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French Pages [396] Year 2002
ΝΤΟΑ 50 Pierre-Yves Brandt L'identite de Jesus et l'identite de son disciple
N O V U M T E S T A M E N T U M ET ORBIS ANTIQUUS (ΝΤΟΑ)
Publie au nom du Departement d'etudes bibliques de l'Universite de Fribourg Suisse par MAX KÜCHLER
avec la collaboration de GERD THEISSEN
L'Auteur Pierre-Yves BRANDT, ne ä Bienne, Suisse, en 1959. Maturite scientifique au Gymnase frangais de Bienne (1978), puis etudes de psychologie ä l'Universite de Geneve (licence en psychologie en 1982) ой il devient assistant en logique, psychopedagogie et möthodologie entre 1982 et 1988. Diplome de specialisation en psychologie pedagogique en 1983. Doctorat en psychologie en 1988: La justification par la negative dans 1'argumentation enfantine, Berne: P. Lang, 1989. Assistant de recherche du FNRS au Centre de recherches semiologiques de l'Universitä de Neuchätel de 1988 ä 1990. Plusieurs contributions consacrees ä l'etude de la contre-argumentation publiees dans les Travaux du Centre de recherches semiologiques (Neuchätel). Parallelement, etudes de theologie aux Universit6s de Geneve et de Heidelberg (licence en 1991). Assistant en Nouveau Testament ä Genfeve de 1995 ä 1999. Professeur associö de psychologie de la religion aux Universites de Lausanne et Genöve depuis 1999. Domaines de recherche: l'Evangile de Marc (De l'usage de la frontiäre dans la rencontre entre Jesus et la Syrophönicienne (Mc 7, 24-30), ETR 74,1999,173-188; Brandt P.-Y., Lukinovich Α., L'adresse ä Jösus dans les ävangiles synoptiques, Biblica 82, 2001, 17-50), les notions d'identit6 et de personne (Identite subjective, identite objective: l'importance du nom), Archives de psychologie 65, 1997,187-209).
Novum Testamentum et Orbis Antiquus
Pierre-Yves Brandt
L'identite de Jesus et l'identite de son disciple Le recit de la transfiguration comme clef de lecture de l'Evangile de Marc
Editions Universitaires Fribourg Suisse Vandenhoeck & Ruprecht Göttingen 2002
50
Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme Brandt, Pierre-Yves: L'identite de Jesus et l'identitö de son disciple: le r6cit de la transfiguration comme clef de lecture de l'Evangile de Marc / Pierre-Yves Brandt. - Fribourg, Suisse: Ed. Univ.; Göttingen: Vandenhoeck und Ruprecht, 2002 (Novum testamentum et orbis antiquus; 50) ISBN 3-7278-1399-7 ISBN 3-525-53951-7
Publie avec l'aide du Conseil de l'Universite de Fribourg Suisse et de la Faculte de Thöologie de l'Universite de Lausanne Les originaux de ce livre prets ä la reproduction ont ete fournis par l'auteur © 2002 by Editions Universitäres Fribourg Suisse Fabrication: Imprimerie Saint-Paul Fribourg Suisse ISBN 3-7278-1399-7 (Universitätsverlag) ISBN 3-525-53951-7 (Vandenhoeck & Ruprecht) ISSN 1420-4592 (Novum Testam. orb. antiq.)
Pour les sceurs de Grandchamp
AVANT-PROPOS
L'ouvrage que voici est le resultat d'une recherche debutee en 1995 et qui a pris la forme d'une these de doctorat en Nouveau Testament soutenue le 15 juin 2001 ä la Facultö autonome de th6ologie protestante de l'Universite de Geneve. Mis ä part la correction de quelques fautes de frappe, le texte publie ici ne comporte qu'une modification qu'il vaut la peine de souligner par rapport au volume portant le т ё т е titre et d6pos6 ä l'Universite de Geneve. Sur le conseil du Professeur Gerd Theissen, j'ai mieux mis en evidence le fait que le modele de la personnalitö antique avec lequel je travaille n'est pas une simple Variante du modele 61abore par Bruce J. Malina et Jerome H. Neyrey. Ces auteurs insistent pour montrer que la personnalite antique n'est pas individualiste mais orientee vers le groupe (group-oriented), encastree (embedded) dans la famille. Appliquöe ä l'6tude de l'identite, cette distinction a le m6rite de mettre le doigt sur l'importance jou6e par les autres dans Гёпопсё de l'identitö individuelle. Le probleme, c'est qu'en identifiant les autres avec le groupe, Malina et Neyrey debouche sur un modele beaucoup trop schematique. II en perd de ce fait une grande partie de sa valeur heuristique. Dans toute soci6t6, l'identitd individuelle sur la base d'un contrat entre l'individu et la collectivitö. Les differences culturelles apparaissent des le moment ой l'on tient compte des differences de Statut parmi ces autres qui constituent la collectivite. Car n'importe quels autres n'ont pas les memes pouvoirs de redefinir l'identit6 d'un individu. C'est sur ce point que la notion de groupe est insuffisante, et т ё т е ä certains 6gards trompeuse, pour designer la specificite des processus constituant l'identite individuelle dans l'environnement culturel dans lequel est ηέ l'Evangile de Marc. Raison pour laquelle j'ai ρτέίέτέ parier d'orientation vers une instance superieure. Par cons6quent, et pour mieux mettre en evidence cette prise de distance th6orique par rapport au modele de Malina et Neyrey, j'ai r6organis6 la partie В de la th£se consacr£e ä l'identitö individuelle et rassemblant sous B.3. ce qui concerne 6a Präsentation du modele de Malina et Neyrey et en reservant B.4. ä la Präsentation du modele concurrent que je propose. Cet ouvrage ne serait pas arrive ä son terme sans le soutien et la confiance que m'a temoignee, tout au long du travail, ma directrice de these, la professeure Petra von Gemünden. Qu'elle en soit ici vivement remerciee. Mes remerciement vont aussi aux deux autres membres de т о п jury de these, les professeurs Enrico Norelli et Gerd Theissen. L'idee de travailler sur l'identitd individuelle dans l'Antiquite m'est venue apres une discussion avec le professeur Theissen au cours de laquelle il m'avait recommande la lecture des
viii
L'identite de Jesus et l'identitd de son disciple
travaux de Malina et Neyrey. Auant au professeur Norelli, j'ai beneficie de ses remarques judicieuses lors de la redaction du projet de these puis ensuite lorsqu'il a bien voulu lire une premiere version de la these. Ma reconnaissance va aussi au professeur Rordorf qui ma'vait invite ä presenter mon projet de these dans un seminaire pour doctorants qu'il animait avec le professeur Michel Grandjean. La vive discussion qui s'ensuivit, au cours de laquelle il d6fendit ardemment le point de vue selon lequel l'Evangile de Marc n'avait aucune intention biographique, m'a habitee tout au long de la redaction de се livre. Plusieurs autres personnes ont contribue, par leur aide ou leur soutien, ä la reussite de cette entreprise. Je ne saurais toutes les mentionner. Je tiens cependant ä remercier tout sp6cialement Marie Cenec qui a pris le temps de relire l'ensemble du texte pour en deloger autant que possible les coquilles et fautes d'orthographes, Jean-Daniel Macchi qui m'a aidö ä manier le traitement informatique du texte pour lui donner sa forme döfinitive prete ä la publication, et les professeurs Max Küchler et Gerd Theissen d'avoir accueilli ce texte dans la collection qu'ils diligent. Enfin, ma gratitude va ä la Facult6 autonome de theologie protestante qui a pris en charge la moiti6 des frais de publication. Geneve, ete 2002
Pierre-Yves Brandt
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS
vii
SOMMAIRE
ix
ABRiVIATIONS ET SIGLES
xvii
A. POSITION DU PROBLEME
1
А.1. PROBliMATIQUE
1
I. Le concept d'identit6 II. Approche psychologique du Nouveau Testament III. Point de d0part dans l'Evangile de Marc IV. Les dtapes du traitement de la problematique A.2. ТНЁОШЕ DU SECRET MESSIANIQUE: PR6SENTATION ET DISCUSSION
2 2 5 7 9
A.2.1. ΡΚέΒΕΝΤΑΤΙΟΝ DE LA POSITION DE WREDE I. Une s6rie d'observations 1. Les ordres de silence 2. Tendance ä rechercher Vincognito 3. Jesus enseigne en paraboles II. Le fondement de la theorie III. L'incomprehension des disciples: une thematique distincte....
9 10 10 12 13 13 14
A.2.2. REPRISES ET CRITIQUES DE LA ТНЁОШЕ DE WREDE 1. Hans Jürgen Ebeling : le secret souligne I 'epiphanie du Fils de Dieu 2. Gaetan Minette de Tillesse : le secret, procede litteraire d'une christologie haute 3. Ulrich Luz: ilfaut distinguer 'secret du miracle' et 'secret messianique' 4. Heikki Räisänen : la theorie des paraboles doit etre distinguie du secret messianique
21
A.2.3. LA RELATION ЁТАВЬ1Е PAR LtiVANGiLISTE AVEC LE LECTEUR
21 24 25 29 31
χ 1. Gerd Theissen : rassurer ceux qui maintiennent secrete leur identiti chritienne 2. Takashi Onuki: suspendre le jugement du lecteur sur l'identitä de Jesus Perspective de travail
32 32 34
В. Ь'ГОЕМТГЁ INDIVIDUELLE
39
В.1. DEFINITION DE L'IDENTITE INDIVIDUELLE
39
В. 1.1. EVOLUTION DE LA CONCEPTION DE L'IDENTTrfi
INDIVIDUELLE Phase 1. Augustin: l'interiorite humaine, espace ой l'on rencontre Dieu Phase 2. La Reforme: valorisation de la vie quotidienne Phase 3. Les Lumieres: l'individu, siege d'un centre organisateur autonome Articulation entre ces trois aspects В. 1.2. Ь'ГОЕШТГЁ VUE PAR LES SCIENCES HUMAINES I. Identit6 et identification selon la theorie freudienne 1. Processus ^identification dans l'hysterie 2. Rdle des identifications dans la construction du moi et du surmoi II. Prolongements psychanalytiques et döveloppementaux 1. Soi et conscience de soi 2. Part culturelle dans la reprisentation de soi III. Identite individuelle et identite sociale : Qui suis-je ? IV. Identit6 et röle В. 1.3. PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SUR L'IDENTITfi EN GfiNßRAL I. Quelques döfinitions prealables : Personne, personnalite, identitö individuelle 1. Individu et per sonne. 2. Personnalite II. L'identitö individuelle d'un point de vue anthropologique III. L'identit6 individuelle d'un point de vue psychologique IV. Articulation des deux points de vue V. РгоЫёте mithodologique VI. Modele поуаи-рёпрЬёпе de l'identit6 B.2. L'IDENTITi INDIVIDUELLE DANS L'ANTIQUITi
39 41 42 44 45 46 48 49 49 51 52 53 54 56 57 59 59 60 61 63 63 66 67 71
xi В .2.1. DIRE L'IDENTOT} PAR L'ORIGINE: NOM ET FILIATION I. L e n o m 1. Le пот en Grece. 2. Le пот ä Rome 3. Le пот dans le judai'sme II. La filiation Modes de filiation , B.2.2. LA NOTION DE PERSONNE DANS LES RELIGIONS DE L'ANTIQUnrä GRECQUE Dans la Grece archai'que et chez Homere Dans la religion grecque 1. La religion de la cite 2. Le dionysisme 3. Les cultes ä mystires 4. L'orphisme 5. Quelle сарасШ d'autoditermination de la part de l'individu? B.2.3. L'INVENTION DE L'AUTOBIOGRAPHIE La Vita de Jos6phe В.2.4. PARLER DE L'AUTRE DANS L'ßLOGE, PARLER DE SOI DANS LA DfiFENSE
73 74 75 76 77 79 81 85 85 86 87 88 89 91 93 95 ...98 101
B.2.5. DIRE L'IDENTITli: L'ETRE ET LE PARAITRE I. Les trait6s de physiognomonie II. Prisentations et repr6sentations d'individus dans l'art et la litt6rature III. Le vetement
106 106
B.2.6. BIOGRAPHIE ET GENRE DE L'fiVANGILE I. La Vita de Josephe II. Les "Vies" de Plutarque III. Les "Vies des Douze empereurs" de Sudtone IV. La "Vie de Moise" de Philon V. Les vies de prophetes de l'Ancien Testament VI. Les 6vangiles synoptiques
113 114 115 116 116 117 119
B.2.7. LIBERT^ INDIVIDUELLE ET CULTURES DE L'HONNEUR ET DE LA HONTE Comment penser le changement d'identite?
123 126
B.2.8. MODELES DE L'IDENTITß INDIVIDUELLE 1. S'inscrire dans une lignee 2. A la recherche des types
127 127 128
109 112
xii
3. L'interet pour I'exceptionnel 4. Le goüt de l'exemplaire 5. L'identiti typologique B.3. LE MODELE DE LA PERSONNALHi ORIENTEE VERS LE GROUPE Origine: les travaux de Bruce J. Malina Presentation du modele 1. Premiere appellation: personnalite dyadique 2. Appellation modifiee: personnalite orientee vers le groupe 3. Quelques references bibliques cities par Malina pour illustrer son module II. Le modele de la personnalit6 orientee vers le groupe doit etre complete 1. Diviance et "labelling" 2. Deviance - eminence 3. L'emergence d'une nouvelle identite I.
B.4. LE MODELE DE LA PERSONNALITÄ ОЮЕОТЁЕ VERS UNE INSTANCE SUPiRIEURE B.4.1. L'INTiRET ET LES LIMITES DU МОБЁЬЕ DE MALINA ET NEYREY I. L'interet (ou la pertinence) du modele de la personnalite orientee vers le groupe II. Les limites de l'approche de Malina et Neyrey 1. Les divers plans ой est dite l'identite: question de predominance 2. L'identite en transformation: legitimiti de Vinstance qui redifinit l'identiti. В.4.2.
LE MODELE DE LA PERSONNALITTE ORIENTE VERS UNE INSTANCE SUPERIEURE 1. La question du point de vue de l'individu 2. Articulation avec le modele noyau-peripherie
B.4.3. NiCESSITß DE NE PAS DßVOILER SOI-MEME L'IDENTITfi NOUVELLE Reinterpretation des ordres de silence donnes par Jesus I. La r6v61ation de l'identite nouvelle de Saül et de David 1. Saül 2. David.. !
129 130 131 135 135 136 137 139 142 145 145 148 149 151
152 152 153 154 155 158 158 161 162 165 166 166 167
xiii
3. Paralleles avec le divoilement de l'identite de Jesus chez Marc 168 II. Marc precede aussi comme une personnalite antique 170 С. Ь'ГОЕШТГЁ DE JESUS DANS L'EVANGILE DE MARC
173
С.1. PLAN DE L'EVANGILE DE MARC
173
С. 1.1. LE PLAN DE MARC DANS L'HISTOIRE DE LA RECHERCHE AU 20eme SIECLE. L'etude du plan de Marc par John G. Cook : une approche linguistique 1. Principaux marqueurs retenus 2. Marqueurs et niveaux de communications 3. Plan de Marc selon Cook
178 179 180 180
С. 1.2. MISE EN PLACE D'UN PLAN DE L'EVANGILE DE MARC A L'AIDE DE DESCRIPTEURS I. Methode 1. Choix de quelques descripteurs structurantsprincipaux... 2 ; Principes d'application II. Elaboration du plan de l'Evangile de Marc 1. Examen des differents descripteurs 2. Galilee - Jerusalem: une structure bipolaire
181 181 181 182 184 184 185
С. 1.3. PLAN DE L'EVANGILE DE MARC SERVANT DE CADRE Ä CETTE ЁТТГОЕ
191
С. 1.4. CONFIRMATION DE СЕ PLAN A L'AIDE DE CRITERES SUPPLiMENTAIRES I. Le proc6d£ d'inclusion 1. L'inclusion au moyen d'une expression langagiere identique 2. L'inclusion au moyen d'unitis narratives thematiquement semblables II. La triple r6p6tition d'un motif ou d'un r6cit-type III. Le schema de succession et le parallölisme des enchainements С.1.5. LA PLACE DE LA TRANSFIGURATION DANS LE PLAN DE L'EVANGILE DE MARC 1. La Transfiguration: en chemin entre la Galilee et Jerusalem 2. La Transfiguration joue un rdle de pivot dans le ricit
173
192 192 193 195 196 196 197 197 201
xiv
C.2. IDENTITE DE j6SUS ET TITRES CHRISTOLOGIQUES CHEZ MARC
205
C.2.1. COMMENTAIRE DU TABLEAU I. Premieres observations 1. Le titre "Christ" 2. Le titre "Le fils de l'humain" 3. Les expressions de la filiation divine II. R6partition des titres dans l'Evangile de Marc
206 208 208 208 209 211
C.2.2. ANALYSE БЁТАПХЁЕ DES TITRES CONSIDßRiS I. Χριστός chez Marc "Commander de se taire" II. "FilsdeDieu" 1. "Fils de Dieu": un titre pour designer un Θείος άνήρ 2. "Fils de Dieu": marque (royale) d'appartenance ä Dieu... III. "Le fils de l'humain" IV. Articulation entre "Le fils de rhumain", filiation divine et "Christ" 1. Un synonyme ou un dquivalent 2. Une correction de la christologie du θείος άνήρ 3. "Le fils de l'humain": un titre complementaire 4. Une correction de la messianite terrestre 5. "Fils de Dieu" deргё/егепсе ä tout autre titre
212 212 216 219 219 222 225
C.3. ROLE DE LA TRANSFIGURATION CHEZ MARC C.3.1. GENRE LITTßRAIRE ET FONCTION DU R6CIT DE LA TRANSFIGURATION I. Approche descriptive 1. Le recit de la Transfiguration: un mythe 2. Le ricit de la Transfiguration: un recit d'apparition du Ressusctä 3. Le ricit de la Transfiguration: un recit d'epiphanie II. Approche fonctionnelle 1. Le recit de la Transfiguration comme anticipation 2. Le ricit de la Transfiguration comme ΓένέΙαίϊοη d'une identiti cachie
226 226 227 230 231 232 237 238 239 239 241 246 248 249 251
C.3.2. PARALLfeLES AU RiCIT DE LA TRANSFIGURATION (MC 9,2-8) 253 1. Une premiere approche: la distinction entre tradition et ridaction 254
XV
2. Au-delä de la distinction entre tradition et redaction: la recherches de paralteles antiques I. Paralleles v6t6rotestamentaires 1. Paralleles entre Mc 9,2-8 et la tradition vütirotestamentaire se rapportant a Moise 2. Paralleles entre Mc 9,2-8 et la tradition vätirotestamentaire se rapportant ä Elie 3. Traditions veterotestamentaires associant les figures de Moi'se et Elie 4. Paralltles vetirotestamentaires ά Mc 9,2c. 3 5. Paralldles vitirotestamentaires ä Mc 9,7 6. Synthdse des paralleles vetirotestamentaires II. Paralleles provenant du judai'sme intertestamentaire III. Paralleles provenant du monde pai'en C.3.3. иШЕЫТГГЁ DE jiSUS DANS LE RfiCIT DE LA TRANSFIGURATION
255 255 256 259 259 260 262 263 263 267 273
D. LE CHEMINEMENT DE j6SUS PRiSENTi PAR MARC : UN MODELE AIMITER ?
277
D.I. LES DISCIPLES DANS L'iVANGILE DE MARC
277
I. Disciples: groupe et sous-groupes II. Disciples: connotation positive III. Disciples: connotation n6gative IV. Les interpolations de l'ambivalence de се portrait 1. L'interprätation historique 2. L'interpretation polimique 3. L'interpritation parinütique V. L'6volution du portrait des disciples du гёск D.2. L'IDENTIFICATION DU LECTEUR AVEC LES DISCIPLES Critique de l'application du processus d'identification ä des textes antiques Incompr6hension des disciples et r6ponse du lecteur 1. Persistance de I 'incomprihension des disciples 2. La riponse du lecteur ä I'incomprihension des disciples.. D.3. MODELES PROPOSiS AU LECTEUR PAR MARC
277 280 281 283 284 285 287 287 289 290 292 292 293 295
I. J6sus comme πκ^έΐε 295 II. Des personnages mineurs issus de la foule comme modöles. 297 La place des femmes chez Marc 301
xvi
III. Bilan: quel modele du disciple pour le lecteur? 1. Les disciples du ricit. 2. Les personnages secondaries issus de la foule 3. Jesus
303 303 303 303
E. CONCLUSION
305
Е.1. LE RtCIT DE LA TRANSFIGURATION ET LA THÜMATIQUE DE Ь'ГОЕШ1ТЁ INDIVIDUELLE
305
I. Le recit de la Transfiguration ёпопсе l'identite veritable de Jesus II. Le recit de la Transfiguration et l'identite du lecteur E.2. L'INCOMPRlSHENSION DES DISCIPLES ET LE PROJET DE MARC I. Reprise critique de la position de Wrede II. Christologie: L'6clairage apport6 par l'6tude de l'identit6 individuelle III. L'incompr6hension des disciples: reprise au niveau r0dactionnel
305 309 311 312 315 319
ANNEXES PLAN ОЁТАПХЁ DE L'6VANGILE DE MARC
325
TABLEAUX
333
I. Tableau synoptique des decoupages de l'Evangile de Marc proposös par plusieurs commentaires II. Decoupage de l'Evangile de Marc ä l'aide de descripteurs topographiques III. Fils de Dieu, Christ et Fils de l'humain dans l'Evangile de Marc IV. ParaMes entre Mc 9,2-8 et Ex 24,9-18 V. Parallfcles ä Mc 9,7 VI. Les disciples chez Marc: connotations positives et n6gatives
333 334 335 336 337 338
INDEX DES R£F6RENCES AUX (EUVRES DE L'ANTIQUITi
343
BIBLIOGRAPHIE
347
ABREVIATIONS ET SIGLES
I //
I er , 2 e all. angl. ap. AT augm. c.-ä-d. chap. cf. 6d dds 6d. esp. fran;. ЬёЬ. infra ital. J.-C. LXX NT p. par. pers. p.ex. reprod. τέν. s ss s. supra sing. TOB v. vol.
lorsqu'une citation tir6e d'un ouvrage chevauche un changement de page, ce signe indique oü se situe le passage d'une page ä l'autre dans la citation. parallele (söpare deux ref6rences bibliques consid6r6es comme paralleles ou suit la mention d'un passage d'un 0vangile synoptique pour renvoyer aux paralleles synoptiques). premier, deuxiöme... allemand anglais aprös Ancien Testament augment6 c'est-ä-dire chapitre confer, voir dditeur dditeurs ddition espagnol franfais ЬёЬгеи ci-dessous italien J6sus-Christ La Septante Nouveau Testament page ou pages paraMes personne par exemple reproduction r6vis6 et suivant (cette abrdviation est ассо1ёе ä un nombre; elle renvoie au verset ou ä la page qui suit le verset ou la page mentionnd). et suivants (cette abrdviation est ассо1ёе ä un nombre; elle renvoie aux versets ou aux pages qui suivent le verset ou la page mentionnd). siöcle ci-dessus singulier Traduction cecumdnique de la Bible verset volume
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Abreviations et sigles
CEuvres de l'Antiquite Pour les livres bibliques, cf. les abrdviations de la TOB. Pour les autres oeuvres de l'Antiquitö, cf. les abröviations dans la bibliographie. Pour Celles qui n'y sont pas mentionndes, voir: Pour les auteurs grecs : cf. les abr£viations contenues dans: LIDDELL, Henry G., & SCOTT, Robert, A Greek-English lexicon, Oxford: Clarendon, 1996 ^ d . 1940 Γέν. et augm. par Henry S. Jones avec un suppldment τένΐβέ en 1996). Pour les auteurs latins :
cf. les abr6viations de GAFFIOT, Fdlix, Dictionnaire Paris: Hachette, 1934.
Latin-Frangais,
En plus, nous mentionnons: 1 Hen 1QM 1QS IQSb 2 Bar 4 Esd
4Q 4M PGM PsSal T. Aser T. Benj. T. Nephtali
1 Henoch, арре1ё aussi Henoch ithiopien Reglement de la Guerre Regle de la Communaute Livre des benedictions (annexe ä la Rigle de la Communaute) Apocalypse syriaque de Baruch IV Esdras document trouvd ä Qumran dans la grotte 4 ("4Q" est suivi du num6ro du fragment) 4 Maccabees Papyri grecs magiques Psaumes de Salomon Testament d'Aser Testament de Benjamin Testament de Nephtali
Sigles Pour tout renseignement supplömentaire sur les collections et les revues, on se r6f6rera au volume de la TRE intitul6 "Abkürzungsverzeichnis" paru en 1993. Ce volume constitue la deuxiäme ddition remani6e de SCHWERTNER, Siegfried, Internationales Abkürzungsverzeichnis für Theologie und Grenzgebiete (abr6g6 IATG ).
A. POSITION DU PROBLEME
А.1. PROBLÄMATIQUE
L'6tude que voici a pour objectif d'operer une lecture de l'Evangile de Marc d'un point de vue anthropologique, et tout specialement psychologique. Quand nous lisons l'evangile, nous l'interpretons spontanement en fonction de notre conception de l'etre humain. Mais rien ne garantit que cette conception soit la meme que celle que l'evangeliste partageait avec ses destinataires1. II s'agira done pour commencer de preciser quelle est l'anthropologie sous-jacente au texte evangelique pour voir ensuite quel eclairage cela apporte ä la comprehension de l'Evangile de Marc tant sur le plan christologique que sur le plan du projet redactionnel de l'6vangeliste. Ceci nous amenera ä reconnaitre le röle-clef jou6 par le r6cit de la Transfiguration pour la comprehension de l'identit6 de J6sus dans l'Evangile de Marc. Pour preciser l'anthropologie sous-jacente ä l'evangile, nous avons choisi de nous concentrer sur la notion de personne et, plus precisement, sur la conception de l'identite individuelle qui domine dans le bassin mediterraneen au 1er siecle de notre ere2. Apres une breve entr6e en matiere sur le concept d'identitö et sur les difficultes posees par une approche psychologique du Nouveau Testament, nous indiquerons comment le recit de la Transfiguration s'est trouv6 d'embl6e au point de d6part de notre enquete sur le theme de l'identit6 individuelle dans l'Evangile de Marc et nous brosserons ä grands traits la maniere dont nous nous proposons de traiter cette problematique.
'
C'est toute ['interrogation sous-jacente ä la dömarche de la Psychologie historique. Ind6pendamment de la question de savoir s'il est possible d'ölaborer une psychologie historique au sens strict (c'est-ä-dire indöpendamment de la question de savoir si les шёЛоdes de la psychologie sont applicables hors d'une situation oü le psychologue est en pr6sence des sujets humains qu'il observe), on peut se r6f6rer ä ce propos aux travaux publi6s par Ignace Meyerson sur le Лёше de la personne. Cf. aussi von GEMÜNDEN, Petra, La culture des passions ä l'dpoque du Nouveau Testament. Une contribution th6ologique et psychologique, ETR 70 (1995) 335-348 ; et ce qu'elle dit de la psychologie historique.
2
Dans cette entreprise, je me reconnais beaueoup d'affinitds avec Jean-Pierre Vernant qui a adoptd cette attitude dans le cadre de ses travaux consacrds ä la Grfece ancienne (cf. ses publications citöes en bibliographie). Cf. aussi L. Gernet, J. Redfield, B. Gladigow.
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L'identite de Jesus et l'identite de son disciple
I. LE CONCEPT D'IDENTITE Aborder се chapitre particulier de l'anthropologie qu'est l'identite individuelle revient ä situer d'emblee l'etre humain en relation: l'identite est attribuee ou re^ue, ressentie sinon persue. Elle inscrit l'etre humain dans sa relation ä autrui, ä l'image qu'il a de soi, ou, au minimum, au sentiment d'etre. D'un point de vue psychologique, la perception de l'identite individuelle depend de la conscience de so?. Un auteur comme Erik H. Erikson a tres bien montre qu'identite interieure et identite sociale se developpent ensemble. Autrement dit, l'identite individuelle s'elabore en relation avec l'environnement dans lequel est plonge l'individu. Toute la question, pour notre propos, va etre de savoir comment sont ponderes l'un par rapport ä l'autre sentiment interne et regard des autres. Considerer l'etre humain d'un point de vue relationnel me parait plus dynamique que de chercher seulement ä en construire un modele du style corps/esprit qui risque tres vite de renvoyer ä des questions de "nature" ou de "substance" dejä si discutees. J'y vois done un aspect prometteur pour renouveler notre discours sur l'humain en theologie chretienne. L'objectif qui est le mien restant bien de dire le mystere de l'incarnation de maniere plus adaptee ä notre epoque, sans trahir les textes qui nous l'ont revele! II. APPROCHE PSYCHOLOGIQUE DU NOUVEAU TESTAMENT4 Si l'on considere les risques inherents ä l'entreprise propos6e, le danger principal est de projeter sur les ecrits du Nouveau Testament des categories qui leur sont etrangeres. La difficulte comporte deux versants: le fait que le recit evangelique n'a pas ete ecrit pour nous parier de la psychologie des personnages qu'il met en scene et l'application de catigories modernes ä un ecrit antique. Tout d'abord, done, les textes neotestamentaires n'ont pas ete ecrits pour nous fournir des renseignements psychologiques ou sociologiques relatifs a ceux dont ils parlent. De се fait, s'interesser ä l'identite individuelle en lisant 3
A propos d'une conception moderne de l'identite en psychologie, voir A. Mucchielli qui contient une bibliographie des ouvrages centraux; pour un modfele anthropologique de l'identit6, je m'inspire de MUCCHIELLI, Alex, L'identite, Paris: PUF, 1986 ainsi que du modfele pr6sentä par M. Schuster (cf. bibliographie).
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Les travaux qui adoptent une perspective psychanalytique sont assez connus dans le monde francophone. Citons les noms de Louis Beirnaert, Franijoise Dolto, Dominique Stein ou Antoine Vergote. Mais les approches psychologiques du texte biblique sont beaucoup plus variees que la seule perspective psychanalytique. On en trouvera un historique trös complet accompagn6 d'une riche bibliographie dans l'ouvrage rdcent de LEINER, Martin, Psychologie und Exegese: Grundlagen einer textpsychologischen Exegese des Neuen Testaments, Gütersloh: Kaiser, Gütersloher Verlagshaus, 1995.
Problematique
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ces textes peut tres vite mener ä une forme de "psychologisation" des personnages du recit. Ce risque est encore amplifie si l'on s'imagine pouvoir reconstituer la personnalite humaine particuliere de Jesus ou de ses disciples ä partir des evangiles. C'est ainsi que la tradition soufie n'hesitait pas, semble-t-il, ä classer Jesus dans un des neufs types de la caracteriologie qu'elle avait developpee5. C'est ainsi egalement que des auteurs du debut du siecle se sont interesses ä la Psychologie de Jesus et ont cru pouvoir la reconstituer ä partir des textes evangdliques. Parmi eux, l'abbe Louis-Claude Fillion peut decrire Jesus comme un "profond penseur"6 au calme admirable et aux emotions nobles et saintes7 demeurant, quoi qu'il advienne, "maitre de ses paroles et de ses actes"8. La suite de la description vante, entre autres, son humilite, sa patience, sa volonte sans faille. De meme, Theodore Flournoy regrettant de ne pouvoir faire "une etude psychologique complete du caractere humain de J6sus"9 se contente de souligner son heroi'sme, son intelligence et sa generosite10. On n'aura pas de peine ä reconnaitre ici l'enumeration de quelques traits attribues traditionnellement aux saints". A l'inverse, cela peut donner une presentation aussi delirante que celle de psychanalystes, r6putes par ailleurs mais sans conscience de la distance culturelle, qui peuvent declarer : "Le fonctionnement psychique du Christ tient ä sa structure elle-meme et au fait que son ideal narcissique est sa propre personne. Le Christ possede un Moi defaillant et hesitant."12 La maniere dont on aboutit a ces resultats releve cependant d'une meprise car on interprete ce qui nous est
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C'est, du moins, ce que rapportent ROHR, Richard, & EBERT, Andreas, Das Enneagramm: Die 9 Gesichter der Seele, München: Claudius, 1989, p.70. "Enneagramm" est la ddsignation moderne donnde ä une typologie de l'äme humaine d6velopp6e depuis le 15eme siecle au moins par des maitres spirituels soufis et арре1ёе par eux "visage de Dieu". L'aspect le plus intdressant de cette caractdriologie est son cöte dynamique: on peut se rigidifier dans ce qui nous caract0rise, mais on peut aussi s'ouvrir ä d'autres aspects, en particulier en prenant conscience des traits caract6ristiques du type auquel on appartient. On pourrait ainsi compenser ce qu'ils peuvent avoir d'extreme en intögrant des traits caractdristiques des autres types. Selon ces maitres soufis, Jesus aurait reussi cette integration desirde des neufs types du systöme.
6
FILLION, Louis-Claude, La personnalite humaine de Jesus-Christ, Paris: Le Laurier, 1995, p.18 (Extrait de son Ii vre Vie de Notre-Seigneur Jesus-Christ paru en 1921).
7
Fillion, Personnalite humaine, p. 11.
8
Fillion, Personnalite humaine, p. 12.
9
FLOURNOY, Theodore, Le genie religieux (1904), Saint-Blaise : Foyer solidariste, 4 1911, p.29.
10
Flournoy, Le genie religieux, p.29-56.
"
Albert Schweitzer, dans sa Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, fait 6tat de l'approche de Karl Weidel qui va tout ä fait dans le meme sens (p.580-582 de la 5ёше 6dition).
