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French Pages 392 Year 1969
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ÀAtraversdes sériesde paradoxesantiqueset modernes,ce livre cherche à déterminer le statut du sens et du non-sens, et d’abord
leurlieu.Où sepasseexactement cequ'onappelleun « événement >? La profondeur,la hauteuret la surfaceentrentdansdes rapports complexesconstitutifsde la vie. Les stoïciensfurent un nouveau type de philosophes,Lewis Carroll fut un nouveau type d'écrivain,
parcequ'ils partaientà la conquêtedes surfaces.Il se peut que cetteconquêtesoit le plus grand effort de la vie psychique,dans la
sexualitécommedans la pensée.Et que, dans le senset dans le non-sens,« le plus profond,c’estla peau».
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GEORGES BATAILLE. Lapartmaudite,précédé deLanotiondedepeme. JACQUES BOUVERESSE. La parolemalheureuse. us ; MICHEL BUTOR. RépertoireÀ, II, III
PIERRE CHARPENTRAT. Le miragebaroque.
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JACQUES DERRIDA.De la grammatologie.
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SERGEFAUCHEREAU. Lecturede la poésie américaine.
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ANDRÉGREEN.Un œil en trop. EMMANUEL LEVINAS. Quatrelecturestalmudiques.
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MICHEL SERRES.Hermès ou la communication.
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AUX ÉDITIONSDE MINUIT
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IMPGROU-RADENEZ PARIS
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DU MÊME AUTEUR —
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Aux Editions de Minuit
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Présentationde SacherMasoch, 1967
Spinozaet le problèmede l'expression,1969 l
Aux Presses universitaires de France
Empirismeet subjectivité,1953 Nietzscheet la philosophie,1962
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La philosophie critiquede Kant,1963 Marcel Proust et les signes, 1964
Le bergsonisme,1966 Différenceet répétition,1969 "_
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avant-propos
(de Lewis Carroll aux stoïciens)
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L’œuvre de Lewis Carroll a tout pour plaire au lecteur actuel: des livrespour enfants,de préférence pour petites filles; desmotssplendides insolites,ésotériques ; desgrilles,
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des codes et décodages; des dessinset photos ; un contenu
Psychanalytique profond, un formalismelogiqueet linguistiqueexemplaire.Et par delàle plaisiractuelquelquechose d’autre,un jeu du senset du non-sens,un chaos-cosmos » Mais les nocesdu langageet de l’inconscientfurent déjà nouéeset célébrées de tantde manièresqu'’ilfaut chercher uÿé, ce qu'ellesfurentprécisément chezLewisCarroll,avecquoi ellesont renouéet ce qu’ellesont célébréchez lui, grâce à lui.
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Nous présentons des sériesde paradoxesqui formentla théoriedu sens.Que cettethéoriene soit passéparablede paradoxess’expliquefacilement: le sensestune entiténon existante,il a même avec le non-sensdes rapports très parti-
culiers.La placeprivilégiéede Lewis Carroll vient de ce qu’il fait le premiergrandcompte,la premièregrandemise
… en scène des paradoxes du sens, tantôt les recueillant,
tantôtles renouvelant,tantôtles inventant,tantôtles préparant.La placeprivilégiéedes Stoïciensvient de ce qu'ils furent initiateursd’une nouvelleimagedu philosophe,en rupture avec les présocratiques, avec le socratisme et le platonisme; et cette nouvelle image est déjà étroitement
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liée à la constitutionparadoxalede la théoriedu sens.À chaquesériecorrespondent donc desfiguresqui sont non seulementhistoriques,mais topiqueset logiques.Comme sur
une surfacepure, certainspoints de tellefiguredansune sétierenvoientà d’autrespointsde telleautre : l’ensemble avecles coupsde dés corresugasdes constellations-problèmes tw, pondants,les histoireset les lieux, un lieu complexe,une « histoire embrouillée » — ce livre est un essai de roman
logiqueet psychanalytique.
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LOGIQUE
DU SENSË
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Nous présentonsen appendicecinq articlesdéjà parus. Nouslesreprenonsen lesmodifiant,maisle thèmedemeure, et développecertainspoints qui ne sont que brièvement indiquésdanslessériesprécédentes (nous marquonschaque
fois le lien par une note). Ce sont : 1°) « Renverser le pla— tonisme », Revue de métaphysique et de morale, 1967; —
2°) « Lucrèceet le naturalisme», Etudespbdosopbzque&' 1961 ; 3°) « Klossowskiet les corps-langage », Critique, 1965; 4°) « Une théoried’autrui» (MichelTournier),Critique, 1967; 5°) « Introductionà la Bête hbumaine de Zola », Cercleprécieuxdu livre, 1967. Nous remercions leséditeursqui ont bien voulu autorisercettereproduction.
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prcm1èrc série de paradoxes
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du pur devenir
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Dans Alice commedans De l’autre côté du miroir, 11 \ s’agitd’une catégoriede chosestrès spéciales: les événepurs.Quandje dis « Alicegrandit», ments,lesévénements qu’ellen’était.Mais qu’elledevientplusgrande veuxdire je par là-mêmeaussi, elle devient plus petite qu’elle n’est maintenant. Bien sûr, ce n'est pas en même temps qu’elle est plus grande et plus petite. Mais c’est en même temps
qu’elle le devient. Elle est plus grande maintenant,elle étaitpluspetlteauparavant,Mais c'’esten mêmetemps,du mêmecoup,qu’ondevientplusgrandqu’on n’était,et qu’on se fait plus petit qu’on ne devient. Telle est la simultanéitéd’un devenirdont le propreestd’esquiverle présent. \ En tant qu’il esquivele présent,le devenir ne supporte -ob
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pas la séparationni la distinction de l’avant et de l'après,
du passéet du futur. Il appartientà l’essencedu devenir
“ d’aller,de tirerdansles deuxsensà la fois : Alicene "
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granditpassansrapetisser,et inversement.Le bon sensest l’affirmation que, en toutes choses, il y a un sens détermi-
nable; maisle paradoxeest l’affirmationdes deux sensà la fois. Platon nous conviait à distinguerdeux dimensions: h3 1°) celledeschoseslimitéeset mesurées,desqualitésfixes, qu’ellessoientpermanentesou temporaires,mais toujours supposantdes arrêtscommedes repos, des établissements -_!—de présents,des assignations de sujets: tel sujet a telle
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grandeur, telle petitesse à tel moment; 2°) et puis, un
pur devenirsansmesure,véritabledevenir-fouqui ne s’ar-
rête jamais, dans les deux sens à la fois, toujours esquivant
le présent,faisantcoïnciderle futur et le passé,le plus et az n le moins,le trop et le pas-assez dansla simultanéitéd’une -" matièreindocile(« plus chaudet plus froid vont toujours de l'avant et jamaisne demeurent,tandisque la quantité rdé d
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définieest arrêt, et n’avanceraitpas sanscesserd’être» ; « le plus jeunedevientplus vieux que le plus vieux, et le plus vieux, plus jeune que le plus jeune, mais acheverce devenir, c’est ce dont ils ne sont pas capables,car s’ils
l’achevaient, ils ne deviendraient plus, ils seraient… »)*,
cettedualitéplatonicienne,Ce n’est Nous reconnaissons
de l'Idée et du sensible, pasdu toutcellede l’intelligible
et de la matière,des Idées et des corps.C’estune dualité plusprofonde,plus secrète,enfouiedanslescorpssensibles et matériels eux-mêmes : dualité souterraine entre ce qui
reçoitl’actionde l’Idée et ce qui se dérobeà cetteaction. Ce n’est pas la distinctiondu Modèleet de la copie,mais celledescopieset dessimulacres, Le pur devenir,l’illimité, est la matièredu simulacreen tant qu’il esquivel’action de l’Idée, en tantqu’il contesteà la fois e le modèlee la copie. Les chosesmesuréessont sousles Idées; maissous leschosesmêmesn’y a-t-ilpas encorecet élémentfou qui subsiste,qui subvient,en deçàde l'ordre imposépar les Idées et reçupar les choses? Il arrive mêmeà Platonde sedemandersi ce pur devenirne seraitpasdansun rapport trèsparticulieravecle langage: tel nousparaîtun dessens principauxdu Cratyle.Peut-êtrece rapportserait-ilessen-E tiel au langage,commedans un « flux » de paroles,un discoursaffoléqui ne cesseraitde glissersur ce à quoi il renvoie, sansjamaiss’arrêter? Ou bien n’y aurait-ilpas et deuxsortesde « noms», lesunsdésignant deuxlangages les arrêtset des repos qui recueillentl’action de l’Idée, maisles autresexprimantles mouvementsou les devenirs rebelles? * Ou bien encorene serait-cepasdeux dimensions distinctesintérieuresau langageen général,l’une toujours recouvertepar l’autre, mais continuantà « subvenir» et
à subsister sousl’autre?
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Le paradoxede cepur devenir,avecsacapacitéd’esquiver le présent,c’estl’identitéinfinie : identitéinfiniedesdeux sensà la fois, du futur et du passé,de la veille et du lende-
main,du plusetdu moins, du trop et du pas-assez, de
1. Platon, Philèbe, 24 d ; Parménide,
154-155.
