Michel Leiris et la théorie des arts africains 9782747544719, 2747544710

Surmontant les impasses des théories construites par une culture ne parvenant pas à penser son rapport au même et à l�

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Table of contents :
INTRODUCTION
CHAPITRE I
INVENT AIRES
CHAPITRE II L'ECRITURE ET SON OBJET
CHAPITRE III PAR-DELA LA REPRESENTATION
CHAPITRE IV
INTERACTIONS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Table des matières
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Michel Leiris et la théorie des arts africains
 9782747544719, 2747544710

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Michel Leiris et la théorie des arts africains

Collection La Bibliothèque d'Africultures S'appuyant sur la dynamique de la revue Africultures, la collection La Bibliothèque d'Africultures accompagne son travail d'approfondissement des cultures africaines par la publication de textes portant sur des aspects éventuellement méconnus de ces cultures. Elle cherche, hors de toute chapelle, à stimuler la recherche et contribuer à la connaissance et à la reconnaisssance des expressions culturelles africaines. Ouvrages parus: - Ahmed Rahal, La Communauté noire de Tunis - thérapie initiatique et rite de possession,

158 p., 2000.

- Nar Sene, Djibril Diop Mambety - la caméra au bout... du nez, 134 p., 2001.

- Sylvie Chalaye, Nègres en images, 194 p., 2002. - Lucie Touya, Mami Wata la sirène et les peintres populaires de Kinshasa (à paraître, 2003).

Ange-Séverin MALANDA

Michel Leiris

et la théorie des arts africains

L'Harmattan 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris

Du même auteur L'esthétique littéraire de Camara Laye, Paris, L'Harmattan, 2000. Origines de la fiction et fiction des origines chez Emmanuel Dongala, Paris, L'Harmattan, 2000. Lire l'œuvre de Sylvain Bemba, Paris, Editions du ClREF, 2000. Daniel Biyaoula et le récit de l'exil, Paris, Editions du CIREF, 2000. Pepetela et l'écriture du mythe et de l'histoire, en collaboration avec Dea Drndarska, PariSyL'Hannattan, 2000. Dose I, Paris, Editions du ClREF, 2001. Différends III Ordres et enjeux de la narration chez Henri Lopes, Paris, Editions du ClREF, 2001. Passages Il Histoire et pouvoir dans la littérature antilloguyanaise, Paris, Editions du ClREF, 2002.

@ Editions L'Harmattan, 2003 ISBN 2-7475-4471-0

A mon fils Eliaz, pour hier et pour demain A Ya Nkumbu Ngoma A Nsundi wa zolo Kongo

" Je ne vous retracerai pas ce que fut ce prem ier

voyage de presque deux ans en Afrique, ce voyage qui eut pour point de départ la côte du Sénégal et - après l'Afrique occidentale, l'Afrique centrale et le Soudan anglo-égyptien - s'acheva en Abyssinie où j'ai eu la bonne fortune de vivre quelques mois dans l'intimité du culte des zar, qui rappellent de très près les lwa du vaudou haïtien. Je ne vous raconterai pas comment, de fil en aiguille et à mesure que je m'accoutumai à ce milieu nouveau, je cessai de regarder les Africains sous l'angle de l'exotisme, finissant par être plus attentif à ce qui les rapprochait des hommes des autres pays qu'aux traits culturels plus ou moins pittoresques qui les en différenciaient. Je ne vous dirai pas comment, après un second voyage au but beaucoup plus pratique que le premier (puisqu'il s'agissait cette fois-là de résoudre une question de maind'œuvre), l'idée mythologique que je m'étais faite de l'Afrique acheva de se dissiper et laissa place à une Afrique bien réelle, qui m'apparut comme elle m'apparaît encore maintenant, avec tout son lot de souffrances et de problèmes. Je chercherai plutôt à élargir le débat et - passant du personnel au collectif, de l'indiv iduel au social - je m'efforcerai de définir, pour vous aussi bien que pour moi, la leçon qui me paraît

pouvoir être tirée d'une étude objective des civilisations de l'Afrique. " Michel Leir~, Message de l'Afrique, in Miroir de l'Afrique, Paris, Gallimard," Quarto ", 1996,p. 8801. " L'éperon stylé traverse le voile, ne le déchire pas seulement pour voir ou produire la chose même, mais défait l'opposition à soi, l'opposition pliée sur soi du voilé/dévoilé, la vérité comme production, dévoilement/dissimulation du produit en présence. n ne soulève pas plus qu'il ne laisse tomber le voile, il en dé-limite le suspens -l'époque. " Jacques Derrida, Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, " Champs ", 1978, p. 86. "

Dans la paraphrase ou analyse, Ibn-Roschdparle

toujours en son propre nom.

"

Ernest Renan, Averroès et l'averroïsme, in Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1949, tomeIll,p. 63.

1 Cf. Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Presses Pocket, " Agora", 1985, pp. 151-224; Ernst H. Gombri ch, En quête de I 'histoire culturelle, Paris, Gérard Monfort Editeur, 1992 ; Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, "Tel", 1996, volume 1, pp. 336-345 (" Civilisation. Contribution à l'histoire d'un mot ").

8

INTRODUCTION "On a nié l'Art nègre sous le prétexte qu'il présentait des formes diverses. Et, de fait, s'il est un comme il l'est, c'est dans la diversité de ses domaines, de ses genres, voire de ses styles. " Léopold Sédar Senghor, Liberté III Négritude et civilisation de l'universel, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 59. Les problèmes de l'art occupent une place fondamentale dans l'œuvre multiforme de Michel Leiris2. Leiris luimême explique souvent pour quelles raisons il en est ainsi. Mais il ne se borne pas à cela. Il traite des susdits problèmes de telle manière qu'il prend simultanément en compte toute une histoire des problématiques3. Voilà pourquoi tout ce qu'il pense et dit de l'œuvre d'art afticaine l'amène aussi à la constituer comme un objet du discours4. Voilà pourquoi il combine plusieurs lectures des productions (textuelles, artistiques, etc.) qu'il analyse. 2 Michel Leiris, Miroir de l'Afrique, Paris, Gallimard, "Quarto", 1996. 3 Cf. Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Editions du Seuil, 1972; Erwin Panofsky, Idea. Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, Paris, Gallimard, "Tel ", 1990; id., L 'œuvre d'art et ses significations. Essais sur les arts visuels", Paris, Gallimard, 1993. 4 Pierre Francastel, Art et technique aux xIX et d siècles, Paris, Gallimard, " Tel ", 1988, pp. 97 et suiv. H

D'une part, "les arts plastiques négro-africains ne semblent pas susceptibles, actuellement tout au moins, d'être mis en histoire à la manière dont on peut le faire pour des arts européens"5. D'autre part, la théorie (ou l'histoire) des arts africains - qui donne inévitablement lieu à des interprétations conflictuelles, ou encore à des ruptures et à des répétitions conceptuelles -, ne peut pas ne pas s'interroger sur le statut ou la fonction de son objet6. Car il n'est pas sûr que cet objet existe d'emblée, avant même d'avoir été constitué selon certaines procédures. En Afrique, rappelle l'Encyclopédie de l'art éditée par Lucio Felici, " il n'existe pas "un", mais "des" arts, de techniques et d'inspirations variées. Il faut prendre en compte une, ou plutôt "des" histoires, des chronologies, des variantes, des influences, des évolutions, des mutations, et ce, jusqu'à la période contemporaine "7. Les discours mis en œuvre pour parler de ces arts sont-ils adéquats? Ces discours posent-ils la question de la spécificité de l'objet dont-ils prétendent traiter? Et peuvent-ils traiter de ce même objet sans statuer sur sa différence spécifique? En quoi l' œuvre d'art africaine se distingue-t-elle d'une œuvre s'inscrivant dans le cadre d'un système économique marchand ou moderne, par exemple? Etant un bien symbolique, l'œuvre d'art n'est déchiffrable 5 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1092. Voir Jaheinz Jahn, Muntu. L 'homme africain face à la culture néo-africaine, Paris, Editions du Seuil, 1961, pp. 7-27; Jan Vansina, Art History in Africa. An Introduction to Method, Londres/New York, Longman Group Limited, 1984, pp. 1-20. 6 Cf. Louis Althusser, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1980, volume I, pp. 10-11. 7 Lucio Felici éd., Encyclopédie de l'art, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 8. JO

ou interprétable qu'à certaines conditions (compétence artistique, recours à des schèmes déterminés, connaissance des dispositifs de production et de représentations, maîtrise des systèmes de hiérarchisation ou de classification ou de classement, considération des époques et des styles, etc.)8. Pierre Francastel indique que l'artiste produisant un tableau ou une sculpture élabore des " objets de civilisation" ; ces objets, dit encore Francastel, "possèdent des caractères communs avec les œuvres issues de l'activité la plus spéculative, la plus expérimentale ou la plus mécanique de la société. Dans tous les cas il y a production de choses possédant une extériorité par rapport au producteur, utilisables par d'autres et à l'occasion desquelles se produisent des interférences de jugement et d'action."9 Il convient, cependant, d'éviter toute confusion. Qu'ils soient conçus intellectuellement ou fabriqués matériellement, les produits élaborés par l'homme ne sont pas identiques. Ces produits s'utilisent ou s'échangent et s'évaluent au sein des systèmes et des structures économiques et symboliques: l'œuvre d'art se situe, donc, au sein de plusieurs champslO. Dans sa Préface à Arts traditionnels et histoire au Zaïre. Cultures forestières et royaumes de la savane, ouvrage de François Ney t, Jan Vansina écrit: "Se distancer de la documentation... Les sculptures sont des objets. Des objets attirants sans doute, mais des objets dont il faut se distancer pour pouvoir appliquer une saine critique 8 Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'amour de l'art. Les musées d'art européens et leur public, Paris, Editions de Minuit, 2e éd. revue et augmentée, 1969, pp. 71-72. 9 Francastel, Art et technique aux xIX et IT siècles, p. 109. Cf. id., La réalité figurative. Eléments structurels de sociologie de l'art, in Œuvres 2, Paris, Denoël/Gonthier, 1978, pp. 203-281. 10Francastel, Art et technique aux xIX et IT siècles, pp. 109-110. 11

historique. L'historien déjà relève immédiatement les questions d'authenticité. L'authenticité des pièces a toujours été le souci des historiens de l'art, mais ceux-ci se sont moins préoccupés de celle de la documentation écrite ou orale qui l'accompagne. Or elle peut être fausse. Souvent elle manque. Parfois elle est mal comprise. Ainsi cette pièce kuba représentant une main. D'ouvrage en ouvrage on nous dit que c'est un insigne réservé à une caste de guerriers qui ont tué un ennemi. Personne encore n'en a douté. Pourtant, remontant la filière des copistes, on retrouve une note émanant d'une personne qui avait été sur place mais ne méritait pas confiance. Car les études ethnographiques ont bien démontré qu'il n'y a pas de caste de guerriers... Dans un sens le mystère de la signification de ces objets reste entier. Ce sont des" objets trouvés". On ne les connaît pas. Et c'est un mérite que de déblayer le terrain de mythes, afin de pouvoir poser les questions qui comptent. "11 Constatant, lui, que des sculptures de provenance africaine sont reconnues comme des œuvres artistiques, Leiris s'interroge d'abord sur les raisons pour lesquelles ce rapport a évolué, ou n'est plus ce qu'il était. Pourquoi tel ou tel autre objet africain ne trouvait-il pas sa place dans l'histoire de l'art? Pourquoi la place qui lui était assignée un temps pouvait-elle être injustifiée? Pourquoi trouve-t-il précisément une place dans cette histoire à partir d'un certain moment12 ? Que faire pour ne Il Jan Vansina, Préface, in François Ney t, Arts traditionnels et histoire au Zaïre. Cultures forestières et royaumes de la savanelTraditional Arts and History of Zaïre. Forest Cultures and Kingdoms of the Savannah, Bruxelles, Société d'Arts Primitifs/ Institut supérieur d'archéologie et d'histoire de l'art (Université catholique de Louvain), 1981, p. 6. 12Voir Oswald Spengler, L 'homme et la technique, Paris, Gallimard, "Idées ", 1969, pp. 33-53, 131 et suiv.; Cornelius Castoriadis, 12

pas se méprendre sur cet objet? Est-il possible de parler de cet objet tout en ouvrant la voie à une théorie et à une histoire des discours et des pratiques plastiquesl3? Comment situer, ou comment se situe l'objet d'art africain14en un temps où la question de la technique ou du machinisme transforme des usages de toutes sortesl5? Divers penseurs ont abordé ces questions. Mais le projet consistant à penser l'art en fonction de la question de la technique a conduit en vérité aux mêmes impasses (ou presque) que les théories dénonçant la "production industrielle des biens culturels "16 avant d'avoir décelé ce qui distingue (ou ce qui a distingué) en Occident, par exemple, l'âge classique de la représentation de l'âge moderne de la production (âge d'une production conçue comme série de processus outrepassant l'ordre de la représentation)17. Pour analyser les rapports de l'art avec la technique, il faut en fait repenser les limites mêmes de l'expérience du travail, de la vie et du langagel8. Evitant certains obstacles de la théorie des arts, Michel Leiris s'assigne un objectif particulier. Pour progresser dans l'étude de son approche L'institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, " Points ", 1999, pp. 30-35, 54-56. 13 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1986, tome II, p. 169. 14 Cf. Marie-Louise Bastin, Introduction aux arts d'Afrique noire, Arnouville, Arts d'Afrique noire, 1990 ; Louis Perrois et Marta Sierra Delage, L'art fang de Guinée équatoriale, Paris, Aurore Editions d' art/Cercle d'art, 1991. 15Francastel, Art et technique aux xIX et d siècles, pp. 98-99. 16 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, " Tel ", 1983, p. 129. 17Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, " Tel ", 1992, pp. 60-91, 229-313. 18Foucault, Les mots et les choses, pp. 262 et suive 13

des arts africains, nous nous devons de citer un long passage du Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire: " Etablir un tableau panoramique des arts plastiques dans quelque civilisation que ce soit, cela revient à traiter de l'ensemble des arts qui, au premier chef, relèvent du sens de la vue et ne mettent pas en jeu la durée comme il en est de la danse et des autres arts du spectacle. Or dans un cas comme celui de l'Afrique noire, où nous manquons de critères permettant de définir les arts purs qui seraient seuls retenus, l'ensemble qu'on devra ainsi envisager s'avère extrêmement vaste et composite. En l'occurrence, il n'est en effet guère possible d'étudier, par exemple, la sculpture sans y inclure les modifications à quelque degré esthétiques apportées à la forme des vivants eux-mêmes par des moyens divers, ou la peinture sans s'occuper des ornements picturaux qu'en maintes occasions de nombreux Africains appliquent à leur visage ou à leur corps. Serions-nous à même en ce qui concerne l'Afrique noire d'établir une discrimination entre arts purs et arts appliqués, il resterait pratiquement impossible de ne tenir aucun compte des usages mobiliers et immobiliers de la sculpture et de la peinture, ce qui implique qu'on devra prendre en considération au moins certaines catégories d'objets d'utilité immédiate ainsi que l'architecture qu'on ne saurait d'ailleurs exclure d'un pareil tableau puisqu'il doit s'étendre par définition à tout ce qu'on peut appeler les arts plastiques de la vue. "19 A partir de quel lieu Leiris énonce-t-il ce qui précède? Est-ce à partir d'une prise en compte de l'éthique ou de la politique qu'il a mis en cause certaines frontières de la 19 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1085. 14

théorie ou de la pratique20? Quelles sont les avancées, quelles sont les limites de la réflexion entreprise par Leiris?

20 Jacques Derrida, Apories,

Paris, Editions Galilée, 1996, p.36.

15

CHAPITRE I INVENT AIRES "

Si l'on comprendla société comme le processus de

génération d'une réalité à structure significative: a) qui est alors le sujet de ce processus de génération, ou n y a-t-il aucun sujet de ce type? b) selon quel mode faut-il concevoir ce processus de génération comme une activité cognitive (Kant/Hegel), comme une énonciation linguistique (Humboldt), comme travail (Marx), comme création artistique (Nietzsche, Schelling), comme pulsion (Freud) ? c) et, enfin, les systèmes de règles sous-jacents sont-ils invariants pour les systèmes sociaux, ou existe-t-il une évolution historique y compris pour ces systèmes abstraits de règles, voire une logique interne de leur évolution, à son tour susceptible de reconstruction? " Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, p. 14. "Les problèmes posés par l'interprétation de l'œuvre d'art se présentent sous l'aspect de contradictions presque obsédantes. L 'œuvre d'art est une tentative vers l'unique, elle s'affirme comme un tout, comme un absolu, et, en même temps, elle appartient à un système de relations complexes.

"

Henri Focillon, Vie des formes (suivi de Eloge de la main), Paris, P.U.F., 1996, p. 1.