12
GRUNBERGER, Вё1а, & DESSUANT, Pierre, Narcissisme, essai, Arles : Actes Sud, 1997, p.84.
christianisme,
antisimitisme
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dit de Jesus dans les evangiles ä partir d'une conception moderne de l'individu et de sa psychologie. Dans les cas ой I'on croit pouvoir souligner la psychologie exceptionnelle de Jesus, la meprise prend le travers suivant: on pretend nous apprendre quelque chose de l'individu Jesus alors qu'on nous apprend quelque chose du stereotype (modele) ou de l'idöal auquel les auteurs bibliques estimaient qu'il s'etait si bien conforme. Sur ce point, toute une discussion s'est developpee pour savoir si les "evangiles" constituent un genre litteraire nouveau ou s'ils peuvent etre consideres comme des reprösentants d'un genre litteraire qui les precedait dans la litterature grecque et latine13. Je m'arreterai pour l'instant ä deux simples constatations. La premiere, de Klaus Berger, qui remarque que dans les evangiles comme dans les biographies antiques, le but n'est pas de presenter une individualite, ce qui est une conception moderne, mais de presenter ce qui est exemplaire: ce qui est typique l'emporte sur ce qui est individuel14. L'autre constatation est celle faite par Charles H. Talbert15: le but commun aux biographies antiques et aux evangiles serait de corriger une fausse image d'un maitre, de la remplacer par une comprehension correcte et d'offrir un modele de suivance du maitre. On rejoint ici la seconde partie de la difficult6 mentionn6e plus haut et qui en constitue l'aspect principal. II s'agit de savoir s'il est possible d'appr6hender la psychologie des gens habitant la Palestine du 1er siecle au moyen de concept construits au 20eme siecle pour parier de gens appartenant ä notre civilisation occidentale. Charles Taylor releve en particulier que le concept moderne d'identite est le resultat d'un processus d'elaboration qui s'est fait progressivement, grosso modo du 4eme au 20eme siecle de notre ere. Est-il
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On trouve un survol de la question dans Udo Schnelle, Einleitung ιη das Neuen Testament (UTB 1830), Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, p. 188-195. La Formgeschichte a eu tendance ä sous-estimer la valeur littöraire des 6vangiles et ä en faire, de ce fait, un genre ä part. II a fallu attendre que l'int6ret pour le travail r6dactionnel des 6vang01istes se developpe pour que la thfcse du paralMlisme entre les 6vangiles et la littdrature hell6nistique prenne de l'importance ä une piriode plus r6cente. Dans cette perspective, les dvangiles s'apparenteraient soit au genre de l'ar6talogie (icrits biographiques rapportant les miracles орёгёв par des etres humains divins), soit au genre du roman grec, soit au genre des biographies hellönistiques. Nous reprendrons cette discussion dans le chapitre consacrd ä la biographie et au genre de l'dvangile.
14
BERGER, Klaus, Hellenistische Gattungen im Neuen Testament, ANRW, II (25.2), 1984, p.1031-1432 et 1831-1885, ici p.1238. Berger estime que le genre litt6raire auquel appartiennent les dvangiles est ddjä attestd dans la littdrature antique avant la rddaction des dvangiles contenus dans le Nouveau Testament. Ce genre est celui de la biographie. Les öcrits dont ils se rapprochent le plus sont les biographies de philosophes qui contiennent des traits d'encomion (ibid. p.1231).
13
TALBERT, Charles H., What is a gospel? The genre of the canonical gospels, SPCK, 1978 (original 1977).
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London:
Problematique
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des lors non seulement legitime mais tout simplement possible de parier d'une conception de 1'identite en Palestine au ler siecle? Choisir le theme de l'identite, c'est en un certain sens partir d'un questionnement moderne. II se trouve que le sujet occidental a, en general, conscience d'etre une personne unique et irrempla5able et conscience d'avoir une identite individuelle. Mais meme si les penseurs de l'Antiquite n'elaborent pas une theorie de l'identitd individuelle au sens propre, ils 6noncent toutes sortes de criteres permettant de qualifier l'identite d'un individu, c'est-a-dire de r6pondre ä la question "qui est-il?". C'est cela qui nous interesse et qui constituera l'objet de notre etude de l'identite individuelle. III. POINT DE DßPART DANS L'EVANGILE DE MARC
Une premiere enquete sur la th6matique de l'identite individuelle dans l'Evangile de Marc a tres vite conduit au recit de la Transfiguration. C'est le r6sultat d'une premiere observation: le fait que се recit est place peu apres la question posee par J6sus ä ses disciples "Qui suis-je au dire des humains?" (Mc 8,27 par), question qui porte tres precisement sur l'identite. D'oü l'hypothese que le recit de la Transfiguration pourrait etre, en quelque sorte, la röponse de Dieu lui-meme ä la question de Jesus16. A la reponse des humains (Mc 8,28s par), dans laquelle il faut inclure chez Marc Celle des disciples donnee par l'entremise de Pierre (Mc 8,29)17, fait echo la voix c61este r6velant aux disciples prdsents que Jesus est le fils bien-aime. A la suite de cette premiere observation, plusieurs questions ont emerg6: pourquoi, comme c'est le cas dans le гёск de la Transfiguration, choisir de dire pref6rentiellement l'identit6 en termes de filiation? A quelle conception de l'identite individuelle cela correspond-il? Le fait que la declaration affirmant que Jesus est le fils bien-aime n'est pas un ёпопсё isole mais qu'elle est inscrite dans un rdcit a conduit alors ä penser que l'ensemble du contenu narratif de la Transfiguration devait servir ä dire l'identite de Jesus. Ce qui amene ä s'interroger sur la maniere de proceder du narrateur ргеоссирё de dire l'identitö de Jesus: le choix des divers motifs contenus dans le гёск (metamorphose, role du changement d'apparence des vetements, roles de la пиёе, de la prdsence d'Elie et de Moi'se, etc.) et la 16
Le constat du lien entre ces deux composantes du texte des 6vangiles synoptiques n'est pas nouveau. Certains ex6götes ont т ё т е supposd que les pdricopes de la confession de Pierre et de la Transfiguration 6taient primitivement li6es. Pour une discussion de ce point, voir p.ex. les ouvrages citds en bibliographie de E. Best (1983) ou C. Grappe (1992) p.164-172.
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Dans la perspective de Marc, et contrairement ä ce qu'affirme Mt 16,17, rien n'oblige ä penser que Pierre a plus qu'une conception humaine de la messianitd de Jösus, comme le montre sa r6action ä la premiere annonce de la passion et le jugement que porte en cons6quence J6sus sur lui: cf. Mc 8,33.
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fa9on de les assembler doivent correspondre ä certains codes culturels pour rendre compte de l'identite de quelqu'un. Mais au-delä du recit de la Transfiguration lui-meme, l'articulation supposee entre ce recit et la question posee par Jesus sur son identite invitait ä porter attention ä la maniere dont l'evangeliste a organise le plan d'ensemble de son ecrit. II n'etait pas exclu qu'une meilleure comprehension de la fa$on dont le recit de la Transfiguration est insere dans l'ensemble de l'evangile eclaire la conception de la personnalite d'un etre humain propre au contexte dans lequel fut redige l'evangile. Et une meilleure connaissance de cette conception pourrait ä son tour permettre de mieux comprendre ce que le recit de la Transfiguration dit de la position de l'etre humain devant Dieu. Le recit de la Transfiguration ouvre encore d'une autre maniere sur la problematique de la Präsentation de l'identitö de Jesus par l'evangeliste Marc. Car il est suivi imm6diatement par un ordre de silence que Jesus adresse aux disciples qui l'ont accompagne sur la montagne18. Or, cet ordre de silence constitue un des arguments principaux invoques par William Wrede lorsqu'il developpe la theorie du secret messianique au debut du 20eme siecle. Cette theorie a ete amendee et reamenagee de differentes fasons depuis lors, mais eile constitue toujours une interpretation majeure de l'Evangile de Marc19. D'apres cette theorie, Jesus, dans la presentation que nous en donne Marc, choisit deliberement de cacher son identite messianique jusqu'ä ce que son veritable sens soit revele par la croix. Cette theorie comporte evidemment une conception implicite de la personne et de l'identite individuelle. Pour adopter une telle attitude, il faut que Jesus ait une certaine conscience de soi 18
Mc 9,9.
"
Nonobstant les regrets de ТяосмЁ, Etienne, L'tvangile selon saint Marc (CNT II), Genöve : Labor et Fides, 2000, p.60 et note 102, sur le succös de la thdorie du secret messianique, celle-ci constitue toujours la ligne de lecture qui domine les interpolations de l'Evangile de Marc, comme l'attestent MORESCHINI, Claudio, & NORELLI, Enrico, Histoire de la litterature chretienne antique grecque et latine : I. De Paul ά I 'ere de Constantin, Geneve : Labor et Fides, 2000 (orig. it. 1995), p.70 : "Un 61ement unificateur, sur le plan de la rödaction, est ce qu'on appelle la th6ologie du secret messianique, mise en ένίdence en premier lieu par W. Wrede (1901)", ou C O N Z E L M A N N , Hans, & L I N D E M A N N , Andreas, Guide pour I 'etude du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible 39), Geneve : Labor et Fides, 1999, p.348 (original allemand 1998): "L'idee fondamentale qui traverse tout l'6vangile est celle ä laquelle on a άοηηέ le nom de 'secret messianique"'. ERNST, Josef, Das sog. Messiasgeheimnis - kein 'Hauptschlüssel' zum Markusevangelium, in : Josef Hainz (dd), Theologie im Werden, Paderborn ; Zürich [etc.]: Schöningh, 1992, p.21-56 la conteste, mais admet que les interprfctes n'ont pas propose d'interpr6tation d'ensemble qui soit meilleure (ici p.54). FENDLER, Folkert, Studien zum Markusevangelium. Zur Gattung, Chronologie, Messiasgeheimnistheorie und Überlieferung des zweiten Evangeliums (Göttinger Theologische Arbeiten 49), Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, p.105-146 plaide quant ä lui pour la rdhabilitation de la thöorie de Wrede.
Probl6matique
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et qu'il puisse disposer librement de la manifestation et de la reconnaissance de son identite. L'etude de la conception de l'identite individuelle au 1er siecle a done un impact direct sur la theorie du secret messianique. IV. LES ETAPES DU TRAITEMENT DE LA PROBLßMATIQUE Pour preparer l'expose de cet impact, nous debuterons done notre etude par la pr6sentation de la theorie du secret messianique. Nous commencerons, dans une premiere partie, par rappeler les principaux arguments de Wrede, puis nous presenterons les grands reamenagements de la theorie qui ont ete proposes au cours du 20eme siecle. Une deuxieme partie de la these sera ensuite consacree ä l'etude de la conception de l'identite individuelle qui dominait au ler siecle dans le bassin mediterran6en. Cette etude sera introduite par une etude de l'identite en general de sorte ä definir le cadre conceptuel dans lequel nous travaillons et d'asseoir ainsi le sens des termes utilises. Cette partie se terminera par une reprise de la theorie du secret messianique ä la lumiere de cette etude. Elle conduira ä l'abandon de la theorie du secret messianique. A ce point de l'6tude se pose la question d'une interpretation alternative a celle du secret messianique pour rendre compte du projet de Marc lorsqu'il redige son evangile. Dans cette perspective, nous nous demanderons comment une etude de l'identite individuelle peut aider ä la comprehension de ce projet pris dans son ensemble. Ceci nous conduira ä nous interesser successivement ä la construction de l'identite de Jesus puis ä la construction de l'identite du disciple par l'evangeliste. C'est ainsi que, dans une troisieme partie de la these, nous nous centrerons tout d'abord sur l'identite de Jesus. Nous у montrerons que le recit de la Transfiguration joue un role central chez Marc pour dire l'identite de Jesus. Nous procederons de trois manieres. Nous le ferons d'une premiere maniere par l'analyse du plan de l'evangile. Puis, d'une deuxieme maniere, en reprenant la question ä partir de la christologie et de son enonce au travers de titres de majeste: nous verrons que la designation que Marc prefere pour dire l'identite de Jesus est celle de "Fils de Dieu". Enfin, d'une troisieme maniere, en nous interessant plus specifiquement au genre du recit de la Transfiguration et aux paralleles qu'on peut lui trouver: nous verrons que ce recit commente la filiation divine en l'interpretant de maniere prophetique, et que ce commentaire s'opere sur le mode de l'identite typologique. Une quatrieme partie de la these reprendra alors la question de l'incomprehension des disciples qui constitue aussi un aspect tres discute par la theorie du secret messianique. Nous verrons comment l'evangeliste construit par etape l'identite du disciple-lecteur. En distinguant le plan des personnages du r6cit et le plan du lecteur, nous montrerons comment Marc joue ä la
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L'identit6 de Jdsus et l'identit6 de son disciple
fois sur un devoilement progressif de l'identite de Jisus et sur la persistance de l'incomprehension des disciples. En conclusion, l'analyse de la fa^on dont Marc met en scene les differents personnages de son recit ouvrira sur le motif de la redaction de l'evangile. Nous essayerons de reconstituer le contexte polemique dans lequel le projet de la redaction de l'evangile prend corps. Ceci permettra d'avancer une hypothese qui pourrait expliquer pourquoi l'6vang61iste s'est decide ä prendre la plume.
A.2. THEORIE DU SECRET MESSIANIQUE: PRESENTATION ET DISCUSSION
On attribue traditionnellement ä William WREDE la theorie du secret messianique comme clef d'interpretation de l'Evangile de Marc. II est vrai qu'en publiant en 1901 son ouvrage intitule Das Messiasgeheimnis in den Evangelien: Zugleich ein Beitrag zum Verständnis des Markusevangeliums Wrede proposait une lecture syt6matique de l'Evangile de Marc qui allait marquer de maniere decisive les travaux theologiques ulterieurs consacrds ä cet evangile. Wrede n'est cependant pas le premier ä avoir relevö l'importance de la thematique du voilement/devoilement de l'identite de Jesus dans l'Evangile de Marc. II n'est pas non plus le premier ä avoir interpr6t6 ce motif en relation avec la messianit6 de Jesus. Et il n'est pas le premier ä avoir parle de secret ä ce propos2. Mais il est le premier ä en avoir systömatise la presentation sous la forme d'une theorie dont le but est de fournir une explication commune ä plusieurs traits caracteristiques de l'Evangile de Marc. A.2.1. PRESENTATION DE LA POSITION DE WREDE
L'idee part de l'observation que, selon les evangiles, Jesus donna ä de nombreuses reprises l'ordre de se taire aux demons qui lui attribuaient une identite messianique (Mc 1,25.34; 3,12 par), ordre qu'il donna 6galement ä Pierre lors de sa confession de la messianite de J6sus (Mc 8,30 par). Ces commandements de garder le silence sont mis en relation avec d'autres situations ой Jesus ordonne de se taire. Dans l'Evangile de Marc, on retiendra les commandements de se taire qui suivent la guörison du lepreux (1,43-45), de la fille de Jairas (5,43) et du sourd-muet (7,36). Interpr6tant le pouvoir de guerison de Jesus comme un signe de sa messianite, Wrede asso1
Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht.
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Cf. p.ex. HOLTZMANN, Heinrich Julius, Hand-Commentar zum Neuen Testament I: Die Synoptiker - Die Apostelgeschichte, Freiburg I.B.: Mohr, 1889 p.8: "Demgemäss hatte aber auch Jesus selbst bisher seine Messianität höchstens nur angedeutet in dem verhüllenden Namen "Menschensohn", falls nämlich die Stellen Mc 2 10 28 nicht auf Sachordnung beruhen sollten." "Aber lange kann das Geheimniss nicht mehr Geheimniss bleiben." Wrede, Das Messiasgeheimnis, p.l 1 n.l donne toute une liste de r0f6rences d'interprdtations qui vont dans le meme sens. Et dans l'excursus VII du т ё т е ouvrage (p.279286), il präsente plus en d6tails ceux qu'il considöre comme les prdcurseurs de l'idde du secret messianique.
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L'identit6 de Jesus et l'identite de son disciple
cie l'ensemble des injonctions de se taire au caractere messianique de l'identite de Jesus. D'ou l'emergence de l'hypothese selon laquelle la messianite de Jesus devait etre tenue secrete durant son ministere terrestre pour n'etre revelee pleinement qu'apres sa mort et sa resurrection. Cette hypothese s'appuie sur Mc 9,9 compris comme clef de lecture du traitement de la messianite de Jesus dans l'Evangile de Marc3: Και κ α τ α β α ι ν ό ν τ ω ν αυτών εκ τοϋ ορούς διεστείλατο αΰτοΐς ϊνα μηδενί α ειδον διηγήσωνται, εί μή οταν ό υΙός τοϋ άνθρώπου εκ νεκρών άναστη. Sur cette base, Wrede propose une relecture systematique de l'Evangile de Marc. I. UNE SßRIE D'OBSERVATIONS 1. Les ordres de silence Le fondement de cette relecture part done du constat que, dans l'Evangile de Marc, Jesus semble vouloir cacher son etre (Wesen) veritable4. Cette volonte s'exprime avant tout par les ordres de silence donnes par Jesus aux d6mons qui revelent son identite, aux temoins de certaines guerisons qu'il a operees, aux disciples. Wrede etablit la liste des passages qui attestent cette observation. Wrede distingue trois catdgories d'ordres donnds par J6sus et deux cat6gories de passages apparentds5: 1. Ordres donnes aux demons Mc 1,25
J6sus fait taire l'esprit impur qui l'appelle "Ie Saint de Dieu".
Mc 1,34
J6sus ne laisse pas parier les ddmons parce qu'ils le connaissent (sommaire).
Mc 3,11-12
J6sus fait taire les esprits impurs qui l'appellent "le Fils de Dieu" (sommaire).
2. Ordres donnis apris des miracles Mc 1,43-45
3
4 5
J0sus ordonne au 16preux de ne dire ä personne comment s'6tait passde sa purification.
"Eine verhältnismässig wenig beachtete Stelle liefert den Schlüssel für die Anschauung. Mir ist sie wenigstens recht eigentlich der Ausgangspunkt für die Erkenntnis dieser ganzen Gedankenreihe gewesen, und insofern halte ich sie für eins der wichtigsten Worte, die Markus geschrieben hat. Es ist der Befehl, den Jesus nach der Verklärung erteilt (99)". (Wrede, Messiasgeheimnis, p.66). Wrede, Messiasgeheimnis, p.209. Wrede, Messiasgeheimnis, p.33-34.
ТЬёопе du secret messianique
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Mc 5,43
Jdsus recommande ä ceux qui ont assistö au retour ä la vie de la fillette de Jai'rus de n'en parier ä personne.
Mc 7,36
J6sus recommande ä ceux qui ont assiste ä la gudrison du sourd-muet de n'en parier ä personne.
Mc 8,26
J6sus ordonne ä l'aveugle guiri de rentrer ä la maison sans entrer dans le village.
3. Ordres donnes aux disciples Wrede intitule cette categorie: ordres donnds aprös la confession de Pierre (Mc 8,29). Mc 8,30 Mc 9,9
J6sus recommande aux disciples de ne parier de lui ä personne. J6sus recommande ä Pierre, Jacques et Jean de ne pas raconter ce qu'ils ont vu sur la montagne de la Transfiguration jusqu'ä ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts.
4. Passages apparentes: intention de rester incognito Mc 7,24
Jdsus veut que personne ne sache qu'il est pres de Туг.
Mc 9,30
J6sus traverse la Galil6e et ne veut pas qu'on le sache.
5. Passage apparente: ordre de silence qui n'est pas donne par Jesus Mc 10,47-48
Plusieurs menacent l'aveugle de Jöricho pour qu'il se taise.
Cependant Wrede constate que ces donnees n'ont pas une valeur absolue dans l'Evangile de Marc6. Certaines guerisons ne sont pas accompagnees de l'ordre de ne rien raconter (p.ex. 2,1-12; 3,1-5), et la guerison du demoniaque de Gerasa est meme suivie de l'ordre contraire (5,19): le demoniaque libere est invite ä l'annoncer dans sa maison aux siens! A cela s'ajoute une certaine forme de contradiction dans le fait que les miracles oü J6sus demande de ne rien raconter se sont tout de meme pass6s dans un contexte qui fait qu'il est impossible que l'on n'en ait pas eu publiquement connaissance. Si l'on peut ä la rigueur imaginer que J6sus etait seul avec le lepreux et que Taction de J6sus aurait pu passer inaper5ue dans ce cas-lä, ou que J6sus pouvait esp6rer que ceux qui lui avaient атепё le sourd-muet se tairaient comme il le leur demandait, l'ordre de se taire donn6 aux rares temoins admis ä la gu6rison de la fille de Jai'rus ne pouvait en aucune fa^on етрёсЬег que la foule rassemblee dans la maison sache que l'intervention de Jesus avait 6t6 suivie de la gu6rison. De plus, si Jesus souhaitait tant que son activite de thaumaturge reste secrete, pourquoi effectue-t-il tant de miracles en public (Mc 1,21-34; 2,lss; 3,lss; etc, par)? C'est la raison pour laquelle Wrede ne situe pas toutes les observations pr6citees sur le т ё т е plan. Les ordres de silence adress6s aux demons constituent une classe ä part parmi les ordres de silence. lis en constituent en 6
Wrede, Messiasgeheimnis,
p.34-35.
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quelque sorte le cceur, parce qu'ils permettent de comprendre le sens premier de la demande de se taire: les demons ont une capacite tout ä fait particuliere pour reconnaitre la messianite et une tendance ä la divulguer7. Or c'est justement ce que Jesus, selon Marc, veut 6viter. Determiner ce qui constitue le coeur de la th6orie est important des le moment ой il s'agira d'evaluer les critiques adressees ä Wrede. II importera en effet ä ce moment-lä de pouvoir appretier si ces critiques touchent le fondement de la theorie ou si elles portent sur des elements apparentes. Car Wrede fait effectivement etat de deux groupes d'observations supplementaires qu'il considere comme apparenties*: le fait que Jesus recherche l'incognito et le fait qu'il enseigne en paraboles. 2. Tendance ä rechercher l'incognito A plusieurs reprises, Jdsus se retire ä l'6cart pour enseigner ou guerir, et souvent il reserve son enseignement ä des groupes restreints de disciples qu'il reunit en prive. Wrede etablit une liste des passages concemes9. 1. Signes et enseignements reserves ä des groupes restreints Wrede distingue divers groupes: 1.1. Pierre, Jacques et Jean A part le fait d'Stre les seuls disciples ä accompagner Jdsus lors du retour ä la vie de la fille de Ja'irus (5,37), ce sont aussi les seuls ä accompagner Jdsus: Mc 9,2
Lors de la Transfiguration
Mc 14,33
Lors de la рпёге ä Geths6mani
7 8 9
Wrede, Messiasgeheimnis, p.22. Wrede, Messiasgeheimnis, p.51. Wrede, Messiasgeheimnis, p.51-53. Au fait de se retirer ä l'dcart fait ёсЬо le fait que trois gudrisons suivies d'un ordre de silence sont explicitement p l e n t i e s comme se ddroulant ä ГёсаП: Mc 5,37.40 Lors du retour ä la vie de la fillette de Ja'irus, J6sus ne laisse personne l'accompagner sauf Pierre, Jacques et Jean, et il met tout le monde dehors sauf le pöre et la möre de l'enfant. Mc 7,33 Avant de gudrir le sourd-muet, J6sus le prend loin de la foule, ä l'6cart. Mc 8,23 Avant de gudrir l'aveugle, Jdsus le тёпе hors du village. Par ailleurs, il faudrait encore ajouter aux passages qui indiquent qu'un enseignement est d6voild en ρπνέ une observation absente de la liste 6tablie par Wrede aux p. 51-53: il s'agit du fait que les annonces de la passion et de la rösurrection sont r£serv6es aux disciples (Mc 8,31; 9,31) ou aux Douze (Mc 10,33-34).
ТЬёопе du secret messianique
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1.2. Pierre, Jacques, Jean et Andre Seuls disciples ä etre lä: Mc 1,29
Lors de la gudrison de la Ье11е-шёге de Pierre
Mc 13,3
Lors du grand discours eschatologique
1.3. Enseignementsparticuliers
aux disciples "dans la maison"
Mc7,17
Sur le pur et l'impur
Mc 9,28
Sur се qui fait sortir le ddmon
Mc 9,33
Sur la question "Qui est le plus grand?"
Mc 10,10
Sur le divorce
2. Jisus va ä Heart Mc 1,35
J6sus sort de nuit et s'en va dans un lieu d6sert
Mc 1,45
La r6putation de J6sus l'empeche d'entrer dans une ville et l'oblige ä rester dans des endroits diserts
Mc 3,7
J6sus se retire avec ses disciples au bord de la mer
Mc 3,13
J£sus monte sur une montagne et у appelle ceux qu'il veut.
3. Jesus enseigne en paraboles Selon Mc 4, le discours en paraboles est un langage crypt610. Le centre de се message est selon Wrede la messianite de Jesus qui ne doit etre devoilee qu'apres la resurrection". II reste enigmatique pour ceux du dehors qui n'en re5oivent pas l'explication. Par ce fait, ce discours opere une distinction entre les disciples et le reste des auditeurs12. Mc 4,10-13
Jdsus leur disait: "A vous, le mystfcre du Royaume de Dieu est donnd, mais pour ceux du dehors, tout devient 6nigme."
Mc 4,33-34
J6sus ne parlait pas sans parabole, mais en ρήνέ il expliquait tout ä ses disciples.
Π. LE FONDEMENT DE LA ТНЁОМЕ De ces observations, Wrede conclut que Marc adopte la perspective selon laquelle la messianit6 de J6sus est restie сасЬёе jusqu'ä sa r6surrection. La probl6matique du voilement de la messianit6 de J6sus dans l'Evangile de 10
11 12
Wrede identifie parabole ä dnigme: "Offenbar ist dann der Ausdruck παραβολή Markus ganz gleichwertig mit Rätsel." (Messiasgeheimnis, p.55). Wrede, Messiasgeheimnis, p.54-65 et 70. A la p.210, il parle de "Parabeltheorie". Wrede, Messiasgeheimnis, p.54-55.
für
L'identit6 de Jesus et l'identite de son disciple
14
Marc se resume done finalement ä trois aspects prineipaux correspondant aux trois groupes d'observations presentes: - Jesus cache son etre (Wesen) et sa messianite; - il voile son enseignement par un discours en paraboles; - il garde son enseignement secret13. Se posant ensuite la question de l'importance relative de ces trois aspects par rapport ä la theorie du secret messianique, Wrede arrive ä la conclusion que pour Marc ce sont les ordres de silence qui constituent le point principal14. On ne voit en effet pas comment l'idee d'un secret ä propos de la personne de Jesus aurait pu emerger de l'observation qu'il garde son enseignement secret ou qu'il enseigne en paraboles15. Autrement dit, les critiques les plus fortes ä l'encontre de la theorie de Wrede seront celles qui portent sur les ordres de silence et, parmi ceux-ci, sur ceux qui sont adresses aux demons. Les demons sont en effet presentes des le debut de l'evangile comme disposant du savoir qui doit etre tenu secret jusqu'apres la resurrection: le secret de la messianite de Jesus16. C'est pourquoi Wrede estime, comme nous l'avons dejä mentionn6 plus haut, que ces ordres de silence permettent de comprendre tout particulierement la signification des autres ordres de silence. III. L'INCOMPREHENSION DES DISCIPLES: UNE THEMATIQUE DISTINCTE Parallelement, Wrede met en evidence un autre groupe de passages relatifs aux disciples. lis permettent d'aboutir au constat que les disciples restent tout au long de l'Evangile de Marc incapables de comprendre qui est Jesus17: Mc 4,13
Jdsus constate que les disciples ne comprennent pas la parabole du semeur.
Mc 4,40.41
Lors de la tempete apaisde, les disciples ont peur, manquent de foi et ne comprennent pas qui est Jösus.
0
Wrede, Messiasgeheimnis,
14
Wrede, Messiasgeheimnis, gelten...".
p. 209-210. p. 211: "...für ihn müssen die Verbote als der Hauptpunkt
15
Wrede, Messiasgeheimnis,
p. 210-211
16
Wrede, Messiasgeheimnis,
p.24.
17
Wrede, Messiasgeheimnis, p. 101-103. RÄISÄNEN, Heikki, Das "Messiasgeheimnis" im Markusevangelium: ein redaktionskritischer Versuch, Helsinki, 1976, p. 119, ajoute encore: Mc 8,32b-33 (l'incomprdhension de Pierre aprös la ргегшёге annonce de la passion), Mc 9,38 (le disciple Jean qui empeche quelqu'un de chasser des ddmons au nom de J6sus) et Mc 14,66-72 (le reniement de Pierre).
ТЬёопе du secret messianique
15
Mc 6,50-52
Lors d'une autre tempete, les disciples ont peur quand ils voient J6sus arriver marchant sur les eaux et sont boulevers6s "car ils n'avaient rien compris ä l'affaire des pains, leur coeur 6tait endurci".
Mc 7,18
Jdsus dit en ριϊνέ aux disciples qu'ils sont sans intelligence car ils n'ont pas compris la parabole sur ce qui rend pur et impur.
Mc 8,14-21
J6sus reproche aux disciples leur coeur endurci parce qu'ils ne comprennent pas de quoi il leur parle quand il leur dit de se mdfier du levain des Pharisiens et de celui d'Hdrode.
Mc 9,5-6
Pierre propose de construire trois tentes lors de la Transfiguration, parce qu'il ne savait que dire.
Mc 9,19
J6sus traite les disciples qui n'ont pu chasser un esprit muet (ainsi que tous ceux qui sont lä?) de "g6n6ration incrddule".
Mc 10,24
Les disciples sont d6concert£s par les paroles de J6sus concernant la difficult6 qu'auront les riches ä entrer dans le Royaume de Dieu.
Mc 14,37-41
A Geths6mani, Pierre, Jacques et Jean qui se sont endormis ne savent que dire ä J0sus.
A ces passages, Wrede ajoute plus loin18: Mc 10,13
Les disciples qui rabrouent les gens qui amenent des enfants ä Jdsus.
Mc 10,35-45
Jacques et Jean qui veulent siöger dans la gloire ä droite et ä gauche de J6sus.
Mc 14,50
L'abandon de tous les disciples lors de l'arrestation de J6sus.
Mais Wrede insiste pour dire que le voilement de la messianite de Jesus et l'incomprehension des disciples constituent des thematiques distinctes dans l'Evangile de Marc. Elles s'appuient il est vrai sur une т ё ш е perspective de depart consistant ä faire de l'ev6nement de la resurrection le tournant dicisif op6rant le d6voilement de la messianite de Jesus et introduisant les disciples ä la comprehension de son identit6. Cependant, le theme du voilement de la messianiti concerne Jesus et celui de l'incomprdhension touche les disciples et ils peuvent tout ä fait fonctionner l'un sans l'autre19. R6fl6chissant sur ces donn6es, Wrede se demande si elles sont d'ordre historique, c'est-a-dire si elles sont le reflet d'un comportement effectif de J6sus. Wrede r6pond en contestant le caractöre historique de cet aspect de la Präsentation. Tout d'abord par un argument de m6thode: on ne devrait jamais oublier que l'Evangile de Marc a 6te ecrit aprös Päques. Autrement dit, pense-t-il, en tant que lecteur de l'övangile, je devrais toujours avoir con-
" 19
Wrede, Messiasgeheimnis, p. 106. Wrede, Messiasgeheimnis, p. 235. C'est pourquoi Wrede prdsente la synthöse de ses observations sur ces deux th6matiques s6par6ment. Le paragraphe intitul6 "le voilement de la messianit6 jusqu'ä la rdsurrection" (p.209-229) est distinct de celui intituld "absence de compr6hension des disciples avant la resurrection" (p.229-235).
16
L'identitö de J6sus et l'identitd de son disciple
science "dass ich Darstellungen vor mir habe, deren Autoren spätere - wenn auch noch so frühe - Christen sind, Christen, die das Leben Jesu nur mit den Augen ihrer Zeit ansehen konnten, die es aus dem Glauben der Gemeinde, mit allen Anschauungen der Gemeinde, für die Bedürfnisse der Gemeinde beschrieben"20. De ce fait, il n'y a aucun moyen d'isoler une influence tardive du reste du texte: il serait illusoire de vouloir acceder au J6sus historique de ce point de vue. De plus, Wrede enumere toute une serie de contradictions et d'invraisemblances historiques qui soulignent le fait qu'il ne faut pas traiter le secret messianique comme une donnee factuelle mais comme une elaboration theologique. Plusieurs ölements invoquds ä l'appui de cette conception ont döjä έίέ mentionnds, je ne les rappellerai done que brievement. Parmi les contradictions, Wrede note21: - J6sus commande de taire sa messianitd mais ce n'est pas sans exception (10,46-52); de plus, il entre ä Jdrusalem comme un messie et c'est un acte public (11,1-11) et il parle lui-meme de sa messianitd en röponse ä la question du Grand Pretre22; - Jdsus rdserve l'annonce de sa passion ä ses disciples, mais les disciples de Jean et les Pharisiens ainsi que les autoritis juives sont informds de la mort du Messie (Mc 2,19s; 12,6ss); - Jdsus parle en paraboles pour ne pas etre compris (Mc 4,1 ls), mais il röpond en paraboles ä l'accusation d'etre poss6d6 par Böelzeboul en espdrant etre compris (Mc 3,23ss), et Marc indique qu'aprös la parabole des vignerons homicides, les grands pretres, les scribes et les anciens (Mc 11,27) ont bien compris que Jdsus parlait d'eux (Mc 12,12); - Le peuple constate le pouvoir 6tonnant de Jdsus et reconnait que son enseignement est nouveau (Mc 1,22), et pourtant tout reste obscur pour le peuple; - les disciples peuvent chasser les ddmons (Mc 6,13), et pourtant ils 6chouent quand on le leur demande (Mc 9,18ss). Quant aux invraisemblances historiques, Wrede souligne en particulier25: - le commandement de taire la nouvelle apräs la r6surrection de la fille de Jai'rus est inapplicable; - le ddmon crie et τένέΐβ le secret du Saint de Dieu devant tous alors que personne ne devrait l'entendre (Mc 1,24-27; voir aussi 3,1 ls); - l'aveugle devrait rentrer dans sa maison aprös que J6sus Га тепё hors du village, mais sans rentrer dans le village (Mc 8,23.26); - J6sus veut se cacher en Galilde et va ä Capharnaüm oü il a fait tant de choses et oü il est si connu (Mc 9,30.33). 20 21 22 a
Wrede, Messiasgeheimnis, Wrede, Messiasgeheimnis, Wrede, Messiasgeheimnis, Wrede, Messiasgeheimnis,
p.2. p. 124-125. p.69. p. 133-134.
Theorie du secret messianique
17
Une explication de cet etat des donnees pourrait etre que Marc a utilise du matdriel provenant de la tradition auquel l'idee du secret messianique aurait et6 etrangere comme, par exemple, Mc 11,1-11. Ce qui aurait сгёе quelques tensions au sein de l'6vangile. Wrede conteste cette explication, estimant qu'elle n'est pas süffisante. II estime au contraire que les tensions au sein de l'Evangile de Marc ne sont pas fortuites mais intentionnelles, car la presentation d'un messie qui se cache oblige ä de necessaires contradictions: pour faire apparaitre la messianite de Jesus, il faut qu'elle se manifeste en paroles et en actions, mais alors, elle ne se cache plus24! Wrede insiste done sur le travail redactionnel de Marc. L'auteur, par la mise en perspective narrative des mat6riaux dont il dispose, fait v6ritablement oeuvre de theologien25. II importe des lors de comprendre la portee thdologique d'une hypothese comme celle du secret messianique. Selon Wrede, cette hypoth£se a progressivement imerg£ dans la r6flexion des premiers chrötiens, ä partir du moment ой ils ont cherch6 ä apporter une reponse ä la question de savoir ä partir de quand J6sus 6tait le Messie. II est improbable que l'idöe du secret messianique soit une invention de Marc. Elle lui est plutöt anterieure, et Marc ne pouvait s'y soustraire, car elle £tait certainement le fait de larges cercles26. Comment comprendre alors son Emergence? Wrede estime que, dans un premier temps, 6tant donnd ce qu'avait 6t6 la vie terrestre de J6sus, il 6tait impensable d'y reconnaitre tout de suite celle du Messie 27 . La premiere confession de la messianitd de J6sus a dü s'attacher exclusivement ä la resurrection: e'est "par sa rdsurrection d'entre les morts" que Jdsus a 6t6 "etabli Fils de Dieu avec puissance" (Rm 1,4). Ac 2,36 ou Ph 2,6ss conserveraient encore la trace de cette conception28. C'est dans le meme sens qu'il faut entendre que le Nouveau Testament ne parle pas de retour du Christ, mais de sa venue®. Seulement, apres coup, la vie de J6sus a pris un autre poids, et l'on s'est mis ä dire
24
Wrede, Messiasgeheimnis, p.125-126. "Denn der Jesus, der sich verbarg, liess sich nicht wirklich schildern. Es konnte nur immer wie in einer Art Anmerkung zu allen möglichen Offenbarungen hinzugefügt werden: was Jesus aber that, that er im Geheimen. Solche Anmerkungen, in denen die Offenbarungen Jesu sozusagen halb zurückgenommen werden, sind die Verbote und die verwandten Züge." (p.126).
