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French Pages [143] Year 2012
Marc Aurèle et le gouvernement de soi-même
Collection « Inter-National »
dirigée par Denis Rolland avec Joëlle Chassin, Françoise Dekowski et Marc Le Dorh
Cette collection a pour vocation de présenter les études les plus récentes sur les institutions, les politiques publiques et les forces politiques et culturelles à l’œuvre aujourd’hui. Au croisement des disciplines juridiques, des sciences politiques, des relations internationales, de l’histoire et de l’anthropologie, elle se propose, dans une perspective pluridisciplinaire, d’éclairer les enjeux de la scène mondiale et européenne. Série générale (dernières parutions) : Danièle HENKY et Michel FABRÉGUET (sous la dir.), Grandes figures du passé et héros référents dans les représentations de l’Europe contemporaine, 2012. Charles SITZENSTUHL, La diplomatie turque au Moyen-Orient. Héritages et ambitions du gouvernement de l’AKP 2002-2010, 2011. Georges CONTOGEORGIS, De l’Europe politique. Identités et citoyenneté dans le système européen, 2011. Germán A. DE LA REZA, L’invention de la paix. De la République chrétienne du duc de Sully à la Société des nations de Simón Bolívar, 2011. Claudine HERODY-PIERRE, Robert Schnerb, un historien dans le siècle (1900-1962). Une vie autour d’une thèse, 2011. Hugues TERTRAIS (dir.), La Chine et la mer. Sécurité et coopération régionale en Asie orientale et du Sud-Est, 2011. Denis ROLLAND, La crise du modèle français, 2011. Georges CONTOGEORGIS, L’Europe et le monde. Civilisation et pluralisme culturel, 2011. Phivos OIKONOMIDIS, Le jeu mondial dans les Balkans. Les relations gréco-yougoslaves de la Seconde Guerre mondiale à la Guerre froide, 2011. Lucie PAYE-MOISSINAC, Pierre ALLORANT, Walter BADIER, Voyages en Amérique, 2011. Jean-Marc ANTOINE et Johan MILIAN (dir.), La ressource montagne, Entre potentialités et contraintes, 2011. Carlos PACHECO AMARAL (éd.), Autonomie régionale et relations internationales, Nouvelles dimensions de la gouvernance multilatérale, 2011. Denis ROLLAND (coord.), Construire l’Europe, la démocratie et la société civile de la Russie aux Balkans. Les Ecoles d’études politiques du Conseil de l’Europe. Entretiens, 2011.
Dominique Villemot
Marc Aurèle et le gouvernement de soi-même
L’HARMATTAN
© L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96347-4 EAN : 9782296963474
Sommaire Avant-propos....................................................................................7 Introduction ......................................................................................9 PREMIÈRE PARTIE L’ŒUVRE ......................................................11 Chapitre I Éloigner son jugement...................................................15 Chapitre II Se concentrer sur l’événement présent.........................19 Chapitre III Accepter ce qui vient ..................................................23 Chapitre IV Citoyen du monde ......................................................29 DEUXIÈME PARTIE L’EMPEREUR ..............................................33 Chapitre V Ses formateurs .............................................................37 Chapitre VI Le défenseur de l’empire............................................47 Chapitre VII Un promoteur de la justice ........................................63 Chapitre VIII Un empereur philosophe..........................................69 Chapitre IX Les limites d’une politique .........................................79 Chapitre X L’apport de Marc Aurèle .............................................89 TROISIÈME PARTIE LE PHILOSOPHE ........................................95 Chapitre XI Une œuvre pour soi ....................................................99 Chapitre XII Une aide au gouvernement de l’âme.......................105 Chapitre XIII Le dernier des stoïciens .........................................113 CONCLUSION ................................................................................121 ANNEXES .......................................................................................123 Les différentes écoles stoïciennes ................................................125 Chronologie des empereurs romains avant Marc Aurèle .............128 Chronologie de la vie de Marc Aurèle .........................................129 Index des citations........................................................................131 Bibliographie................................................................................135 Table des matières........................................................................137
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Avant-propos Chacun a besoin de repères et de règles de conduite afin de pouvoir adopter le comportement qui le mette en harmonie avec lui-même, et avec la société dans laquelle il évolue. Chacun cherche à donner un sens à sa vie. Il faut pour cela à la fois mettre de l’ordre dans sa vie intérieure et s’intégrer à la communauté des autres. Il s’agit de savoir se gouverner, et de savoir vivre en société. Double défi ! Dans nos sociétés marquées par l’accélération du temps et la réduction des distances, ce besoin est ressenti de manière de plus en plus intense. La religion, la psychanalyse, les techniques de développement personnel ou la méditation orientale sont sollicitées pour nous aider à relever ce double défi. Depuis quelques années, notre société a retrouvé la philosophie antique. Celle-ci présente l’avantage de répondre à notre quête du spirituel, sans pour autant impliquer l’adhésion à une doctrine ni intégrer une communauté organisée. La philosophie antique présente aussi le double avantage de nous aider à trouver la sérénité, et de nous apprendre à vivre en société. Platon, Épicure, Épictète, Marc Aurèle et Plotin sont, d’une certaine manière, revenus à la mode et sollicités, même par ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de les lire en classe de philosophie et/ou de grec ancien. Dans les œuvres philosophiques de l’Antiquité les Écrits pour lui-même de Marc Aurèle occupent une place à part. Ils ne constituent pas un ouvrage exposant une théorie explicative du monde ni une suite de conseils ou de leçons qu’un maître donnerait à ses disciples. Son auteur, qui s’exerçait constamment à la maîtrise de soi et à l’ouverture aux autres, n’écrit que pour lui-même. Sa lecture nous fait comprendre que le bonheur est en nous, mais à condition de faire preuve de volonté et de raison. Nous sommes en effet des êtres doués de la raison. Il suffit d’en prendre conscience, et de vouloir se servir de cette raison. L’exercice quotidien du gouvernement de soi-même vise à nous discipliner, afin de l’utiliser au mieux. 7
La maîtrise de nos jugements et de notre imagination, l’humilité et la tempérance, la confiance en soi et en les autres amènent tranquillement, mais naturellement, la sérénité, à condition de faire preuve d’une volonté inébranlable, la fameuse citadelle intérieure, pour reprendre les mots de Pierre Hadot. Suivre les préceptes de Marc Aurèle n’implique pas nécessairement l’adhésion à une idéologie, ou à une école de pensée. Il se réclamait certes d’une école, le stoïcisme ; sauf que le stoïcisme gréco-romain du IIe siècle de notre ère n’était plus réellement une doctrine philosophique, mais était devenu, avec Sénèque et Épictète notamment, une pratique de comportement. Marc Aurèle aspire à l’universalisme et à la concorde ; il se désintéresse des exercices trop abstraits. C’est pour cela qu’il nous parle. S’y ajoute le fait qu’il vivait, comme nous, dans un monde globalisé, l’empire gréco-romain. Cet homme qui apprend à être maître de soi était aussi un empereur, mais un empereur très différent de ceux du siècle précédant le sien, et de ceux qui le suivirent. Tolérant, équilibré, modeste, humain, il se défiait de la tyrannie et vénérait les institutions républicaines. Il n’en est que plus intéressant. Il appartient à cette époque particulière de l’Antiquité, celle de la pax romana du IIe siècle, qui a vu le monde méditerranéen connaître l’équilibre, la paix à l’intérieur des frontières et la prospérité, sous la conduite d’empereurs tels qu’Hadrien, et surtout Antonin et Marc Aurèle, éclairés et pétris de culture grecque. L’objet de cet ouvrage est de faire mieux connaître cet homme, de donner envie de lire ou relire ses Écrits pour luimême et de découvrir ainsi sa pratique de l’initiation au bonheur.
Introduction « Imite son énergie à agir conformément à la raison, sa constante égalité de caractère, sa piété, la sérénité de son visage, sa douceur, son dédain de la vaine gloire, son ardeur à 1 se rendre compte des choses . »
Les Écrits pour lui-même sont des exercices spirituels qui visent à amener son auteur à trouver la voie de la tranquillité et de la paix de l’âme. Ce livre respire la sérénité et la maîtrise de soi. Marc Aurèle nous y rappelle l’objet originel de la philosophie grecque : apprendre à se connaître, s’exercer à se maîtriser, vivre en citoyen du monde, s’initier au bonheur. Adepte de la méthode philosophique Marc Aurèle fait preuve d’une grande humanité dans ses écrits et ses actes. Il dirigeait un empire dont les fondements historiques et idéologiques étaient militaires et autoritaires. Mais il se distinguait de l’exercice du pouvoir de la dynastie des premiers empereurs romains, issue de Jules César et Auguste, et poursuivait et accomplissant le projet de ses deux prédécesseurs, Hadrien et Antonin : un gouvernement de l’empire équilibré, pacifique et raisonnable. Marc Aurèle, philosophe devenu empereur a, d’une certaine manière, réalisé l’ambition politique de la philosophie grecque, celle de Platon et d’Aristote. Comme l’a écrit Ernest Renan : « L’idéal de Platon était réalisé : le monde était gouverné par les philosophes »2. La philosophie stoïcienne a fourni à Marc Aurèle à la fois un cadre de réflexion et un art de vivre. Elle l’a inspiré dans son aptitude à gouverner les autres, et surtout à se gouverner lui-même. Cet ouvrage s’attache à montrer comment la lecture des Écrits pour lui-même peut constituer aujourd’hui une aide au gouvernement de soi-même, et une initiation au bonheur par l’exercice d’une pratique constante de la maîtrise de soi (première partie). 9
Il entend aussi faire mieux connaître un homme dont Montesquieu disait : « On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d’attendrissement.3 » (deuxième partie). Enfin ses derniers chapitres sont consacrés aux liens de Marc Aurèle avec l’école philosophique antique stoïcienne, et surtout avec Épictète (troisième partie). Ses sources principales ont été, bien sûr, le texte même des Écrits de Marc Aurèle, dans quatre traductions différentes, celle des Belles Lettres – Guillaume Budé (sous la direction de Pierre Hadot) richement documentée et merveilleusement commentée, celle d’Émile Bréhier dans la Pléiade (Gallimard), ainsi que celles de Frédérique Vervliet et de Léon-Louis Grateloup. D’autres études ou biographies, dont principalement le Marc Aurèle de Pierre Grimal, qui constitue une source très riche d’informations historiques, ont été d’une grande utilité. Les différentes sources citées font l’objet d’un renvoi en annexe et sont reprises dans la bibliographie figurant elle aussi en annexe. Ce livre se veut enfin un hommage à Pierre Hadot, dont la disparition a laissé orphelins tous ceux qui s’intéressent à la philosophie antique.
PREMIÈRE PARTIE L’ŒUVRE
Marc Aurèle a rédigé, en grec, un texte, divisé en douze livres. Les manuscrits que nous possédons portent le titre suivant : Μαρκου Αντονινου Αυτοκρατορος των εις εαυτον, que l’on peut traduire par « De l’Empereur Marc Antonin, de ce qui est pour lui-même ». L’empereur Marc Antonin est celui que nous connaissons sous le nom de Marc Aurèle ; il s’appelait en effet Marcus Antoninus Aurelius. Nous ne savons pas si ce titre est de lui, ou s’il a été rajouté de la main du soldat qui a trouvé son manuscrit dans ses affaires personnelles après sa mort. Le premier livre constitue une sorte d’hommage aux personnes dont il se sent redevable pour l’avoir formé et éduqué ou pour lui avoir servi de modèle. Les onze livres qui suivent contiennent des sentences, des conseils ou des réflexions qu’il s’adresse à lui-même. Ensuite, ce texte a été généralement connu sous le nom de Pensées, mais, outre qu’il ne correspond pas à la traduction du titre grec, ce mot évoque d’autres écrits, ainsi les Pensées de Pascal, par exemple, dont la signification et le contenu sont bien différents. Les Écrits pour lui-même ne constituent pas en effet une réflexion métaphysique ou religieuse, mais consignent des méditations, des maximes, des citations qui sont le reflet d’exercices quotidiens que cet homme pratiquait seul sous la tente, sur le front de la guerre qu’il était obligé de mener contre les barbares. Nous utiliserons ici le titre Écrits pour lui-même, retenu par Pierre Hadot.
Chapitre I Éloigner son jugement « Possèdes-tu la raison ? Je la possède. Pourquoi donc ne t’en sers-tu pas4 ? »
Les Écrits pour lui-même nous expliquent principalement que nos malheurs, nos angoisses, nos soucis ne viennent que des épanchements de notre âme, de nos jugements sur les choses, de notre imagination. Il faut apprendre à maîtriser nos émotions, à commander à notre âme pour éviter ces troubles, ce qui est possible en disciplinant le gouvernement de soi-même, par la pratique d’exercices réguliers. Supprimer ses représentations La survenance d’un événement est un fait objectif. En revanche, qualifier cet événement de bon ou de mauvais résulte d’une intervention de notre jugement. Nous nous faisons des idées de ce qui est bon ou mauvais. Lorsque quelque chose se produit, nous avons tendance à nous représenter ses conséquences sur nous, sur les autres, sur le monde. Ces représentations vont alors nous inquiéter, nous angoisser. En fait, nous imaginons que derrière cet événement se cache autre chose. De même, lorsque quelqu’un nous dit quelque chose que nous trouvons déplaisant ou déplacé, nous nous irritons parce que nous n’acceptons pas que cette personne ait un comportement différent de celui que nous lui attribuons ; de même nous sommes irrités si ce qu’elle dit de nous ne correspond pas à la représentation que nous avons de nousmême.
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Mais si nous supprimons ces représentations, la parole, qui aurait pu nous irriter, devient un simple fait objectif, sans impact sur nous-même. Il n’y a aucune raison pour que les événements extérieurs, ou que les autres personnes puissent nous toucher. Ou alors c’est que nous avons quelque chose à nous reprocher. En effet, si nous avons agi avec raison et bienveillance, rien ni personne ne peut nous ébranler. De même, nos craintes, nos angoisses, notre anxiété viennent de notre imagination. Nous imaginons tel événement qui pourrait se produire, telle action d’une autre personne, tel comportement de nous-même. Nous créons des situations artificielles ou nous interprétons les comportements des autres, ce qui nous émeut, nous inquiète, nous paralyse. Tout cela est irrationnel et incohérent. La recette de la sérénité, du calme est alors simple : il faut supprimer ces représentations. En conséquence, il convient de partir du constat suivant : « Les choses ne touchent pas l’âme ; elles sont extérieures et insensibles ; nos tracas ne viennent que de l’opinion que nous nous en faisons5 ». Le commandement sonne alors avec autorité : « Abolis l’imagination. Arrête cette agitation de pantin6. » L’homme dominé par son imagination, par ses représentations, par son âme est faible, irrationnel et malheureux. Une fois l’imagination abolie, l’agitation laisse la place au calme : « Il est facile d’écarter et d’effacer toute représentation gênante, déplacée, et d’être aussitôt dans un calme parfait7. » Lorsque notre âme nous domine, nous sombrons dans l’agitation, l’angoisse, l’inaction. Lorsque nous commandons à notre âme, que nous supprimons notre imagination, nos représentations, nos rêveries, nous trouvons le calme, la sérénité, l’action équilibrée, et donc le bonheur.
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Ne pas juger les événements Mais il faut aller plus loin ; non seulement il ne faut pas imaginer des choses que nous ne voyons pas, ni se représenter des hommes ou des actions désagréables, mais il ne faut pas non plus juger ce que nous voyons. Le jugement, c’est-à-dire décider que telle chose est bonne ou mauvaise, est une erreur. En effet, si nous jugeons tel événement mauvais, cela va nous inquiéter, nous faire perdre notre calme et notre sérénité. De deux choses l’une : - soit ce qui arrive dépend de nous, et alors nous devons agir immédiatement pour que tout se passe conformément à la raison, - soit ce qui arrive ne dépend pas de nous, et alors nous ne pouvons rien faire et la raison nous dit qu’il ne sert à rien de s’énerver. Le jugement, c’est l’appropriation du monde extérieur par l’âme, qui s’en trouve alors affectée. Pourquoi faire cela ? Quel intérêt cela a-t-il de vouloir avoir une opinion sur les choses et les hommes ? L’unique conséquence est de nous créer des désagréments. Marc Aurèle propose deux maximes instructives à cet égard. La première nous apprend la sérénité : « supprime ton jugement et la proposition : « on m’a fait du tort » est supprimée. Supprime la proposition « on m’a fait du tort » et c’est le tort lui-même qui est supprimé8. » La seconde nous donne la recette de l’indépendance, de l’invulnérabilité : « Ne juge pas les choses comme les juge celui qui t’offense et comme il veut que tu les juges, mais vois-les telles qu’elles sont en vérité9. » Regarder les hommes et les événements tels qu’ils sont, de manière objective permet de rester serein et d’agir raisonnablement. Le principal conseil de Marc Aurèle est le suivant : « Éloigne de toi ton jugement et tu es sauvé. Or, qui peut t’empêcher de l’éloigner10? » Personne ne peut nous empêcher d’éloigner notre jugement car personne ne peut peser sur notre pouvoir hégémonique. 17
Le rôle du pouvoir hégémonique « Qu’est-ce donc qui constitue mon être ? C’est de la chair, un souffle et le pouvoir hégémonique11. »
Le pouvoir hégémonique est ce qui commande au corps et à l’âme. C’est le centre de notre raison et de notre volonté. Nous sommes dotés de la raison qui nous dicte notre conduite ; nous n’avons qu’à la suivre. Agir rationnellement, de manière cohérente, comme un être raisonnable, voilà ce que nous devons faire. Notre pouvoir hégémonique possède cette capacité d’agir raisonnablement ; il peut alors dicter à l’âme sa conduite. Tout n’est donc qu’une question de volonté. « Le pouvoir hégémonique est ce qui, en chacun de nous, se tient éveillé, se dirige soi-même et fait tel qu’il veut être, et fait que tous les événements lui apparaissent tels qu’il les veut12. » Celui qui est doté d’un pouvoir hégémonique fort, d’un caractère affirmé, d’une volonté exercée ne craint rien. Ce pouvoir hégémonique doit être constamment entretenu et entraîné : « Exerce-toi au lieu d’être découragé13. » La gymnastique philosophique, c’est-à-dire l’exercice quotidien de la volonté, constitue alors la fonction première de celui qui doit entretenir son pouvoir hégémonique : « Aie à ta disposition quelques maximes concises et élémentaires qui, s’offrant à ton esprit, suffiront à t’affranchir de tout chagrin et à te renvoyer sans irritation dans le milieu où tu retournes14. » Les Écrits pour lui-même constituent un recueil de maximes que Marc Aurèle se répétait inlassablement et consignait par écrit. Ainsi aguerri, le pouvoir hégémonique est inébranlable. Nous sommes à l’abri du malheur, de l’opinion des autres ou des événements extérieurs « Souviens-toi que tu as en toi-même un petit domaine où tu peux te retirer15. » Celui qui dispose d’un tel pouvoir hégémonique est une citadelle imprenable, à l’abri des autres et de ses propres émotions.
Chapitre II Se concentrer sur l’événement présent « Si tu t’appliques à vivre le moment que tu vis, je veux dire : le présent, tu pourras passer le temps qui t’est laissé jusqu’à la mort sans trouble, avec bienveillance et reconnaissance envers ton bon génie16. »
Supprimer ses représentations et son jugement n’est pas suffisant. Il faut aussi se concentrer sur ce que l’on fait. Cela seul est important. Oublier le passé Ressasser les événements passés ne sert à rien. Regretter telle ou telle de nos actions, se remémorer de mauvais souvenirs, revenir sur notre enfance constituent des occupations inutiles et dangereuses. Cela ne peut conduire qu’à la mélancolie, à la tristesse, à l’inaction. Le passé ne doit pas nous importer, parce qu’il ne nous appartient pas. Nous ne pouvons pas agir sur lui ; notre pouvoir hégémonique ne peut rien sur lui. La raison nous incite donc à oublier notre passé, à le mettre de côté. De toute manière, ce n’est pas le passé qui peut nous déranger, mais c’est l’opinion que nous en avons. Supprimons cette opinion, cette représentation et le passé nous apparaîtra comme il doit l’être : une suite objective d’événements qui ne nous appartiennent plus. L’homme raisonnable ne regarde pas derrière lui. Ainsi libéré de ces pesanteurs, nous pouvons marcher d’un pas léger et heureux et nous concentrer sur ce qui seul compte : nos actions présentes.
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Ne pas craindre l’avenir Imaginer les événements futurs, inventer des situations à venir, appréhender ce qui vient sont source d’angoisses inutiles. L’avenir, pas plus que le passé, ne nous appartient. Là aussi la raison, la volonté, le pouvoir hégémonique nous incitent à ne pas nous préoccuper du futur. Nous ne pouvons pas savoir de quoi il sera fait. Y penser revient à rêver, à perdre son temps, à gaspiller son énergie et à s’inquiéter inutilement. « Ne t’inquiète pas de l’avenir ; tu y arriveras, s’il le faut, muni de cette même raison dont tu te sers à présent17. » S’inquiéter de l’avenir ou imaginer des situations futures a comme conséquence, comme lorsqu’on se complaît dans les souvenirs du passé, de fuir les situations présentes, les seules sur lesquelles nous pouvons agir. Craindre l’avenir est absurde : arrivera ce qui doit arriver, et il sera toujours temps alors de peser sur les événements. Abolir la vie intérieure Si ni le passé ni le futur ne nous appartiennent, le présent, lui, est nôtre. C’est sur lui que nous devons concentrer nos efforts. Tout d’abord, seuls les événements présents et les personnes présentes auprès de nous ont de l’importance. Ils peuvent agir sur nous et nous pouvons agir sur eux : « Rappelle-toi ensuite que ni l’avenir ni le passé ne pèsent sur toi, mais seulement le présent18. » Il ne faut donc pas nous laisser distraire, par nos représentations ou nos jugements, de l’essentiel : l’action présente. De même, notre volonté, notre raison, notre pouvoir hégémonique peuvent, et souvent doivent, peser sur les situations présentes. Cela demande donc un effort de concentration sur le présent et sur l’action. Les exercices de gymnastique mentale de Marc Aurèle ont pour objectif d’oublier et d’écarter nos représentations et nos jugements, afin de savoir nous concentrer sur l’action.
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La concentration est une vertu essentielle. Rien ne doit nous en faire dévier, et le pouvoir hégémonique se doit de se concentrer sur l’action présente, en abolissant l’imagination. La philosophie de Marc Aurèle ne mène pas à la contemplation mais à l’action. La vie intérieure, centrée sur le passé ou sur l’avenir, nous détourne de notre fonction première, l’action présente. Il faut donc domestiquer nos états d’âme, il faut abolir notre vie intérieure afin de nous concentrer sur l’action. La sérénité et la maîtrise de soi n’impliquent pas un repli sur soi ni une primauté donnée à la méditation. La sagesse de Marc Aurèle est en fait bien différente de celle prônée par la philosophie asiatique. Mais il ne s’agit pas de tomber dans un activisme fébrilegir ne veut pas dire se précipiter, encore moins s’agiter. Il faut se concentrer sur les actions essentielles, sans se disperser. Les Écrits pour lui-même nous apprennent à savoir prendre notre temps, le temps présent. Et nous ne le regrettons pas, car le présent est riche, riche du passé et de l’avenir : « Voir le présent, c’est avoir tout vu, et ce qui est arrivé de toute éternité, et ce qui arrivera jusqu’à l’infini ; toutes choses ont même origine et toutes sont, au fond, semblables19. »
Chapitre III Accepter ce qui vient « Rien ne t’arrivera qui ne soit pas conforme à la raison de la nature universelle20. »
La destinée du monde et la nôtre nous dépassent ; elles sont voulues par un ordre naturel qui s’impose à nous. Cet ordre est raisonnable, il est voulu par une Nature organisée, par une force divine qui nous a enjoint notre place et notre fonction. Tout ce qui est naturel est bon Le monde est rationnel, la Nature s’ordonne autour du principe de raison qui guide l’univers et nous guide. Il faut donc observer la Nature et respecter ses injonctions. Car la raison, à l’œuvre dans la Nature, agit pour notre bien. Ce qui est raisonnable ne saurait en effet être mauvais. La Nature est bonne, les dieux qui la personnifient veillent sur nous. Il faut faire confiance à la Providence, « Tout ce qui arrive, arrive justement ; tu t’en convaincras par un examen attentif ; les choses se succèdent, je ne dis pas seulement par voie de conséquence, mais suivant la justice, comme si quelqu’un nous les attribuait d’après notre mérite21. » La Nature, la divinité sont rationnelles, justes et bonnes. Ayons confiance en elles. Le mal, le malheur, ne vient pas d’eux mais de nous, lorsque nous ne supprimons pas nos représentations ou notre jugement. En fait, le mal n’existe pas. Nous n’avons pas à craindre l’action de forces maléfiques extérieures. De même, les personnes qui font du mal aux autres ne le font pas parce qu’elles sont mauvaises ou méchantes ; elles adoptent un comportement qui n’est pas conforme à la raison. L’ignorance et l’irrationalité sont à l’origine de tous les maux. L’éducation et la persuasion peuvent y remédier, même si cela demande du temps et de l’énergie.