2. Piaton, Cratyle, 437 sq. Sur tout ce qui précède, cf. Appendice I.
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l'actifet du passif,de la causeet de l’effet.C’estle langage
qui fixe les limites (par exemple, le moment où commence
le #rop), maisc’est lui aussiqui outrepasseles limiteset lesrestitueà l’équivalence infinied’un devenirillimité(« ne tenezpasun tisonnierrouge/rop longtemps,il vous brûlerait, ne vouscoupezpasfrop profondément, celavous ferait saigner»). D'où les renversements qui constituentles aventuresd’Alice. Renversementdu grandiret du rapetisser « dansquel sens,dansquel sens? » demandeAlice, pres* sentantque c’est toujours’dansles deux sensà la fois, si
ienquepourunefoiselleresteégale,par un effetd’opti-
que. Renversement de la veille et du lendemain,le présent étant toujoursesquivé: « confiturela veille et le lendemain, mais jamaisaujourd'hui.» Renversement du plus et u moins : cinq nuits sont cinq fois plus chaudesqu’une seule,« maisellesdevraientêtreaussicinq foisplusfroides pour la mêmeraison ». De l’actif et du passif: « est-ce que les chatsmangentles chauves-souris ? » vaut « est-ce que les chauves-sourismangentles chats? » De la causeet
de l'effet: être puni avantd’êtrefautif,crier avantde se piquer,serviravantde partager. Tous ces renversementstels qu’ils apparaissentdans : la contestation l’identitéinfinieont une mêmeconséquence de l’identitépersonnelled’Alice, la pertedu nom propre. La perte du nom propre est l'aventurequi se répèteà travers
touteslesaventuresd'Alice.Car le nom propreou singulier est garanti par la permanenced’un savoir. Ce savoir est
incatnédans des noms générauxqui désignentdes arrêts et des repos,substantifs et adjectifs,aveclesquelsle propre gardeun rapportconstant.Ainsi le moi personnela besoin du Dieu et du mondeen général.Maisquandlessubstantifs et adjectifsse mettentà fondre,quandles nomsd'arrêtet de repos sont entraînéspar les verbesde pur devenir et glissentdans le langagedes événements,toute identitése perd pour le moi, le mondeet Dieu. C’est l'épreuvedu savoir et de la récitation,où les mots viennentde travers, entraînésde biais par les verbes,et qui destitueAlice de & son identité,Comme si les événementsjouissaientd’une irréalité qui se communique au savoir et aux personnes, à
traversle langage.Car l’incertitudepersonnellen’estpasun
doute extérieur à ce qui se passe,mais une structureobjec11
LOGIQUE
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tive de l’événement lui-même, en tant qu’il va toujours en
deux sensà la fois, et qu’il écartèlele sujet suivantcette doubledirection.Le paradoxeest d’abordce qui détruitle bon senscommesensunique,maisensuitece qui détruitle senscommuncommeassignationd'identitésfixes.
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deuxième série de paradoxes des effetsde surface LS Gabtir
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Les Stoïciensà leur tour distinguaientdeux sortesde
… choses : 1°) Les corps, avec leurs tensions, leurs qualités
phy51ques leurs relations,leurs actionset passions,!et les « étatsde choses» correspondants Ces étatsde choses, . actionset passions,sont déterminéspar les mélangesentre
- corps. À la limite il y a une unité de tous les corps, en
fonctiond'un Feu primordialoù ils se résorbentet à partir _ duquel ils se développentsuivantleur tensionrespective. Le seultempsdescorpset étatsde choses,c’estle présent. Car le présentvivant est l’étenduetemporeflcqui accompagnel'acte,qui exprimeet mésurel’actionde l’agent,la « passiondu patient.Mais, à la mesurede l’unité descorps entreeux, à la mesurede l'unité du principeactif et duprincipe passif, un présentcosmiqueembrassel'univers r entier : seulsles corps existentdans l’espace,et seul le présentdans le temps.Il n'y a pas de causese d’effets parmiles corps: tousles corpssontcauses,causeslesuris par rapport aux autres, les uns pour les autres. L'unité des
causesentreelless’appelleDestin,dansl’étenduedu présent cosmique,
2°) Tous les corpssont causesles uns pour les autres,
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les uns par rapport aux autres,mais de quoi ? Ils sont causes ,
de certaineschoses,d’une tout autrenature.Ces effetsne sont pas des corps,mais à proprementparlerdes « incotporels». Ce ne sont pas des qualitéset propriétésphysi- " ques, mais des attributsloglquesou dialectiques.Ce ne sont pas des chosesou des étatsde choses,mais des événe-
ments.On ne peut pas dire qu’ils existent,mais plutôt qu’ils subsistentou insistent, ayant ce minimum d'être qui
convientà ce qui n’estpasune chose,entiténon existante. Ce ne sont pas des substantifs ou des adjectifs,mais des verbes.Ce ne sontpasdesagentsni despatients,maisdes résultatsdactmnset de passions,des « impassibles» — n EE 2=S VR
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LOGIQUE DU SENS --:_ r_
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impassiblesrésultats.Ce ne sont pas des présentsvivants, mais des infinitifs: Aiôp illimité, devenir qui se divise à l’infini en passéet en futur, toujoursesquivantle présent. Si bieñquele tempsdoit êtresaisideuxfois, de deuxfaçons exclusivesl’une de l’autre : tout entier complémentaires, comme présent vivant dans les corps qui agissentet pâtissent, mais tout entier aussi comme instanceinfiniment divi-
dansles effetsincorporelsqui résultent sibleen passé-futur, des corps, de leurs actionset de leurs passions.Seul le résorbele passé présentexistedansle temps,et rassemble, et le futur; mais le passéet le futur seulsinsistentdans le temps, et divisent à l'infini chaque présent. Non pas trois
mais deux lecturessimultanéesdu dimensionssuccessives, temps. de Commedit Emile Bréhierdanssa bellereconstitution la penséestoïcienne: « Lorsquele scalpeltranchela chair, le premiercorpsproduit sur le secondnon pas une propriété nouvelle, mais un attribut nouveau, celui d’être
coupé. L’attribut ne désigneaucune qualité réelle…, (il) est
toujours au contraireexprimépar un verbe, ce qui veut
dire qu’il est non un être, mais une manière d’être… Cette
manièred’êtrese trouve en quelquesorteà la limite, à la superficiede l’être, et elle ne peut en changerla nature:
elle n’est à vrai dire ni active ni passive, car la passivité
une naturecorporellequi subitune action.Elle supposerait est purementet simplementun résultat,un effetqui n’est pas à classerparmi les êtres.. (Les Stoïciensdistinguent) tadicalement,ce que personne n’avait fait avant eux, deux plans d’être : d’une part l’être profond et réel, la force; d’autre part le plan des faits, qui se jouent à la une multiplicitésansfin surfacede l’être,et qui constituent d'êtresincorporels»'. Pourtantquoi de plus intime, quoi de plus essentielau corps que des événements comme grandir, rapetisser, être
tranché? Que veulentdire les Stoïcienslorsqu’ilsopposent à l’épaisseurdes corps ces événementsincorporelsqui se joueraient seulementà la surface, comme une vapeur dans
1. Emile Bréhier, La Théorie des incorporels dans l'ancien stoïcisme, Vrin, 19528,pp. 11-13. T m — E v PL d
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la prairie (moins même qu’une vapeur, puisqu’une vapeur
estun corps)? Ce qu’il y a dansles corps,dansla profondeur descorps,ce sontdesmélanges: un corpsen pénètre un autreet coexisteaveclui danstoutessesparties,comme la gouttede vin dansla merou le feudansle fer. Un corps seretired’un autre,commele liquided’un vase.Les mélangesen généraldéterminentdesétatsde chosesquantitatifs L et qualitatifs: les dimensionsd’un ensemble,ou bien le rougedu fer, le vert d’un arbre.Mais ce que nousvoulons ldirc par « grandir », « diminuer », « rougir », « verdoyer », « trancher», « êtretranché», etc.,estd’une tout autresorte : non plus du tout des étatsde chosesou des lmélanges au fond des corps, mais des événementsincorporelsà la surface,qui résultentde ces mélanges.L’arbre verdoie…* Le génie d'une philosophiese mesured'abord aux nouvellesdistributionsqu’elleimposeaux êtreset aux concepts, Les Stoïciens sont en train de tracer, de faire
passerune frontièrelà où on n’en avaitjamaisvue : en ce sens ils déplacenttoute la réflexion. Ce qu’ils sonten train d’opérer,c’estd’abordun clivage —tout nouveaude la relationcausale.Ils démembrentcette —relation,quitteà refaireune unité de chaquecôté. Ils renvoient les causesaux causes,et affirmentune liaison des causesentre elles (destin). Ils renvoient les effetsaux effets.
et posentcertainsliens deseffetsentreeux. Mais ce n’est pasdu toutde la mêmemanière: les effetsincorporelsne sontjamaiscausesles unspar rapportaux autres,maisseulement « quasi-causes », suivant des lois qui expriment peut-êtredanschaquecasl’unité relativeou le mélangedes corps dont ils dépendentcommede leurs causesréelles. Si bien quela libertéestsauvéede deuxfaçonscomplémentaires: une fois dansl’intérioritédu destincommeliaison des causes,une autre fois dans l’extériorité des événements
commelien des effets.Ce pourquoiles Stoïcienspeuvent oppaser destin et nécessité*. Les Epicuriens opèrent unÎ
autreclivagede la causalité,qui fondeaussila liberté: ils -
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2. C£ les commentairesde Bréhier sur cet exemple, p. 20. 3. Sur la distinction des causesréellesinternes, et des causesextérieures qui entrent dans des rapports limitésde « confatalité », cf. Cicéron, |De fato, 9, 13, 15 er l6. _
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conserventl’homogénéitéde la causeet de l’effet,mais découpentla causalitéd’aprèsdes sériesatomiquesdont …. l’indépendancerespectiveest garantie par le clinamen & — non plus destinsansnécessité,mais causalitésansdesn*. Dans les deux cason commencepar dissocierla relation causale,au lieu de distinguerdes typesde causalité, , commefaisaitAristoteou commeferaKant. Et cettedis““sociationnousrenvoietoujoursau langage,soit à l’existence d'une déclinaisondes causes,soit, nous le verrons, à l’exis-
tenced'une conjugaisondeseffets.
