourrage, élevage, pratiques sylvicoles, parcs agro-forestiers, arbre, zone sèche, Extrême-Nord-Cameroun. Abstract. This study highlights the pastoral function of agro-forest species of the dry area of the Far North Cameroon. In this region, livestock is facing various climatic constraints including decrease in rainfall and declining isohyets. The study was conducted in two farmlands of vegetables’ plains: Mozogo and Tolkomari respectively and with an area of 2021 and 1891 ha. Data collection was based on forest inventory and agro-forestry surveys of 72 nomads from Niger and Nigeria. The data were analyzed from the trees’ compositional and structural diversity and descriptive statistics tools. It emerges from the analysis that the trees’ stand is composed of 29 distinct species. More than 91% are fodder trees, among which 13 species are regularly pruned. These studied species can produce

518 tons of dry matter per tree in a relatively young fleet. The exploitation methods of these species by the grazers are dominated by pruning. To further integrate the tree in the Sahelian farming systems, people should necessarily think of tree production practices’ rationalization. Keywords: Fodder, Livestock, Agroforestry practices, Parkland, Tree, dry area, Far-North Cameroon.

Introduction Dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, tout comme dans d’autres zones sèches d’Afrique centrale, les parcs arborés sont des constructions anthropiques anciennes ou récentes. Le processus de leur mise en place obéit à des logiques fortement basées sur la densité humaine, des usages multiples qu’en font les hommes, des représentations sur des espèces ligneuses selon les groupes humains et les disciplines agraires (Seignobos, 2000). Ces espaces spécifiques sont définis comme « des zones ou espaces que caractérisent des formations d’arbres à usages multiples, éparpillés dans les champs de culture et résultant d’un processus de protection sélective mis en œuvre par les agriculteurs » (Boffa, 2000). Au cours des quatre dernières décennies, le Sahel a connu plusieurs déficits hydriques à l’origine des crises majeures de sécheresse (1968-1974, 1983-1984, 2002-2003, 2005, 2009) ayant lourdement affecté les populations humaines et surtout animales (Garba et al., 2012). Ces crises ont sans doute conduit les pasteurs nomades à transhumer vers les zones plus favorables en termes de ressources fourragères. Ainsi, les parcs vont jouer un rôle multifonctionnel dont celui lié au développement de l’élevage à travers le fourrage aérien. Ce dernier est considéré comme un Produit forestier non ligneux (PFNL) faisant des fois l’objet d’une commercialisation dans les zones urbaines, voire périurbaines en Afrique de l’Ouest (Kiémizanga Sanou et al., 2011). Désormais, les arbres fourragers ont leur place dans le système alimentaire du bétail, malgré que leurs modes d’exploitation soient décriés par les forestiers. Ils sont de plus en plus émondés et constituent l’essentiel de la "nourriture azotée" du bétail en saison sèche (Le Houérou, 1980). Dans cette étude, il est question de mettre en évidence la fonction pastorale de ces parcs dans un contexte de crises climatiques que subissent les zones sèches d’Afrique au sud du Sahara. Elle cherche davantage à explorer la multifonctionnalité des parcs agro-forestiers des zones soudano-sahéliennes du Cameroun.

118

Matériel et méthodes Il s’agit de décrire et d’expliquer la méthodologie utilisée pour conduire cette étude. Il est donc ainsi question de caractériser la population et l’espace étudiés dans un premier temps. Ce qui a abouti dans un deuxième temps à la justification de l’échantillonnage ayant permis de collecter les données. Ces données analysées ont débouché sur des résultats présentés dans ce texte. Population et espace d’étude La population cible de cette étude est essentiellement constituée des pasteurs nomades Uuda’en venus de la région de Diffa au Niger et de l’État de Bornu au Nigeria. Il y a plus de deux décennies, ces éleveurs sillonnent les plaines maraîchères de Mozogo et de Tolkomari. Ils sont au cœur de la transhumance transfrontalière et pratiquent un élevage dans lequel seule la mobilité constitue une forme d’adaptation face aux impacts des variations climatiques. En effet, dans leur système d’élevage, l’arbre occupe une place essentielle dans l’affouragement des animaux. La taille de leur cheptel est adaptée à la mobilité. Pour les deux zones, 3516 animaux en déplacement sont dénombrés, dominés par les ovins (37%). Celle du ménage convient également à ce système d’élevage, car la moyenne est de 5 personnes par famille. Ainsi, 72 acteurs de cette forme de transhumance, regroupés autour de trois types d’acteurs, sont identifiés. Il s’agit des propriétaires des animaux non bergers, des bergers et des femmes. L’espace étudié (figure 1) est situé dans deux plaines maraîchères de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun : Mora et Koza. Il est localisé entre les 10° 54’ et 11° 07’ de latitude nord et les 13° 51’ et 14° 02’ de longitude est ayant respectivement une superficie de 1891 et 2021 ha. Au plan climatique, des oscillations sont observées dans toute la région de l’Extrême-Nord, allant de 1984 à 2011 (DERADR, 2012). Les données relevées dans les stations météorologiques indiquent en général une baisse de la pluviométrie. Son hydrologie est tributaire du bassin du lac Tchad et constitue la plus grande unité endoréique du continent africain (Olivry et Naah, 2000). Le réseau hydrographique est dense avec la présence d’un cours d’eau principal, le MayoNguétchéwé où sont pratiquées les cultures maraîchères dont les résidus de récoltes constituent un complément en aliments azotés pendant la période de soudure. Les parcs essentiels à Faidherbia albida se sont formés le long de ce principal cours d’eau. Comme le reste de la région, les espaces ligneux sont composés de plusieurs types de formations dont les plus dominantes sont les savanes arbustives à arborée et arborée regroupant 34% de l’ensemble des unités végétatives (MINFOF, 2013).

119

Source : Hamadou et al. cité par MIDIMA (2009), CGN (1978) et données GPS(2014).

Figure 1. Localisation du champ d’étude dans les plaines maraîchères de l’extrême nord. Le cadre humain est favorable à l’implantation des nomades en saison sèche. Il est marqué par la présence de plusieurs villages à vocation agropastorale dans lesquels cohabitent plusieurs groupes ethniques dominés par les Mafa, les Mandara et les Kanuri. Dans cette zone, l’agriculture maraîchère occupe une place non négligeable dans l’économie rurale. Ces plaines ont longtemps d’ailleurs été un point de départ pour les autres zones maraîchères au Nord120

Cameroun. Plusieurs auréoles ont été identifiées dont la plus importante demeure celle des plaines de Koza et de Mora. Les superficies des cultures y sont importantes par rapport aux autres départements (DERADR, 2013). En effet, les pâturages naturels dans cet espace n’offrent pas aux nomades la possibilité de nourrir leur bétail en saison sèche en raison de l’absence des fourrages issus des résidus de récoltes, d’où la production des pâturages aériens. Échantillonnage L’échantillonnage est systématiquement orienté, car il est important de l’appliquer à un type d’inventaire où les espèces ligneuses utiles au sens fourrager sont inégalement réparties dans l’espace. Certes, un maillage régulier n’a pas été effectué. Néanmoins, des placettes circulaires d’un rayon de 40 m distancées de 1.5 km sont installées sur des transects orientés selon la présence des essences ligneuses fourragères. Sur la base de ce "pas" et des superficies connues pour chaque zone, cet inventaire est effectué sur 39 placettes, soit 19 à Mozogo et 20 à Tolkomari. Cet inventaire a ainsi consisté à prendre un échantillon de 0,5%, soit 20 ha sur une superficie totale de 3912 ha. Le choix de ce taux d’échantillon est justifié par le fait que l’inventaire n’est pas effectué à une échelle régionale. D’après Lecomte et Rongeux (1992), un taux compris entre 0,5 et 1% est statistiquement acceptable pour les inventaires locaux sur des petites superficies et correspond d’ailleurs à la moyenne des taux de sondage européens. Tout comme pour l’inventaire, l’échantillonnage de la population choisie pour les enquêtes agro-forestières est systématique. En effet, ces enquêtes ont été effectuées auprès d’une communauté pastorale (Mbororo Uuda’aen) dont la production animale est fortement basée sur la transhumance transfrontalière. Pour ce groupe d’éleveurs, l’arbre constitue une ressource stratégique et capitale dans l’affourragement des animaux en saison sèche. En plus, ce groupe a pu développer des pratiques sylvicoles rationnelles et durables pour la ressource arborée. D’où ce choix parmi tant d’autres groupes pastoraux nomades ou sédentaires. Pour cela, un échantillon de 72 nomades a été défini sur la base de quelques critères parmi lesquels le genre, le type d’acteur, la taille et la composition du troupeau. Collecte et analyse des données Pour parvenir à l’objectif fixé par cette étude, la méthode de collecte des données s’est appuyée sur un inventaire forestier effectué dans des parcs arborés et des enquêtes agro-forestières auprès des pasteurs nomades. Avant de faire cet inventaire, une délimitation des zones fourragères a été d’abord effectuée à l’aide d’un GPS orienté par un guide ayant une bonne connaissance du milieu et capable d’identifier les espèces ligneuses en langue locale. Pour ce faire, nous avons d’abord jugé que les nomades repartent dans leur territoire d’attache afin de déterminer la limite des zones où les arbres ont été émondés. Par ailleurs, le choix 121

de cette période permet d’apprécier les modes d’exploitation de ces arbres. Cette tâche a consisté à faire une délimitation sans tenir compte des limites cantonale et administrative. Les principales activités réalisées ont été l’identification des espèces inventoriées et la prise des données dendrométriques à savoir la hauteur et le diamètre à hauteur d’homme (1,30 m). Par ailleurs, les traces des modes d’exploitation des ligneux ont été aussi prises. Quant aux enquêtes agro-forestières préférées aux autres types d’enquêtes, elles conviennent à cette étude, car elles permettent de reconnaître l’importance agro-forestière des parcs arborés d’un point de vue pastoral. Cette forme d’enquête a été déjà mise en œuvre au Burkina Faso dans les parcs arborés par Depommier et Guérin (1996). Aussi, des questions, pour la plupart fermées, sontelles directement administrées aux nomades dans les campements, autour des points d’eau ou encore dans les parcs au moment où le berger prélève du fourrage pour son bétail. Les thèmes abordés concernent essentiellement l’utilisation pastorale de ces parcs avec un accent sur des espèces qui sont consommées suivant un gradient nutritif dans la conception pastorale, les modes d’exploitation des ligneux et l’usage des différents types de fourrages. S’agissant de l’analyse de ces données, elles ont été traitées sous le logiciel SPSS 20. 0. Les données quantitatives d’inventaire sont analysées à partir des diversités compositionnelle et structurale des ligneux. La diversité compositionnelle a porté sur le profil écologique des ligneux et la fréquence de ces derniers. Quant à la diversité structurale, elle a essentiellement concerné la répartition spatiale des tiges et leur structure verticale. Les outils de la statistique descriptive tels que la fréquence, le minimum, le maximum, la moyenne, la somme, l’écart type et les nuages des points ont permis de dresser une structure démographique des individus dans ces parcs. Quant aux données issues des enquêtes agro-forestières, un dictionnaire de variable comportant chacune ses modalités suivant une échelle nominale ou ordinale, a été construit. Les variables prises en compte sont les thèmes abordés lors des enquêtes de terrain d’une part, et l’inventaire forestier d’autre part. Résultats et discussion Les résultats présentés ici s’appesantissent tour à tour sur l’état des lieux des formations agro-forestières, partant de l’historique de leur mise en place à la présentation de leurs diversités compositionnelle et structurale. Le disponible fourrager va ensuite être présenté. En dernier ressort, sont décrits les modes d’exploitation fourragère dans les deux espaces étudiés qui sont dominés par l’émondage. État des lieux des formations agro-forestières Les diversités compositionnelle et structurale des ligneux permettent d’appréhender la structure démographique des formations agro-forestières. 122

L’objectif de cette description est de faire ressortir l’état fourrager des arbres et de montrer en quoi il est un atout indéniable pour la pratique d’un système d’élevage pastoral axé sur le pâturage aérien en saison sèche. Aperçu historique de la mise en place des parcs arborés au NordCameroun En zone soudano-sahélienne du Cameroun, de nombreux types de parcs arborés existent, au moins, depuis le 18e siècle (Seignobos, 1996). Leur mise en place est plus anthropique que naturelle. En effet, ils seraient la conséquence d’une sélection des arbres selon leur utilité (bois d’œuvre, de chauffe, ombrage, fourrage, fertilité, etc.). En pays toupouri, peuple de plaine, leur dynamique spatiale est le résultat d’une volonté délibérée des paysans aidés par un projet, à la recherche des avantages agronomiques et économiques (Smektala et al., 2005). Comme l’a si bien signalé Seignobos (2000): « jadis, les disciplines agraires étaient plus coercitives. Certains arbres ne pouvaient être battus en raison de leur intérêt agronomique ou alimentaire». C’est le cas du Faidherbia albida. Dans une étude menée sur cette espèce, Seignobos (1996) a présenté des interdits d’utilisation de cet arbre chez quelques peuples de la région de l’Extrême-Nord. Les disciplines agraires ne sont pas couvertes par un discours à contenu agronomique, mais elles s’expriment à travers des interdits assortis de sanctions qu’encourent ceux qui abattent le Faidherbia albida. Ainsi, les agropasteurs toupouri de Tchatibali le formulent radicalement : « abattre un Faidherbia albida provoque la mort d’un jeune homme dans le village »; les Peuls et certains peuples « foulbéïsés » interdisent dans la plupart des villages de brûler le bois de caski ; les Mandara de la localité de Mémé pensent que sa fumée peut provoquer la tuberculose ou une toux persistante. Pour cet auteur, les parcs à Faidherbia albida sont des constructions récentes développées à partir des parcs complexes. Ils furent élaborés pour l’essentiel entre 1965 et 1985. Au nord de la plaine de Koza, ils se développent encore à partir des parcs très denses, circonscrits autour des massifs-îles comme celui de Kérawa, et à partir de ceux qui longent les mayos Nguétchéwé, Kolofata et Kerawa. De la diversité compositionnelle des ligneux L’inventaire forestier a révélé que le peuplement des arbres est composé de 29 espèces appartenant à 17 familles botaniques (tableau1).

123

Tableau 1. Profil écologique des ligneux. Espèces ligneuses Acacia nilotica Acacia polyacantha Acacia seyal Acacia sieberiana Faidherbia albida Balanites aegyptiaca Bombax costatum Adansonia digitata Anogeissus leiocarpus Terminalia glaucescens Azadirachta indica Boswellia dalziellii Celtis integrifolia Dalbegia melanoxylon Daniellia oliveri Diospirus mespiliformis Ficus gnaphalocarpa Ficus platyphylla Ficus thonningii Piliostigma recticulatum Tamarindus indica Psidium guajava Sclerocarya birrea Sterculia setigera Stereospermum kunthianum Strychnos spinosa Vitex doniana Ziziphus mauritiana Ziziphus spina-christii

Famille botanique Mimosaceae Mimosaceae Mimosaceae Mimosaceae Mimosaceae Balanitaceae Bombaceae Bombaceae Combretaceae Combretaceae Meliaceae Burseraceae Ulmaceae Fabaceae Cesalpinaceae Ebenaceae Moraceae Moraceae Moraceae Cesalpinaceae Cesalpinaceae Myrtaceae Anacardiaceae Sterculiaceae Bigniniaceae

Nom fulfulde gabdi pattarlaahi bulbi alluki caski Tanni jooyi bokki Kojoli / gagni andakeehi ganki ngalalayhi kayarlaahi nelbi ibbi dundeehi ceekeehi barkeehi jabbi goyof eedi bobori golommbi

Nbre de tiges 21 2 10 8 259 37 01 02 27 2 31 1 3 5 1 3 4 9 3 3 6 3 6 5 7

Fréquence (%) 4,28 0,41 2,04 1,63 52,75 7,54 0,20 0,41 5,50 0,41 6,32 0,20 0,61 1,02 0,20 0,61 0,81 1,83 0,61 0,61 1,22 0,61 1,22 1,02 1,02

Papilionoideae Verbenaceae Rhamnaceae Rhamnaceae

tummukon bummeehi jaabi kurnaahi

1 3 21 7

0,20 0,61 4,28 1,43

De ce tableau, il ressort globalement que les espèces ligneuses dominantes sont : Faidherbia albida, Balanites aegyptiaca, Anogeissus leiocarpus, Azadirachta indica, Ziziphus mauritiana et Acacia nilotica. Elles concentrent les 81% des tiges totales. Le Faidherbia albida à lui seul regroupe 59% sur les 491 tiges inventoriées. À l’exception de cette espèce, le nombre de tiges de toutes les espèces est inférieur à 50. Parmi les familles botaniques, celle des Mimosaceae est prédominante avec 5 espèces notamment les Acacia (nilotica, polyacantha, seyal et sieberiana) et le Faidherbia albida, suivis des Moraceae puis les Bombaceae, les Combretaceae, les Cesalpinaceae, les Bigniniaceae et les Rhamnaceae. Par contre, les familles les moins représentées sont constituées des Meliaceae, des Balanitaceae et des Fabaceae. La diversité de ces espèces 124

pourrait s’expliquer, non seulement par la diversité des sols et du relief, mais aussi selon les savoirs endogènes des différents groupes humains dans la sélection des essences et surtout de l’importance qu’ils y attachent. La prédominance de Faidherbia albida constitue ainsi une richesse spécifique, non seulement dans les deux plaines maraîchères étudiées, mais aussi dans d’autres zones agricoles de l’extrême nord du Cameroun où les formations agro-forestières sont composées de cette espèce. L’inventaire forestier mené à Mafa Kilda par Cassagnaud (2001) ou Bonnérat (2002), dans un autre type de terroir à vocation agro-sylvo-pastorale, a aussi relevé cette diversité en termes d’espèces ligneuses une domination de Vitellaria paradoxa, Daniellia oliveri, Anogeissus leiocarpus ou Terminalia laxiflora. En zone de savane tchadienne, les résultats de Béchir (2011) ont montré que les espèces ligneuses, sont dominées par Anogeissus leiocarpus, Combretum collinum, Combretum nigricans, Combretum glutinosum et Detarium microcarpum. Les relevés de terrain ont montré une flore ligneuse riche de 165 espèces. Ces résultats ne sont pas similaires à ceux publiés dans cette étude, car cet inventaire a été effectué dans un massif forestier et non dans un système agroforestier. De la diversité structurale des ligneux Dans cette partie consacrée à la diversité structurale des ligneux, il s’agit de présenter les résultats issus des mesures dendrométriques des individus dans les parcs tout en insistant sur leur densité. La hauteur des arbres varie d’une espèce à une autre (Tableau 2). Il ressort que leur moyenne est de 8,1±2,76 m, soit 9,04±2,39 m à Tolkomari et 7,28±2,81 m à Mozogo avec un minimum de 5 m et un maximum de 15 m. En se basant sur la taille des arbres exploités en fonction des techniques sylvicoles, 74% des arbres sont exploités à une hauteur de plus de 5 m. Si on s’en tient seulement à l’émondage, environ 88% des arbres le sont à une hauteur d’au moins 5 m. Tableau 2. Mesures (m) de dispersion et de tendance centrale de la taille des arbres. Zone fourragère

Eff

Min

Max

Moy.

Écart type

Mozogo

115

5

15

7,28

2,81

Tolkomari

100

5

15

9,04

2,39

Total

215

5

15

8,1

2,76

La distribution par classe de la hauteur de tiges indique que Mozogo concentre 60% de tiges pour la classe située entre 5 et 10 m. Or, pour celle allant de 10 à 15 m, le site de Tolkomari dispose de l’essentiel (84%). Il ressort aussi que peu (7%) de tiges sont exploitées à moins de 5 m, car cette classe constitue les tiges d’avenir.

125

Comme la hauteur, la structure diamétrique des arbres est un élément essentiel pour déterminer leur exploitation, évaluer ou encore prédire leur potentialité. Les diamètres de ces ligneux varient selon les espèces (Tableau 3). Tableau3. Tendances centrales et de dispersions des diamètres (cm) des arbres.

Hauteur (m)

Zone fourragère Eff Min Max Moy Écart type Mozogo 115 15 98 40,23 17,52 Tolkomari 100 16 88 38,62 14,62 Total 215 15 98 39,48 16,22 D’après les données du tableau 3 ci-dessus, la moyenne des diamètres des arbres dans les deux plaines étudiées est de 39,48±16,22 cm, soit 40,23±17,52 à Mozogo et 38,62±14,62 à Tolkomari. Le minimum est de 15 cm et le maximum 98 cm, soit 15 et 98 à Mozogo et 16 et 88 à Tolkomari (figures 3 et 4). 20 18 16 14 12 10 8 6 4 2 0 0

20

40

60

80

100

Diamètre (cm) des arbres à Mozogo

Hauteur (m)

Figure 3. Nuages des points des diamètres des arbres selon leurs tailles à Mozogo. 20 18 16 14 12 10 8 6 4 2 10

30

50

70

90

Diamètre (cm) des arbres à Tolkomari

Figure 4. Nuages des points des diamètres des arbres selon leurs tailles à Tolkomari. 126

Selon les figures 3 et 4 ci-dessus, le nuage des points de ces diamètres indique leur forte concentration entre la classe allant de 20 à 60 cm pour le site de Mozogo et 30 et 50 cm pour Tolkomari. Les tiges de moins de 20 cm et de plus de 60 cm sont peu nombreuses dans ces deux plaines fourragères. Concernant la densité des tiges, elle est fortement dominée par l’espèce Faidherbia albida. La figure 4 ci-dessous l’indique dans les deux sites étudiés.

Sterculia setigera

Daniellia oliveri

Bombax costatum

Acacia polyacantha

Celtis integrifolia

Terminalia glaucescens

Espèces ligneuses

Diospirus mespiliformis

Tolkomari

Tamarindus indica

Acacia nilotica

Azadirachta indica

Ziziphus mauritiana

Ficus gnaphalocarpa

Balanites aegyptiaca

Stereospermum…

Mozogo

Faidherbia albida

Densité arbre/ha

14 12 10 8 6 4 2 0

Figure 5. Répartition de la densité des tiges selon les espèces dans les deux zones. Il découle de cette figure que la densité totale des tiges est de 25,10 arbres/ha. Celle du Faidherbia albida se situe autour de 13 arbres/ha. L’espèce ayant des tiges les plus denses dans les parcs est le Faidherbia albida (planche 1) suivie des espèces à l’instar du Balanites aegyptiaca, Azadirachta indica, Anogeissus leiocarpus, Ziziphus mauritiana et Acacia nilotica. Les tiges les moins denses concernent des espèces telles que Boswellia dalziellii, Sterculia setigera, Sclerocarya birrea, Bombax costatum, étant d’ailleurs moins appétées par les animaux. Seignobos (2000) signale que ces espèces ont été des sélections arborées négatives, car elles n'avaient pas assez intéressé l'homme, tant sur leur performance en bois de feu que leur rôle de fertilisant des sols. Excepté le Faidherbia albida, les autres espèces comme Sterculia setigera, Vitex doniana, Stereospermum kunthianum, etc., ont une densité de moins de 2 arbres/ha.

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Cliché : Balna, juin 2014. Photo 1. Vue d’un parc arboré à base du Faidherbia albida dans la plaine de Mozogo. Cette photographie montre la densité des formations agro-forestières dominées par les pieds de Faidherbia albida dans la zone fourragère de Mozogo. Cette densité constitue une opportunité pour les pasteurs transhumants d’exploiter suffisamment du fourrage. Les pâturages aériens y sont essentiellement produits grâce à cette espèce où la reconstitution est fonction de l’intensité de son émondage. En effet, plus il est intense, plus la production foliaire est stimulée, mais celle fruitière baisse. La densité des parcs à Faidherbia albida dans les deux zones fourragères n'est pas très différente de celle des autres espaces de savane africaine où peut pousser cette espèce. Les densités observées oscillent autour de 25 arbres/ha étant non éloignées de celles obtenues par Bonnérat (2002) qui est de 30 arbres/ha. Mais, elle est très différente de celle obtenue par Petit (2000) au Burkina Faso (93 arbres/ha). D'après le bilan dressé par le Développement paysannal et gestion des terroirs (DPGT), cette densité moyenne est de 35 arbres/ha en 2001. Il n'est pas du tout aisé de comparer ces densités, car dans cette étude, les arbres fourragers sont dans un milieu ayant connu une sélection. Par ailleurs, les parcs arborés dans les deux zones fourragères sont plus âgés que ceux observés au Burkina Faso. Le disponible fourrager L’existant fourrager est d’abord évalué selon la disponibilité qualitative des espèces ligneuses, puis quantitative et enfin en fonction des espèces à émonder. En fonction de la disponibilité qualitative des espèces ligneuses En fonction de l’existant qualitatif des arbres fourragers, les enquêtes agroforestières indiquent qu’il y a des espèces très palatables, palatables et peu palatables par les animaux. Cette échelle d’appétibilité varie selon les espèces animales (tableau 4). C’est ainsi qu’il existe des espèces ligneuses qui sont très affouragées par les bovins et parfois délaissées par les ovins, très sélectifs dans le choix des fourrages, et les caprins qui peuvent souvent directement brouter le fourrage aérien de certains arbustes comme Ziziphus mauritiana et Acacia seyal.

128

Tableau 4. Appétibilité des espèces ligneuses fourragères dans la zone d’étude. Espèces Acacia nilotica Acacia polyacantha Acacia seyal Acacia sieberiana Faidherbia albida Balanites aegyptiaca Bombax costatum Adansonia digitata Anogeissus leiocarpus Boswellia dalziellii Celtis integrifolia Dalbegia melanoxylon Ficus gnaphalocarpa Ficus platyphylla Khaya senegalensis Piliostigma recticulatum Tamarindus indica Sclerocarya birrea Sterculia setigera Stereospermum kunthianum Vitex doniana Ziziphus mauritiana

Palatabilité Palatable Palatable Palatable Très palatable Très palatable Très palatable Palatable Palatable Palatable Peu palatable Très palatable Peu palatable Palatable Palatable Très palatable Peu palatable Peu palatable Peu palatable Palatable Très palatable Palatable Palatable

Ziziphus spina-christii

Palatable

Espèces animales Ovins et caprins Ovins et caprins Ovins et caprins Bovins, caprins et ovins Bovins, ovins et caprins Ovins et caprins Bovins Bovins, ovins et caprins Bovins et ovins Bovins Bovins, ovins et caprins Ovins et caprins Bovins Bovins, Bovins et ovins Ovins et caprins Ovins et caprins Bovins et ovins Bovins, ovins et caprins Bovins, ovins et caprins Bovins et ovins Chameaux, ovins et caprins Ovins et caprins

De ce tableau, il ressort que la palatabilité varie selon la qualité des espèces et le type d’espèce animale. Ainsi, Khaya senegalensis, Celtis integrifolia, Faidherbia albida, Balanites aegyptiaca sont classées parmi les espèces les plus appétées. Par contre, Dalbergia melanoxylon, Sclerocarya birrea et Piliostigma recticulatum sont peu appétées. En effet, le degré de cette palatabilité est fonction des valeurs fourragères de ces dernières. C’est ainsi qu’il est relevé des espèces ligneuses dont la valeur bromatologique est bonne. Les résultats de Le Houérou (1980) indiquent les valeurs de quelques espèces fourragères sahéliennes. Les feuilles de Faidherbia albida par exemple ont une valeur fourragère de 6,2 à 6,9 mégajoules d’énergie nette par kilogramme de matières sèches, avec 120-140 grammes de matières azotées digestibles, et un rapport matières azotées digestibles/unité fourragère de l’ordre de 130-160 ; la teneur en phosphore est bonne à excellent : de 0,12 à 0,20%. Les feuilles et rameaux de Balanites aegyptiaca contiennent une énergie nette de 4,9-7,8 mégajoules par kilogramme de matières sèches; des matières azotées digestibles de 3,5-28% et un rapport matières azotées digestibles/unité fourragère de l’ordre de 39-236.

129

Ces valeurs nutritives des ligneux sont souvent largement supérieures à celles des autres fourrages issus des récoltes des cultures ou des foins. Par exemple, le Balanites aegyptiaca contient plus d’Unité fourragère laitière (UFL) que les tiges de sorgho ou les légumineuses en saison sèche, étant respectivement de 0,59%, 0,34% et 0,48% (Guérin, 1994). Cela justifie ainsi leur appréciation par les nomades en saison sèche, car étant chargé d’azote (Tableau 5). Tableau 5. Usage des fourrages par les pasteurs nomades des plaines étudiées. Type du fourrage Fourrage ligneux

Occurrence des discours (n=72) 69

Pourcentage 95

Résidus des récoltes d’oignon

52

72

Résidus des tiges du sorgho

42

58

Autres (foin et pulpes tiges)

27

38

Il ressort de ce tableau que le fourrage le plus disponible pendant la mobilité pastorale provient des feuilles d’arbres appétées surtout par les bovins, les ovins et les caprins. Quant aux foins, ils constituent la base de la nourriture des équins et parfois des asins. En saison sèche, 95% des pasteurs font affourager leur bétail à base des feuilles d’arbres, 72% ont recours aux résidus des cultures d’oignon, 58% utilisent les résidus de culture de saison pluvieuse et 38% exploitent les autres fourrages (foins, pulpes de tiges de sorgho). Ainsi, les habitudes alimentaires des animaux dépendent non seulement du menu offert par le milieu naturel et les plantes cultivées, mais également du choix du fourrage opéré par les animaux. Selon la disponibilité quantitative des espèces ligneuses Le nombre total d’individus est de 491, soit 240 à Tolkomari et 251 à Mozogo sur un échantillon de 19,56 ha. Or, compte tenu du fait qu’il existe des espèces pas du tout consommées ne faisant pas l’objet d’émondage, le nombre de tiges disponibles, pour alimenter le bétail est de 453, soit 215 émondés régulièrement concernant 13 espèces. En extrapolant ce chiffre à la surface réelle de ces deux zones, le nombre de tiges est donc de 90600 individus, soit 46805 à Tolkomari et 47468 à Mozogo. Spécifiquement pour le Faidherbia albida, le nombre total de tiges étant de 259 sur la surface échantillonnée, le peuplement de cette espèce dénombre 51800 individus exploitables. Sachant qu’un arbre relativement jeune produit 10 kg de matières sèches (Depommier et Guérin, 1996), les 51800 arbres peuvent produire 518000 kg de fourrage. De toutes les espèces ligneuses répertoriées, il ressort que sur 491 individus, 91% sont des fourragers ligneux dominés très largement par Faidherbia albida, Anogeissus leiocarpus, Balanites aegyptiacaet Tamarindus indica. Toutefois, en cas d’absence, les espèces délaissées pendant le pâturage aérien seront affouragées en période de soudure. Les espèces qui ne sont pas appétées

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concernent Azadirachta indica, Diospirus mespiliformis et Psidium guajava. Le choix porté sur ces espèces s’explique par le fait qu’elles ont une bonne composition bromatologique. Mais actuellement, la raréfaction du fourrage amène les animaux à consommer ou à brouter des espèces ligneuses qui, auparavant, n’étaient pas appétées. Ces résultats sont analogues aux espèces émondées dans d’autres zones sylvopastorales. Bonnérat (2002) mentionne que les nomades Uuda’en de la plaine du Diamaré émondent principalement Anogeissus leiocarpus puis Balanites aegyptiaca alors que les agro-éleveurs de Mindif dans la plaine de Kaélé, coupent Afzelia africana et Khaya senegalensis et ceux de Mafa Kilda dans la vallée de la Bénoué s’intéressent essentiellement à Afzelia africana. Comparées aux conclusions de Petit (2000) et celles de Sawadogo (2011) à l’ouest du Burkina Faso, ou encore à celles de Béchir (2011) dans les savanes tchadiennes, Khaya senegalensis, Afzelia africana et Pterocarpus erinaceus (pour l’ouest du Burkina Faso) et Afzelia africana, Prosopis africana, Daniellia oliveri, Khaya senegalensis et Anogeissus leiocarpus, se présentent comme les espèces ligneuses principales les plus appétées. Selon les espèces ligneuses à émonder

Nombre d'individus

En fonction des unités fourragères, 13 espèces ligneuses sont régulièrement émondées, soit 12 à Mozogo et 10 à Tolkomari (figure 6). 160 140 120 100 80 60 40 20 0

Mozogo

Tolkomari

Espèces ligneuses

Figure 6. Répartition des espèces régulièrement émondées dans les unités fourragères.

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Les espèces Stereospermum kunthianum, Vitex doniana et Acacia sieberiana sont absentes à Tolkomari et l’espèce Acacia polyacantha est absente à Mozogo. Dans le paysage, celles régulièrement émondées sont constituées de Faidherbia albida, Ficus gnaphalocarpa et Acacia sieberiana. Par contre, Balanites aegyptiaca et Tamarindus indica le sont tous les deux ou trois ans. La structure verticale des ligneux dans les parcs arborés offre des possibilités à l’émondage. Puisqu’il s’agit des arbres qui ont été conservés en champ et continuent de l’être à travers plusieurs techniques sylvicoles, il est évident que le prélèvement du fourrage soit indirect, c’est-à-dire doit faire intervenir l’homme. C’est pourquoi, dans la zone d’étude, les ligneux font l’objet d’émondage. Leur hauteur varie selon les espèces rencontrées, qu’elles soient dominantes ou rares. La structure verticale des tiges ne constitue pas un obstacle à l’émondage des arbres. Des modes d’exploitation dominés par l’émondage Il s’agit ici de présenter les pratiques d’exploitation des ligneux fourragers, tout en mettant en évidence l’émondage, l’une des variables sylvo-techniques les plus utilisées dans les deux zones fourragères. Cette variable, prise dans un sens global, signifie toute variable sylvicole entreprise par le berger pour produire du fourrage à son bétail. Mais cette recherche l’utilise essentiellement dans une perspective agro-forestière. Les modes d’exploitation des essences fourragères Trois modes d’exploitation (planche 2) des arbres sont relevés dans les deux unités fourragères à savoir l’émondage, l’abattage et la coupe en parapluie. La variable sylvo-technique dominante est l’émondage (87%) suivi de l’abattage (8%) puis la coupe en parapluie étant l’une des pratiques les moins répandues (5%). La domination de l’émondage s’explique par le fait que les arbres ont une hauteur moyenne de 10,66±3,97 m. Les coupes en parapluie et l’abattage sont deux modes moins répandus alors qu’ils sont très pratiqués dans d’autres plaines de la région comme c’est le cas à Mindif. Cela s’explique par le fait que ces formations sont situées dans les champs des paysans et par conséquent, les arbres ont des tiges dont le prélèvement du fourrage s’effectue grâce à l’émondage dans la plupart des cas.

132

A

B

C Cliché: Balna, juin 2014. Planche 2. Modes d’exploitation des arbres dans les zones d’étude. Cette planche visualise les modes d’exploitation des arbres fourragers. Sur la photo a, la partie du houppier non émondée fera l’objet de coupe l’année suivante. Cette rotation traduit une gestion rationnelle et durable de la ressource. Quant à la photo b, la pratique de l’abattage est peu visible dans le paysage agraire. Elle est plus l’apanage des populations sédentaires auxquelles échappent les techniques sylvicoles. La photo c matérialise la coupe en parapluie. Selon la conception des nomades, cette pratique est durable pour l’arbre. La domination de l’émondage dans ces zones traduit la présence des arbres d’au moins en moyenne 10 m. Or, dans d’autres espaces pastoraux à l’exemple de Mindif, Bonnérat (2002) a remarqué que les nomades Uuda’en pratiquent plus la coupe en parapluie (57%). Les arbres concernés ont des diamètres généralement inférieurs à 30 cm et des hauteurs inférieures à 5 m. La taille en parapluie est pratiquée sur des espèces comme Balanites aegyptiaca, Anogeissus leiocarpus, Detarium microcarpum, Acacia senegal, etc. Les résultats de Sawadogo (2011) corroborent aussi ceux de Bonnérat dans la mesure où les mêmes espèces exploitées dans le terroir de Mindif le sont aussi à Kotchari, un terroir agropastoral du Burkina Faso. Pourtant, dans les zones fourragères étudiées, Balanites aegyptiaca et Anogeissus leiocarpus sont plutôt émondées, car étant des espèces qui ont été sélectionnées, préservées et entretenues dans l’espace agraire par les populations sédentaires.

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L’émondage : un savoir-faire "technicisé" La "technicisation" de l’émondage impose un apprentissage, des outils adaptés, de l’habileté et une connaissance écologique. Pour ces acteurs, son apprentissage débute dès l’enfance lorsque le "tout petit garçon" suit son père ou son frère aîné. Ce dernier peut aussi, autour du campement, émonder les jeunes arbres pour nourrir les animaux affaiblis ou de trait. Les outils utilisés pour l’émondage varient d’un berger à un autre. Que ce soit la machette ou la hache, il est accompagné d’un crochet pour faciliter la grimpe ou séparer les branches déjà coupées ; ou encore pour enlever les rameaux des espèces appartenant à la famille des Moraceae (Ficus gnaphalocarpa et Ficus platyphyla). En zones de savanes sèches africaines, les pasteurs ont des connaissances écologiques basées sur l’empirisme. Ces connaissances portent sur les essences ligneuses, leur phénologie, leur utilité pastorale ou médicinale. À partir de ces savoirs locaux, le berger sélectionne la partie du houppier et les branches sur lesquelles il doit produire du fourrage à son bétail (planche 3). Pour des arbres ayant récemment fait l’objet d’un émondage, le berger, quelle que soit la qualité fourragère (jeunes feuilles ou rameaux), ne touchera pas à l’arbre. Il pourra aussi en fonction de ses savoirs, émonder jusqu’à la cime de l’arbre. En tout état de cause, comme l’a si bien souligné un berger, « kallahitaande pat, en don fee’a lekki haa lesdi kamarun ». Cette déclaration d’un berger dans la zone fourragère de Tolkomari qui veut dire « chaque année, nous émondons les arbres sur le sol camerounais », a été faite dans une perspective de gestion durable de la ressource arborée, d’une part, et pour davantage mettre en avant les pratiques sylvicoles rationnelles développées par ce groupe d’éleveurs, d’autre part.

Cliché : Balna, juin 2014. Planche 3. Création technique des bergers pour produire du fourrage. 134

Ces photos mettent en relief la création technique des émondeurs pour produire du fourrage. Pour émonder, le berger doit faire montre de ses capacités techniques, de son habileté et de son courage au regard, non seulement de l’opacité de l’arbre, mais aussi de la présence des épines et de certaines branches inaccessibles. L’émondage pratiqué par les nomades s’est "technicisé", malgré des contraintes auxquelles est confronté le berger. Ce dernier mettra en valeur ses connaissances écologiques. À ce sujet, plusieurs spécialistes abordant les problématiques pastorales notamment Petit (2000); Bonnérat (2002); Dongmo (2009); Sawadogo (2011) et Béchir (2011), s’accordent sur la nécessité de prendre en compte les connaissances endogènes que détiennent les différents groupes d’éleveurs pour maintenir leur système d’élevage. Conclusion En définitive, il ressort que les formations agro-forestières des plaines de l’extrême nord du Cameroun sont dominées par le Faidherbia albida, une espèce ligneuse inventoriée dans la zone soudano-sahélienne africaine. Sa valeur fourragère est connue par les éleveurs nomades ou sédentaires. Les unités fourragères de Tolkomari et de Mozogo sont réputées pour le pâturage aérien par les Uuda’en, car ils y séjournent depuis plus de deux décennies. Plusieurs espèces ligneuses y sont identifiées. Cependant, les plus émondées sont Faidherbia albida, Balanites aegyptiaca, Tamarindis indica, Anogeissus leiocarpus, Acacia sieberiana et Ficus gnaphalocarpa. Quoique dans ces zones, les densités des arbres soient inférieures à celles observées dans d’autres zones pastorales de l’Afrique, elles sont quand même aptes à affourager un cheptel non négligeable. Même dans l’avenir, il est encore possible pour les animaux de s’alimenter à partir du pâturage aérien, puisque le Faidherbia albida est l’une des espèces ligneuses rares ayant une aptitude à se régénérer facilement, malgré une forte pression humaine exercée sur elle. En plus, la présence des tiges d’avenir pourrait constituer une nouvelle ressource exploitable. Pour davantage l’intégrer dans les systèmes d’élevage sahéliens, il serait utile de mettre en place des outils pour son exploitation durable. Références bibliographiques Béchir A.B,. Productivité, dynamique des parcours et pratiques d’élevage bovin en zone soudanienne du Tchad, Thèse de Doctorat ph D., Université Polytechnique de Bobo Dioulasso, 2010, 358p. Boffa J.M, Les parcs agroforestiers en Afrique. Rome, Cahier FAO Conservation, 2000, 258p. Bonnérat A., .Pratique de gestion de l’arbre chez les éleveurs du NordCameroun. Étude des modes d’utilisation des arbres et des pratiques d’émondage

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dans trois situations d’élevage, mémoire du Diplôme d’Ingénieur forestier, Montpellier, ENGREF, IRAD/CIRAD, 2002, 160p. Depommier D. et Guérin H., «Emondage traditionnel de Faidherbia albida : production fourragère, valeur nutritive et récolte de bois à Dossi et Watinoma (Burkina Faso)», pp. 55-84 in Les parcs à Faidherbia, les Cahiers Scientifiques N°12, CIRAD-Forêt, 1996, 311p. DERADR, Données sur la pluviométrie, service des statistiques agricoles, Maroua, MINADER, 2012. DERADR, Données sur les superficies agricoles, service des statistiques agricoles, Maroua, MINADER, 2013. Dongmo A.L., Territoires, troupeaux et biomasses : enjeux de gestion pour un usage durable des ressources au Nord-Cameroun, Thèse de Doctorat (ph D), Spécialité : Agronomie et Zootechnie, Institut des Sciences et Industries du Vivant et de l’Environnement (Agro Paris Tech), 2009, 273p. Garba I.Touré I. Ickowicz A. et Cesaro J.D., « Évolution historique de la pluviosité », pp 8-9, in Atlas des évolutions des systèmes pastoraux au Sahel, FAO et CIRAD, 2012, 36p. www.interreseaux.org/IMG/pdf/Atlas_SIPSA_2012-1.pdf.(Consulté le 03 janvier 2014). Guérin, Base de données du programme : valeurs alimentaires des fourrages ligneux consommés par les ruminants en Afrique centrale et de l’Ouest, Allemagne, Université de Hohenheim ; Belgique, CRA de Gembloux ; Burkina Faso, IDR; Cameroun, IRZV; Côte d’Ivoire, IDESSA. France, CIRAD-EMVT et INRA-SRNH. Mali, IER; Sénégal, ISRA; Tchad, LRVT, CCE-DGXII-ST2, 1994. Kiémizanga Sanou F. Nacro S. Ouédraogo M. Kaboré-Zoungrana C., « La commercialisation de fourrages en zone urbaine de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) : pratiques marchandes et rentabilité économique », Cah. Agric., 2011, Vol.20, N° 6 .www.fao.org/.../Commercialisation fourrages_BoboDioulasso. (Consulté le 05 mai 2013). Le Houérou H.N., « Fourragers ligneux en Afrique du Nord », in Les fourrages ligneux en Afrique : État actuel des connaissances, Addis-Abeba, Ethiopie, CIPEA, 1980, 481p. Lecomte H. et Rondeux J, Les inventaires forestiers nationaux en Europe : tentative de synthèses. Ca For Gbx N° 5,1992, 35p. MIDIMA, Bilan diagnostic 2008-2009, en vue de l’actualisation du Schéma Directeur Régional d’Aménagement et de Développement durable du Territoire (SDRADDT) de la région de l’Extrême-Nord réalisé en 2001, BET GEOCOMPETENCE, 2009, 244p.

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Protection environnementale des aménagements hydroélectriques et développement durable au Cameroun : du barrage de la Mapé dans l’Adamaoua Marie Madeleine Mbanmeyh, Université de Maroua (Cameroun)

Résumé. Le présent texte se propose d’analyser l’efficacité des mesures entreprises par les promoteurs du barrage de la Mapé visant à atténuer les effets négatifs de cet ouvrage sur son site d’accueil. La loi n° 96/12 du 5 août 1996 portant loi-cadre relative à la gestion de l’environnement prescrit de façon explicite le recours à une EIE (Étude d’impact environnemental) pour tout projet susceptible de porter atteinte à l’environnement. La création des barrages hydroélectriques (Mbakaou, 1969, Bamendjin, 1973 et Mapé, 1987) par la SONEL s’est basée sur des études de faisabilité. Ainsi, la confrontation entre les dispositions juridiques légales en matière de protection environnementale ratifiées ou élaborées par le Cameroun et les mesures d’atténuation des effets environnementaux issues de l’étude de faisabilité du barrage de la Mapé sur son site d’accueil, révèlent de nombreuses limites et insuffisances dans la démarche globale de l’étude de faisabilité du barrage conduite sur le site. Mots-clés : protection environnementale, développement durable, efficacité, barrage de la Mapé Cameroun. Abstract .This study analysis the effectiveness of measures took by builders to reduce negatives effects of the Mapé dam around its establishment area. Many projects were realized by the SONEL before the requirement of the low relative to the environment protection in 1996 in Cameroun. Particularly some hydroelectricdams (Mbakaou, 1969, Bamendjin, 1973 and Mapé in 1987). Therefore, the comparison between the legal low relative to the protection of environment and the measures put in place during the construction of the Mapé dam, reveal many irregularities in the process of the establishment of that dam in the area. Keywords: environment protection, sustainable development, effectiveness, Mapé dam Cameroon.

Introduction Une politique environnementale est une déclaration écrite, habituellement signée par une autorité compétente, qui expose les objectifs et les principes d'une entreprise et se rapportant à la gestion des effets et des aspects environnementaux de ses opérations. La première apparition de l’expression EIE dans la réglementation camerounaise figure au décret n°84-797 du 17 juillet 1984 organisant le ministère du Plan et de l’Administration territoriale de cette période. En effet, le premier alinéa de l’article 53 confie explicitement à la sous-direction des établissements humains et de l’environnement la responsabilité de dresser un état de l’environnement à travers le pays et de conduire les EIE pour les projets de développement. Aucune précision n’est cependant donnée ni dans ce décret ni à sa suite pour ce qui a trait aux projets concernés ou encore aux modalités de la conduite de ces études. C’est la loi 94/001 du 20 janvier 1994 portant régime des forêts, de la faune et de la pêche qui, pour la première fois au Cameroun, prescrit explicitement l’évaluation environnementale pour tout projet de développement susceptible d’entraîner des perturbations en milieu forestier ou aquatique. Les eaux du barrage de la Mapé ont une grande emprise dans l’arrondissement de Bankim, région de l’Adamaoua du Cameroun (figure 1).

Source : SONEL, 2000. Figure 1. Emprise spatiale du barrage dans l’arrondissement de Bankim.