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Marc Aurèle croit en les dieux, qu’il appelle aussi Nature ou Dieu. La divinité, la Nature est à l’origine de l’univers. Le Dieu de Marc Aurèle est à la fois unique – d’une certaine manière il est monothéiste – et immanent à la nature – Marc Aurèle peut ainsi être aussi qualifié de panthéiste. Le Dieu de Marc Aurèle qui est à l’origine de la beauté et du bon fonctionnement de l’univers ressemble d’une certaine manière au grand horloger de Voltaire, sauf qu’il est un Dieu bienveillant. Notre pouvoir hégémonique doit faire ce que nous enjoignent la Nature et les dieux : agir raisonnablement, en homme bon, juste et sociable. Nous devons aussi pratiquer la religion que nous ont léguée nos parents, afin de rendre leur culte aux dieux, même si Marc Aurèle, en rationaliste qu’il est, n’accorde pas foi aux récits mythologiques de la religion gréco-romaine. Il s’émerveille devant les beautés de la Nature : la cuisson du pain, les figues qui se fendillent, la beauté des olives, les épis courbés vers le sol, le front du lion, le sanglier. Celui qui sait regarder avec un œil neuf, qui aime la vie, découvre combien la Nature est belle. L’œuvre de Dieu est partout ; elle est admirable. On ne peut s’empêcher de penser à François d’Assises. « Il suffit de sentir et de comprendre un peu profondément la vie de l’univers pour trouver en presque tous les phénomènes qui la manifestent et même qui l’accompagnent un accord qui a bien son charme22. » Ne pas avoir peur de la maladie ou de la mort La peur de la maladie ne doit pas nous habiter. Tout d’abord, si nous devons tomber malade, il s’agit d’un acte indépendant de notre volonté, voulu par la Nature ; cela ne sert à rien de s’en inquiéter, de s’insurger contre lui. Ensuite, avoir peur de la maladie, c’est craindre l’avenir. À quoi cela sert-il ? C’est aussi développer des représentations, faire marcher son imagination. C’est inefficace et nuisible. Et lorsque la maladie arrive, le raisonnement à tenir est simple : « Si ce qui t’arrive est tel que tu sois naturellement 24
capable de le supporter, ne te fâche point, mais supporte-le, puisque tu en es capable. Si c’est quelque chose que tu sois naturellement incapable de supporter, ne te fâche point, car cette chose s’anéantira en t’emportant23. » Mais Marc Aurèle rappelle aussitôt que c’est notre pouvoir hégémonique qui décide de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas supporter : « Rappelle-toi, toutefois, que tu es naturellement capable de supporter tout ce qui dépend de ton jugement de rendre supportable et tolérable, en te représentant que tel est ton intérêt ou ton devoir24. » Si la souffrance est corporelle, nous ressentons une douleur. La tolérance vis-à-vis de cette douleur dépend de notre jugement, de notre pouvoir hégémonique. Quant aux souffrances psychologiques, elles n’ont pas lieu d’être, si notre pouvoir hégémonique est bien exercé. La raison et notre volonté auront raison d’elles. En effet, « que mon corps cherche à ne pas souffrir, s’il le peut, et s’il souffre, qu’il le dise. Mais l’âme, puisque c’est en elle que s’éprouve la crainte ou le chagrin, et que c’est à elle seule qu’il appartient d’en juger, mon âme ne souffrira pas, si elle ne se détermine pas elle, à juger qu’elle souffre25. » Quant à la mort, la mort de ceux qui nous sont chers ou notre propre mort, il s’agit là aussi d’un phénomène naturel, décidé par les dieux et qui peut nous surprendre à tout moment. Pourquoi en avoir peur, puisque nous ne pouvons pas y échapper, puisqu’elle est naturelle et puisqu’en mourant nous ne perdons rien ? En effet, l’avenir ne nous appartient pas, nous ne saurions donc le perdre. Marc Aurèle ne croit pas à une vie après la mort. La mort fait partie du mouvement perpétuel du monde auquel nous appartenons. En cela, il est fidèle à la tradition stoïcienne, qui ne pense pas, contrairement à la doctrine platonicienne exprimée avec tant de beauté dans le Phédon, que l’âme survit à la mort du corps. Pour les stoïciens, l’âme a une consistance physique, c’est un souffle (ils emploient d’ailleurs pour la désigner le mot πνευμα, « pneuma » et, non, comme les Platoniciens, le mot πσυχη, « psyché »). La peur de la mort est absurde et irraisonnée : « Celui qui craint la mort craint ou de ne plus sentir ou de sentir 25
autrement. Mais si l’on cesse de sentir, on ne doit plus sentir aucun mal ; et si l’on acquiert une autre sensibilité, on devient un vivant d’une autre sorte, mais on ne cesse pas de vivre26. » Voulue par la Nature et les dieux, la mort ne doit pas être crainte, mais accueillie par nous : « Ainsi la fin de la vie n’est un mal pour aucun de nous, puisqu’elle n’est pas un sujet de honte, qu’elle ne dépend pas de nous, et n’est pas contraire à la solidarité universelle. Au contraire, elle est un bien pour nous, puisqu’elle est opportune, utile à l’univers et conforme à ses lois. Ainsi, celui dont la pensée se porte aux mêmes fins que le dieu, et par les mêmes fins, est un inspiré divin27. » Et si Dieu n’existait pas, le raisonnement serait un peu différent mais le résultat serait le même, comme il l’explique ciaprès en envisageant les deux hypothèses, l’épicurienne (l’absence de Dieu) et la stoïcienne (l’existence de Dieu). « Ou bien confusion, enchevêtrement et dispersion, ou bien unité, ordre et providence. Dans le premier cas, pourquoi désirerais-je m’attarder dans un pareil désordre, produit du hasard ? Quel autre souci aurais-je que de savoir comment je deviendrai terre un jour ? Pourquoi me troubler ? Quoi que je fasse, le moment de la dispersion viendra pour moi. Mais, dans l’autre cas, je vénère l’ordre des choses, je demeure ferme et plein de confiance en celui qui gouverne28. » Nous devons rester serein vis-à-vis de la mort, l’attendre sans crainte ni surprise. « L’homme se conforme donc à la raison, lorsqu’au lieu de se montrer vis-à-vis de la mort mal disposé, orgueilleux, il l’attend comme un des événements de la nature29. » Apprendre l’humilité Nos malheurs viennent tout d’abord de notre ignorance. Si nous connaissons mieux ce qui nous entoure, si nous nous connaissons mieux, nous évitons beaucoup de soucis, de tracas. Nous sommes dotés de la raison, il convient donc d’abord de savoir utiliser cette raison pour domestiquer notre jugement. Ainsi notre pouvoir hégémonique saura abolir l’imagination, écarter les représentations, éloigner notre jugement. La 26
connaissance, la pratique de la gymnastique philosophique sont donc essentielles et primordiales. « Celui qui ne sait pas ce qu’est l’univers ne sait pas où il est. Celui qui ne sait pas pour quelle fin l’univers existe ne sait pas qui il est, ni ce qu’est l’univers. Celui qui a négligé de s’enquérir de l’une de ces questions ne saurait même pas dire pour quelle fin il existe lui-même30. » La pratique philosophique nous distingue des autres car elle nous apporte la connaissance et la maîtrise de nous-même. Mais nous ne devons en tirer aucun orgueil. Nous ne sommes pas meilleurs pour autant. Car si l’ignorance est la première cause des malheurs des hommes, l’orgueil est la seconde. À trop ramener tout à soi-même, à trop s’estimer, à se considérer comme différent des autres, on se met à se couper des autres, à vouloir tout comprendre, à avoir peur de la mort. Il s’agit de devenir sage mais non de devenir un Sage. Celui qui veut devenir un Sage, un modèle pour les autres, n’agit pas conformément à la Nature, à la raison. La maîtrise de soi vise seulement à nous rendre conforme à ce que veulent la Nature et les dieux. « Il est fort possible d’être un homme divin, sans que personne le sache31. » La simplicité, la retenue, l’humilité sont la preuve d’une maîtrise de soi. Apprendre à être humble, à vouloir ce que veulent la Nature et les dieux, à écouter les autres, fait partie de la pratique philosophique. Alors l’homme humble, qui n’exige rien des autres ou des dieux, accomplit sa fonction en étant heureux, et en étant disponible pour les autres et pour l’univers.
Chapitre IV Citoyen du monde « Les hommes sont faits les uns pour les autres32. »
À partir du moment où nous éloignons notre jugement, où nous abolissons notre imagination, où nous nous concentrons sur l’action présente, nous accueillons ce qui nous arrive, nous bénéficions d’une position de force et de sérénité exceptionnelle. Notre citadelle intérieure nous permet alors de nous ouvrir aux autres. Car, de même que la philosophie de Marc Aurèle nous conduit à l’action, et non à la médiation, elle nous incite à vivre avec les autres, et non à nous retirer du monde. S’ouvrir aux autres L’homme est un être sociable par nature. Il a été créé pour vivre en collectivité, pour aimer les autres. La Nature nous a en effet conçus comme des êtres sociables : « L’intelligence universelle est sociable ; elle a créé les êtres inférieurs pour les supérieurs, et elle a uni les supérieurs les uns aux autres par une mutuelle harmonie33. » Les humains sont les êtres supérieurs ; les autres êtres ont été créés pour nous, et nous avons été créés les uns pour les autres. Nous devons donc être ouverts aux autres, les aimer, agir de manière charitable envers eux. Bien entendu, certains hommes peuvent être désagréables avec nous, agressifs, malveillants. Cela ne doit pas nous troubler : « Un autre se rend-il coupable envers moi ? C’est son affaire34. » Ceux qui sont cause de difficulté pour nous ne doivent en effet pas influer sur notre action. Tout d’abord, notre jugement ne doit pas être affecté. Comme indiqué plus haut, nous n’avons pas à nous faire une opinion des autres (leur comportement est
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leur problème) et nous n’avons pas à nous préoccuper de l’opinion des autres sur nous. Les personnes que nous rencontrons se divisent alors en deux catégories : « Les hommes nous touchent de très près, en tant que nous devons leur faire du bien et les supporter ; mais en tant que certains d’entre eux font obstacle à notre propre activité, les hommes entrent pour nous dans la catégorie des choses indifférentes, tout autant que le soleil, le vent ou une bête sauvage35. » Ces personnes désagréables et nuisibles agissent ainsi, car elles ne savent pas éduquer leur pouvoir hégémonique. Elles n’agissent pas de manière raisonnable. Nous ne devons pas être affecté par elles, nous ne devons pas avoir de ressentiments ni de mauvais sentiments à leur encontre. Il suffit de les éviter, sans ostentation. S’agissant des personnes qui nous sont agréables, qui nous font du bien, faisons-leur aussi du bien, comportons-nous de manière aimable, mais gratuitement, sans attendre quelque chose en retour. « Que veux-tu de plus en effet quand tu fais du bien à quelqu’un ? Ne te suffit-il pas d’avoir agi conformément à ta nature et attends-tu encore un salaire ? C’est comme si l’œil voulait être récompensé d’y voir et les pieds de marcher36. » Le commandement est simple : « Aime le genre humain. Marche sur les traces des dieux37. » Accomplir sa fonction La Nature nous a enjoint notre rôle ; il nous suffit de le tenir. Celui qui va à l’encontre de la fonction qui lui est confiée se crée des troubles, des problèmes et finit par être malheureux. La fonction de tout être humain consiste à vivre dans la collectivité en symbiose avec les autres, à faire le bien, à aimer ses proches. Accomplir notre fonction, celle voulue par la Nature et les dieux, consiste donc à agir pour le bien des autres et pour le bien de la collectivité, la cité. « Nous devons nous proposer comme but le bien commun de la cité38. »
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Notre seul métier est de contribuer à ce bien de la communauté, et donc de nous-même. Marc Aurèle est très sensible à la qualité qu’il appelle bienveillance, ευμενια. « Quelle est ta profession ? C’est d’être homme de bien39. » Nous appartenons à l’univers L’univers a été conçu par la Nature, par les dieux, à leur image. Il est guidé par la raison. Chacun d’entre nous est doté de raison. Notre pouvoir hégémonique, grâce à cette raison, peut commander à l’âme et au corps. Ce faisant, nous ressemblons aux dieux. « Ne sens-tu pas enfin, que tu as en toi-même quelque chose de meilleur et de plus divin que ce qui cause tes passions40 ? ». Tous les êtres humains sont conçus ainsi, ils sont égaux devant la raison ; mais tous ne savent pas qu’ils la possèdent et ne savent pas l’utiliser pour commander à l’âme et au corps. La communauté des humains, la cité, est elle aussi douée de raison. Elle peut donc agir raisonnablement, si son chef en a la capacité et la volonté. La communauté des humains ressemble alors à l’univers. Le monde est un ; nous faisons partie d’un ensemble plus vaste que nous, dont nous ne sommes qu’un élément. Nous appartenons à l’univers, nous sommes citoyens du monde, nous sommes cosmopolites (le mot grec κοσμοπολιτησ, « cosmopolite », signifie citoyen du monde). « Si l’intelligence est commune à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables, nous est aussi commune ; et si cela est vrai, la raison qui nous prescrit ce qu’il faut faire ou ne pas faire nous est aussi commune. Si cela est vrai, nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommes membres d’un même État ; et si cela est vrai, le monde est comme une cité41 ». Nous sommes tous consubstantiels au monde. Notre corps est fait de la matière universelle dont sont faits tous les corps, et notre âme est faite de la même substance que les autres âmes. L’univers est unitaire ; il est aussi en mouvement perpétuel, en constant changement. Nous aussi, en conséquence. La matière se transforme constamment. Lorsque nous ingurgitons des aliments nous transformons une matière 31
extérieure en notre matière. Lorsque nous mourons, notre corps retourne à la matière, pour se transformer en autre chose, en un autre corps. Il en est de même de l’âme : « Le souffle vital lui-même n’est pas autre chose ; il change en passant d’un être à l’autre42 ». Comme précisé plus haut, l’âme pour les stoïciens a une substance matérielle, elle n’appartient pas à un autre monde dans lequel elle survivrait à la mort du corps, elle est le souffle vital, qui se recycle après la mort, comme toute matière. La naissance et la mort constituent de simples étapes du changement, qui est nécessaire, qui est de la nature du monde : « Le monde se renouvelle par un écoulement perpétuel et par de perpétuels changements43 ». Naissances, morts, compositions, dissolutions sont les étapes continuellement répétées du changement perpétuel de la forme de la matière universelle. Nous participons à ce changement. Nous acceptons avec sérénité ce changement, car il est la vie même, et parce que « Tu n’es l’auteur ni de ta composition ni de ta dissolution44 ». Les Écrits pour lui-même communiquent cette humilité, cette bonté et cette sérénité.
DEUXIÈME PARTIE L’EMPEREUR
La fonction confiée par la Nature à Marc Aurèle, si nous reprenons son vocabulaire stoïcien, fut d’être empereur romain au deuxième siècle de notre ère. L’empire romain constituait en ce temps-là une organisation puissante, s’appuyant sur deux piliers : l’armée, et une lourde bureaucratie ; il regroupait, sous l’autorité de Rome, des peuples aux cultures variées, voire opposées. L’empereur disposait de quasiment tous les pouvoirs, du moins en théorie. En pratique il lui était en fait souvent difficile d’imprimer sa marque personnelle au fonctionnement de cette imposante institution qu’était l’empire car il devait composer avec les autres institutions, notamment le Sénat et l’armée. Certains des prédécesseurs de Marc Aurèle, comme Auguste, Tibère, Trajan, Hadrien ou Antonin, surent cependant imprimer une marque personnelle très forte à l’exercice de leur fonction et laisser après leur disparition le souvenir de souverains ayant contribué à la bonne marche de l’empire. Lui aussi a essayé d’imprimer sa marque à la politique impériale, mais il l’a fait en cherchant son inspiration dans ses convictions philosophiques. Comme toute politique, celle de Marc Aurèle fut bien entendu à la fois le résultat de la volonté d’un homme et des circonstances de l’époque, mais elle refléta aussi l’influence d’une école philosophique.
Chapitre V Ses formateurs « Ce que je dois… à mon père adoptif : la courtoisie et la fermeté inébranlable dans les décisions mûrement réfléchies45… »
La principale source qui nous permet de connaître la formation à son métier d’empereur que reçut Marc Aurèle est constituée par le livre I de ses Écrits pour lui-même. Il y énumère ce qu’il doit aux personnes qui l’ont élevé, formé, ou aidé à être ce qu’il est : un homme fort et serein disposant d’un pouvoir hégémonique. Nous pouvons donc nous faire une idée assez précise des influences dont bénéficia le jeune Marc Aurèle ainsi que de l’identité et de l’apport de ses différents formateurs. Nous disposons aussi de la lecture de la correspondance qu’il échangea avec Fronton, son maître de rhétorique. Enfin, « l’Histoire Auguste », ouvrage rédigé au IVe siècle, qui contient des biographies plus ou moins romancées des empereurs romains, nous renseigne aussi sur l’enfance et l’adolescence du futur empereur, bien qu’il convienne de faire preuve d’une certaine prudence vis-à-vis de cette dernière source. L’analyse de ces différentes sources littéraires que font Pierre Hadot et Pierre Grimal (dans leurs ouvrages cités dans la bibliographie figurant en annexe) permet de recenser les différents apports dont profita Marc Aurèle, et qui l’aidèrent à se préparer à sa fonction d’empereur. Né en 121 après J.-C., Marc Aurèle devint Auguste, titre conféré aux successeurs du premier empereur, en 161, soit à 40 ans, ce qui pour l’Antiquité représentait un âge déjà assez avancé. En attendant cette intronisation, il s’était préparé à cette fonction d’empereur pendant de nombreuses années. Il avait bénéficié pour cela d’un important héritage familial, à la fois 37
sur le plan culturel et sur le plan matériel, en recevant une éducation exceptionnelle et en gravissant les différents échelons du cursus honorum romain classique. De plus, il avait l’avantage d’avoir travaillé auprès de son prédécesseur, son père adoptif, l’empereur Antonin dit le Pieux, qui fut son principal formateur au rude métier d’empereur. Sa famille Marc Aurèle a successivement porté plusieurs noms différents. À sa naissance, il fut appelé Marcus Annius Verus ; on lui donna ensuite, pendant sa petite enfance, le nom de son arrière-grand-père maternel, Catilius Severus, puis enfin, lors de son adoption par Antonin le Pieux, celui de Marcus Aurelius Antoninus. Le nom complet de celui que nous appelons Antonin était en effet Aurelius Antoninus. L’Antiquité le connut ensuite sous le nom de Marc Antonin, et nous le connaissons sous celui de Marc Aurèle. Sa famille paternelle était une famille patricienne romaine originaire d’Espagne, comme celles de Trajan et d’Hadrien. Il connut peu son père, qui mourut probablement vers 130, après avoir exercé la préture, lorsque Marc Aurèle n’avait que neuf ans « Ce que je dois… à mon père, à sa renommée et à sa mémoire : sa modestie et sa virilité46 ». Son père, Annius Verus, participa donc peu à sa formation, mais il appartenait à une riche famille qui avait exercé plusieurs fonctions importantes. En effet, le grand-père paternel de Marc Aurèle, Marcus Annius Verus, fut élevé tout d’abord à la dignité de sénateur, puis trois fois à celle de consul, honneur exceptionnel ; il était très riche et proche de l’empereur Hadrien, ce qui favorisa certainement la carrière de Marc Aurèle. Il fut membre du conseil de trois empereurs : Nerva, Trajan et Hadrien, et fut aussi le beau-père d’Antonin. Il exploitait une fabrique de briques très prospère. La famille maternelle de Marc Aurèle, originaire de Gaule, eut sur lui une influence beaucoup plus considérable. Il reconnaît d’ailleurs devoir beaucoup à sa mère Domitia Lucilla : « Ce que je dois… à ma mère : sa piété, sa générosité, 38
son refus de toute méchanceté, non seulement en acte mais même en pensée, et aussi la simplicité de son mode de vie, tellement éloigné de celui des riches47. » Marc Aurèle a toujours chéri sa mère, comme en témoigne la correspondance qu’il entretint avec Fronton, son maître en rhétorique. Elle mourut quelques années avant qu’il ne devienne empereur (probablement en 155-156) ; cette mort semble l’avoir beaucoup affecté. Sa famille maternelle était très riche, grâce là-aussi à la production de briques, et avait gravi les échelons de la société romaine pendant les premières années de l’empire. Le jeune Marc Aurèle fut élevé jusqu’en 138 à Rome sur le plateau du Caelius, au milieu de superbes jardins, qui appartenaient à la famille de Domitia Lucilla. Il vécut ensuite à la cour d’Antonin, où Domitia Lucilla veilla beaucoup sur lui. Le membre le plus connu de cette famille maternelle était Catilius Severus, l’arrière-grand-père dont Marc Aurèle enfant porta le nom. Catilius Severus avait été deux fois consul, gouverneur de Syrie, puis préfet de la ville. Il était, lui aussi, proche d’Hadrien et d’Antonin. Cet arrière-grand-père semble avoir joué un rôle important dans la formation de Marc Aurèle : « Ce que je dois… à mon arrière-grand-père : de ne pas avoir fréquenté les écoles publiques, d’avoir bénéficié de bons précepteurs et d’avoir compris le coût d’une telle éducation48 ». Marc Aurèle était donc issu de deux familles très fortunées, qui ne faisaient pas partie des grandes lignées romaines traditionnelles, mais provenaient des milieux provinciaux (Espagne, Gaule) ayant bénéficié du renouvellement de la société au début de l’empire. Il eut probablement une enfance paisible et heureuse, dans un cadre familial confortable et chaleureux, bénéficiant de l’amour de sa mère, de l’attention de son arrière-grand-père maternel, de l’environnement intellectuel dont aimait à s’entourer sa famille ainsi que de l’influence de son grand-père paternel et de son arrière-grand-père maternel auprès d’Hadrien et d’Antonin.
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Ses maîtres Marc Aurèle reçut une instruction correspondant de la formation intellectuelle de tout jeune Romain de la haute société : la littérature (c’est-à-dire la lecture et l’écriture), la grammaire et la rhétorique. Mais il bénéficia aussi très tôt d’un apprentissage de la langue grecque, puis d’une initiation à la philosophie, qu’il entretint et développa toute sa vie. Les deux personnes qui influencèrent probablement le plus le jeune Marc Aurèle furent ses deux professeurs de rhétorique : Cornélius Fronton et Hérode Atticus. Cornelius Fronton lui enseigna de bonne heure la rhétorique latine. C’était un ami de la famille de Marc Aurèle depuis longtemps, et sa femme était proche de la mère de Marc Aurèle, Domitia Lucilla. Il joua un rôle important dans la formation et la vie du futur empereur, en lui apprenant la pratique oratoire, sur le modèle de Cicéron, puis en devenant son ami. Ils échangèrent une correspondance régulière entre 138 et 167, soit durant vingt-huit ans. « Ce que je dois… à Fronton : d’avoir constaté la méchanceté, la duplicité et l’hypocrisie des tyrans, ainsi que l’insensibilité de presque tous ceux que l’on nomme chez nous les patriciens49. » Fronton devint sénateur sous le règne d’Hadrien, puis consul sous celui d’Antonin. De son côté, Hérode Atticus lui enseigna la rhétorique grecque. Il était issu d’une grande famille athénienne ayant accepté la domination romaine et sa culture ; son père avait été consul. Lui-même fut proche d’Hadrien, et ils travaillèrent ensemble à l’union de toutes les cités grecques, sous l’égide d’un Panhellénion dont il assuma la présidence. Plus tard, lorsqu’il fut accusé de ne pas avoir exécuté correctement le testament de son père, Hérode Atticus dut son acquittement en grande partie à l’intervention de Marc Aurèle, qui n’était pas encore empereur, mais travaillait auprès d’Antonin. Mais ce n’est pas Hérode Atticus qui initia Marc Aurèle à la langue grecque. Celle-ci était en effet déjà en usage dans sa famille, du moins dans sa famille maternelle. Ainsi le grec était 40
la langue qu’il parlait avec sa mère. Comme de nombreux Romains, Marc Aurèle avait donc été élevé à la fois en grec et en latin, à un moment où Hadrien travaillait à la symbiose entre l’Orient et l’Occident, entre la moitié de l’empire de langue grecque et celle de langue latine. Le latin fut pour Marc Aurèle la langue officielle et celle de ses discours, le grec la langue de l’intimité, de la réflexion et de la philosophie. C’est tout naturellement en grec qu’il écrivit ses Écrits pour lui-même. L’éducation grecque le conduisit à la philosophie, à laquelle il s’intéressa très tôt. « L’Histoire Auguste », citée par Pierre Grimal, indique qu’il apprit la philosophie enfant, et qu’il se mit à porter le manteau court des philosophes dès l’âge de 12 ans. C’est à son maître, Diognète, qu’il doit le goût de la philosophie. « Ce que je dois… A Diognète : … d’être familiarisé avec la philosophie, … d’avoir écrit des dialogues dans mon enfance… ainsi que tout ce qui fait partie de l’éducation grecque50. » Puis Rusticus lui fit découvrir les ouvrages de philosophie, l’initia au stoïcisme, en lui faisant lire Épictète. « Ce que je dois… à Rusticus… avoir pu lire les notes prises aux cours d’Épictète, qu’il me communiqua de sa propre bibliothèque51. » Rusticus était à la fois un homme d’État et un philosophe. Héritier de la tradition stoïcienne et disciple d’Épictète, il est probablement à l’origine de la conversion de Marc Aurèle à la philosophie, conversion traditionnellement datée de 146, année de ses 25 ans où Marc Aurèle annonce à Fronton qu’il décide de devenir un philosophe. Rusticus devait faire une brillante carrière sous le règne de Marc Aurèle : il fut préfet de la ville de 160 à 167 ou 168, et membre du conseil de l’empereur. Dès son enfance, Marc Aurèle passait pour sage et réfléchi, peut-être trop sérieux pour son âge. Motivé par les activités intellectuelles, la méditation et la philosophie, il semble avoir mûri très tôt et vite. Apollonius de Chalcédoine fut ensuite son véritable maître à penser ; il fit de Marc Aurèle un vrai philosophe, et le prépara à devenir un des penseurs stoïciens. Apollonius lui enseigna en 41
effet Zénon, Ariston, Sénèque et Épictète, et ce, probablement à partir de 150. « Ce que je dois … à Apollonius : d’être libre et de ne pas avoir besoin de m’en remettre aux dés pour prendre une décision, de ne jamais me fier, même un instant, à autre chose que la raison52… » À partir de cette époque, qui commença avec sa conversion à la philosophie (146) et dura jusqu’à son accession au trône (161), Marc Aurèle, aux côtés de l’empereur Antonin, allait, plusieurs années durant, bénéficier et s’enrichir de l’influence à la fois de Fronton, qui lui montrait la supériorité de la rhétorique et l’intérêt de l’usage de la langue latine, et d’Apollonius qui s’attachait à faire de lui un philosophe pensant en grec. Ses références philosophiques furent Épictète, qu’il cite abondamment dans ses Écrits pour lui-même, et Ariston, élève de Zénon, le fondateur du Portique, l’école stoïcienne. Les préceptes et recommandations d’Ariston semblent en effet avoir fortement influencé Marc Aurèle, qui possédait aussi une connaissance approfondie des autres écoles philosophiques grecques ; il cite ainsi dans ses Écrits pour lui-même Héraclite, Socrate, Platon et Epicure. Tout en se préparant à devenir empereur et à faire une carrière politique, Marc Aurèle restait donc un philosophe. Dans la lignée d’Hadrien, il fut aussi influencé par la culture hellénique. Mais son goût pour l’éducation grecque ne le conduisit pas à pratiquer l’homosexualité, comme Hadrien, même s’il semble avoir été tenté dans sa jeunesse, puisqu’il dit devoir à Antonin « l’abandon des relations amoureuses avec les adolescents » et aux dieux de « m’être guéri de mes passions amoureuses ultérieures53 ». Il fut enfin, sur le modèle des patriciens romains traditionnels, un mari fidèle à sa femme, dont il eut de nombreux enfants (les estimations varient entre onze et treize). Seuls six d’entre eux survécurent : un fils, le futur empereur Commode, et cinq filles, dont Lucilla, qui épousa Lucius Vérus, et qui se révolta contre son frère Commode en 182, deux ans après la mort de Marc Aurèle.
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Intellectuel, philosophe, helléniste, le jeune Marc Aurèle fut très vite intégré au cursus honorum des jeunes Romains prédits à un brillant avenir militaire et politique. Son cursus honorum Dès sa plus jeune enfance, Marc Aurèle fut, semble-t-il, remarqué par l’empereur Hadrien, qui favorisa sa future carrière. En effet, à l’âge de 5 ans, il fut nommé au rang de chevalier romain, et l’année suivante, Salien. On a souvent dit qu’Hadrien aurait participé à l’éducation du futur empereur, et qu’il le surnommait « Verissimus », ce qui signifie « celui qui aimait la vérité », mais qui était aussi peutêtre un jeu de mot sur son nom de naissance, Verus. Le rôle d’Hadrien dans la formation de Marc Aurèle n’est cependant pas avéré ; il est significatif d’ailleurs qu’Hadrien ne figure pas dans les personnes que Marc Aurèle énumère et remercie dans le Livre I de ses Écrits pour lui-même. Il semble même qu’Hadrien, par son goût des honneurs, des fastes, des grands travaux et des éphèbes et par son comportement autoritaire, ait peut-être constitué une sorte de contre modèle pour Marc Aurèle, qui se réclamait de la sobriété d’Antonin. La famille de Marc Aurèle était, certes, proche de la cour d’Hadrien. Pierre Grimal rappelle ainsi que son arrière-grandpère maternel, Catilius Severus, avait rendu un grand service à Hadrien, lorsqu’il avait accepté de lui succéder comme gouverneur de Syrie et avait ainsi facilité son accession à l’empire. C’est d’ailleurs probablement Catilius Severus qui fit la promotion de Marc Aurèle auprès d’Hadrien. Hadrien avait tout d’abord adopté Ceionius, qui mourut en 137 ; il adopta début 138 le futur Antonin le Pieux, à condition que ce dernier adoptât à la fois Marc Aurèle, qui avait 17 ans, et Lucius Verus, le fils de Ceionius qui avait 7 ans. Hadrien a-t-il ainsi clairement désigné Marc Aurèle comme futur empereur, ou souhaitait-il plutôt que le fils de Ceionus succédât à son père dans son rôle de futur empereur, Marc Aurèle ayant vocation à être son guide ? C’est difficile à dire, 43
mais Catilius Severus, qui espéra un moment succéder à Hadrien, a probablement usé de son influence pour faire entrer son arrière-petit-fils dans la famille impériale. Quoi qu’il en soit, avant de mourir en 138, Hadrien désigna Marc Aurèle comme questeur. Marc Aurèle poursuivit son cursus honorum de manière brillante ; il fut trois fois désigné consul, en 140, 145 et 161. Son adoption par le nouvel empereur Antonin facilita ces nominations, Antonin étant lui-même lié à la famille de Marc Aurèle, ayant épousé la tante de ce dernier, Faustine l’ancienne, sœur du père de Marc Aurèle. Promu par Catilius Serverus, reconnu par Hadrien, le jeune homme allait être formé aux plus hautes destinées de l’État par Antonin le Pieux. Antonin À peine nommé empereur, Antonin souhaita que Marc Aurèle se fiance avec sa propre fille, Faustine la jeune, qui n’avait que six ans. Il l’épousa en 145, lorsqu’elle eut treize ans, renforçant ainsi ses liens familiaux avec Antonin. Mais Hadrien avait déjà fiancé Marc Aurèle à Ceiona Fabia, fille de son fils adoptif Ceionus, et donc sœur de Lucius Verus, le deuxième fils adoptif d’Antonin. Par cette décision de rompre les fiançailles décidées par Hadrien pour faire de Marc Aurèle son gendre, Antonin marquait clairement son choix concernant sa future succession. Plus tard, il conféra d’ailleurs à Marc Aurèle le titre de César, ce qui le désignait comme son successeur officiel. Alors qu’il progressait dans l’apprentissage de la philosophie, le jeune Marc Aurèle occupait donc parallèlement auprès d’Antonin la fonction de second personnage de l’empire, se préparant ainsi pendant 23 ans à son futur métier d’empereur. Dans ses Écrits pour lui-même, Marc Aurèle ne tarit pas d’éloges sur Antonin, auquel il voue une reconnaissance immense et attendrissante. « Ce que je dois … à mon père adoptif : la courtoisie et la fermeté inébranlable dans les décisions mûrement réfléchies ; l’indifférence à la gloriole des prétendus honneurs ; l’amour du travail…, la répartition 44
inexorable selon le mérite de chacun… l’examen attentif des affaires dans les conseils… le souci constant des intérêts de l’empire… le respect des vrais philosophes sans se laisser abuser par les autres, ni les outrages… l’effacement modeste devant ceux qui avaient acquis un certain savoir-faire… l’absence d’agitation et de nervosité… le fait qu’il ne prenait pas de bains à des heures indues… et en outre, à tous moments, sa force, sa fermeté et sa modération qui étaient le fait d’une âme bien équilibrée et inébranlable, comme il le montra dans la maladie qui l’emporta54. » Marc Aurèle lui-même ressemble étrangement au portrait qu’il dresse d’Antonin, ce qui confirme que ce dernier constituait le modèle qu’il cherchait à imiter ; il incarnait l’empereur idéal que souhaitait devenir le jeune philosophe stoïcien. Cette simplicité, ce comportement raisonnable distinguent ces deux empereurs de tous ceux qui les ont précédés et suivis. Auprès d’Antonin, Marc Aurèle allait compléter sa formation de philosophe et acquérir celle de chef militaire et d’administrateur. Il s’initia au commandement militaire en exerçant ses trois consulats, mais n’eut toutefois pas à partir en campagnes militaires hors de Rome, le règne d’Antonin correspondant à une période de paix remarquable, même si les Germains et les Parthes menaçaient les frontières de l’empire. Contrairement à Hadrien, ou à Marc Aurèle plus tard, Antonin put vivre à Rome pendant tout son principat. En 147, Marc Aurèle fut revêtu de l’imperium proconsulaire, pouvoir militaire qui ne pouvait s’exercer que hors de la Ville. Pendant les 23 ans qu’il passa à Rome auprès d’Antonin comme successeur désigné (138 à 161), Marc Aurèle apprit le fonctionnement des institutions romaines, l’importance du Sénat, le poids des traditions religieuses, la gestion du Trésor Public et des impôts. Petit à petit il s’imposa dans son rôle de futur empereur, au détriment du second fils adoptif d’Antonin, Lucius Verus. Il avait de plus en plus la prescience d’avoir été choisi par la Nature et les dieux pour être empereur ; « Ainsi celui dont la
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pensée se porte aux mêmes fins que le dieu, et par les mêmes voies, est un inspiré divin55. » Cinq personnes eurent donc une influence notable dans la formation de Marc Aurèle : sa mère, Domitia Lucilla, son arrière-grand-père maternel, Catilius Severus, son professeur de rhétorique latine, Fronton, le philosophe stoïcien, Rusticus, et son père adoptif, l’empereur Antonin le Pieux. Dès son plus jeune âge, Marc Aurèle reçut une double formation, aux plus hautes destinées de l’État et à la philosophie. Étant élevé dans le cercle proche d’Hadrien, il fut très vite identifié comme un futur dignitaire romain et, à partir de son adoption par Antonin, il se prépara à devenir empereur. Parallèlement, il progressait dans l’apprentissage de la méthode philosophique. La fonction impériale était le rôle qui fut choisi pour lui par son entourage et auquel il se conforma, exécutant ainsi un destin voulu par d’autres. L’approfondissement de la formation philosophique semble être un choix personnel. Sa vie apparaît ainsi comme une tentative de conciliation entre deux exigences contradictoires : celle de son orientation personnelle, devenir philosophe, et celle du rôle qui lui avait été attribué, qui le destinait à devenir empereur. C’est l’inspiration philosophique stoïcienne qui lui permit cette conciliation et lui apprit à exercer à la fois le gouvernement de soi-même et le gouvernement des autres.
Chapitre VI Le défenseur de l’empire « À chaque heure du jour, applique fortement ta réflexion comme un Romain et comme un homme, à remplir tes fonctions exactement avec sérieux et sincérité, avec amour, suivant la liberté et la justice56… »
S’étant préparé avec application à sa future fonction, Marc Aurèle devint empereur, à la mort de son père adoptif Antonin le Pieux en 161. Cette même année, Marc Aurèle exerçait son troisième consulat et eut un nouveau fils, Commode, qui lui succédera dix-neuf ans plus tard. L’an 161 fut donc une année charnière dans sa vie. Quelques jours avant sa mort, Antonin avait fait porter à Marc Aurèle la statue en or de la Fortune, qui ornait la chambre des empereurs, indiquant ainsi qu’il l’avait choisi comme successeur, inversant alors l’ordre de préférence décidé par Hadrien qui avait donné l’avantage à Lucius Verus. Marc Aurèle avait supplanté depuis longtemps son frère adoptif. Il avait constamment tenu le rôle de second d’Antonin. Il avait aussi distancé Lucius Verus dans le déroulement de son cursus honorum (Lucius Verus n’avait été consul qu’en 154). Comme indiqué au chapitre précédent, Antonin avait rapidement reconnu Marc Aurèle comme étant plus apte à assumer la fonction d’empereur. S’il n’a pas intrigué pour supplanter Lucius Verus, Marc Aurèle s’était préparé depuis longtemps à exercer la fonction impériale, ayant toujours estimé avoir été investi par les dieux d’un destin important. Lucius Verus souffrait de son côté d’une réputation peu flatteuse. « L’Histoire Auguste » (qu’il ne faut pas toujours prendre à la lettre) le présente comme préférant les jeux et les
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combats de gladiateurs aux activités intellectuelles, et indique qu’il menait une vie licencieuse. Mais Marc Aurèle respecta les intentions d’Hadrien en associant à son règne Lucius Verus et en lui faisant donner le titre d’Auguste. C’était la première fois que régnaient deux empereurs en même temps. Marc Aurèle fiança une de ses filles, Lucilla, à Lucius Verus. Son règne se divise alors en deux périodes : celle où il partagea le titre d’Auguste avec Lucius Verus (161-169), puis celle où il régna seul (169-180). Mais il ne faut toutefois pas exagérer cette distinction : jamais Lucius Verus ne tint un rang aussi important que son frère adoptif, et Marc Aurèle fit en réalité peu de cas de ses avis, même s’il respecta toujours ses titres et fonctions, notamment dans le domaine militaire. Dans ses Écrits pour luimême, Marc Aurèle remercie les dieux d’avoir eu un tel frère qui le rendait heureux par sa déférence et son affection. La politique de Marc Aurèle a consisté à poursuivre deux objectifs : - un premier, « défensif » : protéger l’empire des menaces qui commençaient à surgir de toutes parts ; - un second, « volontariste» : promouvoir la justice et l’équilibre social. Rome avait connu une expansion territoriale continue, des guerres puniques au règne de Trajan, pour se stabiliser ensuite ; parallèlement, après la période des guerres civiles (SyllaMarius ; César-Pompée ; Octave-Antoine) puis celle des crises liées à la conquête du pouvoir (Néron, Titus…), un équilibre social et politique relativement stable s’était établi. Apogée de la paix romaine, le dernier tiers du IIe siècle de notre ère vit cet équilibre menacé, de l’extérieur par les peuples barbares qui vivaient aux frontières de l’empire, et de l’intérieur par l’accroissement des tensions entre l’Orient et l’Occident et par la montée des nouvelles religions (le judaïsme et surtout le christianisme). Pierre Hadot cite ce propos de l’historien romain Dion Cassius : « Il (Marc Aurèle) n’eut pas la chance qu’il aurait 48
méritée… mais il se trouva confronté pendant tout le temps où il fut empereur à une multitude de malheurs. C’est la raison pour laquelle je l’admire plus que tout autre, car dans ces difficultés extraordinaires et hors du commun, il parvint à survivre et à sauver l’empire57. » Son règne connut en effet tout d’abord une série de catastrophes naturelles : inondations du Tibre, famine à Rome, tremblements de terre de Cyrique puis de Smyrne, épidémie de peste. Il eut ensuite à affronter les prémisses du déclin de l’empire. Contre les ennemis de l’extérieur Formé à la philosophie et à l’administration, pacifique de nature, peu familiarisé avec la guerre (il avait certes été consul et avait revêtu l’imperium proconsulaire, mais sans pour autant avoir à mener de combats militaires), Marc Aurèle passa une grande partie de son règne hors de Rome à faire campagne contre les barbares qui menaçaient la frontière de l’empire, ce que l’on appelait le « limes ». En témoigne le fait qu’il ait fait suivre les livres I et II de ses Écrits pour lui-même des mentions « Écrit chez les Quades, sur les bords du Gran » et « Écrit à Carnuntum ». Le Gran est un affluent du Danube, Carnuntum s’appelle aujourd’hui Petronell, (ville d’Autriche). C’est d’ailleurs près du Danube, lors d’une campagne militaire contre les Germains, qu’il trouva la mort. Depuis longtemps les légions romaines s’étaient heurtées aux peuples barbares, ceux qui ne parlaient ni grec ni latin (étymologiquement les barbares sont ceux que l’on ne comprend pas, le terme barbare, βαρβαρος, étant une onomatopée qui évoque la manière de parler de ceux que l’on ne comprend pas). Elles les avaient peu à peu romanisés, en créant tout d’abord des protectorats dotés d’un roi ami, transformés, dans un second temps, en provinces romaines. Cette politique d’expansion-assimilation avait cependant trouvé ses limites au début du IIe siècle ; les Calédoniens au nord de l’Angleterre, les Germains à l’ouest du Rhin et du Danube et les Parthes à l’est du Tigre se révélaient particulièrement turbulents, et impossibles à romaniser. 49
Hadrien s’attacha à la stabilisation des frontières de l’empire ; il fut le premier à prendre conscience que l’expansion ne pouvait être infinie, et que la priorité devait désormais porter sur la consolidation de l’empire. Il fit construire le fameux mur d’Hadrien au nord de l’Angleterre, et le « limes » le long du front avec les peuples germains. Ce « limes » était constitué d’une série de forts destinés à protéger les frontières de l’empire et à maintenir le front. Des légions le surveillaient en permanence. Le Rhin et le Danube constituaient des frontières naturelles, au-delà desquelles s’établissaient les barbares. Entre ces deux fleuves, la frontière était beaucoup plus vulnérable et le « limes » prenait alors toute son importance. La frontière le long du Danube commença à donner des signes de faiblesse à l’époque d’Antonin, et surtout de Marc Aurèle, sous l’impulsion des Quades et des Marcomans, peuples qui occupaient ce qui correspond à peu près aujourd’hui à l’Autriche et à la République tchèque. Les Parthes, depuis qu’ils avaient tué Crassus en 53 avant J. C., constituaient une menace permanente pour l’empire, même si Hadrien, lorsqu’il était gouverneur de Syrie sous Trajan, avait pu momentanément les repousser. Le nouveau règne fut très vite marqué par l’invasion de l’Arménie par les Parthes. Peu aguerri aux choses de la guerre et soucieux d’occuper et de mettre en valeur Lucius Verus, Marc Aurèle lui confia la tâche lourde, mais glorieuse, de lutter contre les barbares. Lors de la prise de fonctions des deux Auguste, ce fut en effet à Lucius Verus que revint l’honneur de haranguer les soldats, signe symbolique important, l’empereur étant avant tout un chef militaire. Lucius Verus partit en Syrie l’année suivant celle de son accession au trône, pour assurer la défense de la province et la reconquête de l’Arménie ; il bénéficia de l’appui et de la confiance de Marc Aurèle. Ce dernier lui adjoignit les meilleurs généraux de l’armée impériale, dont Avidius Cassius qui avait commandé une légion sur le Danube. La correspondance de Marc Aurèle avec Fronton témoigne de l’implication de
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l’empereur depuis Rome dans cette guerre, et de son inquiétude face à son issue. Grâce à la tactique menée par Avidius Cassius contre Vologèse le roi des Parthes, la victoire revint aux Romains en 165 et 166. Lucius Verus prit alors le titre de Parthius Maximus en 165. En 166, Lucius Verus rentra à Rome. Marc Aurèle et lui eurent droit à un triomphe commun, au titre de pères de la patrie. Le petit Commode, qui n’avait que cinq ans, fut associé au triomphe et fait César. Marc Aurèle assurait ainsi du même coup la défense des frontières et sa succession. En 168, Marc Aurèle accompagna Lucius Verus dans la première campagne contre les Quades et les Marcomans qui avaient repris leur pression sur le « limes ». La campagne fut assez brève : Marc Aurèle sut jouer des divisions entre les peuples germaniques pour éviter la guerre, et les deux Auguste rentrèrent ensemble à Rome. Mais Lucius Verus mourut sur le chemin du retour, probablement frappé d’une crise d’apoplexie. Marc Aurèle rendit à sa mémoire tous les honneurs dus à son rang et le déclara divin (« divus »). Il se retrouvait donc seul empereur, mais aussi seul à mener la guerre. Le philosophe dut se transformer en chef militaire quasi permanent. Il partit combattre les Germains au printemps 170, ne revint à Rome que fin 176, et partit à nouveau en 178, pour ne plus revenir. Marc Aurèle retrouvait la fonction originelle de l’empereur : être le chef des armées, chargé de protéger l’empire à l’extérieur de Rome, et non de régenter la cité. Il inaugurait aussi malheureusement la période d’inquiétude permanente qui allait désormais marquer l’empire exposé aux incursions et aux invasions de plus en plus fréquentes et incisives des barbares. En 170, la Dacie (la Roumanie actuelle), la Mésie et l’Achaïe (la Grèce), trois provinces romaines, étaient menacées d’invasion. Marc Aurèle s’installa à Carnuntum d’où il dirigea les opérations. Il vainquit successivement les Marcomans, les Quades et les Iazyges. Chef militaire, il fit preuve d’une 51
intransigeance extrême vis-à-vis des barbares, et refusa leur soumission, les condamnant à l’anéantissement. Certains ont même parlé de génocide (L’empire gréco-romain de Paul Veyne, p. 574). Les bas-reliefs de la colonne élevée vers la fin du IIe siècle à la mémoire de Marc Aurèle comportent des scènes de massacre en masse. On y voit des rangées de barbares captifs que les Romains décapitent à la file. Comment un homme, si modéré dans ses écrits et son comportement personnel, a-t-il pu laisser et même organiser de tels massacres ? Probablement parce que son devoir d’empereur lui enjoignait de le faire. En bon stoïcien, il devait exercer la fonction que la divinité lui avait assignée. N’oublions pas que la philosophie grecque ne visait pas à amener celui qui s’y adonnait à répandre la paix et le bonheur autour de lui ; elle devait seulement l’amener à se comporter rationnellement, et à ainsi trouver le bonheur. Son unique objet était d’améliorer ceux qui la pratiquaient, qui eux-mêmes constituaient une élite. Sur ce plan-là, les philosophes grecs se distinguent nettement des saints chrétiens ou des bouddhistes. Durant l’été 171 ou l’été 173 (les sources historiques divergent), se produisit ce qui reste connu sous l’appellation « miracle de la pluie » : les soldats romains, encerclés par les Quades, souffraient de la soif du fait de la sécheresse. La pluie vint enfin, donnant à boire aux soldats romains, accompagnée de la foudre qui tomba sur les barbares et les fit fuir. Cette intervention miraculeuse fut attribuée à la faveur dont Marc Aurèle bénéficiait de la part des dieux. Le miracle de la pluie contribua beaucoup à la popularité et au prestige de l’empereur, même si celui-ci n’était pas présent sur les lieux de la bataille, et même si les chrétiens revendiquèrent ensuite ce miracle en l’attribuant aux prières des soldats romains convertis au christianisme. Fin 176, Marc Aurèle reçut un triomphe à Rome, auquel il associa à nouveau son fils Commode, qui fut désigné consul l’année suivante, à l’âge de 17 ans seulement, ce qui constituait un signe important. La paix revenue n’allait pas durer. Les Marcomans et les Quades recommencèrent à s’agiter. En 178, Marc Aurèle repartit pour le Danube avec Commode ; il remporta de 52
nouvelles victoires, mais chercha surtout à négocier avec les peuplades germaniques en leur accordant des droits et des avantages afin de les romaniser. Habileté diplomatique ou application de sa philosophie stoïcienne ? « Les hommes sont faits les uns pour les autres. Instruis-les ou supporte-les58. » La philosophie n’avait pas préparé Marc Aurèle à devenir un chef militaire, mais elle lui avait appris à vivre sans confort, ce qui lui permit de s’habituer à vivre à la dure, sous la tente. Les campagnes semblent cependant lui avoir fait perdre le sommeil et avoir détérioré sa santé. Au début de 180, il tomba malade, victime probablement de la peste qui sévit plusieurs années durant son règne, et mourut en quelques jours, le 17 mars. Il se trouvait peut-être à Vindobuna (Vienne) ou plus vraisemblablement, selon Pierre Grimal, à Sirmium (tradition rapportée par Tertullien). Sa principale préoccupation durant ses derniers jours fut sa succession et l’avenir de Commode. « Est-il donc si terrible d’être renvoyé de la cité, ni par un tyran, ni par un juge injuste, mais par la nature qui t’y avait introduit59 ? » Contre les forces qui opposent l’Orient et l’Occident En Occident, l’expansion de la puissance territoriale de Rome s’est réalisée au détriment des peuples dits barbares, que les Romains ont conquis puis « civilisés », et qui peuplaient la Gaule, l’Espagne et l’Afrique du Nord. En Orient, il en allait tout autrement. Rome a pris la suite des monarchies hellénistiques qui régnaient sur les royaumes asiatiques (Macédoine et Grèce, Asie mineure, Egypte) depuis Alexandre le Grand. L’empereur était le successeur des monarques gréco-macédoniens. L’empire bénéficiait alors des infrastructures administratives et militaires de ces royaumes hellénistiques, qui eux-mêmes avaient construit leurs États sur les fondements des structures mises en place par les dynasties précédentes, perses ou égyptiennes. La Grèce, l’Égypte, l’Asie mineure constituaient en effet des régions civilisées et administrées depuis de nombreux siècles,
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unies intellectuellement et économiquement par l’usage d’une langue commune, le grec. Des villes comme Athènes ou Alexandrie surpassaient Rome par leur réputation intellectuelle. Athènes était la capitale de la philosophie, du théâtre, de la rhétorique ; Alexandrie, celle de la poésie et des sciences, et possédait la bibliothèque la plus importante du monde antique. L’empire était divisé en deux parties, la moitié occidentale parlant latin et tournée vers Rome, la moitié orientale parlant grec et organisée autour des grandes métropoles antiques (Alexandrie, Athènes, Antioche…). Parallèlement à la romanisation des royaumes hellénistiques, la culture grecque avait progressivement séduit les élites romaines : Cicéron et César parlaient et lisaient le grec couramment, ayant bénéficié dès leur enfance de l’éducation de précepteurs grecs. Attirées et éblouies par la culture grecque, les grandes familles patriciennes restaient cependant réticentes face à l’hellénisation progressive de l’empire, assimilée à l’influence des sophistes, qui appartenaient au courant de la deuxième sophistique, appelé ainsi pour le distinguer des sophistes des dialogues platoniciens. Ces philosophes rhétoriciens étaient en effet de plus en plus nombreux à la cour. L’Orient grec, de son côté, supportait mal d’être dominé militairement et administrativement par un peuple moins ancien, moins cultivé et dont les ressources (en blé ou en métaux précieux) étaient souvent moins riches. Paul Veyne explique, dans son ouvrage sur l’Empire gréco-romain, que les Grecs étaient frustrés d’avoir perdu leur liberté et qu’ils s’estimaient égaux, sinon supérieurs aux Romains. Ils considéraient l’empereur comme leur empereur, et non le roi d’une puissance qui les aurait soumis. À compter du Ier siècle avant JC, l’agrandissement constant du monde romain allait mette en évidence les facteurs d’éclatement et de division de l’empire en deux blocs. Ces risques d’éclatement se manifestèrent fortement durant les guerres civiles de cette époque. Pompée s’appuyait sur l’Orient face à César, maître de l’Occident. Mais ce fut surtout Marc Antoine qui symbolisa cette idée d’un monde romain 54
d’Orient hellénisé : aux côtés de Cléopâtre, la dernière représentante des dynasties gréco-macédoniennes, et à partir de l’Égypte, de la Séleucie et de la Grèce, il faillit réussir à faire basculer le monde romain du côté grec. La victoire d’Octave Auguste marqua le retour à l’ordre : l’empire s’établissait à partir de Rome sur la base d’une unité symbolisée en la personne même d’Auguste. Le maintien de l’unité de l’empire, qui était un défi à la géographie et à l’histoire, fut dès lors une obsession des empereurs. Il passait par la symbiose entre les deux cultures, ce qui impliquait une reconnaissance de plus en plus grande de la place de l’Orient et de la culture grecque au sein de l’empire. Néron fut le premier à développer l’influence grecque à la cour, mais ses excès s’étaient heurtés à la réaction du Sénat et des patriciens romains. Son amour de la Grèce était ambigu ; il n’hésita pas en effet à piller les sites grecs (il s’empara d’environ 500 statues du site sacré de Delphes) pour son plaisir personnel. Ce fut Hadrien qui fut à l'origine de la reconnaissance des racines grecques de l’empire et à la restauration de la gloire passée de la Grèce. Avec l’aide de son ami Hérode Atticus, il œuvra à l’embellissement architectural d’Athènes, terminant certains monuments inachevés (comme le temple de l’Olympéion commencé plus de six siècles auparavant sous les Pisistratides) ou en faisant construire au pied de l’Acropole le théâtre dit d’Hérode Atticus. Il créa le Panhellénion, dont la présidence fut précisément confiée à Hérode Atticus, afin de consolider l’unité des cités grecques. Il favorisa aussi l’arrivée à Rome des sophistes grecs, habiles au discours et au raisonnement, qui propageaient à Rome la culture grecque, tout en favorisant dans leurs cités d’origine l’implantation de l’idéologie impériale. Les sophistes contribuèrent en effet à la fois à l’hellénisation de Rome et à la romanisation des cités grecques. Marc Aurèle ne pouvait que s’inscrire dans ce mouvement. Nous avons vu que la langue qu’il parlait dans sa maison maternelle était le grec. Son goût pour la philosophie en faisait aussi un adepte de la culture grecque. Mais il revendiquait son appartenance à la vraie philosophie et se démarquait en 55
conséquence des sophistes de son époque. Pour lui, la philosophie impliquait d’être exigeant vis-à-vis de la vérité, de la conduite morale et de la recherche intellectuelle. Elle ne pouvait donc se contenter de la rhétorique et de l’habileté du langage. S’il se méfiait des sophistes, il favorisait les philosophes grecs disciples des grandes écoles athéniennes dont il aimait s’entourer. C’est à Rusticus, qui l’avait initié à Épictète, comme nous l’avons vu, qu’il fut reconnaissant « … de ne pas [s’]être égaré dans l’émulation sophiste60… » Lorsqu’il rentra à Rome en 176, de retour de la campagne contre les Germains, il passa par Athènes, où il s’initia aux mystères d’Eleusis, marquant ainsi l’appartenance des rites grecs les plus sacrés à la religion de l’empire, et demanda à Hérode Atticus d’être son parrain à cette occasion. Il participa activement, dans le prolongement de l’action entreprise par Hadrien, à la promotion d’Athènes, en y fondant des chaires professorales, une pour chacune des quatre grandes écoles philosophiques : platonisme, aristotélisme, stoïcisme, épicurisme, auxquelles s’ajoutait une chaire de rhétorique. Enfin, en se positionnant comme disciple d’une école philosophique grecque, le stoïcisme, et en écrivant ses Écrits pour lui-même en grec, Marc Aurèle reconnaissait la prééminence de la culture hellénique dans l’empire, méritant ainsi le qualificatif de gréco-romain que lui donne Paul Veyne. Mais sa fonction d’empereur le conduisit à préserver l’unité de l’empire et la prééminence de Rome sur la partie orientale de l’empire. Il dut lutter pour la sauvegarde de l’unité de l’empire, et affronter une rébellion. En effet, Avidius Cassius, qui avait aidé Lucius Verus à vaincre les Parthes, et avait été récompensé de cette victoire par sa nomination à la tête de l’armée d’Orient, se souleva contre l’empereur en 175. En fait, Avidius Cassius, qui était alors basé en Égypte, avait reçu un message lui annonçant que Marc Aurèle était mort sur le front du Danube. Pierre Grimal indique que selon Dion Cassius, l’auteur de L’Histoire Auguste, c’est Faustine, l’impératrice, qui aurait été à l’origine de cette rébellion, craignant la mort prochaine de Marc Aurèle et l’avènement d’un régent qui l’aurait mise à l’écart. 56
Elle aurait ainsi incité Avidius Cassius à la rébellion, afin que, devenu empereur, il la choisisse pour épouse. Marc Aurèle n’accorda aucun crédit à ces rumeurs. Il remercia d’ailleurs plus tard les dieux de lui avoir donné une femme « si facile à persuader, si affectueuse, si dépourvue d’artifice »61. Lorsqu’Avidius Cassius apprit que Marc Aurèle était en vie, il était trop tard pour reculer, les légions stationnées en Orient s’étaient ralliées à lui, ainsi que les dignitaires des provinces orientales, l’Orient grec étant toujours prêt à s’affirmer face à Rome. Marc Aurèle fit preuve de sérénité et s’attacha à éviter la guerre civile. Il fit tout d’abord prendre la toge virile à son fils Commode, affirmant ainsi la longévité et la continuité du pouvoir de sa famille. Persuadé d’avoir le destin et les dieux avec lui, Marc Aurèle évita soigneusement de critiquer Avidius Cassius ou de lui répondre et se prépara à rejoindre l’Orient. Un peu plus de trois mois après s’être rebellé, Avidius Cassius fut assassiné par deux de ses soldats. L’armée d’Orient avait en effet finalement refusé de se lancer dans une guerre civile. Marc Aurèle refusa de recevoir la tête d’Avidius Cassius, qui avait été décapité par ses soldats, et demanda à ce que son corps fût enterré ; il se contenta d’assigner à résidence le préfet d’Égypte, qui avait participé à la rébellion, et demanda au Sénat de ne pas punir sévèrement les complices d’Avidius Cassius. Par sa sérénité et sa clémence, Marc Aurèle joua alors un rôle considérable dans le renforcement de l’unité de l’empire et de la légitimité du pouvoir impérial. Le triomphe qu’il reçut en 176 glorifiait tout à la fois le vainqueur des Germains, le symbole de l’unité de l’empire et l’homme juste. La résistance aux religions monothéistes Si la fonction principale de l’empereur, défendre les frontières de l’empire, était militaire, il se voyait aussi confier une seconde charge, tout aussi importante, celle d’incarner le culte des dieux romains et le respect de la religion. Grand pontife, Marc Aurèle eut à cœur de s’assurer que les dieux du Panthéon latin, et le culte à l’empereur, étaient honorés. 57
Le peuple romain était très religieux, la destinée de Rome était placée sous les auspices de Jupiter, de Vénus, de Mars… Cette religion, polythéiste par nature, était relativement tolérante. La conquête de nouveaux territoires, la « civilisation » de nouveaux peuples inconnus impliquaient que les nouveaux venus au sein de l’empire rendent le culte aux dieux du Panthéon romain, et à la personne de l’empereur, mais ces peuples pouvaient continuer à honorer leurs dieux. Souvent les dieux romains s’identifiaient aux dieux étrangers, de nouvelles divinités, à double identité, apparaissaient alors. L’hellénisation des peuples d’Orient, à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand, avait préparé les esprits. Les dieux grecs et les dieux romains se correspondaient, le Panthéon romain étant issu du Panthéon grec, et les successeurs d’Alexandre avaient hellénisé les divinités locales. L’exemple de l’Égypte est éloquent, où existaient des correspondances entre dieux grecs et égyptiens. Le culte d’Isis se répandit dans tout le monde hellénistique, devenu la partie orientale de l’empire gréco-romain. De même, la divinisation d’Alexandre le Grand, dans la tradition de la divinisation des anciens pharaons, prépara la divinisation des Ptolémée, puis des empereurs romains. Les guerres de religion étaient donc normalement étrangères à la vie du monde gréco-romain. Mais des difficultés sérieuses apparurent avec certains peuples, au premier rang desquels figurait le peuple juif. Monothéistes, refusant la représentation de la divinité et le culte des idoles, les Juifs s’identifiaient par la pratique d’une religion différente des autres, et attendaient la venue d’un Messie sauveur. Persuadés que leur dieu était le seul dieu, ils ne reconnaissaient aucun autre dieu, choquant ainsi les autres peuples de l’empire. Pour eux la conquête romaine, le culte de l’empereur, l’adoration des dieux romains étaient complètement inacceptables. Le développement d’un courant anti-romain, celui des Zélotes, accrut cette hostilité et conduisit à la destruction du temple de Jérusalem en 70 par l’empereur Titus. Les persécutions religieuses concernant des religions contestant
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le respect et l’adoration dus à l’empereur devinrent un des piliers de la politique impériale. En 135, lors d’une seconde révolte juive, des mesures répressives très dures furent prises par Hadrien : interdiction de la circoncision, de l’enseignement de la loi, de l’ordination des rabbins. À Jérusalem furent élevés un sanctuaire à la déesse Rome, et un autre à Hadrien. Plus clément, Antonin suspendit ces mesures quelques années plus tard, et rétablit la liberté religieuse. Sous le règne de Marc Aurèle, il n’y eut pas de révolte juive, bien que la dissémination dans tout l’Orient de colonies juives créât des foyers potentiels de troubles. Marc Aurèle aurait peutêtre rencontré le patriarche de Palestine, Juda I, en 176, mais cela n’est pas avéré. Il aurait déclaré alors « O Marcomans, Quades, Sarnates, j’ai enfin trouvé des gens plus turbulents que vous. » L’empire fut surtout confronté à la montée de la religion chrétienne. Les chrétiens, comme les juifs, étaient monothéistes et refusaient le culte des idoles et de l’empereur ; de plus, ils faisaient preuve de prosélytisme et convertissaient à leur religion de nombreux adeptes, notamment parmi les esclaves et le prolétariat de l’empire. Leur acceptation du martyr et leur choix de mourir pour leur foi, sur le modèle du Christ, en faisaient des contestataires de l’autorité impériale, complètement incompréhensibles pour les Romains qui les considéraient comme de dangereux fanatiques. Néron fut le premier empereur qui organisa des persécutions contre les Chrétiens. Il fit périr nombre d’entre eux en incendiant Rome en 64, et en leur faisant porter la responsabilité de cet incendie. Pierre serait peut-être mort au cours de ces événements. Les persécutions antichrétiennes se multiplièrent ensuite (notamment sous Trajan), les chrétiens s’attirant la haine des Romains, avec d’autant plus de force qu’en reprenant les prévisions de l’Apocalypse de Saint-Jean qui annonçaient la condamnation de Rome par Dieu et sa chute prochaine, ils souhaitaient explicitement la chute de l’empire.
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C’est Hadrien qui mit un frein à ces persécutions, par son rescrit de 126 interdisant de mettre à mort les chrétiens sans accusation préalable. Mais sous Marc Aurèle les persécutions s’accentuèrent allant jusqu’aux martyrs de Saint Polycarpe, Saint Justin, Saint Pothin et Sainte Blandine. La Gaule fut notamment le lieu de plusieurs massacres. Dans l’histoire de la chrétienté l’époque de Marc Aurèle fut celle du sang des martyrs. Ces événements constituèrent une tache sombre dans l’histoire du règne de Marc Aurèle, et un paradoxe, puisqu’il n’hésitait pas à faire preuve de clémence en tant qu’empereur, et à préconiser le bien et la sociabilité dans ses Écrits pour lui-même. Sa philosophie présente d’ailleurs de nombreuses similitudes avec la foi chrétienne : piété, affirmation d’une divinité bienveillante, amour des autres, bonté, égalité entre les hommes. Marc Aurèle n’a probablement pas été l’instigateur direct des massacres anti-chrétiens, mais en tant qu’empereur et grand pontife, il avait le pouvoir d’en limiter l’ampleur, ce qu’il n’a pas fait. Une partie des martyrs chrétiens, comme Saint Justin, furent d’ailleurs condamnés par Rusticus, préfet de Rome, nommé par Marc Aurèle et très proche de lui et de sa philosophie stoïcienne, puisqu’il l’avait initié à Épictète. Plusieurs explications à cette attitude, peu conforme à la philosophie de Marc Aurèle et à sa personnalité, peuvent être avancées : - le philosophe était aussi un homme pieux et respectueux de la religion romaine : « … je reconnais l’existence des dieux par l’expérience que je fais à chaque instant de leur puissance et, par suite, je les vénère62. » S’il ne considérait pas les récits de la mythologie comme des textes sacrés et n’accordait pas foi aux histoires des dieux du Panthéon romain, Marc Aurèle n’en vénérait pas moins ses dieux ; la philosophie stoïcienne accordait en effet une place importante à la divinité et au respect des dieux ; - la parenté que nous ressentons entre le christianisme et le stoïcisme de Marc Aurèle n’était pas du tout perçue par lui, qui alla même jusqu’à la récuser. L’acceptation de la mort, volonté divine, rapproche les chrétiens des stoïciens, mais Marc Aurèle cherche à dissiper ce qu’il considère comme un malentendu. 60
« Quelle belle âme que celle qui est préparée à s’éteindre ou à se disperser ou à subsister, dès qu’il lui faut se séparer de son corps ! Mais qu’une telle disposition procède de ton propre jugement et non pas, comme chez les chrétiens, d’une simple obstination. Qu’elle soit réfléchie, grave, et si tu veux qu’on te croie sincère, sans pose tragique63 ». L’attitude des chrétiens de son époque, dont certains cherchent le martyr et la mort, lui paraît fanatique et extravagante, irrationnelle et déplacée ; - en tant qu’empereur chargé de la défense de l’intégrité et de l’unité de l’empire, Marc Aurèle a laissé se développer les massacres des chrétiens, comme il a combattu les barbares, même s’il croyait en l’égalité des hommes et prônait l’amour de ses prochains. Son stoïcisme visait à faire de lui un homme sage et bon, et à le rester ; il n’avait pas pour objet de lui faire remettre en cause la fonction impériale ni tenter de trouver un compromis avec ceux qui étaient considérés comme une menace pour l’empire. Le stoïcisme n’enseignait pas l’amour du prochain, chacun devait rester à sa place et respecter l’ordre du monde voulu par la divinité, et donc l’ordre impérial. De plus, le stoïcisme enseignait à Marc Aurèle que la fonction qui lui était dévolue par la divinité était justement de défendre cet ordre.
Chapitre VII Un promoteur de la justice « Le droit strict cède à l’équité ; la douceur l’emporte sur la sévérité ; la justice paraît inséparable de la bienfaisance64. » (Ernest Renan, Marc Aurèle).
Conservateur par nature lorsqu’il défend les frontières et l’intégrité de l’empire, Marc Aurèle s’est montré réformateur dans les domaines relevant de l’organisation sociale. Il faut rester prudent dans l’emploi des qualificatifs ; Marc Aurèle, certes, a eu comme objectif de faire progresser le règne de la justice, ce qui constituait un progrès indéniable dans une société fondée uniquement sur des rapports de forces. L’amélioration du fonctionnement de la justice répondait cependant à une volonté, non pas de changer l’ordre établi, mais de l’humaniser et de le faire coïncider avec l’équilibre
naturel des choses, ce qui correspondait à sa conception stoïcienne du monde.
Le développement du droit Malgré son origine militaire, l’empire romain était un État de droit régi par de nombreuses règles, héritées de la République, complétées et enrichies depuis. La République romaine avait érigé un État dans lequel les citoyens devaient respecter les lois et le droit, issus de la tradition, et complétés par de nombreuses interventions successives du Sénat. L’empire maintint cette culture juridique et le rôle des institutions républicaines, du moins en théorie. L’empereur était censé se juxtaposer aux institutions républicaines et donc les respecter, tout en devenant lui-même source de droit. Il devint même la principale source du droit romain, car il participait en fait de chacun des trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire. 63
En effet : - en tant que pouvoir exécutif suprême, l’empereur était source du droit, en prenant et publiant des décrets ou des rescrits ; - le Sénat, titulaire en théorie du pouvoir législatif, ne pouvait prendre de sénatus-consultes que sur sa proposition. L’empereur avait donc seul l’initiative du pouvoir législatif ; - enfin, l’empereur jouait le rôle de juge suprême, en appel de décision des magistrats locaux ou des gouverneurs de province. Par ailleurs, le droit romain était relativement rigide, et la jurisprudence des tribunaux était parfois contradictoire selon le texte invoqué et le magistrat qui l’appliquait. Marc Aurèle codifia le droit romain et introduisit plus de justice dans son application, en cherchant dans chaque cas ou situation, non pas toujours la solution la plus fondée en droit, mais la plus équitable. La tradition rapporte que, de manière symbolique, il avait fait élever au Capitole une statue d’Indulgentia, la déesse de la bienfaisance. À l’époque d’Antonin, alors qu’il n’était encore que César, il consacrait déjà beaucoup de temps et d’intérêt aux affaires de la justice. Empereur, il continua à leur donner la priorité, du moins lorsqu’il était à Rome. Il consacra une partie de sa vie à s’occuper des relations conflictuelles privées entre Romains. Il tempérait la rigueur des lois et punissait fermement la méchanceté. La manière dont il disait le droit, et rendait la justice, a contribué à créer son image d’empereur bon et juste. Elle explique en grande partie sa popularité de son vivant auprès du peuple romain, ainsi que la trace qu’il a laissée dans l’histoire. Il prit aussi une part importante à la codification du droit romain, en rassemblant les différents textes et en les harmonisant, commençant ainsi les travaux qui aboutiront plus tard à la codification du droit romain par Justinien. Ses initiatives les plus marquantes furent les suivantes : - il augmenta le nombre de jours où l’on pouvait rendre la justice, - lorsqu’il présidait un tribunal, il attribuait en général des peines plus légères que celles qui étaient prévues par la loi,
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- il favorisa le développement de l’assistance publique en faveur des enfants libres les plus pauvres, - il participa à la création de l’état civil en instituant le registre des naissances, - il réglementa le tutorat des enfants mineurs, afin de défendre les droits des enfants orphelins, - il poursuivit la politique d’Antonin en faveur des enfants dont les parents n’avaient pas de ressources assez élevées, en alimentant, de sa cassette personnelle, des fonds d’aide à l’éducation des jeunes garçons et des jeunes filles. Ce faisant, il œuvra à la centralisation de l’administration et de la justice, permettant ainsi d’accélérer les jugements et de les rendre plus équitables. Elle se poursuivit après sa mort et favorisa malheureusement l’avènement d’une bureaucratie de plus en plus lourde, qui paralysa progressivement le bon fonctionnement de l’empire. Il était particulièrement sensible aux progrès de la justice et à la prééminence du droit sur la violence. Sa conception de la justice et du droit est exposée dans ses Écrits pour lui-même : « … sont-ils vraiment coupables ? Tu n’en sais rien. Car nos actes sont souvent l’effet d’une bonne administration. Tout compte fait, il faut s’être bien informé avant de se prononcer en connaissance de cause sur les actes d’autrui65. » « … sache que la bienveillance est invincible, si elle est sincère, sans sourire narquois et sans hypocrisie66. » L’adoucissement de la condition d’esclave L’équilibre économique et social reposait dans l’Antiquité sur la distinction fondamentale entre les hommes libres et les esclaves. L’esclave n’avait pas de liberté, et son maître disposait sur lui d’un droit de vie ou de mort. Cela ne choquait pas les philosophes de l’époque classique, comme Platon et Aristote, qui n’envisagèrent à aucun moment la remise en cause de l’esclavage, ni de son rôle économique dans la société. Progressivement toutefois, les mentalités évoluèrent, sous l’influence des stoïciens, comme Sénèque par exemple au 1er siècle après J.-C. L’opinion publique romaine devenait moins 65
opposée à l’intégration des esclaves dans la société civile. Les cas d’affranchissement se multipliaient, les esclaves faisaient de plus en plus partie de la famille dans laquelle ils travaillaient. Marc Aurèle, en tant que juge suprême, accorda toujours sa faveur à l’interprétation du litige favorable à l’esclave et, si possible, à son affranchissement. Il estimait ainsi qu’il suffisait qu’un testateur fût présumé avoir voulu affranchir ses esclaves pour que ceux-ci deviennent libres. Il interdit aussi que l’on vende un esclave à un entrepreneur de spectacles afin qu’il combatte contre les fauves. De manière générale, Marc Aurèle désapprouvait moralement les jeux du cirque où le peuple romain venait assister aux combats des gladiateurs. Empereur, il devait assister à ces combats ; il se plongeait alors ostensiblement dans la lecture d’un livre pendant le spectacle, marquant ainsi sa désapprobation. Il n’autorisait, du moins à Rome, que les combats à armes mouchetées. Il a également fait adopter par le Sénat un projet de loi visant à abolir l’impôt qui pesait sur les ventes des gladiateurs. Selon Paul Veyne (L’empire grécoromain, p. 569) un sénateur le félicita d’avoir permis que la fiscalité impériale ne soit plus éclaboussée de sang humain. Il n’a cependant jamais envisagé de les interdire, sachant leur popularité auprès du peuple. Il faudra attendre les empereurs chrétiens pour voir progressivement disparaître les combats de gladiateurs, les autres jeux (courses de chars) perdurant. C’est par esprit d’équité qu’il prit ces mesures. En cela, il accéléra l’évolution des mentalités, dans la lignée de la philosophie stoïcienne, la seule à cette époque, avec la religion chrétienne, à affirmer l’égalité entre tous les hommes. Agissant ainsi, Marc Aurèle, dont le maître à penser, Épictète, était un esclave, était cohérent avec lui-même. Tempérant et humain, peu réformateur, ce n’était pas un révolutionnaire ; ainsi, il ne semble pas avoir pensé à abolir l’institution de l’esclave. Ce qui dicta sa conduite fut là aussi son goût de la justice et de la bienveillance. « Le propre de l’homme, c’est la bienveillance envers ses semblables67 ».
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Le respect des institutions héritées de la République Le sens de la justice, le respect de l’équilibre naturel, le refus de la violence lorsque cette dernière n’était pas justifiée par la défense de l’empire, ont conduit Marc Aurèle à adopter et pratiquer une conception équilibrée et mesurée du fonctionnement des institutions romaines. Il exerça la totalité des attributions de sa fonction impériale, mais uniquement ces attributions, c’est-à-dire celles de chef des armées, de responsable du respect du culte officiel et de juge suprême. Il respecta les autres institutions, notamment le Sénat, et sans empiéter sur leurs attributions. Il fut donc un monarque constitutionnel, et non un monarque absolu. Admirateur de la Rome républicaine, il chercha en effet, comme Antonin avant lui, à s’assurer que les institutions fonctionnent comme aux temps de la République, en y adjoignant la fonction impériale, dont l’objet n’était pas de supplanter les autres pouvoirs mais de symboliser l’unité et l’intégrité de l’empire. Il respectait le rôle et l’influence du Sénat, et attachait une grande importance aux séances auxquelles il assistait, et où il prononçait un discours ou une intervention « Parle au Sénat (comme à quiconque) avec décence et clarté ; utilise un langage sain68 ». Respectueux de la tradition républicaine, il demande à la philosophie stoïcienne de faire de lui un homme serein et bon, mais aussi de l’aider à garder la tête froide, à ne pas se laisser enivrer par sa fonction et ses pouvoirs. « Évite de sombrer dans le césarisme. Car cela arrive69 ». Le césarisme, la tyrannie, la démesure dans l’exercice du pouvoir, voilà ce contre quoi Marc Aurèle doit se prémunir. L’empereur est soumis au droit, à la justice, aux dieux, à la nature. Alexandre le Grand, Pompée, César, Caligula, Néron, Domitien sont des contre-modèles à éviter. En cela, le stoïcisme était une aide pour l’empereur.
Chapitre VIII Un empereur philosophe « Nous devons nous proposer comme but le bien commun de la cité. Celui qui dirige vers ce but tous ses efforts donnera de l’unité à ses actions et, de ce fait, restera toujours le même70 ».
Empereur philosophe, Marc Aurèle incarna d’une certaine manière le modèle du prince idéal de la conception politique des philosophes grecs et romains, de Platon et Aristote aux philosophes stoïciens. Il est relativement difficile d’appréhender ce que l’on pourrait appeler l’idéologie personnelle, la doctrine, ou la philosophie politique de celui qui régna durant dix-neuf ans sur l’empire romain à son apogée. Il semble que Marc Aurèle ait beaucoup écrit, mais ses mémoires, ainsi que l’histoire de la Grèce et de Rome qu’il avait entreprise, ne nous sont pas parvenus. Est-ce l’existence de ces mémoires perdus qui a donné l’idée à Marguerite Yourcenar d’imaginer des mémoires écrits par Hadrien et adressés à Marc Aurèle ? Peut-être a-t-il lui-même détruit ses écrits ? « Ne te disperse plus ; tu n’auras pas le temps de lire ni tes propres mémoires, ni l’histoire de l’ancienne Rome et de la Grèce, ni les extraits d’auteurs que tu avais réservés pour ta vieillesse71. » La lecture de ses Écrits pour lui-même, dont il faut rappeler qu’il ne les avait pas écrits pour être lus, nous éclaire cependant sur la conception qu’il se faisait du monde. Il nous reste aussi des extraits de sa correspondance de jeunesse avec Fronton. Enfin ses actions, son parcours impérial permettent d’éclairer également le sens politique de son action.
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Ses références idéologiques Le stoïcisme grec Comme nous l’avons indiqué, Marc Aurèle reçut dans son adolescence une formation philosophique qui en fit un philosophe stoïcien. La philosophie grecque s’était préoccupée depuis longtemps de ce qu’elle appelait le meilleur système de gouvernement possible, notamment à l’époque grecque classique, où le fonctionnement de la cité grecque rencontrait ses limites, et où la démocratie post Périclès parut être contrebalancée par le retour à une monarchie tempérée. Platon avait cherché à être l’inspirateur, le conseiller, de Denys de Syracuse ; après son échec, il continua à accorder une place importante à la politique dans ses ouvrages, comme « la République », et « les Lois », qui débouchent sur une proposition de réorganisation sociale et politique. Aristote fut, à la demande de Philippe de Macédoine, l’éducateur d’Alexandre le Grand, qu’il prépara à sa future fonction de roi. Il entreprit aussi la première étude politique comparative, en abordant, dans Η Πολιτeια « la Politique », qui signifie littéralement « la Constitution », l’examen des constitutions présentées comme les meilleures. Parmi celles-ci la monarchie, différente des tyrannies qu’ont pu connaître les cités grecques, apparaît comme un des modèles les plus valables, du fait notamment des qualités exigées du roi. À la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand, puis du développement des royaumes hellénistiques, la philosophie grecque en vint à promouvoir quasi unanimement une monarchie tempérée et équilibrée, et à disserter alors sur les qualités et le mode de sélection du roi idéal. Le stoïcisme a lui aussi porté tout particulièrement sa réflexion politique sur la monarchie, et fourni de nombreux conseillers de princes ou de rois. Les disciples de Zénon, le fondateur de l’école stoïcienne, dépassaient le cadre étroit de la cité antique et raisonnaient à la dimension de l’univers, appréhendé comme une seule cité regroupant un seul peuple. Pour eux, l’opposition entre royaumes macédoniens de grande 70
taille et cités grecques de petite taille, qui sous-tendait la réflexion politique grecque, après les travaux d’Aristote, était devenue obsolète. Leur attachement à l’équilibre, à la raison, à la divinité les rendaient sensibles au rôle du roi, intermédiaire entre les dieux et le peuple. Persée, disciple de Zénon, fut ainsi le conseiller d’Antigonos Gonatos, roi de Macédoine. C’est aussi par l’intermédiaire des stoïciens que les doctrines politiques grecques pénétrèrent à Rome, comme le démontre, au Ier siècle avant J-C., l’influence du stoïcien Blossius de Cumes, qui conseillait Tibérius Gracchus. Cicéron était sans doute sensible à l’influence de Platon lorsqu’il rédigea ses ouvrages, De Republica et De Legibus, mais aussi à celle des penseurs stoïciens dans nombre de ses ouvrages : Les Tusculanes, le Traité des devoirs. « Je désire suivre les stoïciens », écrivait-il dans Les Premiers Académiques (XLIII, 132). Les notions de justice et de raison imprègnent en effet la pensée de Cicéron, fidèle, par ailleurs, aux valeurs romaines traditionnelles face à la montée de la tentation tyrannique. Porte-parole de l’oligarchie sénatoriale, Cicéron conciliait platonisme, stoïcisme et valeurs républicaines romaines. Du stoïcisme et de la philosophie grecque, Marc Aurèle a retenu la foi en l’appartenance de tous les hommes à une seule cité, l’attachement à la raison et à l’équilibre naturel, la nécessité dans son comportement d’être proche des dieux et le principe d’une monarchie éclairée par le sens de la justice. Ce monarque juste, philosophe, en communion avec les dieux, fait pour diriger les hommes, idéal de la doctrine politique stoïcienne, Marc Aurèle était conscient de l’incarner : « D’abord, je dois considérer quel rapport m’unit aux hommes… comment je suis né pour leur commander, de même que le bélier ou le taureau commande à son troupeau72… » La République romaine Élevé à l’aune de la philosophie grecque, Marc Aurèle était cependant avant tout un Romain, issu de familles ayant progressivement gravi l’échelle sociale pour arriver jusqu’aux plus hautes marches de la société de la capitale de l’empire. 71
Son éducation militaire, son cursus honorum et sa participation régulière aux réunions du Sénat témoignent de sa culture, et de sa formation, romaines. Dans la lignée de l’attitude d’Antonin le Pieux, il s’attacha toujours à respecter les institutions héritées de la République. Cette attitude de monarque sage et respectueux des institutions républicaines lui était dictée par sa philosophie stoïcienne, et donc, comme nous l’avons vu plus haut, par sa crainte de devenir un César, ou un tyran. Le césarisme était en effet pour lui un repoussoir, et les Julio-Claudiens une dynastie malfaisante pour l’empire. Aussi son admiration allait-elle aux Romains qui s’étaient battus contre la dictature, contre le retour à la monarchie, en l’occurrence contre Jules César. Dans ses remerciements, il loue Severus « Severus… par lui j’ai connu… Caton… Brutus ; j’ai eu l’idée d’un gouvernement fondé sur la loi et sur un droit égal à tous à la parole, d’un État respectueux avant tout de la liberté73… » Caton s’est opposé jusqu’à la mort à la prise de pouvoir par Jules César, et Brutus figure parmi les régicides. Marc Aurèle était donc d’idéologie républicaine ; il se réclamait de la Rome républicaine, et de ceux qui s’étaient opposés à Jules César. Cette attitude peut paraître paradoxale au premier abord. Bénéficiaire de l’héritage de la fonction impériale, il se réclame de ceux qui se sont opposés jusqu’à la mort à celui qui fut à l’origine de la disparition de la République, et de l’avènement de la fonction impériale. Cette réconciliation entre les valeurs de la République et l’exercice du pouvoir impérial n’est paradoxale qu’en apparence. Elle est le résultat de la démarche suivante, conforme à l’enseignement de la doctrine stoïcienne : - il faut respecter le fonctionnement régulier des institutions républicaines et respecter le droit et la justice. Les hommes de la cité sont soumis au droit, garant de l’équilibre naturel voulu par les dieux, - la fonction du roi est d’être un intermédiaire entre les dieux et les hommes, il doit être un monarque sage, - la philosophie stoïcienne aide le monarque à rester sage, et à ne pas devenir un tyran, 72
- si Marc Aurèle est devenu empereur, c’est parce que tel était le destin que les dieux lui ont assigné. Il faut noter que le stoïcisme de l’époque impériale avait fourni de nombreux opposants aux empereurs tyranniques du Ier siècle après JC, comme Néron et Domitien. Les stoïciens du début de l’empire prônaient sur le plan politique une constitution équilibrée, mélange de monarchie, de démocratie et d’aristocratie. De la démocratie, ils retenaient la liberté ; de la monarchie, le refus de l’anarchie ; et de l’aristocratie, la sagesse assurée par le gouvernement des meilleurs. Ils incarnaient souvent l’opposition à la conception tyrannique de l’empire qui prévalait chez les successeurs d’Auguste. La conciliation entre la liberté républicaine et le pouvoir impérial était donc consubstantielle à l’idéologie stoïcienne. En disciple de cette école, Marc Aurèle, une fois arrivé au pouvoir, s’efforça de réaliser cette Constitution idéale. Grâce à la philosophie stoïcienne, il devenait possible de réconcilier la fonction impériale et les institutions républicaines. Cela n’est réalisable que si le monarque s’astreint lui-même à l’exercice philosophique, à la vertu. La pensée politique de Marc Aurèle résulte donc de l’adhésion à l’idéologie républicaine et à la philosophie stoïcienne et de la conviction d’être un prince éclairé. En cela, elle s’apparente fortement à celle de Cicéron. Ce dernier, défenseur de la république et de la liberté, attaché aux valeurs romaines traditionnelles, pétri de philosophie grecque était persuadé au fond de lui-même qu’il aurait pu être le roi sage, prescrit par les doctrines politiques de l’Antiquité. Ses valeurs L’équilibre naturel Le goût de la justice, la volonté de respecter les institutions, le refus du césarisme, la défense de l’empire traduisent chez Marc Aurèle une conception équilibrée du rôle de la fonction impériale et du rôle de la politique. Attaché au respect de la dignité humaine, à la liberté, à la paix, cet empereur apparaît bien différent des monarques de 73
l’Antiquité qui, dans la tradition pharaonique ou hellénistique, confondaient le bien public avec leur intérêt privé et se comportaient comme des dieux vivants. Cette évolution avait déjà été initiée au début du IIe siècle par Nerva, Trajan et Hadrien, puis menée à son terme par Antonin. Il appartint cependant à Marc Aurèle de la théoriser en puisant dans la tradition républicaine romaine et la philosophie stoïcienne. Cette théorisation, qui apparaît dans les Écrits pour luimême, reflète une confiance absolue envers la Nature et les dieux. Ce sont les dieux qui souhaitent le respect de l’équilibre, de la liberté, de la justice ; ce sont eux qui ont souhaité que Marc Aurèle devînt empereur pour préserver cet équilibre naturel. De ce fait, la conviction de l’inscription de la vie humaine dans le cadre d’un équilibre naturel traduit à la fois la piété religieuse de Marc Aurèle et son optimisme ; elle lui apporte aussi une grande sérénité, et la fermeté intérieure nécessaires à l’exercice de sa fonction royale. Dans son livre I des Écrits pour lui-même, dans lequel il cite ceux envers lesquels il se sent redevable, Marc Aurèle termine par Antonin, son père adoptif, avant de remercier longuement les dieux ; cette place accordée aux dieux est significative de ce qu’il fut, un homme croyant à l’existence de la divinité et à son rôle bénéfique. « Voici enfin ce que je dois aux dieux : … c’est aussi grâce aux dieux que j’ai connu Apollonius, Rusticus, Maximus. Les ayant connus, je me suis fait maintes fois une idée claire de ce qu’est une vie conforme à la nature, et surtout que cela dépendait des dieux… rien ne m’a dès lors empêché de vivre conformément à la nature74. » Et ce respect de l’équilibre naturel revient constamment : « Quand notre maître intérieur est d’accord avec la nature, les événements de la vie le trouvent disposé à se plier facilement à ce qui lui est donné et à ce qui est possible75. » Donc toute son action en faveur de la justice et du droit, son comportement humain et charitable, son attachement à la liberté s’expliquent par la croyance en un équilibre naturel, voulu par les dieux, qu’il serait condamnable de remettre en cause. 74
« Celui qui commet l’injustice est impie. En effet, la nature universelle a créé les êtres, raisonnables les uns pour les autres ; elle veut qu’ils s’entraident les uns les autres selon leur mérite et ne se fassent jamais de tort. Celui qui transgresse cette loi de la nature est évidemment impie envers la plus antique des divinités76. » Il croit en l’existence des dieux ; il croit que ce qui est naturel est voulu par les dieux ; il croit que la nature veut que les hommes vivent en harmonie. Remettre en cause la qualité des rapports entre les hommes, par l’injustice ou la violence, rompt cet équilibre, et n’est donc pas conforme à la volonté des dieux. La piété, le respect de la divinité amènent Marc Aurèle à une attitude sociale et politique équilibrée et éclairée, c’est-à-dire, dans cette période troublée par la violence et le népotisme, au respect de la justice, de la liberté et de l’équilibre des pouvoirs. Citoyens du monde L’un des traits marquants de la philosophie stoïcienne consiste dans l’affirmation que tous les êtres humains sont les citoyens d’une seule et même cité, le monde (ο κοςμός, le « cosmos »). Cela résulte de la croyance en l’égalité entre les hommes, qui participent tous de la même nature, de la foi en la divinité, qui est juste et bonne, et qui condamne la violence, la guerre entre les hommes. Le citoyen du monde, le cosmopolite, est raisonnable et bon : « La joie de l’homme est de faire ce qui appartient à l’homme. Il appartient à l’homme d’être bon pour ses semblables, de mépriser les émotions de la sensibilité, de discerner les représentations vraisemblables, d’avoir une vue d’ensemble de la nature universelle et de tout ce qui arrive suivant ses lois77. » De cette foi en l’homme et de son appartenance à une communauté universelle découlent : - le goût pour la justice, - l’attitude bienveillante envers les esclaves, - l’attachement à la paix, - le refus de la tyrannie, 75
- les tentatives de civiliser les barbares. L’empire romain englobait quasiment tout le monde connu de l’époque, et s’identifiait donc à cette communauté universelle, à ce monde dont les hommes sont des citoyens. Chaque homme est citoyen de l’empire romain et donc citoyen du monde. Et l’empereur, selon la conception qu’en a Marc Aurèle, incarne cette universalité, cette communion entre les hommes et l’univers, entre les citoyens et la divinité. Sa conception du rôle de l’empereur Ni César, ni dieu, l’empereur est le symbole de la justice, le ciment du monde terrestre grâce auquel les citoyens adhèrent aux valeurs prônées par la divinité. Avant d’avoir des droits, l’empereur a donc des devoirs. Le rejet de la tyrannie Comme nous l’avons indiqué, le tyran et le type d’empereur incarné par les Julio-Claudiens constituent les contre modèles de Marc Aurèle. Le tyran qui, comme Pisistrate à Athènes, confisquait le pouvoir pour son intérêt personnel, supprimant les institutions démocratiques en s’appuyant sur une garde militaire, instituait une monarchie héréditaire au profit de ses descendants. Le roi hellénistique, reprenant les traditions pharaoniques et celles de la Perse royale, se trouvait divinisé sur le modèle d’Alexandre le Grand, dont l’origine divine lui aurait été révélée en Égypte. De même, l’empereur romain a, dans l’intervalle de temps qui sépare la mort d’Auguste de l’avènement de Nerva, a confisqué le pouvoir à son profit et s’est fait reconnaître comme étant d’essence divine. Le monarque qu’a voulu être Marc Aurèle différait complètement de ces contre modèles, et se rapprochait des rois mythiques de la Grèce pré-archaïque, ou des premiers rois de Rome. Il se concevait comme un coordonnateur entre les différents pouvoirs, garant du fonctionnement et de la continuité des
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institutions, une sorte de monarque constitutionnel, de monarque républicain. « Que la divinité qui est en toi ait à gouverner un être viril, mûri par l’âge, dévoué à la cité, un Romain, un empereur, qui s’est discipliné lui-même78… » Formé à la philosophie grecque, Marc Aurèle restait fidèle aux valeurs romaines (le caractère viril). Pieux et croyant, stoïcien, il pensait que chaque homme a en lui une part de divinité, est naturellement bon, et c’est cette part divine qui l’aidait à accomplir sa tâche impériale de son mieux. Il est bien difficile de trouver dans l’histoire antique des précédents, des modèles ou des références auxquels comparer Marc Aurèle, à part Antonin, dont il dit : « Il considérait le devoir à remplir, et non la gloire à retirer de ses actes79. » Un monarque humble et éclairé Marc Aurèle avait une attitude empreinte d’humilité et de sagesse. Il vivait comme un ascète, mangeant et dormant peu. Ce comportement, conforme à la morale stoïcienne, correspondait à sa conception de l’empereur, un homme comme les autres, sur qui pesaient cependant des devoirs et des obligations particulièrement lourdes : la nécessité de défendre les frontières contre les barbares, la nécessité de rendre la justice. Cette vie difficile, tout entière vouée au travail, contribua probablement à détériorer sa santé. Lui qui était plutôt grand dormeur perdit le sommeil, et dut, semble-t-il, recourir à l’opium comme somnifère. Il souffrit aussi peut-être d’ulcère gastrique. Il ne fit rien pour épargner son corps lors des campagnes militaires. Il mourut probablement lors d’une épidémie de peste, qui le surprit en état de grande fatigue et de mauvaise santé. Cette attitude, simple et humble, lui avait été inspirée par Antonin : « … en tout, il était sobre… Tout son train de vie était de la même simplicité80… » Comme le résume bien Pierre Hadot : « finalement, le grand modèle politique, c’est, pour l’empereur philosophe, son père adoptif, Antonin »81. 77
La lecture de ses écrits de nous fait prendre conscience de l’apport fondamental d’Antonin le Pieux, souvent représenté par les historiens seulement comme un empereur de transition entre Hadrien et Marc Aurèle. Marc Aurèle se démarque en revanche nettement d’Hadrien. Celui-ci est présenté, en filigrane, comme un contre-modèle. Ce qu’admire Marc Aurèle chez Antonin correspond bien souvent à l’abandon des habitudes d’Hadrien : le rejet du faste, de l’autoritarisme, de l’amour des adolescents. Si Antonin est élogieusement cité dans les Écrits pour lui-même comme le principal bienfaiteur et formateur de Marc Aurèle, Hadrien n’y apparaît pas, confirmant ainsi qu’Hadrien n’a peut-être pas joué le rôle important que lui attribue la tradition dans le choix de Marc Aurèle comme futur empereur. Quant à la maîtrise de soi de Marc Aurèle, elle provient de la conception stoïcienne de l’homme : « Tu es composé de trois parties : le corps, le souffle, la raison. Les deux premières ne t’appartiennent qu’en ce qu’il faut t’en occuper ; la troisième seule est véritablement tienne82. » Le corps et l’âme sont donc au service de la raison, du pouvoir hégémonique, tout particulièrement chez un empereur. L’empereur, plus que les autres hommes, est dévoué au bien commun et au comportement raisonnable. Choisi par la divinité pour gouverner la cité universelle et pour le faire, en conformité avec les règles de la nature qui sont fondées sur la raison, l’empereur, selon lui, n’est pas d’une essence différente des autres hommes. Il n’est pas un monarque de droit divin, comme l’étaient le Pharaon, le Grand Roi perse, le monarque hellénistique ou l’empereur du temps des JulioClaudiens. Éclairé, l’empereur n’a pas la vérité infuse, il s’entoure de conseils, il écoute, il n’hésite pas à changer d’opinion s’il s’est trompé. « Prends l’habitude d’écouter attentivement ce que les autres te disent ; mets-toi autant que possible dans l’esprit de celui qui te parle83. »
Chapitre IX Les limites d’une politique « Toi-même tu commets bien des fautes et tu es au fond semblable aux autres84. »
Marc Aurèle a-t-il réussi ce qu’il a entrepris ? Sa philosophie stoïcienne l’a-t-elle aidé à bien gouverner ? Nous avons vu en quoi sa politique s’inscrivait en rupture avec l’attitude des empereurs qui l’ont précédé, à l’exception d’Antonin : son goût de la justice et de la paix, son refus de la tyrannie et des honneurs lui confèrent une place d’autant plus à part qu’il a théorisé cette approche dans ses Écrits pour luimême. Il a poursuivi et parachevé l’œuvre des fondateurs de la dynastie des Antonin, dynastie qui avait inauguré cette nouvelle conception de l’exercice du pouvoir impérial. Mais si le stoïcisme lui a fourni une méthode de gouvernement, lui a-t-il pour autant permis d’infléchir l’évolution de l’empire, de la marquer de son empreinte et d’assurer une pérennité à son œuvre d’empereur? Un certain conservatisme Le règne de Marc Aurèle fut à l’origine d’un progrès notable de la justice, du droit et de la liberté. Critique vis-à-vis du fonctionnement des institutions impériales, il ne remit en cause ni leur justification ni leur légitimité, pensant que le plus important n’était pas les institutions elles-mêmes mais plutôt le comportement de celui qui les exerçait, c’est-à-dire la personne de l’empereur. Une insuffisante vision d’avenir Éclairé et sage, Marc Aurèle ne semble pas avoir cherché à réformer véritablement la société dans laquelle il vivait. S’il a indiscutablement favorisé le mouvement vers l’émancipation des esclaves et la protection des droits des personnes, il a, ce
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faisant, corrigé les excès du droit romain mais ne l’a pas réellement réformé. Il n’a pas cherché non plus à limiter l’étendue des pouvoirs de l’empereur. Il s’est formé à l’exercice du pouvoir, puis l’a exercé de la manière la plus raisonnable qui soit, sans vouloir pour autant assurer la pérennité de cet exercice sage d’un pouvoir, qui pouvait redevenir absolu après sa mort. Son goût pour la justice l’a conduit à accroître le rôle de l’empereur, en prenant en charge de nombreuses affaires, contribuant ainsi au renforcement de la centralisation et de la bureaucratie impériale. Philosophe, sage, respectueux de l’ordre voulu par la divinité, il mesurait plus que tout autre les limites d’une réforme des institutions impériales. Il avait une foi très grande dans la bonté intrinsèque de l’homme, du moins dans celle de l’homme éduqué. S’il a trouvé dans le stoïcisme la source d’inspiration de son comportement personnel, il n’avait pas en lui une vision dynamique et volontariste de ce que devait être la société ou l’organisation politique. En fait, Marc Aurèle était l’opposé d’un dogmatique ; pragmatique, il écoutait beaucoup avant d’agir. « Souviens-toi que tu restes aussi libre en changeant d’avis qu’en suivant l’avis de qui te redresse85. » L’inspiration stoïcienne ne l’incitait pas spécialement à la réforme : « D’abord, ne te trouble pas ; tout se passe conformément à la nature universelle86. » Le choix de Commode Partisan en théorie du choix du meilleur pour être empereur, comme Nerva, Trajan, Hadrien et Antonin, et conscient de la nécessité de former soigneusement le futur dirigeant de l’empire, il n’appliqua pas ces conceptions à sa propre succession. Plutôt que d’adopter un successeur qu’il aurait distingué pour ses capacités, il s’orienta vite en effet vers le choix de son fils, Commode, qu’il associa très jeune à ses expéditions
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militaires en Asie contre Avidius Cassius, et sur le Danube contre les Marcomans et les Quades. Ce choix semble en effet avoir été fait très tôt, puisque Commode fut intronisé César en 166, à l’âge de cinq ans, alors que Marc Aurèle partageait encore le pouvoir avec Lucius Verus. Il est difficile d’expliquer une telle attitude si contraire aux convictions stoïciennes et politiques de Marc Aurèle. Marc Aurèle attachait une grande importance aux liens familiaux. Il aimait beaucoup sa mère : « Ma mère, qui devait mourir jeune, a habité avec moi pendant ses dernières années87. » Il dit avoir apprécié sa femme Faustine, dite la jeune (par opposition à Faustine l’ancienne, qui était sa tante et l’épouse d’Antonin), à qui il fut fidèle et qu’il refusa de soupçonner lorsque circulèrent des bruits selon lesquels elle aurait été à l’initiative de la révolte d’Avidius Cassius. Il avait été affligé par la perte de plusieurs de ses enfants, cela étant a priori peu habituel à une époque où les hommes étaient souvent insensibles, voire cruels. La succession impériale nécessitait de prolonger la dynastie et impliquait donc que le successeur de l’empereur appartienne à sa famille, mais elle n’exigeait pas un lien de paternité. Marc Aurèle était ainsi à la fois le neveu d’Antonin, et son gendre, ce qui créait entre eux des liens familiaux, mais il n’était son fils que par adoption. La succession par adoption était d’ailleurs la règle dans la dynastie des Antonin. « Mes enfants n’ont été ni dépourvus d’intelligence ni contrefaits88. » Hélas Commode se révéla un homme cruel et un empereur désastreux. Atteint de folie après deux ans de règne à la suite d’une conspiration qui impliquait sa sœur, il fit preuve d’une grande cruauté et rappela les pires heures des règnes de Caligula et Néron. Il ne régna que douze ans, et fut assassiné à l’âge de trente-et-un ans, en 192, mettant ainsi fin à la dynastie des Antonins. Trop pris par ses tâches impériales et par ses campagnes militaires, Marc Aurèle ne sut ni déceler les déficiences de son fils, ni consacrer le temps suffisant à sa formation de futur empereur.
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La philosophie stoïcienne lui avait appris à ne pas craindre la mort, à la banaliser, mais en choisissant son fils pour lui succéder, ne chercha-t-il pas à se perpétuer par-delà la mort en créant une dynastie de sang ? Si c’est le cas, il est en contradiction sur ce point avec sa propre philosophie. Il a fait preuve d’un comportement que le recul du temps nous permet de juger peu responsable. Lui, l’empereur sage par excellence, n’a pas démontré la même sagesse que Nerva, Trajan, Hadrien et Antonin pour assurer la continuité d’un pouvoir pacifique et responsable. Peut-être se serait-il aperçu des défauts de Commode s’il avait vécu plus longtemps ? Le film « Gladiator », sorti sur les écrans en 2000, émet l’hypothèse selon laquelle Marc Aurèle aurait finalement pris conscience des insuffisances de son fils et aurait choisi un général pour lui succéder. En réaction Commode aurait alors assassiné son père pour s’assurer de la succession. En regardant ce film, on se plaît à regretter que la réalité fût hélas différente. Un moraliste plus qu’un théoricien Marc Aurèle n’a pas cherché à définir ce que doit être un bon gouvernement, ni même un bon empereur. Il s’est surtout attaché à être lui-même un homme bon, et un bon empereur. S’il a contribué à l’élaboration de la pensée philosophique, en étant le dernier des penseurs stoïciens, il n’a pas participé à l’élaboration ou à l’approfondissement de la réflexion politique. Loin d’être un théoricien de la chose publique, il s’est contenté de remplir au mieux les obligations que sa charge publique lui imposait. Dans ces conditions, le stoïcisme de Marc Aurèle peut être défini comme une méthode de formation et de conduite des gouvernants. En s’inspirant de la philosophie stoïcienne, le prince garde le sens de la mesure, agit avec bienveillance et justice. Notre vie est régie par la Nature et les dieux ; or la divinité est bonne et raisonnable. Nous devons donc nous plier à ses exigences et ne pas les contester.
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Ainsi la fin de la vie « est un bien pour nous, puisqu’elle est opportune, utile à l’univers et conforme à ses lois89. » Ne pourrait-on pas alors reprocher à Marc Aurèle d’avoir négligé l’avenir des institutions impériales et de la société romaine en privilégiant son bien-être spirituel ? N’attendons-nous pas en effet d’un homme d’État qu’il prenne en main le sort de l’État dont il a la charge, qu’il en modifie le cours si nécessaire et qu’il assure la continuité des institutions après son départ ? Sa réputation de bon empereur est-elle alors en partie usurpée ? Ne commettons pas d’anachronisme. En comparaison avec les rois de l’Antiquité, ou les empereurs romains des dynasties qui ont précédé ou suivi celle des Antonin, Marc Aurèle apparaît particulièrement sage et équilibré. Ayant peur de ne pas maîtriser le cours des choses et les actions des hommes par un bouleversement éventuel des institutions et de la société, angoissé par les mauvais exemples, il s’est attaché à préserver ce dont il avait hérité d’Antonin, et à le gérer au mieux, en apportant toutefois une marque personnelle en matière de développement de la justice et d’adoucissement de l’esclavage. Il nous a laissé une philosophie qui ne constitue peut-être pas réellement une méthode de gouvernement, mais au moins une méthode pour guider les gouvernants. L’incompréhension du christianisme Réputé pour avoir été le plus sage, le plus juste et le plus bienveillant des empereurs, comment expliquer son manque de mansuétude à l’égard des chrétiens ? Sa philosophie stoïcienne présente pourtant plusieurs similitudes avec le christianisme qu’elle annonce sur bien des points : la foi en la divinité, la croyance d’une communion entre les hommes et la divinité, l’affirmation que la divinité est bonne, un quasi-monothéisme (les Écrits pour lui-même font souvent référence à Dieu au singulier), l’affirmation de l’égalité entre les hommes… (à tel point que Frédérique Vervliet dans son ouvrage Pensées pour moi-même publié chez Arléa, traduit certains mots grecs utilisés par Marc Aurèle par des termes appartenant au vocabulaire chrétien : péché, charité, prochain). 83
Cette parenté avec le christianisme a conduit certains à comparer Marc Aurèle aux contemplateurs chrétiens. Ernest Renan a pu écrire ainsi : « Jamais l’union intime avec le Dieu caché ne fut si poussée à de plus inouïes délicatesses… Comme les ascètes chrétiens, Marc Aurèle pousse quelquefois le renoncement jusqu’à la sécheresse et la subtilité… La religion de Marc Aurèle, comme le fut par moment celle de Jésus, est la religion absolue, celle qui résulte du simple fait d’une haute conscience morale placée en face de l’univers80. » Pourquoi Marc Aurèle et les chrétiens ne se sont-ils pas retrouvés ? Pourquoi son manque d’indulgence envers les chrétiens ? Plusieurs raisons peuvent être avancées pour répondre à ces questions : - tout d’abord il convient de rappeler ce point : Marc Aurèle n’a jamais lu les Évangiles ou les autres textes du Nouveau Testament. Ce n’est qu’avec le recul historique dont nous disposons que nous pouvons trouver une parenté entre sa philosophie et les textes chrétiens. S’il avait eu connaissance de ces textes, il aurait peut-être porté un autre jugement sur l’attitude des chrétiens. Mais nous ne le saurons jamais. - Il jugeait donc les chrétiens non d’après leurs textes ou leur doctrine, mais sur leur comportement. À cette époque, nombre de chrétiens vivaient terrés en fratries, complètement habités par leur foi qui les amenait à contester systématiquement l’autorité impériale, parfois dans l’espoir d’être martyrisés, à l’image du Christ. Cette attitude était complètement contradictoire avec le stoïcisme de l’empereur, fait de raison, de mesure, de nonviolence, d’équilibre. Les chrétiens de l’époque ne sont pas les chrétiens d’aujourd’hui, ce qui fausse notre analyse et notre jugement. Méfions-nous des anachronismes. - Il s’était donné pour mission première de défendre l’empire. Les chrétiens constituaient une menace pour la stabilité politique et sociale de l’empire ; son devoir était donc de les combattre. Philosophe, il n’en était pas moins empereur, et dans l’exercice de son autorité publique il savait faire la distinction entre ses sentiments d’homme privé et ses obligations d’homme public. Sa philosophie avait pour objet de préserver l’homme privé, et non de modifier le rôle de l’empereur.
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- Il ne semble pas qu’il ait été personnellement l’instigateur des persécutions ; il les a plutôt laissé s’exécuter. Peu dirigiste, il avait tendance à laisser ses préfets et administrateurs agir en toute liberté, et notamment Rusticus, préfet de la ville qui avait une grande influence sur lui. Une certaine faiblesse de caractère l’a peut-être amené à fermer les yeux sur ces crimes, qu’en tant qu’homme et philosophe il aurait dû réprouver. - Léon-Louis Grateloup (« Marc Aurèle, le stoïcisme et le christianisme ») a résumé ainsi la situation : « Marc Aurèle sans avoir jamais persécuté ni spécialement poursuivi les chrétiens, envers lesquels il n’éprouvait nulle antipathie, mais une sincère commisération, ne fit jamais qu’appliquer la loi romaine de son temps, interdisant d’ailleurs toute poursuite sur dénonciation91. » - Marc Aurèle fut le dernier des philosophes stoïciens ; après lui le christianisme tint le rôle de pensée morale qui était jusque-là assumée par le stoïcisme. Le platonisme, l’aristotélisme et l’épicurisme survécurent au christianisme. Le stoïcisme plus difficilement. Ses thèmes, sa morale furent repris par le christianisme, ce qui peut expliquer la parenté, que nous identifions aujourd’hui, entre stoïcisme et christianisme. Lorsque les chrétiens eurent besoin de théoriser leur pensée et de se doter d’une morale, c’est dans les textes des stoïciens qu’ils trouvèrent tout d’abord leur inspiration. C’est aussi sous son règne que le christianisme se propagea très rapidement dans la partie occidentale de l’empire (Gaule, Italie, Espagne), alors qu’auparavant il était surtout présent dans les provinces orientales (Palestine, Asie mineure, Égypte, Grèce). C’est à cette époque que les chrétiens commencent à conquérir Rome de l’intérieur, comme Saint Paul l’avait pressenti et souhaité. Marc Aurèle n’a pas su comprendre les chrétiens, il partageait avec eux la soumission à Dieu : « Va-t-en donc de bonne grâce, puisque celui qui te donne congé le fait de bonne grâce92 ! »
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Le dernier des bons empereurs Après la mort de Marc Aurèle, l’empire retomba dans les difficultés et travers qu’il avait connus au Ier siècle après J.-C. : guerres civiles, tensions sociales, instabilité politique, empereurs brutaux. Le fils de Marc Aurèle, Commode, qui fut le dernier des Antonin ne ressembla pas à ses cinq prédécesseurs (Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc Aurèle) : il devint fou et violent, puis périt assassiné. Ensuite, la dynastie des Sévère (Septime Sévère, Caracalla) annonça le début du déclin de l’empire. Si le règne de Marc Aurèle fut l’apogée de l’équilibre social et intellectuel de l’empire, il annonça donc aussi la fin progressive de la Pax romana, avec la reprise des guerres contre les barbares sur les rives du Danube. Progressivement, l’empire s’écroula sous les coups des trois menaces contre lesquelles Marc Aurèle s’était attaché à le défendre : - les ennemis de l’extérieur, les barbares, qui s’installèrent petit à petit à l’intérieur de l’empire, pour prendre des responsabilités dans l’armée, puis finalement envahir et détruire militairement l’empire d’Occident ; - la division de l’empire entre l’Occident latin et l’Orient grec, se matérialisa et devint définitive après le partage par Théodose, entre ses deux fils ; - les chrétiens qui convertirent successivement les différentes classes sociales de l’empire, puis prirent progressivement le pouvoir à partir de la conversion de Constantin pour ensuite interdire les autres cultes, dits « païens ». Tout ce pour quoi Marc Aurèle s’était battu (l’empire, la paix) commença à s’effondrer après sa mort. Il aura été le plus sage des empereurs, mais aussi le dernier des bons empereurs. Aurait-il pu influencer autrement le cours des choses, retarder ou éviter cette évolution ? En fait, la stabilité de l’empire avait probablement atteint ses limites dès la naissance de Marc Aurèle. L’expansion du Ier siècle avant J.-C. déboucha sur l’instabilité et la guerre civile, conséquences d’un empire trop vaste. Les époques de paix et de stabilité furent des exceptions, dues à des personnalités hors du 86
commun (Auguste, Tibère, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc Aurèle). L’expansion et la nécessité d’accorder une promotion sociale aux classes aisées des provinces ont dilué la notion de citoyen romain ; de même l’enrôlement de barbares dans l’armée a affaibli la valeur morale de cette dernière. Le recours à l’institution impériale permettait d’assouvir les ambitions de pouvoir et de maintenir l’unité de l’empire, mais à condition que l’empereur fût reconnu par tous et se révélât sage. Le IIe siècle après J.-C. apparaît ainsi comme une parenthèse dans l’histoire romaine. Trajan et Hadrien ont jeté les bases d’un empire aux frontières sûres et au fonctionnement institutionnel équilibré ; Antonin et Marc Aurèle ont su gérer cet héritage mais n’ont pas pu (était-ce seulement possible ?) réformer les institutions en leur garantissant un fonctionnement harmonieux, qui ne soit pas dépendant de la bonne volonté du prince. Le règne de Marc Aurèle a laissé un souvenir heureux et suscité l’admiration ; mais il fut une sorte de chant du cygne. Probablement n’était-il pas possible de changer le cours de l’Histoire : la dislocation du tissu social de l’empire, l’invasion par les barbares, la violence des chefs de guerre, la montée du christianisme étaient inéluctables. Selon le stoïcisme de Marc Aurèle, s’opposer au destin, voulu par la divinité, aurait été malsain, contre-nature et dangereux. Le dernier des bons empereurs ne se faisait aucune illusion sur son pouvoir de faire changer les choses : « En résumé, tout est vain… la gloire posthume, c’est l’oubli. Qu’est-ce qui peut donc nous conduire dans ce voyage ? Une seule chose, la philosophie93. » Marc Aurèle était l’antithèse d’un chef, l’opposé d’un héros, ou même d’un ambitieux. Le dernier des bons empereurs apparaît comme un homme sage vivant dans une société et exerçant une fonction pour lesquelles il n’était peut-être finalement pas fait.
Chapitre X L’apport de Marc Aurèle « Je cherche la vérité, et la vérité n’a jamais fait de mal à personne94. »
Il est bien sûr périlleux de vouloir comparer des hommes et des institutions d’époques et de civilisations différentes ; il convient donc d’être prudent lorsque l’on cherche à évaluer la postérité de l’action et l’œuvre de Marc Aurèle. Un monarque républicain Respectueux de la Rome républicaine, Marc Aurèle a cherché, comme Cicéron avait cherché à le faire deux siècles auparavant, à concilier la vertu des institutions républicaines avec la nécessité de disposer d’un pouvoir exécutif stable et puissant, à concilier la République avec la prééminence d’un prince. Cicéron comptait sur le Sénat pour assurer cet équilibre. Marc Aurèle quant à lui faisait confiance à l’éducation philosophique du prince. Treize siècles plus tard, la République de Florence de Laurent le Magnifique devait fournir un modèle institutionnel assez comparable. La République cohabitait avec un prince éclairé ; il s’exerçait en principe de manière raisonnable, grâce à la sagesse de son titulaire, qui était, lui-aussi un adepte de la philosophie grecque, notamment de l’école platonicienne. Les penseurs des Lumières, prolongeant les réflexions politiques des philosophes de l’Antiquité et notamment d’Aristote, examinèrent les inconvénients et avantages des différentes constitutions. Ils en conclurent, comme Aristote, qu’un système politique comme la monarchie, fondé sur l’équilibre des pouvoirs, c’est-à-dire où le roi ne centralise pas tous les pouvoirs, était le meilleur système. Montesquieu, en particulier, a examiné attentivement le fonctionnement des institutions romaines et leur évolution, et s’est intéressé à la vie et l’œuvre de Marc Aurèle. 89
La monarchie constitutionnelle développée en Angleterre au e siècle et généralisée à l’Europe continentale progressivement au XIXe siècle, en France d’abord après la chute de l’Empire, puis en Autriche à la fin du siècle, s’inscrivit, d’une certaine manière, dans cette même conception du pouvoir. Le roi n’est plus un monarque de droit divin ; il compose avec d’autres pouvoirs et incarne l’unité et la continuité de l’État. La constitution américaine a été la première à instaurer un monarque républicain : le président, élu et non nommé selon les règles de la succession héréditaire, y est doté de pouvoirs considérables, mais contrebalancés par ceux du Congrès, de la Justice et des États fédérés et tempérés par la brève durée de son mandat. Un tel régime, avec à sa tête, celui qui va progressivement au cours du XXe siècle devenir le chef d’État le plus puissant du monde, rappelle, d’une certaine manière, celui de l’empire des Antonin, toutes proportions gardées. Le mode de désignation du président américain, l’élection, aurait semblé cependant étrange à Marc Aurèle, bien qu’Athènes et Rome aient connu ce mode de désignation, mais selon des modalités différentes. À Athènes les juges étaient élus, mais par le sort. Quant à l’empereur romain, il était théoriquement élu par l’armée. En réalité, l’armée acclamait celui qui s’était imposé, soit parce qu’il s’était emparé du pouvoir par la force (ce qui se passait en période de troubles), soit parce qu’il avait été désigné par son prédécesseur (notamment durant la période des Antonin). Les institutions de la Ve République française, conçues et organisées autour des pouvoirs et de la personne du président, ont consacré en France cette notion de monarque républicain. Charles de Gaulle, qui avait été marqué par l’impuissance du président de la République de la IIIe République face aux événements de 1940, était aussi féru d’histoire romaine. Il a ainsi conçu l’article 16 de la constitution de 1958, qui confie des pouvoirs considérables au président en cas de crise, en s’inspirant de la tradition républicaine romaine de l’appel à un dictateur pour exercer tous les pouvoirs durant une période courte. XVIII
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Les Antonins, toutes proportions gardées, du fait des écarts d’époque et de culture, furent ainsi les lointains précurseurs de nos chefs d’État modernes, à la tête d’États puissants, disposant de pouvoirs très importants, contrebalancés cependant par ceux des autres organes politiques. On peut donc dire que l’empire romain du IIe siècle après J.C. est ainsi tout à la fois : - l’aboutissement de l’évolution intellectuelle et politique du modèle antique. Le régime constitutionnel incarné par Marc Aurèle s’apparente à la constitution mixte prônée par les philosophes grecs, qui prend à chacun des trois régimes politiques (la démocratie, la monarchie et l’oligarchie) ce qu’il a de meilleur, - une parenthèse de paix et d’équilibre dans un déroulement historique habituellement violent et déséquilibré, - l’annonciateur des constitutions équilibrées que les pays occidentaux ne connaîtront que bien plus tard, à compter de la Renaissance et surtout du XVIIIe siècle. Un humaniste Bienveillant, charitable, attentif à la justice, convaincu de l’égalité entre les hommes, cultivé, philosophe, c’était un humaniste avant l’heure ; d’une certaine manière, il annonçait plusieurs siècles à l’avance les humanistes de la Renaissance. Cette attitude était prônée par l’école à laquelle il appartenait. Mais les fondateurs du stoïcisme, Zénon, Cléanthe et Chrysippe, qui proposaient de dépasser le cadre étroit de la cité antique grecque pour affirmer que l’homme est citoyen du monde, n’étaient pas encore des humanistes. La sagesse, la croyance en la bonté de la divinité, la nécessité de suivre ce que veut la nature ne s’accompagnaient pas encore de l’affirmation de l’égalité entre les hommes et du primat du respect de la personne humaine. C’est au début de l’époque impériale que le stoïcisme s’est vraiment engagé dans une voie plus militante : Musonius Rufus, Sénèque et Épictète ont joué un rôle important dans le développement de la pensée stoïcienne, et dans le
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développement de son influence auprès des milieux dirigeants de la société impériale. C’est en particulier Épictète qui a eu une influence déterminante sur l’évolution de la philosophie grecque vers un plus grand respect de la personne humaine. Il enseignait que le bonheur ou le malheur ne dépendait que de la volonté de l’homme. Il affirmait la primauté de la liberté humaine : l’homme est libre de choisir ce qui est bon pour lui, ou ce qui est mal pour lui. Considérant que les hommes sont tous égaux, que l’homme est un fragment de la divinité, Épictète fut peutêtre le véritable premier humaniste. Il s’opposait, comme les autres stoïciens au pouvoir absolu et démesuré des empereurs de son époque ; il dut subir les édits de Domitien qui expulsa les philosophes stoïciens de Rome. Disciple d’Épictète, élève d’Antonin, Marc Aurèle devint ensuite le premier à théoriser la mise en pratique au niveau le plus haut de l’État de l’humanisme stoïcien. La conquête et l’exercice du pouvoir ne sont alors que des moyens pour permettre de réaliser le bonheur des hommes car « ce qui ne nuit pas à la cité ne nuit pas non plus au citoyen »95. La justice, la défense des institutions, la défense des frontières de l’empire, la lutte pour le respect du culte des dieux ne visent qu’à accomplir un seul objectif : le bien de la cité, qui se confond avec le bien des hommes, l’un comme l’autre étant voulus par la divinité. L’homme est partie intégrante de la cité universelle qu’est l’empire, lui-même étant une sorte de représentation politique de la communauté universelle à laquelle appartiennent tous les hommes. Cet humanisme de Marc Aurèle est la conséquence directe de la conception stoïcienne de l’univers : « l’univers n’est qu’un seul être, n’ayant qu’une matière et qu’une âme96. » Sa conception moniste du monde conduit à considérer que nous appartenons tous à une même matière et à une même âme ; nous sommes membres d’une même cité, mais nous sommes aussi consubstantiels à cette cité. Sa soumission à la volonté divine, à la Nature, trouve sa source dans cet humanisme fondamentalement optimiste et sage : le cours des choses est voulu par Dieu, et nous mène au 92
bonheur. Nous sommes libres de l’accepter ou de le refuser. Essayer d’influer sur ce cours des choses est dangereux ; il suffit d’essayer de convaincre de leurs erreurs ceux qui agissent mal. Son respect pour les traditions de l’ancienne Rome résulte de cet humanisme religieux : les institutions anciennes ont été voulues par les dieux, elles sont bonnes pour la cité et pour les hommes. Si l’empereur est sage, elles fonctionnent harmonieusement. Réformer n’est pas vraiment nécessaire. Le seul et vrai danger est celui de la tyrannie. Il est nécessaire que l’empereur soit un prince éclairé. Cette condition nécessaire est aussi suffisante. Une source d’inspiration pour les gouvernants Ses préoccupations, ses scrupules moraux, ses inquiétudes reflètent l’état d’esprit d’un gouvernant désireux de remplir au mieux sa tâche publique, tout en préservant son équilibre d’homme privé, et en s’attachant à conserver la distinction entre homme public et homme privé. L’exemple donné par Marc Aurèle, et les recommandations qui peuvent être tirées de la lecture de ses Écrits pour lui-même constituent une référence utile pour notre époque où il est de plus en plus difficile pour les hommes politiques de séparer vie publique et vie privée, soit du fait de leur comportement, soit du fait de celui de la presse et des medias. Les démocraties modernes sont en effet confrontées au double défi de la concentration accrue des pouvoirs en une seule main, et de la médiatisation de plus en plus importante des principaux débats politiques. Il s’ensuit un double risque : une désignation des gouvernants basée sur leurs qualités médiatiques, plus que sur le fondement de leurs aptitudes à gouverner, et une tentation pour ces gouvernants d’abuser des pouvoirs qui leur sont confiés. Ces difficultés sont plus sensibles dans des pays comme les États-Unis et la France, dotés d’un président élu au suffrage universel qui dispose, en vertu des constitutions respectives des deux pays, de pouvoirs très importants, notamment lorsqu’il peut s’appuyer sur une majorité au Parlement. 93
La manière dont les présidents de la Ve République française se sont comportés est intéressante à cet égard, si on l’examine à l’aune de l’expérience antique. Charles de Gaulle adopta une attitude que l’on peut qualifier de romaine : appelé à exercer le pouvoir lorsque la patrie est en danger, il a tendance à vouloir exercer tous les pouvoirs puis à les abandonner, lorsque la patrie n’a plus besoin de lui, (tout comme Cincinnatus, appelé à la dictature lorsque la République romaine était en danger puis renvoyé à ses occupations personnelles, lorsqu’il eut accompli sa mission). Complètement dévoué à la chose publique, faisant disparaître l’homme privé derrière l’homme public, Charles de Gaulle se sentait investi d’une mission qui devait nécessairement à incarner à lui seul le salut du pays. Intellectuel, écrivain et croyant, il a écrit des mémoires. Bien des points le rapprochent de ce qu’était le bon empereur selon Marc Aurèle. Mais à la différence de ce dernier, Charles de Gaulle supportait mal l’inactivité, car il n’était pas un philosophe mais un réformateur dans l’âme. Il a ainsi profondément modifié les institutions politiques françaises. S’il croyait à l’influence des hommes, il pensait aussi que la forme des institutions était très importante. Sur ce dernier point, François Mitterrand fut plus proche de Marc Aurèle. Hostile au régime de la Ve République et à ses fondateurs, comme Marc Aurèle l’était au régime impérial et aux premiers empereurs, il pensait que si ces institutions étaient mauvaises, tant qu’un homme attaché aux valeurs républicaines comme lui était au pouvoir, le pays ne craignait rien. Le dévouement à la chose publique de Georges Pompidou dans ses dernières années de présidence, alors qu’il était diminué par la maladie, rappelle aussi l’abnégation de Marc Aurèle à la fin de sa vie, atteint d’un ulcère de l’estomac, fatigué et menacé par la peste.
TROISIÈME PARTIE LE PHILOSOPHE
La postérité a conservé le souvenir de l’empereur. La statue le représentant à cheval a été érigée durant l’Antiquité et nous est parvenue quasiment intacte, ayant survécu aux soubresauts qu’a connus Rome. Le Moyen-Âge chrétien avait oublié que celui qu’elle représentait était Marc Aurèle ; la tradition voulait en effet que ce soit Constantin, le premier empereur à se faire baptiser, qui trônait ainsi à Rome. La Renaissance devait rendre à Marc Aurèle ce qui lui appartenait. Cette statue est ensuite devenue un ornement de la place du Capitole à laquelle elle est désormais indissociablement liée. Mais si nous nous souvenons aujourd’hui de Marc Aurèle, c’est grâce aux Écrits pour lui-même, qui sont le reflet de conversations d’un homme avec lui-même, seul avec sa conscience au milieu des légions romaines et des barbares qui l’entourent. Dans ce texte d’inspiration stoïcienne, le philosophe se détache progressivement de l’empereur, jusqu’à le faire oublier, l’homme étant plus important que la fonction qu’il incarne. La lecture des Écrits pour lui-même nous apprend à relativiser les événements et l’apparence des choses, afin de nous aider à nous concentrer sur ce qui pour les stoïciens est le plus important : la sérénité de l’âme, la bonté et le bonheur.
Chapitre XI Une œuvre pour soi « Cultive en toi la faculté de juger97. »
La lecture des Écrits pour lui-même nous fait découvrir un homme fin, sensible et humble. En les lisant nous avons parfois le sentiment d’être indiscret, puisque ces écrits n’ont pas été écrits pour être lus par d’autres, mais pour servir à son auteur d’exercices de volonté. Marc Aurèle a, semble-t-il, détruit ses autres écrits, notamment ses mémoires et ses œuvres historiques, qui étaient destinés à être lus. Les Écrits pour lui-même ont heureusement échappé à cette destruction. Le titre à donner à cette œuvre a toujours été sujet à discussion ; celui qui figure sur le texte qui nous est parvenu (των εις εαυτον « ton eis eauton » ce qui signifie, « pour luimême » ou « pour soi-même ») n’est peut-être pas de sa main, mais de celles des légionnaires qui ont retrouvé ce texte à sa mort. Pour être fidèle au texte grec, la traduction de ce titre doit donc être : Écrits pour lui-même. La traduction traditionnellement retenue depuis la Renaissance est cependant « Pensées ». Frédérique Vervliet traduit, quant à elle, ce titre par « Pensées pour moi-même » et Louis Grateloup par « Soliloques », évoquant ainsi les méditations de Saint Augustin. Pierre Hadot a fait justement remarquer que le titre Pensées évoque l’ouvrage de Pascal, créant ainsi une confusion de genre, les deux livres n’ayant pas du tout le même objet. D’une part, en effet, Pascal avait écrit pour être lu ; Marc Aurèle, au contraire, n’a écrit que pour lui-même, afin de converser en tête à tête avec son for intérieur. D’autre part, le livre de Pascal est une œuvre de conviction et de conversion. Celui de Marc Aurèle n’a pas cette ambition.
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Pierre Hadot propose donc de retenir comme titre la traduction littérale du grec : Écrits pour lui-même. Nous l’avons donc suivi. Cet ouvrage constitue probablement un recueil de notes personnelles prises régulièrement par l’empereur à la fin de sa vie, et d’exercices philosophiques qu’il menait lorsqu’il se trouvait seul sous la tente au bord du Danube. Traditionnellement, on considère qu’il aurait été rédigé durant les dix dernières années de sa vie, entre 171 et 180 alors que l’empereur avait entre 50 et 59 ans. Nous ne savons pas si le classement en livres, de I à XII, reprend l’ordre chronologique dans lequel il a été écrit, ou si le livre I, qui contient l’énumération de ce dont Marc Aurèle était redevable aux différentes personnes avec lesquelles il avait vécu, n’a pas été rajouté à la fin de la rédaction des ouvrages. Pierre Hadot estime que le livre I est tellement différent des autres, par sa composition et son style, qu’il constitue à lui tout seul un ouvrage autonome, qui a pu être écrit parallèlement ou postérieurement aux autres livres. Le livre I qui énumère les remerciements de l’auteur à ses formateurs fait penser à une sorte de liste testamentaire. Les onze autres livres contiennent des réflexions personnelles, des exercices d’entraînement du jugement et reprennent des proverbes ou des citations de philosophes grecs. Ces Écrits pour lui-même sont essentiellement une méditation stoïcienne sur le sens de la vie et de la mort, ainsi que sur la conduite à tenir pour vivre conformément aux lois de la nature, et pour atteindre le bonheur. Ils s’inscrivent, du moins pour les livres II à XII, dans une tradition stoïcienne consistant à pratiquer régulièrement des exercices mentaux destinés à entraîner sa volonté et à aguerrir son caractère. Des confidences Le règne de Marc Aurèle fut celui d’un homme seul ; cela ressort clairement de la lecture des Écrits pour lui-même. À la mort d’Antonin, il se retrouve seul pour exercer le pouvoir. Comme cela a été rappelé plus haut, il partage au début cette fonction avec Lucius Verus, mais ce frère adoptif avait une 100
personnalité relativement faible, et disparut au bout de quelques années. Il exerce le pouvoir seul et il est seul avec lui-même, avec sa conscience pour prendre les décisions qui relèvent du pouvoir impérial. Le devoir d’homme et de chef d’État inspire tout cet ouvrage. « Moi, je fais ce que je dois faire98. » Et, seul avec luimême, Marc Aurèle retrouve le chemin que lui avait indiqué Antonin. « Sois en tout un disciple d’Antonin… Ressemble-lui afin que ta dernière heure te trouve, comme lui, la conscience tranquille99. » Nous prenons ainsi pleinement conscience du rôle que Marc Aurèle attribue à Antonin dans sa conception de l’exercice de la fonction d’empereur. L’humilité de Marc Aurèle est à cet égard impressionnante. L’exemple de ce modèle lui permit d’être un bon empereur; il l’aida aussi à préparer sa mort. La présence de la mort qui s’approche est permanente, confirmant indiscutablement que les Écrits pour lui-même ont été écrits lors des dernières années de l’empereur. « La mort est le repos des sens100. » « Rappelle-toi que bientôt tu ne seras plus personne, ni nulle part101. » Le gouvernement de l’empire est une lourde charge et la mort qui approche semble pour Marc Aurèle une sorte de délivrance de ce fardeau. Aimant la paix, la lecture, la philosophie, il se trouve obligé de passer de nombreuses années loin de Rome dans des camps militaires, à faire la guerre. On peut se demander s’il n’a jamais pris quelque plaisir ou quelque satisfaction à exercer ce puissant pouvoir. Il l’a exercé parce que telle était sa destinée. Choisi par les dieux, par Hadrien et Antonin, il se devait de faire au mieux, d’éviter de devenir un César, de chercher à faire ce que les dieux voulaient qu’il réalise. Aucune ambition de pouvoir, aucun projet personnel ne transparaît de la lecture des Écrits pour lui-même. L’exercice du pouvoir ne doit pas corrompre l’homme. Marc Aurèle se défiait du pouvoir absolu qui tourne la tête de ceux qui l’exercent. La philosophie stoïcienne l’aide alors à garder la tête froide.
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Il s’obligeait à être un empereur modeste devant faire son devoir et rien de plus : « toi qui as été mis à ton poste d’homme pour servir l’intérêt de l’univers102. » La lecture de l’ouvrage donne de son auteur l’image d’un homme caractérisé par sa maîtrise de soi et par son sérieux. Marc Aurèle savait-il se départir de ce sérieux et de cette gravité ? Avait-il l’occasion ou l’envie de rire ou de s’amuser ? Nous ne le savons pas, mais ce que nous savons c’est que son stoïcisme était aussi une initiation au bonheur, dans le sens philosophique du terme. Le bonheur, c’est trouver la sérénité, c’est se trouver en harmonie avec le cours des choses et de l’univers. Œuvre d’un homme seul et grave, les Écrits pour luimême sont donc aussi celle d’un homme heureux. Un guide de conduite Les Écrits pour lui-même constituent des monologues sur les meilleurs moyens de gouverner son corps et son âme. « N’agis jamais au hasard ni sans rapporter aux principes de l’art de vivre la maxime de ton action103. » Stoïcien, Marc Aurèle retient la conception tripartite de l’être humain, que l’on retrouve déjà chez Épictète : « Tu es composé de trois parties : le corps, le souffle, la raison104. » La raison, le pouvoir hégémonique, le maître intérieur, doit nous guider dans le gouvernement de nous-mêmes ; elle nous incite selon Marc Aurèle à ne pas nous opposer à la nature: « quand notre maître intérieur est d’accord avec la nature, les événements de la vie le trouvent disposé à se plier facilement à ce qui lui est donné et à ce qui est possible105. » Gouverner son corps et son âme, ou gouverner l’empire, relève de la même approche, du fait notamment de la conception unitaire de l’univers et de ce qui le compose, qui est celle des stoïciens. En effet, le pouvoir hégémonique permet à chacun de commander à son corps et à son âme ; il participe de la raison. Il relève de la même nature que celle du pouvoir hégémonique d’une autorité sur un État. La condition humaine trouve son symétrique dans la condition de la cité ou de l’empire. Le pouvoir hégémonique de 102
Marc Aurèle commande à son corps et à son âme, comme luimême commande aux citoyens de la cité. L’empereur, en tant qu’adepte de la philosophie stoïcienne, adopta dans sa conduite un comportement raisonnable, et permit ainsi à l’empire de vivre conformément à la volonté de la nature et des dieux. Il se voulait équilibré, juste, éclairé et pacifique. Ainsi les Écrits pour lui-même, dont la vocation et le style sont de nature philosophique, aident d’abord à se gouverner soimême et ensuite à apprendre à gouverner les autres. Elles peuvent alors devenir un guide pour diriger l’action des gouvernants. Le stoïcisme de Marc Aurèle s’apparente à une méthode de gouvernement des citoyens, et donc de la cité. Son œuvre peut être qualifiée d’ouvrage politique mais au sens ancien du terme, c’est-à-dire d’ouvrage relevant de la philosophie politique antique qui cherchait la meilleure méthode pour gouverner la cité, et donc les âmes des citoyens. Mais ce gouvernement des autres ne relève pas d’une autre approche que le gouvernement de soi-même. La politique n’a pas de spécificité.
Chapitre XII Une aide au gouvernement de l’âme « … il était un homme mûr, accompli, audessus de la flatterie, capable de défendre ses propres affaires et celles des autres106. »
La pensée stoïcienne est d’essence moniste, c’est-à-dire qu’elle professe l’unité fondamentale de tout ce qui existe : matière, hommes, monde et Dieu. Pour les stoïciens, l’individu est consubstantiel à l’univers (le « cosmos ») ; la cité des hommes s’identifie à cet univers. Commander aux âmes, qu’il s’agisse de la sienne ou de celles des citoyens, consiste à imposer la loi de la raison aux sentiments, aux désirs et aux impressions. Cette fonction constitue la tâche première du philosophe. Dans ses Écrits pour lui-même, Marc Aurèle s’attache à se remémorer constamment les préceptes essentiels qui permettent d’arriver à ce gouvernement raisonnable de l’âme. S’il y arrive, il sera un homme accompli, serein et heureux. Il sera naturellement ensuite un bon empereur. Il s’agit d’une gymnastique intellectuelle permanente. Pour Marc Aurèle, la politique et le bon gouvernement de la cité procèdent donc du gouvernement de l’âme. Être un philosophe permet d’être un bon empereur, car il n’y a pas d’autonomie du gouvernement de la communauté des hommes. En effet, le cosmos obéit aux lois de la raison, voulues par les dieux ; le gouvernement des hommes obéit donc aux mêmes règles que le gouvernement de l’âme. L’homme n’a pas à remettre en question l’ordre des choses voulu par la nature et la divinité. S’il le faisait, il serait déraisonnable et malheureux. La philosophie n’a pas pour fonction d’aider à choisir son destin, car celui-ci est déterminé par Dieu, mais à l’accomplir le mieux possible. « Car ton travail à toi, c’est de bien jouer le
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rôle qui t’est confié, mais de choisir ce rôle, c’est le travail d’un autre »107, disait Épictète. Un apprentissage de la sérénité Le corps et l’âme doivent faire l’objet d’attentions constantes afin d’éviter qu’ils nous commandent : ainsi la maladie, les émotions sont dangereuses puisqu’elles peuvent nous amener à les craindre ou à les désirer. Or la crainte ou le désir dépendent de nous. Il convient donc d’éduquer, de maîtriser, de gouverner le corps et l’âme afin d’éviter d’être soumis à leurs caprices, à leurs faiblesses. Le pouvoir hégémonique, véritable siège de la volonté, se doit de leur indiquer la voie. Cette voie, c’est celle de la sérénité, en tout temps, face à tous les événements. On peut l’atteindre en amenant le corps et l’âme à obéir et à se plier aux lois de la nature. En disciple d’Épictète, Marc Aurèle s’attache à se discipliner par l’exercice de la vertu qui passe, comme le rappelle Pierre Hadot, par la pratique constante de trois disciplines : - la discipline du jugement, qui consiste à n’admettre aucune représentation qui ne soit conforme à la réalité, - la discipline du désir, qui consiste à ne vouloir que ce qui est voulu par la raison, - la discipline de l’action, qui consiste à agir toujours au service de la communauté des êtres raisonnables. Cette discipline de l’action passe par le respect du devoir, devoir envers soi-même, envers les autres, envers sa famille. Il s’agit donc d’entraîner constamment les fonctions du pouvoir hégémonique par l’exercice de trois disciplines, qui correspondent aux traditionnelles parties de la philosophie grecque antique : - la discipline du jugement consiste en l’exercice vécu de la logique. Il s’agit d’appliquer constamment la logique à notre jugement, afin qu’il ne retienne que les faits objectifs et neutres, sans y ajouter de représentations subjectives ; - la discipline du désir consiste en l’exercice vécu de la physique. Il ne faut constamment tourner le désir que vers ce que la nature (« physis ») nous donne, et ne vouloir que cela ; 106
- la discipline de l’action consiste en l’exercice vécu de l’éthique. L’aptitude à agir doit être disciplinée à privilégier les actions utiles aux autres et à la justice. Les Écrits pour lui-même constituent un entraînement méthodique et professionnel à l’exercice de ces trois disciplines qui visent à atteindre les objectifs que s’est fixés le philosophe stoïcien : la lucidité, l’amour et la concentration. Discipline, vertu, morale, sérénité, tels sont les piliers de la pratique philosophique de Marc Aurèle. Si le pouvoir hégémonique a été formé à la philosophie, et Marc Aurèle loue ses maîtres qui l’ont éduqué à la philosophie stoïcienne, il aura les moyens d’atteindre cette sérénité. Celle-ci permet d’accepter sans crainte ni souffrance ce qui ne dépend pas de nous (santé, richesse, honneurs, opinion des autres, mort des proches…) et à dominer ce qui dépend de nous (nos désirs, nos craintes, nos opinions). La sérénité permet à l’homme de gouverner son âme, et à l’empereur de commander aux âmes des autres, face à toute épreuve imprévue, à toute difficulté. Car « tout ce qui arrive arrive justement »108. La réaction à adopter face à l’événement est simple : suivre la voie de la raison, et non celle de l’opinion (la sienne ou celle des autres) : « Ne cherche pas à voir autour de toi dans l’âme des autres. Cours en suivant la ligne droite, sans dériver109. » La sérénité aide à refuser la colère, ou le chagrin ostentatoire. Marc Aurèle se sent redevable envers Apollonius de Chalcédoine de lui avoir donné cette capacité à dominer son chagrin, causé par les épreuves et les douleurs qu’il a dû affronter : « D’Apollonius… être toujours égal, que ce soit à l’occasion de vives douleurs, de la perte d’un enfant ou de longues maladies110. » Cette maîtrise de soi, ce refus de tenir compte de l’opinion des autres ou de la rumeur le conduisent à pardonner, à oublier les fautes, ou les faiblesses de ses proches. Elle débouche de manière rationnelle sur l’amour et l’altruisme. Ainsi, par exemple, il remercie les dieux de lui avoir donné comme frère Lucius Verus : « avoir eu un tel frère, qui par son caractère, pouvait m’inciter à prendre souci de moi-même et qui, en même temps, me rendait heureux par sa déférence et son 107
affection111. » Or les écrits de Dion Cassius, ainsi que « L’Histoire Auguste », nous présentent Lucius Verus comme quelqu’un à la vie plutôt dissolue, de caractère opposé à celui de Marc Aurèle, et qui aurait été une source de soucis pour lui. De même, il remercie les dieux « que ma femme ait été, telle qu’elle était, si docile, si affectueuse, si dépourvue d’artifice »112. La force du pouvoir hégémonique, la maîtrise de soi, la sérénité permettent aussi d’être imperméable au pouvoir des autres car ceux-ci n’ont pas de prise sur l’homme serein : « c’est le propre de l’homme d’aimer même ceux qui l’offensent113. » Ces deux exemples démontrent l’aptitude de Marc Aurèle à se maîtriser, à être ce qu’il souhaite être : « le pouvoir hégémonique est ce qui, en chacun de nous, se tient éveillé, se dirige soi-même et se fait tel qu’il veut être ; et fait que tous les événements lui apparaissent tels qu’il les veut114. » Ils permettent aussi d’attendre la mort avec tranquillité, car, puisque l’homme participe du cosmos, il participe du changement permanent, du mouvement perpétuel, du renouvellement et de la transformation de la matière et des âmes : « La perte de la vie n’est qu’une transformation115. » C’est uniquement la discipline philosophique quotidienne exercée par le pouvoir hégémonique qui donne cette sérénité ; elle ne doit jamais être relâchée. Et la composition des Écrits pour lui-même permet de dire que ces monologues avaient pour Marc Aurèle comme objectif premier de se rappeler constamment cette discipline, de l’entretenir et de l’exercer. Et c’est encore à Antonin que Marc Aurèle reconnaissait devoir cette discipline. C’est à lui qu’il devait « … l’art de se suffire à soi-même en toutes choses et la sérénité116. » Le dépassement de la religion En tant que stoïcien, Marc Aurèle croit en la divinité. Pour lui, le monde est organisé par un Dieu raisonnable. À l’inverse, les épicuriens professaient une conception matérialiste de l’univers, régi par le hasard du mouvement des atomes. La religion de Marc Aurèle est cependant intellectuelle et raisonnable. 108
Il n’accorde aucune foi aux récits mythologiques de la religion romaine traditionnelle. Les dieux qu’il vénère n’ont rien à voir avec ceux de l’Iliade ou de l’Odyssée. D’autre part, la divinité en laquelle il croit, qu’il appelle indifféremment Dieu, ou les dieux, s’apparente, d’une certaine manière, plus au grand horloger de Voltaire qu’au Dieu des juifs ou des chrétiens. D’ailleurs, dans ses écrits, il identifie couramment Dieu avec la Nature ou la Raison. La divinité est la Raison personnifiée. Et la Nature ne veut que ce qui est raisonnable. Tout ce qui arrive naturellement est voulu par Dieu. Marc Aurèle ne croit pas à l’immortalité de l’âme. Pour lui, l’âme, qu’il appelle, comme les stoïciens, le souffle (το πνευμα), mot que les chrétiens traduisent par esprit, est destinée après la mort à se dissoudre dans le souffle commun pour se transformer. De même, le corps se dissout pour se transformer lui aussi. Nous ne sommes donc pas loin du « rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme » de Lavoisier. En cela Marc Aurèle se différencie de l’orphisme ou du platonisme, puis du christianisme, qui affirment la prééminence de l’âme sur le corps, et surtout l’immortalité de l’âme. La foi en la divinité, la pratique de la religion distinguent Marc Aurèle de la pensée matérialiste représentée par les épicuriens. Mais il s’agit d’une attitude raisonnée et philosophique, et non d’une adhésion du cœur ou d’un quelconque mysticisme. Le plus important reste la pratique de la philosophie et de ses trois disciplines. C’est elle qui apporte la sérénité. La sérénité ne résulte donc pas d’un acte de foi du stoïcien en la divinité, en l’ordre cosmique. Contrairement aux stoïciens de la première école grecque, Marc Aurèle ne rejette d’ailleurs pas systématiquement l’approche matérialiste épicurienne. Il cite plusieurs fois Epicure qui était un de ses maîtres à penser. Marc Aurèle garde en effet en lui-même un doute, une hésitation entre la croyance stoïcienne en la divinité et la conception épicurienne d’un monde sans dieu : « … s’il y a un dieu, tout va bien ; et s’il n’y a que le hasard, tâche de ne pas t’abandonner toi-même au hasard117. » 109
Que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, le gouvernement raisonnable de soi-même constitue le bon choix. Une initiation au bonheur La maîtrise de soi, la sérénité, l’acceptation du destin voulu par les dieux pourraient conduire Marc Aurèle à s’ennuyer, à ne plus avoir d’ambition pour lui-même, à se désintéresser de la vie. Le refus de l’action pour l’action, le choix de la méditation intérieure ne l’entraînent cependant ni à l’ennui ni à la tristesse. Son stoïcisme, loin de conduire à la mélancolie, au renoncement à la vie, débouche au contraire sur l’épanouissement, sur la découverte de ce qu’est le véritable bonheur. La maîtrise de soi, le gouvernement de son âme, constituent en effet une initiation au bonheur. Car la source de nos malheurs, de notre tristesse, ne vient pas des événements extérieurs, mais uniquement de nous-même. C’est de notre corps ou de notre âme que vient le malheur. Où se trouve en effet le mal ? « Là où se forme en toi ton opinion sur les maux. Que cette opinion ne se forme pas, et tout va bien118 » La douleur, le malheur disparaissent si on le souhaite : « Supprime ton opinion sur ce qui te semble pénible et tu seras, quant à toi, parfaitement à l’abri119. » La philosophie grecque, après avoir cherché avec les présocratiques, puis avec Platon et Aristote, à connaître et expliquer le monde, s’est en effet appliquée, à l’époque hellénistique puis romaine, sur les traces d’Épicure et de Zénon, à aider l’homme à trouver le bonheur. Dans un monde antique en proie aux déséquilibres sociaux et politiques, la recherche du bonheur devint une priorité. Le philosophe maître de lui, serein, ne dépend ni des opinions des autres, ni du jugement des autres, ni de son jugement, ni de ses humeurs. Ne connaissant plus la peine, ni le malheur, il est un homme heureux. Car le bonheur pour Marc Aurèle ne consiste pas à jouir des plaisirs du corps ou de l’âme ; ces derniers sont trompeurs et 110
éphémères et ne peuvent que déboucher sur la déception et le malheur. Le bonheur, c’est de ne pas être soumis aux événements, au comportement des autres, à ses propres opinions. « Je suis malheureux parce que telle chose m’est arrivée. Ne dis pas cela, dis : Je suis heureux parce que, telle chose m’étant arrivée, je continue d’être exempt de chagrin… Pourquoi voir dans cet accident un malheur plutôt que de voir un bonheur dans la manière de le supporter ? … Désormais, à propos de tout ce qui pourrait te chagriner, rappelle-toi ce principe : Ceci n’est pas un malheur, mais c’est un bonheur que de le supporter avec courage120. » Le bonheur, c’est, en premier lieu, ne plus connaître le malheur grâce à la sérénité, à la maîtrise de soi. Mais c’est plus que cela. C’est considérer que ce qui est arrivé est bon. Le bonheur résulte de l’état de grâce qui touche un homme arrivé à la plénitude spirituelle. Et ce bonheur réjouit notre empereur. « Chacun sa joie. La mienne est de posséder un pouvoir hégémonique en bonne santé, de n’éprouver aucune hostilité envers qui que ce soit, ni envers rien de ce qui arrive, de regarder et d’accueillir chaque chose d’un regard bienveillant, et d’en tirer parti selon sa valeur121. »
Chapitre XIII Le dernier des stoïciens « De Rusticus… avoir pu lire les notes prises aux cours d’Épictète122. »
Dans cette citation, Marc Aurèle remercie Rusticus de lui avoir permis de lire les notes prises aux cours d’Épictète. C’est en effet (comme indiqué au chapitre V) Rusticus qui l’a initié à Épictète, avant qu’Apollonius de Chalcédoine ne devienne ensuite son maître de philosophie. Épictète a constitué sa référence intellectuelle principale, son maître à penser, dont il enrichit de citations ses Écrits pour lui-même. Marc Aurèle s’inscrit dans une longue lignée de penseurs appartenant à une école philosophique grecque réputée, celle des stoïciens. L’histoire de la philosophie divise traditionnellement l’école stoïcienne en trois courants successifs : - l’ancien stoïcisme, celui des fondateurs et de la doctrine originelle. Fondée à Athènes par Zénon, qui était proche des cyniques et donnait la réplique à Épicure sous le Portique, mot qui se dit Στοα, Stoa, en grec (d’où le nom de stoïcisme) ; ce courant regroupe les philosophes de l’époque hellénistique : Zénon de Kition (ville de Chypre, l’actuelle Larnaka), le fondateur de l’école, Persée, Chrysippe, Cléanthe, Ariston. Ces fondateurs ont beaucoup écrit (Chrysippe aurait ainsi écrit sept-cent-cinq traités), mais nous n’avons conservé d’eux que quelques textes épars, la plupart de leurs œuvres ayant été détruites. Nous les connaissons essentiellement à travers les textes de Diogène Laërce, de Cicéron et de Philon d’Alexandrie, mais aussi de Plutarque qui était un de leurs contradicteurs (il a rédigé « Contre les stoïciens » et « Des contradictions des stoïciens et des pères de l’Église »). Ils dissertaient de physique, de logique, de morale, de dialectique et de rhétorique. La doctrine stoïcienne est fondée 113
sur une vision unitaire de l’univers, une adhésion à la divinité et à l’altruisme, en opposition au matérialisme et à l’hédonisme des épicuriens. Ces philosophes qui vécurent en Grèce entre la fin du IVe et la fin du IIe siècle avant J.-C. s’intéressaient peu aux événements politiques de leur époque. - le moyen stoïcisme, dit aussi stoïcisme éclectique. À cette époque, les stoïciens se rapprochent des platoniciens ; ils quittent ainsi Athènes pour pénétrer le monde romain, et se retrouvent politiquement du côté des défenseurs de la République romaine. Ils vécurent à la fin du IIe siècle avant J.-C. et au Ier siècle avant J.-C. Parmi les plus célèbres, on peut citer Panaïtios, Poséidonios, Ciceron et Philon d’Alexandrie. - le stoïcisme impérial, dit aussi le stoïcisme des directeurs de conscience. Ce courant retourne aux doctrines des fondateurs de l’école en s’attachant à redonner son identité à la pensée stoïcienne. La doctrine laisse alors la place à la méditation et à l’examen de conscience. Ayant vécu aux Ier et IIe siècle après J.-C., ces philosophes sont attachés à la défense de la liberté et au souvenir de la République. Tout d’abord en opposition à l’empereur, le stoïcisme devient ensuite l’idéologie dominante de la Cour avec l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Antonin. Ses représentants les plus célèbres sont Musonius Rufus, Thraséas, Helvedius Priscus, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Un disciple d’Épictète Dès son plus jeune âge, Marc Aurèle fut un adepte d’Épictète. Ce dernier n’a, semble-t-il, rien écrit, mais son œuvre nous est connue à travers les notes prises lors de ses cours par son disciple, Arrien de Nicomédie. Esclave vers l’an 50 à Hiérapolis en Phrygie, Épictète est déporté dans sa jeunesse pour être vendu à Rome. Là il va suivre les cours de Musonius Rufus, avant d’être affranchi et de se mettre à enseigner à son tour. Il sera frappé par l’arrêt de
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Domitien en 94 qui expulse de Rome les philosophes. Il va alors enseigner à Nicopolis en Épire. Rusticus a initié Marc Aurèle à Épictète. A-t-il lui-même suivi les cours d’Épictète et pris des notes ou a-t-il seulement transmis à Marc Aurèle un exemplaire des notes d’Arrien de Nicomédie ? Il est impossible de le savoir. Les notes d’Arrien reprennent le cours d’Épictète sous forme de diatribes, explications ou pensées, regroupées sous le nom d’« Entretiens ». Ultérieurement, Arrien écrivit un abrégé de ces « Entretiens » qu’il appela « Manuel » (étymologiquement, livre qu’on garde à la main, portatif). « J’ai essayé de rédiger autant que possible dans les mêmes termes, tout ce que je lui entendais dire, afin de garder pour moi dans l’avenir des souvenirs de sa pensée et du franc-parler avec lequel il s’exprimait123 » (Arrien cité par Claude Chrétien). Épictète bénéficiait d’une réputation exceptionnelle de courage et de maîtrise de soi. On disait qu’il boitait, parce que son maître Epaphrodite l’avait battu et lui avait cassé la jambe. Épictète aurait mis en garde son maître et lui aurait fait patiemment la leçon, sans se révolter. Les cours d’Épictète devaient consister en des commentaires de textes des premiers stoïciens, comme Zénon et Chrysippe. Il faisait ses commentaires à l’aide de diatribes et d’interpellations inspirées de Diogène le fondateur de l’école cynique. Se référant aux premiers stoïciens il retrouvait ainsi l’origine du stoïcisme, issu de l’école cynique. Il se démarquait des écoles platonicienne et aristotélicienne, qui bâtissaient des systèmes trop théoriques. Il revenait aux origines de la philosophie consistant à aider au bon comportement, à trouver le vrai bonheur. Il critiquait les épicuriens qui prônaient l’abstention. Pour Épictète, nous devons nous ouvrir aux autres, à la communauté des hommes et y tenir notre rôle. Le bonheur consiste à vivre en suivant la raison, à nous accepter. « Vous cherchez le bonheur et la félicité où ils ne sont pas… Pourquoi les cherchez-vous ailleurs qu’en vousmême124 ? » (Épictète cité par Claude Chrétien). Son admiration pour la Nature, organisée de manière raisonnable, révèle sa foi en la divinité, par opposition au 115
matérialisme athée des épicuriens : « comment est-il possible… qu’une organisation si grande et si belle soit régie avec un ordre si parfait au hasard et par accident125 ? » (Épictète cité par Claude Chrétien). Claude Chrétien résume admirablement le message d’Épictète, « l’affirmation confiante de soi et l’adhésion tranquille à l’ordre du monde126 ». Les Écrits pour lui-même reprennent de nombreuses fois, soit des citations d’Épictète, soit des réflexions directement inspirées d’Épictète. Marc Aurèle prolonge et met par écrit l’enseignement d’Épictète. Il appartient ainsi au dernier courant stoïcien, celui de l’époque impériale. Les Écrits pour lui-même se situent dans la mouvance des Entretiens d’Épictète auxquels l’empereur reconnaît devoir beaucoup, et desquels il se réclamait. « Tu n’es qu’une âme chétive portant un cadavre, comme dit Épictète127. » L’empereur vivait à une époque et dans un milieu où le stoïcisme exerçait une très grande influence intellectuelle, morale et politique. Après avoir été pendant longtemps une doctrine purement philosophique et grecque, le stoïcisme avait en effet gagné les sphères intellectuelles romaines, imprégné les milieux républicains, et influencé des hommes comme Cicéron et Caton. De fait, sous les Julio-Claudiens, il était devenu la doctrine de référence des nostalgiques de la République et de ceux qui s’opposaient à la tyrannie. À partir de Nerva et de Trajan, le stoïcisme triompha en devenant tout d’abord l’idéologie intellectuelle dominante de la Cour impériale, puis en amenant un de ses disciples sur le trône. Dans les Écrits pour lui-même, nous retrouvons les principaux thèmes de la doctrine stoïcienne de cette époque, théorisée par Épictète : - la symétrie entre la cité humaine et le cosmos : l’homme est citoyen du monde, - l’égalité entre tous les hommes, - la foi en la divinité, qui confine au monothéisme, « un seul dieu répandu dans toutes les choses »128. - le thème du changement permanent : tout se transforme, - la méfiance vis-à-vis de la tyrannie et du pouvoir absolu. Mais Marc Aurèle se distingue d’Épictète sur deux points : 116
- la discipline stoïcienne lui permet de concilier le gouvernement de soi-même et le gouvernement des autres, alors que pour Épictète, on ne saurait être à la fois philosophe et homme politique, la philosophie devant mobiliser complètement son adepte ; - il affirme la bonté radicale du monde ; le bonheur ne se définit pas négativement, il n’est pas seulement le résultat d’une pratique de la maîtrise de soi. Le symbole du succès du stoïcisme à l’époque impériale Le IIe siècle après J.-C. constitue une époque particulièrement féconde en matière d’écoles de pensée philosophique ; il s’agit d’une période charnière qui voit la philosophie grecque, à travers ses nombreuses écoles, imprégner complètement la société impériale romaine, alors que simultanément les religions monothéistes pénètrent la pensée grecque, qu’il s’agisse du syncrétisme entre le judaïsme et l’hellénisme, dans le prolongement de Philon d’Alexandrie, ou surtout de l’apparition des penseurs chrétiens, qui relisent les évangiles à l’aune de la philosophie grecque (Justin, Tatien, Irénée). Mais la pensée philosophique n’est plus aussi créatrice qu’à l’époque hellénistique. Les philosophes de l’époque impériale diffusent les thèmes et les idées des siècles précédents, les vulgarisent, les expriment différemment. La forme devient aussi importante que le fond. Les rhéteurs et les sophistes l’emportent souvent à la cour impériale sur les vrais penseurs, conduisant les élites romaines à se méfier des philosophes. Marc Aurèle suivit l’éducation rhétorique, et était entouré de sophistes, dont il se méfiait particulièrement, ne les considérant pas comme de véritables philosophes. La morale, la pratique philosophique, la recherche du bonheur deviennent les préoccupations majeures, au détriment de l’avancée de la connaissance et de la réflexion. Il ne s’agit plus de trouver une vérité nouvelle mais de fournir des points de repère, une discipline, une morale. Le stoïcisme à l’époque impériale connaît un succès assez exceptionnel, car il forme les directeurs de conscience dont ont 117
besoin les patriciens romains. Épictète eut ainsi un nombre considérable d’élèves romains. Au plan politique, le stoïcisme n’a jamais constitué un courant organisé, et n’a pas vraiment eu de doctrine très précise, mais ses sympathies ont toujours été du côté de ceux qui combattaient la tyrannie. Au Ier siècle après J.-C., les stoïciens étaient considérés comme suspects par les empereurs, car on les soupçonnait d’être favorables à la démocratie et de ne pas rendre les honneurs dus à l’empereur. Néron, Vespasien, Domitien les persécutèrent. Sénèque, après avoir été le précepteur puis le ministre de Néron, fut ainsi contraint par ce dernier de se donner la mort. À partir du IIe siècle, et l’arrivée des Antonin au pouvoir, le stoïcisme devint l’école philosophique dominante qui fournit au pouvoir l’idéologie qu’il recherchait pour asseoir ou légitimer une morale politique proche de l’idée républicaine romaine, que les Antonin cherchaient à ranimer. Le stoïcisme de l’époque impériale, sous l’influence de Sénèque et Épictète, prône l’examen de conscience quotidien, et l’exercice des trois disciplines (du jugement, du désir et de l’action) auquel s’est astreint Marc Aurèle, et que ses Écrits pour lui-même développent. L’empereur, par le retour constant sur lui-même, cherche à éviter le découragement, à entretenir son énergie intérieure. « Son thème fondamental, c’est en effet partout le rattachement de l’individu à l’univers ; c’est la seule chose qui donne un sens à la vie, si instable et passagère en ellemême129 » (Émile Bréhier, Histoire de la philosophie). En cela, il est représentatif du stoïcisme de l’époque impériale qui a abandonné la construction de systèmes métaphysiques. Devenu une morale, une thérapie de l’âme, le stoïcisme se distinguait nettement des autres écoles philosophiques comme le platonisme, par exemple, qui allait toutefois survivre aux bouleversements religieux et politiques qui attendaient le monde antique.