25
"Deshalb bleibt es wahr: als Gesamtdarstellung bietet das Evangelium keine historische Anschauung mehr vom wirklichen Leben Jesu. Nur blasse Reste einer solchen sind in eine Ubergeschichtliche Glaubensauffassung Ubergegangen. Das Markusevangelium gehört in diesem Sinne in die Dogmengeschichte." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.131).
26
Wrede, Messiasgeheimnis,
27
"Denkbar scheint nur, dass Wirksamkeit oder Persönlichkeit Jesu schon zu seinen Lebzeiten die Frage, die Ahnung, die Hoffnung, vielleicht den Glauben erweckt hätte, er sei zum Messias von ausersehen. Das hiesse aber wieder nur, dass er es noch nicht war." (Wrede,
p.145.
Messiasgeheimnis, p.217). 28
Wrede, Messiasgeheimnis,
29
π α ρ ο υ σ ί α ne veut pas dire "Wiederkunft" mais "Ankunft"; J6sus a d6jä &x€ lä, mais le Messie doit encore venir. Non pas que Jdsus doive encore devenir le Messie, puisqu'il Test depuis sa rdsurrection. Mais il doit encore venir, maintenant qu'il est le Messie (Wrede,
Messiasgeheimnis, p.215).
p.214.
18
L'identite de Jesus et l'identite de son disciple
que celui-ci avait ete celui que l'on attendait maintenant comme le Messie 30 . Puis, en se mettant ä гёЯёсЫг sur ce qu'il avait et6, on se mit ä insister sur certains caractdristiques attribu6es traditionnellement au Messie et que J6sus avait manifest6es: il 6tait rempli de l'Esprit, il accomplissait des miracles et des exorcismes comme signes de son autoritd et de sa gloire, il pardonnait les pechds". Cette гёПехюп prit la direction d'une affirmation de la naissance surnaturelle de J6sus accompagnie de la ddclaration que Jösus a ddjä dtέ le Messie32. Mais alors, en т ё т е temps que l'on se met ä identifier des traits messianiques dans la vie de Jdsus, on constate que ceux-ci n'ont pas έίέ ddcouverts avant sa rdsurrection. On en d6duit done qu'il у avait une volonte d61ib6r6e de cacher la messianitö de J6sus durant son ministere terrestre33. Dans cette perspective, la r6surrection ne devient plus le ddbut de la messianite de J6sus, mais le dibut de la revelation de celle-ci34. Par la suite, il est pensable qu'on ait pass6 d'une conception de J6sus comme messie inconnu ä la conception que Jdsus voulait rester messie inconnu35. Selon cette ligne d'interpr6tation, que Wrede reconnait comme tentative et non comme resultat d'une preuve, Jdsus ne se serait pas historiquement ргёветё l u i - т ё т е comme le Messie36. Dans cette dlaboration progressive de la conception de la messianitd de Jdsus durant son ministöre terrestre ddjä, Wrede estime que Marc se situe ä une 6tape ou Involution n'est pas encore aboutie. En quoi у aurait-il contradiction ä envisager que miracles et enseignement, souffrances et mort sont con5US par Marc comme des attribute et des conditions de la messianitd, dejä manifest6s durant la vie terrestre de Jesus, tout en concevant que la röception de la dignit6 ("Würde") et de Гаиютё ("Macht") - "und auch der adäquaten Daseinsart" - dateraient d'un moment ultdrieur"?
Pour Wrede, l'intention principale de Marc est evidente: montrer et demontrer que Jesus est le Fils de Dieu 38 , et ceci en depit du fait que cela est
30
31
32 33 34 35 36 37 38
"...der ist dagewesen, den wir nun als Messias erwarten dürfen." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.217). Wrede, Messiasgeheimnis, p.218, 222 et 227. "Es bleibt also schwerlich eine andere Möglichkeit, als dass die Anschauung vom Geheimnis in einem Momente entstand, wo man von einem messianischen Ansprüche Jesu auf Erden noch nichts wusste, und das heisst eben, in einem Momente, wo man als den Beginn der Messianität die Auferstehung dachte. In diesem Momente muss dann allerdings der Titel Messias wirklich noch einen vom Leben Jesu aus gerechnet - futurischen Sinn gehabt haben. (...). Freilich erst zu einer Zeit, als sachlich die ursprüngliche Auffassung schon im Weichen war, d. h. als im Leben Jesu bereits Hinweise auf seine künftige Stellung, Kennzeichen und Äusserungen seiner Messianität gefunden wurden. Denn dies ist eine weitere notwendige Voraussetzung, die sich aus dem Gedanken des Geheimnisses selbst unmittelbar ergiebt. Das Verbergen schliesst ein, dass etwas zu verbergen war." (p.227). "Jesus ist der Messias gewesen" (Wrede, Messiasgeheimnis, p.218). Wrede, Messiasgeheimnis, p.227. Wrede, Messiasgeheimnis, p.227-228. Wrede, Messiasgeheimnis, p.229. Wrede, Messiasgeheimnis, p.229. Wrede, Messiasgeheimnis, p.223. "Denn das leidet keinen Zweifel, sein Zweck war ja eben der, Jesus mit seiner Schrift als Sohn Gottes zu schildern und zu erweisen." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.125).
Theorie du secret messianique
19
reste cache durant la vie terrestre de Jesus. Marc adhere done ä la conception du secret messianique qui devait se developper dans le milieu dans lequel il se trouvait, et il la prolonge meme. C'est ainsi qu'une bonne part de се qu'il transmet ä ce propos ne pouvait pas provenir directement de la tradition, comme, par exemple, la fa?on dont il formule les annonces de la passion et dont il les insere dans l'ensemble de son evangile39. Le resultat de la mise en scene de cette conception du secret messianique peut se resumer en deux . до points pnncipaux : - tant que Jesus fut sur terre, il tint sa messianite secrete; - tout en restant voile aux yeux du peuple, il se devoila ä ses disciples, mais ceux-ci ne comprirent rien. Cette maniere de presenter les disciples est tout ä fait particuliere ä Marc. Contrairement ä Mt41 et ä Lc42 qui les presentent sous un jour meilleur, Marc nous montre tout au long de son evangile les disciples incapables de saisir qui est Jesus43. Contrairement ä Mt chez qui la confession de Pierre marque une progression dans la connaissance de Jesus par les disciples, cette pericope a une toute autre signification chez Marc: elle ne dit rien qui n'aurait pas dejä ete dit auparavant et elle n'a aucun impact sur la suite, car l'incapacite des disciples ä saisir qui est Jesus n'est pas moindre apres qu'avant44. Ainsi, si Mt pr6sente ce moment comme un moment exceptionnel qui declenche la joie de Jesus, il faut oublier Mt en lisant Mc: Mc ne donne aucune indication laissant entendre que ce moment aurait un caractere excep-
39
Wrede, Messiasgeheimnis,
p. 145.
40
Wrede, Messiasgeheimnis,
p. 114.
41
Pour Mt, l'essentiel est de montrer que les disciples repr6sentent vraiment l'enseignement du Christ et la veritable connaissance de sa personne. II n'y a plus, comme chez Marc, opposition entre l'dpoque avant la croix et Гёроцие aprös la croix, mais opposition entre deux cercles: les disciples et la foule. Аргёв la croix, on peut proclamer ce que certains savaient d6jä: les disciples sont les tdmoins de la vie de Jesus, done ses representants 16gitimes. (Wrede, Messiasgeheimnis, p.162-163).
42
Luc, par exemple, excuse le sommeil des disciples (Lc 22,45); de meme, la presentation de la Transfiguration comme une scfene nocturne, explique le sommeil des disciples durant cette scene (Lc 9,32); l'incomprthension des annonces de la passion est justifi6e par le fait que les disciples, parce qu'ils appartiennent au peuple des Israelites, partageaient les attentes d'Israel: l'espdrance d'une liböration (Lc 24,21; Ac 1,6); c'est ce qui les empechait de comprendre l'annonce du messie souffrant. D'une certaine maniere, Luc historicise en intέgrant les disciples dans le contexte de leur temps. (Wrede, Messiasgeheimnis, p. 167171). Comme chez Mt, la n6cessit6 de garder le secret messianique jusqu'ä la r6surrection ne semble plus un point essentiel (Wrede, Messiasgeheimnis, p. 178).
43
"Nach dem Markusevangelium zeigen sich die Jünger im ganzen Verlaufe der Geschichte unfähig, Jesus zu begreifen." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.101). Wrede, Messiasgeheimnis, p. 116.
44
20
L'identitö de Jösus et l'identitö de son disciple
tionnel45. II faut admettre dös lors que cette scene est en contradiction avec l'absence de comprehension qui caractirise les disciples par ailleurs46. Car la confession de Pierre manifeste sans conteste une connaissance surnaturelle du secret messianique47. La seule explication que Wrede trouve ä cet £tat de fait est que cette scene a garde la trace d'une tradition differente de celle choisie par Marc dans l'ensemble de son 6vangile, tradition selon laquelle la messianite serait restee cachee ä tous sauf ä Pierre48. Autrement dit, si je comprends bien ce qu'il veut dire, Wrede envisage le fait que Marc ne pouvait faire autrement que d'integrer cette pericope dans son evangile; il le fait done, mais en lui 6tant toute sa portee primitive. C'est comme si Pierre ne savait pas vraiment ce qu'il dit, sa declaration n'etant suivie que par l'ordre de se taire donne par Jesus. Dans l'Evangile de Marc, il n'y a done ni progression dans la connaissance qu'ont les disciples de l'identite de Jesus49 ni volonte de Jesus d'eduquer progressivement ses disciples50: pour Marc, c'est des le debut que les disciples auraient dü comprendre qui etait Jesus en le voyant51. Si Marc nous montre les disciples dans le meme etat d'inconnaissance du debut ä la fin de l'evangile, malgr6 tous les enseignements particuliers qu'ils resolvent de J6sus, c'est qu'il a une intention precise: il utilise un precede de contraste qui lui permet de mettre en evidence deux aspects principaux de sa pensee:
45 46 47
Wrede, Messiasgeheimnis, Wrede, Messiasgeheimnis,
p.l 17. p.238.
48
"So muss man urteilen, weil die Jünger für Markus dogmatische Grössen sind: ύ μ ΐ ν τό μυστήριον δέδοται της βασιλείας τοΰ θεοΰ." (p.238). (Cf. Mc 4,11). Wrede, Messiasgeheimnis, p.l 17 et 238. "(Markus) könnte hier eine wie immer geartete Überlieferung wiedergeben; als ein einzelnes, mit dem Übrigen nicht weiter in Beziehung gesetztes Stück hätte er sie in seine Erzählung eingestellt." (p.l 16).
*
Wrede, Messiasgeheimnis,
s
Si J6sus avait adopt6 une attitude p£dagogique pour faire comprendre que sa messianiti ötait diffdrente d'une messianit6 teintöe d'ideologie nationaliste et politique, il aurait pris la peine d'expliquer que cette attente 6tait еггопёе (с/. Wrede, Messiasgeheimnis, p.39-40) et Marc aurait pris la peine d'expliquer ä ses lecteurs Da'iens ce que pouvait etre cette attente (с/, p.44). D'ailleurs, ä la lecture, le lecteur de l'Evangile de Marc ne trouve aueune opposition entre deux conceptions de la messianit6 (p.43). Si J6sus s'oppose ä une certaine conception du Messie, c'est en ddfendant Γίάέε de la souffrance et de la mort du Messie (p.45), mais pas en l'opposant ä une conception autre, par exemple politique, du Messie (p.46). Devant l'incomprdhension des disciples, Marc ne nous montre done pas Jösus faisant beaueoup d'efforts pour surmonter cette incomprdhension lorsqu'il annonce la passion. C'est pourquoi son attitude ne peut pas etre qualifiöe de p6dagogique.
51
Wrede, Messiasgeheimnis,
p.9-15 et 108-109.
p.l09.
ТЬёопе du secret messianique
21
- le contraste entre l'incompröhension prfpascale des disciples et leur compr6hension postpascale52; - le contraste entre l'incomprdhension des disciples et la grandeur de J6sus: l'incomprehension des disciples joue le role de toile de fond sur laquelle la grandeur de J6sus peut ressortir 5 . Ce precede de contraste est done un precede litteraire: il ne correspond pas ä un "souvenir historique". Marc, comme Jn d'ailleurs, nous donne une caricature des disciples pour accentuer la nouvelle comprehension postpascale54. Cependant, etant donne ce qu'est la finale de l'Evangile de Marc, il faut reconnaitre que cet ecrit ne donne pas beaucoup d'informations sur la fa$on dont cette nouvelle comprehension s'est d6clenchee. Wrede, cherchant ä en reconstituer l'histoire, pense qu'il у a ä l'arriere-fond de Marc l'idee, commune au\ evangiles de Luc et de Jean, selon laquelle les yeux des disciples se sont ouverts grace ä la reception de l'Esprit-Saint55. A.2.2. REPRISES ET CRITIQUES DE LA THEORIE DE WREDE L'ouvrage de Wrede sur le secret messianique devient des sa publication une ref6rence incontournable des etudes marciennes. II n'est pas question de refaire tout l'historique de la discussion56. Nous nous contenterons de rappeler ici les points majeurs de la critique ä l'aide des principaux auteurs qui ont amend6 et reformule la th6orie de Wrede. 1. Hans Jürgen Ebeling : le secret souligne l'epiphanie du Fils de Dieu
Des la parution de l'ouvrage de Wrede, on reprend ses theses, on les discute, on en critique certains aspects ou certaines parties57. Mais il faut atten32
La peinture stdr6otyp6e des disciples n'est pas un manque de respect dans la pensde de l'dvangöliste. II ne faut pas oublier qu'il l'61abore ä une p6riode oü les apotres sont devenus des autoritds reconnues et ой ils ne sont plus aveugles. Selon Marc, l'incomprdhension 0tait done une attitude naturelle durant la p6riode du secret (Wrede, Messiasgeheimnis, p. 104 et 107).
33
A c6t6 du contraste entre incomprdhension prdpascale et comprehension postpascale, "spielt eine andere Kontrastwirkung mit: ihr Unverstand bildet eine Folie für Jesu Höhe und Grösse." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.107).
54
Wrede, Messiasgeheimnis,
p.233-234.
55
Wrede, Messiasgeheimnis,
p.231 -234.
56
Pour une discussion rdeente sur la thdorie du secret messianique, voir p.ex. ERNST, Josef, Das sog. Messiasgeheimnis - kein 'Hauptschliissel' zum Markusevangelium, in : Josef Hainz (6d), Theologie im Werden, Paderborn ; Zürich [etc.]: Schöningh, 1992, p.21-56.
57
Un exposd trös ddtailld des positions des divers auteurs qui ont pris part ä cette discussion jusqu'au milieu des anndes trente constitue la premiere moitiö de l'ouvrage que Hans Jürgen Ebeling consacre au secret messianique: EBELING, Hans Jürgen, Das Messiasge-
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L'identite de Jesus et l'identitö de son disciple
dre 1939 pour trouver un auteur qui reprenne toute la discussion. C'est Hans Jürgen Ebeling qui, dans son ouvrage Das Messiasgeheimnis und die Botschaft des Marcus-Evangelisten58, conteste l'idee que l'Evangile de Marc soit traverse par la manifestation d'une tendance ä garder un secret9. Selon lui, en effet, mis ä part les passages oü Wrede voit des ordres de silence et qui ne le sont d'ailleurs pas tous, on trouve une foule de passages qui racontent le contraire, c'est-ä-dire qui indiquent que la reputation de Jesus se repand, comme par exemple: 1,21-22.32-33.45; 2,1-2.13; 3,7-8; 4,1.2a; 5,21b; 6,3133.53-5660. En d'autres mots, les themes antagonistes du voilement et de la revelation se cotoient effectivement dans l'Evangile de Marc, се que Wrede n'avait pu faire autrement que de constater. Cependant, contrairement a Wrede, Ebeling ne pense pas qu'il s'agisse la d'une intention deliböree de l'evangeliste61. II pense plutot que cela resulte du fait que Marc prend les elements comme il les trouve dans la tradition, et que ceux-ci peuvent entretenir des contradictions entre eux62. Toutefois, contrairement aux tentatives adoptant une approche inspiree de la critique des sources et de l'histoire des formes, il reconnait ä Wrede le тёгке d'avoir cherche ä mettre en evidence une intention r6dactionnelle d'ensemble de l'6vangeliste6\ Simplement, contrairement ä Wrede, il ne
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heimnis und die Botschaft des Marcus-Evangelisten (BZNW 19), Berlin: Töpelmann, 1939 , p.1-113. Cf. note prdcddente. Ebeling, Messiasgeheimnis, p. 116: "Von einer Tendenz zur Geheimhaltung wird man bei dem Evangelisten nicht mehr reden dürfen." Ebeling, Messiasgeheimnis, p.116. L'ordre de rentrer directement chez lui donnö ä l'aveugle en 8,26 par exemple n'est pas formellement un ordre de se taire comme on le trouve en revanche en 7,36 (p.141). Et l'ordre de se taire donnd au poss6d6 en 1,25 a pour principale fonction de d6montrer la sup&ioritö de J6sus (p. 128); la fin du rdcit (1,27-28) montre que la ddmonstration a räussi puisque la foule s'extasie et que la г е п о т т ё е de J£sus se rdpand (p.130). Ebeling, Messiasgeheimnis, p.126: "Es ist unmöglich, das Nebeneinander von Offenbarung und Verhüllung mit Wrede von einer bestimmten Tendenz des Evangelisten her zu erklären." Ebeling, Messiasgeheimnis, p.126: "Wir vermögen die herausgestellten Gegensätze, Widersprüche und Unausgeglichenheiten nur daraus zu erklären, dass der Evangelist ihnen völlig unbefangen und so unachtsam gegenübergestanden hat, dass er den Stoff weitergibt, wie er ihm vorlag. Dies Ergebnis wird durch die weitere Beobachtung bestätigt, dass von den sechs Stellen, an denen ein Verbot vorliegt, bei vieren zugleich die starke Verbreitung betont ist." (p.126) Suit le commentaire de Mc 1,23-28 (p.126-131), 5.21-43 (p.131-135), 7,32-37 (p.135-136), 10,46-52 (p.136-137), 1,40-45 (p.137-140) et 8.22-26 (p. 140-142). Ebeling, Messiasgeheimnis, p.134: "Verbot und Offenbarung gehören in diesen Geschichten wesensmässig zusammen; jede literarkritische Operation führt daher nicht bloss vom Verständnis fort, sondern verletzt den Text selbst unheilbar. Wir haben bereits oben still-
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pense pas que le motif de la r6velation est mis en oeuvre pour souligner l'importance du motif du secret ä garder jusqu'ä la resurrection, mais qu'ä l'inverse, c'est le motif du secret qui permet de souligner l'impossibilite de maintenir cachee l'identite veritable de Jesus, et done qui renforce le motif de la delation 6 4 . L'intention de l'6vangeliste ne serait done pas de donner une interpretation th6ologique du d6calage temporel entre le ministere terrestre de Jesus et la revelation glorieuse du Fils de Dieu. Son intention serait au contraire de decrire du debut ä la fin de l'evangile l'epiphanie du Fils de Dieu65. Dans cette perspective, les ordres de silence correspondraient ä un procede litteraire pour souligner l'impossibilite de cacher la gloire de Jesus. On en a une illustration particulierement evidente en Mc 7,36, lors de la guerison du sourd-muet, oü Jesus "leur" dit de n'en parier ä personne: "Wir haben eine — ihrem Charakter nach hellenistisch gefärbte — Wundererzählung vor uns, die beide Motive, Verbot und Übertretung, bringt, um die δόξα Jesu zu unterstreichen. Der Evangelist bedient sich der Menge, um
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schweigend Bultmanns Meinung abgelehnt, die dahin geht, dass das Schweigegebot den Zusammenhang unterbreche. Das Verbot reiht sich vielmehr ganz sachgemäss an das numinose Aussersichsein an, wie Wendling indirekt insofern erkannt hat, als er dieses gleich zusammen mit dem Verbot streichen wollte — eine Unmöglichkeit." Plus g6n0ralement, toute la thöorie du secret serait au service d'une th6ologie de la gloire: le motif du voilement dipend du motif de la rdvelation et non le contraire; Ebeling, Messiasgeheimnis, p.112-113: "Denn stets musste das Verhüllungsmotiv nehmen, was das Offenbarungsmotiv geben wollte. Wir aber meinen, dass ein Durchdenken der Traditionsbedingungen der synoptischen Stoffe lehrt, dass das Messiasgeheimnis | streng von der Offenbarungsbotschaft her — und nicht umgekehrt —, also konsequent von dem missionarischen, evangelistischen Auftrage, zu dem sich die Gemeinde berufen wusste, zu sehen und zu verstehen ist". Ebeling, Messiasgeheimnis, ecrit en effet d'abord p. 144-145: "Unsere Deutung stiess über eine blosse Diskrepanz von Verhüllung und Offenbarung hinaus vor zu der Evangelisten sowie bereits die vor ihm liegende Tradition bewegenden Intention, die beides sich | dienstbar macht. Nicht Unglaube, Misserfolg oder Verstockung, sondern gerade der Erfolg, das sieghafte Hinausrufen in alle Welt stellte sich uns als der eigentliche Gedanke unseres Motives heraus." Cette position, Ebeling l'avait döjä аппопсёе p.l 14 en disant que l'intention fondamentale de l'evang61iste est de rendre temoignage ä la rövölation du Fils de Dieu. Plus loin, p. 145, il pr6cise: "So predigt Mc die Epiphanie des Gottessohnes, nicht seine einstweilige Verhüllung mit unserem Motiv." Et il enchaine en renvoyant ä Wrede qui admet lui-meme que le secret ne peut etre tenu: "Zu den Wundern Jesu gehört notwendig das Ansehen und der Ruhm des Wunderthäters. Zumal wenn die Wunder als Offenbarungen seiner Grösse und Macht gedacht sind, wenn sie einen bestimmten Eindruck von ihm erzeugen sollen. So liegt eine Anerkennung Jesu darin, dass seine That verbreitet wird. (...) Es bricht seine Herrlichkeit daraus hervor, dass er verborgen bleiben möchte und doch alsbald bekannt wird." (Wrede, Messiasgeheimnis, p.127). L'idöe que l'6vangile de Marc est une öpiphanie du Fils de Dieu n'est pas nouvelle. Elle avait d6jä έΐέ 6mise par Martin Dibelius: "So ward Markus als ein Buch de geheimen Epiphanien." (Die Formgeschichte des Evangeliums, Tübingen: Mohr, 1919, p.64; dans la З ё т е έά. revue et augment6e de 1959, cette phrase se trouve p.232).
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L'identit6 de J6sus et l'identitd de son disciple
dem Leser den Sinn des Wunders nahezubringen."66. Ebeling insiste ä ce propos tout sp6cialement sur la relation qu'6tablit l'6vang61iste avec ses lecteurs ou auditeurs. Ainsi, en Mc 5,43, la recommandation faite par J6sus de ne parier ä personne de la gu6rison de la fille de Jai'rus n'est pas lä pour dire que le secret messianique n'est τένέΐέ qu'ä certains. La fonction de cette recommandation est orientee vers le lecteur ou l'auditeur; eile souligne le privilege du lecteur/auditeur qui assiste, lui, au miracle: "Du wirst gewürdigt, dies göttliche Geheimnis zu vernehmen | das nur drei seiner Jünger erleben durften."67. L'honneur, c'est d'etre mis sur pied d'egalite avec les temoins oculaires68. Mais le recit n'est pas construit sur une opposition entre une revelation secrete d'une part et un Statut officiel de Jesus cachant sa messianite durant son ministere terrestre d'autre part. La revelation faite en secret est un precede narratif pour s'adresser au destinataire du recit d'une maniere particuliere. 2. Gaetan Minette de Tillesse : le secret, procede litteraire d'une christologie haute Gaetan Minette de Tillesse69 se situe dans la ligne interpretative de Hans Jürgen Ebeling dont il resume ainsi la these: "... l'intention profonde de Marc se revele, non dans le secret, mais dans la violation de ce secret. Le secret n'existe qu'en vue de sa violation!"70. Autrement dit, le secret portant sur la messianit6 de Jesus n'a pas de valeur historique; c'est un procede litt6raire, une construction de Marc71 pour manifester "la liberte avec laquelle J6sus a choisi le chemin de la passion plutot que celui de la gloire."72 Marc a besoin du secret messianique pour rendre plausible le fait que Jesus devra souffrir sa passion malgr6 son succes. Cette n6cessit6 de la passion est la seule raison du secret messianique, corame le resument deux citations de Minette de Tillesse:
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Ebeling, Messiasgeheimnis,
p.135.
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Ebeling, Messiasgeheimnis,
p.131-132.
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Ebeling, Messiasgeheimnis, p.132: "Gott würdigt den Leser seines Rufes, stellt ihn jenen drei Augenzeugen gleich: stellt er sich diesem Rufe? Es liegt also ein Geheimnis im Sinne des hellenistischen μυστήριον vor; der Leser und Hörer dieses Ereignisses empfingt es als ihm persönlich zukommende Offenbarung." MINETTE DE TILLESSE, Gaetan, Le secret messianique dans l'ivangile de Marc{LeDiv 47), Paris: Cerf, 1968. Minette de Tillesse, secret messianique, p.26. C'est l'auteur qui souligne.
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Minette de Tillesse, secret messianique, p.515: "Pour Wrede, le secret messianique est la projection inconsciente de la foi pascale sur l'histoire de Jdsus; pour nous, il est une th£se 61аЬогёе systematiquement par Marc."
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Minette de Tillesse, secret messianique, p.320.
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"Le secret messianique exprime chez saint Marc l'irrivocable et libre decision de Jisus d'embrasser sa passion, parce que telle est la volenti divine. C'est ce qu'exprime le δει "il faut que". Si J6sus avait laissi les foules ä leur enthousiasme d&irant, s'il avait laissd les dimons hurler leur servile confession, s'il avait laiss6 les apötres divulguer partout leur sensationnelle ddcouverte, la passion eüt €ti rendue impossible et la destinde de J6sus se füt шибе en triomphe, mais un triomphe qui aurait έΐέ tout humain (VIII, 33) et qui n'aurait pas accompli le plan de salut divin."73
Marc montre comment Jesus 6vite de se laisser entrainer dans la voie de la gloire toute humaine et resiste victorieusement ä tout ce qui l'eloignerait de la passion. "L'enseignement de Marc est celui-ci: la gloire du Fils de Dieu est une rdalite puissante et 6clatante qui tend ä se manifester des le d6but du ministere de Jesus d'une fagon presque irresistible. Les d6mons, la foule et meme les disciples poussent aussi Jdsus dans ce sens. Mais J6sus r6siste violemment. II dtouffe sa gloire, il l'empeche ä toute force de se manifester avant le temps, et la raison en est qu'il "doit" d'abord 8tre тёрпвё et souffrir."14
Autrement dit, selon cette lecture, le Christ de Marc devient tres proche de celui de Jean75. Ce qui laisse tout de т ё т е un certain malaise: une christologie pergue comme "trop" basse peut tres vite etre lue comme une christologie (tres) haute qui se cache! II faut admettre dans ce cas que Ton peut tres facilement fantasmer en partant de ce qui n'est pas dit... 3. Ulrich Luz: il faut distinguer 'secret du miracle' et 'secret
messianique'
La principale critique que Ton peut adresser ä Ebeling est celle formulee par Ulrich Luz76: Ebeling a fait l'erreur de generaliser ä l'ensemble des materiaux reunis par Wrede pour sa theorie du secret messianique des conclusions qui ne concernent en fait que l'activite de guerisseur de Jesus77. Autrement dit, contrairement ä ce qu'il pense, Ebeling n'a pas definitivement refute la theorie du secret messianique car la critique qu'il fait de Wrede ne porte pas sur l'ensemble de la theorie mais seulement sur une des cat6gories
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Minette de Tillesse, secret messianique, p.321; c'est l'auteur qui souligne. Minette de Tillesse, secret messianique, p.322-323. Minette de Tillesse,secret messianique, p.322: "La seule diffdrence entre Jean et Marc est que Jean prdsente la passion comme un ordre τένέΐέ en secret par le Рёге au Fils, tandis que Marc voit dans ce plan de salut l'accomplissement des Ecritures que les disciples auraient dü connaitre, s'ils avaient eu le sens de Dieu." Luz, Ulrich, Das Geheimnismotiv und die markinische Christologie, ZNW 5 6 ( 1 9 6 5 ) 9 30. Luz, Geheimnismotiv, p. 17, dit en note 3 7 : "In der Tat glaube ich, dass EßELING viel Richtiges gesehen hat und zu Recht versucht hat, die Wundergeschichten mit Schweigegebot von den Wundergeschichten überhaupt aus zu verstehen; er hat jedoch den verschiedenen Inhalt des Wundergeheimnisses und des eigentlichen Messiasgeheimnisses nicht gesehen und so seine These gewaltsam verallgemeinert."
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L'identitö de J6sus et l'identit6 de son disciple
d"'ordres de silence", celle des ordres donnes apres les guerisons. La force de sa critique est bien de porter sur le groupe des donnees qui constituent le fondement de la theorie. Mais sa limite est qu'elle n'est pas generalisable ä tout се groupe et qu'elle est sans veritable effet sur les domaines apparentes: recherche de l'incognito et enseignement en paraboles. Ce qui va permettre ä Luz de proposer un reamenagement de la theorie qui integre les observations d'Ebeling. Dans son article de 1965, Luz limite sa discussion de la theorie du secret messianique ä la partie relative aux ordres de silence. II reconnait corame Wrede qu'ils apparaissent dans trois contextes differents: ä la suite de guerisons, lors d'exorcismes et lors d'enseignements aux disciples. Selon lui, cependant, la raison d'etre de ces ordres n'est pas la meme dans le cas de guerisons que dans les deux autres cas. S'il est approprie de parier de "secret messianique" lorsque Jesus fait taire les demons qui revelent son identitd divine ou qu'il demande ä ses disciples de ne pas parier de sa messianite (8,30) et ä Pierre, Jacques et Jean de ne pas dire ce qu'ils ont vu sur la montagne (9,9), la fonction d'un ordre de silence ä la suite d'une guerison est tout autre. Dans ce dernier cas, il vaut mieux parier de "secret du miracle"78. La distinction de Luz part du constat suivant: les miracles rendent Christ "epiphane" et la prddication le concernant prend appui sur eux79. Luz commence par souligner que tous les miracles ne sont pas suivis d'un ordre de se taire80 et que de tels ordres dans les sommaires ne concement jamais les guerisons mais seulement les exorcismes (1,34; 3,11)81. La fonction des recits de miracles est de montrer que Jesus est thaumaturge: le succes de J6sus comme guerisseur doit, dans cette perspective, etre tout sauf tu82. La seule chose qui doit dans certains cas rester cachee est le precede par lequel la guerison a et6 obtenue83. Mais la encore, la nouvelle de la guerison se ™ Luz, Geheimnismotiv, p. 17 caract6rise ce qui distingue de ташёге spdcifique les ordres de silence dans les r&its de gudrisons par opposition aux autres ordres de silence dans le fait qu'ils portent sur des contenus diffdrents: "Nicht die Messianität oder die Gottessohnschaft Jesu soll geheimgehalten werden, sondern das Geschehen der Heilung, das Wunder. Wir werden also das Geheimnismotiv in den Heilungsgeschichten besser als "Wundergeheimnis" bezeichnen." Cf. aussi p.28. 79 Luz, Geheimnismotiv, p.10: "Im Wunder war Christus epiphan geworden und auf die Wunder gründete sich die Verkündigung von ihm." А ce propos, Luz renvoie ä Ebeling dans la note 37 p.17. 80 Luz, Geheimnismotiv, p. 11. 81 82
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Luz, Geheimnismotiv, p. 12. Luz, Geheimnismotiv, p. 12. Luz, Geheimnismotiv, р.17.С/. aussi Luz, Geheimnismotiv, p.13 qui souligne le fait que, dans plusieurs cas, la gudrison a lieu d'une ташёге ou d'une autre en retrait: dans une maison (1,29-31; 2,1-12; 5,21-43; 7,24-30), dans la synagogue (3,1-6; voir aussi 1,21-28) ou loin des gens (7,31-37). Bien que Luz ne s'y attarde pas pr6cis6ment, on pourrait inter-
Thöorie du secret messianique
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repandra tres vite et l'ordre de se taire ne fait que souligner l'impossibilite de tenir le miracle сасЬё, done renforce l'impression d'autorite qui se degage du personnage de Jesus84. En fait, "secret du miracle" et "secret messianique" ont selon Luz des fonetions th6ologiques differentes. Le premier met en valeur le pouvoir miraculeux de Jesus, le second souligne la nature de la messianite de Jesus, laquelle ne peut veritablement etre comprise qu'apres la croix et la resurrection85. Le secret messianique proprement dit fait done partie d'une theologie de la croix. Autrement dit, Luz lit l'Evangile de Marc comme l'expression de la cohabitation de deux conceptions christologiques differentes et dejä traditionnelles que Marc reprend l'une et l'autre ä son compte86. D'une part une christologie glorieuse qui ne peut rester cachee et qui est manifestee par l'autorite de J6sus et par son activite thaumaturgique. On en trouve principalement l'expression dans la premiere partie de l'evangile (1,16-8,26). Elle se situe dans le prolongement de la conception hellenistique du θείος άνήρ. Les ordres de silence qui suivent les guerisons sont ä son service. D'autre part, une christologie de la messianitd qui doit rester secrete jusqu'apres la resurrection parce qu'elle ne peut etre que mal comprise tant que l'on n'a pas vu comment J6sus affronte la souffrance et la mort. Elle trouve principalement son expression dans la seconde partie de l'evangile (8,27-16,8). Les ordres de silence adresses aux demons et aux disciples sont ä son service. L'apport principal de Luz ä la discussion de la th£orie du secret messianique est d'avoir montre l'inhomogen6it6 des ordres de silence. Syst6matiquement associ6 ä la revelation de la filiation divine de Jesus par les demons, adress6 aux disciples, l'ordre de se taire n'est jamais transgressd ni par les demons ni par les disciples. En revanche, cet ordre n'accompagne pas toujours les guerisons et, lorsqu'il est donne, il est souvent transgress6. La fonction des ordres de silence n'est done manifestement pas la meme dans tous les cas87. Cela dit, on ne peut que regretter que Luz n'appuie pas son expliprdter dans le meme sens la prise du malade ä Г de art en 7,33 ou 8,23, pour ne citer que ces cas, comme le ddsir de garder secret le ргосёёё mis en oeuvre lors de la gudrison du sourd-muet ou de l'aveugle (7,33; 8,23-25), у compris, dans le cas du sourd-muet, la formule "Ephphata" (7,34). 81
Luz, Geheimnismotiv, p.17 et p.28.
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Luz, Geheimnismotiv, p.28: "Das Wundergeheimnis weist auf die Macht der Wunder Jesu, (...), das Messiasgeheimnis umschreibt das Wesen der Messianität Jesu, (...)."
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Luz, Geheimnismotiv, p.29.
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THEISSEN, Gerd, Urchristliche Wundergeschichten: Ein Beitrag zur formgeschichtlichen Erforschung der synoptischen Evangelien (StNT 8), Gütersloh: Mohn, 1974, p.153, note 70, critique la distinction de Luz entre deux types de secrets. II estime peu vraisemblable que Marc n'ait pas compris le secret attachö traditionnellement ä un ricit de miracle comme centrd en fait aussi sur la personne de J6sus. Autrement dit, Marc aurait lu le
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cation du "secret du miracle" par des paralleles tires de la litterature contemporaine des evangiles, juive ou paienne, qui montreraient que l'ordre de se taire donne apres une guerison etait un comportement typique des thaumaturges88. II n'est en effet pas du tout si evident que la recommandation de se taire soit un trait constitutif des röcits de guerison89. Au contraire, plusieurs recits de guerison rapportes par la litterature juive90 et paienne91 ne parlent
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"Wundergeheimnis" avec les lunettes du "Messiasgeheimnis". II ne faudrait cependant pas n6gliger le fait que les demandes explicites de se taire ne portent de fait pas toutes sur le meme objet. Comme il le fait en revanche dans le cas des exorcismes, voir Luz, Geheimnismotiv, p.19. BERGER, Klaus, & COLPE, Carsten, Religionsgeschichtliches Textbuch zum Neuen Testament, Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, p.33, quant ä eux, ne donnent qu'un parallele ä des ordres de silence apres une guörison: Papyri grecs magiques, ed. K. Preisendanz, 1928,1 130ff. Mais ils datent le texte du 4/5e sifecle ap. J.-C., ce qui pose un ргоЫёme si l'on veut parier de рага11ё1е. BETZ, Hans Dieter, The Greek magical papyri in translation, including the Demotic spells, Chicago; London: Univ. of Chicago, 1986, p. xli, date ces textes entre le 2 ё т е siecle av. J.C. et le 5eme siöcle ар. J.C. La datation du texte considfrd en particulier n'est done pas sans ргоЫёте. Cependant, il est en plus question dans ce texte d'une recette. II s'agit d'un texte sacr6 qui doit rester secret pour etre efficace. Selon Berger et Colpe, ce n'est done pas un v6ritable parallele aux ordres de silence attaches aux röcits de guörison, car raconter une gu6rison n'dquivaut pas encore ä divulguer une recette, le rdcit n'6tant en tout cas pas considör6 comme un texte magique. Quant ä Theissen, Urchristliche Wundergeschichten, p.220, il pense aussi que le secret est un 61dment constitutif du miracle et que e'est т ё т е ä partir de lä qu'il a έίέ 6tendu ä d'autres situations: "Zudem stammt das Geheimnismotiv aus den Wundergeschichten selbst; das Geheimnis gehört zum Wunder." Et il pense aussi de ce fait que les röcits de gudrison ont une fonetion de r6v61ation dans l'övangile. Mais les paralteles hors du Nouveau Testament qu'il donne sont peu convaincants. A la page 77 de son 6tude, Theissen estime que les papyri magiques sont les paralleles les plus proches. II ne parle pas de l'exemple citd par Berger & Colpe, mais il indique (p.78) PGM IV 725-750. Dans la т ё т е perspective, on aurait p. ex. aussi pu citer plus haut dans le т ё т е texte PGM IV 557-560 oü il est demandö de mettre le doigt sur la bouche et de dire "silence, silence, silence!". Dans tout се passage, il s'agit bien d'une instruction recommandant de se taire. Mais la recommandation est faite avant que la rdvdlation ait 6t6 refue et non aprös. Et surtout, cette recommandation est ins6r6e dans une instruction pour invoquer l'immortalitd. De plus, du point de vue du genre, cela n'a rien ä voir avec un r6cit de gu6rison. L'autre рага11ё1е proposd par Theissen (p.77) provient de Lucien: Trag. 271. Mais on retrouve ici encore un double ргоЫёте de datation et de contenu. Lucien (env.120 - env.185) 6crit ä peu prös un siöcle plus tard que Marc, ce qui pose d6jä un premier ргоЫёте lorsque l'on veut parier de paга11ё1е. Mais surtout, le passage en question ne parle absolument pas d'un ordre de garder le silence donn6 par le gu6risseur ä celui qu'il a gu6ri. C'est au contraire le malade gudri qui demande au gu6risseur de lui dire comment il s'y est pris pour le gu6rir et le mödecin lui r6pond qu'il n'a pas le droit de r6v61er le secret qui lui a 6l6 communiqud par son рёге lorsqu'il lui a donn6 I'initiation. A propos de Rabbi Hanina ben Dossa: Mishna, Berakhot 5,5; Talmud Bab., 34b. A propos de Rabbi Hanina ben Pappi: Talmud Bab., Qiddushin 39b-40a. Sudtone, Vespasien VII; Plutarque, Coriolan 38,1-7; Pyrrhus 3,7-9.
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pas de recommandation de se taire et ont plutot pour effet de magnifier le thaumaturge par le moyen de ses succes. 4. Heikki Räisänen : la theorie des paraboles doit etre distinguee du secret messianique Dans la these qu'il consacre ä la theorie du secret messianique92, Heikki Räisänen reprend les theses defendues par Luz. Pour ce qui concerne les ordres de silence, il faut distinguer le motif des guirisons secretes du motif du secret messianique au sens propre. Lorsque Jesus opere une guerison, il n'interdit pas toujours ä ceux qu'il a gueri de raconter ce qui s'est passe, et ces ordres sont plusieurs fois transgresses93. En revanche, lorsque ces ordres de silence sont adresses aux demons ou aux disciples et se rapportent a l'identite de J6sus, ils ne sont jamais transgresses94. Autrement dit, les actes miraculeux de Jesus ne peuvent demeurer caches95. 92
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RÄISÄNEN, Heikki, Das "Messiasgeheimnis" im Markusevangelium: ein redaktionskritischer Versuch, Helsinki: [s.n.], 1976. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p. 159-160, pense n6anmoins que l'interprötation donnde par Luz pour expliquer la raison d'6tre du secret accompagnant les guörisons ne permet pas de rendre compte de tous les cas oü on l'observe. Une autre raison doit aussi etre prise en compte: c'est que J6sus cherche aussi a 6viter des d6rangements (Störungen) qui attireraient trop de publicitö. Ce que souligne tout particuli^rement TAGAWA, Kenzo, Miracles et Üvangile: la pensee personnelle de l'Svangiliste Marc (EHPhR 62), Paris: PUF, 1966, p.173. И у voit une diff6rence fondamentale entre les ordres de silence qui suivent les gu&isons et les ordres de silence adressös aux d6mons. Le silence commandd aprös une gu6rison suit la guörison; il est donnέ "du fait de la gu6rison" (p.173). Le silence command6 aux ddmons 6quivaut en revanche ä un ordre d'expulsion. Tagawa reprend ici une id6e de BAUERNFEIND, Otto, Die Worte der Dämonen im Markusevangelium, Stuttgart: Kohlhammer, 1927, qui dit ä propos de Mc 1,24-25 p.ex., que l'ordre de se taire donn6 par Jisus "... nur ein "Niederschlagen" der eben zu Tage getretenen "Lebensäusserung des Dämons" bedeuten und nicht etwa ein Geheimhaltungsgebot, ein Weitersageverbot sein kann" (Bauernfeind, p.31). Tagawa, p.172, adhere ä l'id6e que cette lecture s'applique ä tous les passages qui parlent du silence imposö aux ddmons, у compris done dans les sommaires (1,34; 3,12) qui sont clairement r6dactionnels: "Si la rdduetion des dömons au silence dtait, dans la tradition, consid6r6e comme une manifere de forcer les ddmons ä ob6ir pour les chasser ensuite, pourquoi l'6vang61iste n'aurait-il pas donn6 ä ce motif un т ё т е sens quand il fait mention de l'exorcisme dans ses sommaires rddactionnels? Dire que J6sus a ddfendu aux d6mons de parier suffit ä l'6vang61iste pour d6signer le fait que J6sus a pratiqud des exorcismes. On congoit mal que l'6vang61iste ait pu ne plus saisir le sens que ce motif avait dans la tradition." Quant au fait que les d6mons prononcent des titres christologiques, cela correspond au fait que, dans la conception antique, pouvoir dire le п о т c'est avoir un pouvoir sur celui qui le porte: "Freilich, wir sahen, dass die stärkste Abwehrwaffe des Dämons die Kenntnis des Wesens Jesu ist" (Bauernfeind, Worte der Dämonen, p.34). C'est dans ce sens qu'il faut entendre les rencontres entre Jisus et les esprits impurs comme des affrontements: "Connaissant les noms de ses ennemis, l'exorciste peut exercer sur eux une force magique, et rdeiproquement." (Tagawa, Miracles, p.173). On en a un
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Се constat d'inhomogeneite du motif du secret, Räisänen le prolonge a l'etude de la theorie des paraboles. Selon lui, la theorie des paraboles doit etre clairement distingu6e du secret messianique: alors que la conception du secret messianique serait une cr6ation de Marc96, Mc 4,11-12 constituerait un corps etranger dans l'6vangile, issu de la tradition premarcienne97. L'idee contenue dans ces versets ne se trouverait nulle part ailleurs dans l'Evangile de Marc. Elle resulterait de l'experience faite par les Chretiens de l'attitude n6gative des juifs ä l'egard de l'annonce de l'evangile98. Quant ä l'incompr6hension des disciples99, elle entretient evidemment un lien tres fort avec le secret messianique dans la mesure oü l'incomprehension porte sur l'identite de Jesus. Mais on ne peut cependant pas lier trop fortement les deux themes. Le motif de l'incomprehension ne suppose en effet pas forcement le secret messianique. La preuve en est qu'on trouve le motif de l'incomprehension des disciples dans l'Evangile de Jean sans qu'il у soit question de secret messianique. Autrement dit, la thematique de l'incomprehension des disciples a un objectif d'actualisation parenetique, ce qui n'est pas le cas pour le theme du secret. Räisänen tire de son etude que l'ensemble des materiaux rassemblös par Wrede sous le thöme du secret präsente un caractere inhomogene. Cela rösulte du fait que des motifs contradictoires proviennent de la tradition ellememe et que ces contradictions ont ete prolongees par le travail redactionnel. Pas etonnant des lors que le theme du secret soit absent dans plusieurs recits ой on pourrait l'attendre100. En d'autres termes, ce qui reste de la th6orie du secret messianique au sens ой le con9oit Wrede ne s'applique qu'aux ordres de silence adresses aux ddmons et aux disciples. Ce secret se rapporte ä l'etre (Wesen) respectivement ä l'identite de Jesus: il faut taire le fait qu'il est "Fils
И
96 97
"
99 100
bon exemple en Mc 5,9. Mais Tagawa (p. 173) estime que I'dvangdliste est en soi indiff6rent au contenu christologique des cris des ddmons. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p. 159. Cette lecture est done dans la ligne de Η.-J. Ebeling. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.53. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.50 et p.52. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.160. Sur ce point, Räisänen adh6re ä l'interprdtation de Martin Dibelius (Die Formgeschichte des Evangeliums, Tübingen: Mohr, 1966 , p.ex. p.232 ou p.297) qu'il appelle Пп1ефгё1а110П apologötique du motif du secret chez Marc. Dibelius estime qu'en montrant comment la r6vdlation reste en bonne partie secröte, l'6vang61iste trouve le moyen d'expliquer pourquoi le peuple n'a pas reconnu Jdsus durant son ministöre terrestre. Räisänen admet cette explication pour la thdorie des paraboles, mais il refuse de penser que l'ensemble de ce qui peut se rattacher ä la thdmatique du secret soit motivd par cette seule raison. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.160. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.167 et p.160; p. ex., Mc 2 est doming par le motif de ce qui est rendu public.
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de Dieu" ou le "Christ"101. Le resultat, c'est la deconstruction d'une grande partie de la these de Wrede. Et c'est surtout d'en ruiner l'objectif principal. Wrede, en proposant la theorie du secret messianique, cherchait un facteur explicatif global de l'entreprise redactionnelle de Marc. Räisänen reconnait la presence du secret messianique dans l'Evangile de Marc, mais comme un aspect parmi d'autres. Le secret qui entoure certaines guerisons, la raison d'etre de la theorie des paraboles et le motif de l'incomprehension des disciples re5oivent des explications independantes les uns des autres. Quant au motif du secret messianique au sens propre102, Räisänen doit reconnaitre qu'il est bien incapable d'expliquer sa raison d'etre103. Се qui repose la question de savoir quelle est la perspective redactionnelle qui pourrait expliquer la presence conjointe dans l'Evangile de Marc de toutes les caracteristiques dejä observees par Wrede. A.2.3. LA RELATION ETABLIE PAR L'EV ANGELISTE AVEC LE LECTEUR Hans Jürgen Ebeling avait beaucoup insistö sur la fonction litteraire du secret: c'est un proc6d6 utilis6 par l'evangöliste pour communiquer au lecteur des informations qui ne sont pas (encore) ä disposition de tous dans le monde du r6cit104. La raison d'etre de се ргосеёё doit done etre interprötee par rapport ä la relation que l'6vang61iste €tablit avec les destinataires de son 6crit. Deux auteurs ont particulierement souligne cet aspect: Gerd Theissen et Takashi Onuki. Nous allons brievement indiquer en quel sens avant de pariser comment nous comptons utiliser cette perspective de la relation entre l'6vangeliste et ses destinataires pour mener ä bien notre etude du projet rödactionnel de Marc.
101
Räisänen, "Messiasgeheimnis", p. 159.
I0B
Räisänen, "Messiasgeheimnis", p. 160-161: au sens restreint, done, et qu'il considöre contrairement ä Wrede comme une pure construction rddactionnelle de l'6vang61iste. Räisänen, "Messiasgeheimnis", p.162: "Unbeantwortet ist aber nach wie vor die entscheidende Frage, warum er gerade so verfahren ist. Warum hat Markus aus verschiedenen traditionnellen Elementen seine besondere Konstruktion das (eigentlichen) Messiasgeheimnisses entwickelt?"
IM
II insiste p.ex. beaucoup sur ce point dans son interprdtation de l'ordre de silence donnd ä ceux qui ont assist6 ä la gudrison de la fille de Ja'frus (Mc 5,43). II est inconcevable que la nouvelle de la guörison ne se ripande pas sitot aprös qu'elle a eu lieu. L'ordre de se taire doit done £tre entendu ä un autre niveau: c'est un signal ä l'intention du lecteur pour lui faire comprendre qu'il est d'emblde introduit dans la connaissance v6ritable sur Jdsus {cf. Ebeling, Messiasgeheimnis, p.131-132; ddjä тепйоппё supra).
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1. Gerd Theissen : rassurer ceux qui maintiennent secrete leur identite chretienne Gerd Theissen estime que le secret porte sur un savoir christologique103. Marc mettrait en scene l'ecart entre les chretiens et l'environnement dans lequel ils sont plonges concernant ce savoir, autrement dit concernant l'identite de Jesus. Les premiers chretiens auraient et6 contraints de maintenir secret ce qu'ils savent de Jesus pour se proteger. La fonction de cette presentation du secret est parenetique: les chretiens ne doivent pas avoir mauvaise conscience de cacher leur identite face ä l'exterieur106. C'est en effet une question de survie. Pour les rassurer, Marc leur montrerait que Jesus lui-meme a dü se comporter de la meme maniere pour les memes raisons. En revanche, des le moment ой leur identit6 est d6voilee, ils doivent temoigner sans peur. C'est aussi ce que Jesus a fait. II a choisi de maintenir son identite secrete pour pouvoir accomplir sa mission. Mais des le moment ой la connaissance du secret se repand, il cesse de faire taire ceux qui revelent son identite107. 2. Takashi Onuki: suspendre le jugement du lecteur sur l'identite de Jesus Takashi Onuki lit egalement la thematique du secret chez Marc comme un precede utilise par l'evangeliste pour communiquer un message au lecteur108. Mais contrairement ä Theissen, ce proc6de n'a pas pour lui une fonction parenetique mais plutot cat6chetique. Onuki s'interesse ä la fonction des sommaires contenus dans les evangiles, se demandant ce que l'auteur veut communiquer de particulier au lecteur par LAS
THEISSEN, Gerd, Die pragmatische Bedeutung der Geheimnismotive im Markusevangelium: ein wissenssoziologischer Versuch, in: Hans G. Kippenberg & Guy G. Stroumsa (eds), Secrecy and concealment: studies in the history of Mediterranean and Near Eastern religions, Leiden; New York; Köln: Brill, 1995, p.225-245, ici p.226.
106
Theissen, Geheimnismotive, p.235.
107
La lecture de VOGT, Thea.Angsf und Identität im Markusevangelium: ein textpsychologischer und sozialgeschichtlicher Beitrag (NTOA 26), Freiburg, Schweiz : Universitätsverlag ; Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, p.229-234, va d6jä tout ä fait dans cette direction. Dans la Präsentation de Marc, J6sus aurait le comportement typique d'une personne stigmatis6e : se cacher est une question de survie. Si J6sus veut cacher son identiti de Fils de Dieu, c'est pour se protdger vis-ä-vis d'un environnement qui menace de le mettre ä mort (Mc 3,6). L'appel ä la suivance dans la souffrance indique que les lecteurs sont aussi dans une position stigmatisde. Dans cette position, ils doivent calquer leur comportement sur celui de Jdsus. II est dvident que le rejet par les instances dominantes de l'environnement social renforce des attitudes de repli et une marginalisation lides ä Fexclusion. Mais nous verrons que le fait de ne pas ёпопсег soi-meme un changement de Statut est Г attitude attendue tant que ce changement n'a pas έΐέ reconnu par les autres.
108
ONUKI, Takashi, Sammelbericht als Kommunikation: Studien zur Erzählkunst der Evangelien (WMANT 73), Neukirchen-Vluyn: Neukirchener Verlag, 1997.
ТЪёопе du secret messianique
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ce procede. Un des chapitres de son ouvrage est consacre ä la problematique du "secret messianique"109. La raison provient du fait que Mc 1,34 et Mc 3,11s sont des sommaires et contiennent Tun comme l'autre l'injonction de se taire adressee par Jesus aux demons (1,34) ou aux esprits impurs (3,11s) lorsque ceux-ci proclament sa filiation divine110. Selon lui, le fait que ces injonctions adressees aux demons se trouvent dans des sommaires a pour consequence qu'il n'est pas possible d'expliquer leur raison d'etre en s'en tenant uniquement ä la progression du recit ä la surface du texte111. C'est pourquoi Onuki parle de "fonction structurelle"112 des injonctions au silence. C'est ä son avis la seule maniere de comprendre l'apparente incohörence de la perspective narrative qui fait comme si Pierre, Jacques et Jean etaient pour la premiere fois beneficiaires d'une revelation particuliere sur l'identite de Jesus lors de la Transfiguration alors que ces trois disciples sont dejä supposes accompagner Jesus en 1,24s113 et en 3,11s114 ой l'identite de Jesus est criee publiquement par les demons. En fait, Marc s'arrange pour qu'en Mc 1,24s comme en Mc 3,11s il reste possible d'envisager que les disciples n'ont pas entendu ce que les esprits impurs ont dit: les disciples sont repouss6s dans l'ombre et les disputes de Jesus sont decrites de telle sorte qu'on a l'impression qu'elles ne se passent qu'entre J6sus et les esprits impurs. Si Marc est ainsi pret ä jouer avec la coherence narrative au risque de l'affaiblir, c'est qu'il se preoccupe en premier ressort d'intervenir sur le lecteur en vue d'influencer son acte de lecture. Onuki met l'accent sur le but du recit evangelique: Marc veut faire entendre le paradoxe du "Fils de Dieu souffrant". Pour cela, il doit operer un d6placement dans les precompröhensions de ses lecteurs qui risquent de ne pas associer la souffrance au titre de Fils de Dieu. Ainsi, en faisant taire ceux qui revelent la filiation divine de Jesus sans tenir compte de la croix mais sur le seul fondement de son autorite de thaumaturge (c.-ä-d. les demons), il suspend en т ё т е temps le jugement du lecteur en lui faisant entendre
ю
Ce chapitre est le quatrifcme de l'ouvrage et porte le titre "Neue Folgerungen für das "Messiasgeheimnis"". II s'6tend de la page 49 ä la page 58. 110 En 1,34, Jisus ne les laisse pas parier (οΰκ ήφιεν λαλειν), en 3,12, il les rabroue (έπετίμα). Onuki signale que les sommaires reprennent ici un motif ddjä mentionnd en Mc 1,25. '" Onuki, Sammelbericht, p.57: "Die Zugehörigkeit der beiden Schweigegebote zu den Sammelberichten macht es viel mehr nötig, sie primär auf der Ebene der zwischen dem Autor und den Lesern vor sich gehenden Kommunikation zu betrachten." ш Onuki, Sammelbericht, p.51. ш С/. Mc 1,21.29. 114 Ou les disciples sont mentionnds en compagnie de Jdsus (3,7.9).
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qu'avant d'appliquer un titre ä Jesus pour qualifier son identite, il faut avoir lu l'evangile en entier115. Onuki remarque cependant que le lecteur a un temps d'avance sur les disciples: il connait ce qui s'est passe au bapteme alors que les disciples ne sont appeles qu'apres cet evenement" 6 . Autrement dit, le lecteur est place d'emblee dans l'intimite qui existe entre Jesus et le monde des esprits, en particulier la voix celeste. PERSPECTIVE DE TRAVAIL Les lectures de Theissen et Onuki ont le grand merite de situer la thematique plus large de la fonction du recit dans le processus de communication entre l'evangeliste et ses destinataires. Iis entrent dans une perspective qui distingue clairement entre monde du recit et monde du lecteur. C'est une perspective que nous voulons egalement adopter pour ce travail. Nous partageons l'opinion d'Onuki selon laquelle Marc veut modifier chez ses lecteurs des precomprehensions relatives ä l'identite de Jesus. II s'agit bien, comme le dit Theissen, d'un savoir christologique ä communiquer. Cette communication aurait pu se faire sous la forme d'un traite theologique. Le fait d'utiliser le recit met en jeu des preconstruits culturels relatifs ä l'identite individuelle qui font de l'identite bien plus qu'un savoir. Car le recit met en scene celui-la meme dont il est question: Jesus. Des lors, le narrateur est soumis ä des regies de vraisemblance. II doit veiller ä ce que les attitudes et comportements des personnages de son recit soient credibles par rapport ä l'environnement culturel dans lequel ils se meuvent, en particulier en ce qui concerne la maniere dont s'enonce l'identite individuelle. Qui peut le faire? De quelle maniere? Dans ce cadre, enoncer l'identite de Jesus ne se reduit pas ä la communication d'un savoir. Cela implique la mise en scene de relations entre les personnages du recit et ce savoir qui respectent les codes culturels qui sont les leurs. Cet aspect est systematiquement sous-estime par les lectures de l'Evangile de Marc qui s'organisent autour de la thematique du secret. Toutes, у compris la lecture recente de Theissen, voient dans la resistance de J6sus ä laisser devoiler son identite l'expression d'une Strategie visant ä le laisser accomplir sa mission. A quelles conditions un comportement pareil serait-il cr6dible dans le contexte culturel de l'epoque? Je vois trois possibilit6s. La premiere renvoie ä l'attitude de messagers divins qui se presentent incognito chez les humains. C'est une idee bien repandue au ler siecle. C'est ainsi que les dieux ш 116
Onuki, Sammelbericht, Onuki, Sammelbericht,
p.58 p.ex. p.52.
Theorie du secret messianique
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frequentent les humains sans qu'ils le sachent sous les traits d'etrangers117. C'est ainsi aussi qu'Abraham est visite par des envoyes de Dieu" 8 . C'est ainsi encore que I'on pense pouvoir accueillir chez soi des anges sans le savoir"9. Ces exemples montrent que l'on peut preter ä un etre celeste la liberte de garder secrete sa propre identite et de la reveler quand bon lui semble. Cet arriere-plan s'applique mal ä l'Evangile de Marc. Car, comme l'a montre Ebeling et d'autres apres lui, le comportement de Jesus у est continuellement fautif par rapport ä une telle Strategie. Si le but de Jesus, selon Marc, etait de ne reveler sa veritable identite qu'ä un certain moment, pourquoi nous le montre-t-il si incapable de realiser ce qu'il veut? Une deuxieme possibilite renvoie ä l'attitude de 1'etranger qui veut rester inconnu, en general par peur de ce qui pourrait lui arriver s'il declare sa veritable identit6. L'Antiquite connait des recits mettant en scene un tel scenario120. Mais il s'accommode mal avec l'Evangile de Marc. Car Jesus n'y occupe pas le role d'un etranger, mais celui d'un indigene dont on connait la famille et le lieu d'origine121. Une troisieme possibilite renvoie aux recits oü il est question d'un fils de roi qui ignore son identite veritable parce que d'autres, qui sont au courant, se sont arranges pour le separer de sa famille ä sa naissance122. Mais l'identite veritable transparait malgre lui. On trouve dans ce cas le motif de l'identite veritable qui ne peut pas etre cachee. Mais la encore, cette situation ne s'applique pas bien ä l'Evangile de Marc. Car dans cet evangile, Jesus connait sa filiation divine, alors que les autres ne la connaissent pas, ce qui est la situation inverse. 117
Нотёге, Odyssee XVII, 485 sqq ; Piaton, Sophista 626 sqq. С/. aussi Ac 14,11.
1,8
Gn 18.
119
Cf. He 13,2 qui peut s'inspirer, outre de Gn 18,2 ; 19,2, 6galement de Jg 13,3-22 ou de Tobie 12,1-20. Ношёге, Odyssee VI, 207-208 : "dtrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus". Odyssee VII, 199-200 : "Mais peut-etre est-ce un dieu qui nous descend du ciel."
216b ; Ovide, Metamorphoses
VIII,
™ Ношёге, Odyssee VII, 237 sqq : Ardte demande ä Ulysse son nom et le peuple dont il provient, mais Ulysse ne raconte que son s6jour chez Calypso et son naufrage ; en VII, 28, le nom d'Ulysse est toujours inconnu ä Alkinoos et Ar6te qui regnent sur la Phöacie. En 1 S 21,14-15, David simule la folie pour tromper Akish, roi de Gath, alors que les serviteurs d'Akish sont en train de le reconnaitre. Lorsqu'Abraham ou Isaac font dire ä propos de leur 6pouse qu'elle est leur sceur (Gn 12,11-20 ; 20 ; 26,1-11), la d6marche est du т ё ш е ordre : ce n'est pas l'origine qui peut causer des ennuis et qu'il faut dissimuler mais l'identit6 de man. 121
En plus de Mc 6,1-6a, on peut se refirer aux mentions des membres de la famille de J6sus qui le cherchent, ainsi qu'aux fröquent passages dans les localitds d'oü il est issu, surtout dans la ргеппёге moitie de l'6vangile.
122
On pense 6videmment ä (Edipe ou ä Remus et Romulus.
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Dans le cas de J6sus prdsentd par Marc, il s'agit d'un etre humain qui apprend sa filiation divine au debut du r6cit et qui, ä ce moment-lä, est seul ä etre au courant. Quel est le comportement attendu de lui dös ce moment-lä? Bien sür, de se comporter en fils de Dieu. Mais la voix c61este qui lui fait cette revdlation ne lui dit ni de parier lui-meme de ce qu'il a appris, ni de le tenir secret. Des lors, quelle est l'attitude requise dans un tel contexte? II s'agit de mettre ä l'epreuve ce qui a ete entendu, pour en preciser la teneur. L'envoi au desert, juste apres la revelation, est indicatif de cela. La suite de l'evangile realise cette mise ä l'epreuve. Cela dit, prolongeons ce que dit Onuki du projet redactionnel de Marc. Comme dans la demonstration d'un theoreme, le recit du bapteme enonce en preambule ce que l'on va ensuite s'efforcer de demontrer. Mais la seule connaissance du recit du bapteme risquerait de conduire ä des interpretations erronees de ce qu'il faut у entendre. Par consequent, l'evangeliste a besoin de deployer tout le recit de son evangile pour exposer le sens veritable qu'il faut donner ä l'enonce de la filiation divine de Jesus. Le theme du silence qui s'egrene au fil du recit vient suspendre les conclusions hätives que le lecteur pourrait etre tente de tirer en cours de lecture. Ce serait une maniere de dire au lecteur: tu ne comprendras vraiment qui est Jesus qu'ä la fin du recit, et tu ne comprendras vraiment ce que tu dis en affirmant qu'il est Fils de Dieu que lorsque tu le diras avec le centurion romain au pied de la croix (15,39). Autrement dit, il serait absurde de croire que Marc pretendait attribuer ä Jesus lui-meme le desir de maintenir secrete sa messianite. Ce n'est pas la messianit6 de Jesus qu'il faudrait garder secrete; ce sont les humains qui ne doivent pas se prononcer sur l'identite de Jesus avant de comprendre ce qu'ils disent. II s'agit done non pas tant d'un secret que d'une obligation de suspendre tout jugement hätif. Selon cette lecture, le commandement de se taire prononce par Jesus n'est pas d'abord theologique mais catdchetique. C'est un proedde pour mettre en evidence le centre de ce que l'on veut transmettre, ce centre etant ä proprement parier le contenu theologique de l'enseignement. Mais, ce faisant, Marc ne peut pas pour le seul besoin de sa demonstration attribuer ä Jesus des attitudes qui paraitraient par trop invraisemblables dans l'environnement dans lequel il se trouve. La mise en scene qu'il fait de la maniere dont la revelation faite en secret ä Jesus sur son identite divine devient perceptible par d'autres et objet de debat doit rester plausible sur le plan narratif. Autrement dit, Marc met en scene des acteurs qui lui permettront d'illustrer les diverses reactions possibles suscitees par la venue de Jesus afin de faire reflechir le lecteur et de l'amener ä choisir la bonne attitude parmi toutes celles exposees. Mais la maniere dont est епопсёе l'identite de Jesus au fur et ä mesure de l'ecrit est forcement impregnee par les conceptions de l'epoque sur l'attribution de l'identite et la redefinition de celle-ci.
Thöorie du secret messianique
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A partir de lä, nous faisons l'hypothese que dans le contexte culturel de l'6poque, seul quelqu'un dont l'autorite 6tait reconnue pour le faire pouvait etablir un changement d'identite. Or, ceux que Jesus fait taire ne sont justement pas dans cette position: - des esprits impurs et des demons (Mc 1,25.34; 3,12) justement parce qu'ils sont impurs et que leur temoignage ne peut pas etre considere comme digne de foi parce qu'ils sont aussi menteurs123. - les disciples (Mc 8,30; 9,9) parce qu'ils sont soumis ä leur maitre. lis ne sont done pas dans la position de le legitimer puisque e'est justement lui qui leur donne leur legitimite124. Des lors, ma these principale sur ce point s'enonce ainsi: En ordonnant aux demons et ä ses disciples de se taire, Jesus ne fait rien d'etonnant mais adopte tout simplement le comportement attendu d'un individu qui respecte les regies d'attribution de l'honneur dans le contexte culturel dans lequel il vivait. Le probleme ainsi pose, la mise ä l'epreuve de la these procedera par etapes. Pour pouvoir appretier une difference de conception de l'identite individuelle entre le monde oü s'ecrit l'Evangile de Marc et le monde moderne, il s'agit de definir pour commencer ce que l'on entend par identite individuelle. Ce sera l'objet du prochain chapitre. II debouchera sur une theorie de l'identite. Ensuite, nous etudierons comment se dit l'identite individuelle dans l'Antiquite. Dans ce cadre, nous discuterons le modele de la personnalite orientee vers les autres propose par Malina. Puis nous passerons au projet redactionnel de Marc. Nous l'aborderons en examinant comment il construit le plan de son evangile. L'examen du dossier concernant les titres christologiques, la discussion du genre de l'dvangile, puis l'etude plus approfondie du recit de la Transfiguration nous permettront de montrer comment Marc place J0sus dans la lignee prophetique. Ce faisant, nous verrons comment tout au long du propos de Marc l'identite de Jesus est en debat et qui sont ceux qui le reconnaissent vraiment. Ceci nous conduira ä mettre en evidence un enjeu majeur de cet 6vangile: indiquer ой et par qui s'opere la veritable reconnaissance de l'identite de Jesus. Au cours de cette demonstration, nous verrons
m
124
On en trouve p.ex. la formulation en Jn 8,44-55 ой le lien entre possession et mensonge est formellement expliciti, et plus tard aussi chez Tertullien, Apologetique, 22-23. C'est ce qui fait dire ä Bauernfeind, Worte der Dämonen, p.78-80 qu'on ne peut pas sans autre considdrer que Marc ferait des d6mons les tdmoins de la messianitd de Jdsus: ils ont une connaissance surnaturelle de l'identit6 ("Wesen", cf. p.34) de Jdsus (voir aussi p.31), mais ils ont aussi la caract6ristique de mentir. Done on ne peut pas accorder cr6dit ä tout ce qu'ils disent. II les appelle, les institue, les envoie.
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L'identit£ de Jösus et l'identitö de son disciple
que Interpretation du recit de la Transfiguration joue un role majeur pour comprendre la visee de l'evangeliste.
В. L'IDENTITE INDIVIDUELLE
В.1. DEFINITION DE L'IDENTITE INDIVIDUELLE
L'identite individuelle ne constitue pas un objet de pens6e conceptualise par la mentalitö antique. La rdflexion sur ce theme s'est developpee avec l'essor de la pensee moderne. Les sciences humaines, en echo ä ce döveloppement lui ont accorde une attention particuliere. Avant de considerer ce qu'il en est de la conception de l'identite individuelle dans le monde antique, il convient de d6finir ce que 1'on entend par ce concept. Nous procederons en trois temps. Dans un premier temps, nous presenterons comment la thematique de l'identite individuelle a pris peu ä peu une place centrale dans la conception occidentale de l'etre humain. Dans un deuxieme temps, nous montrerons comment ce concept occupe une place ä l'intersection de la psychologic, de la sociologie et de l'anthropologie. Ce qui nous amenera, dans un troisieme temps, ä proposer une döfinition de l'identit6 individuelle en la situant par rapport aux notions d'individu, de personne et de personnalite. Nous prolongerons ces definitions en montrant comment s'articulent point de vue psychologique et point de vue anthropologique. Nous verrons alors que si la röflexion sur l'identitö individuelle est issue de la modernite, son champ d'application s'etend ä l'ensemble des cultures et participe ä une approche anthropologique generale. Nous l'illustrerons par la presentation d'un тоёё1е noyau-p6ripherie de l'identite. Ce modele permettra de montrer qu'une grande partie des instruments conceptuels mis en oeuvre pour parier de l'identit6 individuelle peuvent sans autre etre transposds pour parier de l'identit6 d'un groupe. Le concept d'identit6 individuelle ayant ete defini et sa capacite de transposition ä l'etude de l'identit6 dans un contexte culturel non occidental ayant ete demontr6e, nous pourrons alors, au chapitre suivant, exposer ce que recouvre une etude de l'identite individuelle dans le monde antique.
В. 1.1. EVOLUTION DE LA CONCEPTION DE L'lDENTITß INDIVIDUELLE
L'identitö individuelle, telle que l'envisage la pensee occidentale contemporaine, est le fruit d'une longue elaboration Иёе au developpement du
40
L'identitö de J6sus et l'identitö de son disciple
concept de personne. Selon Marcel Mauss, il faut attendre la döfinition de la categorie du moi, vers la fin du 18ёше siecle, pour que le terme "personne" prenne le sens qu'il a aujourd'hui, dans la Declaration universelle des droits de l'etre humain par exemple. En disant de quelqu'un qu'il est une personne, nous voulons dire entre autres que cet individu a une conscience individuelle, une liberte individuelle1, et done le droit de s'autodeterminer sur le plan des opinions, des convictions et des croyances, у compris religieuses. Cette analyse a ete prolongee plus recemment par Hubertus G. Hubbeling2 qui pose comme caracteristique principale du concept de personne la conscience de soi. II enumere par ailleurs une serie de criteres invoques par divers systemes philosophiques pour caracteriser le concept de personne: le fait d'etre doue d'une volonte propre pour prendre des decisions (done de manifester une liberte individuelle), le fait d'etre le siege de valeurs morales (done d'avoir un certain sens des responsabilites) et esth6tiques, la capacite de se situer dans une relation "Je-Tu", que се soit avec un autre individu, avec un groupe ou avec Dieu. Partant de lä, on aboutit ä diverses definitions du concept de personne suivant que l'on considere tel ou tel critere comme essentiel ou non. Cependant, Jasper J. Oosten3 a raison de faire remarquer que si cette approche du concept de personne permet de situer les uns par rapport aux autres divers systemes philosophiques occidentaux posterieurs a la Renaissance et meme aux Lumieres, elle perd une grande partie de sa pertinence si l'on s'interesse ä d'autres cultures ou ä d'autres epoques. Pour ne
'
Mauss ddveloppe ces id6es dans un article paru d'abord en 1938 intitule "Une catögorie de l'esprit humain: la notion de personne, celle de 'moi' " et repris ensuite dans Sociologie et anthropologic^Paris: PUF, 1950. Les renvois auxquels je proeöderai ici sont effectuds sur la base de la 6 me ddition, Paris: PUF, 1995 [collection "Quadrige"], p.333-362. En ce qui conceme la caractdrisation donnde ici, on se röförera plus particuliörement aux p.359-361. Dans ce passage, Mauss est d'avis qu'il faut attendre les mouvements sectaires des 17ёте et 18eme siöcles pour que se posent "les questions de la НЬейё individuelle, de la conscience individuelle, du droit de communiquer directement avec Dieu, d'etre son pretre ä soi, d'avoir un Dieu intdrieur" (p.360). II faut cependant noter que ce que dit Mauss de la communication directe avec Dieu est impr6cis. Abraham, Moi'se, les psalmistes, J6sus, les moines du ddsert d'Egypte, pour ne citer que ces exemples, tous communiquent directement avec Dieu. La рйёге de l'individu, dans la solitude, n'a pas attendu le pi6tisme pour exister (la lecture de Mt 6,6 suffirait ä s'en convaincre), ni т ё т е le christianisme d'ailleurs. La рпёге de l'individu sans mddiation sacerdotale n'est pas le privilege de la modernit6. Ce qui l'est, en revanche, e'est le droit de se forger un systeme de croyances individuel.
2
HUBBELING, Hubertus G., Some remarks on the concept of person in western philosophy, in: Hans G. Kippenberg, Yme B. Kuiper, & Andy F. Sanders (eds), Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, pp.9-24.
3
OOSTEN, Jasper J., A few critical remarks on the concept of person, in: Hans G. Kippenberg, Yme B. Kuiper, & Andy F. Sanders (eds), Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, p.25-33.
D6finition de l'identitö individuelle
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prendre que cet exemple, il fut un temps pas si lointain en Occident ой les concepts centraux pour parier de la personne humaine dtaient ceux d'äme et d'honneur et non pas ceux de liberty ou de responsabilit64. Cantonnons-nous pour l'instant ä l'Occident. La conception moderne de l'identit6 individuelle est done relativement recente. Charles Taylor5, comme Mauss, situe la derniere etape de sa construction au 18eme siecle. Selon lui, la conception selon laquelle le "soi" se situe a l'interieur de la personne humaine resulte d'un processus en trois phases. Phase 1. Augustin: Ι'ϊηίέήοήίέ humaine, espace ой Von rencontre Dieu La premiere phase trouve son aboutissement dans la pensee d'Augustin qui fait coi'ncider l'opposition interieur/exterieur avec les oppositions platoniciennes äme/corps, immateriel/materiel, eternel/changeant6. Avant lui, Platon n'avait pas besoin de parier d'interiorite pour parier de l'äme7. Pour lui, l'opposition immateriel/materiel qui coincide avec l'opposition äme/corps ne recouvre pas une opposition de lieux: par rapport ä l'äme, le monde materiel est tout autant "exterieur" que le monde immateriel des Id6es. Ainsi, si l'äme s'oppose au corps par son immaterialite, il serait exagöre de la consid6rer dans un rapport de pure interiorite par rapport ä celui-ci. Non pas que l'on ignore que certaines "pensees" ou emotions se produisent "a l'interieur de" tel ou tel individu, au sens ou elles peuvent etre appr6hendees par cet individu "en soi" sans forcement etre accessibles ä d'autres. Mais cela n'impose pas la conception d'un "soi" au sens d'une instance centrale, organisatrice. L'image de la caverne8, il est vrai, laisse entendre que l'äme en contemplation est en quelque sorte dans une relation d'interiorite par rapport au monde materiel. Mais la grande difference par rapport ä une conception moderne de l'interiorite psychologique consiste dans le fait que Platon ne re-
4 5
6 7
8
Oosten, Person, р.31 -32. TAYLOR, Charles, Sources of the self: the making of the modern identity, Cambridge: Cambridge University Press, 1989. II existe une traduction fran9aise: Les sources du moi: la formation de l'identite moderne, Paris: Seuil, 1998. Les rifdrences qui suivent s'appuient sur Γέάίϋοη anglaise. Taylor, Sources, p. 121 et 128-129. Taylor, Sources, p. 118-120, fait remarquer combien la "psychologie" envisagde par Platon se distingue de celle d'Hom£re. Нотёге, concevant l'etre humain comme soumis ä des forces diverses parmi lesquelles des divinitös, propose une prisentation 6clat6e de се que nous rangeons volontiers sous un seul terme: diverses appellations dösignent des instances sieges des pensdes ou des sentiments, localisdes d'ailleurs ä divers endroits du corps. Chez Platon en revanche, l'individu accompli, c'est-ä-dire celui qui a contröle sur lui-meme, est celui dont l'äme est une par le fait qu'elle est placde sous l'hdgimonie de la raison. Platon, Republique, 514a-515c.
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L'identite de Jesus et l'identitö de son disciple
connait pas d'independance ä l'äme par rapport au cosmos. La conception d'une action ou d'une decision dont la source serait purement interieure lui est etrangere. Ainsi, si l'äme est unifiee, c'est qu'elle est bien ordonnee, done regie par la raison. Mais cet ordre ne regne que si l'äme qui est immaterielle est justement tournee vers ce qui est immateriel, autrement dit que si eile contemple l'ordre cosmique. Le comportement depend done d'un certain type de relation de l'äme avec l'exterieur: soit elle est tournee vers ce qui est materiel et changeant, soit elle est tournee vers ce qui est immateriel et immuable. La source du comportement est de ce fait autant ou meme plus ä l'exterieur qu'ä l'interieui^. Selon Taylor, Augustin marque une etape importante dans la construction de l'interiorite humaine en en faisant l'espace ой l'on rencontre Dieu10. Dieu n'est pas seulement une instance transcendante qui illumine l'äme de l'exterieur, il est la puissance par laquelle elle voit, la "lumiere interieure". L'äme, oeil intdrieur, a besoin d'etre guerie pour voir l'ordre bon qui regit le monde. Cette guerison se passe ä l'interieur, par Taction divine. II s'agit done de se tourner vers l'interieur pour voir comment Dieu agit et se conformer ä son action". Phase 2. La Reforme: valorisation de la vie
quotidienne
Cette perspective ouvre la deuxieme phase qui aboutira ä la Rdforme dans la valorisation de la vie ordinaire12, attitude qui va de pair avec le rejet des mediations. Dans la mesure ой la Riforme affirme que le salut est directement l'ceuvre de Dieu, elle refuse de reconnaitre une quelconque supdriorite ä la vie consacrde, et done ä toute forme de hi6rarchie. La spiritualit6 des R6formateurs est une valorisation complete de la vie quotidienne: la ρΐέηΐtude de l'existence chretienne s'exprime dans l'exercice des activit6s courantes de la vie, dans le mariage et la vie de famille13. C'est lä la deuxieme phase importante de la constitution du "soi" moderne selon Taylor. Du fait que la r6flexion de Taylor porte specifiquement sur les sources de la morale, sa demonstration s'attache surtout ä souligner l'importance qu'il ' 10
"
Taylor, Sources, p. 120-124. Taylor, Sources, p.140. Voir la fameuse formule d'Augustin au paragraphe 72 du De vera religione: "Noli foras ire, in teipsum redi; in interiore homine habitat Veritas" ("Au lieu d'aller dehors, rentre en toi-meme: c'est ä l'int6rieur de l'homme qu'habite la v6rit6."). Cf. Patrologiae cursus completus. Series Latina. Tome 34, 6d. Jacques-Paul Migne, Paris: 1865, col. 154. Taylor, Sources, p. 143.
12
L'expression utilisöe par Taylor est "affirmation of ordinary life" (с/, en particulier Sources, p.x; 211-218). II veut dire par lä que l'on se met ä donne'r de la valeur, de l'importance, aux choses de la vie de tout un chacun: travail, vie de famille, etc.
13
Taylor, Sources, p.217-218.
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faut accorder ä la Reforme de ce point de vue: en valorisant la vie ordinaire et en soulignant que le salut se joue entre Dieu et l'individu sans autre mediation necessaire que le Christ, la Reforme renvoie chaque individu ä la responsabilite propre de ses actes. Ce faisant, Taylor neglige un peu la discussion du lien entre valorisation de la vie quotidienne et interiorit6. Or ce lien decoule de la valeur toute nouvelle donnee ä l'individu par rapport au groupe. Valoriser la vie quotidienne de l'individu implique que la destinöe individuelle ne depend plus seulement de la participation ä une collectivite, ordo, corporation ou autre. Des lors, meme s'il faudra du temps pour que ce changement de mentalite opere une transformation reelle des institutions, les conditions requises sont reunies pour que chaque individu puisse etre considere comme un sujet14, autrement dit pour que l'idee de "soi" soit consideree comme une caractöristique intrinseque de l'individualite humaine. Dans la meme perspective, la spiritualite ignatienne, contemporaine de la Reforme, serait impensable sans la valorisation de la vie ordinaire qui caracterise cette periode et qui caract6rise d6jä la Devotio moderna15. Ignace de Loyola invite ä preter attention aux motions spirituelles, parmi lesquelles il range prioritairement la consolation et la d6solation, qui viennent dans l'äme16 pour distinguer celles qui viennent de Dieu de celles qui sont provoquees par d'autres esprits. Or ce qui est intöressant, c'est que ce qu'il appelle "motion spirituelle" ä certains moments, il l'appelle "motion intdrieure" ä d'autres, comme on peut le voir lorsqu'il parle de la consolation par exemple17. Mais cet interet pour la connaissance interieure18 ou pour un senti et un goüter interieurs19, qui distingue par exemple la peine interieure de la douleur et de l'accablement20, suppose une capacity de reconnaitre ce que nous appelons des 6motions, des pensees et, plus largement, tout mouvement in14
Du moins s'il est adulte et consid6r6 comme sain d'esprit.
15
La Devotio Moderna a son origine deux siöcles plus t6t, cf. Εργνευ-Burgard, Georgette, Girard Grote, fondateur de la Divotion Moderne. Lettres et traitis, Turnhout: Brepols, 1998. G6rard Grote v6cut entre 1340 et 1387. Lui, et ceux qui le suivent, proposent aux laics comme aux clercs de privil6gier la mise en pratique de l'Evangile et la r6alisation de l'id6al de l'ßglise primitive par rapport aux spiculations savantes. La pratique de la m6ditation, en particulier, conduit ä la sanctification intirieure. II s'agit d'6duquer les mouvements du coeur ä l'imitation de J6sus. C'est par cette intdriorisation que s'opöre la conversion.
"
Cf. p.ex. Exercices spirituels 6 ou 313.
17
Comparer ä cet effet Exercices spirituels 6 ой la consolation est appelde motion spirituelle avec Exercices spirituels 316 ou eile est арре1ёе motion int6rieure (interior).
18
Connaissance intdrieure du рёсЬё (Exercices spirituels 44,5 et 63,2), du Seigneur (Exercices spirituels 104) ou du bien (Exercices spirituels 233); cf. aussi 213,2.
"
Exercices spirituels 2 et 65,4.
20
Exercices spirituels 203.
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L'identite de J6sus et l'identitö de son disciple
teme accessible ä la conscience. Une telle approche n'est pensable qu'au moment ой Ton considere que la vie interieure ordinaire merite 1'attention. Phase 3. Les Lumieres: l'individu, siege d'un centre organisateur
autonome
La phase qui scelle la construction de l'identite moderne est situ6e par Taylor au 18eme siecle. Augustin, en insistant sur la rencontre interieure de Dieu, a prepare la constitution d'une instance interieure, l'äme, qui devient l'interlocuteur privilegie de Dieu au Moyen-Age, puis finalement un centre organisateur autonome avec Descartes. Cette evolution ulterieure resulte de la possibilite d'une raison ddsengagee du monde telle que la con9oit le systeme cartesien. Le monde, "desenchante", est per?u selon la perspective gaШёеппе, c'est-ä-dire de maniere purement mecaniste et fonctionnelle. La raison peut des lors l'observer comme "de l'exterieur"21. Cet exercice de la raison suppose une instance interieure ä l'etre humain, au sens ой eile doit etre independante du corps lui aussi soumis aux regies mecaniques auxquelles sont soumis les objets du monde. A cette instance, siege de l'exercice de la raison, est attribu6 un propre dynamisme, capable d'engendrer des raisonnements, des pensees. Parallelement, la valorisation de la vie ordinaire s'est accompagnee, avec l'essor de la bourgeoisie, d'une valorisation du travail et des productions humaines. Le 18eme siecle va lire dans cet exercice de l'activite humaine l'expression d'une vie conforme avec la nature, attribuant ainsi ä la nature une valeur normative: c'est en elle que se trouve la source de l'impulsion juste, du sentiment juste22. Mais il ne faudrait pas confondre ici nature avec environnement. Lorsqu'il est question de nature ici, c'est comme d'un constituant de ГЬитапкё : l'etre humain, avant d'etre un animal culturel, precede de la nature. Rousseau peut ainsi parier de la nature comme d'une tendance int6rieure, d'une voix int6rieure. C'est en l'ecoutant, pense-t-il, que nous faisons le bien. Tout est dös lors en place pour traiter l'individualite humaine comme le siöge d'une instance capable de ddcisions autonomes et responsable de ses propres orientations. Mais les difficiles articulations entre nature et culture vont ouvrir sur de nouvelles investigations, en particulier l'exploration de l'interiorit6 pour mieux comprendre comment s'organise cette instance centrale. La confrontation ä certaines opacitös au cours de cette exploration amenera la distinction entre conscient et inconscient et, avec elle, l'emergence de la psychologie comme science.
21 22
Taylor, Sources, p. 144-147. Taylor, Sources, p.284.
Definition de l'identite individuelle
45
Articulation entre ces trois aspects Dans son Histoire de la sexualite, Michel Foucault evoque les trois aspects mentionnes par Taylor. II se plaint d'un usage du terme "individualisme" qui l'applique indistinctement ä chacun de ces aspects, comme s'ils etaient forc6ment lies. "II convient en effet de distinguer trois choses: l'attitude individualiste, caract6ris6e par la valeur absolue qu'on attribue ä l'individu dans sa singular^, et par le degr£ d'indöpendance qui lui est accordέ par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relöve; la valorisation de la vie ρπνέε, c'est-ä-dire l'importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l'activite domestique et au domaine des intörets patrimoniaux; enfin l'intensitd des rapports ä soi, c'est-ä-dire des formes dans lesquelles on est appeld ä se prendre soi-meme pour objet de connaissance et domaine d'action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut."2
L'importance accordee aux rapports ä soi correspond ä la premiere phase decrite par Taylor, la valorisation de la vie privee correspond ä la deuxieme phase, et la valeur absolue accordee ä la singularite correspond ä la troisieme phase. La construction de la conscience moderne de l'individualitö articule les trois aspects distingues par Foucault. Mais ces trois aspects ne sont pas forc6ment lies entre eux et s'ils s'articulent entre eux, cela peut s'opdrer dans un ordre different. Avec Foucault, nous reserverons le qualificatif "individualiste" pour ddsigner la valorisation de la singularit6 individuelle associ6e ä une forte independance de l'individu par rapport au groupe. Nous rejoignons ici 6galement Louis Dumont dans sa reflexion sur les d6buts de l'individualisme. Dumont distingue entre des "individus-dans-lemonde" et des "individus-hors-du-monde"24. L'individualiste moderne serait un "individu-dans-le-monde" - c'est sur ce point que l'insistance du 18eme sur la nature comme constituant de l'humanite prend toute son importance - , alors que les i n d i v i d u a l s dont nous parlent les temoignages provenant du monde antique, de meme que tous les "renon^ants" dans les societes traditionnelles (Dumont les compare avec les renon9ants hindous) se posent en d6calage avec la soci6t6, restent fondamentalement orient6s vers le groupe.
25
FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualiti 3: Le souci de soi, Paris: Gallimard, 1984, p.56.
24
DUMONT, Louis, Christian beginnings of modem individualism, in: Michael Carrithers, Steven Collins et Steven Lukes (eds), The category of the person. Anthropology, philosophy, history, Cambridge [etc]: Cambridge University Press, 1985, p.93-122, ici p.95. (Texte paru originellement dans Religion 12 [1982] 1-27). Dumont reprend ici des considerations qu'il avait döveloppöes antdrieurement et qui ont 6t6 reprises dans DUMONT, Louis, Essais sur l'individualisme: une perspective anthropologique sur I'idiologie moderne, Paris: Seuil, 1983, en particulier p.33-67.
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L'identit^ de J6sus et l'identite de son disciple
В. 1.2. L'IDENTrrä VUE PAR LES SCIENCES HUMAINES En prolongement de la presentation de revolution de la conception de l'identite individuelle en Occident, voyons comment les sciences humaines abordent aujourd'hui l'identite individuelle. Dans un ouvrage recent25, Pierre Moessinger constate que les psychologues se sont beaucoup plus interesses au moi qu'ä l'identite. II l'attribue au fait que l'identite mobilise le lien individu-societe, autrement dit suppose une disposition au travail interdisciplinaire qui tranche avec le cloisonnement des disciplines caract6risant la plus grande partie des recherches en sciences humaines. Le principal reproche qu'il adresse aux psychologues est de trop souvent reduire l'etude de l'identite ä l'etude des identifications, autrement dit ä adopter une approche qu'il considere comme statique parce qu'elle tend ä rdifier l'identite. Contre cette approche statique des psychologues, Mcessinger plaide pour une approche qui articule point de vue psychologique et point de vue sociologique. C'est le seul moyen, selon lui, de restituer ä l'identite sa caract6ristique premiere : celle d'etre un processus. II ne s'agit bien sür pas de nier que l'identite resulte pour une bonne part de la tentative de correspondre ä un ideal int6riorise. Mais elle fait intervenir tout autant les relations sociales. La formation de l'identitd resulte autant de la pression du groupe et de la maniere d'y definir des roles que de la pression des identifications conscientes ou inconscientes du sujet. Le jeu entre ces deux contraintes constitue le processus de ridentitö. Or, dire qu'il у a jeu, c'est dire que l'identit6 n'est pas jou6e d'avance. Plusieurs m6canismes peuvent etre mis en oeuvre dans ce processus, et le r6sultat dependra des strat6gies d6ployees par le groupe comme par l'individu. Mcessinger signale quelques-uns de ces m6canismes : la röduction de la dissonance, les rigulateurs constitu0s par la honte et l'envie, la double-contrainte. La röflexion de Mcessinger a le m6rite de montrer I'impasse dans laquelle s'enferme une 6tude de l'identit6 qui se cantonnerait au point de vue sociologique de 1'analyse des roles sociaux ou au point de vue psychologique de l'analyse des identifications. L'6tude doit integrer ces points de vue. D'ailleurs, elle d6passe meme le plan individuel. Tout ce qui vient d'etre dit peut etre transpos6 au plan collectif de l'identite d'un groupe ä l'int6rieur d'un groupe plus large. L'identit6 d'un sous-groupe au sein d'une soci6te, l'identit6 d'une famille, d'un clan, d'une association, d'un groupe professional, l'identiti ethnique, etc., r6sultent toujours d'un jeu entre regard externe et regard interne. Deux critiques principales peuvent cependant etre adress6es ä Mcessinger. La premi£re porte sur ce qu'il dit de l'identification. II reproche aux travaux sur les identifications d'adopter une approche statique de l'identit6 et de 25
MCESSINGER, Pierre, Le jeu de l'identiti, Paris: PUF, 2000.
Ddfinition de l'identite individuelle
47
passer ä cote "des mecanismes de guidage de l'individu, c'est-ä-dire ä ce qui fait la dynamique de ses identifications"26. Les reproches de Moessinger sont justifies en ce qui concerne les travaux qui ne sont interesses que par les etiquettes que les individus s'attribuent eux-memes ("femme", "рёге de famille", "noir", "t61espectateur", "fran^ais") et les inclusions entre les differentes categories ainsi definies27. Mais, ce faisant, il fait comme si la psychologic ignorait Г aspect processus de l'identite. Or, la construction de l'identit6 suppose des processus d'identification qui ne se r6duisent pas a l'(auto-)attribution d'etiquettes. L'etude du developpement de l'enfant l'a amplement mis en evidence, donnant au concept d'identification toute sa valeur dynamique. La deuxieme critique porte sur la reduction de la culture au social. Moessinger reconnait que l'identit6 ne saurait etre apprehendee sans tenir compte de ses contenus ; mais il n'en dit pratiquement rien, se contentant de signaler qu'ils "renvoient aussi ä l'inclusion des individus dans de vastes systemes sociaux"28. Or, s'il a raison de dire qu'il faut "voir le moi comme un ensemble de propri6tes ä la fois individuelles et sociales"29, la double caract6risation de ces proprietes ne suffit pas pour les recouvrir toutes. Dans ses contenus, l'identit6 est marquee par des proprietös culturelles qui ne se confondent pas avec les proprietes sociales. Dans une culture donnöe, la conception du moi individuel est articulee avec tout un systeme de valeurs et une vision du monde qui echappent ä 1'analyse sociologique et supposent un regard anthropologique tel qu'il a et6 developpe par l'anthropologie culturelle. Reprenons ces deux critiques adressees ä Mcessinger. Tout d'abord, en montrant qu'il existe une approche psychologique de I'identification qui у reconnait un processus fondamentalement dynamique. Ce faisant, nous serons amenes ä parier de la relation entre le sujet et le modele auquel il s'identifie et du d6veloppement de la conscience de soi. Nous reprendrons ensuite la question de l'identite d'un point de vue social: comment articuler identite individuelle et identite sociale? Quel lien entre identitö et role? Ces deux regards, psychologique et social, nous ouvriront sur la necessitö d'ins6rer l'etude de l'identitö individuelle dans une perspective anthropologique plus large qui integre point de vue psychologique et point de vue sociologique.
26 27
Moessinger, Le jeu de I'identiti, p.l 10. Moessinger, Le jeu de l'identiti, p. 107, donne une liste des chercheurs travaillant dans cette perspective.
a
Moessinger, Le jeu de l'identite, p. 110.
29
Moessinger, Le jeu de I 'identite, p. 112.
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L'identiti de J6sus et l'identitd de son disciple
I. iDENTITfi ET IDENTIFICATION SELON LA THEORIE FREUDIENNE
L'identite "n'est pas un concept freudien" 30 . Cela tient ä la vision de l'humain sous-jacente aux travaux de Freud : "Freud a 6te fondamentalement refractaire ä toute saisie globale du psychisme individuel"31. A I'inverse, il construit sa theorie "autour du Symptome, en tant que formation limitee et etrangere au moi car infiltree par l'inconscient. Le moi, pris dans le conflit sexuel est, dans les debuts de la psychanalyse, sans specificite personnelle ou identitaire."32 En d'autres termes, toute l'elaboration theorique freudienne s'organise a partir du postulat de l'ambivalence pulsionnelle. L'identite est des lors "un concept problematique pour les psychanalystes. Elle porte en elle le meilleur et le pire : de la prise de conscience de soi ä l'aveuglement total, du degre le plus fin de l'elaboration psychique au passage а Γ acte negateur de la realite psychique. L'identite pourrait proceder d'un leurre dont seraient victimes les analystes en confondant le manifeste et le latent, quand ils sont ä l'ecoute de patients qui mettent en avant certains vecus touchant au narcissisme : vide, futilite, inauthenticite, malaises indicibles, attente difficilement formulee d'etre enfin eux-memes, de se trouver ou de se retrouver. Car l'identit6 peut etre comprise comme une recherche ddsesperee d'unite la ой le moi est menace par le conflit, voire par la desunion."33 Si le concept d'identite est etranger au vocabulaire freudien, celui d'identification (Identifizierung) у occupe une place de choix. Freud 1'utilise des 1896 dans sa correspondance avec Fliess34 pour decrire la production de sympt6mes hyst6riques, et le concept ne cessera de s'enrichir jusqu'ä l'elaboration de la 2eme topique en 1923. A ce moment-lä, il joue un role
30
SOUFFIR, Victor, & MIEDZYRZECKI, Jacques, Argument, Revue franqaise de psychanalyse 63 (1999) 1093-1098, ici 1095. D'ailleurs, le Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis (Paris : PUF, 1967) omet l'article identitö.
31
Souffir & Miedzyrzecki, Argument, p. 1093.
32
Souffir & Miedzyrzecki, Argument, p. 1093-1094.
33
Souffir & Miedzyrzecki, Argument, p. 1093.
34
FLORENCE, Jean, L'identification dans la theorie freudienne (Publications des Facult0s universitäres Saint-Louis 11), Bruxelles : Facultis universitäres Saint-Louis, 1978, p.357, estime (p.4) que la premiöre occurrence du terme sous la plume de Freud se trouve dans la correspondance avec Fliess, dans une lettre du 17 d6cembre 1896 (l'extrait est cit6 p.5-6). II est suivi d'autres occurrences dans cette correspondance. Dans la Traumdeutung, il donne une description exhaustive du processus de la formation du symptöme hyst6rique et de la fonction qu'y joue I'identification (Identifizierung). Tout cela est repris dans l'analyse du cas " Dora ", patiente dont Freud a entrepris 1'analyse au moment ой il r6dige la Traumdeutung, et dont il publie un compte-rendu (Bruchstück einer HysterieAnalyse, GW V p. 163-286) quelques annies plus tard.
Ddfinition de l'identit6 individuelle
49
central pour expliquer comment s'effectue la mise en place puis la resolution du complexe d'CEdipe. Voyons comment. 1. Processus d'identification dans I'hysterie Dans le cas de I'hysterie, Freud constate qu'une hysterique s'identifie tantot ä telle personne, tantot ä telle autre. Le motif de cette identification est inconscient. L'identification constitue une tentative de realiser des desirs que l'hysterique ne peut s'avouer. En copiant un trait de comportement, souvent sans lien manifeste avec le desir inconscient, l'hysterique exprime le desir d'etre ce qu'est l'autre ou d'avoir ce qu'il a. Freud l'illustre ä l'aide de la fameuse "toux nerveuse" de la jeune Dora qui condense une multiplied de rapports ambivalents avec tous les "objets" de son entourage (ses parents et leurs "doubles" que sont Mr. et Mme K.). Ce faisant, le moi est aliene. Une personne hysterique peut meme s'identifier ä plusieurs personnes ä la fois, ce qui constitue une explication possible des personnalites multiples. II arrive parfois que ces identifications multiples mettent en scene des desirs contradictoires et soient done incompatibles, avec pour consequence un dechirement du moi35. 2. Rdle des identifications dans la construction du moi et du surmoi Par la suite, Freud developpe sa theorie du narcissisme. Ce qui l'amene a preciser le role des identifications au рёге et ä la mere dans la construction du moi et du surmoi et dans la constitution de l'identit6 sexuelle. Les identifications jouent un role bien avant le complexe d'CEdipe et tout au long de sa mise en place puis de sa resolution. Freud en donne un expose tres limpide en ouverture du chapitre VII de Psychologie des masses : "L' identification est connue de la psychanalyse comme la manifestation la plus ргёсосе d'une liaison de sentiment ä une autre personne. Elle joue un rdle dans la pr6histoire du complexe d'CEdipe. Le petit gar?on fait montre d'un int6ret particulier pour son рёге, il voudrait devenir et etre comme lui, venir ä sa place en tous points. Disons-le tranquillement: il fait du рёге son id6al. Ce comportement n'a rien ä voir avec une position passive ou fdminine envers le рёге (et envers 1'hpmme en g6n6ral), il est bien plutöt masculin par excel-1 lence. II se concilie trfcs bien avec le complexe d'CEdipe qu'il aide ä ргбрагег. Simultan6ment ä cette identification avec le рёге, peut-etre meme antdrieurement ä eile, le gargon a commence ä effectuer un v6ritable investissement d'objet de la т ё г е selon le type par 6tayage. II montre done alors deux liaisons psychologiquement distinctes, envers la т ё г е un investissement d'objet tout uniment sexuel, envers le рёге une identification ä un пн^ё1е. Les deux subsistent un temps cote ä cote sans s'influencer ni se perturber röciproquement. Par suite de l'unification, irrdsistible dans sa progression, de
35
Pour un exposd plus d^taill6 sur I'identification chez Freud, cf. Florence, L'identification Pour I'identification productrice de symptomes hyst6riques, voir en particulier p.3-57 et p.267-271.
50
L'identit6 de Jesus et l'identitö de son disciple la vie d'äme36, elles finissent par se rencontrer et du fait de cette confluence nait le complexe d'CEdipe normal. Le petit remarque que le pere lui fait obstacle auprös de la mere ; son identification avec le pere prend maintenant une tonalit6 hostile et devient identique au souhait de remplacer le рёге egalement auprös de la тёге. L'identification est au demeurant ambivalente d6s le ddbut, eile peut tout aussi bien se tourner vers l'expression de la tendresse que vers le souhait de r61imination. Elle se comporte comme un rejeton de la premiöre phase orale de l'organisation de la libido, dans laquelle on s'incorporait, par le fait de manger, l'objet ddsire et prise, et се faisant on l'aniantissait en tant que tel. Le cannibale, comme on sait, en reste ä се point de vue. И cherit ses ennemis jusqu'ä la d6voration et il ne d6vore pas ceux qu'il ne peut chdrir d'une maniere ou d'une autre. Le destin de cette identification au рёге est facilement perdu de vue par la suite. II peut alors advenir que le complexe d'CEdipe connaisse une inversion, que, dans une position feminine, le рёге soit pris comme l'objet duquel les pulsions sexuelles directes attendent leur satisfaction, et I'identification au рёге est alors devenue le prdcurseur de la liaison d'objet au рёге. La meme chose vaut, avec les remplacements correspondants, ögalement pour la petite fille. | II est facile d'enoncer en une formule la difference entre une telle identification au рёге et un choix d'objet portant sur le рёге. Dans le premier cas le рёге est ce qu'on voudrait etre, dans le second ce qu'on voudrait avoir. Ce qui fait done la diff6rence, e'est que la liaison s'attaque au sujet ou ä l'objet du moi. C'est pourquoi la ргепнёге de ces liaisons est possible, prialablement ä tout choix d'objet sexuel. II est bien plus difficile de donner de cette distinction une presentation mötapsychologiquement visualisable. On reconnait seulement que I'identification aspire ä donner au moi propre une forme analogue ä celle du moi autre, pris comme 'modele'."37
Cette longue citation permet de mesurer combien le jeu des identifications est fondamentalement dynamique, contrairement ä ce que pretendait Moessinger qui le limitait ä des proc6dures d'etiquettage. Si l'affirmation d'une identite individuelle originelle est etrangere ä la theorie psychanalytique, 1'identite peut cependant у etre decrite sans trop de problemes comme resultant de la construction du moi. En ce sens, on peut у definir l'identite comme le produit des identifications premieres et secondaires. Dans ce processus, l'autre joue le role de modele qu'il ne suffit pas d'imiter mais auquel il s'agit de s'identifier. En effet, prendre l'autre pour modele ne conduira pas loin s'il s'agit d'une simple imitation. En revanche, s'identifier ä ce modele mobilise un effort considerable pour renoncer ä certains investissements d'amour. Et cela conduira ä une structuration nouvelle du moi, inconnue tant qu'elle n'a pas et6 accomplie. La discussion des differences interculturelles porte sur ce qui constitue ces modeles. 36
37
Ma remarque : l'unitö est done le risultat d'une Elaboration, mais pas forc6ment un donni de d6part. On peut rdfldchir sur ce point ä ce que Ton dit de la ^conciliation intdrieure et de la division int6rieure vue comme räsultant de la marque du рёсЬё originel. La recherche d'unitd apprdhend6e comme tentative de restituer une unitd originelle qui a 6t6 perdue suite au рёс1гё, ä la rupture de relation. FREUD, Sigmund, Psychologie des masses et analyse du moi (1921), in : CEuvres competes tome 16, Paris : PUF, 1991, p.42-44. GW XIII, p. 115-116.
D6finition de l'identite individuelle
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II. PROLONGEMENTS PSYCHANALYTIQUES ET DEVELOPPEMENTAUX Le dynamisme des processus d'identification joue, selon la perspective freudienne, un role decisif dans la mise en place du complexe d'CEdipe puis de sa resolution. Cette resolution s'opere en principe par le renforcement de l'identification au parent du meme sexe. En fait, le dynamisme du jeu des identifications ne se cantonne pas aux cinq premieres annees de la vie enfantine. II se prolonge tout au long du developpement enfantin jusqu'ä l'äge adulte et meme au-delä. Dans la theorie psychanalytique, l'adolescence constitue une 6tape decisive de ce point de vue. C'est en effet au cours de l'adolescence que les identifications mises en place avant la puberte vont inevitablement etre remaniees, pour aboutir si tout va bien sur un sentiment d'identite suffisamment stable et solide. Apres quoi, chaque crise de la vie va obliger ä retravailler l'equilibre identitaire. A propos du sentiment d'identite qui emerge des remaniements identitaires de l'adolescence, Francois Ladame ecrit: "D'oü l'hypothese suivante, en reference au narcissisme et ä l'adolescence : c'est l'investissement positif de la representation de soi qui donne un sentiment d'identite"38. En ce qui concerne les crises ulterieures de la vie, c'est un aspect qui a surtout 6t€ developpe par Erik H. Erikson. Forme comme psychanalyste ä Vienne vers la fin des annees vingt, il veut l'ouvrir non seulement ä l'apport des sciences sociales en general mais ä une prise au serieux des differences culturelles39. Sa demarche ne sera pas acceptee par les tenants de la psychanalyse classique40. Selon Erikson, l'adolescence marque le moment de l'integration des elements psychosociaux dans l'identite. Car ä cette periode, "une unite plus large, incertaine dans ses contours et cependant immidiate dans ses exigences, remplace le milieu de l'enfance - c'est-a-dire la 'socieίέ'"41. Mais ce processus ne fait que commencer ä l'adolescence. La suite de la vie sera caract6ris6e par de nouvelles crises d'identite. C'est pourquoi Erikson decoupe la vie apres l'adolescence en plusieurs stades, en montrant comment l'identit6 construite ä l'adolescence doit ensuite se recomposer en integrant plus largement des 616ments psychosociaux42.
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39
40
LADAME, Francois, Une identity pour quoi faire ? ou imbroglio des identifications et de leur remaniement ä l'adolescence, Revue frangaise de psychanalyse 63 (1999) 1227-1235, ici 1228. ERIKSON, Erik Η.,Adolescence et crise: La quete de l'identiti (Champs 60), Paris : Flammarion, 1996 (original 1958 ; l 4re trad. fr. 1972), en particulier p.42-92. Souffir & Miedzyrzecki, Argument, p. 1093 n'h6sitent pas ä qualifier son entreprise de "derive loin du champ de la psychanalyse", car, disent-ils, elle "att6nue l'importance, pour nous centrale, de l'CEdipe" (1096).
41
Erikson, Adolescence et crise,p. 133.
42
Erikson, Adolescence et crise, p.93-147, en particulier 141-147.
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L'identit0 de Jesus et l'identite de son disciple
Ladame associe l'etablissement d'un sentiment d'identite stable ä l'investissement positif de la representation de soi. II situe ce processus important a l'adolescence. Cependant, plusieurs auteurs qui se sont interesses ä la petite enfance dans une perspective developpementale parlent d'une conscience de soi bien avant l'adolescence. Voyons ce qu'il en est avant de poser la question cruciale pour notre propos de la part culturelle dans la construction de la representation de soi. 1. Soi et conscience de soi Moessinger n'a qu'en partie raison lorsqu'il dit que les psychologues se sont plus interesses au moi qu'ä l'identite. Car si cette caracterisation s'applique tout ä fait au courant psychanalytique strictement freudien, eile neglige tout le courant de la psychologie du soi ( s e l f ) qui s'est forme principalement dans le monde anglo-saxon ä partir des travaux de therapeutes qui avaient la double formation de pediatres et de psychanalystes et qui cherchaient ä allier leurs observations du developpement du petit enfant avec la theorie freudienne. Parmi eux, Donald W. Winnicott insiste tout specialement sur la necessite de ne pas confondre "soi" et "moi". Le "moi", selon la conception freudienne, est une instance de l'appareil psychique ä cote du 9a et du surmoi. Le soi d6signe en revanche la personne propre par rapport ä l'objet43. Selon Winnicott, au fur et ä mesure que le nourrisson se degage des soins maternels, il construit ce qu'il appelle une "membrane-frontiere", une distinction entre un interieur et un exterieur, entre "soi" et "non-soi", ou entre "soi" et "autrui". Cette description correspond ä la notion de "Moi-peau" introduite par Didier Anzieu44. Selon Anzieu, le nourrisson commence ä eprouver les limites de son "moi" en prenant appui sur l'experience sensorielle des frontieres du corps propre. La peau, eprouvee comme limite d'un contenant, est elaboree psychiquement comme enveloppe des contenus psychiques. Le Moi-peau serait ainsi une premiere maniere de s'eprouver soi-meme comme individualite distincte de l'environnement. II se construirait par Interiorisation de l'entourage maternant qui fonctionnaitjusque-lä comme enveloppe externe. Daniel Stern poursuit cette analyse en posant l'hypothese fondamentale qu'il existe des sens de soi avant l'apparition du langage et de la reflexivite. Ces sens de soi "comprennent le sens de l'activite propre, de la cohesion physique, de la continuite dans le temps, de l'intentionnalite et d'autres expe-
43
44
WINNICOTT, Donald W., Distorsion du Moi en fonction du vrai et du faux self, in: Processus de maturation de la libido, Paris: Payot, 1960. 4re e ANZIEU, Didier, Le Moi-peau, Paris: Dunod, 1995 (2 6d; l 6d.: Paris: Bordas, 1985).
D6finition de l'identite individuelle
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riences analogues."45 Si jusqu'ä deux mois le sens de soi n'est encore qu'un sens de soi emergent, la p6riode entre deux et six mois verrait l'apparition du sens "d'un soi-noyau en tant qu'unite physique separee, cohesive, limitee, avec le sens d'une activite, d'une affectivite et d'une continuite temporelle qui leur sont propres."46 Par la suite, l'apparition du langage permet l'usage du prenom pour dire l'identitö. Dans un premier temps, l'enfant ne l'utilise pas comme un nom propre, mais seulement comme la designation de son identite objective, du point de vue des autres. Preuve en est le fait qu'il faut attendre l'äge de deux ans pour qu'il dise "moi" (et non pas son prenom) lorsqu'il se designe luimeme. Quant au "je", il apparait rarement avant 30 mois.47 L'identite individuelle se construit done au travers de la relation d'objet, par le developpement de la conscience du soi puis grace aux facultes reflexives. Se percevoir puis se reprösenter soi-meme distinct de l'environnement constituent des 6tapes de cette construction. L'acces au langage, et plus largement ä la fonction symbolique, joue un role essentiel sur ce chemin. Qu'il s'agisse done de la psychanalyse classique ou, plus largement, de courants influences par elle, nous voyons que la thematique de l'identite у est apprehendee de fagon profondement dynamique. И η'у est pas tant question d'6tiquettes ä appliquer (ou ä s'appliquer) que d'un processus de transformation de soi. 2. Part culturelle dans la representation
de soi
Arrive ä ce Stade de l'expose, il est legitime de se poser la question de l'universalite du developpement decrit. Le sens d'un soi-noyau, la conscience d'etre une individualite distincte de l'environnement emergent-ils quelle que soit la culture dans laquelle grandit l'enfant? En fait, tout depend du degre d'61aboration auquel on se situe. Ainsi par exemple, Pierre Dasen montre que meme si la notion d'objet varie d'une culture ä l'autre, on peut observer chez tous les enfants du monde entre zero et deux ans, sauf s'ils sont gravement handicapes mentalement, une succession de conduites qui indiquent qu'ils construisent peu ä peu, par les memes etapes, ce que Piaget a appele l'objet permanent. Cependant, alors que certains aspects sont universels, il faut etre plus nuance sur d'autres points : "...les rythmes de döveloppement selon les domaines notionnels, l'actualisation de la competence en performance, les contenus auxquels
45
46 47
STERN, Daniel N., Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris: PUF, 1989 (έά. агпёг. 1985), p.17. Stern, Le monde interpersonnel, p.21. ZAZZO, Rend, Reflets de miroir et autres doubles, Paris: PUF, 1993, p.202-203.
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L'identite de Jesus et l'identitö de son disciple
s'appliquent les structures, et les contextes dans lesquels elles sont mises en oeuvre dependent largement des valorisations culturelles."48 Si Ton transpose ces considerations dans le domaine notionnel de la conscience de soi, il parait tres vraisemblable que tout enfant normalement constitue ddveloppera le sens d'un soi-noyau au Stade prelangagier. Autrement dit, il aura conscience de son individualite associee au corps propre lui offrant une autonomie motrice et sensorielle par rapport au milieu environnant. En revanche, la thematisation de l'identite individuelle et la valorisation de la conscience de soi dans се processus peuvent varier considerablement d'une culture ä l'autre. En ce sens, il est tout ä fait envisageable que le sentiment d'identite resultant de l'investissement positif de la representation de soi ä l'adolescence, selon la definition qu'en donne Ladame, puisse etre une dimension du psychisme qui s'elabore dans la culture occidentale moderne et pas forcement dans d'autres contextes. III. iDENTITi INDIVIDUELLE ET IDENTITfi SOCIALE : QUI SUIS-JE ? L'identitö est un moyen de dire la permanence et la singularite. En parlant d'identite individuelle, on cherche ä dire ce qui fait 1'individualite d'un etre, ce qui le rend unique. Mais l'identit6 determine aussi un certain rapport au monde. Comme le dit H61ene Chauchat, "il n'y a pas d'individualite qui se construise en dehors de l'ordre social, pas d'individualit6 qui ne soit rapport ä ce monde", autrement dit, "l'identitö est et ne peut etre que sociale."4 Ce qui Гатёпе ä mettre en question le bien-fonde de la distinction si repandue en psychologie sociale entre identite individuelle et identit6 sociale50 et ä proposer une approche plus intdgree de ces aspects.
*
DASEN, Pierre R., Piaget entre relativisme et universalitd, in : Ciaire Meljac, Robert Voyazopoulos et Yvette Hatwell (6ds), Piaget aprös Piaget. tvolution des modiles, richesse des pratiques, Grenoble : La Pensde Sauvage, 1998, p.135-153, ici p.152. Comme aspects universels, Dasen signale les structures cognitives sensori-motrices (qui prdsident ä Elaboration de l'objet permanent par exemple) et les structures cognitives des opdrations concrfetes, du moins en ce qui concerne les mdcanismes et dtapes de leur construction.
*
CHAUCHAT, Ηέΐέηε, Du fondement social de l'identiti du sujet, in : Ηέΐέηε Chauchat et Annick Durand-Delvigne (eds), De l'identite du sujet au lien social: L'etude des processus identitaires, Paris : PUF, 1999, p.7-26, ici p.8.
30
Pour une revue sur la question: ZAVALLONI, Marisa, & LouiS-GuiRiN, Christianejdentiti sociale et conscience. Introduction ά l'ägo-ecologie, Montreal: Presses Universitaires de Montröal; Toulouse : Privat, 1984 ; LORENZI-CIOLDI, Fabio, Individus dominants et groupes dominis. Images masculines et feminines, Grenoble : PUG, 1988 ; DURANDDELVIGNE, Annick, Identite et modiles sexues des personnes. Contribution aux recherches sur la dynamique relationnelle de l'identite et du genre, thfcse de doctorat d'Etat, Paris : Universit6 Rend-Descartes, 1992.
Definition de l'identit6 individuelle
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"L'identitd individuelle ddfinie en tant que disposition personnelle et l'identitd sociale ddfinie par rapport ä l'existence de stirdotypes, normes, schömas de comportements propres ä un groupe social sont des difinitions qui opposent individuel et social et par consdquent excluent le fait que l'identitö personnelle du sujet se construit par rapport au social et qu'il n'y a pas de diffdrences de natures entre l'une et l'autre. C'est, en effet, toujours le fonctionnement psychique qui est ä l'ceuvre. L'approche par le fonctionnement psychique conduit bien sür ä la comprdhension du comportement individuel mais pas seulement; le groupe et les phdnomenes qui s'y produisent rdsultant eux-memes des mdcanismes psychiques des membres qui en font partie. Les phdnomfenes de groupe ne sont pas fondamentalement diffdrents des phdnomenes individuels. C'est ce que repdre Freud dans son oeuvre 'Psychologie des foules et analyse du moi'. Les рЬепошёnes de groupe ne se diffdrencient pas par leur nature mais par le fait qu'ils se jouent d'une maniöre spdcifique dans les groupes. C'est lä que rdside la question du lien social..."51
Parier de lien social, c'est envisager l'identite comme resultant de l'interaction entre le sujet et le groupe. "L'identitd sociale est ddfinie ici dans une perspective interactionniste liant le sujet au groupe. II ne s'agit pas du pöle social de 1'identitd, mais de 1'identitd elle-meme."52
Comme le dit Helene Chauchat, une telle apprehension de l'identite repose sur des options theoriques et epistemologiques, en particulier sur le concept de sujet et la fonction du langage53. Dans cette perspective, le test d'association de mots, derive de la methode des associations libres utilisee en psychanalyse, offre une approche int6ressante de l'identit6 individuelle. II en existe plusieurs formes. Une premiere forme, introduite par Bugenthal et Zelen54 demande de repondre trois fois a la question "Qui etes-vous ?". Cette methode a re9u le nom de "Who are you ?". Une deuxidme forme, introduite par Kuhn et McPartland55, demande de r6pondre vingt fois de suite ä la question "Qui suis-je ?". Cette methode a re5u le nom de "Qui suis-je ?". Le test de l'association de mots classique constitue egalement la premiere partie de l'IMIS (Investigateur multistade de l'identitö sociale) elabore par Zavalloni et Louis-Guerin56, construit pour etudier les representations que le sujet se fait de son environnement social57. " 52 53 54
55
56
57
Chauchat, Fondement social, p.7-26, ici p.9-10. Chauchat, Fondement social, p.7-26, ici p. 10. Chauchat, Fondement social, p.7-26, ici p. 10. BUGENTHAL, James F . T . , & Z E L E H Seymour L . , Investigations into self-concept, Journal of Personality 18 (1950) 483-498. K U H N , M . H . , & MCPARTLAND, T . S . , An empirical investigation of self-attitudes, American Sociological Review 19 (1954) 68-76. ZAVALLONI, Marisa, & LouiS-GußRiN, Christiane,Identiti sociale et conscience. Introduction ά l'ego-ecologie, Montrdal: Presses Universitaires de Montrdal; Toulouse : Privat, 1984. Pour une revue sur la question de l'utilisation de l'association de mots pour 6tudier l'identitd individuelle, с/.: CHAUCHAT, Не1ёпе, L'association de mots - Du "Qui suis-
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L'identite de J6sus et l'identite de son disciple
La methode de l'association de mots pour dtudier l'identite individuelle repose justement sur le presuppose de base que le sujet est un sujet parlant et que l'identite se construit dans le systeme symbolique partage socialement que constitue la langue. Chauchat le rappelle : "Bugenthal et Zelen (1950) sont les premiers ä suggerer que le sujet est le seul ä pouvoir fournir des donn6es sur son identite."58 Ce point de vue est essentiel, quoique incomplet. Car dans Γ interaction entre sujet et groupe, le sujet n'est pas le seul ä parier. Le groupe aussi est constitu6 de sujets parlants. Par le systeme des institutions, le groupe assigne aussi l'identite ä l'individu. De plus, parier, c'est faire usage d'une langue, done faire reference ä une culture. Le jeu de l'identite aura beaucoup de peine ä se mettre en place si le sujet est en presence d'un groupe avec lequel il lui est impossible de communiquer. IV. IDENTITE ET ROLE La notion de role a ete beaucoup travaillee par les sciences sociales. Elle a permis de definir des roles sociaux, d'associer ä chaque role un Statut, une fonction, de preciser les relations de dominance, de reciprocites, d'alliance, etc. entre roles differents. Elle a permis aussi de difinir les relations familiales en termes de roles. En anthropologic, l'usage des masques, des tatouages, ou d'autres attributs vestimentaires ou corporels ont pu etre decrits en lien avec des roles au sein du groupe. Les roles cristallisent des stereotypes identitaires. Mais ils ne prennent sens que relativement ä un systeme de reference constitue par la culture : meme les roles familiaux les plus elementaires ne sont pas definis de la meme maniere dans chaque culture. Les roles, en tant qu'identites prescrites, supposent que les individus qui les endosseront s'identifieront ä leur role : la mere deviendra mere en assumant son role de mere, le chef en assumant son role de chef, etc. Sunden montre comment la theorie des roles peut aider ä rendre compte des changements identitaires vecus par des gens qui s'identifient ä des personnages religieux appartenant ä leur tradition religieuse59. Cette approche a l'avantage de montrer que l'identite construite n'est pas forcement le resultat de l'interaction entre un sujet et la societe. Elle peut aussi se presenter comme une elaboration sociale qui precede cette interaction et qui est prescrite ä l'individu. Dans ce cas, l'individu n'a d'autre choix que d'adherer ä ce qui
58 59
je ?" ä l'IMIS de Μ. Zavalloni et С. Louis-Gu6rin, in : Ηέΐέηβ Chauchat et Annick Durand-Delvigne (eds), De l'identite du sujet au lien social: L'itude des processus identitaires, Paris : PUF, 1999, p.29-51. Chauchat, L'association de mots, p.29-51, ici p.36. 8υΝϋέΝ, Hjalmar, Die Religion und die Rollen : Eine psychologische Untersuchung der Frömmigkeit, Berlin : Töpelmann, 1966 (original su6dois 1959), en particulier p.15-32.
D6finition de l'identiti individuelle
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lui est prescrit. L'identification consistera alors dans le processus d'adhesion.
B . 1 . 3 . PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SUR Ь'ГОЕЫТ1ТЁ EN GENERAL
D'un point de vue anthropologique, la thematique de l'identite deborde largement la question de l'identite individuelle. Elle apparait des qu'il est question de classifications. La construction de categories de base suppose la capacite de definir des rapports de ressemblance. Mary Douglas montre avec justesse que "le rapport de similarite est une institution"60. Ce faisant, elle rappelle, reprenant les travaux de Quine61, que la "ressemblance n'est pas une qualite qui peut etre reconnue aux choses elles-memes. Elle est conferee ä des elements pris dans un schema coherent."62 "La comparaison des cultures montre clairement qu'aucune identity superficielle de propri6t6s n'explique comment des 616ments sont regroup6s en classes. Tout d6pend de la s01ection de ces propridtds. Ainsi, dans le Livitique [chapitre 11], le chameau, le lievre et le hyrax® sont regroup6s dans un trio improbable. lis devraient etre avec les animaux ruminants, mais, en g6n6ral, les ruminants sont ongules, alors que le chameau, le liövre et le hyrax n'ont pas de sabots; ils sont classds ä part. Dans le т ё т е chapitre, le pore forme une classe ä lui tout seul, car il est le seul animal ä sabots fendus non ruminant. Mais cette classification religieuse archai'que, comme de nombreuses autres classifications plus contemporaines 6tudi6es par les anthropologues, doit ses subdivisions beaucoup plus ä sa сараскё ä modeler les interactions entre les membres de la soci6t6 qu'ä une curiositi d6sint£ress6e pour les ouvrages de la nature... II existe une difference fondamentale entre une classification d'inspiration directement sociale et une classification scientifique."64
Autrement dit, "e'est l'institution qui decrete l'identite* 5 , et celle-ci, pour etre determinee, suppose tout un systeme de röference qui variera d'une culture ä l'autre. Pretendre se prononcer sur l'identite suppose done la capacite de se situer dans un systeme de reference particulier. Ce qui est dit ici de l'identite en general l'est d'autant plus de l'identite individuelle et de la notion de personne qui l'accompagne. II est impossible de definir une conception de la personne sans invoquer en т ё т е temps une 60
61
62 63 61 65
DOUGLAS, Mary, Commentpensent les institutions (Bibliothöque du MAUSS), Paris: La D6couverte, 1999, p.73 (1 e 6d. angl. 1986; 1 " trad, frangaise 1989 sous le titre Ainsi pensent les institutions', il s'agit ici d'une nouvelle traduction). QUINE, Willard van Orman, Relativite de l'ontologie, et quelques autres essais, Paris : Aubier-Montaigne, 1977 (original атёг. 1969). Douglas, Comment pensent les institutions, p.77. Ou daman, petit mammifere de la taille d'un lapin (NDT). Douglas, Comment pensent les institutions, p.76-77. Titre du chapitre 5 de : Douglas, Comment pensent les institutions, p.73-84.
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L'identite de Jösus et l'identite de son disciple
certaine fa^on de caracteriser la place de l'individu dans le monde. C'est ce qui amene Clifford Geertz ä affirmer : "La notion occidentale de la personne comme un univers cognitif et determinant plus ou moins le comportement, comme un centre dynamique de conscience, demotion, de jugement et d'action organise en un tout distinctif et vu comme s'opposant ä la fois ä d'autres touts semblables et ä un entourage naturel et social, est, quelque incorrigible qu'elle puisse nous sembler, une idee assez speciale dans le contexte des cultures mondiales. Plutöt qu'essayer de situer Гехрёпепсе des autres dans le cadre d'une teile conception, qui est ce ä quoi Г 'empathie' ргбпбе arrive en fait ä etre habituellement, les comprendre exige qu'on mette de c6tέ cette conception et qu'on voie leurs experiences dans le cadre de leur propre idee de ce qu'est la personne."®
La definition moderne de l'identite individuelle resulte done d'une construction. Pour comprendre la maniere dont on envisage l'identite d'un individu dans l'Antiquite, il s'agit de se defaire de ce que cette evolution a pu nous faire concevoir comme si 6vident: le fait que chaque individu est forcement unique parce que portant en lui une source de determination (ne serait-ce que partielle) de sa propre identite, c'est-ä-dire une capacite de s'autodeterminer ind6pendamment de l'environnement. Des lors, la maniere d'envisager le rapport de l'individu ä son environnement constitue un axe principal permettant de distinguer une conception antique de l'identite individuelle d'une conception moderne. Bruce J. Malina l'a tres bien per9u lorsqu'il caracterise la personnalite antique comme "dyadique" ou "orientie vers le groupe"67. Le sens ä donner ici au terme "personnalite" demande ä etre precis6. Dans l'expression "First-Century Personality"68 par exemple, s'agit-il simplement d'une formule condensee pour dire "la conception de la personnalite au premier siöcle", ou faut-il у lire 1'affirmation que Г etre humain du premier siecle a une personnaliti qui le distingue ä coup sür de 1'etre humain moderne ? Malina et Neyrey opposent syst6matiquement la culture antique du bassin mediterran6en ä la culture des Etats-Unis d'aujourd'hui pour aider leurs lecteurs ä prendre la mesure de l'ecart qui les separe de TAntiquit6. Le procedö ne s'explique pas uniquement, me semble-t-il, par une preoccupation didactique. La distinction parait s'appuyer sur un prisuppose plus fondamental selon lequel une forme de personnalite est attach6e ä une culture donnee. Ce qui suppose de preciser ce 66
GEERTZ, Clifford, Savoir local, savoir global, Paris: PUF, 1986, p.76 (original атёг. 1974 : Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences 28).
67
II introduit la d6signation de "personnalite dyadique" dans: MAUNA, Bruce J., The individual and the community: personality in the social world of early Christianity, Biblical Theology Bulletin 9 (1979) 126-138. Ultdrieurement, suite aux travaux de Harry C. Triandis, il prdföre parier de personnalite "orient6e vers le groupe".
A
MAUNA, Bruce J., & NEYREY, Jerome H., First-Century Personality: Dyadic, not Individual, in Jerome H. Neyrey (ed), The Social World of Luke-Acts, Peabody (Mass.): Hendrickson, 1991, p.67-96.
Definition de l'identitö individuelle
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qu'il faut entendre par personnalite dans се cadre et comment се terme s'articule avec d'autres termes proches. I. QUELQUES DiFINITIONS PRiALABLES : PERSONNE, PERSONNALITE, IDENTITY INDIVIDUELLE 1. Individu et personne Nous avons utilise jusqu'ä present les divers termes d'individu, personne, identite sans formellement les definir les uns par rapport aux autres. Au sens commun, individu et personne sont souvent pris comme des synonymes69. Dans le cadre de cette etude, individu et personne designent les deux extremites d'un axe qui relie le biologique ä l'anthropologique. Dire d'un etre humain qu'il est un individu, c'est souligner le fait qu'il constitue une entit6, un organisme ayant sa propre coherence. Dire d'un etre humain qu'il est une personne, c'est faire intervenir une reprösentation de celui-ci qui integre necessairement son inscription dans le groupe. On se situe ici au niveau de la signification particuliere attribuee ä l'etre humain par une culture ou une societ6 particuliere ou, plus largement, par un systeme de pensee, philosophique, juridique, etc. Le terme de personne n'a de sens que par rapport ä une anthropologic70. Au sens naif, on pourrait dire que l'opposition individu/personne coincide avec l'opposition nature/culture, si le mot de "nature" n'avait pas pris au 18eme siecle un sens si particulier que Ton hesite ä l'utiliser encore dans un autre sens: par le processus de la conception puis de la naissance s'ajoute un nouvel exemplaire ä l'espece humaine; on est ici dans l'ordre de la nature, dans l'ordre du biologique, ой l'etre humain ne se distingue pas foncierement d'autres etres vivants: l'individu est un exemplaire ®
Et pas seulement au sens commun. Henri Piöron par exemple, ä l'article "individu" dans PLFIRON, Henri, Vocabulaire de la psychologie, Paris: PUF, 4 1968, p.216 6crit: "Un etre vivant, dans son inddpendance biologique, est dösignö comme individu, qu'il s'agisse d'un animal ou d'un homme. Considörö dans la sociötö humaine, l'individu est une personne."
70
HADOT, Pierre, De Tertullien ä Воёсе. Le döveloppement de la notion de personne dans les controverses thöologiques, in : Ignace Meyerson (ed), Probldmes de la personne, Paris : Ecole Pratique des Hautes Etudes ; La Haye : Mouton, 1973, p.123-134, montre bien comment I'usage thöologique de la notion de personne constitue une g6n6ralisation ä partir de son sens fondamental, le röle dramatique et aussi social, et la notion de personne grammaticale qui en d6coule. Lorsqu'ils ddsignent les personnes grammaticales par le terme prosopon, les grammairiens grecs prendraient pour modfele le dialogue dramatique (p. 127). Les 6nonc6s trinitaires, fondös sur le concept de personne, s'inscrivent dans la meme veine: "le caractöre propre des personnages du dialogue divin se d6finit par le dialogue lui-meme" (p. 126) . lis n'ont pu s'dlaborer qu'en lien avec la reprösentation que l'on avait de l'etre humain au moment ой ils ont έίέ prononcös. Le discours sur Dieu le plus 61аЬогё n'est pas dissociable d'un discours sur l'etre humain. Comment dös lors envisager une thöologie qui ne röflöchirait pas ä son rapport avec l'anthropologie?
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L'identitö de Jesus et l'identit£ de son disciple
d'une espece. Le terme individu saisit cette сараскё de l'etre humain ä constituer une unite qui peut faire nombre. Le terme personne depasse l'ordre du vivant: il fait passer dans l'ordre du Symbole. On ne peut oublier d'ailleurs qu'ä l'origine, persona designait en latin le masque, celui porte par l'acteur au th6ätre, mais probablement avant dejä, lors de ceremonies rituelles71. Le mot d6signe d'emblee un "objet culturel", concret au depart et qui va s'abstraire de tout substrat materiel avec le temps. D'emblee aussi, le mot renvoie ä un role, le role de l'acteur mais plus largement le role social qu'il represente. La fonction de representation ne le quittera pas. 2. Personnalite Si l'anthropologie culturelle a fait du concept de personne un des termes de comparaison des cultures entre elles, la psychologie utilise quant ä eile plus volontiers le terme de personnalM lorsqu'elle approche l'etre humain en tant qu"'unite integrative"72: "la personnalite n'est pas une substance — un en-soi — situee au-delä des rapports etablis avec le milieu; eile est essentiellement un systeme de relations (...). Les elements entre lesquels s'organisent ces relations sont d'abord les comportements et les attitudes qui, par un jeu de correlations, se traduisent par des types et des traits."73 En fait, l'approche par d6termination de traits est une maniere d'envisager la difference qui ouvre sur la variete. La necessaire systematisation de cette variete pour la reduire ensuite introduit tout naturellement la notion de type. C'est dire que le terme de personnalite occupe une place privilegiee dans се qu'on appelle la psychologie differentielle. La personnalit6 у est con$ue comme l'expression d'une structure particuliere de l'appareil psychique. Dans une perspective synchronique, cela peut conduire ä la reconnaissance de diverses structures de la personnalite au sein d'une meme population et done ä la construction d'une typologie. C'est une approche de l'identit6 qui ne cherche pas ä caract6riser la singularit6 irreductible mais qui classe l'individu dans un type. Cette approche peut de ce fait se reveler utile lä oü la description de l'identit6 d'un individu procede par räference ä des types et non par la mise en 6vidence de ses idiosyncrasies. Dans le meme ordre d'idee, la psychologie sociale aux Etats-Unis a introduit l'expression de personnalit6 de base ou personnalite basique que Henri Pi6ron definit ainsi: "structure commune de personnalite (attitudes, tendances, valeurs, senti-
71
72
73
Marcel Mauss, Sociologie, p.350-354, tente de retracer Involution subie par le mot persona dans le monde latin. PLFIRON, Henri, art. "Personnalitd", in: Henri Piöron, Vocabulaire de la psychologie, Paris: PUF, 4 1968, p.320-321. CORRAZE, Jacques, art. "Personnalitd", in: Encyclopaedia Universalis. Corpus 14, Paris: Encyclopaedia Universalis, 1985, p.286-290 ici p.287.
Definition de l'identte individuelle
61
ments) des membres d'une soci6te."74 En ce sens, il est tout ä fait possible de parier de "personnalite antique", pour autant que l'on trouve une structure de personnalite commune aux membres de la societe antique75. Dans une perspective diachronique, on peut aussi envisager des structures de la personnalit6 successives resultant d'un processus de structuration. Ainsi, la psychologie developpementale moderne peut parier d'un developpement de la personnalite ä partir de la naissance jusqu'ä l'äge adulte. II s'agit de voir comment s'opere la mise en place de l'appareil psychique qui debouchera sur une certaine conscience de soi par la construction d'une identite particuliere. A une toute autre echelle de temps, on pourrait chercher a däcrire comment se modifient les processus de structuration de la personnalite au cours des siecles dans une culture donnee. Parier ainsi de personne et de personnalite permet de preciser les deux points de vue auxquels sera abordee la question de l'identite individuelle dans cette etude. II. L'IDENTITE INDIVIDUELLE D'UN POINT DE VUE ANTHROPOLOGIQUE Le point de vue anthropologique est global. C'est celui du systeme de signification propre ä une culture. L'identite individuelle у est apprehendee en fonction de la maniere dont est con9ue la notion de personne. Hubbeling a raison de distinguer la problematique de l'identite de celle de la personne: determiner l'identit0 de quelqu'un n'est pas exactement le meme probleme que d'exposer une conception donnee de la personne76. Cependant, la maniere dont on s'y prendra pour etablir l'identite de quelqu'un dependra du concept de personne qui у sera associe. Hubbeling propose deux manieres d'envisager la question. Une approche consiste selon lui ä etablir l'identite personnelle ä partir de la notion de continuite, envisagee suivant les systemes philosophiques comme continuite corporelle77, conservation du meme 74
Dans: art. "Personnalitd", in: Henri Pidron, Vocabulaire de la psychologie, 1968, p.321.
Paris: PUF,
4 75
La question qui reste ä ce Stade de la riflexion est de savoir si la socidtd antique existe ou s'il faudrait plutot parier des soci6t6s de l'antiquitd. Une telle distinction ne sera introduite dans notre propos que s'il s'avdrait par exemple nöcessaire de distinguer au 1er siöcle de notre ёте la personnalit6 grdco-romaine de la personnalit6 juive.
76
Hubbeling, Person, p.21.
v
Cette conception n'est pas franchement moderne: Те VELDE, Hermann, Some remarks on the concept 'person' in the Ancient Egyptian culture, in: Hans G. Kippenberg, Yme B. Kuiper, & Andy F. Sanders (eds), Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, p.83-101, estime que la culture de l'ancienne ßgypte ne faisait pas de v6ritable distinction entre personne et corps. On en trouverait l'expression dans la momification des döfunts (la continuity de la personne apr£s la mort est corrdlative de la continuity physique; p.89 et 95) et dans le fait que plusieurs mots veulent dire ä la fois "corps" et "soi" (p.89).
62
L'identit6 de Jesus et l'identitö de son disciple
cerveau, continuite de la memoire ou continuite de l'ego78. L'identite repose selon cette perspective sur l'idee de permanence dans le temps. L'autre maniere d'envisager l'identite personnelle, toujours selon Hubbeling, s'elabore sur la base de la relation soi et l'autre79. L'attribution de l'identite individuelle s'opere dans la communication entre l'individu et ceux qui l'entourent. C'est cette approche qu'adopte l'anthropologie culturelle dont nous nous inspirerons largement. Nous prendrons tout particulierement en consideration les röles respectifs de l'individu et de son environnement pour l'attribution de l'identite. Cela signifie que nous preterons specialement attention ä la relation entre l'individu et le groupe auquel il appartient; mais nous nous interesserons aussi plus largement au role de la tradition80 vue comme instance representative des "autres" au sens de mdmoire du groupe. Dans cette perspective, la question de la permanence est secondaire car eile est transferee ä l'instance qui attribue l'identitö. La question de la permanence ou de modifications eventuelles de l'identite sera laissee au seul jugement de l'instance qui l'enoncera, que се soit l'individu parlant de lui-meme ou d'autres parlant de lui. La seule question qui interesse ici est de savoir qui est habilite a enoncer l'identite individuelle et en quels termes. 78
Hubbeling, Person, p.21. Nous pensons pouvoir dtablir l'identite d'une personne par l'identification de son corps. C'est ainsi qu'on utilise les relevds d'empreintes digitales ou que l'on s'assure de la mort d'un individu par l'examen de son cadavre. Pourtant le corps peut subir des modifications importantes (amputations, Chirurgie esthdtique) qui font que nous avons peine ä dire que le corps est restd identique, done qu'il у a identitd de la personne parce qu'il у aurait identitd du corps. C'est pourquoi certains pr6förent le crit6re de la conservation du cerveau au егкёге de la continuity corporelle. Le probleme, c'est que le cerveau aussi subit des transformations au cours de la vie d'un individu, et l'on pourrait dire la meme chose de sa memoire ou de son ego, pour reprendre ces termes. Catherine McCall, Concepts of person: an analysis of concept of person, self and human being, Aldershot (England): Avebury; Brookfield (USA): Gower, 1990, discute cette question en details. RICCEUR, Paul, Soi-тёте comme un autre, Paris: Seuil, 1990, montre, en particulier aux pages 150-166, que cette approche typique de la philosophie analytique anglosaxonne debouche sur des paradoxes plus que sur des solutions. Selon lui, cette approche de l'identite 6choue lorsqu'elle tente de ddfinir l'identitd personnelle, car eile confond l'identit6 comme memeti avec l'identite comme ipsäite (p. 140). La distinction est pos6e des les premieres pages de l'ouvrage (pp.11-15) et discut6e ensuite de ташёге plus serr6e ä partir de la page 137. Ricoeur pense pouvoir r&oudre la question de la permanence dans le temps en envisageant l'identite personnelle comme identitd narrative qui se situe "dans le champ de la dialectique du т ё т е et du soi" (p.168). S'assurer de l'identite d'un individu quelles que soient les transformations par lesquelles il a pass6 ne pose plus de proЫёте insoluble dfes le moment oü l'on peut en raconter l'histoire.
19
Hubbeling, Person, p.21. MESLIN, Michel, Religious traditions and the human person, in: Hans G. Kippenberg, Yme B. Kuiper, & Andy F. Sanders (eds), Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, p.67-76, parle en ce sens de la tradition comme de la conscience d'un groupe humain (p.68) garante de la continuite (p.70).
80
D i f i n i t i o n de l'identitd individuelle
63
III. L ' I D E N T I T i I N D I V I D U E L L E D*UN POINT D E V U E P S Y C H O L O G I Q U E
D'un point de vue psychologique, l'identite individuelle sera abordee par rapport ä се qui vient d'etre dit de la personnalite. Nous nous concentrerons sur се qui permet de dire quelle est la personnalite de quelqu'un. Cette determination s'effectuera ä deux niveaux. Le premier niveau correspond ä се que nous avons appel6 personnalite basique. II s'agit de determiner le mode de structuration de la personnalite engendre au sein d'une culture par la conception de la personne qui у est sous-jacente. Le second niveau est celui de l'identite particuliere des individus ä l'interieur d'une personnalite basique. И s'agit de pr6ciser dans quelle mesure il est possible d'attribuer une personnalite particuliere ä un individu, puis, pour un individu donne, comment eile se caract6rise. Alors que le premier niveau cherche ä decrire un modele de personnalite et la notion d'identiti individuelle qui lui est associee, le second niveau vise ce qu'il у a d'individualitd dans l'identite individuelle. IV. ARTICULATION DES D E U X POINTS D E V U E
Cette fa£on d'envisager l'6tude de l'identite individuelle pourrait donner l'impression que l'approche psychologique ne constitue qu'un sous-chapitre de l'anthropologie culturelle. Cette vision serait röductrice. II est toujours possible de proposer une interpretation psychologique des conduites humaines qui se situe ä un niveau de g6n6ralite ddpassant les diff6rences interculturelles81. Faut-il alors voir la psychologie comme une discipline de l'anthropologie au sens g6n6ral? Ceux qui revendiquent la possibilit£ d'une psychologie animale s'y opposeront. La probl6matique de l'identit6 individuelle ne nous oblige pas ä entrer dans ce dibat. Car meme si l'on supposait que certaines especes animales puissent en quelque sorte se "sentir etre", par exemple en ressentant une forme de souffrance ä l'occasion d'un isolement prolong6 loin des congöneres, on serait encore loin des capacit6s symboliques n6cessaires pour construire une identitd. Non pas que l'animal soit totalement dömuni de capacit6s de reconnaissance. L'abeille qui garde l'entr6e de la ruche distingue une abeille qui provient de cette ruche d'une intruse. Le chien reconnait la voix de son maitre. Mais reconnaitre ne veut pas encore dire identifier au sens d'attribuer une identit6. Reconnaitre, c'est avoir 6tabli un lien entre un stimulus et une r6ponse. Identifier suppose des competences bien plus developp6es: il s'agit de pouvoir 6tablir un lien entre le stimulus et une repr6sentation de celui-ci, son nom par exemple. Autrement dit, il faut etre capable d'utiliser par exemple un syst£me symbolique que l'on partage
81
Cf. Dasen, Piaget entre relativisme et universalis, p.135-153, en particulier ce que nous en avons d6jä dit sur l'universalit6 de certaines structures cognitives et la variabilit6 valorisations culturelles.
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L'identit6 de J6sus et l'identitö de son disciple
avec d'autres. Le langage est un systeme privilegie permettant cela82. Si la question de la relation d'identite (rdpondre ä la question: est-ce que ceci est bien ceci?) pourrait constituer un objet d'etude en psychologie g6n6rale83, la question de l'attribution de l'identite individuelle (repondre ä la question: qui est cet individu?) est forcement dependante des conceptions propres ä la culture dans laquelle la question est posee. C'est pourquoi l'approche psychologique de cette question ne peut pas se faire sans une approche anthropologique conjointe de cette meme question: impossible de caracteriser la personnalite de quelqu'un sans dire au prealable sur quelle conception de la personne repose cette caracterisation. En ce sens, la question psychologique portant sur la personnalite ne touche qu'un aspect de la personne: son mode d'organisation psychique. Ce qui veut dire que pour l'etude de l'identite individuelle que nous nous proposons d'effectuer, l'approche psychologique est encastree dans l'approche anthropologique qui est plus globale. D'une certaine maniere, l'approche anthropologique s'interesse plus ä la permanence et vise un concept englobant tous les individus (ce que tous les individus ont en commun et qui fait qu'ils sont des personnes, qu'ils ont une identite personnelle). L'approche psychologique vise plutot la difference et, pour ce qui est de la personnalite individuelle, cherche ce qui permet de particulariser les individus les uns par rapport aux autres (ce qu'il у a d'individualitd dans l'identite individuelle). En ce qui concerne l'approche anthropologique, la definition de l'identite individuelle peut s'enoncer ainsi: que faut-il savoir d'un individu pour pouvoir etablir son identite? Avec le corollaire: que faut-il savoir de soi pour pouvoir r6pondre ä la question "Qui es-tu?" ou meme "Qui suis-je?"? Autrement dit: devant toutes les informations que je рейх reunir sur un individu, lesquelles seront considerees comme pertinentes pour dire qui il est ? A ce niveau, on s'int6resse au systeme de l'identite dans une culture donnee. En ce qui concerne l'approche psychologique de la personnalitö individuelle, la question de l'identitö individuelle s'enonce plus precis6ment: quelle est 82
ю
Se rdfdrer en particulier ä ce propos ä GILUERON, Christiane, The constructive function of language in the baby's development from sensorimotor adaptation to humanity, in: W. de Graaf & R. Maier (eds.), Sociogenesis reexamined, New York: Springer, 1994, p.149-168 en particulier p. 164. Par exemple en psychologie döveloppementale, on pourrait se demander ä partir de quand et sous quelles conditions un enfant est en mesure d'envisager la permanence dans le temps. II est dvident qu'il faudrait qu'il ait construit l'objet permanent. Mais cela ne suffit pas encore pour qu'il puisse dire que tel objet est bien toujours le meme. Les 6preuves de conservation indiquent d'ailleurs que "etre la meme chose que" n'est pas ddfini de la meme manifere ä tous les ages. Pour nous rapprocher de la probl6matique de l'identitö personnelle, on pourrait se demander, en prdsentant ä un enfant des photographies de ses grand-parents ä divers äges ä partir de quand il est pret к admettre que c'est bien toujours eux.
Ddfinition de l'identite individuelle
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l'identite particuliere de tel individu, c'est-a-dire, quelle singularite lui estelle reconnue? Autrement dit: ä partir des informations considerees comme pertinentes pour dire qui est tel individu, de quels moyens dispose-t-on pour dire la particularite de cet individu par rapport ä d'autres individus? Appliquees au personnage de Jesus, ces deux approches debouchent sur les questionnements suivants. D'un point de vue anthropologique, on se demandera quelle est la conception de l'identite individuelle qui est sousjacente aux presentations qui nous sont faites de Jesus par l'evangeliste Marc. D'un point de vue psychologique, on se demandera quel est le type de personnalite basique sous-jacente ä ces presentations, puis on cherchera a preciser quelle est l'identite particuliere qui est attribuee par cet evangeliste a Jesus. Nous venons d'affirmer que ce qui est dit d'un individu particulier en vue de le caracteriser depend de la conception que l'on a de l'individualite de la personne humaine. Mais cela ne correspond pas forcement ä la conception que l'on en avait au moment ой cet individu a vecu. Ainsi, la presentation de la personnalite de Jesus operee par Ernest Renan84 nous en apprend plus sur la conception de l'individualite au 19eme siecle qu'au ler siecle. Le recit reconstruit. Mais il ne le fait pas n'importe comment. La description des personnages repond ä des exigences de coherence implicites, parmi lesquelles la coherence psychologique est celle qui nous interesse le plus ici. Comme le disait David F. Strauss il у a plus d'un siecle et demi dejä, nous tenons inevitablement compte "de toutes les lois psychologiques qui ne permettent pas de croire qu'un homme ait senti, pens6, agi autrement que ne font les hommes, ou autrement qu'il ne fait lui-meme d'ordinaire"85. Si cela est vrai de Renan lorsqu'il se fait narrateur, с'est d6ja le cas pour l'evangeliste Marc. A notre tour, nous ne sommes pas epargnes par cette inevitable dömarche de reconstruction et par la recherche de coherence qui l'accompagne. L'impact est n6gligeable si les lois psychologiques sont supposees universelles, immuables et identiques dans toutes les cultures. Des lors que cette universalite est mise en question, il devient necessaire de thematiser la variation pour pouvoir prendre quelque distance par rapport ä la reconstruction implicite spontanee. Ainsi, pour entrer dans la conception de l'evangeliste Marc, il s'agit d'etre capable d'opörer un saut culturel. Nous avons герёге une evolution de ce que l'on peut mettre sous le concept de "personne" en Occident dans le sens d'une Interiorisation. Mais reperer les etapes de cette evolution ne suffit pas
84
RENAN, Ernest,Vie de Jisus, Paris: M. L£vy, 1863. Une r66dition Meente a paru ä Paris, chez R. Laffont, en 1995.
85
STRAUSS, David F., Vie de Jesus ou examen critique de son histoire, Paris : Ladrange, 1856 (trad, fr. sur la base de l'6d. all. de 1839).
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L'identitö de Jesus et l'identite de son disciple
pour garantir l'acces au concept de "personne" au 1er siecle. Deconstruire un edifice permet tout au plus de mettre en evidence les materiaux utilises pour l'elever ainsi que les fondations sur lesquels il fut etabli. Mais cela ne restitue pas pour autant les edifices dont on a reutilise les materiaux ni les materiaux ecartes en cours de route. Autrement dit, le saut temporel s'accompagne ici d'un saut culturel: l'acces aux conceptions latentes ou explicites dans l'Evangile de Marc. V. PROBLEME METHODOLOGIQUE
Toute la question posee ici est de savoir s'il est veritablement possible d'acceder aux conceptions propres ä une autre culture. Clifford Geertz pose tres franchement la question: "Si nous allons — comme, dans mon opinion, nous le devons — nous accrocher ä la recommandation formelle de voir les choses du point de vue de l'indigene, ой en sommes-nous quand nous ne pouvons plus nous reclamer de quelque forme unique d'intimite psychologique, d'une sorte d'identification transculturelle, avec nos sujets? Qu'arrive-til au verstehen quand Yeinfühlen disparait?"86 La reponse qu'il donne est categorique. L'aller-retour entre la description detaillee locale et la recherche de structures globales est inevitable, car constitutif du cercle hermeneutique87. La comprehension d'une conception propre ä une culture differente de la sienne necessite l'interpretation de cette conception dans le contexte culturel auquel eile appartient. Mais, au bout du compte, elle ne nous sera simultanement accessible que si nous avons pu etablir des equivalents avec des aspects de notre propre culture, en disant par exemple que dans telle culture, on voit "le moi comme un composite, une personne, ou un point dans un motif."88 Nous sommes alors devenus capables de formuler les choses comme si nous appartenions ä l'autre culture, mais nous ne saurons jamais si nous les comprenons vraiment comme les membres de cette culture les comprenaient: "Comprendre la forme et la contrainte des vies interieures des indigenes, pour employer une fois de plus le mot dangereux, ressemble plus ä saisir un proverbe, discerner une allusion, comprendre une plaisanterie —
86
GEERTZ, Clifford, Savoir local, savoir global: les lieux du savoir. Paris: Presses Universitäres de France, 1986, p.72.
87
Geertz, Savoir, p.88.
88
Geertz, Savoir, p.89, c'est moi qui souligne. La citation est tir6e de la phrase: "...quand un ethnographe comme moi qui m'intöresse aux sens et aux symboles s'efforce de trouver la conception que se fait de la personne un groupe d'indigönes, il avance et recule en se demandant ä soi-meme: "Quelle est la forme g6n6rale de leur vie?" et "Quels sont exactement les vöhicules par lesquels cette forme s'exprime?" pour dmerger ä la fin d'une spirale de meme sorte avec la notion qu'ils voient le moi comme un composite, une personne, ou un point dans un motif."
Döfinition de l'identit6 individuelle
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ou, comme je Tai sugg6r6, lire un poeme — que cela ne ressemble ä atteindre une communion. II nous faut done admettre que le langage que nous utilisons pour d6crire les conceptions antiques ne puisse etre un autre que celui qui est marque par les conceptions modernes. Le defl consiste ä rendre compte des decalages de conceptions ä l'aide du langage qui est le notre. La recherche d'equivalence conduit alors ä montrer que telle notion qui nous est familiere n'a pas de veritable equivalent dans l'autre culture, mais que ce qu'elle recouvre est pris en charge par diverses notions dont les equivalents sont repris partiellement par plusieurs notions dans notre propre culture. VI. MODELE NOYAU-PERIPHERIE DE L'IDENTITE Clifford Geertz parle d'une recherche de structures globales. C'est en ce sens que nous proposons de saisir la problematique de I'identite au niveau le plus global а I'aide d'un modele noyau-peripherie. Nous nous en sommes dejä expliques ailleurs90. Ce modele a l'avantage de s'appliquer aussi bien au niveau individuel qu'au niveau collectif. Autrement dit, il est capable de rendre compte de 1'interaction entre identite subjective et identite objective aussi bien au niveau de l'individu par rapport ä son groupe d'appartenance que d'un groupe (famille, clan, ethnie) par rapport ä un autre groupe (englobant ou non). Par identit6 subjective, il faut entendre l'identit6 qu'une instance (sujet ou groupe humain) s'attribue de son propre point de vue. L'identite objective designe quant ä eile l'identite attribuee ä cette instance par l'environnement dans lequel eile est plongee. Au plan collectif, ce modele a 6t6 utilise par exemple par l'ethnologue Meinhard Schuster pour decrire l'identite inuk91. Grace ä ce modele, il peut montrer comment l'identite s'etage en plusieurs niveaux. Le noyau identitaire s'organise autour du sentiment d'etre qui s'exprime dans le langage du my the d'origine. Un recit, transmis au sein du groupe, raconte comment sont apparus les Inuit et precise par la meme occasion l'origine des peuples voisins et ce qui les distingue des Inuit. Mais le mythe ne suffit pas pour exprimer l'identite. II doit etre redouble par des criteres observables qui viennent confirmer l'explication subjective. Ces divers criteres combines constituent la peripheric du systeme. On у trouve principalement le critere de la langue : tous les Inuit parlent la meme langue. Malgre les differences de dialectes, ils w
Geertz, Savoir, p.90.
90
BRANDT, Pierre-Yves, Identit6 subjective, identity objective : L'importance du nom, Archives de Psychologie 65 (1997) 187-209. SCHUSTER, Meinhard, Ein Inuk sein : Zur mehrdimensionalen Identität der Eskimo, in : Gaetano Benedetti et Louis Wiesman (eds), Ein Inuk sein : Interdisziplinäre Vorlesungen zum Problem Identität, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1986, p.l 1-26.
"
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L'identit6 de J6sus et l'identit6 de son disciple
se comprennent. La langue fonctionne done comme signe de reconnaissance principal. On у trouve aussi le entere des coutumes, en particulier alimentaires. Le critere de la langue et celui des coutumes permet de differencier les Inuit des autres peuples. On у trouve enfin le critere geographique qui permet de distinguer les groupes inuit les uns des autres et de ranger les Indiens en dehors de leur territoire, loin ä l'interieur des terres. Or il est interessant de noter que la valeur accordee ä ces diff6rents criteres n'est pas la meme pour les Inuit et pour les Indiens voisins. Si le fait de parier une langue differente est considere comme un signe de reconnaissance principal de part et d'autre, le nom attribue au peuple n'a pas obtenu le consensus. Les Indiens n'appellent pas les Inuit "Inuit" mais "Eskimos", se fondant sur une difference de coutume alimentaire : "eskimo", dans la langue des Indiens, veut dire "mangeur de viande crue", mode d'alimentation pratique par les Inuit qui frappe les Indiens au point qu'ils en ont fait un signe d'identification central. Les Inuit, quant ä eux, ne se reconnaissent pas dans cette identite. "Inuit" renvoie ä l'idee de personne humaine92. Cette appellation se fonde sur le my the d'origine qui attribue une nature semi-canine ou totalement canine aux peuples autres que les Inuit. Cet exemple montre que 1'identite s'elabore ä la croisee du point de vue propre et du point de vue de 1'autre. Dans le cas des Inuit, le debat est loin d'etre clos, car il η'у a meme pas de consensus sur le nom. Au plan individuel, ce modele noyau-peripherie rejoint la distinction qu'etablit George H. Mead entre instance subjective, le "Je", et instance objective, le "moi", au sens oü le moi s'elabore ä partir d'une interaction avec l'environnement social93. Ou, selon Hans G. Kippenberg et al., le soi peut etre coniju comme la resultante d'une combinaison entre les roles sociaux imposes par les autres et la presentation que l'individu donne de lui-meme au moyen des codes culturels ä sa disposition94.
92
Ce mot vient de la racine "Ine", le lieu, et recouvre l'idde de personne, d'habitant, de propridtaire.
93
MEAD, George H.,The individual and the social self, Chicago ; London ; University of Chicago, 1982, en particulier p.55 et 156, estime que la conscience sociale comme la conscience de soi s'dlaborent de la рёпрЬёпе au centre. C'est parce qu'il у a des autres, per9us d'abord ä partir de leur p6riph6rie, leur apparence ext6rieure, que se construit le soi. Le soi se construit dans la conscience comme un objet. L'un de ces objets est le "moi": c'est le soi qui est rattachd au "Je" alors que les autres soi ne le sont pas. Au travers de cette prise de conscience, le sujet peut attribuer un soi ayant une int6riorit6 aux autres.
"
KIPPENBERG, Hans G., KUIPER, Yme В., & SANDERS, Andy F., Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, p.3, renvoient ä ce propos ä MEAD, George H., On social psychology, Chicago; London: University of Chicago, 1965 (1ёге 6d. 1934).
D6finition de l'identitd individuelle
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Autre exemple : la conception de la personne ä Java s'articule, selon Geertz, sur une forme d'opposition "interne/externe" dont les termes "se röferent d'une part au royaume senti de l'experience humaine et de l'autre au royaume observe du comportement humain" 95 . Cette opposition experience sentie/comportement observe recouvre d'une certaine maniere l'opposition invisible/visible, et egalement l'opposition passif/actif, passion/action, et plus generalement mystique/ethique. Cette maniere d'envisager la personne pourrait aussi etre decrite ä I'aide d'un modele qui oppose noyau ä peripheric. C e modele noyau-peripherie nous sera particulierement utile pour decrire 1'interaction entre individu et groupe pour la determination de I'identite individuelle. C o m m e n t s'articulent l'identite attribuee ä l'individu par le groupe avec l'identite que l'individu s'attribue lui-meme ? A quelles conditions risque-t-il d ' y avoir conflit entre ces deux attributions ? En posant ainsi le probleme, nous chercherons ä 6clairer le debat autour de l'identite de Jesus tel qu'il apparait dans l'Evangile de Marc. On peut par ailleurs ajouter une dimension temporelle au questionnement. D e s le moment ой l ' E v a n g i l e de Marc nous parle de l'identite de Jesus c o m m e etant en decalage par rapport ä l'identite attendue, on peut se demander s'il est legitime, du point de vue de cet evangile, de poser la question d'une prise de conscience par Jesus de son identite divine. Dans cette perspective, la determination de la propre identite pourrait etre decrite au plan general comme une prise de conscience (progressive ?) qui s ' e f f e c t u e grace au dialogue mene avec l'environnement. Une telle description est-elle a meme d'eclairer la Präsentation marcienne de l'identite de Jesus ? Pour pouvoir röpondre ä ces questions, il est necessaire de preciser d'abord quelle est la conception de l'identite individuelle qui domine le milieu culturel dans lequel est plonge l'evangeliste Marc et, en particulier, quelle est la part du groupe et quelle est la part de l'individu dans la definition de l'identite individuelle.
95
Geertz, Savoir, p.77.
B.2. Ь'ГОЕШТГЁ INDIVIDUELLE DANS L'ÄNTIQUITE
Maintenant que nous avons pos6 une definition generale de l'identite, l'etape suivante consiste ä reunir des informations sur l'identite individuelle dans l'Antiquite. Le but de cette etape est de preciser quelle etait la conception de l'identitö individuelle qui dominait dans l'environnement culturel ой fut redige l'Evangile de Marc. Pour ce faire, nous devons delimiter ce qui va constituer notre champ d'investigation, tant en ce qui concerne les aires culturelles considerees qu'en ce qui concerne les thematiques visees. Du point de vue de l'environnement culturel dans lequel il a vu le jour, l'Evangile de Marc est sans conteste un produit de la culture hellenistique. L'influence de la culture grecque у est certaine, ne serait-ce que parce que le grec est la langue commune au premier siecle de notre ere. Par consequent, ceux qui l'apprennent dans les 6coles sont familiaris6s avec Homere et les auteurs de la periode classique. Mais le bassin mediterraneen est aussi fortement marque au premier siecle par l'influence romaine car l'Empire romain le domine largement ä cette epoque. A quoi s'ajoute, par l'entremise du brassage des populations inf6odees ou conquises, la diffusion de diverses conceptions orientales et egyptiennes. Ой s'arreter dans l'exploration des divers courants de pensees qui se croisent dans l'Empire? Nous avons surtout concentre notre attention sur la Grece, Rome, l'Ancien Testament et le judai'sme hellenistique parce que c'est principalement lä que se trouvent les modeles litteraires qui ont pu influencer Marc lorsqu'il redige son evangile. Concernant les thematiques qui sont susceptibles de fournir des renseignements sur la conception de l'identiti individuelle, certaines s'imposaient d'elles-memes: lorsque l'on s'interesse ä la maniere de signifier l'identite d'un individu, l'etude du systeme du nom et l'examen des modes de filiation vont de soi. Par ailleurs, puisque notre travail porte sur l'Evangile de Marc, une enquete sur la maniere de presenter la vie d'un personnage dans un texte s'imposait egalement. Nous avons engage cette enquete dans les deux voies qui s'offrent d'emblee: celle de la biographie et celle du discours d'eloge. Ces deux voies, orientees l'une comme l'autre vers la presentation d'autrui, ouvrent chacune sur une forme de presentation de soi: la biographie ouvre sur l'autobiographie, le discours d'eloge renvoie au discours de defense de soi. Ces prolongements portent en germe un questionnement plus profond, celui de l'articulation entre identite objective et identite subjective abordee en conclusion du chapitre precedent. Le discours sur soi autorise-t-il l'affirmation plus marquee d'une subjectivite ou n'est-il que l'application ä soi de la fafon dont on s'y prend pour parier d'un autre?
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L'identit6 de J6sus et l'identitd de son disciple
Cette interrogation a conduit ä computer le dossier dans deux directions. Sur le versant de l'identite objective, nous avons cherch6 ä r6unir des renseignements sur la maniere d'envisager la relation entre la part apparente et la part cachee d'un individu. C'est la question du lien entre etre et paraitre dans l'attribution de l'identite. Les traites de physiognomonie, les representations plastiques et le vetement ont constitue autant de themes pour explorer cette question. Sur le versant de l'identite subjective, nous nous sommes interroges sur la capacite d'autodetermination laissee ä l'individu. En ce domaine, la question de l'appartenance religieuse constitue un champ d'observation privilegie. En effet, la diversite des courants religieux presents dans le bassin mediterraneen au premier siecle et la possibilite Offerte de s'associer ä des cultes divers offre un terrain favorable pour approfondir la question de la liberie de choix individuel. Raison pour laquelle 1'etude debouche sur une reflexion plus globale sur le theme de la liberte avant de se conclure par la presentation de cinq modeles (non exclusifs entre eux) de l'identite individuelle dans la culture hellenistique. Pour chacune de ces thematiques, 1'etude aurait pu chercher ä remonter jusqu'aux racines les plus anciennes de son expression1. Notre propos etant centre sur le premier siecle ap. J.-C., il importe moins de dresser une gen6alogie precise de toutes les conceptions repandues ä ce moment-lä que de chercher ä se faire une idee g6nerale de la conception dominante de l'identite individuelle. Pour cela, nous devrons parfois retracer revolution de certaines notions, mais ce sera toujours pour mieux comprendre ce qu'il en est au moment oü Marc ecrit. Quant ä l'ordre dans lequel est dispos6 le materiel de cette partie, il n'est qu'un itineraire possible pour relier les differents aspects evoques. Une vision globale ne se degage qu'une fois qu'ils ont ete tous parcourus. Nous avons debute par l'enquete sur les roles du nom et de la filiation pour dire l'identitö individuelle. Ce premier examen souligne combien l'identite depend du regard des autres. Le nom et la filiation conferent une place et un Statut dans le groupe; ils ne peuvent etre modifi6s qu'ä condition d'obtenir la Ainsi, si Ton voulait remonter aux origines de la notion de personne, il faudrait certainement consacrer tout un chapitre ä l'Egypte. Au 13ёше siecle av. J.-C., on у trouve d£jä l'expression d'une relation Je-Tu dans la ρίέίέ personnelle, cf. Те VELDE, Hermann, Some remarks on the concept 'person' in the Ancient Egyptian culture, in: Hans G. Kippenberg, Yme B. Kuiper, & Andy F. Sanders (eds), Concepts of person in religion and thought, Berlin; New York: de Gruyter, 1990, p.83-101, ici p.84. Autre indice significatif: la biographie, iddalisante, est le genre littdraire le plus ancien en Egypte (p.90). Les rites fun6raires sont aussi tres instructifs ä ce propos: le ргосёёё de momification est l'expression d'une conception de l'identiti de la personne Пёе ä la сопйпикё physique (p.95). Quant ä la notion d'äme, eile est recouverte par plusieurs termes. Те Velde (p.92-95) ёпишёге: ba' (l'alter ego), akh (le pouvoir cr0atif), I'ombre, le coeur, ka (qui est parfois le coeur, mais aussi l'önergie vitale).
L'identit6 individuelle dans l'Antiquitö
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reconnaissance d'une autorite sup6rieure ä soi. Ce qui pose d'emblee la question de savoir si, dans l'Antiquit6, l'identite est forcement donnee par les autres. C'est pourquoi nous avons directement aborde la question de la capacite d'autodetermination en reference au libre choix de prendre part ä telle ou telle pratique religieuse. Nous avons prolonge en nous interrogeant sur l'invention de l'autobiographie et l'eventuelle conscience d'une individualite subjective dont eile pourrait etre l'expression. Nous avons alors ete renvoye aux conditions qui legitiment la centration d'un discours sur un individu en particulier. Ou pour le dire autrement: quelles sont les regies en usage pour dresser le portrait de quelqu'un? Un tel discours est motive soit par l'obligation de se justifier (discours de defense) soit par le projet de permettre la devaluation positive de quelqu'un (eloge). Dans un cas comme dans l'autre, le but n'est jamais de faire part de ses etats d'arne pour le simple plaisir de se raconter, mais d'influencer le regard porte par les autres sur un individu. C'est pourquoi il etait necessaire de se demander ensuite comment on envisageait, dans ce contexte, ce que l'on peut deduire de l'identite de quelqu'un a partir de ce qu'on peut en percevoir "de l'exterieur". Le parallele avec les arts plastiques permet en particulier de preciser comment s'articulent ideal, stereotype et particular^. C'est seulement une fois ce parcours effectue que nous avons considere le genre de l'evangile par rapport ä ce que l'on appelle habituellement un r6cit biographique. II s'agissait de montrer combien le genre de l'evangile lui-meme est l'expression d'une conception de l'identit6 individuelle en accord avec ce qui a 6te mis en evidence jusque-lä. II etait alors possible de rassembler les differentes informations recoltees pour montrer comment elles s'inscrivent dans une culture dominee par les valeurs de l'honneur et de la honte. Les cinq modeles de l'identitd individuelle qui constituent la conclusion de cette partie preparent la presentation et la discussion d'un modele beaucoup plus elabore qui inclut une grande partie des donnees discutees: le modele de la "personnalite orientee vers le groupe" developpe par Bruce J. Malina.
B . 2 . 1 . DIRE L'IDENTIT6 PAR L'ORIGINE: NOM ET FILIATION
Une maniere privil£giee pour dire l'identit6 d'un individu consiste ä decliner son nom et son origine. Ainsi, le premier verset de l'Evangile de Marc parle de "Jesus Christ Fils de Dieu". L'origine est dite ici en termes de filiation. Si l'on admet que ce premier verset constitue le titre de l'evangile2, la premiere mention de Jesus dans la narration proprement dite se situe au verset 9 ой J6sus est presente comme venant de Nazareth de Galilee. Dans ce cas, l'origine est dite en termes de provenance geographique. 2
Cf. infra chapitre sur le plan de Mc.
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L'identit6 de Jösus et l'identiti de son disciple
Le nom, 6nonciateur par excellence de l'identitö d'un individu, comporte souvent dans l'Antiquitö, mais aussi bien au-delä, l'indication soit de la provenance giographique soit de la filiation. C'est ainsi que Γοη parle de Ib?än de Bethleem (Jg 12,8), de Philon d'Alexandrie, de J6sus de Nazareth (Mc 1,24) dans un cas, de Sheva fils de Bikri (2 S 20,1.2.6.7.10...), de Kimon fils de Miltiade3 ou de Simon fils de Jonas (Mt 16,17) dans l'autre cas, et meme de Makir, fils d'Ammiel, de Lodevar (2 S 9,4) pour ne citer que ces exemples. Aelius Theon, auteur d'un manuel pour apprendre l'art de l'ecriture et du discours datant probablement du premier siecle de notre ere4, range ces deux manieres de dire l'origine dans deux categories distinctes. Lorsqu'il indique comment rendre compte de la noble origine (ευγένεια), il dit que la patrie, comme la cite, situe dans l'espace alors que la filiation situe dans une genealogie, done plutöt selon un axe temporel. Si Γ on revient au debut de l'Evangile de Marc, on peut se demander avec raison si Nazareth (Mc 1,9) sert veritablement ä dire la noblesse de l'origine, au sens ou Aelius Theon en parle, puisque Nazareth n'est pas une polis.5 Mais Aelius Theon ajoute que le caractere modeste d'une origine peut etre souligne pour faire ressortir α contrario le m6rite de celui qui se distingue alors que la fortune ne l'avait pas predispose ä cela.6 Quant ä la d6signation "J6sus Christ Fils de Dieu" (Mc 1,1), eile situe bien dans une gdnealogie. И faut simplement noter que la filiation, ici, n'est pas humaine mais divine, ce qui suppose non seulement une extension par rapport ä l'engendrement charnel mais aussi par rapport aux rägles d'adoption entre humains. Nous verrons, sur ce dernier point, que la conception veterotestamentaire est differente que la conception grecque ou romaine. I. LE NOM S'interessant aux noms de personnes dans un village fransais, Fran£oise Zonabend situe elle aussi le nom, en l'occurrence le patronyme, ä l'intersection de l'espace et du temps: "Le patronyme est done ä la fois un signe d'identification ä l'espace de reference du groupe, la marque d'appartenance a une lign6e et l'inscription de cette lignee dans cet espace de reference. (...). 3
4
5
6
Κίμων Μιλτιάδου ou Μιλτιάδου υιοζ, cf. MOREL, Ch., art. Nomen, Dictionnaire des antiquitis grecques et romaines, tome 4, Paris: Hachette, [entre 1877 et 1919], p.88-96, ici p.91. Pour la datation, on peut se refirer ce qu'öcrit Michel Patillon en introduction ä Aelius Theon, Progymnasmata, Paris: Les Beiles Lettres, 1997, p. xvi. Nathanael, justement, le conteste puisqu'il demande s'il peut venir'quelque chose de bon de Nazareth (Jn 1,46). Aelius Th6on, Progymnasmata 112,1 -2.
L'identite individuelle dans l'Antiquitö
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Le patronyme sous-tend ä la fois un champ parental et un champ territorial. Mais, dans le groupe, il ne sert pas d'identifiant."7 Cette fonction d'identifiant, c'est celle que remplit au sens strict le nom propre. Les modes de denomination les plus anciens se contentent ä l'origine d'un seul nom pour remplir la fonction d'identifiant. On en trouve une large expression dans la Bible. Les anciens peuples de la Grece et de l'ltalie utilisaient aussi un nom unique pour nommer les individus8. Le probleme, c'est qu'un systeme avec un nom unique ne garantit pas une identification univoque. II arrive bien un moment ой deux individus portent le т ё т е nom et risquent d'etre confondus. II faut des lors in venter un moyen pour distinguer ces deux individus Tun de l'autre. Divers moyens ont 6t6 d6veloppes, consistant tous ä faire suivre le nom d'indications qui precisent l'identite. 1. Le nom en
Grece
En Grece ancienne, deux systemes principaux sont en vigueur9. Le premier consiste ä faire suivre le nom d'une reference au nom du pere, soit par une forme adjective (p.ex. Λαερτιάδης), soit en mettant simplement le nom du pere au genitif, suivi ou non du mot υιός (p.ex. Κίμων Μιλτιάδου [υιός])10. Un deuxieme systeme consiste ä faire suivre le nom par une indication de l'origine de la personne: la tribu ou le deme auxquels elle appartient, si elle fait partie de la ville т ё т е , la ville ou le pays d'origine, s'il s'agit d'un Stranger. Mais qu'est-ce qui va faire choisir un proc6de plutot que l'autre ? A l'origine, nous l'avons dit, le but est de distinguer des individus qui pourraient etre confondus. Dös lors, la specification n'appartient pas par principe au nom mais depend du contexte de denomination. Pour diff6rencier un Stranger d'un autochtone, la ref6rence au pays d'origine sera plus appropriee que la reference au pere que l'on ne connait probablement pas puisqu'il vit ailleurs. Pour diff6rencier deux membres d'un т ё т е dhme, la mention du pere sera plus utile que la ref6rence au pays ou ä la ville qui seront en principe les memes. Lorsque l'indication ajoutee au nom devient syst6matique, on peut la considerer comme faisant partie du nom au т ё т е titre que les surnoms qui semblent avoir €\£ assez frequents en Grfcce. 7
8
9 10
Franfoise, Pourquoi nommer?, in: Claude L6vi-Strauss (6d) L'identiti (Quadrige 48), Paris: PUF, 1987, p.257-279 (1 ёге 6d. 1977), ici p.263. MOREL, Ch., art. Nomen, Dictionnaire des antiquitis grecques et romaines, tome 4, Paris: Hachette, [entre 1877 et 1919], p.88-96, ici p.88. Morel, Nomen, p.91. Les deux manures de se rdfdrer au nom du p&re, par une forme adjective ou par le nom du рёге au gönitif, se trouvent chez Нотёге. Pour les femmes, on fait suivre le nom du nom du chef de famille, c'est-ä-dire le рёге pour la femme поп-тапёе, le man pour la femme mari6e, le fils pour la veuve.
ZONABEND,
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L'identit6 de Jösus et l'identitö de son disciple "Les surnoms semblent avoir 6t6 assez fröquents ; ils pouvaient etre donnes soit par Ie public, soit par les amis et avoir un sens favorable ou d6favorable. Dans beaucoup de cas il se substituait presque officiellement au nom primitif."11 Morel dit qu'il 6tait en g0n6ral ajout6 au nom par l'indication "ό έπικαλούμενος" (surnommö), comme dans l'exemple suivant: Λέων 'Αρτεμισίου ό έπικαλούμενος Ι ά σ ω ν '2.
2. Le пот a Rome Le principe de base de l'onomastique latine repose sur l'inscription dans un lignage. De bonne heure, les Romains eurent deux noms: le prenom et le nom de la gens, le nom de famille. Ces deux noms, suivis de la designation du pere (p.ex. Q. Marcius L.f.), etaient les seuls admis dans les decrets du Senat et les lois "jusqu'ä Гёроцие de Sylla, et meme apres..."13. Dans l'usage ordinaire, un troisieme nom ou surnom (cognomen) s'introduit pour commencer dans les families nobles, qui se distinguaient ainsi de la plebe (tria nomina nobiliorum). Vers la fin de la Republique et au 1er siecle de 1'Empire, ce systeme ä trois noms devient la regle pour tous les hommes libres. Parlant de Coriolan, Plutarque precise qu'il s'agit du surnom de Ga'ius Marcius, Gai'us etant son nom personnel et Marcius le gentilice de sa famille14. "Ainsi, ä l'ipoque ou le systfeme des noms a atteint son d6veloppement naturel, les hommes de condition libre et citoyens romains sont d6sign6s par trois еэрёсев de noms et deux indications secondaires : Marcus Tullius, Marcifllii Cornelia Tribu, Cicero'*5 "(...) Dans les inscriptions de la bonne ipoque", les deux indications du nom du рёге et
" 12
13 14
"
Morel, Nomen, p.91. D'aprös c.i.gr. 2686 citd par Morel, Nomen, p.91. Le Codex de B0ze (D 05) propose un ajout en Lc 6,15 qui utilise cette formule pour signaler le surnom de Thomas qui n'a έ\.έ transmis dans le Nouveau Testament que par le seul l'Evangile de Jean (11,16; 20,24; 21,2). Mais l'Evangile de Jean utilise ä chaque fois une autre formule: "ό λεγόμενος". Dans l'ßvangile de Marc, J6sus appelle Simon du nom de Pierre et il appelle Jacques et Jean "Boanerguös", c'est-ä-dire "fils du tonnerre". Dans les deux cas, Marc l'exprime ä l'aide de la formule: "έπέθηκεν δνομα" (Mc 3,16-17). Dans le cas de Pierre, on a l'impression que c'est un nom nouveau plus qu'un simple surnom, mais dans le cas de Jacques et Jean, l'appellation ne peut pas remplacer le nom puisqu'elle est commune aux deux. Du fait que Marc utilise dans les deux cas la т ё т е formule, il n'est pas clair si, dans le cas de Pierre, il donne ä ce nom plus que la fonction habituelle du surnom, qui peut justement supplanter le nom. La Traduction oecum&iique de la Bible traduit d'ailleurs en disant que Pierre est le surnom donnd ä Simon. Cette lecture est renforcöe par le fait que si Luc transforme la formule de Marc en "ώνόμασεν" (Lc 6,14), Matthieu la remplace par "ό λεγόμενος" (Mt 10,2), qui est justement le proc6d6 de Jean pour dire le surnom. Autrement dit, Matthieu indique que la formule peut etre comprise au premier siäcle comme ddsignant un surnom. Morel, Nomen, p.92. Plutarque, Coriolan 11,2. Morel, Nomen, p.92.
L'identite individuelle dans l'Antiquit6
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de la tribu d'appartenance sont places entre le nomen gentile et le cognomen et, comme le ргёпот, en g6n6ral abrdg0es: M. Tullius M. f . Cor. Cicero.
Par la suite, "le nombre de noms augmenta, surtout pour les personnages importants ou allies ä de grandes families, et il n'est plus guere possible d'en comprendre le systeme"16. Nous n'entrerons pas dans les details de la parente legitime qui, jusqu'alors uniquement agnatique (сгеёе par descendance masculine), devient aussi cognatique (parente par les femmes) ä la periode imperiale17. Par le lien du manage ou par l'adoption, il у a divers moyens d'inscrire dans son nom dans des lignees plus prestigieuses que celles dont on provient. Trois exemples, donnes par Mireille Corbier, suffiront ä illustrer comment "les Romains accordent un soin permanent et attentif ä creer de la parente"18: "M(arcus) Porcius Cato Salonianus, fils de Caton le Censeur et de sa deuxifcme 6pouse Salonia; C(aius) Plinius Caecilius Secundus adopte par son oncle maternel Pline l'Ancien; M(arcus) Terentius Varro Lucullus, un Licinius Lucullus adoptö par un Terentius Varro."
Cette inflation du nombre de noms et се souci permanent de creer de la parente reflete l'importance centrale occupee par l'institution familiale a Rome. Elle se marque dans le systeme du nom comme eile se signale dans le role accorde aux masques des ancetres et ä la place de choix qui leur est attribuee dans la maison. L'identite, ä Rome, se dit avant tout par l'insertion de l'individu dans un ou des lignage(s). 3. Le nom dans le judai'sme Ren6 Voeltzel souligne la signification profonde du nom attribu6 ä l'enfant dans les religions orientales у compris chez les Hebreux. Donner un nom, c'est avoir un pouvoir sur le destinataire du nom19: "... parce que le nom definit l'essence, il r6vele le caractere et la destinee de celui qui le porte."20 C'est pourquoi, "changer de nom signifie changement de vie ou de
16
Morel, Nomen, p.92.
17
C'est ainsi que CARCOPINO, Jdrome, La vie quotidienne ä Rome ä l'apogee de l'Empire, Paris: Hachette, 1939, p.97, citant Gaius, Institutes, III, 17, peut ёспге: "Au second siöcle de notre ёге, de droit gentilice des anciens äges est tombd en d6su6tude (...). Tandis que jadis la seule рагетё 16gitime dtait celle que cr6ait la descendance masculine, ou agnatio, eile comprend maintenant la cognatio, ou parentd par les femmes, et döborde le domaine des justes noces."
18
CORBIER, Mireille, Construire sa рагетё ä Rome, Revue historique 284 (1990) 3-36, ici 30. Elle donne aussi aux p.34-36 les stemma des parentös d'Auguste, de N6ron et des Comelii et Aemilii. Les exemples sont tirds d'une note p.9.
19
De VAUX, Roland, Les institutions de l'Ancien Testament, t.I., Paris: 1958, p.74, qui renvoie ä Gn 1: nommer; Gn 2,19-23: nommer la femme.
20
De Vaux, Les institutions de l'Ancien Testament tl, p.75.
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destin, generalement ä la suite d'une intervention divine"21. On pense a Abram qui devient Abraham (Gn 17,5), Sarai qui devient Sara (Gnl7,15), Jacob qui devient Israel (Gn 32,29; 35,10). Dans le cas de Joseph qui devient Qaphnat-Paneah, le changement vient du Pharaon qui affirme ainsi son pouvoir sur lui (Gn 41,45)22. Quant ä Gedeon, ce sont les gens de la ville qui l'appellent Yeroubbaal ("Que Baal plaide") apres que son pere ait pris ainsi sa defense (Jg 6,32; 7,1). De ce point de vue, le nom se rapproche de ce qu'est le surnom chez les Grecs ou les Romains23: son sens etymologique renvoie ä un trait identitaire de celui ä qui il est donne, lie ä certaines circonstances (p.ex. de sa naissance) ou ä un trait physique24. La difference principale par rapport au surnom grec ou romain consiste en ce que le nom ou le nom nouveau n'est pas donne dans l'Ancien Testament par un "on" anonyme (le cas de Gedeon fait ici exception) mais par un locuteur design6 qui a autorite sur le destinataire du nom: les parents, le roi, Dieu. Lorsque l'Ancien Testament veut aj outer au nom une precision sur l'identite, la maniere generalement utilisee consiste ä situer l'individu dans une lignee. Mais contrairement ä Rome, il n'est pas fait usage de patronyme. C'est le lien avec l'ascendant direct qui est indiqu6 par le moyen de la relation "fils de", par exemple "Itamar, fils d'Aaron" (Nb 7,8)25, quitte ä remonter ainsi plusieurs gen6rations comme en Jos 7,1 oü est encore mentionnee la tribu d'appartenance: "Akän, fils de Karmi, fils de Zavdi, fils de Zerah, de la tribu de Juda". Cet exemple signale 6galement le role accorde ä la gönealogie pour dire l'identite. Dans le Nouveau Testament, la liste des Douze procede de meme. Ainsi dans l'Evangile de Marc (3,16-19), le nom est donne seul dans la plupart des cas; parfois il est accompagn6 d'un surnom (Pierre pour Simon, Boanergues pour Jacques et Jean, Iscarioth pour Judas), parfois la relation ä l'ascendant paternel est signage (Jacques le fils de Zebedee, Jacques le fils d'Alph6e26);
21
VOELTZEL, Ren6, L'enfant chez les Hdbreux, in: L'Enfant. Premiire partie: AntiquiteAfrique-Asie [Recueils de la Socidtö Jean Bodin pour l'histoire comparative des institutions 35], Bruxelles: Librairie Encyclopidique, 1975, p.131-183, ici p.144.
n
De meme pour le changement de nom de Daniel et de ses compagnons en Dn 1,6-7. Cf. ce qu'en dit Plutarque, Coriolan 11,2-6. Et ceci, mdme s'il n'y a pas de changement de nom. II sufflt pour s'en convaincre de lire comment sont donn6s les noms des fils de Jacob (Gn 29,31-30,22) ou comment est expliqu6 le nom donn6 ä Samuel par sa тёге (IS 1,20). Le principe est le т ё т е dans des textes juifs contemporains de l'Ancien Testament. Ainsi, dans des documents retrouvds ä Elephantine, on trouve par exemple la mention d'un "Zakkur fils de Meshullam", cf. KRAELING, Emil G„ The Brooklyn Museum Aramaic Papyri: new documents of the fifth century B.C. from the Jewish colony at Elephantine, New Haven: Yale University, 1953, papyrus 8,2. Dans ce cas, il est dvident que c'est le moyen de distinguer les deux Jacques Tun de l'autre.
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l'appartenance au groupe des Zelotes pour distinguer Simon de l'autre Simon est une maniere plus rare. II. LA FILIATION Rien n'est plus important ä Rome au 1er siecle de notre ere que de pouvoir se prevaloir d'une lignee ancestrale. On retrouve le raeme souci dans Γ importance que le judai'sme de cette epoque accorde au fait de pouvoir produire une gen6alogie qui remonte aux patriarches. Matthieu le sait bien, qui fait debuter ainsi son evangile. Un meme souci, fonde pourtant sur des motivations bien diff6rentes. Avec l'Exil et les multiples brassages de populations qu'ils ont traverses, les Juifs cherchent ä pröserver l'identite du peuple 61u. Des l'Exil, la rupture du lien au territoire oblige ä concentrer les marques de l'appartenance juive sur la filiation et les pratiques. Le role accorde ä la genealogie pour dire l'identit6 devient central. L'attestation de l'identite juive se conjugue des lors sur deux modes compl6mentaires que I'on retrouve fortement soulignes chez Mt et Lc lorsqu'ils veulent dire l'identite de Jesus : il faut etre de тёге juive et il faut pouvoir faire 6tat d'une gen6alogie qui rattache aux ancetres des douze tribus d'Israel selon un principe patrilineaire.27 L'honneur qui resulte du fait de descendre d'ancetres celebres n'est bien sür pas absent de la capacit6 ä pouvoir produire une genialogie prestigieuse28. Mais il reste second par rapport ä la necessite de pouvoir attester l'authenticit6 de son origine juive. La stabilitö göographique des families patriciennes romaines n'occasionnait pas les memes preoccupations. En revanche, le conflit entre patriciens et pleb£iens ä Rome a conduit ä donner de plus en plus de poids ä la noblesse de la famille dont on provient. Pour obtenir une place en vue, il faut pouvoir d6cliner des ancetres prestigieux. Par le manage ou I'adoption, 27
28
Cf. BOLENS, Lucie, La Bible et l'Histoire au feminin, Genfeve : M6tropolis, 1992, p.101106, qui estime que le projet de sauver les g6n6alogies de l'anonymat est d6jä un effet de la premiere Diaspora de -587. La prohibition de la polygamic et des relations avec des 6trang£res, autoris6es au temps de Hagar, Zilpa, Bilha, s'explique par le fait que de telles relations brouillent le jeu de la gdndalogie (p. 102). On en a un bei exemple dans le papyrus 8 publid par Kraeling dans The Brooklyn Museum Aramaic Papyri . Lorsque Uriah ben Mahseiah liböre l'esclave Yedoniah par une dimarche d'adoption, il ne lui donne pas son nom mais le dösigne comme fils de sa тёге Thw', dont le nom est 6gyptien. Selon Kraeling, т ё т е libre, Yedoniah continuera de s'appeler Yedoniah fils de Thw', ce qui permettait ä l'audition du nom de savoir d'emblde le pedigree d'un individu (p.224). La faction de Salll en 1 S 9,21, s'6tonnant d'etre choisi comme roi alors qu'il appartient au clan le moins prestigieux de la plus petite tribu d'lsraSl, va tout ä fait dans ce sens. De т ё т е , le prestige qu'il у a ä pouvoir se dire "Fils de David" accompagne la Präsentation de Jösus dans les ivangiles.
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des moyens sont mis en oeuvre pour rehausser son identite, mais aussi pour contröler les debordements29. La Grece ancienne, pour sa part, η'ignore pas le recours au prestige des ancetres pour dire la valeur d'un individu. L'lliade en contient un exemple bien typique. Lorsque Diomede, fils de Tydee, et Glaucos, fils d'Hippoloque, se rencontrent sur le champ de bataille, Diomede interpelle Γ autre qu'il n'a jamais vu pour lui demander qui il est. Glaucos repond en declinant la liste de ses ascendants ä commencer par son arriere-arrieregrand-pere Sisyphe ne ä Ephyre. Cela lui permet au passage de depeindre les prouesses de son grand-pere Bellerophon30. Cet exemple illustre comment Γ identite est donnee par la filiation et combien il est honorable de descendre de gens glorieux. Mais ici, justement, il n'est pas tant question de prouver son appartenance au peuple, comme с'est le cas pour le Juif qui doit montrer qu'il est membre du peuple d'Israel, que de faire la preuve de son honorabiΙϊίέ. Cette transmission de l'honneur des parents sur leurs enfants est si fortement ancree qu'Origene l'6voque au 3eme siecle ap. J.-C. comme un principe allant encore toujours de soi.31 Le recours aux parents s'appuie sur un lieu commun qui n'est d'ailleurs pas propre ä la culture hellenique: les enfants sont comme les parents. Platon le disait dejä: "Gens de cceur (αγαθοί) ils furent parce qu'ils 0taient issus de gens de cceur"32, tout en se faisant par ailleurs ГёсЬо de doutes ä се propos33. Mais on le trouve aussi dans l'Ancien Testament. Ez6chiel par exemple s'ecrie: "Telle mere, telle fille"34. Et Quintilien le reprend d'une autre maniere: "...car on croit generalement que les fils ressemblent ä leurs pere et mere et ä leurs ancetres, et cette ressemblance est parfois la cause de leur comportement, honnete ou honteux..."35.
29
La loi cadre les prdtentions de grandeur. Ce qui peut parfois empecher la reconnaissance de ses propres enfants, laissant comme seule solution le recours ä l'empereur. C'est le cas lorsque l'enfant est ηέ d'une union illögitime. Dans ce cas, l'empereur peut transformer en mariage "tegitime" une union qui ne l'6tait pas, ce qui peut ensuite rendre 16gitime un enfant si le рёге choisit alors de le reconnaitre. Cf. Corbier, Construire sa parentö ä Rome, p.15-16. Sinon, le рёге peut donner son fils en adoption, c'est-ä-dire le transfirer ä un autre.
30
Ношёге, Iliade, chant VI, 119-236. Par ce discours, Diomöde d6couvre qu'il a eu entre les mains des prdsents faits par Belldrophon et dont il a höritö. Grace ä ce discours, il renonce ä se battre contre le descendant d'un homme qui avait 6t6 l'hote de sa famille.
31
Origfene, Contre Celse 1,29.
32
Platon, Menex. 237a.
33
Platon, Protagoras, 326e: de bons pöres peuvent engendrer des fils mdchants.
34
Ez 16,44.
35
Quintilien, Inst. Or. 5,10,24. Trad. Jean Cousin, Paris: Les Belles Lettres, 1976.
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Modes de filiation Cependant, Giuseppe Cambiano montre ä propos de la filiation dans la Grece ancienne que l'identite conferee par la parente n'equivaut pas simplement ä l'enonce de la parente biologique: "Bien entendu, les esclaves avaient aussi des parents, mais ils n'avaient pas droit ä une parente reconnue"36. Ainsi, d'emblee, est soulignee la question de la reconnaissance: l'identite n'appartient pas ä l'individu. Elle depend d'un systeme de principes et de regies elabore et regule socialement. L'individu n'est done quelqu'un que dans la mesure oü il peut invoquer la reconnaissance octroyee par autrui selon une procedure ldgitimee socialement. L'obtention de cette reconnaissance dependra done du bon vouloir de cet autre. C'est de cette ίβςοη qu'il faut lire la pratique de l'exposition des enfants. L'enfant expose, c'est un enfant qui n'a ete reconnu par personne ä sa naissance. II n'a done aucune identite. II n'est personne, n'appartient pas au monde des humains. Pour у entrer, il faut qu'il soit recueilli par quelqu'un qui, par ce geste, lui donnera acces ä un Statut dans la societe des humains. Selon le bon vouloir de qui l'aura recueilli, l'enfant accedera au Statut d'esclave ou d'individu libre, sans que cela ne signifie forcement, dans ce dernier cas, une adoption37. Jean Rudhardt, ä partir de l'dtude d'un cas trait6 par Dömosthene, montre que le droit ένοlua en Grdce, en particulier ä Athdnes avec la mise en place de la dömocratie. Alors qu'au d6but du 5 i m e si£cle le рёге 6tait libre de reconnaitre les enfants d'une dpouse 6trangere, la loi de P6ricl6s lui enleve cette libert6. II s'agit de rdserver les privileges et les droits des citoyens ä ceux qui sont n6s de рбге et тёге atheniens.38 Mais rien ne l'oblige ä reconnaitre un enfant 16gitimes Dans ce cas, l'enfant pouvait done etre recueilli par quelqu'un d'autre. Dans la pratique, c'ötait souvent quelqu'un qui cherchait un ЬёгШег ou quelqu'un ä qui transmettre une activitd artisanale, artistique, une pratique midicale, etc.: "Si Ton n'avait pas d'enfants ou si 36
17
38
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CAMBIANO, Giuseppe, Devenir homme, in: Jean-Pierre Vernant (6d) L'homme grec, Paris: Seuil, 1993, p.103-143, ici p.106. Cambiano, Devenir homme, p. 105, qui ajoute ä ce propos: "Dans le droit attique, l'adoption 6tait une transaction entre l'adoptant et le рёге ou le tuteur de l'adoptd, habituellement dans le but, pour le premier, de s'assurer un hdritier male. La pratique la plus rέpandue consistait probablement ä röduire l'enfant trouvi en esclavage, afin de le garder ä son propre service - souvent, s'il s'agissait d'une fille, pour en faire une prostitu6e - ou bien de le vendre au moment opportun." RUDHARDT, Jean, La reconnaissance de paternitö, sa nature et sa port6e dans la socidt6 ath6nienne, Museum Helveticum 19 (1962) 39-64, ici 63. GERMAIN, Louis R.F., L'exposition des enfants nouveau-nds dans la Gröce ancienne: aspects sociologiques, irt: L'Enfant. Premiäre partie: Antiquite-Afrique-Asie (Recueils de la 8ос1ё1ё Jean Bodin pour l'histoire comparative des institutions 35), Bruxelles: Librairie Encyclopidique, 1975, p.211-246, ici p.241, estime que c'est ainsi que l'on proc6dait ä l'61imination d'enfants souffrant de ddficiences physiques. Quant ä l'exposition des enfants adultέrins, incestueux ou illdgitimes, il dit qu'elle a probablement existd ä l'6tat enddmique ä l'6poque classique ä Athenes; mais il prdcise qu'aucun cas ne peut etre citd pendant ces trois sidcles.
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ceux-ci ne montraient pas de talent particulier - comme ce fut le cas, si Ton en croit Piaton, des enfants du sculpteur Polyclete on pouvait adopter ä titre d'hdritier le fils d'un membre de la famille ou celui d'un ami, ou bien prendre comme apprenti le fils d'un citoyen libre ne disposant pas | de moyens de subsistence suffisants, ou bien encore acheter des esclaves et les former."® En ce sens, l'adoption comme la reconnaissance d'un enfant 16gitime sont une "creation": dans un cas comme dans l'autre, on dit que le рёге accomplit la ποί,ησις4I.
Nous l'avons vu en parlant du nom, l'adoption est une procedure tres importante ä Rome pour acceder ä un Statut superieur et pour gagner ainsi une identit6 plus prestigieuse. Tres au fait du droit romain, Paul va parier d'adoption pour dire que nous ne sommes plus esclaves mais fils dans sa Lettre aux Romains42. II le fait alors que la legislation biblique et le droit juif postexilique ne contiennent aucune disposition ä cet egard43. Pourtant, l'Ancien Testament connait des cas proches de l'adoption dans le but de transmettre un heritage. Ainsi Jacob, sur son lit de mort, dit d'Ephräim et Manasse, les fils de Joseph, qu'il les considere comme ses fils (Gn 48,5). De meme, Noemi reconnait comme son fils le nouveau-ηέ de sa belle-fille Ruth pour qu'il devienne l'heritier de son fils decede (Rt 4,16-17). Dans le meme ordre d'idee, Mardochöe considere Esther comme sa fille. Ces cas sont souvent invoques44 comme des exemples d'adoption dans l'Ancien Testament. Harald Wahl45 conteste cette lecture. A part dans le cas d'Esther, il estime qu'il est inapproprie de parier d'adoption dans ces cas. Comment imaginer qu'un grand-pere mourant puisse proceder ä l'adoption de ses petits-enfants alors que le pere est vivant et en plus present? Le recit n'est pas la pour nous rapporter une procedure d'adoption mais pour justifier la r6partition des tribus, Ephraim et Manasse ayant un Statut egal aux tribus descendant des autres fils de Jacob. Et ceci d'autant plus que leur mere est 6gyptienne. II s'agit de signifier 1'appartenance complete au peuple d'Israel d'enfants legitimes mais descendant d'une mere non juive. C'est le meme probleme qui doit etre resolu par No6mi si elle veut que le nouveau-n6 soit consid6rd comme le descendant que Ruth a donn6 ä son man d6funt. En effet, le pro-
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Cambiano, Devenir homme, p. 108-109. Rudhardt, La reconnaissance de patemit6, p.56. On trouve le terme υιοθεσία en Rm 8,15; 23; 9,4, mais d6jä en Ga 4,5 et aussi en Ep 1,5. LIPINSKI, Edouard, art. "adoption" in: Dictionnaire encyclopidique de la Bible, Turnhout: Brepols, 1987, p.18-19. Cf. par ex. Lipinski, adoption, p. 18-19, et Voeltzel, L'enfant chez les НёЬгеих, p. 148-149. WAHL, Harald, Ester, das adoptierte Waisenkind. Zur Adoption im Alten Testament, Biblica 80 (1999) 78-99.
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bleme principal ä surmonter η'est pas que le pere biologique de Γ enfant soit Booz mais que Ruth soit moabite! Le cas d'Esther serait done le seul veritable cas d'adoption dont parle l'Ancien Testament47. Pourtant, la comme dans tous les autres cas mentionnes jusqu'ici, le processus se passe ä l'interieur de la famille48. On retrouve ici la logique sous-jacente au levirat. II s'agit d'epouser la femme d'un frere defunt pour lui donner une descendance ou elever la descendance d'un defunt comme s'il s'agissait de ses propres enfants. Les situations qui n6cessitent ailleurs une legislation de 1'adoption sont reglees ici par la solidarite familiale et ne necessitent pas de regies particulieres. Nous sommes ici ä I'oppose de la logique romaine. Le Romain cherche quelqu'un qui pourra devenir son descendant. L'existence de liens de famille pr£alables importe peu dans le choix. L'adoption remplace un lien de filiation (reconnue ou non) par un autre. La regle du levirat, et la conception juive de la filiation plus generalement, ont pour objectif d'assurer une descendance ä l'autre. Ici, les liens de famille preexistants sont essentiels car ils determinent ä qui revient prioritairement cette responsabilite. Harald Wahl explique cette absence de l'adoption49 dans l'Ancien Testament par le fait que Dieu у est considere comme le maitre de la vie. C'est lui qui rend sterile ou qui rend fecond. L'adoption est des lors inacceptable car eile serait une tentative d'interferer dans Taction de Dieu: rejeter le fruit de
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C'est le cas inverse qui se pr6sente dans Kraeling, The Brooklyn Museum Aramaic Papyri , papyrus 8. II s'agit d'un esclave, Yedoniah, fils d'une esclave dgyptienne appartenant ä un Juif, Zakkur. En 416 av. J.-C., ce Juif transf6re Yedoniah ä Uriah. Le transfert est assorti de l'affranchissement de Yedoniah par un acte d'adoption: "qu'il soit шоп fils" (papyrus 8,3). Kraeling fait l'hypothöse que Yedoniah est le fils de Zakkur et que Zakkur n'est dispose ä transferer Yedoniah qu'ä condition que Uriah l'affranchisse, ce qui se fait sous la forme d'une adoption. Mais celle-ci reste П т к ё е ä l'affranchissement. Yedoniah ne devient pas 1' höritier de Uriah. Si tel 6tait le cas, cela serait forcdment mentionnd dans le texte. Et Yedoniah est designe comme fils de sa märe. Cette demarche correspond beaucoup plus ä l'adoption. Mais elle est effectude devant une instance perse, et le scribe est certainement d'origine babylonienne. En effet, ä cette epoque la Perse a envahi l'6gypte et la colonie militaire juive ä Ё1ёрЬапПпе est assoeiöe ä l'envahisseur. Autrement dit, des Juifs font ici appel ä une institution qui n'est pas propre au judai'sme mais qui est perse. Le cas d'Esther pourrait ainsi s'expliquer par le contexte perse.
"
II ne faut pas confondre adoption et legitimation, la legitimation etant l'acte juridique par lequel un enfant naturel est έίενέ au rang d'hdritier legitime. LIPINSKI, Edouard, art. "Legitimation", in: Dictionnaire encyclopidique de la Bible, Turnhout: Brepols, 1987, p.73, donne l'exemple de Sara, Rachel, Lea, qui reconnaissent comme leurs des enfants nes de leurs servantes. Pour prolonger sur ce point, on peut consulter DONNER, Herbert, Adoption oder Legitimation, Oriens Antiquus 8 (1969) 87-119.
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Voeltzel, L'enfant chez les Hebreux, p. 148. On notera encore dans ce contexte l'absence de toute reference au cas de l'adoption dans Enumeration des situations soumises ä l'interdit de l'inceste en Lv 18.
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la f6condit6 octroyöe en ne reconnaissant pas les enfants regus50 ou pr6tendre faire fi de la st6rilit651. Deux groupes de textes de l'Ancien Testament contiennent le reflet de coutumes d'adoption. Ce sont ceux oü Dieu parle d'Israel comme de son fils52 et ceux oü il parle du roi comme de son fils53. L'idee que le roi est rejeton de la divinite est tres repandue dans le Proche-Orient ancien. En Israel, toute deification du roi est rejetee. Cependant, Γ idee est conservee metaphoriquement pour dire I'election divine et la legitimation etablissant un lien privilegie entre Dieu et le roi54. Le Proche-Orient ancien connait ce langage pour dire la relation entre suzerain et vassal dans les traites d'alliance: les termes pour designer le suzerain et le vassal veulent dire litteralement le pere et le fils. L'Ancien Testament a repris ce langage utilise dans la diplomatic pour parier de la relation entre Dieu et son peuple et entre Dieu et le roi. И a aussi repris ä ce propos des formules d'adoption que l'on retrouve par exemple dans la litterature cuneiforme. Ces formules etaient utilis6es dans des declarations solennelles comparables aux declarations de mariage55. Par exemple, un document bilingue hittite-accadien contient la formule "Moi le roi, je l'appelle mon fils"56. Un document arameen du 5eme siecle av. J.-C. contient ä trois reprises la formule "Qu'il soit mon fils" pour dire l'adoption57. Si l'Ancien Testament ne connait pas l'adoption entre humains, elle joue en revanche un role majeur dans la relation entre Dieu et son peuple. Car lui seul donne des fils et des filles ä qui il veut, lui seul peut se choisir le fils qu'il veut. Le rite d'intronisation royale utilise ce langage dans un contexte cultuel largement developpe en Egypte58. Par ailleurs, dans l'Ancien Testa-
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C'est pourquoi les Juifs n'exposent pas les nouveaux-nds comme le dit Diodore de Sicile 40,3. Gn 15,3 rapporte qu'Abraham semble vouloir prendre son serviteur comme höritier. Est-ce le souvenir d'une possibilitd ligale d'adopter son esclave, coutume que l'on trouve en Mesopotamie? Dieu, en tout cas, s'y oppose. Ex 4,22-23; Es 63,16; 64,7; Jr 3,4.19; Os 11,1; Ml 1,6; Si 4,10. Voir aussi Dt 32,6.
a
2 S 7,14; 1 Ch 17,13; 22,10; 28,6; Ps 2,7-8; 89,27-28.
54
PAUL, Shalom M., Adoption formulae: a study of cuneiform and biblical clauses, Maarav 2/2 (1979-1980) 173-185, ici 175-176. Paul, Adoption formulae, note 10 p. 179 donne des exemples de formules comparables pour le mariage ou le divorce, par exemple: "tu n'es pas mon man". Des ddclarations de mariage et de divorce de ce type ont aussi 6t6 retrouvöes ä EMphantine.
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36
Paul, Adoption formulae, p. 179. Ces documents contiennent aussi des formules nigatives.
57
Kraeling, The Brooklyn Museum Aramaic Papyri, papyrus 8.
58
Wahl, Ester, das adoptierte Waisenkind, p.81.
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ment, Election divine est aussi explicitement associ6e parfois ä la transmission d'un h6ritage59. C'est cette conception que reflfcte la citation du Ps 2 reprise par l'Evangile de Marc dans les rdcits du bapteme et de la Transfiguration lorsque la voix du ciel declare que J6sus est son fils. B . 2 . 2 . L A NOTION DE PERSONNE DANS LES RELIGIONS DE L'ANTIQUITI GRECQUE
Tant le systeme du nom que l'etude des modes de filiation montrent qu'il ne suffit pas de naitre pour avoir une identite mais qu'il faut en plus etre reconnu par autrui. Cela est vrai de l'attribution de l'identite en general, mais plus encore de l'attribution de l'identitö dans l'Antiquite oü un tres grand pouvoir est accorde aux personnes qui ont autorite sur la famille, le clan ou plus largement sur la cite ou le peuple. Ce sont ces figures qui, en conferant une identite ä l'individu par la nomination, par l'insertion dans un lignage, lui permettent d'acceder ä un groupe d'appartenance et done d'exister. Cela dit, se pose inevitablement la question de la capacite d'autodetermination reconnue ä l'individu dans un environnement social construit sur de telles fondements. La possibilite Offerte par la diversite des courants religieux d'adherer ä telle ou telle forme d'expression religieuse laisse penser qu'une certaine conscience de la liberte individuelle a pu emerger dans le cadre de l'Antiquit6 grecque. C'est cette question que se sont en particulier pos€s Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant lorsqu'ils se sont interesses aux origines de la notion de personne, et tout specialement aux origines grecques de cette notion. Dans la Grece archai'que et chez Homere Detienne montre que la pensee grecque archai'que60 ne connait pas la notion de "personne" au sens ой nous l'entendons commun6ment. Selon l'acception moderne, la personne est difinie par la conjonction de plusieurs 616ments : "le corps, le moi social, l'originalit6, le sentiment de la continuite personnelle, le sentiment d'etre source d'actes." 61 . Dans la Grece archai'que, par exemple, le corps n'est pas per9u comme une unite, sauf sous le mode du corps-objet que represente le cadavre. La representation du sujet vivant n'est 39
Les nations promises au roi (Ps 2,8) ou au peuple (Ps 47,5), la terre promise au peuple (Jr 3,19). En Ps 89,28, le Statut