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Cadre théorique et méthodologique La question de la politique environnementale fait l’objet de préoccupations de plusieurs auteurs, même si elle est appréhendée de différentes façons par ces auteurs, elle renferme cependant, toutes, un même centre d’intérêt, celui de la protection environnementale en vue du développement durable. Ainsi, pour l’UE, la politique environnementale est une déclaration effectuée par l’établissement sur ses intentions et principes par rapport à son comportement environnemental en général, qui offre un cadre à son action et établit ses objectifs et buts en matière d’environnement. C’est pourquoi celle-ci est définie au plus haut niveau hiérarchique. Car la politique environnementale repose sur les principes de précaution et d’action préventive sur le principe de la correction des atteintes à l’environnement ainsi que sur le principe de pollueur-payeur. Constantin (2003) constate à cet effet qu’en Afrique, les politiques de l'environnement ayant pour objet la gestion contrôlée de ressources naturelles plus ou moins renouvelables (faune, flore, eau, air, sol...) posent le problème des conceptions et des pratiques d'exploitation de ces ressources, autrement dit ramènent au débat sur les politiques de développement. L’UICN1 va dans le même sens pour dénoncer que les politiques environnementales déjà formulées et adoptées par les instances appropriées connaissent des difficultés de mise en œuvre, car il manque un dispositif d’assistance technique parlementaire et de la société civile en matière de mobilisation des connaissances sur les politiques régionales et les bonnes pratiques de gestion environnementale. Dans ce travail, il est question de relever, à la lumière des textes légaux en matière d’environnement tant sur le plan international qu’interne, des incohérences observées au niveau des mesures d’atténuation appliquées lors de la mise en place des barrages hydroélectriques au Cameroun, en l’occurrence celui de la Mapé dans l’arrondissement de Bankim. L’atteinte de cet objectif a été possible grâce à l’application d’une méthode d’enquête basée aussi bien sur l’exploitation des travaux antérieurement réalisés sur ce site, que sur les enquêtes et observations directes sur le terrain. À cet effet, les travaux de la SEDA2 (1986), bureau d’étude qui a réalisé les études de faisabilité du barrage, ainsi que les études de certains auteurs : Hurault (1996,1999) ; Mbanmeyh (2012) ; Plu (2000) et de façon large, les textes et les lois tant nationales (loi-cadre environnementale de 1996, les dispositions d’application de 2005) qu’internationales (BAD3, 2004 ; FARA4, 2008 ; OCDE5, 2006) relatives à la protection de l’environnement ont fourni les lois en matière de protection environnementale. Ensuite, nous avons pu ressortir des insuffisances et des limites aux mesures d’atténuation entreprises par l’opérateur, 1

UICN : Union internationale pour la conservation de la nature. SEDA : Société d’étude pour le développement de l’Afrique. 3 BAD : Banque africaine de développement. 4 FERA : Forum pour la recherche agricole en Afrique. 5 OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques. 2

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grâce à la comparaison réalisée entre la démarche entreprise par la SEDA et les étapes d’une EIE telles qu’envisagées par les instances agréées. L’exploitation des données cartographiques, des électroscopes de la photographie aérienne n°31, 32, et 33 réalisées à l’échelle 1/25000, ainsi que des cartes topographiques de Banyo à l’échelle 1/50000ème et 1/200000ème datant respectivement de 1948 pour le premier et de 1969 pour le second ; des photographies aériennes réalisées sur le site en 1986 a contribué à circonscrire la zone d’étude. Cela a permis de mesurer l’ampleur de la désorganisation/réorganisation du site d’accueil du barrage. Enfin, à partir des enquêtes réalisées auprès des populations riveraines du barrage dont les sinistrés (100) et autres personnalités (Maire, sous-préfet et chefs traditionnels), les observations et les prises de vues ont permis de recueillir les informations sur les conséquences palpables des erreurs liées à une politique d’impact environnemental mal définie ou mal conduite et mal appliquée pour ce projet d’envergure nationale. Pour traiter ces données, nous nous sommes servie principalement de trois logiciels : SPSS pour le dépouillement des enquêtes, Word pour le texte et Excel pour les données statistiques. Les résultats issus de ce traitement de données sont présentés en trois parties. Résultats Il sera d’abord question de faire brièvement un rappel des dispositions légales tant nationales qu’internationales en matière de protection environnementale, et ensuite, faire ressortir les différents manquements qui ont jonché la démarche de l’étude de faisabilité du barrage sur son site d’accueil après l’avoir confrontée aux mesures d’application d’une EIE telle que prévue par la loi. Les instruments légaux de la protection environnementale Il s’agit d’examiner les dispositions légales tant nationales qu’internationales en matière de protection de l’environnement. Les dispositions l’environnement

légales

internationales

de

la

protection

de

En 1992, la conférence de Rio de Janeiro sur l'environnement et le développement représente la contribution la plus significative d'une assise internationale au sujet de l’EIE. Elle apporte un élément décisif au concept de l'EIE par rapport à la conférence de Stockholm, dans la mesure où elle établit l'étude d'impact comme un instrument privilégié du développement durable. La Déclaration de Rio et l'Agenda 21 intègrent l'étude d’impact au sein du droit international général. Elle est adoptée par tous, même par les pays en voie de

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développement qui affichaient encore leur réticence face au principe de l'EIE à la conférence de Stockholm. Ainsi, l'EIE s'intègre dans le principe de précaution, principe qui exige un devoir d'abstention des États en cas de doute sur le caractère néfaste de certains projets (Principe 15). L'EIE est consacrée par le principe 17 et devient d'application générale : « Une étude d'impact sur l'environnement, en tant qu'instrument national, doit être entreprise dans le cas des activités envisagées qui risquent d'avoir des effets nocifs importants sur l'environnement et dépendent de la décision d'une autorité nationale compétente ». Les dispositions légales nationales de la protection de l’environnement Le Cameroun ratifie la convention relative à l’EIE en 1992, suite à la conférence de Rio de Janeiro sur l'environnement et le développement. L’EIE devient alors un instrument national et consignée dans la loi no 96/12 du 5 août 1996 portant loi-cadre relative à la gestion de l’environnement. Cette loi est entrée en vigueur dès son adoption par l’Assemblée nationale et sa promulgation par le président de la République en 1996 et dès lors est devenue l’instrument juridique en matière de protection de l’environnement au Cameroun (même s’il a fallu attendre encore 9 ans, c’est-à-dire 2005 pour voir sortir son texte d’application effectif et sa prise en compte par les promoteurs de projets). Elle comporte au détail diverses consignes quant aux précautions relatives à la protection de l’environnement. Les dispositions liées à la gestion de la biodiversité et de la part réservée à la consultation de l’opinion publique sont à prendre en compte dans le cadre de ce genre d’étude. Ce sont ces deux aspects que l’on peut considérer comme fondamentaux dans le cadre d’une EIE en prélude à la mise en place d’un barrage. La biodiversité est de façon générale définie comme la diversité des espèces vivantes et de leurs caractères génétiques ; elle comprend l’ensemble des variétés de plantes et d’animaux. Le mot est une contraction de l’expression « diversité biologique ». Dans son sens le plus large, il est quasiment synonyme de « vie sur Terre ». La loi camerounaise qui s’occupe de l’environnement définit ce dernier comme « l’ensemble des éléments naturels ou artificiels et des équilibres biogéochimiques auxquels ils participent, ainsi que des facteurs économiques, sociaux et culturels qui favorisent l’existence, la transformation et le développement du milieu, des organismes vivants et des activités humaines ». Par ailleurs, les aspects liés à l’environnement humain ne sont pas du reste dans les textes en vigueur et qui préconisent la protection de l’environnement au Cameroun. En effet, une succession d’articles (5, 6, 7, 9, 10 et 72) de la loi-cadre environnementale de 1996 font état d’une implication réelle de la population en amont comme en aval du processus de tout projet de développement, dans lequel elle constitue d’ailleurs le maillon central des préoccupations. Étant donné que tout développement concourt au bien-être de l’humain. Ainsi, les décisions 143

concernant l’environnement doivent être prises après concertation avec les secteurs d’activités ou les groupes concernés, ou après débat public lorsqu’elles ont une portée générale. Ainsi, toute personne a le droit d’être informée sur les effets préjudiciables pour la santé, l’homme et l’environnement des activités nocives, ainsi que sur les mesures prises pour prévenir ou compenser ces effets (article 7). La protection, la conservation et la valorisation du patrimoine culturel et architectural sont d’intérêt national. Elles sont partie intégrante de la politique nationale de protection et de mise en valeur de l’environnement, précise bien la loi-cadre environnementale dans son article 39. La considération des aspects humains dans la loi camerounaise de la protection de l’environnement va bien audelà de leur simple caractérisation. La population riveraine d’un projet, susceptible de subir les effets de la mise en place dudit projet, jouit d’un droit de consultation au préalable et émet des avis qui doivent être nécessairement pris en compte par l’opérateur, afin d’éviter des frustrations et de pouvoir satisfaire plus ou moins les parties prenantes. Surtout lorsqu’il devient nécessaire d’appliquer des mesures de compensation telles que des indemnités matérielles ou financières pour des dommages subis ou des espaces perdus (dans le cadre d’un aménagement d’espaces nouveaux, contribution pour la réalisation de projets pour les résidents) ou divers moyens pour reconstituer des habitats ou des éléments valorisés de l’écosystème (comme aménagement d’une passe migratoire, mise en valeur d’une ressource). Cependant, malgré l’existence de ces prescriptions légales, la prise en compte par les promoteurs de projets, des préoccupations liées à la protection de l’environnement ne se font pas encore de façon systématique au Cameroun. Parmi les activités susceptibles d’être soumises à l’EIE, on peut citer, entre autres, les adductions d’eau, les constructions d’aéroports, les projets liés à l’énergie. Des projets de cette nature, en particulier ceux liés à l’énergie, il y en a eu au Cameroun et leur réalisation ne s’est pas faite sans impact sur l’environnement. Un environnement à l’épreuve du barrage La loi-cadre n° 96/12 du 05 août 1996 relative à la gestion de l’environnement définit l’étude d’impact environnemental (EIE) comme étant l’examen systématique en vue de déterminer si un projet a ou n’a pas un effet défavorable sur l’environnement. L’importance d’une EIE L'étude d'impact est un instrument de planification qui prend en compte l'ensemble des facteurs environnementaux relatifs aux différentes activités du projet tout en se concentrant sur les éléments significatifs qui considèrent les intérêts et les attentes des parties prenantes en vue d'éclairer les choix et les prises de décisions. 144

Dans la pratique, l’EIE évalue les effets négatifs et positifs des projets sur l’environnement, puis propose des mesures d’atténuation et d’optimisation à mettre en œuvre afin de faciliter l’insertion dudit projet dans son environnement. Cette prise en compte des préoccupations environnementales se déroule à toutes les phases de réalisation des projets depuis leur conception jusqu’à leur clôture, incluant leur mise en place et l’exploitation des installations. Elle aide le promoteur à concevoir un projet plus respectueux de l’environnement et compatible avec les spécificités de son milieu d’implantation, sans remettre en cause sa faisabilité technique et économique. Ainsi, avec l'étude d'impact environnemental, la recherche préalable change de nature et d'échelle. Il s'agit désormais d'étudier l'insertion du projet dans l'ensemble de son environnement en examinant les effets directs et indirects, immédiats et lointains, individuels et collectifs sur celui-ci. L’homme constitue alors le centre d’intérêt de toutes les actions entreprises dans cet espace. L’intérêt porté sur lui doit, à cet effet, se retrouver en amont et en aval des projets d’aménagement. Le vide juridique en matière de protection de l’environnement avant 1996 au Cameroun a concédé au site qui devait abriter le barrage, un autre type d’étude scientifique dont la teneur mérite d’être confrontée aux dispositions juridiques en matière de protection environnementale liée à la construction des barrages. Les études réalisées sur le site de la Mapé se sont appesanties sur la caractérisation des éventuels dégâts. Car, avant, il suffisait tout simplement de réaliser son ouvrage et toute étude réalisée à propos consistait à s'assurer de la fiabilité et de la rentabilité du projet. Les limites de l’étude de faisabilité du barrage de la Mapé Une étude de faisabilité est en fait uniquement une étude technique dont l’objectif principal est celui de trouver les voies et moyens permettant d’insérer et d’établir un projet dans un milieu sans souci réel de l’impact qu’il influe sur son environnement pris dans un sens général. Cette étude est fondamentalement basée sur la faisabilité, sur les plans technique, économique et juridique orientée vers l’accessibilité, la propriété de terrain, le zonage, la disponibilité des services et le calendrier de réalisation. Le souci porté sur la protection environnementale consiste en effet, à examiner en toute précaution, les effets résiduels du projet dans le milieu (tant sur le plan physique qu’humain) et qui s’étendraient sur une durée assez importante y compris les conséquences cumulées. Les figures 2 et 3 ci-après présentent d’un côté, les différentes étapes conventionnelles dans une EIE réalisée en bonne et due forme, et de l’autre, la démarche entreprise par la SEDA dans l’étude de faisabilité du barrage de la Mapé en 1986.

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ORGANISATION D’UNE EIE

1 Mise en contexte du projet -Présenter l’initiateur et son consultant -Expliquer le contexte et la raison d’être d’un projet, en prenant en considération les opinions exprimées -Décrire les solutions de recharge au projet -Justifier le choix de la solution retenue -Faire mention des aménagements et projets connexes 2

3

Description du milieu récepteur -Décrire le milieu récepteur -Délimiter une zone ou des zones d’étude -Décrire les composants pertinents (Milieu biophysique et humain)

Description du projet et des variantes -Déterminer les différentes variantes -Sélectionner la ou les variantes à analyser (éléments discriminants) -Décrire la ou les variantes sélectionnées 4

Analyse des impacts de la variation ou des variantes sélectionnées -Déterminer et caractériser les impacts -Evaluer l’importance des impacts -Identifier les incertitudes -Présenter les possibilités d’atténuation et de compensation -Choisir la variante optimale -Présenter une synthèse du projet 5 Surveillance Proposer une programmation de surveillance

6 Mesures d’urgence Élaborer un plan préliminaire des mesures d’urgence

7 Suivi Proposer un programme de suivi

Source : MINEP, 2005 adaptée du modèle d’EIE du PNUE, 1985. Figure 2. Démarche d’une Étude d’impact environnemental (1996).

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1 Mise en contexte du projet -Définition des buts ou des objectifs du projet -Explication du contexte et de la raison d’être d’un projet

2

Description du milieu récepteur - Délimitation de la zone d’étude - Description de l’environnement physique -Description de l’environnement humain

3

Description du projet et des variantes -Détermination des différentes variantes -Analyse des variantes sélectionnées -Description des variantes sélectionnées 4

Analyse des impacts du projet dans le milieu récepteur (variante sélectionnée) -Détermination et caractérisation des impacts -Évaluation de l’importance des impacts -Identification des incertitudes -Présentation des possibilités d’atténuation et de compensation é i d’ hè d j 6

5

Mesures d’urgence Élaboration d’un plan préliminaire des mesures d’urgence

Surveillance Proposer une programmation de surveillance

Source : SONEL, 1986 et enquêtes de terrain, 2006. Figure 3. Démarche de l’étude de faisabilité réalisée par la SEDA pour la mise en place du barrage de la Mapé en 1986.

Les incohérences dans la démarche de l’étude de faisabilité du barrage et leurs conséquences La comparaison entre les deux démarches (figures 2 et 3) ci-dessus soulève quelques différences qui peuvent être considérées comme des manquements selon la loi liée à la protection environnementale. En effet, au niveau de la forme, on a l’impression que la figure 3 qui représente les étapes suivies par l’étude de faisabilité du barrage de la Mapé a adopté la même démarche que les étapes de réalisation d’une EIE telles qu’instituées par la loi-cadre environnementale de 1996. Mais en étant plus attentif, au niveau des différentes étapes, on constate que l’étude de faisabilité du barrage s’est réalisée en six (6) étapes au lieu de sept (7) comme prévu dans la démarche normale d’une EIE. Le programme de suivi qui est la septième et la dernière étape d’une EIE n’a pas été pris en compte par la SEDA qui a structuré son étude plutôt en six étapes. Au niveau des contenus, l’étude menée par la SEDA renferme un problème dans les choix des variantes, notamment dans les troisième et quatrième étapes, 147

car la SEDA a presque exclusivement orienté son choix sur l’aspect socioéconomique en ignorant totalement l’aspect biodiversité du milieu. Et même dans cette variante socio-économique, seuls l’habitat et les cultures de rentes ont été pris en compte. Les aspects liés aux activités pastorales et les cultures vivrières, les valeurs culturelles ont été totalement mis de côté. Cette sélection des variantes a impérativement influencé la quatrième étape qui porte sur l’analyse des impacts du projet dans le milieu récepteur. La SEDA a naturellement focalisé l’analyse des impacts du barrage sur les variantes préalablement choisies ; cette analyse a porté sur les villages à déguerpir et les champs de cultures de rente noyés. Pourtant, une importante surface riche en biodiversité a été engloutie dans l’eau. Par ailleurs, la démarche adoptée par la SEDA dans l’étude de faisabilité du barrage n’a pas prévu un programme de suivi qui aurait accompagné en temps normal le programme de surveillance et les mesures d’urgence envisagées pour réduire ou compenser les conséquences dommageables, comme cela aurait été le cas dans une étude d’impact environnemental telle que prévue par la loi. Le programme de suivi constitue une étape aussi importante que celles qui la précèdent (voire la plus importante, puisqu’elle est la phase finale de l’étude) si la protection de l’environnement avait été l’une des préoccupations dans ce projet. Les mesures d’urgence ont consisté dans le cas d’espèce, à déguerpir et à recaser des populations sinistrées d’une part, et à indemniser toutes les populations affectées, déplacées ou pas d’autre part. Le programme de suivi aurait consisté à vérifier et à veiller sur l’efficacité des mesures de compensation ci-dessus énoncées ; il aurait été aussi question de suivre l’évolution de certaines composantes de l’environnement biophysique et humain affectées par la réalisation de ce barrage, par exemple la qualité des infrastructures reconstruites sur les sites de recasement. Et au besoin, adopter des mesures correctives additionnelles pour tenir compte des effets non initialement identifiés ou insuffisamment appréciés, comme cela a été le cas pour les champs non inventoriés, mais noyés par les eaux du barrage débordant les limites préalablement fixées dans l’étude. Ce programme de suivi aurait enfin attiré l’attention des promoteurs sur la nécessité d’administrer aux déguerpis, une formation en techniques de pêche, puisque ces derniers ne s’y connaissaient pas et puisque la pêche allait devenir dans les années à venir un enjeu majeur dans la localité. Cette formation les aurait sans doute aidés à se reconvertir dans une activité lucrative après avoir perdu les caféiers qui étaient jusque-là une source de revenus sûre. Car pour la majorité, la création des nouveaux champs dans les sites de recasement a été quasiment impossible, d’où la dégradation des conditions de vie de plusieurs d’entre eux, ce qui a engendré la désertion de certains sites de recasement.

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Conclusion et Discussion On peut, en définitive, affirmer que l'ordre juridique camerounais accorde aujourd'hui une part belle aux préoccupations environnementales résultant d'une prise de conscience née à partir du sommet de Rio de juin 1992. L'EIE est une procédure administrative révolutionnaire, car elle va pénétrer dans l'ensemble du dispositif du droit administratif et contraindre les autorités publiques et les acteurs privés à changer de mentalité et d'attitude. Cette alliance du bon sens et de la révolution qui caractérise la procédure d'étude d'impact exprime bien la philosophie du combat pour l'environnement. Le législateur a certes consacré le droit à un environnement sain et les différents textes sectoriels y relatifs prescrivant même des sanctions ; mais il est souhaitable que ces dispositions environnementales soient intégrées dans le code pénal camerounais, et de les considérer comme faisant partie des intérêts fondamentaux de la nation au même titre que la sécurité, l'indépendance ou l'intégrité du territoire. C'est sans doute en élevant la protection de l'environnement que les procédures et directives environnementales pourraient réellement être prises en compte de manière à éviter ou du moins à amoindrir les dégâts environnementaux comme ceux causés par le barrage de la Mapé. D’ailleurs, les contraintes inhérentes aux politiques de protection de l'environnement ne peuvent être surmontées que s'il est établi que ces politiques constituent un investissement entraînant des retombées directement perceptibles localement tout en améliorant le développement durable et local comme l’a mentionné Constantin (2003). Références bibliographiques ACAMEE, Contribution à la réglementation du recours à l’évaluation environnementale stratégique au Cameroun, 2006, 30 p. BAD, Politique environnementale du groupe de la banque africaine de développement, 2004, 30 p. Commission Européenne, Profil environnemental du Cameroun, 2004, 148 p. Fara, Politique de l’Environnement, 2008,18 p. Edward E. YSE S. NICK J., The Distributional Effects of Environment Policy, 2006, 336 p. Kamdem Kamdem M., Subvention de l’État et transition énergétique en milieu rural au Cameroun, 2009, 36 p. Mbanmeyh M.M., Le barrage de la Mapé et son impact socioéconomique dans l’arrondissement de Bankim, mémoire de DEA, 87 p. MINPAT, Loi n° 96/12 du 5 août 1996 portant loi-cadre relative à la gestion de l’environnement, 1996, 21 p.

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MINPAT, Conséquences de la mise en eau du barrage de la Mapé, Étude de recasement des populations par la SEDA, 1986, 162 p. OCDE, Le développement durable dans les pays de l’OCDE : mettre au point les politiques publiques, ISBN 978-92-64-01693-4, 2004, 194 p. OCDE, David Pearce, Giles Atkinson et Susana Mourato, Cost Benefit Analysis an the Environment: Recent Developments, ISBN 978-92-64-01004-8, 2006a, 314 p. OCDE, Economic Valuation of Environmental Health Risks to Children, ISBN 978-92-64-01397-1, 2006b, 310 p. OCDE, Edward Elgar, YséSerretet Nick Johnstone (éd.), The Distributional Effects of Environmental Policy, ISBN 978-18-45-42315-5, 2006c, 336 p.

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Projet pétrolier et immigration dans un espace rural : le cas de Komé dans la plaine de Doba (sud du Tchad) Abakar Ali Ousmane, Université de Maroua (Cameroun) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun)

Résumé. Les facteurs climatiques des années 70 et les fondements géopolitiques contemporains du Tchad ont eu des répercussions importantes sur les populations, perturbant ainsi la sécurité alimentaire du pays. Cette contribution a pour objectif de montrer que le projet pétrolier tchadien a provoqué des vagues d’immigration des populations dans la plaine de Doba et a contribué à la transformation des espaces ruraux environnants du site dudit projet. Les enquêtes menées auprès de 1104 migrants du terroir de Komé et l’exploitation des données secondaires ont permis de montrer que l’aménagement de ce projet pétrolier dans cette zone rurale y a provoqué un afflux migratoire important venant des régions rurales du Tchad et des pays limitrophes. Des travailleurs en quête d’emploi et d'origines diverses se sont installés pour la plupart, de manière définitive. Ces migrations de travail sont un des facteurs essentiels du changement social dans la région où leur bilan économique est discutable. Elles ont aussi entraîné des répercussions géographiques importantes. Mots-clés: projet pétrolier ; immigration rurale ; effets socioéconomiques ; pression foncière ; reconversion d’activités ; plaine de Komé ; Tchad. Abstract. The 1970s climatic and geopoliticalfactors of Chad had important effects on populations, disturbing thus securityfood of the country. Exploiting the basement to extract oil and other ores in order to invest and support agricultural production and other resources to reduce poverty was the solution found. Among other sites in the country, Doba deposit in the South-west of the country, at about 500 kilometers from Ndjamena, presented the best conditions of realization. Extract of Doba oil project implemented cause an important migratory flux from surrounding rural regions and countries bordering Chad. Workers in searches of employment, fromseveralorigins come in the area to settle, in a final way formost of them. These job migrations are one of essential factors of social change in the area where economic assessment is debatable. In the sameway, they have important geographical repercussions. Keywords : Oil project; rural immigration; socioenomic effects; land pressure; changing activities; Komé plain; Chad.

Introduction Les ressources naturelles qui sont les supports de la production rurale au Tchad subissent depuis plusieurs décennies les caprices des changements climatiques. En effet, depuis les sécheresses des années 1970 et 1980, la production rurale a commencé à être de plus en plus aléatoire. Ce qui ne garantit pas toujours la sécurité alimentaire du pays. Cela va amener le Tchad à exploiter son sous-sol pour en extraire du pétrole et d’autres minerais afin d’investir pour revaloriser son économie, et partant, réduire la pauvreté. Le pétrole comme le gaz sont les sources d’énergie les plus utilisées dans le monde. La demande et les prix élevés de ces matières conduisent à les prospecter dans les régions les plus reculées. Par contre, les activités d’exploration sont une source de risque pour l`environnement du fait de la déforestation, de la pollution et de la migration des populations. Cet aspect lié aux migrations dans les zones d’exploitation pétrolière du Tchad et leurs effets socioéconomiques et géographiques constitue la préoccupation de cette contribution. En effet, la médiation faite au lancement du projet pétrolier promettant de faire sortir le Tchad et les Tchadiens de la pauvreté serait la conséquence évidente de cette ruée vers cette prospérité tant promise par le projet pétrolier TchadCameroun. L’une des promesses du projet pétrolier aux populations de la zone était de fournir de nombreux emplois aux jeunes et aux hommes capables de travailler. Le projet a planifié par exemple de recruter 40.000 personnes dans la phase des travaux de construction entre 2000 et 2003 avec 60 % des Tchadiens, soit 24000 offres d’emplois. Durant, la phase de production, 25 à 30 ans, les besoins de la main-d’œuvre locale devaient être de quelques 550 personnes (Rapport, ministère des Mines, de l’Énergie et du Pétrole et le Ministère de l’Environnement et de l’Eau,1997). Ainsi, les ressortissants des villages de la zone pétrolière vivant ailleurs sont rentrés pour profiter de la manne pétrolière. Les Tchadiens se rappelant des promesses faites lors des campagnes de sensibilisation réalisées par les membres du consortium et le gouvernement se sont manifestés par l’immigration dans la zone du projet. En tant que ressortissants de la zone, ils espéraient avoir plus de chances que les chercheurs d’emploi venant des autres zones du pays ou de l’étranger (Remadji, 2013). La plaine de Doba et le projet pétrolier tchadien La plaine de Doba La région du Logone Oriental est située dans le sud-ouest du Tchad, au nord de la RCA et à l’est du Cameroun. Elle s’étend entre le 7º30’ et 9º00’ de latitude nord et entre le 15º15’ et le 17º15’ de longitude est (figure 1) et couvre une superficie de 22.951 Km2, avec une population de 779.339 habitants, soit une densité d’environ 33 habitants au km² (INSEED, 2012), faisant de la région une 152

des plus peuplées du Tchad. Située en zone soudanienne, elle est essentiellement agricole. Aujourd’hui, la présence des migrants et des éleveurs y est de plus en plus importante avec la sédentarisation progressive observée dans le sud du pays. C’est dans cette région que se trouve le canton Komé Ndolebe appartenant au département du Nya. Il est limité au nord par le canton Béro, au sud par le canton Goré et le canton Timberi, à l’est par le canton Beti et le canton Beboto, à l’ouest par les cantons Miandoum et Donia. Selon la tradition orale, Komé a été créé vers 1846 par deux frères Daoua et Tourang qui sont venus de Koutou-Beti à la recherche des terres cultivables.

Source : Images Google Earth 2014, Fond de carte Africamap Library. Figure 1. Situation et localisation de la plaine de Doba dans le Logone Oriental. Bref historique de l’exploitation du pétrole tchadien Les transactions autour du pétrole tchadien ont commencé il y a plus de 30 ans. En effet, les premières recherches pétrolières en Afrique équatoriale française (AEF) remontent au début des années 30 et se focalisent sur les gisements littoraux. Dans le courant des années 50, les recherches s’étendent à l’hinterland tchadien (Wagrenier, 1959). Les recherches géophysiques, à vocation d’abord géologique et hydraulique, ont été entamées pendant la période coloniale par différents organismes. Ils avaient signalé la présence de plusieurs bassins sédimentaires potentiels dans le pays. Ce sont les études de l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer), menées à partir de 1959, qui ont confirmé avec plus de précision l’existence dans ces bassins d’éventuels gisements pétroliers au Tchad (Dingammadji, 2010). 153

Dès l’accession à l’indépendance, le premier gouvernement tchadien du président Tombalbaye a montré un vif intérêt pour ces gisements dont l’exploitation devait constituer une opportunité importante de revenus pour ce jeune État. Cependant, son principal partenaire économique, la France, n’a pas apporté le soutien attendu de l’État tchadien pour développer un projet d’exploitation. Cette situation pourrait, entre autres, s’expliquer par la difficulté d’acheminer le brut offshore vers la côte, et donc la rentabilité même d’un tel projet d’exportation. Du côté tchadien, elle était plutôt expliquée par le désir français de mettre ces gisements en réserve, en attendant l’épuisement de gisements d’autres pays côtiers du pré-carré français en Afrique subsaharienne. Devant l’indifférence française, le président Tombalbaye se tourne vers la compagnie américaine CONOCO, qui obtient un permis de prospection, et entreprend, à partir de 1969, une vaste campagne de recherches au-dessus du lac Tchad, puis à Doba, au Salamat, et à Sarh. Un premier puits est creusé à Doba en septembre 1973. Une forte promesse a été faite pendant tout ce temps aux populations tchadiennes qui avaient souffert des guerres civiles, depuis les premiers jours de l’indépendance du pays. Il leur a été fait comprendre que ces guerres sont les conséquences directes des richesses se trouvant sous leur sol. Que les gens devaient être braves et résister à la situation difficile dans laquelle ils se trouvent, qui ne sont autres que la pauvreté et ses corollaires, l’ignorance, les maladies et les conflits interethniques, planifiés et entretenus par les puissances extérieures pour le contrôle du sous-sol tchadien. Au peuple, on a fait croire depuis longtemps que seul le pétrole peut contribuer à le faire sortir de la situation de la pauvreté. Plusieurs exemples des pays bien connus ont été régulièrement cités. Notamment celui de la Libye, du moment du roi Idriss et l’accession du jeune colonel Kadhafi qui a pu transformer son pays en un temps record. La Libye avec Kadhafi était devenue prospère et il y faisait bon vivre. Plusieurs dizaines de milliers de Libyens qui avaient fui la misère au temps du roi Idriss, pour se réfugier au Tchad, avaient regagné leur pays dès la prise du pouvoir par Kadhafi. La situation de l’Arabie saoudite avant et après l’ère pétrolière était un exemple édifiant du miracle de l’or noir. Dans ce dernier pays, des pèlerins tchadiens se rendent chaque année depuis plus de 60 ans. Plusieurs milliers de Tchadiens y ont migré et y résident. Dans la géostratégie internationale du pétrole, l’on ne saurait aujourd’hui perdre de vue les organisations dites non gouvernementales (ONG) qui ont commencé à s’intéresser à la question. Leur entrée en scène était, dès le début, fondée sur un discours relatif à la défense de l’environnement, des droits de l’Homme et d’une certaine conception de la gouvernance. L’action des ONG est devenue corollaire de celle des multinationales pétrolières, les taraudant partout dans le monde. C’est pourquoi Favennec et Copinschi (2003) pensent que les grandes compagnies internationales doivent désormais compter avec les ONG,

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locales ou internationales, qui militent dans des domaines aussi divers que l’environnement, les problèmes humanitaires, la transparence financière ou les droits de l’Homme. La société civile tchadienne, les ONG et la population étaient sensibilisées d’avance sur l’avènement du projet pétrolier, présenté comme la seule panacée à faire sortir le pays de la pauvreté. Bien que la plupart des Tchadiens soient convaincus des effets que pourrait produire l’exploitation de l’or noir, il y a une minorité de Tchadiens qui était sceptique et farouchement opposé à son exploitation. Toutes les deux catégories de personnes étaient préparées à accueillir ce projet gigantesque qui relie deux pays africains, notamment le Cameroun et le Tchad. Un tel projet n’a jamais eu lieu en Afrique au sud du Sahara. La différence entre les deux catégories de personnes est que la première vient avec l’idée de comment ce projet va la faire sortir de la pauvreté, quelle est l’opportunité qui lui sera offerte afin de faire changer sa situation ; quelle est la stratégie à adopter, aller vers le pétrole ou bien attendre que ce pétrole vienne la trouver, etc. La plupart d’entre elles étant des nomades ou leurs descendants savent bien qu’un gibier s’attrape et ne se donne pas. Par contre, l’autre catégorie de personnes était curieuse de voir comment la destruction de l’environnement supposée va se passer, comment l’argent généré par le pétrole sera géré par l’État, etc. Elle cherche toujours des failles, des choses à critiquer, à comparer toujours l’incomparable. Les phénomènes migratoires existent depuis toujours et feront toujours partie de l’histoire des hommes. Ces dernières années, ils ont été favorisés par les difficultés climatiques et les guerres qui ont affecté la partie septentrionale du Tchad. Le phénomène a été accentué par le mirage de l’or noir et l’espoir suscité autour du projet pétrolier Tchad-Cameroun. Un nombre croissant de personnes ont envisagé une migration temporaire ou permanente pour trouver de nouvelles opportunités. Cette tentative de description des enjeux globaux autour du pétrole montre l’importance de cette ressource dans le contexte mondial, mais aussi la diversité des acteurs qui interagissent. Cette importance du pétrole comme matière première et l’étendue des enjeux qui y sont liés peuvent présager aussi de son intérêt comme objet de l’étude. L’immigration des populations rurales dans la plaine de Komé Les migrations liées aux activités socioéconomiques ont été encouragées par le mirage miroité par le projet pétrolier. Une comparaison faite entre les activités des migrants dans leurs lieux de départ et celles des lieux d’arrivée a permis d’apprécier les changements intervenus dans la profession des migrants par rapport à ces deux localités.

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Les zones de départ les plus importantes La plaine de Komé a enregistré depuis la mise en place du projet pétrolier au début des années 2000, d’importantes vagues migratoires. Si les zones de départ sont diversifiées, on observe que certaines localités ont été les plus pourvoyeuses de migrants. C’est pourquoi on peut distinguer à travers les données empiriques collectées, de grandes zones de départ vers cet espace d’exploitation pétrolière des zones moyennes et petites. À ce titre, les localités de Moundou et N’Djamena sont les plus concernées (figure 2). Les migrants enregistrés dans le village pétrolier de Komé en provenance de ces deux localités représentent 15 % de l’effectif total observé. Autrement dit, plus de 85 % des immigrations dans cet espace rural résultent des zones rurales du Tchad. Les plus importantes proviennent des campagnes des régions comme Bousso, Mbikou et Doba (plus de 11%).

Source : Images Google Earth 2014, Fond de carte Africamap Library ; enquêtes, 2014. Figure 2. Flux de migrants vers les sites du projet. Les ressortissants d’Amtimane sont les plus représentatifs avec un taux 8,87% (figure 3), suivis de ceux d’Abéché (7,60%) et de Dafra venant de la Tandjilé (7%). La présence massive des ressortissants d’Amtimane s’explique par l’instabilité de la République centrafricaine en proie à la guerre civile et qui a fait

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fuir des milliers de réfugiés tchadiens vivant dans ce pays, qui sont venus s’installer également dans la zone pétrolière. La région du Salamat partage une longue frontière terrestre avec la Centrafrique.

Source : Enquête de terrain, avril 2014. Figure 3. Les localités les plus représentatives des zones de départ. Les vagues d’arrivées des migrants dans la zone vont de 1990 à 2013. La moyenne annuelle du nombre de ménages migrants enregistrés est de 53 (figure 4). Il se dégage qu’en 2002, ce nombre de migrants a atteint 129 chefs de ménage. C’est l’année où le chantier du projet est en pleine construction et, par conséquent, le besoin en main-d’œuvre se révèle grand. Pendant cette période, le recrutement par les entreprises contractantes se faisait à grande échelle sur le site du projet pétrolier comme dans les grandes villes comme Bebedjia, Doba, Moundou et N’Djamena. Le point culminant est atteint en 2004 avec un nombre de 139 migrants arrivés, bien que la construction de l’usine pétrolière soit achevée en 2003 et que le lancement officiel sur les marchés internationaux des barils de pétrole ait eu lieu en octobre 2003, les gens ont toujours espéré avoir du travail et continué à immigrer dans la zone. Il y a une reprise en 2004 avec le développement d’un nouveau projet pétrolier à une cinquantaine de kilomètres du projet initial, celui de Moundouli. Le rythme annuel de l’arrivée des migrants dans la plaine de Komé (figure 4) montre bien l’importance de ce phénomène dans cet espace. On peut observer qu’au début, les arrivées sont lâches entre 1990 et 1996. Mais à partir de 1997, il y a une évolution significative par année jusqu’en 2004, ensuite commence un déclin successif jusqu’en 2013. La courbe cumulative a atteint et dépassé largement le nombre 1000 chefs de ménage en fin 2013. Tandis que la moyenne se situe au-dessus de 400 chefs de ménage.

157

1200

Effectifs

120

Moyenne

129 1000

112 100

Cumuls

98

100

97 85

800 80

80

600

64 60

400

40 40

29 28

33

29 19

20 1

3

1

Effectifs cumulés

Effectifs de migrants

139 140

200 7

5

5

0 2013

2012

2011

2010

2009

2008

2007

2006

2005

2004

2003

2002

2001

2000

1999

1998

1997

1996

1995

1994

1990

0 Annees

Source : Enquête de terrain, avril 2014 Figure 4. Rythme annuel des arrivées à Komé La distribution des effectifs des migrants par période présente des disparités énormes (figure 5). De 1990 à 1999, on observe une immigration timide, mais progressive. Celle-ci correspond à la période exploratoire du pétrole dans la plaine de Doba. La main-d’œuvre engagée n’est pas assez importante, 100 personnes ont été enregistrées. 663

700 600

Effectifs

500 400

310

300 200

100 100

31

0 1990-1999

2000-2005

2006-2010

2011-2013

Periode

Source : Enquête de terrain, avril 2014. Figure 5. Effectifs de migrants par période.

158

Le nombre de migrants d’origine méridionale du pays entre 1990 – 1999 n’est que de 100 ménages. Il est composé essentiellement des éleveurs et de quelques commerçants ouaddaiens et boulalas. Entre 2000 et 2005, le nombre de migrants s’est multiplié par 6, soit 663 chefs de ménage. Cet important effectif s’explique par la construction des installations du projet pétrolier qui a drainé une maind’œuvre dans les différentes activités de sa mise en place. Ensuite vient la période entre 2006 et 2010. Pendant cette période, une série de démobilisation a été engagée par l’entreprise pétrolière et ses sous-traitants. L’effectif des migrants dans la zone connaît alors une baisse significative liée à la diminution des opportunités. C’est la moitié des hommes et femmes qui ont quitté la plaine de Komé pour aller s’établir ailleurs. Entre 2011 et 2013, il ne restait que 31 ménages ruraux dans la zone pétrolière, très loin en dessous de la moyenne qui est de 53. Cette période correspond à celle de l’arrivée des autres entreprises pétrolières dans la zone à quelques dizaines de kilomètres, en l’occurrence la CNPC, la Chinoise comme on l’appelle dans la zone et CARACAL, la Canadienne. Le pôle d’attraction serait tourné vers la direction de ces nouvelles entreprises. Les migrants ayant la chance de trouver un emploi direct dans le projet pétrolier rentrent dans un système de travail en continu. Ceci leur permet de rester en contact avec leur famille, puisqu’ils sont en régime rotatif. Des moyens de transport routier et aérien sont organisés entre les lieux d’embauche et les lieux d’emploi. Les effets socioéconomiques des immigrations rurales à Komé Le dénombrement des activités économiques dans la plaine de Doba montre que plus d’une dizaine de types d’activités économiques y sont exercés. Ces activités sont semblables à celles des lieux de départ des migrants (figure 6). 40%

36,41%

Pourcentage

35% 30% 25% 18,84%

20% 15% 10% 5%

13,77%

7,16%

5,71% 1,18%

2,72%

1,99%

4,53%

3,44% 0,45%

2,26% 1,54%

0%

Activités

Figure 6. Activités principales au lieu de départ des migrants. 159

La figure 6 fait état de l’emploi des migrants dans leurs lieux de départ. Sur les 1104 chefs de ménage enquêtés, les professions du secteur primaire (élevage et agriculture) représentent le taux le plus élevé, soit 50%, suivi du commerce avec 18,84%. Le taux des chauffeurs est de 7,16% de l’ensemble des migrants. Les autres corps de métiers (boys, cireurs, coiffeurs) ne représentent que 5%. Il convient de signaler que les migrants qui, depuis leurs points de départ, avaient une vocation agricole, ont trouvé l’opportunité de s’y investir davantage, car le rendement est meilleur que celui de leurs lieux de départ, à cause des conditions climatiques plus favorables. Ensuite, il y a l’intention et l’espoir qu’un jour, les terres qu’ils détiennent soient vendues au projet pétrolier. Cette idée spéculative les pousse à acquérir davantage d’espaces, dans le but, d’abord de tirer le plus de productions agricoles possibles, et ensuite, de les céder au projet pétrolier, augmentant ainsi la pression sur les terres disponibles et les réserves forestières. La conversion d’activités des migrants dans la zone du projet Les migrants n’ayant pas trouvé l’emploi de leur choix se sont adaptés à la situation et se sont reconvertis aux métiers disponibles. Une comparaison faite entre les activités des migrants dans leurs lieux de départ à celles de leurs lieux d’arrivée permet d’apprécier les changements intervenus dans la profession des migrants par rapport à ces deux localités, du lieu de départ et celui de la plaine de Komé considérée dans cette étude comme la zone d’arrivée (figure 7). 40%

36,41%

35%

Pourcentage

30%

28,62%

25% 20% 15% 10% 5%

Au depart

22,19%

sur le site

18,84% 16,67%

13,77% 8,15%

5,71%

9,33%

7,16%

2,72% 2,54% 1,18% 1,09%

4,53% 3,99% 3,44% 2,54% 2,45% 2,26% 1,99% 1,54% 1,09% 0,72% 0,63% 0,45%

0%

Activités

Source : Enquête de terrain, avril 2014. Figure 7. Activités principales des migrants au départ et sur le site du projet pétrolier. 160

Le projet pétrolier a opéré un changement dans la profession des migrants. En exploitant la figure 7, on constate que le métier le plus impacté est l’élevage. Il a chuté de plus de 36,41%. Il est passé à moins de 28,62%, soit une baisse de 8% alors que l’agriculture a connu une augmentation de 14%. Elle se trouve autour de 17%. Le nombre de travailleurs dans le commerce des migrants a également augmenté sur le site du projet pétrolier, ainsi que les tailleurs et les chauffeurs par rapport à leurs lieux de départ. Dans une stratégie spéculative pour le lieu d’accueil, les migrants ont adopté l’agriculture comme activité secondaire. Cela consiste en l’acquisition de parcelles pour la pratique de cette activité avec espoir de les vendre plus tard au projet pétrolier, avec une marge bénéficiaire parfois très élevée. La valeur minimale pour une compensation de terre acquise par le projet pétrolier est toujours supérieure au prix de terrain acheté par les paysans. Le taux de compensation minimum d’un terrain d’un hectare acquis par le projet est de cinquante-cinq mille francs CFA (55.000 frs), ajouté à cela le prix des arbres et les infrastructures se trouvant sur la parcelle (puits, hangar, hutte, etc.). La plupart des migrants (69%) ne pratiquaient aucune activité secondaire dans leurs lieux de départ, et seulement 27% considéraient l’agriculture comme une activité secondaire (figure 8). Par contre, dans leur lieu d’accueil, tous les migrants enquêtés en dehors de leur activité principale, y pratiquent l’agriculture comme activité secondaire.

Source : Enquête de terrain, avril 2014. Figure 8. Activités secondaires effectuées sur les lieux de départ.

161

L’envie de pratiquer l’agriculture, quelle que soit l’occupation, s’explique par la fertilité du sol et l’abondance de la pluviométrie. Par ailleurs, l’on a espoir de vendre son champ un jour au projet pétrolier, ce qui rapportera beaucoup plus d’argent. À Komé, tout le monde, autochtone comme allogène, rêve de bénéficier des compensations financières issues de la prise de leurs terres par le projet pétrolier. Les effets fonciers du projet et des migrations à Komé L’idée du foncier recouvre, au sens large, la mise en valeur, non seulement de la terre au sens strict, mais de la forêt, de l’eau, de la faune et de la flore. C’està-dire, le droit de la propriété comporte le droit du dessus et du dessous (sous le sol en l’occurrence). Mais cela est difficilement réalisable, car le droit de propriété varie non seulement d’une région à une autre, mais selon les complexités historique, politique, sociale, économique et juridique du milieu. Dans la législation tchadienne héritée de la colonisation, c’est la propriété du dessus qui est prise en considération. En effet, dans ces textes qui datent de 1957, tout appartient à l’État ; mais les biens peuvent aussi appartenir aux privés. Or, ces textes entrent en contradiction avec « les droits coutumiers » plus anciens et mieux compris par le monde rural. Ces droits coutumiers reposent sur les traditions orales et des unités de mesure qui relèvent du domaine des croyances animistes très anciennes. D’où la complexité du mode d’acquisition de la terre. Celui-ci mène à une multitude de situations foncières difficilement déchiffrables et la « décodification » nécessite une clé de lecture spécifique à chaque groupement ethnique. D’ailleurs, dans certaines zones rurales, encore peu influencées par la « civilisation de l’argent », il existe entre l’homme et la terre, une relation foncière encore mystique. Théoriquement, la terre appartient à l’État. Mais dans la pratique, la gestion des terres pluviales et des parcelles utiles incombe aux chefs traditionnels ou chefs de terre. À cette donnée viennent s’ajouter celles de la surface réduite des terres cultivables, leur valorisation, le commerce, le projet pétrolier, etc. Il est tout à fait indéniable dans le contexte actuel de mutation socioenvironnementale de la zone pétrolière que l’accès aux ressources foncières est devenu un enjeu majeur. Les conceptions du régime foncier sont sujettes à une évolution régulière, en parallèle de l’évolution sociale. Dans le canton Komé, le domaine du foncier relève de la compétence des chefs de terre, de village et du chef de canton. Il existe une collaboration hiérarchisée bien respectée avec un système de communication tel que rien ne se fait sans l’avis du chef suprême qui est le chef de canton. Mais depuis l’avènement du projet pétrolier, on observe une évolution significative. La terre et ses produits qui étaient partagés par l’ensemble de la communauté sont passés sous le contrôle des chefs de famille.

162

Ces dernières années encore, avec la pression démographique, la terre a pris une valeur marchande, un produit qu’on peut acheter et vendre. La conception du droit de propriété a émergé petit à petit. La vente, l’hypothèque et la location des terres sont désormais une réalité. Ce système favorise certaines personnes au détriment des autres. « La redéfinition de la propriété commune en direction de droits plus privatisés, plus exclusifs favorise ceux qui sont économiquement et politiquement forts au détriment des faibles ou des marginalisés dont les droits dépendent de l’accès coutumier » (Pabamé Sougnabé, Gonné B. et Ngana F., 2007). La situation foncière après les années 2000 est caractérisée par un changement de mentalité au niveau rural vis-à-vis du foncier. Avec l’explosion démographique, la terre a pris de la valeur et est devenue un sujet sensible au niveau familial. Au Tchad, de manière générale et comme signalé encore plus haut, ce sont les lois 23, 24 et 25 du 23 juillet 1967 et leurs décrets d’application n° 186, 187 et 188 du 1er août 1967 qui permettent de gérer le foncier aussi bien en milieu rural qu’urbain. Ces lois reconnaissent les droits coutumiers et précisent les conditions de leur approbation par l’État. Cependant, dans les faits, la réglementation n’est pratiquement pas respectée (Ablaye Roasngar, 2008). En matière d’urbanisation, il n’y a pratiquement pas eu d’approches négociées pour la cession des terres coutumières aux services du cadastre qui avaient haute main sur le développement urbain réduit aux seuls lotissements et restructurations jusqu’en 1991. La démarche consiste, lorsque le front d’urbanisation englobe un village, à circonscrire un périmètre autour du village reconnu comme appartenant aux villageois. Le reste de l’espace est loti et attribué aux demandeurs des terrains à bâtir. Ces terres de cultures sont arrachées sans contrepartie financière, alors que la loi autorise l’indemnisation. Aujourd’hui dans les villes du sud du pays, notamment la zone pétrolière, commencent à se poser des problèmes dans la perpétuation de cette pratique. Les communautés revendiquent de plus en plus que la place leur soit faite dans la distribution des terres appartenant aux citadins. On peut se rappeler le « bras de fer » qui a opposé Yorongar et les ressortissants de la ville au maire de Bebedjia ou encore le prolongement de la ville de Sarh à l’est (quartier Tatala) et à l’ouest (quartier Maingara). Ces acteurs ruraux se heurtent à la résistance des paysans dont les champs sont lotis et attribués aux citadins sans qu’ils soient informés. Dans la zone d’étude et les autres cantons, les activités s’ordonnent autour de l’agriculture, l’élevage, la pêche et l’exploitation du couvert végétal (cueillette, prélèvement et commercialisation de bois de chauffage et d’ouvrage, exploitation des arbres fruitiers…), l’exploitation pétrolière. La compétition y devient de plus en plus rude. Les facteurs compliquant la situation foncière sont, entre autres, les taux élevés de croissance démographique qui conduisent à la valorisation croissante de la propriété foncière et une transformation de la valeur d’usage de la terre en

163

valeur d’échange ; une colonisation agricole anarchique et chaotique de terres nouvelles ; la dégradation croissante des ressources naturelles agricoles et pastorales (épuisement des sols, dégradation du couvert végétal, disparition des pâturages aériens) ; l’aggravation des conflits fonciers de toute nature, et l’émergence d’un esprit d’antagonisme entre individus, familles, groupes villageois et groupes migratoires, et entre différents types de producteurs (éleveurs et agriculteurs) dans l’exploitation des mêmes ressources. L’autre facteur affectant le foncier est l’exploitation pétrolière. Dans cette zone où l’économie repose essentiellement sur l’agriculture et l’élevage, un des enjeux premiers de l’installation du complexe pétrolier est la terre. Pour laisser de la place au consortium, un processus de reconfigurations spatiales a été mis en place (photo 1). Il a affecté cette zone déjà saturée de façon considérable. Ce qui a touché la gestion des ressources, des zones d’habitation, des zones d’activités agricoles (champs, jachères), des brousses (forêts, sites sacrés) pour céder de l’espace aux infrastructures pétrolières.