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Un stoïcien ouvert aux autres doctrines Si Marc Aurèle fait constamment référence aux thèmes des fondateurs de la doctrine stoïcienne, et s’il cite abondamment Épictète et Cicéron, il se réclame aussi de penseurs d’autres écoles philosophiques, se comportant ainsi comme un héritier de l’ensemble de la philosophie grecque, et non comme le membre d’un courant impliqué dans des querelles de doctrines ou d’écoles rivales. Comme les stoïciens éclectiques, il cite souvent les dialogues de Platon. De même, Diogène fondateur du cynisme est cité plusieurs fois. On sait que le stoïcisme était à l’origine proche de l’école cynique. Socrate est aussi très présent ainsi que Héraclite, le plus célèbre des présocratiques. Plus symboliques encore de l’attitude d’ouverture de Marc Aurèle, sont les références fréquentes à Epicure et Démocrite, les penseurs épicuriens et matérialistes auxquels s’opposaient traditionnellement les stoïciens. Epicure apparaît dans les Écrits pour lui-même comme un sage qui inspira Marc Aurèle. Cosmopolite et tolérant, Marc Aurèle ne critique aucun auteur, aucune doctrine. Il lit tous les philosophes qui le méritent, et retient de chacun le meilleur. Une référence De même qu’il fut le dernier des bons empereurs, Marc Aurèle fut le dernier penseur stoïcien, concluant une lignée commencée quatre siècles avant lui par Zénon. Il laissa une image d’empereur bon et éclairé, et de philosophe directeur de conscience. Après lui, en revanche, le stoïcisme connut, en tant qu’école autonome, un déclin indéniable, et fut supplanté comme pensée dominante par le platonisme qui s’impose avec Plotin au siècle suivant. Aux IIe et IIIe siècles après J.-C., le christianisme devait se développer dans une atmosphère stoïcienne, avant d’être pénétré ensuite par la pensée platonicienne. En annonçant dans ses textes des thèmes que les chrétiens allaient développer ensuite, Marc Aurèle a, involontairement, 119
précipité la fin de l’école stoïcienne. En contrepartie, il a permis sa survivance à travers la pensée chrétienne qui a emprunté une partie de son vocabulaire et de sa morale. Les thèmes stoïciens énumérés annoncent nombre de valeurs chrétiennes. « Les Confessions » de Saint Augustin ont indiscutablement un lien de parenté avec les Écrits pour luimême. À la Renaissance, le stoïcisme allait toutefois connaître un renouveau, notamment via les « Essais » de Montaigne. Puis Descartes, Spinoza ou Pascal allaient relire Sénèque ou Épictète. Des auteurs comme Montesquieu, puis Renan, vont citer ou étudier Marc Aurèle et le louer. Philosophie de l’unité, de l’harmonie et de la liberté, le stoïcisme s’épanouit dans l’Empire romain du IIe siècle après J.C., celui de la Pax romana, qui était devenu la cité universelle, réplique terrestre du cosmos. Il s’incarna dans l’empereur philosophe. Il ne survécut pas en tant qu’école autonome à la rupture de ce miraculeux équilibre politique, social et moral, mais ses thèmes et ses recommandations ont perduré à travers les courants de pensée postérieurs.
CONCLUSION « L’humanité, le renoncement pour soi-même n’ont jamais été poussés aussi loin. La gloire, cette dernière illusion des grandes âmes, est réduite à néant. Il faut faire le bien sans s’inquiéter si personne le saura130 » (Ernest Renan, Marc Aurèle).
Marc Aurèle fut tout à la fois le dernier des bons empereurs et le dernier des stoïciens. Avec lui a pris fin une période d’équilibre politique et social, qu’il a mieux que quiconque incarnée. Sa philosophie stoïcienne a dicté sa conduite de gouvernant ; elle avait en effet pour objectif de guider l’homme privé, comme l’homme public. Il a marqué de son empreinte son passage à la tête de l’Empire, en se consacrant largement à la défense militaire de ses frontières, et en accélérant la progression du droit et de la justice. Ses qualités, qu’il révèle dans ses écrits, permettent de le qualifier d’humaniste avant l’heure : respect des institutions et des normes de son époque, condamnation du césarisme et de la violence, proclamation de l’égalité de tous les hommes, adoucissement de la condition d’esclave. L’empereur a-t-il réussi ce qu’il a voulu entreprendre ? Pas complètement, puisque, progressivement, après sa mort, ce qu’il avait combattu va s’imposer : les barbares vont s’implanter sur les territoires de l’Empire, celui-ci va se diviser entre l’Orient et l’Occident et le christianisme va remplacer les valeurs religieuses et morales antiques. Il n’a pas su laisser l’Empire à un successeur qui aurait été un homme sage ; il ne s’est pas non plus opposé au massacre des chrétiens. Mais son désintéressement, sa maîtrise de soi, sa bonté le distinguent parmi les rois ou chefs militaires de l’Antiquité. Il aura surtout accompli ce qui était l’essentiel à ses yeux :
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- rester humble, bon et raisonnable, c’est-à-dire ne pas tomber dans la tentation du césarisme, ou de la tyrannie, - être prêt à recevoir la mort naturellement, sans peur et sans crainte de ne rien laisser derrière lui. Il demandait à la philosophie de l’aider à accomplir sa tâche, et à la supporter : « Il en va de même pour toi avec la Cour et la philosophie : reviens assidûment à celle-ci et repose-toi en elle, car c’est grâce à elle que la Cour te paraît supportable131. » Si l’empereur n’a pas complètement atteint ses objectifs, l’homme a en effet réussi sa vie. N’était-ce pas ce qu’il considérait comme essentiel ? Il aura aussi réussi ce qu’il n’avait pas prévu, devenir le modèle du bon empereur, et continuer à être plus de dix-huit siècles après sa disparition, une référence. Son enseignement, sa vie, son œuvre peuvent guider aujourd’hui chacun dans la connaissance de soi-même, et dans le respect des autres. « Ne fais de mal à personne et ne dis du mal de personne132. » Avec lui, la philosophie est une discipline de vie, un apprentissage de la sagesse, une recherche du bien. « Ne plus du tout discuter sur ce sujet : « que doit être un homme de bien ? » mais l’être133. » Il nous a laissé un texte attachant dont la lecture donne envie de mieux connaître celui qui écrivit « qui peut en effet, t’empêcher d’être simple et bon134 ? » Il nous y livre les clés de la sérénité et du bonheur : la maîtrise de ses humeurs et de ses émotions, la confiance dans le destin. On peut choisir d’être heureux.
ANNEXES
Les différentes écoles stoïciennes L’ouvrage de la collection « Bibliothèque de la Pléiade » consacré aux stoïciens, à partir des travaux d’Émile Bréhier, revus et complétés, constitue une excellente référence pour mieux connaître les courants de l’école stoïcienne, qui se sont succédé à travers les âges. Les fondateurs Zénon de Kition (ville de Chypre) est le fondateur de l’école. Né en 332 avant J.-C., mort en 262, il enseigna essentiellement à Athènes. Il y donna la réplique à Épicure sous le Portique, Στοα, Stoa, en grec, d’où le nom de stoïcien. Il eut de nombreux disciples : Cléanthe, qui lui succéda, mais aussi Ariston, ainsi que Persée et Sphairos. Chrysippe (277-204) est considéré comme le second fondateur de l’école stoïcienne, car il lui donna véritablement sa structure. Les successeurs de Chrysippe furent ensuite Zénon de Tarse, Diogène de Babylone et Antipater. De ces premiers stoïciens, il ne nous est parvenu que de trop rares textes : un seul ouvrage, L’Hymne à Zeus de Cléanthe, et des fragments cités par Diogène Laërce, Plutarque ou Cicéron. Cela ne nous donne probablement qu’un aperçu parcellaire de leurs œuvres quand on sait que Chrysippe écrivit environ 705 traités. Les stoïciens « éclectiques » Panaïtios (entre 185 et 180 – entre 110 et 100) renouvelle le stoïcisme et annonce à la fois la diffusion des idées stoïciennes chez les Romains et le début de l’éclectisme, c’est-à-dire de la confluence entre le stoïcisme et les doctrines platonicienne de l’Académie et aristotélicienne du Lycée. Son disciple le plus célèbre fut Poséidonios qui enseigna le stoïcisme à Cicéron en 78-77. Cicéron (106-43) était certes classé parmi les néo-académiciens. Mais l’éclectisme des stoïciens, qui s’étaient beaucoup 125
rapprochés des platoniciens, se retrouve chez Cicéron qui adopta au plan moral l’attitude stoïcienne, et fut l’un des meilleurs exposants de la doctrine du Portique. Philon d’Alexandrie, juif hellénisé qui vécut à Alexandrie et développa la doctrine du Logos, ainsi que Plutarque, se situèrent eux aussi au confluent du platonisme et du stoïcisme. Le stoïcisme impérial À l’époque impériale, le stoïcisme connaît un regain d’influence certain : il retourne aux idées des fondateurs, Chrysippe notamment, et devient la doctrine de ceux qui défendent la liberté et s’opposent à la tyrannie de la dynastie des JulioClaudiens puis de celle de Vespasien et Domitien. Musonius Rufus, Thraseas, Helvédius Prisus et Sénèque symbolisent ce courant stoïcien, résistant à l’oppression impériale. L’arrivée des Antonin au pouvoir annonce une ère de tolérance et de retour à l’esprit de la République. Le stoïcisme devient alors la doctrine dominante à la Cour impériale, avec Épictète, et bien entendu Marc Aurèle. Les post-stoïciens Après Marc Aurèle, le stoïcisme disparaît en tant qu’école individualisée. Son influence reste grande au IIIe siècle après J.-C. à travers les Pères de l’Église. Ceux-ci en effet trouvent leur inspiration et leur vocabulaire en grande partie dans les écrits stoïciens, qu’il s’agisse de Tertullien ou de Clément d’Alexandrie. Les Confessions de Saint Augustin reprennent le style des monologues de Marc Aurèle, en y ajoutant bien sûr l’inspiration divine. Ensuite la pensée chrétienne s’est surtout développée dans un environnement platonicien, puis aristotélicien à la fin du Moyen-Âge. Le stoïcisme reparaît à la Renaissance, notamment dans les « Essais » de Montaigne. Les philosophes classiques, Descartes, Pascal, Kant, Spinoza, méditent la morale stoïcienne et s’en inspirent.
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En littérature, Corneille est souvent considéré comme un auteur stoïcien et, plus près de nous, Albert Camus ou André Malraux sont parfois qualifiés de stoïciens.
Chronologie des empereurs romains avant Marc Aurèle 44 avant J.-C. : assassinat de Jules César Les Julio-Claudiens 27 avant JC : 14 après JC : 37 après JC : 41 après JC : 54 après JC :
Auguste Tibère Caligula Claude Néron
69 après JC
:
anarchie – plusieurs empereurs proclamés (Galba, Othon, Vitellius)
Les Flaviens 69 après JC 79 après JC 81 après JC
: : :
Vespasien Titus Domitien
Les Antonin 96 après JC 98 après JC 117 après JC 138 après JC 161 après JC
: : : : :
Nerva Trajan Hadrien Antonin Marc Aurèle et Lucius Verus
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Chronologie de la vie de Marc Aurèle La jeunesse (121-138) 121 126 130 (environ) 136-137 -
Naissance de Marc Aurèle à Rome sous le nom de Marcus Annius Verus Marc Aurèle devient chevalier romain Mort du père de Marc Aurèle Marc Aurèle, élève d’Apollonius de Chalcédoine et de Fronton
Le fils adoptif d’Antonin (138-161) 138 -
139 140 145 146 147 155-156 -
Hadrien adopte Antonin, qui adopte à son tour Marc Aurèle et Lucius Verus. Mort d’Hadrien. Marc Aurèle désigné César. Il prend le nom de Marcus Aurelius Antoninus Début de la correspondance avec Fronton Premier consulat de Marc Aurèle Deuxième consulat de Marc Aurèle. Mariage avec Faustine Marc Aurèle lit Ariston et se consacre à la philosophie Naissance de la première fille de Marc Aurèle Mort de la mère de Marc Aurèle
Empereur avec Lucius Verus (161-169) 161 -
166 167 168
Naissance de Commode. Troisième consulat de Marc Aurèle. Mort d’Antonin. Marc Aurèle devient Auguste, et prend Lucius Verus comme co-empereur. Invasion des Parthes en Arménie Triomphe sur les Parthes. Commode est proclamé César. Martyre de Saint Polycarpe Début de la peste à Rome. Martyre de Saint Justin Marc Aurèle et Lucius Verus partent en campagne contre les Marcomans 129
Seul empereur (169-180) 169 169-170 171 173 175 176 177 178180-
Mort de Lucius Verus Les Marcomans et les Quades pénètrent en Italie Guerre des Quades. Marc Aurèle rédige le livre II des Écrits pour lui-même (?). Miracle de la pluie (?) Révolte d’Avidius Cassius. Mort de Faustine Marc Aurèle à Athènes, initié aux mystères d’Eleusis. Triomphe de Marc Aurèle et Commode Commode consul. Commode associé à l’Empire Départ de Marc Aurèle et de Commode pour la Germanie Mort de Marc Aurèle
Index des citations Les ouvrages cités sont réunis dans la bibliographie qui suit cet index. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32.
Marc Aurèle, Soliloques, Livre VI, p. 79. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, suivi de « Marc Aurèle d’Ernest Renan » p. 212. Marc Aurèle, Soliloques : citation de Montesquieu. Considération sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence p. 11. « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 46 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 45 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 92 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 58 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 45 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 46 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 162 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre II p. 25 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 73 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 158 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 43 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 44 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 157 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 88 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 109 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 81 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 86 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 46 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre III p. 34 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre X p. 130 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre X p. 130 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 90 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 115 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 161 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 73 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IX p. 118 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 113 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 99 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 115 131
33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. 63.
« Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 68 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 67 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 66 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 128 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 93 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 192 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 144 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 160 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 45 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IX p. 125 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 75 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 165 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 19 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 15 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 15 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 15 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 18 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 16 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 3 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 17 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 20 et p. 23 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 19 à 22 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 161 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre II p. 27 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » p. x « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre VIII p. 127 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 165 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 16 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 13 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 163 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 144 132
« Marc « Marc « Marc « Marc « Marc « Marc « Marc « Marc « Marc
« Marc « Marc
64. 65. 66. 67. 68. 69. 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88. 89. 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97. 98. 99. 100.
« Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre I p. 205 et 206 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 149 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 150 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre VIII p. 117 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre VIII p. 118 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : Livre VI p. 83 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 152 et 153 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre III p. 41 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 149 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 18 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 23 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 43 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IX p. 116 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 107 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre III p. 37 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 21 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 20 et 21 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » p. CL XXIX « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 157 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 85 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 149 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 105 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 103 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 23 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre I p. 22 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 161 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de Aurèle d’Ernest Renan » : p. 237 et 239 « Marc Aurèle – Soliloques » : p. 196 « Marc Aurèle – Soliloques » : p. 165 « Marc Aurèle – Soliloques » : p. 31 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 77 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 66 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 53 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre III p. 39 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 77 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 79 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 78 133
« Marc
« Marc « Marc « Marc
« Marc
101. 102. 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. 112. 113. 114. 115. 116. 117. 118. 119. 120. 121. 122. 123. 124. 125. 126. 127. 128. 129. 130. 131. 132. 133. 134.
« Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 160 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XI p. 147 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 43 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre XII p. 157 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 43 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 9 « Manuel d’Épictète » : p. 59 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 46 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 47 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 3 et 4 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 12 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 91 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 73 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IX p. 123 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IX p. 125 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 8 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 53 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 110 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 55 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VIII p. 111 « Marc Aurèle – écrits pour lui-même » : Livre I p. 3 « Manuel Épictète » : p. 9 « Manuel Épictète » : p. 13 « Manuel Épictète » : p. 24 « Manuel Épictète » : p. 44 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre IV p. 53 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VII p. 88 « Emile Bréhier – Histoire de la philosophie. I/ Antiquité et Moyen Age » p. 379 « Marc Aurèle – Pensées pour moi-même », suivi de « Marc Aurèle d’Ernest Renan » : p. 238 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre VI p. 73 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre V p. 69 « Les stoïciens – Pensées » : Livre X p. 1226 « Marc Aurèle – Soliloques » : Livre X p. 138
Bibliographie Texte des Écrits pour lui-même de Marc Aurèle Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, introduction générale, Livre I, Pierre Hadot, Paris, Les Belles Lettres, 1998. Marc Aurèle, Soliloques, éd. Louis Grateloup, Paris, Le livre de Poche, 1998. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, suivi de « Marc Aurèle d’Ernest Renan », traduit du grec par Frédérique VervlietArléa, Paris, 1992. Pensées de l’empereur Marc Aurèle-Antonin ou leçons de vertu que ce prince philosophe se faisait à lui-même, éd. Joly, Paris, Imprimerie de L. Cellot, 1769. Bréhier Émile, Les stoïciens, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962. Biographies et études sur Marc Aurèle Cordonnier V., Marc Aurèle, Paris, Quintette, 1998. Grimal P., Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1994. Parrain C., Marc Aurèle, Bruxelles, Complexe, 1957. Philosophie et pensée grecques Finley M., L’Héritage de la Grèce, préface de Pierre Grimal, Paris, Tallandier, 2009. Bréhier É., Histoire de la philosophie – I Antiquité et Moyen Âge », Paris, PUF, 1981. Hadot P., La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001. Hadot P., Éloge de la philosophie antique, Paris, Allia, 1998. Werner C., La philosophie grecque, Paris, Payot, 1972. Mossé C., Histoire des doctrines politiques en Grèce, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1975. Épictète, ce qui dépend de nous. Manuel et entretiens, traduit du grec par Myrto Gondicas, Arléa, 1995. Chrétien C., Manuel d’Épictète, Paris, Hatier, 1988. 135
Bréhier É., Les stoïciens, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962. Histoire et culture romaines Hacquard G., Dautry J., Maisani O., Guide romain antique, Paris, Hachette, 1952. Veyne P., L’empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005. Yourcenar M., Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, Pléiade, 1982.
Table des matières Avant-propos....................................................................................7 Introduction ......................................................................................9 PREMIÈRE PARTIE L’ŒUVRE ......................................................11 Chapitre I Éloigner son jugement...................................................15 Supprimer ses représentations ....................................................15 Ne pas juger les événements ......................................................17 Le rôle du pouvoir hégémonique ...............................................18 Chapitre II Se concentrer sur l’événement présent.........................19 Oublier le passé ..........................................................................19 Ne pas craindre l’avenir .............................................................20 Abolir la vie intérieure ...............................................................20 Chapitre III Accepter ce qui vient ..................................................23 Tout ce qui est naturel est bon....................................................23 Ne pas avoir peur de la maladie ou de la mort ...........................24 Apprendre l’humilité ..................................................................26 Chapitre IV Citoyen du monde ......................................................29 S’ouvrir aux autres .....................................................................29 Accomplir sa fonction ................................................................30 Nous appartenons à l’univers .....................................................31 DEUXIÈME PARTIE L’EMPEREUR ..............................................33 Chapitre V Ses formateurs .............................................................37 Sa famille....................................................................................38 Ses maîtres..................................................................................40 Son cursus honorum...................................................................43 Antonin.......................................................................................44 Chapitre VI Le défenseur de l’empire............................................47 Contre les ennemis de l’extérieur ...............................................49 Contre les forces qui opposent l’Orient et l’Occident ................53 La résistance aux religions monothéistes ...................................57
137
Chapitre VII Un promoteur de la justice ........................................63 Le développement du droit.........................................................63 L’adoucissement de la condition d’esclave................................65 Le respect des institutions héritées de la République .................67 Chapitre VIII Un empereur philosophe..........................................69 Ses références idéologiques .......................................................70 Ses valeurs..................................................................................73 Sa conception du rôle de l’empereur..........................................76 Le rejet de la tyrannie.................................................................76 Un monarque humble et éclairé..................................................77 Chapitre IX Les limites d’une politique .........................................79 Un certain conservatisme ...........................................................79 Le choix de Commode ...............................................................80 Un moraliste plus qu’un théoricien ............................................82 L’incompréhension du christianisme .........................................83 Le dernier des bons empereurs...................................................86 Chapitre X L’apport de Marc Aurèle .............................................89 Un monarque républicain ...........................................................89 Un humaniste..............................................................................91 Une source d’inspiration pour les gouvernants ..........................93 TROISIÈME PARTIE LE PHILOSOPHE ........................................95 Chapitre XI Une œuvre pour soi ....................................................99 Des confidences .......................................................................100 Un guide de conduite ...............................................................102 Chapitre XII Une aide au gouvernement de l’âme.......................105 Un apprentissage de la sérénité ................................................106 Le dépassement de la religion ..................................................108 Une initiation au bonheur.........................................................110 Chapitre XIII Le dernier des stoïciens .........................................113 Un disciple d’Épictète ..............................................................114 Le symbole du succès du stoïcisme à l’époque impériale ........117 Un stoïcien ouvert aux autres doctrines ...................................119 Une référence ...........................................................................119 CONCLUSION ................................................................................121 138
ANNEXES .......................................................................................123 Les différentes écoles stoïciennes ................................................125 Les fondateurs ..........................................................................125 Les stoïciens « éclectiques » ....................................................125 Le stoïcisme impérial ...............................................................126 Les post-stoïciens .....................................................................126 Chronologie des empereurs romains avant Marc Aurèle .............128 Chronologie de la vie de Marc Aurèle .........................................129 Index des citations........................................................................131 Bibliographie................................................................................135 Texte des Écrits pour lui-même de Marc Aurèle......................135 Biographies et études sur Marc Aurèle ....................................135 Philosophie et pensée grecques ................................................135 Histoire et culture romaines .....................................................136
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