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French Pages [109] Year 1947
LES CLASSIQUES DE LA LIBERTÉ
Collection fondée par Bernard Groethuysen dirigée pa,· Jean Descoultayes
MARX J.818 - 1889
Introduction et choix par
HENRI LEFEBVRE
Copyright by Traits, Editions des Trois Collines, Genève-Paris, 1947.
TRAITS
CHAPITRE I
Métaphysique et Dialectique de la Liberté
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1 - La doctrine à laquelle Marx apporta une contribution décisive - le Matérialisme renouvelle, approfondit, dialectique transforme le vieux «problème» de la Liberté. Plus précisément, elle le transforme de telle sorte qu'il cesse d'être un «problème» spéculatif - c'est-à-dire une confrontation sans fin de thèses et d'antithèses abstraites. Tout en répondant aux questions théoriques soulevées par la philosophie traditionnelle, le matérialisme dialectique les situe et les ré sout sur le plan de la pratique et de l'ac tion; la question fondamentale cesse de se poser èn termes abstraits : « L'Homme est-il
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ou n'est-il pas libre?» Elle se pose ainsi: «Que faut-il faire pour que les hommes de viennent plus libres?» Pour saisir clairement cette transforma tion, et comment elle s'opère sans abandon ner les légitimes exigences de la pensée philosophique, il faut d'abord comprendre les modifications apportées au «problème» traditionnel par Hegel. Ensuite seulement il sera possible de dégager l'apport propre de Marx à la théorie de la Liberté et à sa réalisation pratique.
qu'elle occupait au temps où paraissait l'œuvre de Kant. Parce qu'ils n'ont pas suivi le mouvement de la pensée philosophique moderne, c'est-à-dire le «progrès» vraiment moderne de la pensée, la plupa:i;t des phi losophes ratiocinent sur des notions presque aussi surannées que les notions de la scolas tique médiévale. Le premier caractère - le premier pos tulat - de cette manière métaphysique de poser le problème de la Liberté consiste dans son intemporalité. «L'homme est-il li bre?», ou encore : «Sommes-nous libres?» La question se formule hors du temps et de l'espace. On ne sait de quel homme il s'agit; on ne sait s'il est enfant, adulte ou vieillard - Grec de l'époque de Périclès, primitif ou moderp.e - patricien . ou plébéien, paysan ou prolétaire. La «Liberté» se recherche comme une propriété de la nature humaine ei:t général ; cette propriété d'une abstraction insaisissable ne peut se manifester elle-même que comme une abstràction insaisissable. Aussi la question : «L'Homme est-il libre ?» se transforme-t-elle bientôt en une ques tion plus abstraite, plus générale encore : «Qu'est-ce que la Liberté?» ; et le philo sophe s'épuise dans la recherche d'une défi-
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. 2 - Il suffit d'ouvrir un manuel de phi losophie générale pour trouver, aujourd'hui encore, le «problème» de la Liberté comme le «problème» de la Connaissance - posé dans les mêmes termes qu'i.l y a un siècle et demi, avant Hegel. On sait en effet que l'essentiel de la philosophie hé gélienne s'est intégré au marxisme - au matérialisme dialectique - et que cette der nière doctrine ne se trouve pas encore, pour des rilisons diverses, généralement reconnue et admise parmi les grandes doctrines, phi losophiques. La philosophie, telle qu'on l'ex pose et qu'on l'enseigne toujours, se trouve donc immobilisée à peu près sur les positions
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nition de la Liberté. Il ne s'aperçoit même pas qu'il s'engage ainsi dans une contradic tion ; en effet, définir la Liberté, c'est l'en fermer dans une définition, c'est la déter miner. Au.moment où l'on èherche une défi nition de la Liberté absolue, on nie donc cette même liberté absolue! De plus, à quelles expériences, à quelles considérations pourrait-on légitimement emprunter les élé ments d'une telle définition ? Expériences et notions se trouvent dans le temps, dans le .devenir ; et l'on cherche une définition de la Liberté intemporelle... Il ne reste qu'à affirmer : «La Liberté, c'est la Liberté! » et à rejeter cette affir mation vide dans le monde des vérités ab solues, intemporelles, ou, comme disait Kant, «nouménales». Le problème ainsi posé en termes intem porels et absolus appelle aussi une réponse absolue. Il implique un dilemme, un « ou bien !... ou bien !... » Ou bien nous sommes libres - ou bien nous ne sommes pas libres. A une Liberté absolue s'oppose un détermi nisme également absolu.· Et puisqu'il y a dilemme, la réponse se présente sous la forme d'un choix, d'une «option» "'en faveur de l'un des termes. Quittant alors le domaine
de l'abstraction pure, les philosophes dai gnent parfois examiner les faits, pour y chercher quelques indications et guider leur choix. Ils ne s'aperçoivent pas que leur examen des faits se trouve orienté par la manière de les questionner. Ils se mettent à trier les faits, à les placer en face les uns des· autres, eri disant : «Voilà du détermi nisme! Voilà de la Liberté! » Alors s'engage une interminable contro verse, un dialogue sans fin entre les deux réponses possibles - entre les . «partisans» de ces réponses - entre les groupes de faits qu'ils ont amassés chacun de leur côté. Les uns diront : «Vous voyez bien que tout est déterminé dans l'Homme! Consi dérez les faits : le caractère, le tempéra ment, l'hérédité, l'éducation, la société, l'es pèce humaine, le climat, les circonstances, les statistiques. Tout s'explique psycholo giquement, physiologiquement, biologique ment, physiquement, mathématiquement...» Et les autres répliquent : «Vous ne prou vez rien en voulant trop prouver. La multi plicité de vos déterminismes montre déjà qu'aucun d'eux n'est explicatif de la moin dre action humaine. Vous oubliez ce fait fon damental, dégagé par Descartes et par Kant:
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l'Homme est un être conscient et raisonnable. Un être conscient et raisonnable est libre; il le sent, il le sait. Je sais que je suis libre, et que ni mon tempérament, ni mon carac tère, ni l'éducation, etc... ne m'obligent à agir de telle ou telle façon...» Il est clair que le dialogue ainsi engagé, sous forme d'une discussion entre deux par tenaires assis l'un en face de l'autre, n'a aucune raison de se terminer, puisque cha cun accumule inlassablement les bonnes rai sons en faveur de sa thèse. L'on së trouve devant ce que Kant nommait une antinomie; il est impossible de choisir rationnellement entre les thèses en présence. Elles ont toutes les deux d'excellents arguments; chacune répond très bien aux arguments de l'autre; et l'on découvre autant de bonnes raisons pour affirmer : «l'Homme est déterminé», que pour affirmer : «l'Homme est libre». Les uns se dispensent de conclure : les sceptiques, les incertains. D'autres veulent conclure; alors ils choisissent arbitraire ment, pour des raisons qui n'ont rien de rationnel : par sentiment, par croyance tra ditionnellè, ou tout simplement au hasard. Et c'est ainsi que dans la philosophie con temporaine, depuis Kant, il est question de
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«postulats», de «présuppositions», d' «exi gences» ou de «croyances». Lès uns affir ment que le déterminisme est un postulat ou une. exigence de la science. Et les autres répondent que la Liberté est un postulat de la morale, qui «exige» la responsabilité de chaque individu humain. Quant aux lecteurs des ouvrages philoso phiques, ils se trouvent dans la situation un peu gênante des jurés, lorsqu'ils ont à se prononcer sur un crime passionnel. Ecoutez l'accusateur, le procureur! L'accusé, d'après lui, a minutieusement préparé et mûri son crime; il l'a accompli en toute conscience; il est pleinement libre, responsable et cou pable. - Ecoutez maintenant l'avocat. L'ac cusé fut le jouet des circonstances, des in fluences extérieures, de l'éducation, de l'hé rédité. Le coupable, s'il en est un, c'est la Société tout entière - ou bien encore c'est la victime qui eut le tort de se mettre dans l'engrenage -et d'arriver à l'heure et au lieu où le crime. était fatal... On sait que les jurys se prononcent d'une manière qui souvent déconcerte, mais traduit simplement l'irrationalité de leur décision. Le· talent oratoire de l'accusateur public ou de l'avocat joue un rôle décisif.
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En fait, et dans la pratique, cette expé rience parmi bien d'autres démontre l'ina nité du problème métaphysique de la Liberté!
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3 - Si l'on examine la question d'une manière moins abstraite, en faisan� appel à l'histoire de la philosophie, on se trouve alors devant une série de réponses en appa rence précises ; on découvre une théorie stoï cienne de la Liberté, une théorie chrétienne, etc... Le Stoïcisme, par exemple, ne se contente pas de répondre ou d'essayer de répondre à un problème général sur la Liberté. Il dit ce qu'il faut faire pour sé rendre libre. Il faut, selon Ia philosophie et la morale stoï ciennes, distinguer ce qui dépend -et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui ne dépend pas de nous appartien� au destin, que nous devons accepter, et même' aimer comme tel. Nos désirs, nos pensées, dépendent de nous. L'Homme raisonnable et • libre surveille et limite étroitement ses . désirs. Les· fous, les «aliénés» désirent ce qui ne dépend pas d'eux; ils dépendent donc d' «autres» que d'eux-mêmes, et tombent dans la passion et le malheur. L'Homme libre, le Sage, ne
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dépendant que de soi, atteint l' «autarcie» et la sérénité. Quant au Christianisme, d'une manière un peu semblable, il propose. à chaque 1:o� me de s'af(ranchir des passions, des desirs charnels, pour vivre par l' «âme» et par l'idée de l'au-delà. La réflexion sur la mort fonde la Liberté. Les élus se libèrent-; les hommes des ténèbres, du péché, du mal, restent prisonniers de leur cor_Ps et �e 1� triple «libido» (libido sciend1, senüend1, dominandi). Ces conceptions de la Liberté ont ceci de particulier q'u'elles sont apparues à un mo ment de l'histoire, et que cependant elles proposent· une solution �u problè�e de l'homme: .un type humam, une voie, un modèle . de vie spirituelle. 4 - Si l'on élargit encore l'enquête sur la Libe,rté, et que l'on fasse appel à l'histoire générale (et non plus seulement à cell� �e , la philosophie), on se trouve devant une serte de conceptions politiques de la Liberté. L'antiquité a connu la fierté et souvent la grandeur des «homme� libres>� qui .se distinguaif,�nt des esclaves a tel pomt qu,ils _ · refusaient de voir en ceux-ci des hommes. 2
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Seuls ils étaient des citoyens ; et la démo cratie antique se fondait sur l'asservissement d'une énorme masse d'êtres humains. Par contre le monde moderne s'ouvre par des déclarations solennelles concernant la Liberté de tout être humain. Citons seule ment l' «Habeas corpus» en Angleterre, et la Déclaration des Droits de l'Homme en France.