Cette dualité nouvelle entre les corps ou états de choses,
et les effetsou événements incorporels,entraîneun bouleversementde la philosophie.Par exemple,chez Aristote, toutes les catégoricsse disent en fonction de l’Etre ; et la
différencepassedansl’être entrela substance commesens premier, et les autrescatégoriesqui lui sont rapportées comme accidents.Pour les Stoïciens au contraire, les états
de choses,quantitéset qualités,ne sontpasmoinsdesêtres (ou des corps) que la substance; ils font partie de la
substance ; et à ce titre ils s'opposent à un extra-êtrequi constituelmcorporel commeentiténon existante.Le terme “le plus haut n’est donc pas Etre, mais Quelqu€chose,ali- %% quid, en tant qu’il subsumel'être et le non-être, les exis-
,; tences et les insistances*. Mais plus encore, les Stoïciens
“procèdentau premiergrand renversementdu platonisme, au renversement radical.Car si les corps,avecleursétats, qualitéset quantités,assumenttous les caractèresde la substanceet de la cause, inversementles caractèresde l’Idée
tombentde l’autre côté, dans cet extra-Êtreimpassible,
4. Les Epicuriens ont aussi une idée de l'événementtrès proche de celle des Stoïciens : Epicure, lettre à Hérodore, 39-40, 68-73; et Lucrèce, I, 449 sq. Lucrèce analysel'événement: « !a fille de Tyndate est enlevée… » Il oppose les eventa (servitude-liberté,pauvreté-richesse,guétre-concorde) aux conjuncta (qualités réelles inséparables des corps). Les événements ne semblentpas exactementdes mcorporcls mais sont pourtant présentés comme n’existant pas par eux-mêmes, impassibles, purs résultats des mouvementsde la matière, des actionset passionsdes corps. Néanmoins :l ne semble pas que les Epicuxiensaient développécette théorie de l'événement; peut-être parce qu'ils la pliaient aux exigences d’une causalité homogène,ct la faisaientdépendrede leur propre conceptiondu simalacre. Cf. Appendice II. 5. CÉ. Plotin, VI, I, 25 : l'exposédes catégoriesstoïciennes(Et Bréhier,
p. 43). 16
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ns..). Le nom qui dit son propre sens ne peut être que mon-sens (Na). Le non-sens ne fait
qu’un avecle mot « non-sens», et le mot « non-sens» ne faitqu’un aveclesmotsqui n’ontpasde sens,c’est-à-dire dont on se sertpour le désigner. les motsconventionnels — Secondefigure. Le mot-valiselui-mêmeest le principe d’une alternativedont il formeaussibien les deux termes (frumieux = fumant-et-furieux ou furieux-et-fumant). Chaque partievirtuelled’un tel mot désignele sensde l’autre, ou exprimel’autrepartie qui le désigneà son tour. Sous cetteformeencore,le mot dansson ensembledit sonpropre sens, et est non-sens à ce nouveau titre. La seconde loi normale des noms doués de sens, en eflet, est que leur sens
ne peut pas déterminerune alternativedans laquelleils entrenteux-mêmes,Le non-sensa donc deux figures,l’une l’autreà la synthèse qui correspondà la synthèserégressive, disjonctive. On objecte: tout cela ne veut rien dire. Ce seraitun
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DU NON-SENS
mauvaisjeu de mots de supposerque non-sensdise son propre sens, puisqu'’iln’en a pas, pat définition. Cette objectionn’est pas fondée.Ce qui est jeu de mots, c’est de dire que non-sensa un sens,qui est de ne pasen avoir. Mais ce n’estpasdu tout notrehypothèse.Quand nous supposonsque non-sensdit son propresens,nousvoulonsindiquer au contraireque le senset le non-sensont un rapport spécifiquequi ne peut pas être décalquésur le rapportdu vrai et du faux,c’est-à-dire qui ne peutpasêtreconçusimplementcommeun rapportd’exclusion.C’estbien le problème le 1plusgénéralde la logiquedu sens: à quoi serviraitde s’éleverde la sphèredu vrai à celledu senssi c’étaitpour trouverentre le senset le non-sensun rapport analogueà celui du vrai et du faux? Nous avons vu déjà combienil était vain de s’éleverdu conditionnéà la condition, pour concevoir la condition à l’image du conditionné, comme
simpleformede possibilité.La conditionne peut pas avoir avecsonnégatifun rapportdu mêmetypequele conditionné avecle sien. La logiquedu sensest nécessairement déterminéeà poserentrele senset le non-sensun type original de rapport intrinsèque, un mode de coprésence, que nous
pouvons seulementsuggérerpour le moment en traitant le non-senscommeun mot qui dit son propre sens. L'élémentparadoxalest non-senssous les deux figures précédentes.Mais les lois normales ne s'’opposentpas exactement à cesdeuxfigures.Cesfiguresau contrairesoumettent les mots normaux doués de sens à ces lois qui ne
s’appliquentpas à elles : tout nom normal à un sensqui doit être désignépar un autrenom, et qui doit déterminer des disjonctionsrempliespar d’autresnoms. En tant que ces noms doués de sens sont soumis à ces lois, ils reçoivent
des déterminationsde signification.La déterminationde significationn’est pas la mêmechoseque la loi, mais en découle; elle rapporte les noms, c’est-à-dire les mots et
propositionsà des concepts,propriétésou classes.Ainsi, quandla loi régressivedit que le sensd’un nom doit être désignépar un autre nom, ces noms de degrésdifférents renvoientdu point de vue de la significationà des classes ou à despropriétésde « types» différents: toutepropriété doit être d’un type supérieur aux propriétés ou individus
sur lesquelselle porte, et touteclassed’un type supérieur 85
LOGIQUE
DU
SENS
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aux objetsqu'’ellecontient; un ensembledès lors ne peut passecontenircommeélément,ni contenirdesélémentsde à la loi disjoncdifférentstypes.De même,conformément énonceque la protive, une déterminationde signification priétéou le termepar rapportauxquelsse fait un classementne peutappartenirà aucundesgroupesde mêmetype classéspar rapportà lui : un élémentne peut pas faire qu’il détermine,ni de l’ensemble partiedes sous-ensembles Aux deuxfiguresdu non-sens l’existence. dontil présuppose correspondentdonc deux formes de l’absurde, définies » et constituantdesparacomme« dénuéesde signification doxes: l’ensemblequi se comprendcommeélément,l’élément qui divise l’ensemblequ’il suppose— l’ensemblede et le barbierdu régiment.L’absurdeest touslesensembles, donc tantôtconfusiondes niveauxformelsdansla synthèse régressive,tantôtcerclevicieux dans la synthèsedisjonctive?, L'intérêt des déterminations de signification, c’est
et de tiers les principesde non-contradiction d’engendrer exclu, au lieu de se les donner tout faits ; les paradoxeseux-
mêmesopèrentla genèsede la contradictionou de l’inclusion dans les propositionsdénuéesde signification.Peutêtre faut-ilenvisagerde ce point de vue certainesconcepsur la liaisondespropositions.Car lorsque tionsstoïciennes tantà la propositionhypothétique lesStoïcienss’intéressent du genre « s’il fait jour, il fait clair », ou « si cette femme a du lait, elle a enfanté », les commentateursont certaine-
ment raisonde rappelerqu’il ne s’agitpas là d’un rapport
de conséquencephysique ou de causalitéau sens moderne
du mot, mais ils ont peut-êtretort d'y voir une simple logiquesous un lien d’identité.Les Stoïciens conséquence numérotaientles membresde la propositionhypothétique: nouspouvonsconsidérer« fairejoûr » ou « avoir enfanté»
comme signifiantdes propriétésd’un type supérieur à ce sur
quoi ellesportent(« faire clair », « avoir du lait »). La
2. Certe distinction correspond aux deux formes de non-sens sclon Russell. Sur ces deux formes, cf. Franz Crahay, Le Formalisme logicomathématiqueet le problème du non-sens,éd. les Belles Lettres, 1957. La distinction russelliennenous paraît préférableà la distinction trop générale ue Husserl fait entre « non-sens» et « contre-sens» dans les Recherches ogiques, et dont s'inspire Koyré dans Epiménide le menteur (Hermann,
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DU NON-SENS
liaisondes propositionsne se réduitni à une identitéanalytique ni à une synthèseempirique, mais appartientau domaine de la signification— de telle manière que la contradictionsoit engendrée,non pas dans le rapportd’un termeà son opposé,maisdansle rapportde l’opposéd’un termeavecl’autreterme.D’aprèsla transformation de l’hypothétiqueen conjonctive,« s’il fait jour, il fait clair » implique qu’il n’estpaspossiblequ'il fassejour et qu’il ne fasse pas clair : peut-êtreparceque « faire jour » devrait alors être élémentd’un ensemblequ’il supposerait,et appartenir à l’un des groupesclasséspar rapportà lui. Non moinsqu’unedéterminationde signification,le nonsens opère une donation de sens. Mais ce n’est pas du tout
de la même façon.Car, du point de vue du sens, la loi régressivene rapporteplus les noms de degrésdifférentsà des classesou à des propriétés,mais les répartitdans des sérieshétérogènesd’événements.Et sans doute ces séries sont déterminées,l’une comme signifiante,et l’autre comme