Amorçons quelques pas supplémentaires dans la réflexion que nous venons d'entamer. Les problèmes qui se posent à nous sont tels que nous ne pourrons ignorer longtemps certaines apories ou limites des discours sur l'art africain développés au cours des récents siècles. Traiter de ces apories ou de ces limites c'est, d'une manière ou d'une autre, réfléchir sur les rapports du possible et de l'impossible21, du continu et du discontinu, de la présence et de l'absence, du pour et du contre, de l'articulation et la désarticulation. . . Nous ne pouvons en somme ignorer l'importance d'un questionnement sur les questions elles-mêmes22. Selon certains, l'intelligence de l'art ou de son histoire dépend de l'approche des problèmes de la figuration. On peut expliquer, selon Theodor Adorno par exemple, le fait qu'en Occident, aux alentours de la Première Guerre mondiale, " La peinture moderne s'est détournée du figuratif, ce qui en elle marque la même rupture que l'atonalité en musique "23: " cela était détenniné par la défensive contre la marchandise artistique mécanisée, avant tout contre la photographie "24. Pour essayer de tirer au clair cette question, Gilles Deleuze montre qu'en négligeant tout effort de pensée, on peut tomber dans certains pièges. Un important chapitre de Francis Bacon. Logique de la sensation commence ainsi: "La peinture doit arracher la 21 Derrida, Apories, pp. 35-37. 22 Jacques Derrida, L'écriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, " Points", 1979, pp. 118-119 ; Henri Bergson, La pensée et le mouvant, in Œuvres, Paris, P.D.F., 2e éd., 1963, pp. 1271-1330 (" De la position des problèmes "). 23 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, " Tel ", 1979, p. 15. 24 Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 15. 18

Figure au figuratif. Mais Bacon invoque deux données qui font que la peinture ancienne n'a pas avec la figuration ou l'illustration le même rapport que la peinture moderne. D'une part, la photo a pris sur soi la fonction illustrative et documentaire, si bien que la peinture moderne n'a plus à remplir cette fonction qui appartenait encore à l'ancienne. D'autre part, la peinture ancienne était encore conditionnée par certaines "possibilités religieuses" qui donnaient un sens pictural à la figuration, tandis que la peinture moderne est un jeu athée. Selon Gilles Deleuze, " Il n'est pas sûr pourtant que ces deux idées, reprises de Malraux, soient adéquates. Car les activités se font concurrence, plutôt que l'une ne se contente de remplir un rôle abandonné par une autre. On n'imagine pas une activité qui se chargerait d'une fonction délaissée par un art supérieur. La photo, même instantanée, a une tout autre prétention que celle de représenter, illustrer ou narrer. Et quand Bacon parle pour son compte de la photo, et des rapports photographiepeinture, il dit des choses beaucoup plus profondes. D'autre part le lien de l'élément pictural et du sentiment religieux, dans la peinture ancienne, semble à son tour mal défini par 1'hypothèse d'une fonction figurative qui serait simplement sacrifiée par la foi. "25Parlant des peintures de Francis Bacon, Leiris n'a pas pu ne pas les penser comme si, face à elles, il faisait l'expérience d'une présence: "La présence dont je parle est bien celle du tableau, qui en tant que tel m'accroche plus solidement que ne ferait une photographie, et elle est fictivement celle de la chose figurée (le fait est, d'ailleurs, que je n'ai qu'indifférence à 25 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Editions de la Différence, 4e éd., 1996, tome I, p. 13. 19

l'égard des tableaux dans lesquels rien du monde extérieur ne m'est montré, serait-ce avec des détours). Mais cette présence n'est pas seulement cela. Elle est à la fois présence globale du tableau, présence illusoire du figuré et présence manifeste, dans ce qui s'ouvre à ma vue, des traces d'un combat: celui que l'artiste a mené pour aboutir au tableau sur lequel l'élément de départ devait s'inscrire, non pas à la sèche manière d'un diagramme ou d'un document, mais de la façon la plus convaincante qui soit pour la sensibilité du spectateur. Présence, en somme, de l'œuvre et de son sujet, mais aussi présence lancinante du meneur de jeu et, enrobant le tout dans ce qu'elle a d'absolument vivant et immédiat, ma propre présence comme spectateur, puisque je suis tiré de ma trop habituelle neutralité et amené à une conscience aiguë d'être là - rendu, en quelque sorte, présent à moi-même - par l'appât qui m'est tendu: cette représentation qu'un artiste me présente et qui, faite à sa mesure au lieu de m'être offerte comme du prêt à porter, m'attache en ce qu'elle a de singulier en même temps que de tout proche, puisqu'elle évoque - presque toujours en ce qu'il a de plus familier, nos semblables - le monde où nous vivons tous, simplement décalé par rapport à moi, ce qui m'en est proposé étant passé par le cerveau et la main d'un autre. "26Est-il possible de comprendre ce que dit Leiris en ignorant certaines déterminations de l'histoire des discours? Jacques Derrida, qui renvoie à cette histoire dans L'écriture et la différence, s'intéresse à la pensée de la structure caractéristique de nombreuses époques. On pourrait dire, en paraphrasant Derrida, que la pensée de la 26 Michel Leiris, Au verso des images, Montpellier, Fata Morgana, 1980, pp. 11-12. 20

figure travaille toutes ces époques autant que la pensée de la structure. Erich Auerbach, qui rappelle quels usages furent faits en grec des mots morphè, eidos, skhèma, tupos et plasis, explique que depuis" l'hellénisation de la culture romaine ", l'usage du mot latinfigura a pris de l'ampleur27, finissant par désigner, chez les Pères de l'Eglise, "une prophétie en acte, c'est-à-dire une préfiguration de ce qui devait venir ". Ainsi, " La désignation Josué-Jésus (...) est une concordance ou une ressemblance qui permet de discerner la relation entre les deux événements "28 de I'histoire du salut; ainsi, figura perpétua, tout en la transformant, " l'idée générale de forme suivant toutes ses variantes traditionnelles, qu'elle soit statique ou dynamique, à l'état d'esquisse ou plastique "29. L'interprétation figurative joua un rôle de plus en plus crucial30; la recension des types (la typologie), connaissance de la "structure du figurisme "31, rivalisa avec l'interprétation spiritualiste ou allégorique, et devint une méthode de compréhension de l'histoire et de la réalité jusqu'au Moyen Age, et même au-delà (voir Blaise Pascal)32. Lorsque Leiris entreprend d'écrire sur l'objet d'art africain, la réinterprétation nietzschéenne de l'histoire de la métaphysique et la critique fteudienne de la présence à soi de la conscience ou du sujet et la destruction 27 Erich Auerbach, Figura, Paris, Editions Belin, 1993, pp. 12-29. 28 Auerbach, Figura, pp. 32-33. 29 Auerbach, Figura, p. 41. 30 Auerbach, Figura, pp. 55-87. 31 Auerbach, Figura, p. 71. 32 Auerbach, Figura, pp. 55-87. Voir Erich Auerbach, Introduction aux études de philologie romane, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1965, pp. 49-58 ; id., Mimésis. La représentation de la réalité occidentale, Paris, Gallimard, "Tel", 1994; Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Editions du Seuil, "Points", 1985, pp. 85-139,235-321. 21

heideggerienne de l'onto-théologie accomplissaient, déjà, leur œuvre. Mais ces approches n'avaient pas encore eu d'effet sur le statut assigné à l'Afrique dans l'histoire de la métaphysique occidentale. Les théories de l'art, elles, ne parvenaient pas à se déprendre des concepts de la métaphysique; elles ne disposaient de nul vocabulaire leur permettant de parler adéquatement de l'art africain; ce qu'elles énonçaient participait d'une entreprise coloniale ou impérialiste; ces théories de l'art ne parvenaient à produire nul énoncé ébranlant la métaphysique de la représentation, de la figuration ou de la présence33. En dépit des approches remaniant le concept de " signe" ou le rapport signifiant/signifié, l'interprétation de l'objet d'art restait régie, à l'époque de Leiris, par l'approche classique de la représentation ou de la figuration. Face à l'objet d'art africain, cette interprétation reconduisait une réduction métaphysique et politique de ce qui était à dominer. Les différences, les oppositions ou les désaccords des discours tenus au sujet de l'objet d'art africain étaient en somme secondaires: les transformations littéraires et artistiques du XXe siècle restaient déterminées par cela même qu'elles prétendaient contester34. De ce point de vue, qui ne questionne d'ailleurs pas ses propres limites35, le discours de Leiris sur l'art n'échappe pas aux nécessités ou déterminations d'un certain projet de destruction des valeurs de 1'histoire (classique) de 33 Derrida, L'écriture et la différence, pp. 411-412. 34 Derrida, L'écriture et la différence, p. 413. Cf. Paul Claudel, Positions et propositions, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ", 1965, pp. 60 et suiv. 35 Cf. Charles. Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1999, pp. 67-69, 73-76; Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Editions Verdier, 1995, pp. 374375. 22

l'esthétique36. C'est pourquoi nous nous devrons de tenir compte des effets du désenchantement de l'art37 sur l'interprétation de l'art africain par Leiris. Ajoutons d'autres questions à ce que nous venons de noter. De quoi relève ce que l'auteur de L'Afrique fantôme a pu écrire sur ces arts? A quel ordre ou champ38 ce qu'il a écrit participe-t-il ? A quels obstacles est-il confronté39? Comment entendre ou lire le discours de Leiris? A quoi souscrit-il? Echappe-t-il au contexte dans lequel il a été produit40 ? Quelles sont les limites de ce discours et de ce contexte41? 36 Voir Taylor, Le malaise de la modernité, p. 71. 37 Claudel, Positions et propositions, in Œuvres en prose, pp. 111142. 38 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, pp. 249-287; id., Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, 1997, pp. 33-41. 39 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, pp. 1134-1159; Ernst H. Gombri ch, L'art et l'illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Gallimard, nouvelle éd. révisée, 1996, pp. 29-78; Senghor, Liberté III. Négritude et civilisation de l'universel, p. 59 (" il a fallu attendre que Rimbaud se réclamât de la Négritude, que Picasso fut ébranlé par un masque baoulé, qu'Apollinaire chantât les fétiches de bois pour que l'art de l'Occident européen consentît, après quelque deux mille cinq cents ans, à l'abandon de la physéôs mimèsis : de l'imitation de la nature. ") 40 Cf. Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1084 (" Ne serait-ce que pour fournir des éléments d'orientation ainsi qu'une base à de futures recherches, il sera certainement utile de dégager l'essentiel de ces arts considérés en eux-mêmes et quant à leur évolution, en n'omettant point de les suivre jusque dans leurs états les plus récents, soit ceux qui d'une manière générale expriment une Afrique maintenant bien différente de celle vers laquelle, originellement, avait pu nous porter notre propre goût du "primitivisme". ") 41 Raymond Aron, La société industrielle et la guerre, suivi d'un Tableau de la diplomatie mondiale en 1958, Paris, Plon, 1959, pp. 18-55; Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, pp. 65-69; Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature?, in Situations, II, Paris, Gallimard, 1987, pp. 202-303 ; 23

Il est écrit ceci dans Dialogues, ouvrage de Gilles Deleuze et Claire Parnet: "Pendant longtemps, la littérature et même les arts se sont organisés en "écoles". Les écoles sont de type arborescent. Et c'est déjà terrible, une école: il y a toujours un pape, des manifestes, des représentants, des déclarations d' avant-gardisme, des tribunaux, des excommunications, des volte-face politiques impudentes, etc. Le pire dans les écoles, ce n'est pas seulement la stérilisation des disciples (ils l'ont bien mérité), c'est plutôt l'écrasement, l'étouffement, de tout ce qui se passait

avant ou en même temps

-

comment

le

"symbolisme" a étouffé le mouvement poétique extraordinairement riche de la fin du XIXe siècle, comment le surréalisme a écrasé le mouvement international dada, etc. Aujourd'hui les écoles ne sont plus payantes, mais au profit d'une organisation encore plus sombre: une sorte de marketing, où l'intérêt se déplace, et ne porte plus sur des livres, mais sur des articles de journaux, des émissions, des débats, des colloques, des tables rondes à propos d'un livre incertain qui, à la limite, n'aurait même plus besoin d'exister. "42C'est sous l'influence d'André Masson et du surréalisme43 que Leiris en est venu à s'intéresser, progressivement, à l'art africain. Auparavant, à la fin de la Première Guerre mondiale, il avait été attiré par des groupes de jazz44. Dans le Préambule à une histoire des Michel Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 35-36. 42 Gilles Deleuze et Claire Pamet, Dialogues, Paris, Flammarion, " Champs ", 1996, pp. 34-35. Voir Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Lagrasse, Editions Verdier, 1988, pp. 21 et suiv., 59-66, 83-96, 163-167. 43 Michel Leiris et Paul Lebeer, HAu-delà d'un regard". Entretien sur l'art africain, Bruxelles, Editions Sainte-Opportune, 1994, p. Il. 44 Leiris et Lebeer, Au-delà d'un regard". Entretien sur l'art africain, pp. 9 et suiv. H

24

arts plastiques de l'Afrique noire, Leiris écrit: "Longtemps mésestimées par les Européens, qui ne les connaissaient guère qu'à travers des observations rapides et fragmentaires de voyageurs, (...) [les] "cultures noires" - quand pour nous elles quittèrent le terrain de la fable ou des pures curiosa - relevèrent de la seule ethnographie (science alors très marginale encore) et ne suscitèrent un intérêt positif que chez de rares spécialistes jusqu'à ce que certaines de leurs productions esthétiques fussent regardées comme d'un haut prix, d'abord par un petit nombre de personnes appartenant aux milieux que notre vocabulaire qualifie d"'avant-garde", puis par le public plus étendu que toucha ce qui d'une manière générale ressortissait à l'esprit "moderne". Or ces cultures, qu'une branche trop longtemps décriée de la famille humaine a su mener à de brillantes réalisations malgré l'isolement relatif dans lequel elle a vécu tant que les portes de l'Afrique noire n'eurent pas été forcées par les traitants et par les colonisateurs, sont aujourd'hui un objet de réflexion concertée autant que de ferveur, sinon pour les peuples mêmes qui les élaborèrent, du moins pour un nombre notable d'individus qui se présentent comme leurs porteparole. Ainsi, au moment même où tend à s'oblitérer - par le jeu de l'acculturation - la façon d'être que des poètes comme l'Africain Léopold Sédar Senghor et l'Antillais Aimé Césaire ont appelé la "négritude", on voit des hommes se réclamer expressément de ces cultures injustement dédaignées, s'attacher à en démontrer la valeur et reconnaître en elles un héritage dont ils ont à répondre en face des leurs aussi bien que des autres hommes. Tout se passe comme si, après son adoption par l'intelligentsia des pays d'Occident, l' "art nègre" se préparait à être repris par les Nègres (qui le regarderont sous un angle 25

nouveau) et comme si, pour cet art que l'idée de la supériorité blanche avait discrédité auprès de trop d'entre eux, une sorte de glorieux retour au pays natal était en train de s'amorcer, par le truchement de ces Noirs occidentalisés qui expriment aujourd'hui leur sympathie raisonnée pour les vieilles civilisations dont les sculptures africaines de tant de nos collections publiques et privées constituent des emblèmes. "45 Quelle démarche littéraire peut rendre compte de l'" aventure d'un regard "46? La littérature peut-elle procéder à " une conversion dans la manière de questionner devant tout objet "47? Pour aborder effectivement l' œuvre d'art ailicaine comme un objet, le surréalisme, qui s'était organisé de telle manière qu'il ne pouvait pas ne pas aller à l'encontre de tout questionnement sur la méthode48 ou le travail du concept, n'était, en vérité, d'aucun secours49. Une analyse intraitable permet de prendre conscience du fait que le surréalisme n'a jamais pu s'inscrire dans un espace au sein duquel des questions de méthode pouvaient être rigoureusement posées et résolues. On objectera 45 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp. 1080-1081. Voir id., Cinq études d'ethnologie, Paris, Denoël/Gonthier, "Médiations", 1972, pp. 83112 (" L'ethnographie devant le colonialisme"); Albert Gérard, Essais d'histoire littéraire africaine, SherbrookelParis, Editions Naaman/A.C.C.T., pp. 110 et suiv. ; Francastel, Art et technique aux xIX et XX siècles, pp. 109-132. 46 Derrida, L'écriture et la différence, p. 9. 47 Derrida, L'écriture et la différence, p. 9. 48 Pierre Legendre, L'empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 1983, pp. 25-34; Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, Paris, P.D.F., 1962, p. 131. 49 Julien Gracq, André Breton. Quelques aspects de l'écrivain, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1989, tome I, pp. 401 et suiv. ; Octavio Paz, L'arc et la lyre, Paris, Gallimard, 1993, pp. 329-336. 26

qu'André Breton et d'autres ont procédé à une lecture des textes marxistes ou freudiens 50. Sans doute. Mais, s'agissant de l'approche de ces textes, on ne pourra pas ne pas s'interroger sur la méconnaissance, systématique, en quelque sorte, de ce qui se noue ou se dénoue par le biais d'une problématique. Considérons par exemple ceci: " très tôt, la psychanalyse - ou ce qu'ils en perçoivent - aura pour les surréalistes une double fonction: " - moteur de production de certains textes (les premiers textes automatiques, les récits de rêves, et, à partir de 1922, quoique de façon déviante, les "sommeils") ; "- mais aussi méthode d'approche et de lecture des textes, quoique celle-ci reste intuitive et peu communicable; grâce à elle, les textes obscurs perdent "leurs loups d'images" [Louis Aragon]. Mais le refus surréaliste de la "littérature", comme du "travail", interdit qu'on puisse chercher chez eux les éléments d'une critique littéraire. S'ils apportent en effet une théorie de la production littéraire, sur laquelle l'influence de Freud (mais non de lui seul) est sensible, c'est au lecteur de la construire par abstraction de leur pratique: les auteurs, quant à eux, se sont plus souciés de mobiliser la dynamique de leur écriture que d'en donner une formalisation théorique (ceci valant également pour les écrits "théoriques" de Breton). " D'autre part, dès avant la fin des années vingt, les surréalistes ont pris du champ par rapport à la psychanalyse. Dans le Traité du style (1928), où il critique 50 Jean Starobinski, L 'œil vivant II. La relation critique, Paris, Gallimard, 1989, pp. 320-341 ; Hans-Georg Gadamer, La philosophie herméneutique, Paris, P.U.F., 1996, pp. 63-71; Gérard Delfau et Anne Roche, Histoire, littérature. Histoire et interprétation du fait littéraire, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 188. 27

les méthodes traditionnelles de la critique littéraire, myope et puriste, Aragon s'en prend aussi à Freud, ou plus exactement à la récupération bien-pensante dont celui-ci fait déjà l'objet. Il s'agit surtout pour Aragon de placer le surréalisme en dehors de la littérature comme de la critique littéraire: néanmoins la distance prise par rapport au freudisme' 'dévié" donne à réfléchir. (...) "Plus significatif est sans doute l'échange de lettres, en 1932, entre Breton et Freud - Breton publiera celles de Freud à la fin des Vases communicants. On peut négliger la querelle de priorité, où Breton reproche à Freud - à tort, en se référant à la seule édition française - d'avoir, dans la bibliographie de la science des rêves, omis de mentionner Volklet dont il se serait inspiré. Elle n'en est pas moins symptomatique. Mais surtout, dans la mesure où l'une des clés du surréalisme est le refus de la sublimation, la conception freudienne de l'œuvre d'art ne pouvait que conduire, en dépit des apparences, à une opposition radicale "51. Le surréalisme, qui visait une destruction des anciennes conceptions de l'art, a incontestablement marqué le travail de Michel Leiris. Mais on ne peut dire que c'est par son biais qu'il est parvenu à s'approprier de thèmes ou de problèmes lui permettant d'aborder l'objet d'art africain de manière singulière. Certes, en érigeant les montages au rang d'un schéma ou en procédant à une juxtaposition d'images, la peinture et la poésie surréalistes ont innové. Néanmoins, constate Adorno, "ces images, on le sait, proviennent, à la lettre ou dans leur esprit, d'illustrations de la fin du XIXe siècle, comme pouvait les connaître la génération des parents de Max Ernst; dès les années vingt, 51Delfau et Roche, Histoire, littérature. Histoire et interprétation du fait littéraire, pp. 186-187. 28

en deçà du domaine surréaliste, il existait des recueils d'images de ce genre, comme Our Fathers, d'Alan Bott, qui participèrent - en parasites - au choc surréaliste, mais pour plaire au public, sans se donner la peine de produire un effet d'étrangeté au moyen du montage. Cependant, la pratique proprement surréaliste a mêlé à ces éléments des éléments insolites. Ce sont eux, par l'effet de surprise qu'ils provoquent, qui lui ont donné ce caractère familier, ce côté" où ai-je déjà vu cela ?". On ne devra donc pas soupçonner l'affinité avec la psychanalyse dans une symbolique de l'inconscient, mais dans la tentative de révéler des souvenirs d'enfance par des explosions. (...) Le montage subjectif est dans l'acte du montage: celui-ci voudrait - peut-être en vain, mais son intention ne fait aucun doute

- produire

des perceptions

semblables à celles

qui ont dû exister autrefois. "52 Le surréalisme propagea, comme d'autres mouvements du XXe siècle53, des interprétations de l'histoire dissimulant souvent leurs présupposés54. Ce que nous disons ici si l'on tient compte du fait que l'histoire de la métaphysique s'est aussi pensée (ou a été pensée, et s' est conservée) comme une métaphysique de l'histoire, et donc, aussi, comme une métaphysique de l'histoire de l'art ou comme une histoire de la métaphysique. La configuration dans laquelle sont apparues certaines des susdites interprétations est analysée par Yves Congar, qui montre que l'Aujkldrung et certains de ses héritiers, 52 Adorno, Notes sur la littérature, p. 67. 53 Cf. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1991, p. 31 (" Le paradoxe provocant qui a caractérisé et caractérise toujours la théorie marxiste de la littérature, c'est de dénier

- morale,

à l'art ainsi qu'aux autres formes de la conscience métaphysique

- une

histoire

54 Jauss, Pour une esthétique

qui leur serait propre.

de la réception,

religion,

")

pp. 32 et suive

29

presque tous lecteurs de Joachim de Flore, ont développé une conception de l'histoire crypto-religieuse se représentant le cours du monde comme un passage du Règne du Père au Règne du Fils, puis au Règne de l'Esprit. Cette relance d'un thème joachimite s'est poursuivie au XXe siècle; l'historicisation de l'eschatologie s'est confondue avec une vision eschatologique de l'histoire de l'art: certaines modernes théories de l'art ont été soustendues par une théologie de I'histoire: I'histoire de la libération de l'homme ou de la culture a simplement été survalorisée alors que toute approche du divin était déconsidérée55. L'Afrique fantôme ne pouvait ni maîtriser, ni conjurer son objet; dans ce texte, Leiris travaille sous l'emprise d'une conception réductrice du continent africain: " l'ethnographie m'apparaissait moins comme un moyen de connaissance que comme un moyen de contact avec l'autre. " Ce qui m'importait essentiellement quand j'ai accepté de faire ce voyage en Afrique, ce n'était pas tellement la science ethnographique en tant que telle, mais l'occasion de contacts avec des gens que je présumais très différents de moi. Je dis bien "présumais"... en réalité, ce n'était pas tellement vrai, ça l'était même fort peu "56, dit Leiris luimême. Aux aguets, Leiris ne disposait manifestement pas 55 Yves Congar, Esprit de I 'homme, Esprit de Dieu, Paris, Editions du Cerf, 1983, pp. 25-28. Voir Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Editions du Seuil, 1987. 56Michel Leiris et Jean Schuster, Entre augures, s.l., Terrain Vague, 1990, pp. 15-16. Sur le voyage de Michel Leiris et l'économie scripturaire de L'Afrique fantôme, voir James Clifford, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au .xxe siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, pp. 165-173 (Clifford s'intéresse notamment au rapport voyage/poétique/identité). 30

d'un savoir lui permettant de déchiffrer ce qu'il voyait ou entendait57, et de résoudre le conflit entre approche objectiviste et approche subjectiviste58 de son objet; (l'objet de) son discours était, du coup, comme continuellement déplacé59. Evoquant le rapport des surréalistes (et de l'époque surréaliste) à (ou avec) la littérature, à (avec) soi et à (avec) autrui, Sartre insistait sur le fait que leur façon d'évoquer la souffrance faisait de chacun de leur texte une sorte d'" essai-martyre "60. Ce n'est pas par hasard que la position du sujet connaissant fait, dans L'Afrique fantôme, l'objet de constantes interrogations: il est certain que" La simultanéité entre connaissance de soi et ouverture au monde doit être comprise comme unité intérieure indissoluble. Il n'en va pas comme si le sujet intramondain, en un premier temps, prenait en solitaire sa propre mesure, pour reconnaître ensuite éventuellement que la possibilité lui est donnée de saisir des vérités étrangères en dehors de 57 Leiris et Lebeer, "Au-delà d'un regard ". Entretien sur l'art africain, pp. 15-21 (" J'en reviens à L'Afrique fantôme, le journal de route d'un voyage en Afrique, à l'occasion de la deuxième mission dirigée par Marcel Griaule que j'ai connu à la revue Documents. Nous étions collègues. (...) Essentiellement, dans l'esprit surréaliste, il s'agissait d'envoyer promener l'Occident. Voir autre chose pendant longtemps. Etre plongé, durant presque deux années, dans un bain différent du bain occidental. Je ne peux pas dire que c'était une attirance positive pour l'Afrique. (...) A cette époque, je n'étais pas naïf au point de penser que j'allais me trouver dans la sauvagerie pure. Enfm, je crois que "barbarie" serait un assez bon mot. "); André Breton, Arcane 17, Paris, D.G.E., 10/18, 1965, pp. 82-86 ; id., Point du jour, Paris, Gallimard, "Idées", 1977, pp. 30-52, 71-87. 58Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, Paris, Annand Colin, 1995, pp. 5-28. 59 Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Editions du Seuil, 1966, pp. 17-22. 60 Cf. Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1992, pp. 133-135.

3i

soi. Au contraire, l'autoconscience est concomitante de l'interpellation par la vérité du dehors. La mesure de l'être ne prend figure de conscience chez le sujet que lorsque celui-ci est interpellé par le signal extérieur, afin de mesurer la vérité du dehors à cette règle. Ainsi la subjectivité n'est à aucun instant une sorte de repos solitaire et satisfait à l'intérieur de soi-même; elle est toujours en réaction directe sur le monde environnant. L'unité du moi comme sujet est toujours "unité d'aperception" réalisée comme acte de synthèse du jugement par la connaissance de l'objet. "61 En un certain sens, tout se passe comme si, dans cette situation transitoire, le "problème de la compréhension de soi "62 ou de l'" écriture de soi "63 primait sur une "volonté de vérité "64 ayant" sa propre histoire, qui n'est pas celle des vérités contraignantes: histoire des plans d'objets à connaître, histoire des fonctions et positions du sujet connaissant, histoire des investissements matériels, techniques, instrumentaux de la connaissance "65. Il n'est aucune solution à un problème quelconque qui soit à tenir pour donnée, ou pour définitive. Les objets et les méthodes de I'histoire des arts africains restant à 61 Hans Urs von Balthasar, La théologique I. Vérité du monde, Namur, Culture et Vérité, 1994, p. 47. 62 Hans-Georg Gadamer, Langage et vérité, Paris, Gallimard, 1995, p. 131. 63 Foucault, Dits et écrits IV, p. 415. Cf. Octavio Paz, L'autre voix. Poésie et fin de siècle, Paris, Gallimard, " Arcades ", 1992, pp. 1724; Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle (suivi de Sept essais sur Rousseau), Paris, Gallimard, " Tel ", 1994, pp. 216-239 ; id., L 'œil vivant Il. La relation critique, pp.82-169. 64 Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 19. 65 Foucault, L'ordre du discours, p. 19. 32

construire, on conçoit que de nombreux chercheurs aient, au cours des dernières décennies, tenté d'analyser ou de rassembler les éléments à partir desquels on peut produire un discours sur I'histoire des arts ou, plus amplement, un discours sur les" systèmes de signification "66 africains. C'est une chose dont on peut avoir une conscience nouvelle si l'on prend en compte le fait que les questions de l'histoire de l'art débordent le champ de cette discipline - elles le débordent d'autant plus qu'elles portent sur des

points abordés par l'anthropologie -, et si l'on mesure, par exemple, la portée de des remarques de Claude LéviStrauss au sujet du fait que l'approche du symbolique par l'anthropologie ne l'éloigne nullement de l'analyse du social: l'étude de l'art, celle des dieux ou des rites ne peut méconnaître les règles sociales: au cours de leurs échanges, les humains usent de symboles et de signes67.

66 Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1993, tome I, p. 1449. Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, " Agora ", 1997, p. 19. 67 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, p. 20.

33

CHAPITRE n L'ECRITURE ET SON OBJET " L'idéalisme allemand supprime l'alliance entre le christianisme et l'Antiquité. Il pense à partir de la présence de soi absolue (Fichte), du facteur d'absolu contenu dans la liberté humaine (Schelling), de l'Esprit capable de penser tout le réel (Hegel), ce qui rend problématique l'idée que l'absolu de l'esprit humain devait se reconnaître comme reçu d'un autre, de Dieu. (...) L'ontologie médiévale des formes naturelles (essentiae) qui participaient d'une manière limitée à l'acte infini de la réalité (esse), se transforme tout entière en un aspect de l'anthropologie (...). C'est l'idéal de la cybernétique totale, par laquelle l'attitude prométhéenne antique en face de la réalité paraît retrouvée: la ruse de la raison chez Hegel devient, dans l'optique marxiste, plutôt celle de l 'homme qui, par la ruse de son travail, récupère sa propre étincelle qui lui appartient mais lui avait été aliénée. " Hans Urs von Balthasar, La vérité est symphonique. Aspects du pluralisme chrétien, Paris, Editions S.O.S., 1984, pp. 147-14868. 68 Voir Hans Urs von Balthasar, Théologie de l 'histoire, Paris, Fayard, 1970, pp. 17-24; Michel Serres, Hermès III. La traduction, Paris, Editions de Minuit, 1974, pp. 15-72; Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, pp. 29-38 (sur

Réfléchissant sur l'histoire de l'anthropologie, Claude Lévi-Strauss note que jusqu'au milieu du XXe siècle, l'ethnologie s'est intéressée à l'unité et à la diversité de son objet en insistant souvent sur le fait que cet objet apparaissait sous des formes que l'on pouvait difficilement comparer. Lorsque, ayant recours à la notion de " civilisation" et usant moins de la notion de "culture", l'ethnologie s'intéressa aux styles de vie, un tournant eut lieu69.Cette transformation fut, incontestablement, l'effet d'un travail d'" épistémologie de l'écriture "70 ou de critique historique71, et de critique sociale72.Le langage, la littérature et l'art furent dès lors pensés sous le sceau de l'historicité ou de la valeur. La modernité s'est efforcée de "reconstruire l'histoire du travail historique de déshistoricisation ou, si l'on préfère, l'histoire de la (re)création continuée des structures objectives et subjectives de la domination "73. Mais le marxisme, la phénoménologie, l'herméneutique, le structuralisme et la philosophie analytique n'ont pu poursuivre la critique du rythme, des formes et du signe74. Marqués par l'évolutionnisme biologique, les ethnologues concevaient ce qu'ils observaient en l'intégrant dans des l'historicisme) ; Gilles Deleuze, Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 10. 69 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50. 70 Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, pp. 19-144; id., Politique du rythme, politique du sujet, pp. 17-18. 71 Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1993, pp. 28-120. 72 Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Editions de Minuit, 1982, pp. 10-12. 73 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 90. 74 Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, pp. 17-18. 36

séries unilinéaires: les institutions occidentales leur apparaissaient comme les plus évoluées; tout ce qui n'avait pas été organisé en fonction de ces institutions (tout ce qui présidait à la vie des peuples" primitifs ") n'était, du coup, que le vestige de ce qu'il y a de plus archaïque ou de plus barbare. Mais ce discours s'effilocha en raison des données découvertes par l'ethnologie (découvertes sur la famille, le mariage, la résidence, les rapports entre parents et enfants, par exemple)75. Analysant la situation de l'écrivain en France dans les cinquante premières années du XXe siècle, Jean-Paul Sartre parle lui aussi, à sa manière, des effets des transformations de l'écriture ou de son objet: en Europe, certaines notions aveuglantes (" la race, le Juif, la croisade antibolchevique ") durent être soumises à l'analyse; renouant avec la fonction des écrivains du XVIIIe siècle, ceux qui se pensaient comme des intellectuels furent .amenés à réfléchir sur la condition des opprimés76. Mais l'on sait que la crise (ou la mise en crise) de certaines formes du discours ou du récit77 75 Lévi-Strauss, Le regard éloigné, pp. 65-66. 76 Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, in Situations, II, p. 258. 77En ce sens, voir par exemple les remarques de Jean-Paul Sartre, au tout début d'un texte consacré, en 1943, à Georges Bataille: "Il Y a une crise de l'essai. L'élégance et la clarté semblent exiger que nous usions, en cette sorte d'ouvrages, d'une langue plus morte que le latin: celle de Voltaire. (...) Mais si nous tentons vraiment d'exprimer nos pensées d'aujourd'hui par le moyen d'un langage d'hier, que de métaphores, que de circonlocutions, que d'images imprécises: on se croirait revenu au temps de Delille. Certains, comme Alain, comme Paulhan, tenteront d'économiser les mots et le temps, de resserrer au moyen d'ellipses nombreuses le développement abondant et fleuri qui est le propre de cette langue. Mais alors, que d'obscurité! Tout est recouvert d'un vernis agaçant, dont le miroitement cache les idées. Le roman contemporain, avec les auteurs américains, avec Kafka, chez nous avec Camus, a trouvé son style. Reste à trouver celui de l'essai. Et je dirai aussi: celui de la critique; car je n'ignore pas, en écrivant ces lignes, que j'utilise un instrument 37

n'a pas produit la totalité des effets auxquels on aurait pu s'attendre 78.Le passé/présent a pu continuer à inspirer le rejet ou le refoulement de l'autre ou de tout ce qui peut se rapporter à lui. Le déchiffrement de ce qui se rapporte à l'autre (le déchiffrement de ce que l'autre produit, par exemple) a parfois continué à prendre la forme de l'exotisme ou de la curiosité la plus naïve. Le traitement de l'œuvre produite par autrui n'a pas échappé aux présupposés du discours réducteur sur l'autre 79. Dans le Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire80,Leiris explique qu'il importe de " donner une vue d'ensemble des arts plastiques d'un groupe de peuples alors que nous ne savons que de la manière la plus vague et la plus hypothétique quels objets ou autres produits façonnés présentent à leurs yeux un caractère artistique