notion abstraite d'un «déterminisme» méca nique, rigide, - et surtout de ne plus con fondre le «déterminisme» avec la «déter mination», qui désigne ce en quoi et par quoi tout être est ce qu'il est. Mais il n'y u pas davantage de «Liberté» illimitée infinie, absolue. Toute conscience est· dé t rminée; par quoi? par son degré de onnnissnnce 1 n, deuxième lieu, Hegel montre que tou i r 1 théories sur la Liberté sont àes formes hi loriqu Il, d s «moments» de la conscience h1111111im•, - tour; valables comme tels, mais 11111 •6(11 lt•111rn l cl l rrninés, limités et voués 1111 d1 p11"M1•11111 11l 1111r I d venir. 1'11•111111 cl'uhOl'd ·ou1111 emple la Liln•t l dtt Mn1lrn>,
2 - La « Société civile» comme ensemble organisé d'êtres humains est entrée avec Rousseau dans la philosophie de l'histoire et de la société. Hegel, réfléchissant sur elle, a montré qu'elle se composait d'un ensemble de besoins - chaque individu étant lui même un ensemble de besoins et n'existant pour tout autre individu qu'en tant qu'ils de viennent réciproquement moyens pour l'ac complissement de ces fins. Hegel, ici encore, a ouvert par son idéalisme objectif la voie au matérialisme dialectique. Il a contribué à dénoncer cette illusion que « la loi repose sur la volonté, sur la volonté détachée de sa base réelle, sur la volonté « libre» (Idéologie allemande, trad. Molitor, p. 247). La « cons cience de soi» qui se prétend indépendante et «libre» se détache de ses conditions réelles. Cette illusion permet de croire que la conscience détermine la vie, et non l'inverse. « On part de la conscience en tant qu'indi vidu vivant», au lieu de partir des individus réels et vivants, et de ne considérer « la conscience que comme leur conscience» (ibid., p. 156). L'individu en vient à ignorer le sens pra tique et politique de sa liberté, Il en vient
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même à oublier sa propre nature sociale et humaine. L'individu se croit a:lors libre en se met tant hors de toute communauté, en s'affir mant contre la communauté; et cependant ce n'est que dans une communauté que«l'in dividu acquiert les moyens de développer ses facultés dans tous les sens»; et par conséquent «ce n'est que dans la commu nauté que la liberté personnelle devient possible». Mais d'où provient cette illusion? L'illusion par laquelle l'individu conscient de soi croit à, son indépendance et ignore ses pr.opres conditions historiques et sociales a elle-même des conditions historiques et sociales. 3 - Ces conditions sont d'ailleurs mul tiples et complexes et, comme tout fait his torique, impliquent l'histoire entière, c'est. à-dire la totalité du développement - tout en ayant d'autre part un rapport plus pro che et plus essentiel avec un moment bien déterminé. D'une façon générale, «les hommes se sont toujours fait jusqu'ici des représentations fausses. d'eux-mêmes, de ce qu'ils sont. où
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doivent être... Les. créations de leur cerveau les ont dépassés. Ils se sont, eux, les créa teurs, inclinés · devant leurs créatures»; et c'est là un cas particulier de l'aliénation, · l'aliénation idéologique. Elle a pour origine la plus lointaine le fait que l'être précède, en la déterminant, la conscience; que par conséquent (Hegel l'avait déjà remarqué) toute conscience re tarde sur ce dont elle est conl;lcience; qu'en particulier l'être social, la société réelle, pré cède - en la déterminant - la conscience de cette réalité ..sociale. Et comme il y a une société réelle bien avant que la structure sociale conditionne et implique la connais sance rationnelle, il existe une certaine cons cience de la réalité sociale bien avant la connaissance rationnelle de cette réalité. Toute société est composée d'individus agissants. Mais lorsqu'ils créent des repré sentations, elles expriment le mode limité d'activité et la situation sociale bornée des individus qui les créent. De telle sorte que «la conscience ne peut être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur processus vital», donc social; mais simulta nément cet être est tel que «les hommes et les conditions apparaissent dans touté
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l'idéologie renversés comme dans une cham bre noire». Au début, «la conscience n'est qu'une conscience purement i.ensible, relative à l'en tourage sensible immédiat, conscience de la connexion bornée avec d'autres personnes et d'autres choses en dehors de l'individu... C'est en même temps la conscience de la nature, qui s'oppose d'abord aux hommes comme une force absolument étrangère, tou te-puissante et inattaquable - à l'égard de laquelle les hommes se comportent de façon purement animale; c'est donc une conscience animale de la nature (religion naturelle), parce que la nature n'est encore qu'à peine modifiée historiquement... et c'est aussi la conscience naissante du fait que l'individu vit dans une société. Ce commencement est aussi animal que la vîe sociale à ce degré; c'est une conscience grégaire; l'homme ne se différencie du mouton qu'en ce que sa conscience remplace l'instinct ou que son instinct est conscient... Le rapport borné des hommes avec la nature conditionne le rapport borné.entre eux», et réciproquement. Puis vient la division du travail, « qui ne devient réelle qu'à partir du. moment où s'institue la divü,ion du trnv!'!-il matériel et
du travail intellectuel». Ce progrès comporte un danger, une régression, une possibilité d'aliénation; car à partir de ce moment, et précisément dans ces conditions pratiques, « la conscience peut réellement s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, et qu'elle représente vraiment quelque chose sans rien représen ter de réel» (Idéologie allemande, trad. Moli tor, p. 170). En d'autres termes, l'illusion de la liberté et de l'indépendance de la conscience de soi, prise dans ses formes confuses, naissantes, est presque aussi vieille que l'homme. Cette illusion se trouve à la base de toute idéolo gi�, car, à partir d'un certain moment, « la conscience est à même de s'émanciper du monde et de passer à l'invention de la théo rie pure». D'ailleurs, •si la théorie pure entre en contradiction· avec les conditions prati ques existantes, ce fait historique est lui même conditionné; il signifie que les con ditions sociales existantes sont entrées en contradiction avec elles-mêmes (ibid., p. 171). « Division du travail et propriété privée sont des expressions équivalentes», l'une en traînant l'autre ou n'étant qu'un aspect de l'autre.
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Or la division du travail et la propriété privée entraînent la dissolution de la com munauté humaine ; ce qui permettra à la «conscience 'de soi l> individuelle de croire à sa complète indépendance et ,à la suffisance de sa liberté. Mais ce n'est pas tout. Cette dissolution de la communauté réelle s'accomp.agne de la formation d'une communauté apparente fictive. «Dans cette contradiction des inté rêts particuliers et communs, l'intérêt com mun prend comme Etat une forme indépen dante, distincte· des réels intérêts particu liers et collectifs», et devient ainsi «commu nauté illusoire, mais sur la base des lien� existants» - liens de famille et de race, de chair et de sang, de langue et de travail (ibid., p. 273). Dans ce cadre, et avec lui, se développent les classes. Il en résulte une cu rieuse illusion qui tend dès le début vers la mystification idéologique. Dans la lutte des classes qui aspirent au pouvoir, chacune· présente son intérêt comme l'intérêt général;. mais de plus, dans chaque classe, des indi vidus qui ne recherchent que leur intérêt le mettent en avant comme intérêt «universel», - «étranger et indépendant d'eux». D'où cette conséquence singulière : la conscience
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libre et se dit indépendante mène luttes acharnées sur un plan qui idéologique mais qui en réalité que le plan de l'Etat. Au fond
se pose toujours la question du pouvoir ! Ce processus accompagne le processus his torique au cours duqu�l «l'acte propre de l'homme devient pour lui une puissance étrangère extérieure qui le subjugue au lieu qu'i.l la domine» ; car «dès que le travâil commence à être réparti, chacun a son cercle d'activité déterminé, exclusif, qui lui est imposé». De telle .sorte que l'illusion idéo logique - la «liberté» croissante de la conscience dans l'invention idéologique accompagne la limitation de.. l'homme réel. Cette aliénation est un aspect essentiel de l'histoire; la stabilisation de l'activité sociale, la consolidation de notre propre produit «en une force concrète qui nous domine, échappe à notre contrôle, contrecarre nos espérances, anéantit nos calculs, constitue un des fac teurs principaux dans le développement his torique passé...» La puissance sociale, c'est à-dire la force productrice multipliée, ap paraît à ces individus non pas comme leur propre puissance, mais comme une puissance externe - «située hors d'eux-mêmes, dont ils
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ne connaissent ni l'origine, ni le but, qu'ils ne peuvent donc plus dominer, mais qui maintenant parcourt toute une série de pha ses, indépendante de la volonté et de l'agi tation des hommes, réglant même cette vo lonté et cette agitation...» Donc, comme le pressentait la théorie gé nérale de l'aliénation, le développement hu main parcourt un processus contradictoire. La réalisation de l'homme suppose et impli que son action sur le monde ; la conscience de soi progresse et se délivre de l'animalité en même temps que progressent la puissance sur l'objet et la constitution d'un monde ob jectif de produits et de forces de produc tion. Mais cette conscience se scinde, se divise ; l'individu se sépare de la commu nauté et la détruit. Et l'objectivité croissante, la réalité plus puissante de l'être humain s'ac'èompagne de son «extériorisation» en une puissance étrangère et indépendante. L'indépendance fictive de la «libre» cons cience de soi est corrélative de la formation d'une puissance oppressive, étrangère, indé pendante de la conscience humaine : le mys tère social, le destin, la nécessité historique. Cette force étrangère «qui pèse sur les hommes» est en un sens une apparence, un
«phénomène» ; et en un autre sens une réalité. En un sens, ce n'est qu'une appa rence, car elle n'est constituée et ne peut être constituée que par l'activité des indivi dus humains. En un autre sens, elle leur est effectivement étrangère, puisqu'elle les en traîne et les emporte dans une nécessité aveugle. L'activité humaine, divisée contre elle-même, inconnue à elle-même, transposée pour la conscience sur le plan de l'abstrac tion idéologique, s'apparaît «autre» qu'en réalité. L'activité prend la forme d'une né cessité ; un certain degré de liberté réelle et de pouvoir se trouve aliéné et se trans forme en une oppression multiforme, en complexes illusions - et notamment en l'il lusion de l'indépendance pour la conscience, ' en la pseudo-Liberté. 4 - Les classes; une fois constituées, fa liénation réelle et la mystification idéolo gique s'aggravent. En effet, l'une des classes en présence, nécessairement, devient domi nante: « La classe qui a à sa disposition les moyens de la production matérielle dispose par là également des moyens de la produc tion spirituelle», c'est-à-dire des loisirs pour penser et chercher la vérité, autant que des