signifiée,mais la distributiondu sensdans l’une et dans l’autre est tout à fait indépendantedu rapport précisde signification.C'est pourquoi nous avons vu qu’un terme dénuéde signification n’en avait pasMmoins un sens,et que le sens lui-mêmeou l’événementétaientindépendantsde toutesles modalitésaffectantles classeset les propriétés, neutrespar rapportà touscescaractères. L'événementdiffère en natureaveclespropriétéset lesclasses.Ce qui a un sens a aussiune signification,mais pour de tout autresraisons qu’il a un sens.Le sensn’estdoncpas séparabled’un nouveaugenrede paradoxes,qui marquentla présencedu nonsens dans le sens, comme les paradoxesprécédentsmarquaientla présencedu non-sensdansla signification.Cette fois, ce sont les paradoxesde la subdivisionà l’infini d’une part, et d’autrepart de la répartitionde singularités.Dans les séries,chaqueterme n'a de sensque par sa position relative à tous les autrestermes; mais cette position relative
dépendelle-mêmede la positionabsoluede chaqueterme en fonction de l’instance = x déterminée comme non-sens, et qui circule sans cesse à travers les séries. Le sens est
effectivement produitpar cettecirculation,commesensqui
revient au signifiant, mais aussi sens qui revient au signifté. Bref, le sensest toujours un e//et. Non passeulementun effet
87
LOGIQUEDU SENS
110 n
_
au sens causal ; mais un effet au sens de « effet optique »,
« effetsonore», ou mieuxeffetde surface,effetde position, effetde langage.Un tel effetn'estnullementune apparence ou une illusion; c’estun produitqui s’étaleou s’allongeà la surtace, et qui est strictement coprésent, coextensif à sa
propre cause, ct qui détermine cette cause comme cause
immanente,inséparablede seseffets,pur #wihilou x hors des effetseux-mêmes.De tels effets,un tel produit, ont l’habituded’êtredésignéspar un nom propteou singulier. Un nom propre ne peut être considérépleinementcommeun
signeque dansla mesureoù il renvoie à un effetde ce genre: c’estainsiquela physiqueparlede « l’effetKelvin », de « l’effetSeebeck», de « l’effetZeemann », etc., ou que la
médecinedésigneles maladiespar le nom desmédecinsqui ont su en dresserle tableaudessymptômes. Danscettevoie, la découvertedu senscommeeffetincorporel,toujoursproduit par la circulationde l’élément= x dans les séries de termesqu’il parcourt,doit être nommée« effetChrysippe» ou « effetCarroll». Les auteursque la coutumerécentea nommésstructuralistesn’ont peut-êtrepas d’autrepoint commun,maisce point est l’essentiel: le sens, non pas du tout comme appa-
rence,maiscommeeffetde surfaceet de position,produit par la circulationde la casevide dansles sériesde la structure (placedu mort, placedu roi, tacheaveugle,signifiant
flottant, valeur zéro, cantonnadeou cause absente,etc.). Le structuralisme, consciemmentou non, célèbre des retrou-
vailles avec une inspirationstoïcienneet carrollienne.La structureestvraimentune machineà produirele sensincorporel (skindapsos).Et lorsquele structuralisme montrede cettefaçonque le sensest produit par le non-senset son perpétueldéplacement, et qu’il naît de la positionrespective d’élémentsqui ne sont pas par eux-mêmes« signifiants», on n’y verra en revanchenul rapprochement avec ce qui fut appeléphilosophiede l’absurde: Lewis Carroll oui, Camusnon. Car, pour la philosophiede l’absurde,le nonsensest ce qui s’opposeau sensdans un rapportsimple aveclui ; si bien que l’absurdese définittoujourspar un défautdu sens,un manque(il n’y en a pas assez…).Du point de vue de la structureau contraire,du sens,il y en a toujours trop : excès produit et surproduit
88l:
par le non-
-
DU NON-SENS
sens commedéfaut de soi-même.Tout comme Jakobson définitun phonèmezéro qui ne possèdeaucunevaleur phonétiquedéterminée,mais qui s'opposeà l’absencede phonème et Non pas au phonème,de même le non-sensne possèdeaucunsensparticulier,maiss’opposeà l’absencede sens,et non pasau sensqu’il produit en excès,sansjamais entreteniravec son produit le rapport simple d’exclusion auquelon voudraitles ramener*. Le non-sensest à la fois ce qui n’a pas de sens, mais qui, comme tel, s’opposeà l’absencede sensen opérantla donationde sens.Et c’est ce qu’il fautentendrepar nox-sense. Finalementl’importancedu structutalisme en philosophie, et pour la penséetout entière,se mesureÀ ceci : qu’il déplacelesfrontières.Lorsquela notion de sensprit le relais des Essencesdéfaillantes,la frontièrephilosophiquesembla s’installerentre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance,nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et
ceux qui trouvaientle sens dans l’homme et son abîme, profondeurnouvellementcreusée,souterrain.De nouveaux théologiensd’un ciel brumeux(le ciel de Koenigsberg),et de nouveauxhumanistesdes cavernes,occupèrentla scène au nom du Dieu-hommeou de l’'Homme-Dieucommesecret du sens, Il était parfoisdifficilede distinguerentre eux. Mais, ce qui rendaujourd'huila distinctionimpossible,c’est d’abord la lassitudeoù nous sommesde ce discoursinterminableoù l’on sedemandesi c’estl’ânequi chargel’homme, ou si c’est l’'hommequi chargel’âne et qui se chargeluimême, Puis, nous avons l’impression d'un contre-senspur opéré sur le sens; car de toutesmanières,ciel ou souterrain, le sens est présenté comme Principe, Réservoir, Réserve,
Origine. Principecéleste,on dit qu’il est fondamentalement oubliéet voilé ; principesouterrain,qu’il est profondément raturé,détourné,aliéné.Mais, sousla raturecommesousle voile, on nous appelleà retrouveret restaurerle sens,soit dansun Dieu qu’on n’auraitpasassezcompris,soit dansun hommequ’on n’auraitpas assezsondé.Il estdonc agréable que résonneaujourd’huila bonne nouvelle : le sensn’est
«
3. Cf. les remarques de Lévi-Strauss sur le « phonème zéro », dans Introduction
à
l’œuvre
anthropologie, p. 50).
de
Marcel
Mauss
»
(Mauss,
Sociologie
er
89
LOGIQUE
DU
SENS
Ël-_
ll ;
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jamais principe ou origine, il est produit. Tl n’est pas à
découvrir,à restaurerni à re-employer,il est à produire par de nouvellesmachineries.Il n’appartientà aucunehauteur,il n’estdansaucuneprofondeur,maiseffetde surface, inséparable de la surfacecommede sadimension propre. Ce n’estpasque le sensmanquede profondeurou dïehauteur, c’estplutôt la hauteuret la profondeurqui manquentde surface,qui manquentde sens,ou qui n’en ont que par un « effet» qui supposele sens.Nousne nousdemandons plus si le « sensoriginaire» de la religionestdansun Dieu que les hommesont trahi, ou dansun hommequi s’estaliéné dansl’imagede Dieu. Par exemple,nous ne cherchonspas en Nietzscheun prophètedu renversement ni du dépassement. S’il y a un auteurpour lequella mort de Dieu, la chuteen hauteurde l’idéalascétique, n’a aucuneimportance tant qu'’elleest compenséepar les faussesprofondeursde l'humain, mauvaise conscience et ressentiment,c’est bien
Nietzsche: il mènesesdécouvertesailleurs,dans l’aphorismeet le poème,qui ne font parlerni Dieu ni l’homme, machinesà produirele sens,à arpenterla surfaceen instaurant le jeu idéaleffectif.Nous ne cherchonspas en Freud un explorateurde la profondeurhumaineet du sensoriginaire, mais le prodigieuxdécouvreurde la machineriede par lequelle sensestproduit,toujoursproduit l’inconscient *. Et commentne sentirions-nous en fonctiondu non-sens pas que notre liberté et notre effectivitétrouvent leur lieu,
non pas dans l’universeldivin ni dansla personnalitéhumaine, mais dans ces singularitésqui sont plus nôtres que nous-mêmes,plus divines que les dieux, animant dans le
concretle poèmeet l’aphorisme,la révolutionpermanente danscesmachiet l’actionpartielle? Quoi de bureauctatique 4. Dans des pages qui s’accordentavec les thèses principales de Louis Althusser,J.-P. Osier proposela distinction suivante : entre ceux pour qui le sens est à retrouver dans une origine plus ou moins perdue (que cette origine soit divine ou humaine, ontologique ou anthropologique)et ceux pour qui l’origine est un non-«sens,et le sens toujours produit comme un effet de surface, épistémologique. Appliquant à Freud et à Marx c critère, J.-P. Osier estime que le problème de l’interprétation ne consiste nullement à passerdu « détivé » à « l'originaire », mais à comprendre les mécanismesde production du sens en deux séries : le sens est toujouts « cffet ». Cf. Préfaceà L'Essencedu christianismede Feuerbach,éd. Mas. péro, 1968, notamment pp. 15-19.
-
L
—
DU NON-SENS
qui sontlespeupleset lespoèmes? Il suffit nesfantastiques que nousnousdissipionsun peu, quenoussachionsêtreà la sutface,que nous tendionsnotre peaucommeun tambour, pour que la « grandepolitique» commence.Une casevide qui n’est ni pour l’hommeni pour Dieu ; des singulatités qui ne sontni du généralni de l’individuel,ni personnelles ni universelles; tout celatraversépar des circulations,des échos,des événementsqui font plus de senset de 11berté quel’hommen’en a jamaisrêvé,ni Dieu conçu. d’effectivités Faire circulerla casevide, et faire parler les singularités bre£produirele sens, et non personnelles, pré-individuelles est la tâcheaujourd’hui.