Source : Geoeye 2011, zone de Komé Base, photo satellite, 2011. Photo 1. Vue partielle d’occupation du sol dans la plaine de Komé après 2000.

L’image ci-dessus met en relief l’occupation du sol dans la plaine de Doba. En avant plan, une vue aérienne des installations pétrolières de Komé 5. Sur cette image, est mis en exergue par satellite le camp de Komé Base et les installations pétrolières qui l’environnent. La brousse est un lieu de chasse et de cueillette. Cependant, « certains endroits de la brousse sont voués aux pratiques religieuses : bois sacrés […], camp d’initiation, arbres ou lieux habités par les esprits … Ces zones sont interdites

164

aux non-initiés et aux femmes, et parfois ne sont ouvertes qu’aux hommes les plus haut placés dans la hiérarchie religieuse » (Magnant, 1987). La brousse abrite également des sanctuaires où se fait l’initiation des garçons. Aujourd’hui on assiste à une dégradation du capital agro-foncier sans qu’un texte institutionnel adapté soit mis en place. L’administration est considérée dans la plupart des cas comme un organe répressif. Son rôle mal défini est mal perçu par les populations qui aspirent à une clarification en matière foncière. Celles-ci ont besoin d’un cadre institutionnel cohérent d’encadrement et de contrôle leur permettant de participer à l’organisation de leur administration, à l’élaboration du code rural, à la gestion équitable des ressources naturelles (Oumarou Yérima Djibrillah, 2014). Elles aspirent en cela à la sécurisation aussi bien par rapport à la reconnaissance des droits existants que pour la protection des acteurs soumis aux pratiques foncières souvent rétrogrades et spoliatrices depuis que l’environnement s’est considérablement dégradé. Outre la dégradation, le déséquilibre écologique, la forte pression démographique sur les terres cultivables, il y a une monétarisation importante dans l’économie rurale, la colonisation agricole anarchique et chaotique des nouvelles terres sans référence aux modèles agropastoraux d’utilisation de l’espace, la multiplication des conflits fonciers de différentes natures (difficile cohabitation entre agriculteurs et éleveurs, entre individus, entre groupes et entre villages, etc.,) dans l’exploitation des ressources naturelles, la parcellisation croissante des exploitations agricoles. À cela s’ajoute la faiblesse des collectivités locales. Afin de minimiser ces effets sur la population, des engagements ont été pris et des indemnisations sont préconisées. Pression foncière exercée par le projet La pression foncière observée dans la plaine de Doba se manifeste par la forte demande sans cesse des terres effectuée par le projet pétrolier. Un total de 5959,7 hectares de terres appropriées jusqu’en décembre 2013 pour 900 puits de pétrole forés (figure 9).

165

7000

1308

1400

Hectares Acquis

6000

1200 Cumuls 1000

4000

800

692,4 626,7

608,9

3000

600

Cumuls

Hectare acquis

5000

403 333,7

2000 150

1000

400

286,6

253,6 256,2 267,1 263,1 186,5

188

200

104

31,9

0

0 1998199920002001200220032004200520062007200820092010201120122013 Années

Source : EEPCI, 2014. Figure 9. Acquisition annuelle de terres (ha) par le projet pétrolier. La figure 9 montre l’évolution d’acquisition des terres par le projet pétrolier depuis son installation. La construction des installations du projet datant de moins de 3 ans n’avait prévu que 960 hectares lors de la mise en place des installations de l’usine et 920 autres hectares environ pour une occupation permanente durant la vie du projet, pour quelque 300 puits de pétrole et d’autres infrastructures annexes. D’une prévision d’environ 1.880 hectares, ce projet a atteint 5.959,7 hectares, soit une augmentation de 32%. Ce qui a perturbé le programme de réduction d’impact des prises de terres. Si en 1998 le projet pétrolier n’a utilisé que 32 hectares, l’année suivante, il a consommé 20 fois plus, soit 627 hectares. Le point culminant a été atteint en 2002 avec 1.308 hectares dont le cumul fait un total de 2.220,6 hectares qui sont déjà au-delà du quota prévu. À la fin de la construction en 2003, le quota prévu était déjà largement dépassé, puisque la superficie totale en cette période était d’environ 2830 hectares, soit une augmentation de 66%. Cette motivation de poursuivre le programme de forage a été sans doute guidée par la demande croissante d`énergie et le prix du brut sur le marché qui ne cessent d’augmenter; en plus de la baisse de la production sur place. La production du brut prévue au départ à 225.000 barils par jour ne comptait que 120.000 barils. Ceci a poussé le consortium à développer d’autres projets additionnels pour maintenir la production. D’où le développement des champs satellites de Nya Moundouli et Poutouguem (Photo 2), à proximité des trois champs principaux de Komé, Bolobo et Miandoum.

166

Source: Internet google earth, Avril 2014. Photo 2. Les champs satellites de Moundouli. À la fin de la construction en 2003, le quota prévu était déjà largement dépassé, puisque la superficie totale en cette période était d’environ 2830 hectares, soit une augmentation de 66%. Outre le projet pétrolier, les migrants acquièrent également les terres pour les activités agricoles. Ils les revendent souvent au projet pétrolier comme le font les autochtones. La pression foncière exercée par les migrants de 1993 à 2013 est importante (figure 10). Il ressort clairement que cette pression foncière exercée par les migrants est une suite logique des activités du projet pétrolier. En observant les premières années avant le lancement du projet entre 1993 et 1997, les acquisitions de terres étaient déjà connues, mais elle était encore insignifiante. Mais au fur et à mesure que le besoin du projet augmente en superficie et que l’usine pétrolière s’installe, la spéculation foncière s’accentue puisque l’activité est lucrative. Le chef de canton de Béro, dans une interview1, accordée chez lui, nous a confié qu’il n’existe pas de brousse dans le canton, « toutes les réserves ont été occupées, puisque le projet avance en prises de terres et les villageois font de même en défrichant la brousse ».

1

Interview réalisée par Ousmane à Béro, le 7 octobre 2013.

167

2312,5

2105,5

2668

921,5

2719,5

550,5

2014

2001

2013

2000

2506,5

1999

2012

1998

412,5

1997

500

292,5

219,5

57

180

8

14

82,5

4

1996

1000

717,5

1500

1155

1490,5

2000

1827,5

2500

1993

Superficies cumulées acquises

3000

2011

2010

2009

2008

2007

2006

2005

2004

2003

2002

0

Années

Source : enquête de terrain, avril 2014. Figure 10. Évolution cumulée des surfaces acquises par les migrants de 1993 à 2014. La figure montre les superficies de terres occupées annuellement par les migrants dans la zone pétrolière de 1993 à 2014. Dans la période avant l’ère pétrolière de 1993 à 1997, la terre n’avait pas encore connu une valeur spéculative. Peu de migrants pendant cette période avaient acquis des parcelles propres à eux, 4 hectares en 1993, 8 hectares en 1996 et seulement 14 en 1997. Dès l’installation du projet pétrolier, on constate un engouement pour l’achat des parcelles. L’on observe annuellement une augmentation croissante des superficies acquises par les migrants, 57 hectares en 1998 et 1490,5 hectares en 2008, soit une augmentation de 2615% du taux d’acquisition en 10 ans. Avec les activités pétrolières dans la zone, l’acquisition des terres par les migrants s’est poursuivie pour atteindre 2719,5 hectares en 2013, dépassant ainsi le total net des superficies acquises par le projet. Il a été démontré précédemment que le projet pétrolier a favorisé la spéculation foncière dans la zone. Ici, il est question d’approfondir cette hypothèse. L’émergence de la marchandisation/monétarisation des rapports fonciers dans la zone est visible. Le coût du foncier à l’hectare est passé de 35.585 FCA au début du projet à 88.520 francs CFA en 2002. L’acquisition des terres par le projet pétrolier pour les besoins des différentes infrastructures et le paiement des compensations versées aux propriétaires terriens ont favorisé la hausse des prix du foncier et ont aussi accéléré la spéculation et le défrichement de nouveaux espaces, provoquant ainsi un problème environnemental non négligeable dans la zone soudanienne. 168

Le total des superficies acquises par les migrants à la recherche d’emploi dépasse l’ensemble de la superficie des terres occupées par le projet pétrolier dans la plaine de Doba. En fin 2013, 3377,5 ha contre 2003 ha de surface sont détenus par le projet pétrolier (EEPCI, 2013). Entre 1998 et 2009, le nombre d’individus migrants acquéreurs du foncier a accru chaque année de 13 en 1998 à 122 en 2003. Il a commencé à chuter à partir de 2010, de 90 à 53 en 2013. Pendant la même période, entre 2002 et 2009, l’acquisition des terres par les migrants a connu un accroissement régulier chaque année et est passée de 73 ha en 2002 à 337 ha en 2009, puis une baisse à partir de 2010, avec 278 ha. Elle a continué jusqu’à atteindre 161,5 ha en 2013. Le prix du foncier à l’hectare a suivi la même tendance des activités du projet allant de la période des installations aux travaux de forage et aux vagues de démobilisation massive des employés avec la fin de la construction en 2004 et 2008 et l’arrêt des activités du Drilling. Durant ces 21 ans de migrations dans la plaine de Doba, quelque 3.377,5 ha ont été acquis par les migrants venus à la recherche d’emploi, tandis que le projet pétrolier a un solde net de 1876,25 hectares à la fin 2013. Beaucoup ont trouvé une opportunité dans le projet pétrolier et il en a été ainsi dans tous les secteurs d’activités. Il y a des chauffeurs, mécaniciens, électriciens, restaurateurs et commerçants, ainsi que des cadres dans de postes de gestion. Le projet pétrolier tchadien, dit projet pétrole Tchad-Cameroun, est un projet d’aménagement territorial au niveau rural qui a drainé plusieurs milliers de ruraux à la recherche d’emploi afin d’améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs familles. Conclusion Les zones rurales concernées directement par le projet se limitent à la zone d’exploitation des champs de pétrole qui a fait l’objet de cette étude. Les tractations intenses qui ont marqué la période 1998-2013 y ont eu des répercussions conséquentes. Dans un milieu rural marqué par une grande précarité socio-économique, la possibilité d’être « impacté » par le projet, c’està-dire indemnisé en compensation de l’occupation de terrains agricoles ou d’habitation, a été considérée comme une aubaine. Nombreux sont les migrants n’ayant pas trouvé d’emploi dans le projet pétrolier. Certains sont entrés dans ce système de spéculation du foncier qui s’avère extrêmement rentable. En fin 2013, les dépenses en compensation de prises de terres versées aux paysans ont atteint un montant avoisinant les 10 milliards de francs CFA. Tandis que la pression foncière exercée par le projet pétrolier a atteint un seuil critique en 2005, l’alerte de la Banque mondiale a été lancée lorsque la prise des terres a dépassé les 3.000 hectares, dépassant de loin les prévisions initiales. Depuis lors le plan d’action pour la remise des terres a permis de libérer de manière significative l’espace aux activités agricoles. En fin 2013, les superficies restant encore occupées sont en grande partie celles prévues pour les installations 169

permanentes qui sont estimées à près de 2.000 hectares. Alors que les espaces utilisés acquis par les migrants restent encore importants du fait de leur objectif double, exploitation agricole et vente de ces espaces au projet pétrolier. La plupart des migrants ne pratiquaient aucune activité secondaire dans leurs lieux de départ. Par contre, dans leur lieu d’accueil, tous les migrants enquêtés en dehors de leur activité principale, y pratiquent l’agriculture comme activité secondaire. Ainsi, l’exploitation du pétrole a affecté ces espaces restreints qui sont les territoires des trois cantons de la plaine de Doba (Komé, Béro et Miandoum). Durant les trois années de la construction, le projet pétrolier a employé 5932 personnes, dont 80 % au Tchad, soit 4745. Malgré les mesures prises, le projet pétrolier a fait déplacer dans la zone environ 18.000 migrants, sur une population d’environ 41.000, Doba et Bebedjia réunis. Pendant la période de la production et jusqu’à la fin de l’exploitation du pétrole, les besoins en main-d’œuvre au Tchad sont estimés à 550 employés au maximum. Pourtant, le consortium a souhaité que le gouvernement tchadien empêche le déplacement des populations vers le site et la création spontanée de villages, afin notamment d’éviter des heurts avec les autochtones. Références bibliographiques Ablaye Roasngar, L’accès à la terre au Tchad, Ed. CEFOD, 2008. Dingammadji A., L’or noir au Tchad : une histoire mouvementée 1952-2003, N'Djamena, les Editions Sao, 2010. EEPCI, Rapport de fin d’année 2013, Projet de Développement Tchad/Cameroun, Mise à jour du Projet N0 34, 2013, 42p. EEPCI 2014. Rapport de fin d’année 2014, Projet de Développement Tchad/Cameroun. Favennec J.-P. Copinschi P. « Les nouveaux enjeux pétroliers en Afrique ». Politique africaine 1/2003 (N° 89), p. 127-148. URL : www.cairn.info/revuepolitique-africaine-2003-1-page-127. INSEED, Deuxième recensement général de la population et de l’habitat (RGPH, 2009). Résultats globaux définitifs, N'Djamena, INSEED, 2012. Magnant J.-P., La Terre sara, terre tchadienne, Paris, 1987. Magrin G., « Le sud du Tchad en mutation des champs de coton aux sirènes de l’or noir », CIRAD TA283/04, avenue Agropolis 34398 Montpellier CEDEX 5 – France, 2001. Pabamé Sougnabé Gonné B. et Ngana F., Dynamiques Des transactions Foncières dans les Savanes d’Afrique Centrale, Le cas du Cameroun, de la Centrafrique et du Tchad, 2007.

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Changements climatiques et migrations de la faune sauvage à l’extrême nord du Cameroun : incidences et mesures d’atténuation (1900-2012) Crépin Wowé, Université de Maroua Résumé. Depuis le début du XXe siècle, les perturbations d’ordre météorologique ont occasionné de multiples mobilités animales dans la plaine de Waza-Logone à l’extrême nord du Cameroun. Cette région a, de tout temps, connu l’alternance des périodes de sécheresses et des inondations qui ont contribué à la modélisation du paysage et de la faune. Des sécheresses prolongées des années 1900 à 1930 ont affecté négativement la végétation et conduit à la disparition du couvert herbacé, nécessaire à la nutrition et à l’abri des animaux. Les années 1970 et 1980 ont été marquées par le tarissement des points d’eau dans les parcs nationaux en saison sèche. Ce qui a obligé les animaux à effectuer des mouvements saisonniers vers les zones humides, situées en bordure des fleuves Chari, Logone et Danay. Par ailleurs, l’inondation des parcs nationaux en saison pluvieuse force les animaux à migrer vers les espaces exondés du MayoDanay et du Mayo-Kani où se pratiquent plusieurs activités agropastorales. Face à la récurrence de ces phénomènes climatiques, certaines espèces animales, à défaut d’avoir les aptitudes à migrer, se sont adaptées et d’autres ont crevé. Dans ce contexte, les gouvernements colonial, postcolonial et la société civile ont entamé des actions de conservation de l’environnement. Cette étude montre comment les sécheresses et les inondations ont apporté des modifications brusques ou progressives dans le comportement migratoire de la faune et analyse les diverses interventions de l’État et de la société civile. Mots-clés : incidences, changements climatiques, migrations, animaux sauvages, mesures, atténuation, État, société civile, extrême nord du Cameroun. Abstract. Since the early twentieth century, the meteorological disturbances in Northern Cameroon caused numerous animal mobility in the Waza-Logone plain. Historically, this region experienced alternating periods of droughts and floods that have contributed to the modeling of both the landscape and wildlife. Prolonged droughts of the 1930s negatively affected the vegetation and led to the disappearance of the grass cover needed for the animals nutrition and shelter. The 1970s and 1980s droughts were particularly marked by the diminution of water resources in the Waza national park during dry season. This situation leads

to a force animal’s migration and seasonal movements towards the wetlands bordering the Chari, Logone and Danay. Moreover, the flood of Waza National Park during the raining season forced the animals to migrate to areas that are not yet covered by water and the neighboring Mayo Danay and Mayo Kani subdivisions where several farming activities are still practice. Due to the recurrence of these climate phenomena, some animals that fail to migrate because of disability, adapted or die. In this context, the colonial and the postcolonial administration initiated actions of environment conservation. The purpose of this study is analyze how droughts and floods brought sudden or progressive changes in the migratory behavior of wildlife and to comprehend the various state interventions in tackling the impact of environment and climate on the wildlife. Keywords: Climate change, animal migration, wildlife conservation, state intervention, Northern Cameroon.

Introduction Depuis la désertification du Sahara, les animaux sauvages se sont mis à migrer vers les abords sud du lac Tchad. Au XXe siècle, ces mouvements se sont plus orientés vers la plaine de Waza-Logone située au sud du parc national de Waza, notamment dans les départements du Mayo-Kani et du Mayo-Danay. Ceci à cause d’un environnement qui a subi des crises multiples ayant dégradé la végétation. D’une part, les années de baisse de pluviosité ont été néfastes pour la faune sauvage et son habitat. La faible pluviosité des années 1930 et 1970 a empêché le remplissage des mares et des cours d'eau. Certaines espèces animales, ayant eu de moins en moins accès à l'eau, ont opté pour la mobilité, tandis que d’autres, à défaut de s’adapter aux variations climatiques, ont disparu. D’autre part, l'excès d'eau a éloigné les animaux sauvages de leur terroir. Car à la suite des pluies et des inondations du Logone, les sols retiennent de l’eau en abondance pendant plusieurs mois. L’immersion des abris des espèces animales et des pâturages s’opère oblige certains herbivores à migrer vers les zones exondées. L’alternance des séquences de sécheresses et d’inondations constitue donc un facteur climatique qui explique le comportement mobile des animaux dans l’extrême nord du Cameroun. Et à chaque fois qu’un abri est menacé au plan climatique, celui-ci offre aux animaux sauvages une possibilité d’adaptation à un nouvel environnement, soit plus propice, soit plus agressif ou totalement hostile à la vie. Mais les travaux sur la question ne permettent pas de saisir clairement les interactions entre le climat et les mobilités animales à l’extrême nord du Cameroun. Fort de ces manquements et suivant cet ordre d’idées, il a semblé nécessaire, dans le cadre de la présente réflexion, d’identifier certains facteurs climatiques, d’examiner leurs impacts sur la migration des espèces et d’évaluer les stratégies de protection de la faune sauvage entreprises par l’État et la société 174

civile. L’explication, l’analyse diachronique et synchronique de diverses données collectées (écrites, orales et observations) ainsi que la convocation des sciences connexes ont permis de mieux confronter les informations traitées dans cette étude. Quelques facteurs climatiques des migrations animales Les facteurs climatiques les plus influents sur les animaux et leurs milieux sont les sécheresses et les inondations qui ont sévi aussi bien pendant la période coloniale que celle postcoloniale. . Les sécheresses pendant les périodes coloniale et postcoloniale Le climat de la région de l’Extrême-Nord est de type soudano-sahélien. Il est caractérisé par une courte saison des pluies et une longue saison sèche qui durent respectivement 04 mois et 8 mois. La moyenne annuelle des précipitations se situe entre 400 et 1100 mm. Le caractère semi-aride du climat de cette zone induit une inégale répartition des pluies dans le temps et dans l’espace. Au début du XXe siècle, les colonisateurs européens se trouvent déjà au Nord-Cameroun. Sous leur administration, la région a connu quatre longues périodes de sécheresse : 19091913, 1930-1940, 1940-1944 (Kamtchang, 2012). Ces périodes se sont caractérisées par la rareté et l’irrégularité des pluies, la présence permanente et de façon cyclique de la sécheresse et, de manière significative, l’augmentation de la température. De ce fait, la grande faune a été obligée d’effectuer des mouvements autour du parc national de Waza. Après le départ des colonisateurs, le pays a connu deux périodes de sécheresse. La sécheresse de 1969 à 1975 et celle de 1980 à 1985 qui ont eu de graves conséquences sur le milieu et la faune. Au cours de ces périodes, la région a connu des difficultés de pluviosité, notamment en 1973 et en 1984. Pour illustrer cette diminution de la pluviométrie, les conclusions des études menées par le MINPAT (Rapport annuel d’activités du Ministère du Plan et de l’Aménagement du Territoire, 1985) en 1985 font ressortir qu’en 1984, l’extrême nord a accusé un déficit pluviométrique de l’ordre de 200 mm. Ce qui a affecté particulièrement le département du Logone et Chari où se trouvent les deux importants parcs nationaux de Waza et de Kalamaloué. À ce sujet, Obam, (1992) ajoute que depuis les décennies 1970 et 1980, on note une répartition très irrégulière des précipitations dans l’ensemble de l’extrême nord. La rigueur de la sécheresse a entraîné la disparition et/ou la réduction en nombre de plusieurs espèces animales et végétales. Ensuite, les apports d’eau ont diminué davantage pendant les années 2000. Les précipitations sont passées de 850 mm en 1999 à 700 mm entre 2000 et 2005. Si l’absence de l’eau entraîne la migration des animaux, son excès leur pose également d’énormes problèmes.

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Les inondations En raison de son relief majoritairement plat, ne facilitant pas l’écoulement des eaux pluviales, la partie méridionale du bassin du lac Tchad, où se trouve l’extrême nord du Cameroun, est la plus touchée par le phénomène des inondations. Son régime hydrographique est rythmé par la quantité de précipitations que reçoivent les yaérés, les sols, les lacs, les fleuves et les mares situés dans les aires protégées. Il détermine la flore et surtout la physionomie de la végétation et influence la répartition des espèces fauniques. Les principales zones d’inondation identifiées dans ce bassin sont les barrages de retenue de Maga, les mares du parc national de Waza, les mayos, les rives du Logone, la plaine d’inondation de Waza-Logone ou yaérés, les zones d’inondation de Yagoua, Mokolo, Kolofata et Maroua (Pangire, 2009:84). En effet, les inondations provoquées par les cours d’eau et les précipitations abondantes ne sont pas récentes dans l’extrême nord du Cameroun. Les travaux de Vampraet en 1977 cité par Ledauphin (2006) montrent que depuis 10.000 ans, la partie où se trouve l’extrême nord a été inondée par les eaux du lac Tchad à plusieurs reprises. Les traces de l’ancien cordon dunaire qui est la rive de l’ancien lac au sud et à l’ouest du parc national de Waza en témoignent. Son évolution dans le temps montre une baisse prononcée depuis les années 70 et particulièrement pendant les années 80. Dans cette lancée, Sambo (2010) confirme que l’extrême nord a connu des séquences d’inondations pendant la période coloniale lorsqu’il écrit que : « de Heinrich Barth au Commandant Lenfant en passant par Vogel, Natchtigal, etc. , le constat est clair : le bassin du lac Tchad avec ses multiples cours d’eau est une région propice au commerce, à l’agriculture, à la pêche et à l’élevage grâce à ses inondations. Entre 1990 et 2000, l’Extrême-Nord a également connu une série d’inondations, notamment en juillet 1994, en août 1997, en août 2000, en août 2005, en août 2006, en septembre 2012 et en juillet 2013 » (Bouba cité par Pangire, 2009:89). Pour l’essentiel, le bassin du fleuve Chari et son principal affluent le Logone constituent des apports en eau au lac Tchad. Mais avant de se jeter dans le lac, ils traversent dans la partie sud, à l’extrême nord du Cameroun et au sud-ouest du Tchad, de vastes plaines qu’ils inondent en période de saison des pluies. La partie camerounaise de cette plaine, appelée yaeré, couvre une superficie comprise entre 6 000 et 8 000 km². C’est une aire qui s’étend de la région de Maga jusqu’aux abords du lac Tchad y compris les parcs nationaux de Waza et de Kalamaloué. Quand viennent s’y ajouter les apports des cours d’eau des monts Mandara en août et les débordements du Logone qui apportent la masse d’eau la plus importante, toute la plaine se couvre d’eau pendant deux à trois mois (UICN, 2007:34). Puis lorsque s’amorce la décrue du fleuve, une partie de ces eaux d’inondations retourne dans le Logone et le lac Tchad suivant un mouvement de reflux. C’est pourquoi les animaux regagnent les parties libérées par les eaux qui offrent des pâturages frais en pleine saison sèche.

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Impact des variations climatiques sur les animaux et leur environnement La fluctuation entre les années les plus sèches et les années qui enregistrent le plus de précipitations déstabilise le paysage faunique et les animaux adoptent plusieurs comportements. Certains deviennent opportunistes tandis que d’autres, à défaut de s’adapter au changement des milieux, disparaissent. Le comportement opportuniste de la faune Pour s’adapter, les animaux sont devenus opportunistes. C’est le cas des rats, des étourneaux, des pigeons et des mouettes qui ont vu leurs effectifs considérablement augmenter pour avoir intégré les déchets de l’homme dans leur régime alimentaire. De nombreux oiseaux comme le pigeon, la chauve-souris, la mouette tridactyle et même certains rapaces nichent sur des bâtiments pour profiter des déchets humains. Certains oiseaux comme le pique-bœuf et le héron suivent la charrue et le bétail pour se nourrir des insectes qui sont débusqués au passage. D’autres oiseaux volent au-dessus des routes pour ramasser les petits animaux tués ou débusqués par les véhicules. Par ailleurs, le processus changeant à long terme fait apparaître de nouvelles espèces de prédateurs, de parasites ou de concurrents sans cesse et les espèces anciennes doivent s’adapter ou disparaître. À ce sujet, Lembezat (1961:75) constate qu’« il faut souligner d’un mot la prolifération fâcheuse de certains insectes, et certains parasites : moustiques, vers de Guinée et bilharzie, particulièrement en pays toupouri». On assiste à l’apparition de certaines espèces nouvelles d’oiseaux qu’on ne rencontrait plus il y a deux décennies, tels les courlis cendrés, l’avocette, le chevalier gambette, la poule d’eau, le martin pêcheur à tête grise, même si leur nombre a été réduit. L’on note ces dernières années des effectifs très faibles de grand flamant, de petit jacana, de sterne caspienne (UICN, 1998). Le changement climatique influence également les habitudes alimentaires de certains animaux. De plus en plus, les babouins sont devenus des carnivores et insectivores. Ils ont même adopté la gomme arabique comme aliment de base et sont obligés d’effectuer des voyages pour obtenir ces denrées dans le parc national de Waza. Pour certaines espèces comme le cob de Buffon et le damalisque, l’on est passé respectivement avant et après la première sécheresse de 21903 à 13238 espèces et de 794 à 605 espèces (Rapport annuel Conservation parc Waza, 2007). Ces herbivores effectuaient en saison sèche des migrations vers les derniers points d’eau où s’active la vie sauvage. Les crises d’eau constituaient l’un des principaux problèmes que rencontraient les parcs nationaux de Waza et de Kalamaloué. Un rapport de la délégation générale au tourisme mentionne à cet effet que : « Il n’existe pas de cours d’eau permanent à Waza, mais il y a des mares creusées au VIe siècle par les Sao et d’autres depuis une période récente. La sécheresse qui a sévi dans les pays du Sahel a été très ressentie dans le parc de 177

Waza. En fin octobre 1972, il n’y avait pas d’eau dans les mares de la plaine herbeuse du parc appelée yaérés et le pâturage faisait défaut. Les mares de la partie dite forestière contenaient encore de l’eau, mais avec une forte évaporation et une grande concentration d’antilopes et surtout d’éléphants qui s’y vautraient, il n’y avait plus d’eau en janvier 1973. Tous les animaux avaient alors émigré vers le Logomatia à l’est du parc et finalement ceux qui avaient de l’eau mouraient faute de pâturage. On peut estimer à 2 500 cobs de Buffon et 8 girafes, les animaux qui ont péri pendant cette période. Les dégâts auraient pu être très importants si nous n’avions pas entrepris très tôt et quotidiennement d’alimenter les mares par camions-citernes » (Rapport d’activités sur le progrès des parcs nationaux de 1972 à 1975, 1979). Pour le cas des éléphants qui passent la plupart de leur temps à consommer les matières végétales, leur régime alimentaire a évolué et est devenu très varié, opportuniste et constitué d’herbes, de feuilles, de racines, d’écorces et de fruits. Ces aliments devenant rares, ils ont orienté leur préférence naturelle vers les plantes cultivées (maïs, coton, arachides, pastèques, millet, oignons, haricots, mangues, manioc, pommes de terre, gombo, tomate), etc. En saison sèche, ils migrent le long du fleuve Logone pour aller s’alimenter en eau. Pendant le mois d’octobre où les mares du parc de Waza commencent à tarir, les troupeaux d’éléphants migrent jusque dans la partie sud-est du Diamaré causant des dégâts dans les plantations de sorgho encore non récoltées et sur les mouskouari en début de végétation (rapport du dénombrement de la faune du parc national de Waza, 1996). Cette forme d’adaptation au climat s’apparente à celle liée à la capacité de charge. Adaptation de la faune à la capacité de charge L’équilibre de l’habitat de la faune dépend aussi de la capacité de charge. La capacité de charge des savanes et la disponibilité en ressources alimentaires conditionnent la mobilité des animaux. Ainsi, lorsque les effectifs des herbivores augmentent et que le milieu est dégradé, des troupeaux d’animaux se trouvent obligés de migrer vers d’autres zones écologiquement riches en eau et en pâturages. À l’extrême nord du Cameroun, les mouvements de la faune sont donc motivés par la quête de l’espace vital due à l’insuffisance de la capacité de charge des parcs nationaux. Pour le cas de l’éléphant dont le poids ne lui permet pas de supporter les zones marécageuses, l’instinct de survie pendant la saison pluvieuse, l’augmentation de la population et la dégradation de la plaine de WazaLogone font que les pachydermes se livrent à des mouvements vers le sud. Depuis 1986, le parc national de Waza aussi bien que celui de Kalamaloué ont connu l’accroissement des éléphants. Estimés à 250 en 1962, les travaux de Tchamba (1995:107) indiquent que le parc national de Waza abrite une population d’éléphants à environ 1600 individus. Ces éléphants effectuent des mouvements migratoires saisonniers en pleine saison sèche (de février à mai) à la recherche de l’eau. Une partie de la population des éléphants estimée à environ 600 individus 178

séjourne dans le parc national de Kalamaloué avec des sorties au Tchad et plus au nord dans le lac Tchad. En saison pluvieuse (juillet à septembre) et à la recherche du fourrage de qualité, une autre partie de cette population (environ 900 individus) migre vers le sud du parc et plus spécifiquement dans la plaine du Diamaré et la pédiplaine de Kaélé (frontière avec le Tchad). Par ailleurs, la proximité du parc de Waza avec le Nigeria, moins d’un kilomètre par endroits, fait en sorte que dans leurs déplacements, ces éléphants se retrouvent souvent au Nigeria. Ces mouvements migratoires s’accompagnent par la destruction des cultures, les pertes en vies humaines et animales (bétail), la destruction des habitats humains, le massacre des éléphants et la déforestation. Il est à retenir que les sécheresses répétitives, les inondations et l’insuffisance de la capacité de charge des aires protégées de l’extrême nord constituent les principaux facteurs de disparition de certaines espèces. Extinction des espèces L’extinction de la faune sauvage a eu deux types de causes : les causes directes comme le massacre du gibier à travers l’intense activité de chasse et les causes indirectes comme la destruction de l’habitat à des fins agricoles. Les facteurs naturels et anthropiques sont la cause de plusieurs extinctions d’espèces parmi lesquelles le rhinocéros. Le rhinocéros est totalement éteint à l’extrême nord du Cameroun. Sa disparition à l’extrême nord est constatée bien avant la mise en œuvre de la politique de conservation venue avec la colonisation. Mais l’on retient tout au moins que près de 400 rhinocéros noirs vivaient en 1950 dans le grand Nord du Cameroun. À la suite de la disparition du rhinocéros, les espèces comme l’élan de derby, le cob Défassa, le buffle, le guépard et le Guib harnaché n’ont pas été observées de 1968 à 1988 (Vampraet, 1976). Cette vague d’extinction est attribuée aux sécheresses des années 70, à la dégradation de l’habitat et au braconnage. Bouba (1988) confirmait déjà l’extinction de ces animaux en ces termes : «la partie sahélienne de l’Extrême-Nord est aussi giboyeuse bien que le buffle, l’élan et le rhinocéros y soient absents ». Les sécheresses cycliques ont été accompagnées d’épizooties. La peste bovine de 1961 et celle de 1983 ont provoqué plusieurs extinctions parmi lesquelles celles du cob Défassa et de la panthère. Parmi les espèces en voie de disparition, l’on cite le céphalophe de Grimm (sylvicarpa grimmia), le serval (leptailurus serval), le chat sauvage (felissilvestris), le renard (canis aureus) la civette (civettictis civetta) et le lion (panthera leo) dont les populations sont en décroissance. La population des lions serait passée d’une centaine à une quarantaine entre 1960 et 2012. Pour autant, ces félins continuent d’exercer une prédation significative sur le bétail au sud-ouest du parc national de Waza (Bauer, 2003). Depuis 2010, un couple de lion cause des ravages dans les zones de Kalfou, Guinane, Bougaye et Tcherféké où notre informateur Sitmo 179

a dénombré 47 bœufs abattus pour la seule année 20131. Depuis les années 70, la densité des girafes (Giraffa camelo pardalis) était d’environ 2.5 girafes/km2 et la population totale était estimée à 1000 girafes dans le parc national de Waza (Ngog, 1979). Dans les conditions de conservation actuelle, l’on estime l’effectif des girafes à environ 400. La baisse des effectifs de cette espèce se justifie par la capture des girafons et la destruction par les éléphants des Acacia seyal, base de l’alimentation des girafes. Quant à l’avifaune, les observations de 1992 à 1998 montrent que 26 espèces d’oiseaux n’ont pas été vues depuis 1980 et que 26 espèces sont nouvelles à l’extrême nord du Cameroun2. La diversité de l’habitat et la présence d’eau toute l’année dans les zones inondables rendent la région attirante, aussi bien pour les oiseaux résidents que pour les migrateurs. Mais la dégradation de la plaine inondable, causée par une digue en amont, a diminué la diversité des oiseaux. Scholte précise qu’ « au milieu des années 1990, plusieurs espèces d’oiseaux n’avaient plus été observées à Waza, du fait des changements d’habitats, en particulier pour certains échassiers » (Scholte cité par Saleh, 2007:9). L’autruche est le symbole des espèces d’oiseaux en voie de disparition. Cette espèce était déjà très braconnée à l’époque coloniale. La collecte des plumes et le ramassage clandestin des œufs par les villages (Alegarno, Andirni) limitrophes du sud de la réserve semblent être les causes de leur extinction. Elle a de plus en plus tendance à être domestiquée et ses autruchons sont braconnés et exportés hors des frontières. Ce qui justifie la baisse annuelle de son effectif au parc national de Waza de 1962 à 2007. Le nombre d’autruches est ainsi passé de 300 en 1962 à moins de 50 en 2007 et peut-être moins encore en 2012. La disparition des espèces animales est la conséquence de l’état de dégradation des aires protégées. Dégradation des aires protégées Les parcs nationaux de Waza et de Kalamaloué ont beaucoup subi les conséquences des années de sévères sécheresses. Les mares ne recevaient aucun écoulement des eaux du fleuve Logone à travers les chéneaux aménagés. C’est ainsi que les grandes sécheresses des années 1972 et 1983 ont eu un impact négatif sur la biodiversité des deux importants parcs nationaux. En effet, le climat et plus précisément la faible pluviométrie de la région ont contribué à la diminution du couvert des ligneux tels que Acacia seyal, Anogeissus leiocarpus et Sclerocarya birrea, à la diminution du couvert de graminées pérennes telles que Andropogon gayanus, Hyparrhenia rufa et Vetiveria nigritana et a affecté considérablement l’effectif de la faune du parc national de Waza (MINFOF, 2009:97). Ensuite, la construction du barrage de Maga en 1979 est venue piéger une grande partie des eaux qui inondaient les yaérés (UICN/MINEF, 1997). Une des 1 2

Entretien avec Sitmo à Baga le 03 novembre 2013. UICN, 1998, rapport annuel d’activités.

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conséquences fut le raccourcissement de la durée annuelle d’inondation de la partie orientale du parc national de Waza (Ledauphin, 2006 :22). En 1994, un mayo a été rouvert, ce qui a permis la réhabilitation du fonctionnement hydraulique du parc national de Waza. Un rapport d’activités du parc national de Waza mentionne l’impact de ce barrage sur la faune en précisant : « Depuis la création du barrage de Maga en 1979, la présence d’eau dans le parc National de Waza dépend de la pluviométrie qui tombe sur la zone de Waza et de ses inondations provenant des eaux du Logone ou des monts Mandara. Quelle que soit la quantité d’eau de pluie qui dépasse rarement 800 mm, les mares d’abreuvement des animaux sauvages s’assèchent entre les mois de mars et juin après laquelle vient la saison des pluies. Ce manque d’eau dans le parc est d’autant plus alarmant que l’eau est devenue le facteur déterminant de la gestion du parc National de Waza. Quelques mares viennent à tarir, la vie des animaux sauvages du parc est négativement menacée. Certains animaux migrent vers la zone des yaérés, d’autres migrent vers la zone périphérique (Zina à l’Est, Malingo et Nigeria à l’Ouest, Madakola au Nord) où ils sont exposés au braconnage ; d’autres comme les éléphants vont plus loin vers Kalamaloué ou vers Maga, KaiKai, Yagoua où ils peuvent s’abreuver. D’autres restent sur place et meurent de soif, quelquefois sont pris dans le piège de la vase des mares ou alors vont boire la nuit dans les bassins d’abreuvement des bœufs des villages riverains. D’autres entrent carrément dans les maisons d’habitation où ils sont braconnés ou parfois arrêtés et remis au service de la conservation » (Rapport annuel d’activités du Service de la conservation du parc National de Waza de 2013). Il découle de ce rapport qu’entre 1983 et 1984, des points d’eau ont tari à cause de cette diminution de la pluviosité et les animaux se sont mis à effectuer des mouvements. Les uns se dirigent vers l’est du parc de Waza qui renferme des mares artificielles et naturelles3, les autres vers le sud où ils sont attirés par le Logone et son bras mort le Mayo-Danay. Pendant les années de grandes sécheresses, l’État a procédé à l’alimentation en eau des mares du parc à l’aide des camions-citernes pour le maintien de la biodiversité. Le curage et l’alimentation des mares pendant ces années de sécheresse ont permis de stopper le mouvement des animaux. Bien plus, outre la déstabilisation qu’occasionnent les inondations en termes de destruction des récoltes, du bétail et de l’habitat humain, la faune subit également d’énormes conséquences. En effet, lors des grandes inondations comme celles de 2012 dans les régions de l’Extrême-Nord et du Nord du Cameroun, les habitats naturels des animaux sont affectés, les herbivores ne trouvent plus de pâturage et les pachydermes migrent dans des espaces exondés. C’est pour cette raison que les éléphants quittent le parc de Waza pour séjourner au sud et à l’est du parc, précisément dans les départements du Mayo-Kani et du 3 Dans cette zone, on trouve des cours d’eau permanents comme le Logomatya et le Loromé-Mazra, qui attirent les animaux à l’extérieur du parc sur une distance de plus de 20 km.

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Mayo-Danay à chaque période des pluies. Les divers changements de comportement des animaux dus aux fluctuations climatiques ont amené l’État du Cameroun et ses partenaires à élaborer des stratégies visant à conserver la faune et son milieu. Les actions d’encadrement de la faune sauvage pendant et après la période coloniale La gravité du phénomène des variations climatiques a poussé l’administration coloniale, le gouvernement camerounais post colonial et certains acteurs de la société civile environnementaliste à agir en faveur des animaux sauvages et de leurs milieux. La conservation faunique à l’époque coloniale L’intérêt pour l’encadrement de la faune sauvage ne semblait pas être une priorité avant et pendant les débuts de la période coloniale, parce que peu de pays en Afrique se souciaient des animaux. L’enjeu principal pendant cette époque était la libération du joug colonial. En dehors des pratiques culturelles qui réglementaient la chasse et les pratiques agropastorales, aucune règle édictée ne régulait le milieu naturel. Toutes les méthodes de chasse étaient permises selon les interdits propres à chaque peuple. L’on pouvait utiliser les feux de brousse, les appâts empoisonnés, les produits toxiques, sauf sur les animaux totémiques. C’est dans ce contexte que le colonisateur français trouve le paysage faunique africain et tente d’imposer une nouvelle éthique de l’environnement naturel et aussitôt, des mesures de conservation de la faune commencent à se mettre en place (Wowé, 2015 :225). Dans l’espace colonial français, les premiers programmes de protection forestière, de reboisement et de constitution des réserves forestières voient le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale (Sadeleer, 1994:32). L’administration coloniale française s’attela à mettre en place les premières aires protégées au Cameroun, particulièrement celles de la Bénoué, de Campo-Man et de Douala-Edéa en 1932. En effet, c’est sous l’impulsion de l’administrateur colonial, Flizot4 que de vastes domaines (Faro, Bénoué, Bouba-Djida et Waza) vont être classés comme réserves de faune dans la région du Nord-Cameroun. Le Cameroun a été divisé en secteurs d’études et de modernisation. Au nord, il existait le Secteur d’études et de modernisation du nord, dénommé SEMNORD, au sein duquel était logée une inspection de chasse dirigée par Pierre Flizot (Rapport sur les activités du SEMNORD, sous-section migration, chasse et tourisme, 1970-1971). La politique environnementale coloniale française a procédé à un découpage du territoire national en trois circonscriptions forestières parmi lesquelles celle de 4

Tout premier Chef de l’Inspection Nord des chasses au Cameroun dans l’administration coloniale.

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Ngaoundéré, regroupant l’ensemble des subdivisions de la partie septentrionale : Ngaoundéré, Garoua, Maroua et Mokolo (Gormo, 2005:363). La subdivision de Kousséri et celle de Yagoua étaient comprises dans la circonscription forestière de Maroua. Ces circonscriptions forestières s’étaient engagées dans le reboisement des zones. Après l’implication des populations locales et le recrutement des agents forestiers par le pouvoir colonial, plusieurs projets de reboisement et d’encadrement de la faune ont été mis en place par le gouvernement camerounais postcolonial qui, par ricochet, a continué à étendre son réseau d’aires protégées. Les actions conservatrices de l’État postcolonial Le 1er janvier 1960, le Cameroun, sous domination française, accède à l’indépendance et le jeune État prend les commandes de la gestion de sa forêt et de sa faune. Si dans la forme, le « pouvoir » est passé entre les mains des nationaux, dans le fond, le modèle de gestion est de type colonial ignorant les us et coutumes des populations vis-à-vis de la richesse faunique. En effet, suivant le modèle colonial, la tutelle de l’État s’est caractérisée par le classement de toutes les zones les plus importantes en termes de richesse faunique en aires protégées (parcs nationaux, réserves de faune et de flore, etc.). L’objectif était d’exploiter ces zones pour faire des recettes. Désormais le jeune État, non encore expérimenté, doit faire face à de nombreux problèmes parmi lesquels celui du financement et de la gestion des aires protégées. Pour assurer l’encadrement des mouvements de la faune, l’Etat s’est doté d’un cadre institutionnel et juridique qui contribue à l’organisation, à la réglementation et à la gestion du monde animal. Au niveau institutionnel, plusieurs ministères ont été créés et sont intervenus dans l’encadrement de la faune. Ensuite, les États du Sahel ayant refusé l’adhésion du Cameroun au sein du Comité inter États de lutte contre la sécheresse au sahel (CILSS) suite à la sécheresse de 1972-1974, le gouvernement camerounais a décidé de créer le Comité provincial de lutte contre la sécheresse dans le nord (CPLS), un organe de lutte contre le déboisement qui avait pour mission la protection et la restauration de l’environnement et du paysage faunique. Ce comité intervenait dans le nord et l’extrême nord. C’est pourquoi on a vu émerger les parcs végétatifs de Makary, Goulfey, Blangoua, Fotokol, Kousséri, etc. Ensuite sont venus les appuis de l’ONAREF (Office national de régénération des forêts) devenu plus tard ONADEF, puis ANAFOR aujourd’hui et de l’opération Sahel vert lancée en 1975. Plusieurs domaines publics ont été reboisés et ont contribué à la protection des couloirs de migration aux animaux. Ces systèmes de gouvernance de la faune sauvage s’inscrivent dans la logique des résolutions nationales et internationales. C’est ainsi que l’environnement trouve une place importante dans les conventions internationales et dans les plans quinquennaux notamment en ce qui concerne la valorisation de la faune dans

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l’écotourisme pour attirer des entreprises. Partant des efforts entrepris pendant la période coloniale dans ce processus de consolidation de la coopération internationale en matière d’encadrement des migrations animales, des initiatives allaient se poursuivre suite à la décolonisation du continent africain et devaient aboutir à l’adoption le 15 septembre 1968 à Alger de la Convention africaine sur la conservation de la nature et des ressources naturelles (Kamto, 1991:417) qui allait provoquer l’érection de plusieurs réserves en parcs nationaux. Parmi ces réserves du Nord-Cameroun figurent celles de Waza, de Kalamaloué, de Mozogo-Gokoro, de la Bénoué et de Bouba-Ndjida qui devinrent des parcs nationaux pour promouvoir le tourisme de vision. En plus de ses trois parcs nationaux, l’extrême nord du Cameroun compte une vingtaine de réserves forestières parmi lesquelles celles du Mayo-Louti, de Zamaye, de Kalfou, de Laf et Mambedmbed. À côté des aires protégées, officiellement reconnues, on trouve des zones tampons et de petites forêts-galeries riches en végétation servant de corridors à divers herbivores, carnivores et reptiles. C’est le cas des forêts de Balda, Sédeke et Kayewo dans le Diamaré, Moulvoudaye, Mindif dans le MayoKani, Kouro-Golongbeswé, Goulourgou (Kalfou), Tcherféké et Djoundouanssou dans le Mayo-Danay. Mais ces réserves et ces couloirs naturels des animaux, bien que reconnus comme domaines privés de l’État, continuent de subir en permanence les agressions humaines et les méfaits du changement climatique, malgré l’intervention des organisations de la société civile environnementaliste. Interventions des organisations de la société civile environnementaliste Plusieurs organisations nationales et internationales ont contribué par leurs actions à stabiliser le mouvement des animaux sauvages autour des aires protégées de la région de l’Extrême-Nord. En effet, dans le cadre de sa convention avec le MINFOF, le WWF (Fonds mondial pour la nature) intervenait dans l’appui à la conservation de la biodiversité des parcs et au maintien des espèces clés et/ou en voie de disparition. Ses activités consistaient en l’équipement, l’appui à la lutte contre le braconnage, le dénombrement aérien, la pose de colliers aux éléphants pour le suivi des mouvements migratoires et la résolution des conflits homme-faune. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) intervenait dans les actions de consolidation des acquis du projet Waza-Logone et dans l’élaboration du plan de gestion de la plaine de Waza-Logone qui intègre le parc national de Waza. L’UICN revient appuyer ce parc et sa périphérie dans le cadre de la mise en œuvre du projet de sécurisation des moyens d’existence des populations riveraines. La Banque mondiale a toujours été un ardent défenseur du développement durable au plan écologique et social à travers la sensibilisation et des projets de développement et encourage les pays africains à créer des parcs et des réserves naturelles (Banque mondiale, 2004 :23). La SNV5 intervenait 5

Organisation néerlandaise pour le développement.