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instruments qui permettent d'effectuer et de rendre efficace la recherche (dans la période moderne : imprimeries, presse, etc.). «Les pensées dominantes ne sont rien d'autre q� e l'expression idéologique des rapports mate riels dominants, les rapports dominants con çus sous forme de pensées»., Ces rapports donnent le contenu des idéologies, la forme se trouvant déterminée par le degré d'abs traction atteint par les «penseurs». Les ré elles connaissances qu'ils détiennent rendent plus complexe encore la situation. L'idéo logie présente presque toujours un mélangé difficile à analyser de réalité et de vérité (techniques, connaissances) et d'interpréta tions tendancieuses. Les îllusions idéologi, ques s'aggravent du fait que «la division du travail, qui nous est apparue comme une des faces principales de l'histoire, se mani feste également dans la classe dominante, comme division du travail spirituel et du travail matériel ; de sorte que dans cette classe les uns constituent les penseurs de cette classe (ses idéologues actifs, qui font leur industrie de la fabrication des illusions de cette classe sur elle-même), tandis que les autres se comportent d'une manière plus passive, plus réceptive vis-à-vis de ces idées
et de ces illusions - parce qu'ils sont dans la réalité les membres actifs de la classe en question et n'ont que peu de temps à con sacrer à la fabrication des illusions et des idées ...» Cette séparation, qui peut aller jusqu'à l'hostilité entre les deux groupes, accentue l'illusion d'une indépendance de la conscience (des penseurs) et de la liberté de la pensée. En toute sincérité la «pure» pen sée se croit libre. Le contenu réel disparaît ou semble disparaître; la forme élaborée «li brement» paraît essentielle. La pensée s'é lance dans le vide des spéculations, des abstractions prises pour des réalités éter nelles et des vérités absolues. Ces prétendues «vérités éternelles» re couvrent et dissimulent bien autre chose. Le «Manifeste» de 1848 répond ainsi à l'objection d'un interlocuteur qui serait leur partisan : «Il y a, dira-t-on, des Vérités éter nelles, comme la Liberté, la Justice, qui sont communes à toutes les organisations sociales. Or le communisme supprime ces vérités éter nelles... A quoi se réduit cette accusation? L'histoire de la société n'a eu jusqu'ici pour moteur que les antagonismes de classes, qui ont pris des formes diverses dans des· époques diverses. Malgré cette variation des formes
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d'antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société par l'autre partie, est un fait commun à tous les siècles passés. Il n'est donc pas étonnant que la conscience sociale de tous les siècles, malgré sa diversité, ses variations, s'exprime dans certaines formes communes, qui ne disparaîtront qu'avec la disparition totale de ces antagonismes de classes.» (Manifeste, Oeuvres complètes, t. VI, p. 543.) Que signifie donc; que dissimule la dis cussion métaphysique sur la Liberté ? '--- A l'analyse, elle se manifeste comme la contre partie idéologique de l'asservissement réel, comme le voile jeté sur la servitude, comme la compensation et la consolation qui per mettent d'oublier l'esclavage réel d'une gran de part des hommes - et l'esclavage «spiri tuel» du reste...
base .et sans contenu. Il se dénoncerait lui même. La mystification idéologique a tou jours une base, un contenu - plus ou moins réel et profond. Quel est le sens concret de la Liberté métaphysique ? Une page remarquable de l' «Idéologie allemande» l'indique : «Les in dividus sont toujours partis d'eux-mêmes, - naturellement d'eux-mêmes dans le ca dre de leurs conditions et de leur situation historiques données - non pas du «pur individu» au sens des idéologues. Mais au cours du développement historique, et pré cisément parce que dans le cadre de la division du travail les conditions sociales se sont inévitablement autonomisées (par rapport aux individus), une distinction se manifeste entre la vie de tout individu pour autant qu'elle est personnelle, et en tant qu'elle est soumisè aux conditions du travail dans telle ou telle branche...» Alors apparaît la distinction de l'individu «personnel» et de l'individu de classe (distinction qui s'ex prime par les «en tant que» ; par exemple lorsque Monsieur X. parle tantôt «en tant qu'industriel», tantôt «en tant qu'homme»). Quel est le rapport entre ces deux aspects de l'individualité, la conscience «privée» ou
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5 - D'ailleurs, cette illusion de la Liberté absolue dans et pour la Pensée (la conscience de soi) n'est pas seulement une illusion. La duplicité des mystifications, leur force, la «ruse des idées» - comme disait Hegel viennent de ce qu'elles ne sont jamais, ou presque jamais, des mensonges conscients. Le mensonge délibéré et voulu serait sans
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intime et la conscience publique qui est tou jours une conscience de classe, revêtue d'idé ologies ? Ce n'est pas un rapport conscient et rationnel, bien qu'il soit déterminé par la structure sociale. Il y a entre les deux formes de conscience une unité : la conscien ce intime, comme la consciençe «publique», est une conscience de classe. Mais il y a aussi une différence qui va jusqu'à la contradic tion. En particulier leur rapport comporte une part de hasard ; avec la bourgeoisie, et par la dissolution de toute communauté, ap paraît « le hasard des conditions de vie pour l'individu... La concurrence et la lutte des individus entre eux sont nécessaires pour produire et développer ce hasard comme tel». D'une part, donc, l'individu, en tant que conscience publique et sociale, est de plus en plus rigoureusement déterminé par la classe. Et, en même temps, la vie privée, la conscience «privée» de ces mêmes êtres hu mains se montre de plus en plus flottante, indécise, décomposée. C'est là un aspect du rapport complexe de l'jndividu à la classe et à l'ensemble social dans le monde moderne. Comme l'ont écrit en 1845 Marx et Engels (ibid.): « Dans la représentation, les indivi dus sont donc, sous la domination de la
bourgeoisie, plus libres que précédemment, parce que leurs conditions de vie sont pour eux accidentelles ; mais en réalité ils sont moins libres, parce que subordonnés davan tage à une puissance objective.» Formule étonnante, qui a pris un sens et une vérité dramatiques. L'une des causes les plus pro fondes de l'angoisse qui tourmente l'individu moderne n'est-elle pas son incertitude quant à ses conditions de vie - ainsi que la con tradiction déchirante entre le hasard qui règne dans ces conditions, et le caractère figé, rigide, de plus en plus déterminé et oppressif des cadres généraux de la société ? Ainsi se dégage un autre aspect, une autre définition de la Liberté abstraite, qui la ramène aux conditions éprouvées et vécues de, l'existence. Cette Liberté abstraite de l'individu n'est qu'une façon de profiter du hasard dans la vie. Elle correspond à l'irra tionalité de cette vie - au fait que la lucidité_ la plus «haute» de l'individu, dans le monde moderne, ne consiste pas en un art de vivre, mais en un art de profiter -des circonstances ! Ce rapport de l'individu moderne à ses conditions de vie et à sa propre «person nalité» explique parfaitement la vogue
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actuelle des théories sur la «Liberté» de la conscience de soi. Cette vogue n'est pas nou velle. Avant même d'étudier l'aliénation éco nomique ou les conditions pratiques de l'idé ologie, Mar)!: et Engels avaient dénoncé cette mode, qui sévissait en Allemagne et prenait dans la « critique critique» les allures d'une pensée audacieuse. La «Sainte Famille» s'ou vre par ces mots : «L'humanisme réaliste n'a pas d'ennemi plus dangereux que ce spiritua lisme ou idéalisme spéculatif qui à la place de l'homme et de l'individu réels met « la conscience.» Cette conscience se trouve ainsi détachée de ses conditions pratiques, et se relie à une prétendue condition humaine qui néglige les véritables rapports. Car la classe possédante et la classe prolétarienne pré sentent le même état de dépossession au sens humain de ce mot. Mais la première se complaît dans sa situation, s'y sent éta blie solidement, sait que cette aliénation constitue sa propre puissance et possède ainsi l'app�rence d'une existence humaine; la seconde au contraire se sent anéantie dans cette aliénation: « elle se trouve, pour em ployer une expression de Hegel, dans l'a baissement en révolte contre cet abaisse ment...» (Sainte Famille, t. I, p. 61), et c'est
une plaisanterie que de caractériser des situations si . différentes pp.r les mêmes mots « conscience » et < Liberté de· la cons cience l>. En vérité, ce qui enchante les idéologues, c'est seulement l'apparence de la Liberté, « la liberté spirituelle, la liberté théorique, cette liberté spiritualiste qui, char gée de chaînes, se figure être libre, trouve son bonheur dans l'idée, et que gêne toute existence à caractère de masse» (ibid., p. 168). L'opération est d'ailleurs très simple ; chez ces idéologues, « la conscience de soi est la substance élevée à 'la conscience de soi, ou la conscience de soi prise comme substance ; d'un attribut de l'homme, la conscience est devenue un sujet autonome». C'est la cari cature métaphysico-théologique de l'homme séparé de la nature. L'essence de cette cons cience n'est donc pas l'homme, et la philo sophie de la conscience a tous les incon vénients de l'idéalisme spéculatif de Hegel, sans garder le contenu positif de sa Phéno ménologir et de sa logique (ibid., pp. 248 sq.). Après cette critique de la «critique critique» allemande, Marx et Engels obser vent fort opportunément que - de leur temps! - la théorie française de la Liberté se plaçait sur un plan beaucoup moins abs-
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trait, intemporel et purement théorique. La pensée critique française «est la réelle acti vité humaine d'individus qui sont des mem bres actifs de la société, qui souffrent, sentent, pensent et agissent en hommes. C'est pour quoi leur critique est en même temps pra tique ; c'est la critique vivante, réelle de la société existante» (Sainte Famille, t. II, pp. 22-23).
Dès sa jeunesse, au moment où il était encore un simple démocrate «avancé», Marx s'en était aperçu lors du débat à la Diète rhénane sur la Liberté de· la presse. Que signifie la suppression de la Liberté de la presse, sans suppression de la presse elle même? Elle signifie que la Liberté devient le privilège de la censure et du censeur. Dans la censure officielle «le censeur n'exer ce-t-il pas tous les jours... une absolue liberté de la presse? » dit Marx (La Liberté de la presse, Oeuvres philosophiques, trad. Molitor, t. V, p. 42). Ainsi, « la Liberté constitue telle ment l'essence de l'homme, que même ses ad versaires la réalisent en en combattant la réalité; qu'ils veulent s'approprier ce qu'ils ont rejeté comme parure de la nature hu maine. Aucun homme ne combat la Liberté; tout au plus combat-il la Liberté des au tres...», et ceux qui combattent la Liberté des autres ne peuvent le faire sans se servir de la Liberté, de son idée et de sa réalisation... En un sens, toute l'œuvre de Marx com mente et paraphrase ce combat autour de l'idée et de la réalisation de la Liberté.
6 - L'examen de l'idée de Liberté montre que cette idée n'est abstraite qu'en appa rence ; que seuls les idéologues les plus abstraits eux-mêmes sont dupes de cette apparence. L'idée de Liberté correspond effectivement à des conditions sociales ; elle prend place dans les luttes sociales, et en ce sens - concret, réel, pratique - repré sente une arme dans ces luttes. Ainsi et ainsi seulement l'idée de Liberté prend une vérité et une dignité plus hautes: en retrou vant un sens vivant. L'idée agstraite de Liberté a toujours servi concrètement d'arme dans la lutte. Encore faut-il remarquer que cette idée, comme toute arme idéologique, est à double tranchant, et peut s'employer dans des sens bien différents.
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7 - Déjà, pour situer le .débat, il a été fait allusion plus haut à cet usage de la
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notion de Liberté dans la lutte du capi talisme naissant contre la féodalité. Le pouvoir des féodaux s'-était développé dans le cadre des relations -immédiates de l'homme avec la terre et les autres hommes : dans le cadre de la communauté naturelle, patriarcale. Lorsque les féodaux constitu èrent leur pouvoir, leur ruse fut de respecter (en apparence) la communauté, d'en appa raître comme les membres ou les défenseurs. Plus tard, lorsque émergea le pouvoir monar chique, forme supérieure et prolongement de la féodalité, alors que le contenu de la vie sociale s'était déjà profondément modi fié, l'Etat royal employa la �ême tactique ; .il prétendait défendre, et même fixer pour l'éternité. les communautés organisées: com munautés de village - communautés ur baines, artisanales (corporations, jurandes, maîtrises). La bourgeoisie progressiste se manifesta d'abord comme l'élément négatif et dissol vant, le « mauvais côté» des choses et des hommes. « C'est le mauvais côté quî produit le mouvement qui fait l'histoire. Si, à l'épo que de la féodalité, les économistes - en thonsiasmés dès vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les droits et les
devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l'état de prospérité de l'industrie domestique dans les campagnes, du développement de l'industrie organisée par corporations, ju randes, maîtrises, � enfin tout ce qui cons titue le beau côté de la féodalité, - s'étaient proposés d'éliminer les ombres à ce beau ta;. bleau (servages, privilèges, anarchie), qu'en serait-il advenu ? On aurait anéanti tous les . éléments de lutte et étouffé dans le germe le développement de la bourgeoisie. On se se rait posé l'absurde problème d'éliminer l'his toire... » (Misère de la philosophie, chap. II, 78 observation.) La bourgeoisie a développé les forces pro ductrices en brisant les limites de l'organi sation féodale. Cette rupture s'est produite parce que le « mauvais côté» de cette société, son inconvénient, « alla toujours croissant, jusqu'à ce que les conditions matérielles de la libération fussent arrivées à maturité». La Liberté, pour la bourgeoisie ascendante, a donc un double aspect: négatif et positif. Négativement, l'idée de Liberté signifie la dissolution des rapports féodaux. Positive ment, elle signifie la libération de la bour geoisie, son ascension au rang de classe dominante.
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Il lui faut dissoudre le ·mode de production et les rapports sociaux de la féodalité, et cela au nom de la technique et des possi bilités croissantes des forces productrices. Pour instaurer en place du «régime patri arcal, régime de castes, féodal et corpo ratif», où «il y avait division du travail dans la société tout entière selon des règles fixes», une division du travail à la fois plus poussée et organisée dans le cadre de la manufacture, que fallait-il ? La Liberté individuelle. Ainsi seulement l'individu pou vait se consacrer à un travail parcellaire et entrer en atelier... «Moins l'autorité préside à la division du travail dans la Société, plus la division du travail se développe dans Fintérieur' de l'ate lier et plus elle y est soumise à l'autorité d'un seul. Ainsi l'autorité dans l'atelier et celle de la société - par rapport à la division du travail - sont en raison inverse l'une de l'autre.» (Misère de· la philosophie, ibid.) Au cours du Moyen âge, ce fut souvent au cri de «Liberté» que les bourgeois des villes conquirent .ou gardèrent leurs droits à une administration autonome. Par la suite, le mot se charge d'un sens complètement
nouveau. Il ne s'agit plus du tout de la liberté de la ville, de la cité - mais de la «Liberté>> universelle et abstraite, celle de l'individu humain. Concrètement, il s'agit avant tout de permettre aux individus de se libérer de l'organisatioµ féodale, pour entrer dans une organisation nouvelle, où l'autorité n'appartiendra plus aux représen tants de la communauté (réelle ou fictive), mais à un «libre» individu parmi les autres: au possesseur du capital. La bourgeoisie naissante veut développer le commerce, les échanges. Elle réclame donc la liberté commerciale, la liberté de circu- lation et de déplacement. Il convient d'ailleurs de remarquer gue la dissolution théorique des rapports féodaux (du compartimentage féodal,_des barrières à la libre circulation des individus et des choses, etc.) fut précédée par une dissolution réelle. Le mot d'ordre et l'idée de la Liberté n'apparaissent que tardivement : au XVIe siècle, à travers les idéologies religieuses et l'hérésie protestante - au XVIIe, dans le cartésianisme - au XVIIIe dans l'ensemble de la philosophie. Mais bien auparavant les individus réels avaient été «libérés», c'est à-dire abandonnés à eu::x:-mêmes et jetés en
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proie à l'industrie naissante, premier recru� tement du prolétariat: «Un point que l'on n'a pas encore compris dans l'histoire de l'indusfrie manufacturière, c'est le licencie ment des nombreuses suites des seigneurs féodaux, dont les membres subalternes de vinrent des vagabonds, avant d'entrer dans l'atelier. La création de l'atelier fut précédée d'un vagabondage presque universel. Aux XV0 et XVIe siècles, l'atelier trouva encore un puissant appui dans les nombreux paysans qui - chassés des campagnes par la trans formation des champs en prairies et parce que les travaux agricoles exigeaient moins de bras pour la culture des terres - afflu è;ent dans les villes pendant des siècles. Agrandissement du marché, accumulation des capitaux, modifications dans la structure des classes, foules d'individus privés de leurs res sources, telles furent les conditions histori ques de la manufacture.» (Misère de la phi losophie, ibid.) Alors que Proudhon suppo sait qu'une «libre» stipulation entre égaux avait rassemblé les individus dans l'atelier, Marx rétablit avec vigueùr le véritable sens ' historique de la Liberté. Il esquisse ainsi une histoire qui n'a pas encore été écrite, et qui serait l'histoire de ,
la Liberté - son histoire réelle, qui se rév.è lerait dramatique. Car le libéralisme nous a habitués à concevoir une Liberté riante un progrès fa,cile vers la Liberté toujours plus grande - un contenu exclusivement positif de cette idée. Mais le côté négatif - qui appa raît rétrospectivement assez effrayant - ne se sépare pas de son côté positif. Il· était impossible d'avancer dans la civilisation sans dissoudre les formes médiévales de commu nauté et de pseudo-communauté. Or les com munautés, même devenues fictives (et domi nées par les patriciens des villes, par les maîtres de corporation, par les seigneurs ou les riches laboureurs dans les campagnes), protégeaient encore dans une certaine me sure les individus. Leur dissolution a signifié l'abandon des individus à eux-mêmes c'est-à-dire à la réalité nouvelle, de plus en plus puissante, du capital comme·force auto nome et étrangère aux individus humains. La Liberté a signifié l'accroissement de la production et de la richesse - de la ri chesse bourgeoise. Elle a signifié la dispari tion de toute protection sociale pour l'indi vidu «libéré» de la communauté. Elle a signifié la liberté de penser, de s'exprimer, de critiquer les institutions exis-
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tantes; et la liberté pour l'individu isolé de mourir de faim dans un coin, sans que personne s'occupe de lui. Elle a signifié la possibilité pour chacun de se déplacer, de «choisir» son métier et sa place dans la division du travail social ; - et la liberté de s'enrichir, de commercer, de vendre et d'acheter, de tout vendre et de tout acheter. Elle a signifié les progrès techniques, les in ventions sans entraves, la stimulation du tra vail matériel et intellectuel - et l'entrée des individus dans l'atelier, la manufacture, l'usi ne : donc le travail parcellaire, destructeur de l'individualité réelle; l'adjonction du travail leur à la machine au profit du capitaliste; et enfin la spécialisation et «l'idiotisme du métier» (Misère de la philosophie, ibid.). Tout le monde connaît le célèbre réqui sitoire du Manifeste : «Vint eiifin un temps où tout ce que les hommes ·avaient regardé comme inaliénable devint objet d'échange, de trafic, et put s'aliéner. Le temps où les choses mêmes qui jusqu'alors étaient communiquées, jamais échangées ; données, jamais vendues; acquises, jamais achetées, - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc... - tout enfin passa dans le commerce.
Le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle...» Ainsi la bourgeoisie «a substitué aux nom breuses libertés, s1 chèrement acquises, l'ini que et impitoyable liberté du commerce». Plus d'une fois Marx avertit ses lecteurs ou auditeurs : «Messieurs, ne vous en laissez pas imposer par le mot abstrait : Liberté. Ce n'est pas la Liberté d'un individu en pré sence d'un autre individu, c'est la liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur...» (Discours sur le libre-échange, Northern Star, 9 octobre 1845.) Bien entendu, le capitaliste, le bourgeois de la belle époque, ne voient pas les choses de cet .œil. Pour eux, la Liberté s'identifie avec l'intérêt général (effectivement, lors du capitalisme ascendant, l'intérêt de la bour geoisie, et la liberté qu'elle revendiquait, s'identifiaient avec l'intérêt de la société). Pour le bourgeois de la belle époq-iie, sa liberté - la liberté individuelle - consiste en la jouissance paisible et légitime des fruits de «son» travail, de son «épargne». Il ne peut comprendre à quel point l'opé ration par laquelle il passe de «sa» liberté à la Liberté abstraite se trouve critiquable, du fait qu'il étend à la société, à l'humanité, 6
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et même jusqu'à l'éternel absolu, «sa» réa lité et «sa» vérité restreintes ! 8 - Le capitalisme de la belle époque fut celui de la «libre concurrence». La con currence apportait un soutien réel, concret, à la liberté abstraite. Evaluation du produit, valeur d'échange, marchandise, formation du capital, impli quent et supposent la «libre» concurrence. Sans concurrence sur le marché, pas de comparaison des produits, pas de formation d'une «valeur», d'un prix, pas de «loi» de l'offre et de la demande. Entre les lois de la valeur, et le fait social de la concurrence, l'implication réciproque se montre complète.. Parce que les producteurs sont isolés et se font çoncurrence; ils ne sont reliés que par le marché ; sur le marché s'établit, eri de hors de la volonté de ces producteurs et de leur conscience, une «évaluation» de leur produit (d'après le temps de travail social moyen qu'il représente) ; alors leur produit se détache d'eux, prend une sorte de vie propre, avec ses «lois» indépendantes de la conscience et de la volonté : les « lois économiques» du capitalisme. Au premier plan vient la comme les maladies du corps ou les phénomènes météo rologiques destructeurs. Ils ne comprennent rien au fonctionnement réel du régime de la production marchande, dans lequel «l'en semble du travail social s'affirme comme l'échange privé des produits individuels du travail». Ils ne conçoivent ni les lois de la valeur et de la formation des prix (qui assu rent au système une apparence d'équilibre et une stabilité momentanée), ni le devenir qui, selon le jeu même de ses lois internes, entraîne le système vers des contradictions de plus en plus profondes, vers des. crises et des convulsions terribles.