- c'est

qu'il faudrait, pour procéder logiquement,

faire d'abord l'inventaire de la totalité des choses qui résultent de leur activité manuelle puis, après examen de chaque cas particulier, opérer un tri de ces produits, dont seuls seraient admis comme constituant des œuvres d'art ceux qui s'avéreraient aptes à provoquer chez leurs usagers périmé, que la tradition universitaire a conservé jusqu'à nous." (Sartre, Situations, I, p. 133). 78 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1972, pp. 131-185. 79De Certeau, L'écriture de l'histoire, pp. 9-10. Cf. Paul Ricœur, le conflit des interprétations. Essais d 'herméneutique, Paris, Editions du Seuil, 1969, pp. 31-97 ; Ernst Cassirer, Essai sur I 'homme, Paris, Editions de Minuit, 1975, pp. 13-45; Sophia Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d'Etat en Afrique. L'illusion universaliste, Paris, Karthala, 1998 ; Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986; Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 47-67; id., Naissance de la clinique, Paris, P.D.F., 1988, pp. V-19, 107-123, 151-176. 80 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp. 1085-1086. 38

une émotion esthétique ". La question du regard qu'autrui pose sur ses propres productions ne pouvait être éludée. Ce regard se règle-t-il sur des" conceptions esthétiques" ? Quelles sont ces conceptions? Qu'ont-elles à voir avec l'histoire occidentale des discours sur l'art? Qu'ont-elles à voir avec la métaphysique de l'art ? De la Grèce antique aux sociétés industrielles, en passant par les formations étatiques médiévales, la mesure, l'enquête et l'examen ont été pu être utilisés comme des méthodes de réglage ou de régulation du savoir et du pouvoir8l. La reconstitution ou la restitution des conceptions africaines de l'art peut-elle être neutre? Est-il possible d'examiner ces conceptions sans en exclure d'autres? Les sciences humaines peuvent-elle sélectionner et exclure sans exercer une forme de pouvoir sur ce qu'elles observent ou examinent82? Michel Leiris prend un exemple: " un tableau comme celui-ci, qui n'est le fruit ni d'un inventaire complet ni de nouvelles enquêtes et est basé essentiellement sur ce que les Occidentaux regardent comme des objets d'art parmi les échantillons qu'ils possèdent de la production artisanale de l'Afrique noire, alors que c'est le point de vue des Africains eux-mêmes qui devrait être pris pour pierre de touche, un tableau établi de façon aussi empirique n'est-il pas nécessairement vicié par une tare originelle? Ill' est de toute évidence, si l'on estime qu'on n'est fondé à qualifier d' "œuvre d'art" aucune chose qui ne soit reconnue comme telle par le peuple qui l'a produite. Mais il se peut qu'une telle exigence procède d'un scrupule assez vain et que le problème soulevé ici s'avère, tout compte fait, un faux problème. N'est-il pas 81 Michel Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1989, pp. 20-21. 82Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, pp. 20-21. 39

suffisant pour constituer l'œuvre d'art qu'une émotion esthétique, d'où qu'elle vienne, se manifeste à propos de l'objet considéré? "83Le problème de la mise au point des règles concernant les savoirs ayant trait à l'art ou aux arts se pose. Le rôle joué par l'anthropologue est fonction d'un ordre (ou d'un paradigme) du discours, et de formes de pouvoir84. De ce point de vue, les effets du retournement moderne sont plus problématiques qu'on ne pourrait le penser de prime abord. Et l'ethnologue qui travaille sur l'art ne peut faire abstraction des dispositions esthétiques caractéristiques du monde d'où il vient: "Comment s'est opérée la découverte de l'" art nègre' " quels enseignements en ont été tirés par nos peintres et sculpteurs, quelle est d'une manière générale la signification esthétique de cet événement, - autant de questions qui méritent d'être examinées de près et qui, de fil en aiguille, nous amènerons à poser celle de la spécificité de la sculpture négroafi1caine: puisque la découverte des statues et des masques d'Afrique a fait figure de révélation aux yeux des Européens, qui connaissaient déjà d'autres arts passablement éloignés des leurs, en quoi consistait donc la haute originalité de ces objets? Et peut-on, sans trop s'aventurer, s'attacher à définir des caractéristiques qui permettraient de parler de la sculpture négro-africaine comme d'un tout, par-delà des différences locales? "85 Produisant un discours sur" un lieu d'extériorité et d'altérité "86, Leiris ne recourt, semble-t-il, à aucune 83 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp. 1085-1086. 84 Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, pp. 20-21. 85 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1097. 86Derrida, Marges de la philosophie, p. III. 40

matrice théorique, ou à aucun paradigme. Cela ne veut cependant pas dire que ce qu'il énonce n'illustre pas tel ou tel autre méta-paradigme ou contre-paradigme. Henri Meschonnic considère que six paradigmes ont fondé ou remanié l'étude du langage ou du signe87: 1) le paradigme linguistique88; 2) le paradigme anthropologique89; 3) le paradigme philosophique90; 4) le paradigme théologique91; 5) le paradigme politique92; 6) le paradigme social93.On pourrait montrer, dans une étude d'une autre ampleur que la nôtre, que les distinctions établies par l'auteur de La rime et la vie ne s'avèrent pertinentes que si ont les comprend dans le cadre de I'histoire des régularités ou procédures discursives. L'on peut dire, dans tous les cas, que les formes prises par le discours de Leiris se signalent par de constants déplacements de l'un à l'autre des paradigmes énumérés par Meschonnic. Renvoyant à La langue secrète des Dogons de Sanga, Meschonnic fait remarquer qu'on voit, à travers ce texte, que" le travail sur le langage, dans l'ethnographie" s'avère" lexicaliste " ; "La description d'une langue consiste dans l'application d'une grille minimale. Toujours la même. Pour décrire et pour apprendre. Michel Leiris dit lui-même qu'il ne sait pas le dogon (...). Ainsi la pratique, dans l'anthropologie, est-elle celle d'une théorie du langage qui n'est pas la sienne, qu'elle n'a pas élaborée, qu'elle ne peut pas 87 Henri Meschonnic, La rime et la vie, Lagrasse, Editions Verdier, 1989, p. 63. 88 Meschonnic, La rime et la vie, p. 63. 89 Meschonnic, La rime et la vie, pp. 63-64. 90 Meschonnic, La rime et la vie, p. 64. Voir Leiris et Schuster, Entre augures, pp. 9-11 ; Leiris et Lebeer, "Au-delà d'un regard ". Entretien sur l'art africain, pp. 23-25, 35-37. 91 Meschonnic, La rime et la vie, pp. 64-65. 92 Meschonnic, La rime et la vie, p. 65. 93 Meschonnic, La rime et la vie, p. 65. 41

élaborer, puisqu'elle est prisonnière, par ses descriptions mêmes, de la grille dont le seul objet qu'elle décrit pourrait la libérer. Mais elle ne le voit qu'à travers sa linguistique descriptive. "94 Sans qu'il soit nécessaire de retracer les étapes de son cheminement, on peut noter Leiris n'a pas prétendu accomplir une rupture dans l'ordre du discours; s'installant sur un site qui est à vrai dire celui de la modernité, il y a occupé, peu ou prou, une position le rendant réticent à toute tentative de maîtrise. Le discours de Leiris s'efforce de promouvoir l'exercice d'un savoir obéissant, principalement, à ses propres impératifs. Dans Miroir de la tauromachie, on lit: " Certains sites, certains événements, certains objets, certaines circonstances très rares nous donnent (...) le sentiment, lorsqu'il advient qu'ils se présentent devant nous ou que nous y soyons engagés, que leur fonction dans l'ordre général des choses est de nous mettre en contact avec ce qu'il y a au fond de nous de plus intime, en temps ordinaire de plus trouble sinon de plus impénétrablement caché". Leiris poursuit: "Il n'est pas que l'activité passionnelle (ou, plus spécialement : génitale) qui connaisse pareilles tensions suivies de détentes, pareille succession de rapprochements et d'écarts, pareilles montagnes russes d'ascensions et de détentes. L'alternance des processus de sacralisation et de désacralisation inhérente à toutes les opérations proprement religieuses, le rythme - ou façon dont sont mises bout à bout valeurs fortes et valeurs faibles - en

matière esthétique, le plaisir pris dans les sports ou les jeux (notamment les jeux de hasard) participent à des degrés et à des titres divers de cette dynamique émouvante, 94 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Editions Verdier, 2e éd., 1990, p. 50. 42

qui veut que tout moment durant lequel nous nous sentons enfin comme comblés et en accord, vis-à-vis aussi bien de nous-mêmes que de la nature ambiante, revête l'aspect d'une sorte de tangence, c'est-à-dire d'un bref paroxysme, qui ne dure pas plus qu'un éclair et doit sa fulgurance au fait d'être situé au carrefour d'une union et d'une séparation, d'une accumulation et d'une dépense, comme le Dieu de Nicolas de Cuse, absolu dans la seule mesure où il embrasse, en même temps qu'il s'y déchire, l'ensemble de toutes les lignes et de toutes leurs déviations. "95 Le champ du savoir est ainsi mis en rapport avec le biographique, l'autobiographique ou l'intime, le déchirement, le secret. Ce qu'écrit Henri Meschonnic sur les approches du langage, du signe ou du rythme constituées à partir de la linguistique, de l'anthropologie, de la philosophie, de la théologie, du social et du politique96 rend intelligibles les dérivations ou les bifurcations d'une œuvre structurée par une finalité intime (ou par un souci d'autocompréhension), et par une approche d'autrui (ou de ce qui est lointain). La matière première utilisée pour la mise au point du discours rend manifeste une sorte de dynamique paroxystique. Poursuivant sa recherche, Leiris ne revendique pas une position singulière; il recourt aux méthodes ou paradigmes susceptibles de l'aider à traiter des problèmes (ethnologiques ou autres) posés par la "dépense", la " fulgurance" ou la " dynamique émouvante" du vécu. 95 Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana, 1981, pp. 25-26. 96 Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, pp. 114-115. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, "Tel ", 1996, volume 1, pp. 3-87, 258-276; id., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, " Tel", 1997, volume 2, pp. 11-78. 43

Au cours de ses entretiens avec Jean Schuster, qui lui pose la question de savoir dans quelle mesure il a été " l'objet de la psychanalyse et le sujet de l'ethnographie "97, et l'interroge sur les rapports qu'il entrevoit entre son activité littéraire et sa pratique de l'ethnographie, Leiris déclare: " l'influence la plus décisive de l'ethnographie sur mon travail, disons... littéraire, tout au moins au début, pour les deux premiers tomes de La Règle dujeu, c'est le travail sur fiches. Cette méthode a eu un rôle considérable: de la façon la plus naturelle du monde, je me suis mis à rédiger des fiches en notant mes rêves, mes pensées, les menus incidents de la vie quotidienne... ensuite le travail que j'appellerai "littéraire", faute d'un autre mot, consistait à brasser les fiches en question. " Et Leiris d'ajouter: " A ce stade, il y a eu une autre influence, celle de Raymond Roussel. Non pas une influence stylistique, j'admire l'écriture de Roussel, mais ce n'est pas elle qui m'a influencé ni ses thèmes, non, c'est ce qu'il dit dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, à savoir que lorsqu'il fait un jeu de mots, il faut qu'il l'exploite à fond, coûte que coûte. "98 Leiris, toujours, résume ainsi le projet de l'ouvrage qui sera intitulé Afrique noire: la création plastique: " L'esthétique devant garder ici comme dans le reste de l'ouvrage le pas sur l'ethnographie, c'est toujours en fonction de leurs manifestations plastiques - et surtout sculpturales - que les cultures en question seront présentées. "99 L' Avant-propos d'Afrique noire: la création plastique entamera l'explicitation de ce projet: 97 Leiris et Schuster, Entre augures, pp. 13-14. 98 Leiris et Schuster, Entre augures, pp. 14-15. 99 Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1100. 44

" Les auteurs de cet ouvrage consacré aux arts plastiques des peuples négro-africains (Michel Leiris pour les deux premières parties et pour la conclusion, Jacqueline Delange pour la troisième et pour la recherche des documents à reproduire) se sont attachés à donner une vue d'ensemble des formes traditionnelles de ces arts: celles qui ont pris racine au sein des sociétés noires à une époque antérieure à la colonisation et qui, même modifiées sous l'influence de celles-ci, demeurent l'expression d'une Afrique naguère encore en marge de la civilisation industrielle. "100 Procédant à l'étude des arts africains, Leiris n'analyse pas seulement des formes; il est attentif à des opérations (symboliques ou autres) et s'intéresse aux secteurs de la vie sociale (économie, structures de la parenté, religion, etc.) qui rendent possible un type d'activité tel que l'art. L'objet d'art est donc le produit de transformations et de structures et de conjonctions multiples.

100 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, p. 1119. Voir Jacqueline Delange, Arts de l'Afrique noire. Introduction à l'analyse des créations plastiques, Paris, Gallimard, 1967.

45

CHAPITRE ill PAR-DELA LA REPRESENTATION et

Politique sacrificielledu sujet. Son tenant lieu est

l'esthétisation du monde par le sacré. et

De ce point de vue, l'esthétique contemporaine,

par la disparition de l' œuvre, contribue, à son insu, à une politique, ou à une conception de la société, sans sujet. Le rejet de la philosophie de l'art, et le retour à une valeur originelle du terme d'esthétique, comme réflexion sur le sensible, par le privilège de l'art conceptuel, comme si une linéarité-progressivité faisait du conceptuel l'aboutissement de l'art, fait de cette esthétique, hégélienne par là sans le savoir non plus, un rejet du sujet par le rejet de la notion d'œuvre. Un bout de bois flotté vaut une peinture fameuse, si le regard seul fait le sentiment du beau. et

La chose, l'objet et l' œuvre mis indifféremment

ensemble pour le sensible, seul subsiste alors comme critère de la valeur, de la reconnaissance de l'art, l'institution, le marché: est art ce qui est au musée, ou ce que les décideurs du marché de l'art désignent pour être de l'art, et par cette disparition de I 'historicité interne, de la valeur-sujet, il y a du sujet qui disparaît, et par cette disparition du sujet le politique reste seul. La poétique n'a plus d'éthique. Reste le sociologisme muséal. Dans le monde du

anything gœs le politique n'a plus non plus d'éthique. " Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, pp. 53-54. Commençant ce chapitre, nous pouvons difficilement ignorer ce qu'a pu dire Hans Küng: "l'art, qui dépend, plus que la philosophie, les sciences de la nature ou la théorie de l'Etat, de ses clients dans l'Etat et dans l'Eglise, est entré plus tardivement dans l'époque moderne seulement après la fin de l'Ancien Régime, aux alentours de 1800. Mais une fois la rupture accomplie, avec l'impressionnisme il a atteint avec une rapidité incroyable le sommet de sa modernité ("modernité classique"), mais la crise de la modernité l'a finalement touché lui aussi et il cherche aujourd'hui à tâtons des voies postmodernes. En dépit des décalages sectoriels dans le temps, il conviendrait d'embrasser d'un même regard, autant que possible, les différents secteurs, domaines, champs de connaissance, sphères de vie, pour brosser un tableau d'ensemble de notre temps. "101Depuis le début du XXe siècle, remarque Michel Leiris en se référant à l'apport de l'avant-garde artistique, on a assisté à "un singulier élargissement des perspectives esthétiques "102. L'un des principaux effets de cet élargissement a été la transformation du statut de l'objet d'art: "Alors que les seuls objets auxquels on accordât une valeur artistique avaient toujours pour auteurs des individus appartenant au monde dit "civilisé"