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davantage dans le domaine du développement institutionnel et le renforcement des capacités des organisations et des collectivités. Pendant l’année 2005, cette organisation a financé le paiement de 16 écogardes qui étaient sous la responsabilité de l’UICN dans le cadre du projet Waza-Logone. Depuis 1994, la Cellule d’appui à la conservation et aux initiatives de développement durable (CACID/WAZA) a effectué des dénombrements des mammifères du parc national de Waza pour apprécier l’impact des essais de réhabilitation de la plaine qu’avait entrepris le projet Waza-Logone de 1990 à 2003 (Lot, 2004:vii). En effet, c’est la structure qui avait remplacé le projet WazaLogone pour la phase transitoire de 2000 à 2003, phase de consolidation des structures de relève. De 1998 à 2002, l’Association camerounaise pour l’éducation environnementale (ACEEN) a œuvré dans la promotion de l’éducation environnementale et dans la promotion de la cogestion dans le parc national de Waza. Dans le même sens, l’Action concertée pour le développement durable (ACODED), à travers la composante « Conflits homme/éléphant et Suivi écologique éléphant et la Lutte Anti-braconnage (LAB) », œuvre globalement dans le suivi des mouvements spatio-temporels des éléphants, ainsi que dans les conflits que ceux-ci peuvent engendrer, dans l’optique de faciliter le monitoring pour la conservation des éléphants du parc national de Waza6. De plus, depuis 2010, face à la récurrence des migrations animales et la gravité des incidences sur les humains, le diocèse de Yagoua, à travers l’ONG CODAS-Caritas, a effectué des interventions. Le CODAS-Caritas de Yagoua est une association de développement, à but non lucratif, qui accompagne les populations des départements du Logone et Chari, du Mayo-Kani et du Mayo-Danay, depuis les années 70, dans l’amélioration des conditions de vie. En 2011, il a procédé à la distribution de 1107 sacs de sorgho de 100 kg, pour une valeur 110,7 tonnes dans 1147 ménages des 43 villages et dans 10 paroisses recensées. Conclusion Depuis la période coloniale, l’extrême nord du Cameroun a enregistré plusieurs séquences de sécheresses et d’inondations. À cause de ces phénomènes, les animaux et leurs milieux n’ont cessé d’être fragilisés. En effet, les décennies 1930, 1970 et 1980 furent particulièrement déficitaires en eau dans presque toute la région. C’est ainsi que la baisse de la pluviosité, combinée à des températures élevées entre mars et, mai, a influencé considérablement la faune. Ceci a rendu la survie des animaux difficile et a apporté d’importantes modifications dans leur comportement. De même, les facteurs comme l’eau et les inondations rythment de manière générale la vie des animaux sauvages dans les aires protégées et principalement dans le parc national de Waza. De ce fait, on observe le plus 6

ACODED, 2013, Rapport annuel d’activités.

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souvent les mouvements de plusieurs espèces, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur dudit parc en fonction des saisons. Devant ces mouvements permanents des animaux qui ne manquent pas de provoquer les conflits homme-faune, l’État et ses partenaires ont effectué diverses interventions dans le sens de l’élaboration des textes réglementaires portant création des aires protégées pour la conservation de l’ensemble de la faune de la zone et la mise sur pied de nombreux projets de reboisement. La société civile environnementaliste a également contribué à travers les subventions, les opérations de comptage, etc. Après plusieurs années de politique d’encadrement de la faune sauvage, des défaillances subsistent. Les politiques nationales et internationales de conservation de la faune n’ayant pas tenu compte de l’évolution démographique, les populations humaines ont continué à empiéter sur les domaines réservés aux animaux, alors que les animaux dans leurs mouvements causent toujours des dégâts sur les activités agricoles. L’impact des variations climatiques et les interactions homme-faune demeurent donc une inquiétude permanente qui nécessite des réflexions et des actions. Références Bibliographiques Adamou, «La sécheresse de 1984-1985 et les populations de Kaéle au Nord – Cameroun », Rapport de recherche de Licence, FALSH, Université de Ngaoundéré, 1999. Banque Mondiale. Mini-Atlas de l’Environnement, ESKA-Banque Mondiale, 2004. Baroan C. et Boutrais J. (éd.)., L’homme et l’animal dans le bassin de lac Tchad, 9e Colloque international du Réseau Méga-Tchad, Paris, Editions-IRDColloques et Séminaires, 1999. Bauer H., Lion conservation in West and Central Africa: integrating social and natural science for wildlife conflict resolution around Waza National Park, Cameroon, PhD. thesis, Leiden University, 2003. Bouba S., Conservation et Gestion de la faune sauvage au Nord et à l’Extrême-Nord Cameroun, Thèse de doctorat, E.I.S.M.V, Université Cheik Anta Diop Dakar, 1988. Gormo, J., Les plantes et l’homme dans les sociétés Toupouri et Massa du Nord -Cameroun du XIXe au XXe siècle, Thèse de Doctorat / Ph. D. d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 2005. Kamto M.. « Les conventions régionales sur la convention de la nature et des ressources naturelles en Afrique et leur mise en œuvre », Revue juridique de l’environnement, n°4, 1991. Ledauphin R., La cogestion du parc National de Waza (Nord-Cameroun), état des lieux et perspectives, mémoire de Master, Université du Marine,2006. Lembezat B., Les populations païennes du Nord-Cameroun et de l’Adamaoua, Paris, PUF, 1961. 186

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Deuxième partie : Ruralité et adaptations aux changements climatiques

Stratégies endogènes d’adaptation des éleveurs mbororo du Nord-Cameroun face aux crises climatiques actuelles Natali Kossoumna Liba’a, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. Le système d’élevage extensif est confronté aux incertitudes liées aux crises climatiques. Ce qui a pour conséquences la modification des structures et des limites des zones pastorales ainsi que l'exacerbation de la vulnérabilité des éleveurs. L’objectif de cet article est d’identifier et d’analyser la durabilité des stratégies endogènes qu’adoptent les éleveurs. La méthodologie s'appuie sur les entretiens semi-directifs et enquêtes auprès des éleveurs mbororo, mais aussi sur la cartographie, les observations et suivi des paysages et sites occupés et exploités par ces éleveurs. Les résultats montrent que les évolutions des modes de vie des éleveurs mbororo alternent entre sédentarisation et modification des pratiques d’élevage, adoption d’une gestion harmonieuse et une préservation des espèces ligneuses et herbacées, maintien de la mobilité comme mode privilégié de conduite du troupeau ; valorisation de la fumure produite par les animaux pour la préservation de la fertilité des sols. La durabilité sociale traduit l’évolution de la qualité de vie des éleveurs, mais aussi leur insertion dans les réseaux professionnels locaux, l’entraide, l’accès aux services et les relations de proximité d’une manière générale. Face aux crises climatiques, la sédentarisation des systèmes d’élevage bovins extensifs ne pourrait être viable qu’à trois conditions : délimitation de grands espaces de parcours à proximité des villages d’éleveurs, gestion effective et concertée des ressources pastorales s’y trouvant de façon complémentaire et révolution fourragère sur les territoires d’attache. Mots-clés : crises climatiques ; environnement ; élevage extensif ; éleveurs ; sédentarisation ; transhumance ; Mbororo, Nord-Cameroun. Abstract.The extensive farming system is facing the uncertainties of climate crises. This has consequences for the modification of the structures and limits of pastoral areas as well as exacerbating the vulnerability of farmers. The purpose of this article is to identify and analyze the sustainability of endogenous strategies being adopted by farmers. The methodology is based on semi-structured interviews and surveys, but also mapping, monitoring and observations of landscapes and sites occupied and exploited by breeders, the evolution of the state of the pasture.... The results show changes in lifestyles of Mbororo pastoralists: settlement and changes in farming practices; adoption of a

harmonious management and conservation of woody and herbaceous species; maintaining mobility as the preferred mode of herd; use of manure produced by animals to preserve soil fertility. Social sustainability reflects changes in the quality of life of farmers, but also their integration in the local business networks, mutual aid, access to services and close relationships in general. To climate crises, settlement of extensive cattle farming systems could be viable on three conditions: (i) the definition of open spaces course nearby farming villages, (ii) an effective and coordinated management pastoral resources therein complementarily (iii) fodder revolution on home territory. Keywords: climate crises, environment, extensive breeding, breeders, Mbororo, northern Cameroon.

Introduction Au Nord-Cameroun, le système d’élevage extensif est confronté depuis plus de trois décennies aux incertitudes liées aux crises climatiques. En effet, l’élevage pratiqué par les éleveurs semi-sédentaires ou nomades est conduit de façon extensive sans recourir à la culture fourragère ni à l’achat massif d’aliments du bétail ou à la mise en défens des parcours les plus dégradés. Il s’appuie surtout sur le prélèvement par les troupeaux de ressources fourragères « collectives », non appropriées pour des individus – vaine pâture après les récoltes, parcours naturels exondés et de bas-fond – et donc aussi sur la mobilité du bétail au cours de l’année. En zone de surcharge en bétail, on peut considérer que ces systèmes d’élevage se caractérisent par une exploitation minière des ressources pastorales dont la dégradation peut être exacerbée par les feux de brousse (Reiss et al., 1996 ; Donfack et al., 1997). Les déplacements des éleveurs ont pour objectif de protéger leurs animaux contre les contraintes naturelles telles que la sécheresse, le climat, la pression démographique avec l’extension des superficies cultivées et les maladies. Les éleveurs tentent tant bien que mal de maintenir leurs systèmes d’élevage basés sur la mobilité et la transhumance d’une grande partie du bétail. Ils tentent également de s’adapter au nouvel environnement climatique et socio-économique par la fixation de l’habitat et la diversification des activités économiques (Kossoumna Liba’a, 2008). Afin de réduire les tensions entre les agriculteurs et les éleveurs, les pouvoirs publics et les décideurs recommandent la sédentarisation des systèmes d’élevage bovin des Mbororo. Mais cette option impliquerait dans notre situation de recherche (i) la délimitation de grands espaces de parcours à proximité des villages d’éleveurs bien plus grands que ceux actuellement bornés et si possible (ii) une révolution fourragère que les techniciens ont du mal à concevoir et qui nécessite de gros investissements comme l’enclosure systématique des pâturages cultivés.

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Dans le Nord-Cameroun, le constat de la sédentarisation de l’habitat des éleveurs, le développement d’une production céréalière intensive par ces derniers et le maintien de la transhumance saisonnière et transfrontalière pour une grande partie du cheptel, amènent à considérer que ces pasteurs ont réussi à développer des systèmes de production originaux, non conformes aux recommandations des décideurs politiques (Kossoumna Liba’a et Dugué, 2008). Ces évolutions qui sont actuellement observées posent bien les questions de la durabilité des systèmes de production extensive dans un contexte de changement climatique analysé dans cette contribution. En d’autres termes, il s’agit de montrer quels sont les indicateurs des changements climatiques perçus par les éleveurs et à quelles conditions les systèmes de production des éleveurs sédentarisés dans le nord du Cameroun, mouvant au gré des crises climatiques, peuvent être durables. Après avoir présenté le contexte scientifique et la revue de la littérature sur les indicateurs des crises climatiques perçues par les éleveurs, cette contribution expose les résultats qui s’articulent autour de trois points essentiels. D’abord, il s’agira de montrer l’évolution des modes de vie des communautés d’éleveurs mbororo avec la fragilisation de leurs systèmes de production et la modification de leurs pratiques d’élevage puis la sédentarisation de l’habitat. Ensuite, les stratégies d’adaptation des éleveurs aux crises climatiques permettent de présenter le système de gestion et de préservation des espèces ligneuses et herbacées et l’exigence du maintien de la mobilité du bétail. En outre, un autre résultat montre comment les éleveurs essaient de s’insérer dans les réseaux sociaux locaux et raffermissent des liens intercommunautaires avec la diversification des échanges, la complémentarité entre les éleveurs et la création de nouveaux rapports sociaux avec les citadins. À la fin de l’article, la discussion revient sur le délitement des liens sociaux entre les éleveurs avec la transmissibilité intergénérationnelle qui est mise à mal. Contexte scientifique et revue de la littérature Depuis le sommet de Rio en 1992 où l'on a souligné la fragilité des écosystèmes terrestres, le « Développement durable », désormais mot-clé, est synonyme d’un environnement naturel dont il faut assurer les conditions de la reproduction, la viabilité sur le long terme, profitable aux générations futures. Confrontés à des politiques environnementales qui leur sont étrangères et dont les logiques peuvent remettre en question leurs représentations de la nature et l’usage qu’elles en font, les ruraux africains, de manière générale, se trouvent dépossédés de la gestion de ressources nécessaires à la conduite de leurs systèmes de production. Or, on ne peut plus, en matière de gestion des problèmes environnementaux, éluder la question fondamentale de la façon dont les sociétés s’organisent, collectivement et localement, pour investir la nature et gérer les ressources communes. De ce fait, les frontières ne constituent plus une barrière intangible pour les différents acteurs.

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Les dynamiques de population (taux de croissance, structures par âge et sexe, répartition spatiale, etc.) interagissent fortement avec les processus environnementaux et de développement. Ces relations population/environnement/développement sont théoriquement établies dans le cadre du développement durable lorsque celui-ci est défini comme un processus de distribution équitable des ressources en vue de répondre aux besoins fondamentaux des populations. Il s’agira de tenir compte des conditions socioéconomiques de ces populations, mais également de leur environnement. Si actuellement la stratégie de développement durable proposée aux pays en développement intègre la dimension environnement, les experts admettent la difficulté à mettre en lumière l’ensemble des relations entre la population et l’environnement (Sadio Traoré, 2007). Le domaine est sans doute vaste et en friche et le terme « environnement » est lui-même source de confusion (Gendreau et al; 1992). On s’attendrait alors à ce que les relations entre population et environnement soient perçues différemment. En effet, de nombreux auteurs, de par leur approche disciplinaire ou leur sensibilité idéologique, mettent en exergue les effets de la population sur l’environnement. Ainsi, selon Stein (1994) qui reprend les conclusions d’une étude prospective sur l’Afrique réalisée par la Banque mondiale, « la crise que connaît le continent est due, dans une large mesure, à l’accroissement de la pression démographique sur les ressources naturelles limitées dans un contexte de faible niveau technologique... L’une des dimensions de cette crise de développement est la dégradation de l’environnement ». Cette appréhension du phénomène qui en privilégie une dimension, évacue bien évidemment sa complexité. Les relations population/environnement en particulier ont évolué d’une approche unidirectionnelle vers une approche plus complexe et dynamique. C’est ainsi que les phénomènes d’érosion, de désertification, de déforestation ou encore d’épuisement des ressources en eau, qui sont des thématiques environnementales spécifiques aux pays en développement étaient perçues, dans les années 70, comme étant causées par « la surpopulation ». Au cours des années 80, les recherches dans le domaine de l’environnement se sont multipliées pour mettre en évidence la diversité à la fois des thématiques et des méthodes, diversité qui s’est traduite en premier lieu par la réfutation de l’influence systématiquement négative de la population sur l’environnement. La relation population/environnement peut être conceptualisée de manière bidirectionnelle avec dans un sens tous les facteurs à travers lesquels l’homme modifie son environnement : pression démographique, développement économique, guerres, etc., et dans l’autre, les différents types d’environnements dont les effets différentiels agissent sur la population, à savoir : l’environnement naturel; l’environnement modifié par l’homme et l’environnement dégradé (Gendreau, Gubry et al., 1996). Picouet (1996) propose pour sa part un « champ de référence écologique » qui met en rapport la population, l’organisation sociale, économique et culturelle, l’environnement interne et externe et la technologie. 194

Dans ce champ de référence, les milieux urbains et ruraux sont conceptualisés comme des sous-systèmes sociaux établissant des relations de dépendance. Verdeaux (1999) suggère de ne pas réduire les relations population/environnement à des schémas simplistes, voire linéaires ou mécaniques de crainte de se focaliser sur les aspects négatifs, mais plutôt de les contextualiser afin d’en saisir la richesse et ainsi mettre à jour de nombreux mécanismes régulateurs, rétroactifs et intuitifs. En définitive, les diverses modalités des relations population/environnement, notamment la prise en compte de la durée des interactions, ont fait passer du modèle traditionnel « pressionimpact-réponse » à l’approche de « régulations, d’adaptation ou de contraintes ». Ainsi, la question de la durabilité des systèmes d'élevage et de leur aptitude à s'adapter à de nouveaux contextes reste à aborder de manière globale. Il en est de même pour le rapport entre population/environnement, élevage/faune sauvage. Elle concerne, d’une part la composante décisionnelle du système entre les différents acteurs et les différents pays en vue d'objectifs à court terme et en cohérence avec des stratégies envisagées sur le plus long terme. D’autre part, elle considère que la pérennité du système d'élevage et son aptitude à répondre à des enjeux de développement durable dépendent étroitement des potentiels adaptatifs de tous les acteurs en présence. Les approches et les méthodes des systèmes d’élevage continuent à évoluer, alors que de nombreux éléments de base sont toujours utilisés sur le terrain au mépris des mutations profondes en cours. L’élevage extensif transhumant dans toute la zone soudano-sahélienne du Cameroun est souvent considéré par les décideurs politiques et les techniciens comme une activité dégradant l’environnement. Dans un contexte de croissance continue de la population rurale et donc d’augmentation des besoins en terres, ces décideurs souhaiteraient voir les éleveurs se sédentariser et valoriser des parcours délimités. Ceci devrait les amener à réduire les déplacements de leurs troupeaux, à ne plus pratiquer la transhumance, à intensifier la production fourragère en développant des cultures pour cela et, certainement, à réduire la taille de leur cheptel. Cette conception ou approche manque de pertinence du point de vue environnemental et de la perception des éleveurs, de leurs pratiques et aspirations. Au cours des dernières années, la question du changement climatique a pris de plus en plus d’importance dans les négociations internationales, bien que le thème de l’atténuation, visant une réduction des concentrations des gaz à effet de serre, ait souvent pris le devant de la scène. Pourtant, les conséquences liées aux changements graduels de température ou de précipitations tout comme les modifications de la fréquence et de l'intensité des événements extrêmes, comme les tempêtes ou les sécheresses, seront considérables pour le développement rural des pays du Sud. Entre le début des années 1970 et le milieu des années 1990, la zone soudanosahélienne a connu l’une des variabilités climatiques les plus longues jamais observées nulle part ailleurs dans le monde au cours du 20e siècle : les

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pluviométries ont baissé en moyenne de plus 20% (Hulme et al., 2001). Cette période de péjoration climatique était accompagnée d’un certain nombre de sécheresses très sévères, en particulier au début des années 1970 et 1980, et au cours desquelles des milliers de personnes et des millions d’animaux ont trouvé la mort (Glantz, 1976 ; 1996). Depuis plus de 30 ans, il existe un grand débat sur les causes de la dessiccation du Sahel. Les premières théories, telles que celles de Charney, ont mis en cause la dégradation et la désertification provoquées par le surpâturage, ainsi que « l’utilisation inappropriée des terres » (Charney et al., 1975 ; 1977). À mesure que la pression s’accroît sur la terre et que la pluviométrie diminue devenant plus variable dans le temps et dans l’espace, les ressources en plantes et les animaux sauvages se font plus rares. Le pastoralisme lié aux bovins a permis aux populations de rechercher les eaux et pâturages qui devenaient de plus en plus difficiles à trouver, augmentant ainsi leur flexibilité à travers une capacité accrue à répondre au changement rapide et un environnement de plus en plus imprévisible (Marshall et Hildebrand, 2002). Le pastoralisme s’est ainsi développé depuis plusieurs siècles en Afrique sahélienne en réponse à un changement et une variation climatiques de long terme, et s’est répandu à travers l’Afrique soudanienne comme moyen de faire face à un climat de plus en plus imprévisible et aride. Les populations pastorales des zones soudano-sahéliennes ont cependant subi des changements nombreux et profonds au cours des dernières décennies. En effet, les changements climatiques ont eu des effets sur les zones et activités pastorales. Nous assistons aujourd’hui à la modification profonde et inquiétante des structures et des limites des zones pastorales, de la qualité et de la quantité des fourrages naturels, de la productivité animale, mais aussi de la répartition des maladies et des parasites. En plus, l’augmentation de la population rurale a engendré l’extension des espaces cultivés aux dépens des zones réservées aux pâturages. Tous ces phénomènes ont fragilisé le fonctionnement traditionnel des systèmes pastoraux reposant sur la transhumance et le libre accès aux ressources fourragères poussant les pasteurs vers des zones marginales. C’est dans ce contexte que de nombreuses populations pastorales se sont sédentarisées à la limite des zones d’expansion agricole (Kossoumna Liba’a, 2008). Ce passage de la mobilité au sédentarisme, ainsi que la marginalisation des populations nomades, ont beaucoup contribué à exacerber la vulnérabilité dans une partie du monde où la flexibilité, au regard du degré élevé de la variabilité temporelle et spatiale des conditions climatiques et environnementales, constitue la norme (Glantz, 1996). Cette situation est le résultat d’un échec à apprécier la nature de la variabilité climatique de long terme (c’est-à-dire, à l’échelle multi-décennale) dans la zone soudano-sahélienne. Ce qui, de toute évidence, continue de détruire des communautés entières et des systèmes de subsistance, et de désorganiser la société à l’échelle régionale. Malgré les conséquences désastreuses de ce développement non durable, les gouvernements, les donateurs d’aide et les universitaires ont été lents à apprendre 196

les véritables leçons des sécheresses des années 70. Plutôt que de reconnaître le rôle de l’extension de l’agriculture, les observateurs ont tendance à rejeter la sécheresse comme étant un désastre purement naturel ; ou alors ils rejettent la responsabilité de la catastrophe sur les pasteurs qui sont accusés de pratiquer systématiquement le surpâturage ou encore d’adopter des pratiques « inappropriées d’utilisation des terres ». Maints articles dans des revues universitaires et d’autres publications ont évoqué le besoin « d’éduquer » les populations locales sur la nécessité de ne pas abuser de la terre (Lamprey, 1975). Mais les bases de l’éducation sur les changements climatiques se focalisent sur les normes et conceptions externes aux communautés concernées. Ce qui, incontestablement, ne permet pas une appropriation et une pérennisation auprès des populations cibles. C’est pour cela qu’une étude approfondie sur la perception des changements climatiques par les éleveurs et leurs stratégies d’adaptation a été menée, ce d’autant plus que leurs modes de vie et d’activité basés sur la mobilité sont remis en cause. Il convient également de prendre en compte les connaissances et les perceptions des éleveurs en dépit des résultats en laboratoire dont la validité n’est pas contestée. En effet, presque tous les peuples, qu’ils vivent de l’élevage ou de l’agriculture, connaissent bien les corrélations écologiques et les rapports qui existent entre le climat, le sol, la végétation, la faune, la topographie et les activités des hommes. Les Somali de la région de Bay (Behnke et Kerven, 1984) et les Gabra du nord du Kenya (Stiles et Kassam, 1986) peuvent indiquer les points de repère qui marquent les limites des pâturages. Chez ces derniers, chaque élément du paysage a une histoire et une signification propres (Schlee, 1987). Les Tallensi du sud-ouest du Burkina Faso et du nord-est du Ghana donnent des noms aux endroits d’après leurs principales caractéristiques topographiques et géographiques. C’est ainsi que le mot « nayaberaabo’og » signifie « vallée d’herbe qui empoisonne les bovins » à cause d’une certaine graminée qui y pousse en abondance. Chaque individu chez les Tallensi « connaît chaque rocher, chaque arbre et presque chaque touffe d’herbe, ainsi que la qualité du sol. Il sait aussi à qui appartient chaque parcelle cultivée dans la région environnante » (Fortes, 1945). Les Boschiman du Kalahari savent où trouver certaines plantes grâce aux connaissances qu’ils ont des associations entre les plantes et les différents types de sols (Howes, 1980). Un terme spatial peut parfois indiquer plusieurs endroits en rapport l’un avec l’autre. Par exemple, chez les Foulani, les Wolof et les Lela, le mot qui signifie « maison » peut aussi signifier le mur d’enclos et la famille élargie (Langley, 1975). Chez les Tonga et les Diola sénégalais, les termes se rapportant à l’espace font référence à plusieurs paramètres, dont le sol, la végétation, la topographie, la géomorphologie, le potentiel agricole, l’utilisation des terres, et les opérations nécessaires pour pouvoir exploiter la terre (construire une haie, creuser un fossé, etc.) (Langley, 1975). Chez les Konkomba du nordouest du Togo et du nord-est du Ghana, l’espace a non seulement une dimension 197

géographique, mais aussi une dimension sociale ; ainsi, lorsque deux terrains adjacents appartiennent à différents groupes sociaux ou à différentes lignées, on dit que les terrains sont « loin » l’un de l’autre (Langley, 1975). Les connaissances sur l’évolution d’une communauté végétale sont souvent très complexes, puisqu’elles sont le fruit d’observations accumulées sur une très longue période. Par exemple, les Foulani du nord-ouest du Burkina Faso (Benoît, 1978), les Foulani Wodaabe (Maliki et al., 1984), et les Touareg Illabakan du Niger (Bernus, 1979) connaissent les effets que les fluctuations de la pluviosité et les périodes de sécheresse peuvent avoir sur les communautés végétales, et la façon dont les caractéristiques morphologiques et phénologiques des plantes peuvent les aider à affronter les aléas et même à en tirer profit. Les Mbozi du sud de la Tanzanie savent décrire l’évolution de la succession des plantes sur les terres en jachère (Knight, 1974a). Les connaissances sur l’écologie de la faune sauvage sont souvent très détaillées. De manière traditionnelle, les éleveurs projettent le temps qu'il va faire à la saison suivante. Ils suivent la croissance des arbres, le comportement des oiseaux et celui des insectes. Ils observent le développement des fleurs et des fruits de différentes espèces végétales, l'arrivée précoce du froid ou encore la couleur de l'harmattan. Par exemple, les Zaghawa du Tchad et du Soudan observent très attentivement le comportement des animaux sauvages; ils appellent leurs pâturages sahariens « les terres où viennent paître l’oryx et la gazelle de Soemmering » (Tubiana et Tubiana, 1977). Les Masaï et les Turkana connaissent bien les déplacements des animaux sauvages, et ils s'efforcent d’arriver aux meilleurs parcours avant eux. À Amboseli, les Masaï n’entrent dans les marais qu’une fois que les éléphants et les buffles les ont « aménagés pour les troupeaux » (Western, 1982). Le processus de dégradation du milieu est un aspect de l’écologie qui est bien compris. Ainsi, les Foulani du nord du Burkina Faso notent la dégradation en observant les changements dans la composition des plantes (Benoît, 1978) et la diminution de la couverture végétale ; ils ont des termes pour indiquer tous les types de dégradations des sols également identifiés par les sciences formelles (Marchal, 1983). Les Foulani et les Touareg croient que certains parcours sont « sales » ou pollués et que cela provient du surpâturage ; de même, certains fourrages sont « faibles » à cause de la surcharge animale (Clyburn, 1978). Au Nord-Cameroun, les éleveurs mbororo distinguent bien les éléments du milieu naturel en fonction de leur utilité pour l’élevage. Aussi désignent-ils par karal, les secteurs impropres à l’élevage parce que ne permettant pas le développement des herbacées ou dénudés. Les Laïnde sont des zones à végétation impropre à l’élevage. Ce sont les galeries forestières dans lesquelles on trouve les plantes toxiques pour le bétail à l’instar du Spondiantuspruseï. La reconquête de ligneux par petits bosquets est également perçue par les éleveurs qui les désignent sous le

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nom de gube. Les Dinka du Soudan observent la quantité de bouses laissée par le bétail pour voir s’il y a eu surpâturage du parcours (Niamir, 1982). Par contre, la dégradation n’est pas toujours imputable au surpâturage. Les Foulani de Yatenga savent que la régression des herbes pérennes est due au surpâturage, mais aussi à la sécheresse, aux feux de brousse et aux jachères trop courtes (Benoît, 1979). Cependant, le terme «dégradation» peut avoir un sens différent d’une population à l’autre. Le plus souvent, par exemple chez les Rendille, le terme indique plutôt des pertes de fourrages que des pertes de potentiel du sol (Oba, 1985). Les éleveurs mbororo du Nord-Cameroun constatent une forte régression de la qualité des pâturages dans les parcours sur la base de certains indicateurs qui leur permettent d’identifier les espaces dégradés ou en voie de dégradation. Il s’agit de la prolifération des herbacées indésirables pour l'alimentation du bétail comme Cassia tora ou Hiptislanceolata. Ces indicateurs leur permettent d’éviter ces zones afin qu’elles puissent se régénérer. Toutefois, lorsque cela est inévitable, le maintien des animaux sur les espaces dégradés les oblige à consommer certaines espèces ligneuses non appétées auparavant comme Terminalia laxiflora et Sterculia setigera. Privés d’une partie du pâturage à cause de l’insécurité foncière relative aux parcours, les éleveurs utilisent de plus en plus les feuilles et les fruits des arbres pour l’alimentation du bétail (Kossoumna Liba’a, 2008). Les éleveurs estiment que les plaques de sols nus deviennent de plus en plus nombreuses et que la « brousse est morte », c’est-à-dire qu’elle ne leur procure plus toutes les ressources nécessaires pour leur propre alimentation et celle de leurs troupeaux. « Les fruits sont partis, le gibier est aussi parti, il faut aller très loin chercher le bois ». Ces témoignages des éleveurs attestent qu’ils sont conscients de la diminution des ressources et ils sont conscients que la dénudation est une preuve que la terre a besoin de se reposer et qu’il faut désormais aller ailleurs faire pâturer le bétail. Niamir (1986) résume, ainsi qu’il suit, que les connaissances locales sur les ressources naturelles comprennent trois types d'informations : 1) connaissances culturelles accumulées ; 2) connaissances modifiées par le contact avec d'autres cultures ; 3) connaissances sur le milieu acquises progressivement (Knight, 1974a). Les systèmes de connaissances descriptifs dépendent des renseignements que la population peut accumuler et transmettre sans avoir recours à des microscopes, des comptes rendus écrits ou des annales. Grâce à leur mémoire prodigieuse et à l’inclusion de ces renseignements dans les chansons, les contes et les proverbes, les habitants parviennent à transmettre leurs connaissances de génération en génération. Chez les Touareg KelDinnik, il existe un jeu dans lequel tous les coups, les positions, les pièces et les stratégies portent les noms d’activités ou d’objets associés à l’élevage (Bernus, 1975a). Ces jeux et ces récits peuvent être utiles pour mieux comprendre les stratégies locales de gestion.

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Cette rapide revue de la littérature montre que les connaissances des éleveurs sur les changements climatiques sont fines et méritent d’être prises en compte. L'applicabilité et le succès des différentes mesures d'adaptation varieront en effet fortement selon les régions et les types d’éleveurs. Pour déterminer si une mesure d'adaptation est appropriée à une situation donnée, il faudra évaluer son efficacité, sa faisabilité économique et sa compatibilité institutionnelle. De plus, il faudra considérer les caractéristiques de l’éleveur ainsi que la nature des stimuli du changement climatique. Les contraintes économiques et politiques possibles doivent également être prises en compte. Mais le point le plus important, c'est d'évaluer la mesure d'adaptation à adopter dans le contexte d'un processus élargi de prise de décision. Les chercheurs sont d'avis que les éleveurs s'adapteront au changement climatique en prenant des décisions de gestion actualisées, et que c'est l'interaction des facteurs déterminants climatiques et non climatiques, plus que le changement climatique en soi, qui déterminera la mesure d'adaptation adoptée. Méthodologie La méthodologie d'analyse utilisée s'appuie sur les recherches en sciences humaines et sociales. Elle combine les méthodes d'enquêtes anthropologiques (observations, suivis, entretiens semi-directifs, enquêtes) avec des guides d'entretiens et des fiches d'enquêtes et de suivi et les méthodes géographiques (cartographies, observations des paysages et sites occupés et exploités par les éleveurs, évolution de l'état du pâturage…). Dans un premier temps, des enquêtes préliminaires (monographie agroécologique et socio-ethnique des sites d’étude) ont été réalisées. Cette phase a permis de faire la sélection des terroirs, des espaces de pâturage représentatifs de la diversité géographique et sociologique des zones d’élevage et des parcours. Deuxièmement, les données secondaires constituées des études, recherches, articles et communications sur les évolutions du climat et ses conséquences sur l'élevage dans les zones soudano-sahéliennes d'Afrique centrale en général et dans le nord du Cameroun en particulier ont été collectées (figure 1).

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Figure 1. Situation et localisation de la zone et des sites d’étude. Ces données ont permis d'avoir un aperçu général sur les contextes d'évolution de l'élevage et du milieu rural, les compétitions, les conflits, les complémentarités entre les acteurs ruraux en présence, les institutions et les actions en faveur de l'élevage, les problèmes climatiques observés, etc. Des enquêtes sociologiques et anthropologiques ont été menées auprès des éleveurs à l'aide d'un guide d'entretien et/ou fiche d'enquête : après avoir constitué un échantillon aléatoire de 500 éleveurs, l’identification au sein de terroirs choisis, des espaces de pâturage et des aires protégées des indicateurs des changements climatiques perçus par les éleveurs a été faite. Ces indicateurs perçus par les éleveurs ont été ensuite confrontés avec les données issues de la recherche formelle. Enfin, les stratégies individuelles et collectives des éleveurs pour atténuer, s'adapter aux effets du changement climatique, discuter des réussites, des échecs et des contraintes des stratégies endogènes envisagées ainsi que de la perception qu'ont les éleveurs des actions des différents projets et programmes d'appui aux changements climatiques ont été de même identifiées. 201

En ce qui concerne les méthodes géographiques, des levés de terrain et collectes des données floristiques ont été réalisées. Les relevées floristiques sur les espaces cultivés et non cultivés à travers une méthode d’inventaire simple ont concerné aussi bien les ressources ligneuses qu’herbacées. Deux transects transversaux, distants de 10 mètres environ l’un de l’autre ont été utilisés. Le long de chaque transect, des relevés de végétation distants d’environ 20 mètres ont été effectués. Dans la forêt-galerie (végétation arborée des berges des cours d’eau), la réalisation d’un relevé de part et d’autre du cours d’eau a été indispensable. Dans chaque placette, une fiche de description a été tenue où ont été notées les informations comme le type de sol, la classe d’âge et les espèces des ligneux et d’herbacées dominantes. Pour ces dernières, les entretiens auprès des éleveurs ont permis de cerner les usages, notamment les plantes appétées, non appétées, nocives, médicamenteuses, comestibles par les hommes, indicatrices de dégradation des pâturages... Par ailleurs, l’identification des cours d'eau et mares réduits, taris ou disparus dans les zones de parcours utilisées par les éleveurs a été effectuée. En ce qui concerne les observations et le suivi, nous avons, pendant une année complète, réalisé des visites fréquentes et des séjours répétés dans les territoires occupés par les éleveurs et les circuits de transhumance. Cette démarche a en outre consisté en l’accompagnement dans chaque territoire des éleveurs au moins une fois par semaine dans leurs trajets quotidiens et dans l’accomplissement de leur travail afin d’observer leurs faits, gestes et comportements, mais aussi afin de nous imprégner des réalités et des vécus quotidiens des autres acteurs, de recueillir de manière spontanée les différentes informations et de comprendre certaines subtilités propres à chacun d'entre eux. Quant à l’analyse des informations collectées, les données qualitatives ont été dépouillées manuellement et classées par type d'acteur et par modalité de réponse. Les données quantitatives ont fait l'objet d'opérations de statistiques descriptives (sommes, moyennes, variances, écart type…) et compilées puis interprétées. Les résultats obtenus ont été restitués auprès des éleveurs en vue de se rassurer de la validité des informations recueillies. Cette phase a permis de faire des enquêtes et entretiens complémentaires afin de compléter les informations collectées. Résultats Évolution des modes de vie des communautés d’éleveurs mbororo Des systèmes de production fragilisés La crise foncière a toujours été l’un des problèmes majeurs des éleveurs mbororo qui n’ont jamais l’assurance une année sur l’autre d’avoir accès aux mêmes zones pastorales, ces parcours pouvant leur être retirés par les autorités 202

traditionnelles (laamiibe) ou partiellement défrichés par les agriculteurs. Si les communautés d’éleveurs ne se plient pas à l’impôt coutumier (la zakkat) et à d’autres formes de prélèvement, les autorités traditionnelles peuvent remettre en cause très rapidement leurs droits d’accès à certains parcours. Par ailleurs, les projets de sécurisation des parcours par le bornage mis en œuvre par des projets et la délégation régionale de l’élevage n’ont pas donné les résultats escomptés, la réalisation de ce bornage n’ayant pas toujours associé toutes les parties prenantes. Dans le cas de Laïnde Ngobara, quelques parcelles de culture existaient dans la zone pastorale avant le bornage et les agriculteurs n’ayant pas été indemnisés au moment du classement de la zone, ont continué à y cultiver. Généralement, les éleveurs reprochent aux autorités traditionnelles de ne pas faire respecter les accords obtenus de longue date et le plus souvent actés par l’administration, comme la délimitation des pistes à bétail (burtol) et des grands parcours (hurum). Pourtant, la loi de 1976 sur la gestion du domaine national a renforcé l’arsenal juridique et le pouvoir des services publics pour régler les conflits et organiser l’occupation des terres. Mais aujourd’hui, les autorités publiques n’assument plus leur rôle d’arbitrage et de régulation. La gestion de l’espace est soit délaissée, soit mise en œuvre de manière arbitraire sans prise en compte objective des besoins des différents groupes socioprofessionnels. Les autorités traditionnelles sont malheureusement les premières à brader les zones de parcours au profit des agriculteurs et plus souvent de ressortissants des villes se lançant dans les productions végétales avec lesquels ils monnayent le droit de défricher. La diminution des surfaces pâturables et des pistes à bétail fragilise ces systèmes pastoraux reposant sur la mobilité du bétail et les parcours naturels collectifs. Cette crise foncière n’encourage pas les éleveurs à s’investir dans la gestion des ressources pastorales dans la mesure où ils n’ont pas la garantie de récupérer les fruits de leur investissement comme la mise en défens des parcours dégradés ou leur ensemencement avec des espèces fourragères améliorantes. Ceci peut aussi expliquer qu’aucune tentative pour réglementer l’émondage des arbres fourragers ou encore, pour limiter les feux tardifs néfastes à la végétation, n’ait été entreprise par ces éleveurs mbororo. Les Mbororo se sédentarisent et modifient leurs pratiques d’élevage Pour comprendre l’origine des diverses formes de crise touchant les éleveurs mbororo, il est nécessaire de revenir sur leur histoire et les raisons qui les ont amenés à se sédentariser. Les communautés mbororo se sont installées dans le nord du Cameroun au cours du XXe siècle en provenance du Niger et du Nigeria à la recherche de régions peu peuplées et riches en pâturage. Ils ont obtenu des droits de pâture de la part des autorités coutumières, les laamibe peuls sédentaires. Afin d’acquérir des droits fonciers et politiques, les Mbororo, initialement nomades ont opté depuis une vingtaine d’années pour la sédentarisation de leur habitat. Leurs campements ont été reconnus par l’État

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comme des villages, et ils ont obtenu des cartes d’identité et le droit de vote. Cette fixation s’explique par leur souci d’améliorer leurs conditions de vie : accès à l’eau par des forages et puits, école et centres de santé au village ou à proximité. La fixation de l’habitat de ces éleveurs et la sédentarisation de certaines de leurs activités (production de céréales) les ont pourtant rapprochés des autorités administratives. Mais cela n’a pas été suffisant pour les insérer dans le jeu politique, économique et social local et pour garantir leur sécurité. Ayant obtenu la nationalité camerounaise, les éleveurs mbororo peuvent se faire représenter dans les instances locales de décision comme les communes rurales, les partis politiques, voire à l’Assemblée nationale. Mais leur poids dans ces instances est quasiment nul du fait, entre autres, de leur analphabétisme. Ils ont peu misé dans le passé sur l’éducation de leurs enfants qui sont très peu présents dans l’administration et les services techniques. Toutefois, leur sédentarisation les amène à être considérés comme des partenaires potentiels par les projets de développement rural surtout s’ils acceptent de créer des organisations d’éleveurs. D’un point de vue économique, cette sédentarisation facilite l’accès aux informations utiles au commerce du bétail. Grâce à la fumure animale, la sédentarisation s’accompagne du développement sur de petits espaces proches des habitations de la culture continue et intensive du maïs. La majorité des éleveurs sédentarisés assure ainsi la sécurité alimentaire de leur famille (Kossoumna Liba’a et al., 2010). Des projets de développement et les services techniques ont pu faire classer dans ces territoires d’attache des espaces en parcours bornés a priori interdits de culture. Mais ces parcours « sécurisés » sont de petite taille : moins de 150 ha pour plus d’un millier de bovins dans chaque village étudié. Ils ne sont pas en mesure, en saison des pluies, d’assurer l’alimentation de tout le bétail. La pratique de la transhumance des troupeaux s’avère donc indispensable. Les déplacements des troupeaux lors des transhumances sont rendus difficiles par le rétrécissement et parfois la disparition des pistes à bétail. Le plus souvent, les bergers sont obligés d’emprunter les grandes pistes rurales et les bords des routes goudronnées, dès que les champs sont emblavés. Au niveau des pouvoirs publics, les mécanismes de résolution des conflits entre agriculteurs et éleveurs ne fonctionnent pas bien, faute entre autres, de moyens logistiques. Les régulations auprès des instances étatiques et des autorités traditionnelles sont, en effet, inefficaces, lentes, arbitraires et coûteuses. Les services techniques ne sont plus en mesure de contrôler le bon état des pistes (largeur adéquate) et d’éviter les défrichements des agriculteurs dans certaines zones pastorales. Dans ce contexte, les éleveurs adoptent de plus en plus des stratégies individuelles pour accéder aux petits espaces de pâturages résiduels en scindant le troupeau en petites unités (Dongmo, 2009).

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Adaptation des éleveurs aux crises climatiques L’élevage n’est pas une activité neutre vis-à-vis de l’environnement. Dans les systèmes d’élevage extensifs tropicaux, le bétail joue un rôle de médiateur et d’amplificateur des actions anthropiques. En zone sahélienne, les marques d’effectifs de cheptel importants sur l’espace, la végétation et les sols excèdent l’empreinte des techniques agricoles traditionnelles. Le surpâturage prépare une érosion éolienne qui peut prendre une ampleur catastrophique et devenir irréversible (Boutrais, 1986). De façon moins dramatique, mais encore spectaculaire, les feux de savane à buts pastoraux rejettent chaque année de grandes quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère. Mécanisme encore plus subtil, les animaux émettent du méthane selon des quantités qui équivaudraient aux émissions des forêts tropicales marécageuses (Fontan, 1993). L’élevage compte ainsi parmi les facteurs qui interfèrent avec les mécanismes écologiques en Afrique dans les milieux arides et semi-arides, les savanes soudaniennes et même guinéennes. Face aux crises environnementales, les éleveurs mbororo s’accrochent à la transhumance et valorisent la fumure organique produite par leurs animaux. La gestion et la préservation des espèces ligneuses et herbacées Les contraintes liées à l’accès aux parcours et la diminution des espaces de pâturage ont des conséquences néfastes sur l’état de la végétation des parcours (herbacée comme ligneuse). Sur le plan régional, les ressources fourragères étant inégalement réparties dans l’espace et dans le temps1, seule la transhumance permet pour le moment aux éleveurs un transfert de charge saisonnière entre zones. La durabilité écologique des systèmes de production des éleveurs mbororo tient aussi à diverses composantes : la mobilité comme mode d’utilisation durable et reproductible de l’espace ainsi que l’impact écologique des pratiques agricoles et d’élevage sur la fertilité des sols et la flore naturelle. L’exigence du maintien de la mobilité La mobilité a toujours constitué la meilleure défense des pasteurs devant les difficultés de tous ordres : exigences d'un État autoritaire et centralisateur, disparition provisoire du potentiel fourrager de leurs parcours habituels ou encore révolte et insécurité. Plutôt que de s'adapter à des ressources fourragères qui s'amenuisent, tout se passe comme si des pasteurs adoptaient la solution de la dérobade pour préserver des augmentations de bétail et maintenir des techniques d'élevage extensif, en recherchant de nouveaux pâturages (Boutrais, 1994). Dans le nord du Cameroun, les éleveurs sont sédentarisés sur de petits territoires dont la capacité de charge est largement dépassée par le nombre d’animaux dont ils 1

Du fait du gradient de pluviométrie et de la date d’arrivée des pluies observé entre le nord et le sud de la région du Nord.

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ont la garde. Dans les deux territoires étudiés, bien que les espaces cultivés et de parcours soient gérés par les communautés d’éleveurs avec une certaine sécurité2, la surface mise en valeur est insuffisante pour assurer toutes les activités d’élevage durant le cycle annuel. En effet, la surface cultivée par résident est largement suffisante pour nourrir la population présente dans les villages, car les rendements en maïs dépassent généralement 2,5 tonnes/ha du fait du recours au parcage animal. Ainsi 0,3 ha de maïs vont fournir au moins 750 kg de grain par résident par an. On comprend facilement que la majorité des unités de production soint excédentaire en céréales3. Par contre, la surface des parcours villageois est largement insuffisante pour nourrir le bétail (dont la moitié appartient à des citadins qui le confient aux éleveurs). Si on émet l’hypothèse qu’un parcours peut produire au mieux 2,5 tonnes/ha/an de biomasse fourragère consommable par les bovins (Dugué, 1996), 1 km² de ce type de parcours peut nourrir 105 bovins adultes (UBT) pendant une année. En première estimation4 et sans recourir à une analyse fine de l’offre fourragère sur l’année, on peut considérer que ces deux territoires peuvent assurer respectivement l’alimentation d’environ 200 bovins adultes à Ndiam Baba et 480 à 530 à Laïndé Ngobara. Au vu des effectifs recensés, la sédentarisation définitive de ces éleveurs avec leurs troupeaux dans ces territoires s’avère impossible même si on maintient l’accès à des parcours extra villageois de proximité (dans les collines et le long des berges de la Bénoué qui sont aussi convoitées par d’autres éleveurs locaux). La culture fourragère ne pourrait pas apporter un surplus d’alimentation suffisant à moins de recourir à des systèmes de culture très intensifs, non compatibles avec les moyens des éleveurs (irrigation pour une culture permanente, fertilisation forte, clôture). Le recours à la transhumance ainsi qu’aux parcours de proximité hors des territoires d’attache est indispensable à l’entretien du bétail. Au regard des superficies sur lesquelles les éleveurs sont fixés et le nombre d’animaux dont ils ont la charge, la mobilité est donc le moyen le plus efficace pour tirer avantage au mieux de la grande variabilité temporelle et spatiale des ressources pastorales. Au lieu de confirmer les hypothèses et les désirs des techniciens et décideurs selon lesquels les animaux et les éleveurs ne peuvent faire autrement que de se fixer sur des espaces de pâturage bornés et sécurisés, les éleveurs ont mis en place un système d’élevage original différent. Ils tentent d’adapter leur mobilité au nouveau contexte en exploitant de nouvelles opportunités. Les éleveurs développent de nouvelles formes de mobilité basées sur des circuits plus courts avec un nombre d’animaux moins important. Ce qui les oblige à scinder le grand troupeau en sous-unités de 30 à 40 têtes qu’ils 2

Si les enclaves des agriculteurs ne s’agrandissent pas. À raison de 210 kg de céréales consommées par résident et par an, il suffit de 0,084 ha cultivé par résident pour atteindre l’autosuffisance avec un rendement de 2500 kg/ha. 4 En se limitant aux besoins d’entretien d’un bovin adulte de 250 kg qui correspondent à l’ingestion de 6,5 kg de matière sèche par jour. 3

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confient à plusieurs bergers salariés afin de maximiser l’accès aux divers espaces de pâturages morcelés. Le coût de la garde du troupeau avec plusieurs bergers est compensé par l’apport monétaire des propriétaires de bétail citadins. Ces pratiques qui tendent à se généraliser sont en parfaite adéquation avec le souci de préservation de l’environnement naturel en évitant des séjours prolongés, voire permanents des troupeaux aux mêmes endroits pouvant provoquer des risques de surpâturage. Mais avec la diminution des surfaces de friche et des jachères de longue durée, les éleveurs des deux territoires d’étude, mais aussi de tout le territoire de NgongGaroua ont tendance à se retrouver en transhumance sur les mêmes grands parcours. Dans ce contexte, il paraît difficile de réglementer l’arrivée de nouveaux transhumants dans ces espaces encore riches en pâturages. En l’absence de règles et d’instances de gestion de ces parcours, on peut craindre à court terme une dégradation de la flore et une perte de leur valeur pastorale. À moins que les éleveurs raisonnent différemment au croît de leur cheptel ou que l’administration déclasse certaines zones de chasse sans grande valeur faunistique5 actuellement. Dans tous les cas, le maintien de la mobilité (et si possible associée à la gestion de la charge en bétail dans les différents parcours stratégiques) s’impose aux éleveurs comme le système le plus à même de limiter la dégradation des parcours avec l’utilisation de territoires complémentaires en cours d’année. Pour le moment, les projets de développement6 à travers des initiatives pour la négociation concertée de la répartition des espaces entre agriculture (champs de culture) et élevage (parcours et pistes à bétail) n’ont pas pu avoir d’impact durable sur une véritable sécurisation des espaces négociés pour les deux activités. Il est arrivé dans plusieurs cas que suite à ces négociations, des agriculteurs créent des blocs de cultures dans les espaces négociés pour l’élevage et que des éleveurs étendent de leur propre initiative les limites réservées aux parcours aux dépens des espaces agricoles. Les réactions de la commission consultative tardent ou n’arrivent jamais lorsqu’un groupe ou un autre signale de telles infractions. Il s’agit là d’une forme d’insécurité collective extrêmement dangereuse, car pouvant déboucher sur des drames avec des pertes en vies humaines. Par ailleurs, les tentatives d’accroissement de la complémentation alimentaire par la vulgarisation des cultures fourragères hautement productives afin de nourrir le bétail avec des ressources produites localement ont connu des échecs. Ce qui montre que la mobilité des troupeaux demeure l’un des savoir-faire aptes à assurer la reproduction des exploitations pastorales et la préservation du potentiel des ressources renouvelables. En effet, d’un point de vue écologique, la transhumance permet d’exploiter la flore au moment où le pâturage est disponible 5

En particulier celle proche de Ngong et du hurum de Kalgué qui renferme peu de faune sauvage. Projet de Développement Paysannal et de Gestion des Terroirs ; Projet de Gestion sécurisée des Espaces pastoraux ; Projet Eau-Sol-Arbre.

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et de préserver des espaces de non exploitation, d’où la limitation de la pression de pâturage. Il est donc impératif pour les décideurs, notamment l’État, de soutenir la sécurisation des droits d’accès aux terres de parcours. Valorisation de la fumure animale pour la préservation de la fertilité des sols Les systèmes de production des éleveurs mbororo étaient à l’origine strictement pastoraux et évoluent progressivement vers l’agro-pastoralisme. Il existe au sein de ces systèmes, une certaine synergie entre l’agriculture et l’élevage avec la consommation des résidus de récolte, mais surtout la production et l’utilisation de la fumure organique pour les parcelles de maïs des éleveurs. Ceci a des conséquences favorables sur les performances agronomiques de leurs cultures. En effet, la sédentarisation des familles d’éleveurs leur impose la pratique de l’agriculture, notamment la culture du maïs très exigeante en fertilisants. Peu coutumiers de l’usage des engrais minéraux et non intégrés aux circuits d’approvisionnement en intrants de l’Organisation des producteurs de coton (OPCC-GIE) et de la SODECOTON, les éleveurs utilisent une partie de leurs animaux pour assurer la fertilisation de leurs champs de maïs. Ils valorisent ainsi toute la production de fumure animale7 disponible avec la généralisation de la pratique du parcage nocturne facilitée par l’acquisition de fils barbelés. Cette valorisation de la fumure animale a modifié leurs systèmes de transhumance. Autrefois, les animaux pouvaient passer des années sans revenir sur le terroir d’attache. Maintenant, ils y passent systématiquement entre un mois et un mois et demi par an pour fumer les parcelles. C’est le cas aussi de nombreux animaux qui restent dans les territoires. Il y a même un système de rotation des animaux entre les zones éloignées de transhumance et les territoires d’attache de sorte qu’un nombre constant d’animaux demeure sur les parcelles. Malgré le nombre d’animaux et de parcelles variables entre les différentes exploitations, tous les éleveurs arrivent plus ou moins à fumer leurs parcelles, grâce à des réseaux d’entraide. Il y a actuellement dans ces unités de production d’éleveurs un surplus de fumure animale qui pourrait être cédé aux agriculteurs voisins qui subissent l’augmentation des prix des intrants et le durcissement des conditions de leur acquisition auprès de la SODECOTON et de l’OPCC-GIE. De plus, certaines techniques en cours de vulgarisation auprès des agro-éleveurs, comme la production de fumier sous parc arboré, méritent également d’être vulgarisées auprès des éleveurs mbororo, surtout ceux qui possèdent peu de bovins. L’élevage des ruminants contribue donc à recycler les résidus et fourrages cellulosiques8 en fumure organique. La fumure animale est donc importante pour 7

Les déjections des bovins sans adjonction de litière. Ces biomasses végétales sont généralement détruites par le feu du fait des agriculteurs, car leurs effectifs d’animaux sont faibles.

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la fertilité chimique et la structure du sol. Elle est meilleure que la fumure minérale qui n’a aucun effet sur le taux de matière organique du sol. En plus, à forte dose, elle a aussi un effet négatif sur le striga, une adventice redoutable. Les nouvelles pratiques valorisent donc mieux la fumure animale que les anciennes traditions de transhumance à long terme et grande distance. Insertion dans les réseaux sociaux locaux et raffermissement des liens intercommunautaires La durabilité sociale traduit l’évolution de la qualité de vie des éleveurs, mais aussi leur insertion dans les réseaux professionnels locaux, l’entraide, l’accès aux services et les relations de proximité d’une manière générale (Kossoumna Liba’a, 2008). Diversification des échanges et complémentarité entre les éleveurs Depuis leur fixation, les éleveurs ont intensifié leurs échanges. Bien qu’il existe des compétitions entre eux pour l’accès aux ressources pastorales, les éleveurs ne cherchent pas à garder systématiquement pour eux les informations sur les pâturages. Les moyens de locomotion n’étant pas encore importants dans les campements, ceux qui en possèdent se chargent d’aller prospecter l’état des pâturages et partagent l’information sur le choix des lieux de transhumance sans aucune contrepartie. Ils rapportent également des informations sur les zones de conflits potentiels, les zones d’insécurité, les zones saturées avec un nombre important d’éleveurs ou d’animaux. Malgré l’exigüité de l’espace réservé à l’habitat et la saturation de l’espace agricole, les premiers éleveurs continuent de recevoir de nouveaux candidats à la sédentarisation. Par contre, ils refusent systématiquement l’installation de personnes étrangères à leur clan sur leur territoire. Lorsqu’un nouveau membre de leur clan désire s’installer, certaines précautions sont préalablement prises. Tout d’abord, le chef du quartier prend soin de vérifier s’il n’est pas mal intentionné en se renseignant sur ses antécédents dans les différents sites qu’il a occupés. S’il est accepté, le chef du quartier doit le présenter aux autorités traditionnelles, d’abord au chef du quartier (ar’do) puis au représentant du laamiido s’occupant de l’élevage (sarkinsaanou). Cependant, il ne peut pas défricher une parcelle. Le chef du quartier lui en octroie une où il cultive et cette dernière lui appartient. Création de nouveaux rapports sociaux avec les citadins L’adaptabilité sociale des systèmes de production des éleveurs peut aussi s’appuyer sur leurs alliances avec les citadins. En effet, pour certains citadins fortunés, des commerçants, des hommes d’affaires ou des fonctionnaires, l’élevage s’avère être une forme d’épargne attractive (meilleure rentabilité que la banque, mais aussi prestige social). La moitié du bétail détenu par les éleveurs de 209

Ndiam Baba appartient d’ailleurs aux citadins de la ville de Garoua. Cette relation de travail permet aux éleveurs d’avoir plus facilement accès aux aliments pour bétail vendus en ville (tourteaux, sons...). En effet, les hommes d’affaires de Garoua peuvent plus facilement acheter du tourteau de coton pour lequel il existe une forte spéculation du fait de leurs relations et la proximité avec les commerçants et la SODECOTON. Les éleveurs qui gardent le bétail de ces citadins peuvent ainsi y avoir accès. Ils utilisent également ces relations pour accéder à certains espaces de pâturage, mais aussi limiter les effets des conflits avec les autres acteurs. Ainsi, quels que soient les animaux ayant fait des dégâts, les bergers déclarent systématiquement qu’ils appartiennent aux citadins. Ces derniers ayant le pouvoir, grâce à leurs relations avec les instances de justice, de limiter les dédommagements. Crises climatiques et délitement des liens sociaux entre les éleveurs Amenuisement des décisions collectives pour le départ en transhumance Les règles qui régissent la fréquence des déplacements et les itinéraires de transhumance n'ont plus de caractère formel. En effet, il n’y a plus, comme l’avait observé Boutrais (1995) dans les hautes terres de l’ouest, une réunion au cours de laquelle est décidée la date de départ en transhumance, la même pour tout le monde dans la communauté. Bien que les aînés soient toujours écoutés et respectés, il n’existe pratiquement plus de code communautaire régissant les stratégies de transhumance. Les décisions stratégiques précises se prennent dans chaque exploitation. Si les grandes périodes de départ ou de retour des transhumances sont bien définies et connues, il n’y a pas de synchronisation collective sur les dates de départ et les lieux de transhumance. En effet, un éleveur peut rendre visite à une connaissance sur un lieu de pâturage et, trouvant les animaux de son hôte en bon embonpoint, il peut décider spontanément d’y amener les siens. Les éleveurs jugent également l’état physique des animaux des autres éleveurs lors de leur retour de la transhumance. Cela peut les convaincre de prendre la même direction l’année suivante. Transmissibilité intergénérationnelle mise à mal La durabilité sociale des stratégies d’adaptation des éleveurs se fait dans une certaine mesure au détriment de la pérennité des pratiques ancestrales. La transmissibilité intergénérationnelle des savoir-faire s’analyse ici au regard de la place de l’élevage dans la dynamique locale et familiale entre les parents et les jeunes Mbororo. On assiste à de profondes modifications à l’intérieur de la société mbororo avec les évolutions de l’organisation sociale de la famille et des activités. En effet, l’image de l’activité pastorale, la représentation dans la société actuelle du métier de berger et des modes de vie mobile, les valeurs qui lui sont associées, sont des facteurs qui déterminent la motivation des jeunes à pérenniser les savoirs

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pastoraux par la conduite et l’entretien du troupeau. Partant de cet angle, on peut affirmer que la transmissibilité des pratiques entre les générations est mise à mal par le fait que la nouvelle génération d’éleveurs, notamment celle des fils, est moins intéressée par la conduite du troupeau que la génération précédente. En effet, au fur et à mesure que s’accentuent les contraintes liées à la garde du troupeau et que les Mbororo se fixent, la possession de bovins commence à perdre sa valeur sociale auprès des jeunes. Selon un jeune Mbororo de Ndiam Baba, posséder des bœufs aujourd’hui n’a plus la même valeur qu’auparavant : « marralna’inafataafahin. Sungurladuudi: adaanatabooddum, a nyaamataahuundebooddum, a boornataabooddum, a don somitumtum »9 (Kossoumna Liba’a, 2008). Auparavant, ajoute cet éleveur, personne n’avait de la considération pour ceux qui n’avaient pas d’animaux. Aujourd’hui, les jeunes n’y attachent plus d’importance. La tendance est d’avoir un nombre limité de bœufs (maximum 30), recruter un berger et pratiquer d’autres activités comme le commerce, la conduite d’une mototaxi ou d’une voiture. En effet, affirme un autre éleveur, toujours à Ndiam Baba, « To a aandigoddohaaberni, to a don borna booddum, a mari valer ha wuro, beguidihaala maa jamum »10 (Kossoumna Liba’a, 2008). La plupart des éleveurs sont conscients que la transhumance de grands troupeaux sur de longues distances va s’arrêter et que la possession de grands troupeaux apporte plus de problèmes que de bien-être, car ce sont des biens visibles et convoités par autrui. Par ailleurs, il se pose également le problème de transmission des pratiques et modes de gestion traditionnelle des parcours. Les bergers salariés, dont beaucoup ne sont plus des Peuls, sont en effet moins outillés et moins motivés pour la préservation des parcours et de leurs ressources naturelles que les anciens bergers peuls. Leurs connaissances traditionnelles des plantes et de la nature sont insuffisantes. Le risque majeur de cette distanciation entre la conduite du troupeau et les autres activités (agriculture, commerce du bétail) est l’absence de contrôle et de gestion des grands parcours pourtant essentiels au maintien de la transhumance et donc aux systèmes d’élevage extensifs. Cette menace sur la transhumance est renforcée par le morcellement des parcours, la fermeture des pistes à bétail, même négociées, et plus récemment par l’insécurité grandissante en milieu rural. Le recrutement de plus en plus important des bergers salariés non peuls concourt à la diminution des différenciations ethniques en liaison avec l’évolution des modes de vie. On assiste donc à la fin des groupes ethniques selon les activités et à l’uniformisation des pratiques. Ceci menace la transmissibilité du système de production des Mbororo, de leurs savoirs et savoir-faire.

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Posséder des bœufs ne sert plus à rien. Il y a trop de travail : tu ne dors pas bien, tu ne manges rien de bon, tu ne t’habilles pas bien, tu es fatigué tous les jours. 10 Si tu connais la ville, si tu t’habilles bien et que tu as des contacts, tu as de la valeur au village et tu es sollicité pour des appuis, des conseils et des éclairages divers.

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Conclusion Face aux crises climatiques, les éleveurs adaptent leurs systèmes de production. La durabilité environnementale est assurée par les régimes de mobilité entre les différents territoires. Les éleveurs valorisent également de manière systématique la fumure organique sur les territoires d’attache où ils pratiquent une agriculture de subsistance. Sur le plan social, la proximité des éleveurs avec les villages d’agriculteurs et les villes leur permet d’accéder à une main-d’œuvre moins chère et de tisser un faisceau de relations nécessaire à la diversification de leurs activités. Ce qui conforte la durabilité économique de leurs nouveaux systèmes de production. Cependant, l’insécurité qui sévit particulièrement au sein de cette communauté ne remet-elle pas en cause cette durabilité ? Les résultats montrent également que la sédentarisation des systèmes d’élevage bovin des Mbororo et donc l’abandon de la transhumance, préconisée par les pouvoirs publics afin de réduire les tensions entre les agriculteurs et les éleveurs ne pourrait être viable qu’à trois conditions majeures : (i) la délimitation de grands espaces de parcours à proximité des villages d’éleveurs bien plus grands que ceux actuellement bornés, (ii) une gestion effective et concertée des ressources pastorales s’y trouvant et si possible de façon complémentaire, (iii) une révolution fourragère sur les territoires d’attache que les techniciens et les éleveurs ont du mal à concevoir et à mettre en œuvre. Par ailleurs, cette révolution fourragère à base de plantes cultivées (herbacées et arborées) ne doit pas mobiliser trop d’espaces afin de ne pas compromettre la sécurité alimentaire des populations de cette région fragile. Aujourd’hui, les conditions nécessaires à une sédentarisation totale des activités d’élevage ne sont pas effectives, de ce fait la pratique de la transhumance doit être préservée et intégrée dans les schémas de développement régionaux. Références bibliographiques Behnke R.H. et Kerven C., Herd management strategies among agropastoralists in the Bay region, Somalia, Bay Region socio-economic baseline study, Somalia, 1984. Benoît M., Le chemin des Peuls du Boobola, ORSTOM, Travaux et Documents n°101, ORSTOM, Paris, 1979. Bernus E,. « Jeu et élevage : vocabulaire d’élevage utilisé dans un jeu de quadrillage par les Touaregs IullemmedenKelDinnik (Niger) », JATBA 22 (4-56) : 1975, pp. 167-176. Bernus E,. « L’arbre et le nomade », JATBA 26 (2), 1979, pp. 103-128. Boutrais J,. « Les Foulbé de l'Amadoua et l'élevage : de l'idéologie pastorale à la pluriactivité ». Cahiers d'Etudes africaines XXXIV (1-3), 1994, pp. 175-196.

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Système d’alerte et de prévention endogènes en milieu pastoral face aux risques liés aux changements climatiques dans le Kanem au Tchad Pabamé Sougnabé, LRVZ, (Tchad) Résumé. Le pastoralisme joue un rôle prépondérant dans l’économie de la région du Sahel tchadien. Il participe à la sécurité alimentaire et nutritionnelle des ménages ruraux et urbains du pays. Cependant, ce système est confronté ces dernières années à de nombreux défis, liés surtout aux changements climatiques. Les populations pastorales sont structurellement exposées à des risques menaçant directement leurs moyens de production. C’est dans ce contexte de détérioration continue des conditions de vie et de l’environnement d’une grande partie de ces populations, qu’une étude a été menée auprès des pasteurs et agropasteurs de la région du Kanem située dans la bande sahélienne tchadienne pour évaluer les réponses des populations pastorales face aux différents risques et crises qu’elles affrontent quotidiennement. L’étude montre qu’outre les systèmes formels mis en œuvre par les institutions étatiques ou privées pour mettre à leur disposition des informations et/ou des moyens pour mieux répondre aux crises, ces populations pastorales disposent elles-mêmes de mécanismes endogènes pour s’informer sur les évènements susceptibles d’affecter leur survie. Les risques récurrents ont, en effet, conforté leur habileté à mettre en œuvre des stratégies de survie qui fonctionnent sur la base de systèmes d’information non structurés, mais qui semblent répondre en partie à leurs préoccupations. La communication verbale semble être le moyen le plus répandu d’accéder à l’information. Mots-clés : changement climatique, système d’information, alerte, risques, système pastoral, Kanem, Tchad. Abstract. Pastoralism plays a major role in the economy of the Chadian Sahel region. He participated in the food and nutritional security of rural and urban households in the country. However, this system is confronted in recent years with many challenges, especially related to climate change. Pastoralists are structurally exposed to risks directly threatening their means of production. It is in this context of continued deterioration of living conditions and environment of a large part of the population that a survey was conducted among pastoralists and agro-pastoralists in Kanem region located in Chad's Sahelian strip for evaluate the responses of pastoralists faces with different risks and crises they face daily. The study shows that, in addition to formal systems implemented by

state or private institutions to provide them with information and / or resources to better respond to crises, these pastoralists themselves have endogenous mechanisms for s' inform about events that may affect their survival. Recurrent risks have indeed strengthened their ability to implement survival strategies that operate on the basis of unstructured information systems, but seem to meet some of their concerns. Verbal communication seems to be the most common way to access the information. Keywords: Climate change, information systems, alert, risks pastoral system, Kanem, Chad.

Introduction Le pastoralisme joue un rôle prépondérant dans l’économie de la région du Kanem et, partant, du Tchad. Il participe à la sécurité alimentaire et nutritionnelle des ménages ruraux et urbains de ces régions. Le pastoralisme s’avère économiquement viable et écologiquement adapté à la valorisation durable d’une ressource naturelle fragile et éparse de cette zone sahélienne. Les systèmes pastoraux font vivre 40 % de la population et contribuent pour 37 % au PIB agricole, 14 à 20 % au PIB national (Koussou, 2013). Cependant, le Kanem, comme toutes les autres régions de la bande sahélienne, est confronté ces dernières années à de nombreux défis liés surtout aux changements climatiques. En effet, la région a connu au début des années 70 et le milieu des années 90 des variabilités climatiques les plus longues: les pluviométries ont baissé en moyenne de plus de 20% (Hulme et al. 2001). Cette période de dessiccation climatique était accompagnée d’un certain nombre de sécheresses très sévères, en particulier au début des années 1970 et 1980, et au cours desquelles des milliers d’animaux ont trouvé la mort (Glantz, 1976, 1996). Cette période de sécheresses successives a entraîné la descente des isohyètes et contraint en même temps les éleveurs sahéliens à migrer vers la zone de savane, mieux arrosée et mieux économiquement dotée du fait de la proximité de grandes villes les mettant ainsi en conflit avec les autres usagers de ces espaces. Malgré tout, ces éleveurs tentent tant bien que mal de s’adapter au nouvel environnement écologique et socio-économique. C’est dans ce contexte de détérioration continue des conditions de vie et de l’environnement d’une grande partie de cette population que cette étude a été envisagée pour évaluer de manière participative les réponses de ces populations pastorales face aux variabilités climatiques qu’elles subissent quotidiennement. Matériels et méthodes La présente étude s’est déroulée dans la région du Kanem située au nord-ouest du pays. Elle correspond à l'ancienne préfecture du Kanem dont le chef-lieu est Mao. C’est dans cette zone où cohabitent plusieurs groupes ethniques que nous 218

avons cherché à comprendre (à travers une approche participative) comment ces populations arrivent à survivre dans ce milieu aride. Caractérisation de la zone d’étude Le Kanem est une vaste zone pastorale comprise entre les 14e et 17e parallèles de latitude nord. Il est composé de trois départements (Kanem, Nord-Kanem et Wadibissam) et compte au total 10 sous-préfectures (figure 1). Le climat y est de type sahélo-saharien avec une tendance subdésertique dans la partie nord. Dans la partie sud, il fait transition avec le climat sahélien. La région est caractérisée par un climat avec deux saisons nettement tranchées : une courte saison des pluies de juillet à octobre et une longue saison sèche s’étendant sur le reste de l’année. Les précipitations annuelles varient de 100 à 200 mm de pluie. Les températures très contrastées oscillent entre 23°C en janvier et 45°C en mai (Koussou et al. 2015), donc l’amplitude thermique est en moyenne de 22°C. Le relief est fortement dominé par des dunes de sable et parsemé de cuvettes inter-dunaires appelées ouaddis. Ces dunes de sable sont occupées par une pseudo-steppe caractérisée par un recouvrement d'arbres et par la dominance d'un tapis de graminées annuelles. Au-dessous des entités de régions, départements, sous-préfectures, se rangent les cantons, d’origine coloniale. Ces cantons sont des subdivisions territoriales rurales avec à la tête, un chef de canton : autorité traditionnelle liée à des clans. Le chef de canton jouit d’une grande autorité et a des représentants dans toutes les zones où se trouvent ses administrés. Ces représentants sont appelés khalifa, ce sont des intermédiaires qui jouent le rôle de diffuseurs d’informations. Ils se chargent de transmettre aux éleveurs en déplacement toutes les informations administratives, et de faire remonter les besoins, les plaintes des administrés (Ancey et al. 2004).

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Figure 1. Localisation de la région du Kanem. C’est dans cette partie de la bande sahélienne que l’étude a été réalisée. Elle a concerné six sous-préfectures sur les 10 que compte la région: Nokou, Tchona, Ziguey et Rig-Rig dans le département du Nord-Kanem ; Kékédina dans le département du Kanem et Amdoback dans le département de Wadibissam (figure 2). Ces sous-préfectures ont été choisies sur la base de leur diversité écologique, ethnique et du mode de production (élevage agriculture, ou l’association des deux systèmes) pratiqué par les populations locales.

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Figure 2. Les zones concernées par l’étude. Les sociétés pastorales dans la région du Kanem Les principaux groupes ethniques qui peuplent le Kanem sont les Kanembous, les Toubous, les Arabes et les Peuls, étant entendu que seuls ces trois derniers s’adonnent au pastoralisme. L’organisation traditionnelle de ces éleveurs a fait l’objet de plusieurs études ou de recherches antérieures (Bourgeot, 1994 ; Yosko, 1994). Ces différentes études concluent dans leur totalité la complexité de l’organisation sociopolitique de ces communautés. Les principaux groupes ethniques Les habitants du Kanem sont appelés Kanembous. Cependant, Kanembou est un terme ambigu qui recouvre une réalité très complexe, car il désigne à la fois les habitants d’un lieu (le Kanem), mais également les locuteurs d’une langue (le Kanembou). Si on le prend au sens de« habitants du Kanem », le mot Kanembou s’appliquerait à tous les individus ou groupes qui résident dans cette région. Dans son acception la plus courante, le mot Kanembou ne désigne que des sédentaires alors que les nomades (Toubous Arabes et Peuls), même s’ils sont très anciens dans la région, ne sont pas reconnus localement comme Kanembous. Les Kanembous Les Kanembous dans le sens dont il s’agit ici, sont des agriculteurs sédentaires ayant des droits fonciers sur les ouaddis et exerçant pour la plupart l’élevage 221

comme activité secondaire. Toutefois, certains d’entre eux détiennent un effectif important d’animaux notamment ceux qui résident dans la sous-préfecture d’Amdoback et font de la transhumance sur des petites distances (25-50 km) en année de soudure. Les Toubous Le mot Toubou est d’origine kanembou et fut utilisé pour désigner des communautés dont l’origine commune n’est cependant pas établie (Yosko, 1994). Les Arabes, eux, ont eu recours au mot gorane pour les désigner. Selon les études réalisées par Bourgeot (1994), les Toubous seraient originaires de la région du Sahara central qui s’étend au nord du Tchad, entre le Niger, la Libye et le Soudan. Clanet (1975) a signalé leur présence dans ce Sahara central depuis le IXe siècle. Cet ensemble toubou serait composé de plusieurs clans: Daza, Kréda, Kercherda et Téda. Cette distinction entre les différents clans se serait produite lors de leur migration du Tibesti vers le Kanem : les Teda sont des Toubous restés encore au Tibesti, les Daza sont ceux qui ont migré dans le Kanem et les Kréda ont migré, quant à eux, vers les localités de la région du Bahr el-Ghazal. Les Peuls Les Peuls forment un vaste groupe ethnique présent dans de nombreux pays de l’Afrique sahélienne. Leur origine est mal connue et les hypothèses sont nombreuses. Certains auteurs (Boutrais, 1988) adhèrent à l’hypothèse d’une origine ouest-africaine, notamment le Fouta-Djalon et le Macina. Dans la zone étudiée, un seul groupe des pasteurs peuls a été rencontré : les Waïla. Ils sont majoritairement dans les sous-préfectures de Rig-Rig et Kékédina où ils pratiquent l’élevage des bovins et des petits ruminants avec des déplacements saisonniers de faible amplitude. Les Arabes Les Arabes seraient venus de la Péninsule arabique. Selon Le Rouvreur (1989), ils se sont divisés en trois grands groupes généalogiques : les Hassaouna, les Djoheïna et les Oualed Sliman, eux-mêmes subdivisés en plusieurs clans et fractions. Les Arabes rencontrés au cours des travaux de terrain, sont des OuledRachid et les Khozam qui seraient des Djoheïna. Originaires du Batha, ils se seraient déplacés dans ces localités à la suite de la sécheresse de 1984. Depuis lors, ils transhument entre le Sud-Kanem, le Hadjer-Lamis et le Chari-Baguirmi. Ils remontent moins au Nord-Kanem, sans doute du fait des difficultés d’accès à l’eau1. Les Arabes Ouled-Sliman encore appelés Fezzani dans la sous-préfecture

1

Considérés comme des étrangers dans ces localités, pour ces éleveurs, l’accès aux puits d’eau douce et aux puits natronnés est très difficile.

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rurale de Nokou ont aussi attiré notre attention. Ils seraient originaires de la Libye (Koussou et al.2015). Ces trois groupes ethniques qui exploitent cette bande sahélienne par différents systèmes de production, se différencient entre eux non seulement par leur origine, mais davantage par leur mode d’organisation sociale. L’organisation des sociétés pastorales dans le Kanem Les Kanembous et les Arabes ont une organisation sociale de type lignager. La structure lignagère soude les membres du groupe autour d’une référence commune à un ancêtre réel ou fictif. Cette référence à l’ancêtre établit la proximité sociale entre les groupes qui se réclament de sa descendance. À titre d’exemple, on peut distinguer chez les Arabes : la tribu (Nafar), le clan (Khabilé), le lignage (Khashimbet), la famille étendue (Biout). Les Goranes et les Peuls, par contre, ont une organisation sociale de type clanique par opposition à la société de type lignager. L’unité pertinente semble être le clan à la tête duquel se trouve la chefferie. À l’exemple des Peuls, bien que leur identité régie par le Poulaku soit forte dans leur tribu, leurs membres ne revendiquent pas les mêmes ancêtres. Ils se référent tantôt à un type d’animal (Ouddah2), tantôt à un espace (Waïla qui signifie simplement le nord). La compréhension fine de ces groupes ethniques qui peuplent la zone d'étude a permis par la suite de mettre en place une démarche méthodologique basée sur ces diversités tant sur le plan de leur origine que sur celui de leur mode de production et d’organisation sociale. Démarches et outils La recherche bibliographique qui a permis de faire l’état des lieux des connaissances sur les systèmes d’information et d’alerte précoce mis en œuvre ou en cours d’exécution au Tchad a été le travail précurseur de cet outil de recherche. Pour les recueils d’informations, trois outils d’enquête ont été mis en œuvre sur le terrain : les entretiens avec les personnes ressources (services techniques décentralisés, les fédérations des éleveurs, les autorités administratives et coutumières (i), les entretiens de groupes dans les campements qui ont permis de collecter d’une manière participative des indicateurs correspondant à différents champs de crise (ii), et les observations directes qui ont permis d’observer quelques animaux malades, la présence de cadavres des animaux provoqués par le manque d’alimentation ou des maladies, mais aussi par l’ensablement des zones de pâturage (iii). 2 Oudah fait référence à la couleur bicolore noir/blanc ou marron/blanc de leurs moutons. Les Oudah ne représentent pas un groupe lignager homogène ; certains d’entre eux n’ayant pas d’origine commune.

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La mission de terrain s’est déroulée entre le 11 juin 2014 et le 16 juillet 2014. 26 campements ont été enquêtés en raison de quatre à cinq campements par souspréfecture. Au total, nous avons effectué 25 entretiens de groupes auprès des éleveurs et 28 entretiens individuels avec des personnes ressources. Caractéristiques des systèmes pastoraux dans le Kanem Les systèmes d’élevage dans le Kanem sont pour la plupart basés sur le nomadisme, avec de grands déplacements saisonniers. Ces systèmes extensifs subissent durant ces 30 dernières années de plus en plus les effets de la variabilité climatique. Toutefois, selon les types de systèmes d’élevage, ces effets ne se posent pas de la même manière. Typologie des systèmes pastoraux Les différents systèmes pastoraux dans la région du Kanem se distinguent par leur degré de mobilité et/ou de fixité, leur degré d’association de l’élevage et de l’agriculture, leur mode de conduite et d’occupation de l’espace, leur organisation socio-économique et à moindre degré l’influence de la race élevée. En combinant ces différentes variables, il ressort trois systèmes d’élevage (Tableau 1) : - le système des Kanembous sédentaires désigné agro-élevage ; - l’agro-pastoralisme qui concerne le système pratiqué par certains Goranes ; - le pastoralisme nomade pratiqué par les Arabes et les Peuls Waïla. Tableau 1. Caractéristiques des systèmes pastoraux dans le Kanem. Types d’élevages Espèces Pastoralisme nomade Agropastoralisme Agro-élevage

Mode d’habitat Système production Chameaux Mobile Élevage

de Mobilités 50-150 km

Troupeaux Associe deux Élevage et agriculture 50-100 km mixtes types d’habitats : comme activités fixe et mobile secondaires Bovins Fixe (village) Agriculture et élevage 25-50 km (activités secondaires)

La proximité de la région avec le lac Tchad offre aux pasteurs des zones de repli en période sèche. Les Toubous chameliers se dirigent vers le nord du Kanem où les conditions physiques sont favorables à un élevage chamelier. Les Toubous bouviers et les Peuls transhument entre le Kanem et les régions du lac Tchad et du Chari Baguirmi. Les Arabes chameliers nomadisent entre le Kanem et le Chari Baguirmi. Ces différents groupes disposent de droits d’accès et d’usage différenciés aux ressources (eau, pâturage). En fait, cette distinction de zones ethniquement appropriées est fonction des droits d’accès aux puits. 224

Effets des variabilités climatiques sur les différents systèmes pastoraux Les défis auxquels les sociétés pastorales et agropastorales font face doivent être remis dans le contexte des évolutions en cours qui modèlent les dynamiques des systèmes productifs, en particulier les changements démographiques, l’augmentation du cheptel et des espaces cultivés, la transformation des systèmes de culture et d’élevage, la diminution de la complémentarité entre agriculteurs et éleveurs, les conflits croissants pour l’accès aux ressources naturelles (Bazin et al. 2103). Les variabilités climatiques influent donc sur ces dynamiques en modifiant, par exemple, les risques d’épizooties ou d’aléas climatiques extrêmes et les enjeux d’accès à l’eau, de conservation des pâturages, etc. Toutefois, les défis ne se posent pas de la même façon dans les différents systèmes d’élevage. Les systèmes les plus mobiles (pastoralisme nomade) apparaissent comme particulièrement adaptés aux variations du climat et de la production de biomasses qui caractérisent la zone sahélienne. Les systèmes moins mobiles tels que l’agro-pastoralisme et l’agro-élevage sont non seulement moins productifs en zone sahélienne, mais aussi beaucoup plus vulnérables aux aléas climatiques. D’une manière générale, les capacités d'adaptation de ces sociétés pastorales sont certes importantes, mais pas suffisantes pour répondre à l'ampleur du défi des variabilités climatiques. Il est donc nécessaire et légitime que les pouvoirs publics interviennent au travers de politiques et de projets visant à favoriser leur adaptation à ces perturbations climatiques. Politique publique en matière d’adaptation aux variables climatiques Depuis plus de 30 ans, l’État tchadien et ses partenaires techniques et financiers interviennent à travers le système d’alerte précoce pour faire face à la détérioration continue des conditions de vie et de l’environnement d’une grande partie de la population tchadienne de la bande sahélienne (Touré et al., 2013). La mise en place de ce système d’analyse de la sécurité alimentaire est devenue un impératif pour les différents acteurs nationaux et les partenaires au développement intervenant dans ce domaine. C’est ainsi qu’un certain nombre de systèmes d’information et d’alerte précoce en milieu pastoral ont été testés ou sont actifs (Ropanat, Repimat, Sipsa…) au Tchad, en lien avec le centre AGRHYMET et les institutions de recherche nationales. Ces systèmes ont pu ou peuvent fournir aux éleveurs des informations importantes afin de les aider à prendre rapidement des décisions tactiques en cas de crise. Seulement, la plupart d’entre eux n’ont pas pu travailler en accord avec les organisations d’éleveurs sur les informations pertinentes et utiles ainsi que les canaux et les modalités de diffusion de ces informations qui, jusqu’à présent, n’ont guère été utilisées que par les institutions publiques. Outre ces systèmes formels mis en œuvre par les institutions étatiques ou privées pour mettre à la disposition des populations pastorales des informations et/ou des moyens de mieux répondre aux crises, les pasteurs eux-mêmes 225

disposent de moyens propres pour s’informer sur les ressources nécessaires à leur survie dans un environnement instable et insécurisé. Systèmes endogènes d’information en milieu pastoral En dehors des informations produites par les Systèmes d’information précoce, il existe des mécanismes endogènes aux sociétés pastorales qui leur permettent de produire leurs propres indicateurs d’alerte. À ces deux sources d’indicateurs s’ajoutent d’autres types d’informations diffusées par les médias, circulant dans les marchés, les lieux de rencontres (cérémonie de mariage, de baptême, etc.). Indicateurs et réponses communautaires face aux crises Les pasteurs sont structurellement exposés à des risques menaçant directement leurs moyens de production. Ces risques confortent leur habileté à mettre en œuvre des stratégies de survie qui fonctionnent sur la base de systèmes d’information non structurés, mais qui semblent répondre en partie à leur demande (Sougnabé, 2014). Ces informations ne sont pas dissociées de leurs pratiques pastorales. Les indicateurs de pratiques utilisés et la circulation de l’information composent ce qui est convenu d’être qualifié de système d’information endogène. Les systèmes endogènes d’information portent donc sur les connaissances et informations créées, échangées, utilisées dans des différentes sociétés pastorales. Ces informations, comme souligne le rapport PESah3 (2005), peuvent être qualifiées de savoirs géographiques (les éleveurs se repèrent dans ces zones vastes au cours de leurs déplacements sans boussole, ni GPS, ni cartes ; l’espace est vécu et incorporé par des signes et symboles sur des pierres), médicaux (savoir entretenir un troupeau et une famille dans des zones non desservies en infrastructures médicales), biologiques (savoir lire la végétation et octroyer à chaque plante des vertus), climatologiques (prédire les précipitations, les saisons en fonction de la disposition des étoiles, et d’autres signes) (tableau 2).

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Programme pastoralisme et environnement au Sahel.

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Tableau 2. Indicateurs de prévision de crises chez certains groupes d’éleveurs. Ethnie

Indicateurs

Zone de Evénements collecte de probables l’information L’apparition en plein milieu du Les sites de Une bonne année Gorane ciel à minuit d’une grappe de 4-5 N’Tiona pluvieuse étoiles vers les mois de juin-juillet Une forte chaleur en fin de saison Les sites de Une bonne année sèche N’Tiona pluvieuse Non formation nuageuse aux mois Les sites de Une mauvaise année de juin-juillet N’Tiona pluvieuse Une prolifération des rats en début Les sites de L’apparition d’une de saison sèche N’Tiona épidémie sur le cheptel L’attaque/présence acridienne en Les sites de L’apparition des fin de saison sèche et début de N’Tiona maladies diarrhéiques saison pluvieuse chez les animaux Kanembou L’apparition d’une grosse étoile Les sites Indique une mauvaise (Charata) à l’est au mois de juillet d’Amdoback saison pluvieuse, le contraire indique une bonne année pluvieuse Un oiseau bleu (Djolai) qui vit Les sites Indique une mauvaise dans un trou. Si en creusant son d’Amdoback année pluvieuse. Le trou vers le mois de juillet, il jette contraire indique une la terre (ou fait l’ouverture) vers bonne année pluvieuse l’ouest L’apparition massive des insectes Peuls de Rig- Indique une mauvaise Peuls (cocorio) en fin de saison chaude Rig année pluvieuse ou au début de la saison des pluies L’apparition massive des rats en Peuls de Rig- Indique une mauvaise saison sèche Rig année pluvieuse

Le tableau 2 ci-dessus fait état des différents indicateurs chez les pasteurs de la région du Kanem pour prédire une bonne ou mauvaise saison pluviométrique ou encore l’apparition d’une épidémie dans le cheptel. Cependant, la pudeur dont font preuve les pasteurs à propos de ces informations est légendaire. Le sujet relatif à la prédiction des évènements (prévision des pluies, maladies, etc.) est typiquement tabou, il est difficile d’en obtenir des informations détaillées4. Demander à un pasteur ces informations le met dans un embarras tel qu’on perd vite le courage de renouveler la question.

4

Il semble que le Coran interdit formellement aux êtres humains de prédire les événements futurs qui sont de son ressort.

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Les différents champs de crises et les stratégies d’adaptation Les pasteurs et agro-pasteurs dans les six sous-préfectures étudiées ont dégagé au total trois champs de crises majeurs : l’alimentation animale (pâturage et l’eau), la santé animale, l’alimentation humaine. Les indicateurs relatifs aux différents champs de crises La productivité des pâturages dans la partie nord du Kanem est faible du fait de la sévérité des conditions climatiques (moins de 100 mm de pluie par an). Le service de l’élevage estime la production potentielle de ceux-ci à environ 400 kg/ha de matières sèches. Par contre, dans la partie sud de cette région, la pluviométrie annuelle varie entre 200-400mm, ce qui permet la pratique des cultures pluviales, mais le problème réside dans le déficit pluviométrique temporaire. Les indicateurs aux différents champs de crises observés (tableau 3) s’inscrivent dans le contexte où la pluviométrie a priori moindre et de variabilité plus grande augmente la vulnérabilité des ressources naturelles à toute forme de dégradation.

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Tableau 3. Les indicateurs locaux d’alerte. Champs de crises

Alimentation du bétail

Santé animale

Alimentation humaine

Niveau Indicateurs caractéristiques du niveau d’alerte de crise Alerte xDébut d’amaigrissement des animaux xDépart des animaux sans bergers vers le sud xTarissement rapide des eaux de surface xDiminution de la production laitière (quantité insuffisante pour le veau) Urgence xMortalité du cheptel xAnimaux mangeant leurs crottes séchées et les cadavres des animaux (cannibalisme 5) xArrêt de la production laitière xAvortement chez les femelles Alerte xProstration de l’animal (poils hissés et oreilles rabattues) xRefus de s’alimenter et de s’abreuver xApparition des symptômes (œdèmes, toux, enflure,…) xBaisse de la production laitière Urgence xÉtat cachectique des animaux xForte mortalité chez les animaux xDifficulté de se lever le matin ou de marcher xArrêt de la production laitière Alerte xRareté ou prix élevé des céréales sur les marchés xAppauvrissement de la ration quotidienne xSilence le soir au coucher du soleil (pas de jeu d’enfant) xApparition de diverses maladies (diarrhée, ballonnement de ventre, etc.) Urgence x Pas de céréale sur les marchés x État cachectique des enfants x Difficulté chez les femmes d’allaiter leur enfant x Mortalité infantile et maternelle (à l’accouchement)

Ces indicateurs ont été classés par ordre de pertinence. Cette classification s’est faite à travers une question assez simple : parmi les indicateurs d’alerte précoce qui sont répertoriés, lequel à lui seul peut-il traduire plus le niveau de la crise ? L’indicateur choisi est le plus sensible, le plus fiable et le plus pertinent de tous les indicateurs selon le groupe enquêté. Cet indicateur est par la suite éliminé et la question est reposée pour les autres indicateurs jusqu’à pouvoir les classer par ordre. Dans chaque sous-préfecture, il a été procédé à la synthèse en 5

« Ce phénomène a commencé il y a de cela quatre ans. Au début, nous avons pensé qu’il s’agissait d’une maladie. Finalement, nous avons remarqué que le phénomène se produisait en fin de saison sèche et nous avons tout de suite déduit qu’il s’agissait de la sous-alimentation. Le drame c’est qu’une fois qu’un animal mange un cadavre, il finit toujours par la mort quelques semaines après », déclaration d’un pasteur à Rig-Rig.

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fusionnant les indicateurs qui sont communs à plusieurs campements pour arriver à un nombre plus réduit de groupes d’indicateurs. Les réponses communautaires selon les niveaux d’alerte Les tentatives de réponses communautaires aux différentes crises correspondant au niveau d’alerte ont été recueillies après avoir répertorié les indicateurs. Toutefois, il convient de signaler que les pasteurs sont prêts à répertorier une gamme d’indicateurs pour décrire la situation dans laquelle ils se trouvent, mais il est plus difficile d’obtenir des informations sur leurs réponses face aux crises. La question, « que faites-vous face à un tel niveau d’alerte ? », est souvent évitée ou détournée : «nous nous remettons à Dieu». Le tableau cidessous résume les réponses communautaires aux différents niveaux d’alerte. Tableau 4. Les réponses communautaires dans le département du NordKanem. Champs de crises

Alimentati on du bétail

Niveau de crise Alerte

Urgence Alerte

Santé animale

Urgence

Alerte Alimentati on humaine

Urgence

Réponses communautaires mises en œuvre x Début de complémentation des animaux cachectiques et allaitants x Départ en transhumance x Division du troupeau et de la famille x Brader certains animaux maigres aux bouchers x Traitement traditionnel et aux antibiotiques x Quitter la zone infectée x Appel aux agents de l’élevage ou au docteur « Choukous » x Traiter traditionnellement6 ou aux antibiotiques les animaux malades x Appel aux agents de l’élevage et aux autorités administratives x Brader les animaux malades aux bouchers x Diminuer la part des céréales dans l’alimentation x Opter pour l’aliment de substitution (riz et pâtes alimentaires) x Se déplacer vers les zones agricoles x Consommer les produits de la cueillette7 (les fruits de Balanites et Zizyphus, Panicum, etc.)

Il en est de même pour les réponses proposées par la communauté pour faire face aux différentes crises. Elles sont classées en tenant compte de leur efficacité. 6

Ils gavent les animaux de thé ou de sucre, mais aussi de certaines décoctions de plantes. Le nomade, s’il ne domestique pas la nature en travaillant la terre, en connaît néanmoins toutes les ressources naturelles, qu’il exploite à chaque occasion. Pendant les périodes de disette et de soudure, ces produits permettent de compléter une ration parfois largement insuffisante.

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Ce classement répond à la question suivante : parmi les réponses proposées, quelle est pour vous, celle qui, une fois réalisée, peut réduire sensiblement les effets de la crise ? Modes de circulation des informations En milieu pastoral, il n’y a pas un mode, mais des modes de circulation des informations. La communication verbale semble être le moyen le plus répandu d’accéder à l’information (sur les marchés, au cours des cérémonies diverses, etc.). Chez les Peuls par exemple, le mode le plus répandu constitue l’échange de nouvelles au cours des salutations qui se font tout le long de la journée. Ces relations semblent être plus marquées chez les femmes : elles sont souvent ensemble pour se rendre, soit dans les villages d'agriculteurs des environs, soit aux marchés (lumo) pour la vente du lait, et elles se rendent souvent visite pour piler les céréales ou pour se tresser les cheveux. Toutes ces informations reçues sont par la suite validées par le Katchala (éclaireur) : quand le groupe (campement) reçoit une information relative aux pâturages ou l’arrivée d’une première pluie dans une localité, le Katchala se rend sur le lieu pour vérifier l’effectivité des faits pour ne pas prendre un quelconque risque. En dépit de ces relations, le milieu peul reste toutefois le milieu où il y a une forte rétention d’informations notamment en matière de pratiques pastorales. Deux campements peuls peuvent discuter entre eux sur l’état des ressources qu’ils exploitent, mais les décisions sont prises sans concertation au moment de les utiliser et chaque campement s’organise seul. Même dans le cas régulier des mouvements de transhumance, chaque campement a toujours pris ses propres décisions quant à se déplacer ou non. Comme le souligne Yosko (1995 : 5), « cette tendance à s’affirmer indépendamment des autres est à mettre en rapport d’une part avec la nécessité de délimiter son espace vital dans un système obligatoirement extensif et, d’autre part, par l’usage concurrentiel des ressources communes par des troupeaux possédés individuellement ». En effet, l’information sur l’accès et la qualité des ressources fait l’objet d’une gestion sociale à mettre en relation avec la hiérarchie des droits d’accès, chaque groupe ayant intérêt à disposer d’un droit prioritaire et non exclusif. Les éclaireurs travaillent pour leur groupe et chaque chef de campement prend ensuite ses décisions au profit de sa famille, mais tout en maintenant le lien. Chez les pasteurs arabes, la circulation des informations suit leur organisation sociale. Les informations circulent selon l’importance ou la gravité de celle-ci : elle part généralement de la famille élargie (Biout) en passant par le lignage (Khashimbet), au clan (Khabilé) et peut arriver à la tribu (Nafar), s’il s’agit par exemple d’un cas de meurtre.