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Ainsi naît la théorie du «Libéralisme éco nomique», de l'harmonie économique spon tanée. La loi suprême de l'économie serait une loi d'harmonie; et le principe suprême: .«L.aissez faire ! laissez passer !» Toute l'œuvre économique de Marx ap porte une critique positive, scientifique, de l'idéologie libérale. Réciproquement, la fail lite du libéralisme apporte à l'analyse marxiste, depuis un siècle, une confirmation expérimentale ! La théorie selon laquelle la société n'est qu'une somme ou un ensemble, «normale ment» harmonieux, de libres initiatives in dividuelles masque l'ignorance des lois et du devenir interne du capitalisme. Sous l'illusion libérale et pendant qu'elle régnait, les lois du capital fonctionnaient automatiquement, en dehors des volontés et des consciences; automatiquement, ce pro duit aliéné de l'homme - le capital - s'ac cumulait et l'argent produisait de l'argent ; automatiquement, s'opérait la formation du «taux de profit moyen» et la répartition du profit global (plus-value totale), selon le taux moyen, entre les capitaux placés dans les différentes branches de la production. Automatiquement, chaque capitaliste calcu-
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lant pour son propre compte ses « frais de production», ce calcul correspondait à peu près (sauf phénomènes «anormaux») aux possibilités de la demande, du marché et des besoins, c'est-à-dire à des phénomènes de moyennes sociales, statistiques et globales (cf. Capital, t. X, p. 48, t. XI, pp. 208 sq.). Il serait inexact de dire qu'à un moment donné, vers le début du XX0 siècle, le sys tème s'est «détraqi;ié», que ses lois ont cessé de fonctionner. Point du tout. Le «détra quement» du système, aussi étranger à la volonté et à la «liberté» des individus (et pour cause !) que son «bon fonctionnement», s'est opéré selon les mêmes lois qui en as surèrent d'abord les progrès et l'ascension foudroyante. Concurrence signifie contradic tion et lutte - non pas harmonie. C'est ainsi que la concurrence produit le monopole, par destruction d'une partie des concurrents ; mais le monopole reproduit, entretient, ag grave la concurrence. - que la bourgeoisie conçoit son Etat, sa démocratie, sa liberté politique. « Elle voit en l'Etat le grand organisme, dans lequel sa liberté juridique, morale; po litique, peut trouver sa réalisation, et où le citoyen particulier n'obéit dans les lois de l'Etat qu'aux lois de sa propre ·raison, de la Raison humaine.» (Rheinisèhe Zeitung, 14 juillet 1842.) Et c'est là l'idée la plus haute de l'Etat démocratique bourgeois. Elle suppose, elle exige l'émancipation politique, c'est-à-dire la révolution politique. C'est-à-dire encore « la désintégration de la vieille société sur laquelle reposait l'Etat étranger an peuple» (Question juive). Cette Révolution fut la Révolution de la société bourgeoise contre la société féodale. Toute révolution est à la fois politique et sociale. En tant · qu'elle a achevé la dissolution de la Soçiété fépdale, la Révolution politique a été égale ment sociale.. Mais son contenu social ne PfUt dépasser sa signification politique ; le nouvel Etat issu de la Révolution politique est une démocratie politique, fondée sur le postulat de la liberté juridique - de la fic tion juridique de la liberté et du libre con trat. Il ne peut avoir d'autre contenu soci�l; 7
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il n'est donc lui-même, en un sens, qu'une fiction et un ensemble de fictions juridiques. Son contenu ? C'est l'organisation sociale de la bourgeoisie, l'organisation du capitalisme triomphant: « L'Etat bourgeois n'est rien d'autre qu'une assurance mutuelle de la classe bourgeoise contre ses membres isolés et contre la classe exploitée.» (Marx, dans la Neue Rheinische Revue, 1860.) Après l'échec des mouvements de 1848, mieux et plus clairement qu'auparavant, Marx et ·E,ngels ont reconnu le caractère concret de l'Etat bourgeois. , Qu'enveloppent cette abs traction, l'Etat - cet ensemble de fictions sur le « libre contrat», les « libres opinions», les « libres individualités» et les « libres ini tiatives» ? qu'enveloppe ce fétichisme juri dique et politique? - Le fétiche économique, l'aliénation économico-politique: le Capital.
la liberté juridique et politique des indivi dus, cette fiction, ne se sépare pas d'une autre fiction, leur égalité. Juridiquement, les individus - dans l'Etat bourgeois démocra tique - sont égaux devant la loi ; il n'y a qu'une loi et qu'un code pour tous les indi vidus. Mais précisément cette égalité juri dique rend sensible, criante, l'inégalité éco nomique et sociale ! La Bourgeoisie triomphante, au nom de sa théorie de la Liberté (du libre individu, etc.), nie les classes; cette négation révèle ces cla·sses et montre que la lutte de classes qu'elle a menée avec le peuple contre la féodalité se retourne désormais contre elle. C'est pourquoi, à propos de la question juive, Marx a écrit: « L'émancipation poli tique est un grand progrès ; elle n'est pas, il est vrai, la dernière forme de l'émancipa tion humaine, mais elle est la dernière forme de l'émancipation dans le monde tel qu'il a été organisé jusqu'ici...» Elle mène la société jusqu'au point où une nouvelle forme de la Liberté sortira de la forme dépass�e, et cela comme une nécessité concrète, « réelle, pratique» - comme un passage q.e la fic tion à sa: réalisation, de la Liberté abstraite à la Liberté concrète, de l'émancipation poli-
11 - D'ailleurs, cet Etat représente un pro grès; d'abord parce qu'il remplace des formes désuètes, plus oppressives encore, de l'Etat. . Ensuite parce qu'il révèle l'existence des classes. Certes il tente de la dissimuler ; pour lui, les classes n'existent pas ; seuls existent des individus « lïbrement» reliés par un contrat ou quasi-contrat social. Et cependant
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tique à l'émancipation sociale, économique, donc humaine et totale.
abstraite et tout idéale, d'Etat laiss·e la pro priété privée, la culture, les occupations agir à leur façon, et leur permet d'affirmer leur essence particulière...» Ainsi, le contenu social de la liberté juridique et politique abstraite se trouve non seulement dans la liberté du Capital comme tel, mais dans l'affiI;mation juridique du droit de propri été, dans la propriété privée comme fait « affirmant son essence particulière» et déve loppant ses conséquences jusqu'à se poser en un absolu. Tel est le sens concret, effectif, de l'abstraction « Etat» et de son apparente indépendance. L'Etat démocratique et son régime représentatif deviennent nécessaire ment l'Etat de la bourgeoisie dominante, l'Etat de classe de la bourgeoisie. Ils achè vent la dissociation et l'opposition antiques de la communauté publique et de l'esclavage. « Dans le monde moderne, chaque individu fait partie à la fois de l'esclavage et de la communauté publique... » (Sainte Famille.) En tant qu'être réel, sensible, individuel, il fait partie de l'esclavage. En tant qu'être abstrait - en tant que fiction juridique, et généralité irréelle - il fait partie de la communauté publique et de l'Etat : il est libre, il est «Citoyen»,
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12 - La démocratie bourgeoise présente dans son fonctionnement effectif la scission interne, l'aliénation de l'homme. Rien d'é tonnant : elle repose sur cette aliénation, donc elle l'implique et doit la reproduire incessamment, bien qu'involontairement inconsciemment - dans sa pratique. « L'homme (dit encore Marx à propos de la question juive) est cornridéré comme l'homme proprement dit, �l'homme» par opposition au Citoyen, parce qu'il est l'homme dans son existence sensible, indi viduelle, immédiate, au lieu .que l'homme politique n'est qu'une personne allégorique... ... L'Etat supprime à sa façon les distinc tions de naissance, de situation, de culture, d'occupation; quand il déclare que la nais sance, la situation, la culture, l'occupation, ne sont pas des distinctions politiques quand, sans tenir compte de ces distinctions, il proclame que chaque membre du peuple participe également à la souveraineté popu laire - quand il traite tous les éléments de la vie réelle du peuple du point de vue de l'Etat.» Cependant, par cette négation
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C'est pourquoi sa souveraineté politique se présente comme une fiction, et réalise effectivement la suppression de cette souve raineté. Par le système politique du mandat r.eprésentatif, l'individu devient un instant - en passant - un libre citoyen; il vote, selon une «libre» opinion. Et il ne manifeste sa liberté que pour l'abandonner à celui qu'il désigne «librement» et qui dès lors, sur le plan de l'Etat, sera libre à sa place : son représentant. Dans sa jeunesse, Marx avait imaginé une sorte d'harmonie entre la loi et la Liberté : un ensemble de · lois réglant les libertés. Ainsi, à propos de la liberté de la presse, il se représentait - en libéral avancé - une loi sur la presse qui organiserait et sanc tionnerait la liberté, en marquant les limites que toute presse s'impose à elle-même: «Les lois ne sont pas des mesures de répression contre la liberté... Ce sont au contraire des dispositions - générales qui donnent à la liberté une existence impersonnelle et théo rique, indépendante de la volonté arbitraire dès individui;;...» Plus tard seulement Marx s'aperçut du caractère contradictoire, donc problématique de cette position. Comment fonder sur le principe de la liberté indivi-
duelle une loi indépendante de la volonté des individus ? La Liberté, dès qu'on lui attribue une existence « impersonnelle et théorique», devient du même coup abstraite · et formelle. Mais il n'existe pas d'abstraction pure ; toute · forme a un contenu l. Quel est le contenu de la Liberté formelle, prétendu ment fondée sur la liberté des individus ? C'est un contenu de classe, un contenu ca.pi taliste et bourgeois. Par exemple, les limites que la presse doit s'imposer à elle-même et qui seraient les conditions rationnelles de la liberté se révéleront, comme par hasard, les limites qui l'empêcheront d'attaquer l'essence économique du régime l Au nom de la raison et de la liberté, la loi limitera la liberté d'expression aux critiques inoffen sives et superficielles; toute attaque plus profonde tombera sous le coup de la loi et des «dispositions générales» et semblera un «excès»... Le contenu de la Liberté formelle est un contenu de classe; de même, le sens de la liberté purement politique se trouve dans l'Etat bourgeois et capitaliste. Et celà de mul tiples façons; d'abord parce que le postu lat individualiste de 'l'harmonie entre les in dividus correspond au fonctionnement hors
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des individus du Capital ; ensuite parce que ce postulat individualiste et libéral rompt le lien entre l'individu et la société, et tend automatiquement à enlever à cet individu les éléments d'une pensée et d'une critique vraiment libres. La société capitaliste perd pour lui ses caractères concrets et histori ques ; elle se présente comble «la Société» . en général. La loi et l'Etat passent aussi pour la loi rationnelle « en soi» et pour l'Etat tel qu'il ne peut être autrement. A l'abri de cette «existence impersonnelle et théorique», la bourgeoisie impose pratique ment ses exigencès et ses pouvoirs. Plus encore: ces exigences et ces pouvoirs sont impliqués et inclus dans le postulat. Ainsi l'Etat fondé sur la simple «Liberté politi que» est spécifiqùement l'Etat bourgeois, constitué et pour ainsi dire sécrété par le capitalisme �u moment de son triomphe! La scission de l'être humain, l'aliénation, n'est pas seulement économique; elle est aussi politique. La liberté purement politique con tient son contraire: l'aliénation, politique. L'Etat, cette dernière trace de communauté, cette dernière apparence plutôt, se révèle le contraire de la communauté: l'Etat de classe
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le plus avéré, qu'il y ait jamais eu, prec1sément affranchi et «libéré» de tout sens de la communauté. Le «libre» individu cher chant à se ,faire une «libre» . opinion sera la proie de toutes les ruses idéologiques, de tous les mensonges, de toutes les propa gandes. La «libre» opinion individuelle ' aboutira précisément à son contraire : une opinion «publique» qui sera une opinion de foule dirigée, truquée, machinée de cent façons. L'Etat moderne sera une abstraction «faisant abstraction de l'homme réel» (Crit. Phil. du Droit de Hegel), mais cette abstrac tion se révélera, dans la· pratique, terrible ment. réelle et oppressive. La raison, le déchirement s'installeront ainsi au cœur de la prétendue indépendance de l'individu «libre». « L'émancipation politique est la réduction de l'homme d'une part à l'individu égoïste et indépendant - et d'autre part au citoyen, à la personne morale...» (Question juive.) Le «libre» individu' précise donc dans la vie réelle et pratique sa «propriété essen tielle», qui est l'égoïsme, l'égoïsme capita liste et bourgeois. Il se révèle, aux autres et à lui-même, ,m pur égoïsme au moment où la société officielle et l'Etat se prétendent
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foii.dés sur la fraternité. Alors le divorce, la dualité, la scission s'approfondissent entre le réel et l'idéal - entre l'individu et l'Etat tels qu'ils sont, et tels qu'ils se disent, entre la conscience privée et la conscience publi que. La morale, devenant toujours plus abs traite et plus lointaine, raffine et subtilise les thèmes du Devoir, de la Loi, de !'Humain, de l'Union, de la Justice, de la Charité, de la Solidarité. Ces thèmes deviennent alors des duperies et des mystifications, mais · « on >> (les idéologues, les moralistes offi. ciels, les professeurs, les journalistes, tous ceux qui sont chargés d'exprimer la pré tendue «conscience» sociale), «on» insiste sur la pureté et la beauté de ces senti ments. Le trouble et l'inquiétude s'intro duisent en chaque individu. Il se meut sur deux plans , antagonistes: sa consciep.ce privée et sa conscience publique, sa réalité et sa fiction, son activité et sa morale. «Là où l'Etat politique atteint son véritable épa nouissement, l'homme mène - non seulement dans sa pensée, mais dans la réalité, dans la vie - une vie double, une vie céleste et une vie terrestre: la vie dans la communauté politique où il se considère comme un être social ; et la vie dans la société civile
où il agit comme un homme privé, considère les autres hommes comme des moyens, se ravale au rang de moyen et devient le jouet de puissances étrangères.» (Question juive.) L'aliénation économique et politique de vient ainsi une alién'ation.morale et psycho logique. Aucune fausse pudeur (expression elle-même d'une mauvaise conscience «pri vée»), aucun pharisaïsme public, n'arrivent à masquer cette situation et à empêcher le déroulement de ses conséquences: la cons cience «libre» de l'homme moderne est une conscience malheureuse ! . 13 - Il n'y a pas lieu de s'étonner si cette pseudo-liberté, qui a servi comme arme idéologique et politique pour instaurer le capitalisme, sert aussi comme arme idéolo gique et politique dans la lutte entre les fractions particulières du capitalisme - et dans la lutte générale du capitalisme contre le prolétariat. · Analysant les théories économiques du libéralisme, Marx a' montré en elles des instruments contrat de travail La modification de valeur de l'argent qui doil se changer en capital ne peut pas s'opé rer en cet argent lui-même : en tant que moyen d'achat et de payement, il ne fait que
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réaliser le prix de la marchandise qu'il achète ou qu'il paye, tandis que, s'il conserve sa propre forme, il devient un corps pétrifié, de valeur constante. La modification ne peut pas davantage résulter du deuxième acte de la circulation, la revente de la marchan dise, car cet acte fait simplement repasser la marchandise de sa forme naturelle à la forme argent. 11 faut donc que la modifica tion s'opère avec la marchandise qui est achetée dans le premier acte, mais non pas avec sa valeur, puisqu'on échange des équivalents et que la marchandise est payée à sa valeur. La modification ne peut donc résulter que de la valeur d'usage comme telle, c'est-à-dire de son utilisation. Pour tirer une valeur de l'utilisation d'une mar chandise, il faut que notre possesseur d'ar gent ait la bonne fortune de découvrir dans la sphère de la circulation, c'est-à-dire au marché, une marchandise dont la valeur d'usage soit douée de la propriété singulière d'être source de valeur, dont l'utilisation réelle soit donc réalisation objective de travail cl par suite création de valeur. Or, le possesseur d argent trouve sur le marché cette marchandise particulière: c'est la fa culté de travail, la force de travail. 13
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Par force de travail, nous entendons l'en semble de toutes les facultés physiques ou intellectuelles qui existent dans le corps et la personnalité vivante d'un homme et qu'il met en mouvement toutes les fois qu'il pro duit une valeur d'usage. Mais pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de travail sous forme de marchandise, il faut que cer taines conditions soient remplies. En lui même, l'échange de marchandises n'implique pas d'autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa propre nature. Dans cette hypothèse, la force de travail ne peut figurer sur le marché à titre de mar chandise que si elle est mise en vente ou vendue par son propre possesseur, par la personne dont elle est la force de travail. Pour que sou possesseur la vende comme marchandise, il faut qu'il puisse eu disposer et qu'il soit, par conséquent, le libre pro priétaire de sa faculté de travail, de sa personne. Lui et le possesseur d'argent se rencontrent au marché et entrent en rela tions comme possesseurs absolument égaux, différents seulement en ceci que l'un est acheteur et l'autre vendeur, c'est-à-dire des personnes juridiques au même titre. Ce
rapport ne peut persister qu'à la condition expresse que le proprietaire de la torce de travall ne la vende jamais que pour un temps determmé. ..t,n ettet, s'il la vend en bloc, une 101s pour toutes, il se vend lui même, l'homme libre devient esclave et de possesseur de marchandise se change lui même en marchandise. 11 faut qu'il conserve toujours, vis-à-vis de sa force de travail, le rapport du propriétaire vis-à-vis de sa pro pneté et par suite de sa propre marchandise; or, il ne le peut que s'il ne met que passa gèrement et pour un temps limité sa force de travail à la disposition de l'acheteur, afin que celui-ci en use à son gré ; mais il ne doit pas, en l'aliénant, renoncer à sa propriété. 11 est une deuxième condition essentielle, pour que le possesseur cl'argent trouve sur le marché la force de travail à titre de mar chandise : il faut que le détenteur, au lieu de pouvoir vendre des marchandises repré sentatives de son travail, mette eu vente sa force de travail même, qui n'existe que dans sou corps et dans sa personne vivante. Quiconque veut vendre des marchandises distinctes de sa force de travail a naturel lement besoin de posséder des moyens de
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production, par exemple des matières pre mières, des instruments de travail, etc. Sans cuir, il ne saurait faire de bottes. Il lui faut en outre des vivres. Personne - même le musicien futuriste - ne saurait vivre de pro duits de l'avenir, ni par conséquent de va leurs d'usage dont la production est encore inachevée. Comme au premier jour de son apparition sur la scène terrestre, l'homme est encore obligé de consommer chaque jour, avant et pendant la production. Si les pro duits sont des marchandises, il faut qu'ils soient vendus après leur production; ce n'est qu'après cette vente qu'ils peuvent satisfaire aux besoins des producteurs. Le temps né cessaire à la vente s'ajoute au temps de mandé par la production. La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre ù un double point de vue. Il faut d'abord que le travailleur puisse disposer, en per sonne libre, de sa force de travail comme d'une marchandise lui appartenant; il faut ensuite qu'il n'ait pas cl'autre marchandise à vendre et que, libre dans tous les sens du mot, il ne possède rien de ce qu'il faut pour réaliser sa force de travail.
Le possesseur d'argent ne se demande même pas pourquoi ce travailleur libre s'of fre à lui dans la sphère de la circulation; à ses yeux, le marché du travail n'est qu'une section spéciale du marché des marchan dises. Pour le moment nous ferons comme lui et nous admettrons théoriquement un fait que lui admet pratiquement. Un point est cependant acquis. La nature ne produit pas d'une part des possesseurs d'argent ou de marchandises, et d'autre part de simples possesseurs de leur propre force de travail. Un tel rapport n'est pas fondé dans la na ture; il n'est pas davantage un rapport social commun à toutes les périodes de l'histoire. Il est évidemment lui-même le résultat d'un développement historique an térieur, le produit de nombreuses révolutions économiques et de la disparition de toute une série de formes anciennes de la pro duction sociale.
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(Capital, t. 1, chap. IV, par. 3.)
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L'individualisme Dans un sens exact et prosaïque, les mem bres de la société bourgeoise ne sont pas des atomes. La propriété caractéristique de l'atome, c'est de ne point avoir de propriété et par conséquent de relation déterminée par nécessité naturelle avec d'autres êtres hors de lui. L'atome n'a pas de besoins, il se suffit à lui-même; le monde hors de lui est le vide absolu, c'est-à-dire qu'il n'a pas de contenu, de sens, de signification, juste ment parce que l'atome contient en lui même toute plénitude. L'individu égoïste de la société bourgeoise, dans sa représenta tion abstraite, dans son abstraction morte, se gonfle et se mue en atome, c'est-à-dire en un être sans relations, qui se suffit à soi même, sans besoins, absolument parfait, bienheureux. La réalité sensible, qui n'est pas bienheureuse, ne tient pas compte de son imagination, tous ses sens le contraignent à croire au sens du monde et des individus extérieurs à lui, et son propre estomac pro fane lui rappelle tous les jours que le monde
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extérieur n'est pas vide, mais l'unique source de réplétion. Chacune de ses activités essentielles, de ses propriétés, chacune de ses impulsions vitales devient un besoin, une nécessité qui transforme son égoïsme en une exigence tournée vers d'autres choses, d'autres hom mes. Mais comme le besoin d'un individu n'a pas un sens immédiatement intelligible pour l'autre individu égoïste qui possède le moyen de satisfaire ce besoin, comme le besoin n'a aucune liaison directe avec la satisfaction, chaque individu doit créer cette liaison et se faire l'entremetteur entre le besoin étranger et l'objet de ce besoin. C'est donc la nécessité naturelle, ce sont les pro priétés essentielles de l'homme, si «aliénées» qu'elles puissent être, c'est l'intérêt qui tien nent réunis les membres de la société bour geoise ; c'est la vie bourgeoise et non la vie politique qui constitue leur lien réel. Cc n'est donc point l'Etat qui unit les atomes de la société bourgeoise, mais le fait que ces atomes ne sont des atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagi nation - le fait qu'ils sont en réalité des êtres fort différents des atomes, non point des égoïstes divins, mais des hommes
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égoïstes. Seule la superstition politique se figure encore aujourd'hui que la vie bour geoise doit être maintenue par l'Etat, alors qu'au contraire c'est en réalité l'Etat qui est maintenu par la vie bourgeoise.
bourgeoise, où il agit comme un homme privé, considère les autres hommes comme des moyens, se ravale lui-même au rang de moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L'Etat politique se comporte vis à-vis de la société bourgeoise d'une manière aussi spiritualiste que le ciel vis-à-vis de la terre. Il est dans la même opposition avec elle, il en triomphe de la même façon que la religion triomphe de la limitation du monde profane, en la reconnaissant, en la restaurant, en se laissant dominer par elle. L'homme, dans sa réalité plus immédiate, dans la société bourgeoise, est un être pro fane. Là où il est pour lui-même et pour autrui un individu réel, il est une apparence irréelle. Dans l'Etat, au contraire, où l'hom me vaut comme être générique, il est le membre imaginaire d'une souveraineté fictive, il est dépouillé de sa vie indivi cl uellc réelle et il est rempli d'une généralité irréelle.
(Sainte Famille, éd. Nehring, t. II, p. 226.) *
Critique de l'Etat démocratique (bourgeois)
L'Etat politique achevé est, d'après son essence, la vie générique de l'homme par opposition à sa vie matérielle. Tous les principes de cet Le vie égoïste continuent à subsister dans la société bourgeoise en dehors de la sphère de· l'Etat comme propriété de la société bourgeoise. Là où l'Etat politi que a atteint son véritable épanouissement, l'homme mène, non seulement dans sa pen sée, dans sa conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, une vie céleste et une vie terrestre, la vie dans la commu nauté politique où il se considère comme nn être social, et la vie dans la société
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(Question Jmve, Oeuvres philosophiques, trad. Molitor, t. I, p. 177.)
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MARX Critique de la liberté formelle
Considérons un moment ce qu'on uomme les Droits de l'Homme, considérons-les sous leur forme authentique, sous la forme qu'ils revêtent chez leurs inventeurs, ]es Améri cains du Nord et les Français. En partie, ces droits de l'homme sont des droits poli tiques, des droits qui ne peuvent être exercés que dans une communauté. La participation à la communauté, à la communauté poli tique, à l'essence de l'Etat, définit leur con tenu. Ils entrent dans la catégorie de la liberté politique, dans Ja catégorie des droits civiques... Il reste à examiner l'autre partie des Droits de l'Homme, dans ]a mesure où i]s se distinguent des « droits du citoyen» 1. On fait une distinction entre les droits de l'homme, les «droits de l'homme» 2 com me tels, et les «droits du citoyen» 3• Quel est cet «homme» 4 distinct du «citoyen» 5 ? Rien d'autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé «homme», homme tout court, pourquoi ses droits sont-ils ap pelés droits de l'homme? Par quoi s'explique 1-5 En français dans le texte de Marx.
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ce fait? Par le rapport entre l'Etat politique ei la société bourgeoise, par la nature de l'émancipation politique. Avant tout, constatons le fait que les droits de l'homme, les « Droits de l'Homme »1 distincts des «Droits du citoyen»,2 ne sont rien d'autre que les droits du membre de la Société bourgeoise, c'est-à-dire de l'hom me égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, la Constitution de 1793, déclare: «Déclaration des Droits de l'Homme et clu citoyen. Art. 2 - Ces droits, etc... (les droits naturels et imprescriptibles) sont: l'éiralité, la liberté, la sûreté, la propriété.» 3 En quoi consiste la liberté? « Art. 6 - La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui »,4 ou, d'après la Décla ration des Droits de l'Homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.» 5 La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit à personne. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont définies par la loi comme la 1-5 En français dans le texte de Marx.
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limite entre deux champs est définie par un palis. Il s'agit de la liberté de l'homme con sidéré comme une monade isolée et repliée sur elle-même... ; le droit de l'homme ne base point la liberté sur l'union de l'homme avec l'homme, mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité, limité à lui-même. L'application pratique du droit de liberté est le droit de propriété privée. En quoi consiste le droit de propriété privée? « Art. 16 (Constitution de 1793) - Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.» 1 Le droit de propriété privée est donc le droit de jouir de ses biens à son gré 2, sans tenir compte d'autrui, indépendamment de la société, c'est le droit d'en disposer, le droit de l'égoïsme. Cette liberté individuelle, avec ses applications, constitue le fondement de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non 1-2
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En françai� dans le texte de Marx.
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point la réalisation, mais plutôt la limite de sa liberté... Restent encore les autres droits de l'homme, d'égalité» 1 et da sûreté» 2• L'égalité 3 n'est pas ici prise dans sa signification politique, elle n'est que l'égalité de la liberté 4 décrite plus haut, c'est à-dire que tout homme est également con sidéré comme une monade repliée sur elle même. La Constitution de 1795 définit le concept de cette égalité, conformément à sa signification : « Art. 5 (Constitution de 1795) - L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.» 5 Et « la sûreté» ? « Art. 8 (Constitution de 1793) - La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses mem bres pour la conservation de sa personne, de ses droiis et de ses propriétés.» 6 La sûreté est le plus haut concept social de la société bourgeoise, le concept de la Police, c'est l'idée que la société tout entière n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété. Hegel comt-6 En français dans le texte de Marx.
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prend ainsi la société bourgeoise, il l'appelle « l'Etat de la nécessité et du raisonnement.» Par le concept de sûreté, la société bour geoise ne s'élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l'assurance de son égoïsme. Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est dans la société ·bourgeoise, c'est à-dire replié sur soi, sur ses intérêts privés et ses volontés arbitraires, comme un indi vidu séparé de Ja communauté... le seul lien qui unisse les hommes, c'est la nécessité naturelle, le besoin, la conservation de leurs propriétés et de leurs personnes égoïstes.
maintenant contre elle-même, que tous les moyens d'instruction qu'elle avait institués se retournaient contre sa propre culture, que tous les dieux qu'elle avait créés l'abandon naient. Elle se rendait compte que toutes les soi-disant libertés bourgeoises et ins titutions de progrès attaquaient et mena çaient sa domination de classe, à la fois dans sa base sociale et à son sommet politique, et étaient, par conséquent, devenues « socia listes». Elle voyait avec raison dans cette menace et clans cette attaque le secret du socialisme, dont elle comprend mieux le sens et la tendance que le soi-disant socialisme lui-même, ce socialisme qui ne peut pas ar river à comprendre pourquoi la bourgeoisie se ferme obstinément à lui, qu'il gémisse sentimentalement sur les souffrances de l'hu manité ou qu'il annonce chrétiennement la venue du royaume millénaire et l'ère de la fraternité universelle, qu'il radote à la manière des humanistes sur !'Esprit, la Cul ture, la Liberté, ou invente un système de réconciliation et de prospérité de toutes les classes de la société. Mais ce que la bour geoisie ne comprenait pas, c'est que son propre régime parlementaire, sa domination politique en général devaient fatalement à
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(Question juive, ibid., pp. 190-195.) * Les contradictions de la liberté (ou: du libéralisme au bonapartisme)
La bourgeoisie se rendait très bien compte que toutes les armes qu'elle avait for gées contre le féodalisme se retournaient
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leur tour être condamnés comme socialistes. Tant que la domination de la classe bour geoise ne s'était pas complètement organisée, n'avait pas trouvé son expression politique pure, l'antagonisme des autres classes ne pouvait pas non plus se manifester nette ment, et, là où il se manifestait, prendre cette tournure dangereuse qui transforme toute lutte contre le pouvoir d'Etat en une lutte contre le capital. Si, dans tout mou vement de la société, la bourgeoisie voyait «l'ordre» èn danger, comment pouvait-elle vouloir défendre, à la tête de la société, le régime de désordre, son propre régime, le régime parlementaire, ce régime qui, suivant l'expression d'un de ses orateurs, ne vit que dans la lutte et par la lutte? Le régime parlementaire vit de la discussion,· comment l'interdirait-il? Chaque intérêt, chaque ins titution sociale, y sont transformés en idées générales, discutés en tant qu'idées. Comment un intérêt, une institution quelconque pour raient-ils s'élever au-dessus de la pensée et s'imposer comme articles de foi? La lutte oratoire à la tribune provoque les polémi ques de presse. Le club de discussion au Parlement trouve son complément nécessaire dans les clubs de discussion des salons et des
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cabarets. Les représentants qui en appellent constamment à l'opinion publique lui don ne.nt le droit de s'exprimer au moyen de pétitions. Le régime parlementaire remet tout à la décision des majorités, pourquoi les grandes majorités, en dehors du Parlement, ne voudraient-elles pas décider, elles aussi? Quand, au sommet de l'Etat, on joue du violon, comment ne pas s'attendre à ce que ceux qui sont en bas se mettent à danser? Ainsi donc, en taxant d'hérésie «socialiste» ce qu'elle avait célébré autrefois comme «libéral», la bourgeoisie reconnaît que son propre intérêt lui commande de se sous traire aux dangers du self-government ; que, pour rétablir le calme dans le pays, il faut avant tout ramener au calme son Parlement bourgeois ; que, pour conserver intacte sa puissance sociale, il lui faut briser sa puis sance politique ; que les bourgeois ne peuvent continuer à exploiter les autres classes et à jouir tranquillement de la propriété, de la famille, de la religion et de l'ordre qu'à la condition que leur classe soit condamnée au même néant politique que les autres classes; que, pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne et que le glaive qui doit la protéger est H
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fatalement aussi une épée de Damoclès sus pendue au-dessus de sa tête.
son activité. L'activité et la passion humaines considérées humainement, c'est la joie que l'homme se donne à lui-même. La propriété privée nous a rendus si stupides et si bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous le possédons, c'est-à-dire lorsqu'il existe pour nous comme capital, lorsque nous l'avons en notre possession im médiate, et que nous le mangeons, le buvons, le portons sur notre corps, vivons dans lui, lorsqu'en un mot nous le consommons... C'est pourquoi la place de tous les senti ments physiques et moraux fut occupée par la simple aliénation de tous ces sentiments par le sentiment de la possession. L'essence humaine devait tomber dans cette pauvreté absolue pour pouvoir faire naître d'elle même sa richesse intérieure. C'est pourquoi l'abolition de la propriété privée est la libération complète de tous les sentiments et de tous les attributs humains, - elle est cette libération justement parce que ces sentiments et ces attributs sont deve nus humains, dans le· sens subjectif aussi bien que dans le sens objectif de ce mot. L'œil est devenu l'œil humain, de même que son objet est devenu un objet social, humain, créé par l'homme pour l'homme. C'est pour-
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(Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, Paris, 1945, pp. 45 sq.)
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Comment l'homme devient humain L'homme s'approprie son essence aux aspects multiples de façon multiple, c'est-à dire comme un homme complet. Chacun de ses rapports humains avec le monde, - la vue, l'odorat, le goût, le sentiment, la pensée, la contemplation, le toucher, le désir, l'acti vité, l'amour, - bref, tous les organes de son individualité, et aussi les organes qui se pré sentent directement comme organes sociaux, sont, dans leur rapport objectif, c'est-à-dire dans leur rapport avec l'objet, une appro priation de ce dernier. L'appropriation de la réalité humaine et son rapport avec l'objet, c'est l'accomplissement de la réalité humaine. C'est pourquoi elle a des aspects aussi multiples que sont multiples les attri buts essentiels de l'homme et les formes de
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quoi les sentiments sont devenus rationnels dans leur pratique...
et la plus complète expression de la produc tion et de l'appropriation des produits, qui repose sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation de l'homme par l'homme. C'est en ce sens que les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette expression unique : abolition de la propriété privée. On nous a reproché, à nous autres commu nistes, de vouloir supprimer la propriété personnellement acquise par le travail de l'individu : propriété qui constitue le fonde ment de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance personnelle - propriété acquise par le travail, l'activité, le mérite personnels I Parle-t-on de la propriété du petit bourgeois, du petit paysan, qui a pré cédé la propriété bourgeoise? Nous n'avons pas besoin de l'abolir, le développement de l'industrie l'a détruite, la détruit chaque jour. Ou parle-t-on de la propriété privée bourgeoise moderne? Mais le salariat, le tra vail du prolétaire lui crée-t-il une propriété? Aucunement. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, qui ne peut s'accroître qu'à condition de créer un nouveau travail salarié qu'elle exploitera à son tour. La propriété, sous sa forme actuelle, se meut dans l'antagonisme
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(Manuscrit économico-philosophique de 1844, Gesamtausgabe, t. I, III, pp. 118 sq.)
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Communisme et liberté Les conceptions théoriques des commu nistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions de fait d'une lutte de classes réelle, d'un mouve ment historique qui se déroule sous nos yeux. L'abolition des conditions existantes de la propriété ne caractérise pas spécialement le communisme. Toutes les conditions de la propriété ont été soumises à un changement historique constant, à une transformation historique constante. La Révolution française par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise. Ce qui caractérise le communisme n'est pas l'aboli tion de la propriété en général, mais l'aboli tion de la propriété bourgeoise. Mais la propriété bourgeoise moderne est la dernière
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du capital et du salariat. Considérons les deux pôles de l'antagonisme. Etre capitaliste, ce n'est pas seulement occuper une situation purement personnelle, c'est occuper une situation sociale dans la production. Le capital est un produit col lectif, et il ne peut être mis en mouvement que par l'activité collective de plusieurs participants, en dernière analyse par l'acti vité collective de tous les membres de la Société. Le Capital n'est donc pas un pou voir personnel, c'est un pouvoir social. Si donc le Capital est transformé en une pro priété collective, appartenant à tous les membres de la société, ce n'est pas de la propriété personnelle qui se transforme en propriété collective. C'est le caractère social de la propriété qui se transforme. Il perd son caractère de classe. Passons au travail salarié. Le prix moyen du travail salarié est le minimum du salaire, c'est-à-dire la somme de moyens de subsis tance qui sont nécessaires pour que le tra vailleur vive en sa qualité de travailleur. Ce que le travailleur salarié s'approprie par son activité suffit simplement à conserver sa vie, et rien de plus. Nous ne voulons nulle ment abolir cette appropriation personnelle
des produits du travail qui a pour but d'en tretenir immédiatement la vie, appropriation qui ne laisse pas de revenu net capable de conférer un pouvoir sur le travail d'autrui. Nous voulons seulement abolir le caractère misérable de cette appropriation, où le tra vailleur ne vit que pour accroître le capital, où il ne vit qu'autant que l'exige l'intérêt de la classe dominante. Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail accu mulé dans le capital. Dans la société com muniste, le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir, de stimuler le processus vital des travailleurs. Dans la société bourgeoise, le passé domine le présent, dans la société communiste, le présent domine le passé. Dans la société bourgeoise, c'est le Capital qui est autonome et personnel : l'individu travaillant n'a ni autonomie ni personnalité. Abolir ces conditions, c'est ce que la bour geoisie appelle abolir la personnalité et la liberté! Et avec raison. Il s'agit sans doute d'abolir la personnalité, l'autonomie, la liberté bourgeoises... Le communisme n'ôte à personne le pou voir de s'approprier les produits sociaux, il
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n'ôte que le pouvoir de s'assujettir, par cette appropriation, le travail d'autrui... Toutes les objections que l'on dirige coatre le mode communistP. d'appropriation et de production des produits matériels ont été étendues aussi à l'appropriation et à la pro duction des produits spirituels. De même que pour un bourgeois la suppression de la propriété de classe signifie la suppression de la production elle-même, de même il identifie la suppression de la civilisation de classe avec la civilisation en général. La civilisation dont il déplore la perte se réduit, pour la majorité des hommes, à un dressage qui fait d'eux des machines. (Manifeste communiste.) *
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division du travail et avec elle l'opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu, lorsque le travail ne sera plus un simple moyen d'existence, mais sera devenu le premier besoin de la vie, lorsque les forces productives s'accroîtront avec le développement en tous sens des individus. et que toutes les sources de la richesse col lective jailliront - alors seulement l'étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé et la société inscrira sur ses drapeaux : de chacun selon ses capa cités, à chacun selon ses besoins! (Notes sur le programme du parti ouvrier allemand, éd. Berlin, 1922, p. 26.)
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Nécessité naturelle et liberté Vers le communisme
Le droit ne peut jamais être à un niveau supérieur à celui de l'organisation économi que et du développement de civilisation qu'elle conditionne. Dans une phase supé rieure de la société communiste, lorsque la subordination servile des individus dans la
Le règne de la liberté commence là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures : par la nature même des choses, il est en dehors de la sphère de la production matérielle. Le civilisé doit, comme le sau vage, lutter contre la nature pour satisfaire ses besoins, il doit le faire dans toutes les
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formes de la société et dans tous les modes possibles de production. Avec son dévelop pement s'élargissent, à la fois, ce règne de la nécessité naturelle, et les besoins: mais les forces productives s'élargissent pareillement, qui satisfont ces besoins. La liberté dans ce domaine ne peut consister qu'en ceci: l'homme en société, les producteurs associés, règlent rationnellement cet échange matériel avec la nature, le soumettent à leur contrôle collectif, au lieu d'être dominés par lui comme par un aveugle pouvoir; ils l'accomplissent avec les efforts les plus réduits possibles, dans les conditions les plus dignes de leur nature humaine et les plus adéquates à cette nature. Mais un règne de la nécessité subsiste tou jours. C'est au delà de ce règne que com mence le développement des puissances de l'homme, qui est à lui-même sa propre fin, qui est le véritable règne de la liberté, mais qui ne peut s'épanouir qu'en s'appuyant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail en est la condition fondamentale. (Kapital, t. III, Il.)
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TABLE Introduction Chapitre I. Métaphysique et Dialectique de la Liberté . . . . . . . Chapitre II. Critique de la Liberté abstraite Chapitre III. Vers la Liberté concrète
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L'aliénation de l'homme . Aliénation et individualité . . L'aliénation économique et morale L'aliénation et le fétichisme . . L'aliénation économique . La condition prolétarienne . Division du travail et liberté . . . . . Capitalisme et liberté La condition du travailleur . Le contrat de travail . L'individualisme . . . . . Critique de l'Etat démocratique . Critique de la liberté formelle . Les contradictions de la liberté . Comment l'homme devient humain Communisme et liberté . Vers le communisme . . . Nécessité naturelle et liberté .
169 170 171 174 175 176 177 180 189 192 198 200 202 206 210 212 216 217
QUATRIÈME VOLUME DE LA PRÉSENTE COLLECTION, ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 22 MAI MCMXLVII PAR L' IMPRIMERIE LOUIS COUCHOUD A LAUSANNE, RELIURE DE LA MAISON MAYER ET SOUTTER.