- occidental

ou oriental

- et

qui, sauf accident, étaient des

101Hans Küng, Projet d'éthique planétaire. La paix mondiale par la

paix entre religions, Paris, Editions du Seuil, 1991, pp. 220-221. 102 Leiris, Afrique noire: l'Afrique, p. 1126. 48

la création plastique,

in Miroir

de

adultes sains d'esprit et formés selon des disciplines reconnues, un courant d'intérêt positif se manifeste à l'endroit de la production d'individus qui, en quelque manière, échappent au cadre ainsi défini: ceux que l'on tient trop souvent pour des "sauvages" ou pour des "primitifs"; ceux qui appartiennent aux couches peu instruites de nos populations et dont l'art est dit "populaire" ou "naïf' par contraste avec l'art de l'élite; ceux qui, en raison de leur âge, sont plongés dans le monde spécial qu'est le monde de l'enfance; ceux qui, atteints d'un désordre mental, se situent par définition hors du monde normal. Dans cette crise qu'a subie la sensibilité esthétique occidentale, un événement majeur aura été la promotion de la sculpture africaine au rang d"'art" alors qu'auparavant elle relevait seulement de la "curiosité". C'est essentiellement aux peintres fauves, cubistes et expressionnistes qu'il revient d'avoir amorcé ce mouvement. "103Mais on peut aussi remonter plus loin dans I'histoire, et montrer que depuis le XVe siècle, la " curiosité" à l'égard des objets d'arts africains n'a cessé de croître104.Cependant, "Longtemps, (...) les voyageurs [européens] continueront à ne guère admirer que des objets qui doivent à la matière dont ils sont faits une part au moins de leur prestige. "105 La multiplication des dysfonctionnements dans les sociétés colonisées et christianisées106, et l'émergence de structures religieuses 103 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, p. 1126. Voir René Gaffé, La sculpture au Congo belge, Paris/Bruxelles, Editions du Cercle d'art, 1945, pp. 7-19. 104 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, pp. 1126 et suiv. 105 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, p. 1127. 106Georges Balandier, La vie quotidienne au royaume de Kongo, du 49

africaines plus ou moins autonomes attestent que les doctrines missionnaires étaient si peu pertinentes qu'elles se méprenaient sur ce dont elles auraient pu se préoccuper. Ceux qui professaient ces doctrines n'ont d'ailleurs pas été les seuls à ne pas cerner adéquatement l'objet de leur théorie et/ou de leur pratique. Evoquant les méthodes de l'administration coloniale en Côte d'Ivoire, Jean-Pierre Dozon rappelle que cette administration considérait le " fétichisme" comme" la forme rudimentaire ou le degré zéro du religieux ", alors qu'il" présentait des caractères et des dynamismes insoupçonnés "107: "le fétichisme, tout autant que les autres secteurs de la vie indigène, ne se réduisait pas à un horizon borné à l'intérieur duquel chaque tribu, chaque clan, chaque groupement familial semblait devoir s'enfermer pour son propre compte par l'adoration d'objets ou d'éléments naturels réputés incarner des puissances extra-humaines. S'il existait bien des cultes familiaux et locaux propres à spécifier ethnographiquement les croyances religieuses et les représentations du monde de tel ou tel groupe, ils n'étaient pas exclusifs d'autres cultes dont le rayonnement et la réputation s'étendaient à de vastes régions et pour lesquels s'organisaient de très coûteuses transactions (on achetait et on importait des répliques ou des exemplaires partiels de tel fétiche réputé), et parfois des pèlerinages. (...) Par son étroite connexion avec les événements, désordres et enjeux qui composaient la trame et l'histoire des sociétés locales, le fétichisme donnait en quelque sorte toute sa signification et toute sa portée au religieux puisqu'il accueillait volontiers

xvf

au XVIIf siècle, Paris, Hachette, 1965, pp. 29-52. 107Jean-Pierre Dozon, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine (suivi de La leçon des prophètes, par Marc Augé), Paris, Editions du Seuil, 1995, p. 21. 50

l'étrangeté ou l'inédit pour accroître ses performances et répondre aux attentes individuelles et collectives. "108 Le propos de Dozon n'est devenu possible qu'à la suite d'une série de transformations des méthodes de disciplinesl09 que certains (Immanuel Wallerstein ou Terry Hopkins par exemple) regroupent désormais sous le nom de "sciences sociales historiques "110.Au fil de ces transformations, la réévaluation du rapport sujet/objet s'est avérée aussi importante que les tentatives de dépassement du substantialismelll. Jean-Claude Frœlich le note: "Les premiers chercheurs, fonctionnaires et ethnologues, ont souvent manqué de recul pour situer les phénomènes fragmentaires qu'ils constataient dans le cadre de l'Afrique du XXe siècle. S'ils ont bien décrit les rites, ils n'ont découvert que récemment la philosophie et les conceptions spirituelles, souvent élevées et toujours cachées au profane; de cette étude ils ont retiré l'impression d'une grande complexité, ce qui est exact, mais ils ont aussi reconnu l'existence de traits communs aux différentes religions africaines, après avoir écarté la gangue des pratiques magiques et des superstitions [sic], on a pu accéder au fond religieux lui-même avec son caractère d'élévation spirituelle et morale. C'est l'ethnologie de l'école française, aussi bien celle qui suit la voie de LéviStrauss, Leroi-Gourhan, Denise Paulme, Jean Rouch, etc., 108Dozon, La cause des prophètes, pp. 21-22. 109 Cf. Jürgen Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Editions du Cerf, 1991, pp. 41-62 ; Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1993, pp. 123-157. 110 Catherine Coquery- Vidrovitch, in Le Débat, Paris, mai-août 1996, pp. 127-128. III Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 16e tirage, 1996, pp. 97 et suive 51

que celle du professeur Griaule, de tendance plus métaphysique, avec Germaine Dieterlen et Lebeuf, qui a attiré l'attention sur la valeur et la richesse des croyances animistes et qui a cherché à comprendre le fond même de la pensée animiste. "112Pour importantes qu'elles soient, les considérations de Frœlich peuvent induire le lecteur en erreur, et l'amener à penser que c'est nécessairement à la suite d'une série d'emprunts à des discours européens (français, en l'occurrence), que le champ religieux africain a connu les mutations qui ont été les siennes. Or, l'histoire des messianismes africains, et les rapports qui se sont progressivement instaurés entre ces messianismes et certaines structures, classes ou groupes, permettent de dire que l'on ne peut ignorer impunément les dynamiques autonomes des religions africaines. L'exemple du vaudou est significatif: " Le Vaudou a évolué, car tout ce qui est vivant se transforme. Il a opéré la fusion de différents rites africains et assimilé des influences chrétiennes. (...) En Afrique occidentale, les campagnes esclavagistes, l'influence européenne, la colonisation et la propagande des missionnaires ont provoqué l'éclatement des cultures et en ont dissocié les éléments au point que les intéressés en perçoivent de moins en moins l'unité interne. (...) Dans I'histoire des Eglises chrétiennes, toutes les réformes se sont proposé pour but de faire revivre la doctrine originelle - ou ce que l'on considérait comme tel - dans toute sa pureté. De la même manière, nous pouvons supposer que dans l'histoire du Vaudou la fusion progressive des divers rites a non seulement préservé, mais dégagé le centre moteur le plus spécifiquement africain de cette pensée 112 Jean-Claude Frœlich, Animismes. Les religions païennes de l'Afrique de l'Ouest, Paris, Editions de l'Orante, 1964, pp. 13-45. p. 14. 52

religieuse. "113C'est pourquoi" l'influence chrétienne sur le Vaudou a été plus restreinte qu'on le croit généralement "114. Le propos de Jaheinz Jahn peut s'appliquer à d'autres systèmes ou champs. L'approche des œuvres d'art africaines commencera à évoluer non seulement quand ils deviendront des objets de discours, mais aussi et surtout lorsque, remplissant des exigences particulières, ces mêmes discours fixeront certains de leurs partages et, interrogeant leurs rapports avec les faits ou les savoirs empiriques, n'ignoreront plus le jeu complexe des styles, des techniques, des coutumes, institutions ou croyances, etc. Cet écheveau a commencé à être démêlé à un moment particulier: "Pour que l'art négro-africain comme tel fasse l'objet d'analyses, il faut attendre que l'Europe ait étendu sa domination sur de vastes régions de l'Afrique et que, de ce fait, les relations entre ces deux parties du monde soient devenues plus étroites. A la fin du siècle dernier [i.e. le XIXe siècle], paraissent quatre études de l'Allemand Leo Frobenius, que l'ensemble de son œuvre fait regarder aujourd'hui par nombre d'intellectuels africains comme le premier Européen qui ait rendu aux civilisations noires l'hommage qu'elles méritent. Certes, dès 1875, son compatriote Georg Schweinfurth avait consacré un ouvrage à la culture matérielle des Zande et autres peuples de l'Afrique centrale. Mais les études de Frobenius sont les premières à traiter expressément de l'activité esthétique des Noirs et malgré leur caractère ethnographique au sens le plus étroit point de vue dont par la suite cet auteur ne s'écartera que trop - elles lui donnent le rang de précurseur. Puis, à l'orée 113Jahn, Muntu. L 'homme africain et la culture néo-africaine, p. 62. 114Jahn, Muntu. L 'homme africain et la culture néo-africaine, p. 62. 53

de notre siècle, les Anglais Read et Dalton d'une part, PittRivers d'autre part, suivis de peu par l'Allemand F. von Luschan, traitent de l'art ancien du Bénin, dont de nombreux spécimens sont parvenus en Europe après une expédition anglaise de représailles contre la vieille cité alors passablement décadente; mais, surpris par la qualité de ces ivoires et de ces bronzes qui leur semblent d'une facture trop savante pour être les produits d'un art purement africain, ils attribuent aux trafiquants portugais une influence déterminante à cet égard, hypothèse qu'a rendue caduque la découverte, notamment en Nigeria, de beaux bronzes à cire perdue antérieurs aux premiers contacts du Portugal avec l'Afrique. Par ailleurs, en 1878, le musée d'ethnographie du Trocadéro (premier musée exclusivement consacré aux arts et métiers des peuples non européens) avait été fondé à Paris et un "musée africain" (à dire vrai très bric-à-brac) avait été temporairement installé au théâtre du Châtelet alors qu'on y représentait une pièce intitulée La Vénus noire. En outre, plusieurs expositions consacrées spécialement à l'Afrique eurent lieu dans les dernières années du siècle - à Leipzig (1892), à Anvers (1894), à Bruxelles-Tervuren (1897) avant la constitution

du musée

du Congo

belge

-

puis

une

exposition de sculptures en bois, dont une partie au moins était d'origine africaine, trouva place, à Dresde en 1903, dans les nobles locaux du Zwinger". Leiris ajoute: "S'il s'avère donc qu'on schématiserait avec excès en imputant la découverte de l' "art nègre" aux artistes qui au début de notre siècle furent les promoteurs d'un prodigieux renouveau, il reste que c'est avec eux que la production sculpturale de l'Afrique noire acquit ses lettres de

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noblesse. "115 Les passages que nous venons de citer traitent du rapport à l'œuvre d'autrui, mais aussi, d'une certaine manière, du rapport à soi, et à son propre discours. L'analyse des objets d'art africains semble aussi se faire par plissement successifs ou simultanés. La structure propre à la modernité, qui a redéployé le rapport à l'autre et à la représentation ou à l'autre de la représentation et à la représentation de l'autre, a donné naissance à plus d'une hétérologie. Des mouvements tels que le symbolisme, le futurisme, le cubisme, le surréalisme, etc., ne sont pas apparus par hasard. Chacun de ces mouvements s'est précisément construit en fonction d'un rapport à l'autre et à la représentation, ou en fonction d'une conception de l'autre de la représentation. Ainsi, si " L'art nègre est plus du ressort des cubistes bien qu'ils se soient aussi un peu intéressés aux Océaniens, (...) l'art océanien est essentiellement une affaire surréaliste. Il y a, chez la plupart des surréalistes, notamment chez André Breton, un désintérêt à l'égard de l'art nègre. "116 L'art d'autrui a été envisagé en fonction d'investissements, en fonction de désirs, mais aussi de rapport de forces; son approche a aussi été déterminée par un certain souci du savoir ou de la vérité, et part un certain rapport à la mort ou à l'immortalité, à la liberté ou à la libérationll? Des processus de subjectivationl18 et des processus d'objectivationl19 ont interféré, en quelque sorte, lorsqu'il 115 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, pp. 1128-1129. Voir Walter Benjamin, Essais 2. 19351940, Paris, Denoël/Gonthier, "Médiations ", 1983, pp. 37-53; Francastel, Art et technique aux xIX et ~ siècles, pp. 145 et suive 116 Leiris et Lebeer, "Au-delà d'un regard". Entretien sur l'art africain, p. Il. 117Deleuze, Foucault, pp. 111-112. 118Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions 55

s'est agi de produire un discours sur l'objet d'art afticain. Citant Gilles Deleuze, nous avons déjà évoqué les processus de subjectivation. Pierre Bourdieu nous aide à comprendre l'importance des processus d'objectivation: " De toutes les oppositions qui divisent artificiellement la science sociale, la plus fondamentale, et la plus ruineuse, est celle qui s'établit entre le subjectivisme et l'objectivisme. Le fait même que cette division renaisse sans cesse sous des formes à peine renouvelées suffirait à témoigner que les modes de connaissance qu'elle distingue sont également indispensables à une science du monde social qui ne peut se réduire ni à une phénoménologie sociale ni à une physique sociale. Pour dépasser l'antagonisme qui oppose ces deux modes de connaissance tout en conservant les acquis de chacun d'eux (sans omettre ce que produit la lucidité intéressée sur la position opposée, il faut expliciter les présupposés qu'ils ont en commun en tant que modes de connaissance savants, également opposés au mode de connaissance pratique qui est au principe de l'expérience ordinaire du monde social. Ce qui suppose que l'on soumette à une objectivation critique les conditions épistémologiques et sociales qui rendent possibles aussi bien le retour réflexif sur l'expérience subjective du monde social que l'objectivation des conditions objectives de cette expérience. "120 La connaissance phénoménologique, par exemple, se propose de "réfléchir une expérience qui, par définition, ne se de minuit, 1980, pp. 168-173 ; Deleuze, Nietzsche, Paris, P.U.F., ge éd., 1992, pp. 17-41. 119 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 43-109 ; id., Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, éd. augmentée, 1992, pp. 30-33. 120Bourdieu, Le sens pratique, p. 43. 56

réfléchit pas, la relation première de familiarité avec l'environnement familier, et de porter ainsi au jour la vérité de cette expérience qui, pour si illusoire qu'elle puisse paraître d'un point de vue "objectif', reste parfaitement certaine en tant qu'expérience ". Or, dit Bourdieu, l'objectivisme" ne peut aller au-delà d'une description de ce qui caractérise en propre l'expérience "vécue" du monde social, c'est-à-dire l'appréhension de ce monde comme évident, comme allant de soi (taken for granted) : s'il en est ainsi, c'est qu'il exclut la question des conditions de possibilité de cette expérience, à savoir la coïncidence des structures objectives et des structures incorporées qui procure l'illusion de la compréhension immédiate, caractéristique de l'expérience pratique de l'univers familier, et exclut du même coup de cette expérience toute interrogation sur ses propres conditions de possibilité. "121D'un autre côté, l'objectivisme entend étudier des structures ou systèmes de relations envisagés comme des régularités objectives se distinguant des " idéologies ", des représentations ou des illusionsl22. Mais si le subjectivisme ne réfléchit pas sur les dispositions rendant possible la réflexion, l'objectivisme, lui, s'interroge à peine sur" la distance et l'extériorité par rapport à l'expérience première qui est à la fois la condition et le produit des opérations d' objectivation : oubliant ce que rappelle l'analyse phénoménologique du monde familier, à savoir l'apparence de l'immédiateté avec laquelle se livre le sens de ce monde, il omet d'objectiver la relation objectivante, c'est-à-dire la rupture épistémologique qui est aussi une rupture sociale "123. On pourrait 121Bourdieu, Le sens pratique, pp. 43-44. 122Bourdieu, Le sens pratique, p. 44. 123Bourdieu, Le sens pratique, pp. 45-46. 57

presque dire que le subjectivisme et l'objectivisme ne parviennent pas à renouveler la réflexion sur l'universalisme et sur la critique des discours ou des formes. Est-il possible, dans ces conditions, de surmonter les pièges de l'ethnocentrisme? Peut-on étudier l'objet d'art afticain sans surmonter l'impérialisme impliqué dans les rapports de domination au sein du marché de l'art? On ne peut répondre aux questions qui précèdent qu'en comprenant l'importance du pluralisme de la raison ou des discours et des formes. D'une part, les rapports des humains avec la matière ou les formes sont multiples. D'autre part, ces rapports participent nécessairement de processus politiques. Leiris écrit: "Refuser la qualité d'objet d'art à tout objet qui n'est pas reconnu comme tel par le peuple qui l'a produit n'a d'autre signification que celle-ci: n'est objet d'art que ce qui existe en tant que tel dans le contexte culturel qui lui est propre. L'on devrait, dans ce cas, exiger d'une œuvre d'art qu'elle soit tenue pour telle non seulement par le groupe ethnique qui l'a produite mais une culture étant éminemment changeante même si ses transformations sont lentes et peu apparentes - par les contemporains immédiats de cette œuvre, exigence dont la mise en pratique amènerait à éliminer de nos musées d'art une bonne partie des richesses qu'ils contiennent et dont il est superflu de souligner ce qu'elle aurait de trop limitatif. "124Est-il possible de déchiffrer l'objet d'art sans tenir compte du champ dans lequel il est produit? Certes, l'objet d'art est conçu de telle manière qu'il entretient un rapport avec le champ politique. Mais le champ politique 124Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1088. 58

est-il lui-même autonome par rapport au champ religieux ? L'histoire occidentale des théories de l'art coïncide avec la longue histoire de la contestation du mythe et du rite par la philosophie (i.e. par la raison logique). La réflexion sur l'objet d'art africain peut-elle faire abstraction du langage de la mémoire? Peut-elle ne pas s'interroger sur l'inscription de l'objet d'art dans des complexes mythicorituels? En outre: ne faut-il pas repérer, dans toute société, les lieux dans le cadre desquels les formes se transforment dans, à travers et à partir des rapports économiques ou symboliques? Dans le Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, Leiris considère que" si l'on s'en tient aux considérations fonctionnelles l'on peut (...) dire qu'il suffit, pour qu'objet d'art il y ait, que l'objet fabriqué en question trouve

- n'importe

où et n'importe

quand

-

un

public qui en fait le moyen d'une délectation esthétique. Mais peut-on, ne tenant ainsi aucun compte de l'intention du créateur, étiqueter

- sans

abus - "objet

d'art"

un objet

qui, dans l'esprit de celui qui l'a fait, répondait à un autre but qu'artistique? Ce deuxième problème est déjà plus qu'à demi résolu: les sculpteurs de l'Egypte antique ou ceux de l'Europe médiévale auraient-ils cru faire uniquement œuvre de piété ou de loyalisme voire assurer leur subsistance en exerçant leur métier, il resterait qu'ils ont été, pratiquement, des artisans assez capables au point de vue esthétique pour que leurs œuvres soient aujourd'hui admirées sur le plan de la contemplation désintéressée et s'avèrent ainsi douées d'une sorte d'intemporalité au regard de laquelle s'effacent les circonstances de leur production. D'autre part, il est certain que des artistes, et des plus grands parmi nos contemporains, poursuivent une quête qui n'est pas à proprement parler une quête du beau 59

ou ne l'est que dans un sens qui échappe à la définition formelle. "125Selon Leiris, donc, le fait qu'" un public" se préoccupe de " délectation esthétique" témoigne, déjà, de l'existence d'œuvres d'art dans une société déterminée. L'autre élément que la théorie de l'art doit aussi considérer, c'est le regard que tout" créateur" pose sur l'objet qu'il (a) produit. En un certain sens, donc, le statut de l'objet d'art est fonction de conditions de production et de conditions de réception; l'objet d'art renvoie à l'expérience de la production et de la réception. Les sculpteurs d'autrefois ont-ils produit des objets soutenus, en quelque sorte, par des sites religieux? Le fait que ce que ces sculpteurs ont pu produire soit encore admiré témoigne du fait que ceux qui œuvraient dans l'Egypte antique ou dans l'Europe médiévale se posaient aussi des questions sur l'expérience esthétique. L'art contemporain, quant à lui, paraît être fondé, en partie, sur la mise entre parenthèses de l'expérience du beau: " des artistes, et des plus grands parmi nos contemporains, poursuivent une quête qui n'est pas à proprement parler une quête du beau ou ne l'est que dans un sens qui échappe à la définition formelle", constate Leiris. Ainsi, l'artiste contemporain valorise parfois un certain abandon du souci du beau ou de la beauté; mais cet abandon n'en continue pas moins à renvoyer à une expérience esthétique. Dans cette optique, en dépit du fait que l'objet d'art africain n'affiche pas d'emblée son statut artistique, il peut aider à appréhender ['essence de ['art comme écart ou retrait.

125Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp. 1088-1089. Voir André Grabar, Les origines de l'esthétique médiévale, Paris, Editions Macula, 1992, pp. 29 et suiv. 60

Finalement, en dépit des difficultés que peut susciter un inventaire marqué par un certain arbitrairel26, Leiris tient à surmonter" l'obstacle à première vue rédhibitoire que notre manque d'une connaissance suffisante des conceptions esthétiques négro-africaines paraissait constituer "127: "L'impossibilité où nous nous trouvons de parler des arts plastiques négro-africains autrement qu'en Occidentaux, inaptes par définition à en avoir la même vision que ceux qui en sont les agents ou les usagers immédiats mais soucieux de pallier le plus possible cette inaptitude sans, toutefois, tenter de la masquer, nous a paru justifier la division de l'ouvrage en deux parties distinctes: l'une [il s'agit d'Afrique noire: la création plastique] répondant en gros à la vue générale que les Occidentaux que nous sommes auront eue de leur sujet, l'autre [il s'agit de Arts et peuples de l'Afrique noire, par Jacqueline Delange] visant à redresser cette perspective en prenant pour point de départ la description concrète des sociétés d'où émanent les œuvres d'art envisagées et de leurs activités respectives dans le domaine qui nous occupe. "128Et l'auteur du Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire de poursuivre: " Autant que semble l'indiquer ce que nous connaissons de ses conditions de travail, l'artisan noir traditionnel ne vise pas plus à l'expression personnelle que n'y devait viser l'artisan égyptien ou médiéval et, par là même, il se distingue de la plupart des artistes occidentaux modernes. 126Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp. 1090-1092. 127Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1090. 128Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1099. 61

Mais il reste que dans son cas l'on serait en droit de parler d"'art" même s'il était entendu que le souci de la beauté en tant que telle lui demeure étranger, puisqu'il ressort des déclarations d'artistes chevronnés que des soucis plus immédiats que celui-là les ont guidés dans la production de leurs œuvres. "129 L'abandon du "souci de la beauté" conservant un rapport à l'art, les dispositifs mythicorituels ou formels régissant la production de l'objet africain sont déterminés, d'une certaine manière, par des processus comparables à ceux ayant contribué aux mutations des pratiques artistiques occidentales. L'origine de l'œuvre d'art peut être assignée à des usages n'apparaissant pas, d'emblée, comme des pratiques artistiques. C'est pourquoi l'approche ou l'interprétation de l'objet d'art africain peut et doit être promue en excédant les anciens discours sur le beau ou les formes. L'entreprise de Leiris, loin d'être incompréhensible, se détermine au contraire par rapport à un vaste mouvement; elle constitue un moment éminent d'une transformation des problématiques grâce à laquelle la théorie des arts africains a pu rectifier et affiner ses stratégies. Dans quelles conditions la recherche d'une nouvelle théorie des arts africains est-elle devenue cruciale? Quels qu'aient été les renversements, les déplacements ou les inversions du "vieux conflit de la croyance et du savoir "130,une certaine conception du "beau" obéit, on le sait, dans la métaphysique des fins ou dans les fins de la

129Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1089. 130Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe. Etudes théorétiques, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 49. Voir Max Weber, Le savant et le politique, Paris, U.G .E., 10/18, 1992, p. 93. 62

métaphysiquel31, à certaines exigences théologiques: "D'après saint Thomas d'Aquin, la beauté est la splendeur de la forme et une détermination essentielle, immédiate et nécessaire de l'être (et qui en parfait toutes les autres déterminations essentielles). Elle est en fait inséparable de la contemplation, dans laquelle l'homme se repose par-delà ses désirs avec complaisance, mais inséparable aussi de l'espérance, car le beau est nécessairement aimé (peut-être souvent inconsciemment) dans son rapport avec l'Infini, qui transparaît dans toute beauté comme cause exemplaire et comme promesse. Dans un sens fondamental, tout ce qui existe est beau; la beauté croît dans la mesure où la vie se fait plus intense (dans les objets matériels, comme symétrie, proportion, harmonie, ou encore comme forme fonctionnelle; dans l'organique, comme vitalité et rythme) et appartient donc au plus haut degré au Beau absolu, à Dieu. Même si la théologie actuelle, contrairement à la tradition qui est la sienne (celle qu'on trouve en partant de Plotin, chez Augustin, le Pseudo-Denys, Bonaventure), prête - à peu d'exceptions près (tel H. Urs von Balthasar) - peu d'attention à la beauté, celle-ci n'en reste pas moins présente, dans une certaine mesure, dans le jeu sacré de la Liturgie et dans l'art de l'Eglise. On peut trouver un point de départ pour une théologie de la beauté avant tout dans la mystique des épousailles (dans le Cantique des cantiques de l'A.T.) et, en partant de là, dans l'ecclésiologie, tandis que l'étude des 131 Pour appréhender la signification de la crise sans commune mesure ayant ébranlé le cours de la métaphysique, voir Claudel, Positions et propositions, in Œuvres en prose, pp. 19-27; HansGeorg Gadamer, L 'héritage de l'Europe, Paris, Payot/Rivages, 1996, p. 55 (sur les" trois annonces de fins, celle de I'histoire par Hegel, de la métaphysique par Comte, de la philosophie par Nietzsche et Heidegger "). 63

préambules de la foi peut rendre attentif à la beauté de la Révélation dans son ensemble. Il ne peut sans doute pas y avoir une attitude chrétienne purement esthétique devant la vie (Kierkegaard), car la beauté pure se situe dans le salut à venir, mais néanmoins la beauté est pour le croyant comme l'essence secrète du monde, au cœur duquel on trouve non pas le Serviteur de Dieu souffrant, sans apparence ni beauté (Is 53, 2), mais la gloire de Dieu manifestée par la souffrance du Serviteur. "132 Karl Rahner et Herbert Vorgrimler montrent que la plupart des théories auxquelles ils se réfèrent s'accordent à définir le problème du beau, de la beauté ou de la forme en des termes proches: l'objet esthétique est appréhendé par la contemplation s'exerçant à la vision du Beau absolu, c'est-à-dire de Dieu. Comme le montre quant à elle Hannah Arendt, ce n'est pas un effet du hasard si l'esprit gréco-romain et la théologie ont inspiré et légitimé certaines conceptions de l' œuvre, du signe ou de l'expérience esthétique: "Theôria ou "contemplation" désigne l'expérience de l'éternel, distincte des autres qui ne peuvent tout au plus que concerner l'immortalité. Ce qui aida peut-être les philosophes à découvrir l'éternel, c'est qu'ils doutaient, à juste raison, des chances d'immortalité et même de la durée de la polis; peut-être cette découverte fut-elle si étonnante qu'il ne leur resta qu'à dédaigner comme vaine et futile toute quête d'immortalité, se mettant ainsi, à coup sûr, en opposition flagrante avec la cité antique et la religion qui l'inspirait. Cependant, lorsque le souci de l'éternel triompha de toutes les aspirations à l'immortalité, ce ne fut 132Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, Petit dictionnaire de théologie catholique, Paris, Editions du Seuil, "Livre de vie ", 1970, p. 57. Voir Claudel, Positions et propositions, in Œuvres en prose, pp. 111-142.

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pas l' œuvre de la réflexion philosophique. La chute de l'Empire romain démontra avec éclat qu'aucune œuvre humaine ne saurait échapper à la mort; dans le même temps, le christianisme prêchant la vie éternelle devenait la seule religion de l'Occident. Cette chute et cet avènement rendirent inutiles et futiles tous les efforts d'immortalité terrestre. Et ils réussirent si bien à faire de la vita activa, de la bios politikos les servantes de la contemplation que ni l'évolution laïque des temps modernes ni le renversement connexe de la hiérarchie traditionnelle séparant action et contemplation, ne réussirent à sauver de l'oubli la quête d'immortalité qui avait été à l'origine le ressort essentiel de la vita activa. "133 La mutation du lien vita contemplativa/vita activa a été l'un des aspects de la redistribution des jeux et enjeux des rapports transcendance/immanence, présence/absence et matière/forme, intemporel/temporel, éternel/historique ou universel/ particulier, etc. Redéployé, l'ordre des problèmes esthétiques est néanmoins resté soumis aux logiques de la longue durée. Lorsqu'" on étudie les différents modèles méthodologiques adoptés par les historiens de l'art, à l'époque préscientifique aussi bien que du temps du positivisme, on constate (...) [qu'une] consistance élevée au niveau du détail est acquise au prix d'une inconsistance extrême au niveau de l'ensemble, que l'on considère les rapports entre les différentes formes de l'art ou ceux qu'elles entretiennent avec le processus de l'histoire en général. Avant de prendre la forme de l'histoire des styles, l'histoire de l'art consistait en une multiplicité d'études 133Hannah Arendt, Condition de l 'homme moderne, Paris, CalmannLévy, 1993, p. 30. 65

biographiques entre lesquelles le seul lien était une table des matières suivant l'ordre chronologique. Ecrivant I'histoire de la littérature, les humanistes ont eux aussi écrit , d'abord' 'des histoires' , c'est-à-dire des biographies d'auteurs ordonnées selon la date de leur mort et parfois même aussi en fonction d'un classement entre auteurs. On s'inspirait des biographies de Plutarque, qui avait aussi donné l'exemple des "parallèles". Ce type d'organisation de l'exposé caractérise le premier stade de l'histoire de , l'art, celui des' 'histoires"; les' 'parallèles' ont été, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'instrument de la "réception" de l'art antique et du débat sur son exemplarité. En effet, le parallèle en tant que genre littéraire, qu'il soit utilisé à propos d' œuvres ou d'auteurs considérés en particulier ou, par extension, de genres, de classicismes nationaux ou des littératures anciennes et modernes, implique l'idée d'une perfection intemporelle, critère de toute comparaison. L'art se manifeste dans l'histoire sous les espèces d'une multiplicité de processus évolutifs naturels dont chacun s'ordonne par rapport à son ""point de perfection", et que des normes esthétiques permettent de comparer à ceux qui les ont précédés. Faisant la somme de toutes ces histoires dans lesquelles les arts se sont manifestés, on peut alors reconstituer le schéma historique unitaire d'un retour cyclique du classicisme - dans le sens large d'apogée d'une culture; ce schéma caractérise I'histoire culturelle comme la concevaient et l'écrivaient les humanistes, jusqu'à Voltaire inclusivement. "134 Dans Pour une esthétique de la réception, Hans Robert Jauss poursuit son analyse en ces termes: "Le grand tournant qui a vu l'histoire unifiée, 134Jauss, Pour une esthétique de la réception, pp. 81-82. 66

conjointement avec la philosophie de l'histoire nouvellement apparue, supplanter la pluralité des histoires, a été amorcé au début du XVIIIe siècle par les découvertes de la critique d'art. A l'apogée du classicisme français, la controverse sur l'exemplarité de l'art antique se rallume; elle conduira les deux partis - Anciens et Modernes - à la conclusion commune qu'il est en dernier ressort impossible de mesurer l'art antique et l'art moderne à l'aune d'une même perfection, d'un beau absolu, parce que chaque époque a ses mœurs propres, donc aussi son propre goût et sa conception du beau (le beau relatif). La découverte du caractère historique du beau marque le début d'une nouvelle interprétation historique de l'art et prépare ainsi l'historicisme de l'Aujkliirung. Cette évolution a conduit au cours du XVIIIe siècle à temporaliser et unifier à la fois les" histoires' " aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la philosophie de l'histoire qui, depuis Fénelon et son Projet d'un traité sur l'histoire (1714), usait délibérément des normes classiques de l'épopée et des possibilités de synthèse qu'elle offrait pour établir sa supériorité par rapport à une histoire simplement événementielle des Etats et des souverains. "135Il apparaît donc que l'esthétique a été le lieu d'une mutation, et que cette mutation a eu des répercussions sur l'objet ou l'espace même du discours historique. Il est bien vrai que" Le concept d'esthétique provient d'un (H.) changement, au XVIIIe siècle, dans la compréhension de l'art, qui implique la substitution au concept d'imitation de celui de créativité. (H.) L'art et la beauté ne se définissent plus par la réalité ou la manière de représenter mais s'identifient aux sentiments qu'ils font 135Jauss, Pour une esthétique de la réception, pp. 81-82. 67

surgir en nous, sentiments d'un type particulier, différents de la morale et des autres types de plaisir. "136C'est dans le sillage des Lumières (au fil de l'industrialisation et des conquêtes de l'Etat-nation ou de la sécularisation), puis après le romantisme, que divers" développements ont contribué à créer, au XXe siècle un art épiphanique qui, à certains égards, diffère sensiblement du prototype romantique. On désigne souvent en bloc les formes qui dominent notre siècle [i.e. le XXe siècle] du terme vague de , 'modernité' '. Deux différences frappent par rapport aux grands romantiques, qui s'associent paradoxalement bien qu'elles semblent s'opposer. L'art du XXe siècle s'est davantage intériorisé, il a eu tendance à explorer et même à célébrer la subjectivité; il a exploré de nouvelles zones de sentiment, pénétré le monologue intérieur, engendré des mouvements artistiques qu'on désigne du juste nom , d' 'expressionnisme" . Mais en même temps, à son apogée, il a souvent impliqué un décentrement du sujet: art résolument conçu autrement que comme expression de soi, art qui a déplacé son centre d'intérêt vers le langage, vers la transmutation poétique elle-même, ou même qui a dissous le moi tel qu'on le conçoit normalement, au profit d'une nouvelle constellation "137. En dépit des modifications138 toutes relatives ou partielles du rapport vita contemplativa/vita activa, ou des conceptions du travail, de la vie et du langage139 ou encore de 136Taylor, Le malaise de la modernité, p. 71. 137 Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l'identité moderne, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 569. Voir Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, Paris, Editions de Minuit, 1975, pp. 197 et suiv. 138Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, " Folio Essais ", 1998, pp. 38 et suiv. 139 Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, pp. 109 et suiv.; Raymond Aron, La lutte de 68

l'instrumentalité et de l'œuvre140, "l'art a glorieusement résisté à sa séparation d'avec la religion, la magie et le mythe "141: " En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les détruire. Ainsi leur durabilité est-elle d'un ordre plus élevé que celle dont tous les objets ont besoin afin d'exister; elle peut atteindre à la permanence à travers les siècles. Dans cette permanence, la stabilité même de l'artifice humain qui, habité et utilisé par des mortels, ne saurait être absolu, acquiert une représentation propre. (...) Dans le cas des œuvres d'art, la réification est plus qu'une transformation; c'est une transfiguration, une véritable métamorphose dans laquelle, dirait-on, le cours de la nature qui veut réduire en cendres tout ce qui brûle est soudain renversé, et voilà que de la poussière même peuvent jaillir des flammes. Les œuvres d'art sont des objets de pensée, mais elles n'en sont pas moins des objets. De soi-même le processus de pensée ne produit, ne fabrique pas plus d'objets concrets, livres, tableaux, statues, partitions, que de soi-même l'utilisation ne produit, ne fabrique des maisons ou des meubles. La réification qui a lieu dans l'écriture, la classes. Nouvelles leçons sur les sociétés Gallimard," Idées ",1983, pp. 57-110. 140 Umberto Eco, L 'œuvre ouverte, Paris, "Points ", 1979, pp. 18-25 ; Arendt, Condition pp. 153-195. 141Arendt, Condition de l'homme moderne, p.

industrielles,

Paris,

Editions du Seuil, de l'homme moderne, 188. 69

peinture, le modelage ou la composition est évidemment liée à la pensée qui l'a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique les objets de pensée, c'est le même ouvrage qui, grâce à l'instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l'artifice humain. "142 Leiris développe des idées plus qu'intéressantes: sa réflexion sur l'art porte sur ce qui excède un "souci de la beauté" ne dialectisant pas le rapport de l'individu au social et à l'art. C'est qu'il y a des franchissements que l'on ne peut ignorer. Leiris ne dit pas autre chose: la négation ou la suspension des pratiques artistiques dominantes n'a pas d'autre enjeu que le problème de l'art lui-même. Dans Afrique noire: la création plastique, note Leiris, " une première partie est consacrée à l'examen d'ensemble de ces arts [africains], considérés indépendamment des différences locales et distribués en diverses branches selon que leur rapport à la personne physique s'y avère plus ou moins direct "143.Leiris précise: ce "critère auquel nous n'attacherons pas de valeur théorique et qui nous a amenés d'ailleurs à une classification au cloisonnement très lâche, mais qui nous a paru constituer pratiquement le meilleur fil conducteur pour un examen qui se veut exhaustif. Arts du corps (c'est-à-dire ceux qui se traduisent par une déformation ou autre modification apportée au corps humain lui-même), arts des entours (matérialisés par des constructions et par des meubles ou autres ustensiles), arts plastiques proprement dits (sculpturaux, picturaux ou graphiques) sont passés en revue, la riche matière ainsi inventoriée dans cette première partie y étant prise 142Arendt, Condition de l'homme moderne, pp. 188-189. 143Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1099. 70

essentiellement comme thème de réflexion et les informations d'ordre ethnographique y jouant, en somme, dans la stricte mesure où elles sont nécessaires à cette réflexion. Dans cette partie aussi bien que dans l'ensemble du livre [i.e. Afrique noire: la création plastique], c'est sur les arts sculpturaux (en y comprenant les masques et d'autres objets de parure ou d'usage mobilier) que l'accent a été mis, insistance que légitiment non seulement la grande

-

capacité de rayonnement dont à la différence des autres arts plastiques de l'Afrique noire - la sculpture nègre a fait

preuve, mais l'importance effective du rôle qu'elle joue dans la vie sociale et, tout particulièrement, religieuse de maintes populations. "144 L'inventaire des objets d'art africains passe bien entendu par leur classification. On ne peut polémiquer au sujet de l'existence de ces objets d'art : leur existence, attestée par des dispositions ou des dispositifs techniques, n'est pas de l'ordre de convictions préexistant à ces dispositions ou dispositifs, ou aux objets d'art eux-mêmes: " l'artiste authentique, le beau resteraitil son objet ultime, peut tendre à être, plutôt que transcripteur d'une beauté idéale, un technicien de l'expression, usant des moyens les plus adéquats de dire avec vérité ce qu'il lui appartient de dire "145. Plus que 144Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, pp; 1099-1100. 145Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1089.

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jamais, les objets d'art africains sont apparus comme des " signes des transformations" ou " des trans-formes "146.

146Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, "Points ", 1979, p. 189.

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CHAPITRE IV INTERACTIONS "

Tenir à penser son autre: son propre autre, le

propre de son autre, un autre propre? A le penser comme tel, à le reconnaître, on le manque. On se le réapproprie, on en dispose, on le manque ou plutôt on manque (de) le manquer, ce qui, quant à l'autre, revient toujours au même. Entre le propre de l'autre et l'autre du propre. " Jacques Derrida, Marges de la philosophie, p. II. "La pensée en termes de champ demande une conversion de toute la vision ordinaire du monde social qui s'attache aux seules choses visibles: à l'individu, ens realissimum auquel nous lie une sorte d'intérêt idéologique primordial,. au groupe, qui n'est qu'apparemment défini par les seules relations, temporaires ou durables, informelles ou institutionnalisées, entre ses membres,. voire aux relations entendues comme interactions, c'est-à-dire comme

relations

intersubJ.ectives réellement

effectuées. En fait, de même que la théorie newtonienne de la gravitation n'a pu se construire qu'en rupture avec le réalisme cartésien qui ne voulait reconnaître aucun autre mode d'action physique que le choc, le contact direct, de même, la notion de champ suppose une rupture avec la

représentation réaliste qui porte à réduire l'effet du milieu à l'effet de l'action directe s'effectuant dans une interaction. C'est la structure des relations constitutives de l'espace du champ qui commande la forme que peuvent revêtir les relations visibles d'interaction et le contenu même de l'expérience que

les agentspeuvent en avoir.

"

Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, pp. 41-42147. Nous l'avons vu : les discours plastiques ont trait à des formes, à des" signes des transformations" ou à " des trans-formes "148.Ces formes sont réalisées par différents biais (lignes, couleurs, volumes, lumières, etc.). Les complexes ou dispositifs visuels ne relèvent pas d'un seul et unique ordre. Ces complexes ou dispositifs varient selon les types de sociétés, selon les techniques, selon les schèmes religieux, les fonctions rituelles ou les champs politiques ou juridiques, etc. L'espace plastique n'est pas seulement construit à partir d'éléments figuratifs; les pratiques artistiques prennent corps en fonction d'enjeux techniques, épistémologiques, institutionnels, et dans le cadre de structures de transmission et/ou de diffusion. Les configurations visuelles ou plastiques se transforment dès lors selon des types d'objectivation ou de subjectivation spécifiques. Paul Claudel constate: "Dans la première moitié du XXe siècle, l'Occident est le théâtre d'une vraie révolution en matière d'arts plastiques: aux modes de figuration , , 'naturalistes' en ce sens qu'ils se traduisent par des images relativement peu distantes de celles que la 147 Cf. cependant Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, pp. 124-125. 148Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 189. 74

photographie donne du monde extérieur, des modes nouveaux sont opposés par les peintres qui doivent la dénomination de cubistes à l'aspect de certains des premiers résultats de leurs recherches, fondées essentiellement sur le problème du traitement des volumes dans un art qui opère avec les seules surfaces mais ne serait que décoration si l'espace n'y était suggéré. La mise en œuvre de tels modes, par des hommes qui regardent perspective et modelé comme de vains subterfuges pour exprimer la troisième dimension, aboutit à des notations groupées en des combinaisons très différentes de ce qu'une vision à angle unique pourrait fournir ou à des signes dont le rapport avec le signifié semble tendre, sinon à la gratuité, du moins à l'allusion pure. "149 Quoi qu'on pense de l'analyse de Claudel, ce qu'il dit, en 1953, sur la crise dans laquelle s'est trouvé pris l'art occidental, indique bien que tel projet d'avant-garde ou tel autre procède d'une époque qui le limite: " Tandis que les cubistes abjurent tout ce qui jusqu'ici fait l'objet même de leur art, c'est-à-dire la fIXité donnée à l'intérieur d'un cadre par la composition à un sujet, à une présentation, à une représentation de choses, de personnages ou d'événements. Abjuration exprimée non par une attitude purement négative et consistant dans une abstraction religieuse, mais positive et affirmée par la destruction de son objet "150 (le règne de l'objet s'était d'ailleurs lui-même substitué au règne du "sujet ", ou encore à celui des topoï religieux ou historiques)151. La décomposition de l'ordre de la représentation a eu de multiples effets esthétiques, historiques, poétiques, etc. 149 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir l'Afrique, p. 1125. 150Claudel, L 'œil écoute, in Œuvres en prose, p. 258. 151Claudel, L 'œil écoute, in Œuvres en prose, p. 259.

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On entrevoit pour quelles raisons toute forme artistique non soumise aux règles ou aux codes de la représentation fut valorisée à un certain moment: "En 1919, alors que la vie normale vient à peine de reprendre, une exposition consacrée aux arts africains et océaniens se tient à Paris, à la galerie Devambez, et attire nombre de visiteurs. Cette galerie édite L'Art nègre et l'art océanien de Henri Clouzot et André Level, premier livre de langue française traitant de cette question, tandis que la Gazette des Beaux-Arts, périodique qui est loin de représenter ce qu'on appelle une revue d'avant-garde, publie un article sur l'art nègre par les deux mêmes auteurs. D'autre part, un ouvrage du peintre Vladimir Matvei, mort en 1914, un an avant la Negerplastik, est édité en Russie: /skusstvo negron, signé w. Markov. Dès lors, on verra clairement s'affirmer le courant d'intérêt ainsi attesté. "152Chaque mouvement du début du XXe siècle a défendu ou illustré un rapport particulier à l'objectivation ou à la subjectivation, et donc aussi à la territorialisation ou à la déterritorialisation. Du coup, chaque mouvement s'est tourné vers un continent artistique particulier, ou a promu une stratégie discursive ou stylistique déterminée: " En réaction contre l'impressionnisme qui, donnant la primauté à la lumière, aboutissait à des toiles où les choses n'étaient saisies que dans leurs avatars répondant aux fluctuations de l'éclairage, en réaction aussi contre les sinuosités trop élégantes du , "modem style' , les cubistes avaient opté pour une peinture à l'ossature plus forte et qui rendrait compte des objets dans ce qu'ils ont de permanent et non de circonstanciel. Aussi procédaient-ils à une refonte 152 Leiris, Afrique noire: l'Afrique, p. 1150. 76

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complète des données optiques, au lieu de se borner à agencer le tableau de manière plus ou moins décorative ou de s'attacher à créer des équivalents de ce qu'un œil humain reçoit du monde extérieur. Leur besoin d'une écriture nouvelle - plus vigoureuse que les écritures anciennes exténuées par l'usage, plus adéquate aussi au genre de vérités qu'ils se proposaient d'exprimer expliquerait à lui seul que ces artistes aient porté leur attention sur des arts qui se présentaient à eux comme des écritures inédites. Mais de même que beaucoup de leurs prédécesseurs s'étaient tournés vers les arts de l'ExtrêmeOrient en raison de certaines affinités (amour de la nature, souci du détail, goût de l'effet décoratif), si les cubistes se , sont tournés vers les arts des peuples réputés' 'primitifs' et, singulièrement, vers ceux des Noirs africains, c'est en raison d'affinités positives et non par le seul jeu d'une surenchère en matière d'exotisme. "153Comme le cubisme, " d'autres mouvements se développèrent qui exprimaient eux aussi, de la part de l'artiste, une attitude beaucoup plus libertaire que celle des impressionnistes, voire celle des fauves aux couleurs et aux tracés stridents, à l'égard des données visuelles: en Allemagne l'expressionnisme (soucieux surtout de rendre avec vigueur la réaction affective de l'artiste à son thème), en Italie avec le futurisme (qui visait à un dynamisme regardé comme conforme à l'esprit d'une époque mécaniste). Vaste courant d'émancipation, aux orientations très divergentes, et parfois même opposées: s'il est un art dit non figuratif, limité à des agencements de formes et de couleurs qui n'ont plus la valeur de signes renvoyant au monde sensible, il 153 Leiris, Afrique noire: l'Afrique, pp. 1138-1142.

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est, en revanche, un art surréaliste dont les tenants accordent une importance majeure aux éléments

thématiques - souvent insolites par eux-mêmesou par leur rapprochement - et à la signification irrationnelle qu'ils peuvent revêtir. "154Cubisme, expressionnisme, futurisme et surréalisme ont bien vu que l'ordre de la figuration ou de la représentation devait être repensé. Mais la tentation dogmatique (qui ne procédait d'ailleurs de nulle archéologie de la dogmatique) a invalidé, au sein de ces courants, le statut même de la critique de la figuration. Le jeu des emprunts (plus ou moins occultés) au langage sacré ou sacrificiel, la prétention hégémonique, et une théorisation souvent hâtive, ont pu interdire toute réflexion rigoureuse sur les paradigmes esthétiques, et sur les types d'objectivation ou de subjectivation qu'ils cautionnent. Un objet d'art ne se comprend que si on le situe dans un complexe de configurations, de champs ou de transformations; tout en étant unique, cet objet d'art, considéré selon les techniques, selon les schèmes mythico-rituels ou les champs politiques ou juridiques, etc., n'apparaît comme spécifique qu'en raison du fait qu'un matériau a été utilisé de telle manière que cette utilisation se distingue d'une autre. Les fonctions assignées aux typ es d'objets d'art africains n'ont pas, par hasard, commencées à être étudiées à la fm du XIXe siècle puis au XXe siècle au moment où, en Europe notamment, tout un esp ace plastique connaissait divers remaniements. Michel Leiris s'intéresse aux travaux qui se sont efforcés d'étudier l'objet d'art africain, et d'expliquer ou de comprendre son ancrage social, rituel, 154 Leiris, Afrique noire: l'Afrique, pp. 1125-1126. 78

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économique. Leiris note: " En 1915, à Leipzig, paraIt la Negerplastik de Carl Einstein, bref ouvrage ethnographiquement des plus fous mais esthétiquement imp ortant, car les qualités maîtresses de la sculpture africaine y sont mises en évidence dans la mesure où l'auteur y découvrait des rép onses à certains des problèmes qui se posaient alors pour les plus sagaces des artistes européens. Solide architecture de l'œuvre et capacité qu'elle a de s'imposer dans son "existence spatiale immédiate", claire articulation de ses parties douées chacune d'une esp èce d'autonomie en même temps qu'intégrées à l'unité de l'ensemble, ces qualités sont dues, suivant Einstein, à ce que le travail de l'artiste noir, "office religieux", est la réalisation d'une figure en elle-même transcendante et non la recherche d'un "effet" à produire sur le spectateur." Leiris ajoute: " Pour Einstein, le sens de l'art sculptural étant de construire des œuvres dont la qualité de corps situés dans l'espace est affirmée comme telle, la forme donnée à la matière

doit procurer

-

sans que l'œil

ait à se

mouvoir et que la saisie de la forme s'opère ainsi selon un "développement dans le temp s" - la pleine perception de l'œuvre en tant qu'objet indépendant occupant une certaine portion de l'étendue. Sauf rares exceptions, la sculpture occidentale, dans la mesure où sa tendance est de faire "effet" sur celui qui regarde, s'est engagée dans une voie fausse, car cela a conduit à user de moyens descriptifs et d'ordre plus ou moins spectaculaire, "succédanés picturaux" tendant à un arrangement des surfaces plutôt qu'à une véritable organisation des volumes. A l'inverse, les sculpteurs africains font de la vraie sculpture parce que, la statue étant pour eux "la réalité mythique et fermée sur soi" 79

qu'elle représente ou son lieu d'élection, ils doivent, employer pour la confectionner autre chose que de "vagues suggestions optiques" et se trouvent ainsi amenés à résoudre la question cruciale: exprimer le "cubique" (das Kubische), autrement dit agencer les volumes de manière telle que ressorte aussitôt le fait que leur nature est de se carrer dans les trois dimensions, cette carrure dont l'expression est affaire de structure et non de masse matérielle se manifesterait-elle à travers la minceur et le dép ouillement mêmes d'une statue sur laquelle "on a l'impression de n'avoir aucune prise", ce dont l'Afrique offre des exemples. "155Autant dire que Car I Einstein considère que le sculpteur africain se préoccupe peu (ou pas du tout) des conditions de la réception de ce qu'il produit: d'après Einstein, le regard du spectateur est, pour le sculpteur africain, moins imp ortant que la relation avec une transcendance. Les objets plastiques africains apparaissent ainsi comme ne p os sédan t une valeur qu'en fon ction de ce rap port à une transcendance. La relation établie (ou postulée) entre la transcen dance, le créateur de l' œuvre et ce qu'il a produit, ouvre une voie:" Einstein a (...) montré ce qui fait la valeur de la statuaire africaine, à tout le moins dans sa tendance la plus commune. Resterait, toutefois, à expliquer pourquoi des arts comme ceux de l'Océanie, tout aussi engagés religieusement, brillent le plus souvent par d'autres qualités, notamment par une exubérance d'invention qui suscitera l'admiration des surréalistes, d'une manière analogue à celle dont la rigueur plastique des productions africaines avait 155 Leiris, Afrique noire: l'Afrique, pp. 1144-1149. 80

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rencontré l'approbation des cubistes. "156 Mais les conditions de possibilité d'une histoire des styles ou d'une histoire de l'art africain ne sont pas encore réuniesl57. Réfléchissant peu ou prou sur certaines logiques du champ158 de l'histoire des arts africains, Leiris n'a pas pu ne pas constater que toute classification soulève des problèmes épistémologiquesl59. Sans procéder à un renversement de la classification des objets d'art, Leiris a produit un discours tendant à s'affranchir de toute classification linéaire ou hiérarchique. Ce discours a concouru en faveur de l'ouverture d'un champ méritant, aujourd'hui, d'être réexploré. Pousser aussi loin que possible le travail entrepris par Leiris, c'est s'appuyer sur ce travail tout en réexaminant une histoire comp lexe160: les fonctions et les positions de l'objet d'art africain, les investissements artistiques et les pratiques discursives de ceux qui étudient cet objet peuvent être évalués plus rigoureusement 161. 156 Leiris, Afrique noire: la création plastique, in Miroir de l'Afrique, p. 1149. 157Vansina, Préface, in Neyt, Arts traditionnels et histoire au Zaïre. Cultures forestières et royaumes de la savanelTraditional Arts and History of Zaïre. Forest Cultures and Kingdoms of the Savannah, p. 6. 158 Pierre Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Editions du Seuil, 1992, pp. 393 et suiv. 159 Lucien Goldmann, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1980,p.131. 160Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.19. Voir Ernst Cassirer, Substance et fonction. Eléments pour une théorie du concept, Paris, Editions de Minuit, 1977; id., Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Editions de Minuit, 1983; id., La philosophie des Lumières, Paris, Presses Pocket, " Agora ", 1990. 161Michel Foucault, Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard, 1989, pp. 9-10. 81

CONCLUSION " Il Y a des perspectives, mais, le mot le dit assez, il ne s'agit là que d'un horizon de probabilités, comparable à celui de notre perception, qui peut, à mesure que nous en approchons et qu'il se convertit en présent, se révéler assez différent de ce que nous

attendions. " Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, " Idées", 1980, p. 147162. Nous avons essayé de relire quelques écrits de Michel Leiris en nous efforçant de retrouver, à travers eux, diverses connexions, et en évaluant certains blocages ou jeux de force auxquels ils ont pu être confrontés. La problématique construite dans le présent ouvrage ne visait pas à encourager un repérage de propositions vraies ou fausses. Il s'agissait essentiellement, pour nous, de réfléchir sur une théorie (ou sur une esquisse de théorie) ayant concouru en faveur d'une redéfinition de la perspective des discours traitant des arts africains. Inventoriant des questions posées par bon nombre de chercheurs, Leiris note: " Dans une histoire de l'art on ne 162 Cf. Hans-Georg Gadamer, L 'héritage de l'Europe, Paris, Payot/Rivages, 1996, pp. 53-73 (" Fin de l'art? De la théorie hégélienne du caractère révolu de l'art jusqu'à l'anti-art d'aujourd'hui ").

peut, cela va de soi, s'en tenir à la considération des seuls objets. Les frontières mêmes du sujet devront être déterminées à partir de critères d'ordre ethnique, géographique, social ou proprement historique et les œuvres en question resteraient par ailleurs lettre morte si l'on ne donnait quelque idée des hommes qui les ont produites et de ce qu'ils avaient en tête. Bien des choses sont entendues implicitement quand il s'agit d'un art qui nous est proche: les grandes lignes de la géographie et de 1'histoire de l'Europe, par exemple, ainsi que les traits essentiels de la mythologie classique ou de la religion catholique. Il suffit donc, en l'occurrence, de procéder à des rapports et de fournir sur certains points particuliers un supplément d'information. Mais s'il est inutile de remonter jusqu'aux Gaulois pour parler d'art français, d'expliquer ce que pouvait être Vénus aux yeux des peintres qui la représentaient ou de résumer les écritures saintes pour traiter des sculptures de nos cathédrales, il est loin d'en aller de même pour ce qui concerne l'Afrique noire: il faudra dire explicitement ce qui, dans le cas de l'Europe, pourrait demeurer implicite. C'est pourquoi il y aura lieu de (...) [présenter] non seulement un panorama des cultures négro-africaines, mais des vues sur l'histoire de l'Afrique et jusque sur son peuplement, généralités que dans chaque cas d'espèce il faudra, de surcroît, préciser au moyen d'un aperçu approprié. "163 A tort ou à raison, nous avons, au cours des pages qui précèdent, jugé qu'il convenait de relire quelques textes que Michel Leiris consacra aux arts africains en les situant au sein de plusieurs configurations. Tentant de réfléchir sur le 163Leiris, Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique noire, in Miroir de l'Afrique, p. 1094. Cf. Leiris et Lebeer, HAu-delà d'un regard ". Entretien sùr l'art africain, pp. 48-49. 84

rapport que Leiris a pu établir entre ethnologie et arts africains, il nous a également fallu évoquer son approche des relations de la littérature avec l'autobiographie, l'ethnologie, etc. Prenant position sur les rapports du sujet de la science avec l'objet de la sciencel64, Leiris a joué un rôle que nous n'avons pas étudié de manière exhaustive. Cependant, en analy sant les effets de quelques mutations du champ des sciences humaines et de l'espace plastique, nous espérons avoir fait apparaître, autant que possible, les conditions dans lesquelles le discours de Leiris a pu se situer par rapport à tel paradigme théorique ou à tel autre. Surmontant les impasses des théories construites par une culture ne parvenant pas à penser son rapport au même et à l'autre, Leiris mesure l' imp act d'une certaine laïcisation en Occident tout en entrevoyant quelles nouvelles frontières séparent la science de l'art 165; si la problématique qu'il déploie ne prétend à nulle scientificité, elle réfléchit sur le processus ayant conduit à sa propre mise en place, et fait appel à tous les savoirs pouvant rendre lisible l'objet d'art africain. S'affranchissant des préjugés de l'exotisme ou de la curiosité, celui qui écrivit L'Afrique fantôme contribue à la mutation du discours sur l'autre en même temps qu'il procède à une critique de l'ordre de la représentation ou de la figurationl66. 164Bourdieu, Questions de sociologie, p. 69. 165 Adorno, Notes sur la littérature, pp. 9-10. Voir Henri Meschonnic, Le signe et le poème, Paris, Gallimard, 1996, pp. 373400 ; Jauss, Pour une esthétique de la réception, pp. 29 et suive 166 Pierre Legendre, Dieu au miroir. Etude sur l'institution des images, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-215. 85

BmLIOGRAPIllE I

- Œuvres

étudiées

LEIRIS Michel, Cinq études d'ethnologie, Paris, Denoël/Gonthier, "Médiations", 1972. Au verso des images, Montpellier, Fata Morgana, 1980. Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana, 1981. Miroir de l'Afrique, Paris, Gallimard, "Quarto ", 1996. et SCHUSTER Jean, Entre augures, s.l., Terrain Vague, 1990. et LEBEER Paul, "Au-delà d'un regard". Entretien sur l'art africain, Bruxelles, Editions Sainte-Opportune, 1994.

II - Autres ouvrages cités ADORNO Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, "Tel ", 1979. Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984. et HORKHEIMER Max, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, " Tel ", 1983. ALTHUSSER Louis, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1980, volume I. ARENDT Hannah, Condition de I 'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1993. La crise de la culture, Paris, Gallimard, " Folio Essais", 1998. ARON Raymond, La société industrielle et la guerre, suivi d'un Tableau de la diplomatie mondiale en 1958, Paris, Plon, 1959. La lutte de classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard, " Idées ", 1983.

Dimensions de la conscience historique, Paris, Presses Pocket, " Agora ", 1985. AUERBACH Erich, Introduction aux études de philologie romane, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1965. Figura, Paris, Editions Belin, 1993. Mimésis. La représentation de la réalité occidentale, Paris, Gallimard, "Tel ",1994. BACHELARD Gaston, Laformation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 16e tirage, 1996. BALANDIER Georges, La vie quotidienne au royaume de Kongo, du xvr au XVIIr siècle, Paris, Hachette, 1965. BALTHASAR Hans Urs von, La vérité est symphonique. Aspects du pluralisme chrétien, Paris, Editions SO.S., 1984. Théologie de l 'histoire, Paris, Fayard, 1970. La théologique 1 Vérité du monde, Namur, Culture et Vérité, 1994. BARTHES Roland, Critique et vérité, Paris, Editions du Seuil, 1966. Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1993, tome I. BASTIN Marie-Louise, Introduction aux arts d'Afrique noire, Arnouville, Arts d'Afrique noire, 1990. BENJAMIN Walter, Essais 2. 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier, "Médiations ", 1983. BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, " Tel ", 1996, volume 1. Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, " Tel", 1997, volume 2. BERGSON Henri, Œuvres, Paris, P.U.F., 2e éd., 1963. BOURDIEU Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979. Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980. Leçon sur la leçon, Paris, Editions de Minuit, 1982. Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Editions du Seuil, 1992. Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, éd. augmentée, 1992. Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, 1997. La domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998. BRETON André, Arcane 17, Paris, U.G.E., 10/18, 1965. Point du jour, Paris, Gallimard, " Idées ", 1977.

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CASSIRER Ernst, Essai sur I 'homme, Paris, Editions de Minuit, 1975. Substance et Jonction. Eléments pour une théorie du concept, Paris, Editions de Minuit, 1977. Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Editions de Minuit, 1983. La philosophie des Lumières, Paris, Presses Pocket, " Agora", 1990. CASTORIADIS Cornelius, L'institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, " Points ", 1999. CERTEAU Michel de, LaJaiblesse de croire, Paris, Editions du Seuil, 1987. L'écriture de I 'histoire, Paris, Gallimard, 1993. CLAUDEL Paul, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ", 1965. CLIFFORD James, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au.xxe siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996. CONGAR Yves, Esprit de l'homme, Esprit de Dieu, Paris, Editions du Cerf, 1983. DAMISCH Hubert, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Editions du Seuil, 1972. DELANGE Jacqueline, Arts de l'Afrique noire. Introduction à l'analyse des créations plastiques, Paris, Gallimard, 1967. DELEUZE Gilles, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986. Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Editions de Minuit, 1988. Nietzsche, Paris, P.U.F., 9 éd., 1992. Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Editions de la Différence, 4e éd., 1996, tome I. et GUATTARI Félix, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980. et PARNET Claire, Dialogues, Paris, Flammarion, " Champs ", 1996. DELF AU Gérard et ROCHE Anne, Histoire, littérature. Histoire et interprétation du Jait littéraire, Paris, Editions du seuil, 1977. DERRIDA Jacques, Marges de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1972. Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, " Champs ", 1978. 89

L'écriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, " Points", 1979. Apories, Paris, Editions Galilée, 1996. DOZON Jean-Pierre, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine (suivi de La leçon des prophètes, par Marc Augé), Paris, Editions du Seuil, 1995. DUCROT Oswald et TODOROV Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, " Points", 1979. ECO Umberto, L 'œuvre ouverte, Paris, Editions du Seuil, " Points", 1979. FOUCAULT Michel, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Naissance de la clinique, Paris, P.U.F., 1988. Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1989. Les mots et les choses, Paris, Gallimard, " Tel ", 1992. Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994. FELICI Lucio éd., Encyclopédie de l'art, Paris, Le Livre de Poche, 1991. FRANCASTEL Pierre, Œuvres 2, Paris, Denoël/Gonthier, 1978. Art et technique aux XIX et XX siècles, Paris, Gallimard, " Tel ", 1988. FROELICH Jean-Claude, Animismes. Les religions païennes de l'Afrique de l'Ouest, Paris, Editions de l'Orante, 1964. GADAMER Hans-Georg, Langage et vérité, Paris, Gallimard, 1995. La philosophie herméneutique, Paris, P.U.F., 1996. L 'héritage de l'Europe, Paris, Payot/Rivages, 1996. GAFFE René, La sculpture au Congo belge, ParisIBruxelles, Editions du Cercle d'art, 1945. GERARD Albert, Essais d'histoire littéraire africaine, Sherbrooke/Paris, Editions Naaman/ A.C.C.T. GOLDMANN Lucien, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1980. GOMBRICH Ernst H., En quête de l 'histoire culturelle, Paris, Gérard Monfort Editeur, 1992. L'art et l'illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Gallimard, nouvelle éd. révisée, 1996.

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GRABAR André, Les origines de l'esthétique médiévale, Paris, Editions Macula, 1992. GRACQ Julien, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ", 1989, tome I. GREIMAS AIgirdas Julien et COURTES Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1986, tome II. HABERMAS Jürgen, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Editions du Cerf, 1991. Sociologie et théorie du langage, Paris, Armand Colin, 1995. JAHN Jaheinz, Mun tu. L 'homme africain face à la culture néo-africaine, Paris, Editions du Seuil, 1961. JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1991. KÜNG Hans, Projet d'éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions, Paris, Editions du Seuil, 1991. LEGENDRE Pierre, L'empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 1983. Dieu au miroir. Etude sur l'institution des images, Paris, Fayard, 1994. LEVI-STRAUSS Claude, Le totémisme aujourd'hui, Paris, P.U.F., 1962. Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983. Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, " Agora ", 1997. MAPPA Sophia, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d'Etat en Afrique. L'illusion universaliste, Paris, Karthala, 1998. MERLEAU-PONTY Maurice, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, " Idées ", 1980. Signes, Paris, Gallimard, 1993. MESCHONNIC Henri, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973. Modernité, modernité, Lagrasse, Editions Verdier, 1988. La rime et la vie, Lagrasse, Editions Verdier, 1989. Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Editions Verdier, 2e éd., 1990. Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Editions Verdier, 1995. 91

Le signe et le poème, Paris, Gallimard, 1996. NEYT François, Arts traditionnels et histoire au Zaïre. Cultures forestières et royaumes de la savane/Traditional Arts and History of Zaïre. Forest Cultures and Kingdoms of the Savannah, Bruxelles, Société d'Arts Primitifs/ Institut supérieur d'archéologie et d'histoire de l'art (Université catholique de Louvain), 1981. NIETZSCHE Friedrich, Le livre du philosophe. Etudes théorétiques, Paris, GF-Flammarion, 1991. PANOFSKY Erwin, Idea. Contribution à I 'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, Paris, Gallimard, " Tel ", 1990. L 'œuvre d'art et ses significations. Essais sur les" arts visuels", Paris, Gallimard, 1993. PAZ Octavio, L'autre voix. Poésie et fin de siècle, Paris, Gallimard, " Arcades", 1992. L'arc et la lyre, Paris, Gallimard, 1993. PERROIS Louis et DELAGE Marta Sierra, L'art fang de Guinée équatoriale, Paris, Aurore Editions d'art/Cercle d'art, 1991. RAHNER Karl et VORGRIMLER Herbert, Petit dictionnaire de théologie catholique, Paris, Editions du Seuil, " Livre de vie ", 1970. RENAN Ernest, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1949, tome III. RICOEUR Paul, Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, Paris, Editions du Seuil, 1969. SARTRE Jean-Paul, Situations, II, Paris, Gallimard, 1987. Situations, I, Paris, Gallimard, 1992. SERRES Michel, Hermès III La traduction, Paris, Editions de Minuit, 1974. SPENGLER Oswald, L 'homme et la technique, Paris, Gallimard, " Idées", 1969. STAROBINSKI Jean, L 'œil vivant Il La relation critique, Paris, Gallimard, 1989. Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle (suivi de Sept essais sur Rousseau), Paris, Gallimard, " Tel", 1994. STRAUSS Leo, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986.

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TAYLOR Charles, Les sources du moi. La formation de l'identité moderne, Paris, Editions du Seuil, 1998. Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1999. TODOROV Tzvetan, Théories du symbole, Paris, Editions du Seuil, "Points", 1985. VANSINA Jan, Art History in Africa. An Introduction to Method, Londres/New York, Longman Group Limited, 1984. WEBER Max, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. Le savant et le politique, Paris, U.G .E., 10/18, 1992. .

93

Table des matières

INTR

0 D U CTI

ON

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 9

CHAPITRE I INVENTAIRE

S

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 7

CHAPITRE n L'ECRITURE ET SON OBJET

35

CHAPITRE ill PAR-DELA LA REPRESENTATION

47

CHAPITRE IV INTERA CTIONS

73

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BœLIOGRAPIllE

. . . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 83

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