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D’une manière générale, à côté de ces canaux traditionnels de circulation des informations chez ces différents groupes d’éleveurs, il faudra aussi noter le progrès de la téléphonie mobile même si certaines localités restent encore non couvertes. Aujourd’hui dans le Kanem, trois éleveurs sur cinq détiennent un téléphone mobile, ce qui rend la recherche et la circulation des informations encore plus faciles et plus rapides. Conclusion Depuis le milieu des années 80, le Tchad a mis en place plusieurs dispositifs d’information pour la prévention des crises alimentaires, mais rares sont les dispositifs d’information qui cherchaient à valoriser les complémentarités extérieures. D’une manière générale, ces dispositifs ont manqué d’articulation entre eux, mais surtout, leur pérennité n’était pas assurée, du fait du retrait des bailleurs de fonds du financement de ces dispositifs. En plus, ces différents systèmes présentaient encore des insuffisances méthodologiques qui hypothéquaient la confiance des utilisateurs dans l’information produite. Un système qui vise l’alerte gagne sa raison d’être uniquement si les données sont utiles aux groupes vulnérables et si la collecte/remontée des données est assurée par la communauté elle-même. En plus de ces défaillances, les pasteurs et techniciens ne partagent pas les mêmes normes d’indicateurs ou types d’informations notamment sur la disponibilité en ressources et leur accès. Les techniciens établissent le risque en termes de probabilité alors que les éleveurs vivent un quotidien tissé d’incertitudes. Ils prennent en compte cette vérité au point de l’intégrer dans leur système social et économique, afin de survivre. La disponibilité des ressources, par exemple, est un indicateur qui permet aux systèmes d’alerte précoce de conclure une bonne saison pastorale alors que leur réelle accessibilité dépend plus des négociations socio-foncières qui constituent un facteur de régulation spécifique qui ne peut être intégré aux systèmes d’information classiques. Cet indicateur d’accessibilité dépend plutôt des alliances tissées entre groupes pour l’accès réciproque aux ressources (Marty et al., 2007). Vu l’ampleur du défi, en plus de ces savoirs, il s’avère nécessaire de réduire la vulnérabilité des systèmes d’élevage, en renforçant leurs mécanismes intrinsèques de résilience. C’est pourquoi il est important de proposer un système communautaire d’information et d’alerte précoce qui se basera sur la collecte des données (indicateurs locaux d’alerte) par les intéressés eux-mêmes. De ce fait, les données récoltées seront plus proches de la réalité. Toutefois, un meilleur système reste inefficace en l’absence d’un relais institutionnel et d’une volonté politique avérée.

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Touré I. Ickowicz A Wane AGarba I Gerber P. Hamadoum M., Les systèmes d’information sur le pastoralisme : quelle contribution à la réduction des risques et à l’amélioration des politiques ? Acte du colloque : La contribution de l’élevage pastoral à la sécurité et au développement des espaces saharosahéliens, N’Djamena, 27-29 mai 2013. Yosko I., Le Bahr el-Ghazal (Tchad) : Occupation humaine et exploitation traditionnelle des ressources. Thèse de doctorat de 3e cycle, Rouen, 1994, 268 p

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Changements climatiques et regards paysans à l’extrême nord du Cameroun Jean Gormo, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. De tout temps dans les sociétés africaines en général, et celles de l’extrême nord Cameroun en particulier, l’environnement végétal a joué un rôle prépondérant dans la satisfaction des besoins les plus essentiels. En effet, selon la vision africaine de l’environnement, il existe un lien indissociable qui unit l’homme, la pierre, l’oiseau et l’arbre. Cette relation symbiotique avec son environnement végétal s’explique par son engouement et surtout par le développement d’une diversité de représentations et de perceptions qu’il se fait des arbres. C’est pourquoi, par le biais des arbres, les sociétés de l’extrême nord peuvent lire, interpréter et comprendre leur environnement écologique. C’est dire que ces communautés ont développé depuis des siècles des méthodes spécifiques qui leur permettent d’observer les changements au niveau de leur environnement. Ainsi, la crise environnementale qui sévit dans la partie septentrionale du Cameroun est bien perçue par ces communautés. La perception de ces changements est d’autant mieux cernée que les populations (surtout rurales) sont aptes à identifier les causes, les effets et même les mutations qu’ils entraînent sur les plans socioculturel et économique. La mémoire collective retient encore nombre d’indicateurs qui sont autant d’éléments susceptibles de mettre en exergue les changements environnementaux. Mots-clés : environnement végétal, changements climatiques, regards paysans, crise environnementale, Extrême-Nord, Cameroun. Abstract. In African societies in general and those of the Far North Region of Cameroon in particular, environment plays an important role in solving the most critical needs. Indeed, according to the African vision of the environment, there is an inseparable link between man, the stone, the bird and the tree. This symbiotic relationship with the environment is explained by its enthusiasm and especially by the development of a variety of representations and perceptions that people have on their trees. That is why, through the trees, people of the Far North Region can read, interpret and understand their ecological environment. It is common knowledge that these communities have developed specific methods for centuries. Those methods allow them to observe changes in their environment. Thus, the environmental crisis which is affecting the northern half of Cameroon is well perceived by these communities. The perception of these changes is very well identified and perceived; the populations, especially those living in rural

areas easily identify the causes, effects, and even changes impacting on the sociocultural and economic levels. It is obvious and known that there are indicators which stand as element that are likely to lay emphasis on changes at the environmental level. Keywords: environment, climate change, peasant looks, environmental crisis, Far-North, Cameroon.

Introduction Depuis plusieurs décennies déjà, le changement climatique fait la une des médias et constitue une préoccupation majeure à l’échelle globale. Ceci se matérialise par l’organisation de plusieurs conférences au niveau mondial portant sur les problèmes environnementaux. Ainsi, plusieurs rencontres internationales ont été consacrées à l’environnement. Il s’agit, entre autres, de la conférence de Stockholm de 1972, la conférence de Rio de Janeiro de 1992, du sommet de la terre de Johannesburg de 2002, celui de Rio de 2012 et plus récemment la Conférence annuelle des parties (Conference of Parties’, COP) tenue à Paris du 30 novembre au 12 décembre 2015. Celles-ci sont le témoignage d’une prise de conscience à l’échelle mondiale de ce problème. Ces rencontres internationales constituent, en effet, une avancée concrète vers les nouvelles solidarités planétaires. Ces mouvements à l’échelle planétaire ne doivent pas oblitérer les regards que les paysans portent sur cette dramatique situation. Cette contribution vise à montrer la manière dont les paysans perçoivent le changement climatique dans les sociétés de l’extrême nord. En d’autres termes, il est question de donner la parole aux paysans de cette région du Cameroun pour expliquer les mutations environnementales qui s’opèrent autour d’eux. Contexte La vision traditionnelle africaine de l’existence conçoit l’homme et la végétation comme appartenant à la même essence. Il en ressort que l’homme est lié à la nature par un cordon ombilical. Il a d’elle une connaissance solide et pratique dans la mesure où il y va de son bien-être. Ainsi, la plante à travers son extrême richesse et son processus de régénération doit être considérée comme essentielle et source de messages, de symboles et de réponses aux multiples problèmes existentiels de l’homme. C’est pourquoi, par le biais des plantes, les populations de l’extrême nord peuvent lire, interpréter et comprendre leur environnement écologique. Ainsi un paysan averti ne se trompe pas dans le choix de son exploitation agricole. À travers les plantes qui y poussent, il a une maîtrise parfaite des qualités de ce sol. Entre le XIXe siècle et la moitié du XXe siècle, il n’y avait pas de différence entre un homme et une essence végétale dans les sociétés de l’extrême nord. Tous

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participaient de la création et entretenaient des rapports divers et complexes qui étaient difficiles à expliquer. Voilà pourquoi, dans ces sociétés, l’arbre était considéré comme un être vivant dont les éléments morphologiques pouvaient être comparés à ceux de l’être humain. L’extrême nord du Cameroun, avec une superficie pas très grande par rapport aux autres régions (34246 km²), se présente comme l’une des régions les plus peuplées du Cameroun. La densité de sa population reste forte malgré les mouvements migratoires de ses populations enregistrés depuis la décennie 1970. Cette décennie marque l’accentuation de la crise du végétal dont l’ampleur est sans cesse croissante. La présente contribution vise à mettre en évidence la perception que ces populations se font de cette crise. En d’autres termes, il est question de tirer à partir de la conception paysanne, les causes et les conséquences de cette dramatique situation et présenter les stratégies mises en œuvre pour réguler celle-ci. L’atteinte de ces objectifs est tributaire d’un arsenal méthodologique adéquat. Méthodologie Pour conduire à terme ce travail, une collaboration étroite s’impose entre sciences humaines et sciences du monde végétal. Deux raisons sous-tendent l’approche pluridisciplinaire : le Conseil international de la langue française définit l’environnement comme « l'ensemble à un moment donné des agents physiques, chimiques, biologiques, et des facteurs sociaux susceptibles d'avoir un effet direct ou indirect, immédiat ou à terme, sur les êtres vivants et les activités humaines ». Cette définition intègre les concepts biologiques, écologiques, et aussi l’homme en tant que facteur écologique, facteur de développement, qu’on ne peut sous-estimer. L’étude de l’environnement impose donc une approche plus globale intégrant en matière de recherches diverses disciplines. Les paysans conçoivent leur environnement comme une entité globale et concrète dont on ne peut séparer les éléments dans toute étude. C’est pourquoi la pluridisciplinarité est également indispensable. Une variété de sources est nécessaire. Elles sont matérielles, écrites, orales. Pour les sources matérielles, il est question d’exploiter toutes les traces végétales susceptibles d’éclairer l’opinion sur l’évolution des paysages. Les sources écrites regroupent essentiellement les documents imprimés, les thèses et mémoires inédits. Les ouvrages, articles publiés, les thèses et les mémoires ont fourni d’amples informations et ont permis de discuter les données recueillies sur le terrain. Face aux insuffisances des sources écrites dans l’élaboration de ce travail, la tradition orale reste le principal recours. Sa validité pour l’historiographie africaine est incontestable depuis plusieurs années. Pour Jan Vansina (1961), la tradition orale reste la principale source historique à utiliser pour la reconstitution du passé dans les régions du monde habitées par des peuples sans écriture. Le 237

diagnostic participatif s’est appuyé sur la MARP (Méthode accélérée de recherche participative). Des interviews structurées individuelles et des interviews semi-structurées de groupe ont été réalisées. Les interviews de groupe ont permis de vérifier si les informations fournies par les paysans étaient bonnes. Le traitement des données orales a permis de mieux appréhender le regard paysan de la crise environnementale. L’utilisation du logiciel SPHINX pour le traitement des données sur ordinateur a permis d’analyser les informations recueillies. Résultats et discussion La perception des causes du déboisement Les paysans identifient plusieurs facteurs ayant entraîné la crise du végétal dans l’extrême nord. Aussi citent-ils les feux de brousse, la création de nouvelles terres agricoles, le surpâturage, l’exploitation du bois d’œuvre, du bois de chauffe et de chauffage. Les défrichements pour l’agriculture La création des espaces agricoles s’accompagne toujours d’un déboisement massif. On comprend alors que dès leur implantation dans leur site actuel, les populations de l’extrême nord du Cameroun ont fauché des arbres afin de libérer des espaces pour les cultures. La création de nouvelles terres agricoles explique pourquoi le couvert végétal a régressé dans cette région dans les années 70 au profit des plantations. Les paysans eux-mêmes reconnaissent leur inconscience, voire leur irresponsabilité lors de l’introduction de la culture attelée du coton, période pendant laquelle ils ont été invités à tort (avec prime) à faucher les arbres dans les champs. Par contre, en Afrique de l’Ouest comme le signalent Anne Bergeret et Ribot (1990), les paysans n’ont pas voulu abattre les arbres au bénéfice du coton. Car à cette époque déjà, leur région était menacée par la désertification. Les riziculteurs massa pensent que la pratique de la culture intensive du riz a également contribué au déboisement d’une grande partie du pays massa. En effet, entre les années 1950 et 1980, plusieurs dizaines de milliers d’hectares ont été mises en irrigation pour la culture du riz. Ces surfaces irriguées voient alors disparaître toutes les espèces ligneuses qui s’y trouvaient. Celles-ci augmentaient au fur et à mesure que s’installaient les migrants dans la région. On assiste alors à un remodelage du paysage végétal de la région où l’arbre n’apparaît que très rarement. Cette dramatique situation explique l’état actuel particulièrement pauvre de la couverture végétale du pays massa. Ce recul des espaces boisés n’est pas le propre de cette région. Il s’étend un peu partout dans le monde. Pour Lanly J.P. (1985), le poids des actions anthropiques sur les forêts de la planète a fortement augmenté en relation avec l’accroissement de la

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population et que la forêt a reculé dans beaucoup d’endroits pour laisser la place à des terrains de parcours et à des terres de culture. Pour les peuples de l’extrême nord, la création de nouvelles unités administratives dans les années 1960-1970 et leur corollaire à savoir l’augmentation de la population et sa sédentarisation, la pression sur l’environnement se sont amplifiées, entraînant la crise du végétal. La création de nouvelles unités suppose l’arrivée des fonctionnaires et de leurs familles. Les unités nouvellement créées deviennent des pôles d’attraction pour des populations d’origines diverses à la recherche d’emploi et de nombreux commerçants, soucieux d’écouler leurs marchandises. Cette situation pousse les populations à augmenter leurs productions agricoles afin de satisfaire à une demande sans cesse croissante. On assiste alors au passage de l’économie de subsistance à une économie de marché où le surplus de la production vivrière est vendu sur les marchés périodiques. Si dans les années 1955 la densité moyenne n’était pas très élevée (37 hbts / km²) pour l’ensemble de la région, la croissance de la population amorcée à partir de la décennie 1970 accélère le déboisement de la région. Ce faisant, le rendement des systèmes de production traditionnels se trouve limité, devenant à la longue inapproprié aux normes environnementales d’où l’extension des surfaces pour pallier les mauvaises récoltes. La pratique de l’élevage dans la région est également à l’origine de l’appauvrissement du cadre écologique. Le surpâturage Le surpâturage est l’une des causes de l’appauvrissement du milieu écologique dans la mesure où il s’agit d’une région où se pratique l’élevage extensif. La marque la plus visible de l’ancienneté de cette pratique est l’importante place qu’occupe le bétail dans les sociétés foulbé, toupouri, massa et guiziga, etc. Ainsi, il ressort de ces exemples que la pratique de l’élevage est ancienne dans ces communautés. Cependant, tant que le nombre de têtes de bœufs était encore moyen, la pression sur les ressources non ligneuses était également moindre. Mais depuis l’arrivée dans la région des Peuls nomades au XIX e siècle, les informateurs affirment que cette pression sur l’environnement s’est accrue. C’est sensiblement à cette époque qu’on peut situer le début du surpâturage. Au fil des années, le nombre de têtes augmentant, on est parvenu à une situation presque conflictuelle entre éleveurs et agriculteurs. Sous ce rapport, la pratique multiséculaire de cette activité a sûrement laissé des empreintes sur l’environnement. De ce fait, le surpâturage provoque à son niveau une dénudation des sols. Les descentes sur le terrain et les différentes observations montrent l’effet d’une trop forte charge pastorale liée à la croissance accélérée dans la région. Cette surcharge entraîne l’apparition de surfaces nues où la végétation a disparu, soit parce que le piétinement a été trop important, soit parce que la trop grande 239

consommation de l’herbe a empêché la reconstitution du tapis végétal. Des expressions existent dans les langues et expliquent ce phénomène notamment en Toupouri nguil raguo. Littéralement, le sol s’est aplati. Les paysans guiziga traduisent cet état de choses par guva manja gidan (champ, endroit, terrain sans force, sans puissance ni énergie). Les paysans foulbé parlent plutôt de harde waande ou encore pellel baadagel, c’est-à-dire, un terrain infertile, mort (Kossoumna Liba’a N., 2012). Boutrais J. (1996) parle également de cette dégradation dans les Grassfields, mais les arbustes et herbes utiles ont plutôt laissé la place à certaines graminées. Les plantes les plus adulées par les animaux sont peu à peu remplacées par celles qui le sont peu ou qu’ils refusent. Cette situation pousse les éleveurs à rechercher d’autres pâturages, d’où l’extension des surfaces pâturées. La recherche de riches pâturages ne va pas sans conséquence d’où les nombreuses tensions entre éleveurs et cultivateurs. La répartition inégale des ressources naturelles disponibles et leur appropriation illégale créent des situations d’insécurité qui nuisent généralement à une gestion durable de l’environnement. Outre le surpâturage qui a cours dans la région, les paysans trouvent que la demande en bois d’œuvre a également un impact néfaste sur l’environnement. La demande en bois d’œuvre Parmi toutes les causes du déboisement de l’extrême nord du Cameroun, la demande en bois d’œuvre apparaît comme l’une des moins pernicieuses. Cependant, elle contribue tout de même au déboisement. Au début de l’installation de ces peuples, le poids de ce prélèvement de bois d’œuvre était négligeable. Cependant, au fur et à mesure que passaient les années, les siècles, la population augmentait, la demande aussi induisant par conséquent une pression de plus en plus grande sur le milieu végétal. En effet, l’intensification des cultures de rente, l’urbanisation rapide de certaines localités impliquent l’existence des besoins sans cesse croissants. Que ce soit pour les outils aratoires, l’architecture ou l’artisanat, la demande se trouve amplifiée. Ces besoins croissants entraînent inéluctablement la disparition des essences de valeur et poussent les bûcherons à faucher celles qui ne présentent pas de bonnes caractéristiques mécaniques et physiques. Cette situation est identique à celle de l’Ouest-Cameroun où les bûcherons sont sans scrupules et abattent indifféremment toutes les essences qu’elles soient bonnes ou mauvaises (Nizesété B. D., 1992). Sous ce rapport, il n’est pas rare de trouver sur les marchés des manches de houes ou de lances faits à partir d’essences qui ne présentent pas une bonne durabilité naturelle. D’ailleurs, les paysans eux-mêmes sont conscients de cette réalité dans la mesure où ils affirment construire la charpente de leur case avec des bois aux mauvaises côtes mécaniques qui se laissent rapidement ronger par des insectes xylophages. Si l’impact de la demande en bois d’œuvre est 240

moindre par rapport aux autres causes, celle en bois de chauffe et de chauffage reste la première cause en termes de déboisement. La forte demande en bois de chauffe et de chauffage Les paysans de l’extrême nord affirment avec force et conviction que la demande en combustible est la principale cause du déboisement, car le bois est l’unique source d’énergie pour ces populations. C’est dans cette perspective que Baumer M. (1987) montre que 80% de l’énergie consommée en Afrique vient du bois de feu et qu’aujourd’hui un nombre croissant d’Africains n’ont plus assez de combustibles pour faire cuire leurs repas au quotidien. Il y a moins d’un siècle, une grande partie de cette région était quasiment rurale. Les villes précoloniales n’existaient pas comme ailleurs en Afrique. Le système d’approvisionnement en bois de chauffage était identique à celui qui a cours de nos jours. L’auto collecte (ramassage du bois mort par les femmes et les enfants) était de mise. Ce système d’approvisionnement était relativement aisé compte tenu de la distance à parcourir et de l’abondance des ressources. Les femmes et les enfants qui se livraient à cette activité la considéraient d’ailleurs beaucoup plus comme un divertissement. Cependant pour les ruraux, l’émergence des villes durant la colonisation et leur expansion après les indépendances sont autant de facteurs qui vont entraîner des transformations. En effet, l’urbanisation de certaines régions (Kaélé, Yagoua, Maroua, Kousseri, Mora, Mokolo…) et l’introduction de nouvelles cultures par l’administration coloniale s’accompagnent de deux phénomènes majeurs : - le passage de l’économie traditionnelle (troc) vers une économie de marché où l’argent règne en maître ; - la création et le développement de certaines activités qui contribuent à l’apparition de nouvelles classes de privilégiés (fonctionnaires, commerçants). Ces transformations à l’échelle urbaine de la société ne vont pas sans conséquence sur le système primaire de collecte du bois de feu. L’incidence porte sur la demande qui augmente inéluctablement. Le développement des villes voit ainsi naître de nouvelles classes de populations aisées et moyennes qui ne supportent plus de souffrir en allant chercher du bois de feu, d’autant plus que les distances de ramassage s’éloignent en rapport avec la croissance urbaine. Cette situation entraîne donc une forte demande en bois de feu. On assiste alors à la naissance des premiers professionnels du secteur économique du bois de feu. Ces paysans habitués à l’auto collecte, vont chercher à pied le bois de feu et le vendre en ville. Pendant les premières années d’indépendance, ce secteur ne connaît pas encore un développement exponentiel du fait de la faiblesse de la population urbaine.

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Mais à partir des années 70, avec la transformation radicale des villes (croissance démographique, concentration urbaine) et les changements de mode de vie, on assiste à une intensification de cette demande. Dès lors, on comprend l’inaptitude des vendeurs à pied à satisfaire cette nouvelle demande d’où la nécessaire entrée dans le système d’approvisionnement des vendeurs motorisés. Désormais, les paysans se dotent de porte-tout pour faciliter le transport du bois vers les villes. Bref, tous les moyens de locomotion sont mis en œuvre pour ce transport. Avec les motos et voitures, ces derniers ont la possibilité d’accéder aux zones les plus éloignées où la ressource est encore abondante. Ainsi naissent des réseaux commerciaux qui prennent en compte les bûcherons, les transporteurs et/ou patrons et les petits détaillants des centres urbains. Certains paysans exposent des montagnes de bois aux bords des routes principales où voyageurs et exploitants de la filière bois de feu s’approvisionnent. L’ampleur de ce commerce est signalée dans cet extrait d’archives (ASY, 1981) en ces termes : « Augmentation du trafic routier qui permet le transport de bois en activité annexe à partir des zones de prélèvement de plus en plus éloignées des centres de consommation. Le phénomène est particulièrement sensible le long des axes routiers Yagoua-Maroua et Maroua-Guirvidig. À terme, si l’usage des charrettes se développe, c’est une bande « désertifiée » de dix à vingt kilomètres de part et d’autre de ces routes qui risque de s’étendre comme on l’observe actuellement autour de Garoua ». Cette situation est d’autant plus alarmante que le rythme du prélèvement est sans cesse croissant alors que la productivité naturelle du couvert végétal reste faible. C’est bien ce qu’affirme Mapongmetsem (1997) en parlant de ce phénomène dans l’Adamaoua. Il pense que, comme toute situation de crise, la crise dendro-énergétique apparaît quand il y a discordance entre l’offre et la demande. Pendant les années 90, la crise multidimensionnelle que vit le Cameroun va davantage intensifier cette crise. Les paysans vont abattre un nombre considérable d’arbres pour les vendre. Le déboisement est d’autant plus accéléré que la technique de prélèvement de ce combustible est tout simplement odieuse. Les arbres les plus prisés sont parfois dessouchés, ce qui ne laisse pas la moindre chance aux souches de régénérer. Cette manière de faire entraîne irrémédiablement la disparition des essences ligneuses les plus sollicitées. Avec la raréfaction des ressources ligneuses, les bûcherons venus des villes deviennent moins regardants. Des essences de moindre qualité sont exploitées. Avec la disparition des gisements secs, ils en arrivent à couper des arbres vivants. C’est le même constat que dresse Bergeret A. (1990) en caractérisant cette situation en Afrique de l’Ouest en particulier. Cet auteur montre que la production de charbon de bois est probablement la forme de destruction de forêt qui se développe le plus rapidement en Afrique. 242

L’épuisement rapide des ressources mondiales de pétrole et le coût élevé des autres sources d’énergie ajoutés au faible pouvoir d’achat des paysans, laissent prévoir cette dégradation continue et continuelle. Conséquences de la crise du végétal Elles sont nombreuses et sont diversement ressenties. Les plus immédiates restent les difficultés d’approvisionnement en bois de chauffage, les famines, les multiples conflits fonciers et les migrations. Les perturbations climatiques et la baisse de la fertilité sont perceptibles à la suite de plusieurs décennies. Les difficultés d’approvisionnement en bois de chauffage Les populations de l’extrême nord perçoivent la conséquence la plus immédiate de la crise du végétal dans la difficulté qu’elles éprouvent à s’approvisionner en bois de chauffage de qualité. Avec l’augmentation rapide de la population, les besoins en termes de ligneux s’accroissent. Cette situation fait reculer irrémédiablement la zone boisée. On assiste donc à l’apparition des bandes désertifiées dans les zones rurales. C’est bien ce que révèle Chanteau J.P. (1993) cité par Gormo J. (2005) en ces termes : « La forêt précède les hommes, le désert les suit ». Au fur et à mesure que les années passent, le gisement ligneux s’éloigne et rend difficile la collecte du bois de chauffage. Autrefois, affirment les ruraux, l’approvisionnement en bois de chauffage était fait essentiellement par les femmes et les enfants. Selon Abéga S. C. (1997), « Il est, en effet, courant d'entendre ces propos recueillis à Zamay Windé, à quelques kilomètres de Mokolo: il y a deux ou trois ans, nous trouvions encore du bois ici à côté des maisons. Maintenant, il faut aller le chercher là-bas. Et ce là-bas s'éloigne chaque jour davantage ». Mais depuis quelques décennies, ce sont les hommes qui s’en chargent pour la plupart. Cette mutation trouve sa raison d’être dans le fait que les femmes ne sont pas très aptes à parcourir toutes ces distances pour collecter le bois. Si elles le font actuellement, c’est avec l’aide des hommes et des moyens de transport (pousse-pousse). Ainsi, l’auto collecte du bois mort pour la cuisine, jadis considérée comme une distraction par les femmes, est désormais perçue comme une corvée, véritable punition. La distance qui est souvent comprise entre 10 et 15 km les fatigue avant même le début de tout travail. La raréfaction et l’éloignement des zones de prélèvement du bois de chauffage vont influer sur le prix de cette denrée et même sur les habitudes. Même au sein des villages, où ce commerce n’existait pas, il est actuellement pratiqué. Le prix du bois de feu au village varie en fonction de la quantité et de la qualité du bois collecté. Pour un pousse-pousse bien chargé (0,25 mètre cube), le prix est estimé à environ 2500FCFA. Généralement ce sont les femmes, vendeuses du vin

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traditionnel qui constituent la principale clientèle dans les villages. Elles préfèrent très souvent ne pas dépenser beaucoup d’énergie pour la collecte du bois. L’éloignement de la strate arborée des villages ou encore le déboisement intensif d’une région peut entraîner des perturbations climatiques. Perturbations climatiques et baisse de la fertilité Sans avoir la prétention d’expliquer clairement comment l’absence de la couverture végétale perturbe le climat et par conséquent rend infertiles les champs, nous allons par une combinaison de données scientifiques et empiriques, essayer de comprendre, un tant peu soit-il, ce phénomène. Les perturbations climatiques se traduisent simultanément par une évolution tendancielle de long terme, par l’amplification des phénomènes extrêmes et par une plus grande variabilité du climat. Depuis quelques décennies déjà, on constate une baisse de la pluviométrie annuelle, une répétition de plusieurs années sèches depuis 1994. Les changements sont aussi perçus au niveau du calendrier cultural. Un paysan mofou rencontré à Douvangar nous confiait ceci : « avant, nous avions l’habitude de recevoir les premières pluies en fin avril et les semis commençaient souvent à la deuxième moitié du mois de mai. Maintenant, tout a changé ; les semis ont lieu en fin juin. Tout est bouleversé aujourd’hui »1. Cette situation, loin d’être spécifique au pays mofou, traduit en fait la réalité qui s’observe au niveau de la région. Les saisons de pluies sont de plus en plus courtes. Les données collectées sur le terrain illustrent bien la complexité et la diversité des changements perçus par les paysans de la région. Les multiples descentes sur le terrain permettent de dresser un constat : tous les vieux paysans sont unanimes sur le fait que la raréfaction de la couverture végétale est une des causes probables de l’absence ou de l’irrégularité des pluies. Pour eux, les arbres amènent la pluie. Ils sont fermes sur ce constat, car d’après eux, les pluies étaient abondantes dans leur enfance parce qu’il y avait également beaucoup d’arbres. Maintenant qu’il n’y en a plus, il est logique que les pluies disparaissent et que le climat soit sec et particulièrement contraignant. Dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, plusieurs rapports alarmants de l’Office céréalier du Cameroun démontrent clairement qu’en raison des mutations climatiques qui ont entraîné la diminution du lit du Logone qui irriguait la région, la production du maïs et du mil a baissé de 12 % durant les années 2008 à 2009 par rapport aux années précédentes. Cette situation a concouru à réduire le revenu des populations et par conséquent le panier de la ménagère (Ntyam Ela J. J., 2013). Ehrhart C. (2016) estime pour sa part que d’ ici à 2020, « les changements climatiques auront contribué au stress hydrique, à la détérioration des terres, à la diminution du rendement des cultures et à l’accroissement du 1

Mvagaï Henri, 63 ans, entretien du 31 mai 2014 à Douvangar.

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risque d’incendies de forêt, ce qui provoquera une diminution de 50 % de la productivité agricole dans les régions semi-arides ». Par ailleurs, pour les scientifiques, les recherches sont beaucoup plus poussées et ne se fondent pas sur l’expérience vécue. La désertification qui est un processus général de dégradation des sols et de leur couverture végétale rendrait le climat plus aride. Les zones où le couvert végétal n’existe pas réfléchissent de 30 à 50% de la lumière solaire le jour et, du fait de l’absence de couverture nuageuse et de vapeur d’eau, se refroidissent rapidement la nuit. Ces pertes de chaleur, par rayonnement infrarouge la nuit, sont si intenses que paradoxalement les déserts ont un bilan d’énergie négatif et devraient donc se refroidir. Leur température ne se maintient que grâce à l’affaissement continu de masses d’air issues de la haute atmosphère (4 à 12 km d’altitude) qui, par compression, se réchauffent et se dessèchent en arrivant au voisinage du sol. Cette arrivée d’air chaud et sec bloque la formation des nuages, entretenant l’aridité du climat. Les zones désertifiées, leur albédo2 augmentant du fait de la destruction de leur couvert végétal pourraient être victimes du même processus qui écarte les nuages au-dessus des déserts (Soussana, J. F., 1994). Outre la perturbation du climat, l’absence de la couverture végétale entraîne également l’appauvrissement des sols. Les populations de l’extrême nord ont une connaissance empirique des vertus fertilisantes de certaines plantes. Plusieurs végétaux sont reconnus comme fertilisants par ces dernières (Acacia albida, Daniella oliveri, Borassus aethiopum, Terminalia macroptera, Vitellaria paradoxa). Il est donc logique que la disparition de ces essences des terrains où elles poussent soit perçue par les paysans comme un indice de perte de la fertilité des sols. L’érosion éolienne, très importante dans les pays de steppes dont les sols sont sablonneux ou constitués de fines alluvions (…), a ravagé de vastes territoires en Asie, dans les savanes sahéliennes ou dans l’ouest des États-Unis (Soussana, J. F., 1994). Au terme de cette analyse, il est bon de conclure avec Eckholm que : “ Il suffit que le couvert végétal du sol soit emporté (…) pour que la terre ne puisse plus nourrir ni les arbres ni les êtres humains ”3. La perte de la fertilité des sols et leur improductivité rendent difficile la survie des populations. Avec l’accroissement démographique, cette situation alarmante ne peut qu’entraîner des famines. Les famines Les causes premières des famines pour les ruraux sont à chercher dans les sécheresses. Elles représentent la principale cause des famines et des disettes. Les 2

Il s’agit de la grandeur qui caractérise la proportion d’énergie lumineuse renvoyée par un corps éclairé. 3 E.P., Eckholm, 1977, La terre sans arbres, Paris, Ed. Robert Laffont, p.54.

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attaques des insectes sont souvent dues aux variations climatiques qui affectent la région. Les épisodes de famine ont existé dans la région du lac Tchad, en général, et dans l’extrême nord en particulier bien avant le XXe siècle. Ainsi, l’expérience actuelle pendant laquelle les grandes famines ont touché aussi bien les zones soudaniennes que sahéliennes, permet de dire que l’extrême nord à ces époques a été également touché par celles-ci. Les épisodes de famine qui ont eu cours depuis des siècles ne sont pas relatés par la tradition orale qui est inapte à fournir avec précision toutes ces données. Mais les famines de la fin du XIXe siècle sont encore relatées par certains vieillards. La famine baptisée “ Ouelo babati ” à Garoua qui survint vers 1880 aurait sévi chez les populations de l’extrême nord. Quelques années avant Rabah, les criquets ravagèrent la contrée durant plusieurs années de suite, “ ne laissant que le sable derrière eux ”. La mortalité fut importante puisqu’on laissa même les chiens dévorer les cadavres4. Les vieillards attribuent encore aujourd’hui la présence des criquets migrateurs à l’absence de pluies. Pour eux, il suffit que les pluies soient absentes pour que viennent les criquets. Ils relient inéluctablement toutes les famines qui ont eu cours dans la région aux crises climatiques. Maley J. (1993) affirme que la période (1880) coïncide également avec la baisse drastique du niveau du lac Tchad (281 m) qui est le signe visible de la prédominance de la sécheresse. D’autres famines vont sévir durant le XXe siècle dans la région. Il s’agit, entre autres, de celle de 1939 où les futures récoltes ont été compromises par les criquets et par une période anormale de sécheresse qui a fait avorter les premières semailles (Beauvilain, A., 1989). Les famines des années 1970, 1980 et celles de 1998 ont toutes été occasionnées par la baisse de la pluviométrie et elles ont obligé les populations de l’extrême nord à recourir aux plantes de disette. Ces famines récurrentes, causées par la sécheresse et même l’infertilité des sols, ont toujours poussé ces paysans à exploiter plus de terrains pour espérer avoir plus de nourriture. L’extension de ces terres cultivables combinée à la poussée démographique ne va pas sans conséquence. Il en résulte de multiples problèmes fonciers entre paysans. Multiples conflits fonciers En 2007, les relations entre énergie, sécurité et climat furent abordées pour la première fois au sein du Conseil de sécurité et seront ensuite reprises en 20115. Pour le Royaume-Uni, qui est à l’origine de cette initiative, « l’impact des 4

A., Beauvilain, 1989, « Nord-Cameroun : crises et peuplement », Thèse de Doctorat ès Lettres et Sciences Humaines, Université de Rouen, T. 1. p. 117. 5 « Le Conseil de sécurité craint que les effets des changements climatiques n’aggravent “à long terme” les menaces à la paix et à la sécurité internationales », CS/10332, 20 juillet 2011 in http: //www.un.org/News/fr-press/docs/2011/CS10332.doc.htm, consulté le 6/01/2016.

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changements climatiques va au-delà des questions environnementales pour toucher au cœur de la sécurité humaine, à savoir la sécheresse, les inondations, les migrations, l’accès concurrentiel à l’eau et aux terres arables»6. Les conflits fonciers constituent, selon les populations rurales, une des conséquences les plus vives et les plus passionnelles de la crise de l’environnement. Pour elles, cette conséquence malheureuse du déséquilibre écologique de la région s’observe à deux niveaux. Premièrement, le conflit foncier peut naître entre agriculteurs et agriculteurs et deuxièmement entre agriculteurs et éleveurs. Après plusieurs siècles d’occupation régulière et constante, la question foncière fait son apparition. Elle trouve son origine dans la conjonction de plusieurs facteurs qui, au fil des siècles, n’ont cessé de l’accentuer. Les effectifs de la population augmentant, on arrive à une situation où les terres commencent à manquer. L’étendue très grande des plantations de mil de saison sèche détruit d’excellents pâturages. Déjà, dans les années 1940-1950, des plaintes sont déposées au tribunal coutumier accusant certains éleveurs d’avoir laissé envahir des champs par leurs troupeaux en divagation. Le début des années 50 marque le commencement de l’accentuation du phénomène foncier en pays toupouri, massa et surtout en région des montagnes chez les Mafa, Mofou particulièrement. En effet, l’introduction de nouvelles cultures de rente contribue largement aux problèmes fonciers. Si dès leur lancement, ces cultures de rapport n’ont pas fait l’unanimité, pendant la décennie 70, ces dernières sont intensifiées. Cette situation suppose la conquête de nouvelles terres cultivables. Compte tenu de l’accroissement démographique élevé et l’augmentation de la densité humaine, le problème foncier s’est posé avec une acuité certaine pendant cette décennie. Non seulement il se pose entre agriculteurs et agriculteurs, mais également il oppose ces derniers aux éleveurs. Ceci est d’autant vrai que lorsque les surfaces cultivées augmentent, elles amputent les terrains de parcours des éleveurs de leurs pâturages. Cette situation est la cause de nombreuses tensions récurrentes entre propriétaires de cultures et propriétaires de bétail. Cette occupation presque totale de l’espace agricole réduit les pâturages qui se limitent désormais aux jachères. Comme on le voit, la compétition entre l’élevage et l’agriculture pour l’exploitation des ressources d’une région écologique comme celle de l’extrême nord, joue souvent en défaveur de l’élevage. En outre, ce problème foncier ne se limite pas seulement entre agriculteurs et éleveurs, il confronte également les agriculteurs entre eux. Généralement, c’est à ce niveau qu’entrent en ligne de compte les pratiques mystiques. À défaut de déposséder légalement un propriétaire de son exploitation, certains paysans mal 6

« Le Conseil de sécurité examine pour la première fois l’impact des changements climatiques sur la sécurité dans le monde », CS/9000, 17 avril 2007 : http://www.un.org/News/ frpress/docs/2007/CS9000.doc.htm, consulté le 6/01/2016.

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intentionnés choisissent le recours aux méthodes magiques. Aussi a-t-on recensé plusieurs morts des suites de conflit foncier. C’est bien là une des raisons qui poussent les jeunes à fuir les villages pour les villes ou autres contrées lointaines où ils peuvent « amasser de l’argent ». Les phénomènes migratoires Dans une région au climat rude, à la pluviosité erratique et aux terres presque infertiles, la survie des hommes et de leurs troupeaux est un problème quotidien. La récurrence des famines et l’existence de multiples conflits fonciers contribuent à rendre cette situation explosive. Ainsi, pour les jeunes, soucieux de leur devenir, la voie de la migration est très souvent choisie comme solution. Depuis les années 60 jusqu’à la période actuelle, l’extrême nord voit partir une proportion importante de ses ressortissants. Les migrations sont nombreuses et diverses. C’est le cas précis des Mafa, Guiziga, Mofou, Toupouri et Massa dont la migration, organisée par les industries agricoles et par le gouvernement camerounais, se fait loin de leur site d’origine. La raison essentielle qui prédispose ces jeunes au phénomène migratoire est non seulement le paiement de la dot, mais également la recherche d’un mieuxêtre. Tant que les terres fertiles existaient encore, ce problème d’acquisition de la dot n’existait pas. Mais sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs, celui-ci se pose désormais avec acuité. Afin d’accéder à l’autonomie économique, le mariage constitue la seule voie de salut. Il fallait donc travailler et amasser cette dot pour s’émanciper et être valorisé dans la société. Ainsi, la migration des jeunes à Mbandjock (à partir de 1967), à Ziam et même tout récemment (2012-2013) à HEVECAM et dans les grandes métropoles de Yaoundé et Douala ne peut se comprendre que par rapport à ce contexte sociologique. Conclusion Au terme de cette analyse, il est judicieux de dire que les sociétés de l’extrême nord du Cameroun ont leur manière de voir et d’expliquer le changement climatique qui sévit dans leur région. Par rapport à celle-ci, elles déterminent les causes et les conséquences. Ces changements ont eu des effets néfastes, entre autres, la baisse de la fertilité des sols, les famines, de multiples conflits fonciers et les migrations. Cette perception de la crise écologique se rapproche des constats des scientifiques et dénote la maîtrise certaine de leur environnement par les paysans de cette région du Cameroun. Devant cette situation, l’on est en droit de se demander quelles attitudes ces derniers ont développées pour lutter contre cette dramatique crise climatique.

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Vulnérabilité et politiques d’adaptation aux changements climatiques dans le bassin du lac Tchad : le cas de la région soudano-sahélienne du Cameroun Paul Ahidjo, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. Le bassin tchadien est en proie aux variations climatiques. Les changements climatiques se traduisent dans cet espace par la récurrence des sécheresses qui affectent à la fois la faune, la flore et l’Homme tout en provoquant par endroits d’importantes inondations. La dégradation du couvert végétal, le rétrécissement des superficies en eau du lac, l’ensablement des cours d’eau, l’avancée du désert, les famines et les migrations constituent des impacts du changement climatique qui entraînent la perte de la biodiversité et l’aggravation de la pauvreté. La vulnérabilité du bassin du lac Tchad face aux affres climatiques paraît fermement établie. Entre abondance et rareté de ressources en eau, le bassin tchadien fait face à une double crise écologique et humanitaire. La nécessité d’adaptation à travers l’élaboration des politiques environnementales se pose tant à l’échelle locale, nationale que sous régionale. Ainsi, sur la base des sources primaires, des sources secondaires et de l’observation, cette étude apporte une contribution à l’analyse de la vulnérabilité et de l’adaptation aux changements climatiques dans le bassin du lac Tchad. Mots-clés : changements climatiques, sécheresses, inondations, vulnérabilité, écosystème, adaptation, politiques, environnement, lac Tchad. Abstract. Chad basin is vulnerably facing climatic change consequences. This phenomenon leads to the recurrence of droughts that affect the fauna, flora and human beings while causing extensive flooding in the region. The degradation of the vegetation cover, shrinking lake water areas, the silting of rivers, the desert encroachment, the famine and migration are climate change impacts that caused loss of biodiversity and the worsening of poverty. The vulnerability of the Chad Basin to climate pangs is firmly established. From abundance to scarcity of water resources, the Chad basin is facing a double ecological and humanitarian crisis. The need for adaptation through the development of environmental policies arises both at local, national and sub-regional levels. Thus, based on primary and secondary sources and observation, this study contributes to the analysis of vulnerability and adaptation to climate change in the Lake Chad basin. Keywords: Climate change, droughts, floods, vulnerability, ecosystem, adaptation, environment, Lake Chad.

Introduction Le bassin du lac Tchad (figure 1) est un vaste espace géographique d’une superficie de 2 434 000 km21. Ce vaste espace est déterminé par la présence du lac Tchad, une mer endoréique qui offre d’importants services écosytémiques à l’ensemble des pays riverains. Le lac Tchad se situe aux confins du Cameroun, du Nigeria, du Tchad et du Niger. Ce lac, à travers ses ressources naturelles en eau, est l’écosystème qui a poussé les gouvernements des pays riverains à créer un organisme de coopération sous-régionale afin de mieux gérer les potentialités naturelles de cette région. La Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) instituée en 1964, devrait répondre aux préoccupations politiques et environnementales du bassin en proie aux problèmes environnementaux, en l’occurrence les sécheresses et les inondations qui entraînent la perte de la biodiversité et l’avancée du désert.

Figure 1. Situation et localisation de la zone d’étude.

Balayé par le climat soudano-sahélien, le bassin du lac Tchad est vulnérable aux impacts du changement climatique qui est déjà une réalité. Le changement climatique se traduit dans cette région par des sécheresses récurrentes, des inondations par endroits (Ahidjo P., 2013). La baisse de la pluviométrie provoque des sécheresses aux effets redoutés. Depuis la période précoloniale, le bassin du 1

www.cblt.org/fr/le-bassin-du-lac-tchad consulté le 01 août 2015

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lac Tchad subit les conséquences des sécheresses qui affectent le milieu physique et les activités humaines. Le flux des migrants écologiques vers les berges et les îles du lac Tchad en est un témoin illustratif. Cette migration vers les zones utiles est un phénomène observé autour du lac Tchad et a des implications à la fois géoéconomiques et géopolitiques. Aussi les effets des changements climatiques qui sont observables seront-ils encore plus importants dans le futur pour l’ensemble de la région, s’il n’y a pas des politiques d’adaptation efficaces et durables. Constituées d’une hétérogénéité de populations qui s’adonnent à la pratique de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche, les populations de cette région sont déjà aux prises avec des problèmes liés aux sécheresses de la décennie 1970-1980 et leur corollaire, la famine. L’hétérogénéité ethnique du bassin du lac Tchad fait de ce milieu, une Afrique en miniature sur le plan de la diversité humaine qui est perçue par un bon nombre d’observateurs comme un facteur d’intégration et de désintégration autour du lac Tchad. La famine qui sévit de façon récurrente est un défi auquel les gouvernements de la sous-région doivent faire face afin d’assurer une sécurité alimentaire durable aux populations rurales et urbaines. Toutefois, les populations ont connu la famine depuis la période précoloniale, mais elles furent encore plus significatives au cours des décennies 1970, 1980, 1990. Déjà, avec les perturbations des calendriers agricoles dans un contexte de changements climatiques, le risque de crainte d’une insécurité alimentaire généralisée s’accentue dans la région. L’histoire de l’environnement du bassin du lac Tchad est jalonnée de périodes humides et de périodes sèches. Les périodes de sécheresse sont cycliques et servent de marqueurs historiques chez les peuples du Sahel en général, et ceux du bassin tchadien en particulier. Ainsi, la tradition orale fait mention et remonte ces affres à l’ancien temps. La réalité des changements climatiques dans le bassin du lac Tchad ou ailleurs ne fait l’ombre d’aucun doute. De ce fait, la sécheresse est la constante dans l’histoire de l’environnement du bassin du lac Tchad. Tous les pays sont victimes de ce phénomène climatique aux effets redoutés. C’est dans ce contexte de vulnérabilité aux changements climatiques que les politiques environnementales, les options en adaptation sont envisagées aussi bien par les pouvoirs publics, les organisations non gouvernementales (ONG) que les populations locales. Aussi peut-on dire des changements climatiques qu’ils constituent une menace au développement socio-économique du bassin du lac Tchad. Par une approche pluridisciplinaire, la présente étude essaie d’examiner les politiques environnementales des gouvernements du bassin du lac Tchad. Comment se traduisent les changements climatiques dans le bassin du lac Tchad ? Quels sont les impacts sur les systèmes naturels et humains ? Quelles sont les mesures d’atténuation ? Ces mesures s’inscrivent-elles dans la durabilité ? Telles sont là autant d’interrogations qui justifient la pertinence de cette étude.

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Ce travail a été réalisé à partir de l’utilisation de trois sources d’information : primaires, secondaires et de l’observation directe de terrain. Le traitement, la confrontation et l’analyse critique des données ont permis de tirer la substance pour la rédaction du corpus dont l’objectif est d’apporter la contribution à la compréhension du phénomène des changements climatiques, la perception locale, l’identification des mesures en adaptation. Cette réflexion est organisée en trois parties. C’est une démarche qui associe les choix inductifs, la reconceptualisation déductive, la vérité de terrain et la lecture des risques que nous avons tentée aux abords sud du lac Tchad. Aussi s’agit-il de montrer la vulnérabilité, l’aperçu et la perception du changement climatique dans le bassin du lac Tchad. La deuxième partie analyse l’impact tant sur le système naturel que humain et les effets futurs attendus. Enfin, il s’agit d’examiner les mesures d’adaptation à ce phénomène. Vulnérabilité et perceptions locales des changements climatiques Depuis la période précoloniale, le bassin du lac Tchad fait face à une variation climatique qui affecte l’environnement et les moyens de substance des populations. Les crises écologiques sont régulières et s’accompagnent de nombreuses conséquences qui exposent la région à la vulnérabilité des changements climatiques. Le bassin du lac Tchad : un espace vulnérable aux changements climatiques Balayés par le climat d’origine sahélienne, les pays du bassin du lac Tchad sont soumis aux risques climatiques extrêmes. Depuis les décennies 1970, 1980 et 1990, le bassin a connu une baisse drastique des précipitations qui sont descendues à l’isohyète 400 mm entraînant de faibles productions agricoles. Le département du Mayo-Danay au Cameroun a enregistré au cours de ces années, des sécheresses caractérisées par de faibles taux de précipitations. Celui du Logone et Chari dans son ensemble est l’espace régional le plus exposé aux variations climatiques, excepté les zones aux abords du lac Tchad bénéficiant de l’effet de régulation climatique induit par le lac. C’est le cas des localités de Darack, Hilé Alifa qui enregistrent d’importantes précipitations allant jusqu’à 900 mm par an. Les faibles précipitations entraînent de mauvais rendements agricoles qui provoquent des famines généralisées dans l’ensemble de la région. La région du Nord du Cameroun2, comme le reste de l’Afrique subsaharienne, subit les influences des variations climatiques. Au cours de ces dernières années, 2

Le Nord-Cameroun est constitué de trois régions administratives : la région de l’Adamaoua, la région du Nord, la région de l’Extrême-Nord. La région de l’Adamaoua se trouve dans un climat soudanien, elle sert aussi de zone de transition entre le climat équatorial du sud et celui tropical du nord. L’Adamaoua est une région de fortes précipitations. Par contre, les régions du Nord et de l’Extrême-Nord sont soumises aux déficits pluviométriques et à la sécheresse.

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les variations climatiques sont importantes dans le bassin du lac Tchad. En 2009, on a enregistré seulement 255 mm de pluie en 15 jours dans l’arrondissement de Blangoua. Les départements du Mayo-Danay et du Logone et Chari connaissent des pluviométries irrégulières et mal réparties dans le temps et dans l’espace. Le même déficit est constaté dans la zone sahélienne du Tchad, où les isohyètes descendent parfois à 200 mm à l’instar de la localité de Bol. Ces déficits pluviométriques réguliers entraînent une aridification des sols. Dans ce contexte de changement climatique global, le bassin du lac Tchad est également en proie à des inondations. En 2010, ce bassin a connu des inondations par endroits à l’exemple de celles de Pouss, de Hilé Alifa aux énormes conséquences matérielles. Les inondations sont permanentes au cours de ces dernières années. Pendant le mois d’août 2012, toute la région septentrionale a connu des cas d’inondations. Le fleuve Bénoué est sorti de son lit habituel inondant les quartiers situés aux alentours. De même à Yagoua, les inondations ont laissé de nombreuses populations sans abri. Le même scénario est vécu à Maga et dans le Logone et Chari. Tout le bassin du lac Tchad est exposé aux stress hydriques faisant de ce dernier, une région vulnérable aux changements climatiques. Pour comprendre la vulnérabilité des pays du bassin du lac Tchad, nous avons eu recours à Environmental vulnerability indice (EVI). À travers l’indice de vulnérabilité, il ressort que le bassin du lac Tchad est globalement vulnérable aux changements climatiques. Pour le statut de vulnérabilité par exemple, le Cameroun est un pays à risque, le Nigeria a un statut de pays très vulnérable, le Niger est résilient et le Tchad est un pays à risque3. Le Nigeria, compte tenu de sa puissance industrielle, a une forte capacité d’adaptation contrairement aux autres pays très pauvres du bassin que sont le Niger, le Tchad dont l’indice de développement humain est presque nul. Au regard des nombreux problèmes évoqués, les populations du bassin du lac Tchad amorcent le XXIe siècle dans une situation de conjoncture : de la crise sociale en passant par l’extrême pauvreté, à la crise écologique. Ce sont des constantes qui caractérisent le bassin tchadien, carrefour de civilisation de populations noires et arabo-musulmanes. La faim, la pauvreté, la dégradation de l’environnement touchent et demeurent des défis pour les pays du bassin du lac Tchad. Ces indices du mal-être sont davantage accentués par les changements climatiques. En plus de la pauvreté matérielle, les populations du bassin du lac Tchad sont victimes de la pauvreté énergétique et le bassin dispose d’une faible couverture en énergie électrique. Par exemple, un pays comme le Cameroun qui dispose d’importants barrages hydroélectriques n’arrive pas à couvrir l’ensemble de son territoire en énergie électrique. Au Tchad, nombre d’agglomérations baignent encore dans

3 Sur cette question, voir l’indice de vulnérabilité environnementale, EVI country disponible sur le web.

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l’obscurité. Pour des ménages, la lampe tempête reste encore le moyen d’éclairage le plus partagé. Au regard de ces constantes, l’on se pose la question de savoir où sont passés les objectifs du millénaire à l’horizon 2015. Peut-on prétendre être pays émergent lorsque que les problèmes sociaux et écologiques ne sont pas résolus ? Pendant que les pays du bassin du lac Tchad sont confrontés aux problèmes de développement, davantage de la survie des populations dans un contexte de famine grandissante, en même temps, ces pays font face aux changements climatiques globaux et leurs impacts auxquels il faut s’adapter. Les changements climatiques et leurs effets constituent une question cruciale pour les pays en voie de développement et la vulnérabilité de ces pays paraît clairement établie. Comme le définit Janin P. (2004), la vulnérabilité n’est autre que la capacité à endurer les stress de toute nature. Tous les systèmes (naturel, humain) dans le cadre de cette étude sont vulnérables aux changements climatiques et le degré d’exposition varie d’un pays à un autre. Les impacts cumulés des sécheresses sur les écosystèmes, la vulnérabilité alimentaire des populations, sont autant de faits qui rendent compte de l’exposition aux risques climatiques. Le rapport 2007 du GIEC l’a si bien clarifié. L’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde les plus vulnérables aux changements climatiques (GIEC, 2007). Sans doute ce degré d’exposition est lié à la pauvreté ambiante qui hypothèque le processus d’adaptation. Bien que les populations du bassin du lac Tchad soient en proie aux risques climatiques, quelle perception ont-elles des changements climatiques actuels ? Perceptions et connaissances locales sur les changements climatiques Partant de mes souvenirs d’enfance, toujours avant le 20 mai, jour de la fête nationale du Cameroun, les populations des régions septentrionales avaient déjà commencé à semer et parfois, le défilé des écoliers se terminait sous une pluie battante. Aujourd’hui, on constate une nette rupture dans le calendrier agricole à cette date symbolique et les pluies sont quasi absentes. La rareté des pluies est un indicateur des variations climatiques. Ces variations pluviométriques sont observées par les paysans et ceux-ci s’interrogent déjà sur ce temps changeant. Pour comprendre l’endo-perception des populations du bassin du lac Tchad, des enquêtes de terrain dans le Mayo-Danay et le Logone et Chari, deux unités administratives départementales du Cameroun sur l’histoire climatique ont été menées. De cette vérité de terrain, il ressort que les populations ont vécu des affres depuis la période précoloniale et l’histoire environnementale de cette région au sud du lac Tchad alterne périodes de sécheresse avec les risques alimentaires et périodes d’humidité avec de graves inondations et des migrations écologiques4. Les années 1970, 1980 ont connu de graves sécheresses. Dans 4

Enquête de terrain 2015.

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l’histoire de l’environnement, les sécheresses ont sévi depuis la période précoloniale à l’instar des crises de 1902-1903, 1912-1915 (Beauvilain A., 1989) ; (Boureima Alpha Gado, 1993). Les sécheresses ont, de ce fait, marqué les consciences des populations et s’inscrivent dans les annales de l’histoire environnementale, de l’histoire économique du bassin du lac Tchad. Elles constituent des risques naturels auxquels le bassin tchadien est régulièrement exposé. Aussi les changements climatiques se traduisent-ils dans cet espace par des inondations régulières. Depuis la décennie 2000, le bassin du lac Tchad connaît de plus en plus une hausse de la pluviométrie. Ces pluies diluviennes ont souvent provoqué des inondations. L’exemple des inondations de 2012, 2013 et 2014 dans l’extrême nord du Cameroun témoigne de la variation du climat dans cette région sahélienne. Les informateurs interviewés à cet effet relatent qu’il y a plus de 50 ans, de pareilles inondations ne s’étaient pas produites5. Ces inondations que les régions du Nord et de l’Extrême Nord ont connues en 2012, 2013 et 2014 se sont produites par endroits. En effet, les populations du bassin du lac Tchad vivent les changements climatiques depuis la période précoloniale. L’exemple des variations climatiques qui ont conduit au dessèchement et à la désertification du Sahara est illustratif (Vergnaud F., 1960). Quant à la question de savoir s’il existe des termes appropriés dans les langues des populations des abords du lac Tchad pour désigner le concept de changement climatique, cela paraît plus complexe. En effet, il y a des termes en massa, mousgoum, kotoko, kanouri et arabe Choa qui tendent à expliquer la notion de la sécheresse et des inondations. Toutefois, les populations observent le changement et sont conscientes d’un temps nouveau auquel il faut s’adapter. Au regard des événements climatiques qui se produisent à l’échelle planétaire, l’adaptation s’impose comme un impératif. Comment se traduisent les changements climatiques, les impacts dans le bassin du lac Tchad ? Impacts des changements climatiques dans un bassin en proie aux crises écologiques Le bassin tchadien et tout le reste du Sahel connaissent de nombreuses conséquences des changements climatiques liées aux multiples crises écologiques qui ont frappé cette zone géographique. La dégradation des services écosystémiques observée au cours de ce siècle est consécutive aux changements climatiques. De la détérioration des services d’origine écosystémique Le bassin du lac Tchad, comme tout le reste de l’Afrique subsaharienne, est une région vulnérable aux changements climatiques. Comme le souligne si bien 5

Enquête de terrain 2015.

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le rapport du GIEC, les changements climatiques sont aujourd’hui sans équivoque ; en effet, ils sont observés et les effets constatés (GIEC, 2007). Ces effets touchent à la fois les systèmes naturels et humains. Parler des effets des changements climatiques dans le bassin du lac Tchad revient à dégager leur impact sur le milieu naturel et les hommes. Les sécheresses qui ont sévi dans le bassin du lac Tchad ont imprimé leur marque sur l’environnement naturel. Les sévères sécheresses de 1968-1969, 1973-1974, 1978-179, 1984-1985 et 1996 qui se sont abattues sur l’ensemble du Sahel englobaient le bassin du lac Tchad. Ces épisodes de sécheresse ont laissé de la désolation chez les populations et les ressources en eau ont diminué drastiquement. Les sécheresses sont des manifestations du changement climatique et leur impact est considérable sur les ressources en eau du bassin du lac Tchad. En effet, la région, du point de vue de la géographie physique, est riche en ressources en eau des lacs, des fleuves et des mares. Ces ressources offrent d’importants services écosystémiques allant de la régulation du climat en passant par le service d’approvisionnement au service culturel permettant ainsi d’assurer le bien-être des populations riveraines. Déjà, les ressources aquatiques du lac Tchad nourrissent une population de près de 30.000.000 d’habitants disséminés sur le territoire du Tchad, du Cameroun, de la République centrafricaine et du Niger6. Les effets cumulés des épisodes de sécheresse de la décennie 1960, 1970, 1980 et 1990 ont eu raison des ressources en eau du bassin du lac Tchad. Le lac Tchad, l’écosystème phare de la région, est une victime des variations climatiques. L’une des conséquences les plus spectaculaires des changements climatiques est constatée sur la superficie en eau du lac Tchad. Jadis appelé Méga Tchad à cause de la grande superficie en eau, l’état actuel du lac laisse penser à une éventuelle disparition. La superficie en eau du lac a drastiquement diminué et le retrait des eaux a cédé la place aux terres exondées favorables à la pratique de l’agriculture de décrue. Ainsi, la superficie en eau du lac Tchad est passée de 25.000 kilomètres carrés en 1964 à moins de 2.000 kilomètres carrés7. Du côté du Niger, le lac a complètement tari. C’est une véritable catastrophe humanitaire pour les populations du bassin du lac Tchad. Cette région, à l’image du lac Aral, va subir les vicissitudes du climat. Pour le bassin du lac Tchad tout comme le reste de l’Afrique, les effets attendus des changements climatiques toucheraient le continent. Ainsi, le rapport du GIEC (2007) mentionne que : « d’ici 2020, 75 à 250 millions de personnes devraient souffrir d’un stress hydrique accentué par les changements climatiques ». En outre, les épisodes de sécheresse ont modifié les lits des cours d’eau du bassin. Les fleuves comme le Logone, le Chari, l’El-beid ou la Yobé ont connu un rétrécissement de leur lit. Aussi l’une des conséquences des changements 6

Sur cette question, lire les rapports de la CBLT sur le lac Tchad, parmi lesquels celui de Lambert Tam, présenté au sommet d’Abuja du 25-29 octobre 2006. 7 Ibid.

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climatiques est-elle bien plus l’ensablement des cours d’eau du bassin du lac Tchad. C’est d’ailleurs l’ensablement qui a réduit la capacité de pompage des installations hydro-agricoles sur le Logone pour la riziculture de la SEMRY8. Le creusage de chenaux d’écoulement d’eau a provoqué des tensions entre l’État du Tchad et celui du Cameroun sur l’exploitation des eaux du fleuve Logone régie par la convention de Moundou. Les épisodes de sécheresse ont eu également un impact sur le peuplement ichtyologique des fleuves et des lacs du bassin tchadien. De l’avis de nos informateurs, certaines espèces de poissons ont disparu des eaux du bassin9. Les travaux de Benech et Quensiere (1985) sur la dynamique des peuplements ichtyologique de la région du lac Tchad tendent à montrer la diminution de la production halieutique sous le coup des sécheresses. Vu sous cet angle, ils mentionnent que la : « Période 1973-1974, les pêches cumulées des filets maillants et de la senne fournissaient régulièrement une trentaine d’espèces en 1971 et 1972. La baisse rapide du niveau d’eau entre 1972 et 1973 crée une transition brutale et des mortalités massives spectaculaires ont lieu. Le peuplement est déstabilisé, une douzaine d’espèces disparaît au cours du deuxième semestre de 1973 et du premier semestre 1974 (mormyridés, hydrocynus, citbarinus ». La récurrence de la sécheresse a plongé le Sahel, englobant le bassin du lac Tchad, dans une crise alimentaire généralisée. Les productions agricoles avaient chuté lors des épisodes de sécheresse. Les dernières famines de la décennie 1980 et 1990 sont encore gravées dans la mémoire collective. Déjà, dans cette région, la situation alimentaire est compromise, avec une malnutrition galopante, accès difficile aux ressources alimentaires que sous-tend la pauvreté ambiante. Dans un contexte de changement climatique galvaudé par des sécheresses ou des inondations, le bassin du lac Tchad, le Sahel, en général, sera touché par une insécurité alimentaire. Le XXIe siècle s’annonce davantage comme celui des incertitudes alimentaires à l’épreuve des changements climatiques observés et des scénarii futurs projetés. Les pays du bassin du lac Tchad font partie des régions dont la production agricole risque de baisser et exposer les populations aux famines. Comme il est écrit dans ce rapport du GIEC (2007), on s’attend à ce que : « le rendement de l’agriculture pluviale pourrait chuter de 50% d’ici 2020. On anticipe que la production agricole et l’accès à la nourriture seront durement touchés, dans de nombreux pays, avec de lourdes conséquences en matière de sécurité alimentaire et de malnutrition ».

8 SEMRY, Société d’expansion et de modernisation de la riziculture de Yagoua, créée par le gouvernement camerounais dans les années 70 en réponse aux famines et dans le long temps pallier les déficits agricoles dans la région septentrionale en proie aux disettes et famines. 9 Entretien aux abords sud du lac Tchad avec des pêcheurs.

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De la dégradation de l’environnement Le tableau de l’impact des variations climatiques sur le système naturel ne serait complet si on ne mettait pas en exergue l’incidence des crises écologiques sur l’environnement. Les épisodes de sécheresse ont laissé dans le bassin du lac Tchad un environnement végétatif assez négatif. Lors de notre passage au mois d’avril 2015, dans la région du Logone et Chari, ville frontalière au sud du lac Tchad et à N’Djamena au Tchad, nous avons observé la rudesse du climat. Il y souffle un vent sec et des tourbillons de poussière si abondants. Ceci est significatif de la dégradation poussée de l’environnement et l’avancée réelle du désert. Toutefois, les effets des crises naturelles se combinent aux destructions environnementales liées à l’activité humaine. Une étude réalisée par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) montre que la désertification menace 35% des terres arides (Vladimir Kotlyakov, 1996). Dans les pays en voie de développement, la destruction environnementale, entre déboisement et déforestation, s’opère à une grande échelle, parfois incontrôlée par les pouvoirs publics. La forêt africaine est en train de subir une exploitation anarchique par des différents acteurs au gré de leurs intérêts égoïstes. Le rapport du PNUE estime qu’environ 5 millions d’hectares de forêts sont perdus par an10. L’Homme contribue à la destruction de son environnement. À l’épreuve des changements climatiques, le déboisement, la déforestation deviendraient grandissants pour la satisfaction des besoins humains. Au regard de cette menace environnementale, l’on se pose la question de savoir si la crise environnementale de l’Afrique, en général, et du bassin du lac Tchad, en particulier, n’est pas imminente. Toutefois, c’est dans ce contexte de pauvreté, de crises environnementales que les options en adaptation aux changements climatiques sont envisagées aussi bien par les pouvoirs publics, les ONG et les populations locales. Politiques et mesures d’adaptation aux changements climatiques dans le bassin du lac Tchad Depuis 1964, les gouvernements du bassin du lac Tchad ont mis en place un organisme qui leur permet de faire face de façon concertée aux menaces environnementales. Mais aussi, chaque pays agit en fonction des risques naturels auxquels il est confronté et en fonction de sa politique environnementale interne. Des stratégies endogènes Les populations locales sont les premières victimes des effets du changement climatique. Face aux risques climatiques, les stratégies locales sont souvent diversifiées. Cette diversification des stratégies est liée au fait que les réponses locales sont parfois inefficaces et ne parviennent pas à atteindre des résultats 10

UNEP, 2002, Global environment outlook GEO-3.

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attendus. Au rang de ces stratégies, on observe les migrations des populations vers des zones bioclimatiques plus clémentes. Le bassin du lac Tchad est une zone d’impulsion et d’attraction des migrants climatiques. La migration constitue une réponse adaptative aux affres climatiques. C’est un phénomène ancien qui remonte aux premiers âges de l’humanité. Pour le bassin du lac Tchad, la migration est continuelle dans le temps et dans l’espace. Le peuplement du bassin tchadien est une conséquence des migrations anciennes et récentes et cela n’est point dénué de toute dimension écologique. Les sécheresses précoloniales ont provoqué la migration des peuples paléo et néo soudanais vers des zones d’habitation actuelle aux confins du lac Tchad (Ahidjo P., 2013). À cette migration précoloniale, il convient d’évoquer le déplacement des migrants nomades, à savoir les Arabes Choa et autres Berbères du nord vers le sud du bassin tchadien. La désertification du Sahara a commencé, il y a environ 5000 à 3000 ans BF (Adelaïde Catalisano, Bruno Massa, 1985). Cette migration est à l’origine du peuplement de l’actuel département du Logone et Chari par les Arabes Choa dont la cohabitation avec les Kotoko autochtones est conflictuelle. Les récentes migrations dans le bassin du lac Tchad sont provoquées par les sécheresses des décennies 1970, 1980 et 1990. Ces migrations sont à l’origine du peuplement des zones exondées du lac Tchad à l’instar de l’île de Darack dont la population est passée à plus de 20.000 habitants en 2006 (Ahidjo P., 2013). La migration constitue une stratégie locale face aux affres climatiques. Elle fait partie des options retenues par le GIEC en termes d’adaptation aux changements climatiques. La migration s’accompagne de la conquête de nouvelles terres cultivables. La régularité des crises écologiques a poussé les populations locales vers la quête de nouvelles terres cultivables. Cette forme de colonisation des terres est de plus en plus accentuée dans le bassin du lac Tchad. C’est le cas des conquêtes de terres des berges du lac Tchad, du bassin de la Bénoué. Au cours des décennies 1990-2000, la conquête des nouvelles terres est orientée vers le plateau de l’Adamaoua. Pour les éleveurs, la stratégie adaptative est la transhumance. En effet, en période de crise, les éleveurs sont obligés d’aller en transhumance avec leur troupeau de bétail vers des localités présentant moins de risques. Les berges du lac Tchad accueillent de nombreux éleveurs de la sous-région. Toutefois, la transhumance est souvent orientée vers des espaces lacustres, des bas-fonds, des fleuves et autres points d’eau, soit pour abreuver le bétail, soit pour les pâturages. Au demeurant, les stratégies endogènes sont diverses. Elles sont entreprises dans divers domaines de l’activité humaine. Ces initiatives locales nécessitent un accompagnement de la part des pouvoirs publics afin de les rendre efficaces.

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Actions des pouvoirs publics et des organisations internationales face aux changements climatiques Les gouvernements de la CBLT ont pris à bras le corps les problèmes des changements climatiques et leurs conséquences. Il faut réduire la vulnérabilité du bassin. À cet effet, la nécessité d’adaptation se pose afin de contrer les risques et atténuer les impacts. L’adaptation s’entend comme : « un ajustement des systèmes naturels et humains à un environnement nouveau ou changeant » (GIEC, 2001). Les options en adaptation peuvent être regroupées en trois grandes catégories, soit le retrait, l’accommodement ou la protection (GIEC, 2001). La capacité de s’adapter est un processus dynamique qui est en partie fonction de la base de production dont dispose une société donnée : ressources naturelles et moyens économiques, réseaux et programmes sociaux, capital humain et institutions, mode de gouvernement, revenu national, santé et technologie (GIEC, 2001). En effet, les pays du bassin tchadien sont déjà en œuvre en matière d’adaptation aux changements climatiques, mais ils manquent de ressources humaines, matérielles et bien plus de directives sur la façon de procéder. L’Afrique subsaharienne en général manque de moyens nécessaires pour son adaptation, c’est l’une des raisons évidentes de sa vulnérabilité aux changements climatiques. Faible émetteur de gaz à effet de serre, l’Afrique subsaharienne est la principale victime des changements climatiques, car sa capacité d’adaptation est faible. La faiblesse de cette capacité d’adaptation est, elle-même, liée à la faiblesse du pouvoir économique. Toutefois, l’adaptation est en marche. Après Rio de 1992, les gouvernements du bassin du lac Tchad ont chacun ratifié la convention de Kyoto tout en s’inscrivant dans la logique de la Convention-cadre de Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) qui vise la réduction, l’atténuation des gaz à effet de serre. Pour cette convention, l’adaptation est une priorité. Ainsi, les politiques d’adaptation sont nationales et propres aux réalités environnementales de chaque pays. Elles sont aussi régionales. Il s’agit des engagements des États du bassin à sauver le lac Tchad de la menace d’une éventuelle disparition. Dans le cadre de la CCNUCC, chaque pays a mis en place un dispositif juridico-administratif en relation avec la vulnérabilité. À cet effet, le Cameroun dispose d’un Observatoire des changements climatiques, le Tchad a créé le Haut comité national pour l’environnement. Ces organes s’intéressent et réfléchissent aux problèmes globaux des changements climatiques. L’adaptation vise plusieurs secteurs d’activités vulnérables. Dans le cadre de l’option de protection contre les inondations, les États construisent des ouvrages pour empêcher les inondations urbaines et rurales. La construction des digues le long du lac de Maga et le long du fleuve Logone s’inscrit dans cette optique. La lutte contre la dégradation des sols par des actions de re-fertilisation, le reboisement contre la désertification font partie des priorités des politiques environnementales des gouvernements du

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bassin du lac Tchad. C’est dans la même veine que le Cameroun a mis en place le plan national de lutte contre la désertification pilotée par le ministère de l’Environnement, de la Protection de la nature et du Développement durable. Dans le domaine agricole et dans un contexte de perturbation du calendrier agricole, l’Institut de recherche agricole et développement (IRAD) du Cameroun a expérimenté de nouvelles espèces de plantes agricoles à cycle court contrairement aux espèces traditionnelles à cycle long. Ces nouvelles espèces ne gagnent pas assez du terrain, car les populations semblent réticentes du fait du coût des semences. Pour les agriculteurs, l’adaptation consiste à introduire des plantes agricoles à cycle court. Bien plus, l’adaptation signifie aussi la transhumance et la migration vers des zones utiles. Les abords et les zones exondées du lac Tchad, depuis la décennie 1970 attirèrent de nombreuses populations pour la pratique de la pêche, de l’agriculture et de l’élevage. Dans la zone du lac Tchad en voie de disparition, la CBLT a élaboré un ambitieux programme qui vise le transfert des eaux du bassin du Congo à travers le fleuve Oubangui Chari vers le lac Tchad afin d’augmenter la superficie en eau. Ce programme, en dépit des efforts financiers, nécessite des négociations entre les gouvernements du bassin du lac Tchad et ceux du bassin du Congo. En outre, la CBLT a également initié des réponses adaptatives locales et ciblées à travers le programme du développement durable du bassin du lac Tchad (PROBALT). L’adaptation constitue ainsi l’ensemble des stratégies menées dans divers secteurs d’activités afin d’atténuer ou pallier les impacts des changements climatiques. Comme le souligne Youba Sokona (2007), « les réponses adaptatives sont des interventions locales ciblées qui sont basées sur les recettes technologiques ou des savoirs locaux. Elles sont souvent sectorielles, voire reposent sur des infrastructures spécifiques. ». Les réponses adaptatives constituent-elles un frein aux changements climatiques ? Conclusion Au total, il a été question de montrer comment le contexte des changements climatiques a entraîné une mobilisation des acteurs politiques, de la société civile et de la communauté scientifique. Les changements climatiques ont provoqué une réorientation de la politique de développement axé sur le mécanisme de développement propre. Le bassin du lac Tchad aborde le XXIe siècle dans une situation de conjonction de crises, de la crise sociale caractérisée par l’extrême pauvreté, l’insécurité alimentaire à la crise de l’environnement avec en filigrane l’amenuisement des ressources naturelles qu’accentuent les changements climatiques. Ces changements remontent dans le long temps et l’histoire de l’environnement du bassin du lac Tchad se caractérise par une alternance de périodes sèches et de périodes humides. En substance, il ressort de cette étude que le bassin du lac Tchad est vulnérable aux changements climatiques comme le reste de l’Afrique subsaharienne. Cette 263

vulnérabilité est liée à la faiblesse des pouvoirs économiques du Cameroun, du Tchad, de la RCA ou encore du Niger qui rendent difficile tout processus d’adaptation. Au demeurant, les mesures d’adaptation sont engagées par les pouvoirs publics et les autres acteurs au développement. Cette adaptation s’observe aussi bien à l’échelle locale à travers les stratégies paysannes, qu’aux échelles nationale et régionale à travers les politiques de prévention et de protection. Dans cette région de l’Afrique subsaharienne, les changements climatiques à venir risqueraient de se traduire par des phénomènes extrêmes tels que la sécheresse, les inondations. Déjà, on constate des inondations par endroits liées aux pluies diluviennes comme les inondations de 2012 qui ont englobé l’ensemble du bassin du lac Tchad. Ces risques climatiques viennent complexifier les politiques de développement dans un contexte déterminé par une insécurité galopante et l’engagement des États de la CBLT à reculer la criminalité. Cette nouvelle situation remet à l’ordre du jour, la question de la liberté de mouvement des hommes et des biens dans un espace qui se caractérise par la transmigration et la transhumance. Références bibliographiques Catalisano A. Massa B., Le Désert Saharien, Paris, Larousse, 1985. Alpha Bouréima Gado, Une histoire des famines au Sahel. Étude des grandes crises alimentaires (XIXe-XXe) siècle, Paris, L’Harmattan, 1993. Beauvilain A., Nord-Cameroun : crises et peuplement, Paris, Coutances Bellée, 1989. Vergnaud F., Le Sahara, Bourgues, imprimerie Tardy, 1960. Bergonzini J. C. 2004. Changements climatiques, désertification, diversité biologique et forêt, Clamecy, nouvelle imprimerie laballery. Monimart M., Femmes du sahel, la désertification au quotidien, Paris, Karthala, 1989. Ministère de l’Environnement, de la Protection de la nature et du Développement durable : Plan national de lutte contre la désertification au Cameroun, 2014. Liaison, énergie-francophonie,. N° 75-2e trimestre, Changements climatiques vers l’après 2012, Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie, 2007. Rapport GIEC, 2001. Rapport GIEC, 2007.

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Réponses paysannes à la variabilité climatique. Une étude de cas réalisée dans le terroir de Goye-Godoum (Mayo Kebbi Ouest) Saaba Pallai, Université de N’Djamena (Tchad) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) Résumé. La crise climatique est devenue ces dernières années, l’un des problèmes majeurs des économies rurales, en général et de celle liée à l’agriculture, en particulier. Elle est imputable à la variabilité annuelle et spatiale de la pluviosité. Cette étude s’appuie sur le terroir de Goye-Godoum comme unité spatiale d’observation, le terroir de Goye-Godoum (Mayo-Kebbi Ouest, Tchad) pour mesurer l’impact de la variabilité pluviométrique sur les activités agricoles. Elle est fondée sur des enquêtes de terrain et des analyses du régime pluviométrique, analyses fréquentielles issues des données recueillies à la station synoptique de Pala sur la période 1946-2014. De l’exploitation des données climatiques du Mayo-Kebbi et des données d’enquêtes, il ressort que ce terroir, comme la région en général, connaît ces dernières années une très grande variabilité pluviométrique dans l'espace et dans le temps. Cette situation entraîne de sérieux problèmes agronomiques parmi lesquels, des stress hydriques, des agressivités des pluies sur des sols et des mauvais rendements. L’incertitude liée à ces effets climatiques a amené les paysans à adopter une stratégie de diversification des systèmes de culture (test de culture de taro dans les bas-fonds, intensification de culture de sésame et de maïs…) et des stratégies orientées vers la recherche de revenus monétaires (exploitation de l’or dans de nombreux sites de la région…). D’autres paysans optent de migrer plus au sud à la recherche des terres les mieux arrosées et où la pression est aussi moindre. Mots-clés : réponses paysannes, variabilité pluviométrique, économie rurale, agriculture, Mayo-Kebbi, Tchad. Abstract.The climatic crisis became these last years, one of the major problems of the rural economies in general, but that related to agriculture in particular. It its attributed to the annual and space variability of the rainfall. This study took as a space unit of observation, the soil of Goye-Godoum (West Mayo kebbi -Chad) to measure the impact of the rainfall variability on the agricultural activities of its population. It is founded on field investigation and frequency analyses of the rainfall mode, frequency analyses resulting from the data

collected at the synoptic station of Pala over the period 1960-2012. From the exploitation of climatic data and investigation results, it derives that the soil, like the area in general, undergoes these last years a very great rainfall variability in space and time. This situation leads to serious agronomic problems among which, hydrous stresses, raining threats on grounds and bad produce. The uncertainty related to these climatic effects led the peasants of Goye-Godoum to adopt a strategy of diversification of the farming systems (test of cocoyam farming in the water hollows, intensification of sesame and maize farming…) and of the strategies directed to monetary income researches (exploitation of gold in many sites of the area…). Other peasants choose to go more to the south looking for well watered fields with less pressure. Keywords: Peasants’ reactions, rainfall variability, rural economy, agriculture, Mayo-Kebbi, Chad.

Introduction Le climat a été un facteur essentiel susceptible d’influencer les activités rurales en zones sèches d’Afrique. Les populations rurales sont particulièrement exposées aux aléas climatiques dans la mesure où elles sont étroitement dépendantes de l’agriculture pluviale qui occupe une très forte proportion des terres cultivées. Rappelons, en effet, que 80% des céréales consommées en Afrique subsaharienne proviennent de cette production traditionnelle (FAO 2003). Les plus grandes famines de 1974 et 1984/1985 sont entièrement ou en partie dues aux variations du climat (Dilley et al. 2005). Aujourd’hui, la variabilité climatique devient de plus en plus récurrente. Les déficits pluviométriques combinés à la pression de plus en plus croissante sur les sols sont les principales causes de la baisse des rendements. Le groupe socio-économique le plus vulnérable, constitué d’agriculteurs, est amené à imaginer de nouvelles réponses ou stratégies pour en tirer profit. Cette étude qui s’est déroulée de 2012 à 2013 à Goye-Godoum a pour objectif de caractériser la pluviométrie du terroir, d’évaluer son impact sur l’activité agricole et le comportement des paysans. Contexte physique et socio-économique Goye-Godoum est un terroir situé à 37 km au nord de Pala dans le département du Mayo-Dalla. Compris entre le 9°34’37’’et le 9°40’13’’ de latitude nord et 15°0’45’’ et le 15°5’38’’ de longitude est (figure 1), le village Goye-Godoum couvre une superficie de 51,78 km². Le terroir jouit d’un climat de type soudanien. Les précipitations sont par conséquent très variables dans le temps et dans l’espace, avec des totaux annuels compris entre 900 et 1 000 mm. Les formations végétales naturelles ont beaucoup évolué, passant de type savane boisée, aux formations arbustives sous l’effet de la pression humaine et animale. Quatre types de sols sont décrits par les villageois : les sableux, argileux, sablo266

argileux et le vertisol ; mais la quasi-totalité de ces sols est cultivée. Les principales cultures pratiquées dans la région sont d’origine pluviale. Elles n’utilisent donc que les précipitations de l’année pour boucler leur cycle. L’accroissement démographique et les variations climatiques ont occasionné une extension des superficies cultivées (Saaba Palaï, 2013). La pression foncière constitue l’une des problématiques majeures du terroir.

Figure 1. Localisation du terroir de Goye-Goudoum. Approche méthodologique Cette étude est fondée sur une recherche documentaire, des enquêtes par questionnaire conduites auprès des agriculteurs de Goye-Godoum. Un échantillon de 207 a été enquêté. Les documents officiels obtenus auprès de la direction générale de la météorologie nationale en mars 2015 ont permis d’analyser la pluviométrie du site étudié à partir de la station de référence (Pala). La caractérisation de la variation climatique de la station est faite sur la période de 1946-2014. Des enquêtes ont été tirées des informations sur le système de culture, le système de production et les difficultés liées à l’exploitation de leur sol. Lesquelles sont appuyées par des observations directes sur le terrain et la cartographie diachronique de l'occupation du sol en utilisant des images satellitaires de 1986 et de 2010 pour évaluer des lieux et son évolution en deux décennies. 267

Résultats Variabilités et irrégularités de la pluviométrie Les bases de connaissance des mécanismes pluviométriques des régions tropicales ont été jetées par Laborde (1961), puis par de nombreux auteurs qui ont apporté leur contribution comme Pagney P. (1994), Leroux M. (1976) et Fontaine B. et Janicot S. (1995). D’une manière générale, les mécanismes pluviogéniques de l’Afrique tropicale, en général, et des régions soudaniennes, en particulier, sont sous la dépendance de deux masses d’air : mousson guinéenne issue de l’anticyclone de Sainte-Hélène qui apporte de l’air frais et humide et une masse d’air du secteur nord-est l’harmattan, qui apporte de l’air chaud. Le contact dynamique de ces masses d’air définit la zone de convergence appelée le Front intertropical (FIT). La migration du FIT est fonction du comportement (renforcement/affaiblissement) des masses précitées. C’est ce qui fait distinguer trois principaux types de perturbations atmosphériques : les pluies de mousson, les lignes de grains et les orages isolés qui, en plus, constituent la particularité de la zone d’étude, car ils sont favorisés par la thermoconvection locale. C’est donc un domaine tropical à deux saisons. L’évolution de la pluviométrie dans le temps et dans l’espace montre une importante variabilité. À l’extrême sud du Tchad (8°N), les pluies sont plus abondantes que dans le reste de la région et s’étalent sur une période de 7 à 8 mois (avril-novembre). Les totaux annuels oscillent entre 1000 à 1200, voire 1300 mm suivant les années. À partir de Goye-Godoum (9°N), même si la fréquence et l’intensité des précipitations semblent être les mêmes que dans le cas précédent, les quantités d’eau tombées sont relativement inférieures, avec des totaux annuels variant entre 900 et 1000 mm. Les données pluviométriques mettent en lumière une nette diminution des précipitations annuelles du sud vers le nord (tableau I). Tableau I. Situation pluviométrique annuelle analysée selon la latitude. Station Latitude Période Moyenne Moundou 8° 33 N 1946 à 2014 1100,3 mm Pala (Goye-Godoum) 9° 21 N 1946 à 2014 993,86 mm Bongor 10° 10 1946 à 2014 822,5 mm À l’échelle de Goye-Godoum, les variations selon la latitude s’appréhendent difficilement. Cependant, il existe de fortes variabilités de précipitations interannuelles. Il y a des années où les pluies sont plus abondantes que d’autres, tellement abondantes qu’elles sont parfois redoutées par les paysans. L’analyse des cumulés pluviométriques de la station de Pala (représentatifs de GoyeGodoum) permet de mettre en évidence les variations inter annuelles de la pluviosité et de sa tendance dans la région (figure 2).

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350 300 250 200 150

Equation de la courbe de tendance y = -3,8918x + 116,91

100 50 0 -50 -100 -150 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976

-200

Source : Division de la Climatologie/Direction générale de la Météorologie nationale / Direction d'Exploitation et d'Application météorologique /Mars/2015.

Figure 2. Ecarts de la pluviométrie par rapport à la moyenne à Pala (1946-1976). Les valeurs positives indiquent des années de pluviométrie supérieure à la moyenne (993,86mm) et les négatives indiquent des années de pluviométrie inférieure à cette moyenne. Deux grandes phases ressortent de l’analyse de la pluviométrie de cette période. La première phase de 1946-1966 indique que les précipitations furent abondantes, caractérisées par des années de pluies excédentaires emportant largement sur les années déficitaires. La deuxième phase concerne la décennie 1967-1976, caractérisée par une sécheresse climatique prononcée, à l’exception de deux années (1969 et 1975). Dans l’ensemble, les pluviométries de 1946-1976 sont meilleures, huit années (seulement) sur trente ont été en deçà de la moyenne. Alors que dans la seconde période (1977-2014), on assiste à des situations pluviométriques différentes de celles des années soixante (figure 3).

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500 400 300 200 100 0 -100 -200 -300 -400 -500 -600

2014

2012

2010

2007

2005

2003

2001

1999

1997

1995

1993

1991

1989

1987

1985

1983

1981

1979

1977

Equation de la courbe de tendance y = -1,5128x - 17,038

Source : Division de la Climatologie/Direction générale de la Météorologie nationale / Direction d'Exploitation et d'Application météorologique /Mars/2015.

Figure 3. Ecarts de la pluviométrie par rapport à la moyenne à Pala (1977-2014). Au regard de cette figure, un autre mode de variabilité semble se présenter : une alternance forte entre des années humides et des années très sèches. Le graphique montre que 19 ans sur 36 ont reçu des pluviométries au-delà de la moyenne qui est de 993,86 mm. Seize années sont considérées comme des périodes de sécheresse climatique dans la région. L’année 1994 a été à pluviométrie exceptionnelle (1443,4 mm) tandis que 2005 est l’année ayant connu une des très faibles pluviométries (538,4 mm). Dans l’ensemble, la pluviométrie de la période (1977-2014) est caractérisée par un enchaînement ou une répétition de plusieurs années sèches. L’amplitude des variations interannuelles s’accroît. Statistiquement, il y a augmentation des écarts types sur les hauteurs des pluies. L’analyse traduit que les pluviométries depuis 1946 à nos jours sont caractérisées par deux périodes bien précises : la période de 1946-1976 est marquée par une succession d’années relativement humides et celles de 1977-2014 par une persistance d’années sèches. Au total, la tendance générale marque une baisse des précipitations. Une autre préoccupation concerne la durée des saisons des pluies. Selon Traoré et al., (2000), le déficit pluviométrique associé à l'irrégularité des pluies a pour corollaire la variabilité des paramètres clés de la saison agricole dont les dates de début, de fin et une occurrence des séquences sèches et des déficits hydriques. Il convient de comparer les démarrages et les arrêts de la saison des pluies (agronomique) de la période actuelle par rapport à la période précédente. Les courbes de totaux des pluies de trente années (1946-1976 et 1984-2014) présentent un décalage au début des saisons des pluies ces dernières années (figure 4).

270

9000 8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 0

19461976

Source : Division de la Climatologie/Direction générale de la Météorologie nationale Direction d'Exploitation et d'Application météorologique /Mars/2015. Figure 4. Cycles saisonniers moyens des périodes 1946-1976 et 1984-2014.

Au regard de cette figure, il ressort que les cycles saisonniers moyens de la période 1946-1976 et 1984-2014 se différencient au début et au milieu des années. Non seulement les pluviométries des années 1946-1976 surplombent celles de la période 1984-2014, les premières pluies arrivent tôt en cette période. Cette situation se confirme par les propos des paysans (les plus âgés) : de nos jours, les premières pluies commencent généralement vers la fin du mois de mai, et le plus souvent sans suite favorable. Les irrégularités de début de saison obligent les agriculteurs à semer à plusieurs reprises. Les dates de la fin des saisons montrent toutefois une tendance quasi stationnaire. Quelle que soit la période, environ 40% des pluies enregistrées durant l’année tombent au cours du mois d’août (Baohoutou L, 2007). Une telle concentration des pluies ne manque pas d’effet sur le milieu physique et les cultures. Des températures variant dans le temps Les données thermiques de 1970-2005 relevées dans la même station synoptique montrent que les températures connaissent également une variabilité temporelle. La moyenne des températures maxima annuelles dépasse 35°c, et celle minima, 20,9°c (figure 5).

271

40,0

y = 0,0175x - 2,0924

35,0 Température (C°)

30,0 y = 0,0362x - 50,873

25,0 20,0

TM

15,0

Tm

10,0

Linéaire (TM)

5,0 0,0 1960

Linéaire (Tm) 1970

1980

1990

2000

2010

Source : Division de la Climatologie/Direction générale de la Météorologie nationale / Direction d'Exploitation et d'Application météorologique /Mars/2015. Figure 5. Évolution interannuelle des températures minimales et maximales à Pala de 1971-2005. À la lecture de cette figure, on remarque une augmentation des températures, mais les températures minimales sont plus affectées par la hausse que les maximales. L’allure montre une tendance à la hausse qui s’amorce dès les années quatre-vingt pour la température minimale. En outre, la hausse des températures de 1970-1980 a été de manière continue alors que les années d’après présentent des augmentations marquées par de petites oscillations. En somme, les impacts de la variabilité pluviométrique et la hausse de température sur le secteur agricole à travers la dégradation des sols, la baisse de la productivité des cultures sont sans équivoque. Une étude sur la variation des rendements de maïs en fonction de plusieurs hypothèses de réchauffement climatique a montré qu’en zone tropicale, les rendements chutent immédiatement dès que la température augmente de 1°c (André et al. 2003). Une production agricole marquée par une fluctuation pluviométrique Les irrégularités pluviométriques sont sans commune mesure, les contraintes les plus courantes auxquelles sont, d’une manière générale, soumis les paysans de la région. Les paysans de Goye-Godoum citent bien les mauvaises pluviométries parmi les problèmes qu’ils déplorent le plus (Tableau 2).

272

Tableau 2. Les maux déplorés par les paysans de Goye-Godoum (relatifs à l’activité agricole). Désignation

Manque de Mauvaise pluviométrie terre

Infertilité des sols/mauvais rendement

Manque de Autre matériel de travail

Effectif

16

68

72

35

14

Pourcentage

08%

33%

35%

17%

07%

Source : enquête de terrain 2013. 33% des paysans enquêtés ont indexé la mauvaise pluviométrie. L’expérience leur a montré que la baisse de pluviosité au début de la saison des pluies, combinée à la hausse de température, conduit à l’éclosion de certains ravageurs de cultures (criquets, chenilles). C’est ce qui est malheureusement récurrent à Goye-Godoum. Les conséquences de ces aléas climatiques se traduisent principalement par le déficit des récoltes exposant ainsi la population à des risques de famine. Les déficits céréaliers sont constants et caractérisent de plus en plus le quotidien des paysans de Goye-Godoum. Aux conditions écologiques très instables et défavorables, il faut ajouter la saturation foncière. On enregistre des paysans qui manquent de quoi se nourrir dès les premiers mois qui suivent la période des récoltes. À titre d’exemple, sur 207 paysans interrogés sur leurs récoltes (surtout du mil) pendant les années 2009 à 2011, 26% déclarent manquer de mil en 2009, 38% en 2010, 29% en 2011 et 12% déclarent en manquer régulièrement. Cette situation est responsable des disettes constantes. 35% des paysans interrogés déplorent l’infertilité des sols, ce qui fait dire à Bring (2008) que les déficits céréaliers, lorsqu’ils ne sont pas liés aux déficits hydriques, peuvent être liés à l’épuisement des sols. En tout état de cause, il est évident que les pluviométries ont une responsabilité incontestable sur la dégradation des sols. Le risque climatique qui menace les activités agricoles n’est pas seulement les déficits pluviométriques, mais les pluies exceptionnelles qui sont de plus en plus régulières dans la région. À titre d’exemple, plus de 38 hectares de cultures ont été engloutis en 2007 après une pluie qui a emporté une personne à Goye-Godoum, plus de 03 personnes dans les villages environnants et qui a occasionné le déplacement de plus de 36 ménages. L’engloutissement des cultures par les eaux de pluie ou le stress hydrique constitue l’une des contraintes physiques les plus sévères pour les paysans. Ainsi, la variation climatique demeure l’un des principaux facteurs responsables de la variation des rendements en culture pluviale. Face à cette incertitude liée au climat, les paysans sont amenés à développer plusieurs mécanismes pensant minimiser le risque et compenser la baisse de rendement.

