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French Pages 164 [160] Year 2005
MISSION EN GUINÉE
@ L'Hannatlan, 2005 ISBN: 2-7475-7851-8 EAN: 9782747578516
Béatrice SAGOT
MISSION EN GUINÉE Humanitaire,
vertige et poussières
Avec la collaboration
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE
de Jean-Noël MARTIN
Harmattan Konyvesbolt 1053 Budapest, Kossuth L. u. 14-16 HONGRlE
L'Harmattan Italla Via Degli Artisti 15 10214 Torino ITALIE
Rue des Ecoles Cette collection accueille des essais, d'un intérêt éditorial certain mais ne pouvant supporter de gros tirages et une diffusion large, celle-ci se faisant par le biais des réseaux de l'auteur. La collection Rue des Ecoles a pour principe l'édition de tous travaux personnels, venus de tous horizons: historique, philosophique, politique, etc.
Déjà parus
Joseph YAKETE, Socialisme sans discriminations, 2005. Raymond William RABEMANANJARA, Madagascar, terre de rencontre et d'amitié, 2004. Francine CHRISTOPHE, Guy s'e va. Deux chroniques parallèles,2004. Raymond CHAIGNE, Burkina Faso. L'Imaginaire du Possible, 2004. Jean-Pierre BIOT, Une vie plus loin..., 2004. J. TAURAND, Le château de nulle part, 2004. Jean MPISI, Jean-Paul II en Afrique (1980-2000), 2004. Emmanuel ROSEAU, Voyage en Ethiopie, 2004. Tolomsè CAMARA, Guinée rumeurs et clameurs, 2004 Raymond TSCHUMI, Auxjeunes désorientés, 2004. SOLVEIG,
Linad,
1ère partie,
2004.
Roger TINDILIERE, Les génies de lafontaine, 2004. Sylvie COIRAUT-NEUBURGER, Penser l'inaccompli, 2004.
A Isabelle sans qui ce livre n'aurait pas vu le jour
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Ceci n'est pas un journal, les jours sont là comme autant de paliers où il faut à chaque fois chercher la rampe. Ces quelques lignes ne sont que les traces d'un itinéraire qui me consume encore. De l'Afrique au Caucase en passant par le Canada, l'Equateur ou le Sri Lanka, je me demande si j'ai voyagé pour de vrai comme disent les enfants. Ne suis-je pas restée enfermée dans mes « bagages », prisonnière d'une bulle inoxydable censée me protéger? J'avais besoin d'éprouver ma nature au monde. Venant de la médecine de confort ou de prescription, je souhaitais porter le fer dans le vrai, quitte à m'y brûler les ailes. Prête à endosser la panoplie du «french-doctor» avec son kit de bons sentiments, d'idées reçues et d'efficacité hi-tech, j'ai cru m'y faire et je ne m'en suis pas remIse. La Guinée c'est un fauve qui m'a blessée. De ce safari contre la mort, je serai l'unique trophée, après avoir liquidé quelques-uns des préjugés accrochés à l'arrogance de ceux qui croient savoir. Toutes ces idées reçues dont j'ai dû faire la peau, je les devais entre autres à une formation où le doute n'avait pas sa place ainsi qu'à une flemme intellectuelle qui invitait à ne jamais poser les questions dont on ignorait les réponses. On n'apprend, ni le vertige, ni la poussière, c'est ça l'histoire.
HAUTE- VIENNE, HAUTE-GUINEE
18 Juillet 1993
Fin de matinée, j'embarque à bord d'un vol AirFrance, Paris-Conakry via Bamako. Les gens s'installent dans la cabine au milieu des conversations et des rires. Une hôtesse de l'air un peu candide demande à un guinéen s'ils parlent français entre eux: - «Nous ne parlons pas le français mais le « national» et si nous voulons rire, alors, nous parlons le français! » Quelques boubous dansent de toutes leurs couleurs au milieu de 1'hilarité générale. Avant-goût de l'Afrique, ou cliché sur l' «africain bon enfant»? A 29 ans, c'est la première fois que je voyage seule. Une oie blanche s'envole pour l'Afrique, plus précisément pour Kankan, une bourgade proche de la frontière malienne, au fin fond de la Guinée. Avec huit ans de médecine dont deux d'internat, plus trois ans de pratique libérale, un briefing rapide de MSF et un survol en diagonale de quelques ouvrages traitant de pathologies tropicales, je devrais être parée.
La poussée des réacteurs nous cloue sur nos sièges, les conversations cessent. Doucement, je m'assoupis, les événements des derniers jours défilent. Le départ de Limoges sur le quai de la gare avec son lot de propos convenus, de blancs et de rires idiots. Mes grandes sœurs, Catherine et Isabelle portaient mes valises. La fierté de Catherine qui voyait sa benjamine s'engager dans l'humanitaire et le regard perplexe d'Isabelle à qui n'avaient pas échappé mes fêlures les plus intimes. Isabelle, ses yeux de faïence qui percent tous les murs, sa moue de jolie gamine et sa voix grave comme le chêne, c'est l'aînée mais elle n'en fait jamais autorité. Douce ou sèche, souple ou cassante, elle a l'insolence du coquelicot et la classe du bleuet. Le nez en l'air, elle hume les couleurs du temps avec un souffle d'avance. Peut-être, estelle la seule à mesurer l'abîme dont j'entreprends la traversée? J'ignore encore que je m'engage dans une quête aveugle. J'ai le pas assuré et pourtant je tâtonne. En vain, je cherche le pouls de ce qui me pousse vers l'inconnu. Je ne me sens investie ni par un destin, ni par une vocation, j'invente le vide à chaque pas. J'avance vers les souffrances muettes, sourde à ma propre absence, soûle de comptines bien pensantes, je prie pour que ce ne soit pas moi le chat. Après sept heures de vol, arrivée dans la soirée à l'aéroport de Conakry, j'ai l'impression de débarquer dans une étuve, un peu paniquée, à moitié asphyxiée par l'hygrométrie délirante, je ne vois personne à l'accueil. Tout sourire, un homme s'approche, me propose de l'aide que je décline gentiment, puis c'est le tour d'un autre en chemisette hawaïenne et Ray Ban, derrière, un autre s'avance, tout le monde me propose de l'aide, ils vont bientôt faire la queue, je suis prise de vertige, je refuse avec un sourire crispé. La chemise hawaïenne qui m'avait accostée revient avec une carte Médecins Sans Frontières. Je la suis. Le jeune homme relève ses Ray Ban 10
sur le front, me fait un vague sourire, glisse deux doigts dans la pochette de sa chemise. Quelques francs guinéens glissés dans mon passeport font mieux que tous les visas et nous évitons la douane. Je sors de l'aéroport en suivant mon guide sous une averse torrentielle. C'est la saison des pluies et ça peut durer six mois, me dit-il. Le temps de trouver la voiture et nous sommes trempés. Lessivée, baptisée, je me dissous dans cette eau tiède qui tombe de la nuit. Je patauge dans une angoisse diffuse, aussi lucide qu'une savonnette dans sa cuvette. Nous sommes en route vers le siège de MSF. Derrière la vitre, des instantanés défilent à toute allure: une foule de supporters sort d'un match de football, la Guinée a apparemment perdu! Une vingtaine de personnes s'en prend aux passagers d'une voiture. Je tente de m'informer auprès du guide qui demande au chauffeur. Celui-ci marmonne quelque chose d'inaudible, je n'insiste pas. Quelques minutes plus tard, il me dit: «ça peut éclater d'un moment à l'autre », il poursuit: « les élections auront lieu en décembre.» Ce seront les premières élections présidentielles au suffrage universel. l'aperçois à la volée de nombreuses échoppes éclairées à la bougie, des visages de femmes, des enfants qui batifolent, des estropiés qui se traînent. Le chauffeur a manifestement décidé de m'initier à la conduite au klaxon, il ne connaît ni droite ni gauche, pour éviter les passants, les animaux errants, les voitures, les deux-roues, il braque au dernier moment en prenant tous les risques. Tétanisée par les exploits du Fangio-kamikaze, trépanée par l'avertisseur deux tons, nous arrivons au siège de MSF. Le chauffeur et le guide me plantent là et je me retrouve seule dans de vastes locaux, le silence me donne le tournis. Premier contact radio avec l'équipe en réunion sur Kankan: - « Alla! Ici Kankan! Appelle Conakry! » 11
J'actionne l'interrupteur: - « Ici Conakry. Bien reçu. Bien arrivée. - Bienvenue! Nous t'attendions avec impatience, à demain. - Merci... à demain. » Les locaux vides renvoient un écho glacial.
19 juillet
Ce sont d'abord des cohortes de fourmis minuscules qui entreprennent de me bouffer le sommeil. Après une trêve conquise à coups de carte routière, le ventilateur se met à grincer. La radio nasillarde du gardien de nuit et une petite agitation intérieure grignotent ce qui reste de la nuit. Réveil maussade. Pas de petit déjeuner et le chauffeur arrive en retard. Départ sur les chapeaux de roues pour l'aéroport où le douanier ne fouille pas mes bagages tout en tentant de solliciter ma générosité. Je fais semblant de ne pas comprendre mais je crois lire dans ses pensées. Je n'ose imaginer à quels mauvais esprits, il va me vouer. Une attente interminable commence. J'observe. La lenteur est de chaque mouvement. Chaque geste est démultiplié, on dirait que tout est fait pour retenir le présent, le temps a quelque chose de minéral. Je viens d'un monde où nous courons après la trotteuse et ici les sabliers ne sont pas pressés. Certains instants restent figés dans de superbes temps morts. Chaque grain de sable négocie sa chute, le lobby majoritaire de la bulle supérieure veut geler les palabres et remettre la course du temps sine die. Après quelques heures de terrain, il me semble n'avoir rien fait d'autre qu'attendre. Résignée, je m'englue dans l'instant. Enfin, nous embarquons à bord d'un appareil à hélices russe qui a dû faire Stalingrad, piloté par des russes ne parlant que le russe. Le protocole d'embarquement 12
ressemble à un sauvetage en mer. Les femmes et les enfants d'abord puis les gens âgés. Enfin le contingent des hommes dans lequel je me suis glissée. Mon allure et ma coupe de cheveux peuvent prêter à confusion à tel point qu'un douanier me suggère le port de boucles d'oreilles. Je l'ai gratifié d'un pauvre sourire. S'il savait que je suis là pour tenter d'échapper aux apparences et me colleter aux vraies souffrances. Un instant, l'idée saugrenue de me déguiser en bonne sœur me traverse et je suis prise d'un fou rire réprimé à grand peine. J'arrive quand même à articuler: - « Je n'ai pas les oreilles percées mais je peux mettre une fausse barbe. » Y'a du flottement dans l'œil du gabelou. Dans la cabine deux passagers n'ont pas de siège. Malgré les réticences de l'équipage qui vitupère en russe et que personne ne se soucie de comprendre, on place trois personnes sur la même banquette, sans ceinture de sécurité. Etonnant, l'hôtesse reste debout au décollage. Je ne vois que les deux passagers qui sont devant moi. Le premier tente de déchiffrer les recommandations aux passagers, son doigt laborieux suit les mots qu'il articule à mi-voix. Son voisin semble hypnotisé par la couverture d'un livre anglais. Elle représente un biplan pris dans un orage, il ne tournera pas une page de tout le voyage. De nouveau le fou rire tente sa chance. Mon voisin croit que je suis malade et s'enquiert de ma santé. Après l'avoir rassuré, il me demande ce qui m'amène en Haute-Guinée. Quand il apprend que je suis médecin en mission, il devient intarissable. D'abord, il s'inquiète de ma famille puis il égrène sa généalogie comme un chapelet de noms sur lesquels je ne parviens à fixer aucune image tant il est volubile. Il s'essuie les lèvres d'un revers de main en se tournant vers moi: - « Chez vous c'est comme partout, les garçons pour la France, les filles pour la souffrance. » 13
C'est ça la famille, ce sont des branches qui rêvent un jour de faire racines ou des racines qui espèrent un jour avoir de la branche. Après cet uppercut au mental, il m'initie aux valeurs locales. L'échelle hiérarchique s'évalue au nombre de têtes de bœuf. Le bétail est investi d'une valeur qui va au-delà des contingences économiques. La considération va à celui qui fait prospérer parce qu'il rassure la communauté, il montre la voie. Une tête de bétail peut valoir ici beaucoup plus qu'un homme. C'est la bête qui rattache à la terre, elle nous rappelle notre condition, au bord du souffle divin et proche des sanies. Si un malade survient dans la famille, il faudra nombre de palabres pour sacrifier une bête en paiement des soins. Mon voisin dont je n'ai pas compris le nom me livre son savoir sur un ton monocorde dans une langue châtiée qui ne cesse de me surprendre quand elle ne m'émeut pas: «De Gaulle avait ses «veaux », nous avons nos vaches, elles n'ont pas fait 68, elles. Ici, plus on a de cornes, plus on est respecté. A grand troupeau, grand chef. Si vous préférez, le beefsteak nous le préférons sur pied, surtout au prix où il est! ... Alors vous êtes médecin, vous venez de Limoges pour travailler à Kankan... il n'y a plus de malades chez vous? Tout le monde va si bien que ça en France pour que vous veniez ici vous préoccuper de notre petite santé? Pardonnez-moi, mais l'Afrique n'en a pas fini avec le complexe de Lambaréné. Les toubabous ont inventé les anges, n'est-ce pas mademoiselle? Du moins en ont-ils conçu les ailes, mais je ne suis pas sûr qu'il y ait des anges
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à moteur. » Il s'essuie les lèvres d'un revers de main. Je n'ai pas senti l'avion atterrir. Chapeau le pilote, ou bien la magie du Voisin... Il est déjà descendu de l'appareil tandis que sa voix continue de me bercer. Je n'ai même pas vu son visage. 14
Seule sa voix et cette fragrance de bois chaud épicé me restent de cette rencontre aérienne. Je suis la dernière à quitter l'appareil, ivre de mots, d'images. A Conakry, je pataugeais, est-ce la fatigue mais ce vol a bousculé mes petits neurones affûtés au boulet des certitudes. Je me sens plus légère, presque transparente. Histoire de me remettre les pieds sur terre, j'apprends que mes bagages ont disparu. Bonjour Kankan, c'est moi Béatrice, agent MSF 000, en mission humanitaire et j'ai moins de bagage qu'une libellule en goguette, rien dans la seringue, le fou rire remet ça. Mes bagages, ceux avec poignées, ont été oubliés dans l'avion, avec l'aimable contribution du commandant de bord, j'ai cru comprendre qu'il s'appelait Piotr originaire de Koursk, nous les retrouvons sur un chariot, perdus dans un hangar. Ce qu'ils peuvent me paraître à la fois dérisoires et futiles ces pauvres bagages et pourtant les retrouver me redonne de l'ancrage. Quelque chose a changé, je ne saurai dire quoi précisément. Leur poids peut-être? Les regards en biais de Piotr? L'administrateur de la mission semble content de me voir, il prend le volant du 4x4 et nous rejoignons le groupe. La traversée de Kankan m'offre un camaïeu d'ocres rouges qui se dégrade du sol aux murs des maisons. La latérite chargée d'alumine et d'oxyde de fer ne laisse que peu de chance aux végétaux chétifs. Rien à voir avec Conakry qui m'a paru crasseuse et chaotique mais c'était la nuit. Des dizaines de petits commerces se succèdent: fruits et légumes de toutes les couleurs, tissus en rouleaux ou en coupons tous plus chatoyants les uns que les autres, pièces détachées pour voitures... tout me sollicite, la mission doit durer un an, j'ai hâte de m'y mettre. Arrivée au siège de MSF à Kankan, accueil correct et formel de l'équipe qui comprend une dizaine de personnes pour les trois missions qui sont en charge des hôpitaux et dispensaires de DaboIa, Kouroussa et Mandiana. 15
Les missions sont dites de «développement ». On associe généralement le travail des ONG aux situations de crise, les missions de développement, elles, se soucient plus d'instaurer des structures sanitaires et médicales en espérant qu'elles deviennent pérennes. C'est la réunion trimestrielle et je dois passer la première journée assise au sein d'une concession entourée de murs et gardée par du personnel local. Je me sens frustrée à l'idée de devoir rester deux ou trois jours en réunion sans contact avec l'extérieur. L'ambiance au sein de l'équipe n'est pas des plus cordiale. Le syndrome de la« tête de turc» a semble-t-il frappé le groupe. Le mouton noir est gentiment lynché par ses petits camarades, sa présence est visiblement indésirable. Gestes et paroles sont interprétés, déformés, amplifiés, c'est la curée et il faut choisir son camp. Je débarque et je me sens peu investie dans ces préoccupations trop puériles au regard de ce que représente notre présence ici. A Paris on m'a prévenu de ce type de comportement lors de la Formation Premier Départ dispensée sur quelques jours juste avant le « grand saut ». Les recommandations essentielles insistent sur le respect de la chaîne du froid, pour préserver les vaccins, la mise en place d'une sanitation acceptable sur les lieux d'intervention, et les mesures de prophylaxie de base à l'usage des personnels de MSF: moustiquaires, antipaludiques, capotes... Quelques joints tournent au cours de la réunion. Je suis consciente de jouer mon entrée dans l'équipe mais je passe mon tour, sans juger. Je n'ai pas besoin d'un produit pour contrôler mon humeur. Les petits matins prometteurs, les soirées riches des chevauchées du jour, les sourires graves qui ouvrent les yeux me suffisent. 16
Première nuit sous la moustiquaire, seul moyen pour éviter l'assaut des anophèles et prévenir le paludisme qui touche des millions d'africains tous les ans. Les mailles de ma moustiquaire ont dû connaître maintes escarmouches contre les escadrilles des moustiques kamikazes, de multiples accrocs parsèment le tulle dont les mailles ne me paraissent pas suffisamment serrées. Les bestioles entrent sans difficulté mais ne parviennent pas à ressortir. En escadres serrées, les minuscules vampires sont à la fête, ivres d'hémoglobine, ils s'offrent une bacchanale infernale à mes frais. Si les nuits à venir sont du même acabit, j'augure mal des jours à venir. Je sombre dans un sommeil comateux.
20 juillet
Première douche depuis la France. Confusion manifeste sur l'affectation des « lieux» où règne une sorte de polyvalence pragmatique; le bac à douche fait office de latrines. J'arrive à « tout» faire passer par la bonde avec le jet. Il est vrai qu'ici, il n'y a pas de papier, c'est la main gauche qui s'y colle, l'impure, et après l'eau courante permet de se rincer les doigts. Peut-être faudrait-il promouvoir les douches à la turc? Ce flou entre la destination et l'usage effectif n'a pas fini de me surprendre. De même cette immense baignoire dont je perçois mal l'intérêt avec la pénurie d'eau. Le maigre ruissellement tiédasse n'entame pas ma fatigue. Cette nuit, j'ai été réveillé par un orage d'une violence inouïe avec trombes d'eau et bourrasques. Malgré la précarité apparente des cases, tout a tenu, il faut que je m 'habitue à ce contact plus étroit avec la nature, dehors ou sous la case ça ne fait pas grande différence. Murs de pisé et toiture en paille, l'architecte du coin a tout compris, ce 17
qui vous protège ne doit pas risquer de vous tuer. Pierre de taille, béton, poutres et toitures ne tueront pas grand monde ici. Au matin seules quelques rares flaques d'eau témoignent des précipitations nocturnes, le sol est si sec que toute l'eau a été absorbée. On m'apprend que lorsqu'il pleut, beaucoup de gens ne travaillent pas. Je n'ai pas compris pourquoi. Quel est l'imbécile qui m'a dit qu'ils n'ont ni bottes ni parapluies? La réunion du jour me laisse sur un vague malaise. Trop de non-dits, tout baigne dans l'allusif ou le sarcasme mais j'arrive et je n'ai pas eu le temps de régler mes focales.
21 Juillet
Nouvelle nuit cataclysmique. J'ai moins peur que la veille malgré la démesure des éléments, les éclairs sont autant de coups de trique céleste qui laissent des cicatrices bleues fugaces et violentes sur la rétine. Des bourrasques démentes, avec des parenthèses de silence en vagues impromptues me délivrent des messages illisibles. Tout se déchire, le monde se chiffonne avec fracas, le ciel se scarifie pour expier des fautes inavouables. Dans ce chaos, j'ai puisé des ressources inédites que je n'arrive pas à identifier clairement mais je suis débarrassée de cette petite peur indiscrète qui pesait sur chaque pas. Je prépare ma visite à la base MSF de Mandiana au bord du Sankarini. Cent soixante dix mille habitants, c'est une des grosses préfectures de Haute-Guinée située aux frontières du Mali et de la Côte d'Ivoire. Au bureau, après un bref exposé de la situation, je saisis l'ampleur de la tâche. Il s'agit de clarifier la gestion de l'hôpital de Mandiana, le mieux loti avec 40 lits, services de médecine, pédiatrie, chirurgie, laboratoire, dentisterie. MSF finance les médicaments et le matériel 18
depuis quelques années et doit se retirer du pays d'ici deux ans. Il faut que I'hôpital recouvre ses dépenses pour pouvoir fonctionner seul. A première vue, il s'agit d'un travail de gestion, de l'épicerie humanitaire en quelque sorte. Je dois également intervenir sur huit centres de santé ou dispensaires en brousse. Tout en comprenant bien qu'il s'agit d'une mission de développement plutôt que d'urgence, mon rôle reste flou. Entre les mots, je comprends quelque chose comme: - ... le terrain est pourri... alors sur des œufs de
préférence... bakchich si ça résiste et surtout pas de vague, c'est pas à nous de faire la police. Quant aux conflits internes, une seule règle prévaut: tout va bien. Je ne joue pas sur le terrain pour lequel je suis préparée mais ça me stimule. Pour tout viatique, je n'ai que le bon conseil de comptable reçu à Paris: « c'est facile, tu as des entrées... et des sorties... » en clair, démerde-toi ou fais autre chose. l'ai confiance, moi aussi, je vais ralentir le temps, je vais choper le rythme, j'ai un an pour apprendre la patience. Le gardien de la maison à Kankan tente sa chance: « tu es la plus belle de l'équipe.» Je lui sers un sourire peu convaincu. Quelque chose me serre le ventre, ce désir trivial me blesse et me trouble. La petite peur repointe son nez, moi aussi, j'ai besoin de temps, avec les hommes un peu plus encore. Je dois apprendre à conjuguer la mâle attitude avec ma pâle aptitude. La peur me protège. Les réalités anatomiques ne m'ont pas contrairement à beaucoup de mes confrères, affranchie des pudeurs élémentaires. J'étais fleur bleue avant d'être éclose, encore un effort et je finirai rosière. En fin d'après-midi, je pars sur Mandiana, avec Valérie, l'infirmière avec laquelle je vais faire équipe. Valérie est là, depuis quelques mois déjà. L'organisation des relèves fait en sorte qu'il n'y ait jamais deux nouveaux 19
à la fois afin d'assurer une meilleure continuité du travail, de la mémoire, de la mission, de la sécurité, etc. En route pour deux heures de piste défoncée en 4x4. Dire qu'il y a des gens qui payent pour ça. Je m'acquitte de cette petite excursion avec quelques hématomes. C'est peu payer pour le paysage, et les villages qui explosent de beauté comme des évidences harmonieuses. Le moindre hameau est organisé selon la même structure: un ensemble de concessions familiales constituées de cases disposées en cercle au sein duquel s'organise le quotidien. La cuisine, les repas, la lessive, toutes les tâches sont accomplies en commun, chacun dans son rôle. Une femme pile du mil, sur son dos un bébé dort. A chaque fois qu'elle remonte le pilon, la tête de l'enfant ballotte en douceur. Petite leçon de productivité domestique, voilà comment bercer bébé en jouant du mIxer. D'autres tableaux défilent: des cases de toutes tailles, des femmes portant toutes sur la tête des denrées diverses, fagots, bassines pleines, pièces de moteur. Rien dans les mains. Malgré le fardeau, leurs gestes sont libres, elles ont un port de funambule, une élégance aérienne. Je suis sur le continent des cariatides ambulantes. Je me vois avec mes gestes étriqués et ma tête encombrée de questions sans réponses. Valérie qui suit mon regard arrive à articuler entre une série de nids de poule: - « Quand je vois le bazar qu'elles trimballent sur le crâne, pas besoin de faire un scanner, une psychothérapie ou tout ce que tu voudras pour savoir ce qui les
préoccupe. » Nous quittons le village. Ici et là dans la brousse, des termitières grises en forme de champignon jalonnent le parcours. Un peu soûle de découvertes et barattée de l'intérieur nous arrivons enfin à destination, la concession de Mandiana. 20
Après les présentations aux deux chauffeurs, Ismaël et Moussa, aux trois gardiens, Mamadi, Djoumé, Fodé, à la cuisinière, AÏcha, ainsi qu'à la femme de ménage, Niallé, je fais le tour des lieux. Quatre cases, un bâtiment en dur recouvert par des tôles et deux 4x4, la concession me donne une impression réconfortante. Je suis un peu embarrassée de voir tant de monde affecté aux besoins de deux ou trois personnes. Je comprends vite que tout est fait pour être plus efficace, vivre en toute sécurité et faire travailler quelques habitants du coin. Les crapauds saluent ma première nuit à Mandiana. Impossible de fermer l' œil, je décide de faire un tour dans la cour au milieu de cette orgie de coassements. Ma lampe ne m'offre qu'un pauvre faisceau et je me prends les pieds dans un piquet qui affleure le sol. Bilan, un genou et un coude amochés. Il me semble que ça coasse de plus belle. Un peu vexée, je rejoins ma case en tentant de réparer ma lampe qui a fait les frais de la chute. L'éclairage fonctionne à l'énergie solaire mais les accus laissent à désirer m'a-t-on dit. Mes éraflures me brûlent, les crapauds se la jouent symphonique et je sombre dans un opéra dont une certaine grenouille enchantée est l'héroïne.
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LA GUINEE BEATRICE
22 Juillet
Présentation au personnel de l'hôpital. Le directeur, guinéen forestier, vient d'arriver. Contact très formel. Après, c'est la visite avec les médecins auprès d'enfants hospitalisés. Les six enfants souffrent de malnutrition, quatre marasmes et deux kwashiorkors. Le marasme est dû à une alimentation trop pauvre en protéines et en calories. Les enfants que je vois aujourd'hui, atteints de cette forme de malnutrition, sont squelettiques, fripés, frappés de sénilité avant d'avoir vécu. Le kwashiorkor quant à lui, est dû à une alimentation trop pauvre en protéines donc insuffisante en lait, viande, poisson, œufs. Les deux petits qui en sont affectés sont là devant moi. Regard morne, cheveux roux, œdématiés, multiples plaies sur la peau, ils n'ont même plus la force de verser une larme. La situation est désespérante, les mères sont pratiquement toutes enceintes et n'ont rien pour nourrir leurs enfants. Les pères sont à la mine d'or mais ne trouvent rien, ils ne cultivent pas, n'ont pas de bêtes.
Nous décidons de mettre en place au plus vite un programme de nutrition. A côté de cette urgence, patientent des cas de paludisme, de syphilis, de sida, de rhumatisme articulaire aigu, de typhoïde... Le vecteur commun de toutes ces pathologies est lié aux carences multiples et endémiques qui touchent le pays. Et je n'ai pratiqué pour l'instant que dans le milieu pléthorique de la médecine libérale française. Je viens d'un monde où on surveille sa ligne, où les obèses luttent contre la discrimination et les anorexiques pour la reconnaissance. Où est la ligne, la frontière, le vertige me prend. - «Docteur Béatrice, nous allons faire un tour en brousse, vous venez avec nous et après on va se baigner? » L'herbe est haute, le fleuve a pris du volume. Le courant est puissant et le risque d'onchocercose est là. Cette maladie appelée aussi cécité des rivières, très fréquente ici, est due à un parasite présent dans les eaux turbulentes. Des villages entiers situés le long des cours d'eau sont touchés par cette affection. Un programme national de lutte contre l'onchocercose est mis en place depuis quelque temps en Guinée. Chacun y va de son plongeon, moi toujours sur l'œil, je n'y risque pas un orteil. Appel de Kankan ce soir à la radio, c'est Tiphaine, elle gère les stocks de matériel et de médicaments. Il faut réapprovisionner l'hôpital discrètement même si la population connaît le lieu du stock de MSF. Les émeutes ne sont pas rares. L'armée intervient régulièrement. Il y a quelques semaines, un voleur s'est fait lyncher.
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23 Juillet
Je fais de la gestion hospitalière quatre heures de suite puis nous repartons sur Kankan pour faire quelques courses. En chemin, nous croisons un cycliste qui transporte une cage pleine d'oiseaux multicolores. Probablement vouée à l'exportation clandestine la majorité n'arrivera pas à destination.