9i
douzième
série
sur le paradoxe 2
p
…
»
pas des paradoxesen disant qu’ils On ne se débarrasse sontdignesde LewisCarrollplus que desPrincipiamathematica.Ce qui estbon pour Carrollestbon pourla logique. On ne s'endébarrasse pasen disantque le barbierdu régimentn’existepas,pasplusque l’ensembleanormal.Car en revancheils insistentdansle langage,et tout le problème est de savoir si le langagelui-mêmepourrait fonctionner sansfaireinsisterde tellesentités.On ne dira pasnon plus que les paradoxesdonnentune fausseimagede la pensée, invraisemblable et inutilementcompliquée.Il faudraitêtre trop « simple » pour croire que la penséeest un actesimple,
clairà lui-même,qui ne metpasen jeu touteslespuissances de l’inconscient, et du non-sensdansl’inconscient. Les paradoxesne sont des récréationsque lorsqu'’onles considère commedes initiativesde la pensée; non pasquandon les considèrecomme« la Passionde la pensée», découvrant ce qui ne peut être que pensé, ce qui ne peut être que
parlé, qui est aussi bien l’ineffableet l’impensable,Vide
mental, Aiôn. On n’invoquera pas enfin le caractèrecontra-
dictoiredesentitésinsufflées, on ne dira pasque le barbier ne peutpasappartenirau régiment,etc. La forcedes paradoxes réside en ceci, qu’îls ne sont pas contradictoires,mais
nousfontassister à la genèsede la contradiction. Le principe de contradiction s’appliqueau réelet au possible,maisnon pasà lrmpŒSIbledont il dérive,c’est-à-dire aux paradoxes ou plutôtà ce que représentent les paradoxes. l’erLes paradoxesde significationsont essentiellement sembleanormal(qui se comprendcommeélémentou qui comprenddes élémentsde différentstypes) et l’élément rebelle(qui fait partied’un cnsembledont il présuppose l’existence, et appartient auxdeuxsous-ensembles qu’i! détermine). Les paradoxes de senssontessentiellement la subdivision à l’infini (toujourspassé-futur etjamais présent)et
l
l
SUR LE
PARADOXE
la distributionnomade(se répartirdansun espaceouvett, au lieude répartirun espacefermé).Mais,de toutemanière, ils ont pour caractère d'alleren deux sensà la fois, et de rendreimpossibleune identification, mettantl’accenttantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ces effets: telle est la double aventure d’Alice, le devenir-fou et le nom-perdu. C’est que le paradoxes’opposeà la doxa, aux deux aspectsde la doxa,
bon sens et senscommun.Or le bon sensse dit d’une direction: il est sensunique, il exprimel’exigenced’un ordre d’aprèslequel il faut choisir une directionet s’en comme déterminée tenirà elle.Cettedirectionestfacilement cellequi va du plus différenciéau moinsdifférencié,de la part deschosesà la partdu feu. D'aprèselle on orientela flèchedu temps,puisquele plusdifférenciéapparaîtnécessairementcommepassépour autantqu’il définitl’origine d’un systèmeindividuel, et le moins différenciécomme futur et comme fin, Cet ordre du temps, du passéau futur, est donc instauré par rapport au présent, c’est-à-direpar
rapportà une phasedéterminéedu tempschoisiedans le systèmeindividuelconsidéré.Le bon sensse donneainsila conditionsouslaquelleil remplitsa fonction,qui estessentiellementde prévoir : il est clair que la prévisionserait impossibledans l’autre direction,si l’on allait du moins différenciéau plus différencié,par exemplesi des températuresd’abordindiscernables allaienten sedifférenciant. C’est pourquoile bon sensa pu se retrouversi profondément Mais à l’origineil se réclamede dansla thermodynamique. répartiplushautsmodèles.Le bon sensestessentiellement teur ; sa formule est « d’une part et d’autre part », mais la
répartitionqu’il opèrese fait dansde tellesconditionsque
la différenceest mise au début, prise dans un mouvement
dirigéqui estcenséla combler,l’égaliser,l’annuler,la compenser.C'estbien ce que veut dire : de la part deschoses à la partdu feu, ou de la partdesmondes(systèmes individuels) à la part de Dieu. Une telle répartitionimpliquée par le bon sensse définitprécisément commedistribution fixe ou sédentaire.L’essencedu bon sensestde se donner une singularité, pour l’étendre sur toute la ligne des points
ordinaireset réguliersqui en dépendent,maisqui la conju-
rentet la diluent.Le bonsensesttoutà faitcombustif et
digestif.Le bon sensest agricole,inséparable du problème _
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T—
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— É4
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LOGIQUE DU SENS
l'
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HFI
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agraireet de l’installationdes enclos, inséparabled’une opérationdesclassesmoyennesoù les partssontcenséesse compenser,se régulariser.Machineà vapeur et élevageà enclos,mais aussi propriétéset classes,sont les sources vivantesdu bon sens : non pas seulementcomme faits surgissant à telleépoque,maiscommeéternelsarchétypes ; et non pas par simple métaphore, mais de manière à réunir
tousles sensdes termes« propriétés» et « classes». Les caractères systématiques du bon senssont donc : l’affirmation d’une seule direction ; la détermination de cette direc-
tion commeallantdu plus différenciéau moins différencié, du singulierau régulier, du remarquableà l’ordinaire; l’orientationde la flèchedu temps,du passéau futur,d’après cettedétermination ; le rôle directeurdu présentdanscette otientation; la fonctionde prévisionrenduepossibleaîinsi; le type de distributionsédentaire,où tous les caractères précédents se réunissent. Le bon sensjoue un rôle capitaldans la détermination de signification.Mais il n’en joue aucundans la donation de sens; et celaparceque le bon sensvient toujoursen qu’il opèreprésecond,parceque la distributionsédentaire supposeune autre distribution,comme le problèmedes enclos suppose un espace d’abord libre, ouvert, illimité,
flancde colline ou coteau.Alors suffit-i!de dire que le paradoxesuit l’autredirectionque celledu bon sens,et va du moinsdifférenciéau plus différencié,par un capricequi seraitseulement un amusement de l’esprit? Pour reprendre des exemplescélèbres,il est certainque si la température ou si la viscositése faisaitaccéléallaiten se différenciant, rante, on ne pourrait plus « prévoir ». Mais pourquoi ?
dansl’autre sens. Non parceque les chosesse passeraient L’autresens,ceseraitencoreun sensunique.Or le bon sens ne se contentepas de déterminerla directionparticulière du sensunique, il détermined’abordle principed’un sens uniqueengénéral,quitteà montrerquece principe,une fois donné,nousforceà choisirtelledirectionplutôtquel’autre. Si bien que la puissancedu paradoxene consistepas du tout à suivre l’autreditection,maisà montrerque le sens prend toujours les deux sens à la fois, les deux directions
à la fois. Le contraitedu bon sensn’est pasl’autresens;
de l’esprit,son Ialrécréation l’autresens,c’estseulement T—
94
—P
SUR LE
PARADOXE
initiativeamusante.Mais le paradoxecommepassiondécou-
vre qu'on ne peut pas séparerdeux directions, qu’on ne peut pas instaurer un sens unique, ni un sens unique pour le
sérieuxde la pensée,pour le travail, ni un sens inversé pour les récréationset les jeux mineurs.Si la viscositése
faisait accélérante,elle arracheraitles mobiles au repos, mais
dansun sensimprévisible.Dans quel sens,dansquel sens? demandeAlice. La questionn’a pas de réponse,parceque c’estle propredu sensde ne pasavoir de direction,de ne pas avoir de « bon sens », mais toujours les deux à la fois,
dansun passé-futur infinimentsubdiviséet allongé.Le physicien Boltzmannexpliquaitque !a flèchedu temps,allant du passéau futur,ne valaitquedansdesmondesou systèmes individuels,et par rapportà un présentdéterminédansde telssystèmes: « pour l’Univers entier, les deux directions du tempssontdonc impossiblesà distinguer,de mêmeque dans l’espace, il n’y a ni dessus ni dessous » (c'est-à-dire
ni hauteurni profondeur)'. Nous retrouvonsl’opposition de l’Aiôn et du Chronos.Chronos,c’estle présentqui seul existe,et qui fait du passéet du futur sesdeux dimensions dirigées,tellesqu’on va toujoursdu passéau futur, mais à mesureque les présentsse succèdent dansles mondesou les systèmespartiels.Aiôn, c’est le passé-futurdans une subdivision infinie du moment abstrait, qui ne cesse de se
à jamais danslesdeuxsensà la fois,esquivant décomposer dansl’Unin’estassignable, Caraucunprésent toutprésent.