273

Extension des cultures par mise en valeur d’espaces diversifiés Une des évolutions récentes du système agraire liées à la crise climatique est la conquête des espaces jusque-là peu concernés par la mise en valeur agricole par certaines cultures. La culture du riz pluvial étendue dans les bas-fonds inondables, les cultures maraîchères et la tentative de culture de taro sont révélatrices d’un contexte agraire en pleine évolution. Cependant, la non maîtrise de la fluctuation climatique n’a pas facilité l’exploitation approfondie des basfonds. Malgré cela, il n’existe aucune portion de terre sans propriétaire aujourd’hui au sein du terroir de Goye-Godoum. L’extension des parcelles reste la stratégie la plus pratiquée par la plupart des paysans qui ne voient autre alternative que l’agriculture. Les supports cartographiques fournissent des éléments d’appréciation importants sur les niveaux d’occupation du sol et de la mise en valeur de l’espace. La carte d’occupation du sol en deux décennies a permis d’apprécier la dynamique de surface des cultures (figure 6). 6000

4912

5000

4309,742

4000 3000 2000 1000

585,5 30,12 30,12

249,2

0

227

0 Savane arbustive à Savane arbustive à Savane herbeuse sur Zone de cultures sur arborée moins dense arborée moins dense lits majeurs des sol divers sur collines sur sols léssivés rivières 1986

2010

Source : Cartes de l’occupation du sol de PRODALKA. Figure 6. Évolution de l’occupation du sol à Goye-Godoum en 1986 et 2010. D’après la figure 6 ci-dessus, l’extension de la zone de culture a effectivement atteint son paroxysme, confirmant ainsi le manque de terres évoqué par certains paysans. Il faut signaler que cette extension de culture est aussi impulsée par une population de plus en plus croissante. Émergence de nouvelles cultures Les agriculteurs de Goye-Godoum agissent sur l’abandon ou l’introduction, la diminution ou l’extension de certaines spéculations selon leurs sensibilités à la sécheresse et leur valeur marchande. C’est ainsi que l’attention des paysans est aujourd’hui portée sur des cultures les mieux commercialisées. Le niébé, le sésame et l’arachide jadis relégués au second plan sont aujourd’hui les principales sources de revenus monétaires des paysans. Les études de Magrin (2000) ont 274

montré l’importance de la culture d’arachide dans les spéculations marchandes. Le choix de ces cultures tient à une raison fondamentale, il agit de cycle végétatif court (3 mois). Les producteurs considèrent souvent les variétés plus précoces comme une bonne réponse au retard des pluies ou aux saisons agricoles relativement courtes. Pour l’arachide, les variétés cultivées à Goye-Godoum sont : Fleur 11, Grimari 73-53, ICGV et EBRT. Les variétés de sésame et le niébé sont « le local sélectionné ». Comme une véritable alternative aux cultures plus exigeantes (le mil rouge, le sorgho, le coton…), le sésame, le niébé et l’arachide assurent aux paysans des revenus monétaires leur permettant de combler le déficit en mil. Le maïs peut être cité dans cette gamme de produits qui rapportent des revenus, mais cette culture est pour la plupart adoptée par des paysans les mieux nantis ou des fonctionnaires, eu égard à son exigence en fertilisants. La vente de ces produits au marché de Goye-Godoum et des villes environnantes met en relation différents acteurs : les producteurs, les commerçants, et donne de la vigueur aux petits secteurs informels. Les femmes sont les plus concernées par ces secteurs. La visite du marché de Goye-Godoum, à trois reprises au mois de février 2012, a permis de comptabiliser la sortie de plus de 543 sacs d’arachides, 142 sacs de niébé, 89 sacs de sésames, 111 sacs de maïs en sachant qu’un sac correspond à environ 100kg. L’importance de ces cultures dans le paysage agraire de Goye-Godoum témoigne de l’intérêt que suscitent ces spéculations à côté d’autres cultures (figure 7). superficie en ha

120 100 80 60 40 20 0

Source : enquête de terrain 2013. Figure 7. Les spéculations cultivées à Goye-Godoum en 2013. Les différentes spéculations cultivées occupent des superficies variables dans l’espace agricole. Pourvue d’une grande superficie en sol sableux, l’arachide devient dans ce contexte une culture qui répond mieux aujourd’hui aux besoins des paysans de Goye-Godoum, compte tenu de sa valeur sur le marché et de son cycle végétatif relativement court. C’est pourquoi le nombre de producteurs et la superficie cultivée sont en perpétuelle croissance. 275

Quant à la culture du niébé et celle du sésame, c’est surtout la flexibilité dans le calendrier de mise en culture qui fait de ces cultures, une opportunité à saisir. Les valeurs monétaires de ces denrées sur le marché ces dernières années sont aussi appréciées par les paysans. Sur le marché de Goye-Godoum à la date précédente, 1kg de sésame est vendu à 900FCFA, haricot 500fcfa. Ainsi, on pourrait se procurer 3,6 kg de mil rouge ou 2,5 kg de maïs avec la valeur d’un kilogramme de sésame. Le contexte climatique actuel n’est pas le seul facteur déclencheur de l’évolution des spéculations précitées. Les variations des régimes alimentaires induites par la croissance urbaine sont un autre élément explicatif. Ainsi, le développement du secteur informel touchant le domaine de la restauration publique suscite une forte demande de niébé. Le phénomène est caractérisé au Tchad par l’explosion des gargotes où l’on trouve des mets très appréciés confectionnés à base de niébé. L’émergence de ces spéculations (arachide, niébé, sésame) ne signifie pas l’abandon des autres cultures. C’est surtout le début d’une campagne agricole qui oriente les paysans. Les agriculteurs développent des stratégies selon les résultats obtenus avec les premiers semis (Nuttens, 2000). Les activités extra-agricoles La dégradation des conditions agro-climatiques pousse de nombreux paysans à s’emparer au mieux des opportunités qui se présentent à eux. La location de la force de travail dans l’exploitation minière à ciel ouvert enclenchée il y a quelques années dans la région est une pratique répandue dans le terroir, voire la région. L’extraction de l’or, même dans les aires de culture nonobstant les droits coutumiers de propriété et les dégradations qu’elle cause, attire bon nombre de paysans (photo). La paupérisation des populations, l’incertitude climatique, l’infertilité des terres font que les paysans deviennent peu sensibles à l’appropriation de leurs parcelles. D’ailleurs, les décisions sur l’exploitation des mines au Tchad se prennent très loin des sites et très loin des réalités. Ce qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux exploitants agricoles de décider de leur avenir. Plusieurs hectares de terres agricoles ont été ainsi transformés en une véritable carrière, excluant toute reprise d’activité agricole. Pourtant, le code minier de la République du Tchad en son article 79 semble prêter une attention particulière à la communauté rurale concernant l’appropriation de leur terre. Les paysans ne se préoccupent pas de l’injustice à laquelle ils sont confrontés que de rechercher les réponses appropriées à leurs difficultés actuelles.

276

Cliché : Saaba 2013. Photo 1. Paysans à la recherche de l’or dans le canton Goye-Godoum. Cette photo présente un site d’extraction d’or dans le canton Goye-Godoum. Au plan central, des tas de terres creusées par des orpailleurs. Après avoir isolé quelques morceaux d’or à l’aide d’un appareil détecteur que détient l’entrepreneur, certains tentent leur chance en ramassant dans des récipients les terres abandonnées pour les tremper dans l’eau. Cela leur permet d’isoler quelques poudres d’or. Le petit commerce constitue pour un certain nombre d’agriculteurs une stratégie qui vise à améliorer leurs conditions de vie. Les produits commercialisés vont des céréales aux herbicides en passant par le produit de petit élevage. Ce qui est une nouveauté dans le terroir, c’est la vente de la bière locale fabriquée à base de mil « Bilibili » par des hommes. En effet, ces hommes « commerçants de boisson », achètent en gros auprès des femmes qui préparent pour la revendre en détail aux consommateurs. Un autre élément, pas tout à fait nouveau, mais révélateur d’un contexte de crise climatique, est l’émergence de l’élevage de poulet. Bien que ce type d’élevage soit ancien, c’est au cours des années 2000 que cette activité a connu un regain d’intérêt particulièrement remarquable. L’éveil des populations rurales à la diversification des sources de production nécessaire pour la sécurité alimentaire est à l’origine de cette évolution. Aujourd’hui, les poulets alimentent les circuits commerciaux étendus aux grandes villes, en particulier Pala, Kélo, Moundou, voire N’Djamena. La demande sans cesse croissante en viande de poulet est un signe majeur qui indique que cet élevage a toutes les chances de se développer dans la région. L’engouement des populations pour les petits élevages est surtout motivé par la recherche de nouvelles opportunités spéculatives. Les mouvements migratoires constatés sont aussi une manière de répondre au cumul de plusieurs contraintes, notamment l’incertitude climatique et la pression démographique. Ils concernent en général des hommes jeunes avec ou sans famille. De jeunes couples choisissent de migrer plus au sud, vers des terroirs relativement neufs tels que « Heuma » (au sud du canton Guoin), « venez voir » 277

dans le canton Gagal au sud-est de Pala, à la lisière de la forêt classée de Yamba Berté. Les sites d’exploitation artificielle d’or partout dans la région constituent des lieux attractifs, provoquant de ce fait des mobilités considérables. D’autres, par contre (marié ou non), prennent la direction des villes comme Pala, Moundou ou N’Djamena où prolifèrent ces dernières années des sociétés privées de gardiennage qui constituent de ce fait des pourvoyeurs d’emplois. Effet social pervers La recherche des solutions au mauvais rendement agricole induit par les aléas climatiques n’est pas sans effet sur la cohésion sociale. Aujourd’hui, bon nombre d’unités domestiques ne peuvent réunir la totalité de la main-d’œuvre de la maison dans une exploitation agricole. Certains jeunes, ne trouvant plus leur compte dans le rendement agricole de famille, optent pour des activités qui leur semblent rentables. C’est ainsi que les activités comme les mototaxis, le commerce ambulant (des produits pharmaceutiques, des poulets…), l’extraction de l’or, la fabrique des briques sont les plus convoitées. C’est dans ce contexte qu’il est nécessaire de relever les transformations en cours dans le terroir : s’agitil de l’émergence d’une nouvelle situation dans les ménages, celle qui tend à une indépendance de l’individu et à une individualisation dans la recherche de revenus pour la survie ? Conclusion Cette étude, réalisée sur la base des données primaires et secondaires, a permis de restituer quelques caractéristiques fondamentales de la tendance actuelle de la pluviométrie dans la région soudano-sahélienne du Cameroun. Selon l’Organisation météorologique mondiale, le climat doit être évalué par rapport à une période de référence de 30 ans. L’analyse faite à partir des données de 1946 présente les 30 premières années comme celles de bonnes pluviométries. D’une manière générale, les graphiques réalisés mettent en exergue le niveau très important de la variabilité avec une tendance à la baisse des précipitations au cours de la période 1946-2014. Les irrégularités pluviométriques sont donc sans commune mesure les contraintes les plus courantes auxquelles sont soumis les paysans du terroir. Les rendements agricoles et les espaces cultivés se trouvent sérieusement affectés par les fluctuations de la pluviométrie et de la hausse des températures. Cela rejoint les leçons tirées d’une étude réalisée par une collectivité de chercheurs issus des institutions de recherche européennes et africaines, sur la région soudano-sahélienne du Nord-Cameroun dont les résultats ont été présentés au colloque « Savanes africaines : espaces en mutation, des acteurs face à de nouveaux défis ». Unanimement, ces chercheurs ont admis que la pluviométrie est l’un des principaux facteurs responsables de la variation des rendements en culture pluviale. À cet effet, les paysans mettent en jeu plusieurs mécanismes pour pallier ou minimiser les risques climatiques, allant de

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l’extension des champs à l’adoption des activités extra agricoles, en passant par l’adoption des spéculations marchandes à cycle végétatif court. Références bibliographiques André J. C. Cloppet E., « Quel climat fera-t-il demain ? » Agrobiosciences, Universités, 2003, 18 p. Baohoutou L. Les précipitations en zone soudanienne tchadienne durant les quatre dernières décennies (60-99) : variabilités et impacts, Thèse de Doctorat de Géographie, Université de Nice, 2007, 245p. Bring et Tchosoua M., « Gestion de l’eau et de la fertilité des sols dans les plaines de l’Extrême-Nord Cameroun : stratégies traditionnelles et modernes », in Roose E. et al. Efficacité de la gestion de l’eau et de la fertilité des sols en milieux semi-arides, IRD/ENFI/AUF/EAC, 2008, pp 291-298. FAO, The state of food insecurity in the world. Rome, Food and Agricultural Organisation, 2003. Fontaine B. Janicot S., « L’évolution des idées sur la variabilité interannuelle des précipitations en Afrique de l’Ouest », La météorologie N°8, 1995, pp.28-53. Laborde J-P. Thome E., « Les précipitations de Mauritanie : Modélisation statistique aux échelles journalière, mensuelle et annuelle », in Publications de l’AIC, 1998. Leroux M., « Processus de formation et d’évolution des lignes de grains audessus de l’Afrique tropicale septentrionale », Dakar, 1976, 159 p. Magrin G., Vivrier marchand et intégration régionale, l’essor de la culture de l’arachide au sud du Tchad. Prasac, Observatoire du développement. Montpellier, 2000, 65 p. Saaba Palaï, « L’exploitation des sols dans le terroir de Goye-Godoum (Mayo Kebbi ouest-Tchad) », mémoire de Master, Université de Maroua, 2013, 172 p. Traoré S.B. Reyniers F.N. Vaksmann M. Kouressy M. Yattara K. Yoroté A. Sidibé A. Koné B., « Adaptation à la sécheresse des écotypes locaux de sorgho du Mali ». Sécheresse, 2000, pp. 227-237. Nuttens F., Cartes et tableaux de la population en zone soudanienne. ONDR/DSN, 2000. Estienne P, Godard A., Climatologie , Col. U, Armand Colin, 1992, 360 p.

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Extension récente de la plantation de la canne à sucre dans la plaine de la Tandjilé Ouest : nouvelle stratégie d’adaptation paysanne au changement climatique Djangrang Man-na, Université de Moundou (Tchad) Kelgue Salomon, Université de Moundou (Tchad)

Résumé. Les populations sahéliennes sont particulièrement vulnérables face aux changements climatiques. Toutes leurs activités agricoles sont centrées sur une courte, mais intense saison des pluies. La variabilité pluviométrique saisonnière d'une année à l'autre cause déjà une anxiété importante sur ces populations. Si un changement climatique raccourcit cette période clé, la retarde ou encore augmente la fréquence ou la longueur des pauses dans la saison des pluies, cela aboutit à une réduction de la production. La réduction des rendements a conduit les agriculteurs de riz pluvial de la plaine de la Tandjilé Ouest à opter pour des systèmes de production intensifs en créant des plantations de canne à sucre. Ce travail vise à analyser la compréhension de la perception paysanne du changement climatique ainsi que les stratégies mises au point par les producteurs de riz pluvial pour s’adapter à ce nouveau contexte climatique sur un échantillon aléatoire de 75 planteurs, répartis sur deux villages : Bodossi et Dyh Gougouma. Mots-clés : variabilité pluviométrique, changements climatiques, riz pluvial, perception paysanne, canne à sucre, Tchad. Abstract. Sahelians peoples are particularly vulnerable face to the climatic change.All their agricultural activities are centered over short, but intense rain season. The seasonal pluviometric variability from one year to another causes already a significant anxiety on these peoples. If a climatic change shortens this key period, delays it or increases the frequency or the length of the pauses in the rain season, which led to a reduction of the production.The reduction of the outputs led the rain rice farmers of the plain of Western Tandjilé to choose intensive systems of production by creating plantations of sugar cane. This work aims at analyzing the comprehension of the country perception of the climatic change as well as the strategies developed at the point by the rain rice producers to adapt to this new climatic context on a random sample of 75 growers, divided on two villages: Bodossi and Dyh Gougouma. Keywords: Pluviometric variability,climate change, rain rice, sugar cane, peasants perception, Chad.

Introduction La présente évaluation fait suite à une campagne agricole mitigée dans l’ensemble du pays de 1980 à 1990 et de 1999 à 2014. Les multiples missions d’évaluation du gouvernement du Tchad effectuées en 2009 concluaient déjà que : « la campagne agricole 2009/2010 a démarré dans un contexte marqué … par une pluviométrie très erratique » et que dans la zone sahélienne du pays, « en plus du démarrage tardif, des ruptures de pluies dépassant parfois deux décades ont été également observées. La rareté des pluies observée en juin a entraîné un dessèchement des plantes semées précocement en mai » (PNSA, 2009). Cette vue assez globale de la présente campagne a estimé la production céréalière nationale à 1 166 020 tonnes. Ce résultat est de 34% inférieur à celui de la campagne 2008/2009 considérée déjà comme pas particulièrement brillante. Par rapport à la moyenne des cinq dernières années, la « production céréalière 2009/2010 est en chute de 31% » (DSA, 2012). Le rapport de l’ONDR-DSA (1996-2000) montre que depuis les années 1990 jusqu’aux années 2000, une tendance d’évolution presque régulière des superficies emblavées, de la production et des rendements céréaliers est observée, principalement pour le riz dans la Tandjilé Ouest, en concordance avec l’évolution de la population, excepté les périodes correspondant aux perturbations liées à la guerre ou aux périodes de sécheresse (1984 et 1993). À partir de l’année 2008, la direction de la statistique agricole relève que : « malgré une augmentation de l’ordre de 22% des surfaces emblavées en riz dans la Tandjilé, la production n’a guère changé ; elle a plutôt baissé de 13,75% en 4 ans ». Des cas similaires ont été observés en Côte d’Ivoire. Doumbia et Depieu (2013) indexent le climat. Ils affirment que : le climat joue un rôle déterminant au niveau de l’agriculture en ayant un impact direct sur la productivité des facteurs physiques de production, comme l’humidité et la fertilité du sol » et que « …, les événements liés au climat comme la sécheresse, les inondations et les températures extrêmes contribuent à la vulnérabilité des agriculteurs… ». Les mêmes auteurs estiment en outre que « les effets climatiques défavorables influencent la production agricole à n’importe quelle phase de celle-ci, depuis les premiers stades de la culture jusqu’à la récolte finale », surtout le riz. En milieu sahélien, même si la pluviométrie est suffisante au plan quantitatif, son irrégularité peut affecter les rendements des plantes de manière défavorable au cours des stades critiques de leur croissance. Dans le canton Marba situé à la marge sud-sahélienne du Tchad, le mode de mise en valeur agricole le plus résilient semble actuellement trouver ses limites, à la fois du fait de l’ampleur « anormale » des aléas climatiques et des changements qui ont eu lieu dans les dernières décennies (Djangrang, 2014). Un producteur du village Dyh Gougouma traduit le phénomène ainsi : « Le climat a trop changé depuis 3 ans ; avant il y avait la sécheresse et l'inondation, mais c'était encore bon. Maintenant, l'inondation monte jusque dans le village et quand elle 282

se retire, c'est la sécheresse totale ; les pluies arrivent très tard et lorsqu’elles tombent, les champs sont incultivables ». La baisse de la production rizicole, seule « culture à la fois vivrière et commerciale », liée au moins en partie à la technique encore archaïque, est aggravée par la variabilité pluviométrique. La sévérité de l’insécurité alimentaire prévalant en milieu Marba semble être en rapport avec cette situation antérieure. L’évolution de l’insécurité alimentaire dans les villages Bodossi et Dyh Gougouma au regard du calendrier de leurs moyens de survie s’est traduite par une part croissante des productions agricoles dans la plantation de canne à sucre. C’est un phénomène nouveau compte tenu de la topographie du milieu. La pratique gagne du terrain et occupe de plus en plus une part importante de la population qui engrange en fin de campagne d’énormes sommes d’argent. Globalement, l’étude vise à analyser la perception paysanne du changement climatique, ses effets sur la production rizicole dans deux villages (Figure 1) de la Tandjilé Ouest : Bodossi et Dyh Gougouma ainsi que les stratégies mises au point par les producteurs pour s’adapter à ce nouveau contexte. Estimée à 26 241 habitants (BCR, 2009), la population de ces deux cantons est composée majoritairement des Marba. Cependant, on trouve quelques éleveurs peuls, des Arabes et des Bornou qui pratiquent spécifiquement le commerce.

283

Figure 2. Situation et localisation de la zone d’étude.

Méthodologie La méthode repose sur des enquêtes menées auprès des agriculteurs Bodossi et de Dyh Gougouma afin d’appréhender la question à l’échelle système agropastoral dans son ensemble (Tableau 1). La première étape a consisté à récolter les données dans chaque localité. but étant d’avoir un aperçu sur la zone du point de vue agricole, pastoral et

284

de du Le du

fonctionnement des marchés. Les deux villages sont choisis selon les facteurs qui ont le plus déterminé l’issue de la campagne : baisse de la production des cultures du riz et expansion de la plantation de la canne à sucre. Tableau 1. Échelle de collecte de l’information. À l’échelle de canton

À l’échelle de l’exploitation

Nombre d’enquêtes 2 cantons (GOGO et DYH) réalisées

35 (Bodossi) et 40 (Dyh Gougouma)

Modalités de l’enquête

Entretiens semi-directifs sur la base de calendriers de fonctionnement de l’exploitation

Entretiens semi-directifs auprès d’un agriculteur sur la base d’un calendrier d’utilisation de sol

Manière d’aborder Pas de focalisation sur les aléas la question des climatiques, mais sur l’ensemble aléas climatiques des changements survenus dans les deux cantons et dans son utilisation depuis 2010 environ

Focalisation sur les changements et adaptations des exploitations aux récents épisodes de sécheresse et d’inondation

Les entretiens constituant la deuxième étape se sont effectués en groupes mixtes ou séparés suivant les habitudes du terroir ou les circonstances du moment. Le focus group devait dans la mesure du possible donner son avis de façon consensuelle sur la perception du changement climatique, les récoltes et les réserves de la production rizicole, l’approvisionnement des marchés et le comportement des prix ; individuellement, il s’agissait de déterminer les stratégies de résilience du producteur face au changement climatique et les limites de la plantation de canne à sucre. Résultats Les changements climatiques ressentis par les paysans Il est présenté dans cette partie, les données objectives sur l'évolution du climat, mais aussi sur les changements ressentis par les agriculteurs eux-mêmes. Comme en témoignent les analyses qui ont pu être réalisées au Tchad, il peut exister des écarts entre le ressenti et les données objectives, notamment sur le plan climatique. Le « changement climatique » s’est traduit à la fois par une évolution tendancielle de long terme, par l'augmentation des phénomènes extrêmes et par une plus grande variabilité du climat. Une évolution tendancielle du climat observée par les paysans Les précipitations en région sahélienne se singularisent par une très forte variabilité temporelle et spatiale, avec une tendance à la baisse depuis le milieu des années 60. Sur l’ensemble de la zone sahélienne, Ozer (2000) estime que « l’évolution du climat dégage une tendance lente, mais régulière vers un 285

dessèchement ». Sur l’ensemble de la région sahélienne, depuis le début des années 90, la tendance pluviométrique montre un retour vers « les normes antérieures aux années 1970 » (Ozer et al., 2005). Dans la Tandjilé Ouest, cette amélioration pluviométrique est due en grande partie à une augmentation de l’intensité des précipitations ; les événements extrêmes devenant de plus en plus fréquents, ils augmentent l’érosion hydrique et donc la dégradation des terres. La longueur de la saison des pluies ne semble ne pas s’être étendue par rapport aux décennies de sécheresse, ce qui ne profite donc pas à l’agriculture, surtout à la culture du riz. À la station de Kelo (figure 2), l'on observe une évolution plus ou moins régulière des moyennes glissantes. Il s'agit de l'accroissement de la sécheresse qui se manifeste principalement par l'enchaînement ou la répétition de plusieurs années sèches à très sèches. En appliquant l’Indice standardisé des précipitations (ISP) sur la période allant de 1990 à 2013, des années comme celles de 1982 ; 1985-1986 ; 1989 ; 1994 ; 1998 ; 2000 ; 2002 ; 2004 ; 2006-2007 et 2011 sont individualisées comme celles modérément sèches. Les sécheresses fortes ont été observées en 1984 ; 1990 ; 1993 et 2002 avec une extrême en 1984. Douze années sur trente sont modérément humides. Il s’agit des années 1987 ; 1988 ; 1991 ; 1992 ; 1996 ; 1997 ; 1999 ; 2001 ; 2005 ; 2008 ; 2009 et 2010. Les années 2010 ; 2012 et 2013 se sont individualisées par des précipitations très intenses avec un cumul annuel variant dans l’ordre de 1188 à 1463 mm irrégulièrement réparties sur les quatre mois pluvieux. Globalement, on estime que la crise climatique s'est jusqu'à présent manifestée par une augmentation des sècheresses modérées à fortes pluies, et non par des sècheresses extrêmes. Les sècheresses modérées sont largement dominantes sur presque tous les quinquennats de 1985 à 2007.

Figure 3. Indice standardisé des précipitations à la station de Kelo.

286

Le tableau ci-dessous, établi à partir des enquêtes dans les villages Bodossi et Dyh Gougouma en 2014, illustre bien la complexité et la diversité des changements perçus par les producteurs des deux villages. Il est manifeste que les changements climatiques se traduisent par un accroissement des incertitudes annuelle et interannuelle qui ont posé des problèmes complexes aux agriculteurs familiaux, notamment aux plus vulnérables producteurs du riz pluvial. Tableau 2. Perception du changement climatique par les paysans de Bodossi et Dyh Gougouma. Localité

Phénomènes climatiques nouveaux observés

Changement observé

- Raccourcissement de la saison des pluies (3-4 mois au lieu de 6 mois) - Augmentation des précipitations sur une période très 3 à 7 ans courte (2 semaines à 1 mois) entre juillet et août - Inondation des champs, soit en mai, soit en fin de cycle à partir de septembre Dyh - Perturbation générale du calendrier des saisons (et donc Gougouma du calendrier agricole) 2 à 5 ans - Apparition ou allongement des poches de sécheresse entre les mois de juin et juillet (auparavant pas de mois sec à partir de mai) Bodossi

Source : Djangrang et Keglgué, enquêtes de terrain, décembre 2014. Les faits marquants la situation d’ensemble pendant les cinq dernières années se résument par la morosité des marchés ruraux manifestée par une faible animation, un étalage limité en sacs de riz paddy et décortiqué, par son niveau assez élevé des prix et de sa tendance vers la hausse même pendant la période des récoltes. La réduction exceptionnelle des superficies mises en valeur pour les cultures pluviales de riz atteignant parfois 13,33 % des superficies de l’année dernière à cause de l’inondation est l’une des réponses à la sécheresse climatique observée dans cette contrée. Un accroissement du caractère aléatoire des pluies décadaires L’accroissement du caractère aléatoire du climat est souvent fortement souligné par les producteurs. 96,9% des paysans estiment comme leurs confrères du Bénin (Afouda, 1990 et Houndénou, 1999) que depuis 1998, les pluies ne couvrent de façon incertaine que quatre mois dans l'année (juin à septembre). Entre 1998 et 2003, la diminution du total pluviométrique observée à la station de Kélo est d’environ 5 mm par an ; ce qui dénote donc une péjoration climatique persistante liée à une intensification des sécheresses qui se sont produites pendant la même période. À partir de 2008, les producteurs du riz pluvial ont assisté plutôt à de fortes pluies qui ont produit des inondations précoces se prolongeant jusqu’en octobre, frôlant parfois la côte 580 m en 2006 et 565 m en 2010 (DREM, 287

2014). Les précipitations de plusieurs dizaines de millimètres tombées en quelques heures en fin de saison des pluies en 2001 et 2005 sont, entre autres, des évènements qui ont pesé lourdement sur la production rizicole dans la Tandjilé Ouest. Des années où il a été noté un regain de manifestation pluvieuse au mois d’octobre comme en 2013, année d’extrême humidité (figure 4), les conséquences sont globalement désastreuses pour les champs de riz de bas-fond qui ont été inondés ; rendant difficiles, voire même impossibles, leurs récoltes.

Figure 4. Évolution des hauteurs des pluies décadaires en 2010 et 2013 à Kelo. La figure ci-dessus illustre bien le comportement de la pluviométrie décadaire dans la Tandjilé à partir des données de la station de Kelo entre 2010 et 2013. En 2013, la première décade du mois de juin n’a enregistré aucune pluie, mais plutôt 3 d’un total de 78,5 mm à la seconde décade et une pluie de 94 mm à la troisième décade. Ce qui explique le retard des labours dans cette région. En 2010, la manifestation pluvieuse pendant la même période fut régulière et s’était étalée sur tout le mois ; 6 mm dans la première décade, 76,8 mm à la mi-juin et 26,6 mm à la troisième décade. Mais dans le village Dyh Gougouma, le mois de juin pendant les deux années a été complètement sec. Les champs ont été semés vers la première quinzaine du mois de juillet et « dans les bas-fonds » ; révèle un paysan. 62,98% des producteurs du riz interrogés affirment que les rendements des cultures pendant ces années ont particulièrement baissé (tableau 3). Des champs entiers ont été abandonnés sans être récoltés.

288

Tableau 3. Comparaison des superficies et rendements pendant les campagnes agricoles 2011-2012 et 2012-2013. Superficies

Superficies récoltables (ha)

Rendements (sac/ha)

Cultures

2011-2012 2012-2013

Ecart en % 2011-2012 2012-2013 Ecart en %

Riz

165

143

13,33

11,3

9,1

19,47

Penicillaire 32

25

21,88

7,2

6

16,67

Sorgho

22

4,35

8,9

5,6

37,08

23

Source : Djangrang et Kelgué, 2014 et ONDR de Kelo, 2014. La forte baisse des superficies du riz dans la zone d’étude est assez extraordinaire. Mais si on se réfère aux données nationales publiées par le service des statistiques agricoles, on constate que les superficies emblavées sont passées de 165 ha, durant la campagne 2011-2012 à 143 ha durant la campagne 20122013, soit une baisse d’environ 13,33 %. Les rendements céréaliers ont aussi baissé pendant la même période de l’ordre de 37,08 et 16,67 %. La période sèche de fin d’août ajoutée à 2 petites pluies a fortement stressé le sorgho. Le pénicillaire plus précoce que le sorgho se trouvait à ce moment au stade de formation de graines et a subi le ravage des oiseaux granivores atteignant parfois plus de 76,5% de destruction. Mais, dans l’ensemble, les superficies ont connu une baisse relativement moins importante, les rendements ont assez fortement baissé, parfois plus de la moitié. La paupérisation des paysans du fait de l'enchaînement d'événements climatiques défavorables a conduit au déclenchement de mécanismes de survie ; la plantation de canne à sucre, en dehors de l’exploitation anarchique des ligneux pour la carbonisation, émondage abusif pour le fourrage, en était l’une des réponses des stratégies paysannes des villages Dyh Gougouma et Bodossi. De la production rizicole à la plantation de la canne à sucre La filière riz, vers une paupérisation de l’économie familiale L’introduction de la culture du riz au Tchad remonte à 1910 environ sur la rive gauche du Logone par les Allemands. Cette culture s’est rapidement développée dans la Tandjilé et le Mayo-Kebbi. À partir de 1930, « la superficie de la corde resta longtemps différente dans le Mayo-Kebbi et le Logone, 36 ares là, 100 ares ici » (Cabot, 1965). L’apport technique des autorités tchadiennes dans les années 60 dans le système de maîtrise de l’eau permettait 2 cycles annuels de culture donc 2 récoltes dans les casiers A et B, mais une part importante de la culture est faite en culture pluviale. À partir de 1973, la sécheresse climatique suivie par les événements de la guerre civile ayant entraîné la détérioration des aménagements, la production a chuté par suite de découragement des producteurs malgré les améliorations variétales testées sur les 88 lignées.

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La filière canne à sucre, un nouveau pilier de l’économie familiale L’introduction de la canne à sucre (Saccharum sp) n’est pas très ancienne au Tchad. Les premiers essais ont été introduits à la ferme de Moussa Foyo entre 1963 et 1965 en culture industrielle (Van Genderen E., Bezot P., 1968). En culture familiale, la plantation de canne à sucre occupe de petites parcelles au lac Tchad, à Léré et dans le Moyen Chari. Dans la Tandjilé, elle est nouvellement cultivée non seulement pour ses tiges qui contiennent un jus sucré utilisé en consommation directe, mais vient en appoint résoudre le problème des déficits liés à la monétarisation croissante de l’économie qui oblige le paysan à se procurer des ressources financières minimales pour satisfaire certains besoins, dans la mesure où les productions agricoles pluviales sont en proie aux changements climatiques. La technique culturale appliquée observée dans les deux villages consiste en l’irrigation d’appoint manuel par arrosage sur sols légers, légèrement élevés, sans traitement particulier et conduite agronomique adéquate, conditions indispensables pour garantir la production. Pour garantir le développement optimal, l’arrosage a lieu pendant les quatre (4) mois secs au pied de chaque bouture. Pour lutter contre les termites, véritables ennemis de canne à sucre, 17,8% des paysans interrogés disent tremper chaque bouture pendant 2 à 3 minutes dans une solution d’Agallol (produit organo-mercurique) à 500 g dans 100 litres d’eau ; 71,7% confirment n’avoir appliqué aucune solution chimique, ni même organique pour traiter leur plantation contre les termites. Les cannes sont plantées entre janvier et février en culture seule sans rotation. La densité observée entre les lignes varie de 25 à 45 cm. Le sarclage et le buttage ont lieu une seule fois lorsque la plante a atteint 50 cm. Ce principe n’est pas du tout respecté par plus de 49,8% des paysans enquêtés. Malgré le faible soin apporté à la culture de canne à sucre, sa productibilité est très forte et semble mobiliser d’année en année plus de ménages. 76% des paysans du village Bodossi et 56% du village Dyh Gougouma plantent chaque année en moyenne 168,22 m² de canne sur des buttes jouxtant les sites habités (planche 1).

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Champ de canne à sucre à Dyh Gougouma, Cliché : KELGUE Salomon, 2013.

Arrosage manuel de canne à sucre par de jeunes femmes, Cliché : KELGUE Salomon, 2013.

Planche 1. Champ de canne à sucre à Dyh Gougouma. La filière Canne à sucre est un des piliers de l’économie des paysans des villages Dyh Gougouma et Bodossi. Elle emploie, directement ou indirectement, plus de 4 347 personnes et génère près de 79% des exportations des deux villages. La canne à sucre couvre à peine 0,69 % de la surface agricole exploitée en 2013, tout en contribuant à la diversification des productions végétales et animales dont elle est complémentaire. Les progrès de la filière ne s’appuient sur aucun outil de recherche agronomique. En 4 ans, la production de la canne à sucre a ainsi quintuplé passant de 384 à 1511 bottes. La surface moyenne des exploitations cannières a aussi quintuplé en 4 ans. Alors qu’elle était estimée à 941,89 m² en 2010, elle est passée à 2 293,47 m² en 2012, pour atteindre 3 700,86 m² en 2013. Ces chiffres se basent sur un échantillon de 22 enquêtés. La canne à sucre, première recette familiale Avec environ 1 511 bottes1 de canne à sucre vendue en 2013, les villages Dyh Gougouma et Bodossi placent la Tandjilé Ouest en tête de la région de Tandjilé, nouvelle région productrice de canne à sucre. 75% de cette production est vendue aux transporteurs grossistes venus de N’Djamena, 20,9% sur le marché de Kelo et le long de la voie bitumée N’Djamena-Kelo. La canne rapporte à chaque exploitant une somme d’argent moyenne variant entre 500 000 et 1 000 000 FCFA. Un paysan de Dyh Gougouma estime son revenu annuel agricole à 6 275 000 FCFA. Parmi les produits agricoles, « la canne à sucre m’a produit 4 650 000 FCFA pour une superficie estimée de 1 265,83 m² alors que le riz cultivé sur 7,5 ha n’a rapporté que 1 625 000 Fcfca ». À Bodossi, les trois quarts des revenus annuels agricoles viennent de la vente de la canne à sucre.

1

Une botte est composée de 20 barres de canne et pèse environ 10 kg.

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La canne à sucre représente donc le premier poste des produits agricoles vendus dans les deux villages (planche de figure 1). Pour les paysans producteurs de canne à sucre, elle joue en effet un rôle de culture « de sécurité », en raison de son achat à prix2 garanti sur une période longue (d’octobre à mars) et de sa forte résistance aux intempéries de grande ampleur. C’est pourquoi 75,8% des agriculteurs des deux villages ont préféré consacrer une partie de leurs surfaces inondables à la culture de la canne à sucre qu’à celle du riz plus sensible aux aléas climatiques. Cet itinéraire est aujourd’hui fréquent chez les paysans de Bodossi, qui, dans leur grande majorité, optent essentiellement pour la canne avant de s’appuyer sur elle pour diversifier leur production en riz, en maraîchage ou en élevage.

Planche de figure 1. Évolution des revenus annuels moyens du riz et de la canne à sucre à Dyh NZandi et Bodossi. Conclusion L’extension de la zone sahélienne correspondant sensiblement à celle du climat sahélien stricto sensu, c’est-à-dire caractérisé par une pluviométrie irrégulière, comprise entre des valeurs moyennes supérieures 250 mm au nord et inférieures à 650 mm au sud, telle que définie, n’a pas atteint les deux villages faisant l’objet de l’étude (Dyh Gougouma et Bodossi). L’analyse des moyennes des précipitations sur la normale a montré une évolution plus ou moins régulière des moyennes glissantes. L’accroissement de la sécheresse s’est manifesté par l’enchaînement ou la répétition de plusieurs années sèches ou très sèches et un accroissement moyen du niveau des précipitations. Les précipitations faibles et irrégulières ainsi constatées par les paysans riziculteurs ont constitué la principale contrainte à l’intensification des cultures pluviales. Dans ces deux villages, ce sont elles qui conditionnent les résultats des campagnes agricoles. Pendant les années de fortes précipitations, les inondations ont provoqué, pour les ménages affectés, des pertes importantes de récolte de riz, principale source de revenus, allant dans l’ordre de 65%. Les inondations les plus dommageables sont celles intervenues en fin de cycle. L’article a montré que cette situation 2

Une botte de canne à sucre est vendue au champ à 9 000 FCFA et sur les marchés de la place à 10 000 FCFA.

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drastique a amené les paysans à mettre en œuvre une stratégie de survie : recalage de la date de semis, semis des variétés plus précoces, pourtant moins productives et récemment la culture de la canne à sucre. La plantation a commencé en 2010. Entre 2010 et 2013, la production de canne à sucre a graduellement augmenté, atteignant 1 511 bottes. Sa productivité manifeste amène les producteurs à accroître les surfaces cultivées pour compenser la baisse des rendements rizicoles. Cette stratégie suppose qu’il existe des espaces encore disponibles et qu’ils soient suffisamment fertiles. Cette contribution a montré enfin que la plantation de la canne à sucre dans les deux villages n’offre pas pour le moment de garantie sur le plan national pour une seule raison : il paraît infime par rapport à son niveau stratégique. Sur le plan de l’agriculture familiale, elle a pu résorber la fébrilité sociale très perceptible en période de récolte, liée en partie à la faible et/ou à la forte précipitation. Références bibliographiques Afouda F., L’eau et les cultures dans le Bénin central et septentrional : étude de la variabilité des bilans de l’eau dans leurs relations avec le milieu rural de la savane africaine. Thèse de Doctorat, Univ. Paris IV (Sorbonne), Institut de Géographie, 1990, 428p. Boko M., Climats et communautés rurales du Bénin : Rythmes climatiques et rythmes de développement. Thèse de Doctorat d’État. CRC, URA 909 du CNRS, Univ. Bourgogne, Dijon, 2 volumes, 1988, 601p. Cabot, Le Bassin du Moyen Logone, ORSTOM, 24, rue Bayard, PARIS-8, 1965, 355 p. Doumbia et Depieu, « Perception paysanne du changement climatique et stratégies d’adaptation en riziculture pluviale », in Journal of Applied Biosciences 64: 4822 – 4831, ISSN 1997–5902, 2013. Houndenou C., Variabilité climatique et maïsiculture en milieu tropical humide : l’exemple du Bénin, diagnostic et modélisation. Thèse de Doctorat de géographie. UMR 5080, CNRS, Université de Bourgogne, Centre de Recherche de Climatologie, 1999, 341p. Ozer A. & Ozer, P., « Désertification au Sahel: crise climatique ou anthropique? » in Bulletin des Séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 51: 395-423, 2005. Ozer P., « Les lithométéores en région sahélienne: un indicateur climatique de la désertification » in GEO-ECO-TROP, N°24, 2000, 317 p. Smith B. et Skinner M., «Adaptations options in agriculture to climate change: A typology, mitigation and adaptation strategies for Global change» in African journal of Agriculture and Resource Economics, 2002. Van Genderen E. et Bezot P., La culture de canne à sucre au Tchad, résultats actuels de l’expérimentation ; document n°1/68, ORSTOM, Fonds Documentaire, n°22315, cote B, 1968, 13 p.

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Stratégies paysannes d’adaptation face aux risques pluviométriques annuels dans la plaine du Mayo-Kebbi Romain Gouataine Seingue, Ecole Normale Supérieure de Bongor (Tchad) Bernard Gonné, Université de Maroua (Cameroun) Bring, Université de Ngaoundéré (Cameroun) Résumé. La pluie est un paramètre climatique très important. Dans la plaine du Mayo-Kebbi, ce facteur est tellement instable qu’il perturbe profondément le fonctionnement des systèmes agricoles. Ce facteur devient un fait incontournable pour la réussite des cultures dont la faisabilité est restreinte à trois ou quatre mois seulement de l’année. Cette instabilité pluviométrique est marquée par de fréquentes fluctuations qui perturbent le bon développement des cultures. Cet état de choses amène à poser la question de savoir à quel degré ces fluctuations pluviométriques constituent une contrainte pour les cultures sur laquelle l’économie de la plaine de Bongor est en grande partie basée. La présente étude a pour but principal d’analyser les stratégies d’adaptation paysannes face aux variabilités pluviométriques. Il en ressort que la variabilité pluviométrique est réelle dans la plaine. Pour s’y adapter, plusieurs stratégies sont mises en place par les paysans. Il est utile pour les décideurs d’appuyer les agriculteurs dans l’amélioration des stratégies d’adaptation dans le processus de production pour une amélioration agricole. Mots-clés : variabilité pluviométrique, stratégies d’adaptation, plaine du Mayo-Kebbi, Tchad. Abstract. The rain is a very significant climatic parameter. In the plain of Mayo Kebbi, this factor is so unstable and disturbs the operation of the agricultural systems. This factor becomes a fact impossible to circumvent for the success of the cultures of which feasibility is restricted to three or four months only of the year. This instability of rainfall is marked by frequent fluctuations which disturb the good development of the cultures. Does this state of affair lead us to ask us which degree these fluctuations rainfall constitute a constraint for the cultures on which the economy of the plain of Bongor is mainly based? The purpose of the present study is principal to analyze the country strategies of adaptation face variability’s of rainfall. It comes out from this analysis that variability of rainfall is real in the plain. To adapt to it, several strategies are installation by the peasants. It is useful for the decision makers to support the

farmers in the improvement of the strategies of adaptation in the production process for an agricultural improvement. Keywords: Variability of rainfall, strategies of adaptation, plain of Mayo Kebbi, Chad.

Introduction Au Tchad, l’agriculture reste le principal secteur économique, en raison de sa déterminante contribution à l’alimentation des populations, à la création de la richesse globale, à la fourniture d’emplois et de revenus, etc. Plus de 50% de la population active tchadienne, dont une majorité de femmes, vivent en milieu rural, travaillent et tirent du secteur agricole l’essentiel de leurs moyens d’existence. L’agriculture contribue ainsi globalement à plus de 60% du produit intérieur brut. Les principaux systèmes de production agricole ont connu au cours de ces dernières décennies des mutations diverses et variées dont, notamment, la forte progression des volumes de production enregistrée sur la quasi-totalité des spéculations entre 1980-2000 et l’impulsion par la demande urbaine des productions destinées aux marchés locaux. Bien que disposant d’atouts importants pour jouer pleinement un rôle économique de premier plan dans le développement du Tchad, le secteur agricole connaît des contraintes majeures qui limitent ou freinent son émergence. Parmi ces contraintes, on peut citer la forte variabilité spatio-temporelle et interannuelle des précipitations, la disponibilité et la qualité médiocre des sols, des politiques de développement agricole inadaptées, des stratégies d’adaptation quasi inexistantes et même si elles existent, elles sont insuffisantes et inappropriées. La plaine du Mayo-Kebbi est une zone essentiellement rurale dont la principale activité est l’agriculture. Elle n’échappe pas aux variabilités pluviométriques qui constituent actuellement une véritable menace pour les producteurs. La péjoration pluviométrique y est marquée par une instabilité des régimes pluviométriques, la forte récurrence des intermittences sèches, des faux départs et des retours tardifs des pluies, les épisodes pluvieux abondants et violents. Ces aléas sont responsables de la perturbation du calendrier agricole, de la baisse de la production, des pertes du capital semencier, du lessivage des engrais, de la prolifération des maladies cryptogamiques, des risques d’érosion et d’inondation des aires de cultures. Les principaux effets induits sont la disette, l’exode rural, l’aggravation de la précarité des conditions de vie des populations locales, les multiples conflits entre les populations ainsi que la dégradation des écosystèmes naturels. Face à cette disjonction et cette incohérence entre le rythme pluviométrique et le rythme agricole, les producteurs de la plaine du Mayo-Kebbi ne se sont pas simplement résignés par rapport à cette situation. Ils développent des stratégies d’adaptation à court, moyen et long terme dans le but de limiter les pertes 296

agricoles liées aux effets négatifs des variabilités pluviométriques afin de préserver la sécurité alimentaire. C’est pourquoi, dans ce travail, il a été question d’analyser les stratégies paysannes d’adaptation aux variabilités pluviométriques annuelles. Matériels et méthodes Cadre de l’étude La zone d’étude est située au sud-ouest du Tchad, en plein milieu sahélosoudanien. Elle est comprise entre les 9°9’ et 11°1’ de latitude nord et 14°9’ et 16°1’ de longitude est (figure 1). Le cours du Logone limite une partie de cette zone à l’ouest et forme la frontière avec la République du Cameroun. Le Chari au nord la sépare avec le Chari-Baguirmi. Administrativement, elle appartient à la région du Mayo-Kebbi Est et couvre trois départements : le Mayo-Lemié, le Mayo-Boneye et le Mont Illi. Elle couvre une superficie de 15160 km2.

Figure 1. Situation et localisation de la zone d’étude. La plaine du Mayo-Kebbi est divisée en trois secteurs agro-écologiques qui correspondent aux trois départements avec des spécificités particulières et des pratiques agricoles singulières à chaque groupe.

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Données et matériel Pour mieux comprendre les stratégies adoptées par les paysans, il est important de bien identifier la variabilité pluviométrique. Les données des cinq stations se trouvant dans la plaine ont été exploitées. Ces données proviennent de la Direction des ressources en eau et de la météorologie (DREM) et concernent les stations de Bongor, de Billiam-oursi, de Fianga, de Guelendeng et de Moulkou (Tableau 1). Elles concernent les données annuelles sur la période 1960-2009, sauf pour Moulkou dont les données ne s’étendent que sur dix ans. Ainsi, ont été exploitées les informations recueillies par Beauvilain (1995) présentant les données mensuelles de la création des stations à 1994. Cinq stations ont ainsi été retenues. Tableau 1. Liste des stations retenues. Stations

Coordonnées géographiques Longitude

Disponibilité des données (période)

Billiam-oursi 15°14’E

Latitude Altitude Annuelle Mensuelle Journalière (m) 10°34’N 318 1960-2009 1960-2009 2000-2013

Moulkou

-

-

Bongor

15°22’E

10°17’N 328

1960-2009 1960-2009 2000-2013

Fianga

15°11’E

9°56’N

327

1960-2009 1960-2009 2000-2013

Guelendeng

15°33’E

10°55’N 316

1960-2009 1960-2009 2000-2013

-

2000-2009 2000-2009 2000-2013

Les analyses pluviométriques ont été faites à partir des logiciels Instat et Excel pour mieux mettre en exergue la variabilité pluviométrique. La cartographie de la plaine est plutôt faite avec Adobe Illustrator. Méthode Indice de Nicholson À partir de l’écart type, ont été calculées les anomalies centrées réduites pluviométriques interannuelles, en standardisant les données. Les anomalies sur chaque station se calculent par la formule suivante : ഥ ࢄ࢏ െ ࢄ ࢄ′࢏ ൌ ࣌ሺࢄሻ où  ′୧ = anomalie centrée réduite pour l’année i  ୧= la valeur de la variable ܺത = la moyenne de la série σሺሻ = l’écart type de la série

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Le calcul de l’indice pluviométrique standardisé permet de déterminer la sévérité de la sécheresse selon différentes classes comme le montre le tableau 2. Tableau 2. Classification du SPI. Classes du SPI Degré de la sécheresse SPI >2 Humidité extrême 1< SPI