24 Juillet
Ce matin, réunion pour établir les projets de fin d'année. 1 - Activités au sein de l'hôpital: - mise en place et évaluation des nouveaux outils de gestion dans la perspective de l'ouverture de la Pharmacie Centrale de Guinée en 1994, puis rapport - élaboration et étude des grilles d'évaluation des soins infirmiers, stérilisation, laboratoire, accouchements, gestion des médicaments - mise en place des nouveaux outils de gestion proposés par le Ministère de la Santé de Guinée - recherche sur le coût de la prise en charge des
enfants malnutris à I'hôpital 2 - Activités dans les centres de santé: - évaluation des grilles ( CPN consultations prénatales, CPC consultations précuratives, soins infirmiers. . .) - séminaire d'épidémiologie - évaluation des stratégies avancées dans les villages éloignés des dispensaires
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Un peu hermétique tout ça. Cet après-midi, nous allons au marché de Kankan faire quelques emplettes, une lampe électrique, des bananes, du manioc, du riz, des boîtes de lait en poudre. Je repère de superbes étoffes pour me faire couper quelques vêtements adaptés au pays. Après avoir pris mes mensurations, le tailleur se met au travail immédiatement. Le «docteur ès chaussures» rafistole mes sandales avec de vieux pneus. Avec ces semelles rechapées « maison» je me sens portée par quelque chose de plus intime avec le pays. Sur la route l'envol de centaines de chauves-souris nous oblige à stopper. Des hommes et des enfants mènent la battue. Il va y avoir du chiroptère au menu, un met de choix paraît-il. Sur le marché nous ne passons pas inaperçus, les enfants nous fixent comme les bêtes curieuses que nous sommes. Beaucoup de rires sur notre passage et quelques quolibets peut-être. La sensation oppressante s'évanouit quand me revient l'histoire de cet oncle qui m'avait raconté la première fois où il avait vu un noir. C'était à la libération, le soldat avait sauté de son camion en demandant la route d'Avranches dans un français parfait, Armand, lui avait indiqué et le GI lui avait collé deux paquets de blondes dans la main. Des blondes, des américaines! C'était pas une lumière, le Armand, mais à chaque fois qu'il racontait l'histoire du GI noir avec ses blondes, en imitant l'accent américain «tiens mon petit c'est des Lucky, ça porte chance », il y allait de sa larme. Nous sommes un vrai cabinet de curiosité ambulant! Pas gênée, une bande de gamins nous suit comme si nous paradions pour un cirque ambulant. A la longue ça devient un peu lourd. Nous voilà au marché, «rayon» alimentation, la viande est couverte de mouches, le poisson prend des libertés avec la date fraîcheur, c'est intenable. 26
J'opte pour les étals de fruits et légumes, les mangues me font envie. Du manioc, de la salade, des bananes, des oranges sont posés en pyramide à même le sol. Il faut tout marchander, c'est autant l'occasion de faire jouer l'humain que de tenter l'aubaine. Le commerce se nourrit d'espèces sonnantes et trébuchantes comme de rires et de malice et on ne peut ignorer que les prix sont surévalués à notre passage.
25 Juillet
Comme dans beaucoup de pays musulmans, lorsque deux hommes se tiennent par la main, c'est un signe d'amitié qui n'a rien à voir avec un« coming out ». Journée de repos avec au programme un match de volley-ball entre organisations non gouvernementales. Petit problème d'équipe, le logisticien s'en va.
26 juillet
Après le logisticien c'est Amélie qui nous quitte. Elle était infirmière à Kouroussa, une autre préfecture où MSF travaille. Dommage, en place depuis trois semaines, j'accrochais bien, mais elle craque. Elle se demande ce qu'elle fait là. Le quartier des Halles, son minuscule duplex de la rue Rambuteau, et les week-ends à l'île de Ré, tout lui manque. Quand elle me parle de virées en bateau, j'entends bien qu'il y a skipper sous voile. Mise à jour de la paperasse en retard. La turista me plie en deux, je pensais y échapper, tout chancelle, l'épuisement me gagne. 27
Ce soir, un ponte de la Communauté Economique Européenne vient nous voir, c'est la CEE qui finance le programme pour partie.
27 juillet
Retour à Mandiana, deux heures de route sur une piste défoncée, impossible d'évaluer le nombre de kilomètres. Devant la porte de la cuisine, Aïcha torche son petit garçon avec la main gauche. Je n'ai pas le courage de lui demander si elle ne cuisine qu'avec la main droite! Cela n'est peut-être pas étranger avec ce qui me flingue le bide. Je ne dis rien mais j'espère fortement qu'elle cuisine uniquement avec sa main droite! Je comprends maintenant, un peu mieux, l'origine de nos problèmes digestifs. Niallé s'approche des fers en fonte exposés à la braise, les mêmes que nous trouvons chez nos brocanteurs. Elle en choisit un, approche la semelle de sa joue pour en estimer la chauffe et commence à repasser. Le repassage relève plus d'un souci prophylactique qu'esthétique. Certaines mouches pondent sur les vêtements, leurs larves pénètrent sous la peau où elles se transforment en asticots qui n'ont de cesse que de trouver un derme accueillant. Cela donne une sorte de furoncle d'où on peut extirper l'intrus en l'enroulant autour d'un bâtonnet, un peu tous les jours. Niallé vient de changer de fer, elle est gauchère, comme moi, comment ça se passe dans ce cas pour l'impure?
28 Juillet
Rencontre avec le «Docteur» Robert qui vient de Conakry, c'est l'unique professeur de sciences occultes du 28
pays. Complètement illuminé, il se lance dans une apologie de la sorcellerie, nous parle de «sensilans» positifs et négatifs, des rayonnements cosmiques se dégageant de l'âme des morts; positifs, ils sont bons, et négatifs, ils sont mauvais! Soit le type est dément, soit il se fout de nous, de toute évidence, il me considère comme une de ces indécrottables toubabous cartésiennes étanches à toute manifestation paranormale. Je vis dans le Limousin depuis une quinzaine d'années. C'est un pays imprégné par la magie, rebouteux, sourciers et sorciers ne manquent pas. Un voisin de mes parents un peu radiesthésiste sur les bords m'affirmait que l'irrationnel c'est ce qui reste quand on ne comprend rien à rien. Autrement dit l'ignorance est mère de toutes superstitions ou croyances donc propice à maintes supercheries. La culture de l'ignorance donne des chances aux petits malins qui exploitent la crédulité de leur prochain. Le Dr Robert ne saurait nous voir autrement que du mauvais œil. Il craint que nous repérions ses gros sabots et ça le met dans ses petits souliers, il cherche à en imposer, il n'en a pas les moyens, alors, il tente l'intimidation. C'est tout juste s'il ne fait pas les gros yeux. L'hurluberlu patenté nous explique qu'une panthère qui tue un taureau après l'avoir hypnotisé ne pourra le faire si celui-ci est recouvert d'un sac de riz. Il est vrai que les taureaux camarguais ont peu à craindre des panthères. Puis, il nous montre différentes plantes, des graines et divers sachets, en étalant son petit fourbi, il nous explique: si l'on veut qu'il pleuve, il suffit de cracher trois petits piments sur le dos d'un crapaud ce qui déclenche une douleur chez le pauvre batracien. Le crapaud étant sous la protection de Dieu, appelle à l'aide en envoyant des « sensilans » vers les nuages et il se met à pleuvoir. Si une personne a mal à la tête ou ailleurs, il suffit pour le soulager de lui appliquer à l'endroit où il souffre un petit morceau de vessie de crapaud séchée. Voilà pour le côté 29
magie blanche, de l'autre côté, ça donne quelque chose comme ça : pour rendre fou, on prend un serpent que l'on aura vidé avant de lui fourrer le ventre de toutes sortes d'ingrédients, pardonnez-moi, je n'ai pas tout noté, puis on le place sur le chemin du destinataire. Le docteur Robert soigne aussi à distance! Quand je lui demande pourquoi il y a tant de malades, une mortalité si importante et une espérance de vie qui plafonne à 44 ans, il ne répond pas. Pour en finir avec le personnage, nous devons à sa demande croquer un piment. Là, j'ai une crainte. Je fais semblant de mettre le condiment à la bouche. Il attend ma réaction. J'ai hâte d'en finir. Je m'en sors en simulant: «ça pique, ça brûle, j'ai la bouche en feu! » Content de son coup foireux le docteur Robert! Je lui jetterais bien un sort à ce sale type dont seules la jalousie et la méchanceté m'impressionnent. Mais il a peut-être ses raisons... Je crains parfois d'avoir appris un rôle où les sentiments ne jouent pas. Au nom de l'indispensable distance professionnelle, ils restent en coulisses. Le neurochirurgien qui trifouille dans la matière blanche ne peut pas se permettre un coup de vague à l'âme parce que l'anesthésiste l'énerve. L'exigence technique du geste médical le dépouille de toute charge affective. En poussant le piston de sa seringue, l'infirmière pense-elle à guérir ou au nombre de patients qui lui reste? De façon inversement proportionnelle, les médecines traditionnelles investissent dans la psyché, jusqu'à la transe, plus que dans le geste thérapeutique tel que le conçoit la médecine occidentale. Nous en resterons là avec le Dr Robert. La consultation m'a convaincue. C'est notre efficacité qui doit nous valoir la confiance des villageois, ensuite un peu de perlimpinpin et d' abracadabrathérapie, pourquoi pas. Nous annonçons le départ de notre logisticien au directeur de l'hôpital, pour raisons de santé, mais il n'est 30
pas dupe! Il sait bien que Pierre n'est pas à la hauteur. Il devrait assurer la maintenance technique, de la pile solaire aux véhicules, l'administration, des feuilles de salaires à la gestion des stocks et c'est tout juste s'il sait changer une roue. L'erreur de casting est flagrante mais nous ne souhaitons pas pour une raison de crédibilité globale que le directeur s'en mêle. Le climat s'électrise. A la nuit tombée, le directeur arrive accompagné de sa famille pour nous invectiver avec des épithètes choisis: les blancs sont des colonisateurs invétérés, puis ça s'emballe, des mots comme: race inférieure, lâches, idiots, illettrés, explosent. Je ne sais plus de qui il parle. J'oscille entre la colère et le chagrin. Il nous fait comprendre que nous sommes des intrus et nous dit clairement que c'est lui qui commande. Je reste sans voix, j'écoute, je subis. Actuellement, c'est l'organisation qui finance et j'ai le sentiment que c'est la seule raison pour que l'on tolère notre présence. J'ai le sentiment de devoir acquitter une dette sans l'avoir contractée. Je suis l'héritière de de Gaulle et de Sékou Touré que je le veuille ou non. Le cordon est coupé mais ça bouge encore, je ne serai jamais qu'une descendante d'esclavagistes ou de colonialistes, à tout le moins missionnaire de l'arrogance humanitaire. Après quelques jours, je ne peux ignorer les manœuvres du directeur de l'hôpital et du gestionnaire. Que sommes-nous d'autre à leurs yeux que des vaches à lait sur le dos desquelles on met tout le paquet des turpitudes locales? Jusqu'à nous imputer des décisions discriminantes à l'instar du directeur de l'hôpital qui fait condamner une porte pour mieux contrôler le personnel en faisant savoir qu'il avait agit ainsi sur nos instructions. Je ne suis pas ici pour affûter la susceptibilité des potentats locaux mais faut-il les subir? 31
Pendant ce temps le taux de mortalité infantile s'emballe. Faute d'hygiène et avec la complicité d'une gabegie savamment entretenue, la souffrance et la mort gagnent à coup sûr. Certains sont prêts à semer la misère pour récolter la manne humanitaire, comment l'emporter contre l'impure? La pasteurisation est sans doute une forme de colonisation mais faut-il porter plainte? Pour les nouveaux missionnaires, il n'y a qu'une bonne parole: « Au nom de Sainte Hygiène et de Bonne Santé, ne buvez pas en aval de là où vous chiez, rejetez les coutumes mortifères, l'excision, l'esclavage domestique, l'antagonisme tribal, gardez votre sens de la famille mais luttez contre le machisme pour que les petites filles aient les mêmes chances que leurs frères. » Refuser l'indifférence, c'est choisir l'ingérence, il n'y a pas d'autres options. C'est le prix pour répondre à l'appel des femmes et des enfants qui nous mangent des yeux. Un cortège de villageois passe devant la concession. Tous «coiffés» de leurs charges oscillantes: gamelles, casseroles, bassines, matelas, fruits, ils aident au déménagement d'une famille. Cela évoque une chorégraphie au ralenti, un cérémonial grave et simple où chacun s'acquitte de son devoir grégaire.
29 Juillet
Naissance de triplés en brousse, environ un kilo chacun. La maman est décédée pendant l'accouchement. Nous allons les prendre en charge à l'hôpital; ce sera difficile car rien n'est adapté ici pour l'accueil de nouveaunés aussi faibles. Leur seule chance serait des nourrices bien nourries. 32
A l'hôpital, je ne peux que constater le résultat des diagnostics hasardeux et des soins déplorables: amputation à mi-jambe pour l'infection d'un orteil, sans anesthésie, pansements qui pourrissent sur la plaie, chiens errants dans les couloirs. Peu d'enfants entrant pour malnutrition ressortent vivants. Le lait n'est pas donné de façon correcte: je me demande si le prématuré qui est mort ce matin ne se faisait pas «refiler» un lait trop dilué? l'apprendrai plus tard que la poudre de lait est une véritable monnaie d'échange. Pour un autre enfant, au lieu de donner toutes les deux heures le lait comme prescrit, celui-ci a été administré en une seule fois. Le petit a inhalé au lieu d'ingérer, on appelle ça une « fausse route ». Il en est mort. Jamais de remise en question, c'est ou la « faute de l'autre» ou la volonté divine qui est invoquée. Bref, je vois mourir des enfants en bas âge, amputer sans raison des jeunes de vingt ans au nom de l' « inchallisme ». 30 Juillet
Visite inopinée du Dr Robert. Le sorcier est venu me faire une déclaration romantico-tropicale que j'ai poliment écouté en rinçant bruyamment quelques haricots. Sans un mot, je l'ai doucement raccompagné à la porte. l'espère qu'il ne va pas m'envoûter. Ce matin, au cours de la visite nous trouvons un enfant malnutri dans le coma. Le personnel a vu le Dr Robert rôder dans les parages. Le médecin du service pose son diagnostic sans hésiter: intoxication indigène autrement dit empoisonnement criminel. L'enfant va mourir. Le sorcier conforte son pouvoir mais pas question de porter plainte. Dernier coup au moral, sans la moindre précaution, Soumaoro le biologiste, nous apporte du sérum de malades 33
atteints de sida dans des éprouvettes ouvertes. Il en tient trois ou quatre dans chaque main, encore un peu, il nous proposait de trinquer. Et tout à l'avenant; l'insouciance, l'ignorance, la bêtise, la malveillance mènent un quadrille mortifère qui fauche au plus tendre.
31 Juillet
Ce matin, j'assiste au compte rendu de garde. Nous avons le droit à l'énumération de tous les paramètres: tension artérielle, pouls, température des malades de l'hôpital, puis au diagnostic des entrants soigneusement identifiés sur le cahier de service par exemple: madame Amina, âgée de 26 ans, de sexe féminin, hospitalisée pour douleurs abdominales sur fond de grossesse. Ensuite nous passons deux heures et demie à définir ce que doit être une bonne prescription au Dr Paul, gynécologue diplômé de la faculté de médecine de Conakry, réputé à Mandiana pour son entêtement. Nous savons qu'il n'hésite pas à expérimenter divers traitements, en doublant les doses ou en allongeant les durées de prescriptions et je crains qu'il ne nous dise pas tout. Aujourd'hui, c'est la remise des primes d'assiduité. Djamel, un agent adepte de la semaine des quatre jeudis, et Amina surprise en pleine sieste dans un lit de l'hôpital ont vu leur prime diminuée au bénéfice des autres. L'infirmier qui a cassé le pilon destiné à écraser les comprimés des enfants a vu sa prime purement et simplement supprimée.
1 août
L'armée fait des rondes sur Kankan. 34
2 août
Réveil au bruit du tam-tam, les femmes chantent. On fête une excision, pratique courante ici. Un mouvement de femmes s'est crée sur Conakry pour lutter, entre autres aberrations, contre ça. Mais ça reste difficile. Un infirmier me confie que son frère aîné est venu lui prendre sa fille car il n'en avait pas, c'est son droit! L'infirmier ne souhaite pas que sa fille soit excisée mais il craint que ça se fasse quand même au village. Ce sont les « vieilles» qui décident. Pourquoi reproduire cette pratique qu'elles ont, ellesmêmes subie et dont elles souffrent peut-être encore? Le conservatisme sous sa forme la plus obscure s'exprime là dans la liesse. Les causes de l'excision restent très floues: s'assurer de la fidélité des femmes par la suppression du plaisir sexuel féminin, homophobie féroce qui voudrait supprimer toute similitude avec le sexe mâle, perversité achevée du machisme en fournissant au pénis un fourreau plus serré, plus jouissif. Peu échappent aux lames de l'exciseuse qui ne comprendrait pas qu'on ne subisse pas ce qu'elle a subi. De plus les vieilles qui font ça n'y voient plus grand-chose. Toutes ces vulves mutilées muettes, sacrifiées à la barbarie de l'Ignare, toutes ces petites massacrées au plus sacré de ce que peut être un corps.
3 Août
Le dentiste est installé dans une cahute qui tient plus du cabanon de jardinier que du cabinet dentaire. Ni roulette, ni fraise, tout à l'arraché. Assis sur une chaise en bois, la tête renversée dans le vide, le patient attend. Le dentiste fait une première anesthésie locale qui semble peu efficace. 35
L'angoisse envahit le visage du malheureux. Le « praticien» s'empare d'une sorte de tournevis spatulé pour décoller la dent de la gencive. Devant la résistance de la molaire, le professionnel redouble d'effort, la sueur perle sur son front. Le patient geint, yeux exorbités et bave aux lèvres, le pauvre homme semble prêt au pire. Le dentiste décide de faire une deuxième anesthésie, cette fois-ci plus profonde. Sans trop attendre que le produit diffuse, le praticien s'attaque à nouveau à la dent avec cette fois-ci une pince qu'il tourne d'avant en arrière une vingtaine de fois. l'ai peur que la mâchoire cède. La dent lâche enfin, pourvu que ce soit la bonne. Pour terminer, le professionnel nettoie l'aiguille et la pince avec du coton et de l'alcool. Le matériel ne sera pas stérilisé.
4 Août
- Aniké, tanamassi, bonjour as-tu bien dormi, je m'essaie au malinké. - Tanassité, oui, j'ai bien dormi. Le toubabou c'est le blanc. Ce sont les enfants lorsque nous arrivons dans un village qui suivent la voiture en criant: « Toubabous, toubabous... » Nous voilà enfin dans un centre de santé après quatre heures de piste. Le centre est tenu par le Chef, il a étudié une année de plus après avoir obtenu son diplôme d'infirmier. Il est chargé de faire des consultations curatives aidé d'un agent responsable du programme de vaccination, d'un agent responsable des consultations prénatales et des soins externes. Aujourd'hui, je dois superviser les consultations curatives. Le ministère de la santé avec l'aide d'organisations internationales a mis en place des arbres décisionnels appelés: ordinogrammes qui permettent à partir de quelques symptômes précis, d'aboutir à une prise de décision (donner un traitement ou 36
référer à l'hôpital). Le Chef ne sait pas examiner un malade mais, je le sens motivé. Le local est sale, il y a des toiles d'araignées un peu partout. Ce sont des barrières naturelles contre les insectes volants, mais de là à s'en faire des moustiquaires... Le sol est jonché de détritus. Je laisse à Valérie le soin de travailler sur l'hygiène. A midi, nous sommes accueillis chez le chef de centre pour manger le fameux riz-sauce. Les sauces les plus souvent proposées sont à base d'arachide, de viande, de poisson, de gombo une sorte de courge. Le riz est un plat de luxe, j'ai un peu honte de m'imposer mais j'ai l'impression que refuser serait très mal pris. L'hospitalité est sacrée. Dans le village, il y a beaucoup de cas de malnutrition, les villageois ne veulent pas ou ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l'hôpital. Les enfants restent souvent cachés dans les cases où ils meurent de déréliction. Ils sont tenus à l'écart parce qu'un malnutri serait un enfant dont la mère aurait eu des rapports sexuels, normalement défendus, pendant son allaitement. De plus, il est difficile de convaincre les familles que l'enfant peut commencer à manger des bouillies à partir de 4-6 mois. Les femmes sont anémiées, malnutries, fatiguées par ces grossesses successives, leur lait est rare et pauvre. On voit parfois des enfants nourris exclusivement au lait maternel jusqu'à deux ans, carencés donc condamnés. Les tabous alimentaires ne les aident pas: les œufs rendent sourds ou voleurs car c'est si bon que si l'on y a goûté on a de cesse que de s'en procurer par tous les moyens. Sur le même registre, j'apprends que l'arachide entraîne des chutes d'organes! Nous allons essayer de monter un programme d'information, diffuser un peu d'anti-tabous dans ce salmigondis d'inepties.
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5 Août
Ce matin, j'accompagne la visite du service de chirurgie. Il y a de nombreux patients, des hommes pour la plupart, essentiellement hospitalisés pour des hernies consécutives à une mauvaise alimentation ou des efforts inconsidérés. Une femme est couverte de cicatrices sur le ventre. Je questionne le chirurgien, il m'explique qu'il s'agit d'un traitement indigène: lorsqu'une personne souffre de douleurs abdominales, on lui applique parfois de la soude caustique sur le ventre. On voit ainsi beaucoup de grandes plaies infectées pour une simple hernie inguinale. Le chirurgien me débite tout cela d'un ton placide, comme si le phénomène n'était pas plus contrôlable que le temps qu'il fait. Un enfant est amené dans le coma. Sa mère lui a administré un «remède» concocté par le Dr Robert. Personne n'ose protester. Il est évident que ce type-là tient son petit monde sous son emprise. Cet après-midi, j'assiste à mon premier accouchement guinéen avec la maîtresse sage-femme. La jeune parturiente ne dit rien malgré les contractions qui la secouent et les chairs durcies sous les cicatrices d'excision qui se déchirent au fur et à mesure de l'accouchement. Dans cette culture, la femme n'a pas le droit de se plaindre. Le chien de la matrone nous tient compagnie pendant tout le travail. L'enfant, aussitôt né, est lavé à l'eau froide, savonné puis la femme lui « ouvre» tous les orifices avant rinçage sous le robinet. A la fin de cette seconde mise au monde, la sage-femme souffle « un grand coup» dans les narines et les oreilles du bébé. Voilà le petit d'homme parachevé.
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6 Août
Ce matin, nous ramenons d'un centre de santé une femme enceinte qui est en travail depuis douze heures avec une disproportion fœto-matemelle nécessitant une césarienne, plus simplement, ça ne passe pas. La césarienne ne peut être pratiquée qu'à l'hôpital. Le voyage est long et angoissant. A l'arrivée ce sera un mort-né. Rien pour réanimer les nouveau-nés de toutes façons on ne réanime pas, et encore moins les enfants. Le petit est mort mais la maman est en vie. Si nous n'étions pas passés, la femme serait restée là, sans soins, seule à agoniser dans cette pièce du dispensaire. Cet après-midi, nous passons à Kantoumanina afin de vérifier le réglage du thermostat d'un réfrigérateur tout neuf, indispensable pour la bonne conservation des vaCCIns. Au cours de la discussion, le chef du centre nous signale des cas de rougeole dans le village de Missadou avec cinq décès en juillet. Nous décidons d'y faire un tour. En visitant quelques cases, nous trouvons une cinquantaine de cas parmi les enfants avec diverses complications: otites purulentes, conjonctivites, infections pulmonaires, déshydratations. Un des enfants atteint de marasme me parait dans un état désespéré. Notre chauffeur nous signale que d'autres enfants agonisent à l'abri des regards dans leur case. Cette épidémie évolue depuis deux mois et personne ne s'en est inquiété. Les habitants de Missadou ont quant à eux réagi en mettant en place depuis quelques semaines, un cordon sanitaire. Il n'y a plus de déplacements de population avec les villages voisins. Les marchés sont annulés. Missadou est en quarantaine. 39
Nous allons avec l'aide de l'équipe du centre soigner et surtout protéger les autres enfants par vaccination. Demain, nous reviendrons faire le point, évaluer les besoins en médicaments, en vaccins et surtout rencontrer le conseil des sages pour lui proposer une intervention. Rien ne se fera sans l'accord de ce conseil composé uniquement d'anciens.
7 août
Retour à Missadou, nous sillonnons les cinquante sept concessions à la recherche des cas de rougeole. Nous retrouvons soixante huit enfants malades. La moitié est âgée de moins de cinq ans. Nous découvrons cinq enfants atteints de marasme et deux de kwashiorkor. Un enfant est aveugle, il est atteint d'une affection due à une carence en vitamine A. La journée est dure, le rythme lymphatique des guinéens est usant. Je dois me maîtriser pour garder mon calme, ça m'épuise. Demain, nous viendrons soigner les enfants et après-demain, nous vaccinerons. C'est peut-être la première fois que des blancs visitent ce village. Certains enfants hurlent dès qu'on les approche. Je lis la panique sur leur visage, j'en arrive à me demander si le toubabou n'est pas le croque-mitaine local.
8 août
La patiente césarisée est paraît-il décédée d'une intoxication indigène. Retour au village pour traiter les enfants atteints de rougeole. La brousse palpite au son du tam-tam qui appelle les villageois au travail des champs. 40
Le chef du village arrive, rien ne peut se faire sans lui. Nous organisons les consultations à l'école. Les gens se battent pour venir et nous devons établir un service d'ordre. Trente-neuf enfants sont traités, nous voyons de nouveaux cas de marasme. Il y a urgence pour deux d'entre eux, nous décidons avec les parents de les ramener à l'hôpital. Le pronostic me paraît bien sombre. A la fin de la consultation, une vieille femme mordue par un serpent, il y a deux mois, vient me voir. Sa main a triplé de volume, les chairs nécrosées par le venin se sont gangrenées. Elle a appliqué directement de la bouse de vache sur la plaie. L'amputation serait le moindre mal mais elle refuse de consulter le chirurgien. Le midi, nous sommes invités dans la case du chef pour manger le traditionnel riz-sauce. Nous avons droit à une cuillère, ça me facilite les choses, gauchère, je dois souvent faire attention de ne pas choquer les villageois en utilisant l'impure pour manger. A la suite du repas, nous avons un nouvel entretien avec le conseil des sages. Nous leur expliquons l'utilité de la vaccination et nous leur donnons quelques conseils diététiques pour les petits enfants. En espérant que beaucoup d'enfants viendront se faire vacciner demain. Nous recevons deux coqs vivants pour notre peine, l'équivalent d'une jolie somme, mais surtout marque de grand respect. Je ne sais pas si c'est la fatigue, les tensions accumulées, la souffrance muette de ces gens qui gardent le sourire pour nous accueillir avec ce que leur détresse peut offrir de mieux, mais j'ai un mal fou à contenir l'émotion qui me submerge.
9 août
Les enfants sont au rendez-vous, deux cent dix neuf vaccinés. Nous avons dû entreprendre cette campagne de 41
vaccination sans l'assistance du personnel soignant local qui nous a donné un florilège de bonnes raisons: décès dans l'entourage, fatigue, chaleur... Notre but premier n'est pas de se substituer au personnel local mais de le former. On y est pas.
15 août
Je profite du retour d'un expatrié en France, un « expat' » dans le jargon MSF, pour lui confier mon courrier. Nous n'avons pas d'autres possibilités pour échanger avec « les nôtres ». « Bonjour les toubabous !
Je suis basée à Mandiana, une petite ville à 15 heures de piste de Conakry et à une heure du Mali. Nous sommes logés dans une concession très agréable avec énergie solaire et chacun sa case. La première nuit, j'ai bien cru que le toit allait s'envoler. C'est la saison des pluies, la chaleur est à peu près supportable. Après 10ans sur place, MSF souhaite se retirer petit à petit en laissant les clés et l'outil. L'idée c'est de laisser le bateau et les filets avec mode d'emploi plutôt que de fournir du poisson ad vitam aeternam. Actuellement, nous finançons tous les médicaments et le matériel de l 'hôpital. Recouvrir toutes les dépenses ne sera pas une mince affaire. Je me mets à la comptabilité, sans réelle passion, je m y attelle néanmoins avec l'application d'un commis épicier. Sur le plan sanitaire, le plus inquiétant c'est le nombre de malnutris. Je vois des enfants mourir presque tous les jours. La malnutrition n'a pas fini de frapper les plus 42
faibles d'autant que la propension à tout mettre sur le dos de la fatalité semble sans limite. Ici, on ne connaît ni la réanimation, ni l'urgence et peu s'en soucient. Tout le monde prend son temps. Ils nous prennent pour
des fous lorsqu'ils nous voient esquisser des objectifs, travailler tard le soir, courir d'un bout à l'autre de la concession. Je ne sais plus qui a raison. Il n'est pas rare de voir le personnel «faire ses heures» en dormant dans le lit des malades. Les gens sont peu motivés par leur travail et c'est peu dire. Ils travaillent comme d'autres pratiqueraient une religion avec son lot de pratiquants non croyants et de croyants non pratiquants. Si cela suffit à leur subsistance, Dieu a pourvu et il est à peine pensable d'en vouloir plus. Pour les motiver, la direction est obligée de leur donner des primes d'assiduité. La corruption est endémique, beaucoup d'argent s'évanouit dans la nature. Depuis que MSF travaille directement sur l'hôpital et contrôle la gestion, les courbes reprennent de l'altitude. Je rencontre beaucoup de pathologies dont je n'avais qu'une connaissance théorique: drépanocytose, rhumatisme articulaire aigu, paludisme, onchocercose, bilharziose, amibiase, ankylostomiase, anguillulose, gonococcie, syphilis, tétanos, typhoide, tuberculose. .. gale, teigne, morsures de serpent et nombre de décès par intoxication indigène, autrement dit malfaisance « maraboutique ». A ce propos, j'ai fait la connaissance d'un sorcier, qui m'a demandé en mariage deux jours après, sans douter de son pouvoir de séduction. Il pourra toujours repasser. Il m'a soûlée avec ses sensilans positifs, négatifs, ses crapauds, et sa panoplie de «fais-moi peur ». Il a tout de même fini par m'inquiéter et à me mettre mal à l'aise pendant quelques jours jusqu'au moment où j'ai compris que c'est la victime qui entretient l'envoûtement. C'est impressionnant de voir comme la sorcellerie domine 43
ici. Personne, même les médecins n'osent sy frotter. Ce fameux sorcier serait à l'origine de trois décès sur I'hôpital cette semaine. Si j'avais une poupée à son effigie, j'en je rai un oursin de couturière! Le travail en brousse est très prenant, lafaçon dont les femmes me prennent la main invente des liens que j'ignorais jusqu'à présent. Toute la puissance du dénuement. A chaque fois, je suis complètement retournée par ses contacts. Je puise dans ces gestes simples des ressources qui me nourrissent encore. Nous venons d'endiguer, je l'espère, une épidémie de rougeole dans un petit village retiré. Intensif et éprouvant, nous sommes sur les genoux. »
16 août
J'apprends la différence entre le féticheur et le marabout c'est que le premier utilise du bois, des feuilles et des plantes pour soigner, le second n'utilise en principe que les courants et les ondes.