vers comme systèmede tous les systèmesou ensemble anormal.À la ligneorientéedu présent,qui « régularise»
en un systèmeindividuelchaquepoint singulierqu’elle
reçoit,s’opposela lignede l’Aiôn, qui sauted’unesingularité pré-individuelleà une autre et les reprendtoutesles unes suivantlesfigures danslesautres,reprendtousles systèmes de la distributionnomadeoù chaqueévénementest déjà passéet encore futur, plus et moins à la fois, toujours veille
et lendemaindansla subdivisionqui les fait communiquer ensemble, Dans le senscommun,« sens» ne sedit plusd’une direction, maisd’un organe.On le dit commun,parceque c'est I. Boltzmann, Leçons sur la théorie des gaz, tr. fr. Gauthier-Villars éd.,
t. 1I, p. 253. -
95
ï un organe, une fonction, une faculté d’identification, qui rapporte une diversité quelconqueà la forme du Même. Le sens commun identifie, reconnaît, non moins que le bon
sensprévoit. Subjectivement, le senscommunsubsumedes facultésdiversesde l’âme, ou des organesdifférenciésdu corps,et les rapporteà une unité capable de dire Moi c’estun seulet mêmemoi qui perçoit,imagine,se souvient, sait,etc.; et qui respire,qui dort, qui marche,qui mange… Le langage ne semblepas p0551ble hors d’un tel sujetqui s'exprimeou se manifesteen lui, et qui dit ce qu’il fait. Objectivement,le senscommunsubsumela diversitédonnéeet la rapporteà l’unité d’une formeparticulièrcd'objet ou d'une forme individualiséede monde : c’est le même objetque je vois, queje flaire,que je goûte,que je touche, le mêmeque je perçois,que j'imagineet dont je me souviens… et c’estdansle mêmemondeque je respire,je marche, ie veille ou dors, allant d’un objet à l'autre suivant les lois d’un systèmedéterminé.Là encorele langagene semblepas possiblehors de tellesidentitésqu’il désigne. des deux forcesdu bon On voit bien la complémentarité sens et du sens commun. Le bon sens ne pourrait assigner
aucundébutet aucunefin, aucunedirection,il ne pourrait distribueraucunediversité,s’il ne se dépassaitvers une instancecapablede rapportercediversà la formed’identité d’un sujet, à la formede permanenced’un objet ou d’un monde,qu’on supposeêtreprésentdu débutjusqu’àla fin. Inversement,cetteforme d’identitédans le senscommun resteraitvide si elle ne se dépassaitversune instancecapable de la déterminer par telle ou telle diversité commençant
ici, finissantlà, et qu'on supposedurer tout le tempsqu’il de sesparties.Il fautque la qualitésoit fautà l’égalisation à la fois arrêtéeet mesurée,attribuéeet identifiée.C’est dans
du bon senset du senscommunque cettecomplémentarité se noue l’alliance du moi, du monde et de Dieu — Dieu
des commeissuedernièredesdirectionset principesuprèême simulidentités.Aussibienle paradoxecst-ille renversement tanédu bon senset du senscommun: il apparaîtd’unepart commelesdeuxsensà la foisdu devenir-fou,imprévisible; d’autrepart commele non-sensde l’identitéperdue,irrécogniscible.Alice est celle qui va toujoursdans les deux sensà la fois : le paysdes merveilles(Wonderland)est à LS
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=I
'
SUR LE
PARADOXE
doubledirectiontoujourssubdivisée.Elle est aussicellequi perdl’identité,la sienne,celledeschoseset celledu monde: dansSylvieet Bruno, le paysdes fées(Fairyland)s'oppose à Lieu commun(Comrmon-place). Alice subit et rate toutes les épreuvesdu senscommun: l’épreuvede la conscience de soi comme organe — « Qui êtes-vous ? » —, l’épreuve
de la perceptiond'objet commereconnaissance — le bois qui se dérobeà touteidentification —, l'épreuvede la mé-
moire comme récitation — « c'est faux du commencement à la fin » —, l'épreuve du rêve comme unité de monde —
où chaquesystèmeindividuelsedéfaitau profitd’un univers dans lequel on est toujoursun élémentdans le rêve de quelqu’un d’autre — « je n’aime pas appartenir au rêve
d’une autre personne». CommentAlice aurait-elleencore un senscommun,n’ayantplus de bon sens? Le langage semblede toute manièreimpossible,n’ayantpas de sujet qui s’exprimeou semanifesteen lui, pasd’objetà désigner, pas de classeset de propriétésà signifiersuivantun ordre fixe. C’est pourtantlà que s’opèrela donationde sens,dans cette région qui précèdetout bon sens et sens commun. Là,
le langageatteintà sa plus hautepuissanceavecla passion du paradoxe.Au-delàdu bon sens,les doubletsde Lewis Carroll représentent les deux sensà la fois du devenir-fou. D'abord dans Alice, le chapelieret le lièvre de Mars : chacun habite dans une direction, mais les deux directions sont inséparables,chacune se subdivise en l’autre, si bien
qu’on les trouve tousdeuxdanschacune.Il fautêtre deux pour êtrefou, on est toujoursfou à deux, ils sontdevenus le temps», foustouslesdeux, le jour où il ont « massacré détruitla mesure,supprimélesarrêtset lesrepos c’est-à-dire qui rapportentla qualitéà quelquechosede fixe. Ils ont tuéle présent,qui ne survitplusentreeux quedansl’image endormiedu loir, leur compagnonsupplicié,maisaussiqui ne subsisteplus que dans le momentabstrait,l’heure du thé, indéfinimentsubdivisibleen passéet en futur. Si bien qu’ils ne cessentde changerde placemaintenant,toujours en retard et en avance, dans les deux directions à la fois,
maisjamaisà l’heure.De l’autrecôtédu miroir, le lièvreet le chapeliersont reprisdansles deux messagers, l’un pout aller, l’autre pour venir, l’un pour chc&ch_er, l’autre pour
97
LOGIQUE DU sS de l’Aiôn. Tapporter,suivantles deux directionssimultanées
“
- Plus encore, Tweedledum et Tweedledeetémoignentde l’in-
:ldiscernabih'tédesdeuxdirections,et de l’infiniesubdivision “ desdeuxsensdanschaquedirectionsur la routebifurquante ‘ qui indiqueleur maison.Mais, de mêmeque les doublets “ tendent impossibletoute mesuredu devenir, tout arrêt de
h
l
du bonsens,HumptyDumpty la qualité,donctoutexercice est la simplicitéroyale,le Maîtredesmots,le Donateurdu
sens, qui détruit l’exercicedu sens commun, distribuant les £difiérences de telle manière qu’aucune qualité fixe, aucun
tempsmesuréne se rapportentà un objet identifiableou : lui, dont la tailleet le cou, la cravateet reconnaissable la ceinturese confondent— manquantautantde senscom-
faitde singulauniquement différenciés, —munqued’organes ». HumptyDumptyne ritésmouvanteset « déconcertantes reconnaîtrapas Alice, car chaquesingularitéd’Alice lui ‘ sembleprise dans l’ensembleordinaired’un organe(yeux, _nez, bouche) et faire partie du Lieu commun d’un visage
‘trop régulier,organisécommecheztout le monde.Dans la ou ne finit, tour rien ne commence singularitédesparadoxes va dansle sensdu futur et du passéà la fois. Commedit Humpty Dumpty, on peut toujourss’empêcherde grandir pas sansque l’autrerapetisse. Ààdeux, l'un ne grandissant l—r'Rien d’étonnantsi le paradoxeest la puissancede l’inconsdesconsciences, cient: il sepassetoujoursdansl’entre-deux
«
0
contre le bon sens, ou derrière le dos de la conscience,
contrele senscommun.À la question: quanddevient-on chauve ? ou quand y a-t-il un tas?, Chrysippe répondait
en disant qu’il valait mieux s’arrêterde compter,qu’on - pouvaitmêmeallerdormir,on verraitbienensuite.Carnéade °ne semblepas bien comprendrecette réponse,lorsqu’il et que objectequ’au réveilde Chrysippetout recommence, la mêmequestionse pose.Chrysippese fait plusexplicite: on peut toujours s’en tirer à deux, ralentir les chevaux quand la pente s’accentue,ou diminuer d’une main quand
— on augmente de l'autre“, Car, s'il s'agitde savoir« pourquoi à tel momentplutôt qu’à un autre? », « pourquoil’eau 2 C£ Cicéron, Prermiersacadémiques,$ 29. CË. aussi les remarques - de Kierkegaard, dans les Miettes, qui donne arbitrairement raison à Carnéade, -—
e
|P
;
SUR LE
PARADOXE
change-t-elle de qualitéà 0° ? », la questionest mal posée tant que Ô° est considéré comme un point ordinaire sur
l’échelledes températures. Et s’il est au contraireconsidéré
commeun pointsingulier, il n’estpasséparable del'événement qui se passeen lui, toujours nommé zéro par rapport
à son effectuationsur la ligne des ordinaires,toujours à venir et déjàpassé. Nous pouvonsdès lors proposerun tableaudu développementdu langageen surfaceet de la donationde sensà la frontièredes propositionset des choses.Un tel tableau représente l’organisationdite secondaire,propreau langage. Il est animé par l’élémentparadoxalou point aléatoire auquelnous avons donné des doubles-noms divers, Et il revientau mêmede présentercet élémentcommeparcourantlesdeuxséries,à la surface,ou commetraçantentreÎes deux la ligne droite de l’Aiôn. Il est non-sens,et définit les
deux figuresverbalesdu non-sens.Mais, justementparce que le non-sensest dans un rapport intérieur original avec le sens, il est aussi ce qui pourvoit de sens les termes de
chaquesérie : les positionsrelativesde ces termesles uns par rapportaux autresdépendentde leur position« absolue » par rapportà lui. Le sensesttoujoursun effetproduit dans les sériespar l’instancequi les parcourt.C’est pourquoi le sens, tel qu’il est recueilli sur l’Aiôn, a lui-même
deux facesqui correspondent aux facesdissymétriques de l'élémentparadoxal: l’une, tenduevers la sériedéterminée commesignifiante ; l'autre,tenduevers la sériedéterminée commesignifiée.Le sensinsistedansl’une des séries(propositions): il est l’exprimabledes propositions,mais ne se confondpas avec les propositionsqui l’'expriment.Le sens survient à l’autre série (états de choses) : il est l’attri-
but des étatsde choses,mais ne se confondpas avec les étatsde chosesauxquelsil s’attribue,avec les choseset qualitésqui l’effectuent. Ce qui permetdoncde déterminer tellesériecommesignifianteet telleautrecommesignifiée, ce sont précisémentces deux aspectsdu sens, insistanceet
extra-être,et les deux aspectsdu non-sensou de l’élémen: paradoxaldont ils dérivent,casevide et objetsurnuméraire — placesansoccupantdansune sériect accupantsansplace dansl’autre.C'estpourquoile sensen lui-mêmeest l'objet de paradoxesfondamentauxqui reprennentles figuresdu 99
LOGIQUEDU SENSl
l
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non-sens.Mais la donationde sensne se fait pas sansque soientaussidéterminées desconditionsde signification auxquelleslestermesdesséries,unefoispourvusde sens,seront ultérieurement soumis dans une organisation tertiaire qui
les rapporteaux lois des indicationset des manifestations possibles(bon sens,senscommun).Ce tableaud’un déploiement total à la surfaceest nécessairementaffecté,en chacun
de cespoints,d’uneextrêmeet persistante fragilité.