17 août
Après deux heures de piste sous une pluie battante et une traversée du Niger en bac, nous arrivons dans un centre de santé: quatre murs en pisé chaulé couverts de quelques tôles. Au moment où nous arrivons, une jeune fille est en travail depuis un bon moment. Sans la moindre mesure d'hygiène et après des heures d'attente, la matrone fait courir la parturiente autour de la table au pas de course en lui criant dessus. Finalement la matrone autorise la jeune femme à s'allonger. Le col n'est pas suffisamment dilaté. 44
Un agent de santé sur la table pratiquement assis sur la malheureuse appuie comme un fou sur son ventre. De l'autre côté, la matrone pratique un toucher vaginal pour aider au passage de la tête, puis elle passe son gant, déchiré aux extrémités, à l'agent de santé qui trifouille à son tour sans résultat. Vient le tour de l'invité de passage qui hérite du gant avant d'y aller de son tripotage. Le périnée de la jeune femme est sur le point de se déchirer, une épisiotomie s'imposerait! J'entends quelques vagues prières qui convient Allah à la délivrance. Aurait-il entendu? Enfin, l'enfant paraît et la maman devrait s'en remettre. Occupée par la mise en place des soins au nouveau-né, couper le cordon, préparer la première toilette et la pesée, je n'ai pas eu le temps d'intervenir. Après un mois de présence, je n'ai pas osé l'autorité, sidérée par la situation je n'ai pas su trouver les arguments. A midi, le fameux riz-sauce est accompagné de viande. Un bout de couenne avec des poils rares, longs et raides, émerge de la sauce. Au retour, dans la « Tay», Valérie me demande si j'ai aimé la sauce à l'agouti, une sorte de gros rat qui paye souvent de sa personne pour protéiner l'ordinaire.
18 août
Déjà 1 mois. Pour la première fois, je vois un homme atteint de lèpre. Dans la région de Mandiana, il y a une centaine de cas recensés. La lèpre est en voie de régression grâce à la fondation Raoul Follereau. Le traitement est efficace s'il est donné de bonne heure et surtout s'il est pris régulièrement. Un programme national de lutte contre la lèpre a été mis en place en Guinée. Des agents de santé spécialement formés au suivi de cette maladie soignent les 45
patients en assurant la prise des médicaments à bon escient.
19 août
Cinq heures de 4x4 pour atteindre le centre de santé de Nyantanina. Chaque ornière nous fait payer le prix du passage, je suis rompue. Les routes se sont transformées en bourbier. Le chauffeur est obligé de descendre à tout instant pour tâter le terrain avant de s'y aventurer. Chaque traversée demande réflexion et calculs. La « Toy» passe quasiment partout mais gare au bourbier. De plus, nous nous aventurons dans des endroits peu fréquentés durant la saison des pluies au risque de nous retrouver naufragés de ces torrents de boue.
20 août
A l'hôpital, les cas de sida ne cessent de défiler, en majorité des jeunes venant de Côte d'Ivoire. Ce matin, je vois un homme de quarante-cinq ans qui n'a plus que la peau sur les os. On ne peut rien faire pour le soulager, il n'y a rien, pas de médicaments adaptés, reste la compassion, ce fruit de l'impuissance, je n'ai rien d'autre à lui offrir. Cette nuit, les pulsations du djembé, les chants qui se répondent, guident mes rêves. Ils me mènent dans un jardin où les enfants naissent en tombant des arbres. Quand ils sont «mûrs », il faut courir pour les attraper avant qu'ils ne s'écrasent sur le sol. Des chœurs de femmes s'élèvent à chaque fois que j'en cueille un au vol. Les enfants se mettent à tomber de plus en plus en vite. Je 46
cours d'un arbre à l'autre dans ce verger infernal où il pleut des enfants. Une agitation matinale inhabituelle me sort du cauchemar. Des festivités se préparent, c'est l'époque des circoncisions, infections et tétanos en vue!
21 août
Première invitation indigène: « Dans le cadre de la relance des activités juvéniles, les étudiants de la santé secondaire de Kankan organisent une grande soirée dansante le samedi 21 août.
Placée sous la haute présidence d'honneur de monsieur Aboubacar Sow, commerçant à Mandiana, cette grandiose manifestation est parrainée par monsieur Maxime Camara, directeur de l'hôpital de Mandiana et de madame Koumba Barry (marraine), épouse du directeur préfectoral de la douane de Mandiana. Soutenez avec 1000 Francs Guinéens (FG). » Les soirées sont toujours parrainées et marrainées par des personnalités locales qui doivent y aller de leur écot. Ce soir, c'est décidé, avec Valérie nous en serons. L'arrivée est très protocolaire, les étudiants organisateurs de la soirée, nous installent dans une pièce réservée au VIP. Même au creux de fauteuils confortables, je ne me sens pas très à l'aise. De plus, nous devons attendre onze heures et demie pour que débutent les festivités. Le parrain et la marraine se font attendre. Enfin, les voilà, parés de leur plus beau boubou. «Nous remercions le parrain et la marraine », cette phrase va être répétée une centaine de fois au cours de la soirée. L'ambiance se détend et la danse commence, les invités se déplacent en cadence sur un rythme à deux temps dans un mouvement à peine perceptible, très lent, en 47
traînant les pieds. Le bruit de frottement des centaines de sandales sur le sol m'hypnotise doucement, et je rentre dans la danse.
22 août
Premier jour de repos depuis mon arrivée et nous sommes invitées à une fête donnée pour une circoncision. Les hommes n'y sont pas conviés. Les deux enfants qui ont été circoncis sont assis par terre vêtus d'un pagne noir et d'un haut blanc couvrant la tête. Ils ont l'air abattu et ne semblent pas participer. A côté d'eux, les femmes dansent sur un rythme endiablé soutenu par les djembés. Elles nous encerclent peu à peu et nous invitent à montrer nos talents de danseuses. Je me sens ridicule face à la souplesse de leurs ondulations suggestives mais le rythme m'emporte, tout s'allège, je ne pèse pas plus lourd que la poussière qui vole sous nos pas. Le djembé c'est le moteur qui nous fait décoller, les paillotes elles-mêmes se mettent à danser. La transe monte, la terre vibre, je ne pense plus à rien, tout est simple, il faut laisser aller, ne pas résister.
25 août
Réunion politique à Mandiana. Le représentant politique des malinkés, l'ethnie majoritaire de la région, vient faire sa campagne électorale. Beaucoup de monde se précipite, mais je commence à percevoir des tensions au sein de cette petite ville. Un des chefs de centre de santé d'ethnie soussou me prévient qu'il va sans doute devoir partir avec sa femme et ses enfants, en Moyenne-Guinée vers le 10 octobre. Il pense que le parti des soussous va gagner et que les malinkés vont les tuer pour se venger. 48
Je n'avais pas, jusqu'à présent, perçu ces tensions interethniques que les élections peuvent pousser à leur paroxysme.
26 août
Nous recevons la commande de médicaments pour huit mois de travail sur I'hôpital. Depuis deux jours, nous passons des heures à remuer des tonnes de cartons avant de classer chaque médicament et de lui trouver sa place. Il y a du lumbago dans l'air! Personne se propose pour nous aider. Il pleut, donc peu de monde au travail et les absences ne sont pas comptées les jours de pluie. Il Y a quelques jours, je me suis sentie très mal à l'aise après le rituel riz-sauce offert par le chef du centre de Kondianakoro. Les femmes et les enfants ne partagent jamais le repas avec nous sauf s'il s'agit d'accoucheuses villageoises. A la fin de ce repas, j'ai aperçu une petite fille d'environ huit ans qui léchait, je dis bien lécher, toutes les assiettes en cachette. Le riz-sauce m'est resté sur l'estomac. Je sais qu'ils se privent pour nous accueillir mais si nous refusons, ils sont humiliés. Amener de quoi faire bouillir la marmite, se convertir à l'anorexie, multiplier les grains de riz, se résoudre à la fatalité ambiante en traversant le pédiluve de l'indifférence, je renonce à poursuivre plus loin cette leçon d'impuissance.
27 août
Maman fête son anniversaire, je la vois au côté de son breton de mari qui doit lui chanter: « ...la fleur que je 49
t'avais donnée... » et elle, la petite normande d ' Avranches toute émue avec du cotentin plein les mirettes.
Ce matin, nous découvrons un trafic de médicaments. Je pensais naïvement que nous étions le seul hôpital à l'abri de ce genre de pratique. Le dentiste et la sage-femme vendent nos médicaments à Niallé, notre femme de ménage qui semble-t-il a plusieurs fers au feu. Je comprends maintenant pourquoi la maternité consomme autant de médicaments. Sanctions à suivre selon le directeur. Je suis curieuse de savoir ce qui va leur arriver.
28 août
Suite de l'enquête en réunion avec le personnel de l'hôpital. La sage-femme achète les médicaments sur Kankan pour les revendre ensuite. Je me demande si tout le personnel soignant y compris le directeur ne serait pas impliqué dans cette affaire. Difficile, je dois accepter la situation si je souhaite continuer à travailler pour la veuve et l'orphelin, et il ne s'agit pas d'un euphémisme. L'important est de faire comprendre que nous ne sommes pas dupes et que nous veillons au grain. Un des enfants malnutris que nous avions ramené du village où sévissait une épidémie de rougeole est toujours hospitalisé. Son nom est Ibrahima. Il est atteint d'un marasme sévère et présente des ulcères cornéens. Il a perdu à nouveau du poids ces derniers jours, je ne comprends pas. En observant le contenu du repas des parents, je m'aperçois qu'ils ne mangent que des feuilles. Au cours d'un entretien avec eux, ils me disent avec beaucoup de culpabilité et de pudeur, qu'ils n'ont plus d'argent donc plus rien à donner à manger à Ibrahima. 50
La famille doit assurer la nourriture, le linge et les soins d'hygiène à l'enfant ou l'adulte hospitalisé. Je leur donne un peu d'argent pour acheter du riz. Il faut qu' Ibrahima s'en sorte, j'ai besoin d'efficacité concrète et je compte sur ce petit bonhomme pour me donner un coup de main. Il pleut depuis une semaine.
31 août
31 août 1923 - 31 août 1993, mon père Marceau, a 70 ans. Il avait 14 ans quand son père devint paralysé, il prit la trousse à outils paternelle sur l'épaule, et, de chantier en chantier, avec sa femme Julia qui ne laisse rien au hasard, il s'est retrouvé châtelain. Cinq tours, trente-cinq pièces, quinze cheminées monumentales, le rêve pour un plombier-chauffagiste, couvreur à ses heures. Enfin un chantier perpétuel à demeure. La truelle heureuse comme d'autres ont la main verte, il a fait du château une maison confortable, un hameau devrais-je dire avec chacun son aile, sa tour. Avec Jean-Luc, l'aîné, sa femme Danièle, leur fille Magali, et mes sœurs, Laurence, Isabelle et Catherine nous formions un équipage de choc sur ce vaisseau de granit perdu en pleine forêt. Charles Perrault n'aurait eu aucun mal à y retrouver ses petits. La gamine que j'étais, faite aux proportions d'un pavillon de banlieue, a vite perdu pied. Avec Laurence ma sœur la plus proche, nous n'avons pas un an de différence, nous nous agrippions l'une à l'autre pour échapper au vertige. Au village, à l'école, regards en biais et messes basses ne nous étaient pas épargnés. Chaque matin pour rejoindre le point d'arrêt du car, nous devions parcourir 51
une lande marécageuse et des fossés envahis de hautes herbes inquiétantes. Il fallait planquer nos bottes dans une grange que nous changions pour des souliers de ville et « pauvres petites» nous trouvions la citrouille bien lourde à porter. Là où d'autres auraient vécu le rêve de Cendrillon, nous pensions subir une punition. Derrière ces contrariétés futiles, il y avait peut-être la prescience d'un malheur imminent. Les chevaux au pré, les douglas majestueux, les sonneurs qui cherchaient le son du granit plus que l'ivresse de la curée, les morilles qui attendaient avril pour l'omelette des amis, rien ne disait la mort qui rôdait. Pas un hennissement pour prévenir du pire, pas même un sabot qui piaffe, que le silence de la sciure et le manège qui se tait. Un cheval, un coup de sang, une longe perfide, et mon frère qui ne s'en relève pas. Quand l'hiver ourlait les toitures d'hermine, le conte de fées n'attendait plus qu'on le retourne pour qu'il neige sans cesse. Aujourd'hui, le château allonge son ombre jusqu'au bout de nos mémoires. Quant aux charmes et à ses princes, je les attends encore. C'est mon deuil blanc.
6 septembre
Pour téléphoner, il faut aller à la poste de Kankan. De Mandiana, ça représente trois heures de piste à la bonne saison. Laurence, ma sœur et consœur décroche. Les parents sont en vadrouille entre Florence et Venise. Un échange trop rapide sur fond de friture parasitée par d'autres conversations. La voix de Laurence est à peine reconnaissable, je reste sur ma faim. Je viens de passer quatre jours à DaboIa où travaille une autre équipe MSF. C'est une préfecture de HauteGuinée située à huit heures de piste de Mandiana et à sept heures de Conakry. C'est déjà un peu plus la ville, les 52
maisons sont presque toutes en dur. DaboIa est dominée par les hauts plateaux du Fouta-Djalon, le mont Loura culmine à 1515 m. Le paysage est surprenant, ce sont, soit des espaliers naturels, soit des vallées tranchées à la machette. Le Niger troisième fleuve d'Afrique prend sa source à 800 m d'altitude. Pas d'hippopotame, mais des singes font le spectacle, des iguanes dorment au milieu de la route, des serpents se font surprendre par les Good Year, les oiseaux et leur diversité flamboyante nous saluent de leur vol soudain. Le bac est hors d'état et nous décidons de traverser le Niger en 4x4. Moussa, notre chauffeur-cascadeur se jette à l'eau. Les premiers mètres se font sans problème. Mais le Niger a déjà pris les grandes largeurs et il ne manque pas de fond. Progressivement l'eau monte et atteint les essuieglaces. Je prie pour que l'habitacle soit étanche, le moteur commence à toussoter. Les roues patinent, le chauffeur passe en marche arrière, reprend en première, le courant commence à nous dévier de la bonne trajectoire. Pour le coup je changerais bien la « Toy» contre une pirogue. Tout le monde est en apnée. Je nous vois déjà dériver dans le courant du fleuve vers le Mali. La voiture semble flotter un instant, elle heurte quelque chose, après quelques hoquets du moteur, les pneus accrochent et il faut lutter âprement pour accoster sur une boue savonneuse. Nous sommes repassés par une autre mission de MSF à Kouroussa. Une voie ferrée traverse la ville, c'est la première que je vois dans le pays. Le train circule une fois tous les deux mois. Tout est à l'abandon, la voie est envahie d'herbes folles, les gares que nous croisons sont toutes en ruines. Un pont ferroviaire accroche sa dentelle rouillée au-dessus de la ville. Des bouts de lignes électriques pendent accrochés à des poteaux de guingois, une quantité d'équipements délabrés témoignent d'une vie 53
plus développée lors d'un passé proche. Bel exemple de régression urbaine, dû au rejet de la culture exogène, à l'abandon de soi et à l'absence de responsabilité politique. Le squelette de ces prétentions civilisatrices à coups de rails et de bitume ricane encore dans un décor qui ânonne de sa bouche édentée les échos de la trique et de la bêtise. Les élections sont repoussées au 6 décembre. Le gouvernement a renforcé la sécurité mais l'armée n'est pas censée intervenir. Laurence doit venir passer quelques jours avec moi sur la mission. Le courrier et les photos que j'ai reçus viennent d'un autre monde. A la fois futiles et revigorantes, ces nouvelles truffées de petits riens me regonflent le moral. Lettre d'Anne-Marie, confrère de Limoges: « N'ayant pas de tam-tam longue portée, il faut bien se résoudre à t'écrire pour te donner des nouvelles. Il faut dire qu'il nous a bien fallu quinze jours pour décrypter tes hiéroglyphes. On a cru comprendre que tu t'étais mariée à un sorcier et que tu te lançais dans la commercialisation de gris-gris. Quoiqu'il en soit si tu as un problème de mauvais œil, fais-nous en part, on trouvera bien un « leveur » de sort dans notre belle campagne limousine. Ici la médecine est toujours aussi enthousiasmante. Les gens consultent pour s'assurer qu'ils n'ont rien. Ce n'est pas chez toi qu'il doit y avoir des «gnagnassous ». Sur ce, on t'aurait bien envoyé un claquos mais la douane a le nez sensible et puis si l'on est fait de ce que nous mangeons, imagine ce que pourrait penser les gens qui te verraient te régaler d'une telle puanteur? »
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8 septembre
Encore de la piste aujourd'hui, avec traversées de marigots, toujours limite. Après des heures de marche, une maman venant du Mali amène au centre de santé son fils âgé de 3 ans. Il pèse à peine 5 kilos. Ses deux aînés sont morts de malnutrition et elle est de nouveau enceinte. Je me demande s'ils ne jettent pas les enfants à la volée comme le semeur; ceux qui poussent tant mieux pour les vieux jours, les autres, Inch' Allah! La visite des centres de santé est l'occasion de trajets plus ou moins épiques toujours truffés de scènes dont la spontanéité et le rythme ne cessent de me captiver. Baignades d'enfants, lavage du linge battu à grands renforts de rires et de commentaires, la vaisselle passe par les mêmes eaux. Combien de fois faut-il négocier un bout de piste aux troupeaux de bœufs, de chèvres, de moutons, qui divaguent nonchalants au milieu des pistes. Les bergers, de jeunes garçons peuhls pour la plupart, nous
saluent avec leurs grands yeux et leurs sourires étonnés. Une myriade d'oiseaux en vol improvise un arc-en-ciel fugace, avant de se réfugier dans les houppiers de la forêt proche. Les voitures et les camions que nous croisons trimballent plus sur le toit que dans les cabines ou les coffres, ça donne des échafaudages qui mesurent deux ou trois fois la hauteur du véhicule bringuebalant. Au bord de la piste, les femmes marchent sous leurs charges hétéroclites. C'est la corvée d'eau, de bois, de ceci ou de cela, ces cariatides infatigables foulent la poussière dans un mouvement perpétuel. Elles irriguent les veines du pays avec mille petits commerces, bois, fruits et légumes, coiffure, couture, lessive, ravaudage, au four et au moulin, elles s'affairent sans répit. Quant à l'homme, il fournit le nz. 55
Le chauffeur est parti faire la fête à Conakry. Sa femme Aïcha, notre cuisinière est angoissée. Elle nous dit qu'il a pris les deux payes et qu'elle n'a plus rien pour nourrir la famille. Il me semble déceler un léger appel du pied derrière son inquiétude. Ce soir, je suis invitée à partager le repas avec les infirmiers de l'hôpital. La salle de soins sert de cuisine. Je vois mes deux compères sortir un plat de l'armoire à pharmacie, un haricot, qu'ils extirpent d'un fatras de seringues et de flacons. Ils me proposent de goûter au manioc, le féculent de base de l'alimentation villageoise. En retirant le couvercle, je dérange une tribu de cafards qui se débinent. Je me force à avaler la mixture avec une mine réjouie de connaisseur, toujours la peur de vexer mes hôtes, je regrette l'agouti. C'est très farineux, bourratif et écœurant avec un arrière-goût terreux.
9 septembre
lbrahima va mal, il a une anémie sévère aggravée par une crise de paludisme. Il n'y a plus aucune moustiquaire dans l'hôpital. Le petit commerce n'a pas de limites! Et les anophèles, vecteurs de la maladie, s'acharnent sur le sort de cet enfant au sein même de I'hôpital. Pourquoi avoir insisté auprès des parents et des anciens du village afin que cet enfant soit hospitalisé? La famille ne s'en sort plus, la maman doit rester en permanence auprès de son enfant. Et les autres enfants? Le papa fait les allers et retours village-hôpital-village pour essayer de nourrir son petit monde, ce qui ne lui laisse plus le temps de travailler. J'ai l'impression que l'on a fait hospitaliser l'enfant pour me faire plaisir ou peut-être les ai-je trop culpabilisés de ne pas l'avoir fait plus tôt. 56
Je demeure persuadée que l'hôpital reste l'ultime ressource pour la population, surtout les enfants. Le plus souvent, les villageois ont d'abord tenté la médecine traditionnelle. Ce sont les garçons issus de familles aisées qui se font hospitaliser spontanément à l'inverse des filles qui restent le plus souvent livrées à leur sort. Combien de gamines avons-nous hospitalisées d'autorité, avec l'aval du conseil des sages conquis de haute lutte. Quant aux vieux, ils jouissent d'une considération sans faille. Détenteurs du savoir, puisqu'ils ont su survivre et élever leurs enfants, les aïeux sont la clef de voûte du système. Les familles sont prêtes à dépenser des fortunes pour faire opérer des anciens présentant une simple hernie inguinale. C'est la gérontocratie sans partage qui règne ici, gérontocratie machiste de surcroît. Derrière tout cela, il y a quelque chose de très simple, si l'enfant meurt c'est que Dieu l'a voulu, si l'ancien a vécu, c'est pour les mêmes raisons. Et une seule chose compte c'est ce que «Dieu veut. » Je passe de la colère à la résignation, puis en voyant Ibrahima, je reprends le combat. Malgré ses grands yeux rongés par les ulcères, sa petite bouille m'offre des bouquets de sourires, ses menottes ne veulent plus me lâcher quand je dois le quitter. Je lui donne des compléments alimentaires tout en sachant que je ne pourrai pas le faire pour tous. Notre projet concernant la nutrition n'avance pas assez vite. Je m'engage à fond dans la formation des agents de santé et des infirmiers dans les dispensaires, tout en assurant la mise en place d'une chaîne alimentaire adaptée.
10 septembre
Riz-feuille au menu ce midi dont voici la recette: feuille de patate, huile de palme, cube Maggi, (où va se 57
nicher le colonialisme rampant), un peu de Coca-Cola, ça s'avale avec un riz cuit à mort, pâteux à souhait. Césarienne chez une femme atteinte de nanisme, tout le monde est là, chacun sa foire du trône. L'enfant et sa maman s'en sortent bien, encore un peu et le public applaudissait.
14 septembre
Je suis « seule» depuis quatre jours, Valérie a pris une semaine de vacances. Le personnel de l'hôpital vient tour à tour me rendre visite avec des marques d'attention touchantes. Ils en profitent pour s'intéresser à ma vie privée. Ici, le célibat n'existe pas. Moussa, notre chauffeur me demande si en France, il existe des célibataires âgés. Quand je lui réponds que oui, il semble surpris. Il m'explique alors que les célibataires n'existent pas en Guinée, personne ne pourrait les nourrir en cas de maladie ou de vieillesse. Ce sont les enfants qui prennent en charge les parents lorsqu'ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. Pas d'enfants: pas de retraite, pas de sécu. Si un homme perd son frère aîné, il devient responsable de ses neveux et nièces même si la femme est toujours là. Les enfants reviennent systématiquement à la famille du père. Il doit de plus épouser sa belle sœur. Si celle-ci refuse, il ne lui reste plus qu'à partir en laissant ses enfants derrière elle. La veuve doit par ailleurs, faire abstinence pendant 4 mois et 10 jours.
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15 septembre
Je ne suis plus la seule toubabou maintenant, de Peace Corps, une association américaine vient Je n'ai pas bien saisi quel était le but association même si elle me dit être envoyée par Unis pour enseigner l'anglais.
Rebecca, d'arriver. de cette les Etats-
Nous ramenons un enfant malnutri de Kinieran. Ce soir, je savoure une bouchée au chocolat extraite de mon colis familial. Habituellement, le chocolat me fait craquer, cette fois-ci, il me semble bien amer. Voilà comment un petit plaisir innocent devient soudain obscène. Valérie est revenue en forme, toute en rondeurs, le rizsauce quotidien lui profite et le personnel de l'hôpital n'a pas manqué de lui faire remarquer. Elle sait bien qu'ici on aime les grosses, c'est signe d'aisance, elles sont respectées et désirées. Valérie n'apprécie que du bout des lèvres.
16 septembre
Cette nuit, la foudre est tombée sur le château d'eau de l'hôpital. Le circuit électrique est foutu donc plus d'eau, plus de stérilisation. L'impact a été très violent. Un plateau métallique posé sur la paillasse du laboratoire est à moitié fondu, des morceaux de béton ont volé en éclats. Je suis en train de nettoyer quand Valérie m'apprend que des fonds viennent d'être alloués à la réhabilitation de nouveaux centres de santé en brousse.
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20 septembre
Nous fêtons le départ du médecin que je remplace aujourd'hui. Il avait pris la coordination de la mission, le temps de trouver une nouvelle recrue. C'est la première fois que je mange du caviar. Les petites billes noires explosent sous la dent, c'est un peu salé comme des larmes. J'ai un peu honte, trop de choses m'échappent. l'aurais préféré du riz pour les enfants. Jacques, le nouveau coordinateur est arrivé. Il a quelques missions à son actif et une formation en sociologie. Ce soir, c'est la fête des chasseurs, «ça canarde de partout ». Les fusils, en fait un terme abusif, désignent des pétoires bricolées avec des volants de voiture que le forgeron a déroulés. Les accidents sont fréquents, doigts emportés, yeux crevés. Les guinéens ont une prédilection pour le travail du métal. Avec les cannettes de Vimto une boisson locale, de Coca-Cola, ils font des bassines, des voitures-jouets pour les enfants, des ustensiles de cuisine. Ce sont les as de la dinanderie de récupération.
21 septembre
Epidémie de rougeole à Kodoko. Nous traitons les complications et vaccinons sous un manguier. Le baobab, le fromager et le manguier sont des personnages de première importance, pourvoyeurs de sagesse, leur ombre est le garant de la palabre bien menée. Sur cette terre stérile, les arbres défient le désert, c'est peut-être ce qui leur vaut un statut de demi-dieu. Il n'est 60
pas besoin d'être du pays pour ressentir la sérénité qui sourd de leur présence.
22 septembre
Ma nièce Magali, la fille de Jean-Luc a 18 ans aujourd'hui. Je revois la petite fille qui frétillait sur le bonheur de vivre. Gourmande au jeu, pressée de grandir, elle brûlait du feu qui font danser les elfes. Depuis la mort de son père, elle avait 5 ans quand Jean-Luc a quitté ce monde, nous nous voyons rarement. La dernière fois, c'était en Dordogne avant que nous ne déménagions aux environs de Limoges. Ses traits fins et spirituels sont auréolés de mille boucles blondes. Autant de points d'interrogations qui vibrent sans cesse d'un sujet à l'autre. Sa soif de savoir n'a d'autre limite que son regard qui s'évanouit vers des perspectives où l'ont fait fi de tous les horizons. Je me demande si elle ne saurait pas mettre en songe les aspérités du jour. Moi qui égrène mon chapelet d'aléas, j'aimerais en tirer quelque leçon. Son volontarisme cache mal sa propension à goûter la douceur de l'instant. Nous n'avons jamais parlé de son père, la peur de ne pas trouver les mots, le temps qui ne lâche pas un moment, pas comme ici, où on aurait disposé de quelques siècles, pour prendre le temps. L'étincelle viendra, elle embrasera les oripeaux dont s'affublent les quiproquos. Bon anniversaire Magali, à bientôt.
24 septembre
J'ai une cheville qui a doublé de volume. Aurai-je à moitié péché par immodestie? Sans doute une piqûre 61
d'insecte qui s'infecte. Claudicante mais vaillante, je pars ce matin pour une stratégie avancée à Dalakan, village éloigné au bord du Sankarini. La stratégie avancée consiste à envoyer l'équipe du centre de santé le plus proche au devant des populations villageoises pour évaluer les besoins, vacciner, donner des consultations prénatales, initier des mesures prophylactiques. Les agents de santé s'y déplacent à moto, fournie par le programme élargi de vaccination de l'OMS. Ce village n'est pas entretenu. Il faut enjamber des tas d'ordures et des flaques d'eau douteuses. Les enfants sont tous atteints de teigne et de gale. Leur ventre gonflé est sans doute dû à une polyparasitose. L'état sanitaire général est pitoyable, une lèpre chez une petite fille, un enfant atteint de kwashiorkor et deux qui souffrent de marasme. Retour à la concession, ma cheville me lance, elle s'est ankylosée durant le trajet. Je passe voir Ibrahima. Il a encore perdu du poids, moins cinq cents grammes par rapport à son poids de départ. Il dort, je m'assois au bord de son lit. Son profil minuscule de petit prince aveugle se dilue lentement dans l'ombre du soir qui avance. Je rejoins ma paillote pour ne pas pleurer, là, au pied de mon petit patient. Jacques, le nouveau coordinateur paraît plus interventionniste. La mission prend un caractère de plus en plus techniqùe : de la gestion, toujours de la gestion, encore de la gestion. Je suis avant tout médecin et je ne tolère plus ces atermoiements. C'est vrai que l'organisation doit se retirer d'ici peu, est-ce une bonne raison pour ne rien faire, constater et ne pas bouger? Ce soir, je suis convoquée, avec le directeur de l'hôpital et le directeur préfectoral de la santé, chez le 62
préfet. Celui-ci n'a pas daigné nous voir. Monsieur est vexé de n'avoir été invité qu'oralement et non par courrier pour le pot de départ du médecin précédent. Il n'a aucune prise sur nous et ça lui donne du prurit à l'amour-propre. Quel con! Le général c'est-à-dire son secrétaire nous reçoit et nous fait bien comprendre que la prochaine fois, il faudra y aller de sa petite bafouille officielle. Le concept même d'organisation non gouvernementale n'appartient pas au registre de son entendement. Et ça ne se soigne pas. Je confirme le diagnostic, les fonctionnaires du coin sont majoritairement pourris jusqu'à l'os et peu leur chaut si leurs concitoyens font les frais de ces magouilles.
26 septembre
Soirée latino-américaine à Don Bosco près de Kankan où un prêtre s'occupe avec deux colombiens et deux équatoriens de former des menuisiers. Repas mexicain, chants, guitare, kena, flûte de Pan, il y a deux ans avec Laurence, nous étions aller taquiner le piranha sur les rios équatoriens. En fait, nous étions rentrées bredouilles, pas le moindre oiseau rare, mais un frôlement puissant avec une nature sans fard. De sérieuses échauffourées ont lieu sur Conakry selon Jacques qui n'en mène pas large. Le report à répétition de la date des élections exaspère l'opposition, la situation est propice à toutes sortes de provocations.
29 septembre
J'ai encore semé le bazar en dénonçant des pratiques de chirurgie foraine dans un centre de santé. 63
Le chirurgien de l'hôpital avec l'aide du directeur et l'autorisation de l'inspecteur régional de la santé avait opéré douze personnes dans un dispensaire situé à plusieurs heures de route de Mandiana sans asepsie « convaincante », ni suivi en cas de complications. Selon eux, il s'agissait d'expérimenter de nouveaux modes d'intervention. Nous avions la certitude que le chirurgien facturait à bonne hauteur chacun de ses gestes. Le ministère a fait stopper tout cela. Je me fais des ennemis mais je ne pourrai jamais me résigner à considérer le patient comme un cobaye. Bilan des élections d'hier: vingt-huit morts et cent blessés dont dix graves à Conakry à la suite d'une manifestation. Les forces de l'ordre ont tiré sur les manifestants. Le 2 octobre, c'est la date de l'indépendance. 1er octobre
Les tensions s'exacerbent avec le directeur de l'hôpital et je me suis engueulée avec le gestionnaire. Il est manifeste que l'oie blanche fait tache dans la termitière! Le travail sur l'hôpital me fait osciller entre déprime et révolte, pourquoi dépenser tant d'énergie avec des gens qui ne veulent pas avancer tant le cynisme l'emporte. A défaut de les culpabiliser, je contrarie leurs petites combines. Qu'ils ne comptent pas sur moi pour fermer les yeux. Ici, la corruption tue à coup sûr. Un détournement de médicaments ou de matériel se traduit par la souffrance et la mort des plus fragiles. Bien qu'isolée, je me sens plus forte, l'adversité face à ces minables me caparaçonne dans l'armure du bon droit. Serai-je touchée par le syndrome du chevalier blanc? Qu'importe si je parais ridicule, la dérision et les sarcasmes dont je suis l'objet me confirment que je ne me trompe pas, moi je me bats pour Ibrahima et pour tous ses frères et sœurs. 64
Je m'investis à fond sur les centres de santé, où il y a aussi un peu de corruption mais nous pouvons tout de même travailler. La situation politique ravive les tensions ethniques. Beaucoup de gens s'arment. L'ambiance est électrique. C'est un concours de rumeurs alarmantes; là des milices incontrôlées seraient en vadrouille, ici un mort victime d'un «accident de machette », ailleurs des paillotes qui brûleraient spontanément!!!
4 octobre
Ibrahima est sorti de l'hôpital. Ses parents ne pouvaient plus rester à son chevet. Ils n'avaient plus rien à manger. Ibrahima n'a pas repris de poids. Ici, les enfants doivent courir après le vent plus vite que la poussière, s'ils trébuchent, la terre les mange. Et l'harmattan balaie le souvenir de ces petites ombres. Une angoisse sourde me tenaille, je regrette de n'être pas croyante, la prière donne peut-être l'illusion d'influer sur la fatalité. J'essaie quelque chose comme: - « Tiens bon Ibrahima, le monde a besoin de toi, ne nous lâche pas, ne laisse pas l'Afrique manger ses petits princes. Reste avec nous Ibrahima, tu nous dois ta vie. » Pour renforcer l'effet de la prière, je fais parvenir un peu de riz à la famille.
9 octobre
Outre mon travail de développement à l'hôpital et dans les centres de santé, je concentre tous mes efforts en direction des problèmes de malnutrition, sida, méningites, 65
tétanos, morsures de serpents et autres. Le directeur préfectoral de la santé vient de se faire piquer par un scorpion. La piqûre n'est pas mortelle mais atrocement douloureuse et les antalgiques restent inefficaces. Le remède local consiste à appliquer une vessie séchée de crapaud sur la plaie. Les intoxications indigènes continuent sur Mandiana, on ne peut rien y faire. L'hôpital de Kouroussa soutenu par MSF, a été marabouté. Risque de grand malheur paraît-il. Pour démarabouter, il faut faire un sacrifice: trois cents noix de kolas et un bélier. Tout le monde va se cotiser. Depuis un an, huit personnes de MSF ont fuit les lieux et les deux personnes qui y sont en ce moment n'ont pas la forme.
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GUINEE COMME UN CRI
Il octobre
Je n'ai pas bien dormi. L'infirmier traîne des pieds en me croisant, il n'ose pas me regarder: - « Ibrahima est mort. » Il m'a glissé ça à voix basse sans s'arrêter. Je me retire en douce dans mes quartiers. Pas une larme, je crois que pleurer m'achèverait. Prostrée sur mon lit, je fais un procès aux hommes et à leur merde. C'est Ibrahima qui exprime dans mon esprit les pensées qu'il n'a pas eu le temps d'avoir. Il ne veut ni de mes pleurs, ni de ma colère. Ce qu'il veut, c'est se jouer de l'harmattan et faire pousser des paillotes heureuses.
15 octobre
Depuis deux jours nous sommes en séminaire. Nous avons organisé pour les agents de santé une formation théorique et surtout pratique pour la prise en
charge de la diarrhée qui tue tant d'enfants. Le paludisme, les maladies diarrhéiques et les infections respiratoires représentent trois quarts des pathologies chez les enfants de moins de cinq ans. Soixante et onze mille enfants de moins de cinq ans meurent chaque année en Guinée.
16 octobre
Laurence est là. Je me retrouve. On se regarde sans un mot et on pouffe de rire. En trois mois, j'ai sérieusement décollé, au moins cinq kilos, encore autant et j'y vais moi aussi de mon petit marasme m'assure-t-elle. Je bois ses paroles, plus c'est insignifiant, plus ça me fait du bien. Des petites nouvelles de rien, des bouts de quotidien sans queue ni tête mais de la complicité plein les yeux, du bonheur à se revoir tout en faisant la peau d'une saucisse sèche de Corrèze. Laurence, toujours aussi pétillante et terre à terre me transfuse son exotisme familier et jusqu'à l'épuisement nous échangeons mille anecdotes. Sa voix pleine de vitamines me transmet les messages revigorants de toute la tribu. Elle me démaraboute si bien que je m'endors en l'écoutant parler des tulipiers qu'il a fallu couper de peur qu'ils ne tombent sur le toit de Valette, la maison de nos parents à côté de Limoges. Nous y habitons encore.
19 octobre
Je profite de la présence de Laurence pour prendre une semaine de congé. Nous partons en forêt. Il faut traverser le Sankarini. On commence par attendre au milieu d'une file de véhicules interminable prise dans un immense bourbier. Quand je 68
vois que c'est la même chose de l'autre côté, je referais bien du 4x4 pirogue. Toute une petite vie s'est établie autour de ce bourbier perdu en pleine forêt. Les femmes vendent du riz cuisiné, du poisson, quelques fruits. Les enfants proposent dans des sacs en plastique, de l'eau puisée dans la rivière. Les hommes eux font commerce d'essence en bouteille, d'autres négocient un coup de main, c'est le bourbier business. Après quatre heures d'attente, nous sommes une vingtaine à pousser, tirer, soulever pour sortir la « Toy» de la gadoue. Nous rétribuons le coup de main largement au-dessus du cours avant d'embarquer. Les hommes en file indienne tirent la corde en cadence et le bac quitte la rive doucement. La puissance du courant oblige les hommes à accélérer leur chorégraphie tout au long de la corde, puis, ils changent de sens et nous accostons. De nouveau c'est la boue qui nous accueille et la piste s'enfonce en forêt jusqu'au prochain obstacle. Traverser. Toujours, il faut traverser, pont de pierre naturel creusé par les eaux, ponts de rondins, ponts de planches, gués. Je ne passe pas un pont sans être moimême traversée par ce vertige qui n'appartient qu'au vrai voyage. Le comble, c'est ce pont de singe qui oscille lentement sur son rythme de pendule, je l'entends qui m'invite: - «Viens, si tu traverses, tu laisseras le vertige derrière toi, c'est lui qui chutera, ça te fera une peur de moms. » Le pont de liane tressée enjambe une gorge qui entaille la forêt. Des eaux tumultueuses courent en contre-bas. Pour passer de l'autre côté, il faut grimper à une échelle puis cheminer en s'adaptant à la cadence du balancement. Je n'ai pas trop de mes deux mains pour m'agripper à ce qui fait office de rampe. Les habitués, eux, dansent sur la houle du ballant entre les lianes tressées sans un faux pas malgré la charge en équilibre sur leur tête. 69
Nous quittons la forêt pour traverser d'immenses plantations. La région est riche en zones agricoles gagnées sur la jungle. Partout ce ne sont que caféiers, cacaoyers, palmiers à huile, hévéas, quinquinas, bananiers. L'exploitation du sous-sol n'est pas en reste, hormis pour la bauxite dont l'extraction n'est, je suppose, plus rentable, nous passons près de nombreuses mines de diamant et d'argent. Les pistes sont de plus en plus difficiles. L'ascension du mont Nimba, nous fait progresser dans un dégradé stratifié de vert et de rouge. L'endroit est riche en fer. Il se dit, même, que son exploitation pourrait aider à redresser le pays, des vestiges d'activités subsistent sur ce site. Non loin de là, une base militaire surveille la frontière avec le Libéria. Des réfugiés libériens et du Sierra Leone sont regroupés dans divers camps où quelques ONG s'activent comme elles peuvent. Au mont Bâ, accompagné d'un guide nous faisons brièvement connaissance avec le dernier groupe de chimpanzés vivant à l'état sauvage en Afrique, nous diton. Après deux heures de marche, nous sommes accueillis par nos cousins primates. Dans un concert de hurlements, les plus énervés sautent dans tous les sens et nous jettent des bouts de bois, d'autres, nous fixent du regard, on n'en mène pas large. Pour nous rassurer, le guide nous raconte qu'il y a quelques mois deux petits garçons ont été gravement blessés, l'un défiguré, l'autre castré. Je me demande si le guide lui aussi ne cherche pas à nous impressionner. Nous voici en Moyenne-Guinée ou Fauta Djalon. Nous retrouvons des paysages de montagne avec des forêts de pins. Les routes sont «butinées », comprendre bitumées sans doute, les maisons sont en dur, les enfants sont habillés et portent des chaussures! L'élevage est la principale activité. La Haute-Guinée où nous travaillons est une région plus pauvre, plus chaude, la plus sèche du pays aux limites du Sahel mais je m'y suis déjà attachée. 70
Le dos brisé par les heures de 4x4, j'apprécie le retour à la « base ». Ce voyage m'a permis d'approcher plus finement les tensions qui agitent le pays. Le contraste conséquent entre les niveaux de vie des populations, donc des ethnies, au sein d'un même pays ne peuvent entraîner que des problèmes. A Mandiana, les fonctionnaires sont recrutés parmi les soussous et les forestiers, ethnies minoritaires, implantées en HauteGuinée. Ceux-ci prennent la place des malinkés à la fois aborigènes et majoritaires qui n'ont aucune chance d'accéder aux formations, à fortiori aux postes à responsabilités. C'est comme si les édiles et les emplois les plus intéressants de la région PACA étaient exclusivement réservés aux bretons. er
1 novembre
Tant que Laurence était là, je n'éprouvais plus le besoin d'écrire, avec elle, tout va sans dire, tant et si bien que l'on n'arrête pas de jaser. Pour la première fois peutêtre, les rôles étaient inversés, la petite dernière pouvait guider son âme sœur. Je lui ai présenté tout le petit monde du centre, je lui ai transmis des rudiments de culture locale, je lui ai montré que j'avais des ailes et que je savais m'en servir. Il n'y a jamais eu de concurrence entre nous mais je ne puis nier l'ascendant magnétique de Laurence sur mes choix ou mes renoncements. Il fait de plus en plus chaud. La saison des pluies est terminée, le personnel sera-t-il plus assidu? Avec cette canicule, leur ardeur au travail risque de faiblir. Ils n'auront plus d'excuses aux absences mais de bonnes raisons pour faire la sieste. 71
Ce matin notre gynécologue vient me chercher assisté par la maîtresse sage-femme pour s'occuper d'une patiente rétive qui refuse de parler depuis huit jours. Le gynéco est allé jusqu'à la menacer: - « Si tu ne parles pas, la toubabou va t'ouvrir le ventre avec une pince ?!?! » Je n'apprécie guère ce rôle de croque-mitaine qu'il m'attribue un peu hâtivement. Tous les médecins de l'hôpital m'a-t-il dit l'ont examinée, pincée, piquée, insultée: - « Il n'y a pas moyen, elle ne veut pas dire ce qu'elle a. » Nous arrivons devant la pauvre femme qui a les yeux exorbités. Elle panique en voyant la sage-femme me tendre les pinces. Je me retiens pour ne pas en mettre un bon coup sur les doigts de cette abrutie. Après un bref examen, je n'ai aucun doute, cette femme a été victime d'un accident vasculaire cérébral qui l'a laissé paralysée et aphasique. Je rappelle à la fine équipe que la torture mentale et à fortiori physique ne relève pas de la pratique médicale. Révulsée par tant de bêtise, je manque de leur dire qu'il est des pays où de tels comportements mènent devant les tribunaux. Si je me laissais aller, je les sortirais à coups de pieds au cul, je leur ferai cracher cette arrogance de petit chef qu'ils imposent à tous ceux qui leur paraissent subalterne. Jacques a changé les objectifs, je ne sais si ma réserve sur sa «gestionnite aiguë» y est pour quelque chose. Moins de supervision, plus d'actions. Nous parlons désormais de désengagement actif! Il s'agit de laisser un outil sanitaire en parfait état pour que les futurs responsables locaux puissent poursuivre le travail.
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Les élections approchent, c'est pour le 5 décembre et ça commence à bouger sur Conakry et Kankan. La peur et la haine entre les différentes ethnies poissent l'atmosphère. Nous prévoyons un plan d'évacuation vers le Mali en cas d'urgence. La Guinée a été une colonie française jusqu'en 1958. L'indépendance a conduit Sékou Touré au pouvoir. Corruptions, tortures, tueries, camps de concentration dont le fameux Boiro sont le lot du pays jusqu'à la mort du tyran en 1984. Son successeur est un militaire le Colonel Lansana Conté qui a pris le pouvoir après un coup d'état. Ce gouvernement devait être provisoire mais il est en place depuis dix ans. Aujourd'hui le Colonel est devenu Général. Les élections sont sans cesse ajournées. Il y a huit partis politiques en lice.
3 novembre
Il est une heure du matin, je reviens de l'hôpital. Un enfant vient de mourir de malnutrition, un autre est entré pour une méningite et un troisième pour un accès palustre pernicieux. Bref, c'est pas gai et en plus je n'ai plus de lumière. Le solaire est en rade. Ca ira mieux demain. Laurence prépare ses bagages, elle s'est trompée de deux jours dans la date du retour. Je masque mal mon cafard entre pauvres sourires et grimaces. Je nous voyais bien toutes les deux sillonnant les pistes de Haute-Guinée, sur un nuage de poussière, on aurait anéanti le marasme qui épuise ce pays. 73
Pour fêter son départ, nous décidons de faire la fondue qu'elle a apportée. Chaque bouchée nous comble d'un plaisir ineffable. Le goût du pain charançonné est enfin masqué par le fromage. Diané, agent de santé de l'hôpital et ange gardien de la mission, est là. Il refuse de goûter mais il y va de ses commentaires: « beuaarkh ... comment pouvez-vous vous régaler d'une telle pourriture? » Et ce n'est que de la fondue, on lui a épargné le vieux claquos en transhumance ou l' époisse en mal du pays. En Guinée, on ne fait pas de fromage.
9 novembre
Même ici à Mandiana, les armes se sont mises à parler. Nous pensions nous retrancher sur la base en cas de problème et c'est là que ça «clash. » Bilan du jour, un gamin de seize ans tué d'une balle dans la nuque et huit blessés par balle. L'un d'entre eux devra subir une amputation. Tout est parti d'une histoire de voiture. Le parti au pouvoir, le PUP, Parti de l'Unité et du Progrès, a fourni il y a quelque temps une voiture pour Mandiana. La bagnole a été immobilisée par des membres du parti adverse, le RPG, Rassemblement du Peuple de Guinée, majoritaire ici. A l'aide de l'armée, le PUP a voulu récupérer la voiture cette nuit en arrêtant les responsables du RPG. Des sympathisants suivis par une partie de la population mécontente se sont approchés du camp militaire. Les soldats ont tiré dans le tas. On est venu me chercher, c'est la panique à l'hôpital. Je m'occupe d'une femme blessée à l'aine. Elle me dit quelques mots en malinké tandis que je surveille sa tension. Malgré la souffrance, elle trouve le moyen de sourire. Elle attend son tour pour passer au «bloc ». Le chirurgien l'a déjà examinée en assurant que l'extraction 74
de la balle ne poserait pas de problème, il devrait sauver sa jambe. Les tirs n'ont pas cessé de la journée. En début de soirée, les responsables du RPG ont été libérés après avoir, se dit-il, reçu cent coups de fouet.
10 novembre
Ce matin, c'est la contre-attaque des membres du RPG qui se vengent en s'en prenant aux biens des membres du PUP. Je vois au loin des émeutes qui saccagent tout sur leurs passages, boutiques, cases, véhicules, ça brûle. L'armée laisse faire. Je lis la panique dans les regards de quelques agents de santé venus nous confier en urgence leur matériel. Certains décident de fuir Mandiana après avoir reçu des menaces de mort. Tirs nourris cet après-midi, parfois tout près de la concession. l'ai peur. l'ai du mal à comprendre ce qui déclenche cette violence subite. Pourquoi ces gens qui semblaient vivre ensemble sans problème s' entretuent ? Une haine interethnique ancestrale encouragée et légitimée par des clivages politiques? Ou plus prosaïquement le «struggle for life », la lutte pour s'assurer les meilleurs postes, sa place au soleil, sa part du gâteau, aussi congrue soit-elle. La population malinkée qui ne peut s'attaquer à l'armée s'en prend aux peuhls, aux forestiers, aux soussous. Pillages, lynchages, tortures, meurtres. Beaucoup se sont enfuis, j'ai vu défiler à la maison des agents de santé paniqués. Impossible de leur venir en aide, ils le savent mais dans les silences, j'entends: « toi... tu vas vivre, respire à fond toubab et raconte. » 75
Encore un blessé, le jeune s'est cassé la jambe en évitant un tir. Une sombre épouvante me saisit, il y a ici une méchante lumière qui sèche les cœurs et liquéfie le cerveau. Je suis au pays des enfants du soleil, moi la petite plante des brumes tempérées qui s'apitoierait sur un colimaçon orphelin. Face à cette misère crue, je garde l'œil sec, la poussière ne pleure pas. La lumière devient insupportable, blessante, elle accompagne la terreur triomphante et son cortège de rites mortifères. Je n'entends plus les enfants jouer, les femmes chanter, les djembés se taisent, même les chiens n'aboient plus... comme si on anticipait les deuils à venir, le silence a gagné Mandiana, jusqu'où ira cette pestilence muette et sournoise? Ce soir, les militaires renforcent leurs effectifs. Beaucoup de voitures et de camions circulent en provenance de Kankan. Le logisticien et l'administrateur de la mission sont arrivés, je ne sais s'ils perçoivent à quel point leur présence me réconforte. Deux filles, première mission, avec deux 4x4, une réserve d'essence et un coffre fort, cela aurait pu attirer quelques convoitises.
Il novembre
Nous fêtons l'Armistice de 1918 sous les rafales de mitraillette. Un mort et un blessé dans un village voisin. Les militaires se livrent au pillage. Sidibé, le surveillant de pédiatrie fuit avec sa famille, il est peuhl, sa case a été saccagée, il n'a plus rien.
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12 novembre
Une délégation avec le gouverneur de la Haute-Guinée est venue de Kankan avec une apparente volonté d'apaisement. Après trois jours et trois nuits d'angoisse, la peur se délaye petit à petit. Enfin, l'accalmie, la ville revit. Nous avons pas mal de travail sur l'hôpital, beaucoup d'infirmiers ont fui devant les menaces y compris le directeur de l'hôpital originaire de Guinée Forestière qui est retourné dans sa région. Un nouveau directeur arrive aujourd'hui. C'est la récolte du coton. Une culture qui use la terre sans nourrir la population.
13 novembre « Bonjour les toubabous ! J'espère qu'Isabelle ma journaliste de grande sœur ne m'en voudra pas si je me bombarde envoyée spéciale. En direct de Mandiana, avec léger différé, voici les derniers événements qui ont secoué la région. Je suis sûre que la Guinée et à fortiori Mandiana n'ont pas eu l'honneur de figurer à la une du JT de 20h. Aujourd'hui tout est calme, après négociations, les militaires sont rentrés sur Kankan, ils ont néanmoins recommandé aux villageois de creuser leurs tombes s'ils devaient revenir. Après le départ des «treillis », je me sens mieux mais à vingt jours des élections les villageois sont surexcités. » Laurence est partie, il y a deux jours. Je finis les gâteries du colis toute seule, tout a un goût de cafard. Ce week-end, nous allons à Kouroussa rejoindre une autre équipe pour nous reposer. 77
Il me semble que tout se calme. Nous ne prenons pas de risques. Si ça barde trop, nous rentrons. Tant que le débat démocratique s'alignera sur les rivalités tribales, les urnes seront toujours plus funestes que transparentes. Laurence a retrouvé le Limousin et sa verdure arrogante, elle doit faire face à un mur de questions. De la fenêtre, je vois trois gamins qui font une partie de foot avec une balle de chiffon. Je pense à mon Geoffroy de neveu, le fils d'Isabelle la Grande. Quand on voit un enfant comme ça, c'est à désespérer d'en faire tant il est réussi. Il a 11 ans et c'est de la crème de bonheur. Tout l'intéresse, tout lui convient, jamais de caprice que de l'enthousiasme. On n'ose pas le dire, alors on le chuchote: « Geoffroy, il vient d'ailleurs et les anges feraient bien de s'en InSpIrer. » Correspondance interne: « bonjour la patronne! Est-ce que tu as envoyé le produit pour les moustiquaires? Si oui, est-ce que je peux l'avoir aujourd'hui? signé Moussa, chargé de la maintenance à l'hôpital. » Je me demande s'il n'a pas un bon créneau sur le marché de la lutte anti-moustique à Mandiana, deviendrais-je suspicieuse?
15 novembre
Après un week-end de repos à Kouroussa, la tension est tombée et l'angoisse avec. Tout semble calme. Espérons que ça dure, tout le monde a eu très peur. 78
Le directeur préfectoral de la santé vient d'avoir une petite fille. Elle n'aura pas de prénom avant une semaine, le temps que le cordon ombilical tombe, coutume peut-être liée au grand taux de mortalité avant l'âge de sept jours. Tant qu'il subsiste un bout de cordon, l'enfant n'est pas au monde, comme s'il conservait un statut fœtal. Il n'aura droit à la « naissance» qu'après un probatoire de quelques jours. Avant les élections, deux forestiers et un soussou, le directeur de l'hôpital et deux chefs de centre, préfèrent quitter la région par peur des malinkés. Ils sont remplacés par. .. : deux forestiers et un soussou, allez comprendre.
19 novembre
Mandiana a retrouvé son rythme languissant, à Kouroussa, il y aurait des scènes de chasse aux forestiers et aux soussous, de grandes battues menées par les malinkés. Un deuxième petit lbrahima est venu pour malnutrition à l'hôpital, cette fois-ci, tout semble gagné, au moins aurat-il le temps de goûter la vie. Je suis là pour stimuler un programme de développement, ce qui suppose des échéances, mais j'ai besoin de résultats concrets, immédiats. Bien sûr, les effets de ce type d'action ne se voient qu'à long terme. Il est donc difficile d'estimer son efficience. Le résultat de la gestion des épidémies ou de la médecine curative est quant à lui plus mesurable, plus stimulant. Je trouve un juste équilibre entre la gestion d'urgences et le programme de développement. Deux cas de tétanos, demain nous ferons une tournée dans les villages. 79
20 novembre
Recherche et prévention des cas de tétanos néonatals. Premier village: Triro. Nous sommes réunis avec le conseil des sages et l'accoucheuse villageoise sous un baobab. Ces matrones accoucheuses sont des femmes âgées très respectées par la communauté, elles exercent gratuitement. Lors d'un accouchement, les familles leur offrent vivres et cadeaux. Nous nous intéressons au matériel utilisé au cours de l'accouchement. L'accoucheuse de ce petit village nous dit utiliser pour couper le cordon, une lame de couteau qu'elle chauffe préalablement avant d'appliquer du beurre de karité sur la plaie. Il n'est pas rare que les nouveau-nés développent un tétanos. Les femmes ne sont pas vaccinées. Elles ne transmettent donc pas, à leur bébé, les anticorps nécessaires à leur protection durant les premiers mois de vie. La matrone est très réceptive, elle promet de chauffer les instruments au rouge et d'arrêter l'usage du beurre de karité. Deuxième village: Ourealen Nous prenons le bac pour traverser le Sankarini et nous voilà à nouveau réunis avec le conseil des sages cette foisci sous un fromager. Ici, pour couper le cordon, les accoucheuses utilisent une lame de couteau non chauffée et applique de la pommade à base de pénicilline, toujours le même tube, tant qu'il y en a. Dans les deux villages, nous insistons sur les règles d'hygiène pour prévenir le tétanos néonatal et conseillons vivement aux villageois de se faire vacciner ainsi que leurs enfants. Ce travail de formation auprès des accoucheuses et la fourniture en matériel font partie de ces mesures si peu coûteuses à haut rendement vital. Nous en profitons pour sensibiliser les sages sur les problèmes de la lèpre et de l'onchocercose. Nous revenons avec trois kilos d'oranges et une pastèque. En partant, un 80
villageois nous avertit qu'un enfant s'est brûlé dans un village proche. Nous partons sur-le-champ. Le petit garçon s'est ébouillanté ce matin. La marmite qui chauffait sur le feu de bois s'est renversée sur lui. Il est touché à quarante pour cent. Il s'appelle Mory, il est très courageux mais je crains le pire.
21 novembre
J'assiste aujourd'hui au «baptême» de la petite fille du directeur préfectoral de la santé. Les villageois sont placés en arc de cercle. Au centre, les femmes dansent et chantent sur des airs forestiers. Des femmes-griots animent la cérémonie. Un homme remercie les donateurs. Puis les vieux du village s'approchent de la famille pour donner le nom de l'enfant. Voilà, une petite Fanta est née. La fête se termine par des danses et là, je dois me fendre de quelques pas en me dandinant « à la va comme j'te pousse. » Quel succès! Mes contorsions déclenchent I'hilarité générale et je vous le confirme on peut survivre au ridicule.
22 novembre
Violence toujours, cette fois-ci contre Jacques notre coordinateur basé avec sa femme et ses deux fils sur Conakry. Cinq individus ont surgi en pleine nuit à leur domicile après avoir tiré sur le gardien en le blessant gravement. Ensuite, Jacques et toute sa famille ont fui de pièce en pièce poursuivis par les agresseurs qui leur tiraient dessus. Acculés, Jacques tente de négocier, un des malfrats a des vues sur la bague de Nathalie, sa femme, elle n'arrive pas à l'enlever. Le chef du groupe s'empare du doigt de la malheureuse, l'enfourne dans sa bouche et 81
tire la bague avec ses dents. Les hommes n'étaient pas masqués, Jacques et sa femme s'attendaient au pire. Un des lascars avait son flingue pointé sur la tempe de l'un des enfants tandis que les autres pillaient ou cassaient ce qu'ils ne pouvaient pas emporter. Casernés à deux pas de là, les militaires ont forcément entendu les détonations, ils n'ont pas bougé. J'ai eu Jacques à la radio ce matin, il est en état de choc, sa femme est à bout et ses deux garçons sont prostrés. Il a décidé de faire rapatrier sa famille sur Paris. A Kouroussa, le climat est à nouveau tendu. Ville morte ce matin.
24 novembre
Départ en flèche à 18 heures 30, destination Kankan. Lansana Conté doit faire sa tournée préélectorale. L'équipe ne souhaite pas que je reste seule sur Mandiana, au cas où il faudrait déguerpir vite. Tout est calme, l'armée s'est déployée un peu partout. Quelques escarmouches à Siguiri, pas de bilan.
25 novembre
Les élections sont encore reportées de 10 jours. La population en profite pour souffler, l'atmosphère semble s'apaiser. Un courrier de Mandiana me rappelle à l'urgence: « Très chère Béatrice
Il faudra envoyer le pétrole en venant à Mandiana, il reste 57 litres. Envoyez aussi les gaz. Ecrit par votre gardien de jour 82
Fodé Merci, rien ici pour le moment. »
27 novembre
Appel en France. La petite voix des proches, si lointaine, si infime, pourtant si revigorante, c'est du remontant familial à dose homéopathique mais ça marche.
28 novembre
Encore des problèmes sur Conakry. Les quartiers résidentiels sont la cible de bandes armées, encore des gardiens tués ou blessés et les exactions habituelles... ce, sous les yeux de la soldatesque impassible. Beaucoup d'expatriés font ce qu'ils peuvent pour se mettre à l'abri. L'alternative est la suivante, se cacher ou rentrer en France. De retour à Mandiana, tout est calme. Couverts de latérite fine comme un talc, nous avons l'air de peaux-rouges d'opérette. Cette poussière envahit la bouche et les bronches et il faut serrer les dents pour ne pas se mordre la langue; la piste n'est qu'un réseau d'ornières piégées par les fondrières, les cassis, les raidillons et les ravines, ça ne finit jamais. Beaucoup de voitures et de camions échouent dans le fossé, souvent retournés sur le toit, les quatre jantes en l'air. Parfois les pneus ont été récupérés pour renforcer la semelle des survivants qui ont pu ainsi poursuivre leur route. C'est du moins ce que j'imagine en voyant ces épaves qui jalonnent le chemin. Les accidents peuvent prendre des proportions 83
catastrophiques. La plupart des véhicules transportent plus de monde sur le toit qu'à l'intérieur. Mais qui ici se soucie du bilan? Ces nombreux morts et blessés ne comptent pas. Il est vrai que si on est soucieux de sécurité routière, il faut commencer par faire des routes... Impossible de voir un nid-de-poule dans le nuage de poussière soulevé par le véhicule précédent. Etre au volant dans ce brouillard rouge, revient à conduire les yeux fermés et on consomme plus d'adrénaline que d'essence. Pour réduire les risques, dit-il, le chauffeur fonce pour doubler, à droite ou à gauche, au feeling. J'ai les orteils douloureux à force de crispation. Enfin, nous sommes de retour à Mandiana. C'est tout juste si je n'ai pas le mal de terre. Notre départ sur Kankan, n'a pas été bien perçu par certains agents de santé. C'est ce que je redoutais. Soit nous restons pour aider en cas de problème, en sachant que nous prenons des risques, soit nous décidons de nous mettre à l'abri; un dilemme dont je me débrouille ainsi, il n'y a pas de vaccin contre les AK47 et ce type de quincaillerie. Et un médecin mort ou blessé c'est probablement plus de morts encore. Je vois bien le procès en lâcheté sous couvert de bons prétextes que l'on pourrait me faire. Faut-il citer tous les lieux où la seringue et le flingue cohabitent pour le pire ou le meilleur? L'ambulance est une cible de choix comme une tourterelle dans un vol de pigeons. Pour ceux de l'arrière planté devant le JT de 20h, les ONG sont soit des nids d'idéalistes mordus d'altruisme soit des bandes d'aventuriers aux intentions plus ou moins avouées. Tous cherchent à s'accomplir en acquérant de la puissance à peu de frais en jouant les bons samaritains aux secours des misères tropicales. A ce compte là ne tendons plus la main de crainte de se faire mal voir. Le cliché du frimeur en «Toy» et Ray Ban n'est pas totalement erroné mais il ne doit pas occulter tous ceux qui y croient et qui font bien. 84
Nouvelle invitation à « subvenir» : « Dans le cadre de la relance des activités juvéniles, les enfants de Kondiougoukora organisent une grande soirée dansante, le samedi 4 décembre dans votre quartier. Pour cela, nous sommes venus très respectueusement auprès de votre auguste personne solliciter notre marrainage auprès de vous. Afin de pouvoir subvenir à nos besoins le samedi 4 décembre. Mademoiselle ou madame veuillez agréer l'expression de nos sentiments distingués. »
29 novembre
Rencontre avec un minuscule scorpion réfugié dans le lavabo de la salle de bain. Je ne prends pas le temps de me présenter et je file chercher Diané. En voyant la bestiole, il m'assure que sa piqûre est fatale. Bijou vivant et terrifiant, le scorpion brandit ses pinces de homard minuscules, sa carapace brille comme l'onyx, son dard arqué est prêt à frapper. Je n'ai pas vu Diané se déchausser, il écrase l'arthropode en tournant soigneusement avec sa sandale. Mais il me laisse nettoyer. Sous le maigre chaume de la case, les nuits deviennent de plus en plus fraîches. Réveil martial à six heures avec chants, exercices, jogging et laïus militaires, en bref, bruits de bottes bien orchestrés avec pour refrain: « Soit courageux, non fatigué... » 85
Le but évident de ces manœuvres est d'intimider la population et pour aussi caricaturale que cette gesticulation puisse paraître on dirait que ça marche, et au pas avec ça. 1er décembre
Journée de lutte contre le sida Nous faisons aujourd'hui trois réunions de sensibilisation avec le comité mst/sida. La première est organisée au
collège et lycée, la deuxième à la police et à la gendarmerie, la dernière au camp militaire. Nous nous faisons des relations un peu partout. La journée se déroule dans la bonne humeur. Diané, membre actif du comité, est inimitable dans son rôle de démonstrateur du bon usage de la capote: une bouteille de Coca fait office de mannequin si on peut dire. Cette journée m'interroge sur la validité des programmes de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles mis en place ici. Je comprends mieux maintenant les limites de telles actions. Certains les perçoivent comme une atteinte aux libertés individuelles avec pour objectif insidieux, la diminution des naissances. Ici, plus on a de femmes et d'enfants plus on est vu comme riche, puissant et respectable. Trop souvent le Sida trouve ses complices parmi ses victimes. L'épidémie n'est pas prête de faiblir sur Mandiana. Il faudra encore beaucoup de concertations stériles, de dialogues de sourds, de réunions d'informations avec la capote et son allure de tétine obscène coiffant une bouteille de Coca pour tenter de convertir une population incrédule, hilare ou effarée. Pour échapper à la résignation du inch-allah, à l'inertie du coutumier, combien faudra-t-il de générations pour combler les charniers de l'Erreur?
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2 décembre
Nouveaux troubles sur Kankan, des étudiants jettent des parpaings sur les lycéens. Pourquoi? Pour construire un avenir souriant ou agrandir les cimetières? Bilan, beaucoup de blessés avec les os broyés, les infirmes ont de l'avenir. Les histoires de sorciers circulent comme un vemn pernicieux dans le corps social. La rumeur, la réputation c'est le poison du sorcier. Il lui suffit de passer à l'acte une fois, pour établir sa notoriété et faire valoir sa puissance. Ainsi, un de ces manipulateurs a dit à deux hommes venant sur Kankan que lorsqu'ils verraient les toits de la ville, ils mourraient. Il semblerait qu'ils soient réellement morts. Quant au pouvoir du sorcier, il doit beaucoup à la peur et à l'autosuggestion qui peuvent déstabiliser l'équilibre psychique jusqu'à perturber le comportement, de là, à provoquer des accidents, des maladies, voire pire, je pense que c'est possible. J'ai été confrontée à ce type d'intimidation, je ne suis pas sûre malgré mon rationalisme de fond, d'avoir échappé au poison du sorcier plus radical que toutes les strychnines, l'Emprise. Nous sommes de retour de Kondianakoro, un centre de santé situé à la frontière du Mali. Mandiana est trop calme, personne sur la route hormis les soldats qui circulent nonchalamment AK47 à la hanche. Nous apprenons qu'un des leaders peuhl est venu faire sa propagande. Or la campagne électorale est suspendue en raison du report des élections. L'armée a donc tiré. Le leader est parti en courant. Pas de blessés mais de nouveau s'impose ce silence que les animaux eux-même n'osent rompre. Les frontières terrestres sont fermées depuis quarante huit heures, nous sommes à vingt jours des élections. Les 87
« frontières aériennes» ne vont pas tarder à être également bouclées. Je ne sais pas ce qui se prépare, coup tordu ou coup d'état, ça s'annonce mal. Ces derniers temps les vols se multiplient dans des proportions qui nous obligent à sévir. Argent, gaz, charbon, essence, matériels divers, tout ce qui peut faire profit est susceptible de disparaître. Naturellement, personne ne sait quoi que ce soit. De sévères remontrances assorties de menaces de retenues sur salaires au prorata du dommage, réajustent les objectifs de la mission. En finir avec les trafics d'une minorité au détriment des vrais nécessiteux, et établir une vigilance responsable, profitable au plus grand nombre. Je supporte mal cette intrusion du droit commun dans ce qui devrait être évident pour les premiers intéressés.
5 décembre
Plus que jamais l'éphémère s'impose. Je fais des efforts pour me convaincre que notre travail possède une chance de prolongement. Mais comment ne pas voir que nous bâtissons sur du sable. Je découvre l'histoire, celle qui brûle la chair et la mémoire en se payant le luxe d'hypothéquer l'avenir. Je ne parviens pas à tout réfléchir c'est peut-être pour cela que je dois écrire. Je suis comme un clown en smoking, une danseuse sur un champ de manœuvres, «y'a quelque chose qui ne va pas. » Julia! C'est maman au téléphone, quelques instants de conversations hachés par les coupures, la voix lointaine et attentionnée m'a laissé avec un léger mal du pays. Apparemment, si je m'en tiens à ce qu'elle me dit, personne ne se soucie en France de la politique intérieure guinéenne. Je n'ai pas jugé utile de l'inquiéter avec la réalité du terrain. Elle m'a parlé des petits tracas, du 88
bonheur et des frimas précoces, alors la campagne électorale en Guinée... Demain, Lansana Conté vient faire une visite officielle à Kankan en tant que chef d'état et non comme candidat. Personne n'est dupe, d'autant que les militaires ont reçu des renforts qui ne cessent de sillonner la ville. Je m'inquiète du sort de Mory, le petit brûlé. Malgré ses blessures impressionnantes, son visage est lumineux comme un sourire de séraphin. Lui aussi me dit: « vas-y, continue! Toi et moi, nous avons raison, moi j'y laisse la peau, n'y laisse pas la tête.» C'est étonnant comme il cicatrise vite. Pourtant, malgré notre réticence, le chirurgien a retiré toutes les phlyctènes, cette peau qui recouvre les cloques. Toujours la suspicion réciproque sur les approches des uns et des autres. Il n'y a pas d'espéranto médical. Au mieux les pratiques se métissent. Ce petit corps écorché échappe à l'histoire, sa souffrance ne vaut pas une virgule. Je sais qu'il est d'accord avec moi pour s'en sortir. J'ai fait installer une moustiquaire sur son lit afin que les mouches ne viennent pas infecter les plaies et que le paludisme l'épargne. Je n'arrive pas à trouver la bonne distance, je refoule l'idée que lui aussi comme lbrahima pourrait rejoindre la tribu innombrable des enfants recalés de la vie. Je dors avec une couverture, les nuits se font de plus en plus fraîches et j'ai le sommeil capricieux. Au matin, j'ai de plus en plus souvent la sensation d'une angoisse diffuse due sans doute à la fatigue. Acclimatée maintenant aux bruits nocturnes, mes nuits n'en sont pas moins ponctuées de longues séquences de veille avant de replonger dans des rêves lourds dont j'oublie tout.
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8 décembre
Une épidémie d'hépatite s'est déclarée à Nyantanina et à Kondianakoro. Chaque année, pendant la période sèche qui s'étend d'octobre à mars, les zones pré-sahéliennes sont le siège d'épidémie d'ictère. Nous enregistrons de nombreux cas d'hépatite dont celui d'une jeune femme enceinte décédée. Nous suspectons une hépatite E, variante transmise par voie oro-fécale, particulièrement dangereuse pour les femmes enceintes dont peu réchappent. Les villageois puisent dans des puits non protégés et trop proches des latrines. Les prélèvements de sang que nous envoyons sur Paris confirment le diagnostic d'hépatite E. Seules des règles d'hygiène strictes pourront permettre d'en venir à bout. Nous profitons de la proximité du Mali pour tester la perméabilité de la frontière en cas d'évacuation d'urgence. Premier essai, nous passons de l'autre côté sans problème, sans même nous en rendre compte. Le paysage du Mali, ici, a un aspect lunaire, très sec avec une végétation éparse et chétive. Deuxième essai, à Balandougouba, autre village frontalier, nous sommes cette fois-ci accueillis par la douane, la gendarmerie, la police et les militaires! On en reste à une aimable prise de contact. Les militaires ne peuvent pas être partout, vu l'étendue de la frontière avec le Mali. Nous avons repéré la faille, ce sera le Mali lunaire. Selon une rumeur les élections vont être repoussées de deux mois. Un nouveau malnutri est arrivé à l'hôpital, il y a quelques jours, il est orphelin. Il s'appelle Sékou. Une vieille femme très handicapée vivant seule dans une misère 90
totale l'a recueilli. Hélas, elle n'a rien à manger et elle ne peut pas travailler. Sékou est atteint d'un kwashiorkor. Avec une petite voix douce, il me réclame du pain, puis du foie! Avec l'appétit qu'il a, il devrait s'en sortir, ses yeux immenses et nacrés invitent à la tendresse, je ne peux pas résister. Les cas de malnutris sont rares à l'hôpital actuellement, peut-être la peur de se déplacer. La population craint de venir sur Mandiana en cette période préélectorale, surtout après les derniers événements.
Il décembre
Finalement, les élections devraient avoir lieu normalement. Nous ne nous sommes toujours pas décidés sur ce qu'il conviendrait de faire en cas de danger. Je pense que tout se décidera au dernier moment en fonction des événements. Des lieux de repli comme: Kouroussa, Kankan, Mandiana, Conakry, le Mali, la Côte d'Ivoire sont envisagés tour à tour. Ce soir, j'entends un appel au mégaphone sur Mandiana. Après information, Djoumé un des gardiens m'explique qu'un enfant de deux ou trois ans vient de disparaître. Son père le recherche activement. Un marabout aurait prévu cette disparition. L'enfant pourrait être sacrifié pour Lansana Conté. Jusqu'où peut aller le délire? Je crains le pire. L'enfant m'a-t-on dit souffrait de convulsions. Dans ce cas, selon la croyance locale, il suffit de mettre une cordelette ponctuée de nœuds au cou de l'enfant. C'est ainsi que le directeur préfectoral de la Santé a procédé pour sa fille. Ce même directeur revient de la Guinée Forestière, sa région natale où il dit s'être fait vacciner 91
contre les balles en prévision des élections. Il me montre sur son front une série de scarifications en voie de cicatrisation. Et c'est le médecin responsable de la santé sur toute la préfecture!
14 décembre
Hier, nous avons ramené un enfant malnutri d'un centre de santé. Il est décédé cette nuit. Aujourd'hui, nous avons récupéré une petite fille présentant une anémie sévère. Nous n'avons même pas pu trouver une veine pour la transfuser avant qu'elle ne meure. Le personnel soignant nous regardait en souriant devant notre volonté excessive à leurs yeux de tout faire pour retenir cette vie qui s'échappait. « Pourquoi s'acharner? Ca ne sert à rien! » disaient-ils avec un soupçon de reproche pour cette énergie perdue. Comme si ça les spoliait de quelque chose. Lansana Conté arrive ce soir, ils ont tué deux vaches pour le recevoir. Pourvu que ça calme les esprits. Sékou a passé le seuil critique, il reprend du poids. A chaque fois qu'il me voit, il me réclame du foie. Je le regarde manger, il sait qu'il ne faut pas tout avaler trop vite, ma présence l'apaise et c'est un régal de le voir déguster sa tranche de foie, bouchée par bouchée avec les yeux perdus dans une extase gourmande. Je ne peux pas lui résister, je passe de longs moments avec lui, il me prend la main et me pose des questions sur la France, ma famille. Je sais qu'il va vivre.
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15 décembre
Visite du chef de l'état, deux heures en tout et pour tout. Les deux hélicoptères présidentiels se posent dans un nuage de poussière rouge. Après cinq mois de brousse cette irruption de technologie me donne l'impression qu'a pu ressentir un berger peuhl voyant pour la première fois un avion laisser un sillage cotonneux dans un ciel sans nuage. Petit voyage dans le temps des hommes. Je pense que certains villageois et surtout les enfants ont été plus surpris que moi par ces drôles d'oiseaux. Reste à savoir de quel augure ils présagent. .. Lansana Conté s'est contenté d'un banquet avec les notables accrédités sans faire de discours. A son départ, les partis d'opposition, majoritaires ici, ont manifesté prudemment. Les gens se sont tenus à carreau devant le nombre de « verts» et de bérets rouges. Le Président Général était vêtu d'un boubou vert clair et de son célèbre chapeau blanc. Il ne portait pas le costume militaire car il est interdit au militaire d'être candidat. Il a donc pris une disponibilité de trois mois. Nouvelle dérive du charlatanisme forain. Nous avons reçu à l'hôpital un jeune instituteur. Un commerçant lui a vendu de la cortisone pour le soulager d'une brûlure gastrique. Le pire, c'est qu'il a fait confiance au premier venu pour lui injecter le produit dans la cuisse avec du matériel manifestement suspect. Bilan, une nécrose qui ouvre les chairs jusqu'au fémur, blanc comme la mort qui gît au fond de la plaie. Je n'ai jamais vu ça auparavant. Il est mort six jours après. A l'approche des élections, J-4, nous allons nous regrouper en deux lieux, Mandiana et Conakry pour les femmes expatriées avec leur enfant. Quatre enfants sont 93
présents sur les missions en Guinée. Nous avons récupéré nos passeports qui étaient à l'abri dans le coffre du siège de Conakry, et nous tentons d'obtenir des laissez-passer au cas où.
17 décembre
C'est la fête ce soir, j'ai reçu plein de courrier et de colis. Depuis deux mois que je n'avais pas eu de nouvelles, c'est presque l'overdose, je me sens perfusée par un sentiment d'allégresse et je chante: « ...j'ai deux amours, mon pays et Paris... »et je déteste Paris, son arrogance trépidante, sa crasse et son stress. Il y a ce côté « Capitale» qui m'inquiète, comme si tout y était plus grave, je me sens mieux à Mandiana. Isabelle, ma «grande sœur» m'a envoyé quelques coupures extraites de la presse limousine qui me font replonger dans un « chez moi» si dérisoire et étrange. Quelques rondelles de saucisse sèche et un morceau de Cantal me remettent le pays en bouche, un goût familier qui prend tout son sens. Je parcours les titres avec gourmandise: les francs-goûteurs de châtaignes en fête avec en photo, mes parents déguisés en châtaigne! «Par un froid glacial, il faisait chaud dans les cœurs, hier, à Cussac, où la confrérie des Francs-goûteurs de châtaignes limousines célébrait avec faste son dixième anniversaire. » Ensuite, le procès Villemin, un meurtre dont tout le monde connaît le nom de la victime à défaut de connaître avec certitude celui de l'assassin. Pour une victime connue combien restent sans nom, elles n'encombrent pas la mémoire, elles. Trois petits tueurs en goguette se sont lâchés sur une déjà-victime, plus facile: « Les gosses de Vitry ont attendu que la voie soit libre pour lyncher Pierrot, le SDF, hors de la vue de ces deux copains de galère. » La sauvagerie est la chose au monde 94
la mieux partagée et pour s'en vacciner nul doute que l'on s'entretuera. Je reçois également du courrier avec des cheveux, des poils des chiens de la maison, des fleurs séchées... et toujours des dessins, enfin tout le petit bazar fétichiste et familial que chacun peut connaître. Aujourd'hui c'est une jolie petite souris peinte par ma sœur, Catherine. Elle est si minutieuse qu'elle repeindrait le monde avec un cheveu. Clothilde, sa fille et Geoffroy, le fils d'Isabelle, m'ont envoyé des jeux qu'ils ont créés de toutes pièces.
18 Décembre
Tous les bureaux de vote ne sont pas prêts. Les urnes ne sont pas arrivées, les cartes d'électeurs ne sont pas distribuées. Ismaël, un de nos chauffeurs a couru toute la journée pour récupérer la sienne, en vain. Nous avons rencontré à Nyantanina, la personne chargée de distribuer les cartes d'électeurs. Elle fait du porte à porte. Beaucoup de villageois sont déjà partis vers d'autres préfectures pour se regrouper en famille. Des cartes d'autres préfectures sont mélangées à celles de Mandiana. C'est la démocratie en marche.
19 décembre
On me laisse entrer dans un bureau de vote et je m'improvise scrutatrice clandestine. Sur les bulletins, la photo du candidat, plus de 75% des guinéens sont analphabètes. Alors on se réfugie dans la démocratie au faciès. Je n'ai pas saisi pourquoi les femmes devaient voter en premier. Devant la pénurie d'un grand nombre de cartes 95
d'électeurs et face au risque d'émeutes, les villageois sont autorisés à voter sur présentation de leur carte d'identité après avoir laissé une empreinte digitale. Sur Conakry, deux bureaux de vote sont saccagés par l'opposition qui exige que les élections soient reportées. Bilan, quinze morts pour la rumeur, trois annoncés à la radio officielle et beaucoup de blessés. Il me semble qu'entre l'instinct et le distinct tout vadrouille sans savoir. Entre la parole et la matraque, le droit et le fusil il n'y a qu'un seuil d'adrénaline, un défaut d'hormones compensatrices, c'est peut-être ça qui fait la différence entre un match de foot et la guerre. La proclamation des résultats risque de provoquer de nouveaux troubles.
20 décembre
Le gardien de Kouroussa annonce tout content qu'il a voté trois fois hier. Même sans carte d'identité, les gens pouvaient voter. Demain, c'est l'annonce des résultats prévisionnels.
21 décembre
Le taux de participation sur tout le pays est de 70 %. A Conakry, ça bouge dans certains quartiers. Promenade en pirogue sur le Sankarini à la recherche d'hippopotames. Nous ne les avons pas trouvés. Le temps de quelques heures, il m'a semblé voguer sur ce que l'Afrique possède de plus secret et de plus précieux. Le coucher de soleil sur 96
le Sankarini promettait l'avènement d'un nouveau monde, j'ai failli y croire.
22 décembre
Alpha Condé, le chef de l'opposition, veut annuler les élections car tout n'était pas prêt dit-il.
23 décembre
A 1 heure 30 du matin, après avoir attendu pendant trois heures et demie, les résultats tombent: Lansana Conté est élu au premier tour avec 50,93 % des voix. Les votes de Siguiri, préfecture de 100 000 personnes qui donnait 90 % des voix à l'opposition ont été annulés. Lansana Conté passe avec 15 000 voix d'avance. Alpha Condé n'obtient que 20 % des voix. L'opposition est mécontente, un mort et des blessés sur Kouroussa, elle fait appel devant la Cour Suprême. Le parti socialiste français dénonce les irrégularités qui ont perturbé le scrutin. Les élections se sont déroulées sans observateurs internationaux. Vu le climat d'insécurité, ils ont estimé qu'il serait plus prudent de quitter le pays. A Mandiana, les gens sont tristes et déçus.
24 et 25 décembre
Impossible de croire que c'est Noël, sans vitrines illuminées, sans sapins, sans neige, avec vingt cinq degrés à l'ombre... Impossible. 97
Nous réveillonnons à Kankan avec le reste de l'équipe. Au menu: velouté de courge mandianaise et ses petits croûtons frottés à l'ail, assiette périgourdine avec le foie gras que Julia m'a envoyé suivi d'un canard à l'orange sur son lit de Chine, pour finir gratin de fruits frais à la kouroussarde.
27 décembre
Lecture d'un papier de la presse française que je viens de recevoir: « Guinée: élection sanglante. » « La première élection présidentielle pluraliste en Guinée a été marquée hier à Conakry par la mort de trois personnes, dont un militaire. Elles ont toutes été tuées par arme blanche... » La famille s'inquiète. Le courrier est tributaire des allées et venues des expatriés, pas question de s'en remettre à la poste guinéenne. C'est Elodie, infirmière à Kouroussa qui a fait la dernière distribution, il y a trois semaines à son arrivée. Je pense que la prochaine levée sera faite par Jean-Pierre, le logisticien qui part dans quinze jours, ou trois semaines... Je pars à Kankan demain. Des tracts circulent en affirmant qu'Alpha Condé a été élu au premier tour avec une large majorité.
28 décembre
Enfin, j'arrive à joindre mes parents, Laurence et Clothilde. l'en ai même oublié de leur souhaiter de bonnes fêtes. 98
29 décembre
Visite « touristique» avec Jacques, le responsable de la mission, dans des villages à la frontière du Mali. Nous partons là-bas pour visiter des centres de santé non tenus par MSF dans l'idée de pouvoir en réhabiliter un ou deux. Les centres que nous trouvons sont très délabrés, sales, sans eau, les murs sont fissurés et tachés par les déjections de chauves-souris. L'odeur est insoutenable. En visitant le centre de santé à Balandougouba, j'entends des cris plaintifs venant d'une pièce que l'on nous avait cachée. Nous découvrons une femme blottie dans un lit. Cette femme est âgée de 35 ans, elle a eu 10 grossesses, 4 enfants ont survécu. Elle présente des contractions depuis plusieurs heures, elle saigne. Les agents de santé nous disent qu'il n'y a plus rien à faire. Nous proposons notre aide au mari, riche commerçant. Il refuse catégoriquement que nous transportions sa femme à l'hôpital. Après des heures de palabres, nous réussissons tout de même à l'emmener. Le voyage est éprouvant: 3 heures et demie de piste défoncée. Aussitôt arrivée, le chirurgien la prend en charge, l'utérus est rompu à trois endroits. L'enfant est mort.
30 décembre
La maman est morte cette nuit. Je suis furieuse, écœurée. l'apprends que son mari est entré dans le bloc opératoire et a interdit au chirurgien de retirer l'utérus. Le médecin a donc cousu, comme il a pu, les trois plaies. Malheureusement, les sutures ont lâché cette nuit et la femme est morte d'hémorragie. Je suis assez étrangère à la haine ou à ce type de sentiments mais je ne peux m'empêcher de maudire ce salaud. Cette femme n'était 99
pour lui qu'un utérus en bout de course, il l'a jeté comme un vieux sac troué. Et ça ne trouble pas grand monde. 1er janvier 1994
Réveillon pépère à Kouroussa. Lundi soir, la Cour Suprême se prononce sur les résultats de l'élection. Il semble qu'il y ait eu pas mal de fraudes: votes multiples, votes à la place d'un autre, votes sous influence ou menaces de mort sur l'intéressé ou ses proches. Personne ne bouge. Aujourd'hui, à Kouroussa une équipe de tournage vient filmer quelques scènes d'un film contant l'aventure d'un gamin fou de foot. Pieds nus, il jongle et dribble entre les cases de son village avec une balle de chiffon. Un médecin de MSF, interprétée par Agnès Soral lui offre un ballon doré. Ensuite, il se fait remarquer par le sélectionneur local, avant de signer avec un grand club français, un joli conte moderne avec « happy end ». Ce qui me chiffonne, c'est que dans l'histoire, le seul moyen de s'en sortir passe par l'expatriation et sa voie royale, le foot. Combien d'enfants vont rêver en voyant ce film avant de buter contre le mur des illusions? Ici, le pays des mirages ressemble à une cage de but. Et c'est pieds nus que le rêve commence avant que les rares élus puissent chausser les crampons pour l'aM ou Manchester. Le Ballon d'Or, réalisé par Cheik Doukouré sortira en 1995.
4 janvier
Dernier acte de la mascarade électorale. 100
Malgré la dénonciation d'un certain nombre de manœuvres douteuses, la Cour Suprême déclare Lansana Conté, président de la République. Il est dix heures et demie du soir quand ça se met à tirer dans tous les sens. Des déflagrations dues à des grenades ou des mortiers font tout vibrer autour de nous. Pendant deux heures sans interruption, de tous les coins de Mandiana, tout autour de notre concession, des tirs se répondent. Avec Valérie, nous luttons contre la pamque. Blotties l'une contre l'autre, par terre dans le couloir du bâtiment recouvert de tôles, nous tentons de déterminer d'où proviennent les tirs; coup par coup ou en rafales, à chaque fois nous tressaillons. Valérie cherche à me rassurer en me disant que l'on entend pas la balle qui vous tue. J'en déduis que s'il l'on ne s'entend pas mourir, on se croit toujours vivant. Me voilà prise de fou rire sous des tirs de plus en plus nourris. Valérie s'inquiète de ma santé mentale quand je lui dis que tant que l'on s'entend rire, on ne peut pas mourir. Tout à coup l'air s'écrase au sol, le silence explose avec un bouquet de sifflements dans les oreilles. Plus rien, j'en viens à regretter le fracas des armes où on peut savoir d'où viennent les coups. Chaque fois que je respire, je crains de déranger quelque chose qui ferait aboyer les armes de nouveau. C'est le fond de la peur. Avec Valérie, on joue à celle qui serait la plus petite. Je veux bien croire aux gris-gris... s'ils me transforment en petite souris... Non! Non! Pas en souris... il Y a trop de serpents. Pendant au moins deux heures, je cherche l'animal qui ne serait pas la proie d'un autre. On entend un chien très loin comme s'il s'agissait d'un signal de trêve. Et, lentement, nous remontons à la surface de nos peurs, jamais je n'avais respiré comme cela. L'air a un goût. J'en veux encore.
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8 janvier
Le temps a repris le rythme du pilon qui travaille le mil. De légères bourrasques soulèvent des volutes de poussières. Les conversations s'en tiennent aux sujets domestiques. Les bruits d'une fête libèrent quelques éclats de joie jusqu'à la concession. Je me soûle de travail pour oublier le sifflement des balles et ces rires qui sonnent faux. Invitation Carte de soutien « A l'occasion du nouvel an, la direction préfectorale de la jeunesse, de la culture, des arts et des sports serait très heureuse de vous compter parmi ses invités à la grande soirée dansante qu'elle organisera le samedi 8 janvier au centre culturel à partir de 21 heures. Cette importante soirée sera animée par l'orchestre «Super Sankaran Express» de Conakry. Soutenez avec 2000 Francs guinéens. »
9 janvier
Journée de congé à Mandiana. J'en profite pour m'échapper à Missadou, le village d'où nous avions ramené Ibrahima. Je suis accueillie à bras ouvert par le papa. Ce qui m'étonne, c'est qu'il a retenu mon prénom. La petite sœur d'Ibrahima est superbe. Le papa m'explique que la petite mange autre chose que du lait. Il a finalement réussi à convaincre la grand-mère que les enfants devaient manger avant de savoir marcher. Le papa reconnaît qu'lbrahima a mangé trop tard. Ibrahima n'est peut-être pas mort pour rien. Il a sans doute sauvé sa petite sœur et 102
d'autres enfants. Je me laisse à penser que l'on peut croire en ses prières pourvu que les enfants mangent. Ce midi, nous bivouaquons au bord du fleuve entre brochettes et anecdotes aigres-douces. A côté de nous, cinq petits garçons pêchent au filet. Ils utilisent un filet unique. Chacun tient son rôle dans la bonne humeur. Le plus âgé qui doit friser les huit ans met en place trois rabatteurs tout en tenant une extrémité du filet. De petits frétillements argentés récompensent leurs efforts qu'ils saluent en s'esclaffant et en riant fort. Ils sont les doigts d'une même main, le maillage est parfait, ils ont l'air heureux du pouce à l'auriculaire. L' «hiver» s'achève, le temps se radoucit nettement.
10 janvier
En France, il pleut, donc tout va bien. Laurence me donne des nouvelles de ma petite chienne, Cendrillon. « Hier, j'ai amené Cendrillon chez le vétérinaire.Elle
s'est encore arrachée un ongle. Elle boitait. Tu connais la comédienne! Le véto lui a manucuré l'ongle et lui a égalisé les autres. Et bien sûr, tu connais l'émotivité de ta pisseuse, est arrivé ce qui devait arriver. Petit malaise, petite pisserie sur la table, mydriase, yeux exorbités. Finalement, tout s'est bien passé après quelques tapettes pour la ranimer. Mais quelle histoire, tu l'as trop gâtée cette merdeuse! Maintenant, elle « reboite » pour se faire plaindre. » Isabelle m'envoie des cassettes audios, chansons, actualités, conversations téléphoniques avec les amis ou des membres de la famille, coupures de presse: «Le manège du centre équestre limousin ouvre ses boxes depuis aujourd'hui... », le 6 décembre le préservatif à 1 franc fait son apparition dans les pharmacies, je ne suis 103
pas sûre que le lobby des apothicaires voit cela d'un bon oeil. Même l'horoscope y passe, ne négligez pas votre régime, attention au riz sauce, au fonio, côté cœur préférez les capricornes aux scorpions. A quoi ça ressemble un capricorne? A un tropique? Plusieurs cas de méningite nous sont signalés. A Kondian, trois personnes seraient décédées. Nous surveillons de près. Une partie de la population a été vaccinée l'an dernier pour contrer une épidémie sévère.
Il janvier
« Aniké les toubabous !
Je ne parviens pas à imaginer le froid, le feu de cheminée, l'odeur du sapin, les lumières, je ne vois qu'un jeune baobab sur lequel j'ai accroché quelques guirlandes improvisées avec du papier d'alu. Après l'Harmattan qui pendant un mois nous a obligé à prendre une couverture la nuit, la grosse chaleur revient. Ce vent soulève des vagues de poussière, Victor, notre chat blanc est devenu rouge brique. Le paysage est toujours aussi envoûtant, nous sommes allés un soir à la recherche d'hippopotames. Assise sur le toit du 4x4 au milieu des herbes folles, je me laisse hypnotisée par l'incendie du soleil couchant. Au loin quelques djembés célèbrent le crépuscule. Je guette le rayon vert sans trop y croire. Carpe diem. » J'en apprends tous les jours, pour évaluer la qualité du lait maternel, il suffit de mettre une goutte de lait de femme sur une fourmi et d'observer celle-ci. Si la fourmi meurt, noyée sans doute, le lait est alors considéré comme 104
mauvais. La mère peut amSI décider de cesser l'allaitement. Il faut sans cesse lutter contre la malnutrition cela ne va pas sans bousculer quelques tabous: les œufs rendent les enfants voleurs, la viande et le poisson donnent des parasites, la viande de gibier contient des secrets d'ancêtres, l'alimentation salée peut empêcher l'enfant de marcher et pour calmer les nausées, il faut sucer le bout soufré d'une allumette. Une petite règle de savoir-vivre qui pourrait s'appliquer «chez nous»: le guinéen «bien élevé» ne saurait s'adresser à quiconque sans s'être préalablement nettoyé les dents. Ici on se frotte les dents avec une tige de bois dont j'ignore l'essence. On m'a initié à la coutume des noix de kola, réservée aux hommes. Le plus souvent, ça ressemblent à de grosses fèves de couleur rouge. Les hommes les chiquent. C'est très amer et réputé pour être désaltérant et légèrement stimulant. Si l'on vous en offre quatre, c'est signe d'amitié, sept, un de vos parents est malade, neuf, un de tes parents est mort, dix, c'est une demande en mariage... Réunion depuis 48 heures avec l'équipe. Les choses se précisent, les objectifs m'apparaissent plus clairement. Je commence à croire que le centre de nutrition va marcher. Gros bémol à Kouroussa, ça clash dans l'équipe.
14 janvier
Le responsable MSF du programme de la Guinée fait sa tournée. C'est un parisien baroudeur. Premier bain forcé dans le Sankarini, l'eau était bonne voire trop chaude. Bonjour la bilharziose! 105
C'est la saison des feux de brousse, un peu partout ce sont des brûlis plus ou moins maîtrisés. C'est ainsi que les chasseurs procèdent pour rabattre le gibier. Je crains que le maigre bénéfice de ces pratiques ne compense pas les dommages, A certains endroits la terre est grise et ridée, usée par l'Harmattan. Je me sens vieillir plus vite, la poussière gagne sur tout. Seuls, parfois les enfants ont l' œil lumineux avant de retrouver le regard lourd des sages. Et une nouvelle demande de soutien: « Dans le souci et la grande préoccupation de promouvoir les activités juvéniles et singulièrement le sport et les loisirs sains,' la Direction Préfectorale de la Jeunesse, de la Culture, des Arts et des Sports (DPJCAS) vient auprès de votre haute personnalité et votre âme sublime faire une demande de soutien pour lui permettre d'organiser le championnat interclubs de football entre les quatre clubs reconnus par les auton'tés compétentes. S'entend que les activités de jeunesse sont l'affaire de tous, la DPJCAS s'attend à une réaction positive de votre part et ne minimiserait point votre contribution financière même à la valeur d'un Franc guinéen. De la même occasion, la DPJCAS profite pour vous présenter ses meilleurs vœux de santé et de prospérité à l'occasion du Nouvel An, Consciente de votre grande disponibilité dans ce domaine, la DPJCAS vous prie d'accepter ses sentiments de hautes considérations et de profondes gratitudes. »
15 janvier
Je comprends aujourd'hui pourquoi nous ne voyons pas de fractures à l'hôpital. Les problèmes orthopédiques sont plutôt du ressort des sorciers et de la médecine 106
traditionnelle. Devant une fracture, le sorcier prend un poulet vivant, lui casse une patte et le jette à terre. Si le poulet court, le traitement marchera.
17 janvier
Je viens de finir mon courrier, une vingtaine de lettres, j'en ai mal aux doigts, « bonne année, bonne santé, etc. » avec un peu de chance mes vœux arriveront à Pâques.
18 janvier
Un chirurgien de MSF vient passer six semaines avec nous pour continuer la formation des chirurgiens guinéens. Soixante-dix missions derrière lui, son arrivée est attendue par le personnel avec impatience. Le fait qu'il soit un homme, son calme, ses cheveux blancs, son expérience, impose l'écoute. Enfin, il pleut. C'est la première fois depuis trois mois. Cela n'éteint pas les feux de brousse qui continuent, le désert avance.
25 janvier
Me voici à Conakry. Je me pose quelques jours pour avancer le programme sur la nutrition. En même temps, je raccompagne Dominique, une infirmière qui s'en va définitivement. Je renoue brutalement avec la ville: électricité, voitures, magasins, télévision, macadam et ... restaurant avec un menu typiquement français. Petite incartade au régime riz-sauce avec sa ration de pain 107
charançonné midi et soir. C'est un vrai dépaysement, il y a un gouffre entre Conakry et la Haute-Guinée. Je rencontre le ministre de la Santé. Il nous concède une main molle en nous toisant d'un air hautain. Du haut de son boubou dont il joue de tous les effets, il fait son numéro pour la petite cour obséquieuse qui l'accompagne. Derrière lui, un handicapé qui se traîne sur le sol cherche en vain à lui parler. Un gros-bras de la garde rapprochée repousse l'importun sans ménagement. Je tente d'intercéder auprès d'un membre de la suite ministérielle. Sans me regarder, il me montre son poignet gauche qui ne porte pas de montre pour me faire savoir qu'ils n'ont pas le temps. Je parviens à discuter un peu avec un expatrié qui travaille pour le ministère, il m'affirme que le budget prévu pour soutenir les hôpitaux a été dilapidé en faveur des élections. Nous voici à l'aéroport. Je fais un dernier signe de la main à Dominique qui marche sur le tarmac vers son avion. Je me retourne. Un immense boubou vert, un sourire plus grand encore, le revers de la main nonchalante passe sur ses lèvres: « Vous me reconnaissez? Un vol Conakry-Kankan, il y a six mois.» Je reconnais instantanément le Voisin: - « Alors docteur? Vous avez meilleure mine qu'à votre arrivée. Vous êtes sans bagages? Il est vrai qu'une valise de bons sentiments ne fait pas le pansement. - Euh, oui? - Vous le savez maintenant, entre le scalpel et la machette, la frontière est étroite comme un pont de singe. Peu d'inventions ont été plus profitables que néfastes. Y compris, le panaris africain, l'invention du mal-blanc qui lance sous l'oncle incarné, un pretium doloris dont les agios restent à percevoir, c'est pas à coups de scalpel que ça se paiera, mais avec des machettes et des kalachnikovs. Chez vous, dans vos petites banlieues tièdes, vous allez connaître des 108
angoisses tropicales. Sans le palu, mais avec des sueurs. Vous n'avez pas besoin de la mouche tsé-tsé pour sombrer dans la torpeur, vos petits écrans suffisent, mais nos djembés battent déjà le rappel de vos peurs. Diastole, systole, vous entendez ça docteur? ... Ca pompe, même quand tout est sec, ça aspire, avec une pause entre chaque temps, ça expire, de pire en pire. Et ça tisse chair et terre, des rêves de poussières retrouvent les sources sanglantes de la honte, les foules braillent, il faut de l'expiatoire en fusion, qu'on le coule dans la gorge de ceux qui ont le verbe haut. Les peaux de gazelle tendues font bondir leur message de la brousse aux quartiers, de la jungle aux supérettes et entre deux siestes vous allez vous réveiller au milieu des cocotiers, et il faudra faire le singe pour ressembler à tout le monde. - Excusez-moi, je ne saisi pas tout... - Si vous ne comprenez pas tout ce que je dis, c'est que votre séjour n'est pas à son terme, vous repartez pour Kankan? - Oui, je... - La jungle nous manque, le vrai sauvage ne peut trouver ses racines dans les canopées urbaines. Bonne
continuité en Guinée. » Je n'ai pas le temps de lui rendre la politesse, Moussa le chauffeur arrive en sueur, la « Toy» a fait des siennes, la tête de delco, les bougies, je ne sais quoi, je me retourne, le grand « boubou vert» a disparu.
29 janvier
Jour d'intronisation pour Lansana Conté. Beaucoup de sommités, (tous les confrères présidents du « coin ») sont de la fête: Libéria, Sierra Leone, Burkina, Gambie foulent le tapis rouge du Premier guinéen. La rigidité du protocole 109
articule ces funestes pantins au-delà du grotesque mais ne cache pas les deux fils qui mènent le jeu, corruption et terreur. Le show est lubrifié à la graisse de dignitaires. Conakry met les bouchées doubles, femmes et enfants balaient avec un zèle affecté, les rues et les trottoirs, et surtout l'avenue principale. A chaque coin de rue on brûle des tas d'ordures. Les fumées grasses et puantes envahissent la ville qui s'est figée dans un silence où l'on entendrait la trouille roder. Nous jouons la prudence en restant sur place.
31 janvier
Conakry se réveille lentement. A l'assoupissement de ces dernières heures succède un brouhaha feutré. Les badauds ont retrouvé leur pas nonchalant. l'en profite pour visiter deux centres de nutrition sur Conakry. Le premier est réservé aux« riches ». Bizarre. Je n'ai pas remarqué la présence d'enfants sous-nutris, ni d'ailleurs la présence d'enfants obèses. Je ne vois pas l'intérêt de l'existence d'un tel centre si ce n'est qu'il est payant. L'autre centre accueille des enfants de familles démunies. Là, on trouve beaucoup de malnutris plus ou moins bien suivis. On fait ce qu'il faut pour y remédier. Le projet global sur la nutrition aurait-il quelque chance de succès?
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1er février
Départ raté sur Kankan. Après quatre heures d'attente à l'aéroport pour rien, me voilà de retour vers la maison du siège. A Conakry la traversée en voiture du marché de Madina est quelque peu animée. Cris, incendies, mouvements de foule, jets de pierres. Le chauffeur explique que le gouvernement a décidé suite à des faits de brigandage sur ce marché et à l'invasion des petits commerces, de casser et d'incendier tous les étals du marché. Les militaires s'en donnent à cœur joie. Le chauffeur n'a pas l'air perturbé, il clôt son commentaire avec un : « Il faut bien régler les problèmes! » Ce soir, je regarde la conférence de presse télévisée du président. Un journaliste demande à Lansana Conté si celui-ci va reprendre son titre de Général. D'un ton tranchant, presque menaçant, il répond: «ça ne vous regarde pas! » Le journaliste impudent se recroqueville sur sa chaise. Il a droit à un gros plan. De fines rigoles de sueur zèbrent ses joues. Les réponses du président sont pour le moins évasives. Il ne cache pas son mépris vis-àvis des journalistes qui hésitent entre le cirage de pompes et l'insolence pertinente sans laquelle ce métier n'aurait pas de sens. Beaucoup de questions se terminent par: «je ne sais pas, demandez à untel, il saura mieux vous répondre.» Un autre journaliste évoque un éventuel changement de ministre. La réponse du numéro un est vague: «Je cherche des candidats », «je vais établir un profiL.. »,« si vous êtes intéressé, on étudiera votre candidature. »
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2 février
Il est six heures du matin, me voilà repartie le ventre vide en direction de l'aéroport. Encore une attente interminable. A quatorze heures «on» décide de nous changer de compagnie aérienne. Air Guinée n'a pas très bonne réputation. Lors du dernier voyage de Jacques, l'avion s'est retrouvé avec une roue à côté de la piste. Mais je suis tellement fatiguée que je m'endors pendant le décollage. L'arrivée sur Kankan est tout aussi dépaysante que la première fois. J'ai l'impression de retourner une deuxième fois en Afrique tant le contraste est énorme. A Mandiana, je suis bien accueillie par le personnel, j'ai l'impression qu'il y a eu quelques tensions durant mon séjour sur Conakry. Néanmoins je suis heureuse de retrouver mes pénates d'adoption. Chose étrange, il y a un bouc enfermé dans le poulailler. Mamadi m'explique que Fodé a voulu punir l'animal qui avait volé des salades. Une nuit de réflexion dans le poulailler allait, selon lui, le dissuader de recommencer. Une seule crainte, le bouc ne nous appartient pas, il n'est que de passage. D'ici à ce que l'on nous accuse de vol. ..
3 février
Isabelle fête aujourd'hui ses trente-six chandelles. L'œil clair comme un coup de vent sur le Cap Fréhel, la moue perplexe, je la vois couper le gâteau comme elle l'a fait mille fois. C'est une cariatide, elle aussi, douée de souplesse qui soutient son monde avec le sourire, même si elle se ronge les sangs en clopant de la blonde à pleins poumons. Journaliste sur une grosse enseigne radio, elle n'a pas fini de m'étonner. Elle fut la première à 112
s'émanciper, c'est une comète, son parcours original échappe à toutes les règles. Même loin, elle ne cesse de m'envelopper de son manteau étoilé.
5 février
A Conakry, le marché sauvage de Madina a été rasé au bulldozer. Belle démonstration d'autorité. Quant aux milliers de gens qui cherchaient là, les ressources d'une économie de survie, qu'ils mâchent la poussière. Les nouveaux missionnaires sont arrivés. Ce soir, nous accueillons une famille d'adventistes américains. Ils m'expliquent que William Miller, le fondateur du mouvement, avait prédit le retour du Christ dans le Massachusetts entre le 21 mars 1843 et le 21 mars 1844. Manifestement, le Messie n'était pas au courant et depuis, avec quelques autres, ils attendent encore. Nos hôtes me demandent où trouver hôtel et supermarché! Ils tombent vraiment de la planète MacDo ceux-là. Le couple voyage en 4x4 avec ses deux enfants, un chien, un chat et un rat. Ils m'invitent à prier avec eux, je décline gentiment sous prétexte d'athéisme incurable. Je n'ose même pas leur recommander de surveiller leurs animaux domestiques qui ici ne sont pas dénués d'intérêt gastronomique. La famille est en route pour Cotonou, au Bénin, où elle souhaite s'installer pour 6 ans. C'est à peu près à 1500 km de Kankan, à vol d'oiseau. En 4x4, peut-être quatre fois plus, mais les voies du seigneur. ..
7 février
Trente et un printemps pour Laurence. Son optimisme forcené, sa vitalité inusable, en font mon alter égale avec 113
des yeux aussi bleus que les miens sont foncés. Toutes deux médecins nous n'avons pas encore pris le pouls de notre « alliance ». Je me revois avec elle, à cru sur Fanfan et Linarès piquant un galop vers la cascade. Entre la bombe et la trompe de chasse ça sonnait bien, même si je préfère le radoub. Ma jumelle de cœur me manque, à moins que ce soit à moi-même que je manque.
114
AUX FRONTIERES DE LA MEDECINE
8 février
Réunion sur Kankan depuis deux jours. Avalanche de données, les chiffres et la souffrance ne parlent pas le même langage. Mille trois cents nouveaux cas de lèpre recensés sur la Haute-Guinée, et le docteur Schweitzer ne s'est pas réincarné. Ce soir, par radio, Valérie me signale une épidémie de méningite qui sévit sur Balandougouba, village de huit cents âmes. Il y aurait onze malades et quatre décès. Il faut intervenir au plus vite. Je prends avec moi des doses d'antibiotiques injectables de chloramphénicol huileux et en route pour Mandiana.
9 février
Après trois heures de gymkhana cahotique, nous arrivons à Balandougouba. L'information se confirme, nous recensons seize cas de méningite et cinq décès.
Au centre de santé le plus proche, nous préparons avec les agents le traitement et la campagne de vaccination. Quatre enfants sont alités dans un état semi-comateux. Le chef de centre a diagnostiqué des cas de paludisme. Après examen, il s'agit de méningites. Nous touchons aux limites de l'ordinogramme. Devant l'absence de vomissements, le chef de centre a écarté la méningite. Nous prodiguons les premiers soins aux petits sur place et nous décidons de revenir. Il faudra faire le tour de tous les autres dispensaires pour faire le point sur l'épidémie. Sur le chemin du retour, des garçons, âgés de 6 à 12 ans labourent un champ. Ce sont des écoliers qui une fois par semaine cultivent la parcelle devant leur école, le plus souvent, l'arachide. Apparemment tout se passe dans la bonne humeur. Six phacochères dont trois petits traversent devant nous. On les évite de justesse. Un drôle de personnage masqué court après des villageois paniqués, je n'en saurai pas plus. Une 404 transformée en taxi de brousse surgit devant nous. Il fait nuit, l'éclairage de la Peugeot ne fonctionne pas, un des voyageurs est assis sur le capot du moteur pour éclairer la route à l'aide d'une pile électrique. J'espère qu'il a négocié une réduction de tarif. Il fait très chaud ce soir. Les villages que nous traversons sont en fête: mariage, circoncision... Le chauffeur nous explique que tout le monde se hâte de faire la fête avant le début du Ramadan. Toujours la« retape », cette fois-ci, il s'agit d'une carte de soutien: «A l'occasion de l'ordination épiscopale de Monseigneur Vincent Koulibaly, premier évêque du diocèse de Kankan et de la Profession religieuse de la sœur Rose Condé, cérémonies prévues les 11, 12 et 13 février à Kankan, la communauté Catholique de Mandiana 116
vous prie de bien vouloir lui apporter votre contribution
financière en guise de soutien à la réussite de ces grandioses manifestations. »
Il février
Miracle! Au centre de santé, les enfants atteints de méningite qui étaient dans un état désespéré se portent très bien. Je suis impressionnée par l'efficacité du chloramphénicol huileux. Une injection dans les fesses et c'est la guérison. Je ne sais que penser, j'ai trop entendu les professeurs nous mettre en garde vis-à-vis de cet antibiotique en raison de ses effets secondaires. Je ne sais plus...
12 février
Rude journée. Retour peu avant minuit. Epidémie de méningite à Kinieran, un village proche du Mali. En 48 heures, on nous signale cinq cas de plus dont un décès. Avec quatre agents de santé, nous avons vacciné la population de trois villages soit près de trois mille personnes en une journée. Malgré la fatigue, je suis satisfaite. Tout s'est bien déroulé. La journée s'est terminée dans un village très éloigné où nous avons terminé à la lampe électrique. L'accueil des villageois ne cesse pas de m'émouvoir, nous avons partagé le riz traditionnel. L'ambiance nocturne de ce petit village perdu au milieu de la brousse m'a laissé sur une note douce et pleine de vie malgré l'épidémie qui sévit. Je pense que la journée a été plus dure pour Moussa, notre chauffeur. C'est le premier jour du Ramadan, il ne 117
mange ni ne boit, de six heures du matin à sept heures du soir et cela avec une température de 40 degrés à l'ombre. Sec comme il est, il frise la déshydratation.
15 février
Niallé, notre femme de ménage a accouché cette nuit. Encore un petit mec! Pour la naissance d'un garçon, la famille reçoit dix mille francs guinéens à peu près soixante francs français. Pour une fille, ça ne sera que la moitié. Le courrier est arrivé. Je me délecte de ces petits mots: «Tiens une lettre de la tante balai. Cela me fait plaisir de te gribouiller quelques mots malgré le soleil. .. la marée s'est fait attendre mais elle était très forte aujourd'hui. La plage doit être noire de monde qui gratouille le sable pour récupérer quelques coques... Ton oncle tond la pelouse et même le gravier, j'entends les roues qui crissent. Françoise bosse, Romain est parti à la plage avec un copain et son parasol. La radio donne des nouvelles, souvent les mêmes, c'est plus facile à retenir sauf pour le résultat des courses, ça change tout le temps. Tu vois, je ne suis pas toute seule, la maison me tient compagnie.
..
»
« Salut toubabou, Laurence travaille à Compreignac. Elle est venue faire un saut à I'heure du déjeuner. Avec l'épidémie de grippe, elle n'arrête pas. J'ai changé de coiffeur, tu sais le petit nerveux et Bigoudi le shampouineur qui m'avait raté ma teinte. En plus, je lui avais demandé les pointes pour les fourches et il a trop coupé, j'avais l'air d'un caniche punky, j'te jure. Le nouveau, je l'essaye demain. Marie-Hélène vient dîner ce soir. .. » 118
Suit un faire-part d'une amie: « Lucie a la joie de vous annoncer la naissance de son
petit frère, Pierre... » Le personnel de la concession et de l'hôpital viennent me voir. Ils ne supportent plus le comportement de Valérie. Ce n'est pas leur habitude de se plaindre. Je prends soin de les écouter tant leur véhémence me surprend. S'ils s'adressent à moi, c'est qu'ils pensent que je peux jouer un rôle de médiateur. Je les comprends, mais, il est vrai que la fatigue, la pression, certains comportements hostiles, plus le mal du pays, peuvent faire craquer.
16 février
Epidémie de méningite fulminante à Diarakourou. Cinq décès en trois jours. La population est paniquée. Ils veulent tous qu'on les examine. Nous décidons avec les autorités sanitaires de vacciner. Un griot assiste à l'entretien avec le conseil des sages et la population. A chaque fois que le douti, le chef de district, prononce une phrase, le griot ponctue celle-ci par un mot ou une psalmodie. Le contenu grave du discours prend des accents étranges, à mes oreilles, ça confine au burlesque mais la gravité de l'audience me laisse penser que le message passe. Nous ne cessons de recevoir des cas de méningite. Le Ramadan a débuté il y a quatre jours, les gens sont fatigués. Tout le monde vit au ralenti. Chaque mouvement se négocie avec la dernière économie. Ouvrir une paupière, à fortiori chasser une mouche de la main devient un travail. C'est l'hibernation tropicale. Le travail se résume à 119
la tenue des affaires courantes. Si quelque chose court
encore.. . 18 février
Sept mois d'Afrique, Out of Europa pour la première fois aussi longtemps. C'est une autre vie, celle d'une prématurée, j'étais Béatrice, ici, on m'a rebaptisée Dr B.A.. Je ne sais pas encore ce que j'ai acquis ou désappris. De ce bout de Guinée, il me restera la poussière des angoisses, des sourires, et par-dessus tout ce sens de la fatalité heureuse qui tremble comme l'air brûlant des mirages. Je suis si loin du sentiment d'urgence qui anime la médecine dont je suis imbibée. Ici, quand le malade guéri, c'est grâce aux médecins, s'il trépasse, c'est Allah qui était au stéthoscope, à moins qu'il n'ait été victime d'une intoxication indigène. Dans tous les cas, la famille ne lésine pas sur sa gratitude envers le personnel.
20 février
J'ai pu téléphoner en France, le combiné avec tous ces petits trous m'arrose le moral. Toute la famille s'y met. C'est du rire, des inepties, je ne sais pas s'ils perçoivent à quel point ça me requinque. A Diarakourou, nous repérons un vieil homme aveugle et lépreux caché dans une case. Il est amputé des doigts et d'une partie des pieds. Il ne suit aucun traitement. Selon le douti, il y a beaucoup de personnes atteintes de cette maladie dans le village. Nous prenons contact avec l'agent de santé responsable du programme contre la lèpre. 120
21 février
Jacques me dit à la radio de m'asseoir, et me propose de prolonger la mission de six mois. C'est à dire jusqu'au désengagement définitif de MSF sur le programme de développement en Guinée. Mon choix se fait dans l'instant. Douze mois, oui, plus, je ne sais pas si j'aurai la force. Personne ne se fait d'illusions. Après le départ de MSF, les licenciements et la remise des clés aux autorités médicales du coin, qui peut croire que le centre tournera encore? Il Y a de la déception dans la voix de Jacques qui n'insiste pas.
23 février
Il fait si chaud que je vais entrer en fusion. Je vais m'évaporer sur cette terre qui vole avec le vent. Si Dante avait connu l'Afrique, c'est ici qu'il serait venu chercher Béatrice. Mes neurones se dilatent avant de se liquéfier, les veines dessinent des gorgones bleues sur les bras et les mams. Le trajet vers deux centres de santé proche du Mali n'en finit pas. Le ciel chauffé à blanc nous contemple morfondus dans la fournaise. Tout est fatigue, y compris tenir ses vertèbres empilées dans le bon ordre. Nous traversons une zone infestée de mouches tsé-tsé, pour les reconnaître c'est facile, au repos elles croisent les ailes sur le dos. Pour éviter que ces hématophages entrent dans la voiture, nous roulons les fenêtres fermées, sans « clim » durant des kilomètres. Autant chercher à respirer sous une douzaine de couettes, c'est le dernier cercle. 121
Parfois, malgré ces précautions, une de ces glossines arrive à pénétrer l'habitacle. C'est alors une véritable guerre. La mouche attaque, trompe en avant prête à pomper le sang. Le chauffeur pile net. Tous les occupants du convoi se mettent en charge de débusquer et d'écraser l'adversaire. Des claques fusent, il faut se gifler pour se protéger. La piqûre laisse une tumescence douloureuse et elle s'infecte une fois sur deux. De plus, on peut écoper de la trypanosomiase plus communément appelée maladie du sommeil. Je n'ai pas connaissance que cette maladie sévisse en Guinée. 1er mars
Encore de la méningite, toujours près du Mali, depuis à peine deux mois, 125 cas dont 26 personnes sont décédées principalement des enfants. Nous traitons, vaccinons, traitons, vaccinons, traitons, vaccinons... Quarante degrés à l'ombre, faire trois pas devient un exploit. Je serai bientôt fumée comme un hareng. Les nuits ne concèdent aucune trêve sauf quand je plonge enfin pour quelques minutes, je fais des rêves inuits où je dors nue à même la banquise.
2 mars
A Saladou pour de nouveaux problèmes de méningite. L'an dernier, la population avait refusé la vaccination. Après douze cas dont six morts, le chef du village souhaite notre intervention rapide. Maintenant, nous sommes rodés, organisés pour réaliser au mieux et au plus vite les séances de vaccination. 122
Chacun a un rôle précis, c'est du travail à la chaîne. A une table sont installés les «préparateurs» constitués par les « dilueurs » et les « remplisseurs» de seringues, debout le « pointeur» chargé de noter sur une feuille le nombre de villageois vaccinés, le « laveur» désinfecte les bras avant la vaccination et enfin le « piqueur» qui shoot! Tout cela avec un service d'ordre sans lequel nous ne pourrions pas travailler.
4 mars
Ma nièce Clothilde a 7 ans. C'est une petite poupée de porcelaine qui sait jouer du caractère. Sa mère Catherine, toute de blondeur évanescente, le pinceau agile, mêle les oxydes qui vont donner des émaux, une sorte de prêtresse des arts du feu, l'activité locale emblématique. Le champlevé n'a pas de secret pour elle. Elle a trouvé les émaux pour dire les choses en creux avant de les passer au four des couleurs. Clothilde, elle, court après les papillons sans les rattraper encore, vivement que ses ailes se déploient. Si 7 ans, c'est l'âge de raison, quel sera l'âge du cœur? Voudra-t-elle encore dans 20 ans « faire docteur » en Afrique comme elle me l'écrit dans sa dernière lettre?
7 mars
Cette nuit, j'ai reçu un cafard de près de sept centimètres de long sur la tête. l'ai fait un de ces bonds dans le lit, c'était plus diastole-systole mais « frousstole » ! Hier, c'est un essaim d'abeilles que j'ai traversé, sans me faire vacciner. Serait-ce une invitation à l'entomologie? 123
Les dates pour le séminaire de nutrition sont fixées aux 25, 26 et 27 mars. Cette réunion doit mettre en place la formation d'un représentant pour chaque centre de santé, le personnel hospitalier, les responsables de la santé, de la préfecture, et trois membres MSF. Nous avons invité Mariana, une guinéenne spécialiste du problème sur Conakry. Cheveux blancs en bataille, énergique, sa force de conviction abolit toutes les réticences. Pour prendre un peu de répit, je me plonge dans mon courner. Hélène, une amie, craint une troisième guerre mondiale consécutive aux événements de Yougoslavie. Je ne comprends pas toujours ce qui se passe ici, et le Kossovo, je n'en soupçonnais pas l'existence. Du fond de ma brousse, la Yougoslavie c'est la jungle. Fabienne, ma copine dermato à qui j'avais envoyé des photos de lésions cutanées, ulcérées, m'offre une consultation à l' œil: « Ton prurigo n'est vraiment pas correct pour une amie de dermato. Je t'envoie du Diprolène, à mettre en alternance avec de la Fucidine. Et pour que ça marche, il faut mettre ces délicieuses petites pommades sous pansements,
en espérant
qu'il n y a pas plus de cent
lésions, ce qui avec de l'entraînement te fera soir et matin une heure de soins. » C'est que moi aussi, j'ai un corps. Ce soir, je passe voir à l'hôpital cette jeune femme brûlée à près de cinquante pour cent à la suite d'une crise convulsive. Elle serait tombée dans le feu avec sa fille sur le dos. Il y a quelques jours son mari les a amenées, sur le porte-bagages de son vélo après des heures de piste. Je ne sais pas comment elle a pu survivre au trajet. Nous l'avons soignée et placée sous une moustiquaire. Son mari a dû repartir dans son village pour chercher de la nourriture. Elle est seule. Personne pour la soutenir, la 124
nourrir, la laver. Nous n'avons aucune nouvelle de son conjoint. Elle n'a rien à manger, elle est cadavérique, ses plaies ne cicatrisent pas. Je communique avec elle par le regard, sa souffrance irradie. Je n'ai que ma présence à lui offrir, elle pleure. Je veux qu'elle s'en sorte. Je dois l'aider. Sa petite fille n'est que légèrement brûlée, elle va bien. Nous la nourrissons, comment sa mère pourrait-elle l'allaiter? Le personnel de l'hôpital s'en fout. Ils ont trop à faire pour survivre et derrière chaque malheur, il y a toujours cette idée qui rôde, Dieu l'a voulu. La terre vibre dans une sourde violence. Quand les choses arrivent, elles étaient en route depuis longtemps. Les femmes pilent, pilent et pilent encore, leur enfant sur le dos, leur enfant dans le ventre, elles pilent le grain ou la fécule et le sol transmet chaque coup. Les pilons enfournent les mortiers avec la régularité d'une horloge comtoise. Tout se met à gazouiller, les ventres halètent. La promesse fait fondre, mille rigoles viennent creuser le lit d'attente. Pas un soupir, pas un désir, une seule faim sauvage qui tenaille au plus tendre. Le fauve se fait attendre. Il veut sentir sa proie qui frémit des naseaux. Quelque chose palpite si fort que la nature n'a plus qu'à serrer les cuisses pour que tout explose de bonheur. Je suis en orbite autour d'un astre absent. J'ai inventé un centre à cette absence. Il me ressemble, il tremble tant il craint de jouir. Je suis en apnée au cœur d'un typhon poussiéreux. Les pollens dansent, se brassent, tout fermente à sec, tout blanchit. La mort joue du galop, cette ardeur qui chevauche la furie, je la refuse, peut-on avoir plus peur de l'amour que de la mort? J'ai trop peur de cette argile pétrie au secret du ventre qui trop souvent meurt avant de savoir rire, trop peur qu'il ne reste que les cicatrices pour sounre.
125
12 mars
J'apprends que l'on reconnaît un bon musulman à ses lèvres gercées. Durant le Ramadan, les musulmans ne doivent ni boire ni même avaler leur salive. C'est pour ça qu'ils crachent sans arrêt en ce moment. Pétages de plomb et délires, ce week-end. Chacun décompense comme il peut, alcool, pétards, hystérie ou abattement, l'équipe réunie à Mandiana finit dans un bain collectif, tout habillée dans la pataugea ire.
13 mars
C'est la fin du Ramadan. Les enfants défilent dans le village tout de neuf vêtus, fiers et rieurs. Beaucoup viennent nous voir à la maison et nous souhaiter «bonne fête ». Une petite fille porte sur son dos une poupée enroulée dans un pagne. C'est une petite fée de grâce et d'enchantement qui joue déjà la femme et son fardeau. A côté d'elle, une autre petite fille âgée tout au plus de 6 ans porte également sur son dos un bébé mais cette fois-ci, c'est bien sa petite sœur. Quand ils peuvent s'amuser, les enfants ne jouent qu'avec des jouets bricolés, c'est le dernier stade du recyclage, les modèles sont d'autant plus divers, voiturettes, bicyclettes, et mille autres miniatures fabriquées avec toute sorte de débris: canettes de soda, boîtes de conserves, pneus, chiffons, bouts de bois, de stylos... Aucune nouvelle de la famille de la jeune femme brûlée. Ce soir, je retrouve en pleurs. Elle m'explique que sa petite fille est morte de faim au village. Sa belle-mère est venue chercher l'enfant il y a trois ou quatre jours pour la ramener dans la famille et ils ne lui ont 126
rien donné à manger. De plus, son mari est parti avec une autre femme. J'ai l'impression qu'elle a compris que tout est fini pour elle. Je refuse d'accepter qu'elle nous quitte malgré le pronostic catastrophique. Comment peut-t-elle se battre? Je n'en peux plus du sort fait aux femmes. Encore un nouveau-né mort de tétanos, aujourd'hui à l'hôpital. 20 mars
Chez nous le printemps se fête avec nos deux poissons, Catherine trente quatre ans, truite habile qui joue de la lumière et Geoffroy Il ans notre poisson volant vers les étoiles. Je regrette de ne pas être du bocal pour souffler les bougies. Je leur souhaite un anniversaire africain avec tout le temps qu'il faut.
21 mars
Mariana est arrivée toujours coiffée de sa superbe tignasse argentée. Nous mettons au point les derniers détails, nous sommes prêts. Sékou, le petit malnutri, vient nous voir presque chaque soir avec sa mère adoptive. Il pousse à merveille. Nous poursuivons notre aide comme nous le pouvons. Nous leur donnons tous les mois un sac de riz. Ses éclats de rire, sa bonne bouille et sa vitalité me soutiennent. Laurence est de retour depuis quelques jours. Elle est arrivée sans valise. Son bagage s'est perdu en route.
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25 mars
Le séminaire est terminé. Il s'agissait de définir des pistes culinaires pour lutter contre la malnutrition. Avec des ingrédients locaux, nous passons de la théorie à la pratique, tout le monde est enthousiaste, ça marche. Ces trois jours marquent un temps fort. Nous avons cuisiné et mangé du tô à la sauce gombo. Le tô est une préparation à base de manioc et de fonio ou de milou de maïs.
26 mars
« Ani tele toubabous !
Quarante-deux degrés à l'ombre. Nous buvons, buvons, l'eau est tiède avec un goût de vase. La douche est brûlante, ilfaut attendre le soir pour se « rafraîchir ». Vivement la saison des pluies. Le 13 mars, c'était la fin du ramadan. Les enfants avec leurs coiffures sculpturales, toutes différentes, qui partent dans tous les sens, ont défilé de case, en case, durant toute la journée. Les épidémies de méningite fatiguent, deux cent soixante quatre cas en moins de trois mois avec quarante et un décès. Nous poursuivons la vaccination. Vingt trois mille personnes auront été immunisées au cours de ce premier trimestre. Nous avons profité d'une séance de vaccination pour piquer Laurence venue imprudemment en Guinée en pleine épidémie sans être protégée. Et c'est médecin, ça madame! Depuis qu'elle est là, elle m'a fait le coup de la courante, de l'entorse de doigt en voulant jouer au volley-ball et une rage de dents. Et ça donne des conseils aux autres! Je m'attends au pire, nous partons en forêt pour une semaine pour y voir les crapauds vivipares 128
et les singes! Le temps passe vite, chaque jour est une Afrique. Je viens d'achever un séminaire sur la malnutrition, que nous avions organisé pour les agents des centres de santé. C'est ambitieux. Après les élections, tout s'est calmé. Conakry se paie un lifting, l'armée nettoie la ville. Les quartiers incontrôlables sont rasés, c'est la politique du bulldozer démocratique. Depuis la fin du Ramadan, les fêtes ont repris, de nouveau on entend les tam-tams, les chants, les griots, ces messagers de la mémoire orale. On est griot de père en fils ou de mère en fille. Ils sont peu respectés, même s'ils transmettent l'histoire des familles, des villages et des conflits, ces sculpteurs de légendes sont condamnés le plus souvent à mendier pour survivre. Le train de la ligne unique vient de passer à Kankan. Il circule une fois tous les six mois. Du coup notre logisticien, a bricolé une draisine pour faire rouler les 4x4 sur les rails du pont de chemin de fer. Comme ça, on évite de perdre deux heures à attendre le bac pour traverser le fleuve. Il étudie un système pour faire flotter la voiture sur le fleuve pour la saison des
pluies. » 27 mars
Le directeur de l'hôpital s'est confié à l'imam de Mandiana au sujet de la jeune femme brûlée, abandonnée par sa famille à l'hôpital. Celui-ci a organisé une quête en faveur de la malade et doit se rendre dans le village du mari afin d'y rencontrer la famille. Comme chaque soir, nous lui apportons un plat cuisiné. Laurence m'accompagne. La jeune femme est dans un état catastrophique, ses plaies ne cicatrisent pas du 129
tout, elle est complètement dénutrie. Ses yeux nous fixent sans ciller, elle veut dire quelque chose, je n'arrive pas à lire ce mutisme déchirant. Avec Laurence, nous nous interrogeons sur les circonstances de l'accident. Comment un simple feu de bois a-t-il pu occasionner de telles brûlures? La jeune victime insiste pour que Laurence aille chercher son appareil photo.
28 mars
Vacances en forêt. A Kerouané, nous prenons le chemin d'une cascade. La montée est épuisante mais le déplacement en vaut la peine. Du haut de la chute d'eau, nous apercevons un babouin en colère. Il nous regarde droit dans les yeux et se met à aboyer comme un chien. Sa petite famille est à quelques mètres derrière lui. Nous gardons nos distances.
29 mars
Retour au Mont Nimba. En chemin, nous découvrons la fabrication artisanale d'huile de palme. Tout est de couleur rouge: les gamelles, le sol et même les personnes qui travaillent l'huile. Cette huile est une grande richesse enviée par les régions voisines. Le personnel de maison nous a passé des commandes. Nous laissons à Ismaël le soin de négocier le tarif. Arrivés près d'un village, un douanier à pied nous fait signe d'arrêter. Ismaël notre chauffeur fait celui qui ne voit rien et poursuit son chemin. Arrivés au poste de douane, nous trouvons la barrière fermée. Dans le rétroviseur, notre douanier court en gigotant dans tous les sens. Nous avons 130
beau palabrer avec le garde barrière, rien à faire, la barrière reste baissée. Le douanier se rapproche, nous l'entendons: «ne leur ouvrez pas, ils ont refusé de s'arrêter! » Nous nous sentons de plus en plus mal. Le chauffeur et le douanier s'expliquent vivement. Ismaël parle de son beaufrère douanier dans un petit village tout proche. L'incident est clos.
31 mars
Excursion sur le mont Nimba avec le Libéria et la Côte d'ivoire dans les brumes au loin. Il y a de l'orage. Des stratus ouatés traversent le 4x4 par les vitres baissées, je n'avais jamais vécu un tel phénomène. Cette nuit, nous dormons dans une petite maison au sommet. Au menu sardines à l'huile et bananes. Ca change du riz! 1er avril
Guinée d'avril, te fait pas d'bile.
Direction Banankoro par un chemin de montagne, la piste n'est faite que de rochers, de trous et de précipices. Nous sommes sous l'orage, un arbre tombe devant nous. Il nous faut une bonne heure pour le contourner. Nous nous arrêtons dans le premier village qui nous offre l'hospitalité. Toute la nuit nous la passons à frissonner en cherchant une position à peu près confortable, impossible avec I'humidité glaçante et la promiscuité, à trois dans un petit lit. Avec Laurence, je finis la nuit à terre. Au matin, on s'inquiète des « lieux ». Je pars avec Laurence à la recherche de la fosse d'aisance. 131
On nous propose un trou recouvert par des pierres. Des villageois montent la garde à la porte du cabanon. Nous patientons, encore un peu, un peu plus, puis nous renonçons. Plus tard la grosse commission. Y'a de l'occlusion dans l'air, un petit coup de turista arrangera ça...
3 avril
Fin des vacances avec quelques frayeurs pour finir, demi-tour en haut d'une crête, le vide de chaque côté, tout en raidillon avec des passages sur des ponts «banabana » faits de rondins et de planches disjointes. Ce soir, nous assistons pour la première fois à la projection d'un film à Mandiana. Nous sommes réunis avec la population à l'extérieur et il y a de l'ambiance. C'est un film de kung fu. On n'entend pas le son couvert par le bruit du générateur et les rires des spectateurs. En sortant, les gamins miment les sauts de Bruce Lee. Le félin d'Hong-Kong a séduit les fils de la brousse.
5 avril
Réunion MSF à Kankan pour tenter de désamorcer les conflits au sein de l'équipe. Certains ont décidé de réunir le groupe avec le coordinateur pour tout mettre à plat. Le climat est orageux, ça gueule, ces petites gens me font honte. La réunion se termine avec une lettre de démission du logisticien et de l'administrateur. Valérie part le 15 avril comme prévu. Toujours personne pour me remplacer. 132
Incroyable, Laurence a récupéré sa valise. Le bagage a transité par une demi-douzaine de capitales africaines et Isabelle, en France a géré la situation. La compagnie aérienne proposait de rapatrier la valise en France. Mais voilà, cette valise contenait des trésors pour nous: saucissons, fromages, chocolat, ...vêtements et cadeaux pour les enfants. Ma sœur, au culot, a spécifié au responsable des bagages que la valise contenait des médicaments indispensables sur place. Et voilà, comment le bagage est arrivé à bon port. Nous nous jetons avec Valérie sur le saucisson sous les yeux affolés de Laurence. Le saucisson est vert, tout moisi, mais c'est trop bon. Le même sort sera réservé au chèvre hors d'âge qui cherche à se débiner. Mes exigences sur la bouffe ont bien évolué depuis le début de la mission, moi qui chipotais sur les dates fraîcheurs! Nous achetons notre viande exposée en plein soleil sur les marchés. Le choix de la pièce se fait après avoir balayé de la main, les mouches. Quant aux poulets, je ne sais pas encore comment les cuisiner. Leur chair est coriace, pas question de procéder comme on le ferait avec un chapon français. De plus, les malheureux gallinacés sont gras comme des marathoniens professionnels, d'où peut-être l'appellation MSF : « poulet bicyclette ». Depuis quelques semaines, nous fabriquons des yaourts avec du lait en poudre. J'aime bien cette idée de conserver le dernier, pour «ensemencer» la fournée suivante.
7 avril
Laurence est repartie. Son absence me donne le vertige. Non pas que tout soit « dépeuplé» mais je pèse la fatigue qui m'accable. Une sorte d'épuisement psychique 133
que je ne parviens pas à compenser. C'est la colère qui me sort de ce coup de cafard. J'apprends que certains membres du personnel soignant réclament de l'argent aux patients de l'hôpital. Je vais voir la jeune femme brûlée, elle n'a pas eu de soins ces derniers jours. Les pansements n'ont pas été refaits. J'ai envie de hurler, de les engueuler, je n'y arrive pas et ça me consume.
10 avril
C'est la fête du départ de Valérie. L'équipe est venue assister à la soirée. Vu le climat de ces derniers jours au sein de l'équipe, c'est pas l'euphorie. Le personnel de l'hôpital est venu en petit nombre et les gens de maison ne sont pas là. Dur pour Valérie qui vient de passer un an ici. Un voile terne étouffe la soirée.
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MEDECIN SANS FILET
Il avril
Valérie partie, je me retrouve seule sur Mandiana. Le logisticien part pour convoyer un camion au Zaïre. Je pense qu'on lui a proposé ce voyage de trois semaines, pour apaiser les tensions dans l'équipe. D'après ce que je sais, il souhaiterait arrêter la mission. Pour ma part, je n'écoute pas ses arguments, je dois continuer. Je suis happée par le travail, l'immédiat, l'utile au plus vite.
12 avril
Lorsque je m'effondre sur mon lit, juste avant de sombrer, je revois les uniformes rouges et les trompes, les chiens et les chevaux et mon frère Jean-Luc qui ne traquait que la pureté du son. Je repense à ces quelques mots, déliés comme ses gestes qu'il avait tracés à la hâte au
revers d'une photo: « Un bon sonneurpense la musique, il ne la lit pas. S'il pense juste, la note est juste et il devient
le Souffle. Là, le vertige résonne sans Jin jusqu'aux abîmes
qui nous ressemblent,jusqu'au seuil des arcs-en-ciel. » Jean-Luc quitta ce monde au petit matin d'un 12 avril, botté à mort par un étalon fou.
13 avril
Je n'arrête pas, je dois cumuler pour faire face à l'absence de l'infirmière et du logisticien. L'entretien, la maintenance de l'énergie solaire, les bagnoles, je baigne dans la sueur et le cambouis. Diané vient me voir régulièrement. Il vient de «grignoter », comme il dit, quelques lignes pour Laurence avant que j'expédie le courrIer. Suite à une panne d'énergie solaire, je me retrouve avec lui au beau milieu de la cour dans le noir complet. Là, Diané toujours équipé de sa lampe électrique me propose: « Veux-tu que je te torche? » Enfin de quoi rire.
14 avril
La jeune femme brûlée est morte au village. Sa famille, après la visite de l'imam, était venue la chercher à l'hôpital quelques jours après. Je savais qu'elle n'avait aucune chance, c'est cela même qui m'accable.
15 avril
Il n'y a pas grand-chose sur le marché en ce moment, pas de légumes. Je me nourris essentiellement de mangues, c'est la pleine saison. Je ne supporte plus le pain, les plats 136
à base de farine. Nous avons beau la passer au tamis, les charançons sont toujours là. Le goût de charogne persiste malgré l'accompagnement et la cuisson insistante. Avant de partir, Laurence a tenté d'initier Aïcha à de nouvelles recettes. Ce midi, j'ai droit à ce qui serait une quiche, une pâte farcie aux charançons coiffée de son omelette cramée pour faire joli. Nous recevons à l'hôpital, une petite fille qui se prénomme Adama. Elle vient d'un village éloigné. Son père l'a amenée sur le porte-bagages de son vélo après plusieurs heures de trajet. Adama respire difficilement, ses poumons semblent remplis d'eau. Selon son papa, ce n'est pas la première fois. Sa vie est devenue un calvaire, elle ne peut plus faire le moindre exercice, ni jouer avec les autres enfants. Elle souffre durement. Je pense à une insuffisance mitrale qui nécessiterait une intervention chirurgicale. Cette enfant étouffe et nous n'avons pas d'oxygène. Nous la plaçons en position assise et avec les médecins nous faisons au mieux pour la soulager avec les médicaments dont nous disposons. Les atteintes des valves cardiaques sont fréquentes ici, secondaires le plus souvent à des angines non soignées. Vannée, je m'écroule sur mon lit, je veux glisser un pied sous le drap, il est trop bordé et je lève la tête pour passer sous le pli. Le scorpion est là, à vingt centimètres de mon pied, dard dressé. Sans savoir comment, j'opère un tête à queue d'un bond et je torgnole la bestiole à mort. Je n'en peux plus. Je mets des heures avant de céder au sommeil. Au milieu d'un rêve, dans une sorte de fête foraine, je regarde tourner la roue de la loterie. La roue ne s'arrête jamais, son cliquetis est irrésistible. Au réveil, j'ai la sensation que tout se répète sempiternellement, depuis les enfants ou les mères qui 137
meurent après des heures de piste sur un porte-bagages jusqu'au fidèle scorpion qui pointe son dard en attendant je ne sais quelle fatalité.
18 avril
Neuf mois, je suis incapable de dire à quoi ressemble le bébé. La densité émotionnelle de ces quelques mois m'a fécondé de multiples expériences. Je ne suis pas certaine de vouloir accoucher. J'ai adopté un chaton. Notre pauvre Victor a du finir en ragoût. C'était un chat affectueux qui me tenait compagnie le soir pendant des heures tandis que je saisissais les données du jour. En dehors de son coup de tête amoureux, Victor savait nous prévenir lorsqu'un serpent approchait de la maison. Il se savait en danger quand nous étions absents. J'ai pris conscience de son destin précaire, le jour où j'ai vu des enfants jouer avec des queues de chat. Au début de mon séjour, je ne comprenais pas la violence du personnel à l'égard de Victor. Aujourd'hui, je pense avoir compris. Nous réservions à Victor, les abats, la tripaille, la tête, les pattes. Mais, c'est que tout se mange. Les intestins de poulet, sont soigneusement vidés et cuisinés. Victor était gras comme un moine, de là à faire des envieux. Ils l'ont tué et mangé sans doute. Ici, l'animal n'existe que s'il a une fonction ou un « pouvoir », sinon il dégage. On ne partage pas sa nourriture avec un animal quand on est pas certain de manger soi-même. J'ose à peine penser que le degré de civilisation pourrait s'évaluer au regard du comportement envers les animaux. Il faut un bon niveau de confort pour se payer le luxe de caresser son chat ou son chien. 138
L'anthropocentrisme qui frappe les mamies solitaires de nos villes ne risque pas de contaminer les affamés. Qui l'avait appelé Victor? Un expatrié, forcément. Un petit garçon vient de mourir à l'hôpital. Il avait deux ans et pesait moins de cinq kilos. Il n'avait jamais absorbé autre chose que du lait maternel. Adama va mieux. Cette petite fille d'environ douze ans ne pèse que quinze kilos. Elle arrive à nous dire quelques mots. Je me suis renseignée pour voir ce que nous pourrions faire pour elle. L'association Terre des Hommes propose de la voir sur Conakry afin de faire des examens et d'étudier son dossier pour une éventuelle intervention chirurgicale en France ou en Suisse. Je propose cette possibilité au père. Le papa me répond qu'avant toute chose, il doit consulter le conseil des sages du village. Les gens sont très fatigués en ce moment, la chaleur est éprouvante. Je bois près de six litres d'eau par jour. Le toit de l' apatam, une sorte de préau qui sert de réfectoire, tombe en ruines. Nous devons trouver du bois et de la paille pour le reconstruire. Le logisticien fait cruellement défaut. Ce soir, le médecin de l'hôpital vient me voir, il souhaite mon avis sur un garçon de quatre ans qui vient d'arriver à l'hôpital. Il présente une paralysie flasque des jambes. Je pense qu'il est atteint d'une poliomyélite. Nous irons au village demain.
19 avril
Il y a bien une épidémie de poliomyélite à Marena, village de quatre cent soixante dix âmes d'où vient le petit garçon. 139
En faisant le tour des cases avec le chef du village, nous avons trouvé trois enfants qui présentaient depuis quelques jours des difficultés pour marcher, peut-être une paralysie des membres inférieurs. Ces enfants ont entre deux et quatre ans. Combien d'entre eux vont mourir ou rester handicapés à vie? Pourquoi n'ont-ils pas été vacciné malgré la présence depuis déjà quelques années du Programme Elargi de Vaccination? Certains villages éloignés n'ont malheureusement pas pu encore bénéficier du programme d'immunisation. Les villageois n'ont pas de possibilité de transport pour venir au centre de santé. La prévention n'est pas encore entrée dans les mœurs. Pourquoi aller au dispensaire quand on n'est pas malade? Les agents de santé ne font pas de stratégies avancées depuis que leur moto est en panne. Prétexte pur ou totale incompétence mécanique? D'après les vieux du village, il y a eu une dizaine de cas dont cinq décès chez des petits enfants qui présentaient toutes sortes de symptômes: fièvre, maux de tête, diarrhée et paralysie flasque des membres inférieurs depuis mars. Pour enrayer l'épidémie, il faut vacciner au plus vite. Nous insistons sur l'hygiène élémentaire concernant les mains, les latrines, l'alimentation, les lieux de baignade, la protection des puits s'ils sont trop proches des latrines, la lutte contre les mouches.. . Actuellement, les villageois n'ont d'autres ressources que les puits non protégés, ou l'eau du fleuve.
140
20 avril
Six autres cas de poliomyélite sont enregistrés dans trois villages proches depuis mars, mais les agents des centres de santé n'ont pas réagi. Nous devons former le personnel des dispensaires et surtout les encourager à vacciner ces villages.
23 avril
Trente et une bougies aujourd'hui, pas trop calaminées j'espère! Ce soir, à Kankan, je n'ai rien dit mais je suis allée téléphoner à ma famille pour qu'elle me souhaite mon anniversaire! En rentrant de la poste, l'équipe m'avait préparé une surprise: un gâteau et des cadeaux. Bien joué, comment ont-ils su? Sans doute par l'administrateur qui a mon passeport en main.
26 avril
Un superbe orage a éclaté cette nuit, le toit de paille m'est tombé sur la tête dans un nuage de poussière. La case est dans état de délabrement impressionnant. ..
29 avril
Nous avons reçu quatre cas de sida ce mois-ci, une patiente vient d'être hospitalisée, ce jour. Elle vient 141
d'accoucher d'un petit garçon pesant à peine un kilo. On peut craindre le pire, cette maman a perdu ses trois enfants précédents. Soirée dans une société aurifère, nouvellement installée sur Mandiana. L'équipe est belgico-canadienne. Nous sommes reçus dans des conditions luxueuses. Des locaux impeccables, climatisés, un repas délectable me font presque oublier ma case sinistrée et notre cher rizsauce. 1er mai
Ni muguet, ni défilé, mais un match de football, fonctionnaires de la Santé versus fonctionnaires de l'Education. Match nul. Ce soir, une jeune femme en travail depuis vingt quatre heures est amenée par sa famille. La position du bébé n'est pas bonne. Il est placé de travers avec un bras sorti. Le chirurgien n'a pas d'autres solutions que d'opérer une césarienne au plus vite. Le petit est mort. Je n'oublierai pas ce petit bout cassé de partout. Dans le village, ou ici, ils ont dû tirer comme des fous, c'est pas possible autrement.
2mai
Intervention pour une tumeur, il s'agit d'une grossesse abdominale, sans doute la seule que je verrai de toute ma carrière. Le chirurgien étale sur la table avec un soin malsain, le résultat de la boucherie: côtes, crâne, membres, viscères, veut-il prouver que c'est un champion de l'équarrissage sur fœtus. .. Toutes ces horreurs m'usent. 142
Faire le point, trouver la distance, c'est cela qui épuise, l'empathie est trop puissante. Nouvelle déception, trahison devrais-je dire. Sidibé, le seul infirmier en qui j'avais confiance fait également son petit trafic sur l'hôpital au détriment des enfants malnutris. Tout ça me dégoûte. Je comprends maintenant pourquoi les mères ramènent très vite leurs enfants dans le village et pourquoi au compte rendu du matin, l'agent de garde annonce: « évasion », lorsqu'une maman part la nuit sans rien dire. Je comprends pourquoi nous avons si peu de résultats. Une, a eu le courage de dénoncer la magouille. L'infirmier responsable de la nutrition des enfants vend chaque préparation que MSF offre. Les mamans ne peuvent pas payer. Toujours ce dard prêt à frapper dans le dos, je suis sérieusement secouée. Ce qui restait de mon capital confiance se décalcifie de façon irréversible. Le directeur agit enfin, l'agent perd sa prime et s'engage par écrit à ne jamais recommencer, sinon dehors! Comme à l'école. Je fais comprendre à l'agent que je l'aurai à l' œil. Je dois me retenir pour ne pas l'insulter tant il a l'air de se moquer complètement de ce qu'on lui reproche. Aujourd'hui, c'est le baptême du petit Ansoumane, le fils de Fodé et Niallé. C'est un festival de boubous, rouges, jaunes, bleus, verts, violets qui dansent jusque dans la nuit.
3 mai
Une infirmière doit arriver le 6. 143
Ca fait presque un mois que je suis «seule» sur le centre. J'ai découvert que je n'étais pas dénuée d'autorité mais pour cela je dois forcer ma nature et je redoute le moindre accent d'arrogance, c'est épuisant.
4mai
Le sordide n'a pas de fond. Le Docteur Paul a mis le fœtus «disséqué» de la grossesse extra-utérine dans un bocal. Il l'a placé près du lit de la mère toujours hospitalisée. Toute la population de Mandiana défile pour voir la «chose ». A l'hôpital, le bruit circule qu'une femme a accouché d'un serpent. Un chef de centre est arrivé ce soir à moto avec deux personnes. Une fois à l'hôpital, il s'est aperçu qu'il venait de faire quinze kilomètres avec un macchabée sur le dos, l'autre passager l'a tenu durant tout le parcours. Encore un enfant mort de tétanos cette nuit. Il avait douze ans. Il est entré à l'hôpital pour une fracture ouverte du bras. Le médecin qui a reçu l'enfant n'a pas pris le soin de retirer le bandage et de nettoyer la plaie. En cours de réunion, il conteste son erreur. A l'écouter, c'est tout juste si l'enfant n'a pas eu ce qu'il méritait. Le directeur de I'hôpital doit user de sa position pour stopper toute discussion.
5 mai
Nous nous réunissons pendant quatre heures avec tout le personnel de l'hôpital pour le bilan trimestriel de l'activité de l'établissement. Dans l'ensemble, le bilan s'avère positif. 144
6 mai
Wellcome Sylvie, la remplaçante de Valérie est sur zone. Puéricultrice, elle revient du Rwanda où elle a passé un mois. Elle a été évacuée avec son équipe pour cause de conflits entre hutus et tutsis. Sylvie est patiente, attentive, elle me paraît en phase avec la mission. Elle m'a ramené du courrier. Lettre de Valérie du 19 avril « Voilà quatre jours que je suis rentrée chez moi, et je commence déjà à tourner en rond comme un ours en cage! Je n'ai pas encore mis le nez dehors. Il fait trop froid, deux degrés. J'ai un tas de bordel et des paperasses à ranger. J'ai mis un grand sac poubelle sous l'armoire et fait un grand ménage. C'est fou ce qu'on peut
accumuler. .. » Isabelle continue ma réinsertion à distance, avec des coupures de journaux: La tour de Châlus-Malmont, menace de s'écrouler. Châlus: la tour du XIIIème s'effondre! Candeloro, vice-champion du monde, Surya Bonaly rate la marche. Afrique, attentat en plein vol, les présidents du Burundi et du Rwanda sont morts dans le crash. C'est la ruée vers l'or dans toute la région. Je vais à la mine d'or de Kantoumanina. Voilà pourquoi le personnel a déserté l'hôpital et les centres de santé. A deux heures de marche du village, une petite ville a poussé, avec ses commerçants, ses pharmacies ambulantes, ses huttes en chaume. Plus de cinq mille personnes pour exploiter environ 600 trous. Bon nombre de villageois ont quitté leur travail 145
pour tenter l'aventure, nous rencontrons même des souspréfets. Quatre à cinq personnes entourent l'entrée de chaque trou. Pataugeant dans la gadoue, les hommes creusent la latérite jusqu'à 5 ou 6 mètres, puis ils font des galeries transversales. Le sol est un vrai gruyère. Le risque de finir enterré vivant ne les dissuade pas. Les femmes, pieds dans la boue, en plein soleil avec le plus souvent un enfant sur le dos sassent la terre récupérée par les hommes en guettant le clin d'œil de la fortune. Une pépite de trois centimètres de diamètre vient d'être trouvée. Une fortune, la fièvre monte. J'augure mal de cette folie maligne, c'est le moment de cultiver et tout le monde est ici à creuser une terre qui ne nourrira pas un sur mille de ces malheureux. Ce sont encore les enfants qui payeront la facture. Les huttes sont les unes sur les autres, pas d'eau, pas de latrines, les ordures traînent partout, et des miasmes puissants enveloppent le lieu. Les cas de diarrhées enregistrés par le centre de santé le plus proche sont de plus en plus nombreux. Nous craignons qu'une épidémie de choléra se déclare. Nous faisons part de notre inquiétude au chef du village. Celui-ci, envisage un nettoyage du site par les villageois. Je ne pense pas que cela suffise. Nous restons vigilants. Les violences ne sont pas rares. Les vols, la chaleur, la fatigue, la désillusion, la promiscuité, la faim, la prostitution, sont autant de facteurs déclenchants. Les militaires sont sur place en mission de police. Onze cas de sida depuis le début janvier à l'hôpital.
9 mai
Nous avons enfin des nouvelles du père de la petite Adama. Le conseil des sages du village accepte que 146
l'enfant aille sur Conakry pour prendre l'avis des médecins de Terre des Hommes. Elle pourra peut-être bénéficier d'une intervention cardiaque en Europe. Maintenant, il faut que nous organisions son voyage sur Conakry. Je prends contact avec l'administrateur de la mission. Faire-part de naissance: «Les familles Diallo, Condé, Doumbouya, Cissé, Barry, parents et alliés ont la grande joie de vous informer de la naissance d'une fille dans leur foyer. Les cérémonies de baptême auxquelles vous êtes cordialement invités auront lieu mardi 10 mai à 16 heures au domicile de Mr Issiaga Diallo, heureux père, chargé de la Vulgarisation à la Promotion Agricole dans la cité de Mandiana. Un thé dansant à la villa clôturera les cérémonies. Prière d'en trouver votre honneur. »
12 mai
L'évêque de Kankan vient célébrer une messe pour l'Ascension. Catholiques ou musulmans, chacun participe à toutes les fêtes. Depuis quelques semaines, nous nous occupons des jumeaux Lanciné le garçon, et Fadila la fille. Les jumeaux sont perçus comme des sorciers, ils possèdent un pouvoir sur les scorpions. Les garçons jumeaux sont toujours appelés Lancé et Lanciné. La mère de Lanciné et Fadila a succombé à l'accouchement. La famille s'est retournée vers nous, aucune nourrice ne pouvait les prendre en charge. Valérie s'était investie à fond pour que ces enfants s'en sortent. Elle avait appris à la femme qui les prend en charge au village, les règles d'hygiène à respecter pour la 147
préparation des biberons et elle pesait régulièrement les petits. Aujourd'hui, je me rends dans leur village pour prendre de leurs nouvelles et leur amener d'autres boîtes de lait maternisé. En voyant la tête de la mère adoptive à mon arrivée, je comprends qu'il se passe quelque chose. Lanciné est dans ses bras, le visage gris, complètement anémié, malade depuis quatre jours, il est mourant. Je suis effondrée, cette fois c'est le paludisme qui nous tue un enfant. Je prends Lanciné dans mes bras, mais il rendra son dernier soupir durant le trajet vers l'hôpital. Allah n'a pas été assez grand. Pourquoi, la famille n'a-t-elle pas emmené le petit au centre? Il ne me reste plus qu'à annoncer la nouvelle à Valérie.
18 mai
« Anike les toubabous ! Peut-être la dernière missive avant mon retour. La saison des pluies s'annonce, enfin. J'ai changé de coéquipière, Sylvie est puéricultrice, elle a été rapatriée du Rwanda où ça va très mal. Je suis donc restée un mois dans la concession avec pour seuls compagnons, araignées, scorpions, reptiles... Hier soir, tapi dans mon armoire, messire Skorpios attendait son heure. Il a fini décalqué contre le mur. Victor, notre chat a disparu, vraisemblablement bouffé. Je savais bien qu'il était trop tentant dodu comme il était. Il ne s'aventurait jamais en dehors des murs de l'enceinte de la concession et restait au plus proche de nous. Son successeur a disparu au bout de trois jours. Je 148
crois que je vais finir par adopter un cochon, là je serai sûr de le garder! Deux employées de l'hôpital se sont battues pour des histoires de vente de bière. Apparemment, elles se faisaient concurrence. Simone Olga attendait Moussokoro, cachée derrière la porte de l 'hôpital, pour lui mettre une raclée. Lorsque Moussokoro a franchi le seuil de la porte, Simone Olga s'est jetée sur elle toutes griffes et crocs dehors. Bilan: morsures, griffures au cou et plaies à la tête. Le lendemain, après le compte rendu de garde, le surveillant général énonce solennellement le chef d'inculpation: crime avec préméditation. Sentence: sept jours de garde. En dehors du travail de développement, nous avons dû gérer diverses épidémies, rougeole, hépatite, méningite, polio. .. Il reste beaucoup à faire.
Dr B.A. » 19 mai
Réunion d'équipe sur Kankan. L'ambiance Après-demain,
s'améliore.
c'est la fête du mouton.
Coup de fil à Valette, le répondeur n'est pas très loquace. Je laisse un petit mot à maman pour sa fête. C'est pas rien d'avoir une mère comme Julia. Toujours sur le pont, elle n'a jamais cessé d'arquer pour son mari et ses enfants. Jamais en colère, râlant parfois contre les coups du sort, inquiète du bien-être de sa nichée sans pour autant s'imposer, elle concilie la discrétion et l'attention, c'est du grand art. J'aimerai lui dire comme nous l'aimons, elle et son homme, mais chez nous ça ne se fait pas de dire ni de montrer. Un geste à peine esquissé ou un regard furtif suffisent. J'ai en mémoire des photos d'avant mariage. Elle 149
était gironde la coquine, ce qui n'avait pas échappé à son acrobate de futur mari. Ce n'est pas loin du bonheur d'être les enfants de tels parents. Un an avant de quitter le château en forêt, nous avons fêté leur quarante ans de mariage. A peu près deux cents personnes, famille et amis sont venus à ce rendez-vous où mes parents ouvraient leur porte et leur cœur. Julia ne s'est jamais rêvée princesse même avec des pincettes mais tout étincelait autour d'elle, quant à Marceau, bien calé dans son fauteuil, il écrasait une larme. Ces quelques jours furent nimbés d'une lumière rare dont Julia fut le prisme. Pour Maman, Papa et beaucoup parmi nous, ces noces d'émeraude était aussi un adieu à Jean-Luc que la vie avait trahie en ces lieux. Les jours défilent à toute allure.
31 mai Dernière supervision des centres de santé, pour faire une évaluation de la formation sur la nutrition. Nous planifions onze sorties en brousse pour le seul mois de juin. A l'hôpital, nous parvenons à mettre en place l'alimentation des enfants hospitalisés, enfin! Le logisticien est revenu sur sa décision. Il reste. Nous avons commencé à reconstruire un centre de santé qui avait été « décoiffé» lors d'une tempête et laissé à l'abandon. Il a fallu palabrer durant des heures avec les vieux du village pour trouver un point d'accord; les villageois participeront activement à la construction et à l'entretien du bâtiment. Le forage près du centre est quant à lui hors d'usage. Il n'y a pas de pièces détachées. De toutes façons, les villageois ne l'utilisaient pas, ils trouvaient l'eau sans goût. 150
Ca y est, enfin nous pouvons aller chercher Adama, c'est ok pour l'intervention chirurgicale en Europe. C'est le grand jour, transport sur Conakry, un médecin de l'hôpital l'accompagnera. La concession de la famille d'Adama est complètement reculé, loin du village. Je n'ai jamais vu un tel isolement depuis onze mois que je suis là. Je pense à la petite, trimballée sur le porte-bagages du vélo de son père par deux fois pour gagner l'hôpital, des heures de piste, avec des difficultés respiratoires gravissimes et douloureuses. En chemin, nous apprenons qu' Adama est morte depuis deux jours. Malgré tout la famille nous accueille comme des rois mais je me sens coupable de ne pas avoir été assez vite. Le papa me dit qu'Adama lui demandait tous les jours: «quand est-ce qu'elle vient me chercher, Béatrice? » Je fais ce que je peux pour ne pas craquer, mais quelques larmes m'échappent. Le papa nous offre des mangues, du poulet. C'est lui qui cherche à me consoler. En nous quittant, il nous rappelle qu'Allah l'a voulu, que l'homme propose et Dieu dispose. Sur le chemin du retour nous ne parvenons pas à desserrer les dents et je ne retiens plus mes larmes. Ce soir, je reçois une lettre de la mère adoptive des Jumeaux « Chèredocteur
Je vous donne le bonjour et bonsoir ainsi qu'à vos amis de travail. Je sais que vous aviez beaucoup regretté la mort de mon bébé. Je vous en remercie beaucoup. C'est un destin de Dieu! Chère docteur, moi-même je suis beaucoup malade. Il faudrait tout faire pour me passer à la visite médicale par vous-même. J'ai beaucoup confiance en vous. Merci. Encore merci. Donc, ilfaudra m'aider! » 151
5 juin
J'entame mon rapport de fin de mission. Bonne nouvelle, Bouchi, un ami médecin à la retraite vient passer quelques jours avec moi. La prise en charge de l'alimentation sur l'hôpital semble produire ses premiers effets. Une petite fille atteinte d'un kwashiorkor a pris un kilo cinq cents en peu de temps. Mais le résultat des analyses révèle comme nous le craignions, qu'elle est atteinte du sida tout comme sa mère également hospitalisée pour des diarrhées incessantes et un état de dénutrition totale. Il y a quinze jours, le père a été emporté par la maladie. Nous sommes allés aujourd'hui à la fête annuelle de la mare de Balato près de Kouroussa. Nous avons assisté à quelques danses endiablées dont la danse des «hommes forts ». Les masques, les plumes, les tam-tams, l'Afrique quand elle se fait belle. Après les danses, tous les villageois se sont dirigés vers l'étang pour y pêcher. L'étang appartient à la plus ancienne, la plus riche famille du village qui tous les ans offre cette partie de pêche miraculeuse.
6 juin
l'ai revu la petite Fadila, la sœur jumelle de Lanciné mort du paludisme. Elle va à merveille, je l'ai prise en photo, ça fera plaisir à Valérie de la voir avec de bonnes grosses Joues.
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Il juin
Averses matinales, un peu de fraîcheur enfin. Nous nourrissons quatre enfants malnutris sur l'hôpital. Ils ont aux alentours de quatre ans et la malnutrition touche généralement les enfants de deux ans, je crains qu'ils ne soient atteints du sida.
13 juin
Les orages reviennent, la maison de Fodé et de Niallé a été « décoiffée» cette nuit. Plus qu'un mois de mission, c'est dur, comme si j'anticipai la nostalgie. Je n'ai guère le temps de m'arrêter sur mes états d'âme avec tout ce qui reste à faire avant de partir.
15 juin
Bouchi est arrivé, il me livre les dernières nouvelles du Limousin. De ses bagages, il sort un tas de bricoles qui vont faire des heureux parmi les grands et les petits. A peine s'est-il installé que je l'emmène dans un centre de santé à Koundian. Le chef de centre nous signale des cas de polio dans un village à une heure de piste. Une fois sur place, nous diagnostiquons des cas de myopathie qui touche une même famille, le mal évolue depuis deux-trois ans. Le chef du village nous présente d'autres personnes souffrantes. En quelques minutes c'est un défilé navrant, hommes et femmes présentant des goitres énormes, un enfant sourd suite à une méningite, des frères jumeaux 153
lépreux, ils n'ont plus de doigts et sont aveugles. Ils se tiennent par le bras et un autre enfant les guide à l'aide d'un bâton. Ils insistent pour que Bouchi les prennent en photo. Et il Y a cette femme brûlée, complètement défigurée, elle n'a plus de paupières. Le globe oculaire est quasiment sorti de l'orbite, pour elle aussi, c'est trop tard. En revenant, nous assistons à une cérémonie de remise de dot; une file interminable d'hommes et de femmes portent sur la tête, marmites, gamelles et bassines. Parfois la charge est aussi haute que son porte-faix. La future mariée affiche une tristesse consternante. Comme de coutume, elle n'a pas choisi son mari. Le mariage d'amour est un luxe dont elle n'a même pas idée. Contact avec Paris, je vais être remplacée par un certain Jean-Paul. La date n'est pas précisée.
18 juin
Mon remplaçant ne vient plus. Ca change très vite mais j'ai le billet de retour pour le 12 juillet.
19 juin
Bonne fête, Papa, t'es le père le plus génial que j'ai jamais eu ! Ne fait pas tourner maman en bourrique, elle part au quart de tour. La semaine dernière, il y a eu une tentative de coup d'état sur Conakry. Les leaders ont été arrêtés. Des rumeurs prétendent que Lansana Conté, serait diabétique, artéritique et sur le point d'être amputé. 154
Ce soir, c'est la fête de la pleine lune, les enfants chantent et dansent au son du djembé.
22 juin
L'assistant du programme est venu nous rendre visite. En quelques heures, il nous a fait voyager dans les missions de MSF: hôpitaux psychiatriques, prisons à Madagascar, misère des enfants de Bucarest, villages en sursis dans la jungle Amazonienne, camps de réfugiés qui fleurissent aux quatre coins du monde. Il parle comme un ancien combattant, tout à l'abattage, et s'il ne collectionne pas les médailles il nous gave d'anecdotes dont je ne perçois pas toujours l'intérêt. Y aurait-il des mercenaires dans l'humanitaire? Cinq cas de méningite à la mine d'or. Une jeune femme vient de mourir en quelques heures, suite à une diarrhée fulgurante. Je crains le choléra. Heureusement, la mine devrait être fermée très vite. C'est un sud-américain qui devrait me remplacer. 29 juin
l'ai prévu une petite fête pour mon départ le 9 juillet. Mes parents doivent venir me chercher à Paris, j'ai hâte. Je pars trois jours avec Bouchi en forêt.
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4 juillet
Le Mont Nimba 1760 m, la forêt qui moutonne et se confond avec l'horizon. Nous avons dormi dans la cité minière abandonnée. De retour à Kankan, j'apprends que le médecin qui devait me remplacer ne vient plus. Pas facile le bouclage de valise. Le personnel de la maison se dit retourné. Mamadi ne cesse de répéter: « ce n'est pas vrai », Djoumé: «je suis découragé ». La mère adoptive de Sékou a pleuré quand je lui ai annoncé mon départ. C'est de plus en plus dur. Je suis épuisée, la nuit africaine me prend dans ses bras.
8 juillet MSF me propose un stage pour septembre-octobre. Sékou vient me voir chaque soir. Il s'assoit et me regarde en souriant. Parfois une ombre, voile son regard. Un médecin vient d'arriver mais il ne sait pas encore dans quelle préfecture il va travailler, Kankan, Kouroussa ou Mandiana. La fête du départ se prépare, tout le monde est adorable. Ce soir, nous assistons à un grand vol d'éphémères. Ces insectes sont une vraie manne. Nous nous précipitons avec Djoumé, notre gardien, vers le mur blanc de la maison avec des seaux d'eau. Je suis rodée maintenant, c'est la deuxième fois. Il s'agit d'éblouir les insectes pour qu'ils tombent et se noient dans les seaux. Djoumé est fou de joie. Il nous propose de faire griller les insectes pour le petit déjeuner. Je lui laisse ma part. 156
9 juillet
Niallé, Fodé, Aicha, Ismaël, Mamadi et Djoumé m'offrent un mouton. C'est une marque de grand respect. Je ne pensais pas m'être autant attachée à tout le monde. Niallé et Aïcha fondent en larme et moi aussi. Maintenant, je dois assister au sacrifice du bélier, moment difficile pour moi, mais tout ça fait partie de la fête. Je sais ce que représente ce cadeau pour eux: une grande partie de leur salaire et surtout un grand signe de reconnaIssance. Tout le monde prépare la fête depuis ce matin: musique, décoration, côté cuisine ce sera poulet bicyclette, frites et... du riz-sauce ! Tout est prêt, il commence à pleuvoir. Le personnel de la maison et de l'hôpital, les agents des centres de santé, l'équipe MSF, Sékou et sa maman adoptive, tout le monde est là, malgré la pluie. Ils me couvrent de cadeaux: cassettes, boubous, pagnes. Je dois tout essayer. Me voilà habillée en tenue locale tandis qu'ils sont tous habillés à l'européenne.
10 juillet
Départ pour Kankan dans une heure. Je fais mes adieux au directeur de la santé et à sa famille, émouvant, au directeur de l'hôpital, sa femme sanglote. Avec le personnel de l'hôpital, les adieux se passent dans la bonne humeur. Avec Fodé, Mamadi, Djoumé, Ismaël et Aïcha, c'est déchirant. Niallé est très tendre avec son petit Ansoumane sur le dos. Le plus éprouvant c'est de laisser là, Sékou et sa maman. Ils sont aux bons soins de Sylvie. J'emporte avec moi tous les sourires de mes petits malnutris, adieu. 157
Quelques minutes avant de quitter Mandiana, j'assiste à une scène de ménage. La mère et ses dix enfants sont sortis devant la case familiale, les uns à côté des autres et du plus petit au plus grand, face à des curieux. Le mari engueule sa femme tout en la brutalisant. Motif du grief, elle a refusé de recevoir son mari qui désirait l'honorer. Tout le monde assiste à la scène en commentant et en prenant parti. Ce serait du meilleur burlesque s'il n'y avait pas le regard contrit des enfants. Je ne peux y voir autre chose que cette fatale équation: la bêtise des hommes, la faiblesse des femmes, la souffrance des enfants. Devant ma gêne, le directeur de l'hôpital fini par intervenir auprès du mari.
Il juillet
V01 Kankan - Conakry,je me surprends à chercher un grand boubou vert parmi les passagers. Conakry, toujours l'étuve. En me traînant, je fais quelques achats souvenirs. Une pause resta. Il faut tout faire. Vite. J'ai tout oublié de ce « vite» là.
12 juillet
Je remets mon rapport de fin de mission, au revoir, merci et bye bye. Aéroport de Conakry, je fais la queue à l'embarquement, ça n'en finit pas, je suis empêtrée dans mes affaires, mon passeport m'échappe. Avant que je puisse le ramasser, une main déliée me le tend avec un geste flegmatique, cette fois-ci le boubou est jaune, la voix et le grand sourire sont les mêmes: 158
-« Alors, c'est le retour au pays? Comment ça va ? Votre famille doit se réjouir. Pardonnez-moi pour les sarcasmes, la dernière fois, mais vous devez le savoir maintenant, les causes perdues sont un fonds de commerce inépuisable. Je ne dis pas que les ONG distribuent des tongs aux culs-de-jatte mais il n'y a jamais loin du cautère à la jambe de bois. » Du revers, il passe l'index sur ses lèvres. - «l'ai entendu parler de Mandiana, de ce que vous avez fait là-bas. On vous regrettera. C'est le privilège de ceux qui savent donner. - Je ne sais pas... excusez-moi,je tends mon passeport
à l'employée qui pointe la liste d'embarquement. - Vous êtes très fatiguée... prenez soin de vous et... croyez-moi, mieux vaut un bon gris-gris qu'un mauvais psy. . . vous avez remarqué que nous préférons les moustiquaires aux divans? Vous retournez chez vous mais je sais que votre voyage n'est pas terminé. Bon voyage et merci, docteur RA. »
13 juillet
Arrivée à Paris sous la pluie. L'aéroport, la cafétéria, tout est nickel, trop propre. Mes parents me «récupèrent ». On parle par bribes. Comme maman, je ne finis pas mes phrases, submergée par tant de choses à dire. Au bout de trois secondes papa me fait rire. Passage à MSF Paris: - « Bonjour, ça va ? - Oui, pas mal, merci. - Tu repars quand? - Attends un peu... » 159
Valette, enfin, mes chères pénates où je retrouve mes charentaises apprivoisées et une opulence oubliée. Petit confort bordé par la peur de manquer, si loin des bambins pulvérisés par l'Harmattan des misères.
17 juillet
Aujourd'hui, j'accompagne un des «miens» à l'hôpital au service des urgences du C.H.U. de Limoges. L'insolence des murs blanc clinique me donne le vertige, j'ai l'impression que nous sommes dans une éprouvette géante et stérilisée. Ici aussi, les urgences c'est fait pour attendre, ça dure des heures, je dois m'asseoir pour ne pas tomber. L'agitation incessante des uns et des autres me donnent le tournis. Pourquoi courent-ils? C'est dimanche, le médecin de garde est chinois, il s'en sort bien mais il n'est pas au fait des priorités. Après une demi-heure consacrée à rassurer la mère d'une gamine piquée par une abeille qui était passée devant tout le monde, il s'attaque à un genou de cycliste. Lui ne cesse de répéter que ce n'est rien, sa femme qui l'accompagne dit et redit qu'on ne sait jamais, qu'elle lui avait dit que le vélo c'était dangereux, comme si elle voyait dans cette rotule meurtrie une forme d'espérance. Après trois heures comme ça, on se consulte du regard avec Laurence, c'est elle qui interpelle le médecin après un jardinier amateur qui s'était mis un coup de bêche sur le pied: - « C'est comme vous voulez, mais le monsieur qui est là attend depuis trois heures, c'est peut-être une hémorragie cérébrale, une hémiplégie soudaine alors qu'il travaillait en plein soleil... » Le médecin écoute d'une oreille fatiguée. Le paralysé n'invite pas à l'urgence, il est calme. Des personnes âgées allongées, attendent seules sur des civières dans un couloir, la détresse des regards est 160
universelle, la Guinée s'empare de mon esprit, je revois tous ces malades, ces femmes, cette mère de dix enfants enceinte agonisant seule, cette jeune femme brûlée abandonnée par son mari, je pense aux enfants malnutris, malades, qui doivent lutter chaque jour pour se battre le jour suivant. C'est un chapelet de sourires, de menottes qui m'agrippent encore, ils s'appellent, Ibrahima, Mary, Adama, Lanciné, Fadila, Sékou...
B. S. à Saint-Léonard de Noblat avril 2003.
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Contrairement à ses voisins, Sierra Leone, Liberia, Côte d'Ivoire, la Guinée n'a pas connu de guerre civile. Malgré cela le pays souffre de stagnation économique et politique. Au classement du Programme des Nations Unies pour le développement humain, la Guinée est classée 160e sur 177. Depuis la mort de Sékou Touré en 1984, le général Lansana Conté est toujours au pouvoir.