treizième série
du schizophrèneet de la petite fille
Rien de plus fragileque la surface.L’organisationsecondairen’est-ellepas menacéepar un monstreautrementpuissantque le Jabberwock— par un non-sensinformeet sans fond, bien différentde ceuxque nous avonsvus précédemment commedeux figuresencoreinhérentesau sens? La menaceestd’abordimperceptible ; maisil suffitde quelques pas pour s’apercevoird’une faille agrandie,et que toute l’organisationde surfacea déjà disparu, basculédans un
ordreprimaireterrible.Le non-sens ne donneplusle sens,
il a tout mangé.On croyaitd’abord resterdans le même qu’on a élément,ou dansun élémentvoisin. On s’'aperçoit changéd’élément,qu’on est entré dans une tempête.On croyaitencoreêtreparmi les petitesfilleset les enfants,on est déjà dans une folie irréversible.On croyaitêtre à la pointede recherches littéraires,dansla plus hauteinvention et desmots; on estdéjàdanslesdébatsd’une deslangages vie convulsive,dans la nuit d’une création pathologique concernantles corps.C’est pourquoil’observateurdoit être attentif: il estpeu supportable,sousle prétextedes motsvalisespar exemple,de voir mélangerles comptinesd’enpoétiqueset les expériencesde fants, les expérimentations la folie. Un grandpoètepeut écriredansun rapportdirect avecl’enfantqu'il a été et les enfantsqu’il aime; un fou peut entraîneravec lui l’œuvre poétiquela plus immense, dans un rapport direct avec le poètequ’il fut et qu’il ne cessepas d’être. Cela ne justifie nullementla grotesque trinité de l'enfant,du poèteet du fou. Avec toutela force de l’admiration,de la vénération,nous devonsêtreattentifs aux glissementsqui révèlentune différenceprofondesous desressemblances grossières,Nous devonsêtreattentifsaux fonctions et aux abîmes très différentsdu non-sens,à Phété-
rogénéitédesmots-valises, qui n’autorisentaucunamalgame 101
LOGIQUE
DU SENS
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entre ceux qui les inventent et mêmeceux qui les emploient.
Une petitefille peut chanter« Pimpanicaille», un artiste écrire « frumieux », un schizophrènedire « perspendicace»' : nous n’avonsaucuneraisonde croireque le problèmesoit le même,pour des résultatsgrossièrement analogues.Il n’estpassérieuxde confondrela chansonde Babar et les cris-souffles d’Artaud, « RatararatararataraAtara tatararanaOtaraotarakatara….» Ajoutonsque le tort des logiciens,quandils parlentde non-sens,c'estde donnerdes exemplesdécharnés laborieusement construitspar eux-mêmes et pour les besoins de leur démonstration, comme s’ils
N’avaientjamaisentenduune petitefille chanter,un grand poète dire, un schizophrèneparler. Misère des exemples dits logiques(sauf chez Russell,toujoursinspiréde Lewis Carroll). Mais là encorel'insuffisance du logicienne nous autorisepas à refaireune trinité contrelui, au contraire. du glisseLe problèmeest celui de la clinique,c’est-à-dire ment d’une organisation à une autre, ou de la formation
d'une désorganisation, progressive et créatrice.Le problème est aussi bien celui de la critique, c’est-à-direde la détermination des niveaux différentielsoù le non-senschangede
figure,le mot-valisede nature, le langagetout entier de dimension. tendentd'abordleur piège. grossières Or lesressemblances Nous voudrionsconsidérerdeux textesavecces piègesde ressemblance. Il arriveà Antonin Artaud de se confronter du chapitre à LewisCarroll : d'aborddansunetranscription HumptyDumpty, puisdansune lettrede Rodezoù il juge Carroll. À lire la premièrestrophedu Jabberwockytelle qu’elle est renduepar Artaud, on a l'impressionque les deuxpremiersversrépondentencoreauxcritèresde Carroll, et se conformentà desrèglesde traductionassezanalogues à celles des autres traducteursfrançais,Parisot ou Brunius. Mais dès le dernier mot du secondvers, dès le troisièmevers,
central se produit,et mêmeun effondrement un glissement et créateur,qui faitque noussommesdansun autremonde 1. « Perspendicace» est un mot-valised'un schizophrène,pour désigner des esprits qui se tiennent au-dessusde la tête du sujet (perpendiculaires) et qui sont très perspicaces: cité par Georges Dumas, Le Surnaturel et les dieux d'après les maladiesmentales,P.U.F., 1946, p. 303.
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DU SCHIZOPHRÈNE ET DE LA PETITE PILLE
et dans un tout autre langage‘. Âvec effroi, nous le recon-
naissonssanspeine : c’est le langagede la schizophrénie. Même les mots-valisessemblent avoir une autre fonction,
pris dans des syncopeset surchargésde gutturales.Nous mesuronsdu mêmecoupla distancequi séparele langagede
Carroll, émis à la surface,et le langaged'Artaud, taillé dans la profondeur des corps — la différencede leurs problèmes.
Nous donnons alors toute leur portée aux déclarations d’Artauddansla lettrede Rodez : « Je n’ai pasfait de traductionde Jabberwocky.J'ai essayéd’en traduireun fragment mais cela m’a ennuyé. Je n'ai jamais aimé ce poème
qui m'’atoujoursparu d’un infantilismeaffecté…Je n’aime pas les poèmes ou les langagesde surface et qui rcsp1rcnr
d’heureuxloisirset des réussitesde l'intellect,celui-cis’appuyât-ilsur l'anusmaissansy mettrede l’âmeou du cœur. L'anus est toujours terreur, et je n’admets pas qu’on perde un excrémentsansse déchirer d'y perdre aussi son âme, et il
n’y a pas d'âmedansJabberwocky.. On peut inventer sa langueet faire parler la languepure avec un sens hors grammaticalmais il faut que ce sens soit valableen soi, c'est-à-direqu’il vienne d’affre…Jabberwockyest l'œuvre se repaître,lui, d’un profiteurqui a voulu intellectuellement repu d’un repasbien servi, se rapaîtrede la douleurd’autrui… Quand on creusele cacade l’être et de son langage, il faut que le poèmesentemauvais,et Jabberwockyest un poèmeque son auteurs’estbien gardéde maintenirdans l’êtreutérinde la souffrance où tout grandpoètea trempé et où, s’accouchant,il sent mauvais.II y a dans Jabberde fécalité,maisc’est la fécalitéd’un wocky des passages snob anglais,qui friseen lui l’obscènecommedes frisettes au fer chaud… C'’estl’œuvre d’un homme qui mangeait
bien, et cela se sent dans son écrit… » * Résumons : Artaud
considèreLewisCarrollcommeun pervers,un petit-pervers, 2, Antonin Artaud, « L'Arve et l'Aume, tentative anti-grammaticale
contre Lewis Carroll », L'Arbalète, n° 12, 1947 :
« Il était roparant, et les vliqueux tarands Allaient en gzbmyant et en brimbulkdriquant Jusque là où la rourghe est à rouarghe a rangmbde et rangmbde à rouarghambde : Tous les falomitards étaient les chats-huants Et les Ghoré Uk'hatis dans le Grabugeument. » 1946, 3. Lettre à HeanriParisot, Lertres de Rodez, G.L.M.,
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qui s’entientà l’instaurationd’un langagede surfaceet n’a pas sentile vrai problèmed’un langageen profondeur— problème schizophrénique de la souffrance,de la mort et
de la vie. Les jeux de Carroll lui paraissentpuérils, nourriture trop mondaine,même sa fécalitéhypocriteet trop bien élevée. Loin du génied’Artaud,considéronsun autretextedont la beauté,la densitérestentcliniques*. Celui qui se nomme lui-mêmele maladeou le schizophrène« étudianten langues» éprouvel’existence et la disjonctiondesdeux séries de l’oralité : c’est la dualitéchoses-mots, consommationsexpressions,objets consommables-propositions exprimables. Cette dualité entre manger et parler peut s’exprimer plus
chier-parler.Mais surtoutelle se violemment: payer-parler, transporte et se retrouve aussi bien entre deux sortes de
mots,de propositions,deux sortesde langages: la langue maternelle, l’anglais, essentiellementalimentaire et excré-
mentielle; les languesétrangères,essentiellement expressives, que le malades’efforced’acquérir.La mèrele menace pour l’empêcherde progresser de deux façonséquivalentes dansceslangues: soiten brandissant devantlui desnourriturestentantesmaisindigestes,enfermées dansdesboîtes; soiten surgissant pour lui parlerbrusquement anglais,avant qu’il ait cu le tempsde se boucherlesoreilles.Il pareà la menacepar un ensemblede procédésde plus en plus perfectionnés. D'abord il mange avec goinfrerie, il se gave, piétine les boîtes, mais en se répétant sans cessequelques mots étrangers.Plus profondément, il assure une résonance entre les deux séries, et une conversion de l’une à l’autre,
en traduisantles motsanglaisen motsétrangersd’aprèsles éléments phonétiques (les consonnes étant le plus important) : par exemple l’arbre anglais, tree est converti grâce
au R qui se retrouvedansle vocablefrançais,puis grâceau T qui se retrouvedansle termehébreu; et commele russe dit derevo, l'arbre, on peut égalementtransformertree en tere, T devenantalorsD. Ce procédédéjà complexefait place à un procédégénéralisé,quand le malade a l’idée de faite intervenir des assoctations : carly (tôt}, dont les con4. Louis Wolfson, « Le Schizo et les languesou la phonétique chez le psychotique », Les Tempx modernes,n° 218, juiller 1964, U
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sonnes R et L posent des problèmes particulièrementdélicats, se transforme dans des locutions françaisesassociées
», », « de bonneheuRe», « matinaLement « suR-Le-champ « à la paRole», « dévoRerL'espace», ou mêmedansun allemande,« urlich ». mot ésotériqueet fictifde consonance (On se souvientque RaymondRoussel,dansles techmquœ qu’il inventaitpour constitueret convertirdessériesà l’intérieur du français,distinguaitun premierprocédérestreint, et un secondprocédégénéraliséà based’associations).Il
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arrive que des mots rebelles résistent à tous les procédés,
animantd’insupportables paradoxes: ainsi ladies,qui ne s’appliquequ’à la moitié des gens, mais qui ne peut être transcritque par leutteou loudi, qui désigneau contraire la totalitédu genrehumain. Là encore,on a d’abord l’impressiond'une certaineressemblanceavec les sériescarrolliennes.La grandedualité chezLewis Carroll aussi,tantôtse déorale manger-parler, placeet passeentre deux sortesde propositionsou deux dimensionsdes propomnons tantôt se durcit et devient (Alice doit acheterl’œuf payer-parler,excrément-langage dansla bouthue de la brebis,et Humpty Dumpty paieles mots; quantà la fécalité,commedit Artaud,elleestpartout sous1acente dans l’œuvre de Carroll). De même, lorsque Antonin Artauddéveloppesespropressériesam1nomques « êtreet obéir, vivre et exister,agir et penser, matièreet âme, corps et esprit », il a lui-mêmeFmpress10n d’une extraordinaireressemblance avec Carroll. Ce qu’il traduit en disantque, par delàles temps,Carrolll'a pilléet plagié,H lui AntoninArtaud,tantpour le poèmede HumptyDumpty sur les poissonsque pour le Jabberwocky.Et cependant, pourquoiArtaudajoute-t-ilqu'il n’a rienà voir avecCarroll? Pourquoi l'extraordinairefamiliaritéest-elleaussiune radicaleet définitiveétrangeté ? Il suffitde se demanderune fois de pluscommentet en quel lieu s’organisent les séries de Carroll : lesdeuxsériess’articulenten surface.Sur cette surface, une ligne est comme la frontière des deux séries,
propositionset choses,ou dimensionsde la proposition.Le longde cettelignes’élaborele sens,à la foiscommeexprimé de la propositionet attributdeschoses,« exprimable» des expressionset « attribuable» des désignations.Les deux Êies se trouvent donc.@ par leur différenceet le 105
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sensparcourttoute la surface,bien qu’il demeuresur sa
propre ligne. Et sansdoute ce sens immatérielest-il le résul-
tatdeschosescorporelles, de leursmélanges, de leursactions et passions.Mais le résultatest d’une tout autre nature que
la causecorporelle.C’estpourquoi,toujoursà la surface,le sens comme effet renvoie à une quasi-causeelle-même incorporelle: le non-senstoujoursmobile,exprimédansles motsésotériques et les mots-valises, et qui distribuele sens
des deux côtés simultanément.C’est tout cela, l’organisation de surfaceoù joue l'œuvre de Carroll comme effetde miroir.
Artauddit : ce n’estque de la surface.La révélationqui va animer le génied'Artaud, le moindre schizophrènela connaît,la vit à sa manièreaussi: pour lui ! n’y a pas,il n’y a plus de surface.CommentCarroll ne lui paraîtrait-il
à l’abride touslesproblèmes pasunepetitefillemaniérée,
c’est que de fond? La premièreévidenceschizophrénique, lasurfaceestcrevée.Il n’y a plusde frontièreentreleschoses et les propositions,précisémentparcequ’il n’y a plus de surfacedes corps.Le premieraspectdu corpsschizophrénique, c’est une sorte de corps-passoire : Freud soulignait cetteaptitudedu schizophrène à saisirla surfaceet la peau commepercéed'uneinfinitéde petitstrous“. La conséquence en estquele corpstoutentiern’estplus que profondeur,et emporte,happetouteschosesdanscetteprofondeurbéante qui représente une involutionfondamentale. Tout est corps et corporel.Tout est mélangede corps et dans le corps, emboîtement,pénétration.Tout est de la physique,comme dit Artaud; « nousavonsdansle dosdesvertèbrespleines, transpercéespar le clou de la douleur et qui, par la marche, l'effortdes poids à soulever, la résistanceau laisser-aller,font en s'emboîtantl’une sur l’autre des boites » *. Un arbre, une
colonne,une fleur, une cannepoussentà traversle corps; toujoursd’autrescorpspénètrentdansnotrecorpset coexistent avec ses parties. Tout est directementboîte, nourriture
en boîteet excrément. Commeil n'y a pasde surface,l’inté5. Freud, « L'Inconscient
» (1915),
in Mé!«g:ycbalogie,
trad. M. Bona-
parte et À. Berman, Gallimard, pp. 152-155. Citantdeux cas de malades, dont l'un apprébendesa peau, e: l'autre sa chaussettecomme des systèmes
de petitstrousen risquede perpétuelélargissement, Freudmontrequ'il
y à là un symptôme proprement schizophréniquequi ne pourrait conveniz ni à un hystérique ni à un obsédé.
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G. AntoninArtaud,in La Ïour de feu, avril 1961.
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B DU SCHIZOPHRÈNEET DE LA PETITE PILLE
rieur et l’extérieur,le contenantet le contenun’ont plus dansune universelleprofonde limitepréciseet s'enfoncent deurou tournentdansle cercled’un présentde plusen plus bourré.D'où la manière rétrécià mesutequ’il estdavantage de vivre la contradiction: soitdansla fente schizophrénique profondequi traversele corps,soit danslespartiesmorcecorpslées qui s’emboîtentet tournoient.Corps-passoire, formentlestrois premièresdimenmorceléet corps-dissocié sionsdu corpsschizophrénique. Dans cettefaillitede la surface,le mot tout entierperd son sens.Il gardepeut-êtreun certainpouvoir de désignation, mais ressenti comme vide ; un certain pouvoir de mani-
festation,ressenticommeindifférent; une certainesignification, ressentiecomme« fausse». Mais il perd en tous Cas son sens, c'est-à-diresa puissanceà recueillirou à exprimerun effetincorporeldistinctdesactionset des passions du corps, un événementidéeldistinctde sa propre effectuation présente.Tout événementest effectué,fût-ce sousuneformehallucinatoire. Tout motestphysique,affecte immédiatement le corps.Le procédéest du genresuivant: un mot, souventde naturealimentaire,apparaîten majusculesimpriméescommedans un collagequi le fige et le destitue de son sens; mais en même temps que le mot
épingléperd son sens,il éclateen morceaux,se décompose en syllabes,lettres,surtoutconsonnesqui agissentdirectement sur le corps, le pénètrentet le meurtrissent.Nous l’avonsvu pour le schizophrène étudianten langues: c’est
en mêmetempsquela languematernelle estdestituée de
son sens,et que les élémentspbonettquesen deviennent ' smguhercmentblessants.Le mot a cesséd’exprimer un attributd’étatde choses,ses morceauxse confondentavec des quahtessonoresmsupportablesfont effractiondansle corps où ils forment un mélange,un nouvel état de choses,
n
commes’ils étaienteux-mêmes des nourrituresvénéneuses_ bruyanteset desexcréments emboîtés.Les partiesdu corps, — organes,sedéterminent en fomuon deséléments décomposés qui les affectentet les agressent’. À l’effetde langagese substitueun pur langage-affect, dansce procédéde la pas7. Sur les lettres-organes, cf. Antonin Artaud, « Le Rite du peyotl », in T Les Tarabumaras, éd. l'Arbalère, pp._26—32._L
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LOGIQUEDU sms“
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S UN
sion : « Toute écritureest de la COCHONNERIE » (c’est-à-dire tout mot arrêté, tracé, se décomposeen morceauxbruyants,
alimentaires et excrémentiels).
Il s’agit moins dès lors, pour le schizophrène,de récupérer le sens que de détruire le mot, de conjurer l’affect ou de
transformer la passiondouloureusedu corpsen actiontriom-
phante, l’obéissanceen commandement,toujours dans cette profondeur en dessousde la surface crevée. L’étudiant en
languesdonne l’exemplede moyenspar lesquelsles éclats douloureuxdu mot dansla Janguematernellesontconvertis en actionsrelativesaux languesétrangères. Et de mêmeque le blessant,tout à l’heure,étaitdansles élémentsphonétiques affectantles partiesdu corpsemboîtéou déboîté,le triomphene peut être obtenumaintenantque par l’instauration de mots-souffles,de mots-cris où toutes les valeurs
littérales,syllabiquesct phonétiquessont remplacéespar desvaleursexclusivement toniqueset non écrites,auxquelles correspondun corps glorieux commenouvelle dimension du corpsschizophrénique, un organismesanspartiesqui fait tout par insufflation,inspiration,évaporation,transmission fluidique(le corpssupérieurou corpssansorganesd’Antonin Artaud)®. Ft sansdoute cettedéterminationdu procédé actif,par oppositionau procédéde la passion,paraîtd’abord msuff: