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French Pages [421] Year 1998
COLLECTION S O C I O L O G I E S Hans ALBERT La s o c i o l o g i e c r i t i q u e e n q u e s t i o n J a c q u e s ANTOINE Valeurs d e s o c i é t é e t s t r a t é g i e s d e s e n t r e p r i s e s Raymond ARON Études sociologiques J e a n BAECHLER La s o l u t i o n i n d i e n n e Daniel BELL La fin d e l ' i d é o l o g i e Quentin BELL M o d e e t s o c i é t é - E s s a i s u r la s o c i o l o g i e d u v ê t e m e n t J o s e p h BEN-DAVID Éléments d'une sociologie historique des sciences Philippe BESNARD L ' a n o m i e . S e s u s a g e s et s e s f o n c t i o n s d a n s la discipline sociologique d e p u i s Durkheim Philippe BESNARD (sous la direction de) Division du travail e t lien s o c i a l Pierre BIRNBAUM Sociologie des nationalismes Raymond BOUDON, Maurice CLAVELIN Le r e l a t i v i s m e est-il r é s i s t i b l e ? Raymond BOUDON, Alban BOUVIER, François CHAZEL (sous la direction de) C o g n i t i o n et s c i e n c e s s o c i a l e s . La d i m e n s i o n c o g n i tive d a n s l ' a n a l y s e s o c i o l o g i q u e Etienne BOURGEOIS et J e a n NIZET P r e s s i o n et l é g i t i m a t i o n François BOURRICAUD L ' i n d i v i d u a l i s m e i n s t i t u t i o n n e l - E s s a i s u r la s o c i o l o g i e d e Talcott P a r s o n s Alban BOUVIER L'argumentation philosophique - Étude de sociologie cognitive Giovanni BUSINO Critiques du savoir sociologique François CHAZEL (sous la direction de) A c t i o n collective e t m o u v e m e n t s s o c i a u x M o h a m e d CHERKAOUI Les c h a n g e m e n t s du s y s t è m e é d u c a t i f en F r a n c e (1950-1980) Augustin COCHIN L ' e s p r i t du j a c o b i n i s m e Laurent CORDONNIER C o o p é r a t i o n et r é c i p r o c i t é Lewis A. COSER Les f o n c t i o n s d u conflit s o c i a l Charles-Henry CUIN Les s o c i o l o g u e s e t la m o b i l i t é s o c i a l e Charles-Henry CUIN (sous la direction de) Durkheim d'un siècle à l'autre. Lectures actuelles d e s « r è g l e s d e la m é t h o d e s o c i o l o g i q u e » Maurice CUSSON Croissance et décroissance du crime Criminologie actuelle Pierre DEMEULENAERE H o m o o e c o n o m i c u s . E n q u ê t e s u r la c o n s t i t u t i o n d ' u n paradigme Lilyane DEROCHE-GURCEL S i m m e l e t la m o d e r n i t é Annette DISSELKAMP L'éthique protestante de Max Weber Mattéi DOGAN et Robert PAHRE L ' i n n o v a t i o n d a n s les s c i e n c e s s o c i a l e s J e a n DUBOST L'intervention psychosociologique J a c q u e s DUPAQUIER L ' i n v e n t i o n d e la t a b l e d e m o r t a l i t é . De G r a u n t à Warg e n t i n , 1662-1766 L ' e s p é r a n c e d e vie s a n s i n c a p a c i t é s . Faits e t t e n d a n ces, p r e m i è r e s t e n t a t i v e s d ' e x p l i c a t i o n s S h m u e l EISENSTADT A p p r o c h e c o m p a r a t i v e d e la civilisation e u r o p é e n n e J o n ELSTER Karl Marx. U n e i n t e r p r é t a t i o n a n a l y t i q u e Ernest GELLNER La r u s e d e la d é r a i s o n Anthony GIDDENS La c o n s t i t u t i o n d e la s o c i é t é Roger GIROD Le s a v o i r r é e l d e l ' h o m m e m o d e r n e . E s s a i s introductifs J e a n - J a c q u e s GISLAIN et Philippe STEINER La s o c i o l o g i e é c o n o m i q u e , 1890-1920
L'hypothèse d'Oxford Essai sur les origines de la perspective
SOCIOLOGIES Collection dirigée par Raymond Boudon Membre de l'Institut Professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne
Dominique Raynaud L'HYPOTHÈSE D'OXFORD Essai sur les origines de la perspective
Presses Universitaires de France
REMERCIEMENTS
Je tiens ici à exprimer ma profonde gratitude à tous ceux qui ont veillé, par leurs conseils et leurs critiques, au bon achèvement de ce travail. Merci à Luc Albouy (Architecte), Franca Arduini (Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence), Bernadette Bensaude- Vincent (Université de Paris 10), Maurizio Bossi (Gabinetto G. P. Vieusseux, Florence), Philippe Boudon (Laboratoire d'architecturologie et de recherches épistémologiques sur l'architecture, Paris), Gérald Bronner (Université de Grenoble 2), Jean Ciccariello (Architecte), Maurice de Gandillac (Université de Paris 1), MarieLaure Hurault (Université Paris 7), Antonia Ida Fontana (Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence), Roger Laurent (Institut universitaire de Sceaux), Anna Lenzuni (Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence), Clara Patricia Montecinos Billeke (Architecte), Hamid Nedjat (Université de Grenoble 2), Patrizio Osticresi (Soprintendenza per i Beni Culturali ed Ambientali, Florence), Chantai Paluszek (Institut français de Florence).
ISBN 2 13 048992 3 D é p ô t légal — 1 édition : 1998, mars © Presses Universitaires de France, 1998 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
Introduction
La perspective : une technique de représentation bien connue des peintres et des architectes, une ample littérature spécialisée, déjà quelques excuses de la part d'Edgerton (1966) d'avoir à revenir sur un sujet trop prisé... Reste-t-il aujourd'hui quelque chose de neuf à dire en la matière ? Non, si je considère que cet essai se doit de porter à la connaissance de nouveaux faits et de nouveaux documents. Une recension bibliographique suffirait probablement à donner une image assez fidèle de la question. Mais tel n'est pas mon objectif, que je conçois plutôt comme le test d'une nouvelle approche sur le terrain d'expérience de la perspective. Cette approche est travaillée par une question centrale qui intéresse tout autant la sociologie que l'histoire des sciences : celle de la transmission culturelle, et qui est liée à une méthode « connexionniste » que je définirai en détail au chapitre suivant.
ÉTAT DES LIEUX
J'entends ici analyser la perspective comme système culturel. Définissons immédiatement cette notion, en considérant, comme le fait Sorokin (1957), qu 'un système culturelprocède d'un assemblage logico-sémantique d'idées, de 1. «Readers, I hope, will be tolerant ofyet another article onperspective» : tels étaient en effet les premiers mots de l'article d'Edgerton proposant une nouvelle interprétation de la perspective de Leonbattista Alberti (1966, 367).
valeurs et de normes diverses. Ces éléments « peuvent être considérés sous deux aspects : interne et externe. Le premier appartient au domaine de l'expérience intérieure, soit dans sa forme non organisée d'images, d'idées, de volitions, de sentiments et d'émotions non intégrées ; soit dans sa forme organisée de systèmes de pensée, tissés à partir de ces éléments de l'expérience intime... Le second est composé des phénomènes organiques et inorganiques : objets, événements et processus, qui... réalisent ou extériorisent l'expérience intérieure » (1957, 20). Il existe, comme nous le verrons plus avant, plusieurs formes d'intégration logicosémantique des systèmes culturels. Mais laissez pour l'instant ces distinctions, et voyez des exemples. On peut considérer que la Vénus de Milo, Le prince Igor de Borodine et la Divine Comédie de Dante sont des systèmes culturels. Car chacun opère bien une intégration logico-sémantique d'éléments qui se traduisent à la fois par un aspect externe (marbre façonné, émission d'ondes acoustiques, signes imprimés sur du papier) et un aspect interne (idées, images et émotions suscitées par ces œuvres). Au sein des systèmes culturels, on peut isoler la classe particulière formée par les systèmes scientifiques, qui se distinguent par un plus grand souci de correspondance au réel et de consistance logique. Les systèmes appartenant à cette classe ne se manifestent pas moins sur les deux plans distingués par Sorokin. Par exemple, la perspective se manifeste sur des supports matériels de deux types : traités théoriques ou représentations picturales (aspect externe), tout en procédant d'une logique sous-jacente de composition (aspect interne). Une remarque maintenant : la taille des systèmes culturels est variable, dans la mesure où le nombre d'éléments et la densité de l'intégration logico-sémantique varient, selon que l'on considère un ensemble restreint comme la Cinématique du point, ou des ensembles plus larges comme la Mécanique classique. De tels ensembles sont appelés des « super-systèmes ». Ils sont reconnaissables à ce qu'ils intègrent des systèmes de rang inférieur (pour la mécanique newtonienne : équations du mouvement, théorie du champ de force, dynamique du solide). La perspective appartient à cette classe des « super-systèmes », puisqu'elle dirige la construction d'œuvres identifiables comme systèmes culturels élémentaires. Considérez maintenant une propriété importante des systèmes culturels. Tout système est soumis à l'action des hommes qui le pensent ; il ne reste donc pas immuable au cours du temps. En clair, les significations, normes et valeurs qui le fondent peuvent être altérées, retranchées et recombinées sous forme de nouveaux assemblages. D'autres transformations touchent également la forme extérieure du système culturel, qui
peut être multiplié de diverses manières, et transmis sous forme orale ou matérielle au sein d'une société. Les sociologues ont repéré très tôt la forme sigmoïde de cette évolution des systèmes culturels. Voici ce qu'en disait Gabriel de Tarde : « Lent progrès au début, progrès rapide et uniformément accéléré au milieu, enfin ralentissement croissant de ce progrès jusqu'à ce qu'il s'arrête : tels sont les trois âges de tous ces êtres sociaux que j'appelle inventions ou découvertes » (Tarde, 1895, 138). Parmi ces moments, les deux premiers (invention et diffusion) sont particulièrement intéressants à étudier. Bien que la diffusion ne présente en soi aucun caractère de nécessité, un système culturel peut parfois infiltrer de larges couches d'une population. Tel semble être le cas de la perspective qui a dirigé les productions de l'art occidental pendant près de cinq siècles. Une fois pratiquée cette distinction entre l'invention proprement dite et sa diffusion sociale, deux questions apparaissent : comment et pourquoi la perspective fut inventée ? Pourquoi et comment elle se diffusa dans la micro-société des peintres ? C'est en fonction de telles questions qu'il devient possible de circonscrire le champ à explorer. La date que l'on retient pour l' « invention » de la perspective se situe aux alentours de 1413 (Vagnetti, 1980). On sait cependant que Giotto fut l'un des premiers peintres à s'approcher du canon de la perspective. Par conséquent, il convient de faire débuter l'enquête sur l' « invention », à la fin du XIII siècle. En aval, le système perspectif semble avoir atteint la phase de « diffusion » au milieu du XV siècle. Le système commence alors à être connu et enseigné sous sa forme systématisée. Voyez les hommes, et vous reconstituerez une ébauche du réseau par lequel a pu diffuser ce système : Giotto di Bondone, à qui l'on doit les premières tentatives d'organisation du plan selon les règles de la perspective linéaire. Simone Martini et Ambrogio Lorenzetti, ses successeurs du XIV siècle. Puis, à la Renaissance, Filippo Brunelleschi —auteur d'une « expérience » perspective sur laquelle je reviendrai dans un instant —Leonbattista Alberti, Lorenzo Ghiberti, Piero della Francesca et Leonardo da Vinci... Cette histoire de la perspective pourrait être prolongée bien au-delà, de Pomponius Gauricus à Gaspard Monge. Mais l'es1. Soit à titre indicatif la longue série des perspectivistes de l'époque classique :Jean Pelerin Viator (1505) ; Albrecht Dürer (1525) ; Daniele Barbaro (1569) ; Pietro Alcoti (1625) ; Girard Desargues (1636) ; Charles Bourgoing (1660) ; Brook Taylor (1715) ; Nicolas de La Caille (1750) ; Gaspard Monge (1799).Je signale les travaux du groupe «Histoire, théorie et pratique de la perspective et des modes de représentation »sur les traités de cette époque. Pour une introduction à l'histoire de la perspective après la Renaissance, on consultera Sabra (1981), les actes du colloque Desargues en son temps (1994), ainsi que la récente traduction de la Géométrie de Dürer (1995) due àJ. Peiffer.
sentiel m e semble être d o n n é au Q u a t t r o c e n t o , et c'est à ce siècle que je m e limiterai en aval. L'autre raison qui m e pousse à faire r e m o n t e r cette enquête au XIII siècle, p r o c è d e des résultats o b t e n u s par l'histoire de l'art et l'histoire des sciences depuis u n e dizaine d'années. E n premier lieu, des historiens de la perspective c o m m e Federici Vescovini (1980), Bøggild-Johannsen et M a r c u s s e n (1981), Elkins (1988), K e m p (1990), E d g e r t o n (1991) o u Field (1993) o n t c o n s i d é r a b l e m e n t accru la dette du système perspectif, dans sa f o r m e renaissante, vis-à-vis des traités du M o y e n Age, intitulés —est-ce u n hasard ? —d u n o m de perspectiva. D a n s le m ê m e temps, des historiens des sciences tels que L i n d b e r g (1976, 1982, 1983), U n g u r u (1977), Smith (1983), S e y m o u r (1988), Sabra (1989) o u Rashed (1992) o n t contrib u é à r e n d r e accessibles, à la fois matériellement et intellectuellement, les traités de perspective d u XIII siècle q u ' o n t pu consulter les h o m m e s de la Renaissance. Si bien q u ' u n e estimation de la d y n a m i q u e culturelle du système perspectif, o p é r a n t par c o m p a r a i s o n des connaissances optico-géométriques d u XIII et d u XV siècle, est aujourd'hui parfaitement envisageable. Voyez les h o m m e s qui o n t a p p o r t é une c o n t r i b u t i o n à ce deuxième versant de la perspective, et vous tracerez l'ébauche du réseau à travers lequel les connaissances optico-géométriques o n t p u diffuser. Surgissent alors les n o m s de R o b e r t Grosseteste, de B a r t h o l o m e w o f England, de Roger B a c o n et de J o h n P e c h a m , à O x f o r d ; puis ceux de Witelo, Dietrich v o n Freiberg, H e n r y de Langenstein, D o m i n i c u s de Clivassio o u de Biagio Pelacani. Fidèle à une a p p r o c h e sociologique des systèmes culturels, c'est par une analyse des r a p p o r t s entre les h o m m e s de ces deux « grappes », que j'escompte p o u v o i r restituer l'histoire de la perspective. Soit, en définitive, u n double p r o b l è m e : 1 / de transmission sociale du système persp e c t i f (aspect externe) ; 2 / d'acclimatation du savoir optico-géométrique dans le c h a m p des techniques de représentation (aspect interne).
LE MYTHE DE LA PERSPECTIVE
La littérature récente écrite sur la perspective a considérablement modifié et l'image d u p r o b l è m e et les axes de l'investigation — t o u t au m o i n s tels qu'ils avaient été posés par Panofsky (1975). Mais cet accroiss e m e n t des publications n'a pas résolu toutes les questions. Il reste n o m -
bre d'éléments à corriger dans le portrait rénové de la perspective. Prenez, si vous le voulez, c o m m e exemple e m b l é m a t i q u e du travail qui reste à faire la célèbre expérience de Filippo Brunelleschi. V o u s savez sans doute que Filippo aurait représenté le baptistère San G i o v a n n i sur une planche de bois, à l'aide d ' u n miroir r e n v o y a n t l'image du dessin à travers un œilleton percé dans la planchette. V o u s savez aussi que ce dispositif lui aurait permis de c o n t r ô l e r le tracé, et, p a r là, d ' o b t e n i r u n e des premières représentations exactes d u réel. Tel est e n t o u t cas le portrait classique que l'on dresse de cet é v é n e m e n t (Thuillier, 1984 ; C o m a r , 1992). M o n p r o p o s ne sera pas ici d'analyser le dispositif de Brunelleschi - ce que je ferai en détail au chapitre 3 —mais le d é r o u l e m e n t s u p p o s é de cette expérience. É c o u t e z p a r exemple le c o m p t e r e n d u de C o m a r : « Vers 1415, Filippo Brunelleschi réalise sa première expérience sur la place de San G i o v a n n i à Florence... C'est sur le parvis, d u côté du portail de la cathédrale, que des gens se p r e s s e n t avec une certaine excitation a u t o u r d ' u n h o m m e . Le spectateur doit o c c u p e r u n lieu si précis que seule une pers o n n e à la fois p e u t t e n t e r l'expérience. Il faut p r e n d r e s o n t o u r avant de se tenir au p o i n t exact o ù l'image et l'objet se s u p e r p o s e n t et s'offrent au regard c o m m e une seule et m ê m e c h o s e » (1992, 31-32). D e m ê m e , D a m i s c h considère que cette expérience fut faite d e v a n t « témoins », « c h a c u n p o u v a n t y p r o c é d e r à son t o u r », en criant à l'autre : « ôte-toi que je m ' y m e t t e » (1993, 151-152). La seule question que je voudrais p o s e r ici —sans nullement remettre en cause l'intérêt de ces exposés —est la suivante : l'expérience de Brunelleschi fut-elle une expérience ? E n consultant les textes de référence, vous constaterez que cette idée se fonde sur u n e simple allusion de la biographie de l'architecte établie par Manetti : E io lo auuto in mano e uedute piu uolte a mia di e possone rendere testimonianza. « Je l'ai eu en m a i n et v u plusieurs fois en m o n t e m p s , et je p e u x en d o n ner témoignage » (Vïta, 297 v.). Manetti ne parle que du tableau. Il ne fut pas un t é m o i n direct de l'expérience, et ce p o u r une raison très simple. N o t r e A n t o n i o di Tuccio Manetti naquit en 1423 à une date postérieure à l'expérience... Fouillez la Vita de Brunelleschi, vous n'y trouverez rien d'autre qui puisse induire cette idée d ' u n e expérience publique faite d e v a n t « témoins ». Mais si les témoins s o n t u n « ajout » des historiens, et si l'ajout ne vient pas de Manetti, d ' o ù vient-il ? Changez de siècle, et voyez l'expérience cruciale de Galilée, censée m a r q u e r l ' a v è n e m e n t de la science m o d e r n e . Il est dit que Galilée, lançant du haut de la t o u r de Pise, u n e masse de p l o m b et u n e masse de bois de m ê m e volume, réfuta la thèse d'Aristote selon laquelle, de deux masses, la plus lourde doit t o u c h e r le sol en premier. G u b e r n a t i s (1909) raconte
ainsi l'expérience : Galilée « résolut de faire publiques des expériences sur la chute et la descente des graves, qu'il répéta plusieurs fois, en présence des professeurs et des étudiants pisans, au clocher de Pise ». Namer (1931) donne une version similaire : « Solennellement, [Galilée] invita ces graves docteurs et tout le corps étudiant, en d'autres termes l'Université tout entière, à assister à l'une de ses expériences... Des docteurs en longues robes de velours et des magistrats... se mêlèrent aux représentants de la Faculté. » N'est-il pas alors frappant de voir que certaines descriptions de l' « expérience » de Brunelleschi suivent la forme de l'expérience de Galilée ? Est-il improbable que les historiens aient surajouté aux indications données par Manetti, le cadre expérimental qui leur faisait défaut, et qu'ils auraient calqué sur les expériences publiques de Pise ? Or, vous en conviendrez, c'est là un pur produit de l'imagination, Brunelleschi n'ayant pas pu copier Galilée. Dans l'espace-temps des historiens et des sociologues, la causalité n'est jamais rétroactive. Une expérience de 1590 ne peut pas conditionner une expérience de 1413. Pourquoi donc certains historiens se sont-ils attachés à présenter le tableau de Brunelleschi sous la forme d'une expérience publique ? Probablement en raison de son sens. Elle donne à cette expérience une autre valeur historique : celle d'un événement emblématique qui marque une nouvelle ère dans la représentation mathématique du réel (comme d'ailleurs l'expérience de Galilée est censée marquer le début de la science moderne). Que cette opération dissimulée d'« expérimentalisation » de la perspective soit essentiellement le fait d'une attribution de sens, vous en conviendrez en relisant certains textes. Voyez Damisch. Il dit de l'expérience florentine qu'elle fut un « moment constitutif », « révolutionnaire », une « expérience princeps » faisant de Brunelleschi « l'un des premiers héros de la modernité » (1993, 107, 138 et 81 respectivement) Je laisserai à chacun le soin de pondérer ce tableau de l'expérience de San Giovanni. D'expérience publique, il n'y en eut pas. La perspective brunelleschienne ne fut pas une expérience publique, c'est entendu. Mais fut-elle seulement une expérience ? Le lecteur vérifiera sans peine que le mot que l'on emploie aujourd'hui pour s'y référer n'apparaît jamais dans les textes de Manetti, qui lui préfère les termes plus concrets de « peinture » [ dipinto, dipintura] et de « panneau » [tauoletta].
1. Il va sans dire que l'on pourrait lire des conclusions identiques dans des travaux plus anciens. Ainsi, White parle du «nouveau système mathématique » de Brunelleschi, comme si nous avions des preuves irréfutables de son existence, et attribue à son expérience une «portée révolutionnaire » (1992, 124-125).
Force est donc de constater que le terme d'« expérience » —avec ses connotations scientifiques — a été popularisé par les travaux d'historiens comme Gioseffi (1957), Edgerton (1966), Beltrame (1973) ou Parronchi (1979). Cette interprétation expérimentaliste se niche aussi dans certaines traductions de la Vita de Manetti. Argan — outre de confondre notre Antonio di Tuccio Manetti avec le « mathématicien » Gianozzo Manetti (1990, 23) —rend la phrase : Cosi ancora in que tenpi e misse innanzi e innatto lui propio quello che dipintori oggi dicono prospettiua... par : « C'est encore lui qui promut et expérimenta ce que les peintres nomment aujourd'hui perspective... » (1990, 22 ; c'est moi qui souligne). O r l'expression metere in atto : « mettre en acte », suggère simplement que Filippo « fit » ou « réalisa » une perspective, non pas qu'il en « expérimenta » le procédé scientifique au plein sens du terme. Je laisserai à chacun le soin de conclure ce que l'on doit penser de cette présentation de l'expérience de San Giovanni sous forme de « réfutation expérimentale » des procédés intuitifs de la représentation. De réfutation, il n'y en eut probablement pas. Le jeu de déconstruction pourrait aller beaucoup plus loin, et ce, en deux directions distinctes : 1 / Brunelleschi fit-il seulement un tableau ? On identifie généralement les deux panneaux peints de Brunelleschi avec les deux pièces de l'inventaire de Laurent le Magnifique établi en 1494. Une des chambres du palais de la via Largha contenait en effet « un tableau de bois où était peint le Duomo et San Giovanni » [uno quadro di legno dipintoui el Duomo e San Giovanni] (Müntz, 1888, 62). Voici une preuve irréfutable attestant de l'expérience du Baptistère, dira-t-on avec White (1992, 123) ? Certes, c'est une pièce du dossier. Mais d'après le témoignage de Manetti lui-même, la porte de la Cathédrale servant de point de vue, la même Cathédrale ne pouvait aucunement apparaître sur le panneau. On peut donc douter raisonnablement de l'identification du tableau de Brunelleschi avec la pièce d'inventaire des Medici. D'autre part, certains passages de la Vita ne manquent pas de semer le trouble dans la thèse de la réalité de l'expérience. Manetti indique bien un lieu d'observation précis de la peinture, mais sous une forme pour le moins insolite : « lieu où il se serait placé s'il l'avait peint [le panneau ?] » [luogho... doue si sarebbe posto se l'auesse ritratto]. Ne l'aurait-il donc pas peint ? Rien, que je sache, ne permet de résoudre cette question. 2 / Galilée fit-il l'expérience dont s'inspire généreusement la description de celle de Brunelleschi ? Coïncidence intéressante, l'historien des
sciences Alexandre Koyré, dans le court article « Traduttore-traditore », repéra une erreur d'interprétation dans le texte anglais des Discorsi (1966, 273). Pourquoi Crew et de Salvio avaient-ils lu : « I have discovered by experiment », là où Galilée disait seulement comperio ? Par ailleurs, la lecture de : « Galilée et l'expérience de Pise, à propos d'une légende » - paru la première fois en 1937 —est tout à fait édifiante. Rien dans les textes, ne permet d'établir le caractère public de l'expérience des graves. Les « docteurs en robes de velours » et les « magistrats » sont donc une pure fantaisie des historiens. Quant à l'existence d'une expérience « privée », le Racconto de Viviani —qui assume vis-à-vis de l'expérience de Galilée, le rôle de la Vita de Manetti —contient trop d'incohérences pour que l'on puisse dépasser le niveau des conjectures. Vous conclurez par conséquent que les historiens de l'art n'ont peut-être pas été les seuls à utiliser le « truc » des ajouts, pour mieux faire rentrer un événement dont on sait peu de choses, dans la perspective historique classique, en l'occurrence celle qui postule une rupture entre les pratiques médiévales et renaissantes, car c'est bien de cela qu'il s'agit en définitive. Koyré (1966, 217), on s'en souvient, concluait la question sans détour : « Les expériences de Pise sont un mythe », mettant ainsi un terme à la thèse longtemps défendue, selon laquelle la science moderne serait née de l'expérience d'un Pisan... Je pense avoir apporté assez d'éléments, pour constater la présence d'un « mythe » forgé autour de l'expérience de Brunelleschi (comparable en tous points à celui forgé autour de l'expérience de Galilée). Cela me permettrait au moins d'avancer l'idée selon laquelle le travail qu'il reste à faire sur la perspective ne touche pas tant aux faits et aux documents, qu'à la représentation que l'on se fait de ce système culturel et plus particulièrement de son invention. Chacun sait que la notion de « mythe » a toujours été prise en deux sens. Le mythe est tantôt une pure affabulation ; tantôt un récit de nature symbolique. Or, il est de la plus grande importance de distinguer ces deux sens. Il va de soi que lorsque Koyré qualifie l'expérience de Pise de « mythe » ou de « légende », c'est le premier sens qui est visé, celui qui met en avant le caractère irréel de l'événement. En ce qui concerne cet aspect mythique de l'histoire de la perspective, il conviendrait d'entreprendre deux tâches : 1 / cerner l ' priori central qui dirige cette distorsion, explorer les propositions dérivées de cet a priori, afin même de démystifier la perspective, c'est-à-dire de rejeter le stock des significations surajoutées ; 2 / comprendre les raisons qui ont poussé les historiens —et peut-être les acteurs de l'histoire eux-mêmes —à proposer une telle reconstruction mentale des faits.
Mais là ne s'arrête pas le travail. Car toute science ou toute technique nouvelle repose sur des produits de la faculté d'imagination (sans jugement de réalité). Les travaux de Holton (1982) et de Funkenstein (1986) constituent de précieuses avancées sur cette question. Et lorsque Alexandre Koyré traduit le terme Gedankenexperiment par « expérience imaginaire », c'est bien ce deuxième sens du mot qui est visé. Il conviendrait alors de mener deux tâches de front : 1 / sonder les idées qui ont effectivement servi de fondement à ce système culturel, afin même de réintégrer à sa présentation un ensemble de propositions qui ne sont habituellement pas données ; 2 / comprendre les raisons qui ont poussé les hommes à en concevoir une extension scientifique et technique. Le parallélisme manifeste de ces deux programmes, tient à une symétrie objective entre les processus poïétique et esthétique, autrement dit : entre les moments de la conception et de la réception du système perspectif.
Ce livre est composé de deux parties interdépendantes. Une première partie, intitulée « Les pratiques », présente tous les éléments de la culture matérielle de sorte que les faits tangibles puissent être connus le plus rapidement possible (1 : « Les tableaux » ; 2 : « Les expériences » ; 3 : « Les traités »). La deuxième partie, intitulée « Les hommes », est consacrée à l'examen des agents et des facteurs sociaux qui ont pu contribuer à l'invention et à la diffusion du système perspectif entre le XIII et le XV siècle (5 : « L'humanisme » ; 6 : « L'argent » ; 7 : « La transmission »). Quant à la conclusion, elle voudrait être une brève synthèse sur la question de la « dynamique culturelle » de ce système tendu entre science et technique. Qu'est-ce qui a changé dans l'ensemble des propositions rentrant sous l'étiquette transhistorique perspectiva, et pourquoi ?
Chapitre 1 La méthode
Tout domaine exploratoire, qu'on le veuille ou non, fait l'objet de présupposés qui sont aussi nécessaires aux constructions intellectuelles que le sont les pierres de fondations à un édifice. La chose est sue depuis longtemps. Dans Les problèmes de la philosophie de l'histoire, Simmel prétendait étudier un certain nombre d'a priori dans le champ des « sciences sociales ». Mais il se trouve que ces a priori, nécessaires à l'acte même de la pensée, sont aussi la plus grande source de corruption des connaissances, dès lors qu'ils outrepassent leurs limites naturelles. Le problème est d'autant plus délicat, que l'on doit faire l'hypothèse de la variabilité —dans l'espace et le temps —de ces présupposés. Comme l'avait observé Simmel dans sa critique des positions kantiennes, les apriori ne sont pas universellement et immuablement liés à une question (Simmel, 1984, 83). Et la vigilance et l'esprit critique de chaque génération se sont toujours appliqués à mettre en défaut les constructions a priori du passé. Il est cependant deux erreurs que l'on pourrait commettre à leur propos. La première consiste à croire que lorsqu'un a priori a été attaqué, il cède dans son entier, lui et son lot de conséquences. Le plus souvent la critique attaque le cœur, mais ne prend pas la peine de rectifier les éléments secondaires qui étaient sous son emprise. Si bien que, dans un grand nombre de disciplines, on peut observer à loisir les « résidus » libres d'un a priori contesté par les générations précédentes. La thèse que je soutiendrai ici est que ces « résidus » sont plus dangereux que les présupposés dont ils procèdent, car, n'étant plus explicites, ils deviennent parfois difficiles à identifier. A mon sens la seule façon de les repérer est de reprendre l'histoire des travaux de la perspective, et d'établir leur enchaî-
nement. La deuxième erreur me semble être celle d'un certain « optimisme scientifique », selon lequel l'état contemporain du savoir s'est entièrement affranchi des erreurs du passé, en proposant enfin la juste lecture d'un phénomène. Or, il n'existe aucune raison de penser que les travaux récents —pas même le livre que vous êtes en train de lire —sont exempts de toute présupposition. Et ces travaux peuvent parfois être mis en défaut. Un article de 1995 ne vaut donc pas intrinsèquement plus qu'un article de 1965, parce qu'il a été écrit trente ans après. L'illusion qui court derrière ce lieu commun, provient simplement de ce que les travaux récents n'ont pas encore été critiqués. La nécessaire inflation bibliographique des recherches ne doit donc occulter, ni les sources, ni les travaux de qualité produits par le passé. Car ce serait alors tomber dans le piège de l' « amnésie scientifique » dénoncée par Sorokin. Tirez les fils. La seule règle commune qui se puisse tirer de ces observations, reste l'exigence d'une pensée critique, dirigée à la fois contre les nouveaux a priori et contre les « résidus » dupassé. J e m'appliquerai donc à les mettre en pleine lumière aussi vite que possible. Du terreau de cette critique épistémologique naîtront ensuite quelques éléments de méthode.
A PRIORI ET RÉSIDUS
Koyré disait : « L'histoire ne procède pas par sauts brusques ; et les divisions nettes en périodes et en époques n'existent que dans les manuels scolaires. Dès que l'on commence à analyser les choses d'un peu plus près, la cassure que l'on croyait apercevoir d'abord disparaît » (1966, 16). La thèse d'une rupture historique entre Moyen Age et Renaissance fut toujours plus tenace en histoire de l'art qu'en histoire des sciences, et sans doute plus encore sur le sujet de la perspective. La notoriété d'un Panofsky, qui défendit l'usage des termes « médiéval » et « renaissant » pour caractériser les peintures produites entre le XIII et le XV siècles y contribua grandement. Panofsky suivait en cela l'analyse de Kristel1er : « La période dite de la Renaissance a une physionomie distincte qui lui est propre, et... l'impuissance des histoires a en trouver une définition simple et satisfaisante ne nous autorise pas à douter de son existence ; autrement, selon les mêmes critères nous devrions douter de l'existence du Moyen Age ou du XVIII siècle » (1955, 3). Certes, Panofsky citait bien quelques traités médiévaux, mais ce ne fut pas pour leur donner une place
centrale dans le développement de la perspective. Il postulait en effet une rupture entre Moyen Age et Renaissance : « A partir des frères Lorenzetti, les tableaux du Trecento deviennent de plus en plus faux, jusqu'au moment où, aux alentours de l'année 1420, la costruzione legittima fut, on peut bien le dire "inventée" » (1975, 146). Panofsky compare parfois cette rupture historique à une mutation irréversible. Il dit : « C'est seulement en commençant, pour ainsi dire, à zéro que la véritable Renaissance a pu voir le jour. Au contraire des différents "renouveaux" médiévaux, cette Renaissance a correspondu à ce que les biologistes appelleraient une mutation, dans la mesure où celle-ci s'oppose à un changement évolutif : un changement à la fois soudain et durable » (Panofsky, 1976, 303) En dépit de l'influence toujours sensible des travaux de Panofsky sur les analyses de la perspective, les recherches contemporaines ne se réclament plus guère de la thèse d'une rupture historique. L'image d'un système perspectif « inventé » à la Renaissance a été déconstruite par une somme de travaux érudits montrant ce que ce système devait au passé. Ainsi, soit la rupture a totalement disparu, soit elle a été déplacée en amont. Dans une récente étude sur les liens entre mathématique et peinture, Field pose ainsi sans aucune explication que Dante et Giotto furent les promoteurs de la Renaissance (1993, 73). Vous lirez là une preuve de ce que le fil du rasoir ne tombe désormais plus au début du Quattrocento, date présumé de l' « invention » de Brunelleschi — homme que seul Damisch (1993, 81) et quelques autres continuent de percevoir comme « héros de la modernité ». Le risque serait plutôt aujourd'hui de céder à un culte du Moyen Age qui, non sans une certaine ironie, propage aussi l'idée de la rupture historique, construite alors en sens inverse. Réagissant aux abus évidents du Renaissantisme, certains historiens se sont engagés dans une réhabilitation du Moyen Age, au point que Panofsky put dire —non sans raison — que les termes de Moyen Age et de Renaissance étaient plus souvent 1. Cette légende de l'invention de la perspective fut construite par les Renaissants eux-mêmes. Alberti affirme dans Della Pictura: Noi uero i quali semaida altrifu scritta abbiamo cavato quest'arte di sotterra ose non maifu scritta l'abbiamo tratta di cielo. Entendez : «Si cet art fut jamais écrit, nous sommes ceux qui l'avons sorti de terre, et s'il ne fut jamais écrit, nous l'avons tiré des cieux. » Vasari soutient que Brunelleschi trouva «de lui-même une manière de la faire juste et parfaite, chose vraiment très ingénieuse »: egli trovò da sé un modo che ellapotesse venirgiusta eperfelta... cosa veramente ingegnosissima. Filarete dit dans son Trattato d'architettura (cap. XXIII) : Pippo di ser Brunellescotrovassequestaprospectiva, la qualeperaltri tempinons'era usata :«Filippo Brunelleschi trouva cette perspective, laquelle, en d'autre temps, n'avait pas été utilisée. » Et nombre de commentateurs ont entériné la légende de l'invention de la perspective après eux, au point d'en faire l'acte de naissance de la Renaissance.
employés par les « dépériodisateurs » que par les historiens qui acceptent les principes de la périodisation (1976). Ces thèses d'un beau Moyen Age présentent certes des attraits, et même un intérêt épistémologique non négligeable : celui de voir jusqu'où les mêmes événements peuvent être invoqués pour soutenir des thèses diamétralement opposées. C'est là, certainement, une mesure adéquate de la complexité des situations sociales et historiques. Mais opposer à l'image d'un Moyen Age barbare et obscurantiste, l'image d'un Moyen Age civilisé et lumineux, n'est-ce pas encore une manière idéologique de réagir contre l'idéologie de la Renaissance ? Un historien, Jacques Heers, s'est élevé contre ce type de réaction. Il dit : « Le propos n'est en aucune façon d'instruire un faux procès et de prendre la défense de l'accusé en invoquant quelques beaux traits de civilisation... Il ne fait aucun doute qu'aller systématiquement à rebours paraîtrait tout aussi excessif et artificiel» (1992, 17). Cependant, malgré les précautions d'usage, Heers semble tomber dans le piège qu'il avait pris la peine de circonscrire. Car si la première partie de son livre est exempte de jugements de valeur, ceux-ci finissent par réapparaître. On apprend alors que l'humanisme était « oracle du bon goût autoproclamé » ; sans parler des invectives contre les « facilités de plumes » qui ont toujours caractérisé quelques stupides caricatures du Moyen Age. Où l'on comprend toute la difficulté à parler sans arrière-pensées de phénomènes qui s'étendent du XIII au XV siècle. Malgré ces pièges, qui guettent toujours l'imprudent, on peut considérer que le noyau dur de l ' priori est aujourd'hui définitivement tombé. En va-t-il de même des idées qui rentraient dans l'environnement immédiat de cet a priori ? Et tout d'abord quelles sont-elles ? 1 / On a pensé que la rupture entre Moyen Age et Renaissance se justifiait par une créativité supérieure des hommes du Quattrocento. La perspective aurait donc été inventée ex abrupto. Aujourd'hui, le présupposé de rupture historique a chu, mais son résidu est resté dissimulé dans les discours. Ainsi s'explique la dissonance qui apparaît dans le récent livre de Hyman (1989), valorisant «l'invention de la perspective artificielle dans la Florence du XV siècle » tout en admettant qu'Alberti et Ghiberti « montraient une certaine familiarité avec la théorie de la vision médiévale » (1989, 68). Par ailleurs, la meilleure façon de garantir l'autonomie de la perspective vis-à-vis des connaissances optico-géométriques du passé, était d'en faire un produit de la connaissance empirique. Là encore le résidu demeure : certaines recherches sont toujours tributaires du naturalisme (Collier, 1981). Cet usage abusif du terme «inven-
tion » à propos d'un événement dont on ne sait presque rien peut être condamné, mais il ne semble plus devoir faire l'objet d'une critique détaillée. 2 / On a également pensé que la rupture entre Moyen Age et Renaissance pouvait être expliquée par la redécouverte des modèles de l'Antiquité. La perspective devait alors rentrer dans le sillage des écrits d'Euclide et de Ptolémée. Ce résidu n'a pas totalement disparu. Certains auteurs, comme Veltman (1980), Brownson (1981) ou Edgerton (1991), soutiennent toujours la thèse d'une origine antique de la perspective renaissante, et ce, bien qu'elle soit énoncée avec plus de prudence. Considérez l'article de Brownson, par exemple. Il y montre que, contrairement à l'idée classique d'un plan de partage entre les sources de la perspective linéaire et de la perspective curviligne, il n'existe en fait pas d'incompatibilité entre le système euclidien et le système utilisé à la Renaissance. Cette mise au point présente l'avantage de ne pas donner un crédit excessif à l'opposition entre deux systèmes perspectifs, mais n'en dit pas plus sur l'utilisation effective des sources euclidiennes par les peintres de la Renaissance. En l'occurrence, la conclusion selon laquelle le théorème X d'Euclide —lequel présente une section plane du faisceau des rayons visuels — « apparaît fondamental pour la perspective linéaire» (1981, 172), est un pur paralogisme. Du point de vue du calcul des propositions, en effet, on peut écrire : P ⊃ ◇ P (si P est vrai, alors P est possible), mais en aucun cas : P ⊃ □P (si P est vrai, alors P est nécessaire). En confondant nécessité et possibilité, Brownson laisse penser à un usage effectif des sources euclidiennes au Quattrocento, usage qui n'est en rien démontré par une démarche de type historique. De même, White (1992), bien que conscient des emprunts aux traités d'Alhazen et de Pecham, soutient qu'à la Renaissance, la séparation de la théorie et de la pratique perspective « se traduit essentiellement par une prise de conscience historique nouvelle à l'égard de l'Antiquité » (1992, 125). Justifiée ou non, cette idée rentre typiquement dans le champ de cohérence de la Renaissance. Ce résidu semble aujourd'hui en voie d'extinction, et je me contenterai de montrer au chapitre 4, que le rapport aux traités du Moyen Age est plus constant et plus probant que le rapport aux écrits de l'Antiquité. 3 / Une fois les traités médiévaux de perspective connus et identifiés, l ' priori d'une rupture historique se devait de trouver une nouvelle traduction. Ainsi, a-t-on admis que les traités du Moyen Age portaient bien le titre de perspectiva, mais que leur contenu ne correspondait pas à l'usage
renaissant du terme. La perspective comme technique de représentation diffère en nature de la perspective optique. Aussi, bien que la question du rapport entre les « deux perspectives » structure la plupart des analyses actuelles —d'Edgerton à Kemp —jamais cette question de la différence de nature n'a été posée. Elle reste un élément du consensus, à l'exception peut-être des remarques pointues de Field (1986). Il semble donc que l'étonnante progression des travaux sur l'optique médiévale —de Federici Vescovini à Lindberg —n'a pas encore suffi à débusquer ce résidu de l'a priori renaissantiste. En raison de son importance, ce point devra faire l'objet d'un développement particulier. 4 / Pour que la rupture entre Moyen Age et Renaissance soit admissible, il fallait en outre que les pratiques artistiques de chaque époque manifestent une certaine homogénéité. D'où l'incidente : Seules lesperspectives renaissantes obéissent aujuste canon de la perspective linéaire. Des recherches récentes ont parfois commencé à montrer que des imperfections apparaissent dans les tableaux de la Renaissance, et que certaines d'entre elles ne peuvent raisonnablement pas passer pour des erreurs accidentelles. Il semble pourtant —et j'en ferai la démonstration au chapitre suivant —que la critique n'ait pas été poussée à son terme. Même Kemp (1990), pourtant vif et sans complaisance, oublie de mentionner certaines aberrations, et ne qualifie pas toujours correctement les erreurs débusquées. Je m'appliquerai à montrer que certaines sont construites selon des règles qui ne sont pas celles de la perspective linéaire.
1) Perspective naturelle / perspective artificielle Un des résidus de l ' priori de rupture —accolé maintenant à la reconnaissance des sources médiévales de la perspective —réside donc dans la thèse d'une différence de nature entre la perspectiva communis, qui ne serait rien d'autre que l'optique scientifique, et la perspectiva artificialis, entièrement placée sous le signe d'une technique de représentation. Voyons donc en quoi elles se distinguent, ou plutôt en quoi on a pu croire qu'elles différaient. Selon cette division, la perspective médiévale serait à la perspective renaissante ce que la science est à la technique. L'une ne s'occuperait des lois de la vision que pour accroître le stock des connaissances, l'autre, seulement dans la mesure où elle pourrait en tirer des règles utiles pour faire des tableaux. Cette différence canonique entre la perspective « scien-
tifique » et la perspective « technique » procède des analyses de Panofsky, mettant en œuvre une « théorie de la compartimentalisation », ou un «principe de disjonction» (1976, 264), selon lequel «au Moyen Age il existait une curieuse dichotomie entre la théorie optique et la pratique artistique... Cette perspective médiévale... est toujours restée une théorie mathématique de la vision, intimement liée à l'astronomie mais complètement étrangère aux problèmes de représentation graphique » (1976, 244). Voyez maintenant Federici Vescovini. Elle introduit son étude des manuscrits de Pelacani par cette remarque : « Bien que l'argument soit très complexe et concerne des problèmes qui regardent plutôt l'histoire de l'art et sortent du cadre de notre étude, il ne semble pas que la perspective médiévale soit à mettre sur le même plan que celle de la Renaissance » (1961, 167). Cette idée fait peut-être écho à la classification d'Alessio (1961), distinguant quatre types de perspective : a) psychologique, physiologique et anatomique ; b) physico-mathématique ; c) physico-météorologique ; d) optico-technique. A la fin d'une longue étude sur l'optique du Trecento, Alessio concluait : « La pérégrination de Biagio Pelacani à travers les centres de Pavie, de Padoue, de Florence, possède une valeur symbolique : c'est avec elle que l'implantation de la perspectiva se met à la racine de la n o u v e l l e du Quattrocento italien » (1961, 504). C'est là une division sur laquelle on s'entend volontiers, mais qui est en fait un pur anachronisme. Pour quatre raisons : deux formelles, deux d'ordre chronologique. En premier lieu, cette division ne tient pas parce qu'il n'est pas vrai que les questions (a), (b) et (c) soient entièrement indépendantes. Aussi, même à la Renaissance, toute évocation d'un problème de type (d) repose logiquement et nécessairement sur des questions de type (a) et (b). Ainsi, je ne vois pas comment Alberti aurait pu décrire le principe de la costruzione legittima sans se servir d'un raisonnement géométrique. Vous me direz : c'est un cas limite, il convient de considérer la perspective linéaire dans son ensemble. Soit, mais comment expliquer que les plus belles contributions à cette question aient été le fait d'architectes-mathématiciens ? Et comment expliquer que des savants comme Bacon —qui tenaient la perspective pour la scientia scientiarum – consacrent de si longs développements à la question de la sensibilité de l'œil ? Faisons une expérience : prenons une proposition de perspective ; déterminons qui en est l'auteur. E similimente l'amplitudine de la facia quando la fosse proportionale a le quantita di li menbri de la facia sera bella como la facia pure che la facia non sia molto larghissima e li menbri de la facia siano proportionali a la quantita de tucta la fatia : « De même, si l'on donnait au visage une taille proportion-
née à celle de ses parties, [la figure] serait aussi belle que le visage, pourvu que le visage ne soit pas trop large et que ses parties soient bien proportionnées entre elles. » Étant donné qu'il est question d'un visage vu en raccourci, peut-être pourrions-nous conclure que l'auteur est un peintre. Laissons-nous une deuxième chance : Quando adonche in la forma si congregarano la belecia de la figura de ziascheduna parte de essa sera la belecia de la quantita e de la compositione de esse : « Ainsi, quand à la forme se joindra la beauté formelle de chacune des parties, la beauté touchera alors les rapports et l'ensemble de la composition. » Plus d'hésitation maintenant, cet extrait fait explicitement référence à des catégories esthétiques renaissantes : bellezza e compositione (Baxandall, 1985). Grave méprise, pourtant... Car il s'agit d'extraits de la Perspectiva d'Alhazen rédigée autour de l'an 1000 (ms. Vaticano 4595, fol. 50 v.). Contrairement à l'opinion de Panofsky, l'optique médiévale n'est pas toujours restée une théorie de la vision étrangère aux problèmes artistiques. Bien des catégories esthétiques du Quattrocento ne sont qu'une réinterprétation de ces qualités que les docteurs du Moyen Age nommaient intentiones. Witelo et Pecham, introducteurs d'Alhazen en Occident, traitent ainsi des qualités du visible. La corporéité et la diaphanité, l'ombre et la lumière, la beauté et la difformité, laissent leur empreinte sur les conceptions de l'art renaissant... Ouvrez les Carnets de Leonardo da Vinci. La question de l'ombre et la lumière règle l'exposé des ombres propres (onbre primitive) et des ombres portées (onbre dirivative) ; la question de la corporéité et de la diaphanité sert de trame à sa perspective aérienne (prospettiva œrea e de'perdimenti) ; la question de la beauté dirige l'étude des proportions et des attitudes du corps humain. Et tous ces articles se retrouvent ensemble dans le passage relatif à la pratique de la peinture : De' · io · hofiti dell' ochio tutti apartenti · alla · pictura. La pictura s'astede · in tutti e · io · li ofiti dell' ochio · cioè · tenebre · luce corpo e cholore · figura essito · remotione · propiquita · moto e quiete · de quali ofiti · sarà intessuta · questa mia pichola opera... Traduisez : « Des dix qualités de la vision, appartenant toutes à la peinture : La peinture est concernée par les dix qualités de la vue, qui sont : l'ombre, la lumière, la corporéité et la couleur, la forme et la position, la distance et la proximité, le mouvement et le repos, qualités dont sera tissé ce petit travail... » (ms. Ashburnham, fol. 13 r.). Voilà donc une première raison de réfuter l'indépendance entre la perspective « optique » et la perspective « artistique ». Deuxièmement, on a voulu faire reposer cette division entre perspectiva naturalis et perspectiva artificialis sur des critères géométriques, qui ne tiennent pas plus à l'analyse. Si l'on en croit certains historiens, la diffé-
rence essentielle entre les deux perspectives consisterait en ceci que la première utilise l' « axiome des angles », alors que la seconde recourt à l' « axiome des distances » (je reprends ici, à dessein, l'expression de Panofsky). Wittkower, par exemple, qui a bien vu l'importance de la proporzjonalità à la Renaissance, oppose ainsi la manipulation des distances (renaissante) au calcul angulaire (médiéval) : « Les théoriciens de la Renaissance étaient bien conscients que l'optique classique et médiévale, fondée sur la mesure de l'angle visuel entre l'œil et l'objet, ne permettait pas une détermination mathématique exacte des rapports entre distance et diminution » (Wittkower, 1990, 63). Il semble pourtant bien difficile de souscrire à cette caractérisation de la « rupture » sur la base des traités. D'abord, parce que les théoriciens du Quattrocento n'ont pas totalement ignoré le calcul angulaire. Voyez Alberti : Fermandosi dunque ne l'occhio il principale angulo uisiuo si è tratta questa regola · che quanto èpiu acuto l'angulo ne l'occhio che tanto appare la quantità piu breue... Soit : « L'angle visuel principal ayant son sommet dans l'œil, il vient cette règle : la dimension [de l'objet] apparaît d'autant plus petite que l'angle au sommet est aigu » ( Pittura, I, 8). Deuxièmement, parce que les docteurs du Moyen Age n'ont pas uniformément réduit la perspective à l'axiome des angles. Beaucoup furent conscients de ce qu'il fallait à la fois connaître l'angle et la distance pour établir le rapport des grandeurs proportionnelles. Pecham : Comprehensionem quantitatis ex comprehensione procedere pyramidis radiose ex basis comparatione ad quantitatem anguli et longitudinem distantie. Entendez : « La connaissance de la taille procède de la connaissance de la pyramide visuelle, du rapport de la base à l'angle et à la distance » ( I, 74). Voyez le traité de Roger Bacon ou les Quœstiones perspectivæ de Pelacani : vous y trouverez un argument similaire. Troisièmement, cette division en perspectives indépendantes ne tient pas parce que, dans le meilleur des cas, elle ne sert qu'à rechercher un point de contact historique entre la perspective de type (b) : physico-mathématique, et la perspective de type (d) : optico-technique. A cette question, les chercheurs italiens ont souvent répondu : Biagio Pelacani da Parma († 1416). Ce professeur à l'Université de Padoue se serait, le premier, écarté des lectures médiévales de la perspective, pour ne privilégier que les « lois géométriques de l'acte de la vision et les règles du calcul mathématique » (Federici Vescovini, 1961, 206). Voilà ce qui expliquerait sa fortune au Quattrocento, « en un temps où la pensée prenait une direction décisive en s'éloignant irrémédiablement des conceptions du monde médiéval » (ibidem). Pelacani, commentateur de l'optique médiévale, serait alors le meilleur candidat au « chaînon manquant » entre perspectiva natura-
lis et perspectiva artiftcialis. C'est donc à lui qu'on devrait la mutation d'une perspective de type (a), (b) et (c) vers une perspective «optico-technique » de type (d). Nous verrons toutefois qu'il existe de nombreuses raisons à l'encontre de cette thèse (chap. 4). Quatrièmement, cette division lâche parce que le partage enperspectiva naturalis et perspectiva artiftcialis résulte d'une construction aposteriori, dont le seul but fut de régulariser une intention de rupture —je dis bien une «intention », et non pas une rupture historique effective. Voyez les manuscrits médiévaux : tous les aspects de laperspectiva sont uns et indissociables. Se serait-elle alors émiettée à partir du Quattrocento ? Rien n'est moins sûr : Field, en comparant le traité de Piero della Francesca avec ceux des docteurs du Moyen Age, se défend à juste titre «d'harmoniser deux branches de l'optique, puisque, avec certitude pour Pecham, et presque autant de certitude pour Piero, l'optique (perspectiva) est une science unique, celle de la vision » (1986, 82). Je ne parlerai pas de Ghiberti, dont vous verrez bientôt que ses Commentarii offrent une mise en forme des sources médiévales... Mais cette science médiévale satisfait-elle aux exigences modernes d'une science expérimentale ? N'est-ce pas sur ce point que repose le clivage entre les deux époques ? Il semble que la science médiévale soit loin de satisfaire aux caricatures d'une activité spéculative coupée de tout lien avec le réel. Partons à Oxford, dans le courant du XIII siècle, pour y retrouver la notion d'expérience – non pas chez Grosseteste comme l'a fait avec talent Crombie (1953) – mais chez Bacon, qui consacre un long chapitre de son Opus majus à la perspective. Un manuscrit de la Royal Library donne : «Primum enim speculum consistit 60 libris parisiensium que ualent circiter 20 libras sterlingorum etposteafecifieri meliuspro 10 librisparisiensum... etpostea diligentius expertus in hispercepi quod meliora possent fieri pro duobus marcis uel 20 soldis et adhuc pro minore» (ms. 7 F VIII, fol. 4). Comprenez que Bacon dépensa 60 livres de Paris pour un premier miroir, puis qu'il trouva mieux pour 10 livres, avant de découvrir les artisans soigneux et expérimentés qui lui en réalisèrent un pour 20 sous... La science médiévale ne se borne pas à une transmission aveugle d'une pensée antique déjà sclérosée : les spéculations optiques s'enracinent dans l'instrumentation. Et si Bacon connaît trois modes de connaissance : l'autorité, le raisonnement et l'expérience – quia licetpertria scimus uidelicetperauctoritatem et rationem et experientiam, dit-il dans le Compendium studiiphilosophiæ – c'est aussi la dernière, l'expérience, qui lui semble la plus essentielle. Necesse estper rerum ipsarum experientias certificari ueritatem : «La vérité se doit d'être certifiée par l'expérience des choses mêmes. »De là, ses réfutations pleines d'ironie, de ce que le sang de bouc attaquerait le
diamant, ou de ce que l'eau chaude se congèlerait plus vite que l'eau froide... Pourquoi les Oxoniens furent-ils si sensibles à l'expérience ? Probablement en raison de leur familiarité avec le traité d'Alhazen. Sabra (1989) a montré que les termes : experimentum, experimentare, dérivent de l'arabe : i'tibar et i'tibara. Mais expérience scientifique ne veut pas dire pour autant application technique. Qu'en dit Bacon ? Qu'il ne conçoit pas de science détachée des contingences pratiques, bien au contraire. En témoigne sa double classification des sciences : totum studium sapientiæ habet duas partes · una scilicet speculatiua et alia practica et operatiua. Comprenez que tout savoir est double : il est spéculatif, il est appliqué. Dans la première partie de la «géométrie pratique » vous trouverez l'altimétrie, la planimétrie, la stéréométrie, l'architecture et la construction des aqueducs. Dans la seconde partie de la «géométrie pratique » apparaissent les instruments d'observation tels que sphères, quadrants, astrolabes et armillaires. C'est à elle, encore, qu'il convient de rattacher «toutes sortes de miroirs » et d'instruments optiques permettant de calculer les angles de réflexion : omnegenus speculorum.. et aliud instrumentum quo angulos incidentie et reflexionis esse equalesprobatur. Ces quelques éléments interdisent donc de limiter la science médiévale à la spéculation : la science d'Oxford est une science qui pense ses applications techniques dès l'origine. Trouve-t-on alors un stock de représentations perspectives à Oxford ? Certes, on pourrait convoquer ici certaines «illusions optiques » produites dans l'Angleterre du XIII siècle, dont certaines, d'ailleurs, sont dans l'environnement immédiat de maître Grosseteste (Nordström, 1955). Mais prendre cette voie serait prématuré, compte tenu des difficultés qu'il reste à lever. Ma thèse est simple : la perspective se développe entre Moyen Age et Renaissance, entre perspectiva communis et perspectiva artificialis, non pas parce que la seconde s'élèverait sur le terreau de la première et qu'elle en exploiterait les «sources »pour mieux s'en dégager, mais en ce sens qu'elle rentre dans le mêmesillage, quoi qu'en aient dit Manetti, Alberti ou Vasari, et certains historiens après eux... Se repose ici le problème des précurseurs, longtemps évacué par la thèse d'une histoire faite de discontinuités. Qu'est-ce qu'un précurseur ? Voici ce qu'en dit Canguilhem : «Un précurseur serait un penseur, un chercheur qui aurait fait jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre. La complaisance à rechercher, à trouver et à célébrer des précurseurs est le symptôme le plus net d'inaptitude à la critique épistémologique. Avant de mettre bout à bout deux parcours sur un chemin il convient d'abord de s'assurer qu'il s'agit bien du même chemin »(1968, 21). L'idée de transmission est-elle alors le
fruit d'une trop grande complaisance ? Posons-nous la question : les chemins suivis par la perspective médiévale et la perspective renaissante sont-ils distincts ? Nous avons vu : 1/ que la définition de Manetti rendait aussi bien compte de l'une que de l'autre ; 2 / que leur différence ne saurait reposer sur l'opposition trop facile entre science et technique ; 3 / que cette différence a été grossie à l'excès par le jeu des «passions humaines » qui, de longue date, affecte le débat entre Moyen Age et Renaissance ; 4 / que cette différence, enfin, a été entérinée par l'histoire occidentale, probablement parce que s'y profilent des intérêts échappant totalement au champ scientifique, et qui ne sont rien moins que cette étrange façon que nous avons de nous convaincre de notre propre identité. Reprenons alors le dossier, en posant que les chemins suivis par les deux perspectives ne sont pas fondamentalement distincts. En latin, communis veut dire «général ». Laperspectiva communis signifie donc «perspective générale », et à ce titre elle contient comme un simple département la perspectiva artificialis de la Renaissance. Il suffit d'examiner le plan des traités médiévaux pour voir qu'ils se divisent en : 1/perspective proprement dite : soit la réduction des grandeurs ; 2 / catoptrique : soit la réflexion des rayons ; 3 / dioptrique : soit la réfraction des rayons. La perspective renaissante ne reprendra que la première de ces questions. La différence entre perspective médiévale et perspective renaissante n'est pas l'effet d'une mutation ou d'une rupture, mais celui d'une restriction des questions abordées, etd'une accentuation du rapportdela théorie à lapratique, déjà entrevu par Roger Bacon au XIII siècle. En ce qui concerne le deuxième point, on retrouve la thèse de White qui voit dans la perspective picturale une «application de la théorie optique », même si celle-ci lui semble «reposer sur l'invention d'un nouveau système » (1967, 129). Vous pensez peut-être que cet accent mis sur les enjeux pratiques dépasse de loin les vues de Bacon, et que là divergent les routes... Pourtant, il reste difficile de dire que science et technique suivent des chemins différents. Entre l'Électricité —le cours de physique de ce nom —et l'Électricité comme technique, il existe un même «fil conducteur » : c'est que l'effet Joule, par exemple, a un sens identique, à la fois du point de vue théorique et du point de vue pratique. De même, entre Génétique et génie génétique : les lois de Mendel, le mot «génome », ont un même sens dans les champs de la science et de la technique (continuité qui rend précisément si difficile la tâche des comités d'éthique). De même, aussi, entre science et technique perspective : c'est bien le même chemin qu'elles suivent, celui qu'indique la loi de réduction des grandeurs, même si ce chemin se «rétrécit » ou «bifurque » sous l'effet
des applications. Ma thèse admet deux incidentes, qui feront l'objet des chapitres suivants : je devrai montrer à lafois la continuité et la discontinuité qui affectent le chemin de la perspective. Considérez par conséquent les perspectivistes médiévaux comme des précurseurs légitimes de Brunelleschi, Alberti ou Piero della Francesca. Cela ne prête pas le flanc à la critique d'un Canguilhem, vitupérant contre ceux qui, procédant par analogie entre des théories extraites de siècles différents, créent «cet artefact, ce faux objet historique qu'est le précurseur» (1968, 22). Canguilhem a raison d'inciter à la prudence, mais tous les précurseurs ne sont pas nécessairement de complaisantes illusions. Alors que l'attitude classique associait la recherche des précurseurs à une quête de légitimité —Koyré dit par exemple : «Les générations postérieures ne sont intéressées par celles qui les précèdent qu'autant qu'elles voient en elles leurs ancêtres ou leurs précurseurs » (1961, 79) —c'est ici l'inverse qui se produit : c'est une rupture épistémologique qui fonde la Renaissance et légitime nos patrons culturels ; et c'est la recherche des précurseurs qui pourrait déconstruire le tableau de la modernité, en montrant l'arbitraire de cette périodisation historique. Il convient donc de ne pas se laisser abuser par ces notions de ruptures, d'épistémè ou de paradigmes scientifiques, qui ne sont que des outils de clarification. Que leur fonction soit d'aider à comprendre les mutations complexes de la pensée, cela va de soi. Mais en faire des réalités —transcendantes ou immanentes —qui s'appliquent uniformément à toutes les questions est autre chose : cela relève simplement d'une attitude épistémologique inconséquente. Une «clarification » risque toujours de nous abuser. Sagesse de la langue : est-ce un hasard si excès de clarté et aveuglementsont synonymes ? 2) L'unité desperspectives à la Renaissance Le deuxième résidu induit par la thèse d'une rupture historique et par l'usage du terme d'« invention »—que j'écris toujours entre guillemets — est le plus tenace d'entre tous, car il n'a jamais fait partie de l'environnement immédiat del' a priori. Pourtant, «invention » signifie rupture entre deux temps, et suppose, nolens volens, une certaine homogénéité des pratiques en amont et en aval d'une date. On pourrait donc effacer l'invention —ou tout au moins lui faire boire un peu d'eau en reconnaissant qu'elle fut nourrie de bonne littérature scientifique, ce qu'ont fait des chercheurs tels que Parronchi (1958 et 1959) et Federici Vescovini (1961) —tout en
maintenant l'idée que les représentations du Moyen Age sont homogènes entre elles, de même que le sont, par ailleurs, celles de la Renaissance. C'est la position sur laquelle est resté Panofsky, en considérant que les perspectives du Trecento sont « inexactes dans leur construction » (1976, 243). Marisa Dalai Emiliani reformula l'énoncé en le problématisant : « Quel est l'agencement, la structure perspective des œuvres du Quattrocento, prises une à une ? Y rencontre-t-on l'application d'une seule et unique discipline, ou plutôt une discontinuité, des variations, des mutations telles qu'on puisse parler d'une utilisation "personnelle" de la perspective de la part de chaque artiste ? » (Panofsky, 1975, 17). Si Panofsky a bien montré qu'au cours de l'histoire de l'art, plusieurs systèmes perspectifs ont été utilisés, l'hypothèse n'a guère été développée au sein même de la période renaissante, qu'à propos des écrits de Leonardo da Vinci. Mais est-ce là une déviance exceptionnelle par rapport à la norme, ou bien existe-t-il constamment de telles différences d'approche entre ceux dont on considère habituellement qu'ils appartiennent à la même école ? Bref : existe-t-il à la Renaissance, une perspective ou des perspectives ? Se repose ici la question de l'internalisme et de l'externalisme. Selon Canguilhem, « l'externalisme, c'est une certaine façon d'écrire l'histoire des sciences en conditionnant un certain nombre d'événements par leurs rapports avec des intérêts économiques et sociaux, avec des exigences et des pratiques techniques, avec des idéologies religieuses ou politiques ». Au contraire, « l'internalisme consiste à penser qu'il n'y a pas d'histoire des sciences, si l'on ne se place pas à l'intérieur même de l'œuvre scientifique pour en analyser les démarches par lesquelles elle cherche à satisfaire aux normes spécifiques qui permettent de la définir comme science » (1968, 15). Traditionnellement, c'est l'internalisme qui produit toujours le plus de différences entre les systèmes, c'est l'externalisme qui, en mettant l'accent sur le « contexte » social, technique ou économique, les minimise le plus. Il vous suffirait de parcourir des travaux aussi différents que ceux d'Antal et de Parronchi, de Kemp ou d'Edgerton, pour vous en convaincre. Mais un système ne peut être appréhendé dans toute sa teneur, que si l'analyse porte à la fois sur les deux fronts. C'est-à-dire, du point de vue de la méthode, si l'on parvient à mettre en évidence la diversité des systèmes tout en pratiquant l'externalisme, et vice versa. Allons plus loin. On pourrait même dire que l'idée d'une rupture majeure ne saurait tolérer de micro-ruptures constantes entre des œuvres contemporaines. La connaissance par idéaltypes est ainsi faite que l'arbre se doit de cacher la forêt... Il en va de la clarté même de l'exposition. Il semble par conséquent évident que la reconnaissance d'une rupture entre perspectiva communis et perspectiva
artificialis a pour effet certain d'uniformiser à l'excès, à la fois les optiques médiévales et les perspectives renaissantes. Mais les savants du Moyen Age, de même que Brunelleschi, Ghiberti, Alberti... n'étaient-ils pas les dépositaires de savoirs très dissemblables ? Francastel fit observer que si l'on intégrait au corpus les œuvres rendant compte de la vogue des perspectives cavalières au Quattrocento, « la perspective dite Renaissance — c'est-à-dire la perspective linéaire suivant les formules d'Alberti — n'était pas du tout la plus répandue ni sans doute celle qui semblait rendre le mieux compte des aspects courants de l'univers » (1977, 35). A mon sens, point n'est besoin d'intégrer les œuvres mineures des cassoni pour se rendre compte de cette « dispersion » des techniques perspectives, car elle ne se limite pas à une alternative entre perspective linéaire et perspective cavalière. C'est à cette démonstration que je m'attacherai dans les analyses du prochain chapitre. Cette dispersion affecte aussi les théories de la perspective, comme j'essayerai de le montrer à propos de l'extramission et de l'intromission, de la manipulation des angles et des grandeurs. Cependant, rien de tout cela n'échappe à l'externalisme, car derrière chaque atome de conception scientifique se profile des pratiques instrumentales et des croyances — y compris de croyances religieuses — qui l'éclairent d'un nouveau jour. Francastel avait parfaitement raison de dire que la perspective n'est pas un système immuable de la vision, et qu' « on ne peut le comprendre qu'en fonction des habitudes sociales, économiques, scientifiques, politiques, en fonction des mœurs du temps » (1977, 44). Francastel a ainsi mis en évidence les sensibilités différentes qui se rattachent aux perspectives picturales. Quant à moi, j'aimerai plutôt étudier les implications de la société dans la science optico-perspective et ses méthodes opératoires. Cette investigation ne compromet en rien le statut scientifique de la perspective. La science à l'état pur, débarrassée de la gangue dans laquelle elle a été imaginée, est une illusion tenace. Certes, le travail de science consiste à expurger le support a-scientifique de l'idée, mais jamais l'homme n'y parvient totalement. Je ne veux pas confondre l'objectif et les valeurs de la science avec la réalité scientifique. Si l'on rejette ces contenus a-scientifiques de la science, c'est que l'on conçoit en général qu'ils exercent une influence négative sur la science. Mais quelle influence ? Si l'on y prête attention, on verra rapidement qu'il existe en science des ordres de problèmes indépendants. Les conceptions métaphysiques d'un savant n'influent en rien sur la valeur logique de ses théories —même s'il existe un lien effectif entre ses conceptions métaphysiques et scientifiques — pour l'unique et simple raison que les qualités
« logiques » ou « métaphysiques » d'une théorie ne sont pas des qualités intrinsèques, mais des critères opératoires extérieurs que le chercheur fabrique pour pouvoir en parler. Le fait que Kepler ait pratiqué l'astrologie a peut-être eu une influence déterminante sur son astronomie, mais elle n'a strictement aucune conséquence sur la justesse ou la fausseté de la loi des aires. On ne peut donc pas dire que la science médiévale ou renaissante n'étaient pas de la science, simplement parce qu'elles furent le fait de théologiens, d'astrologues ou d'alchimistes... Mais à l'inverse, il n'y a pas à écrire cette histoire des sciences en isolant la portée logique du vrai et du faux, en laissant sciemment dans l'ombre tout ce qui ne correspond pas à l'idéal contemporain de la science, comme si cette nouvelle « part maudite » risquait de contaminer la première.
3) Du vrai et du faux en perspective Le troisième résidu del' a priori renaissantiste me semble être cette notion de vrai et de faux que l'on applique aux représentations perspectives. A l'origine, seuls les tableaux de la Renaissance furent tenus pour justes. Mais qu'est-ce donc que la justesse ? Bien des choix se présentent pour qui veut juger une perspective, pourtant il semble que l'on parvienne toujours à reconnaître que certaines représentations sont plus ou moins « justes » ou plus ou moins « fausses ». Cette évaluation se fonde généralement sur un sentiment de « malaise » que l'on ressent à la vue de certains tableaux. Des historiens de talent ont mis en évidence que ce sentiment était culturellement construit. Panofsky (1975) a lui-même longuement insisté sur la logique de construction du système curviligne ; Francastel (1950) a souligné qu'au Quattrocento la perspective linéaire n'avait pas détrôné les perspectives cavalières. Il résulte par conséquent qu'on ne peut porter un jugement sur une représentation graphique qu'en fonction d'un certains nombre de présupposés qui forment la base même du raisonnement axiologique. La question du vrai et du faux en perspective demande nolens volens de préciser ce stock de postulats, sans quoi l'appréciation de l'évolution du système de représentation pourrait être sujette à méprises. Panofsky caractérisait la perspective renaissante par l'avènement d'une représentation homogène de l'espace. Hauser reprend la même analyse : « L'espace [médiéval] résultait d'une composition de parties et d'éléments disparates, il ne constituait pas un continuum unitaire... c'était plus un "agrégat" qu'un "système spatial". C'est seulement à partir de la Renaissance, que la peinture se fondera sur le présupposé que
l'espace dans lequel se trouvent les choses est un élément infini, continu et homogène » (1955, 362). Examinez par exemple les Noces de Cana que Duccio di Buoninsegna peint vers 1311 : le « malaise » provient ici de ce que le plateau de la table est tellement incliné, que l'on s'attend à tout moment à ce que les assiettes et les couverts glissent sur la nappe... Quel que soit l'intérêt de cette typification — qui semble rapide et efficace vous remarquerez avant tout que ce jugement procède de l'œil du spectateur. Car c'est bien lui qui éprouve un « malaise », et lui encore, qui s'attend à voir basculer les objets... Pour reprendre les termes d'une antique division, je dirai qu'il s'agit là d'une « évaluation esthétique » (αἰσθάνομαι. veut dire « sentir » en grec). Mais à côté de cette caractérisation sensible et émotive de la peinture, il en est une autre possible —que j'aimerai développer ici —et qui se fonde sur une « évaluation poïétique » (πο ιέω signifiant « faire » dans la même langue). Cette distinction a pour première conséquence de modifier l'approche du tableau : il faut le voir avec l'œil du peintre ou de l'architecte qui l'a construit. Une perspective n'est alors plus jugée en fonction de la sensation et de l'émotion qu'elle nous procure, mais en fonction des méthodes effectives utilisées par les peintres, c'est-à-dire, pour partie, des buts et des moyens mis en œuvre pour les atteindre. Ainsi, à côté de la sociologie esthétique d'un Francastel (1950), pourrait s'ouvrir la voie d'une « sociologie du faire », qui tire son fondement d'une critique que l'on pourrait adresser à la première : si la peinture occidentale a subi une mutation, ce n'est pas parce que l'œil du spectateur a changé, mais parce que cet œil s'est exercé à voir des œuvres que la main du peintre a construit différemment. Les pratiques expliquent le changement des sensibilités, non l'inverse. Une sociologie du faire doit donc tout d'abord s'astreindre à comprendre la logique opératoire du peintre et les idées qu'il invoque pour en rendre compte — que celles-ci soient mathématiquement vraies ou fausses, comme l'intime le « principe de symétrie » (Bloor, 1982). Cette voie présente un inconvénient évident, que je reconnais volontiers : aucune conclusion ne peut être immédiatement tirée d'un tableau. La voie du faire est une voie longue et fastidieuse, mais qui n'est pas ingrate quant aux résultats. Les évaluations que je présenterai seront modelées par le point de vue d'une sociologie du faire. J'en viens maintenant à la question du système curviligne. On dit d'un système de représentation qu'il obéit aux lois de la perspective linéaire si les lignes droites du monde sensible sont rendues par des droites ; on dit de ce même système qu'il obéit aux lois de la perspective curviligne si les lignes droites du réel se traduisent par des courbes. Entre la
reconnaissance de systèmes tenant de la perspective curviligne (Panofsky, White, Richter...), et la contestation de certaines de ces attributions au profit de la perspective linéaire (Gioseffi, Elkins...) u n plan de partage s'est construit. Les chercheurs o n t été conduits à c o m p a r e r la perspective curviligne et la perspective linéaire sur la question de leur adéquation au réel. O ù se pose, plus o u m o i n s explicitement, la question de la justesse d ' u n e perspective. O n sait que la perspective linéaire, basée sur l'intersection de la pyramide visuelle par u n section plane que l'on n o m m e le « tableau », s ' a c c o m p a g n e de « d é f o r m a t i o n s latérales » p r o d u i s a n t des aberrations optiques d'autant plus i m p o r t a n t e s que le c h a m p est ouvert. A u contraire, la perspective curviligne, qui c o m m a n d e l'intersection de la pyramide par u n e section sphérique, ne p r o d u i t pas de telles aberrations. D ' o ù l'idée, instillée depuis les travaux de H a u k , Borissaliévitch et Panofsky, que la perspective curviligne serait plus juste « en soi », que la perspective linéaire. Je ne reprendrai ici que l'argumentation de Panofsky. Il invoque le fait que « l'image rétinienne... m o n t r e , déjà de son p r o p r e fait les formes projetées n o n pas sur une surface plane, mais sur u n e surface à c o u r b u r e concave, si bien qu'à ce niveau factuel inférieur et "prépsychologique" s'établit déjà une discordance fondamentale entre la "réalité" et la c o n s t r u c t i o n p e r s p e c t i v e » (1975, 44). Ce qui semble saillant dans l'argumentation de Panofsky, c'est cette référence c o n s t a n t e aux notions de justesse et d'erreur. A c c o r d e r plus de « vérité » au système curviligne p e u t se c o m p r e n d r e dans u n souci de réhabiliter ce type de représentation, mais la preuve ne tient pas. Voyez-en les étapes. Son interprétation del' entasis d u stylobate, préconisée par les traités d'architecture des Anciens, apparaît u n peu suspecte : si Vitruve p r o p o s e bien une m é t h o d e de construction (III, 4, 5 et III, 5, 8), il n ' e n d o n n e aucune justification allant dans le sens d ' u n e c o m p e n s a t i o n des aberrations perspectives. L'idée « que les courbures visuelles étaient bien c o n n u e s des Anciens et que ceux-ci étaient incapables de s'expliquer certains motifs architectoniques a u t r e m e n t que par la v o l o n t é de l'architecte de neutraliser optiquem e n t ces c o u r b u r e s » (1975, 56) est d u seul cru panofskyen. Elle ne trouve aucun f o n d e m e n t dans le texte de Vitruve. D'ailleurs, dans les pages qui suivent, Panofsky r e m a r q u e que la c o u r b u r e du stylobate n'est pas inverse à la c o u r b u r e des rayons visuels : elle ne c o m p e n s e d o n c pas l'aberration optique, au contraire, elle l'accentue... Panofsky en appelle alors à l'hypothèse d ' u n e « s u r c o m p e n s a t i o n psychologique » et finit luim ê m e par reconnaître qu'il s'agit d ' u n e explication « compliquée et acrobatique » (1975, 58). Laissons d o n c l'explication del' entasis sur laquelle Panofsky ne semble pas très assuré, p o u r en venir à d'autres aspects du
problème. Que la vision humaine suive un principe curviligne, cela est clair : la rétine est en effet une calotte sphérique. Mais cette question de la perception, dépendante de la physiologie de l'œil, n'a pas à être confondue avec celle de la représentation qui reste dépendante du monde sensible. Il n'y apas d'inférencepossible entre vision et représentation. En effet, la seule justification des représentations curvilignes est que l'œil n'est jamais immobile comme le suppose la perspective linéaire classique. Car si l'œil —restant immobile en un point —peut regarder dans plusieurs directions, il faut que le tableau interceptant la pyramide visuelle soit toujours perpendiculaire à l'axe de vision : il faut donc qu'il soit courbe. La perspective curviligne est-elle alors plus juste que la perspective linéaire ? Oui, dans la mesure où une source de déformation est supprimée. Mais encore faut-il que l'œil de l'observateur soit placé au point choisi par le peintre. Et encore faut-il que cette image soit dessinée sur un tableau curviligne et nonpas sur un tableau plan. C'est probablement pourquoi White (1967, 213), rassemblant toutes les traces de système curviligne, en arrive à dissocier : 1 / la perspective optique (sans tableau) ; 2 / la perspective artificielle (à tableau plan) ; 3 / la perspective synthétique (à tableau curviligne : celle du manuscrit E de Leonardo). Mais si cette distinction entre perspectives optique et synthétique, évite en droit la confusion que je viens d'évoquer, ce n'est pas toujours le cas dans les faits. Il vous sera difficile de rattacher à cette « perspective synthétique » les images curvilignes sur un tableau plan, comme les ont faites à diverses époques les fresquistes de la maison d'Ara Massima à Pompéi, Jean Foucquet dans son Annonciation de la mort de la Vierge, Maso di Banco à Santa Croce, ou Paolo Uccello dans le Déluge (White, 1967). Ces perspectives-là sont plus fausses que les fausses... La question qui se pose finalement est de savoir ce que vaut ce critère absolu du vrai et du faux appliqué à la perspective. A mon sens, la manipulation de ce critère signifie une chose : c'est que celui qui le met en œuvre pense qu'un appareil conceptuel peut atteindre l'essence de la réalité. Autrement dit, il existerait une « transparence » du monde extérieur, lequel, en conséquence, nous serait parfaitement intelligible. C'est là le postulat de l'attitude réaliste, misant sur une adéquation parfaite entre le psychisme humain et le monde réel. De ce fait, un système perspectif est ou juste ou faux, en ce sens qu'il correspond ou non à la réalité. Mais une autre voie est possible, c'est celle du nominalisme ou du conceptualisme, qui pense que l'homme peut à l'aide d'un appareil de concepts, saisir quelques traits du réel sans qu'il soit intégralement intelligible. Ici, le critère de justesse ou de fausseté de la perspective s'efface —tout système perspectif est par essence inadéquat —pour laisser place à une évaluation
d'un autre type : « le vrai et le faux sont jugés en perspective par l'adéquation d'un tableau à une méthode canonique donnée ». Appliquée à la question de la perspective linéaire ou curviligne, cette attitude mettant en avant l'inadéquation foncière de toute conceptualisation fait tomber le présupposé qu'un des deux systèmes serait en soi plus juste que l'autre. Nous sommes devant l'alternative qui dirige le faux-débat entre pro et contra du système curviligne : 1 / soit on parle de perspective curviligne sur un tableau cylindrique ou sphérique, et l'on est en droit de considérer ce système comme étant aussi « juste » que le système linéaire ; 2 / soit on parle de perspective curviligne sur tableau plan, et l'on doit alors reconnaître que le système curviligne est « faux ». Ce que je viens de dire de l'évaluation axiologique à propos des perspectives linéaire et curviligne, pourrait être répété sur d'autres points d'ancrage des conceptions que nous allons examiner. Il en va ainsi de la question de l'intromission ou de l'extramission des rayons visuels. L'une affirme que l'œil reçoit les rayons visuels - c'est la thèse qui a prévalu depuis Kepler —l'autre affirme que c'est l'œil, doué de virtus visiva, qui émet les rayons visuels vers le visible. Si vous travaillez la matière des traités au rasoir du vrai et du faux, vous vous interdirez de comprendre la cohérence de ces deux attitudes, leur construction et leur signification. C'est encore la même attitude que vous devrez adopter pour traiter la question de la réduction des grandeurs. Comment rendre compte de la dimension apparente d'un objet lointain ? Certains ont procédé à partir du théorème de Thalès qui fonctionne sur un rapport de proportionnalité ; d'autres, à partir de l'angle qui conditionne le rapport entre deux hauteurs. Ces constructions sont équivalentes, mais elles n'ont pas le même sens. Le rejet d'une approche réaliste ne signifie donc pas que les mots « juste » et « faux » doivent être bannis du vocabulaire. Tout le chapitre 2, portant sur les tableaux, en sera constamment irrigué. Mais alors, je ne parlerai plus de vérité absolue, mais seulement dejustesse ou defausseté relative aux postulats du systèmeperspectifdont j'examine les occurrences. Et si je me réserve le droit de juger de la justesse des tableaux, ce n'est pas tant par mauvais esprit vis-à-vis des adeptes de l'hyper-relativisme, que parce qu'il semble possible d'en tirer des conclusions importantes sur le degré de cohérence entre théorie et technique perspectives. L'évaluation axiologique n'est plus ici une fin, mais un moyen pour parvenir à une conclusion d'ordre opératoire.
COMMENT PROCÉDER ? 1) De Charybde en Scylla Lorsqu'on se plonge dans la littérature écrite depuis quarante ans au sujet de la perspective, on ne manque pas d'y reconnaître deux attitudes quant à l'explication de l'émergence de ce mode de représentation. La première consiste à rechercher les raisons de l'avènement de ce système de représentation dans le contexte sociohistorique. C'est de cela que s'approchent les travaux respectifs d'Antal (1948), de Francastel (1950), de Chastel (1961) ou de Baxandall (1985). La seconde, au contraire, consiste à ne lire que les éléments appartenant au champ artistique. Cette deuxième attitude rejoint la question de la rupture historique entre Moyen Age et Renaissance. Car au fond, ce qui nous interdit le plus de reconnaître une continuité (ce qui ne signifie pas une fixité conceptuelle) entre la perspective du Moyen Age et celle de la Renaissance, ce n'est pas tant la prégnance d'une périodisation, que le fait que l'on passe alors d'une optique scientifique à un système de représentation artistique. Ainsi, Ronchi ne songe même pas à examiner l'éventuel prolongement de l'optique médiévale dans la perspective du Quattrocento. Il écrit : « Ainsi, pendant quatre ou cinq siècles les idées d'Alhazen n'ont eu aucune conséquence appréciable. Si, pendant ce laps de temps, on recherche dans les œuvres les plus remarquables du monde occidental quelles étaient les idées prédominantes au sujet de la lumière, on retrouve celles de la période grecque ; pourtant par une progression insensible, et sans documentation précise, on sent une lente mais substantielle évolution qui nous mène jusqu'au XVI siècle où s'épanouissent une série de notions et de théories plus avancées que celles d'Alhazen » (1956, 45). Ainsi l'histoire scientifique et l'histoire artistique de la perspective suivraient deux cours à tout jamais distincts. L'une apparaissant là où l'autre disparaît... Je fais l'hypothèse que ces deux « résultats » sont le produit d'une seule et même attitude, celle d'une compartimentalisation du savoir. Panofsky ne songe pas plus à voir l'origine des peintures italiennes dans l'optique médiévale. Il postule que la perspective du Quattrocento aurait été une systématisation rationnelle « d'un usage de la peinture nordique... [ou] d'un héritage de la tradition italienne du Trecento » (1975, 151). Il recherche l'origine d'un fait artistique dans un autre fait artistique.
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Il s'en explique d'ailleurs : « Lorsque l'approfondissement de certains problèmes artistiques atteint un degré tel qu'il s'engagerait désormais dans une impasse s'il continuait à partir toujours des mêmes présupposés, il se produit en général de grandes réactions... ce renversement, souvent lié au brusque transfert du rôle de guide à un autre genre ou à un domaine artistique nouveau, permet, grâce à l'abandon des acquis du présent au profit d'un retour à des formes de représentation en apparence plus "primitives", d'utiliser à la construction d'un nouvel édifice les matériaux provenant de la démolition de l'ancien » (1975, 94). Pourtant, les explications conjuguées de Ronchi et de Panofsky —pour ne prendre ici que les plus connus de ces chercheurs —ne valent que si le champ artistique et le champ scientifique jouissent : 1 / d'une organisation interne invariable du Duecento au Quattrocento ; 2 / d'une autonomie, sinon même d'une « étanchéité » parfaite, entre eux et par rapport aux autres champs culturels. Or, ni l'une ni l'autre de ces propositions n'a fait l'objet d'une démonstration : ce sont là des choses qui vont de soi. Concluez : ces deux attitudes qui privilégient, soit le « contexte social », soit un découpage disciplinaire, reposent sur l'arbitraire. Doit-on alors mettre en cause ces présupposés ? Oui, car à mon sens, ces présupposés nous rejettent de Charybde en Scylla. L'un pèche par excès où l'autre pèche par défaut. L'un crée des liens là où il n'y en pas nécessairement, et a toujours tendance à réifier des entités telles que la religiosité ou la conjoncture économique d'une époque... Ce recours constant au « contexte », au « climat », à l' « ambiance », voire même à l' « époque » en tant qu'elle caractériserait un ensemble de pratiques culturelles homogènes, est une marque de la plupart des travaux sociologiques ou historiques portant sur le Quattrocento. Lisez par exemple ce passage de Renouard : « La Renaissance ne s'est implantée que parce que les hommes d'affaires avaient déjà créé inconsciemment le climat intellectuel et moral qui lui était favorable ; elle s'est développée parce qu'ils constituaient un milieu social suffisamment ample et influent » (1954, 176 ; c'est moi qui souligne). Certes, en première lecture, je comprends comme tout un chacun le sens de la phrase. Mais lorsque je la relis, je ne peux m'empêcher de me demander ce que signifient des mots tels que climat intellectuelou milieu social. Même dans des travaux récents, et de qualité, le « contexte » est souvent invoqué comme facteur explicatif. Ainsi, Huff (1993) consacre-t-il tout un chapitre au « climat culturel » qui accompagne et modèle les pratiques scientifiques. Or, pour reprendre les termes d'une vieille querelle, ces « Universaux » sont construits par l'homme pour rendre compte des phénomènes. Ils n'existent nulle part ailleurs que
dans l'esprit de l'historien ou du sociologue. Pourtant, telle ne semble pas être la position de Renouard et de Huff qui leur reconnaissent une capacité d'action concrète : c'est bien le climat intellectuel qui est favorable à la Renaissance et c'est bien le milieu social qui influe sur la Renaissance. Dans ce jeu d'influences favorables, on doit reconnaître un double piège épistémologique. Celui du réalisme —les philosophes diront du réalisme transcendantal —qui consiste à accorder une existence à des entités métaphysiques élaborées par le chercheur. Ne faut-il pas —en raison même des résidus du réalisme qui continuent d'agir insidieusement sur le portrait de la perspective —faire jouer l'attitude nominaliste et le « rasoir d'Ockham », qui dénie toute réalité aux Universaux. William of Ockham disait : « Les entités ne doivent pas être multipliées sans nécessité » [Non sunt multiplicanda entia prœter necessitatem (Quolibeta septem, IV, 35)], ou bien encore : « Il convient d'éviter de faire avec plus ce qui peut être fait avec moins » [Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora (Summa logicæ, I, 12)] Doit-on alors délaisser tout appareil de concepts sous prétexte qu'ils n'existent pas en réalité ? Certainement pas. Les sociologues retrouveront ici la définition de l'idéaltype de Weber, dont je rappelle la définition : « On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément... qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène» (1965, 172). En ce sens, ce contexte et ce climat, doués de force et d'influence, sont bien idéaltypiques. Mais je me plais à retenir de l'idéaltype weberien sa version la plus intransigeante. Même si l'idéaltype permet de présenter des tableaux, son plus grand intérêt me paraît consister dans son rôle de 1. Panofsky semble tout d'abord tomber sous le coup de cette critique, puisque c'est sur la base d'une «physionomie»que se construit la Renaissance,ausens d'une entité historique dotée d'une «existence »propre. Cette physionomie n'a rien d'une caractéristique objective. Elle résulte d'une perception et d'une construction mentale de matériaux empiriques les plus hétérogènes, qui pourraient à ce titre être «déconstruits » et «reconstruits » à volonté, selon des physionomies différentes. Mais le réalisme de Panofsky reste dans des limites de prudence. Il ne postule pas, commele ferait Renouard, une influence favorable de cette entité sur les événements historiques. Bien au contraire, il rappelle que ces «méga-périodes ne doivent pas être érigées en principes d'explication» (1976, 19). Par là, le réalisme de Panofsky est un réalisme pondéré, qui n'agit explicitement tout au moins —que sur la construction d'une existence idéale, et non pas sur les liens de causalité que l'on pourrait tirer de ce réalisme transcendantal. En ce qui concerne les failles del'approche réaliste duchangementculturel, onlira avecintérêt leschapitres relatifs deLa place dudésordrede Boudon (1984). 2. Sans adopter entièrement une approche nominaliste, Robert Grosseteste, perspectiviste médiéval, prépare les positions de Wiliam of Ockham: à propos de la propagation directe des rayons visuels (CommentariusinPosteriorum,I, 8)- Robertseréfère explicitement àunprincipe d'économie qu'il nomme: lexparsimoniæ.
guide heuristique. En aucune manière, il ne peut se substituer à la recherche empirique proprement dite. Weber dit explicitement : « Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s'écarte de ce tableau idéal » (1965, 173 ; c'est moi qui souligne). Les comportements ne sont jamais parfaitement homogènes dans une société. Il existe toujours des incroyants dans les moments de grande ferveur religieuse, de même que certains continuent de s'enrichir en période de crise économique... Et le « culte de l'antique », ce sont aussi les travaux de démolition commandés par le pape Nicolas V. Le piège épistémologique me semble consister dans une dérive du réalisme vers le causalisme, dans la mesure où ces « entités métaphysiques » se dotent insensiblement de la faculté de diriger le cours réel des événements. Peu importe que le terme de « causes » soit alors travesti en « forces » ou en « influences », l'euphémisme n'enlève rien à la structure du raisonnement. Il s'agit toujours de l'ancien ante hoc ergopropterhoc, qui véhicule tout autant le fantasme de la cause unique (le contexte social) qu'une position externaliste (la cause de mutation d'un champ culturel est au-dehors) : « La peinture change du Trecento au Quattrocento à cause du contexte politique florentin » ; « la perspective apparaît au Quattrocento parce que l'humanisme florentin a déterminé cette mutation »... Pour ma part, je pense plus utile de privilégier l'attitude conceptualiste. Ce faisant, nous observerons probablement les mêmes faits, mais selon un point de vue qui pourrait bien nous entraîner sur de nouvelles pistes. Quant à l'autre attitude, celle qui raisonne à l'intérieur du seul champ artistique, elle s'interdit de penser les liens là où il y a peut-être eu des rapports effectifs déterminants. Vous avez probablement déjà pressenti ce qu'il y aurait d'infructueux à parler de perspective en faisant l'impasse sur les liens entre perspectiva communis et perspectiva artificialis. Le « vœu de spécialité » —au sens où l'on a pu parler d'un vœu de pauvreté —est souvent resté lettre morte, au Moyen Age comme à la Renaissance. Rien n'a jamais interdit à un homme de l'art d'avoir pour ami un homme de science, et d'avoir avec lui des discussions qui aient des répercussions effectives sur son travail. Rien n'a jamais interdit à un homme de penser art et science conjointement, cette double vue pouvant à l'occasion engendrer des « nœuds de pensée » effectifs, dont il convient de rendre compte. Dans cet essai, je voudrais proposer —à titre exploratoire —une méthode connexionniste contre la première attitude qui invoque si souvent un explication par le contexte ; et globale contre la seconde qui découpe plus ou moins arbitrairement son champ disciplinaire.
2) L'approche connexionniste Certes, l'étude du contexte social florentin éclaire le problème de la perspective. On comprend l'arrière-plan sur lequel se déroule l'action, le milieu dans lequel évoluent les acteurs. Ces éléments d'ambiance sont suggestifs, mais sont-ils nécessaires ? Voyez ce que dit Lloyd de la pseudonotion de mentalité : « Ce terme facilite toujours la grande généralisation —sur les époques, les groupes, même sur des sociétés entières —mais au prix de sous-estimer encore, dans certains cas de manière radicale, la complexité des phénomènes à étudier» (1993, 218). Parler ainsi d'une mentalité « renaissante » ou « humaniste », en ce qui m'occupe, peut comporter le risque de projeter un ordre totalement étranger à l'histoire propre de la perspective. Il en va du « contexte » comme de la mentalité : ni l'un ni l'autre ne peuvent être définis précisément. Je crois extrêmement fructueux —c'est ma profession de foi nominaliste —d'abandonner ces approches, pour viser une analyse exclusive des connexions. On verra ainsi lesquelles sont effectives et déterminantes, lesquelles doivent être passées sous silence. Exemples. Que les banquiers florentins du Duecento ouvrent des succursales à Rome, Paris ou Londres ; que les papes aient accordé plus de confiance aux banquiers florentins qu'aux banquiers siennois ne montre qu'une chose : la puissance économique du Cambio dans un espace donné et en un temps donné. Mais dans quelle mesure ce fait a-t-il influé sur le système perspectif ? Que les Medici se soient implantés à Londres m'importe peu en soi. Ce qui m'importe, c'est de savoir si cette puissance économique a financé le développement de la perspective. Que la papauté ait été liée à la grande bourgeoisie florentine m'importe peu en soi. Ce qui m'importe, c'est de savoir si des livres, alors en possession de certains prélats, sont passés aux mains des artistes florentins. L'organisation en Arti Maggiori ne m'intéresse pas en soi. Elle ne prend de relief à mes yeux que si Ghiberti —en tant qu'il est effectivement lié à l'histoire de la perspective —a été contrôlé et payé par l'Arte di Calimala pour les travaux des portes du Baptistère. Alors, oui, je dois savoir qu'il existait à Florence un système corporatif divisé en : Arte di Calimala (apprêt et teinture des draps), della Lana (tissage des draps), della Seta (industrie de la soie), del Cambio (banquiers), dei Vaia e Pellicciai (fourreurs), dei Medici e Speziali (médecins et apothicaires), dei Giudici e Notai (juristes et notaires), et que les premières de ces corporations étaient économiquement les plus puissantes. Sans ce lien, sans cette connexion effective entre un Ghiberti et l'Arte di Calimala, la connaissance
des Arts libéraux est peut-être suggestive, mais elle ne m'est pas fondamentalement nécessaire. Un essai, un principe. Tisser un réseau de connexions autour des acteurs principaux de la perspective, que sont Brunelleschi, Ghiberti, Alberti, Piero della Francesca, Leonardo da Vinci pour la Renaissance, mais aussi Robert Grosseteste, Bartholomew of England, Roger Bacon et John Pecham pour le Moyen Age. Étendre pas à pas ce réseau de connexions autour de ces figures, procéder de proche en proche sans jamais invoquer l'entité métaphysique du contexte social. Car le contexte n'est au fond qu'une image globale, qu'une « synthèse intuitive » que l'esprit dégage de connexions multiples —un peu comme les rapports de voisinage entre les touches de couleur d'un tableau finissent par inspirer au spectateur une émotion globale. Cette « façon », vous la retrouverez probablement dans des travaux contemporains d'histoire et de sociologie des sciences, tels que le Léviathan et lapompe à air de Shapin et Schaffer (1993). Certains seront donc tentés de lire dans cette approche un prolongement du « programme fort » de la sociologie des sciences. L'adoption du « principe de symétrie » (Bloor, 1982), me place en effet dans cette perspective. Et l'analyse des significations de la lumière et de la vision pourrait entrer sans difficulté dans le cadre d'une explication causale des contenus exigée par cet auteur. Mais après ce qui a été dit sur la causalité et le piège du réalisme, il serait de mauvais esprit d'accepter toute connexion entre mythe et science comme relevant spontanément du régime de la « causalité efficiente ». De plus, contrairement aux tenants d'une sociologie hyper-relativiste, je pense que la vérité en science ne relève pas d'une autopersuasion collective, et qu'à ce titre, il est hasardeux de considérer que, de façon systématique, « la solution au problème de la connaissance est politique...» (Shapin et Schaffer, 1993, 342). Une réponse est certes construite par une communauté de savants, qui a ses codes et ses conventions. Mais cela ne définit en rien la science. Après tout, un édifice, un poème ou un ouvrage d'art sont aussi construits par une communauté, selon des règles et des principes. En quoi le « programme fort » répond-il à la question de la spécificité des constructions scientifiques ? Et quels critères avance-t-il pour expliquer que l'on ne prenne pas un poème, une symphonie ou une théorie scientifique pour des constructions indiscernables? Ces questions sont restées sans réponse. Les partisans du « programme fort » éclairent souvent de façon saisissante la trame interindividuelle de la pratique de la science, mais manquent une dimension essentielle en refusant de reconnaître ses particularités (Isambert, 1994). Je pense, pour ma part, que la notion de « vérité » —au double sens de
concordance des énoncés avec ce que l'on sait du réel, et de cohérence logique (consistency) —est centrale pour reconnaître la spécificité de la science. D'autres seront tentés de voir dans ce connexionnisme un épigone de l'actionnisme sociologique. Il est vrai que ma critique de l'idéaltype et ma focalisation sur l'agrégation des comportements individuels sont effectivement dans le fil de cette approche. Mais il est un point, cependant, qui ne rentre pas dans le cadre de l'actionnisme classique : je n'entends pas limiter mes analyses aux buts rationnels des agents sociaux. Je postule que le comportement humain est « chaud », que s'y mêlent des composantes affectives et imaginaires, qui me paraissent aussi déterminantes que les composantes « froides » —y compris sur le propre terrain des conceptions scientifiques. Quant au malaise qui résulterait d'un amalgame éventuel de ces approches, j'entends lever immédiatement toute ambiguïté : 1 / Il n'est pas sûr que le « principe de symétrie » invoqué par Bloor soit une invention de la nouvelle sociologie des sciences. Expliquer les raisonnements justes comme les raisonnements faux, est inscrit de longue date dans les programmes conjoints de la sociologie des sciences (Merton, 1947) et de l'histoire des sciences (Meyerson, 1931 ; Bachelard, 1947). Par ailleurs, on peut voir que L'art de sepersuader des idées douteuses, fragiles oufausses se place délibérément sous le signe d'une explication des erreurs, alors que son auteur est pour le moins critique, sinon hostile, à l'égard du « programme fort ». Les erreurs ne sauraient toutes être expliquées par des « causes » ; certaines sont aussi le produit de la « rationalité subjective» (Boudon, 1990). 2 / La polémique qui s'est installée entre partisans et détracteurs de la nouvelle sociologie des sciences (Latour, 1987 ; Isambert, 1994), et qui aurait pu gêner cette étude, semble s'être soldée par un cuisant revers des premiers. Souvenez-vous de l'affaire : Alan Sokal, professeur de physique 1. Je dis del'actionnisme «classique »,car on ne peut faire griefà RaymondBoudon d'en être resté à cette position. Il dit bien qu'«expliquer le comportement de l'acteur, c'est mettre en évidence les bonnes raisons... de type utilitaire ou téléologique maisaussibienappliquablesàd'autrestypes»(1986, 25). Le sociologue est d'ailleurs revenu sur la question des théories chaudes, et note qu'elles ne doivent pas être systématiquement écartées : «C'est bien sûr unepassion, la jalousie, qui pousse Othello àcroire enl'infidélité deDesdémone.. Je ne tire enaucune façonlaconclusion que toutes les croyances doivent s'expliquer par des raisons. Lesmodèles de Pascal-La Rochefoucauld oude Freud-Pareto sont, eux aussi, très souvent pertinents... »(1990, 22 et 46). Mais l'on retiendra de l'approche weberienne, que l'analyse sociologique doit débuter par l'examen des raisons.
à la New York University, excédé par le discours des hyper-relativistes, a rédigé dans le jargon de ses adversaires un article dénué de signification. Or cet article : « Transgression des limites : vers une herméneutique transformative de la gravité quantique » (sic) a été accepté par la revue américaine Social Text (Sokal, 1997), jetant ainsi un profond discrédit sur tout ce courant de la sociologie des sciences. Le canular n'est sans doute pas une arme régulière dans une controverse, mais il est indéniable que celui de Sokal a exhibé ce qui, dans cette approche, relève de la mystification pure et simple. C'est en tout cas la première fois que les objections adressées à la nouvelle sociologie des sciences diffusent au-dehors des cercles de spécialistes. 3 / I l est toujours assez infructueux de débattre à vide d'un problème, car on devrait alors examiner une longue liste d'arguments en faveur des pro et contra du « programme fort », avant même d'avoir prononcé un seul mot touchant au sujet de la perspective... Il semble plus utile de passer son chemin, en laissant pour l'instant ce débat entre parenthèses. Non pas qu'il soit vain de se livrer à ces argumentations et contre-argumentations, mais parce que les arguments mêmes auront une signification plus nette sur des faits précis. Certains passages —les chapitres 4, 7 et conclusion —dévoilent, je crois, assez clairement ma position personnelle en faveur de normes anhistoriques de la rationalité. Revenons maintenant à l'idée de « connexion ». Cette manière de rendre compte des faits a ses conséquences. En premier lieu, il convient de remarquer que les connexions ne se font pas nécessairement là où se pensent les divisions disciplinaires. Par conséquent, il n'est pas certain, apriori, qu'une sociologie et une histoire des sciences arrivent séparément à rendre compte de la perspective. C'est ce qui explique en partie l'éclectisme de certaines références, prises sur les champs connexes de l'histoire de l'art, de la sociologie ou de l'anthropologie des représentations. Je ne crois pas que cet éclectisme soit la marque d'un esprit brouillon. Il provient simplement de ce que les connexions doivent absolument primer sur les partages disciplinaires. Certains s'étonneront aussi de voir cet essai se « distendre » de l'art à la science, de la science à la philosophie, de la philosophie à la politique ou à la religion. Mais ces fils ne paraîtront distendus qu'à un esprit trop habitué aux territoires disciplinaires. Je préfère y voir des connexions qui peuvent éclairer le sens de la perspective. D'autres s'étonneront de me voir compter des barriques de vin, des figues sèches, ou spéculer sur les outils qui sous-tendent la pratique de la perspective.
Mais, là encore, les connexions me paraissent importantes, car ce sont le vin qu'a bu Ghiberti, les figues qu'il a mangées, et les instruments qu'il a tenus dans ses mains. Par conséquent, ce vin, ces figues sèches et ces outils éclairent le sens à donner à sa perspective. Il existe toujours de multiples connexions entre le domaine de l'expérience concrète et celui de l'expérience intellectuelle... Il m'importe de savoir si Roger Bacon portait une bure de laine grossière, aussi rêche que de la paille de fer, ou s'il était vêtu de brocarts d'or et d'argent. Il m'importe de savoir si John Pecham se rendit au concile de Padoue en 1277, dans la stricte observance de la règle franciscaine, c'est-à-dire marchant pieds nus dans la neige et la boue. Car cet idéal de pauvreté conditionne —au niveau du sens —une conception de la perspective, qui eût été bien différente s'il avait fait ce voyage en carriole, les pieds au sec, la panse pleine et l'œil vigilant sur une bourse remplie d'or. En second lieu, entendez que les ruptures instituées par les disciplines de notre temps ne correspondent pas nécessairement aux plans de ruptures pensés à une époque donnée. Songerait-on seulement à une critique cinématographique du XIII ou du XV siècle ? N'importe qui y verrait l'application d'un découpage aussi arbitraire qu'infructueux. Mais pourquoi, en retour, accepterait-on de mesurer la perspective médiévale à l'aune exclusive de l'histoire des sciences ; la perspective du Quattrocento à l'aune de l'histoire de l'art ? On ne peut être qu'en accord avec Field : « Une bonne raison d'être intéressé par l'œuvre de Piero della Francesca, est qu'elle bouscule les divisions disciplinaires de notre temps, cependant qu'elle nous avertit de l'impossibilité de les lui appliquer» (1993, 95). De même, lorsqu'on fait passer le rasoir disciplinaire dans les œuvres de Pecham ou d'Alberti, on risque d'extirper un stock de connexions significatives. Pecham, perspectiviste, était surtout un théologien et un poète. Jugez-en par son œuvre totale : quatre traités scientifiques, seize traités de théologie, six écrits poétiques Observez le fondement théologique de sa poésie. Et s'il en était de même de la pers1. Soient les œuvres suivantes de Pecham : Tractatus deperspectiva; Perspectiva comniunis; Theorica planetarum; Desphœra. —CollectaneaBibliorum; Postilla in Cantica Canticorum; Tractatusdemisteriatione numerorum in Sancta Scriptura; Quœstiones quodlibetica; Quœstiones ordinariœ; Collationes de omnibus Dominicisperannum; De Trinitate; Diffinicio theologie; SuperMagistrumSentenliarum; Tractatuspauperis contra insipientem novelarum hœresum confictorem circa Evangelicamperfectionem; Declaratio regule ordinis Fratrum minorum; Canticumpauperis.. de introitu ad religionem; Tractatus contra Fratrem Rogerium; Formulaconfessionum; SuperlibrosEthicorumAristotelis; VitaS.AntoniiPatavensis. —Philomela; Defensio FratrumMendicantium; Meditacio deSacramentoAltaris etejusutilitatibus; VersusdeSacramentoAltaris; Psalterium BeateMariedePsalmissacrissumptum; Dumjuvenis creviludensnunquamrequievi.
pective, quel sens accorder à une « perspective théologique » ? Voyez la dispersion de Leonbattista Alberti, qui ne se limite pas davantage au champ artistique. Jugez-en par son œuvre : huit traités sur les arts et techniques, dix opuscules littéraires sur les passions et les faiblesses humaines, deux réflexions théologiques, onze traités d'éducation et de philosophie morale Remarquez la continuité entre ses comédies, ses satires et ses opuscules moraux. De l'éducation comme moyen de déjouer les passions et l'ignorance... Et si la perspective rentrait dans ce cadre, quel sens donner à une « perspective stoïcienne » ? Voilà ce que ne dit pas une coupe arbitraire selon les disciplines. Et ce sont là des connexions qu'il ne me semble pas possible de passer sous silence, sous prétexte qu'elles se situent au-dehors d'un champ d'investigation pré-défini. Il y a, de ce point de vue – exploratoire – une prévalence absolue des connexions. Ces connexions qui se retrouvent ça et là dans le réseau des faits empiriques, obéissent-elles à une règle ? Oui, mais cette règle est à la fois facilement intelligible et fort difficile à admettre. Car si ces connexions obéissent bien à un principe constant et systématique, c'est bien au chaos et à la complexité des situations réelles, en tant qu'elles s'opposent aux situations claires et bien ordonnées des idéaltypes. D'un autre côté, il existe toute une tradition – fondée ou non, je n'en sais rien – qui tend à considérer le désordre comme un ordre non perçu, et qui annule de fait une opposition trop franche entre ordre et désordre. Voyez un exemple. Faites l'inventaire de votre bibliothèque, en indiquant scrupuleusement pour chaque ouvrage : le nombre de pages, le format, la date de parution et le nom de l'auteur. Le « désordre » de votre bibliothèque, c'est essayer d'en rendre compte en fonction du nombre de pages si vous rangez les livres par ordre alphabétique ; c'est essayer d'en rendre compte par l'ordre des auteurs si vous rangez vos livres par format. Là, il est vrai que le désordre est un ordre caché, qui devient apparent dès que l'on choisit la bonne catégorie descriptive. La leçon est évidente : l'ordre n'estpas une donnée intrinsèque du réel, mais une caractéristique subjective qui permet de rendre compte du réel adéquatement. Le réel n'est ni ordre, ni désordre en soi. Cette remarque admet un corollaire important : la déconstruction de l'ordre idéaltypique à laquelle je compte pro1. Soient les œuvres suivantes d'Alberti : Descriptio urbis Romœ; DePictura; Elementi di Pittura; De Statua; Navis; De re œdificatoria; Ludi matematia; De componendis cifris. – Philodoxeos; De commodis literarumatqueincommodis; Deifira eEcatonfilea,Agiletta eMirzia, CorimboeTyrsis; Certame Coronario; Canis; Musca; Intercenales; Momus; Apologi. – Vita di S. Potiti; Pontifex. – Deequo animante; Della Famiglia; Uxoria; De Iure; Trivia senatoria; Teogenio; Sofrona; Della tranquilità dell'anima; Sentenze Pitagoriche; DeIciarchia.
céder, ne plonge les faits historiques dans le désordre que de manière transitoire. Appeler le désordre, c'est tôt ou tard substituer à l'ordre ancien une autre cohérence des faits empiriques. 3) La méthode des traceurs Si l'on ne veut pas perdre le privilège de l'ordre, sans pour autant tomber dans le piège de divisions idéaltypiques trop brutales, que restet-il ? Il reste la logique des réseaux et des connexions : telle personne en rencontre une autre, et, durant cette interaction, lui transmet un savoir pratique, des idées, ou échange des biens avec elle. Sperber (1985) a proposé un programme d'« épidémiologie des représentations » qui n'est pas sans rapport avec l'approche connexionniste. En particulier, on trouvera dans ses travaux une définition rigoureuse de la « transmission culturelle », que je reprends à la lettre : « Une transmission est un processus qui peut être intentionnel ou non, coopératif ou non, et qui entraîne une similarité de contenu entre une représentation mentale chez un individu et un descendant causal de cette représentation chez un autre individu » (1996, 139). En revanche je ne peux me résoudre à hériter de l'hypothèse selon laquelle, en général, la transmission n'est pas un mécanisme de réplication des représentations, mais un processus de transformation. Non pas que je veuille en contester la validité intrinsèque, mais parce que cette hypothèse se révélerait inopérante ici. Je vois deux raisons à cela. Premier argument : l'hypothèse émise est spécifique aux objets étudiés par l'anthropologie, au premier chef les contes et les mythes, qui dépendent de la transmission orale. Or Sperber reconnaît bien que lorsque l'homme utilise une « mémoire externe », cette transformation est moins importante, la communication exerçant alors un filtrage moins sévère sur les représentations. Par ailleurs il est probable que le mode de construction des énoncés scientifiques, dont il sera question ici, les rende moins aptes aux altérations individuelles. Une représentation de ce type devant être justifiée par la correspondance au réel et par la logique du raisonnement, elle est par nature moins labile qu'une rumeur ou qu'une mode vestimentaire. Cette relative stabilité des représentations scientifiques minimise donc le rôle de l'hypothèse centrale de l'épidémiologie des représentations. Deuxième argument : lorsqu'on veut démontrer l'effectivité d'une transmission culturelle – comme ce sera le cas aux chapitres 3, 4 et 7 – il devient impératif de postuler la réplication (au moins partielle) des énoncés sur lesquels porte la communication. Faute de quoi, aucune preuve ne
peut être avancée de la réalité de l'interaction culturelle. Autrement dit, si la transformation est bien un mécanisme général de la transmission culturelle, l'hypothèse de la réplication offre de meilleures garanties du point de vue méthodologique. On lira aussi une nuance quant à l'usage de la métaphore épidémiologique de la transmission culturelle : Sperber manipule la transmission pour expliquer le contenu des représentations, alors que je souhaite pour ma part manipuler le contenu des représentations pour prouver la réalité d'une transmission. Les perspectives sont symétriques. Par conséquent, si l'approche connexionniste offre une parenté incontestable avec le programme d'épidémiologie des représentations proposé par Sperber – et intègre même partiellement ce programme – elle s'en détache dans la mesure où il ne sera jamais question pour moi de déterminer le contenu des représentations à partir de capacités cognitives ou communicationnelles. Cette différence d'orientation de l'approche connexionniste admet quelques incidentes méthodologiques. Une, en particulier, dont j'aimerais ici tester la pertinence. Voyez quelques exemples. Lorsqu'un spéléologue veut connaître la résurgence d'une rivière souterraine, il introduit un « traceur » comme la fluorescéine ou la rhodamide-B à l'endroit où disparaît la rivière. L'apparition de cette substance en un autre point permet de tirer des conclusions sur la connexion effective de deux cours d'eau. Lorsqu'un biologiste recherche certaines anomalies morphologiques ou fonctionnelles d'un organe, il utilise un isotope – hier l'iode 131 aujourd'hui le plus souvent le technétium 99m – qui lui permet de visualiser le système circulatoire et le siège où se fixe la molécule marquée (les médecins parlent respectivement d'exploration dynamique et morphologique). On utilise en océanographie une méthode comparable, pour l'étude des courants marins. Des bouées dérivantes émettant un signal radio sont détectées par un satellite. Les positions occupées par la bouée à intervalles réguliers permettent de reconstituer la dérive des molécules d'eau, qui, autrement, serait imperceptible. Trois sciences : trois exemples d'utilisation de « traceurs » qui rendent compte de phénomènes d'échanges et de circulation. L'utilisation de « traceurs » n'est pas l'exclusive des sciences physiques, et j'en donnerai tout de suite un exemple. En 1347, un bateau génois quitte le port de Caffa sur la mer Noire ; en 1349, Florence accueille le grand concile des Églises d'Orient et d'Occident. A priori, il n'existe aucun rapport entre ces deux événements. Cherchez pourtant le traceur : c'est le bacille de la peste. Reconstituez le circuit : le navire génois ramène la maladie dans le port de Gênes, laquelle se diffusera, non pas physiquement mais socialement si
j'ose dire, par le réseau des échanges et des contacts humains. L'épidémie touche Ferrare, où a commencé le concile. Les prélats, effrayés par la peste, décident de transférer le concile à Florence. Voyez-vous ces papes, et leur immense cortège de cardinaux, d'évêques, d'abbés, de diacres apostoliques, d'auditeurs palatins, d'écriniers, d'abréviateurs, de notaires, d'urbiculaires, de custodes, d'estafettes et de domestiques ? Les quelques milliers de personnes du concile transportent l'épidémie à Florence... Lors du concile, pourtant, se déroule une rencontre de tout premier plan entre la culture grecque et la culture latine. Est-ce un hasard si la transmission culturelle et la propagation d'une épidémie suivent le même chemin ? Non, car l'une et l'autre utilisent un même réseau : celui des échanges. Mais les rapports sociaux ne sont-ils pas si fréquents et si globaux, que tout peut devenir un traceur des échanges ? Telle pourrait être la tentation d'une sociologie connexionniste. Mais elle serait méthodologiquement mal fondée. Tout traceur doit en effet posséder quelques qualités indispensables : 1 / La discernabilité exprime que l'observateur peut identifier sans confusion possible le traceur. Seul un signal spécifique permet une observation sans équivoque. Les bouées dérivantes émettent sur une fréquence précise ; les traceurs biologiques sont des radioéléments qui ont un spectre d'émission caractéristique. Par exemple : le technétium 99m émet un rayonnement y d'énergie 140 Kev. La qualité essentielle d'un traceur est de pouvoir offrir un bon contraste signal sur bruit de fond, tout en restant dans des gammes d'énergie facilement détectables (scintigraphie ou tomographie). 2 / La maniabilité exprime le fait qu'un traceur doit être facile à manipuler, et pour cela il opère généralement à une échelle inférieure à celle du phénomène étudié. Pour reprendre l'exemple de la spéléologie, le choix de la fluorescéine repose sur le fait qu'elle a la propriété d'être visible même à une très faible concentration. Il en va de même des traceurs biologiques : l'activité injectée dans le corps est de l'ordre de quelques centaines de MBq. On utilise en pathologie respiratoire des doses de 75 à 150 MBq. En neurologie, où l'exploration change d'échelle, on utilise des isotopes à vie brève mais très actifs, ce qui permet d'injecter des quantités négligeables de produit (quelques dizaines de n moles). Sans cette maniabilité des traceurs, l'exploration neurologique serait à la fois techniquement plus difficile et moins précise.
3 / L'adéquation correspond au fait que le traceur utilisé n'est généralement pas un isotope libre, mais une « molécule marquée » en fonction du phénomène que l'on veut étudier. En pathologie respiratoire on utilise des radioéléments gazeux comme le xénon 133 ou le krypton 81m En ostéopathologie, les traceurs sont des complexes phosphatés, comme le 9 9 m (hydroxy-méthylène-diphosphate). En neurologie, le traceur est associé à des molécules spécifiques, telles que la 7 6 pérone qui a été utilisée pour mettre en évidence les récepteurs dopaminergiques. 4 / L'inocuité enfin, concerne principalement – mais pas exclusivement —les traceurs biologiques. Ce critère oriente le choix vers des isotopes qui ont une demi-période physique courte, ou qui sont rapidement éliminés par l'organisme. C'est la raison pour laquelle l'iode 131 (8 jours) a été remplacé par l'iode 123 (13 heures) ou le technétium 99m (6 heures). De façon comparable, ce critère dirige aussi le choix de la fluorescéine qui n'est pas une substance toxique, ou même celui de la fréquence radio des bouées dérivantes, réglée de manière à ne pas interférer avec les gammes des communications.
Existe-t-il des traceurs sociologiques ? Essayez d'en repérer par vous-même. Il suffit pour cela que votre choix se porte sur des éléments discernables, maniables, adéquats et sans danger Quelques contreexemples tout d'abord. L'argent, c'est-à-dire le véhicule qui est peut-être le plus soumis à la circulation et à l'échange social, n'est pas un traceur : on le trouve identique à lui-même dans toutes les poches... La faussemonnaie n'est pas non plus un traceur : tout bon faussaire cherche à la rendre indiscernable. Le mot « œil » ou « vision » dans un traité de perspective, n'est pas un traceur discernable : il se retrouve sous toutes les plumes... En revanche une configuration spécifique d'énoncés s'approche de la définition du traceur : il s'agit d'un assemblage de significations discernable et adéquat, bien que peu maniable (cette analyse peut se révéler fastidieuse). Pourtant, une configuration de ce type montre qu'il y a eu échange d'un véhicule matériel et de significations. Derrière elle, existe 1. Ce dernier critère, qui ne concerne que la sociologie expérimentale, disparaît en fait dans une sociologie de type historique. On pourrait cependant m'opposer que cette technique sophistiquée ne s'applique que métaphoriquement à l'histoire, aucun expérimentateur n'étant là pour choisir et injecter le traceur. Objection douteuse à mon sens, puisque certaines sciences physiques utilisent des traceurs «injectés »en dehors de tout cadre expérimental. Les traceurs biogéologiques comme le carbone 14 n'ont pas été manipulés à l'époque à laquelle les tissus analysés étaient vivants.
donc tout un réseau de connexions effectives. Dans la large gamme des traceurs sociologiques, j'utiliserai ici principalement deux types de traceurs : 1 / les traceurs linguistiques comme le mot pyramis radiosa : « pyramide des rayons », que l'on trouve dans certains manuscrits écrits à plus de deux siècles de distance. Ce groupe de mots est un assemblage discernable et adéquat, de plus il présente la propriété d'être aisément identifiable ; 2 / les traceurs graphiques, tels que la répétition du motif pictural en plafond, qui semble s'être transmis de génération en génération de la fin du XIII siècle au Quattrocento. Voilà encore un traceur maniable à cause de sa petite taille (il faut à peine quelques secondes pour savoir s'il figure dans un tableau). Cet élément pictural offre aussi un bon rapport « signal sur bruit de fond », puisqu'il possède une structure très spécifique (il faudrait une coïncidence exceptionnelle pour qu'un artiste indépendant l'ait réinventé de lui-même). On le voit : plus la structure d'un traceur est spécifique, plus on a des chances d'avoir affaire à un processus effectif de transmission. Encore faut-il qu'il présente une discernabilité telle qu'il ne puisse pas résulter d'une solution rationnelle à un problème. En effet, dans l'hypothèse d'une universalité de la raison – sans me prononcer sur cette difficile question, j'adopterai ici la thèse qui demande le plus haut degré d'exigence méthodologique – il existe un danger de retrouver indépendamment une réponse rationnelle identique au même problème. Ceci aurait pour effet désastreux de confondre une similitude formelle avec la similitude résultant d'une transmission effective , doute qui a toujours hanté les conclusions diffusionnistes en anthropologie. Ces traceurs, vous les découvrirez au fur et à mesure de ce livre et vous les jugerez essentiellement à partir du critère de discernabilité. Si vous admettez qu'il s'agit de traceurs pertinents, vous serez alors en mesure d'accepter mes conclusions sur la transmission culturelle de la perspective.
PREMIÈRE
PARTIE
Les pratiques
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
Chapitre 2 Les tableaux
Revenons au caractère problématique des ruptures historiques et aux résidus des a priori. Toute « invention » signifie une macro-rupture entre deux temps, et suppose, nolens volens l'homogénéité des pratiques en amont et en aval. Mais comment juger de cette homogénéité ? En appliquant les critères du vrai et du faux ? C'est là la position sur laquelle est resté Panofsky, lorsqu'il affirme que, « mesurés selon les normes établies au XV siècle, les intérieurs qui apparaissent dans les œuvres des "pères fondateurs" [Duccio, Giotto] sont... inexacts dans leur construction... » (1976, 243). La position de Panofsky est cependant nuancée : en dépit des imperfections techniques, l' « esprit » de l'espace moderne habiterait déjà l'œuvre de ces peintres du Trecento... C'est ici qu'il faut reprendre le travail, car cette position tient mal devant la critique. Supposer un espace moderne au Trecento, tout en niant l'existence de ses manifestations concrètes, c'est typiquement forger une catégorie ad hoc. Car, comment définir l' « espace moderne » – qui se veut, chez Panofsky, un concept plus large que celui de « perspective » – sinon en reconnaissant qu'il se fonde sur l'usage de la perspective ? On n'en sort pas, et les fils restent emmêlés. Quiconque suivra cette critique reviendra à la position de départ selon laquelle il existerait des représentations pré-renaissantes « inexactes » et pleines d' « imperfections techniques » et des représentations renaissantes exactes dans leur construction. Cette position est pourtant inféconde, car c'est précisément sur cette question du vrai et du faux que l'on a le moins de preuves sérieuses. S'il y a bien eu erreur et fausseté de la fin du XIII au début du XV siècle, il reste encore à savoir de quelles « erreurs » il s'agit : dans le domaine technique, les erreurs sont construi-
tes, elles résultent d'une succession d'opérations, qui, pour être réputées « fausses », n'en sont pas moins des opérations. Comment les faussesperspectives du Trecento sont-elles construites ? Ensuite, dire que les perspectives de la Renaissance sont « justes » n'est pas plus satisfaisant que d'affirmer la « fausseté » des représentations médiévales. La seule question qui puisse débrouiller l'écheveau est encore : comment sont-elles construites ? Il existe, enfin, un troisième ordre de questions, qui touche cette fois au champ des représentations mentales, puisqu'à côté des fautes occasionnelles – provoquées par les erreurs de manipulation – il existe des erreurs systématiques qui ne peuvent être expliquées autrement que par une construction mentale dirigeant la séquence opératoire. Faites une distinction entre « erreur accidentelle » (type I), « erreur ad hoc (type II), et « erreur systématique » (type III). 1 / Du point de vue opératoire, l'erreur accidentelle se caractérise par le fait qu'elle n'est impliquée dans aucun réseau logico-sémantique. Par exemple : une fuyante isolée qui dérape ne doit pas être interprétée autrement que comme erreur accidentelle. En revanche, si elle se dirige vers une zone de convergence d'autres lignes de fuite, alors oui, il y a erreur de type II ou III. 2 / L'erreur ad hoc est une erreur volontaire, dont on peut comprendre le pourquoi sur une base pratique. Par exemple : lorsqu'un dallage est interrompu par une ou deux marches, il peut être avantageux, dans certaines conditions, de tracer un unique réseau perspectif au sol, et d'altérer légèrement les fuyantes afin que l'erreur ne se remarque pas. Dans ce cas, l'erreur n'est pas insondable, elle obéit à une logique instrumentale, qui se refuse à convoquer des moyens disproportionnés par rapport au but poursuivi. 3 / L'erreur systématique, quant à elle, se distingue des premières, dans la mesure où elle se présente dans un réseau de cohérence logicosémantique, reposant sur l'adhésion à une règle de construction ou à un principe d'organisation de l'espace. Placez-vous dans une architecture peinte à plusieurs plans. Si le point de fuite du premier plan ( F ne coïncide pas avec ceux des plans suivants ( F ; F et que cet ensemble de points de fuite sont régulièrement décalés vers le haut, alors vous pouvez en déduire que le peintre adhérait à la croyance selon laquelle « plus un plan est éloigné, plus le point de fuite est haut ». Dans un ouvrage récent, Rotgans (1988, 70-72) a analysé une série d'erreurs du XVIII siècle en
mettant en évidence les raisonnements erronés du peintre. C'est ce que je devrai faire, chaque fois que les erreurs observées ne sont pas de type I ou II, en me rapprochant des analyses de Boudon (1990), qui place en exergue le mot de Pareto : « La logique cherche pourquoi un raisonnement est erroné, la sociologie pourquoi il obtient un consentement fréquent. » Quelles sont donc les raisons de ce consentement, et avant tout, y a-t-il eu un consentement unanime ou des consentements qui ont suivi les lignes de fractures entre ateliers et individus ? Voilà, à mon sens, une façon de passer d'arguments qui tournent en rond à une série de questions qui peuvent faire l'objet d'une exploration systématique. La question : « Comment les perspectives sont-elles construites ? » amène nécessairement une recatégorisation du problème. Construire une perspective « juste » – au sens défini de la perspective linéaire – c'est effectuer une séquence d'opérations qui sont de deux ordres. Le premier consiste à traiter les lignes de bout (c'est-à-dire dont la direction est parallèle à l'axe du regard) ; le second, à traiter les lignes frontales situées dans un plan perpendiculaire à l'axe de la vision). Du point de vue des solutions canoniques, le premier problème débouche sur le positionnement du point de fuite ; le deuxième, sur la méthode dite du raccourci Il va sans dire que cette distinction est une distinction d'ordre logique, et non pas d'ordre chronologique le peintre passant sans arrêt d'un ordre à l'autre. Cette distinction offre pourtant un intérêt lorsqu'il s'agit non plus de construire une perspective, mais de savoir quels gestes ont été faits pour mettre sur pied une représentation graphique qui s'approche du canon de la « juste » perspective.
DU POINT DE FUITE Pour trouver le (ou les) points de fuite utilisés par le peintre, on peut utiliser la technique de reconstruction ex post facto à partir de clichés photographiques d'œuvres présentant des architectures figurées Commen1. Je restreins ici sciemment l'exposé au cas de la perspective à point central, étant entendu que dans la perspective à deux points de fuite, on peut lire la même indépendance logique des deux ordres de problèmes. 2. Il existe en fait deux sources d'erreur : l'une est liée à la prise de vue, l'autre à la reconstruction graphique. L'usage de la photographie évite de faire des tracés de grandes dimensions, mais entraîne une perte de précision. Tout système optique introduit des aberrations géométriques dont il convient de s'assurer qu'elles ne modifient pas le tracé perspectif. L'aberration sphérique qui
cez par deux observations intuitives : plus l'amorce visible d'une fuyante est courte, plus l'erreur angulaire de la reconstruction est importante – d'où l'intérêt de commencer à monter le réseau des fuyantes à partir des amorces les plus longues, ce qui aura pour effet de réduire les risques d'erreur. Deuxième observation : plus le dessin est petit, plus la reconstruction est incertaine – d'où l'intérêt de travailler à une échelle compatible avec les résultats escomptés. Formalisez maintenant les erreurs liées à la reconstruction des fuyantes. Soit la portion visible (AB) d'une fuyante du tableau, laquelle doit être prolongée jusqu'en un point de fuite (C). Si le trait était sans épaisseur, la construction de la fuyante (AC) ne poserait pas de problème. Mais, traçant un trait d'épaisseur calibrée (e), je peux tracer toute fuyante qui recouvre en totalité le segment (AB) visible :
Fig. 1. – Erreurs angulaires et métriques
La déviation maximale apparaît lorsque les points (A, B) sont sur deux côtés opposés du trait. La demi-erreur angulaire étant (α), on peut déduire l'erreur métrique (ε) au niveau du point de fuite. Elle est égale à la longueur du segment (CD). Les erreurs angulaire et métrique peuvent être calculées à partir des paramètres de la reconstruction : α = ± tg 1(e/d)
ε = ± d'. tg (α).
Ainsi, e n utilisant u n stylo d ' é p a i s s e u r n o r m a l i s é e e = 0,20 m m , p o u r reconstruire
une
fuyante
(AC) = 150
mm,
visible
seulement
sur
produit un halo, par suite de rayons marginaux trop convergents, la coma qui occasionne un point-image en forme de virgule et l'astigmatisme qui lui donne une forme elliptique n'entraînent pas de transformation sensible du tracé. Par contre, la distorsion (distorsion positive : « en coussinet » ; négative « en barillet » ) change les droites tangentielles en courbes. On acceptera une courbure de 1 % sur la droite la plus extérieure. Au-delà de ce seuil de tolérance, les œuvres n'ont pas été analysées. Enfin, lorsqu'un cliché est pris, le point de vue n'est jamais exactement dans l'axe central du tableau. Si celui-ci est un rectangle (ABCD), il peut être rendu par un quadrilatère irrégulier (A'B'C'D' ). Toutefois, cette déformation n'invalide pas les conclusions que l'on peut tirer du tracé, puisque le rectangle et le quadrilatère sont alors liés l'un à l'autre par une projection (transformation linéaire).
(AB) = 30 mm, l'erreur angulaire sera : α = ± 0° 23', l'erreur métrique : ε = ± 1 mm. Travaillant sur des clichés ayant, par rapport à l'œuvre, un coefficient moyen de réduction de 10, l'erreur métrique in situ (sur l'œuvre) sera de ± 1 cm. En procédant de la sorte, et en tenant compte du décalage entre la construction théorique et la construction observée, vous serez en mesure de distinguer les trois types d'erreur décrits plus haut. Dans les analyses qui suivent, j'attirerai l'attention sur l'existence des erreurs accidentelles et ad hoc, mais c'est essentiellement sur les erreurs systématiques que je fonderai mes analyses. Elles seules indiquent les principes selon lesquels les perspectives ont été construites ; elles seules véhiculent des croyances, vraies ou fausses. En ce qui concerne le point de fuite, on peut trouver deux grands principes de composition.
1) Le système monoculaire Je ne m'arrêterai pas longtemps sur le schéma de la perspective linéaire classique, puisqu'une habitude plusieurs fois centenaire nous l'a rendu familier. Je dois cependant, parce qu'on les oublie trop souvent, en rappeler les conditions d'existence. Ce type de construction suppose la vision monoculaire. Pour vous en convaincre, vous pourriez raisonner en logicien. Mais voyez ce que fait Brunelleschi dans son expérience perspective. Ne présente-t-il pas, comme le dit Manetti, le tableau à un seul œil ? Egli aueua fatto un buco nella tauoletta... E t uoleua que l'occhio si ponessi da rouescio... Soit : « Il avait fait un trou dans la planchette... et il voulait que l'on mette l'œil derrière... » ( 299). Voilà l'origine expérimentale de cette construction. Celle à partir de laquelle Parronchi (1957, 14) tire la conclusion selon laquelle Brunelleschi, en soudant les deux points de fuite en un seul, aurait « donné à la vision un caractère unitaire et instantané ». Si la tavoletta est aujourd'hui perdue, vous constaterez que le plateau d'argent qu'on attribue à Brunelleschi – la Guérison des possédés du Louvre (fig. 15, p. 74) – obéit bien au principe de la vision monoculaire. Toutes les fuyantes convergent en un même point. Ce principe sera repris pas Alberti et Piero della Francesca. Le dernier dit à propos de la construction perspective d'un quadrilatère : Adunqua · facise in propia forma una superficie quadrata · la quale sia ·BCDE· poi se punga il puncto ·A· il quale sia /'occhio... Soit: « On fait donc une surface carrée (BCDE), puis on fixe le point (A), lequel est l'œil... » ( prospectiva pingendi III, 1). Premier résultat : une perspective linéaire classique est
toujours contruite – et par conséquent doit être vue – d'un seul œil. Je ne parle ici que de la perspective à point de fuite central. La perspective dite à deux points de fuite revient au même. Prenez l'équerre et le crayon. Tracez un pavement de carreaux. Les joints convergent vers un point de fuite central. Reliez maintenant les angles des carreaux selon les diagonales. Ces lignes convergent cette fois vers deux points de fuite latéraux, que l'on appelle les points de distance (et qui sont nécessairement placés sur la ligne d'horizon). Géométriquement, ces tracés se correspondent. Et c'est pourquoi ma démonstration portera simplement sur la perspective à point de fuite unique. Doit-on appliquer à ce type de construction la même analyse en termes de consentement collectif? Oui, mais je souhaite en différer l'étude, car il me semble pouvoir en tirer meilleur profit en présentant les tableaux un à un.
2) Le système binoculaire L'expression « construction en arête de poisson », utilisée par Panofsky (1975) et reprise par White (1992), signifie un système d'organisation de l'espace complexe où les fuyantes convergent vers des points de fuite multiples, situés sur un même axe vertical : l'axe de fuite. Panofsky écrit : « Lorsqu'on prolonge les lignes de fuite, elles ne vont pas en un mouvement strictement concurrent se rejoindre en un seul point, mais elles vont... se rencontrer deux à deux en plusieurs points, tous situés sur un axe commun, si bien qu'on a en gros l'impression de voir apparaître une arête de poisson» (1975, 75). Si l'on en croit Panofsky, c'est à un mixte de perspective curviligne et linéaire qu'on devrait rattacher cette construction, les mesures prises sur un « cercle de position » étant reportées sur la section plane du tableau. C'est ce report complexe, effectué point par point selon la méthode décrite par Panofsky, qui provoque le défaut de convergence des fuyantes. Dans son texte d'introduction, Dalai Emiliani renforce cette interprétation en lui donnant cette fois un sens historique : « Partis d'une "construction de division symétrique" pour la réduction perspective des
1. Vous prendrez garde de ne pas confondre les deux points de fuite «latéraux » de cette construction, avec les deux points de fuite du système de vision binoculaire que je vais présenter. La première construction suppose que l'on représente les objets, arête dans l'axe, ou, si l'on préfère, de manière à voir à la fois deux faces adjacentes.
Fig. 2. — Cercles de projection de Panofsky plans horizontaux... les artistes seraient passés en un second temps à un système de transition... et enfin dans la dernière phase, ils auraient fait coïncider en un seul point les intersections des lignes de profondeur, arrivant ainsi... au point de fuite pour un plan unique » (Panofsky, 1975, 24). Voyez le canevas de cette gradation historique : 1 / un système en arêtes de poisson parallèles ; 2 / un système en arêtes de poisson qui « convergent légèrement » ; 3 / un système à point de fuite unique. Telle serait l'évolution générale du système de représentation entre Moyen Age et Renaissance... Revenez à la lecture de Panofsky. Et demandez-vous pourquoi des peintres qui cherchent toujours des techniques simples et efficaces auraient adhéré à une composition aussi complexe, combinant section sphérique et section plane, et qui procède d'une manipulation des plans et des élévations, dont Panofsky attribue par ailleurs l' « invention » à Brunelleschi. N'est-ce pas formuler beaucoup d'hypothèses inutiles ? A mon sens, cette composition est restée insuffisamment analysée, précisément parce qu'on a pris l'habitude de l'opposer à la « juste perspective » du Quattrocento. « Pourquoi la construction en arête de poisson a-t-elle reçu le consentement des peintres médiévaux ? » Telle est, à mon sens, la seule question permettant d'en découvrir l'origine. Bien qu'il s'agisse pour l'instant d'une conjecture, je me permettrai de faire observer l'équivalence frappante qui existe entre deux schémas. Le premier montre une construction utilisant le principe de construction « en arête de poisson » (à gauche) ; le second, sa résolution en deux points de fuite (à droite). Ces schémas sont géométriquement indiscernables, dans la mesure où l'on peut analyser un tableau, indifféremment à partir de l'un ou de l'autre (fig. 3, p. 56). Mais s'ils sont indiscernables, justement, pourquoi faudrait-il introduire le second ? J'ai dit que ces schémas étaient géométriquement équivalents, je n'ai pas dit qu'ils l'étaient du point de vue de leur signification...
Fig. 3. — Résolution de l'axe de fuite
En premier lieu, on pourrait constater sur le terrain même de la vérification géométrique, que l'interprétation que donne Panofsky en rattachant ce schéma à une hypothétique perspective curviligne ne rend pas compte du tracé effectif de nombreux tableaux. En effet, la projection sur un « cercle de position » engendre des fuyantes qui ne convergent pas strictement en deux points F et F Mais si j'introduis la variante à deux points de fuite, c'est surtout parce que tous les traités de perspective du Moyen Age abordent la question de la vision binoculaire. Witelo en introduit le principe par des considérations géométriques ( I, 27) :
Fig. 4
Il donne un schéma (fig. 4) où l'on voit les deux yeux (a et b) recevant les images de points situés à égale distance de l'axe hd. Il explique que les images reçues par les yeux sont différentes, puisque, pris d'un même côté, l'angle grf est plus grand que l'angle gtf. Il faut donc que ces images soient réunies en une seule. Où se produit cette jonction ? Witelo : « Les deux formes, qui pénètrent en deux points homologues de la surface des deux yeux, parviennent au même point de la concavité du nerf commun, et se superposent en ce point pour ne faire plus qu'une » ( III, 37) 1 Cette composition des quasi-images fournies par chaque œil s'effectue au chiasma, lieu où se croisent les nerfs optiques. La fusion des images est donc un produit de l'activité nerveuse interne. On trouve un raisonnement similaire dans la Perspectiva communis de Pecham. Oculorum dualitatem necesse est reduci ad unitatem : « La dualité des yeux doit être ramenée à l'unité. » L'Anglais montre la même insistance à distinguer le trajet extérieur des images entre les objets visibles et l'œil, du trajet intérieur dans le nerf optique. La réunion des images ne s'effectue encore qu'au « nerf commun ». Et, avant cette réunion, toute image est double. Dans le cadre de l'optique médiévale, il convient donc de distinguer soigneusement les deux quasi-images externes reçues par les yeux, de l'image interne résultant de leur combinaison. Première application au problème de la représentation : le tableau est-il une image externe ou interne ? Externe : par conséquent, il se soumet au problème de la vision binoculaire et à la composition des quasi-images. Reste à déterminer sous quelle forme. Deuxième observation : le problème de la vision binoculaire ne se réduit pas entièrement à l'examen de la jonction des images au chiasma, car certains passages —consacrés aux illusions d'optique notamment — attirent l'attention sur le trajet externe des quasi-images. L ' majus de Bacon est, à cet égard, révélateur. Après avoir étudié une figure semblable à celle de Witelo, l'Oxonien propose une expérience d'optique. Et experimentor... potest de nocte eleuare digitum inter ipsum et candelam · Si ergofigat axes super candelam uidebitur unus digitus duo... Traduisez : « L'expérimentateur peut, de nuit, élever un doigt entre lui-même et une chandelle. Si donc il 1. Duœformaquœinfingunturinduobuspunctisconsimilispositionisapudsuperficiesduorumuisuumperueniuntad eundempunctumconcauitatis neruicommunisetsuperponuntursibiin illopuncto eteruntunaforma ( III, 37). Ce pourquoi Parronchi (1957) a rapproché de tels passages des constructions de Brunelleschi et d'Uccello ne m'est pas clair. Je pense que Parronchi fait la confusion (signalée plus haut) entre : 1/ la perspective àdeux points de fuite «latéraux »—qui est utilisée pour représenter un édifice de côté ; 2/ la perspective à deux points de fuite «centraux »—qui apparaît sur des vues frontales où l'axe de vision est perpendiculaire à une façade de l'édifice.
fixe les axes [visuels] sur la chandelle, le doigt sera vu dédoublé » (Opus majus, V, II, II, 3). Bacon aurait d'ailleurs pu considérer en détail le cas inverse : si l'expérimentateur fixe ses axes visuels sur le doigt, c'est la chandelle qui se dédouble. Il en parle néanmoins à propos de l'observation d'objets éloignés commes les étoiles, qui, étant au-delà et non pas en deçà de la chandelle, se dédoublent lorsqu'on fixe le regard sur la flamme. On trouve en ce passage une idée intéressant directement le problème de la représentation. Lorsque le peintre veut représenter une scène quelconque, il ne peut à la fois fixer les axes visuels au premier plan, et à l'arrière plan dans lequel apparaît le cadre architectural. Il est naturel que le peintre accommode sur l'élément le plus important de la scène, qui se trouve toujours au premier plan. Le point de fixation choisi par le peintre correspond donc au second cas de l'expérience de Bacon : celui où les quasiimages du cadre architectural —ou de la chandelle —ne coïncident pas. Le point de fixation détermine alors le croisement des axes visuels. Cette proposition signifie qu'une perspective obéissant au principe de la vision binoculaire se doit de combiner deux pyramides visuelles, en faisant correspondre aux deux « rayons centraux » deux « points centraux », aux lieux mêmes où ils interceptent le tableau. Il reste à expliquer pourquoi, sur ces perspectives, les fuyantes de la partie droite convergent vers le point central situé à gauche, et pourquoi les fuyantes de la partie gauche convergent à droite. Le passage de l' Opus majus qui généralise l'expérience précédente permet d'en comprendre la raison. Voyez le texte et le schéma qui l'accompagne où m désigne le doigt, a la chandelle. « Assurément, quoique les axes visuels aient été fixés sur le point a, la faculté visuelle s'exerce néanmoins sur le point m, mais l'espèce venant de l'œil droit va vers la gauche si elle est prolongée au-delà et, de même, l'espèce de l'œil gauche va vers la droite, car ces espèces se cou-
Fig. 5
p e n t au p o i n t m et se séparent ainsi, en sorte que la droite passe vers le côté gauche, et la gauche vers le côté droit, c o m m e il est exposé à la vue. E t parce que m apparaît double, il faut que l'image r é p o n d a n t à l'œil droit soit du côté gauche au-delà de m parce que l'espèce de l'œil droit se dirige vers ce côté... Pourtant, en fermant l'œil gauche, l'image droite ne disparaît pas toujours... mais il arrive que, [l'œil] gauche étant fermé, l'image gauche disparaisse, c o m m e o n p e u t en faire l'expérience à v o l o n t é [en observant] les étoiles fixes en été, au crépuscule avant la nuit noire, et ainsi en va-t-il des lumières fort éloignées. » Cet extrait m e t bien en évidence que l'image disparaît t a n t ô t du côté o p p o s é à l'œil qui se ferme, t a n t ô t d u m ê m e côté. Elle est du côté o p p o s é si le p o i n t de fixation est placé à l'arrière de l'objet ; elle est du m ê m e côté si le p o i n t de fixation est au devant. Or, n o u s avons vu que le lieu sur lequel a c c o m m o d e l'œil d u peintre est placé au d e v a n t du cadre architectural. P a r conséquent, en fermant l'œil gauche, disparaissent simultanément la quasi-image gauche et le p o i n t central droit. La différence la plus apparente entre l'expérience de la chandelle et la construction picturale est que la chandelle p e u t être considérée c o m m e une image ponctuelle, alors que le cadre architectural s'étend sur toute la surface du visible. Par suite, la quasi-image droite s'étend n o n seulement sur la partie droite du tableau, mais aussi de l'autre côté de ce que Bacon n o m m e l' axis communis (l'axe pasant entre les deux yeux, et par le p o i n t de fixation). Mais si le peintre dessinait les fuyantes sur la partie gauche, il ne pourrait alors plus tracer celles-ci, lorsqu'il ferme l'œil droit. O n p e u t conjecturer que, placé devant cette difficulté, il a limité sa représentation de la quasi-image droite, à la droite de l' axis communis, c o m m e s'il s'agissait d ' u n e image ponctuelle. Sous cette condition, et l'œil gauche étant fermé, il ne reste plus qu'à lier les fuyantes d ' u n e quasi-image au p o i n t central opposé. La juxtaposition des deux quasi-images d o n n e alors une perspective qui c o r r e s p o n d exact e m e n t aux tracés observés, et que l'on p e u t dès lors n o m m e r : « perspective binoculaire» (Raynaud, 1998). V o u s m e direz alors que, dans certains tableaux, on observe que les points d'intersection situés sur l'axe de fuite s o n t régulièrement disposés, c o n t r a i r e m e n t à ce qui a été dit plus haut. C'est vrai, mais vous remarque1. Certum ergo est · quod axibus oculif i x i s super a uisibile nihilominus tamen uirtus uisiua tendit in m uisibile · sed species ueniens ab oculo dextro tendit in sinistrum si procedatur ultra · et similiter species oculi sinistri tendit a d dextrum · n a m hae species intersecant se in m puncto et separantur ita · ut dextra transeat a d sinistram p a r t e m · et sinistra a d dextram ut patet a d sensum · E t tamen non semper disparebit imago dextra oculo sinistro clauso... sed bene accidit · quod clauso sinistro imago sinistra dispareat · u t potest quilibet experiri a d stellas f i x a s in æstate in crepusculo ante obscuram noctem · et ita posset fieri de ignibus longe distantibus (Opus majus, V , II, II, 3).
rez que
c'est là u n e p r a t i q u e d ' a u t a n t plus
le T r e c e n t o . o u
C'est dans
d ' A m b r o g i o
mais
pourquoi
courante
de T a d d e o
Lorenzetti que vous
part ? Peut-être, d u
les œ u v r e s
des
« erreur » de
construction.
D u
type
III
de
vue
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une
qui
installer les d e u x p r e m i è r e s volontaire. devient u n
M o m e n t
de
e r r e u r a d boc ? V o y o n s
dans
Martini
l' « i l l u s i o n »
vous
superpo-
les g e s t e s
m'accorderez
que
de la
(6 g e s t e s a u lieu d e 9, à l ' é q u e r r e , p o u r
obliques). Voilà qui explique cet oubli à demi
la
simplification
savoir-faire d'atelier et p e r d
La confrontation
cherchent
simplifié la vie e n
opératoire,
s e c o n d e technique est plus rapide
S i m o n e
le r e t r o u v e r e z . S i m p l e o u b l i d e l e u r peintres,
réel p l u s q u e le réel, n e s e s e r a i e n t - i l s p a s
sant à une
que l'on avance
Gaddi, de
des deux
où
son
l'algorithme
se
sclérose,
sens.
s y s t è m e s : binoculaire e n a r ê t e d e p o i s s o n ;
monoculaire à p o i n t d e fuite u n i q u e ; p e r m e t d e v o i r q u e le s y s t è m e b i n o c u laire est « f a u x » d u p o i n t d e v u e
des
canons
d e la p e r s p e c t i v e linéaire, e t
relève t o u j o u r s d ' u n e erreur s y s t é m a t i q u e d e type III. P a n o f s k y , qui p o r t e généralement u n
r e g a r d c o m p r é h e n s i f s u r la d i v e r s i t é d e s
pectifs, ne p e u t réprimer ce j u g e m e n t « Cela
étant,
ce
m o d e
m e n t d'assurance modernes...
o n
de
représentation
de
et de c o h é r e n c e q u a n d o n
ne
peut
rien obtenir
systèmes pers-
s u r la c o n s t r u c t i o n à a x e d e
de
l'espace
m a n q u e
fuite :
singulière-
le m e s u r e à la t e c h n i q u e
tel d a n s
un
système
fondé
des
s u r le
p r i n c i p e d e l'axe d e fuite, é t a n t d o n n é q u e , d a n s u n tel s y s t è m e , la c o m p o sition des r a y o n s n'a p a s d e validité » (1975, 77-78). M a i s n'est-il p a s vrai, d ' a u t r e part, q u e la « juste » p e r s p e c t i v e , q u i r e c o u r t a u s y s t è m e m o n o c u laire, est f a u s s e c h a q u e fois q u ' o n la r e g a r d e d e s d e u x y e u x ? C e t t e r e m a r que
m o n t r e
que
les
systèmes
monoculaire
et binoculaire
sont
peut-être
d a n s u n r a p p o r t d e c o n c u r r e n c e p l u s é t r o i t q u ' o n n e l'a p e n s é . E t
qu'une
e r r e u r s y s t é m a t i q u e p e u t ê t r e à t o r t q u a l i f i é e d ' « e r r e u r », d è s l o r s q u e l e s raisons nir
nous
cette
vous
en
semblent inaccessibles. J u s q u ' o ù p o u v o n s - n o u s
équivalence ?
y verrez plus
Reprenez
clair.
la
Il s e r a i t e n
question
des
aberrations
effet légitime de
mainte-
optiques,
reconnaître
un
des
d e u x s y s t è m e s f a u x , s'il o c c a s i o n n a i t u n p l u s g r a n d n o m b r e d ' a b e r r a t i o n s . D a n s
o n
peut
c o n s i d é r e r t o u t e p e r s p e c t i v e j u s t e si e t s e u l e m e n t si t r o i s c o n d i t i o n s
sont
r e m p l i e s : a) la d i s t a n c e d e l'œil d u s p e c t a t e u r a u t a b l e a u e s t la m ê m e
que
celle fuite,
le s y s t è m e
choisie sans
le p o s t u l a t
de
la v i s i o n m o n o c u l a i r e ,
l e p e i n t r e ; b) l ' a x e v i s u e l
dévier,
regarde d'un conditions
par
adoptant
ni h o r i z o n t a l e m e n t ,
seul œil l'ensemble
à remplir p o u r
c u l a i r e s o i t j u s t e ? Il n ' e n
qu'une
d u
passe
par
l'œil
et le p o i n t
de
n i v e r t i c a l e m e n t ; c) l e s p e c t a t e u r
tableau.
Quelles
s o n t m a i n t e n a n t les
p e r s p e c t i v e a d o p t a n t le p o s t u l a t b i n o -
f a u t p a s p l u s d e trois : a ) la d i s t a n c e d e l'œil a u
t a b l e a u est celle fixée p a r le p e i n t r e
( c o m m e
dans
le s y s t è m e p r é c é d e n t ) ;
b ') chaque axe visuel passe par un œil et par un point de fuite ; c ' le spectateur regarde des deux yeux, l'œil gauche recevant la partie droite de l'image, et vice versa. Comparez les deux systèmes et vous constaterez qu'ils sont aussi contraignants l'un que l'autre. Soit, si l'on note T le tableau ; F le point de fuite ; g et d droite et gauche : (Mo) système monoculaire
(Bo) système binoculaire
a) d i s t a n c e œ
a ') d i s t a n c e œ
i
l
b) axe : œ i l c) oeil → image d
i
l
b ') axe : œ i l c ') œ i l → image g
Mais s'il existe le même nombre de conditions nécessaires pour qu'une image soit juste, dans un système ou dans l'autre, n'est-ce pas avouer qu'aucun des systèmes n'est en soi meilleur que l'autre ? Et que les notions de « justesse » ou de « fausseté » sont finalement plus affaire d'habitude que de logique ? On jugerait donc le système en arête de poisson « faux », parce que nous sommes culturellement conditionnés à utiliser le postulat de la vision monoculaire... mais que diraient d'une perspective à point de fuite unique ceux qui ont peint des deux yeux ? Ils auraient raillé Filippo, s'ils étaient passés à Florence... Quoi de plus étrange, en effet, que de voir d'un seul œil ? Où l'on apprend que la vérité en peinture est chose bien relative... Conclusion : l'erreur systématique de type III, que nous avions décelée au départ, est chose systématique, certes, mais ce n'est pas une erreur. Voilà qui doit nous faire oublier la remarque de White, selon laquelle les œuvres des chapelles Bardi et Peruzzi de Santa Croce ne se rattachent à aucune théorie perspective unifiée. White disait : « Des lignes reculent au lieu de converger vers un point unique, montent ou descendent parallèlement, ou parfois, convergent légèrement... » (1967, 74). A ce point, nous sommes parfaitement préparés à l'étude du problème des lignes de bout. Du point de vue typologique, il n'existe que deux traitements perspectifs : l'un utilisant le paradigme de la vision monoculaire à point de fuite unique que vous noterez (Mo) ; l'autre utilisant le paradigme de la vision binoculaire que vous noterez (Bo). Mais comment juger de la justesse et de l'erreur en perspective, si nos erreurs systématiques de type III se dérobent et deviennent de pleines raisons ? Voilà un résultat important de cette démonstration : si les systèmes monoculaire et binoculaire (Mo et Bo) sont équivalents, on ne pourra désormais plus juger de l'erreur perspective que sur la question du raccourci qui affecte
les frontales. Or, depuis les recherches de Panofsky, les travaux sur la perspective ont toujours accordé plus d'importance à la question du point de fuite qu'au traitement des frontales. Voilà qui risque de nous conduire à des résultats sensiblement différents...
DU « RACCOURCI » Si le traitement du problème des lignes de bout laisse finalement peu de place pour l'imagination constructive, il n'en va pas de même de celui dont je vais parler. Car, à la question de la réduction des intervalles en profondeur, les peintres ont donné un grand nombre de solutions. Mais revenons un instant sur la question de départ. Supposez encore un pavement régulier de carreaux. Sur le pavement, toutes les lignes de bout —parallèles à la direction du regard —sont des fuyantes qui convergent vers un point de fuite central. Soit, mais comment construire les lignes situées dans un plan perpendiculaire à l'axe de vision ? L'espacement des frontales parallèles entre elles est-il régulier ? Oui, sur une vue en plan, puisque les carreaux sont de même dimension. Doit-on alors représenter un espacement régulier en vue perspective ? Certains l'ont pensé, mais peu ont utilisé ce système. La plupart des peintres, renaissants ou médiévaux, ont connu cette règle voulant que plus les carreaux sont loin, plus ils apparaissent réduits à la vue. L'histoire classique de la perspective identifie tant de réponses différentes que le mieux est d'en faire une brève chronologie. Dans son inventaire des méthodes utilisées par les perspectivistes à partir du Quattrocento, Panofsky (1976, 229 et 232) distingue —à l'exception de la méthode tardive d'Alcoti, qu'il oublie de mentionner — les étapes successives de la perspective, qui donnent toutes des résultats géométriques équivalents, si ce n'est que l'on assiste à une simplification opératoire progressive, que traduit le nombre de gestes à effectuer. Les étapes de cette évolution seraient : a) la costruzione legittima de Brunelleschi (1413) ; b) la section de la pyramide visuelle par Alberti (1435) ; c) la méthode du point de distance, avec tracé du faisceau des obliques, proposée par Vignola (éditée à titre posthume en 1583) ; d) la méthode simplifiée du point de distance, avec tracé de la diagonale, exposée par Viator (1505) ; e) la méthode des points de distance réduite de Pietro Alcoti (1625). A ce point, nous avons le choix entre une série de variantes. Mais il ne sera pas toujours facile de savoir laquelle a été utilisée, puisqu'elles fournissent des résultats équivalents. En outre, vous
savez que chercher, non pas comment le chercher. Car, si la distinction entre les erreurs de type I, II et III vaut encore ici, l'analyse correcte des peintures passe par quelques injonctions de méthode. En effet, l'inventaire de ces méthodes - pour précis qu'il soit —ne garantit pas qu'il les contienne toutes. C'est pourquoi vous devrez absolument faire un « examen des possibles ». Je partirai d'une constatation expérimentale. Restez chez vous et regardez les pavés du sol : voilà le terrain d'expérience. Maintenant, faites en sorte que le battant d'une porte vienne se superposer à la diagonale d'un carreau. Examinez le système, d'où que vous soyez, et vous verrez que la porte est sur la diagonale de tous les carreaux, et que —pour trivial que cela puisse paraître — cette diagonale reste une droite. Ce que vous venez d'expérimenter chez vous doit fonctionner en peinture. Pour que la perspective soit « juste », la diagonale des carreaux doit rester une droite. Sinon toute porte qui serait assise sur la diagonale deviendrait gauche, comme par miracle. Or, cette règle de base de la perspective a été souvent ignorée, y compris dans ces tableaux de la Renaissance que l'on ne manque pas de louer pour leur exactitude. Le mot « gauche » : voilà qui peut nous fournir un critère. Il existe deux grands types d'erreurs : soit la porte devient concave ; soit elle devient convexe ; ajoutez le cas où la perspective est juste, et vous aurez maintenant un ensemble de trois possibilités :
1) Méthodes de sur-réduction La réduction peut tout d'abord engendrer un faisceau de diagonales convexes, l'observateur étant situé au-dessus du dallage. Dans ce cas de figure, il est manifeste que l'écartement des horizontales diminue trop vite en direction du point de fuite. Ce type de réduction apparaît relativement peu de fois dans le corpus des tableaux analysés, si ce n'est dans quelques œuvres de la Renaissance. Type 1a (fig. 6, p. 64) : Il existe une façon de parvenir à une surréduction. C'est celle où les diagonales convexes sont produites par un point de distance situé plus bas que la ligne d'horizon. Dans ce cas, il est clair que la série composée par les termes de la suite (la somme des hauteurs apparentes des carreaux qui s'éloignent) tend vers une limite qui n'est autre que ce point de distance mal positionné. Et comme celui-ci est situé en dessous du point de fuite (F), il restera, en admettant que l'on dessine le dallage jusqu'à l'infini, un espace blanc entre cette limite et le
Fig. 6
point de fuite. Ce qui est faux, du point de vue des règles de la perspective linéaire. Aussi étonnant que cela paraisse, on ne rencontre pas ce système de construction dans les peintures du Moyen Age, mais seulement dans celles de la Renaissance, et à une époque où la méthode du point de distance réduite est prétendument inconnue. On en trouve une illustration dans les œuvres de Masaccio, Donatello, Fra Angelico et Uccello. 2) Méthodes de réduction correcte Sous ce type, on trouvera l'ensemble des réductions qui engendrent des diagonales droites. Ici, l'espacement des horizontales diminue correctement en s'approchant du point de fuite. On y trouve notamment l'ensemble des méthodes inventoriées par Panofsky. Type 2 la costruzione legittima (attribuée à Brunelleschi vers 1413). Cette méthode consisterait —c'est l'interprétation classique —à reporter sur le tableau les quantités horizontales et verticales d'un point ( yi prises sur le plan et le profil, de manière à construire une vue perspective correcte. Mais il s'agit là d'un pure conjecture, et je pense plutôt, comme l'a montré Gioseffi (1957), que Brunelleschi n'a fait qu'un relevé empirique des mesures ( sans se servir des vues géométrales. J'y reviendrai au chapitre suivant, en examinant les indices fournis par le texte de Manetti. Si la thèse classique était correcte, il s'agirait d'un système de report des dimensions supposant un observateur extérieur au plan du tableau (puisque le peintre manipule conjointement plans et profils). Or, la seule œuvre attribuée à Brunelleschi n'utilise pas cette technique, et l'application de cette méthode n'apparaît explicitement que dans le De prospectiva pingendi de Piero della Francesca (1490).
Fig. 7
Type 2b (fig. 7) : la méthode de la section de la pyramide visuelle (Alberti, De pictura, 1435) consiste à former un faisceau de droite liant le point (D) de l'horizon à un ensemble de points (a, b, c...) régulièrement espacés. On pratique ensuite la section de ce faisceau par la verticale (SS') (le tableau), dont l'intersection avec les obliques (aD, bD, cD...) donne les parallèles au sol. Alberti ramène par ce biais le profil dans le plan de la représentation, et reporte directement les points d'intersection de la pyramide visuelle. Le perspectiviste n'a plus qu'à fixer deux paramètres : la distance d'observation (entre le spectateur et l'objet), et la distance du tableau plan. Opératoirement, elle fixe la distance entre la sécante (SS') et le point (D) d'où sont tracées les obliques. La méthode présentée par Alberti sera réexposée par Piero della Francesca : Il piano degradato in quadro reducere (De prospectiva pingendi, I .
Fig. 8
Type 2c (fig. 8, p. 65) : la m é t h o d e d u p o i n t de distance (exposée par Vignola, dans Le due regole della prospettiva, 1583). Selon la thèse classique des historiens de la perspective, cette c o n s t r u c t i o n aurait été utilisée empir i q u e m e n t au N o r d par C o u s i n o u de Vries, avant d'être diffusée tardivem e n t en Italie. Cette m é t h o d e consiste, par r a p p o r t à la précédente, à s u p e r p o s e r plus parfaitement le profil et la vue de face, de sorte qu'il n'y ait plus aucun r e p o r t à faire : toute intersection d ' u n e droite d u faisceau naissant en (D), avec u n e droite d u faisceau des fuyantes naissant en (F), corr e s p o n d alors à u n e horizontale d u dallage. La distance de l'œil au tableau n'est plus c o m p t é e d u cadre d u tableau – c o m m e c'est le cas dans la m é t h o d e 2b, l o r s q u ' o n fait coïncider le cadre avec la sécante (SS') – mais d u p o i n t de fuite central (F) au p o i n t (D) d ' o ù s o n t tirées les obliques.
Fig. 9
Type 2d : selon Panofsky (1976), la méthode de la diagonale aurait été utilisée dans les ateliers hollandais, avant d'être exposée la première fois par Viator (De artificiali perspectiva, 1505). Vous remarquerez toutefois que l'on en trouve un antécédent chez Piero della Francesca : La superficie quadrata deminuita · in più parti equali devisa · quelle devisioni in quadrati producere (I, 15), qui se servira plus tard de cette diagonale comme une ligne de rappel (fig. 18, p. 79). Bien comprise – c'est-à-dire à partir du moment où l'on sait que (FD) représente la distance à mettre entre l'œil et le tableau - il s'agit d'une variante plus simple de la construction 2c, puisque le peintre ne trace plus tout le faisceau de lignes obliques naissant en (D), mais seulement l'oblique (aD) du faisceau, qui intercepte toutes les fuyantes préalablement tracées au sol. A chaque intersection de la diagonale et d'une fuyante, correspond une frontale au sol. Les autres conditions étant identiques par ailleurs, le résultat est similaire à celui obtenu par la méthode 2c.
Fig. 10
Type 2 : la méthode du point de distance réduite est exposée systématiquement par Alcoti (1625). On en trouve une ébauche occasionnelle dans le De prospectiva pingendi, I, 24, où Piero multiplie des surfaces identiques à un quadrilatère perspectif. Cette méthode est aussi connue sous les noms de : « demi-point de distance » (D/2), de « tiers-point de distance » (D/3), etc. Elle fut créée afin de faciliter la construction 2d, lorsque, sous certains paramètres, le point de distance sort du cadre du tableau, rendant difficile un tracé exact. La méthode se fonde sur le fait que, si les diagonales des carreaux convergent en un point de distance principal (D), les « doubles diagonales » —c'est-à-dire les diagonales qui lient les angles de deux carreaux adjacents —convergent vers un point de distance auxiliaire situé sur l'horizon à la distance (D/2) du point de fuite. La même remarque vaut pour le tiers-point, et au-delà... Dans le cas général, le N-ième point de distance doit être situé à la distance (D/N) du point de fuite central. Cette méthode qui permet de ramener la construction dans la feuille de dessin présente un inconvénient : elle n'indique qu'une parallèle sur N (cas général D/N). Il faut alors subdiviser un carreau par N fuyantes pour reconstruire les frontohorizontales manquantes. Type 2 11, p. 68) : méthode de la division harmonique d'un segment. Cette méthode —inusitée et jamais exposée à ma connaissance — consiste à déterminer l'espacement des parallèles en utilisant une propriété des faisceaux. On fixe les conditions suivantes : le point (A) ε ligne de terre ; l'angle αFA = 45°. On détermine ensuite les paramètres : b la largeur de la base des carreaux, d la distance de l'œil au tableau. On choisit alors une hauteur arbitraire h, que l'on reporte sur le bord latéral du tableau en
Fig. 11
créant autant de points (A, B, C...), que l'on souhaite obtenir de divisions du pavement. On détermine un point (α), à la verticale du point de fuite, tel que la distance αF soit égale à dh/b. On trace les lignes (αB, αC, αD..., αF). L'intersection de la droite (AF) par ce faisceau fournit les points (a, b, c..., f), qui sont entre eux dans un rapport harmonique. Il ne reste plus qu'à tracer les fronto-horizontales passant par (a, b, c..., f). Du point de vue opératoire, (α) étant situé dans la zone centrale du tableau, cette méthode se substitue avantageusement à la méthode précédente, chaque fois que le point de distance est rejeté à l'extérieur de la composition. On évite ainsi de construire les fuyantes auxiliaires pour retrouver les (N — 1)/N parallèles qui manquaient dans la construction 2e. 3) Méthodes de sous-réduction Enfin, la réduction peut engendrer des diagonales concaves. Dans ce dernier cas, il est manifeste que l'espacement des horizontales ne diminue pas assez vite en direction du point de fuite. C'est, dans l'espace de temps du corpus, le cas qui apparaît le plus fréquemment (y compris à la Renaissance). Type 3a (fig. 12) : Apparaît tout d'abord la méthode que l'on pourrait appeler le « degré zéro » de la réduction des intervalles, et qui consiste à dessiner des parallèles équidistantes entre elles. L'erreur, de nature systématique, est compréhensible : le peintre, persuadé que les carreaux sont tous identiques, fixe un espacement identique entre les parallèles, sans tenir compte de l'éloignement des objets. C'est l' « identité » qui est ici source d'erreur. Cette méthode, dont on trouve d'assez rares occurrences, a été utilisée par Martini et Donatello dans quelques tableaux. Par ailleurs, si
Fig. 12
elle n'a pas reçu de grand consentement, c'est qu'elle se trouve en désaccord flagrant avec la loi de la réduction des grandeurs souvent répétée, d'Euclide à Vinci : Infra le chose d'equal grandezza, quelle chessarà piu distante dall'occhio si dimossterra di minorefigura... C'est pourquoi on pourrait penser qu'elle a été surtout utilisée par des peintres ne connaissant pas le moindre rudiment de perspective. Était-ce le cas de Martini et de Donatello ? Sûrement pas, et le recours à cette méthode apparaît plutôt motivé par un souci de ne pas s'encombrer d'une construction complexe, lorsqu'il n'en est point besoin. Une erreur ad hoc (type II) peut donc devenir une erreur systématique (type III). 1 Type 3b et 3c : Il s'agit de la méthode de réduction au - discutée par Panofsky et Krautheimer. Panofsky dit ainsi : « A en croire Alberti, on voyait encore à son époque sévir l'habitude fallacieuse qui consistait à réduire mécaniquement chacune des bandes du carrelage d'un tiers par rapport à la précédente» (1975, 147). Ce n'est, en effet, qu'après avoir exposé cette « raison vicieuse » qu'Alberti en vient à proposer sa méthode (Della pittura, fol. 124 v.). Selon lui, cette méthode « arithmétique » consis1 tait à réduire la hauteur apparente d'un carreau, du - par rapport au carreau précédent. Écrivez la règle sous forme de suite, vous aurez —a étant 2 2 la hauteur du carreau: Pourquoi la méthode est-elle fausse ? Il n'y a aucune raison pour que la limite de la 2 4 série composée des termes de la suite — con-
verge au point de fuite des lignes de bout. Les peintres l'ont-ils utilisée ? Oui, selon Panofsky et Krautheimer, mais je n'ai pas rencontré de tableaux construits selon cette méthode. Reprenez l'examen. La première raison de suspecter une mauvaise lecture d'Alberti, c'est que celui-ci n'en décrit pas la logique opératoire, mais seulement le résultat... Votre attention sera alors attirée par des tableaux, où la verticale qui passe par le point de fuite divise le carreau central au ou au
1
(Lorenzetti), au
(van Eyck),
(Brunelleschi et Ghiberti). Cette méthode englobe toute une
famille de constructions. Leur unité se remarque à ce que la verticale descendue du point de fuite F divise le carreau central dans le rapport indiqué, en dégageant un espace latéral. A quelle raison opératoire correspond cette division qui, n'étant pas arbitraire, se trouve nécessairement dans le champ de l'analyse des erreurs de type III ? Il existe au moins deux constructions possibles (3b et 3c).
Fig. 13
Type 3b : La première de ces constructions consiste à utiliser ce petit espace pour tirer - probablement à l'équerre —une diagonale partant du point (A), lieu d'intersection entre la ligne de terre et la verticale passant par (F). Cette diagonale coupe la première fuyante en un point (B). On trace en ce point la première parallèle qui recoupe la verticale en un point (C). On trace à partir de (C) une nouvelle diagonale parallèle à (AB), qui coupe la première fuyante en un point (D). Où l'on trace la seconde parallèle. Et, ainsi de suite, jusqu'à l'horizon... Voilà, me semble-t-il, une interprétation correspondant à la construction que l'on observe sur certains tableaux du Quattrocento. Vous remarquerez que cette méthode
engendre des diagonales concaves. Comment expliquer cette erreur, ou, pour reprendre le mot de Pareto, pourquoi cette erreur a-t-elle obtenu un « consentement fréquent » dans la société des peintres ? Parce que cette proportionnalité évoque au Florentin, nourri d'abaco, la « Règle d'or » a: b = c: d. Revenons à la perspective, et appelons : ai, la largeur apparente d'un carreau ; bi, la hauteur apparente de ce carreau. Si l'on applique cette règle, on obtient : a1b:1 = a2 : b2... = ai : bi.. = an : bn. Que signifie cette formule ? Que vous pouvez évaluer directement, à l'œil nu, la proportionnalité entre les dimensions du premier carreau et celles du dernier. Pourquoi cette solution est-elle erronée ? Comme dans le type 3a, l'erreur semble provenir d'une surestimation de l'identité. Quoi de plus naturel 1 que de considérer que si le rapport b = s'applique au premier carreau, alors, et parce que tous les carreaux sont identiques, il doit aussi valoir pour le dernier... Eh bien non, pour que la perspective soit juste, la réduction ne doit pas se faire en translatant l'équerre. Cette erreur apparaît dans l'œuvre de Lorenzetti, mais aussi dans celle de Carpaccio, en plein XVI siècle.
Fig. 14
Type 3 : Il reste que certains tableaux, comme ceux de Brunelleschi ou de Ghiberti, tout en dépendant du type 3 « sous-réduction », ne peuvent pas être assimilés à la méthode précédente 3b. Quelle est donc leur particularité constructive ? Sur la ligne de terre, les carreaux sont disposés 1 de sorte que la verticale tirée du point de fuite tombe au du premier carreau. Rien de nouveau pour l'instant. Si l'on remonte maintenant les diagonales passant par les points (A et B) ; (C et D) ; (E et F)... on remarquera que ces diagonales ne sont pas parallèles entre elles comme dans le type 3b.
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
Elle convergent en un point de fuite secondaire. Mais ce point de fuite n'est pas situé sur la ligne d'horizon, car cette méthode équivaudrait alors à la méthode du point de distance (D/4), présentée par Alcoti en 1625. Lorsqu'on examine les tableaux construits selon la méthode 3c, on remarque un autre détail. C'est que le point de fuite auxiliaire, qui doit être déterminé a priori, semble fixé en un lieu remarquable du décor architectural : à l'arête d'un bâtiment où à l'angle d'un pilastre. Ce positionnement semble attester le caractère purement empirique de cette localisation. Quiconque a feuilleté un jour le traité de Piero della Francesca sera tenté de me faire le reproche de pas rendre compte pleinement de l'éventail des méthodes connues. Pourtant, la présentation en problèmes logiques indépendants suffit à ordonner cet éventail, puisqu'un point quelconque de l'espace se trouve toujours à l'intersection d'une ligne de bout et d'une fronto-horizontale. Par conséquent, la détermination d'un point peut toujours se ramener à la recherche de l'intersection de ces deux lignes.
QUE DISENT LES TABLEAUX ? Ces trois cas de « sous-réduction », de « réduction » et de « sur-réduction » sont les seuls possibles, mais peuvent donner lieu, comme nous l'avons vu, à de nombreux sous-types selon la méthode effectivement utilisée pour construire lafigure. Je me laisserai cependant la latitude de revenir à cet examen au cas par cas, en suivant au plus près les documents. Notez que, dans la mesure du possible, les tracés indiquent non seulement le « réseau des diagonales au sol », qui permet de déterminer au premier coup d'œil le type de réduction pratiquée, mais aussi les lignes de construction qui permettent parfois de retrouver la méthode perspective effective utilisée par les peintres. Que disent les tableaux ? Les tableaux ne disent rien d'autre que ce qu'on veut bien leur faire dire, en fonction du degré d'acuité avec lequel on les examine. Si nos outils sont émoussés, on en retire beaucoup de choses, dont peu, en vérité, nous sont utiles. Sans vouloir engager de polémique, tel me paraît être le cas d'un grand nombre de reconstructions proposées à ce jour. La structure de ces lectures « émoussées » est toujours identique : elle repose en définitive sur des « arguments d'autorité », comme l'on disait en Scolastique. Si nos outils sont très affûtés, en revanche, on en tire peu de chose mais ces choses-là sont utiles et offrent de surcroît une bonne probabilité de correspondance entre la lecture a poste-
riori et la pratique opératoire du peintre. Ayant inventorié les différentes constructions possibles, quant à la disposition du ou des points de fuite, et quant à la méthode de réduction des intervalles, il me semble avoir proposé des outils assez fins pour entreprendre cette analyse. 1) Les peintres de la Renaissance Si on laisse de côté l'expérience des tableaux perspectifs —aujourd'hui perdus —on ne peut se faire qu'une idée fort imprécise de la technique de Brunelleschi (1377-1446). Il n'existe qu'une représentation perspective connue qui lui soit attribuée. Il s'agit d'un plateau d'argent : la Guérison des possédés, aujourd'hui conservé au Cabinet des Médailles du Louvre (fig. 15, p. 74). Il est impossible de dater son exécution, en l'absence de corpus. Doit-on accepter l'opinion de Parronchi (1958, 16), pour qui « si on l'observe attentivement, la construction perspective des édifices de ce plateau ne tarde pas à révéler la rigueur mathématique sur laquelle est fondée la loi proportionnelle des "diminutions" et "augmentations" » ? En prenant soin de reconstituer le tracé perspectif de ce tableau, on observera que toutes les fuyantes se rejoignent en un même point F (au centre de la porte du palais), à l'exception des lignes de fuite de la toiture (AB et CD) tracées à vue, qui ne parviennent pas au même point de l'axe —erreur ad hoc, de type II —et d'un point de fuite isolé (1), assez proche toutefois du point de fuite central —erreur accidentelle, de type I. On a, à travers cette remarquable convergence des fuyantes, une preuve indirecte de ce que Brunelleschi visait à promouvoir un système de représentation monoculaire. En ce qui concerne le raccourci, on observera que la verticale passant 1 par le point de fuite (F) divise les pavés dans l'axe central au -. Cela fait penser immédiatement à l'une des trois méthodes 1b, 2e ou 3c. Le tracé du réseau des diagonales au sol étant concave, il s'agit d'une construction de type 3c, utilisant un point de distance (D/4) situé au-dessus de l'horizon. La reconstruction du faisceau fait apparaître (D/4) en un point remarquable. Toutes les droites convergent vers un lieu situé à la sous-face de l'entablement et à l'aplomb d'une arête verticale, plusieurs mètres au-dessus de la ligne d'horizon. La réduction des intervalles n'obéit pas aux règles de la perspective linéaire. Mais voilà : n'est-ce pas Brunelleschi l'inventeur de cette méthode ? Compte tenu de ce que nous savons de notre architecte par la Vita de Manetti, je ferai une proposition par défaut. Comment Brunelleschi - qui est censé présenter une méthode de construction perspective par plans et élévations — aurait-il pu produire
Fig. 15. — Brunelleschi (attribué à), la Guérison des possédés, plaque d'argent ciselée. Paris : Musée du Louvre, Cabinet des Médailles
cette erreur systématique ? Essayez : c'est impossible. L'hypothèse que j'émettrai au chapitre suivant sur la nature des expériences de Brunelleschi —relevé empirique plutôt que construction rationnelle —est compatible ici avec l'examen des bonnes raisons. On peut admettre qu'ayant fait son relevé, Filippo a cherché à comprendre la disposition empirique des lignes du pavement. Ne sachant pas qu'un point de distance réduite doit être situé sur la ligne d'horizon, il aura placé ce point empiriquement. Et, compte tenu des incertitudes de tracé, il aura repris la méthode qui avait cours dans les ateliers de peinture du Trecento. Étudiez maintenant les tableaux de Lorenzo Ghiberti (1381-1455). La critique a souvent supposé une contribution extérieure de Brunelleschi ou d'Alberti aux bas-reliefs destinés aux portes du baptistère San Giovanni. Krautheimer dit ainsi : « Ghiberti, dans les panneaux Isaac etJoseph, a appliqué verbatim la construction perspective qu'Alberti avait exposée dans son Traité de peinture » (1956, 251). Même opinion de la part de White : « Ici, le pavement en perspective, dont la construction est désormais exacte, permet aux figures d'évoluer sur une plate-forme conforme aux nouveaux principes scientifiques» (1992, 172). Étudiez fidèlement la construction de ces panneaux, et vous verrez que ces opinions sont erronées. Rien ne coïncide avec la méthode d'Alberti. Voyez Isaac (fig. 16, p. 76). En premier lieu, vous noterez l'existence de nombreux points de fuite, dont certains —les points (1, 2, 3, 4, 5) —peuvent avoir procédé d'une erreur ad hoc de type I I On peut penser, en effet, que le point (5) résulte d'une astuce pour ne pas avoir à représenter deux réseaux perspectifs au sol, l'un en avant, l'autre en arrière de la marche (M). Ghiberti se sera contenté de créer les verticales de la marche, et d'altérer les fuyantes de bout pour qu'elles coïncident avec les nouvelles positions imposées par la marche. Mais pourquoi avoir placé le point de fuite (5) à la limite du pavement ? Voilà qui n'est pas clair. Et pourquoi les points de fuite (1,2, 3,4) des droites de bout latérales dessinent-elles un schéma que l'on dirait inspiré par le système binoculaire ? Voyez Joseph (fig. 17, p. 77). Vous observez que les corniches du temple rond ne sont pas rendues par des ellipses mais par des arcs de cercle à peine retouchés (AB) et (CD). Notez aussi l'existence de plusieurs points de fuite (F, 1, 2, 3, 4) situés sur l'axe vertical (ce qui est un curieux mélange des systèmes monoculaire et binoculaire). Analysez maintenant la méthode de raccourci de Ghiberti. Vous verrez que les carreaux disposés sur l'axe central sont décalés, comme dans 1. Krautheimer (1956), qui a le premier remarqué l'existence de ces erreurs de construction perspective, les considère, selon ma classification, comme erreurs accidentelles (type I).
Fig. 16. — Ghiberti, Isaac, bronze ciselé et doré (79x79 cm). Florence : Baptistère San Giovanni
Fig. 17. — Ghiberti, Joseph, bronze ciselé et doré (79x79 cm). Florence : Baptistère San Giovanni
1 le plateau de Brunelleschi, de - par r a p p o r t à la verticale tirée du p o i n t de fuite (F). Le réseau des diagonales au sol étant concave, le système utilisé est encore celui qui relève d u type 3c. E n effet, c o n t r a i r e m e n t à ce que pense K e m p (1990, 25), le p o i n t de distance est situé au-dessus de l'horizon, qu'il s'agisse d u p a n n e a u d'Isaac o u d u p a n n e a u de Joseph (où le p o i n t est à l'angle d ' u n pilastre). Il ne p e u t s'agir d'erreurs occasionnelles : la construction est trop semblable d ' u n p a n n e a u à l'autre. Ghiberti a-t-il utilisé la m ê m e m é t h o d e de c o n s t r u c t i o n que son aîné ? Pas exactement, puisque le p o s i t i o n n e m e n t d u p o i n t ( D / 4 ) n ' o b é i t pas à la logique utilisée 1 par Brunelleschi. Mais vous r e m a r q u e r e z que le r a p p o r t - se retrouve dans le r a p p o r t entre la distance de ( D / 4 ) à (H) et celle de ( D / 4 ) à la ligne où s'arrête le pavement. La différence, considérable du p o i n t de vue g é o m é trique, l'est m o i n s d u p o i n t de vue sémantique : la première horizontale d u p a v e m e n t est remplacée par la dernière. Or, ne p e u t - o n pas appeler cette horizontale u n e « ligne de terre au dernier plan », alors que celle qui sert de référence à Brunelleschi est une « ligne de terre au premier plan » ? D u p o i n t de vue historique, je l'ai dit, deux thèses o n t été avancées : celle de K r a u t h e i m e r (1956) qui pense que le travail des portes d u Paradis a été inspiré p a r Alberti ; celle de Panofsky (1967) qui préfère y lire u n e influence brunelleschienne. A m o n sens, la meilleure h y p o t h è s e est celle de Panofsky. K r a u t h e i m e r fait fausse r o u t e lorsqu'il perçoit u n r a p p o r t entre les reliefs d u Baptistère et la m é t h o d e d'Alberti, puisque son application ne p e u t en aucun cas conduire à u n raccourci de type 3c. Ghiberti n'a pas utilisé les règles de la perspective linéaire dans les p a n n e a u x Isaac et Joseph de 1437. Voilà p o u r q u o i White se t r o m p e également lorsqu'il affirme qu'à San Giovanni, Ghiberti se serait livré à une « utilisation rigoureuse de la perspective artificiefle » (1967, 162). L ' h y p o t h è s e d ' u n e reprise par Ghiberti des m é t h o d e s perspectives de Brunelleschi n'est pas p o u r autant d é m o n t r é e . E t si Brunelleschi avait pris le crayon sur les panneaux d u Baptistère, la construction perspective serait la m ê m e . C o m m e ce n'est pas le cas, Brunelleschi se sera, au mieux, c o n t e n t é de conseiller oralement Ghiberti, lequel, c o m p r e n a n t mal le conseil, aura c o n f o n d u les deux « lignes de terre ». Si c'est bien le cas, cette altération pourrait être le fruit d ' u n e erreur accidentelle de type I. P e n c h e z - v o u s m a i n t e n a n t sur les perspectives de Donatello (1386-1466), d o n t Cristoforo L a n d i n o louait en ces termes les mérites : Donato sculptore da essere commemorato f r a gli antichi... F u grande imitatore degli
Fig. 18. — Donatello, la Flagellation du Christ, bas-relief schiacciato, marbre. Berlin : Kaiser Friedrich Museum
Fig. 19. — Donatello, le Banquet d'Hérode, bronze doré (60x60 cm). Sienne : Baptistère San Giovanni
antichi e di prospectiva intese assai (Panofsky, 1976, 70 note). Entendez: « Donato doit être commémoré parmi les anciens... Il fut un grand imitateur des anciens et sut beaucoup sur la perspective. » Analysez un échantillon d'oeuvres. Si vous examinez la Flagellation du Christ (fig. 18), réalisée vers 1425, vous noterez l'existence de deux points de fuite (F, F'), plus quelques autres qui semblent provenir d'une erreur accidentelle (3, 4, 5). Cette perspective utilise un système de vision binoculaire. Il ne s'agit pas d'une construction exceptionnelle dans l'œuvre de Donatello, puisque c'est ce même système que l'on trouve dans le premier Banquet d'Hérode (fig. 19), datant des années 1427-1429, où plusieurs points de fuite se disputent le centre de la composition —fait correctement observé par White (1992, 158). Même système, toujours, dans la Confession du nouveau-né (fig. 20, p. 82), panneau datant de 1445-1448, où l'on perçoit plus clairement encore deux points de fuite (F, F'), plus un point de fuite ad hoc (1), créé pour que les fuyantes les plus basses ne descendent pas en dessous de la ligne de terre. Ce n'est guère que dans le second Banquet d'Hérode (fig. 21, p. 83), relief conservé aujourd'hui au Musée Wicar de Lille, que vous observerez une construction conforme au principe de la vision monoculaire. Chez Donatello, c'est le respect du point de fuite unique qui est l'exception, non l'inverse. Quant à la méthode de réduction de Donatello, certains ont pensé à une influence du De pictura diffusé la même année, mais il convient de douter de cette opinion. Comment en effet se plier à la lecture de Darr et Bonsanti (1986) à propos du Banquet d'Hérode ? Ils disent : « L'unicité du bas-relief de Lille dans l'œuvre de Donatello s'explique par le fait qu'il a construit là une architecture peinte selon les règles de la perspective linéaire à deux points qui venait juste d'être codifiée par Leonbattista Alberti dans son De pictura de 1435 » (1986, 141). Faites l'expérience. Tracez les diagonales des carreaux et vous verrez que, le réseau étant concave, on ne peut trouver aucun point de distance... Donatello n'utilise pas la méthode préconisée par Alberti, il pratique une sous-réduction de type 3. Vous songerez peut-être qu'il s'agit là d'une erreur occasionnelle chez Donatello ? N'y pensez pas. Même si cette œuvre n'est pas conforme aux règles de la perspective linéaire, c'est encore celle qui s'en rapproche le plus. Dans la Flagellation du Christ et dans le premier Banquet d'Hérode (fig. 18 et 19, p. 79-80), Donatello pratique une sur-réduction de type 1b, où le point de distance (D/6) est situé en dessous de l'horizon, comme l'a noté Kemp (1990, 15) à propos du deuxième tableau. Enfin, c'est la Confession du nouveau-né (fig. 20, p. 82), qui témoigne de l'erreur la plus manifeste, puisque la surface (ACDF) est divisée en deux zones de même pro-
Fig. 20. — Donatello, Miracles de saint Antoine de Padoue : la Conf bronze (57X123 cm). Padoue : Basilique San Anto
Fig. 21. — Donatello, le Banquet d'Hérode, bas-relief schiacciato Lille : Musée Wicar
Fig. 22. — Uccello, le Déluge, détrempe murale (215X5 Florence : Santa Maria Novella
f o n d e u r telles que : AB = BC et D E = E F . D o n a t e l l o ayant employé des constructions bien plus complexes, l'adoption de cette sous-réduction de type 3a p e u t être interprétée c o m m e u n e erreur ad hoc (de type II), le sculpteur ne s'étant pas d o n n é la peine de calculer une réduction p o u r positio n n e r trois transversales. Quelle est la leçon à tirer de cet e x a m e n ? Alors que Brunelleschi et Ghiberti appliquent globalement la m ê m e m é t h o d e , Donatello semble hésiter c o n s t a m m e n t entre plusieurs constructions : système monoculaire o u système binoculaire ; réductions de type 1 b, 3a et 3b, sans q u ' a u c u n e ne soit juste d u p o i n t de vue des règles de la perspective linéaire. P o u r s u r p r e n a n t que ce soit, aucun des tableaux de Brunelleschi, de Ghiberti et de D o n a t e l l o n ' o b é i t au c a n o n de la perspective linéaire. Vasari avait-il d o n c raison d'attribuer à Paolo Uccello (1397-1475) la « perfection de cet art » ? Il dit : « Paolo, sans s'accorder le m o i n d r e répit, s ' a d o n n a d o n c aux recherches les plus difficiles de l'art ; il p o r t a à sa perfection la manière de construire la perspective par l'intersection des lignes tirées à partir des plans et des élévations des édifices jusqu'aux faîtes des corniches et des toits ; il les faisait se réduire et se diminuer vers le p o i n t de fuite, après avoir établi plus haut o u plus bas, à sa convenance, le p o i n t de vue d u spectateur. » T r a ç o n s , n o u s verrons bien. A S. Maria Novella, la fresque intitulée le Déluge (fig. 22) datée de 1445-1446, ne p e r m e t pas d'apprécier la m é t h o d e de réduction utilisée par le peintre, mais m o n t r e de toute évidence l'existence de deux points de fuite. White a r e m a r q u é que le Déluge « n'obéit pas au principe de la perspective albertienne » (1992, 220). Il ne fait que reprendre le jugement de Parronchi (1957), qui fut le p r e m i e r à constater cette entorse aux règles de la perspective linéaire. Invalidant les flatteries de Vasari, Uccello se rattache à la pratique du système de vision binoculaire employé par Donatello. Voyez encore les vues qui a p p a r t i e n n e n t à la Profanation de l'hostie, datée de 1465-1469 et conservée au Palazzo ducale d ' U r b i n o (fig. 23 et 24, p. 86-87). D a n s la première vue, qui m o n t r e le « p a i e m e n t d u tribut », toutes les fuyantes c o n v e r g e n t au p o i n t (F), à l'exception d u banc adossé au m u r qui converge vers le p o i n t de fuite secondaire (1). Il est difficile de déterminer s'il y a là u n e erreur occasionnelle o u une erreur systématique, dans la mesure o ù le peintre recourait intentionnellement, dans le Déluge, à deux points de fuite. Ma préférence irait vers l'erreur accidentelle, puisque, dans la deuxième vue, il n'existe q u ' u n seul p o i n t de fuite. Q u a n t à la m é t h o d e de réduction, si elle peut passer p o u r correcte dans la première vue, elle devient une construction en sous-réduction dans la deuxième, figurant « l'holocauste ». Le réseau des diagonales du
Fig. 23. — Uccello, la Profanation de l'hostie: Le paiement du t détrempe sur bois (42X361 cm). Urbino : Palazzo D
Fig. 24. — Uccello, la Profanation de l'hostie: L'holocaus détrempe sur bois (42x361 cm). Urbino : Palazzo
Fig. 25. — Ucello, la Nativité, sinopia (158x220 cm). Florence : Sovrintendenza alle Galerie
carrelage présente ici une structure concave (réduction de type 3). Je me sépare ici de la reconstruction proposée par Kemp (1990, 39), qui est pourtant très vigilant sur les questions de justesse perspective. En définitive, ce n'est guère que dans le carton préparatoire de la Nativité (fig. 25, p. 88), connu par la mise au jour de la sinopia, qu'Uccello semble mettre en place un réseau perspectif irréprochable (de type 2 Il est coutume de placer le jeune Masaccio (1401-1428) dans le sillage de Brunelleschi. Il est vrai qu'ils furent ensemble à Rome, et que leur différence d'âge suffit à imaginer un rapport de maître à disciple. Mais peut-on corroborer cette hypothèse à partir d'une analyse de leur méthode de construction perspective ? Cristoforo Landino est plutôt neutre dans son commentaire : Fu Masaccio... arto buono et prospectivo quanto altro di quegli tempi (cf. Panofsky, 1976, 35). Entendez : «Masaccio... fut un aussi bon perspectiviste que n'importe lequel de ses contemporains », omettant ainsi de nous dire de qui il tenait cet art. Étudiez la fresque de la Trinità à S. Maria Novella (fig. 26) qui date, selon toute vraisemblance, des années 1425-1427. Voyez le commentaire de Vasari dans les Vite : « A S. Maria Novella... il y a plus beau encore que les figures : c'est une voûte en berceau, dessinée en perspective et divisée en caissons remplis de rosaces, dont les proportions diminuent si bien en raccourci, que le mur paraît troué. » Si bien, en effet, qu'on a supposé —de Panofsky à Chastel —que la construction de la Trinità serait due à Brunelleschi en personne Panofsky attribue à cette œuvre de Masaccio une «construction totalement exacte et unifiée» (1975, 147). Parronchi lit pour sa part une traduction exacte de la perspective dans « la précoce et géniale Trinità de Masaccio à S. Maria Novella» (1957, 7). Le jugement de Chastel n'est pas moins élogieux : « On a avancé l'idée que le cadre d'architecture serait dû à Brunelleschi ; c'est en tout cas, autour de 1425, le plus ancien exemple connu d'une peinture conforme aux règles de la perspective géométrique inventée par l'architecte. » Si l'on voulait donner un autre échantillon de ces louanges, on devrait citer White : « Le peintre propose un raccourci architectural qui respecte les principes de la perspective artificielle. La réduction des caissons est calculée avec exactitude et le point de fuite unique... est fermement construit » (1992, 146). On ne peut être que d'accord avec les historiens, pour reconnaître l'existence d'un point de fuite unique (F), situé au centre de l'autel. 1. Le meilleur argument qui ait été avancé reste celui de Panofsky (1976, 363 n.), qui établit que la disposition en nombre pair des caissons de la voûte en berceau est, contre tous les usages de l'architecture antique, une invention de Brunelleschi (disposition qu'il a utilisée à la cappella Pazzi). Ainsi, la Trinitàtémoigne peut-être d'une influence de Brunelleschi sur Donatello, mais elle concerne exclusivement le décor architectural, non pas la méthode perspective.
Fig. 26. — Masaccio, la Trinité, détrempe murale (667x317 cm). Florence : Santa Maria Novella
Q u a n t à la m é t h o d e de réduction utilisée, o n pourrait o p p o s e r , à l'enthousiasme conjoint de Panofsky, Parronchi, Chastel et White, les premiers doutes de K e m p : « Le lecteur doit être averti que la c o n s t r u c t i o n de Masaccio n'est pas t o t a l e m e n t consistante et régulière dans tous ses détails, et q u ' a u c u n e stratégie de reconstruction ne p e u t éliminer tous les problèmes » (1990, 17). K e m p conclut p o u r sa part à des erreurs accidentelles (casual... inadvertent errors). Je pense plutôt que l'erreur de Masaccio est de type systématique, et découle de la m é t h o d e de c o n s t r u c t i o n utilisée. E n effet, si vous reconstruisez la perspective des caissons —en déroulant les points de la v o û t e (a, b, c) e n (a', b', c'), puis en traçant le quadrillage résultant de l'intersection des nouvelles fuyantes avec les fronto-horizontales — vous constaterez que le réseau des diagonales « au sol » est un réseau convexe, qui s u p p o s e u n e sur-réduction de type 1 b. Le p o i n t de distance ( D / 2 ) existe bien, mais il est situé à mi-distance entre l'horizon et la voûte à caissons... Il suffit d o n c d'étudier cette fresque selon la typologie des raccourcis p o u r se rendre à l'évidence : la Trinità n'est pas construite selon les règles de la perspective linéaire. Selon Klein (1963) —qui ne r e m a r q u e pas l'aberration perspective —o n reconnaîtrait encore aujourd'hui, dans le cadre de la fresque, le clou fiché dans le m u r qui aurait servi de p o i n t de distance. Mais Chastel fait part d ' u n détail qui invalide cette o p i n i o n : « La fresque, détachée en 1861 et placée sur le m u r occidental, près de l'entrée, a été récemm e n t remise en place... », ce qui ne laisse présager q u ' u n r a p p o r t fortuit entre le clou et la fresque d'origine. Il faut reconnaître, enfin, la stabilité opératoire de Masaccio. Sur le plateau d ' a c c o u c h é e (fig. 27, p. 92) conservé à la Gemäldegalerie de Berlin, o n voit que le peintre fait converger les fuyantes vers u n p o i n t de fuite principal (F) —avec une erreur accidentelle relative aux tailloirs des chapiteaux de droite, qui convergent au p o i n t (1). Le réseau des diagonales au sol est u n réseau convexe, qui d o n n e un p o i n t de distance ( D / 3 ) à mi-distance entre le sol et la ligne d ' h o r i z o n (H). Ce Desco da parto participe d o n c de la m ê m e m é t h o d e de sur-réduction 1 b. Avec Piero della Francesca (1420-1492), c'est une autre génération qui d é b u t e : lorsque Piero naît, Brunelleschi a 43 ans, Ghiberti 39 ans, D o n a t e l l o 34 ans, Uccello 23 ans, ce qui fait une m o y e n n e de 35 ans p o u r le groupe. C'est ce qui explique, p o u r partie, que les règles de la perspective linéaire soient chez lui suivies plus fidèlement. L'autre raison repose sur le fait que Piero, s'il publia tardivement son De prospectiva pingendi (1490), s ' a d o n n a toute sa vie tant à la pratique qu'à la théorie de la perspective. E x a m i n e z le tableau de la Flagellation (fig. 28, p. 93), conservé à la Galleria Nazionale delle M a r c h e d ' U r b i n o , lequel date des années 1450. Tracez : toutes les fuyantes — sans exception — c o n v e r g e n t vers u n p o i n t
Fig. 27. — Masaccio, Desco da parto, détrempe sur bois (60x60 cm). Berlin : Gemäldegalerie
Fig. 28. — Piero della Francesca, la Flagellation, peinture sur b Urbino : Galleria Nazionale delle Marche
de fuite unique (F), c o m m e l'admet K e m p (1990, 30). Piero organise sa c o m p o s i t i o n en fonction d u système de vision monoculaire. Q u a n t à la réduction des intervalles, deux m é t h o d e s o n t p u être employées : celle de la diagonale tracée vers u n p o i n t de distance (D) extérieur au p a n n e a u (type 2d) ; celle d u p o i n t ( D / N ) de distance réduite (type 2e). La r é p o n s e à cette question est peut-être c o n t e n u e dans le De prospectiva pingendi. Piero della Francesca y utilise de façon systématique les constructions de type 2d, alors que la m é t h o d e 2e n'est présente qu'à l'état d'ébauche. Il est d o n c plus raisonnable de conclure à u n emploi de la première des deux constructions. Elle apparaît à la figure 23 d u traité de Piero, où le p o i n t de distance est situé à plus de six unités d u quadrilatère en perspective (si le côté d u quadrilatère est pris p o u r unité). Ces notices sur Brunelleschi, Ghiberti, Donatello, Uccello, Masaccio et Piero della Francesca p e r m e t t e n t de tirer une conclusion sans partage : des tableaux italiens de la première moitié du Q u a t t r o c e n t o , il n ' e n existe aucun qui ait suivi à la lettre les principes de la costruzione legittima, pas m ê m e ceux de Brunelleschi, l'inventeur s u p p o s é de cette m é t h o d e . Le premier exemple d'application rigoureuse de la perspective linéaire est d o n n é par Piero della Francesca, vers 1450. Mais ce n'est pas t o u t : une c o m p a r a i s o n sur toute cette période des m é t h o d e s relatives, tant au p o i n t de fuite q u ' a u raccourci, m o n t r e qu'il n'existe pas de réelle unité entre les artisans de la perspective. C h a c u n utilise u n e c o n s t r u c t i o n qu'il croit juste, sans qu'il y ait nécessairement u n échange de savoirs entre les peintres. Mieux, si Brunelleschi et Ghiberti semblent o p é r a t o i r e m e n t proches, il n ' e n va pas de m ê m e de D o n a t e l l o et d'Uccello, qui s e m b l e n t adhérer à plusieurs systèmes perspectifs à la fois, en c o n f i r m a n t la thèse selon laquelle les peintres p r o g r e s s e n t s o u v e n t par la « m é t h o d e » des essais et erreurs. Si les peintres italiens de la première moitié d u XV siècle n'utilisent pas les règles de la perspective linéaire, p e u t - o n en dire autant de tous les peintres de cette é p o q u e ? U n c h e m i n de traverse p e r m e t t a n t de vérifier cette h y p o t h è s e consiste à s'arrêter u n instant sur ces grands rivaux des Italiens que furent les maîtres flamands. Tracez les constructions. V o u s verrez apparaître une question, qui ne cessera ensuite de vous tourmenter. J a n van Eyck (1390-1441) est, en Flandres, le c o n t e m p o r a i n de Brunelleschi et de Ghiberti. Il peint dans les années 1435 un tableau qui l'a r e n d u célèbre : la Vierge au chancelier Rolin (fig. 29), aujourd'hui conservé au Musée du Louvre. Voyez t o u t d ' a b o r d la question du p o i n t de fuite. T o u t e s les fuyantes c o n v e r g e n t vers la z o n e centrale, mais n'a boutis s e nt pas systématiquement au p o i n t (F). D e u x lignes du quart supérieur gau-
Fig. 29. — Jan van Eyck, la Vierge au chancelier Rolin, peinture sur bois (66x62 cm). Paris : Musée du Louvre
che passent (accidentellement) au-dessous de la ligne d'horizon (5, 6). D'autres, comme les lignes les plus extérieures du pavement, outrepassent, de part et d'autre, le lieu du point de fuite (1, 2, 3, 4). Il ne s'agit pas d'une erreur accidentelle. Car vous remarquerez que ces points sont dis-
posés à intervalles réguliers : d = d = d = d Technique pour rendre plus sensible le mouvement des fuyantes extérieures ? Construction à deux points de fuite complémentaires au-dessous de la ligne d'horizon (on distingue trois zones de convergence formant un triangle isocèle) ? Nul ne le sait exactement. Voyez la méthode de raccourci utilisée par Jan van Eyck. Et remarquez tout d'abord que la verticale abaissée à partir du point de fuite F 1 coupe le carreau central dans le rapport Le réseau des diagonales au sol étant par ailleurs concave, vous avez par conséquent affaire à une sousréduction de type 3c. Cherchez alors le point (D/3). Vous le verrez apparaître très haut sur l'horizon, puisqu'il touche presque le plafond de la pièce. Jan van Eyck, dans les années 1435, ne connaît donc pas mieux que les Italiens une méthode pour rendre une vue selon les canons de la perspective linéaire. Mais il y a plus étrange : comparez la Vierge au chancelier Rolin de Jan van Eyck (fig. 29, p. 95) et le panneau Isaac de Lorenzo Ghiberti (fig. 16, p. 76). Picturalement, ces panneaux montrent des différences évidentes, mais du point de vue de la logique opératoire, ils sont identiques. En effet, les altérations sur le point de fuite (F) sont les mêmes : la règle d = d = d = d qui s'applique à la Vierge de Jan, structure aussi le panneau Isaac réalisé par Ghiberti, avec une très faible probabilité de coïncidence fortuite. On peut en effet considérer l'ensemble de cette construction comme « traceur graphique » complexe. Si l'on compare d'autre part les méthodes de réduction du Florentin et du Flamand, on remarquera qu'ils appliquent la même méthode de sous-réduction —de 1 type 3c —à la différence que l'un utilise une division au - du carreau cen1 tral (van Eyck), tandis que l'autre opère une division au - (Ghiberti). Quels étaient les liens entre van Eyck et Ghiberti ? Voilà l'étonnante question qui se pose, quand on sait qu'entre Brunelleschi, Ghiberti, Donatello, Uccello, Masaccio (qui vécurent tous à Florence dans les mêmes années) il n'y eut pas de telle similitude de méthode. Où l'on apprend que des liens professionnels que l'on recherche avec une vue courte peuvent être, à l'occasion, des corrélations de longue portée. Et
Fig. 30. Rogier van der Weyden, Saint Luc dessinant la Vierge, peinture sur bois (135x109 cm). Boston: Museum of Fine Arts
que des liens d'intimité supposés peuvent être à l'occasion des rapports de concurrence. Mais est-ce la méthode italienne qui diffuse vers les Pays-Bas, ou bien le contraire ? Le premier élément de réponse est de nature historique : la tavoletta perdue de Brunelleschi, qui suivait probablement la méthode 3c, est antérieure de plus de dix ans au tableau de Jan. Le deuxième argument est de nature sociologique : il suffit d'analyser les méthodes utilisées par les contemporains de Jan. Rogier van der Weyden (1399-1470), l flamand de Paolo Uccello, nous a laissé deux compositions qui datent de la même époque. Le Saint Luc dessinant la Vierge (fig. 30) du Museum of Fine Arts de Boston, date selon toute probabilité des années 1435. Le second, le Retable des sept Sacrements (fig. 31) du Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers, est plus tardif puisqu'il fut peint vers 1455. Voyez la question du point de fuite. Le Saint Luc de Rogier présente une structure complexe à plusieurs points de fuite, ordonnés à la fois selon un axe vertical (F, 1, 2, 3) et selon un axe horizontal (F, F'). Vingt ans après, le Retable régularise cette structure en ne retenant plus que deux points de fuite principaux (F et F') situés sur un même axe vertical. Quant aux points (1, 2, 3), ils restent difficiles à interpréter, puisqu'ils résultent de lignes isolées (ce qui ferait penser à une erreur de type I), et sont disposés à intervalles réguliers (ce qui laisserait croire à erreur de type III). Si l'on devait chercher un équivalent florentin de ce tableau, c'est à Joseph de Ghiberti (fig. 17, p. 77) qu'il faudrait le comparer, non pas à Isaac. Voyez la méthode de réduction de Rogier van der Weyden. Dans le Saint Luc dessinant la Vierge, on a bien une sous-réduction, comme dans les panneaux de Brunelleschi et de Ghiberti : le réseau des diagonales au sol est un réseau concave. Mais la détermination du point (D/2) ne peut aboutir, les lignes de distance (AC... BD) étant parallèles entre elles. La logique opératoire des Florentins n'est donc pas suivie, et le seul équivalent de ce tableau que l'on puisse trouver en Italie remonte au XIV siècle, avec un tracé de Lorenzetti. Ce n'est que dans le Retable des sept Sacrements (fig. 31) que le point de distance (D) existe, tout en étant situé au-dessus de l'horizon (sous-réduction de type 3c. Par conséquent, la méthode utilisée par Jan van Eyck ne sera connue qu'assez tard par Rogier van der Weyden. Examinez maintenant un tableau beaucoup plus tardif (1470-1490) attribué au Maître de la vue de Sainte-Gudule. Je veux parler de la Vierge à l'Enfant et sainte Marie Madeleine (fig. 32, p. 100), tableau aujourd'hui conservé au Musée diocésain de Liège. Vous remarquerez plusieurs aberra-
Fig. 31. — Rogier van der Weyden, Retable des sept Sacrements : Eucharistie et calvaire (panneau central), peinture sur bois (200x97 cm). Anvers : Musée royal des Beaux-Arts
Fig. 32. — Maître de Sainte-Gudule, Vierge à l'enfant, peinture sur bois. Liège : Musée diocésain
tions importantes. Voyez la question des fuyantes : ce ne s o n t pas deux, mais trois points de fuite principaux (F, F ' , F") qui apparaissent —et j'oublie s c i e m m e n t l'ensemble (1... 7) des lignes d u p a v e m e n t qui s o n t parallèles entre elles. Si je choisis de les ignorer, c'est parce que le sol, étant très meublé et très occupé, le Maître ne s'est p r o b a b l e m e n t pas d o n n é la peine de construire u n réseau systématique de fuyantes (erreur ad hoc, de type II). E n revanche dans la partie centrale d u p a n n e a u , o n voit nettem e n t que les fuyantes c o n v e r g e n t vers les h u n e s des navires au mouillage. Le jeu entre les h a u b a n s et les fuyantes est peut-être plaisant, mais il n'obéit pas aux règles de la perspective linéaire, puisque le p o i n t de fuite devrait être unique, et placé sur la ligne d ' h o r i z o n (H). Q u a n t à la m é t h o d e de réduction des intervalles utilisée par le Maître de la vue de Sainte-Gudule o n constatera qu'il s'agit d ' u n e sous-réduction du type 3b, dans la mesure o ù le réseau des diagonales au sol est concave, et o ù les obliques s o n t parallèles entre elles (AC... BD). O n pourrait alors p e n s e r à une influence de Rogier van der Weyden, qui utilisait ce système 1 aux alentours de 1435, mais la division au —d u carreau central laisse plu3 t ô t entrevoir une autre possibilité : celle que le Maître de la vue de Sainte-Gudule ait eu connaissance — en les c o m p r e n a n t de travers — des techniques opératoires de J a n v a n Eyck. O n p e u t d o n c conclure de ce deuxième jeu de notices sur J a n van Eyck, Rogier v a n der W e y d e n et le Maître de la vue de Sainte-Gudule que la m é t h o d e 3c n'est pas de mise dans les ateliers flamands du XV siècle, et que c'est s e u l e m e n t après que J a n van Eyck fut rentré en c o n t a c t avec les F l o r e n t i n s que cette m é t h o d e a diffusé p e u à peu au N o r d . D e cela, o n p e u t aussi affirmer que la corrélation van Eyck / Ghiberti est une corrélation personnelle ; et n o n pas u n e corrélation collective entre les peintres italiens et les ateliers flamands. Mais il se trouve que cette d é m o n s t r a t i o n n'est pas v r a i m e n t achevée en aval d u XV siècle. V o u s pourriez en effet o p p o s e r q u ' u n e lecture hypercritique des constructions perspectives ne fait que repousser la date d'application des lois de la représentation de 1413 (Brunelleschi) à 1450 (Piero della Francesca). Ce qui ne r e m e t pas f o n d a m e n t a l e m e n t en cause l'interprétation classique de l'invention de la perspective. Voilà qui repose, sous une f o r m e différente, la question de l'uniformité des pratiques opératoires au sein des écoles, des ateliers, et parfois m ê m e chez un 1. Peut-être à l'occasion d'une mission diplomatique à l'étranger ordonnée par Philippe le Bon, aux ordres duquel Jan van Eyck se trouvait dans les années 1425 à 1429.
m ê m e individu. Je ne souhaite pas m ' e n g a g e r dans u n e vérification a p p r o f o n d i e p o r t a n t sur toute la peinture italienne du XVI siècle, mais il semble possible de m o n t r e r à quel p o i n t o n a eu t e n d a n c e à surestimer l'homogénéité des pratiques picturales. La reconstruction ex post facto de quelques tableaux d u XVI siècle suffit à m o n t r e r que, si les Académies o n t bien joué u n rôle dans la diffusion de la perspective linéaire, elles n ' o n t pas h o m o g é n é i s é en totalité les opérations de c o n s t r u c t i o n en perspective. Je présenterai plusieurs tableaux assurant que les règles de la perspective n ' o n t pas été systématiquement suivies après 1450. Voyez l'œuvre e x t r ê m e m e n t architecturée de Vittore Carpaccio (1460-1526), sous les ordres duquel travailla Gentile Bellini, lorsqu'ils décoraient le Palazzo Ducale de Venise. Essayez i m m é d i a t e m e n t d'évaluer l'opinion selon laquelle « la rigueur géométrique et perspective de l'urbaniste et de l'architecte... est p r o p r e à la poétique de Carpaccio » (Sgarbi, 1979, 17). Voyez par exemple les deux tableaux intégrés au Cycle des Albanais exécuté vers 1504 et conservé aujourd'hui à la Pinacoteca di Brera à Milan. Le p r e m i e r est intitulé la Présentation au temple (fig. 33). Cette scène sans fronto-horizontales ne p e r m e t pas de tirer de conclusion sur la m é t h o d e de raccourci. E n revanche, il est aisé de reconstruire le faisceau des fuyantes. Celles-ci ne c o n v e r g e n t pas en un seul point, mais en quatre points de fuite disposés en quadrilatère (1, 2, 3, 4), d o n t l'un (1) est attaché à la capuche d u cardinal ; et l'autre (2) coïncide avec l'œil d ' u n e sœur qui regarde le p o i n t (1). O n p e u t a d m e t t r e que Carpaccio a r e c o u r u à u n e altération volontaire des points de fuite, de manière à souligner l'importance symbolique des personnages (quitte à e n g e n d r e r u n e erreur de type II). D u coup, les points (3, 4, 5) se r e t r o u v e n t sur u n m ê m e axe de fuite vertical qui n'est autre que le b o r d du tableau. V o u s r e m a r q u e z aussi que les marches de l'escalier c o m p o s e n t u n tablier rectangulaire (ABCD) d o n t les côtés A C et B D s o n t parallèles, ce qui déroge é v i d e m m e n t aux règles de la perspective linéaire. Le cas de la Naissance de la Vierge (fig. 34, p. 104) est plus intéressant p u i s q u ' o n y trouve une plus grande accumulation d'éléments personnels. E n ce qui concerne les fuyantes, t o u t d'ab o r d : vous noterez l'existence de quatre points de fuite, d o n t u n (3) est p e u t être accidentel, mais d o n t les autres s o n t inexplicablement dispersés. La structure de cet espace est d'autant plus étrange que les poutres du plafond qui fuient en (4) s o n t en vis-à-vis direct avec les carreaux d u sol, qui fuient en (1) ; effet à peine atténué dans la zone centrale, où l'on voit les poutres de la cuisine converger en (2). T o u j o u r s à p r o p o s des fuyantes, vous observerez dans le quart inférieur gauche du tableau que l'arête d u m u r en r e n f o n c e m e n t reste trop haute, puisque le p o i n t (B) au-dessus
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
Fig. 33. Carpaccio, Cycle des Albanais : Présentation au temple, huile sur toile (137x130 cm). Milano : Pinacoteca di Brera
Fig. 34. — Carpaccio, Cycle des Albanais : Naissance de la Vierge, huile sur toile (126x129 cm). Bergamo : Accademia Carrara
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du sol ne peut logiquement pas descendre en dessous du point (A) du sol. Que conclure de cet examen ? Sinon que le système de la vision monoculaire n'est pas plus privilégié que celui de la vision binoculaire dans l'œuvre du Vénitien, qui utilise des compositions en dehors de toute logique géométrique. Étudiez maintenant la méthode de réduction de Vittore Carpaccio. En traçant les diagonales des carreaux, on obtient un réseau concave qui rattache la construction au groupe des sous-réductions. D'autre part, la verticale abaissée à partir du point de fuite (1) partage les carreaux axiaux .a L a
m é t h o d e
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p e u ut ê t r e
q u e
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3
nant de construire le point de distance (D/4), il est impossible de faire converger les obliques (CD... EF) qui restent parallèles entre elles : Carpaccio a donc utilisé la méthode du type 3b, aperçue dans la peinture d'un Rogier van der Weyden. C'est là un « morceau choisi » de transgression des lois de la représentation, j'en conviens. Mais il n'est pas sûr que Carpaccio soit, au XVI siècle, le seul peintre dans cette position de hautaine indifférence vis-à-vis de la perspective. Cet exemple devrait plutôt jouer le rôle d'une balise dans la recherche. Mais faut-il, d'autre part, expliquer le rapport entre Carpaccio et Rogier van der Weyden par un contact entre Venise et les Flandres ? Je ne crois pas que ce soit nécessaire, car il se peut très bien que la corrélation perçue entre les deux résulte d'une même cause extérieure : la diffusion du « style international » au cours du XIV siècle (Panofsky, 1992).
2) Les peintres du Moyen Age Vous avez parcouru l'aval du fleuve des représentations perspectives, parcourez maintenant l'amont, à rebours et à partir de 1413. Et puisqu'il s'agit de rupture, quels sont les peintres toscans dont se sont séparés les Renaissants en inventant, ou en croyant inventer, la perspective linéaire ? L'examen se révélera encore une source de surprises... Étudiez les œuvres de trois peintres appartenant à des générations différentes. Le premier grand peintre d'avant la Renaissance est sans conteste Ambrogio Lorenzetti (1295-1348). Son œuvre la plus connue est une Présentation au temple (fig. 35, p. 106) de 1342, conservée aux Uffizi de Florence. Il est aisé de reconstituer le faisceau de fuyantes de ce panneau. La partie haute du cadre architectural est composée selon un système de fuyantes qui concourent deux à deux, non pas en un point, mais sur un
Fig. 35. — Lorenzetti, Présentation au temple, détrempe sur bois (257X168 cm). Florence : Musée des Offices
même axe vertical (1, 2, 3, 4). Comme vous le savez, on peut en général faire correspondre au système en arête de poisson, son équivalent à deux points de fuite. Ici, pourtant, la tentative échoue. Il n'apparaît que des zones de convergence. La raison en est simple : pour qu'une telle équivalence soit possible, il faut que la répartition des points de concours sur l'axe de fuite soit harmonique. Voyez le schéma : la répartition n'est pas
de ce type, puisque d = d = d Cela, vous pouvez l'interpréter comme une erreur ad hoc (de type II), ayant pour but de faciliter la construction d'une perspective binoculaire. Quant au pavement, comme l'a constaté White (1992, 100), il témoigne d'une organisation différente. Les lignes de bout convergent en un point de fuite unique (F), à l'exception des plus extérieures, qui semblent aller en (6). L'oblique du quart inférieur gauche ne fait que renforcer l'interprétation précédente, le point (6) n'étant pas disposé
au hasard.
L a règle d é v e l o p p é e
est : d
=
d
=
d
=
d
= d
Étudiez maintenant la méthode de réduction des intervalles. Tracez le réseau des diagonales au sol, et vous constaterez qu'il s'agit d'un réseau concave : la méthode de Lorenzetti fait partie du groupe des sousréductions. Ayant remarqué que la verticale abaissée à partir du point de 1 fuite (F) coupe le carreau central au vous essayerez l'un des deux tracés 3b ou 3c. Et, parce que les obliques ne convergent pas —(ab), (cd), (ef), (gh)... sont parallèles —vous conclurez à une méthode de type 3b. La même construction fut utilisée par son frère Pietro, pour la Naissance de la Vierge, un grand tableau de 1342, conservé à l'Opera del Duomo de Sienne. Voilà donc qu'une construction utilisée par Carpaccio en 1504, par le Maître de la vue de Sainte-Gudule en 1470-1490 et par Rogier van der Weyden en 1435, se retrouve à l'identique dans un tableau antérieur d'un siècle au premier de la série. Voilà un lien incontestable entre les pratiques médiévales et les pratiques renaissantes. Vous avez l'amorce ? Tirez l'écheveau... Ce lien rend-il compte d'un rapport accidentel, ou individuel, entre les peintres des deux périodes, ou bien ce rapport est-il plutôt constant et collectif ? Examinez d'autres œuvres, vous l'apprendrez. Dix ans à peine séparent Ambrogio Lorenzetti de son aîné Simone Martini (1284-1344). On connaît de lui deux fresques qui sont encore sur leur support d'origine dans la basilique inférieure de S. Francesco d'Assise. La première d'entre elles représente la Mort du Saint (fig. 36, p. 108) et date des années 1315-1317. Analysez le système des fuyantes. Du point de vue d'une interprétation classique en termes panofskyens, on peut distinguer deux axes de fuite (AF, AF') : le premier servant à la construction
Fig. 36. — Martini, Mort du Saint, détrempe murale (284x230 cm). Assise : Basilique San Francesco
du plafond (ABCD) et des parties attenantes (points 1, 2, 3, 4) ; l'autre à la construction du pavement (EFGH) dont les lignes viennent mourir au point (5). Comme dans le cas de la Présentation de Lorenzetti, l'axe (AF) ne saurait être remplacé par deux points de fuite, car ici les « fuyantes » sont parallèles entre elles. Cette erreur —qui n'est pas accidentelle puisque la figure est symétrique — doit être interprétée comme une erreur ad hoc (type II) : Martini, compte tenu de la faible surface du quadrilatère (ABCD), a opté pour la simplicité constructive. Quant à l'axe de fuite (AF'), vous pouvez le remplacer par les deux points de fuite (F, F'), situés de part et d'autre du point (5). Mais ces points ont-ils été utilisés plutôt que l'axe de fuite ? On peut en juger, si certains éléments nous confirment que les lignes (EG) et (FH) ont été prolongées au-delà de l'axe de fuite. Le fait que les obliques amorcées aux points (a, b, c, d, e), se terminent toutes dans les yeux du groupe de personnages de gauche, est déjà un bon indice du rôle joué par les fuyantes : comme lignes de composition symboliques ; comme fuyantes proprement dites. Si l'on prolonge (EG), la droite n'intercepte aucun point remarquable ; en revanche, le prolongement de (FH) fait apparaître une tangente à la manche du frère aux mains jointes. Il y a donc quelques raisons de croire que la composition procède d'une construction à deux points. Voyons maintenant la méthode de raccourci utilisée dans la Mort du Saint de Simone Martini. En raison de la petitesse du quadrilatère (ABCD), le fresquiste semble avoir recouru à cette méthode que j'ai appelée le « degré zéro » de la réduction perspective : le plafond (ABCD) est divisé en sept intervalles réguliers (type 3 Il s'agit d'une erreur intentionnelle de type II, à laquelle le peintre a sans doute adhéré pour sa simplicité opératoire. En ce qui concerne les carreaux au sol, toute analyse semble compromise par le fait qu'on ne discerne que trois fronto-horizontales. Simone Martini a-t-il utilisé la même méthode que pour tracer le plafond ? Toute réponse serait conjecturale. La seconde fresque de la basilique inférieure de S. Francesco, contemporaine de la première, représente les Funérailles du Saint (fig. 37, p. 110). Voyez la question des fuyantes: vous pourriez reproduire, comme le veut l'usage, un schéma en arête de poisson. Vous détermineriez ainsi deux points (1, 2) sur l'axe de fuite. Mais laissez cette construction, et prolongez directement les fuyantes. Vous tomberez alors sur un schéma à deux points de fuite (F, F') qui ne sont pas situés accidentellement : l'un tombe sur un pli de l'habit, l'autre dans un revers de manche. Pour l'instant, ces deux constructions sont indiscernables. Sauf si l'on peut montrer que les droites (AB), (CD), (EF), (GH) ont été prolongées
Fig. 37. — Martini, Funérailles du Saint, détrempe murale (284x230 cm). Assise : Basilique San Francesco
au-delà de l'axe de fuite ; auquel cas la c o n s t r u c t i o n à deux points prévaudrait définitivement sur la c o n s t r u c t i o n en « axe de fuite ». Tracez : le prol o n g e m e n t de (AB) passe aux pieds de Saint François ; celui de (CD) passe à ses g e n o u x ; le p r o l o n g e m e n t de (EF) vient se ficher dans l'ornem e n t d é p o s é sur s o n c œ u r ; enfin celui de ( G H ) m e u r t à la c o m m i s s u r e des lèvres. Simple accident ? Peut-être pas. Rassemblez les éléments : les pieds, les genoux, le cœur, la bouche. Le frère m a r c h e nu-pieds il s'agenouille lors de la prière, le c œ u r est le siège de l ' a m o u r et c'est par la b o u c h e qu'il délivre son message. Il eût suffit que Simone représente la dépouille du Saint une dizaine de centimètres plus bas o u plus haut p o u r que n'apparaisse plus ce rapport. Par conséquent, si les lignes de fuite o n t servi de lignes de c o m p o s i t i o n , les points (F, F') o n t été utilisés. Martini a r e c o u r u au système de la vision binoculaire, et — mis à part, peut-être, la base des potelets — sa c o n s t r u c t i o n est parfaitement cohérente. Voyez la m é t h o d e de raccourci des Funérailles rien de c o m p a r a b l e avec le « c h e m i n de traverse » utilisé par Simone dans la Mort du Saint. Le sol des Funérailles étant uniforme, il faut se référer au c o m p a r t i m e n t a g e des voûtes. Subdivisez la surface ( E F G H ) en quatre rectangles égaux, de manière à faire apparaître les points (a, b, c, d, e, f), qui définissent deux à deux de nouvelles fuyantes. O n p e u t alors tirer les droites (Eb), (ad), (cf), (eH) qui c o n c o u r e n t en u n unique p o i n t de distance ( D / 4 ) , convenablem e n t situé sur la ligne d ' h o r i z o n (H). Là, vous l'aurez compris, c o m m e n cent les difficultés intellectuelles. Car d u p o i n t de vue canonique, cette m é t h o d e intègre le g r o u p e 2 des « réductions correctes », m é t h o d e que n o u s n ' a v o n s jamais rencontrée avant la Flagellation de Piero della Francesca (1450). Est-ce le secret p e r s o n n e l de Martini, o u le tient-il d ' u n maître ? Le fil à dérouler nous est d o n n é p a r u n indice : dans les années 1315, Martini travaille à la basilique d'Assise côte à côte avec les disciples de Giotto. V o y o n s alors si G i o t t o connaissait déjà les secrets de cette construction. G i o t t o di B o n d o n e (1266-1336) a séjourné deux fois au Sacro C o n v e n t o de San Francesco d'Assise. U n e première fois avant les années 1300 (date à laquelle il fut appelé à R o m e par Boniface VIII). Une deuxième fois, dans les années 1315, o ù l'on p e u t s u p p o s e r qu'il dirigea les travaux et participa à l'exécution de certaines fresques. C o m m e n ç o n s par la fin. Parmi les fresques datant du séjour de 1315-1320, vous distinguerez Jésus parmi les Docteurs de la Loi (fig. 38, p. 112), fresque t a n t ô t attribuée à l'atelier de Giotto, t a n t ô t renvoyée au supposé Maestro senesegiano. Voyez les fuyantes. Si la base de certains chapiteaux convergent vers u n p o i n t de fuite secondaire (1), ce p o i n t reste moins bien défini
Fig. 38. — Atelier de Giotto ou Maestro senesegiano, Jésus détrempe murale (270x230 cm). Assise : Basilique San
que les deux points de fuite (F, F') qui rassemblent les nombreuses fuyantes du plafond. Kemp (1990, 9) a observé la justesse de cette construction. On peut cependant noter une légère altération accidentelle : trois fuyantes des travées centrale et droite semblent fuir vers le point 2. Si vous vous intéressez maintenant à la méthode de raccourci, vous noterez que les fronto-horizontales sont disposées de manière à engendrer un réseau de diagonales « au plafond », qui n'est ni convexe ni concave. C'est donc que Giotto (ou le Maestro senesegiano), comme Martini tout à l'heure, connaissait une méthode de réduction perspective correcte. Cette fois, ce ne sont pas les reconstructions théoriques qui conduisent à cette conclusion. L'observation des compartiments du plafond permet de distinguer la présence du « traceur graphique » ◪. Chaque caisson est divisé en deux moitiés selon la diagonale : l'une de couleur ocre, l'autre noire. C'est de ces diagonales matérialisées que l'on peut déduire l'existence des points de distance (D, D') qui sont exactement situés sur l'horizon (H), à l'emplacement des anneaux que l'on voit encore aujourd'hui sur les côtés de la fresque. Giotto ou le Maestro senesegiano ont donc employé la méthode de type 2c en parfaite certitude. La grande Vierge en majesté (fig. 39, p. 114) de Giotto, exécutée dans les années 1306-1310 et conservée aux Uffizi de Florence, ne permet aucune déduction quant au type de réduction utilisé, mais permet de confirmer la thèse relative à la substitution de l'axe de fuite, par deux points de fuite résultant d'un système de vision binoculaire. Car si l'on peut dans un premier temps faire converger, deux à deux, les fuyantes de la chaire aux points (1, 2, 3, 4) situés sur l'axe (AF), on peut tout aussi bien prolonger ces fuyantes, qui se trouvent alors se croiser à la jointure des colonnettes (F, F'). Cette construction ne souffre qu'une erreur accidentelle : deux fuyantes isolées convergent au point (2). La Présentation au temple (fig. 40, p. 115), œuvre à peine antérieure au tableau précédent (1304-1306), fait partie des fresques que Giotto a peintes à Padoue sur les murs de la Cappella Scrovegni. Cette œuvre montre une architecture singulière en perspective cavalière, sur laquelle se détache un grand escalier possédant son propre système de fuyantes. Certes, la combinaison est illégitime du point de vue des règles de la vision, mais attardons-nous sur l'escalier. Si l'on trace les lignes de construction, on verra sans peine que : tous les nez de marche convergent en un point de fuite (F) ; toutes les marches convergent au point (F') ; l'ensemble des marches est contenu dans un quadrilatère (ABCD), dont les lignes extérieures fuient à l'angle supérieur droit de la fresque, au point (F"). L'escalier de la Présentation au temple est par conséquent dessiné selon les règles
Fig. 39. — Giotto, Vierge en majesté, détrempe sur bois (235x204 cm). Florence : Musée des Offices
Fig. 40. — Giotto, Présentation au temple, détrempe murale Padoue : Cappella Scrovegni
Fig. 41. — Giotto, l
' de la règle, détrempe murale (270x230 cm). Assise : Basilique San Francesco
de la perspective à trois points. Un erreur affecte cependant la composition. Pour que la construction soit correcte, il faudrait que le point (F") soit situé sur une verticale élevée en (F'), ce qui n'est pas le cas. Mais, dans l'œuvre de Giotto, le sens des fuyantes est-il au moins perçu, alors que dans la Présentation au temple de Carpaccio, qui adopte une disposition similaire, les droites (AC) et (BD) sont rendues par des parallèles (fig. 33, p. 103). Penchez-vous maintenant sur la méthode de raccourci. A première vue, rien ne permet d'en parler. Prolongez toutefois toutes les horizontales des marches ; prolongez toutes les verticales des contremarches. Ce réseau —que vous avez maintes fois repéré au sol —fait naître des diagonales qui ne sont ni convexes, ni concaves. Et pour une excellente raison : (BD) est une droite. Il est donc légitime de rattacher cette composition au groupe des réductions correctes, et plus précisément, puisque les nez de marche sont alignés sur BD, au type 2d. Voyez enfin l ' de la règlefranciscaine par Innocent III (fig. 41, p. 116), qui date du premier séjour de Giotto à Assise, vers 1296-1299. Cette œuvre, située dans la basilique inférieure, a probablement inspiré les Funérailles du Saint de Simone Martini (fig. 37, p. 110), qui reprend un cadre architectural semblable. Quelles sont les similitudes et les différences entre ces deux œuvres, séparées par près de vingt ans ? Voyez la question des fuyantes. Les murs latéraux soutenus par un jeu de consoles, et le linteau des portes latérales, fuient en deux points symétriques (F, F'). On obtient donc immédiatement un système à deux points de fuite, résolvant l'axe de fuite (AF). La fresque présente une particularité : les quatre consoles de bout ne fuient pas vers ces points. Les lignes de construction se coupent maintenant en deux nouveaux points (V, V'), situés près de l'axe central. Cette construction témoigne de l'adoption d'un système binoculaire. Voyez en deuxième lieu la question du raccourci. En supposant que les trois voûtes (ABC'D') ; (CDEF), (E'F'GH) soient de plan carré, vous pouvez faire la reconstruction suivante. Déterminez les points médians des segments (AC') et (E'G). Ces points (a) et (e) ne sont pas fortuits : il s'agit des intersections de la frontale (AG) avec les arcs (BD') et (F'H). Ces points permettent ainsi de vérifier la construction à partir des points de distance (D/2). Tracez les fuyantes naissant en (a) et (e) vers les points (V, V'). Tracez alors les obliques (aB), (C'b), (cD) puis les obliques (cF), (E'f), (eH) : ces faisceaux se coupent aux deux points de distance recherchés (D/2). Ces points sont alignés avec les points (V, V') sur la ligne d'horizon (H). La méthode de Giotto appartient au groupe des réductions correctes. Mais est-ce là une simple reconstruction ou la méthode
effective employée par Giotto ? Un indice permet d'en juger. Si vous translatez horizontalement le triangle (acD/2) vers la droite, il arrivera un moment où cette figure se superposera avec le triangle —effectivement tracé —(EGV). De même, si vous translatez (ceD'/2) vers la gauche, le triangle coïncidera alors avec (ACV'). Cette possibilité de glissement permet de conclure à une construction effective, et d'assurer que Giotto connaissait un tracé similaire à la méthode des demi-points de distance (type 2e. Laissez maintenant la question des tracés et prenez un peu de distance. L'examen détaillé des méthodes opératoires sur une période de deux siècles (1297-1504) laisse entrevoir quelques conclusions de portée générale. Reprenez la question du point de fuite : le système binoculaire, utilisé par Giotto et Martini, structure aussi les perspectives de Donatello ou d'Uccello. Prenez la question du raccourci : certaines méthodes de réduction des intervalles peuvent être qualifiées de transhistoriques (type 3 : Lorenzetti, Carpaccio ; type 2 : Giotto, Piero della Francesca). Peut-on ordonner ces correspondances ? Il suffit pour cela de former une table des possibles, et de déterminer ensuite la position des peintres par rapport à ces catégories logiques. Vous verrez apparaître plusieurs éléments intéressants : 1 / le premier concerne la « dispersion » d'un artiste sur cet ensemble des possibles, indiquant ainsi les contacts qui ont pu le persuader d'abandonner une logique pour une autre ; 2 / le deuxième a trait à l' « affinité » des peintres qui se dégage de l'usage des mêmes procédés constructifs. Voyez cette classification tabulaire, dans laquelle je note : a le cas où plusieurs points de fuites sont présents ; b le cas où la méthode de réduction n'est pas accessible par reconstruction.
L'histoire de la perspective est somme toute assez simple : elle est faite de trois moments forts: 1 / Giotto (1297-1315) indique pour la première fois une méthode correcte de raccourci (type 2c) ; 2 / Brunelleschi (vers 1413) fait une représentation perspective, fondée sur le postulat de la vision monoculaire, mais utilise une méthode de réduction fausse ; 3 / Piero della Francesca (1444) utilise à la fois un seul point de fuite et une méthode de réduction correcte. Cette histoire est dans un rapport fort étrange avec la question du vrai et du faux. En effet, vous avez vu que les postulats de vision monoculaire (Mo) et binoculaire (Bo) sont « concurrents » au plein sens du terme. Aucun ne peut être dit vrai ou faux, sinon en choisissant au préalable un système de référence —ce qui a pour effet de former des tautologies : « Pour la vision monoculaire, les représentations unifocales sont justes. » Il n'en va pas de même de la méthode de réduction, puisque les sur-réductions ou les sous-réductions ont pour effet immédiat de tordre le réseau des diagonales, et par conséquent de faire éclater l'espace... Concluez : une perspective linéaire est juste, si, et seulement si, elle appartient à la colonne centrale du tableau, c'est-à-dire si, et seulement si, elle recourt à une méthode de réduction correcte. C'est pourquoi Giotto, en 1297, pratique la juste perspective ; et Brunelleschi, un siècle et demi plus tard, la fait fausse... Quant à la dispersion personnelle, Donatello est incontestablement le perspectiviste le plus éclectique : il a pratiqué trois des six catégories possibles. Son itinéraire personnel passe d'une méthode de sur-réduction binoculaire (1425-1427) à un procédé de sous-réduction à point de fuite unique (1435), pour venir enfin à une méthode de sous-réduction binoculaire (1445). On peut interpréter cela en fonction de ses relations de travail. C'est probablement l'influence exercée par Brunelleschi qui le fait adopter sa deuxième méthode. Puis, dix ans plus tard, il prend ses distances avec Brunelleschi, et revient à la construction à deux points de fuite. Uccello, pour sa part, pratiquera la perspective binoculaire avant de passer au système à point de fuite unique, entre 1445 et 1465. On peut ici suspecter, soit une influence tardive des expériences de Brunelleschi — mais pourquoi avoir attendu un quart de siècle pour en adopter le prin-
1. En raison des incertitudes d'attribution, j'utilise toujours le nom de « Giotto » comme nom générique des peintres qui ont travaillé sous ses ordres ou dans son entourage direct. Il convient en effet de se rappeler que certains contestent la facture de certaines fresques assisiates. Conscient de la controverse, White (1992, 10) préfère employer l'expression : « Maître de la légende de saint François » pour désigner le fresquiste d'Assise. Il me semble plus commode de garder l'étiquette «Giotto » en restant conscient de ce qu'elle représente.
cipe ? —soit une influence plus raisonnable, mais tout aussi conjecturale, du De pictura d'Alberti. Quant aux affinités entre les peintres, on vérifiera que dans les années 1425-1465 la société des peintres et sculpteurs ne s'est pas pliée comme un seul homme à l'invention de la perspective. Car, si Donatello et Uccello ont bien adopté, à un moment de leur vie, ce système, il n'en reste pas moins vrai que d'autres —y compris ceux que l'on se plaît à placer dans le sillage direct de Brunelleschi —ont manifesté une grande indépendance d'esprit, comme l'a vu Edgerton (1975, 24). Voici une conclusion importante : A la Renaissance, la perspective n'est pas une, elle est multiple. Quel rapport imaginer entre Brunelleschi, Ghiberti, Donatello, Uccello, Masaccio ou Piero della Francesca, qui campent sur des positions opératoires antithétiques ? Des rapports d'entraide joyeuse et d'intimité, comme nous le laisse entendre Vasari ? Ou plutôt d'âpres rapports de concurrence ? Je gage pour ma part que la deuxième solution est la bonne : 1 / ces peintres-là étaient souvent mis en concours sur les mêmes commandes ; 2 / ces rapports de concurrence ne sont pas simplement attestés par « ouï-dire », mais par des preuves tangibles touchant aux tracés effectifs. Cette analyse détaillée des gestes opératoires ne soulève pas que des questions relatives au fonctionnement de la micro-société des peintres. En premier lieu, comment se fait-il que l'influence d'Alberti, que l'on dit forte à partir de 1435, ne donne rien du point de vue de la pratique picturale, avant que Piero della Francesca ne peigne la Flagellation ? Et que penser de la suprême indifférence de Ghiberti, de Donatello et d'Uccello, qui travaillent à leurs constructions sans se référer au De pictura, parfois même trente ans après sa publication ? En second lieu, comment expliquer que Brunelleschi soit considéré comme l'inventeur de la perspective, alors que la seule œuvre qu'on lui connaisse n'intègre même pas la colonne centrale du tableau ? Se serait-on encore trompé sur le statut de l'expérience du Baptistère ? Enfin —et c'est peut-être la conclusion la plus curieuse —vous avez pu remarquer que le premier peintre figurant dans la colonne centrale du tableau, c'est Giotto... Cette découverte fait évidemment problème. Comment Giotto a-t-il pu connaître la « juste perspective » entre 1297 et 1315 ? L'aurait-il inventée ? L'aurait-il apprise ? De qui et dans quelles conditions ? Voici les questions auxquelles vous vous attacherez désormais.
Chapitre 3
Les expériences
Entre le système de représentation utilisé par les fresquistes du XIII siècle et celui des peintres de la Renaissance, il n'existe pas de véritable mutation. C'est bien le même « chemin » que parcourt la perspective. L'unité de ce chemin se définit non pas par les systèmes opératoires mis en œuvre, variables d'une conception à l'autre, mais par l'observation fondamentale dont ces systèmes sont censés rendre compte : le même objet apparaît grand lorsqu'il est proche, petit lorsqu'il est lointain. Dans tous les tableaux recourant à un mode perspectif, vous retrouverez ce « noyau », explicite ou non, car ce n'est rien d'autre que la base sur laquelle s'appuie la loi de réduction des grandeurs. Euclide disait : Æquales magnitudines inœqualiter expositœ inœquales apparent et major semper ea quœ propius oculum adjacet. Leonardo dira : Delle chose equali la piu remota par minore. Le chemin est un. Ce que l'on observe, en revanche, ce sont des solutions différentes apportées au problème de la diminution, qui opèrent chaque fois un « rétrécissement » ou une « inflexion » du chemin. Il conviendrait maintenant de caractériser dans le détail ces solutions. Demandez-vous alors en quoi consistent les apports spécifiques de Giotto, de Brunelleschi et d'Alberti, et vous verrez à chaque pas réapparaître la question de l'origine théorique ou empirique de la perspective. C'est là un axe constant des recherches. Ainsi, Gioseffi (1957) soutient la thèse du caractère purement empirique de la tavoletta de Brunelleschi, alors que Parronchi (1958) en fait une application de la théorie optique médiévale. Plus récemment, White (1992, 125) reconnaît l'origine empirique de la perspective de Brunelleschi, et l'origine purement théorique de la costruzione legittima d'Alberti. Damisch (1993, 15) met quant à lui en
balance les deux scénarios historiques : 1 / la perspective se serait constituée par une série de longs tâtonnements (thèse de l'origine empirique) ; 2 / elle procéderait de l'optique antique et médiévale (origine théorique). Que penser de cette division entre les domaines théorique et empirique ? Que penser de la controverse qui en résulte si souvent ? Il semble épistémologiquement inconséquent de soutenir une séparation aussi nette entre l'expérience et la théorie : d'abord parce que tout fait est produit par un dispositif d'observation qui s'inscrit dans un cadre théorique —Goethe disait : « Le moment suprême consisterait à comprendre que tout fait est déjà de la théorie » ; ensuite, parce que l'ordre factuel et l'ordre conceptuel sont hétérogènes entre eux, si bien qu'il n'existe jamais d'énoncé proprement « factuel » ou « empirique » : tout énoncé appartient à l'ordre du discours. Telle est en tout cas la critique que certains ont adressée aux présupposés du naturalisme (Lakatos, 1994, 10). Aussi, peut-être conviendrait-il de corriger le portrait de la perspective, en montrant que l'élaboration de cette méthode de représentation du réel a résulté, et ce, à chacune de ses étapes, d'une combinaison d'empirisme et de savoir théorique. Tel pourrait être le canevas de ce chapitre sur les « expériences ». Repartons donc du début, du point de vue logique (qui correspond, ici, en fait, à une inversion de la chronologie) : qu'est-ce que la « perspective linéaire » ? Il s'agit d'une méthode de représentation de l'espace par projection sur un plan. Le premier exposé complet de cette méthode, recourant aux notions de « point de fuite » et de « raccourci », est donné, sous le mode opératoire, par Piero della Francesca vers 1490. Bien que fondé théoriquement, on pourrait s'appliquer immédiatement à reconnaître le caractère empirique de cette méthode. Voyez l'exposé de la construction au Livre III : Sopra del piano la superficie quadrata con ragione deminuire : « Sur le plan, un carré diminue de manière proportionnelle. » Piero travaille sur trois vues séparées (profil, plan et vue perspective). Ouvrez sa boîte à outils. Soit BCDE le carré à représenter, soit l'œil en A. Le texte dit : « Au point A [l'œil], fiche un clou ou, si tu veux, une aiguille avec un fil de soie très fin —un crin de cheval conviendrait —tout spécialement là où il doit s'arrêter sur la règle. Ensuite, tire une ligne FG, parallèle à BC, qui soit le tableau entre l'œil et le carré. » Ce ne sont là que les préparatifs de la construction. Voyez la construction proprement dite : « Maintenant, il faut avoir des règles de bois bien fines et droites. Alors, prends une de ces règles et mets-la en contact avec FG, bien fermement. Ensuite, attrape un bout du fil de soie et tire-le jusqu'au point B du carré, et là où il touche la règle, marque (b). Ensuite, étire le
Fig. 42
fil j u s q u ' e n C , e t là o ù il t o u c h e la r è g l e , m a r q u e (c). P u i s a m è n e le fil e n D , e t là o ù il t o u c h e la r è g l e , p o i n t e (d). T i r e le fil e n E , e t là o ù il p e r c u t e la r è g l e , fais (e). É t e n d s le fil j u s q u ' e n M , e t là o ù il p e r c u t e la r è g l e , m a r q u e (m) » (De prospectiva pingendi, I I I , 1). A i n s i s e p r e n n e n t les m e s u r e s d e la v u e e n p l a n (fig. 42). P o u r la v u e d e p r o f i l , P i e r o p r o c è d e d e m ê m e , m a i s e n r e p o r t a n t les m e s u r e s o b t e n u e s s u r d e u x r è g l e s d e p a p i e r (righe di carta). L e s m e s u r e s é t a n t p r i s e s s u r les d e u x v u e s , il c o n s t r u i t a l o r s le « t a b l e a u » p e r s p e c t i f . T r a c e z u n c a d r e F G H I , e n d i s p o s a n t les righe di carta s u r les v e r t i c a l e s F H e t G I (fig. 4 3 , p. 124).
1. Nel puncto · A· seficchi il chiodo o vuoli un acho con unofilo di seta sutilissimo · siria buono uno pelo di coda di cavallo · spitialmente dove a afermarse su la riga ·poi se tiri una linea equidistante ·BC· la quale sia ·FG· che sia el termine tra l'occhio e la superficie. Hora bisognia avere righe de legno bene sutili et dericte · poi piglia una di queste righe etpolla contingente ·FG· che stia beneferma · poipiglise uno capo del filo di seta et tirise sopra ·B· de la superficie et dove bacte su la rigafa puncto ·b· poi se stenda il filo sopra ·C· e do' bacte su la riga segna ·c· poi se meni il filo sopra ·D· e dove bacte su la rigapuncta ·d· tirise il filo sopra ·E· doveprecote su la rigafa ·e· stendase il filo sopra ·M· e dovepercote su la riga segna ·m (De prospectiva pingendi, III, 1).
Fig. 43
Alignez la règle de bois sur l'horizontale FG, divisée en son milieu par le point M. Tracez enfin la verticale MN, qui servira de guide pour déplacer la règle horizontale. Le cadre est prêt pour faire la perspective. Voici comment : « Ensuite, si tu prends la règle de bois marquée A, qui est la règle horizontale, et que tu la poses sur les deux règles de papier, de sorte qu'elle touche (e) et (d) sur les deux règles, et que (m) soit en contact avec la droite MN : là où se trouve (d) sur la règle de bois, fais le point D, et là où se trouve (e), marque E. Amène la règle en contact avec (b) et (c) des deux règles, de sorte que (m) touche la droite MN : là où se trouve (b), pointe B, et là où se trouve (c) sur la règle, fais C. Ainsi est construite la surface. Enlève les règles et trace BC, BD, DE et EC, qui sera le carré en réduction qu'il fallait faire » (De prospectiva pingendi, III, 1). Piero ne fait pas une épure abstraite. Il manipule clou (chiodo), crin de cheval (pelo di coda di cavallo), règles de bois et de papier (righe di legno e di carta). Sa perspective a un tour pratique... Vous avez dès lors une définition opératoire de la perspective, concurrente de la définition canonique utilisant points de fuite et raccourci (chap. 2). La méthode de Piero permet de représenter n'importe quel objet dans n'importe quelle position. C'est une méthode générale. Si les exposés antérieurs peuvent lui être rat1 Poi sepigli la riga di legno segnata ·A· che è la riga de la larghesga etpongase sopra le do rige de carta contingente ·e· et ·d· detucte dole rige et ·m· continga la linea ·mn· et dovecombascia ·d· dela riga de legnofa puncto ·D· et dove combascia ·e· segna ·E· tirise la riga contingente ·b· et ·c· de la do rige et ·m· continga la linea ·mn· etdovecombascia·b·punta ·B· etdovecombascia·c· dela rigafa ·C· etèfornita la superficie. Levavia le rige et tira ·BC·BD·DE·EC· che sia la superficie quadrata degradata che dicemmofare (Deprospectiva pingendi, III, 1).
tachés, c'est parce qu'on y trouve des constructions semblables, bien que n'ayant pas atteint le même degré de généralité. Cherchez l'origine de la méthode. A qui doit-on attribuer les principes de la perspective linéaire ? A Alberti en 1435 ; à Brunelleschi vers 1413 ; à Giotto vers 1297 ? Quelle est la part respective d'expérimentation et de savoir théorique dans cette découverte ? Voilà les questions qui dirigeront cet examen.
ALBERTI Tournez-vous vers Alberti, qui vitupère dans le De pictura contre les peintres qui utilisent la méthode de réduction au . Alberti dit : « Là, certains tireraient une ligne transversale [parallèle] à la ligne de terre du rectangle, et diviseraient en trois parties la distance entre ces deux lignes. En reportant deux [parties] à la même distance, ils tireraient au-dessus une autre ligne et, de la même manière, à celle-là, ils en ajouteraient une autre, et puis une autre, toujours de la même manière, en observant que cet espace divisé en trois qui était entre la première et la seconde, avance toujours l'espace à mettre entre la seconde et la troisième. Et, en poursuivant de la sorte, les espacements seraient toujours bien proportionnés aux suivants, comme l'ont dit les mathématiciens » ( pittura, fol. 124 v.). Cette méthode —dont Leonbattista ne perçoit d'ailleurs que le résultat et non la séquence opératoire effective —n'est autre que celle que vous avez découverte sous l'étiquette 3c. Mais qui sont les alcuni qui l'ont utilisée ? Les peintres du Moyen Age ? Non, c'est de ses contemporains qu'il nous parle. Alberti aurait-il donc été le premier à donner la méthode correcte de réduction des intervalles ? Voyez comment il procède. Soit un tableau de neuf braccia, et l'horizon à 3 braccia (1,75 m). Analysez la séquence opératoire. En premier lieu : « Fixé le point central, je tire des lignes droites de ce point à chacune des divisions de la droite horizontale... » Alberti construit tout d'abord le système des fuyantes, selon le postulat de la vision monoculaire popularisé par l'expérience de la tavoletta à « trou uni1. Qui sarebbonoalcunii qualisegnierebbonouna linea a trauerso equidistante dalla linea chegiacenelquadrangolo etquelladistantia quale orafussetra questeduelineediuiderebbonoin treparti · etpresoneleduea tanta distantia sopracignierebbonoun'altra linea etcosia questa adgiugnierebbonoun'altra etpoiun'altra semprechosimisurando chequellospatio diuiso in trequaifusse tra laprima etla secondasempreunaparte auanzilospatio chesiafra la seconda et la terza · et cosi seguendo sarebbe che sempre sarebbono li spatii superbipartienti · como dicono i mathematici· adi suoiseguenti (De/lapittura, fol. 124 v.).
que » de Brunelleschi. Cette première construction ne pose guère de problème d'interprétation. Il n'en va pas de même de la suite, qui se trouve être à l'origine d'un grand nombre de gloses contradictoires. Voici le texte de ce passage, dont je corrige les fautes les plus évidentes, en accordant le texte italien du Magliabecchiano XXI à la version latine la plus complète que l'on connaisse : celle du Codex 146 de Ravenna et du Reggiano latino 1549 de la Biblioteca Vaticana, étudiés par Grayson (1964). Alberti dit ceci : « Mais en quantités transversales, je procède dans l'ordre suivant. Je forme un petit parterre, sur lequel je trace une ligne droite que je divise en parties comparables à celles de la base du rectangle. Je fixe ensuite un point au-dessus de cette ligne, [perpendiculairement à un bout de cette ligne] et aussi haut qu'est le point central sur la base du rectangle, et de ce point, je tire les lignes correspondant à chacune des divisions de cette ligne. Je détermine ensuite la distance que je désire entre l'œil et le tableau, et, fixant le lieu d'intersection par une perpendiculaire comme l'accordent les Mathématiciens, je pratique la section de toutes les lignes interceptées... Cette perpendiculaire me donnera donc par ses points d'intersection, toutes les distances à mettre entre les transversales correspondant à l'écartement des lignes du pavement, de telle sorte que j'aurai décrit toutes les parallèles au sol... » 1) Une épure abstraite ? Avant d'analyser ce texte, il faut dire un mot de la thèse selon laquelle la perspective d'Alberti dériverait de l'optique d'Euclide. Edgerton (1966) a consacré un article à réinterpréter la perspective albertienne en fonction du fragment du De pictura découvert par Grayson (1964). Ayant donné 1. Manellequantità transuerse comel'una seguitil'altra cosiseguito ·prendo unopicciolospatio nelqualescriuo una diritta linea etquesta diuido in simileparte in quale diuisila linea chegiacenelquadrangolo ·poipongodi sopra unopunto alto da questa linea quanto nel quadrangolo posi elpunto centrico alto dalla linea chegiace nel quadrangolo · et da questopunto tiro linee a ciascuna diuisione segniata in quellaprima linea ·poi constituisco quanto io uoglia distantia dall'occhio allapittura et iui segnio quanto dicono i mathematici unaperpendiculare linea tagliando qualunquetruouilinea · Questa cosiperpendiculare linea douedall'altre sarà talliata cosimidarà la successione di tutte le trauerse quantità (Dellapittura, fol. 125 r.). Sedin transversis quantitatibus hunc modumservo · Habeoareolamin quadescribolineamunamrectamhancdiuidopereaspartes inquasjacenslinea quandranguli diuisa est · Dehinc pono sursum ab hac linea punctum unicum [ad alterum linœ caput perpendicularem]tamalte quamestin quandrangulo centricuspunctusajacente divisa quandrangulilinea distans ab hocquepuncto adsingulas hujus ipsius lineœ diuisionessingulas lineas duco· Tumquantam velimdistantiam esse inter spectantis oculum et picturam statuo atque illic statuto intercisionis locoperpendiculari ut ajunt Mathematicilinea intercisionemomniumlinearumquas eainueneritefficio.. Igiturhœcmibiperpendicularislinea suis percisionibus terminos dabit omnis distantiœ quœ inter transuersas œque distantespauimenti lineas esse debeant · Quopacto omnespauimentiparallelos descriptos habeo.. (Depictura, I, 11). Le passage entre crochets est tiré de Grayson (1964).
une nouvelle lecture de la section de la pyramide visuelle, il est conduit à rechercher l'origine de cette construction dans une « synthèse de l'optique géométrique et d'une ancienne pratique d'atelier» (1966, 373). Edgerton, suivi par Brownson (1981), identifie la source de la méthode d'intersection de la pyramide visuelle dans le théorème X d'Euclide. La méthode du raccourci en dérive-t-elle ? Revoyez le théorème en question : Planorum infra oculumpositorum partes longinquiores sublimiores adparebunt (Optica, th. X). Entendez que : « [Situées] dans des plans générés par l'œil, les parties les plus éloignées apparaîtront les plus hautes. » En effet, si l'on suppose l'œil en B, le segment DG, qui se projette en LH, est situé au-dessus du segment ZD, qui se projette en ML :
Fig. 44
Conclusion : le théorème X présente bien une section de la pyramide visuelle, mais ne concerne absolument pas la diminution qu'Edgerton (1966, 373) et Brownson (1981, 172) veulent y lire. La question de la diminution apparaît bien dans l' Optica, mais seulement au théorème VII (fig. 45, p. 128). Sur une figure proche du schéma précédent, amputée de la ligne EH et des points qu'elle sous-tend —Euclide établit que : In eadem recta linea œquales magnitudines remotius inuicem positœ inœquales apparent. C'est-à-dire : « [Disposées] sur une même droite, des grandeurs égales mutuellement écartées [les unes des autres] apparaissent inégales » (Optica, th. VII). Quant à la démonstration de ce théorème, elle procède comme suit : Sint œquœ magnitudines bcet dfoculus uero sit K. et ab ipso K ocu/o procidãnt uisus Kb . Kc. Kd . Kf rectus uero sit angulus qui sub Kfb igitur angulus s angulo q maior est quare et dfipsa cb maior apparet . Igitur ipsæ dfet bc magnitudines inœquales apparent (Optica, th. VII). T ra-
Fig. 45
duisez : « Soient les grandeurs égales bc et df, l'oeil étant exactement situé en K. Or, comme de l'œil K, procèdent les rayons Kb, Kc, Kd, Kf, l'angle Kfb étant un droit, l'angle s'est plus grand que l'angle q, et c'est pourquoi df —identique à cb —apparaît plus grand [que lui]. Ainsi les mêmes grandeurs df et bc apparaissent inégales. » Euclide, lorsqu'il veut établir le rapport entre deux grandeurs situées dans le même plan, ne recourt pas à une « section de la pyramide visuelle », comme le laisse entendre une lecture « parasite » du théorème X, mais seulement à une comparaison qualitative des angles, comme il résulte du théorème VII. Qu'Alberti ait fait cette lecture parasite du théorème X est certes possible, mais c'est une conjecture qu'aucune pièce du dossier ne vient appuyer. Alberti connaissait-il ce traité ? Où se l'est-il procuré ? Pourquoi n'a-t-il pas lu correctement le théorème d'Euclide ? Autant de questions qui restent sans réponse... Et pourquoi se référerait-il plus à Euclide qu'aux perspectivistes du Moyen Age ? Bacon ne parle-t-il pas d' intersecatione ? Et Pecham ne combine-t-il pas l'optique avec le théorème de Thalès ? Il dit : Comprehensionem quantitatis ex comprehensione procedere pyramidis radiose et basis comparatione ad quantitatem anguli et longitudinem distantie : « La connaissance de la taille [d'un objet] procède de la connaissance de la pyramide des rayons, et de la comparaison de la base à la longueur et à la mesure de l'angle » (Perspectiva, 1,74). La faiblesse de la thèse d'Edgerton (1966) est finalement de recourir à une analogie formelle, qui rend son hypothèse indécidable. De plus, elle suppose que la découverte de la perspective procéderait d'une erreur et d'une mauvaise compréhension du traité d'Euclide. Ce qui la rend plus difficile à accepter. On ne peut donc pas lire de réelle similitude entre Alberti et Euclide. La seule façon d'évaluer l'origine de cette construction est de retourner au texte même du De pictura.
La plus grosse difficulté d'interprétation réside sans doute dans la relation équivoque entre les deux tracés. Leonbattista dit bien habeo areolam... Mais où créer le « parterre » ? Les tracés sont-ils séparés ou bien confondus ? Les deux hypothèses sont admissibles, et l'une et l'autre ont trouvé des éléments de justification. Edgerton (1966) met en balance deux interprétations possibles de la costruzione legittima, à partir des travaux de Parronchi (tracés confondus) et de Grayson (tracés indépendants). Mais l'une et l'autre de ces interprétations continuent de poser problème. 1 / Sur la base des figures accompagnant les éditions italiennes du XVI siècle du De pictura, l'hypothèse des tracés confondus a positionné le « point unique » : a) soit à l'angle du tableau, pratiquant ainsi une fausse réduction des intervalles —il est rare en effet que l'œil se trouve dans une position telle que D < L / 2 ; b) soit à la bonne distance, mais en interprétant alors areola dans le sens d'un « petit espace » latéral. Or, areola ne saurait être interprété en ce sens, comme on l'a fait après Parronchi (1964), mais seulement comme « parterre ». En effet, si areola avait qualifié un espace latéral, c'eût été, non pas un « petit espace », mais un « grand espace ». De plus, l'hypothèse des tracés confondus ne rend pas compte de l'opération : « je fais un parterre... », qui devient alors parfaitement contingente. Pourquoi n'avoir pas tracé directement la ligne sur la feuille de dessin ? Et que penser du passage : «Je tire une ligne droite (A), que je divise au moyen des parties dont est divisée la ligne horizontale (B) du rectangle... » Pourquoi Alberti se serait-il échiné à tracer deux lignes distinctes puis à reporter les dimensions de l'une à l'autre, alors que les deux lignes A et B sont confondues ! Cela n'a pas de sens. 2 / L'hypothèse des tracés indépendants souffre elle aussi certaines difficultés. Retournez au texte : Habeo areolam in qua describo lineam unam rectam hanc diuido per eas partes in quas jacens linea quandranguli diuisa est. Alberti fait un petit parterre sur lequel il trace une ligne droite et reporte les divisions du tableau. Le « report » même indique que le parterre n'appartient pas au dessin. D'autre part Alberti ne dit pas scribo, mais habeo areaolam (1435), ou prendo picciolo spatio (1436). Ce fait n'est-il pas en faveur de l'hypothèse des tracés indépendants ? Cette lecture rend facilement compte de ce que l'intersection se fait en un lieu quelconque. Comme l'a fait remarquer Edgerton (1966, 370), nulle part Alberti ne dit que l'intersection doit se faire en lieu fixe. Le fait de travailler sur deux feuilles séparées permet donc de faire glisser celle du dessous jusqu'à positionner la section verticale au lieu désiré. Mais cette section — quoique variable —
s'opère toujours sur le bord latéral du tableau. Or, Edgerton, en analysant certains dessins de Pisanello et de Bellini, a montré que, dans la pratique des peintres, c'est plutôt une intersection dans l'axe du point defuite qui fut pratiquée, ce qui est pour le moins difficile à concilier avec l'hypothèse des tracés indépendants. Cela n'a guère de sens.
2) Une construction empirique ? Les difficultés soulevées par l'hypothèse d'une origine théorique du De pictura vous conduiront à relire une nouvelle fois le texte d'Alberti. A la faveur de l'hypothèse des tracés indépendants, nous avons areola, comme « petit parterre » séparé du tableau. Mais si Alberti avait travaillé sur une feuille séparée, pourquoi y aurait-il fait un parterre ? S'agit-il d'un parterre situé sous le tableau ? Ainsi seulement s'explique le report. Voyons-en les raisons. Souvenez-vous de Brunelleschi. A Rome, il avait utilisé des striscie di pergamene graduées. Voyez aussi l'œuvre qui lui est attribuée : la Guérison des possédés. Retrouvez Ghiberti au Baptistère : Isaac et Joseph. N'est-ce pas toujours ce « petit parterre » qui court sous les tableaux des peintres du Quattrocento ? Vous avez là une illustration concrète de la notion d'areola. Ainsi interprété, le parterre est un élément indépendant, et ménage la possibilité d'un report direct des divisions en braccia. Il faut donc se résoudre à interpréter areola dans son sens le plus concret, la petitesse du « parterre » étant relative à la largeur et non pas à la longueur. D'autre part, le perpendiculum, que l'on interprète au sens de « verticale », peut très bien être lu différemment. En latin, perpendiculum, avant d'être une ligne géométrique, désigne le plomb dont on se sert pour faire le niveau : certaines versions italiennes ne s'y sont pas trompées en rendant le mot par « fil à plomb ». La même lecture univoque semble régner à propos de linea, qui peut désigner, en latin et en vieil italien, tout autant une ligne tracée au crayon qu'un fil. Abus d'interprétation ? Non. Leonbattista imagine les rayons essere fili sotilissimi... legati dentro all'occhio : « être des fils très fins... noués dans l'œil » (De pictura, fol. 120 r.). La seule façon de sortir de ces doutes est donc de revenir au sens premier des mots. Vous avez analysé les noms, cherchez les verbes. Lorsqu'il parle de la ligne de l' areola, il dit scrivo : « j'écris ». Quant aux divisions de cette ligne, elles sont segniate : « tracées », de même que la perpendiculaire au lieu d'intersection. Toutes ces lignes sont dessinées au crayon ou à la plume. En revanche, toutes les obliques issues du point de distance sont tirate : « tirées ». Alberti ne les trace plus, il ne les dessine plus : il les tire manuel-
lement. Cette lecture —plus expérimentale que graphique —du De pictura, présente l'avantage d'ordonner une section variant bien, cette fois, du bord latéral du tableau (Panofsky et Klein) à l'axe du point de fuite (Parronchi et Edgerton), tout en évitant le hiatus occasionné par l'hypothèse des tracés indépendants. On peut donc penser qu'une grande partie de la construction géométrique n'était pas dessinée, mais construite en atelier : Alberti construit (habeo) un parterre gradué. Il fixe (pono) un point unique - un clou ? —dans les marges du tableau. Il tire (duco) des fils. Cette lecture signifie que seules les parties placées à l'intérieur du tableau sont dessinées. Le reste n'est que manipulation. Si je devais retraduire tout ce passage du De pictura, je dirais maintenant : «Je forme un petit parterre, sur lequel je trace une ligne droite, que je divise en parties comparables à celles de la ligne horizontale du rectangle. Ensuite, je fixe un point isolé au-dessus et [perpendiculairement à un bout de cette ligne], aussi haut qu'est le point central par rapport à la base du rectangle. De ce point, je tire les fils correspondant à chacune des divisions de cette ligne. Je détermine alors la distance que je veux entre l'œil et le tableau, et, fixant le lieu d'intersection par une perpendiculaire, je pratique, comme l'accordent les Mathématiciens, la coupe de toutes les cordes interceptées... Cette perpendiculaire me donnera, par ses points d'intersection, toutes les distances à mettre entre les transversales, correspondant à l'écartement des lignes du dallage. Et, de la sorte, j'aurai décrit toutes les parallèles au sol... » (De pictura, I, 11). Voyez dès lors le dispositif d'ensemble, mi graphique, mi expérimental :
Fig. 46 Dans ce schéma, je fixe arbitrairement la perpendiculaire sur le bord latéral du tableau, et je représente la ficelle qui lie le « point unique » aux divisions du « parterre », dans toutes les positions occupées successivement. Il suffit alors de reporter les points d'intersection des obliques sur la feuille de dessin où étaient dessinées les fuyantes (fig. 47, p. 132).
Fig. 47
Cette construction diffère-t-elle de l'interprétation classique ? Non, en ceci qu'elle conduit à un résultat graphique identique. Ce qui change, en revanche, c'est la part d'expérience. La construction albertienne n'est pas un tracé entièrement théorique, mais une construction empirique, qui manipule clous, fils et règles... Je m'écarte en cela de la récente lecture de Borsi (1986) qui décelait chez Alberti une forma mentis purement spéculative, pour en revenir plutôt à la lecture d'Edgerton (1966), selon laquelle «la perspective d'Alberti était conçue comme... une règle empirique (a rule-of-thumb) d'atelier, plutôt qu'une règle au sens scientifique et académique» (Edgerton, 1966, 372). La forme même de l'exposé d'Alberti n'est pas celle d'une démonstration géométrique. Les points ne sont pas indexés, les figures à peine caractérisées, et la seule référence faite aux Mathématiciens (statuto intercisionis loco perpendiculari ut ajunt Mathematici...) n'est là que pour justifier l'idée de la verticale. Pour empirique que soit la construction d'Alberti, elle n'en véhicule pas moins un savoir géométrique. Cherchez le nœud crucial de cette construction et vous verrez que c'est essentiellement l'idée mathématique de la sectio, matérialisée par le fil à plomb. Voilà quel est le « noyau » de la méthode.
BRUNELLESCHI A Florence, vers 1413, Filippo Brunelleschi aurait réalisé deux tableaux perspectifs. L'un du baptistère San Giovanni ; l'autre du Palazzo délia Signoria. Les tableaux ayant été décrits en détail par Antonio di Tuccio Manetti, nombre de chercheurs se sont engagés dans la voie d'une reconstitution de l'expérience : Gioseffi (1957), Parronchi (1958), Edgerton (1966), Beltrame (1973), Kemp (1978), Vagnetti (1980)... Toutefois, Manetti n'ayant pas donné tous les détails nécessaires à cette reconstitu-
tion, l'expérience supposée a suscité de nombreuses gloses contradictoires. Quant aux éléments incontournables, ils sont à rechercher dans le commentaire de Manetti. On peut en donner une présentation analytique qui simplifiera la discussion : a) Champ de vision : «... il fit une peinture exacte des dehors du temple de San Giovanni de Florence... en figurant au-devant, la partie visible de la place : depuis la voûte et le coin des Pecori, du côté opposé à la Miséricorde (à gauche) ; jusqu'au coin de la Paglia, et de là, autant latéralement, du côté de la colonne du miracle de Santo Zanobi (à droite)... Et pour représenter le ciel, les façades s'imprimaient sur l'air fait d'argent poli, de sorte que l'air et le ciel naturel pouvaient s'y réfléchir. » b) Point de vue : « Le peintre doit supposer un lieu unique d'où il faut voir sa peinture, à la fois de haut en bas, et d'un côté comme de l'autre... Et il semble que pour peindre [le tableau], il se serait mis à quelques trois braccia en retrait de la porte centrale de S. Maria del Fiore. » c) Dispositif : « La première chose en laquelle il montra [une perspective] fut une tablette d'environ
braccio (29 cm) carré... Il avait fait un
trou dans la planchette du tableau... Ce trou était petit comme une lentille (5 mm) du côté de la peinture, et à l'arrière, il s'élargissait pyramidalement comme le fait un chapeau de paille de femme, dont le bord serait d'un ducat ou à peine plus (30 mm)... Les façades s'imprimaient sur l'air fait d'argent poli. » d) Condition d'observation : « Afin qu'il ne pût pas y avoir d'erreur dans la façon de le regarder... il voulait que l'œil se mette à l'arrière [du panneau] où le trou était plus large. Que d'une main on approche [le panneau] de l'œil, et que de l'autre on tienne un miroir plan, où la peinture venait se réfléchir. » e) Résultat de l'expérience : « Il paraît qu'on y voyait la réalité même. Je l'ai eu en main et vu plusieurs fois, en mon temps. Et je peux en témoigner... » 1. a) Fecie unapittura assimilitudine deltenpio . fuori . di Santo Giovanni di Firenze...figurandoui dinnanzi quellaparte dellapiaza chericieuel'occhio cosiuersolo lato dirinpetto alla Misericordia insino alla uolta etcanto de' Pecoricosida lo lato della colonna delmiracolo di Santo Zanobi insino al canto allapaglia equanto di quel luogosiuedediscosto.. Eperquanto s'aueuaa dimostrare dicielocoechelemuragliedeldipinto stanpassononella aria messod'ariento brunito accio chel'aria ecieli naturali ui si specchiassono drento. b)Il dipintore bisogniachepresupongaunluogosolod'ondes'a a uederela sua dipintura siperaltezza etbassezza et da' lati comeper discosto.. E pare che sia stato a ritrarlo dentro alla porta del mezo di Santa Maria del Fiore . qua/che braccia tre. c) prima cosa in cheelo mostrofu una tauoletta di circhamezobraccioquadro... Egli aueuafatto un buconella tauoletta dou'era questa dipintura... El quale buco erapiccolo quanto una lenta da lo lato della dipintura et da
Il convient de faire quelques observations préliminaires avant de reconstituer le montage expérimental. Si l'on peut discuter des connaissances d'Alberti ou de Ghiberti, on ne peut pas en faire autant de Brunelleschi dont on ne connaît pas de traité de perspective. Toute connaissance rapportée à l'expérience de San Giovanni reste donc du domaine de la pure conjecture. Quant aux thèses relatives à l'origine de cette expérience, elles sont multiples. On a postulé tour à tour que la conception de Brunelleschi s'élevait sur le socle de l'expérience pure (Gioseffi), de la géométrie projective (Panofsky), de l'optique (Parronchi), de l'art de mesurer (Beltrame, Kemp), de la géographie de Ptolémée (Edgerton, Veltman), sinon même de l'ensemble de ces sources combinées (Bøggild-Johannsen)... Contre Gioseffi, on peut avancer qu'une expérience ne peut être pensée qu'à partir d'une certaine culture scientifique. Contre Bøggild-Johannsen, on peut arguer que la consultation de toutes ces sources était superflue... Vous tomberez d'accord avec Kemp (1978) qui souhaite faire passer le « rasoir d'Ockham » dans une floraison d'interprétations aujourd'hui trop luxuriante. Kemp incline en faveur de l'art de mesurer : Brunelleschi aurait utilisé des traités tels que la Practica geometriœ de Leonardo Fibonacci, ou le De compositione et utilitate astrolabii de Messalla, qui font état de méthodes de mesure avec un miroir. Pour ma part, l'interprétation de Parronchi me semble plus facilement acceptable : Manetti ne parle-t-il pas de « perspective », « parce qu'elle est une partie de cette science qui consiste en effet à disposer convenablement et proportionnellement les diminutions... » ? [perche ella e una parte di quella scienza che e in effetto porre bene et con ragione le diminuzioni...] Manetti révèle explicitement le lien entre la perspective et l'optique, mais dit en outre qu'elle ne constitue qu'une partie de cette science : celle qui est indépendante de l'analyse de la réfraction et de la réflexion. Si donc Brunelleschi avait procédé à un transfert de l'art métrique vers la peinture, il resterait à expliquer pourquoi on appelle ce mode de représentation du nom de Perspectiva ? Nous aurions pu tout aussi bien nous accoutumer à l'étiquette Metrica. L'orientation de Parronchi (1958 et 1964) semble donc plus naturelle, si ce n'est que les sources y sont multipliées sans nécessité (au total sept rouescio si rallargaua piramidalmente comefa uno cappello dipaglia da donna quanto sarebbe el tondo d'uno ducato opocopiu... Le muraglie deldipinto stampassono nella aria messo d'ariento brunito. d)Accio chenon sipotessipigliare errore nelguardarlo... E uoleua chel'occhio siponessi da rouescio dond' egli era larghoper chil'auessi a uedere . econ l'una manos'accostassi allo occhio et nell'altra tenessi uno specchiopiano al dirinpetto che ui si ueniua a specchiare dentro la dipintura. e) Pareua che si uedessi elpropio uero . E io lo auuto in mano e uedutopiu uolte a mia di epossone rendere testimonianza (Vita, 297-299).
références : Ptolémée, Alhazen, Witelo, Roger Bacon, John Pecham, Biagio Pelacani, Paolo Toscanelli). La thèse que je soutiendrai ici est que : 1 / le dispositif de Brunelleschi a une forte composante empirique (Gioseffi) ; 2 / l'architecte n'a pu se référer qu'à l'optique de Bacon et Pecham. Reprenons maintenant l'examen du « montage expérimental » —qui reste hypothétique, comme je l'ai dit. Il faut remarquer tout d'abord que le système optique du trou dans la planchette a pu être suggéré par un passage de la Perspectiva de Pecham, plutôt que par l'optique d'Alhazen (Parronchi, 1958). Pecham dit : Igitur quando per foramen incedunt angulare radii qui in foramine et iuxta se intersecant vicine se intersecantes in directum producti.. Traduisez : « Ainsi, lorsque des rayons passent à travers un trou en faisant un angle, ils produisent leur intersection dans le trou, puis ils s'étendent en droite ligne... » (Perspectiva, I, 7). Ce passage explique la taille du trou en forme de cône [c : et da rouescio si rallargaua piramidalmente]. Un énoncé similaire apparaît dans le texte de Bacon (Opus majus, V, I, VI, 1), lequel illustre son texte par une figure correspondant au montage optique utilisé par Brunelleschi :
Fig. 48
Quant à l'expression « petit comme une lentille » [c : Elquale buco era piccolo quanto una lenta] elle n'apparaît pas seulement dans le texte de Pelacani (Parronchi, 1958). Bacon justifie ainsi qu'une infinité de rayons puisse converger au point h : Et ideo tot sunt partes in grano miliï sicut in diametro mundi: « J'imagine qu'il y a autant de parties dans un grain de millet que dans le diamètre de l'univers. » La lentille n'est-elle pas ce « grain de millet » ? D'autre part, la condition c indique clairement que la partie supérieure était argentée, pour réfléchir le ciel naturel. Voyez la traduction de Parronchi, qui donne ritagliare (se découper) pour stampare (1958, 6).
Même en vieil italien, stampare a le sens de se plaquer contre quelque chose (puis, avec l'invention de l'imprimerie, de s'imprimer sur). La lecture est donc contestable. Car si les murailles du tableau se « découpent » sur le ciel d'argent poli, l'argenture doit être appliquée après la peinture et tout autour. Si les murailles se « plaquent » ou s' « impriment » sur le ciel d'argent poli, cela signifie que l'argenture précède la peinture, et elle n'a plus alors aucune raison de se limiter à la surface du ciel, aux contours plutôt compliqués. Le panneau de Brunelleschi était-il une planche de bois couverte d'une feuille d'argent ? Hypothèse que viennent renforcer deux arguments. Un examen détaillé du Retable de Gand (1425) a révélé que la partie inférieure du panneau central montre une « curieuse stratification » de matériaux (Panofsky, 1992, 406). La peinture est apposée sur une mince feuille d'argent, elle-même collée sur le panneau de bois. Quels qu'aient été les motifs de Jan van Eyck, le procédé consistant à coller une feuille d'argent sur une planche de bois était donc effectif à cette époque, ce qui chasse de l'esprit le caractère invraisemblable du montage... En second lieu, Brunelleschi était orfèvre de formation, et la seule œuvre perspective connue de lui est une plaque d'argent ciselée (Guérison des possédés, fig. 15). Vous avez là un deuxième argument en faveur de la thèse selon laquelle Filippo a pu recouvrir d'argent la totalité du panneau. Faites l'expérience : gravez les lignes du Baptistère sur une feuille de métal, peignez ensuite les édifices : vous aurez peut-être l'image la plus fidèle de la tavoletta. Cette possibilité a été appuyée par Gioseffi (1957). Voyez maintenant le petit miroir tenu en face de la tablette. Examinez l'origine du miroir. On pourrait penser que l'expérience a été en partie suggérée par les textes d'optique médiévale. C'est là la thèse soutenue non sans raison par Parronchi, à ceci près qu'il convoque à peu près toutes les sources optiques de Ptolémée à Biagio Pelacani... Il me semble, pour ma part, que ce spectre de citations peut être restreint sans nuire à la démonstration. Les emprunts peuvent se limiter aux Oxoniens. Voyez Pecham, en ce qui concerne l'interposition du miroir : In speculis planis figure et quantitatis ueritatem apparere : « L'image et la taille réelle [des objets] apparaissent dans des miroirs plans » (Perspectiva, II, 28). Image directe et image réfléchie sont donc superposables. Essayez maintenant de déterminer les dimensions du montage expérimental. Kemp (1978) a voulu jeter un doute systématique sur tous les paramètres du texte de Manetti, mais sa lecture semble parfois un peu forcée. a) Dimension de la « tavoletta ». Selon Bel trame (1973), le mezo braccio quadro pourrait être une mesure de surface. Je doute pour ma part que le plus savant des hommes choisisse d'exprimer les dimensions d'un carré par la
surface plutôt que par le côté. Deux arguments à cela : 1 / Si vous deviez aujourd'hui fixer arbitrairement les dimensions d'un carré, vous choisiriez 50 cm plutôt que 47,74 cm, car il est plus simple d'utiliser des nombres entiers ; 2 / En outre, caractériser un carré par sa surface suppose le maniement de l'opération √0,50 = 0,707. Or l'extraction d'une racine carrée n'est pas d'un usage ordinaire. La lecture la plus simple est aussi la plus convaincante : la tavoletta fait braccio de côté (29 cm). b) Dimension du miroir. Cette détermination est des plus simples : la taille du miroir est indépendante de sa position, et se déduit de l'égalité entre l'angle du rayon incident et l'angle du rayon réfléchi —propriété bien connue des perspectivistes d'Oxford : Angulos incidentie et reflexionis equales esse (Pecham, Perspectiva, II, 6). On voit que ef = cd = 1/2 ab :
Fig. 49
Et comme nous avons déterminé ab = braccio, le miroir doit 1 mesurer - braccio de côté (14,5 cm), pour que l'image dessinée s'y réflé4 chisse en entier. Quant à la nature du miroir, il semble que les conditions c et d soient contradictoires entre elles. Car comment un observateur pourrait-il à la fois voir le ciel et la peinture se réfléchir dans le miroir ? Ce problème n'est pas insurmontable : 1 / on peut faire glisser latéralement le miroir pour voir le ciel d'un côté, la peinture de l'autre ; 2 / on peut utiliser une glace sans tain. Rouvrez la Perspectiva communis de Pecham. N'y lit-on pas : Dyaphoneitatem speculi essentiam non intrare ei tamen per accidens alicubi conferre : « La transparence n'est pas essentielle aux miroirs, [mais] elle peut leur être conférée comme accident » (Perspectiva, II, 7). Ou encore : A uitri superficie fiat a/iqua reflexio : « Il se produit tou-
jours une réflexion à la surface d ' u n e vitre » (Perspectiva, II, 8). Voilà sans doute le m o n t a g e le plus simple à i m a g i n e r Suivez le trajet de la lumière : l'image d u Baptistère traverse la vitre-miroir et pénètre directement dans l'œil, en passant par le trou de la planchette. D a n s le m ê m e temps, l'image gravée se réfléchit sur le miroir, et revient vers l'œil. c) Distance du tableau au miroir. K e m p (1978), critiquant les estimations d o n n é e s par divers chercheurs, se refuse à choisir une mesure précise entre 14,5 c m et 50 cm. Ici, la position indéterministe de K e m p est justifiée, m ê m e s'il n ' e n d o n n e pas toutes les raisons. R a i s o n n e m e n t direct : l ' e n v i r o n n e m e n t urbain décrit par Manetti impose, depuis la p o r t e du D u o m o , u n c h a m p de vision de 53°. Il vient que la distance de l'œil — du cristallin — au miroir est ob = db | tg ∝ = 14,5 c m :
Fig. 50
Mais, d ' a u t r e part, p o u r q u e l'œilleton s'élargisse p y r a m i d a l e m e n t à l ' a r r i è r e j u s q u ' à la taille d ' u n d u c a t , la p l a n c h e t t e d o i t ê t r e a s s e z é p a i s s e . O r , le d e m i - a n g l e d e v i s i o n é t a n t d e 2 6 ° 3 0 ' , e t le r a y o n d u t r o u d ' e n v i r o n 2,5 m m , la d i s t a n c e d u c r i s t a l l i n à la f a c e a n t é r i e u r e d u t a b l e a u d e v r a i t ê t r e : oa = ca | t g
α= 5 m m . C e q u i e s t i m p o s s i b l e , c a r le c e n t r e
d u c r i s t a l l i n e s t d é j à à q u e l q u e 7 m m d e la c o r n é e . Il f a u d r a i t a l o r s d o n n e r u n e é p a i s s e u r n é g a t i v e (— 2 m m ) à la p l a n c h e t t e ! R a i s o n n e z a contrario : s u p p o s e z la p l a n c h e t t e la p l u s f i n e q u i s o i t , p o u r p o u v o i r y f r a i s e r
1. L'avantage de la glace sans tain est de ne pas exiger une manipulation du miroir durant le tracé de l'image. Est-ce un hasard si Alberti commence son exposé par: « Je trace un rectangle que je suppose être une fenêtre ouverte... » [Scrivo uno quadrangolo... el quale reputo essere una finestra aperta (De pictura, fol. 124 v.)] et si Leonardo da Vinci dit de la perspective qu'elle « n'est rien d'autre que de regarder un endroit derrière une vitre plane et bien transparente » ? [Prospettiva · non e altro · che vedere ino sito dirieto ino vetro piano epen transsparete (ms. A, fol. 1 v.)].
un œilleton conique, la distance minimale du cristallin à la face antérieure du tableau est alors d'environ 15 mm. Pour que l'œilleton soustende un angle de 53°, il faudrait que ca = oa. tg ∝ = 7,5 mm... Je ne connais pas de lentille de 1,5 cm de diamètre ! Calculez l'angle maximum sous-tendu par l'œilleton. En conservant les mêmes indications, il vient 2∝ = 2[tg-1(ca | oa)] = 18° 54' (et non 53°). On peut alors déduire la distance du cristallin au miroir, de sorte qu'il soit vu en entier dans l'œilleton. Le demi-angle de vision étant de 9° 27', cette distance ob = db | tgα mesure entre 61,52 et 43,51 cm. (La première solution est calculée de sorte que les coins du miroir soient vus ; la deuxième en prenant un cercle de vision inscrit dans le miroir.) Cet intervalle est remarquable : la distance de l'œil au miroir encadre d'assez près la mesure du braccio florentin. Conclusion : si l'on considère que la condition c (montage expérimental) est décrite correctement par Manetti, le miroir doit être tenu à bout de bras (1 braccio = 58 cm), et la partie vue du Baptistère est sous-tendue par un angle de vision de moins de 19°. Un autre élément du texte de Manetti corrobore cette interprétation. Dans le passage relatif au tableau du Palazzo Signorile — de plus grandes dimensions — Manetti justifie l'absence de percement du panneau, non tant par la lourdeur excessive du miroir, que parce que « le bras de l'homme n'est pas assez long» pour le tenir [perchel braccio dello huomo non e tanto lungo]. Si le premier miroir avait été tenu à 14,5 cm de l'œil, le deuxième —même plus grand —n'aurait pas été tenu à plus d'un braccio de distance. Vous venez d'établir la distance du miroir au panneau, et de montrer que les conditions a (champ de vision) et c (dispositif) sont contradictoires entre elles. Peut-on, sur cette base, reconstruire le montage de Brunelleschi ? Selon ce qui vient d'être dit, la position hypercritique de Kemp (1978) ne se justifie pas, mais il reste que l'on ne peut pas proposer une reconstruction cohérente sans modifier l'une des conditions contradictoires (a, b, c, d, e). Dans la mesure où la plupart des interprétations proposées ont altéré la condition c, en supposant que l'on tenait le miroir à 14,5 cm, je m'appliquerai ici à explorer l'autre voie — non pour soutenir cette thèse coûte que coûte, mais parce qu'il serait injustifié de l'exclure a priori. Considérez donc que la condition c soit juste : le trou est petit comme une lentille (5 mm), et le miroir est tenu à bout de bras (58 cm). Si vous faites l'expérience à la porte de Santa Maria del Fiore (fig. 51), vous constaterez que le tableau obtenu ne peut pas être appelé une « perspective » : on y voit à peine la porte du Baptistère, dans un carré de 7,83 m de côté (fig. 52, p. 140). Pas de ciel, pas de colonne San
Fig. 51 et 52
Zanobi, pas de coin des P e c o r i Tout ce que l'on peut donc espérer, c'est identifier un point de vue compatible avec les autres conditions énoncées par Manetti. Quant à la démonstration générale, elle suivra la ligne suivante : Brunelleschi a-t-il utilisé ce dispositif : 1 / pour prouver à un observateur la justesse d'une perspective construite selon les règles de la perspective linéaire ; 2 / ou pour faire à la fois cette construction perspective et pour en démontrer l'exactitude à un observateur ? Telle est bien la question cruciale, qui a pour effet, soit de renforcer le caractère géométrique de l'expérience de Brunelleschi (thèse 1) ; soit de faire dériver les tavolette d'une expérimentation plus poussée (thèse 2). Bien que la première thèse ait fait un large consensus, nous verrons ici que la seconde thèse ne doit pas être abandonnée. 1) Un savoir géométrique ? En premier lieu, c'est sur l'autorité de Vasari que l'on se fonde pour prêter à Brunelleschi une construction rationnelle, déterminant la vue à partir de l'intersection des vues en plan et en profil. Écoutez Vasari : Egli trovò da sé un modo... chefu il levarla con la pianta e profilo per via d'intersegazione : « Il trouva de lui-même une manière... de construire [la perspective] à partir du plan et de l'élévation, au moyen d'une intersection. » C'est la même lecture « vasarienne » que donne Panofsky lorsqu'il écrit : « Procédant comme un architecte habitué à penser en termes de plans horizontaux et d'élévations, Brunelleschi commença par deux dessins préparatoires, c'est-à-dire le plan horizontal et l'élévation de tout le système visuel » (1976,280 note). C'est enfin par une conjecture de la plus pure espèce que Kemp (1990, 345) tente de sauver la construction théorique de Brunelleschi : celui-ci aurait pratiqué un trou dans la planchette « à un stade avancé » de l'expérience... Or, le seul témoignage fiable sur l'expérience de Brunelleschi, celui de Manetti, reste muet sur cette question : Brunelleschi a-t-il conçu sa perspective, ou bien l'a-t-il copiée du réel ? Cette indétermination ne fait qu'accroître la suspicion vis-à-vis du témoignage vasarien, et 1. J'exprime ici toute ma gratitude au Dott. Patrizio Osticresi, segretario dell'Opera de S. Maria del Fiore, qui a bien voulu autoriser l'ouverture des portes de la cathédrale durant le chantier d'avril 1995, et sans qui je n'aurais pas pu vérifier l'incompatibilité des conditions (a) et (b). Je répète ici que le rapprochement du miroir, artifice utilisé pour faire rentrer l'image du Baptistère dans le miroir (53"), est invraisemblable: il faudrait un œilleton de 15 mm de diamètre, en désaccord formel avec les affirmations de Manetti [El quale bucoerapiccolo quanto una lenta da lo lato della dipintura.]
des critiques qui l'ont repris à leur compte. Il est possible que nous soyons là devant un de ces innombrables cas où l'historien prend des libertés avec l'histoire. Voyez en outre le stock de difficultés que soulève cette thèse : 1 / Une première difficulté dérive des conditions matérielles à remplir pour faire le tracé selon l'interprétation vasarienne. Comment Brunelleschi s'y serait-il pris pour faire ces dessins préparatoires ? Pour dessiner le plan et l'élévation du Baptistère, il faut au préalable en déterminer les dimensions. Et comme l'édifice existe depuis le XII siècle, et qu'on ne sait rien des plans établis par son architecte, le meilleur moyen est encore d'en faire un relevé. Brunelleschi se sera rendu sur la place San Giovanni, aura fait le tour du Baptistère pour établir les mesures en plan. Puis, gravissant les marches du Baptistère et grimpant sur le toit, il aura lâché des cordes jusqu'au sol. Un assistant aura noté la configuration exacte des corniches, des jours et du décor de marqueterie polychrome. Ce qui représente, vous en conviendrez, une somme de travail importante. Mais à ces difficultés pratiques s'en ajoute une autre. Le Baptistère San Giovanni se détache sur le fond des bâtiments qui composent son environnement urbain [a : insino alla uolta de' Pecori... insino alla colonna del miracolo di Santo Zanobi]. Brunelleschi n'a donc pas peint le Baptistère isolément. Et s'il a représenté cet environnement urbain, il a dû nécessairement en dresser un dessin préparatoire. Brunelleschi aura arpenté la place San Giovanni, l'aura triangulée pour en caler les façades, tout en dictant les mesures à un assistant. Puis, il sera rentré dans des maisons de cinq ou six étages, et courant à nouveau sur les toits, aura repéré les cotes d'altitude des baies, des corniches et des faîtages. Et ce, pour chacun des bâtiments vus derrière le Baptistère... Que conclure, sinon que le relevé préparatoire d'une tablette de 29 cm de côté exige déjà un travail de Titans ? Pourtant, tel est l'arrière-fond de l'interprétation vasarienne, soutenue par Panofsky et Parronchi. Les moyens sont disproportionnés avec les buts poursuivis. La vue qu'il a choisi de représenter est trop complexe pour qu'il ait pu faire un relevé complet du Baptistère et de son environnement urbain. Imaginez-vous un instant notre architecte en haut des immeubles de Florence, cordes et niveaux à la main, pour en déterminer les justes mesures ? Brunelleschi me paraît avoir l'esprit plus pratique. Et, à mon sens, tel n'est pas le cœur de sa construction. Je verse une autre pièce au dossier : lorsque Brunelleschi séjourne à Rome pour y faire un relevé des ruines antiques, il ne choisit pas la méthode directe qui consiste à grimper sur les murailles, mais utilise un procédé parent de son expérience perspective. Filippo et Donatello se rendirent au Forum, « où ils pouvaient déduire la hauteur des bâtiments... [en]
inscrivant sur des rubans de parchemin ce qu'ils relevaient, de manière à encadrer les feuilles [de report] par des chiffres arabes et des chiffres romains » [doue e'poteuano congetturare /'altezza... poneuano in su striscie di pergameno che si lieuano per riquadrare le carte' con numero d'abaco e carattero] ( Vïta, 299). Les rubans tenus à bout de bras sont ici l'équivalent du miroir de l'expérience florentine. L'usage des chiffres arabes (1, 2, 3...) et romains (I, II, III...) se comprend aisément : il permet de ne pas confondre abscisses et ordonnées. Ayant calé les points remarquables de l'édifice sur la feuille de report, il suffisait alors à Brunelleschi de mesurer la distance de l'observateur au tableau et à l'édifice pour connaître les dimensions réelles du bâtiment. Le calcul est simple : si AB est la hauteur d'une colonne, et ab, la hauteur de la colonne dessinée, l'œil étant en C, alors le théorème de Thalès donne AB : BC = ab : bc. Vers 1404-1409, Brunelleschi mesure le réel sans se déplacer. Pourquoi, alors, vers 1413, se serait-il attaché à faire un relevé itinérant du quartier de San Giovanni ? Cela n'a pas de sens. Pourquoi n'aurait-il pas utilisé le même système de mesure ? Y aurait-il un coût cognitif moins grand à accepter —ou à présupposer —qu'il a effectivement inventé les règles de la perspective ? Kemp n'hésite pas à dire : « La plus sérieuse objection à l'idée que Brunelleschi a peint sur le miroir... est qu'un tel procédé ne fait pas de la perspective une méthode consciente de construction géométrique » (1978, 148). Vous lirez ici une inversion flagrante de la prémisse et de la conclusion. 2 / Une deuxième difficulté dérive de ce que l'image vue dans un miroir est inversée par celui-ci. Dans le dispositif utilisé par Brunelleschi —dans la mesure où l'image peinte est vue par-derrière et réfléchie dans un miroir — l'image peinte doit être inversée, ce que ne mentionne pas Manetti. Mais pourquoi Filippo se serait-il donné la peine de peindre une image inversée sur la tavoletta, s'il avait eu les moyens de construire directement une image juste du point de vue des règles de la perspective linéaire ? Il vous sera difficile de suivre Parronchi (1964) qui ne s'attarde guère sur ce détail, et qui soutient que le Baptistère se prête singulièrement à la réversibilité spéculaire, oubliant, du coup, l'environnement urbain de l'édifice... Il vous sera encore plus difficile de suivre Argan (1981, 17) lorsqu'il suppose que l'image, peinte directement, bénéficiait de ce que l'inversion du miroir grossissait les d é f a u t s Relisez Manetti : il n'est pas question 1. Ce n'est d'ailleurs pas le seul point où l'interprétation de Argan est douteuse, puisque, notamment sur les questions de géométrie, il positionne le sommet de la pyramide visuelle au point de fuite (1981, 17), alors que tous les textes de perspective, antiques ou médiévaux, placent ce point dans l'œil.
des défauts de l'image, mais, au contraire, de ce qu'on y voyait la réalité même [e : pareua che si vedessi el propio uero]. Supposez maintenant que Brunelleschi ne soit pas le théoricien que l'on croit, mais un bon expérimentateur. Alors son dispositif ne s'applique plus seulement à la vérification, mais aussi à la construction de l'image. Et si Filippo trace l'image directement dans un miroir, point n'est besoin de discuter de l'inversion spéculaire. Il grave sur la feuille de métal ce qu'il voit, rien de plus. 3 / La troisième difficulté provient de l'extrême ambivalence d'un argument en faveur de la thèse 1, avancé par Parronchi (1964). L'historien a bien perçu la contradiction entre les conditions a et b : on ne peut pas voir, à partir du point de vue fixé trois braccia en retrait de la porte centrale de S. Maria del Fiore, la totalité de l'environnement urbain indiqué par Manetti. Parronchi suppose alors que Brunelleschi, construisant théoriquement sa vue à partir d'une intersection des plans et des élévations, pouvait très bien fixer son tableau où il le désirait entre l'œil et les édifices, de telle sorte que tous les éléments urbains apparaissent sur une tablette de 29 cm de côté. Cette reconstruction place le tableau en contact avec la façade du Baptistère (Parronchi, 1958, 17). En dépit de son attrait, cette interprétation contredit explicitement deux conditions relatées par le biographe [ : E t con l'una mano s'accostassi allo occhio et nell'altra tenessi uno specchio ; e : pareua que si uedessi el proprio uero]. Comment un observateur pourrait-il reconnaître « la réalité même », alors qu'il compare deux images perspectives qui n'ont pas été paramétrées de la même manière ? La différence n'est pas négligeable : la distance entre les tableaux « théorique » et « empirique » est égale à 53 braccia (30,74 m). L'image théorique et l'image observée sont donc si différentes que le plus novice des observateurs aurait pu s'exclamer : « La perspective est fausse ! » Dans ces conditions, à quoi bon utiliser un montage si compliqué ? N'est-il pas plus simple de supposer que la meilleure méthode pour que l'image dessinée et l'image vue coïncident parfaitement est de graver directement ce que l'on voit, sans utiliser aucune construction géométrique préalable ? Concluez : l'interprétation géométrique engendre un lot de difficultés : le relevé complet des mesures du Baptistère et de la place est invraisemblable ; l'interprétation géométrique surajoute le problème de l'inversion spéculaire ; une position du tableau telle que l'environnement urbain rentre sur l'image est incompatible avec le montage décrit par Manetti. On ne peut donc conserver l'interprétation géométrique qu'en « oubliant » sciemment une ou plusieurs des conditions a, d et e.
2) Un tracé empirique ? Si l'on pouvait tirer des cinq conditions énoncées par Manetti un montage expérimental unique, vous pourriez admettre que Brunelleschi n'a fait, vers 1413, que trouver un moyen de faire une vue perspective — qui, non seulement se passe de construction rationnelle, mais la rend en outre inutile. Or, cette thèse ne saurait être mieux reçue que la précédente, puisqu'elle altère les conditions a ou c de la biographie de Brunelleschi. Gioseffi a de bonnes raisons de penser que « sa première perspective ne fut en aucun cas "construite" » (1957, 77). Relevant la difficulté de l'inversion dans le miroir, il a le premier soutenu que Brunelleschi avait peint la tavoletta en faisant un décalque de l'image qui s'y réfléchissait (1957, 76). Mais il ne résout pas pour autant la question du point de vue, qui tronque la plus grande partie de l'image du Baptistère. Relisez la condition b : « Et il semble que pour peindre [le tableau], il se soit mis à quelque trois braccia en retrait de la porte centrale de S. Maria del Fiore... lieu où il se serait mis s'il l'avait peint » [E pare che sia stato a ritrarlo dentro alla porta del mezo di Santa Maria del Fiore · qualque braccia tre... doue si sarebbe posto si l'auesse ritrato]. Remarquez le changement de temps. Alors que les conditions a, c, d et e sont énoncées au passé simple, Manetti fait ici emploi du conditionnel : « Il semble que... il se serait mis... » De cela, vous déduirez que Manetti a eu connaissance du tableau peint, et de lui seul. Bien qu'il soit difficile d'admettre qu'une personne ayant vu un tableau puisse identifier un mauvais point de vue, la chose n'est pas impossible. Explorez cette voie, sans rien modifier aux points a, c, d et e du compte rendu. Existe-t-il à Florence un autre point de vue d'où l'on voit le Baptistère et son environnement ? Relisez la condition a (champ de vision) et voyez les éléments visibles à l'époque de l'expérience. Le Baptistère et les bâtiments de la via de' Pecori n'ont pas changé. La colonne San Zanobi est toujours en place. La seule modification urbaine concerne le côté ouest de la place San Giovanni. Les bâtiments de l'archevêché, se retournant à angle droit sur les façades sud de la place, ont été démolis au XIX siècle (Fanelli, 1980 ; fig. 53, p. 146). Faites le tour des rues qui partent de la place San Giovanni. Laissez la moitié sud qui ne permet pas assez de recul. Dans la moitié nord, remarquez la disposition de l'ancienne via Largha (via Cavour) : c'est une rue large, dans l'axe du Baptistère. A quelque 3 m de la porte du palais Medici (au n° 3), vous noterez que toute la hauteur du Baptistère est vue dans l'instrument. La partie vue comprend la moitié est du Baptistère, plus les
Fig. 53. — Florence : plan de situation du Baptistère San Giovanni
bâtiments de la via de' Pecori. Autre propriété remarquable : l'axe central passe par deux arêtes opposées du Baptistère. On se trouve alors dans le cadre d'une perspective à points de fuite latéraux (qui rentre dans le champ de cohérence de la deuxième perspective de Brunelleschi, piazza della Signoria). Voyons les difficultés soulevées par cette hypothèse. On peut se soustraire à la critique selon laquelle l'environnement urbain du Baptistère serait modifié : le terme de canto (coin), qui apparaît dans « Canto de' Pecori », et « Canto alla Paglia », ne doit pas être compris comme un point géométrique, mais comme une zone urbaine —dans le Castato de 1427, le terme de « Canto de' Pecori » s'applique à l'ensemble de la via de' Pecori, cachée alors par l'archevêché... L'obstacle de ce que la totalité du Baptistère et de la place ne sont pas vus du n° 3 via Cavour peut être levé : 1 / Filippo a pu prolonger les fuyantes du bâtiment vers la Loggia del Bigallo : il existe à cet endroit peu de décrochés, et la voûte a les mêmes dimensions que les arches vues ; 2 / Il a pu aussi —en raison de la symétrie du Baptistère —reporter sur la moitié droite de la tavoletta la partie relevée à gauche à l'aide du dispositif en question ; 3 / Quant à la zone de la place qui se trouve dans le prolongement du Borgo san Lorenzo, et qui contient la colonne de San Zanobi, Brunelleschi a pu la reconstruire, en comparant les hauteurs des façades avec celles de la via de' Pecori. Il aura alors positionné la colonne. Ces parties n'étant pas vues, ce positionnement peut rester approximatif. Revoyez la condition e : elle ne concerne que la partie vue du Baptistère. Mais le commentateur avait-il une raison de faire la différence entre ces deux statuts ? Non, puisque en utilisant le conditionnel, il dit à demi-mot qu'il ne connaît pas avec certitude le point de vue choisi par Brunelleschi... Finalement, le passage : si uedesi el proprio uero... peut exprimer une coïncidencepartielle de l'image peinte et de l'image observée. Cette interprétation de l'expérience brunelleschienne peut surprendre... Mais attachez-vous à la logique de la démonstration, et vous verrez qu'elle modifie la condition b la plus fragile (point de vue) à l'exclusion des autres, tout comme l'interprétation classique modifie la condition c (montage expérimental) à l'exclusion des autres. En outre, Kemp (1978, 136) a remarqué que la vue du Baptistère faite en 1448 par Marco di Bartolomeo Rusticci — orfèvre comme Brunelleschi —« est manifestement plus réussie du point de vue [perspectif] que les autres représentations » faites du Baptistère à cette date. Or, cette perspective adopte un point de vue similaire à celui que je viens de supposer. Concluez : cette interprétation peut être admise au même titre que celles qui satisfont 4 conditions sur 5 ; elle ne devrait être abandonnée que si l'on
Fig. 54. — Florence : perspective du Baptistère depuis la via Largha, 3
trouve un jour une interprétation capable d'intégrer plus parfaitement tous les éléments (fig. 54). Imaginez la scène. Filippo, plutôt que d'utiliser une méthode géométrique, a levé directement les points remarquables de l'image, en les gravant sur une feuille de métal... Le Baptistère ainsi que son décor urbain se prêtent facilement à cet exercice. En procédant ainsi —c'est-à-dire sans connaître les règles de la perspective linéaire —Filippo a pu voir que les horizontales d'une même surface fuyaient vers un point de fuite unique. Si l'expérience de la tavoletta est liée à la question du point de fuite, elle ne résout en rien le problème du « raccourci ». Voilà comment, à mon sens, s'explique l'étrange méthode de réduction de la Guérison des possédés. Brunelleschi, inventeur des règles de la perspective linéaire, n'aurait-il pas dû graver la tablette du Louvre selon les mêmes règles ? La méthode de sous-réduction (type 3c) utilisée par Brunelleschi est fausse, puisque les lignes joignant les diagonales des carreaux du pavement ne sont pas des droites, mais des lignes concaves, donnant un quasi-point de distance bien au-dessus de l'horizon. Pourquoi donc un inventeur ne suivrait-il pas les principes de son invention ? Tout simplement parce que Brunelleschi n'a pas inventé la perspective, mais seulement une approximation empirique. La construction utilisant plans et profils, qu'on lui prête, ne peut être identifiée avec certitude que dans le traité de Piero della Francesca (De prospectiva pingendi, III, 6 et 7). Voilà la perspective qui manipule plans, profils et vues projectives. Piero détermine l'intersection des rayons par le tableau, sur la vue de profil (coordonnées y ; il détermine l'intersection sur la vue en plan (coordonnées x ; il reporte les points sur le cadre du tableau, en positionnant les points P(xi, yi). On ne trouve aucune trace de cette méthode dans la pratique de Brunelleschi. La seule idée certaine relative à l'expérience de San Giovanni est celle de la vision monoculaire : la tavoletta est percée d'un trou unique en son centre (notez que ce postulat n'est pas spécifiquement renaissant. Pecham disait : Si monoculus aspiciat... (Perspectiva communis, I, 74). Demandez-vous maintenant ce que veut dire cette démonstration à tiroirs et à double fond ? L' « invention » de la perspective est-elle due à Piero della Francesca, à Alberti ou bien à Brunelleschi ? Il existe un consensus pour proposer le nom de ce dernier, dont on trouve même un écho dans les monographies d'Alberti. Voyez Borsi : « Une fois la grande originalité d'Alberti reconnue, on doit le considérer du point de vue historique et déterminer sa dette à la culture florentine des années 1430, particulièrement envers Brunelleschi. Sur le sujet de la perspective, Alberti a essentiellement popularisé les idées de Brunelleschi ; l'obscurité d'une
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partie de son texte nous fait nous demander s'il maîtrisa seulement le sujet en totalité » (1986, 204). Or cette priorité de Brunelleschi ne résulte que de la présupposition selon laquelle il aurait conçu théoriquement sa vue perspective. Même Kemp (1978) accepte ce « fait» sans voir son caractère conjectural. Pourtant, le seul fait que la Guérison despossédés de Brunelleschi relève d'une méthode de type 3, conteste cette appropriation. Si l'on fait de l'expérience de San Giovanni la simple détermination empirique d'une image, ne faut-il pas alors retarder la date de l'invention, de 1413 à 1435 (Alberti), ou à 1470 (Piero della Francesca) ? Ce serait aller trop vite en besogne, et exclure du dossier une pièce centrale.
GIOTTO
En effet, la réalité d'une « bifurcation historique » entre Moyen Age et Renaissance ne cessera de vous tourmenter si vous rapprochez par hasard les tableaux du Quattrocento qui emploient la « juste » réduction, et les fresques de Giotto exécutées un siècle et demi plus tôt, de L'approbation de la règle de S. François (1297) à Jésus parmi les docteurs de la Loi (1315). Vous serez alors dans l'embarras pour expliquer comment le peintre franciscain a pu utiliser —sans connaître les travaux de Piero, d'Alberti ou de Brunelleschi —une méthode correcte de réduction des intervalles... Voilà la difficulté. Reprenez la thèse d'Edgerton (1966) : l'origine de cette construction résiderait dans une « synthèse de l'optique géométrique et d'une ancienne pratique d'atelier » (1966, 373). Ce faisant, Edgerton reste dans le giron d'une présupposition de l' « invention », puisque les deux « vases » —l'optique et la pratique empirique —ne deviendraient communicants qu'au Quattrocento, avec les travaux de Brunelleschi. Vous avez déjà vu que cette thèse se trouve en difficulté à propos du rapport proposé entre le théorème X d'Euclide et la méthode d'intersection. Examinez maintenant la deuxième partie, relative aux pratiques d'atelier, et, plus précisément, à la méthode de construction bifocale. Edgerton pense que : « L'artiste n'a pas besoin d'avoir idée de la logique sous-tendant cette construction ; en réalité, il n'a pas besoin d'avoir la moindre idée de ce qu'est un point de fuite ou un point de distance. » Il rajoute : « Si elle fut connue par les artistes du Trecento, la méthode bifocale ne put être qu'un truc mécanique (a mechanical trick) servant au raccourci des sols ou des plafonds à compartiments, sans aucune rationalisation apparente... » (1966,
374). Cette thèse d'une pratique empirique de la perspective dans les ateliers du Trecento est encore défendue par Hamou (1995, 17). Revoyez l'analyse des tableaux proposée chapitre 2. Existe-t-il des éléments confirmant ou infirmant l'origine empirique de la perspective ? Non, car une typologie des méthodes perspectives permet seulement : 1 / de déterminer lesquelles sont fausses et les lesquelles sont justes ; 2 / de connaître la logique opératoire du peintre. Une analyse des gestes de construction ne permet donc pas d'accéder ni à l'origine, ni à la conscience qu'a le peintre de sa technique. Prenons le problème par une autre voie. Si l'on suppose que, globalement, les peintures de la Renaissance sont justes, on peut reconnaître au cours du Trecento les « précurseurs » qui auraient préparé l'avènement de ce système culturel : les peintres du Moyen Age seraient alors tombés par hasard sur la solution exacte... Toutes choses qui ne sont plus possibles après les analyses du chapitre précédent. En effet, les peintures de la Renaissance utilisent, pour la plupart, de fausses réductions de type 3. Ce fait n'affecte que l'extérieur du profil historique, mais je gage que vous admettrez moins facilement l'idée d'une découverte faite « par hasard » à la fin du XIII siècle. Car cela signifierait alors qu'au Moyen Age, des artisans incultes, à peine capables d'appliquer des mechanical tricks, seraient tombés sans le faire exprès sur une solution exacte ; et que, d'autre part, à la Renaissance, des artistes savants, possédant l'armature rationnelle des systèmes géométriques, ne seraient pas parvenus à tirer de l'optique une juste perspective. Cela n'a pas de sens, et c'est pourquoi vous questionnerez ici le rôle joué par les rules-of-thumb, comme vous avez déjà questionné le théorème X d'Euclide. Dans quelle mesure peut-on dire que la méthode de raccourci dérive d'une construction bifocale empirique ? Pour établir que la perspective linéaire est liée à cette construction, Edgerton analyse un ensemble de tableaux qui auraient pu préparer la méthode d'Alberti. Parmi ces tableaux, apparaît Jésus parmi les Docteurs (fig. 24), fresque de la basilique inférieure d'Assise exécutée dans les années 1315-1320 par Giotto ou l'un de ses élèves. Ayant analysé, au chapitre précédent, cette fresque comme une perspective appartenant aux méthodes de type 2, vous serez d'accord avec Gioseffi (1957) et Edgerton (1966), lorsqu'ils constatent la justesse de cette perspective. En revanche, vous ne vous rendrez pas à l'interprétation qui y repère l'emploi d'une méthode bifocale. Certes, Edgerton avance prudemment lorsqu'il dit : « Une construction bifocale a pu être utilisée pour composer la réduction, qui semble correcte (correct looking), des coffres du plafond peint de Jésus parmi les Docteurs... » (1966, 374). Mais cela reste —même avec prudence —la base de son interpréta-
tion. Pourquoi ne pas se rendre à cette lecture ? Edgerton ne reproduit-il pas la fresque à laquelle il superpose un réseau de « construction bifocale » ? Peut-être. Mais plusieurs détails doivent auparavant être sortis de l'ombre.
1) Une origine empirique ? Voyez les constructions bifocales que donne Edgerton (1966). Ce sont toujours, comme dans la sinopia d'Uccello (fig. 25), des vues perspectives bâties à partir du point de fuite central (F) et des points de distance (D, D'). C'est la symétrie de la construction bifocale qui fait dire à Edgerton: « Telle qu'habituellement construite, la méthode bifocale n'utilise pas de point central ; le réseau croisé des diagonales issues des deux points latéraux, fournissant les coordonnées exactes pour les transversales » (1966, 374). Edgerton a raison, dans le cadre de tout système (F, D, D'). Mais la perspective de Jésus parmi les Docteurs n'obéit pas à cette structure. En effet, les diagonales des plafonds courent vers deux points de fuite (F, F') —même si, je le concède, ces deux points ne sont éloignés que d'une dizaine de centimètres. De ce fait, le fresquiste a dû tracer préalablement ces deux points, car le réseau —déjà bien enchevêtré dans une construction monoculaire bifocale —l'est encore plus dans une construction binoculaire bifocale. Ces points ne sont d'ailleurs pas disposés arbitrairement : ils tombent sur la joue et le meneau de la fenêtre jumelée. Si donc le peintre a tracé ces points, c'est qu'il savait qu'une perspective se construit avec deux points de fuite parce que l'homme a deux yeux. Dès lors, la conclusion générale que tire Edgerton de la construction bifocale est fausse. Non pas tant pour ces quelques centimètres qui séparent les points de fuite, mais surtout parce que, dans la construction de type binoculaire, le peintre nepeut sepasser, ni du point central, ni du système desfuyantes, qui doivent être tracés au préalable. De ce fait, le peintre doit nécessairement faire quatre opérations successives : 1 / fixer les points de fuite (F, F') ; 2 / tracer le réseau des fuyantes ; 3 / fixer les points de distance (D, D') sur l'horizon ; 4 / tracer le réseau des obliques donnant la réduction. Conclusion : il est difficile d'imaginer que la construction bifocale ait été appliquée comme « truc d'atelier ». Relisez maintenant le passage d'Edgerton : « L'artiste n'a pas besoin d'avoir idée de la logique sous-tendant cette construction... Si elle fut connue par les artistes du Trecento, la méthode bifocale ne put être qu'un truc mécanique servant au raccourci des sols ou des plafonds à comparti-
ments, sans aucune rationalisation apparente... » (1966, 374). Les détails sortis de l'ombre ruinent l'interprétation. Le statut de la perspective médiévale ne peut se cantonner dans cette image de « trucs de métier », que les peintres auraient appliqués mécaniquement... Certes, tel n'est pas le propos d'Edgerton de démunir les hommes du Trecento de toute capacité rationnelle. Mais il n'en reste pas moins que le statut « mécanique » de la perspective de Giotto ne peut plus être soutenu après les remarques précédentes. Car ce serait alors tomber dans une illusion sociocentrique. Seul un « observateur engagé ou pressé » —le mot est de Boudon et Bourricaud (1982) —peut porter un jugement d'irrationalité sur la perspective médiévale. Seul un observateur pressé peut se prévaloir de sa « distance » fondée sur les acquis ultérieurs des Monge et des Desargues pour estimer que les hommes ont un jour obéi aveuglément à la coutume. Les mathématiques à Oxford : tel pourrait être le meilleur antidote contre ce poison... Rassemblez les fils, maintenant : 1 / Si le fameux théorème X d'Euclide avait contribué au développement de la perspective linéaire, ce ne serait qu'au prix d'une grossière méprise sur son contenu ; 2 / Si les pratiques d'atelier n'avaient contribué au développement de la perspective linéaire que sous forme de trucs d'atelier, inlassablement répétés sans être compris, les hommes du Moyen Age seraient des licornes ou des dragons, mais pas des êtres humains doués de raison. Toutes choses qui rendent l'interprétation empirique douteuse. Il convient donc d'en donner une autre détermination, dont on sait a priori qu'elle a une source étrangère aux pratiques aveugles d'atelier (avec certitude), et qu'elle doit assez peu au théorème d'Euclide (avec de bonnes probabilités). Voyez les églises et les musées. A ma connaissance, de fresque ou de panneau antérieurs à 1295-1297, et définissables comme perspectives de type 2c, vous n'en trouverez pas. Car cette technique de représentation ne semble pas être antérieure à Giotto. En est-il l'inventeur ? D'où la tient-il ? Le seul élément reste le passage à demi muet de Filippo Villani sur une expérience publique de Giotto et de Dante : Fu [Giotto] di fama illustrissimo... Dipinse eziandio a pubblico spettacolo nella città sua . con aiuto di specchi . sè medesimo . e il contemporaneo suo Dante Alighieri poeta nella cappella del palagio del potestà nel muro. Soit donc : « Giotto eut une immense renommée... Il offrit un spectacle public dans sa cité, en peignant à l'aide de miroirs, lui-même, et son contemporain le poète Dante Alighieri [qui se tenait] sur le mur de la chapelle du Palazzo del Podestà » (Cronica, 450). L'expérience publique de Giotto peut être datée avec de bonnes probabilités. En effet, Giotto résidait à Florence avant de travailler aux fresques du Sacro Convento
d'Assise à partir de 1296 (terminus ante quem), et Dante se mit à l'étude des sciences après la mort de Béatrice, intervenue en 1290 (terminus post quem). Dante s'étant par ailleurs consacré à la vie politique à partir de 1295, on peut admettre que l'expérience florentine date de 1290-1295. Vous me ferez remarquer que, de retour de Rome, Giotto travailla à nouveau à Florence de 1301 à 1304. Certes, mais Dante fut envoyé à Rome pour connaître les intentions de Boniface VIII en 1301, et l'on sait qu'il fut banni par contumace de la commune par les Noirs en 1302 : il ne retourna donc pas à Florence. Par conséquent, l'expérience de Giotto et de Dante ne peut être ultérieure à 1301. Repensez une minute à l'expérience de Brunelleschi : ne fait-elle pas écho à l'expérience de Giotto ? On ne peut ici accuser Villani d'avoir procédé à une interprétation rétroactive (la Cronica est rédigée avant 1405), en revanche la lecture de cet épisode a pu donner à Brunelleschi l'idée de son expérience... Deux leçons : 1 / l'histoire semble en faveur d'une origine expérimentale de la perspective de Giotto ; 2 / on a trop peu d'éléments —Giotto peignant pendant que Dante tient un miroir (?) —pour tirer quelque conclusion que ce soit. On peut néanmoins tenter quelques conjectures, en soutenant tour à tour une origine empirique et théorique de la méthode utilisée par Giotto. Explorez tout d'abord son fondement empirique. Suivez de près le plafond de Jésus parmi les Docteurs : ce motif de caissons dégageant une alternance de triangles ocres et noirs n'était peut-être pas un décor fictif. Vous devrez alors chercher si ce motif a été un jour utilisé, soit en plafond, soit en pavement (soit peut-être même en extérieur, par le simple motif de plantations régulières disposées en carré). Imaginez maintenant qu'il ait existé un sol ou un plafond couvert de tels motifs. N'est-il pas alors évident pour l'œil attentif d'un bon géomètre que les diagonales des carreaux sont alignées et forment un réseau de droites qui courent vers un point de fuite secondaire ? Cette loi, fort simple, pourrait reposer sur l'observation d'un cadre architectural où les diagonales sont visibles. Si vous examinez le cadre architectural de la basilique S. Francesco d'Assise, où est peinte cette première perspective exacte, vous remarquerez une correspondance entre les motifs décoratifs de l'église et les motifs utilisés par les peintres. Un, notamment, qui ne saurait vous laisser indifférent : le « motif traceur » du carré divisé sur la diagonale se retrouve par deux fois dans le dallage de travertin rouge et blanc de la basilique. Une première fois dans l'aile nord qui accueille la fresque ; une deuxième fois sur le podium de l'autel. De là à supposer que la vision de ce motif ait pu inspirer la juste construction perspective de Jésus parmi les Docteurs, il n'y a
qu'un pas. Que l'on ne saurait franchir, et ce, pour deux raisons : 1 / Rien ne permet de dire que le dallage est antérieur à la fresque (il est somme toute probable qu'ils aient été conçus dans un même plan d'ensemble) ; 2 / En admettant que le motif architectural ait existé avant la fresque de Giotto, rien ne permet d'affirmer qu'il existe un lien plus que fortuit entre les deux motifs. Comment expliquer, notamment, qu'un décor au sol se retrouve en plafond sur la fresque ? 2) Une origine théorique ? Bien que l'insuffisance des données joue en faveur d'une origine empirique de la construction de Giotto, il ne faut pas exclure l'arrière plan théorique de cette construction. En effet, si la méthode de Giotto prend appui sur le motif du plafond à caissons divisés sur la diagonale ce motif n'a pas toujours été lié à l'usage d'une méthode correcte de raccourci. Vous le constaterez en dressant une liste des œuvres au motif (* désignant un raccourci correct) : 1344
Matteo Giovannetti (Avignon, palais des Papes) — Mort de saint Martial
1340
Ambrogio Lorenzetti (Sienne) — Annonciation Bernardo Daddi (Florence) — Martyre de saint Laurent Maestro di Santa Cecilia (Florence) — Vie de sainte Cécile
1335 ? ?
1335 1317 1315
Maestro di San Niccolò (Assise, basilique inférieure) — Saint Nicolas sauve trois innocents de la décapitation — Saint Nicolas restitue un enfant à la famille — Saint Nicolas jette les verges d'or aux enfants pauvres Puccio Capanna (Assise, basilique inférieure) — Martyre de saint Stanislas* Simone Martini (Assise, basilique inférieure) — Mort du saint Giotto / Maestro senesegiano (Assise, basilique inférieure) — Jésus parmi les Docteurs*
1. La date exacte des fresques assisiates de cet élève de Giotto est inconnue, mais elle peut être estimée à partir du contrat de novembre 1341, signé par le Capitano del Popolo d'Assise, qui mentionne : Puccius cappanne et cecce saraceni pictores de Assisio... (Cicognati, 1969, 250).
1311
1297
1290 1100
Duccio di Buoninsegna (Sienne) — Le Christ devant saint Anne — Le Christ moqué — Le Christ devant Caïphe — Le Christ devant Hérode — Massacre des Innocents — Noces de Cana — Apparition du Christ — Incrédulité de saint Thomas Giotto et al. (Assise, basilique supérieure) — Saint François renonçant aux biens — Saint François recevant les stigmates — Rêve d'Innocent III — Vision du char — Vision du trône — Mort du chevalier de Celano Pietro Cavallini (Rome) — Naissance de la Vierge — Annonciation Maître de S. Clemente (Rome, basilique inférieure) — Légende de saint Alexis
Passez cette liste en revue, et vous verrez que seules les œuvres de Puccio Capanna, du Maestro senesegiano et de Giotto, sont des perspectives justes. Les autres sont des vues cavalières. Autrement dit, le motif du plafond à caisson offrait la possibilité d'un développement de la représentation perspective, mais ne le conditionnait pas de manière nécessaire. A Assise, le plafond compartimenté est utilisé comme motif décoratif sur tout le couronnement du cycle de saint François, et dans les scènes 3, 4-6, 8-9, 11, 16, 18, 21, 26-27 (fig. 55). La plupart des historiens (Smart, 1971 ; Edgerton, 1991) s'accordent pour lire l'origine de ce décor dans les modillons de Santa Maria sopra
Fig. 55. — Basilique S. Francesco
Minerva d'Assise à laquelle, notez-le bien, n'appartient pas le m o t i f . O n a également émis l'hypothèse que la corniche d u cycle aurait été terminée avant que les p a n n e a u x ne soient peints, attribuant ainsi l'origine du motif-traceur à Cimabue. Mais il s'agit là d ' u n e conjecture difficile à établir. Rien ne p r o u v e que la corniche ait été peinte en premier, et rien ne p e r m e t d'affirmer qu'elle est due au prédécesseur de Giotto. Une chose est certaine, en revanche : G i o t t o , avec le Maestro senesegiano et Puccio Capanna, s o n t les seuls à avoir compris le r a p p o r t du motif-traceur avec les règles de la perspective... Q u e s t i o n : d ' o ù tiennent-ils l'intelligence de ce r a p p o r t ? Cherchez, et vous verrez qu'il n'existe que deux sources possibles : 1 / o u bien les peintres l'ont apprise d ' e u x - m ê m e s par observation ; 2 / o u bien ils l ' o n t apprise d'autrui. Q u i pouvait avoir connaissance de ce principe ? Pas les peintres, puisque ceux d'Assise furent les premiers à utiliser cette règle. Les docteurs ? E x a m i n e z les traités de perspective du M o y e n Age. E t vous verrez que l'idée de tracer u n lien entre la pratique picturale et l'optique d u XIII siècle repose au départ sur une évidence chronologique. Le p r e m i e r exemple de r é d u c t i o n correcte des intervalles r e m o n t e à 1297. Q u a n t au floruit de la perspectiva naturalis, il date des années 1265, soit u n intervalle d'à peine trente ans. A v o n s - n o u s des raisons de croire à u n lien effectif entre ces deux d o m a i n e s ? Il en existe au moins une, que nous avons entrevue au chapitre 2. Sous l'influence d'Alhazen (De aspectibus, III, 42), tous les perspectivistes d o n n e n t la m ê m e figure relative au f o n c t i o n n e m e n t de la vision binoculaire. Witelo (Perspectiva, III, 27 et 47) p r o p o s e u n s c h é m a o ù les deux yeux (a et b) reçoivent les images des points situés à égale distance de l'axe (hd) (fig. 56, p. 158). Le savant polonais explique de la sorte que les images reçues par les deux yeux ne se r e c o u v r e n t pas p o i n t par point, puisque, pris d ' u n m ê m e côté, l'angle g r f est plus g r a n d que l'angle gtf. E n dépit de l'argument que cherche à d é m o n t r e r Witelo — et qui tient au m o d e de c o m p o s i t i o n des quasi-images —o n peut r e m a r q u e r que les faisceaux naissant en r et en t se croisent en u n certain n o m b r e de points qui d é t e r m i n e n t un « réseau perspectif », si l'on considère que r et t s o n t deux « points de fuite ». Le tracé p e r s p e c t i f d ' u n p a v e m e n t a-t-il p u s'en inspirer ? Il s'agit là d ' u n e conjecture hardie, qui s u p p o s e une lecture parasite de la figure et du texte. Par ailleurs, Witelo ne fait que c o m m e n t e r le s c h é m a d'Alhazen, de 1. White, quant à lui, dans une étude des fresques de Pietro Cavallini à S. Paolo fuori le mura, pense pouvoir identifier ce motif-traceur dans une illustration du codex virgilien de la Vaticane (Vat. latino 3225, fol. 40 r.). Il est toutefois impossible, en raison de l'état de ce manuscrit, de reconnaître l'existence du motif-traceur en plafond. On pourrait tout aussi bien y voir des caissons carrés sans division diagonale (White, 1956, 92).
Fig. 56
même que les Oxoniens. John Pecham donne en effet une figure à peu près similaire dans la Perspectiva communis (fig. 57). Ce tracé illustre la proposition suivante : Oculorum dualitatem necesse est reduci ad unitatem : « La dualité des yeux doit être ramenée à l'unité. » Et voici le développement donné par Pecham à cet argument : « Si les [deux] images n'étaient pas réunies, une chose apparaîtrait double. Ceci est évi-
Fig. 57
dent lorsqu'un doigt est placé sous l'œil et que l'œil est déplacé de son l o g e m e n t : alors une chose apparaît double parce que les images reçues par les deux yeux ne s o n t pas réunies dans le n e r f c o m m u n » (Perspectiva, I, 3 2 ) La figure n'est d o n c pas relative au trajet des images entre le visible et l'œil : l'attention se p o r t e ici sur le trajet interne des images, entre les yeux et le n e r f c o m m u n . La figure se trouve d o n c dans u n décalage singulier par r a p p o r t au texte, et ne peut avoir servi de base à une c o n s t r u c t i o n perspective. E n revanche, Bacon, d o n t l' Opus majus était c o n n u à la c o u r pontificale, est le seul, parmi les docteurs, à avoir t o u t d ' a b o r d renversé la figure de la pyramide visuelle, de sorte que les yeux se situent en dessous de la chose vue :
Fig. 58
Or, les premières perspectives exactes de Giotto se sont attachées à représenter la disposition des plafonds plutôt que celle des parterres. Peut-on en déduire une influence de la perspective de Bacon sur la pratique des peintres ? C'est une conjecture admissible : si vous comparez la figure qui accompagne le texte de l' Opus majus à la construction de Jésus parmi les Docteurs (fig. 38), vous verrez qu'elles obéissent au même principe. Par ailleurs, Bacon n'étudie pas ici la compostion des quasi-images, 1. Siistespeciesnonunirenturresunadueapparent·sicutetiampatetsidigito suppositioipsioculooculusunusasuo situ eleuatur · resuna dueuidereturquoniam speciesper duosoculos recepte in communineruo nonconjunguntur (Perspectiva, I, 32). La figure n'est pas appelée directement par le texte de Pecham. Elle apparaît en marge de la proposition I, 29 dans le Vat. latino 3102, ou en marge des propositions I, 30-31, dans les Conv. soppr.J V25 etJ V26. En dépit de ces mouvements, la figure ne peut être associée qu'à la prop. I, 32, comme l'a justement remarqué Lindberg (1972).
mais cherche la figure la plus appropriée à la multiplication des espèces : « Et celle-ci [la pyramide conique] est la figure que la nature a spécialement choisie dans toute multiplication et action ; et ce n'est pas une pyramide quelconque, mais celle dont la base est la surface de l'agent et dont l'apex tombe sur quelque point du patient, parce que ainsi, de toute la surface de l'agent, l'image vient en un seul point du patient, par des pyramides uniques et infinies, comme le montre la figure » (Opus majus, IV, II, 3 ) Le réseau des rayons visuels n'illustre donc la vision binoculaire qu'en tant qu'elle se rapporte au cheminement externe des images entre le visible et les yeux. La particularité frappante de cette figure par rapport à celles des autres traités est d'être dessinée sens dessus dessous, de sorte que la chose vue (agens) se trouve en haut, et les yeux (patiens) en bas. Il ne manque alors guère que les horizontales joignant toutes les intersections pour qu'elle corresponde exactement au tracé que l'on peut observer sur la fresque de Giotto.
Fig. 59
Si l'on poche maintenant un triangle sur deux, on retrouvera le motif qui décore les plafonds des fresques assisiates. Est-on là dans le cadre d'une interprétation abusive, comparable à celle du théorème X d'Euclide ? En quoi le plafond et la chose vue (agens) de Bacon peuvent-ils être assimilés ? Le plafond fait partie du visible et se trouve dans la même position dans les deux schémas. En quoi les points de fuite et les yeux 1. E t hæc estfigura quam specialiter elegit natura in omni multiplicatione et actione et non quamcunque pyramidem sed illam cujus basis est superficies agentis et cujus conus cadit in aliquod punctum patientis quia sic potest a tota superficie agentis species uenire ad singula puncta patientis per singulas pyramides et infinitas ut patet in figura (Opus majus, IV, II, 3).
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(patiens) d e B a c o n p e u v e n t - i l s ê t r e a s s i m i l é s ? Il e x i s t e t o u t e u n e s é r i e d e t a b l e a u x — d e M a r t i n i à C a r p a c c i o (fig. 3 3 , 3 5 e t 3 6 ) — p r o u v a n t q u e l ' o n a fréquemment schéma
de
confondu
Bacon
peut
œil
et
point
ê t r e lu, e n
de
fuite.
remplaçant
Par
conséquent,
si
le
agens p a r « p l a f o n d » e t
p a t i e n s p a r « p o i n t s d e v u e », l e r a p p r o c h e m e n t d e c e t t e f i g u r e à l a c o n s t r u c t i o n d e la f r e s q u e d e G i o t t o
ne procède nullement d'une
analogie
s u p e r f i c i e l l e . L a c o r r e s p o n d a n c e d e s d e u x f i g u r e s o b é i t p l e i n e m e n t à la rationalité d u XIII siècle. Renversez
la
figure
59,
et
vous
obtiendrez
immédiatement
la
m é t h o d e de raccourci d ' u n p a v e m e n t i n d i q u é e p a r Alberti et Piero della Francesca à p r o p o s de l'espacement des fronto-horizontales. C o m m e n t o b t i e n n e n t - i l s le t r a c é ? E n l i a n t le p o i n t d e d i s t a n c e à c h a c u n e d e s d i v i s i o n s d e la b a s e , a u m o y e n d e c e r t a i n s i n s t r u m e n t s : clous, c o r d e l e t t e s , r è g l e s d e b o i s e t d e c a r t o n . C o m m e n t les f r e s q u i s t e s p r o c è d e n t - i l s p o u r f a i r e le t r a c é ? Ils s ' i n s p i r e n t d e t r a i t é s d ' o p t i q u e , p e u t - ê t r e , m a i s u t i l i s e n t clous, cordelettes, règles de bois et d e carton. M ê m e même
fonds
théorique,
i n s t r u m e n t a t i o n t e c h n i q u e ; s e u l e s les s o l u t i o n s d i f f è r e n t u n p e u
e n s e s y s t é m a t i s a n t a u c o u r s d u t e m p s . M a i s il n ' e x i s t e p a s d e v é r i t a b l e solution d e continuité entre G i o t t o et Piero della Francesca... N e p e u t - o n p a s d i r e q u e G i o t t o f u t le p r e m i e r p r o m o t e u r d e la p e r s p e c t i v e ? N e p e u t - o n p a s d i r e q u e la p e r s p e c t i v e t i r e s o n o r i g i n e — à c h a q u e é t a p e — d ' u n v a - e t - v i e n t c o n s t a n t e n t r e la l e c t u r e d e s t r a i t é s d e p e r s p e c t i v e et l ' e x p é r i m e n t a t i o n ? A ce p o i n t , l ' h y p o t h è s e g é n é r a l e se r e s s e r r e s u r u n c o n t a c t e n t r e perspectiva n a t u r a l i s e t perspectiva artificialis p l u s p r é c o c e qu'on
ne
l'a
jamais
imaginé.
A
peine
onze
ans
séparent
le
traité
de
P e c h a m d e l ' e x p é r i e n c e f l o r e n t i n e d e G i o t t o e t D a n t e ; d i x - h u i t a n s , le t r a i t é e t la f r e s q u e d e G i o t t o o b é i s s a n t p o u r la p r e m i è r e fois a u x r è g l e s d e la p e r s p e c t i v e . . . S'il y a e u c o n t a c t e n t r e p e i n t r e s e t d o c t e u r s , c e n ' e s t p r o b a b l e m e n t q u ' e n t r e ces d e u x dates, et p l u t ô t vers 1290, c o m p t e t e n u d u t e m p s n é c e s s a i r e p o u r q u e : 1 / la d i f f u s i o n s ' o p è r e e n t r e O x f o r d e t l ' I t a lie ; 2 / le s a v o i r s o i t s u f f i s a m m e n t a s s i m i l é p o u r a d m e t t r e u n e a p p l i c a t i o n p i c t u r a l e . Il n ' e s t d ' a i l l e u r s p a s i m p o s s i b l e q u e c e t t e t r a n s m i s s i o n a i t pris la f o r m e d ' u n c o n t a c t p e r s o n n e l e n t r e G i o t t o et l ' u n d e s d o c t e u r s . O ù et q u a n d cette t r a n s m i s s i o n s'est-elle e f f e c t u é e ? Les traités de perspective artistique gardent-ils encore une trace de ce contact avec l'optique m é d i é v a l e ? V o i l à u n l o t d e q u e s t i o n s q u e les c h a p i t r e s s u i v a n t s a u r o n t p o u r tâche d'éclairer.
Chapitre 4 Les traités
Entre l'optique du Moyen Age et le système de représentation utilisé par les peintres du Trecento et du Quattrocento il n'existe pas de rupture véritable, en ce sens que toute expérience dérive d'énoncés théoriques et que toute proposition scientifique présuppose un rapport au réel. Une façon de montrer que c'est bien le même « chemin » —selon l'expression de Canguilhem —que parcourent les deux systèmes consisterait à croiser le corpus des perspectives scientifiques avec celui des perspectives dites artistiques. Car si la proximité entre perspectiva naturalis et perspectiva artificialis émerge déjà d'une analyse des expériences, peut-être transparaît-elle mieux encore d'une comparaison des traités. Vous avez le point de départ de la démonstration. Dans tous les traités de perspective vous trouverez une formulation équivalente du « noyau dur » (Lakatos, 1994) de la perspective, ensemble de propositions fondamentales sur lequel s'appuie la réduction des grandeurs. Euclide écrit : Æquales magnitudines inœqualiter expositœ inœquales apparent et maior semper ea quœpropius oculum adjacet. Soit : « Des grandeurs égales inégalement exposées [à l'œil] apparaissent inégales, et la plus grande est toujours celle qui est la plus près de l'œil. » Leonardo da Vinci répète : Delle chose equali la piu remota par minore : « Entre des objets de même taille, le plus éloigné paraît plus petit. » Mais est-ce là tout ce que les Renaissants ont emprunté, ou n'est-ce que le point de départ d'emprunts beaucoup plus vastes ? Et dans ce cas : sous quelle forme et pour quelles raisons a-t-on repris le savoir médiéval ? Quel fut le courant d'emprunt prépondérant ?
LES EMPRUNTS
Entre les « traités artistiques » du Quattrocento et les « traités scientifiques » du Moyen Age, il existe une série de similitudes évidentes, notamment celles qu'avait voulu reconnaître un Pierre Duhem (1984, 3, 493-510). Sa thèse des « précurseurs » a beaucoup souffert des critiques de Canguilhem (1968). Il est vrai qu'en dépit d'intuitions parfois lumineuses, Duhem en est souvent resté à une estimation qualitative —et pour tout dire un peu approximative — des similitudes de pensée. Jamais il n'examine la forme linguistique des emprunts. Ces « traceurs linguistiques » sont pourtant les seuls indices probants d'une filiation effective. Et l'on peut, en beaucoup d'endroits, constater que le lexique qu'on emploie à la Renaissance est le même que celui des docteurs. Toutes les démonstrations sont pétries de termes que l'on ne prend pas la peine de définir en détail. Et pour cause, ils sont déjà connus : basa della piramide, punto centrico, raggi visivi... On retrouverait à peu près les mêmes termes —en grec ou en latin — chez les auteurs des siècles passés, d'Euclide à Pecham. L'observation du lexique est déterminante : elle permet de mettre en lumière la filiation entre deux auteurs, lorsque les sources sont omises. Ainsi, il ne suffit pas de prétendre qu' « entre ceux qu'il a lu et ceux qui l'ont lu, Léonard de Vinci apparaît à sa véritable place ; solidaire du passé, dont il a recueilli et médité les enseignements, il est encore solidaire de l'avenir dont ses pensées ont fécondé la science» (Duhem, 1984, 1, vii). Il faut aussi assurer la méthode par laquelle on aboutit à ce résultat. De ce point de vue, les analyses de Kemp témoignent d'un progrès remarquable. Il montre que, lorsque Leonardo découvre l'optique médiévale, tout son vocabulaire scientifique opère une mutation. Il ne dira plus similitudine, mais speze comme Bacon et Pecham (1977, 139). Ces simples mots sont lourds de sens, ils ont la charge des théories auxquelles ils adhèrent : comment imaginer une proposition euclidienne —sur le sens des rayons, par exemple —sous le terme de speze ? C'est impossible car le terme renvoie, non pas automatiquement, mais presque toujours, à la thèse de l'intromission abhorrée par Euclide. Les mots sont donc le fruit d'habitudes acquises, et derrière eux on peut entrevoir le réseau des hommes qui les ont pensés : la terminologie spécifique de l'optique fournit donc le premier réservoir de « traceurs linguistiques ». Mais les ressemblances ne s'arrêtent pas au lexique. Elles concernent tout aussi bien la syntaxe que
les démonstrations. Ce travail de comparaison a déjà été entrepris. Les travaux de Parronchi (1958), Kemp (1977), Federici Vescovini (1980), Bøggild-Johannsen et Marcussen (1981), ont considérablement éclairé les rapports entre la nouvelle perspective et le savoir des siècles passés. Toutefois, l'image que restitue la conjonction de ces travaux est tout à fait déconcertante, et ce à trois points de vue : 1 / La nouvelle perspective aurait indistinctement profité de disciplines aussi variées que l'optique, l'ars metrica, la statique, la géographie, l'astronomie, sinon même, selon certains, de l'ensemble de ces sources ; 2 / La perspective se serait érigée indistinctement sur les travaux d'optique d'Euclide, de Ptolémée, d'Alhazen, de Witelo, de Pecham ou de Biaggio Pelacani ; 3 / Elle aurait enfin profité d'un apport comparable de la part des différents centres universitaires et des différents ordres religieux. Il semble pourtant tout à fait improbable que les perspectivistes du Quattrocento aient subi autant d'influences conjointes. Il eut fallu à chacun d'entre eux plusieurs dizaines d'années d'études avant de pouvoir écrire la moindre ligne sur le sujet, ou de concevoir le moindre dispositif expérimental. C'est là que la méthode des « traceurs linguistiques » s'avère être d'une grande utilité. Elle permet en effet de réduire considérablement ce spectre de citations. Voyez le détail. Si vous retrouvez à la Renaissance la thèse A dans un traité, il vous faudra : 1 / établir l'ensemble des sources possibles A A A ; 2 / identifier celle qui a été effectivement utilisée, en utilisant le critère de « discernabilité » du traceur. L'application de cette méthode permet de réfuter la thèse selon laquelle il n'existerait pas de courant de diffusion prépondérant. 1/L'optique versus les autres sciences. Edgerton (1975) est sans doute le premier à avoir rattaché la découverte de la perspective linéaire aux méthodes de projection cartographique. Selon lui, la perspective médiévale ne serait qu'une des multiples sources de la perspective artificielle, mettant ainsi en évidence une division naturelle entre l'une et l'autre. C'est aux chapitres 7 et 8 qu'Edgerton avance la thèse d'un emprunt direct à la 3 méthode présentée dans la Geographia de Ptolémée. Il est vrai que cette méthode suppose un centre (point de vue) et une pyramide de rayons ; mais il reste difficile de trouver des preuves de filiation incontestables entre cette méthode et les opérations requises par la perspective picturale. Les démonstrations présentent le défaut de faire appel à des analogies superficielles, dont on ne peut rien dire de certain : s'agit-il d'un emprunt, d'une redécouverte indépendante ? Ce sont toujours les figures qui parlent le langage de l'évidence... On pourrait regretter que cette ori-
gine ptoléméenne de la perspective soit reprise, sans être étayée par de nouveaux éléments, dans le dernier livre d'Edgerton (1991). Certes, il reconnaît bien le rôle de la perspective médiévale, en disant : « L'influence favorable des théories optico-mécaniques des Arabes sur les démonstrations finales de Brunelleschi et d'Alberti fut rendue possible par trois moines anglais du XIII siècle étroitement liés à l'ordre franciscain : Robert Grosseteste, Roger Bacon et John Pecham» (1975, 74). Mais il n'en donne guère de preuves. La démonstration progresse par allusion: Edgerton « pense » qu'Alberti fait référence à Pecham (1975, 77) ; il soutient que les traités médiévaux « ont pu être de quelque influence sur Brunelleschi —et peut-être même sur Alberti » (1975, 78) ; il « imagine Giotto sortant de sous sa cape un manuscrit jauni de la Perspectiva de Bacon... » (1991, 87). Les constructions par allusion affectent aussi l'article de BøggildJohannsen et Marcussen (1981), qui tentent d'établir la thèse des « emprunts multiples » de la perspective renaissante. Selon elles, la perspective procéderait des références cumulées à l'optique (Euclide, Ptolémée, Alhazen), à la métrique (Thalès, Aristote, Euclide, Héron d'Alexandrie, Lévi ben Gershom, Gerbert) à la statique (Nichole Oresme, Giovanni da Casali, Martino), à la géographie et à l'astronomie (Ptolémée, Jordanus Nemorarius). Le défaut majeur de cette thèse est de brouiller les pistes de la transmission, en surestimant manifestement les capacités des peintres à faire la synthèse de toute la littérature scientifique. La meilleure preuve de cette inflation forcée du « contexte » reste la difficulté des auteurs à établir l'évidence des connexions. Plusieurs rapprochements ne tiennent pas compte de la chronologie. Extrait : « Il était possible de mesurer les hauteurs précisément, comme l'illustre un dessin du Zibaldone de Buonaccorso Ghiberti » (1981, 205), dessin réalisé à une date —1480 —à laquelle la perspective n'avait plus besoin de chercher des références extérieures... En outre, plusieurs rapprochements tiennent clairement de la conjecture : « Nous ne pouvons pas prouver que Brunelleschi connaissait ces tables... » (1981, 202) ; « Nous ne trouvons pas cela immédiatement apparent dans les sources... » (1981, 213) ; « Inspiré par Oresme... Brunelleschi a pu concevoir le mécanisme de la vision comme un "mouvement proportionnel"... » (1981, 216). Même leur conclusion est affectée par ce caractère conjectural : « Il faut supposer que plusieurs facteurs ont contribué à former le point de départ (bien qu'il ne puisse pas être établi avec certitude) du développement initial de la perspective linéaire » (1981, 227). Ne convient-il pas alors de délaisser l'analyse des rapports possibles pour l'étude des connexions effectives ? La thèse que je soutiendrai ici est qu'il n'est
point besoin de convoquer toutes ces sources. La comparaison de multiples passages montre au contraire que la référence principale de la perspective fut la perspectiva médiévale. 2 / La perspective médiévale versus la perspective antique. D'autre part, au sein de l'optique, il n'est pas nécessaire de convoquer tous les traités, d'Euclide, de Héron, de Damianus, de Ptolémée, d'Alhazen, de Bacon, de Pecham, de Witelo, de Biagio Pelacani... dans la mesure ou certains, plus que d'autres, se sont fait l'écho des autres sources. Federici Vescovini (1981) a tenté de montrer l'influence d'Alhazen sur la rédaction des traités de la Renaissance. Certains emprunts sont indéniables. D'autres, en revanche, sont plus douteux et peuvent être réfutés en appliquant la méthode des traceurs linguistiques. Prenez un passage commun à plusieurs traités de perspective, et comparez la forme des énoncés. Soit, par exemple, l'extrait relatif aux « intentions » visuelles : Ghiberti — Ma restano le venti altre cose sensibili · cioè il sito la corporeita la figura la grandeça la continuatione la diuisione... la similitudine et la diuersità [20] · tutte le cose sono composte di queste venti (Commentarii, III, 61). Bacon — Sunt autem uiginti alia sensibilia* scilicet remotio situs corporeitas figura magnitudo continuatio discretio... similitudo et diuersitas [20] in omnibus bis · et in omnibus compositis* ex bis (Opus majus, V, I, 3). Witelo — Alia uero per accidens uisibilia sunt · utpote remotio magnitudo situs cotporeitasfigura continuitas separatio... consimilitudo et diuersitas [20] · Mœc enim non solum uisu · sed aliis sensibus comprehenduntur (Perspectiva, III, pos. 2). Pecham — Viginti duo sunt intentiones particulares a uisu comprehensæ · scilicet lux color remotio situs corporeitas figura magnitudo continuatio separatio... similitudo et distinctio [22] istarum particularium intentionum ad inuicem (Tractatus, IX). Pecham — Varias et multas esse intentiones uisibiles... Siquidem sunt intentiones uisu comprehensibiles · lux et color remotio uel distantia situs corporeitasfigura magnitudo continuatio discretio uel separatio... similitudo et diuersitas [22] (Perspectiva, I 54). Alhazen — Intentiones particulares quœ comprehenduntur sensu uisus sunt multœ sed generaliter diuiduntur in uiginti duo · et sunt lux color remotio situs corporeitasfigura magnitudo continuum discretio... consimilitudo et diuersitas [22] (Optica, II, 15). Tout d'abord, Ghiberti énumère vingt qualités, et non pas vingt-deux comme il l'aurait fait s'il avait emprunté directement à Alhazen ou à Pecham : il manque la « lumière » et la « couleur ». D'autre part, Ghiberti
ne parle pas d'intentiones comme Alhazen ou Pecham, il ne discute pas de uisibilia comme Witelo, mais de sensibilia* comme Bacon. Enfin, la forme même de la fin de l'extrait ne peut dériver que de l'Oxonien. En dépit des similitudes certaines entre ces six extraits, force est de conclure à un emprunt exclusif de Ghiberti à l'Opus majus de Bacon. Pourquoi donc les hommes du Quattrocento auraient-ils compulsé d'innombrables traités s'ils pouvaient avoir accès aux mêmes connaissances en n'en consultant qu'un seul ? Voilà ce dont ne rend pas compte la thèse des « emprunts multiples ». Pour être recevable, une démonstration portant sur des emprunts doit être effective et contradictoire. 3 / La perspective franciscaine versus la perspective dominicaine. Bien que plus favorable à l'idée d'une influence des milieux franciscains anglais qu'à celle d'une « tradition optique parisienne », Lindberg n'accorde pas grand crédit à la recherche d'un courant prépondérant de diffusion culturelle : « Nous devons éviter les explications simplistes de la production scientifique, en termes de lieu de naissance ou d'appartenance à un ordre religieux... Nombreuses furent les voies pour s'intéresser à l'optique » (1976, 107). Peut-on alors se lancer dans une telle recherche ? Oui, me semble-t-il, car ne pas le faire reviendrait à supposer que l'apprentissage de la perspective fût dénué de tout aspect organisationnel. C'est ici que la sociologie reprend ses droits. L'appartenance à un ordre religieux s'est traduite avant tout par l'adoption d'un certain corps de doctrine, lequel imposait la référence majeure à certaines sources. Il me semble pouvoir soutenir que la science perspective fut essentiellement le fait de docteurs franciscains. Numériquement tout d'abord : OFM : Franciscains (16)
OP : Dominicains (7)
Robert Grosseteste (6) De luce seu inchoationeformarum De lineis angulis et figuris... De iride seu de iride et speculo De motu corporalis et luce De colore De natura locorum
Albert le Grand (2) De sensu et sensato De anima II
Anonyme (1) Summa philosophiœ X I V
Witelo (1) Perspectiva Thierry de Freiberg (3) De luce et eius origine De iride et de radialibus impressionibus De coloribus
Bartholomew of England (1) De proprietatibus rerum III, V, VIII
Vincent de Beauvais (1) Speculum quadruplex I, II
Roger Bacon (6) Opus majus I V Perspectiva (Opus majus V) De multiplicatione specierum De speculis comburentibus Communia naturalium I Compendium studii philosophiæ John Pecham (2) Tractatus deperspectiva Perspectiva communis
Concluez : l'ordre franciscain s'est distingué par une production optique deux fois plus importante que celle de l'ordre dominicain. On sera tenté de reconnaître le rôle différentiel des maîtres de la première génération, rôle qui s'exerça en deux sens très différents : tentative de synthèse des sources optiques (Grosseteste) versus commentaire d'Aristote (Albert le Grand). De fait, les disciples d'Albert : Ulrich de Strasbourg et Berthold de Moosburg ne laissèrent pas d'écrits sur la perspective. (Je néglige sciemment les commentaires épars sur cette science, car il faudrait alors rajouter les travaux de Franciscains anglais moins connus : John of Dumbleton et Simon Tunsted (Crombie, 1990, 129), ou ceux de Dante, Pierre Auriol et Pietro Giovanni Olivi, en Italie. Cette prépondérance des sources franciscaines se traduit aussi sur un plan qualitatif : le traité de Witelo est fortement dépendant de la science oxonienne. Birkenmajer (1920) a établi l'influence du De lineis, angulis et figuris de Grosseteste sur l'introduction de la Perspectiva du Dominicain polonais. Et Lindberg (1971) a montré ce que devait son traité aux théories optiques de Bacon. Si bien qu'au moment où Witelo rédige ses travaux, la perspective est une science assez connue pour que le terme « perspectiviste » puisse y être employé. Dans sa préface, Wilhelm de Moerbeke parle ainsi des « hommes, qui furent nombreux avant nous à traiter de cette science, et que l'on nomme perspectivistes » [.. uiris · qui ante nosplurimi tractauerunt huius scientiæ negotium · perspectiuorum nomine nuncupatibus]. Quant aux autres docteurs dominicains, force est de reconnaître leur contribution secondaire à l'optique. Witelo est le seul à raisonner en géomètre. Albert le Grand, par exemple, en commentateur d'Aristote, ne
donne dans ses écrits qu'une figure : celle relative au rapport entre grandeurs apparentes et distance d'observation (De anima, II, III, 14). Et selon Crombie (1990, 71), Maître Albert cite abondamment Grosseteste. Par ailleurs, aucun des trois traités de Thierry de Freiberg rédigés dans les années 1304-1311, ne peut avoir servi de fondement à la perspective comme système de représentation. L'un traite de la métaphysique de la lumière ; l'autre de l'arc en ciel ; le dernier est une théorie des couleurs. Enfin, quant à l'encyclopédie partiellement apocryphe de Vincent de Beauvais (le Speculum quadruplex est achevé vers 1325), il s'agit d'une compilation d'extraits, qui ne cherche pas toujours la cohérence des collages comme l'avait jadis remarqué Sarton (1929). Une thèse donc : le courant prépondérant de transmission culturelle pointe l'index : 1 / sur une discipline majeure, l'optique (perspectiva) ; 2 / dans sa facture médiévale plutôt qu'antique ; 3 / et telle qu'elle fut proposée dans les milieux franciscains d'Oxford. Tentez maintenant de vérifier cette thèse à rebours, en examinant successivement les traités de Leonardo da Vinci, Piero della Francesca, Ghiberti et Alberti, avant d'étudier le cas plus complexe de Giotto di Bondone, premier peintre à avoir utilisé une méthode de réduction perspective correcte. L'élimination progressive des emprunts —explicites ou non —par la méthode des traceurs linguistiques, laissera apparaître en creux ce qui, dans les traités de la Renaissance, ne peut être renvoyé au XIII siècle et constitue par conséquent leur essentielle originalité. 1) Leonardo da Vinci La production de Leonardo sur la perspective se distribue sur une période de près de trente ans, les premiers feuillets du Codex Atlanticus datant de 1483. Si l'on en croit Leonardo —homo sanza lettere —tout son discours proviendrait de l'expérience. Il répond ainsi aux critiques : Or no sano · questi che le mie chose sonpiu da esser tratte dalla sperietia che daltra parola la qualefu maestra di chi bene scrise e chosi per maestra la peris / / / / / / / / / / in tutti chasi allegero. Comprenez : « Mais ceux-là ne savent pas que mes propos doivent être rapportés à l'expérience plus qu'à tout autre discours, elle a été la maîtresse de ceux qui ont bien écrit. Et ainsi, je citerai l'expérience dans tous les cas » (Codex Atlanticus, fol. 361 v.). Il le répète encore plus clairement : Sebene chome loro no sapesi allegare gli altotri · molto magiore epiu degnia · cbosa · allegere · allegando la sperietia · maestra · ai loro · maestri. Entendez : « Bien que je ne sache pas citer les auteurs comme eux, je me fonde-
rai sur une chose plus grande et plus digne encore, en citant l'expérience, maîtresse de leurs maîtres» (Codex Altanticus, fol. 115 r.). En dépit de cette position de principe, les textes de Leonardo sont parsemés de références indirectes aux auteurs du passé. Eastwood a récemment montré ce que devait sa conception de l'œil comme camera obscura, à la théorie d'Alhazen (1989, 445). Voyez aussi la syntaxe : c'est dans le manuscrit même que je viens de citer que vous trouverez la première similitude non fortuite entre Vinci et Pecham. Celle-ci a trait à la méthode utilisée, et au fait que certains présentent les résultats en suivant le double raisonnement du physicien et du mathématicien, « en déduisant parfois les effets des causes, parfois les causes des effets » : Vinci — intessendo · sechondo il modo dela materia naturale e matematice dimostrationi · alchuna · uolta · chonchiudendo · gli effettiper le chagioni e alchuna uolta · le chagioni · per li effetti... (Codex Atlanticus, fol. 200 r.). Pecham — mixtisjuxta modum materie naturalibus et mathematicis demonstrationibus · nunc effectus ex causis · nunc ex effectibus causas conclusurus (Perspectiva, prœmium). Voici donc un « traceur » issu d'un texte anglais du XIII siècle resurgir deux siècles plus tard en Italie. On doit à Kemp (1977, 132) d'avoir mis en lumière une autre similitude entre les traités de Vinci et de Pecham, relative au sens des rayons lumineux. Leonardo reprend au savant d'Oxford, une démonstration que lui-même tient d'Alhazen, et selon laquelle les rayons vont de l'objet vers le siège de la vue, l'œil subissant une douleur lorsqu'il est soumis à une vive lumière. D'ailleurs, après que l'œil ait fini d'observer cette lumière, il voit son image en négatif : c'est ce que Vinci et Pecham nomment le « vestige de l'impression ». Mais est-ce simplement l'idée qui s'est transmise, ou la forme même du texte ? Ouvrez ensemble le Codex Atlanticus de Vinci et la Perspectiva communis de Pecham. Vous verrez qu'il s'agit encore d'une copie : Vinci — La luce · operando nel vedere le chose contra se converse · alquanto le speze di quelli ritiene · Questa conc/usione si pruova per li effetti · perche la vista in vedere luce · alquanto teme · Ancora dopo lo sguardo rimangano nel loccbio similitudine della chosa intensa · efanno parere tenebroso il luogo di minor luce ·per insino che dallocchio sia spartito il vestigio de la impression de la magiore luce (Codex Atlanticus, fol. 200 r.). Pecham 1 — Lucem operari in uisum supra se conuersum aliquid impressive · Hec conc/usio* probatur per effectum quoniam uisus in uiuendo lucesfortes dolet et patitur · Lucis etiam intense simulachra in oculo remanent*post aspectum et locum
minoris luminis faciunt apparere tenebrosum donec ab oculo euanuerit uestigium luci maioris* (Perspectiva, I, 1 ; editio princeps). Pecham 2 — Lucem operari in uisum supra se conuersum aliquid impressive • Hoc probatur per effectum quoniam uisus in uiuendo lucesfortes dolet et patitur • Lucis etiam intense simulachra in oculo remanet post aspectum et locum minoris luminis faciunt apparere tenebrosum donec ab oculo euacuauerit uestigium minoris luminis (Perspectiva, I, 1 ; ms. Ambr. G 71 sup.). A cette nuance près que le texte est plus proche de l'édition princeps de 1482, que du manuscrit de l'Ambrosiana, copié par Marino da Castignano en 1445 (manuscrit qui a probablement servi à établir l'édition). La méthode des « traceurs » vient ici corroborer la thèse de Pierre Duhem (1984, 1, 227) qui expliquait l'influence de Pecham sur Vinci de la manière suivante. L'édition princeps de la Perspectiva communis (1482) est due à Fazio Cardano —le père du célèbre mathématicien Girolamo. Or, Leonardo était un familier de Cardano. Une note de sa main le prouve. Vinci : « Fais-toi montrer par Monsieur Fazio le livre sur les proportions » (Codex Atianticus, fol. 225 r.). Mais on sait ici avec certitude que ce fragment a été copié après 1482, et directement sur la variante de Fazio Cardano. Vinci parle de conclusione*, écrit rimangano* au pluriel, et dit bien magiore luce* (version médiévale d'après Thorndike, 1952). C'est encore de Pecham que Leonardo tire le modèle du rayonnement lumineux —manuscrit de la Royal Library de Windsor (après 1490) —selon lequel un objet envoie des images en tous points du milieu environnant : Vinci — Tutta la superfitie de chorpi oppachi actutto il simulacro in tucta laria alluminata chello circhunda per qualunche asspecto (ms. W, fol. 232 v.). Pecham — Quemlibet punctum luminosi uel illuminati objectum sibi medium totum simul illustrare (Perspectiva, I, 3). Plus douteux pourrait sembler le rapprochement de ces deux passages relatifs à la distinction de l'ombre et de l'obscurité. Pourtant, si vous focalisez votre attention sur le lexique, vous constaterez que les termes de « privation » et de « diminution » sont issus du traité d'Oxford. En serait-il de même si Leonardo avait tiré cette distinction de sa propre observation ? Vinci — Tenebre eprivatiõ di luce • õbra he diminuitiõ di luce • õbra primitiva • he quella che he appichata achorpi õbrosi • õbra dirivativa he quella che si spicha da chorpi õbrosi escore per laria (ms. C, 14 v.). Pecham — Umbram esse lumen diminutum... In hoc autem differt umbra a tenebra quia umbra est lux diminuta ubi est priuatio lucis primarie et deriuatio
secundarie Tenebra uero est si tamen alicubi est ubi nichil est de lumine (Perspectiva, I, 25). J'introduis, me direz-vous, un parallèle injustifié entre ombres et lumières « primaires ou dérivées ». Prenez alors le recueil du British Museum, et vous verrez que ce rapprochement n'est pas illégitime. Il est dit au fol. 171 r. : Come son di 2 ragioni lumi... luno lume si dimada primitiuo ellaltro dirivatiuo • e cosi sono di 2 nature õbre luna primitiva e õbra dirivatiua : « Qu'il existe deux sortes de lumière... l'une est dite primaire et l'autre dérivée. De même, il y a deux natures d'ombre : la primaire et la dérivée. » Attardezvous maintenant sur la distinction des trois types d'ombre. Cette classification n'est autre que celle proposée quelques siècles plus tôt à Oxford : Vinci ——Sella • materia cheffa • lonbra • epari • al lume • lombra essimile a vna cholonna... Sella materia e magiore • chel lume • lonbra • sua • essimile • a vna • retrosa e chontraria piramide sanza alchuno • termine • Masse/la materia • e minore • chella • lucie • lombrafia simile a vna •piramide (ms. C, fol. 7 v.). Pecham — Umbrosum spericum luminoso minus umbram proicere pyramidalem • œquale columpnarem • maius curtam et euersampyramidem infinitam (Perspectiva, I, 24). Leonardo le dit peut-être sens dessus dessous, mais il le dit dans les mêmes termes que John Pecham. Autre emprunt : la métaphore de la pierre jetée dans l'eau qui fait des cercles concentriques, comme le fait une source lumineuse : Vinci — Si chome • la pietra • gittata • nellacqua • sifa • cietro • e chausa • di uari circhuli... Cosi ogni chorpo posto • infra laria • luminosa circularmete spargie • e empie le circhustanti •parti • dinfinite sue similitudine (ms. A, fol. 9 v.). Pecham — Sicut cum lapis proicitur in aquam generatur circuli diuersi... A quolibet puncto luminosi radius lucis digreditur uirtuose et quanto directius tanto fortius (Perspectiva, I, 6). Les traités de perspective d'Oxford ne sont pas les seuls à être cités par Vinci. Voyez par exemple le manuscrit SKMII de la Forster Library, qui date des années 1493-1495. Il contient un passage concernant la relation des grandeurs apparentes à la distance à la chose vue. Ce passage établit qu'entre des corps de même taille, le plus lointain apparaîtra nécessairement plus petit que celui qui est situé près de l'œil. Comparez, comme l'a fait Elkins (1988, 192), ce passage avec le théorème V d'Euclide. La similitude est frappante. Mais ne doit-on pas reconnaître qu'elle l'est encore davantage avec le traité de Bacon ?
Vinci — Infralle cose dequal grandeza quella chessara piu distante dallochio si dimossterra di minore figura (ms. SKMII, fol. 63 r.). Euclide — Æquales magnitudines inœqualiter expositœ inœquales apparent et maior semper ea quœ propius oculum adjacet ( Optica, sup. V). Bacon — Eadem res distansfacit paruum angulum in oculo quœfaceret magnum quando est propinqua (Opus majus, V, II, III, 3). Les illustrations choisies par Leonardo sont également sujettes aux emprunts. Dans le ms. A de l'Institut de France —qui date de 1492 —Leonardo met en scène une expérience perspective utilisant une tour et une canne (verga). Cette expérience apparaît déjà dans le petit traité De mathematica, où Leonbattista Alberti raisonne sur une tour et une flèche. La démonstration, inspirée du théorème de Thalès, est la suivante. Soit un homme, tenant à bout de bras une canne (ou une flèche) devant une tour. Si, dans cette position, la grandeur apparente de la canne est la même que celle de la tour, et si le bras rapproche la canne, alors celle-ci apparaîtra plus grande que la tour. Comparez ce que disent Vinci et Alberti :
Fig. 60
Vinci — Diciamo • che m • n • sia ia torre • Ecche e • f • sia f verga la quale tuttiri tanto innãzi • e indirieto che i sua • stremi si schontrino • cholli • stremi • della torre • di poi lapressa • alochio • in c • d • e vederai la similitudine dela torre aparire minore come vedi in • r • o • polapressa alochio e vederai la uerga avãzare fori dela similitudine • della torre da • s • a • et da t. b • epoi chõnossciere poche piu oltre le linie chõcorano al puto (ms. A , fol. 37 v.). Alberti — Dico che la parte del dardo • bc • entra tante uolte ne/la distantia • dc • cioe fra locchio uostro et il pie del dardo • quanto uolte tutta laltezza della torre entra fra locchio uostro et il pie della torre (Delle matematiche, 227).
T o u t e s ces références plus o u m o i n s directes à Alberti, P e c h a m et Bacon, m o n t r e n t que l'un des acteurs principaux de la perspective s'appuie i n t e n s é m e n t sur la littérature scientifique existante, m ê m e s'il ne m e n t i o n n e pas ses sources et leur préfère, selon son p r o p r e aveu, la « source de l'expérience ». A la fin d u Q u a t t r o c e n t o , la pensée médiévale n'est pas u n terrain en friche. L'analogie des termes savants, l'analogie de la syntaxe et des illustrations ne peut être à ce p o i n t fortuite. L e o n a r d o da Vinci raisonne per isperienza, certes, mais une fois sa pensée nourrie des idées et des d é m o n s t r a t i o n s de ses prédécesseurs. Cette analyse, qui vaut p o u r L e o n a r d o , vaut-elle p o u r la première génération des perspectivistes ? Rien n'est m o i n s sûr. Il se peut en effet que L e o n a r d o ait rationalisé t a r d i v e m e n t u n savoir élaboré sur d'autres bases. E n extrapolant les résultats o b t e n u s sur Vinci, vous risqueriez de projeter u n ordre de c o h é r e n c e étranger aux pratiques effectives des premiers perspectivistes. La d é m o n s t r a t i o n doit d o n c être reproduite p o u r ses aînés, à c o m m e n c e r p a r le traité de 1490 de Piero della Francesca.
2) Piero della Francesca Si L e o n a r d o da Vinci r e p r e n d les leçons de la perspective médiévale, il semblerait, à première vue, que Piero della Francesca tire s u r t o u t à la source euclidienne. Certes, Piero p o u r s u i t u n b u t plus pratique que théorique dans le De prospectiva pingendi : la majeure partie du traité est consacrée à l'exposé de constructions géométriques. Piero fait de multiples citations à Euclide — en c o n f o n d a n t par ailleurs Euclide d'Alexandrie, l'auteur des Éléments, et Euclide d'Athènes, l'opticien. O n trouve trois m e n t i o n s d u De visu, qui se p r é s e n t e n t toutes sous la forme sui-
vante : ... per la 10a de Euclide de aspectuum diversitate se prova (fol. 3 v., 6 r. et 6 v.). Les citations d'Euclide sont ensuite progressivement remplacées par les théorèmes que Piero vient de démontrer. Tant le nombre de citations explicites (7 aux Éléments, 3 à l' Optique, attribuée à tort au même auteur), que la précision des références, laissent entendre qu'Euclide est la référence centrale de Piero, ce qui correspond somme toute assez bien à la thèse d'une redécouverte des classiques à la Renaissance. Pourtant, plusieurs détails sont en discordance avec cette lecture. Il existe, en premier lieu, l'objection sérieuse de Field, selon laquelle « l'intérêt de Piero pour la science de la vision semble plus en rapport avec la Perspectiva communis de Pecham... » (1993, 73). Selon Field, Piero della Francesca aurait surtout utilisé l'optique médiévale. Peut-on corroborer ou infirmer cette opinion ? Analysez quelques passages.
Focalisez-vous sur le sens des rayons visuels, dont on sait pour Euclide, qu'ils sont émis par l'œil et se dirigent vers l'objet. Piero della Francesca parle explicitement delle linee che se partano da lestremita de la cosa e vanno a lochio : « Des lignes qui partent de l'extrémité de la chose vue et vont à l'oeil » (De prospectiva, fol. 1 r.). Quelques lignes plus loin, Piero confirme sa position : Sono le linee le quali sapresentano da lestremita de la cosa e terminano* nellochio infra le quali lochio le receve e discerne. Traduisez : « Ce sont les lignes, qui naissent à l'extrémité de l'objet et s'achèvent dans l'œil, parmi lesquelles [il y en a, que] l'œil reçoit et discerne » (fol. 1 r.). Il faut attendre le fol. 16 v., pour voir réapparaître la thèse euclidienne de l'extramission : Da la intersegatione de doi nervicini che se incrociano vene la virtu visiva al cintro de lumore cristallino . et da quello se partono* i raggi et stendonse derictamente devidendo la quarta parte del circulo de locchio. C'est-à-dire : « De l'intersection des deux nerfs croisés, la faculté visuelle vient au centre de l'humeur cristalline, et, de là, les rayons partent et s'étirent de façon rectiligne, en divisant le quart du cercle de l'œil » (De prospectiva, I, 30). Certes, il y a de l'Euclide dans cet extrait : c'est l'idée que les rayons viennent de l'œil et se propagent en ligne droite. Mais Euclide est loin d'être une source suffisante pour construire cet énoncé. En premier, la thèse selon laquelle le cristallin découpe le quart du globe oculaire est postérieure aux écrits de l'Athénien. C'est Damianus qui en exprime l'idée. En second, si le texte de Piero della Francesca s'écarte de la thèse euclidienne, c'est surtout parce que, tant la notion de « nerfs croisés », que celle d'« humeur cristalline », ne font pas partie du savoir géométrique. Elles appartiennent à la physiologie. Peut-on en trouver l'origine ? Il vous suffira de comparez le premier membre de l'extrait avec le texte d'Alhazen (Optica, II, 17), ou sa paraphrase par Witelo (Perspectiva, III, 4). On pourrait interpréter cet extrait comme résultant de la combinaison habile de trois passages d'Alhazen, d'Euclide et de Damianus : Piero — 1Da la intersegatione de doi nervicini che se incrociano vene la virtu visiva al cintro de lumore cristallino | 2et da quello se partono i raggi et stendonse derictamente | 3devidendo la quarta parte del circulo de locchio (De prospectiva, I, 30). Alhazen — Spiritus uisibilis... uenit ad duos neruos secundos opticos et implet ipsos et peruenit ad glacialem... (Optica, II, 17). Euclide — ... ab oculo uisus emissos in recta lineas ferri (Optica, sup. I). Damianus —... tetartemorion abscinditur pupillæ circulus (Optica, fol. 2 r.). Le sens est le même. Mais la forme ne coïncide pas exactement, et l'on peut se demander si Piero a vraiment consulté l'ensemble de ces sources. D'autres traités ne contiennent-ils pas ces idées ? Un « principe
d'économie » incite à rechercher une source unique. En l'occurrence, ne peut-on pas réécrire tout le passage de Piero, en le référant à Bacon ? Piero — 1Da la intersegatione de doi nervicini che se incrociano vene la virtu visiva al cintro de lumore cristallino | 2et da quello se partono i raggi et stendonse derictamente | 3devidendo la quarta parte del circulo de locchio (De prospectiva, I, 30). Bacon — 1Concurrunt duo nerui... qui post concursum diuiduntur et extenduntur ad oculos | 2Requiruntur ad uisum factum per lineas rectas | 3Portio anterioris glacialis est quarta sphæræ (Opus majus, V, V, 1-2 et VIII, 3). En définitive, ce passage peut n'avoir dérivé que de la seule plume de Roger Bacon. Vous vous attendiez à retrouver les Anciens, Euclide le premier ? Et bien non, la plus élémentaire de ses propositions ne tient que parce qu'elle recombine adroitement les connaissances optiques de l'Oxonien. Que vaut alors l'idée d'une référence à Euclide ? De nous induire en erreur... C'est pourquoi, sans doute, l'index du De prospectiva pingendi établi par Nicco Fasola (1984), ne mentionne — à côté des 12 entrées d'Euclide —qu'un seul renvoi à Witelo, aucun à Roger Bacon ou à John Pecham... Estimer l'ampleur des emprunts aux perspectivistes du passé ne peut en aucun cas se limiter aux citations explicites. Je vous abandonne à cette recherche patiente... Voyons plutôt dans quelle facture apparaissent les théorèmes fondamentaux de la perspective. Comme l'a observé Nicco Fasola : « Ce théorème et quelques autres sont euclidiens, mais présentés sur un mode personnel ; ils ne répètent pas la démonstration d'Euclide » (1984, 66 note). Or, il existe deux solutions canoniques pour interpréter cette distance : soit Piero a transformé de lui-même les théorèmes euclidiens ; soit il les a repris dans des versions déjà altérées. Compte tenu de ce qui vient d'être dit, il semble que la deuxième solution soit la plus vraisemblable. C'est aussi le cas du théorème établissant que toute chose est vue sous un angle donné : Piero — Omne quantita se rapresenta socto angolo nellochio (De prospectiva, I, 1). Pecham — Omne quod uidetur uederi sub angulo (Tractatus, VI, 84). Euclide — Sub maiori angulo spectata maiora apparent... (Optica, sup. IV). Ici même, Field (1993, 91) s'est laissé convaincre par le caractère euclidien de la proposition, qu'il reconnaît être « légèrement adaptée ». Mais il apparaît que l'altération de cette proposition n'est pas de Piero : elle suit en fait la forme même du Tractatus de perspectiva de John Pecham. De même, si vous examinez la syntaxe du quatrième théorème —qui établit une relation entre la grandeur apparente et la distance de la chose
vue —le traité d'Euclide vous semblera une référence plus lointaine que la perspective de Bacon. Piero lui emprunte sa facture, même s'il change occasionnellement l' « œil » en « point » : Piero — Se da un puncto se partissero linee a do base equali. la piu propinqua fara magiore angolo nel dicto puncto (De prospectiva, I, 4). Bacon — Eadem res distansfacit paruum angulum in oculo quœfaceret magnum quando estpropinqua* (Opus majus, V, II, III, 3). Euclide — Æquales magnitudines inœqualiter expositœ inœqualiter apparent et maior semper ea quœ propius oculum adjacet (Optica, sup. V). Comment expliquer de telles similitudes, sinon par une « acclimatation » des catégories de l'optique à la pratique artistique ? Sans aller aussi loin, peut-être m'accorderez-vous que la référence euclidienne n'est pas la source centrale de Piero, et que les citations explicites de l'Athénien ne suffisent pas à occulter les emprunts aux docteurs d'Oxford : Bacon et Pecham. C'est d'une façon comparable que Field (1986) concluait son étude sur le traitement des aberrations latérales, en faisant observer que la Perspectiva communis de John Pecham restait « le texte standard d'optique en usage à cette époque ». Mais cette pratique des emprunts tacites aux auteurs du Moyen Age est-elle une caractéristique de la fin du XV siècle, ou bien la retrouve-t-on déjà à l'œuvre chez Lorenzo Ghiberti ? 3) Lorenzo Ghiberti Il semble que Leonardo da Vinci et Piero della Francesca n'aient pas été les seuls à reprendre, et les termes, et la syntaxe, des démonstrations. Vous vous en rendrez compte en feuilletant attentivement le livre III des Commentarii que Lorenzo Ghiberti rédige vers 1445. L'immense avantage que présente Ghiberti pour nous, c'est de citer lui-même la plupart de ses sources. Les longues références, celles qui font au moins une page, sont au nombre d'une vingtaine. Et si l'on enlève les références classiques à Platon et à Aristote, on trouve par ordre décroissant : Alhazen, Bacon, Pecham, Vitruve, Avicenne, Averroès. Interprétez : au sein de cette collection de références, les textes médiévaux prévalent sur les références antiques, à la fois en quantité et en qualité. Mais est-on sûr de la primauté du savant perse sur ses interprètes d'Oxford ? C'est ce qu'il semble, si l'on suit les conclusions de Federici Vescovini (1965). Sa recension met en évidence de nombreux emprunts littéraux à Alhazen. Voyez-en un échantillon. Vous trouverez tout d'abord des passages qui s'inspirent du manuscrit d'Alhazen sans en reproduire la forme littérale exacte. C'est le
cas de l'extrait, où Ghiberti raisonne sur la douleur que ressent l'œil, lorsqu'il est éclairé par une lumière trop vive comme celle du soleil : Ghiberti — Noi trouamo el uiso quando a riguardato nella forte lucefortemente si dorra perche ara nocimento et ara pena... Similmente quando lo aspitiente a riguardato nel corpo del sole si dorraper laforte luce desso... (Commentarii, III, 51). Alhazen — Viamo el uedere che quando ara guatato ne le luxefortefortemente si dolera per quelle e ara nocumento . e quando lo aspitiente ara guatato nel corpo del sole... se dolera per la luxe de esso... (ms. Vaticano 4595, fol. 1 r.). Vous trouverez aussi dans le texte des Commentarii, des citations qui reproduisent la forme même du manuscrit d'Alhazen, et, si j'ose dire, « dans la forme et pour la forme ». Voyez ainsi l'extrait où Ghiberti fait la distinction entre deux types de connaissance visuelle : la vision ordinaire et la vision intuitive : Ghiberti — Et queste diuisione si diuide in due cose . delle quali luna e uisione assueta de uisibili assueti . Et questa parte sara per segni si comprendono per parua intuitione et per consideratione da/cuna intuitione... Ma la parte seconda e la quale sara per seconda et sara per fine di intuitione... (Commentarii, III, 131). Alhazen — E questa diuisione si diuide in due cose de le quale luna e uisione asueta di li uisibili asueti . E questa parte sera per signi i quali si comprendonoper poca intuitione e per consideratione de a/cune intentione... Ma la parte siconda e la quale sera per fine de intuitione... (ms. Vaticano 4595, fol. 57 r.). Mais, sur la base d'une analyse formelle, il ne faut pas toujours reconduire les propositions de Ghiberti à Alhazen. En effet, le traité d'Alhazen était connu à Oxford, et il se peut que Ghiberti se soit référé à l'un des perspectivistes oxoniens, plutôt que de citer directement le savant perse. Ce risque, toujours présent, de proposer des attributions plus anciennes que nécessaire, soulève une question : Peut-on évaluer l'importance relative de chacune des sources médiévales ? David Lindberg (1971) a montré que Witelo, Pecham et Bacon s'étaient nourris de l'Optica d'Alhazen, soit directement comme Bacon, soit en empruntant les uns aux autres, comme ce fut le cas de Witelo et de Pecham. Il suffirait d'étendre ce corpus au Quattrocento, pour révéler la continuité existant entre l'optique et la perspective. Voyez la question du traitement des lésions du cristallin. Ghiberti, en puisant aux sources médiévales, en reproduit l'argument : Ghiberti — Impero si altri in qualunque tunica o uero umore uenga offensione saluo alla glaciale . per midicina riceue la curatione et sanasi e restituisce il uedere . Et essa corrupta . si corrompe inrecuperabilmente il uedere (Commentarii, III, 102).
Pecham — Quoniam si alii cuicunque tunice uel humori lesio accidat salua glaciali per* medicinam recipit curationem et sanatur ac restituitur uisus . Ipsa uero corrupta corrumpitur uisus irrecuperabiliter* (Perspectiva communis, I, 36). Witelo — Et si alii cuicunque tunice uel humori accidat lesio saluo glaciali humore semper auxilio medicine recipit oculus curationem et sanatur ac restituitur uisus . Ipsa uero corrupta corrumpitur uisus totus sine spe restitutionis (Perspectiva, 87). Alhazen — Quoniam si contigerit humori glaciali lesio cum salute aliarum tunicarum destruitur uisio et si acciderit residuis tunicis corruptio remanente ipsarum diaphanitate cum salute glacialis non corrumpitur uisus (Optica, I, 16). La question importante est de savoir à qui Ghiberti emprunte sa formulation. Certainement pas à Alhazen. Certainement pas à Witelo, non plus, dont l'expression reste trop éloignée. La méthode des traceurs permet d'affirmer que Ghiberti traduit mot à mot la version de Pecham. Voyez aussi les termes qu'il emploie pour rendre compte de ce que les rayons émis par l'œil ne suffisent pas à la vision. Tout d'abord, ces rayons peuvent « retourner à l'œil ou non, et s'ils n'y retournent pas, la vision ne s'opère pas par eux ». Cette idée, vous en trouverez le modèle dans la Perspectiva communis de Pecham : Ghiberti — Qualunque raggi risplendenti e nascenti dallocchio sopra lo uisibile e impossible bastare alla uisione . la qualcosa si proua . impero che se i raggi si pongono a uscire dellocchio sopra alla cosa uisibile... o ueramente ritornano allocchio o no . se non ritornano non efatta la visione per quelli (Commentarii, III, 105). Pecham — Radios quoscunque ab oculo mit orientes super uisibile ad uisionem impossibile est sufficere . Quod si ponatur radii ab oculo exire super rem uisibilem... aut redeunt ad oculum aut non . Si non redeunt uisio per eos non fit (Perspectiva, I, 45). Autre emprunt, à peine remanié : supposons que les rayons reviennent à l'œil. Alors, bon nombre d'entre eux ne devraient-ils pas se perdre dans le milieu diaphane ? Ou encore, comment expliquer que les rayons émis par l'œil puissent s'étendre jusqu'aux étoiles ? Ghiberti — Piu largamente si ritornano colla forma della cosa uisibile allocchio . essa luce... o uero la forma uisibile sinfonde per la uirtu della luce in tucto il meço... Piu ampiamente . come alcune cose per la uirtu dellocchio si distenderanno infinito aile stelle ? (Commentarii, III, 105). Pecham — Amplius si redeunt cum forma rei uisibilis ad oculum frustra exeunt . quoniam lux ipsa uel forma uisibilis uirtute lucis in totum medium se diffundit... Amplius quomodo aliqua uirtus oculi usque ad sidera protendetur ? (Perspectiva, I, 45).
Le plagiat est encore plus flagrant dans le passage où Ghiberti établit que l'angle seul est insuffisant pour déduire la grandeur de la chose. Pourquoi ? Parce que vues sous un même angle, toutes les choses ont la même grandeur apparente, mais pas nécessairement la même taille réelle. Comparez la lettre et vous trouverez chez Ghiberti un simple décalque de la proposition de Pecham : Ghiberti — Il sentiente ara compreso la quantita della remotione de uisibili assueti per la comperatione degli angoli e uuoi dellangolo alla magnitudine della cosa visa ( III, 126). Pecham — Comprehensionem quantitatis ex comprehensione procederepyramidis radiose et basis comparatione ad quantitatem anguli et longitudinem distantie ( I, 74). De Pecham, Lorenzo ne connaît pas seulement la célèbre Perspectiva communis. Certains passages des Commentarii laissent entrevoir une autre origine. Étudiez l'anatomie de l'œil. Pourquoi avons-nous deux yeux ? Ghiberti répond, comme Pecham, pour embellir le visage et pour que l'homme ne soit pas privé de la vue au premier accident : Ghiberti — Ancora conuiene siano due occhi per benignita del Creatore accio che se luno sia offeso laltro rimanga Ancora sono due accio che laforma dellafacia sia piu graiiosa ( III, 74). Pecham — Et sunt duo [oculï] ex benignitate Creatoris* • ut si uni illorum accidat occasio • alter remaneat • et utforma faciei sit pulcrior ( V, 44). Quelle est la fonction des paupières ? Ghiberti, ici encore tire sa réponse du Tractatus deperspectiva de Pecham : les paupières évitent la fatigue causée par la lumière ; les cils tempèrent cette lumière en la filtrant : Ghiberti — Le palpebre sonofatte accio che lefacino locchio riposare • quando egli e l'occhio affaticato da una forte specie... I cigli sono posti a temperare la luce quando il uedere e aggrauato ( III, 74). Pecham — Oculo etiam superponatur palpebræ • ut conseruentfatigatum a lumine • Utilitas etiam ciliorum est ad temperandam* lucis fortitudinem ( tus, V, 45). Et pourquoi l'œil est-il sphérique ? Là encore, c'est John Pecham qui semble parler sous la plume de Ghiberti. Ce dont il ne se cache pas, d'ailleurs, car qui est cet « auteur de la perspective » sinon l'Oxonien ? Ghiberti — Sappi che tutto locchio ua alla forma sperica... pero che questa figura epiu semplice di tutte lefigure • e maggior di corpi supreme • cioe • si come dice lautore della prospettiva ( III, 66).
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Pecham — Sciendum igitur quod oculus totus rotundus... quiafigura circularis est simplicissima* et capacissimafigurarum ( V, 43). Nous avons vu les liens indiscutables entre les deux traités de perspective de Pecham et les Commentarii de Ghiberti. La chose ne vaut-elle que pour Pecham ? Non. C'est aussi le cas du théorème V d'Euclide, qui pourrait être à tort référé directement à une lecture de l'Athénien, alors que de toute évidence, il n'est connu de Ghiberti que dans une forme médiévale : Ghiberti — Loperatione naturale del uedere si termina per una piramide la cui puncta et estremita e nella cose chepatisce e la base e la superfitie della cosa chefa la spetie ( III, 83). Bacon — Considerandum ergo est quod actio naturalis completur* per pyramidem cuius conus est inpatiente* et basis est superficies agentis ( majus, V, VI, 1). Bartholomew — The lignes that comed from the thing that is yseen streight to yhe maked Pirame • ofthe whiche the poynt is in the blak ofthe yhe and the brode ende in the thing that is yseie ( rerum, XIX, 128). Witelo — Omniumformarum uisibilium distincta uisio fit secundum pyramidem cuius uertex est in centro oculi • basis uero in superficie rei uisæ ( III, 18). Il s'agit là du postulat repris par tous, énonçant que la vision s'opère au moyen d'une pyramide de rayons qui va de la chose vue (base) à l'œil (sommet de la pyramide). Witelo et Bartholomew of England adoptent ce canevas, mais ne font aucune référence à la différence essentielle entre agens et patiens*. Le texte de Ghiberti correspond donc mieux à la facture de Bacon, ne serait-ce que par la retranscription du mot completur* qui n'apparaît nulle part ailleurs. Je cite les grands théorèmes de l'optique, mais je pourrais tout aussi bien attirer l'attention sur un parallélisme strict entre propositions mineures. Voyez Ghiberti et Bacon, sur un passage relatif aux controverses existantes, à savoir que, sur la question de l'intromission des rayons visuels, bien des philosophes s'en sont pris à l'opinion d'Aristote et d'Averroès. Voyez les passages correspondant. Il s'agit d'une copie littérale : Ghiberti — Ma la moltitudine dephylosophi uuole in questa parte impacciare et negare questo decto et dichono che la spetie della chosa a il suo essere spirituale nel meço et nel senso impongono questo A ristotile et Averqys nel libro dellanima ( mentarii, III, 88). Bacon — Et multitudo philosophantium uult in hac parte illud impedire et dicunt quod species habent esse spirituale in medio et in sensu et imponunt hocAristomajus, V, VI, 3). teles et Averroes in libro de anima (
Ici, pas de parallélisme vague : il s'agit d'un plagiat. Un examen minutieux des Commentarii pourrait en révéler d'autres. J'en donne un échantillon, qui débat de la forme adéquate à la réception des images du visible : seuls les rayons convergents parviennent à l'œil, à l'exclusion des rayons parallèles, comme le montre le texte copié sur l' Opus majus de Bacon : Ghiberti — Ma tra tutte le figure la spera e data al mouimento • Ancora conuiene chegli ochifossino tondi et leparti suepero che se lochiofosse difigura piana la spetie della cosa maggiore che non e lochio nonpotrebbe pendere perpendicolarmente e dirictamente sopra di lui • pero che le linee perpendicolari sopra il piano a diuersi e ciascuni punti ( III, 75). Bacon — Sed omniumfigurarum sphœra est maxime apta motui • Atque oportuit oculos esse rotundos et partes eius similiter nam si esset planæ figura species rei majoris oculo nonposset cadereperpendiculariter super eum • quia linea perpendiculares super planum tendunt ad puncta diuersa ( majus, V, IV, 3). Ailleurs, la source est tout aussi manifeste. Examinez par exemple le vocabulaire technique et la syntaxe du passage relatant le cheminement de la virtu visiva à travers les tissus nerveux : Ghiberti — Et questo e un neruo commune nella superfitie del ceruello • doue concorrono due nerui che uengono da dueparti del ceruello dinanzi i quali dopo il corso si diuidono et distendono infino agli occhi • Et quiui e la uirtu uisiua come nelfonte • Et perche questa uirtufontale eprima et una alla quale le uirtu degli occhi sono continuate per il meço dei nerui optici per questa ragione una cosapuo parere una • quando eper questa cagione... ( III, 81). Bacon — Et hoc est neruus communis in superficie cerebri • ubi concurrunt duo nerui uenientes a duabus partibus anterioris cerebri • qui post concursum diuiduntur et extenduntur ad oculos • Ibi igitur est uirtus uisiua ut infonte et quia tunc uirtus fontalis est una ad quam continuantur uirtutes oculorumper medium neruorum opticorum ideo potest una res apparere una quantum est ex hac causa... ( majus, V, I, V, 2). La version de Bacon altérant sensiblement le discours d'Alhazen relatif au cheminement de la faculté visuelle, vous conclurez sans ambiguïté que c'est bien le traité d'Oxford qui sert de modèle à Ghiberti. Cherchezvous une preuve plus irréfutable encore des emprunts à Bacon ? La voici : c'est celle qui concerne la « multiplication des espèces » : Ghiberti — Locchio non giudica o el giudica maleper le linee che siano solo et non perpendicolari per la deboleça della spetie uegnente... Ma assai e decto di sopra dellaperpendicolarita et de/le linee et delle spetie etperche elleno si richiegono alla bonta
della operatione • et questo si disse nel tractato della moltiplicatione delle spetie (Commentarii, III, 84). Bacon — Nam oculus aut nonjudicat aut male per solas lineas non perpendiculares propter debilitatem speciei uenientis per illas... De perpendicularitate uero linearum et specierum quare exigantur ad bonitatem actionis satis habitum est in superioribus de multitudine specierum (Opus majus, V, I, VI, 1). Lorenzo cite-t-il directement le De multiplicatione specierum ? Non, il fait une citation de citation, en copiant un passage où Bacon fait référence à lui-même. Concluez : il convient de ne pas rapporter systématiquement les Commentarii à l'optique d'Alhazen, comme l'a fait Federici Vescovini (1965), en suivant les seuls renvois explicites. Comme nous venons de le voir, Lorenzo est davantage tributaire des traités de perspective conçus à Oxford. « Tributaire » signifie ceci : feuilletez à toute vitesse les Commentarii, et vingt pages plus loin, vous serez toujours en compagnie de Bacon. Lorenzo traduit page à page, paraphrase parfois, mais ne s'écarte jamais du canevas adopté par l'Oxonien. S'estompe donc toute difficulté à reconnaître l'origine prépondérante des Commentarii : Lorenzo connaît les grands manuscrits de l'optique d'Oxford : ceux de Bacon et de Pecham, qui se détachent sur l'arrière-fond de l'optique d'Alhazen, connue dans sa version italienne. Vous noterez au passage l'absence de référence au perspectiviste bien connu en Italie : Witelo. Le manuscrit des Commentarii de Ghiberti (1445) est postérieur de dix ans à celui d'Alberti. Là encore, il serait dangereux d'extrapoler la thèse de la diffusion sur les pratiques des premiers promoteurs de la perspective picturale.
4) Leonbattista Alberti C'est dans son De pictura que Leonbattista Alberti expose les principes de la perspective linéaire. La date du manuscrit est connue par une note en marge de son Brutus de Cicéron : Die Veneris ora XXe e tre quarti quœ fuit dies augusti 1435 compleui opus de pictura Florentiæ, soit : « Ce jour, vendredi d'août 1435, à 3 heures moins le quart, j'ai achevé le traité sur la peinture à Florence. » L'ouvrage eut tant de succès qu'Alberti en publia une version italienne l'année suivante, ce dont atteste l'explicit du Magliabecchiano où l'on peut lire : Finis laus Deo die diciassettesimo mensi iulii MCCCC36. Soit : « Fini, grâce à Dieu, ce dix-septième jour du mois
de juillet 1436. » Vous observerez chez Alberti une attitude bien différente de celle de Ghiberti vis-à-vis de la culture scientifique. Leonbattista ne fait pas directement référence aux traités de perspective du Moyen Age. Il parle de son propre point de vue, sans se livrer à une discussion approfondie des thèses du passé. Voilà qui le distingue nettement. Alberti ne connaît-il pas cette culture médiévale ? Aurait-il redécouvert la perspective en se livrant à une authentique reconstruction ? Si l'on considère le lexique comme un traceur de la transmission, vous verrez alors surgir dans le traité d'Alberti des termes pour le moins étranges : uisum per piramidem radiosamfieri. Soit : « La vision se fait par une pyramide de rayons » (De pictura, I, 14), qui n'est autre que la terminologie des docteurs du Moyen Age... Cette conclusion ne tient pas non plus, car certaines allusions du De pictura montrent qu'il a conscience des débats scientifiques. Leonbattista, au tout début du traité, ne répond pas à la question de l'extramission ou de l'intromission des rayons visuels. Mais il n'ignore pas le problème : il écarte simplement l'épineuse question des Mathematici, en disant qu'aucun savant n'a apporté de réponse convaincante à ce problème. C'est pourquoi, ajoute-t-il, il ne convient pas d'en débattre. Or, cette idée qui passerait aisément pour une opinion personnelle, se réfère clairement au texte de Bacon : Alberti — Non fu apresso de gli antichi Piccola disputa se questi raggi usciano da gli occhi • o dalla superficie (Della pittura, I, 4). Bacon — Sed an species hœc seu uirtu uisiua seu radii uisualesfiant ab oculo usque ad rem uisam dubiumfuit semper apud sapientes (Opus majus, V, VII, 2). Alberti rejette-t-il les discussions médiévales, ou bien s'en inspire-t-il plus largement qu'il ne veut l'admettre ? Fouillez le traité de Bacon, vous verrez apparaître une similitude relative à la classification des rayons de la pyramide, que l'on peut appeler extérieurs, médians et central (dans l'axe de la pyramide visuelle). Voyez les qualités prêtées au rayon dit « central » : Alberti — Eccifra i razzi uisiui uno detto centrico • Questo quando giugnie alla superficiefa di qua et di qua torno ad se gli angoli retti et equali... Questo uno razzo fra tutti gli altri galliardissimo et uiuacissimo (De/la pittura, fol. 121 v.). Bacon — Tamen unus solus estperpendicularis in unapyramide... Et ideo est perpendicularis super corpus et axis pyramidis et ideofodior* etplus habet de uirtute (Opus majus, IV, III, 3). Même si la forme diffère quelque peu, le contenu des propositions est identique : « Le rayon central est plus fort » (fortior*, galliardissimo).
Fig. 61
D'où Alberti tire-t-il les trois types de rayons sinon du schéma qui accompagne le texte de l'Opus majus ? Voyez la figure. Soit une sphère de centre a. Les rayons extérieurs sont bc et bd ; les rayons médians, bf et bg ; le seul rayon perpendiculaire à la base de la pyramide est le rayon central be. La proximité du texte albertien au traité de Bacon montre qu'il y a eu emprunt, quoi qu'en dise Alberti. Et c'est d'ailleurs une technique constante de sa part, que d'oblitérer toute relation au passé. Ainsi, dans Della pittura (I, fol. 4 b) il dit : Voglio dunque che le mie cose siano interpretate non come scritte da pure mathematico ma come da Pittor solo : « je veux donc que mes choses soient interprétées, non pas comme des écrits de mathématicien, mais comme des écrits de peintre. » Dans le De re œdificatoria (III, 14 ; V, 1 et VI, 7), il répète : Stabilii di non par/are come matematico • sibbene come artista. C'est-à-dire : « Je me suis engagé à ne pas parler comme mathématicien, mais seulement comme artiste. » Alberti laisse des questions dans l'ombre et cite peut-être le moins possible, mais il n'est pas jusqu'à son vocabulaire qui ne trahisse ses sources. Comparez le Della pittura et l'Optica d'Euclide, suppositio V. Vous y trouverez le même énoncé établissant que les choses apparaissent d'autant plus petites que l'angle qui les sous-tend est aigu. Leonbattista Alberti s'abreuve-t-il alors à la source antique ? C'est ce qu'ont soutenu divers chercheurs. Edgerton (1966) suppose ainsi que le principe de l'intersection aurait été, chez lui, induit par une connaissance du théorème X d'Euclide. Et lorsque Francastel cherche à caractériser l'étape franchie par Alberti au milieu du XV siècle, il prétend qu'elle résulte de « l'adoption du système de représentation "vraie" des choses par le moyen de la perspective linéaire, fondée sur une connaissance réfléchie des lois d'Euclide... » (1977, 37). Mais ce n'est pas là une réponse convaincante. Il existe à la fois trop de distorsions par rapport à l'Optica, et trop de similitudes avec le savoir médiéval, pour que l'on puisse supposer une renaissance euclidienne dans la perspective linéaire d'Alberti. Les hypothèses d'Euclide sont reprises par Bacon :
Alberti — Sono qui regole quando al occhio langolo sara acuto tanto la ueduta quantita parra minore (Della pittura, fol. 121 v.). Bacon — Unde in principio illius libri supponitur quod uisa sub maiori angulo apparent maiora . et sub minori minora • et sub œqualibus angulis uisa apparere aqualia (Opus majus, V, III, 5). Euclide — Sub maiori angulo spectata maiora apparent • sub minori angulo minora uidentur • œqualia uero uidentur quœ œqualibus angulis spectantur (Optica, sup. III-V). La question qui se pose est de savoir si Alberti a tiré à la source euclidienne, ou s'il connaît Euclide seulement au travers des leçons médiévales. Il semble possible de confirmer le rôle des sources du Moyen Age, en examinant la version albertienne des postulats de l'optique. Celui, notamment, qui pose les termes géométriques relatifs à la chose vue, aux rayons et à l'œil. Ouvrez le Della pittura avec les traités d'Euclide, d'Alhazen, de Witelo et de Pecham : Alberti — Onde si suole dire che al uedere si fa triangolo • la basa del quale sia la ueduta quantita | e i lati sono questi radii i quali da i punti della quantita si extendono*fino al occhio (Della pittura, fol. 121 v.). Pecham — Dicunt communiter loquentes quia omne quod videtur subforma triangulari*... cuius basis est res visa | [et latera sunt] lineas radiosas recte super oculum orientes (Perspectiva, I, 50 et 28). Witelo — Omniumformarum uisibilium distincta uisiofit secundum pyramidem cuius uertex est in centro oculi • basis uero in superficie rei uisæ (Perspectiva, III, 18). Alhazen — Visiofit per pyramidem • cuius uertex est in uisu • basis in uisibili (Optica, I, 19). Euclide — Supponatur... sub uisibusfiguram comprehensam esse conum uerticem habentem ad oculum basim uero ad fines rerum uisarum (Optica, sup. II). Voyez combien Alberti s'éloigne du 2 théorème d'Euclide : « La figure déterminée par les rayons visuels est un cône ayant son sommet dans l'œil et sa base dans la surface des objets visibles. » Alberti ne parle pas de « cône » mais de triangolo*. Quant à Alhazen et à Witelo, ils parlent de « pyramide ». Pecham est le seul à raisonner sur le profil triangulaire de la pyramide. De plus, alors qu'en théorie, Alberti refuse de se prononcer sur la thèse de l'extramission, il parle des rayons che si extendono* fino al occhio. Et de le redire : I razzi uisivi... quali portino la forma delle cose uedute al senso : « Les rayons visuels... qui transportent la forme des choses vues jusqu'au sens. » Et de le répéter encore : Altri razzi da tutto il dosso della
superficie esconofino al occhio : « Les autres rayons, de tout le dos de la surface, jaillissent jusqu'à l'œil» (Della pittura, fol. 121 r.). Euclide pour sa part a toujours soutenu la thèse contraire de l'extramission. Pourquoi Leonbattista reprend-il une thèse qu'il déclare ne pas vouloir reprendre, et contraire de surcroît à l'opinion d'Euclide ? Voilà ce qu'on pourrait nommer un cas d' « inertie cognitive ». Si Alberti parle le langage de l'intromission, c'est simplement parce qu'il a utilisé en priorité les sources médiévales. C'est Pecham qui revit en Alberti, et non Euclide. Autre exemple, tiré du traité Della prospettiva : Alberti — Il uedere d'una donna per una passione menstruosa •piu uolte turba il specchio e il macula • e questa macula e inseparabile (Della prospettiva, IV). Pecham — Supposito igitur... quod [oculus] emittendo proprium ostenditur... per menstruatam speculum inficientem uisu (Tractatus, IV). Les femmes indisposées et la surface réfléchissante des miroirs ne font bon ménage, ni au Moyen Age, ni à la Renaissance. L'emprunt à Pecham est flagrant. Reprenez maintenant l'expérience de la canne et de la tour. Leonardo la tenait d'Alberti, je vous l'ai dit, mais Alberti lui-même ne l'a pas inventée. Comparez cette illustration avec celle du traité de John Pecham. L'Oxonien expose une expérience similaire : Alberti — Dico che la parte del dardo • bc • entra tante uolte nella distantia • dc • cioèfra locchio uostro et il pie del dardo • quanto uolte tutta laltezza della torre entra fra locchio uostro et il pie della torre (Delle mathematiche, 225). Pecham — Quoniam si monoculus aspiciat aliquem parietem magnum et quantitatem eius certificet deinde oculo suo manum anteponat • ipsa manus uidebitur sub eodem angulo uel sub maiori quam paries uisus est (Perspectiva, I, 74). Quelle est la distance entre ces exemples ? Un dardo à la place de la mano ? Une torre à la place du muro ? Certes, il existe un décalage sensible dans le lexique, mais la construction géométrique est la même, et le raisonnement parfaitement identique. 5) Giotto di Bondone Il resterait, bien sûr, à discuter les sources présumées de l'expérience de Brunelleschi. Mais de lui, il ne reste rien qui puisse servir à une analyse non conjecturale. Ses nombreuses références possibles ont été exposées par différents auteurs, mais il s'agit d'hypothèses invérifiables sur lesquelles on ne peut aucunement se fonder. (On se référera indicativement à l'article de Parronchi (1958) sur les tavolette de Brunelleschi.)
En revanche, bien qu'elle date d'un temps plus ancien, l'expérience de Giotto peut appeler un commentaire. Au chapitre précédent, j'ai proposé de dater l'expérience publique de Giotto et de Dante aux années 1290-1295. Faire de Dante un « conseiller scientifique» de Giotto peut surprendre à première vue mais n'est pas totalement dénué de sens, une fois prise la mesure de ses connaissances en optique, en particulier à partir du Convivio, rédigé en 1304-1307. Faute de documents utilisables, je postulerai ici, qu'en vertu du lien effectif entre Giotto et Dante, les connaissances du premier équivalent à celles du second. Reconnaître les sources de Giotto revient alors à identifier des traceurs dans le texte dantesque. Tel sera le canevas de la démonstration. Dante Alighieri tient un discours qui ressemble à s'y méprendre à celui des docteurs sur les questions du sens des rayons ou de la propagation de la lumière. Mais voyons tout d'abord un passage où Dante paraphrase les écrits d'Oxford. Ainsi, de l'extrait où il présente la classification des « sensibles communs » : Dante — Doue e da sapere che propriamente e uisibile lo colore e la luce si come Aristotile uuole... si come e la figura1 la grandeza2 lo numero3 lo mouimento3 e lo stare fermo5 che sensibili si chiamano · le quali sonpiu sensi comprendiamo · Ma lo colore e la luce sono propriamente perchè solo col uiso comprendiamo cio e non con altro senso (Convivio, III, IX, 6). Bacon — Solum enim lux et color nata sunt immutare uisum per se... Alia autem
s u n t sensibilia
communia
ut Aristoteles
dicit q u æ
s u n t magnitudo2 figura1
n u m e r u s 3 m o t u s 4 quiel5... [ L u x e t color] s u n t sensibilia p e r se s i c u t p r o p r i a · p r o p t e r q u o d u i d e r e t u r q u o d speciem agerent et i m m u t a r e n t p l u r e s sensus · sicut sensibile p r o p r i u m i m m u t a t u n u m sensum
( D e multiplicatione specierum, I, 2).
Q u a r e et c o m m u n i a m a g i s p e r h u n c s e n t i u n t u r · D i c o a u t e m com-
Aristote —
m u n i a m a g n i t u d i n e m m o t u m q u i e t e m f i g u r a m n u m e r u m ( D e sensu et sensato, I, 2). T h o m a s
—
E t
dicuntur sensibilia c o m m u n i a q u æ non
cognoscuntur a b uno
sensu t a n t u m · sicut sensibilia p r o p r i a · sed a multis sensibus sicut magnitudo f i g u r a quies m o t u s et n u m e r u s ( D e sensu et sensato, I I , 2 8 ) .
Ici, oublie
nous la
s o m m e s
formule
loin
m ê m e
de
de
l'exposé
« sensibles
canonique
c o m m u n s
d'Aristote :
», e n
mettant
D a n t e en
évi-
d e n c e c e q u i l e s d i s t i n g u e d e l a « l u m i è r e » e t d e l a « c o u l e u r ». C ' e s t s e u l e m e n t sibles
d a n s le traité d e B a c o n , q u e l ' o n t r o u v e u n e telle a p p r o c h e d e s s e n c o m m u n s .
Par
a i l l e u r s , il s u f f i t d e
comparer
l'ordre
d'énonciation
d e s sensibles d a n s c h a c u n des traités, p o u r c o n f i r m e r l'origine o x o n i e n n e du
Convivio : D a n t e - B a c o n =
tations ; Dante-Aristote =
5
1 permutation ; D a n t e - T h o m a s permutations.
Cependant,
= 4
permu-
le T e r t i a i r e
fran-
ciscain p r e n d parfois u n p e u de distance. E t c'est alors essentiellement le vocabulaire qui garde la m a r q u e des sources : D a n t e — D i questa pupilla lo spirito uisiuo · che si continua da essa a la parte del cerebro dinanzi · dou'e la sensibile uertude si come in principio fontale subitamente la ripresenta · e cosi uedemo (Convivio, III, IX, 6). B a c o n — Ibi igitur est uirtus uisiua · ut infonte · et quia tunc uirtus fontalis* est una · ad quam continuantur* uirtutes oculorum per medium neruorum opticorum · ideo potest una res apparere una · quantum est ex hac causa (Opus majus, V, I, V, 2). T h o m a s — E t sic principium uisionis est interiusj u x t a cerebrum · ubi conjunguntur duo nerui ex oculi procedentes (De sensu et sensato, V, 64). Il n'y a pas de raison de suivre l'éditeur du Convivio qui veut à t o u t prix reconnaître l'influence de saint T h o m a s : D a n t e s'écarte à la fois de l'esprit et de la lettre d u De sensu et sensato. Les traceurs linguistiques principio fontale et si continua n'apparaissent que dans le traité de B a c o n (uirtus fontalis*, continuatur*). B a c o n est-il alors la seule source optique de D a n t e ? N o n . Le Florentin utilise d'autres références. Voyez le passage o ù il c o m pare la vision naturelle à la vision réfléchie, et définit ce qu'est u n miroir : D a n t e — E ne la pupilla de l'occhio... [il senso] si compie perche quell'acqua e terminata quasi come specchio che e uetro terminato con piombo (Convivio, III, IX, 6). P e c h a m — Specula consueta uitrea sunt plumbo subducta (Perspectiva, II, 7). Olivi — Omnis aspectus ad objectum directus terminatur* necessario in aliquo · non enim potest aspicere nihil nec terminari in nihilo (Quæstiones in II Sent., 74). Auriol — Si imago illa esset species impressa in speculo · non penetraret in profundum per calibem uel plumbum · a quibus vitrum terminatur* (Scriptum in I Sent., III, 14). D a n t e s'écarte ici sensiblement d u texte de P e c h a m , et encore plus du traité de Witelo définissant les miroirs c o m m e « tous corps polis artificiellement o u naturellement ». Mais le traceur terminatur* apparaît chez Pietro G i o v a n n i Olivi —le gardien d u c o u v e n t de Santa Croce —et Pierre Auriol, entre lesquels o n ne p e u t pas trancher, puisque l'un applique ce terme à la vision directe, l'autre à la définition d u miroir. D a n t e a pu connaître les deux traités. Si l'on ajoute à cela, que D a n t e m e n t i o n n e en d'autres endroits la loi de la réflexion (Purgatorio, X V , 16-21), o n admettra que le p o è t e florentin a p u c o n t r i b u e r utilement à l'expérience de Giotto. Voyez le vocabulaire, qui est le vocabulaire technique de l'optique : D a n t e ne parle pas d'air mais de « milieu diaphane ». E n outre, il p r e n d soin de distinguer les images c o m m e formes intentionnelles, des objets réels :
D a n t e — Queste cose uisibili... uengono dentro a l'occhio · non dico le cose · ma le forme loro · p e r lo mezzo diafano · non realmente ma intenifonalmente (Convivio, III, 9). Olivi — A quolibet objecto sensibili gignuntur duo genera specierum · una scilicet habens esse naturale et sensibile et alia habens solum esse intentionale et spirituale (Quæstiones in I I Sent., 73). T h o m a s — Lumen in medio habet esse intentionale quia causat sensationem · sed non solum habet esse reale et naturale (Metheora, III, 6). T h o m a s pratique sans doute la m ê m e distinction entre « être réel » et « être intentionnel », mais les images visuelles n'y s o n t pas aussi clairem e n t référées que dans le texte de Pietro G i o v a n n i Olivi. Il n'est d o n c pas besoin de chercher l'origine de cette distinction très loin : o n la trouve au studium florentin de Santa Croce. D a n t e Alighieri consacre aussi un passage à discuter la thèse de l'extramission et de l'intromission des rayons visuels : D a n t e — Veramente Plato e altri filosofi dissero ch'el nostro uedere non era perche lo uisibile uenisse a l'occhio · ma perche la uirtu uisiua andaua fuori al uisibile · e questa oppinione e riprouata per falsa... (Convivio, III, IX, 11). Olivi — Quidam uero Platonici seu Academici dixerunt* potentiam uisiuam cum quibusdam radiis corporalibus realiter emitti usque ad res uisas ibique recipere corporalem speciem ab objecto... Prædicta autem opinio* Platonicorum est conflata ex impossibilibus (Quæstiones in I I Sententiarum, 73). T h o m a s — Alia opinio est Platonis qui posuit quod lumen egrediens ab oculo non procedit usque ad rem (De sensu et sensato, I, IV, 56). D e toute évidence, l'éditeur d u Convivio a référé ce passage à T h o mas sans le c o m p a r e r aux autres sources possibles. Ce s o n t les idées de Giovanni Olivi qui transparaissent dans le traité de D a n t e . N o u s examin e r o n s au chapitre 7, les possibilités de contact direct entre Giotto, D a n t e et le gardien d u c o u v e n t de Santa Croce. Mais o n p e u t déjà affirm e r que la perspective ne fut pas dans les milieux franciscains d'Italie, u n e « vulgate » o u u n e simple redite des thèses d ' O x f o r d . La pensée est brillante et critique. E n dépit de quelques lacunes, vous tirerez une conclusion générale de G i o t t o à Vinci. Il est u n fait paradoxal, en effet — que l'on n'attend guère de la part des h o m m e s de la Renaissance censés r e n o u e r avec la culture de l'Antiquité — c'est qu'au fur et à mesure q u ' o n r e m o n t e le temps vers la date p r é s u m é e de l' « invention », les sources médiévales ne se tarissent pas. A u contraire, elles se r e n f o r c e n t au détriment des sources
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antiques, qui n ' o n t été p r o b a b l e m e n t c o n n u e s et assimilées qu'à la fin du XV siècle. J e l'ai m o n t r é de Vinci à Alberti. Revenez m a i n t e n a n t à u n portrait global des e m p r u n t s mis au jour :
Fig. 62
Un simple coup d'œil sur la figure 62 montre que toute tentative pour faire passer le fil du rasoir entre Moyen Age et Renaissance (disons dans la période 1300-1400) est absolument vaine: la perspective du Quattrocento dépend trop des emprunts à l'optique du XIII siècle, pour en être dissociée. Il est également utile d'identifier précisément les passages d'optique qui ont été les plus cités par les perspectivistes italiens. On obtient le tableau synoptique suivant : Perspectiviste / « traceur »
Attributions proposées
et contestées
(Giotto / Dante) 1. Réseau perspectif en plafond
Bacon, Opus majus, IV
Alhazen, Witelo, Pecham — Thomas Aristote, Thomas Thomas Thomas Witelo, Pecham
2. 3. 4. 5. 6. 7.
Vision binoculaire cheminement de la virtu visiva « Sensibles communs » Opinion de Platon Images intentionnelles Définition du miroir
Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Bacon, De mult. specierum, I Olivi, Quæstiones II Sent. Olivi, Quæstiones II Sent. Olivi et Auriol, I et II Sent.
(Filippo Brunelleschi) 1. Dimensions du buco 2. Propriétés du miroir 3. Système optique de la tavoletta Leonbattista Alberti 1. Propriété du rayon central 2. Relation angle-grandeur 3. Extramission, intromission 4. Expérience de la tour 5. Corruption des miroirs 6. Pyramide visuelle Lorenzo Ghiberti 1. Deux modes de vision 2. Douleur du soleil 3. De multiplicatione specierum 4. Cheminement de la virtu visiva 5. Réception des images 6. Opinion des philosophes 7. Pyramide visuelle 8. Vingt sensibilia 9. 10. 11. 12. 13. 14.
Pourquoi deux yeux ? Fonction des paupières Forme sphérique de l'œil Connaissance des grandeurs Critique de l'extramission Lésion du cristallin
Piero della Francesca 1. Relation angle-distance 2. Thèse de l'extramission 3. Relation distance-grandeur Leonardo da Vinci 1. Relation distance-grandeur 2. Classification des ombres 3. Ondes concentriques 4. Différence ombre/obscurité 5. Diffusion sphérique 6. Douleur causée par la lumière 7. Effets et causes 8. Expérience de la tour
Bacon, Opus majus, IV ? Pecham, Perspectiva, II ? Pecham, Perspectiva I ? Bacon, Opus majus, IV Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Pecham, Perspectiva, I Pecham, Tractatus, IV Pecham, Perspectiva, I Alhazen, Optica, II Alhazen, Optica, I Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V Pecham, Tractatus, V Pecham, Tractatus, V Pecham, Tractatus, V Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I
Pelacani Witelo —
Euclide Euclide — Euclide, Alhazen, Witelo
—
Alhazen, Witelo, Bartholomew Alhazen, Witelo, Pecham
— — —
Bacon, Opus majus, V Bacon, Opus majus, V
Euclide Euclide, Alhazen, Witelo
Pecham, Tractatus, VI
Euclide
Bacon, Opus majus, V Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, I Pecham, Perspectiva, introd. Alberti, Delle matematiche
Euclide — — — — — —
Ces emprunts représentent au total 41 références, dont 35 aux seuls Oxoniens (18 à Pecham ; 17 à Bacon). Après cette analyse, il apparaîtra sans doute plus difficile de souscrire à l'opinion de Wittkower : « Alberti se réfère directement à Euclide » (1990, 57), ou bien à celle de Gioseffi : « C'est de Ptolémée... que Brunelleschi tire les prémisses théoriques et pratiques de son expérience fondamentale» (1957, 81). Si mon application de la méthode des traceurs aux similitudes entre les traités est correcte, ces opinions ne vaudraient finalement que pour sauver l'illusion d'une redécouverte de l'Antiquité à la Renaissance. D'autre part, parmi toutes les sources de l'optique, certaines ont joui d'une plus grande diffusion. L'analyse est ici en accord avec la recherche des manuscrits. Lindberg (1970, 29) a pu identifier à travers toute l'Europe, 62 mss. de la Perspectiva communis de Pecham, contre 18 mss. de l'Optica d'Alhazen et 1 19 mss. du traité de Witelo. Ce rapport de 3 contre 1, corrobore l'hypothèse du rôle joué par le traité de Pecham (et de Bacon). Les sources les plus utilisées à la Renaissance sont les sources les plus proches : celles de l'optique du XIIIe siècle.
LES « FALSIFICAZIONI »
Que reste-t-il de la perspective renaissante, lorsqu'on l'a dépouillée de tous ses habits médiévaux ? Peu de choses, à la vérité, puisque les deux perspectives suivent le même chemin. Mais l'esprit répugne tant à considérer une telle continuité, que plus les fils du Moyen Age et de la Renaissance se nouent, plus de nouveaux foyers de résistance à cette hypothèse apparaissent. La première résistance pourrait être animée par l'argument suivant : si les théoriciens de la Renaissance ne citent pas leurs sources, c'est qu'il n'était pas d'usage dans les traités de cette période et des époques antérieures de citer avec précision les emprunts que l'on faisait à tel ou tel auteur. Selon cette thèse, les correspondances que vous venez de voir ne devraient pas être interprétées comme des emprunts dissimulés, mais comme des citations régulières selon les normes d'écriture scientifique de l'époque. Si l'on veut prouver la dissimulation effective des sources, il faudra donc commencer par établir que certains auteurs citaient leurs sources avec une plus grande précision. Voyez Pecham. Ouvrez son Trac-
tatus de perspectiva, écrit vers 1269-1275. Dans ce petit texte, Alhazen n'est cité pas moins de 29 fois, saint Augustin 15 fois, Aristote 12 fois, Euclide 6 fois. Vous avez là, probablement, un docteur attentif à ses prédécesseurs. Mais ces références pourraient encore n'être que des mentions approximatives. Or, contrairement à toute attente, les citations de Pecham sont extrêmement précises. Voyez le détail. Cinq formes régulières de citation apparaissent : 1 / La première consiste à donner l'auteur ou le titre. Non per spirationem constat quia dicit Philosophus quod lux nec est corpus nec estfluxus... Entendez : « Il est certain que [la radiation lumineuse ne se propage] pas par un souffle, parce que le Philosophe [Aristote] dit que la lumière n'est ni un corps, ni un fluide... » (Tractatus, II, 63). De même, lorsque Pecham parle d'Alhazen, il dit : Dici potest quod auctor Perspectivœ intendit de radio quantum ad aliquam operationem... Soit : « On peut dire que l'auteur de la Perspectiva prête attention au rayon, autant qu'à quelque autre opération... » (Tractatus, II, 156). 2 / La seconde forme de citation mentionne l'auteur et le titre. Præterea secundum Aristotelem conservat interiores humores ne congelentur vel coagulentur per infrigidationem ut patet De sensu et sensato. Soit : « En outre, selon Aristote, [l'œil] ne garde pas les humeurs internes congelées, c'est-à-dire coagulées par réfrigération, comme il est dit dans De sensu et sensato » (Tractatus, V, 13). 3 / La troisième forme rajoute à l'auteur et au titre, la division de premier ordre (livre). Les tout premiers mots du Tractatus sont : Dicit Augustinus I De libero arbitrio quod docti... C'est-à-dire : « Augustin dit au livre I De libero arbitrio, que les savants... » (Tractatus, I 1). 4 / La quatrième forme —de loin la plus fréquente chez Pecham — consiste à mentionner l'auteur, le titre, ainsi que les divisions de premier et de second ordre (livre et chapitre). L'Oxonien dit : Item dicit Augustinus De trinitate libro X capitulo 5 quod hœc tria mens notitia et amor... Soit : « De même, Augustin dit (De trinitate, liv. X, chap. 5) que ces trois choses, la volonté, la connaissance et l'amour... » (Tractatus, II, 26). 5 / La cinquième forme, qui est la plus précise de toutes, ne s'applique qu'aux traités mathématiques. Elle consiste à donner l'auteur, le titre, la division de premier ordre (livre), et le numéro du théorème ou de la proposition à laquelle Pecham se réfère. Par exemple : Pyramides radiosœ ab
eadem basi procedentes quanto sunt breviores tanto sunt obtusiores ut demonstrari potest per 21 I Euclidis. Comprenez : «Les pyramides des rayons issues de la même base, sont d'autant plus courtes qu'elles sont plus obtuses, comme on peut le démontrer par le théorème 21 du livre I d'Euclide » (Tractatus, I, 50). Concluez : si les perspectivistes de la Renaissance ne citent pas leurs sources, ce n'est pas faute d'y avoir été engagés par les manuscrits qu'ils ont consultés, puisque ceux-là mêmes déploient un appareil très précis de références. Cherchez alors une autre raison : l'absence des sources ne serait-elle pas due à ce que la formation des perspectivistes renaissants était d'abord celle d'artisans (orfèvres, sculpteurs, architectes...) qui ne connaissaient pas les normes et les usages des lettrés ? Voyons deux exemples : Alberti, auteur du De Pictura (1435) ; Ghiberti, auteur des Commentarii (1445). Les seules mentions que vous rencontrerez sous la plume d'Alberti sont de la forme : Exordiamusque ab Philosophorum sententia... «Commençons donc par l'opinion des Philosophes... » (De pictura, I 4), ou : ajunt Mathematici... « comme l'accordent les Mathématiciens...» (ibid., I 11). Vous trouverez dans le texte d'Alberti des références collectives et indéfinies, jamais des références individuelles, sinon deux renvois de la forme 1 : une à Virgile et une autre à Protagoras (Pythagore). Ouvrez les Commentarii et comparez. Alhazen, Bacon et Pecham sont cités explicitement, et ces références sont généralement du type 3 : « Selon ce que dit Aristote au livre II du traité De anima... » [Sechondo che dice Aristotile nel sechondo dell'Anima... (Commentarii, III, 10). Ghiberti a-t-il reçu une meilleure éducation qu'Alberti ? Non, car en dépit des apparences, c'est Ghiberti l'orfèvre et le sculpteur, l'artisan d'un seul livre. Et Alberti le lettré, l'abbreviator de la Chancellerie pontificale, l'auteur de 31 traités sur des sujets les plus variés des arts à la philosophie morale... La thèse selon laquelle l'éducation expliquerait pourquoi les normes de citation ne sont pas adoptées à la Renaissance, s'effondre sous son propre poids. Ces deux explications : 1 / normes différentes d'écriture des traités scientifiques au Moyen Age et à la Renaissance ; 2 / appartenance des perspectivistes à la sous-culture des artisans —étant caduques, vous devrez admettre que ces références implicites ne sont pas « normales » mais exceptionnelles. Ces références tues dérivent d'un oubli intentionnel, d'une forme de falsification. Pour que la démonstration soit complète, il resterait à expliquer les raisons profondes qui ont poussé ces auteurs à ne pas citer leurs sources. Y a-t-il là un désengagement du passé, une volonté manifeste de l'occulter ? Et si oui, pourquoi ?
1) L'attitude de Lorenzo Ghiberti Commencez l'examen par le cas le plus simple : Ghiberti, qui se réclame de ses sources. Quel est le sens de citations si fréquentes, qu'il est le seul à livrer explicitement comme s'il voulait nous dire quelque chose à travers elles ? Il est toujours difficile, à plusieurs siècles de distance, d'interpréter un fait aussi insignifiant à première vue. Pourtant un élément du dossier rentre dans ce champ de cohérence : c'est l'émulation, transformée en rivalité professionnelle, entre Brunelleschi et Ghiberti. En 1401-1402, ils participent au concours pour la porte de bronze du Baptistère San Giovanni à Florence. Les consuls de la Calimala choisissent le projet de Ghiberti, non pas celui de Brunelleschi (Archivio di Stato, Strozzi, LI, Dig. 4). Mais un Magliabecchiano anonyme révèle que Brunelleschi avec d'autres maîtres, malgré leur défaite au concours, « ne purent s'empêcher de travailler à ces portes... par suite du désir qu'ils avaient de voir le travail amené à la perfection » (Krautheimer, 1970, 19). Le fait semble confirmé par Cennini, selon lequel Brunelleschi aurait été un des assistants de Ghiberti, de même que Michelozzo, Donatello et Luca della Robbia. Cette collaboration —réelle ou fictive —ne saurait toutefois occulter l'amertume de Filippo de n'avoir pas remporté le prix. La Vita de Manetti dit qu'en 1420, c'est-à-dire près de vingt ans après, « La cité sentait encore l'odeur du fiel des portes de bronze » [ città teneva dello umore delle porte del bronzo. A cette date, débute l'éclatante revanche de Brunelleschi. En raison de leur talent et de leur notoriété, Filippo et Lorenzo sont, dans un premier temps, engagés pour superviser la construction du Duomo. En 1426, ils rendent un rapport commun sur la technique de construction envisagée. Les consuls acceptent le rapport, mais accordent immédiatement une préférence à Brunelleschi en lui donnant la direction des travaux : son salaire est fixé à 100 florins annuels, alors que celui de Ghiberti ne s'élève qu'à 36 florins (3 florins mensuels). En janvier 1429, l'ordre de service du chaînage de maçonnerie de la coupole est lancé. En 1432, les travaux suivent une bonne marche, et Brunelleschi et Ghiberti concourent à nouveau pour l'anneau de la lanterne. Les deux maîtres rendent une proposition, mais avant que le choix définitif ne soit rendu, Brunelleschi propose, seul, un autre modèle. Tout ce que l'on sait, c'est qu'en décembre 1436, le modèle de Ghiberti sera définitivement rejeté. Ces éléments suffisent à comprendre les raisons du désaccord croissant entre les deux hommes. Et si l'on fait rentrer dans ce champ de cohérence l'histoire de perspective, on verra
sans peine que, l'émulation s'étant changée peu à peu en rivalité, il était impossible aux yeux de Ghiberti que Brunelleschi, son alter ego, son aîné d'à peine quatre ans, s'approprie seul la découverte de la perspective. A Brunelleschi tous les lauriers : car c'est bien à lui que Manetti, Alberti, Vasari et Filarete attribuent la « géniale trouvaille ». Quelle pouvait être l'attitude d'un rival connaissant les sources médiévales, et laissé à la marge d'une grande entreprise ? Quelle pouvait être son attitude, sinon de clamer les noms de ceux que Brunelleschi pillait en feignant de les ignorer ? L'aigreur de Ghiberti, voilà qui explique le fait —si étrange pour ce temps —de citer systématiquement ses sources. Et lorsque Parronchi discute les sources possibles de Brunelleschi, il s'approche de cette interprétation : « C'est d'autre part Ghiberti, son adversaire majeur, qui fournit indirectement la preuve la plus valide [de ces emprunts] : parce qu'en écrivant le III Commentario... il a voulu réinsérer les principes sur lesquels Brunelleschi avait fondé son invention, dans le contexte général des traités d'optique, restituer le tout contre celui qui avait donné seulement une partie de cette science» (1958, 25).
2) Évidence et fréquence des détournements Si l'attitude de Ghiberti est un comportement exceptionnel, lié à une rivalité professionnelle, et aux lois du marché, qu'en est-il de l'attitude « normale » qui consiste à ne pas citer les sources antiques ou médiévales ? Que dire alors du culte de l'antique chez les humanistes ? L'habitude nous a fait oublier ces emprunts —pour ne pas dire ces plagiats —occultés une forte idéalisation de la Renaissance. Les reprises sont pourtant affaires courantes jusqu'au XVI siècle. Ainsi de l'Architectura de Palladio qui copie, sans les citer, les démonstrations d'Alberti sur les compartimenti dei tempii (Mancini, 1882). Emprunts si fréquents chez les humanistes, que Sabbadini (1967) a pu consacrer tout un chapitre aux finte scoperte : aux « découvertes feintes ». Parmi les faussaires : des inconnus, comme Gasparino Barzizza, mais aussi des hommes illustres comme Leonardo Bruni, contre-facteur quand il déclare avoir découvert vingt oraisons de Pline ; Filelfe, contre-facteur lorsqu'il attribue son De militaribus artibus à Line de Thèbes ; Messalla, faussaire lorsqu'il fait passer 17 œuvres de Giovanni Nanni pour celles de Métasthène, Bérosos, Manéthon, Marsile, Philon ou Xénophon... Les humanistes se livrent au jeu des falsificaizioni. Même si l'on ne peut argumenter sur Brunelleschi, il semble assez improbable que les traités médiévaux n'aient été connus qu'après la découverte
de la perspective. La seule conjonction Dante-Giotto en atteste. Ce qu'indique cette lecture « à rebours », c'est que bien des dettes ont été closes par l'histoire. Alberti ne cite jamais ses sources : coïncidence fortuite ? Non. Car Leonbattista s'est lui-même livré au jeu des falsificazioni, et à plusieurs reprises. Sa comédie Philodoxeos laisse entendre qu'elle fut composée par le poète antique Lépide, et l'impression fut si réussie que « certains continuèrent à la croire antique, et ainsi fut-elle rééditée en 1588 » (Sabbadini, 1967, 177). Cependant, faire passer un écrit personnel pour un écrit d'autrui n'est qu'une contrefaçon minime, si l'on considère la réciproque. Or, même Mancini, le dévoué biographe d'Alberti, reconnaît que sa Mosca n'est rien d'autre qu'un plagiat de la Mouche de Lucien (1882, 409). Par ailleurs, sa théorie des couleurs est tout entière une reprise de la théorie scolastique : elle est, comme l'a dit Edgerton (1969), a medieval bottle without Renaissance wine... Sans débattre du sens à donner à ces falsifications, je dirai qu'il existe en Droit une notion permettant d'en rendre compte. Les juristes reconnaissent un individu « capable de fait », c'est-à-dire capable de reproduire un acte qu'il a déjà commis par le passé. En dépit même de preuves historiques suffisantes —je pense cependant en avoir accumulé quelques-unes —cette notion permettrait de ne pas rentrer dans le débat soulevé par Kemp (1977, 130) : « Il est difficile de décider si Alberti a consciemment formulé la perspective picturale comme une abstraction du phénomène visuel exposé par les philosophes médiévaux, en séparant la pyramide visuelle de considérations médicales et physiologiques par souci de clarté, ou bien s'il est revenu à la simplicité euclidienne parce qu'il préférait la belle perfection de l'optique classique... » Seule la première thèse est acceptable, car c'est à la source de Bacon et Pecham qu'Alberti s'est abreuvé. Quant à la similitude du De pictura avec les traités médiévaux, elle n'est pas le fruit du hasard ; pas plus que celle qui structure sa Mosca ; pas plus que celle qui fonde sa théorie des couleurs. Les reprises à couvert ne sont pas de simples omissions, mais des plagiats intentionnels. Voyez-en le pourquoi, maintenant.
3) La raison politique des falsificazioni Les emprunts qui ont été mis au jour permettent de rétablir une certaine contemporanéité entre les mutations intervenues sur les champs artistique et scientifique, parallélisme interrompu de longue date, puisque la Renaissance des arts est située au premier quart du XV siècle, alors que
l'on se plaît à situer la grande mutation des sciences au XIII siècle. Ce décalage de deux siècles signifie que les historiens des sciences ont peutêtre été plus enclins à reconnaître la dette de la science moderne vis-à-vis du passé. N'ont-ils pas fait des constatations semblables sur les emprunts tacites, qui vous en feraient comprendre la raison ? Faites cette parenthèse sur la science : elle peut être utile. Certains chercheurs ont déduit de cette direction « littéraire » apparue à la Renaissance que les grandes découvertes scientifiques de cette époque se seraient faites contre l'esprit humaniste, et n'auraient pas bénéficié de son soutien. Crombie affirme que « la soi-disant "Renaissance des lettres" détourna l'intérêt de la matière vers le style littéraire et, en se retournant vers l'Antiquité classique, ses adeptes affectèrent d'ignorer les progrès scientifiques des trois siècles précédents» (1959, 305). Voilà une interprétation qui s'applique exactement au cas que nous étudions. Crombie en donne une raison : « La même vanité absurde conduisit les humanistes à insulter et à calomnier leurs prédécesseurs immédiats pour avoir employé des constructions latines inconnues de Cicéron, et à mettre en jeu la propagande qui, à des degrés divers, leur a permis d'emprunter aux scolastiques sans l'avouer » (1959, 305). La vanité, voilà une « raison passionnelle » admissible, expliquant pourquoi les perspectivistes n'ont pas cité les sources médiévales. Mais ce n'est là, à mon sens, qu'une demi-vérité. Car, ce faisant, on ne dit rien sur les motivations éventuelles de cette vanité. On peut être vaniteux par constitution, vaniteux par réaction, vaniteux par prétention... et chacune de ces passions repose sur un mobile différent. La thèse que j'aimerais soutenir est la suivante : les falsifications intentionnelles que nous avons examinées émanent d'une volonté politique. Voilà qui nous obligera à un nouveau détour. Quelle est l'institution la plus puissante du XIII siècle ? L'Église. Quelle est la période la plus troublée de son histoire ? Le grand schisme de 1378-1417, période qui débute avec la nomination concurrente des papes Urbain VI (Rome) et Clément VII (Avignon), et qui s'achève avec la démission, ou la déposition conciliaire, des trois derniers anti- papes : Grégoire XII (Rome), Benoît XIII (Avignon) et Jean XXIII (Pise) Vous remarquerez que l'élection de Martin V, en 1417, est presque contemporaine des expériences perspectives de Filippo Brunelleschi, ce qui aura pour effet d'appliquer la démonstration en cours, si elle aboutit, à l'ensemble du système culturel de la perspective. L'Église avait déjà 1. Pour l'histoire de l'ordre franciscain durant la période trouble du Grand Schisme, on consultera avec intérêt les travaux de Moorman (1968,
connu des périodes schismatiques, mais cette nouvelle crise, par sa durée et son ampleur exceptionnelles, mérite assurément le nom de «grand schisme » qu'on lui donne. Que signifie-t-elle ? Sur quels motifs se fonde-t-elle ? Le début du schisme semble accidentel, puisque, initialement, Clément ne se rendit à Avignon que pour entamer des négociations avec Philippe le Bel. S'il dut rester en Avignon, c'est essentiellement pour deux raisons. La préparation du concile de Vienne (1311-1312) retarda les prélats, à la suite de quoi l'invasion de l'Italie compromit leur retour à la Curie romaine à cause des révoltes et des soulèvements qu'elle déclencha à Rome. Ce premier séjour en Avignon prépara le terrain. A l'élection du pape romain Urbain VI, les cardinaux français s'étant rendu compte de son « caractère despotique », ils choisirent de retourner dans cette cité qu'ils connaissaient bien pour y élire Clément VII (1378). La Chrétienté médiévale aura désormais deux papes, et chacun des deux partis, persuadé de sa légitimité, cherchera alors des alliances dans toute l'Europe. L'Europe du XIV siècle est partagée par une autre ligne de fracture, qui oppose la papauté au Saint-Empire germanique, et qui se traduit en Italie par la rivalité entre la Parte guelfa, fondée pour défendre les intérêts de l'Église, et la Parte ghibellina, qui soutient les dynasties germaniques. Présentée de la sorte, bien sûr, l'opposition ne semble pas être problématique. Pourquoi les cités italiennes auraient-elles choisi une domination germanique ? Plusieurs « règles du jeu » et principes d'alliance expliquent toutefois les raisons de ce choix. En premier lieu, le Saint-Siège et l'Empire sont des concurrents légitimes, qui tentent de tirer à eux l'indivision des pouvoirs spirituel et temporel. D'un côté, la papauté soutient l'idée de petites monarchies, car, comme le dit Le Bras, les papes « s'étonnaient qu'une institution humaine [le Saint-Empire germanique] pût s'équipoller à une institution divine » (1964 : 348). Mais, alors que la papauté ne voyait qu'un seul candidat légitime à cette institution —elle-même —en 962, Otton le Grand prétendait déjà être en mesure de fournir à toute l'Europe chrétienne un pouvoir politique universel. Deuxièmement, les règles du jeu de constitution de l'Empire contribuèrent de façon sensible à l'élection d'anti-papes. En effet, le prétendant, nommé préalablement roi de Germanie, devait être couronné empereur par le pape en personne. Vous aurez compris que l'Empire avait toutes les raisons de prendre ses garanties afin que le pape du moment soit favorable à ce couronnement. Et si tel n'était pas le cas, d'exercer sur le Sacré Collège, par l'intermédiaire des légats ou de la nébu-
leuse des palatins, les pressions nécessaires pour qu'il le devienne (les démonstrations de force n'étant pas exclues). Voilà, à mon sens, un facteur qui explique l'apparition d'anti-papes propulsés par les prétendants à la couronne : ce fut le cas du premier Nicolas V, nommé par Louis de Bavière. En troisième lieu, puisque le débat touche aux questions religieuses, l'Empire se devait de présenter un discours, qui, pour avantager ses intérêts, n'en devait pas moins posséder une certaine cohérence aux yeux des hommes d'Église. Frédéric II, ayant accédé à l'Empire, décide de recentrer ses efforts sur l'Italie où les luttes étaient les plus tenaces. Il exploite alors habilement les divisions internes de l'Église entre partisans « paupéristes », selon lesquels le Christ avait vécu dans la pauvreté, et « laxistes », pour qui la sauvegarde de l'institution importait plus que les querelles d'ordre théologique. Frédéric II s'allie ainsi les disciples de saint François, adeptes du vœu de pauvreté, et s'en sert pour justifier l'idée d'une réforme de l'Église. Mais Innocent IV convoque rapidement le concile de Lyon (1245) pour ordonner la déposition de l'empereur. A sa mort (1250) Frédéric est vaincu, mais les alliances nouées sont si fortes que l'Italie restera en proie à la guerre civile entre Guelfes et Ghibellins pour encore quelques siècles. Vous reconnaîtrez enfin la part des réactions individuelles qui ont rallumé cet incendie. Pensez notamment au pontificat extravagant de Jean XXII (1316-1334). Connaissant l'engagement d'une fraction de l'Église sur la question de la pauvreté —et bien au fait de la récupération politique de ce thème à laquelle se livrait l'Empire —le pape choisit une stratégie pour le moins maladroite: il émet Quia nonnumquam (1322) déclarant que le Christ eut des possessions personnelles, puis Cum inter nonnullos (1323) qui condamne la doctrine selon laquelle le Christ n'aurait rien possédé. Comprenez le scandale dans les milieux franciscains, et voyez la convoitise qui brille à nouveau dans les yeux de l'empereur... Jean prend-il conscience de son erreur ? Non : il confirme sa position anti-franciscaine et anti-paupériste, en consacrant dans le même temps Thomas d'Aquin, le Dominicain, qui connaissait trop l'Éthique à Nicomaque pour s'engager sur la même voie. Ces quatre raisons : 1 / légitimité concurrente de l'Empire et du Saint-Siège ; 2 / règle du couronnement ; 3 / argumentation théologique de l'Empire ; 4 / erreurs d'appréciation personnelles ; expliquent, à elles seules, la durée du grand schisme. Mais ce schisme n'étant profitable à aucun des deux partis, l'Empire et le Saint-Siège tentèrent d'y mettre fin, chacun à leur manière. Il ne s'agit plus ici d'émulation ou de concurrence : il s'agit de troupes et de
factions, de batailles et de guerres civiles. Henri VII de Luxembourg —en qui Dante, le Tertiaire franciscain, voyait l'instrument d'une paix prochaine —avait envahi l'Italie une première fois. Louis II de Bavière, attirant à lui tous les ennemis du pape matérialiste que fut Jean XXII, récidive en 1327, et prend Rome en 1328... La division entre Guelfes et Ghibellins ne s'éteint pas à la mort de Frédéric. Sur le territoire même, à l'occasion de tel événement, chaque parti perçoit une nouvelle attaque, ou une victoire imminente. Ces luttes intestines touchent en particulier l'ancien margraviat de Toscane (Pise, Florence, Sienne). Et ce ne sont pas de simples escarmouches, mais des luttes acharnées. En juillet 1258, les Guelfes chassent les Ghibellins de Florence, qui, pour la plupart, se réfugient à Sienne d'obédience ghibelline. En septembre 1260, après un revirement de tendance, ce sont les Guelfes qui doivent abandonner la ville. La cité de Florence sera alors en paix avec Sienne pour quelques années. Après que Charles d'Anjou ait remporté la bataille de Benevento (1266), le pouvoir bascule à nouveau à Florence, et les Ghibellins modérés tentent de faire la paix avec le pape Clément IV. Il n'empêche que la fraction la plus dure du mouvement est contrainte à l'exil, et dans la nuit de Pâques 1267 ce sont près de 4 000 habitants qui sont à nouveau chassés de la cité. L' « aigle rouge » semble alors avoir définitivement terrassé le « serpent vert » Mais cette rivalité de partis ne se traduit pas que par des mouvements d'exode. Davidsohn (1965) rapporte qu'à l'occasion de la victoire de 1260, les Ghibellins se livrèrent à la destruction totale de 103 palais, de 580 maisons, de 85 tours, à la destruction partielle de 2 palais, de 16 maisons et de 4 tours. Ils pillent et brûlent entrepôts, boutiques et ateliers. Le montant des dégâts est évalué à plus de 132 000 florins d'or. Analysez aussi la durée de ces conflits : elle repose sur ceci que le seul pouvoir politique est celui des cités, dirigées par un conseil communal ou par une oligarchie marchande (Signoria). Un changement d'alliance suffit alors pour rallumer les guerres entre villes voisines... Alors que certaines villes changent périodiquement de parti, d'autres sont le siège d'alliances plus stables : Florence, par tradition, sera plutôt guelfe à partir de 1267. Et ce sont indiscutablement les Domini1. Cette victoire fut préparée par un concours de circonstances. La Florence de 1263 fut secouée par un soulèvement populaire dirigé par l'Arte della Lana. Le Saint-Siège, attentif à tous les moyens d'expurger les Ghibellins de la ville, tenta de récupérer ce mouvement à son avantage. La révolte, mal constituée et mal préparée, n'eut pas de grande suite et fut rapidement étouffée, mais elle fut suffisamment critique pour qu'entre-temps, une centaine d'associés de l'Arte del Banco jurent fidélité et obéissance au pape. C'est sur cette fraction que s'appuiera la Parte guelfa, à la victoire de Benevento, pour renverser le pouvoir ghibellin (Davidsohn, 1965, 2 (1), 763-765).
cains de Santa Maria Novella qui s o u t i e n n e n t le plus vaillamment le parti d u pape. U n e seule illustration : u n des premiers frères prêcheurs de Florence, l'inquisiteur fra' Ruggero de' Calcagni, se retrouve dans les années 1270 à la tête des c o m b a t t a n t s contre les Ghibellins de Florence (Davidsohn, 1965). Les solutions imaginées p o u r m e t t r e fin au schisme, traversées d'enjeux théologiques et politiques, furent de deux ordres : 1 / la via cessionis, consistant à b o u t e r d e h o r s l'un des anti-papes ; 2 / la via concilii, visant à remplacer les papes par u n concile général qui aurait alors les pleins p o u voirs (Knowles, 1968, 494). Or, il se trouve que les e n n e m i s de J e a n X X I I , tels que Marsile de P a d o u e o u William o f O c k h a m , soutienn e n t la voie conciliaire. Il en va de m ê m e de C o n r a d de G e l n h a u s e n , qui défend cette solution dans son Epistola concordiœ (1380) et de H e n r i de Langenstein, qui rédige en 1381 une Epistola pacis. Cette voie conciliaire signifie, en l'occurrence, que l'Église —c'est-à-dire le corps des Chrétiens, représenté par le seul Concile —p e u t à l'occasion se débarrasser d ' u n pape si elle le juge « hérétique ». Les deux voies imaginées par la dérive des Spirituels p o u r chasser les papes hérétiques et rétablir l'ordre au sein de l'Église furent d o n c : 1 / soit de tenter une alliance avec le Saint-Empire r o m a i n germanique ; 2 / soit de p r ô n e r la voie conciliaire. O r voici qu'au d é b u t du XV siècle, deux conciles, ceux de Bâle et de Constance, aboutissent finalement à la victoire du parti pontifical avec l'élection d u pape Martin V. E t voici que ces deux conciles n'utilisent pas la voie conciliaire, mais la via cessionis. Concluez : l'élection de Martin V n'est pas s i m p l e m e n t une restitution d'ordre au sein de l'Église, c'est u n e modification de l'équilibre politique : en 1417, ce s o n t les Guelfes et les Dominicains qui o n t gagné. Les G h i bellins et les Franciscains spirituels, adeptes du v œ u de pauvreté, o n t définitivement p e r d u la partie. D e là à dire q u ' e n 1417 se p r o d u i t un changem e n t d'identité en Italie, il n'y a q u ' u n pas, et il m e semble exister assez d'arguments p o u r le f r a n c h i r 1. Je tire, en cela, une conclusion inverse de celle qui attribue la raison du «grand changement» du Quattrocento, à une évolution de l'anticonceptualisme franciscain vers le nominalisme. En premier lieu, cette explication me semble difficilement compatible avec la chronologie. Les premières cartes du nominalisme sont abattues à Oxford dès le XIII siècle avec Grosseteste et Bacon, à près de deux siècles d'écart de la Renaissance : William of Ockham n'est que la figure emblématique moderne de ce mouvement. Deuxièmement, cette explication ne prend pas en considération le renversement de tendance intervenu à la fin du XIV siècle dans le champ même de la philosophie, et qui eut précisément pour effet d'assourdir la révolution nominaliste, en s'appuyant à la fois sur le réalisme tardif et sur les réactions anti-ockhamistes (de Libera, 1996). Pour ne reprendre ici qu'un des arguments avancés par le spécialiste de la philosophie médiévale,
En premier lieu, lorsque l'Italien du XV siècle parle de l'art gothique, il ne dit pas gothique mais tedesco : « allemand », ranimant ainsi le souvenir du Saint-Empire germanique. Et ce sont bien les Allemands que les humanistes de la Renaissance taxent de rudi, barbari e incolti : de « grossiers, barbares et incultes ». On trouve aussi les Français, que Filarete qualifie de tramontani, lorsqu'il se réfère à « cet usage et cette mode tenus des Ultramontains, c'est-à-dire des Allemands et des Français » [questo huso e modo avuto come e detto da' tramontani cioè da Tedeschi e da Francesi] (Trattato, XII, 428). Vous lirez, à travers de telles mentions, une volonté de former une identité italienne, qui se donne une unité territoriale, et se cherche des origines glorieuses dans l'Antiquité (même si ces origines sont plus fictives que réelles). Tel est le mythe de la Renaissance. On ne peut qu'être en accord avec le véhément Jacques Heers lorsqu'il assure que : « Le retour à l'antique... s'inscrit dans un contexte politique délibéré, se recommandant d'un courant nationaliste non dissimulé. Il s'agissait d'exalter le génie romain du passé et donc l'héritage que pensaient en avoir gardé les villes d'Italie, Rome en tout premier lieu» (Heers, 1992, 58). Et ce nationalisme ne pouvait que rejeter tout ce qui provenait des Ultramontani ou des Tedeschi. Mais les Allemands et les Français sont-ils les seuls à incarner ces settentrionali e mostruosi autori mis à l'index par les humanistes ? Non : relisez la chronique de Filippo Villani. Gl'Inghilesi e' Tedeschi coi guastatori pisani presono il colle de' Montughi e di Fiesole e combatterono i Fiorentini alla porta a San Gallo : « Les Anglais et les Allemands, avec les dévastateurs pisans, prirent le col de Montughi et de Fiesole, et combattirent les Florentins à la porte de San Gallo » (Cronica, LXXXIX) ; I Fiorentini con laforza del danaio ruppono la compagnia de' Tedeschi e degl'lnghilesi e levaronla da provvisione de' Pisani : « Les Florentins repoussèrent par l'argent la compagnie des Allemands et des Anglais, en la soustrayant à l'aide des Pisans » (Cronica, XCV). Ces événements se déroulent aux portes de Florence d'avril à juin 1364, cinquante ans à peine avant l' « invention » de la perspective. Le gothique a donc une signification politique : il désigne tous les ennemis de Florence. Mais il a aussi un sens religieux, car les positions des Franciscains schismatiques ont été extrêmement virulentes chez ces Britanniques qui tentèon pourrait évoquer les censures qui «ont frappé alternativement Occam, les Occamistœ et le nominalisme, du statut de 1339 jusqu'à l'édit royal de Senlis arrêté par Louis XI le 1 mars 1474 pour interdire l'enseignement des Nominaleset enjoindre aux étudiants et aux maîtres de renouer avec "la doctrine de temps anciens"» (de Libera, 1996, 402). De même, le retour des papes à Rome et la mise au ban des Spirituels franciscains illustrent un retour à l'ordre, une réaction, qui contribua aussi à stopper la révolution philosophique du Moyen Age.
rent de plier l'Église à la logique de la pauvreté. Lorsque l'Italien parle des mostruosi settentrionali, il parle donc aussi des Oxoniens. Preuve en est donnée par Saxoli, qui associe la Scolastique abhorrée à l'Angleterre : Nella dialletica che cosa ci resta non manomesso dai britannici (Mancini, 1882, 40). Preuve en est donnée par Salutati, qui les associe tous. Aux Teutons, il reproche la sauvagerie (feritas) ; aux Anglais, la grossièreté (barbaria) ; aux Français, le manque de sérieux (levitas) (Ullman, 1963, 80). Pour nous convaincre définitivement de ce parti pris des humanistes à l'encontre du Moyen Age, il nous suffirait de raisonner sur des situations concrètes, et de passer des groupes aux individus. Lorsque des solutions sont envisagées pour mettre fin au grand schisme, qui trouve-t-on à défendre la voie conciliaire ? Henri de Langenstein (Enricus de Assia) et William of Ockham, le franciscain d'Oxford. Autre contexte : lorsque Louis de Wittelsbach, duc de Bavière, veut prendre Rome, il attire à lui la faction des Franciscains spirituels pour déposer Jean XXII. Louis de Bavière rédige tout d'abord un manifeste très largement inspiré des idées de Pietro Giovanni Olivi, gardien du couvent franciscain de Florence ; Ubertino da Casale, son successeur, réside à sa cour en 1327 ; Enfin, Michele da Cesena, alors ministre général des Franciscains, et William of Ockham, son conseiller —tous deux excommuniés — se réfugient à sa cour avant de l'accompagner à Rome en 1328. Or, il se trouve que chacun de ces hommes a, sinon noué des contacts personnels avec les docteurs de la perspective, tout au moins appartenu au même réseau de relations. Henri de Langenstein est l'auteur d'un traité de perspective : les Quœstiones super communi perspectiva. Les œuvres de William of Ockham —dont le nominalisme doit beaucoup aux positions de Roger Bacon —sont pétries de références à l'optique (Tachau, 1988). Pietro Giovanni Olivi (1248-1298) avait connaissance des théories perspectives d'Oxford : il en débat dans ses Quæstiones in II librum Sententiarum (Burr, 1971). Selon Tachau (1988, 39), Olivi serait arrivé au couvent franciscain de Paris alors que Bacon et Pecham y résidaient, ce qui a pu développer son intérêt pour la perspective. Olivi fut aussi le protégé de Matteo d'Acquasparta, élève de Pecham à Paris à la même époque, et il fut par ailleurs l'ami du futur pape franciscain Benedetto Gaetani (Boniface VIII) qui soutint ouvertement les Ghibellins dans les années 1230-1236 (Herde, 1993, 86). Son successeur, Ubertino da Casale (1259-1328), était quant à lui chapelain du cardinal Napoleone Orsini, lorsque Pecham lui demanda un soutien en 1285, pour prohiber les thèses thomistes. Ubertino connut Giotto lorsque celui-ci travaillait aux fresques des chapelles de Santa Croce. Enfin, William of Ockham (1300-1350) reprit à l'égard du Saint-
Siège les mêmes critiques qu'avaient formulées quelques années plus tôt Grosseteste, Bacon et Pecham, qui ne sont autres que les perspectivistes sciemment « oubliés » par les hommes de la Renaissance. Le ghibellinisme ne toucha pas que la faction spirituelle des Franciscains. Et il n'est finalement pas très étonnant d'apprendre que Witelo, auteur d'une Perspectiva, appartenait lui aussi à ce mouvement d'hostilité contre la papauté. Parmi les témoins du testament du cardinal Simone Paltanieri (7 février 1277) figure un certain magister Vitulo canonicus Watrisbauensis (Paravicini Bagliani, 1975). Or, Paltanieri faisait bien partie de la faction ghibelline du Collège des cardinaux, et entretenait des relations privilégiées avec le roi de Bohême Otakar II que le cardinal padouan voulait installer sur le trône impérial. Paravicini Bagliani (1975, 130) rapporte que Witelo fut le chapelain d'Otakar, ce qui ne laisse plus guère de doutes sur l'appartenance politique du perspectiviste de la cour de Viterbe. Cela ne signifie pas que les premiers perspectivistes (Grosseteste, Bacon et Pecham) doivent être taxés de « Ghibellins ». Ils ne l'étaient sûrement pas. Mais le fait que plusieurs de leurs disciples et commentateurs le furent, suffit à expliquer que les hommes du Quattrocento les aient sciemment laissés à l'écart. Ils jetèrent en quelque sorte l'enfant avec l'eau du bain : si la perspective du XIV siècle était accusée de ghibellinisme, mieux valait extraire le mal à sa racine et jeter une ombre sur toute la perspective. Voici donc pourquoi les falsificazioni ont une origine politique. Même si toute la perspective médiévale ne fut pas marquée au fer de l'Empire et de la dérive schismatique des Spirituels, c'est du moins ce que pensèrent les hommes du Quattrocento. Et, dans ces conditions, aucun peintre ou architecte exerçant à Florence après 1417 —ce qui correspond exactement au cas étudié —n'avait intérêt à citer ses sources, sinon pour des raisons exceptionnelles de rivalité personnelle comme Lorenzo Ghiberti. Où l'on voit que l'histoire des sciences et l'histoire politique sont parfois en relation de correspondance étroite. Vous avez alors établi, non seulement le fait des falsificazioni, mais encore leur raison profonde : le rejet du Moyen Age est finalement un rejet passionnel des vaincus, ou tout au moins, une façon de se mettre à couvert des accusations de ghibellinisme et d'hérésie. Comme le rappelle Panofsky, ce mouvement prit une telle ampleur que « des humanistes convaincus, comme Niccolò Niccoli ou Leonardo Bruni allèrent jusqu'à mépriser toute poésie en langue vulgaire, y compris le sacro-saint Dante, et Pétrarque, encore plus sacro-saint » (1976, 32). La raison de ce rejet est la même. Dante Alighieri (1265-1321) aida Giotto à faire ses expériences de perspective à Florence, et des
œuvres comme le Convivio ou le Purgatorio sont parsemées de références à l'optique. Le tertiaire franciscain qui avait suivi l'enseignement de Pietro Giovanni Olivi à Santa Croce, prit position en faveur des Ghibellins. Une première fois, dans la toute première décennie du Trecento, lors du conflit qui divisa le parti guelfe en « Blancs » et « Noirs » Le poète et philosophe florentin soutint alors ouvertement la faction des « Blancs » qui se rallia aux intérêts des Ghibellins, affaiblissant du coup le parti guelfe. Une deuxième fois, lorsqu'il composa en 1311 —c'est-à-dire à la fin de cette période de troubles — un traité politique (De monarchia) d'inspiration ouvertement ghibelline, où il attaquait les prétentions du Saint-Siège ; geste qui lui valut en retour une interdiction de Clément V. Quant à Petrarca (1304-1374), on le trouve en avril 1341, à la cour du roi Robert d'Anjou, dans un cercle ouvert à la parole des Spirituels. Et par ailleurs, le Canzoniere établit son amitié pour le peintre Simone Martini, qui fréquentait les mêmes milieux paupéristes. Tirez les ultimes conséquences. Que signifie cette transmission masquée du XIII siècle à l'Italie du Quattrocento ? Peut-être que la loi de Sorokin selon laquelle, dans un processus de diffusion culturelle, « lorsqu'une culture A est supérieure à la culture B, le courant descendant est plus fort que le courant ascendant » (1962, 578) est fausse. On observe en effet, dans la situation que nous venons d'étudier, qu'en 1417 l'équilibre des forces bascule : les Guelfes l'emportent sur les Ghibellins ; et les Dominicains prennent l'ascendant sur les Franciscains. Est-ce pour autant que la culture guelfe et dominicaine s'imposera en Italie, au point d'évacuer toute référence à la pensée des vaincus ? Non : les similitudes entre les traités d'Oxford et les traités de la Renaissance sont là pour en témoigner. Tout ce qu'on peut dire c'est que, dans une telle situation, la culture dominante A devient une culture explicite, alors que les éléments de la culture B rentrent dans une zone de référence implicite. Voilà quelle est, en définitive, la structure des plagiats du Quattrocento. Il y a là un 1. L'origine de la dispute fut sans doute la proposition que fit Boniface VIII à Florence d'intégrer les États de l'Église. Au sein du Cambio —acquis en principe au parti guelfe —certaines familles géraient la fortune des empereurs et des Ghibellins ; d'autres veillaient aux intérêts des papes. Le passage de Florence sous contrôle direct de la papauté aurait entraîné la banqueroute des premiers. Les «Blancs » prirent donc assez mal la proposition de la légation romaine, contrairement aux «Noirs ». Les Blancs réunissaient des familles de la bourgeoisie florentine, favorables aux ordonnances de justice, comme les Cerchi, Cavalcanti, Mozzi, Frescobaldi, Scali... Les Noirs regroupaient des familles d'aristocrates conservant la marque d'un comportement féodal et brutal, comme les Donati, Acciaioli, Bardi, Cerretani, Franzesi, Pazzi, Peruzzi, Spini... Les Blancs, ne parvenant pas à se faire entendre de l'autre faction, s'allièrent alors avec les Ghibellins (Davidsohn, 1965).
phénomène sociologique assez général, pour donner lieu à savoir nomologique. Soient deux groupes A et B, défendant des valeurs et intérêts respectifs et (B : ℬ). Soient la partie de congruente avec les intérêts de B, et la partie de B congruente avec les intérêts A. Oxford 0 : Si à l'issue d'une période de domination par B, A parvient à une position dominante, alors A peut absorber tacitement la partie + congruente avec ses intérêts. Ainsi s'explique à mon sens que les changements culturels ne soient pas de véritables « ruptures historiques ». En l'occurrence, il reste difficile d'interpréter la Renaissance comme une culture radicalement différente de celle du Moyen Age : c'est ce qu'elle prétend être, mais n'est pas en réalité. Essayez d'entrevoir la route à suivre. Oxford est au XIII siècle le foyer principal de la perspectiva naturalis. Mais que dire des docteurs du XIV siècle, auxquels les historiens ont souvent accordé un rôle déterminant ? (Dominicus de Clivassio, Quœstiones de perspectiva, 1350 ; Henricus de Langenstein, Quœstiones super perspectivam, 1365 ; Biagio Pelacani da Parma, Quæstiones perspectivæ, 1390 ; Nicolas de Dinkelsbühl, Quœstiones de perspectiva, fl. 1400). Alessio (1961) a établi que ces auteurs sont de simples commentateurs de l'optique du XIII siècle, l'œuvre qu'ils citent le plus étant la perspective de John Pecham. Examinons alors plus en détail l' « hypothèse d'Oxford », selon laquelle il aurait existé un courant principal de transmission de l'optique anglaise à la perspective italienne (si tant est que l'on puisse encore parler d' « optique » et de « perspective » comme s'il s'agissait de constructions indépendantes). Vous douterez peut-être de l'effectivité de cette transmission. Mais la conclusion de ce chapitre renforce indiscutablement la possibilité d'emprunts politiquement inavouables. Vous tenez du coup deux hypothèses majeures à vérifier : repérer une transmission culturelle entre l'optique médiévale et la perspective renaissante, n'est-ce pas rendre caduques toutes les thèses qui ont voulu rapporter la perspective, soit aux principes de l'économie marchande, soit aux principes de l'humanisme ?
DEUXIÈME
PARTIE
Les hommes
Chapitre 5 L'humanisme
L'humanisme est un facteur assez souvent associé au développement de la perspective. Telle est la thèse soutenue par Klein (1963), par Garin (1967), ou, plus incidemment, par Rose (1973). On peut admettre, en première lecture, qu'un changement des mentalités suffise à faire apparaître des systèmes culturels nouveaux ; surtout quand ces systèmes dépendent directement des savoirs acquis par les générations précédentes, et que le changement culturel en question conditionne une attitude nouvelle à l'égard du passé. Avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaiterais attirer l'attention sur un de ces détails insignifiants qui risquent de menacer tout édifice intellectuel... Considérons ici —j'ai insisté dans l'introduction sur le caractère extrêmement conjectural de cet événement —que Brunelleschi ait réellement fait ses deux expériences dans la cité florentine. La première fois sur la place du baptistère San Giovanni ; la deuxième fois, au Palazzo Signorile... Que signifie pour l'époque la deuxième convocation ? Appréciez ce rôle, selon une forme de raisonnement toute scolastique... Videtur quod selon l'humaniste Vespasiano da Bisticci, les lettrés florentins avaient l'habitude de se rendre chaque soir et chaque matin au coin du Palazzo Signorile pour y discuter des sujets philosophiques et artistiques les plus divers. Le lieu choisi par Brunelleschi pour son rendez-vous n'est donc pas insignifiant. Il indique une appartenance sociale. Conclusion : Brunelleschi fait partie du cercle des humanistes et les convoque, comme de coutume, sur la Piazza della Signoria, pour leur faire part de sa dernière découverte. Sed contra au début du Quattrocento à Florence, l'aristocratie dirigeante convoque l'ensemble de la population sur la Piazza della Signoria
pour élire ses représentants (accoppiatori). Comprenez : un comité choisi d'avance —la balia —qu'on demandait au peuple d'approuver. Entendez la cloche : elle appelle, comme le dit Antal, « la population à se rassembler sur la grand'place cernée par des soldats. L'on "demandait" alors à ce " parlement " s'il acceptait d'habiliter un certain nombre de citoyens à modifier la loi. L'assemblée, intimidée, ne manquait jamais de donner son accord» (1991, 31). Conclusion: Brunelleschi convoque peut-être des lettrés, mais ce n'est pas comme humaniste qu'il le fait, mais en tant que membre de la Signoria. Aussi la convocation de Brunelleschi est-elle plutôt une démonstration de pouvoir qu'une démonstration de caractère scientifique. Respondeo dicendum qu'une convocation sur la place du Palazzo Signorile ne peut être interprétée de façon univoque comme un acte « humaniste » ou « dictatorial ». Elle signifie seulement que l'affaire qui est portée en ce lieu est publique, ou est en passe de le devenir. La Piazza della Signoria est un endroit où l'on fait mille choses : on y trouve des marchands qui attirent la clientèle, des muletiers qui traversent en tirant sur la bride, des banquiers qui se pavanent, des humanistes parfois... Conclusion : la question de l'appartenance de Brunelleschi au cercle des humanistes est indécidable sur la seule base de la convocation au Palazzo Signorile. Évaluez la force du détail : dans la thèse du videtur quod et du sed contra, la conclusion procède d'un paralogisme évident : si A & B ; B & C ; alors A & C. Tirer la conclusion A & C revient à faire un choix partisan en faveur de l'hypothèse C. Cet exemple a une valeur emblématique. Il permet en effet d'apprécier le piège le plus évident d'une analyse trop rapide des facteurs « expliquant » l'apparition d'une pratique culturelle comme la perspective. Voyez comment un présupposé engendre une pseudo-démonstration, qui n'est fondée que sur un assemblage séduisant d'éléments choisis unilatéralement en fonction de l'a priori de départ. Il n'y a pas là de réelle démonstration ; tout au plus la redite d'un présupposé tenace. Certes, tous les travaux sur la perspective n'accordent pas le même rôle à l'humanisme : certains ont contesté l'existence d'un quelconque lien entre les deux (Damisch, 1993, 11). Et toutes les thèses concernant la dette de la perspective vis-à-vis de l'humanisme ne procèdent pas d'une telle négligence méthodologique. Mais bien des exposés ont combiné pratiques effectives et supputations. A chaque pas, il conviendra donc de relire l'hypothèse du rôle joué par l'humanisme à la faveur d'un raisonnement non spécieux, et de bien distinguer, par ailleurs, ce qui peut être connecté au temps de l'invention et ce qui doit être renvoyé au temps de la diffusion du système perspectif.
LES CERCLES HUMANISTES
Selon l'interprétation classique, l'humanisme serait apparu à Florence durant la deuxième moitié du XIV siècle, avec les Villani, Bartolo da Sassoferrato... reprenant le courant amorcé par Dante, Petrarca et Boccaccio. Après le concile de Florence de 1349 - qui avait pour objet la réunification des Églises d'Orient et d'Occident —l'étude du grec se généralisa en Italie. Leonzio Pilato occupe la première chaire de grec en 1360 (Garin, 1967, 84). En 1369, Niccolô Niccoli et Coluccio Salutati prennent l'initiative de faire venir les maîtres byzantins Chalcondylès et Chrysolaras. Ce sont eux qui impulsèrent l'étude de la philosophie grecque à Florence. L'élite de propriété (l'oligarchie marchande) qui administre le studium generale avec l'Arte di Calimala, leur assure de hauts salaires (250 florins pour Chrysolaras ; 400 pour Argyropoulos ; alors que juristes et médecins touchent à cette époque entre 130 et 200 florins annuels). Un peu plus tard, Gémiste Pléthon (1355-1450) crée l'Académie platonicienne sous la protection des Medici. Quant au studium generale, il sera fermé par Lorenzo de' Medici en 1472, et transféré à Pise « vu que dans la cité de Florence, [un digne studium] ne pourrait se faire par suite de la grande pénurie de logements, de sorte que le grand nombre d'étudiants, que s'attache habituellement tout studium réputé, n'aurait pas... d'habitations en quantité suffisante» (Garin, 1967, 9 1 ) La seule question qu'il vous importera de résoudre ici est celle du rôle joué par les Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Niccolô Niccoli, Ambrogio Traversari, Francesco Filelfo dans le développement de la perspective. Eugenio Garin suggère : « Il est indiscutable qu'à travers la traduction, le commentaire et l'édition de textes juridiques, médicaux, astronomiques et scientifiques grecs et latins, les "humanistes" influèrent, plus ou moins décisivement selon leur personnalité, sur les autres disciplines » (1967,92). Cette thèse vaut-elle en ce qui concerne le problème de la représentation ? Procédez des arguments de possibilité vers les arguments de nécessité, et vous verrez se dégager trois questions indépendantes, relatives : 1 / à la définition de la notion d'humanisme ; 2 / au contenu des bibliothèques humanistes ; 3 / à la fréquentation personnelle des humanistes. 1.... veduto nella città i Firenze commodamentefar non sipotrebbeper essercigran carestia i case et in tal modo che numero grande i scholari quale a un riputato studio da ogniparte suole conferirsi non harebbe... necessaria sufficienza luogoper habitare (Garin, 1967, 91).
1) La notion d'humanisme La seule manière de rendre intelligible une singularité historique telle que la « Renaissance » ou l'« humanisme » est, comme l'avait proposé Weber (1964), d'en construire un idéaltype, qui en accentue les traits les plus essentiels. Les traits typiques le plus souvent mis en avant par les historiens pour expliquer ces notions sont variables : retour des modèles de l'Antiquité, du paganisme, émergence de l'individu et de l'anthropocentrisme... Je souhaiterais montrer ici, en me limitant à l'examen du premier trait, qu'il existe souvent trop peu de bases objectives pour que la clarification idéaltypique de ces notions conduise à ces caractères (A) plutôt qu'à leurs opposés (¬ A). Et comme tous les traits d'un idéaltype doivent être non contradictoires entre eux, ce serait alors prétendre que le stock classique d'énoncés relatifs à l'humanisme et à la Renaissance ne constitue même pas un idéaltype. Weber (1964, 172) dit certes qu'un idéaltype s'obtient « en accentuant par la pensée [gedankliche Steigerung] des éléments déterminés de la réalité », mais cette accentuation du « chaos de relations intellectuelles » (1964, 180) ne signifie pas qu'il faille clarifier une singularité historique en insistant sur les éléments les moins déterminants de la réalité historique. Ce sont au contraire les traits les plus saillants de cette réalité qui doivent être intégrés en un même « tableau de pensée ». Le premier trait de cette notion si diffuse d'« humanisme » semble donc être le mouvement de redécouverte et de promotion des modèles de l'Antiquité. Les « linguistes » tentent ainsi de retrouver une langue latine purgée de ses distorsions médiévales ; les « philosophes » impulsent une doctrine néoplatonicienne contre la scolastique et le nominalisme des siècles précédents ; les « architectes », quant à eux, réacclimatent tout le vocabulaire classique des colonnes, entablements, modénatures... dessinés selon les justes canons des ordres antiques. Cette volonté de faire un grand bond par-dessus les époques médiévales est une volonté multidimensionnelle : elle touche plusieurs champs culturels. Mais la notion d' « humanisme » est suffisamment incertaine pour que l'on examine une à une ces nouveautés. Quelle est la part de mythe et de réalité dans cette redécouverte de l'antique ? Laissons la perspective, et parlons de la langue. On s'accorde généralement à penser que la culture humaniste favorisa l'étude et la traduction des textes de l'Antiquité. Cela ne doit pas être remis en cause. Les humanistes contribuèrent non seulement à établir des traductions latines plus fiables, mais également à accroître considérablement la récolte de manus-
crits. Néanmoins, il ne s'agit là que d'une intensification du mouvement entamé au Moyen Age. Ce culte de l'antique ne doit pas être perçu comme l'apanage exclusif de la Renaissance. La traduction des textes grecs et arabes en latin avait débuté bien plus tôt, dès les XII et XIII siècles, dans les grands centres intellectuels de Tolède, d'Oxford, de la cour des deux rois de Sicile, de la cour pontificale d'Urbain IV, et avait révélé les connaissances les plus variées. Toutes ces traductions restent attachées aux noms de Domenico Gundisalvi, Jean d'Espagne, Gérard de Crémone, Robert Grosseteste, John Basingstoke ou Wilhelm de Mœrbeke. Ce sont eux, les premiers, qui fournirent à l'Occident médiéval, dans des versions latines, les textes d'Aristote, d'Euclide, d'Archimède, de Ptolémée, de Héron d'Alexandrie, de Galien, de Simplicius ou de Proclus, et ce, bien avant que les humanistes n'organisent leurs premières collectes de manuscrits. Il est certain, toutefois, qu'au Quattrocento la présence de Byzantins en Italie contribua à donner une ampleur nouvelle à cette conversion du savoir grec en latin. Ainsi, par la fréquentation des textes et par l'exigence des traductions, une langue latine « pure » devint un enjeu de l'humanisme, au point que certains n'hésitèrent pas à condamner l'usage de toute langue vulgaire. Je n'évoquerai pas le cas de Montaigne, qui échappe au contexte italien. Mais Panofsky rapporte à ce propos que « des humanistes convaincus comme Niccolò Niccoli ou Leonardo Bruni allèrent jusqu'à mépriser toute poésie en langue vulgaire, y compris le sacro-saint Dante, et Pétrarque, encore plus sacro-saint » (1976, 32). Ce fait ne s'explique que si l'on se souvient que Dante —en qui l'on se plaît toujours à reconnaître un des précurseurs de l'humanisme — fut l'auteur d'un De vulgari eloquentia, où il soutient que la langue italienne doit être considérée comme une langue littéraire Et que dire de Pétrarque, estimé pour ses sonnets écrits en langue vulgaire ? Ce portrait d'un humanisme promoteur de la langue latine rentre-t-il dans le champ de cohérence de la perspective ? Des Commentarii de Ghiberti, il convient tout d'abord de remarquer qu'ils ne furent pas rédigés en latin mais en italien. Il semble d'autre part —grâce au travail de comparaison effectué par Federici Vescovini (1965) —que Ghiberti utilisa non pas une version latine d'Alhazen, mais la version italienne (Alchaten figliuolo deAlchaichem de li aspecti) dont une copie est conservée à la Biblioteca Vaticana. Il serait 1. Il existe cependant une autre raison à cela, qui rejoint la problématique du chapitre 6. On sait en effet que l'humaniste Bartolo de Sassoferrato protesta contre l'exclusion des riches, faite par Dante, dans la définition de la noblesse, contestation réitérée ensuite par Lapo il Vecchio. De la même façon, des humanistes tels que Gianozzo Manetti critiquèrent Boccaccio pour avoir été, dans la Florence du Trecento, le grand avocat de l'idéal de pauvreté (Baron, 1938, 17 et 21).
donc tout à fait abusif de faire entrer Lorenzo Ghiberti dans le cercle des latinistes, et nombre d'historiens ont souligné le profil médiéval de Ghiberti. Leonbattista Alberti entre assurément mieux dans le cadre humaniste, par la profusion d'opuscules qu'il rédigea directement dans la langue des Romains, mais aussi parce qu'il appartint un temps au milieu de la chancellerie pontificale, où se puisaient les principaux acteurs de l'Académie. A ce titre, on peut considérer que la version italienne du De pictura, n'est qu'une commodité par laquelle Alberti se garantit une plus grande diffusion auprès des milieux artistiques. Toutefois, cette interprétation ne permet pas de rendre compte de ce que Leonbattista se soit, à maintes reprises, prononcé en faveur de l'usage de la langue vernaculaire (I libri della famiglia, III). Borsi (1986, 12) a certainement raison de rappeler qu' « il adopta une attitude résolument moderne, rejetant le snobisme de lettrés au profit des avantages à retirer d'une plus grande diffusion du savoir... ». Mais quand on sait que Dante fut méprisé par les humanistes pour avoir adopté la même position, il devient plus difficile de composer un portrait cohérent d'Alberti. Tout se brouille soudain. Comment concilier en effet ces deux images, l'une tout à la faveur de la renaissance des lettres latines, l'autre restituant ses droits à la langue vulgaire ? Deux solutions logiques sont envisageables : 1 / Soit Alberti n'est pas un « humaniste » au sens des Niccolò Niccoli, Leonardo Bruni, Ambrogio Traversari ou Poggio Bracciolini... Mais alors pourquoi figure-t-il en bonne place, à leurs côtés, dans le testament de Niccoli ? 2 / Soit l' « humanisme » est une notion confuse, inclarifiable, qui ne permet pas de définir du point de vue sociologique un ensemble constant d'attitudes et de valeurs, y compris sur un sujet sensible comme le rapport à la langue. Laissons la langue, parlons de philosophie. Les « humanistes » passent pour avoir promu un retour à l'antique contre les philosophastri et theologastri du Moyen Age. Cette mutation semble caractérisée par le passage d'une domination aristotélicienne à l'avènement du néoplatonisme, tant à l'Université que dans les cercles de lettrés. Marsilo Ficino (1433-1499) et Pico della Mirandola (1463-1494) auraient été les acteurs principaux de cette mutation intellectuelle. En fait, ce portrait est relativement tendancieux. Tout d'abord, comme l'a bien vu de Libera (1993), les universités médiévales ne subirent pas uniformément une « dictature intellectuelle d'Aristote ». Les textes du Stagyrite y furent plusieurs fois sujets à interdiction. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l'influence déterminante de saint Augustin au XIII siècle. Nombre de docteurs prirent clairement position contre Aristote. Ce n'est donc qu'en oubliant délibérément les Guillaume d'Auvergne, Henri de Gand, Henri Bates de Malines, Alexan-
dre de Hales, Jean de La Rochelle, saint Bonaventure, Matteo d'Acquasparta, Pietro Giovanni Olivi, Vital du Four, Raymond Lulle, Pierre Auriol, Robert Kilwardby ou John Pecham... que l'on parvient à « saturer» l'image de l'aristotélisme médiéval. D'autre part, et cela concerne la perspective de plus près, la philosophie de la lumière d'un Grosseteste ou d'un Bacon à Oxford —autrement dit le discours sur la multiplicatio specierum —porterait bien plus facilement l'étiquette néoplatonicienne qu'aristotélicienne, si l'on devait absolument procéder à un tel étiquetage. Ainsi, le Tractatus de perspectiva de Pecham mentionne plus souvent Augustin qu'Aristote. La démonstration faite en amont pourrait être reproduite en aval. Jamais en effet Platon n'a occupé le centre des studia humanitatis à la Renaissance... Pour vous en convaincre, vous devrez attendre que nous fassions l'inventaire des bibliothèques humanistes. Mais avant de tirer toute conclusion en la matière, examinez le rapport entre la culture de l'Antiquité et la perspective. Rentrent-elles dans le même réseau de connexion ? Certes, quelques auteurs latins figurent dans les traités de perspective du Quattrocento, mais ils ne sont pas légion. Ghiberti ne cite guère que Platon, Aristote et Vitruve. Alberti ne cite personne, sinon les figures énigmatiques de ces collectifs Mathematici et Philosaphi. On a beaucoup glosé sur l'origine de la méthode de construction proposée par Alberti. La plupart du temps, on y a lu une influence d'Euclide (Edgerton, 1966) ou de Ptolémée (Gioseffi, 1957). Hormis le caractère purement conjectural de ces interprétations, j'ai montré au chapitre 3 que l'établissement d'un rapport entre l'intersectio albertienne et le théorème X d'Euclide repose sur une considérable méprise ; et, au chapitre 4, que les sources déterminantes de sa perspective furent plus celles du Moyen Age que celles de l'Antiquité, comme en attestent les constantes distorsions de la pensée d'Euclide dans le De pictura. Voilà qui paraît pour le moins incohérent. D'un côté, de vaillants humanistes qui tentent de restituer la culture grecque et latine ; de l'autre, des théoriciens de la perspective qui roulent sur la scolastique médiévale. Il est difficile, ici encore, de présenter un caractère permettant d'identifier la marque de l'humanisme. Laissons la philosophie, parlons d'architecture. Partons à Rome, sous le règne de Nicolas V (1447-1455), qui fut le grand promoteur des arts et de l'humanisme. Telle est en tout cas l'image qu'en donne Argan lorsqu'il examine le traité d'architecture d'Alberti. Il écrit : « La construction de la ville n'exclut pas, au contraire, la conservation des monuments et des documents du passé : le De re œdificatoria a été écrit à Rome, au temps du pape Nicolas V, un humaniste... » (1990, 94). Comparons ce portrait avec
les documents d'archives. Les comptes des travaux d'embellissement de la Cité éternelle ordonnés par Nicolas, c'est aussi cela : « 33 ducats pour les travaux d'extraction de marbres et de travertins à Santa Maria Nuova ; 8 ducats à Francesco d'Ambrogio da Varese et son équipe, qui ont extrait le travertin et le péperin à Santa Triana ; 7 ducats aux ouvriers qui ont extrait et cassé les marbres et les travertins du Colisée, etc. » Pillez marbres et travertins antiques ! telle fut aussi la consigne de Nicolas V. Ouvrez alors la Graphia auræ urbis Romæ du XIII siècle, et voyez ce que pensaient ces hommes médiévaux, que les humanistes ont taxés de sordidi, rudes, incolti e barbari... Vous les verrez s'extasier devant les vestiges du Capitole, admirer l'amphithéâtre de Flavien, les obélisques ou les arcs de triomphe... Si nos constructions historiques sont si claires, n'est-ce pas avant tout parce que les faits éminemment contradictoires qui tissent l'histoire, sont toujours neutralisés par un tableau idéaltypique ? Deux choses sont tues : la Renaissance est aussi un vandalisme organisé des monuments de l'Antiquité ; le Moyen Age barbare est aussi un siècle où l'on admire l'antique. Les frontières entre les deux mondes ont-elles jamais été aussi incertaines ? La promotion des modèles antiques rentre-t-elle dans le réseau des promoteurs de la perspective ? Non. A l'époque de l' « invention » de la perspective —admettons avant 1435 —les architectes n'utilisent pas les canons de l'Antiquité pour construire. Car l'architecture de la première moitié du XV siècle —celle-là même des Brunelleschi et des Alberti —est plus inspirée par la « protorenaissance » locale du XI et du XII siècle, que par les ruines romaines. En atteste l'observation la plus sommaire des dispositions et des motifs décoratifs que l'on trouve à Santa Maria del Fiore, commencée par Arnolfo di Cambio († 1302), au baptistère San Giovanni, au campanile de Giotto († 1336) ou à San Miniato al Monte, montrant une parfaite maîtrise de l'ordre ionique, des arcs en plein cintre, des édicules et des frontons classiques... Observez maintenant l'architecture des Brunelleschi et des Alberti, produite deux siècles plus tard. La façade albertienne de S. Maria Novella (1457-1458) est encore tapissée de mar1. Duc. 33per opere a chavare marmi e travertini a santa Maria Nuova —A m°Benedetto Rosso da Roma duc. 11... a chavato richontra a Chuliseo —A Francescho d'Anbruogio da Varese echonp. cheanno chavato il trevertino epeperignioa santa Triana... duc. 8—M Pietro da Chastiglioneschatpelatorededare... duc. 5 dipapa cont.perparte del trevertino chava a templumpacis —L'opere de lafabricha ipalazo deno dare... per operedi manoali cavano erompeno marmi etevertini a Coliseo duc. 7—Duc. 38 a mes.Antonello d'Albanoper opere 276 annodate a Coliseo a romperetevertinaperle nostrefornacie-A maPieroda Casteglioni.. duc. 20 dipapa cont. alluiper operedate a cavare marmi a tutte suespese da santa Maria Novaper lopalazzo, etc. (Müntz, 1878, 107-108).
queteries polychromes, comme les édifices toscans des siècles passés. Le Duomo (1420-1435) de Filippo Brunelleschi adopte certainement une structure originale, mais c'est pure projection que d'y lire la reviviscence d'un modèle romain : rien qui reprenne la forme ou la technique du Panthéon. La structure du Duomo reproduit celle du baptistère adjacent. Quant aux œuvres ultérieures —la Sagrestia Vecchia de San Lorenzo (1422-1428) ; la Cappella Pazzi (1429-1461) ; Santo Spirito (1444- 1486) elles marquent une adhésion aux principes de l'architecture romaine, d'autant plus nette qu'on s'éloigne du début du siècle. La véritable innovation de Brunelleschi par rapport à la protorenaissance des XI et XII siècles réside plus dans la suppression des décorations polychromes (il ne garde que le contraste des membres de pietra serena sur les enduits ocres ou blancs) que dans l'altération des espaces architecturaux (il continue d'employer les jeux d'arcades et le corinthien un peu massif de San Miniato). Si vous deviez dater le vrai « retour » aux canons de l'architecture romaine, vous devriez penser aux plans d'Alberti pour le Tempio Malatestiano de Rimini (1450-1458) et pour Sant' Andrea de Mantova, commencée en 1460. Conclusion : bien que certains hommes aient apporté à la fois des contributions à la perspective et à l'architecture, ces contributions restèrent non seulement logiquement indépendantes, mais aussi anachroniques entre elles. En assemblant maintenant ces fragments (qui concernent le rapport à la langue, à la philosophie et aux modèles d'architecture tirés de l'Antiquité), on portera probablement un regard plus circonspect sur la valeur explicative d'un humanisme promoteur de la perspective. Les deux systèmes culturels sont dans des rapports si ambigus, si contradictoires, que cette connexion ne vaut finalement que si l'on définit l' « humanisme » sous l'inacceptable forme logique (A, ¬ A) : qui promeut donc le latin contre la langue vulgaire, mais promeut aussi le vulgaire contre la langue savante ; qui joue la philosophie antique contre la scolastique médiévale, tout autant que le contraire ; qui clame la beauté des édifices de l'Antiquité romaine, en ordonnant leur mise à sac... Une telle notion n'est pas un concept appelant une définition sous le mode genus proximum et differentia specifica, pas plus qu'elle n'est cette notion polythétique ou cet « idéaltype » que je postulais au départ. En effet, un idéaltype se formule nécessairement comme un « tableau de pensée homogène [einheitlich] », dont les traits sont non contradictoires entre eux (Weber, 1964, 172). La notion d'humanisme est une notion polythétique de « deuxième espèce », en ce qu'elle est à la fois indéfinissable et autocontradictoire. S'il est permis de douter qu'il y ait eu une connexion effective entre l' « humanisme » et les
recherches perspectives, c'est donc en premier lieu parce que aucune norme de comportement unitaire ne permet de définir l'attitude des humanistes et des artistes. Il convient donc d'envisager un recentrage de la notion d'humanisme, qui puisse s'accommoder de telles incohérences. J'avancerai pour ma part que ce que vise l'« humanisme », ce n'est pas tant de connaître et de prolonger la philosophie et les sciences de l'Antiquité, que d'en jouir comme un principe de formation intellectuelle, dans la mesure où s'en dégage une idée de l'homme qui peut servir de but éducatif. De fait, la première conséquence visible de l'humanisme selon cette définition, ce sont les leçons des précepteurs : Enoche d'Ascoli pour les Bardi et les Medici ; Roberto di Rossi pour les Medici et les Buoninsegni ; Tommaso da Sarzana pour les Strozzi et les Albizzi (Bec, 1967, 361). On apprenait très tôt aux jeunes gens les actes notariés (instrumenta), et l'enseignement mathématique élémentaire des trattati d'abbaco et d'algorismus. Ces connaissances mathématiques formaient d'ailleurs la base des techniques financières marchandes. L' « humanisme », avant même de posséder un contenu intrinsèque bien défini, peut être caractérisé par la forme même de sa transmission : l' « étude des humanités » au plein sens du terme. Conserver cette formulation —c'est-à-dire sans jamais éloigner les humanités de l'étude — permet d'éviter bien des confusions, et informe infiniment mieux sur les buts poursuivis par les acteurs du Quattrocento. Apprendre, sur l'exemple des Anciens (ou avec leur muet consentement, cela n'a que peu d'importance), à maîtriser passion et ignorance ; devenir maître de son propre destin. Voici un idéal humaniste qui semble mieux correspondre au but poursuivi par les princes et les marchands : exercer le pouvoir politique et faire de bonnes affaires. Tout le reste, soit les critères habituellement avancés pour définir l'humanisme, au premier chef le « culte de l'antique », est sujet à caution. Si vous acceptez cette définition formelle de l'humanisme par l' « éducation », il resterait maintenant à montrer que cette éducation a touché les promoteurs de la perspective, et à reconstituer les véhicules culturels dont les perspectivistes ont pu bénéficier —à supposer qu'ils aient été en contact étroit avec les humanistes.
2) Les bibliothèques humanistes La meilleure preuve, ou la meilleure réfutation, que l'on puisse donner du rôle joué par l' « humanisme » dans le développement de la perspective, réside dans les lieux mêmes où l'on apprenait les connaissances
philosophiques et scientifiques : les bibliothèques. L'appréciation de leur rôle a considérablement varié en fonction de ce que les auteurs supposent être l'humanisme. Krautheimer, qui le définit par le culte de l'antique, avance l'hypothèse selon laquelle : « [Ghiberti] connaissait suffisamment bien Traversari, pour l'utiliser comme un intermédiaire, en lui demandant d'obtenir un prêt de cette bibliothèque privée qui joua un rôle si important dans la vie intellectuelle du début du XV siècle » (1970, 311). A l'inverse, on doutera de ce rôle si l'on reconstruit l'humanisme sur une base éducative, peu apte à traiter des affaires scientifiques délicates. Mais si le contenu des traités importe moins que leur forme, que vaut au fond de fouiller ces bibliothèques ? Il y aurait certes beaucoup à dire du but poursuivi par les humanistes dans leur collecte des manuscrits de l'Antiquité. Voici le témoignage assez sévère de Müntz : « Chez les bibliophiles du XV siècle, le luxe de la transcription et de l'illustration l'emportait, en règle générale, sur l'antiquité ou la correction du texte » (1887, iv). Toutefois, on ne saurait exclure, pour ce motif, un examen approfondi des bibliothèques. Quelles furent, à Florence, les plus grandes de ces bibliothèques humanistes ? Sans nul doute : la bibliothèque du couvent dominicain de San Marco fondé sur l'ancien bien-fonds des moines Silvestrins ; et celle de Cosimo de' Medici, amplifiée par Piero et Lorenzo. La bibliothèque du couvent de San Marco - couvent dont Savonarole fut un temps le prieur —n'est autre que la Medicea pubblica, celle que l'on évoque parfois sous le nom de « cloître de la cour des Medici ». Cosimo de' Medici finança en effet tout à la fois les travaux de construction, et la récolte des manuscrits qu'elle devait abriter. Cette bibliothèque bénéficia du legs testamentaire de Niccolò Niccoli. Dans les Annales du couvent, rédigées par Roberto Monaco, on trouve : Omnes suos libros prœdictos reliquit in potestate xvj nobilium civium qui dictos libros deberent ponere in quodam loco communi secundum discretionem ipsorum ad communem utilitatem studiosorum. Entendez : « Il laissa tous les livres prévus aux mains de seize nobles citoyens qui devraient placer, à discrétion, les dits livres en un lieu commun, pour l'utilité collective des étudiants» (cf. Visani, 1940, 278). Niccoli laissa, entre autres, à Cosimo, Lorenzo de' Medici, Ambrogio Traversari, Poggio Bracciolini et Leonbattista Alberti, le soin de veiller aux manuscrits de sa bibliothèque. Des quelque 600 livres laissés par l'humaniste florentin, 400 furent transférés à San Marco et 200 assignés à la bibliothèque privée de Cosimo. Voyez alors la question centrale : les perspectivistes ont-ils pu consulter cette riche bibliothèque, les a-t-elle aidés dans leurs recherches ? Le problème est ici purement chronologique. Les Annales du couvent de
San Marco font état de l'achèvement des travaux relatifs aux bâtiments conventuels, en 1442, et la bibliothèque proprement dite ne fut aménagée qu'entre 1442 et 1444. En atteste la mention suivante : Circa quam notandum quod libraria ipsa completafuit in œdificiis et banchis atque armariis circiter annum Domini mcccxliiij. Soit : « Il faut remarquer à propos de cette [bibliothèque], qu'elle fut achevée en ses bâtiments, bancs et armoires, autour de l'année du Seigneur 1444» (cf. Visani, 1940, 280). Or, en 1444, tant les expériences de Brunelleschi que la codification d'Alberti appartiennent au passé. C'est désormais non plus l'ère des recherches tâtonnantes, mais le temps des applications systématiques... Même si l'on imagine les humanistes se réunir sur un chantier, on ne peut dépasser la date de 1437, date à laquelle débutent les travaux de San Marco. C'est donc que le plus grand et le plus prestigieux cénacle de l'humanisme florentin, la Medicea pubblica, n'a pu en aucune façon servir de cadre aux recherches perspectives. Il reste à envisager le rôle éventuel de la Medicea privata, qui existait avant la précédente. Celle-ci se constitue au début du XV siècle, sous le règne de Cosimo de' Medici. En 1416, Poggio Bracciolini découvre un Quintilien en Suisse. En 1422, Giovanni Aurispa achète à Constantinople des œuvres de Sophocle, d'Eschyle et d'Apollonius de Rhodes, qui tomberont entre les mains de Niccolò Niccoli avant d'être transférées à la collection des Medici. Au cours de nombreux voyages à l'étranger, Cosimo acquiert des livres anciens. Mais c'est le legs testamentaire de Niccoli (1437), qui accrut le plus les collections de la Medicea privata : Cosimo récupère alors quelque 200 ouvrages qui sont détournés de la bibliothèque de San Marco, probablement parce qu'ils sont les plus rares et les plus précieux. La consorteria détiendra alors la plus grande collection de livres de Florence, qui n'aura cesse de s'accroître ultérieurement, sous les règnes de Piero et de Lorenzo de' Medici, débusquant et achetant les manuscrits d'une façon plus systématique. Mais ce systématisme est une caractéristique de la fin du XV siècle, il ne peut pas caractériser la politique d'achat des collections avant la mort de Cosimo († 1464). Cette bibliothèque a-t-elle été fréquentée par des perspectivistes comme Brunelleschi, Ghiberti ou Alberti ? On peut probablement répondre oui pour Alberti, qui semble intégrer mieux que ses pairs le cercle des humanistes. Antal soutient la même idée, en ce qui concerne le rival de Brunelleschi : « Ghiberti, familier du cercle de Cosimo de' Medici, et de Niccolò Niccoli, dont il fréquenta certainement les bibliothèques, entreprit de rédiger un véritable ouvrage scientifique, les Commentarii, visant à exposer les bases théoriques de l'art » (Antal, 1991, 319). Vérifiez,
autant que se peut, ces deux conjectures. Ne pouvant pas identifier la présence des hommes, vous chercherez les manuscrits touchant de près ou de loin à l'optique qui auraient pu attirer leur attention et éveiller leur intérêt. Car une chose est de faire l'hypothèse d'accointances entre humanistes et artistes ; une autre de supposer un lien effectif entre eux. La meilleure façon de montrer l'existence de cette connexion est d'en avancer le mobile. Jaugez donc le profil de ces bibliothèques à partir des travaux de Pintor (1960) sur la bibliothèque des Medici. L'histoire nous a en effet conservé un Inventario di tutte le cose trouate in casa digiovanni de' Medici questo di... di marzo mccccxvij, inventaire dressé au mois de mars 1418 après que Brunelleschi eut fait ses expériences. C'est donc un sondage à même de rendre compte de l'état des connaissances scientifiques de cette époque. Dans cette bibliothèque, on trouve une grande profusion d'ouvrages de César, Valère Maxime, Saluste, Sueton... mais un seul livre à caractère scientifique, et qui ne concerne pas les questions d'optique, puisqu'il s'agit du : Arsitotiles de celœt mundo et alia sua opera in uno uolumine (Pintor, 1960, 197-199). Quant à l'inventaire ultérieur des livres de Giovanni et de Piero di Cosimo, toujours transmis par Pintor (1960), il ne contient rien qui puisse nous laisser entendre que la Medicea privata ait joué un rôle dans la diffusion des traités de perspective antérieurs au XV siècle, ce qui s'applique aussi, de facto, à la partie des collections de Niccolò Niccoli absorbées en 1444. On trouve cependant aujourd'hui à la Laurenziana, ici et là, des traités de perspective. Ils proviennent en général d'autres fonds florentins, et doivent être rejetés en raison d'une datation postérieure au début du Quattrocento. Ainsi du Magliabecchiano VIII 1492 (xxv 4 bis), dont le fasc. 9 comprend l'Heliodori opticorum capita, mais qui doit être daté du milieu du XVI siècle parce qu'il contient une oraison à Charles V du cardinal Alexandre Farnesius. Ainsi de cet anonyme du XV siècle, Della Prospettiva (BibI. Ricardiana, 2110, f° 1-45), attribué à Alberti au XIX siècle, puis au géomètre Paolo Toscanelli, sur lequel nous reviendrons dans un instant. La présence de ces manuscrits ne peut expliquer rétroactivement les similitudes que nous avons constatées au chapitre 4. Si ces bibliothèques n'ont pas servi nos perspectivistes, c'est en définitive pour plusieurs raisons combinées : 1 / Les bibliothèques humanistes se constituent trop tardivement, et, au début du Quattrocento, la collecte massive des manuscrits n'a pas encore commencé ; 2 / Dans les premières années du 1. Le chiffre MCCCCXVIJ se lit bien 1417, mais l'année florentine commençait alors le 25 mars et non pas au mois de janvier comme elle le fait aujourd'hui, d'où la lecture 1418.
XV siècle, les bibliothèques contiennent bien des ouvrages d'Aristote, d'Avicenne ou de Vitruve, ainsi que certains opuscules scientifiques du Moyen Age (Miscellanea discritti scientifici . sec. xiij), mais n'abordent jamais les questions d'optique. Il manque donc le mobile essentiel pour que les perspectivistes aient fréquenté ces bibliothèques, et pour que la connexion humanisme-perspective devienne intelligible. Les conjectures de Krautheimer (1970) et Antal (1991) sont inutiles. Les grands humanistes que furent Niccolὸ Niccoli, Poggio Bracciolini, Ambrogio Traversari... possédèrent-ils alors des livres de perspective ? Rien n'est moins sûr. Leurs bibliothèques ne sont-elles pas plutôt, pour en dégager l'idéaltype à partir des auteurs les plus souvent mentionnés dans les inventaires —Cicéron, Sénèque, Marc Aurèle, Salluste... —des « bibliothèques stoïciennes » ? Des bibliothèques dont les textes mettent surtout l'accent sur l'action pratique et la digne conduite de l'honnête homme. Peut-on, de cela, conclure que les humanistes ne contribuèrent aucunement au développement de la perspective ? On pourrait, dans un premier temps, être tenté de répondre de la sorte. En vérité, Coluccio Salutati, dans son De nobilitate, rejette l'abstraction logique et les études scientifiques en général, au point de dénoncer la totale « inutilité des mathématiciens» [ vanitatem Ullman (1963, 258), en examinant les livres ayant appartenu à Salutati, a remarqué que « parmi ses manuscrits, il y a bien des traités médiévaux... mais leurs marges ne montrent aucune trace de sa main annotant sans relâche [les autres traités] » (1963, 258). Pourquoi une telle défiance vis-à-vis des sciences médiévales ? La gestion de la cité, qui demande un engagement rapide et volontaire, ne s'accommode guère de spéculations, qu'elles soient de nature théologique ou scientifique. Qui plus est, l'action politique repose sur le « libre arbitre », notion à mille lieux du déterminisme des sciences médiévales. Et c'est pourquoi, lorsque Sabbadini fait la synthèse de son étude des bibliothèques humanistes —dont celle de San Marco —il dit : « Une grande place est faite aux textes bibliques, à la théologie et à la philosophie ; peu aux mathématiques (au sens large du quadrivium » (1967, 200). Une lecture plus fine devrait cependant pondérer cette « étanchéité » de l'humanisme et de la science. Car, des humanistes versés dans les 1. Il r e s t e r a i t à s o u l i g n e r , c o m m e l'a fait H a n s B a r o n , q u e « ce s t o ï c i s m e t a r d i f f u t s o u v e n t t r è s d i f f é r e n t d a n s sa n a t u r e d u s t o ï c i s m e s e m i - m é d i é v a l d u T r e c e n t o , irrigué p a r u n sol f r a n c i s c a i n » (1938, 35). C e r t a i n s h u m a n i s t e s a l l è r e n t j u s q u ' à i n v e n t e r u n « s t o ï c i s m e c a p i t a l i s t e », e n r a j o u t a n t a u x s o u r c e s e s s e n t i e l l e s l' Œconomicus de T h é o p h r a s t e , l' Œconomicus de X é n o p h o n e t l'Éthique à Nicomaque, d a n s laquelle le r e g a r d se p o r t a s u r le p a s s a g e : Denique a d res agendas multis est opus et quanto maiores et prœclariores sint tanto magis ( X , 8).
mathématiques, vous en connaissez déjà deux : Paolo dal Pozzo Toscanelli et Gianozzo Manetti. Il reste à déterminer leur rôle effectif auprès des artisans de la perspective.
3) La fréquentation des humanistes Reprenons l'écheveau où nous l'avons laissé : à la thèse de Krautheimer qui dit : « Nous savons que Ghiberti était en contact avec Niccoli et son cercle d'humanistes ; c'est seulement dans leurs bibliothèques qu'il peut avoir trouvé et travaillé sur les écrits des Anciens, et eux seulement peuvent l'avoir aidé quand ses compétences linguistiques, philologiques et archéologiques venaient à lui faire défaut» (1970, 311). Ou à la thèse d'Antal, qui fait de Ghiberti « un familier du cercle de Cosimo de' Medici et de Niccolò Niccoli» (1991, 319). Les humanistes, et notamment ceux d'entre eux qui étaient versés dans les mathématiques, comme Gianozzo Manetti ou Paolo dal Pozzo Toscanelli, ont-ils abordé les questions de perspective avant que Brunelleschi ne s'en occupe, et ont-ils pu lui faire profiter de leurs connaissances ? Tel est, en tout cas, le prolongement habituel de la thèse selon laquelle Biagio Pelacani serait le « chaînon manquant » entre perspectiva communis du Moyen Age et perspectiva artificialis de la Renaissance. Alessio (1961, 504) - s'inspirant sans doute des deux notices biographiques de Garin (1957 et 1958) —soutient que Toscanelli, ayant copié les Quœstiones perspectives de Pelacani, aurait aidé Brunelleschi au retour de Padoue. Klein suit cette lecture et explique ainsi la naissance de la perspective : « Vers 1420, en Italie, la rencontre d'un "artisan supérieur", d'un savant et d'un humaniste fit naître de l'optique savante et des traditions de métier la "perspective pratique" ou l'art de représenter les choses» (1961, 16). Pourtant, cette « rencontre » de Brunelleschi, de Toscanelli et d'Alberti dont parle Klein recouvre des éléments très hétérogènes. Les apports respectifs de Brunelleschi (1413) et d'Alberti (1435) sont séparés par une vingtaine d'années, et sont de nature extrêmement différente. On peut admettre un rapport d'amitié entre Toscanelli et Alberti sur la base de deux éléments : 1 / C'est à lui que Leonbattista dédicace ses Intercœnales ; 2 / Bellanti témoigne de ce rapport : Baptista Albertus Florentinus, Pauli familiarissimus... ( astrologica veritate, 1498). Mais qu'en est-il des rapports entre Toscanelli et Brunelleschi ? Dans un article ultérieur, Klein (1963, 580) n'hésite pas à faire de Toscanelli le « conseiller scientifique » de Brunelleschi. Plusieurs raisons récusent cette idée.
La première est une raison d'ordre biographique. Il n'est pas sûr que Paolo dal Pozzo Toscanelli (1397-1482) — que l'on connaît surtout comme médecin et géographe —ait nourri l'expérience de Brunelleschi. L'hypothèse soulève en effet de réelles difficultés. Premièrement, le rôle supposé de Toscanelli se fonde sur un passage des Vite de Vasari : « Il se trouve que maître Paolo dal Pozzo Toscanelli revint de l'Université, et un soir, dînant dans un jardin avec certains de ses amis, ils invitèrent Filippo pour lui faire honneur. Celui-là, l'ayant écouté discuter de mathématique, devint si immédiatement familier qu'il apprit la géométrie de lui. Et quoique Filippo ne fut pas un lettré, il justifiait si bien les choses avec le naturel de la pratique et de l'expérience, que bien des fois il le confondait » (Vite : « Brunelleschi »). De cet étonnant passage, Garin (1957) déduit une « féconde collaboration entre hommes de science et artistes », celle —précisément —qui devait conduire à la naissance de la perspective. Bien que l'on doive toujours douter un peu des histoires de Vasari, deux éléments ne sont pas sujets à caution : 1 / la scène se déroule en 1424-1425, au retour de Toscanelli à Florence ; 2 / Brunelleschi est alors assez connu pour être invité à la table d'un homme de science. Comparez le statut de Brunelleschi et de Toscanelli à cette date. Filippo a 48 ans, on connaît de lui le portique de l'Ospedale degli Innocenti (1420), et les Florentins savent qu'il travaille au Duomo depuis 1417. D'autre part, comme l'a fait observer Vagnetti (1980, 305), Domenico da Prato parle de Brunelleschi comme d ' u n ingegnoso dans une lettre adressée à Alessandro Rondinelli le 10 août 1413. Toscanelli a 28 ans, et vient d'achever ses études de médecine. Comment penser, dans ces conditions, que Toscanelli contribua aux recherches perspectives de Brunelleschi, alors qu'en 1425 Donatello et Masaccio font déjà des représentations selon les règles de la perspective linéaire ? La lettre de Domenico da Prato est une preuve consistante de ce que l'expérience de Brunelleschi est très certainement antérieure à 1413, or, rien dans le témoignage de Vasari, n'indique un rapport entre les deux hommes avant la rencontre de 1424. On doit donc douter de ce que Paolo ait été un conseiller de Brunelleschi. Et l'on peut même lire dans cette collaboration supposée la raison expliquant que l'on ait longtemps retardé la date de l'expérience de Brunelleschi à 1425. N'était-ce pas le plus sûr moyen de faire jouer les connaissances 1. Avvennequetornὸdastudio maestroPaulo dalPozzo Toscanellieunasera trovandosiin un ortoa cenaconcerti suoiamici,perfarli onoreinvitarono Filippo, il quale uditolo ragionare del'arti matematicheprese talfamiliarità consecocheegliimparὸlageometriada lui. E sebeneFilippo nonavevalettere,gli rendevasi ragionedellecosecon il naturale dellapratica esperienza, chemoite volte lo confondeva.
optiques de Toscanelli ? Kemp (1978) a remarqué quant à lui que l'hypothèse du rôle de Toscanelli repose sur une série de présomptions discutables : 1 / Brunelleschi invente la perspective après le retour de Toscanelli ; 2 / Filippo et Paolo deviennent des collaborateurs ; 3 / Paolo Toscanelli déchiffre correctement la méthode de projection de Ptolémée (pratiquement incompréhensible) ; 4 / Il conçoit qu'elle peut s'appliquer à la représentation picturale. Plus centré sur l'analyse des contenus, Kemp conclut : « Cette pile de possibilités et d'invraisemblances est dangereusement instable » (1978, 148). La deuxième raison est un argument d'ordre chronologique. On suppose que Toscanelli contribua à l'expérience de Brunelleschi, en rapportant de Padoue une copie des Quœstiones perspective de Pelacani. Or, Toscanelli étudia la médecine à Padoue de 1417 à 1424 (Garin, 1957). La seule façon d'accorder un rôle à Toscanelli dans le développement de la perspective serait donc d'antidater son retour, et d'avancer ainsi l'apparition du traité de son maître à Florence. Est-ce possible ? Faites l'inventaire des bibliothèques, et voyez les copies du traité de Biagio Pelacani da Parma. Il en existe deux à la Biblioteca Laurenziana de Florence, qui possède à la fois le Pluteo XXIX, 18, et l ' 1042. Sont-ils antérieurs ou postérieurs à 1425 ? Le premier a pour explicit : Expliciunt questiones perspectiue magistri Blaxij de Parma expleteper me Bernardum Andree de Florentia die undecima mensis Martij anni 1428... : «Ainsi se terminent les questions de perspective du maître Biagio da Parma, copiées par moi, Bernardo di Andrea de Florence, le onzième jour du mois de mars 1429...» (Pluteo XXIX, 18, fol. 83 r.). Qu'en est-il du second ? L'explicit fait ici défaut, mais une analyse détaillée —inspirée de celle que fit Thorndike (1952, 455) sur deux manuscrits de Pecham —permet de tirer quelques conclusions. Sur un échantillon comparatif de quelques pages, on observe suffisamment de différences stylistiques, pour établir l'antériorité du manuscrit de 1429. Je note ces extraits dans l'ordre : Pluteo | Ashburnham. 1 / Le manuscrit Pluteo est plus exact du point de vue sémantique. Dans le passage où est soutenue la thèse de l'intromission, on trouve : ab obiecto in oculum | ab oculo in oculum (« depuis l'objet dans l'œil » | « depuis l'œil dans l'œil ? »). A propos de la rotondité permanente de l'astre solaire : quia quelibet pars eius eternaliter fuit | quia quelibet pars eius ecternaliter fuit (« parce que chacune de ses parties fut éternellement » | « parce que chacune de ses parties fut sienne extérieurement ? »). A propos de la position relative de l'arc-en-ciel : Et hic notandum sit yridem apparere circa solem sicut halo circam lunam apparet | ... contra solem uti halo contra lunam apparet (« Et de
remarquer que l'arc-en-ciel apparaît autour du soleil, comme le halo apparaît autour de la lune » | « et de remarquer que l'arc-en-ciel apparaît en face du soleil, comme le halo apparaît en face de la lune ? »). A propos des dimensions de l'arc-en-ciel : Patet quia eius ecliptica est orizon | Patet quia eis ecliptica est orizon (« Cela est démontré parce que son écliptique est l'horizon » | « Cela est démontré parce que l'horizon est à ses écliptiques ? »). A propos de la propagation instantanée de la lumière, que Biagio tente de démontrer : Arguitur primo quod uisio causetur in instanti | Arguitur primo quod uisio causetur in oculo... (« Il est démontré, en premier, que la vision est causée instantanément » | « Il est démontré, en premier, que la vision est causée dans l'œil ? »). Toutes ces altérations montrent que le copiste de l'Ashburnham n'a compris que très partiellement l'objet des démonstrations de Pelacani, et que l'introduction de contresens dans son manuscrit, est due à un manque de culture scientifique. 2 / Le copiste de l'Ashburnham a souvent substitué à l'indicatif un subjonctif (à valeur de conditionnel, c'est-à-dire de « présent irréel »). On repère ainsi les temps : concurrunt | concurrerunt ; uidentur | uiderentur ; causatur | causetur. Les deux formes étant admissibles, on ne peut rien conclure directement de cette altération, sinon en comparant les copies florentines avec le codex de Vienne (Nationalbibliothek, Cod. lat. 5447). Pour une forme au moins (uidentur | uiderentur), le Pluteo est mieux en accord avec le manuscrit viennois. La copie de l'Ashburnham est donc déficiente sur ce point. 3 / La forme de l'Ashburnham est plus « classicisante ». On rencontre moins de graphies médiévales, lesquelles ont été effacées et corrigées selon les canons de l'écriture humanistique. Voyez par exemple :paxive | passive ; corolarium | corellarium ; zenit | Zenith ; apprendit | apprehendit ;yridem | iridem ; emispera | hemisphera... Par ailleurs, et contrairement à ce qu'avait pu observer Thorndike (1952) sur les manuscrits de Pecham, l'ordre des mots n'a pas été changé de manière à positionner, comme le latin classique l'exige, les verbes en fin de phrase. En revanche, la forme de la démonstration scolastique est légèrement altérée. On peut observer les changements : E t arguitur primo quod | Et articulatur primo quod... (« En premier, il est démontré que... » | « En premier, on distingue que... ») ; Secundum argumentum | Secundum articulum... (« 2 argument... » | « 2 section... »). Ces formes sont certes équivalentes du point de vue sémantique, mais le Pluteo est plus en accord avec le manuscrit de Vienne que ne l'est la seconde copie.
En rassemblant les fils, on conclura que la copie de l'Ashburnham introduit de graves contresens dans le traité, est moins en accord avec le manuscrit de Vienne, a une forme plus classicisante que médiévale. De ces éléments, on déduira avec de bonnes probabilités que le texte de l'Ashburnham 1042 est postérieur à 1429 ― et qu'il n'est sans doute qu'une simple copie du Pluteo XXIX, 18. Il existe donc bien, à Florence, des exemplaires des Quœstiones super perspectivam de Biagio Pelacani, probablement rapportées par Paolo Toscanelli, comme l'accordent les historiens, mais rien ne permet de dire qu'elles y furent étudiées avant l'année 1429. Il serait donc pour le moins hasardeux d'avancer que Brunelleschi en prit connaissance pour mettre au point son expérience de 1413. Conclusion : l'origine de la perspective n'est pas contenue dans le traité de Biagio Pelacani mais dans les traités de perspective connus avant l'expérience de Brunelleschi : ce qui a pour effet immédiat d'amenuiser la fonction de « chaînon manquant » prêtée à Biagio Pelacani, ainsi que le rôle de « conseiller scientifique » accordé à Paolo dal Pozzo Toscanelli. Ces deux raisons —biographique et chronologique —sont en contradiction avec la thèse si souvent soutenue d'une accointance des artistes avec les milieux humanistes de la Renaissance. De sorte que l'on ne peut raisonnablement pas conclure à une influence directe des humanistes sur le développement de la perspective. Tentez alors de montrer que les liens étaient plus étroits entre les artistes eux-mêmes qu'entre les artistes et les humanistes. La première observation à laquelle vous pourriez procéder porte sur la dédicace de l'édition italienne du traité d'Alberti. Voyez : « Mais puisque j'ai été isolé de cette patrie décorée plus que toute autre, par le long exil dans lequel nous, les Alberti, avons vieilli, j'ai emprunté à beaucoup. Mais c'est surtout à toi Filippo [Brunelleschi] et à notre bon ami Donato le sculpteur [Donatello], et aussi à Nencio [Ghiberti], Luca [della Robbia] et Masaccio qui ont chacun une œuvre estimée, que je dois le génie de ne rejeter personne qui soit devenu antique et fameux dans ces arts » (Della pittura, fol. 120 r.). Et Alberti de citer à nouveau Pipo architecto et le nostro Donato... Cette dédicace n'est pas sans éclairer notre problème. Alberti cite tous les hommes qui se sont illustrés avant lui dans cet art de la perspective, tous ceux chez qui il a puisé son savoir. Si Alberti avait tiré 1. Mapoi che io dal lungo exilio in quale siamo noi Alberti invecchiati quifui in questa nostra sopra l'altre ornatissimapatria riducto chompresi in molti maprima in te Filippo et in quel nostro amicissimo Donato sculptoreet in quellialtri NencioetLuca etMasaccio esserea ognilodata cosa ingegnioda nonpostporliacqualsi sia stato anticho etfamoso in questi arti (Dellapittura, fol. 120 r.).
parti d'un conseil des humanistes, n'aurait-il pas dû les remercier (montrant, du coup, qu'il appartenait à l'élite intellectuelle florentine) ? Relisez la dédicace : elle ne contient pas la moindre allusion à un conseiller humaniste. Ouvrez alors les Commentarii de Ghiberti : pas la moindre allusion non plus. Un autre élément confirme l'existence de liens plus étroits entre peintres, sculpteurs et architectes qu'entre artistes et humanistes. En 1401-1402, lorsque Ghiberti gagne le concours des portes de bronze de San Giovanni, Brunelleschi, en dépit d'avoir été évincé, devient son assistant comme l'assure un codex Magliabecchiano. Malgré leur défaite, donc, Brunelleschi et aussi Michelozzo, Donatello, Luca della Robbia ne purent s'empêcher de travailler à ces portes (Krautheimer, 1970). Une autre confirmation provient de la biographie de Donatello, transmise par Vasari. Celui-ci reçut commande d'un crucifix pour l'église de Santa Croce. Un jour, Donatello le pria de venir chez lui voir l'œuvre qu'il était en train d'achever. Brunelleschi passa chez lui, mais trouva le corps du Christ si raide qu'il ne put s'empêcher de faire un second Christ aux lignes plus fluides, de manière à montrer à Donato quelle était la vraie nature de son art... Il y a de la proximité dans ces rapports, c'est certain. Mais il y a aussi beaucoup d'émulation. Ainsi se déconstruit la conjecture séduisante d'une connexion entre l'art perspectif et l'humanisme. Vous tenterez maintenant d'expliquer pourquoi les artistes n'ont pas été conviés dans le cercle des lettrés. Autrement dit, pourquoi ces contemporains se sont peu fréquentés. La raison canonique pour que des hommes ne se fréquentent pas repose souvent sur une différence de statut économique ou de prestige, toujours sur l'existence de sous-cultures distinctes. Comme nous le verrons au chapitre 6, la peinture et la sculpture du Trecento et du Quattrocento restèrent des disciplines artisanales, les contrats faisant état, dans les moindres détails, d'un cahier des charges contraignant. Par ailleurs, Hauser (1955) et Antal (1991) ont bien vu que c'est essentiellement par la rédaction de traités théoriques que nos « artistes » se sont, peu à peu, fait admettre comme membres des Arti Liberali. La flèche de la causalité va donc des traités de perspective au statut social, non l'inverse. De fait, on peut dire qu'avant les années 1413 ou 1435 les peintres, les sculpteurs et les architectes restèrent attachés à l'image d'artisans formés à l'atelier, dépendant des Arti Mechanichi, alors que les humanistes, pour leur part, avaient reçu leur formation à l'université et appartenaient aux Arti Liberali. Cette différence de statut social suffit à expliquer pourquoi les humanistes n'ont pas noué des rapports très étroits avec les artistes. Ils ne les tenaient pas toujours en haute estime, car beaucoup nourrissaient un
préjugé à l'encontre des hommes qui travaillaient de leurs mains (Burke, 1991). Cette différence de prestige social est aussi à l'origine d'une différence de statut économique. Car, si les honoraires des artistes sont médiocres, il n'en va pas de même des humanistes qui furent les ardents partisans de l'enrichissement. Leonardo Bruni, l'élève de Salutati, est connu pour un commentaire : Prefacio in libros economicorum Aristotelis, qui défend clairement la richesse comme le seul moyen d'être vertueux, puisque l'argent, les possessions et les biens sont les conditions nécessaires de la libéralité, de la justice et de la magnificence. Quant au Della vita civile de Matteo Palmieri (1430), il s'agit d'une adaptation de Cicéron très en faveur des beni e ricchezze. Et c'est probablement par ses accointances avec Leonardo Bruni et Gianozzo Manetti que le secrétaire pontifical Lapo da Castiglionchio décrit la Curie romaine comme l'endroit où existent d'« innombrables opportunités de profit» (Baron, 1938, 29). Rien d'étonnant, alors, à ce que ces humanistes aient eux-mêmes perçu d'importants salaires. Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Carlo Marsupini qui exercèrent tous la fonction de chancelier de Florence, étaient riches. De même que Gianozzo Manetti, lequel fit carrière de magistrat et de diplomate (Burke, 1991, 96). Pour estimer numériquement cette différence, comparez par exemple les salaires de Brunelleschi et de Ghiberti —100 et 200 florins annuels —avec ceux des humanistes et des lettrés —entre 500 et 2 000 florins annuels (Hauser, 1955, 344). Humanistes et artistes n'appartiennent pas au même monde. Mais il y a une troisième raison, qui repose cette fois sur le type même de rapport qui existait entre les humanistes et les artistes. Ce rapport, c'est la contrainte. Burke fait état de ce qu'en 1424 l'Arte Calimala demanda à Leonardo Bruni d'établir le programme —autrement dit le cahier des charges - des portes du Paradis du baptistère San Giovanni ; de même du poète Annibale Caro, qui fut chargé de programmer la décoration du palais Farnese ; de même encore de Guarino da Verona ou de Pellegrino Prisciani ; et, plus tard dans le siècle, de Politiano ou de Marsilo Ficino. Burke dit à propos de cette fonction : « Il était, en d'autre termes, conseiller humaniste, intermédiaire intellectuel entre le mécène et l'artiste » (1991, 131-132). Mais cette fonction de « conseil » est loin de correspondre à l'image d'une bienveillante sympathie à l'égard des peintres. Des artisans vivant médiocrement, peu estimés parce qu'ils font un travail manuel, reçoivent des ordres de la part d'humanistes qui leur font entendre la raison du mécène : telle fut plutôt la réalité des échanges... Les artistes pouvaient-ils alors raisonnablement devenir les compagnons de
route des humanistes, et pénétrer leurs cénacles ? Que les humanistes aient été des médiateurs entre artistes et mécènes, c'est certain. Mais on ne peut en aucun cas extrapoler cette fonction de médiateur, au point de faire des humanistes les complices de la mobilité ascendante des peintres. Cela est peu vraisemblable, tant au regard du prestige que du statut économique. Les humanistes lettrés, bien conscients de leurs privilèges, n'avaient aucun intérêt à les partager avec des mécaniciens sans éducation qui gagnaient 5 à 10 fois moins qu'eux. Et c'est en négligeant la nature de ces rapports sociaux que Klein peut conclure : « Les services des humanistes comme médiateurs, vulgarisateurs, amis des uns et des autres sont, dans ce contexte, inappréciables» (1961, 11). Ces amitiés-là durent être rarissimes, et même si les humanistes avaient eu des traités de perspective, ils n'en auraient que très exceptionnellement partagé les secrets avec ces hommes qui ne faisaient pas partie de l'élite. Voilà pourquoi, me semble-t-il, il convient d'écarter le rôle des humanistes dans la transmission et l'explication des traités auprès des artistes qui mirent au point ou développèrent l'usage de la perspective. Conclusion : l'humanisme est en rapport avec la diffusion de la perspective : les cercles humanistes ont en effet aidé à propager la « découverte » auprès des mécènes, et les ont incité à passer commande de perspectives. Mais l'humanisme n'est pas le facteur explicatif de l' invention de ce système de représentation. Les relations d'amitié entre artistes et humanistes sont nées bien après, de ce que les artistes ont su montrer leur capacité à se faire admettre au sein des Arts libéraux, précisément en rédigeant des traités, comme Ghiberti, Alberti ou Piero della Francesca. L'hypothèse humaniste est donc ici un piège : toute société se présente sous la forme d'une « stratification historique », et au XV siècle l'humanisme ne dirige pas toute la vie intellectuelle italienne. Y a-t-il un sens à qualifier la société actuelle de « post-moderne » ? Peut-être, mais je doute que le paysan qui va aux champs, comme il le faisait il y a vingt ans, accepte facilement cette étiquette. Nous vivons, par ailleurs, sur les bases d'une Constitution qui date de 1958 ; nous parlons un français qui est un bas latin très altéré ; et nous organisons notre temps en semaines de sept jours qui ont été inventées par les Mésopotamiens, il y a de cela 5000 ans. Ce sont ces effets de stratification qui empêchent de lire la « post-modernité » comme une entité régissant la société contemporaine, car cette contemporanéité ne touche que quelques segments et que quelques aspects de la vie sociale. De même, il serait fort imprudent de plier toutes les manifestations du XV siècle à l' « humanisme ».
LES FRANCISCAINS
La principale critique qui pourrait être formulée à l'encontre du facteur explicatif de l'humanisme est de rester trop attaché à un contexte historique. Si l' « humanisme » ou la « Renaissance » étaient des notions consistantes — c'est-à-dire des notions qui ne sont pas passibles d'une formulation logique (A, ¬ A), aucun chercheur ne se serait donné la peine d'en faire les instruments d'une périodisation historique, contrainte de parer la critique des médiévistes en reconnaissant l'humanisme naissant de Dante, Petrarca ou Boccaccio. En définitive, donc, l'humanisme est une notion élargie en amont, mais qui reste déterminée par les attitudes du Quattrocento et du Cinquecento. Or, si Alberti ne cite que des artistes dans sa dédicace du Della pittura, c'est peut-être parce que la perspective est née et s'est transmise dans un milieu artistique, plutôt que de résulter d'une conjonction — ou d'une cross-fertilisation, dirait Sorokin (1947) —entre le savoir-faire technique des ateliers et les connaissances scientifiques des humanistes. Le seul fait que Giotto et les giottesques aient pu, à une date bien antérieure, utiliser des représentations spatiales binoculaires et des techniques de raccourci correctes du point de vue mathématique, incite à rechercher un facteur explicatif ayant un profil transhistorique, ou une classe d'agents continue entre perspective médiévale et perspective renaissante. Une chose est frappante lorsqu'on rapproche tous les éléments du dossier : c'est qu'il ne faut pas chercher très loin pour formuler une hypothèse satisfaisant à ces critères. Des organisations puissantes qui traversent le temps du XIII au XV siècle, et qui se trouvent liées au développement de la perspective, il en existe au moins une : l'ordre franciscain. Voyez comment fonctionne ce réseau et comment il se connecte à la perspective. 1) L'organisation franciscaine Les ordres mendiants —qui n'étaient que deux au début du XIII siècle, celui de saint François et celui de Dominique d'Osma —furent créés dans un contexte particulier où la chrétienté était assaillie par une vague de sectes et d'hérésies. Sans cet afflux de Joachimites, de Frères du Libre Esprit, de Cathares en Italie et en Languedoc, de Vaudois en Dauphiné,
de Beghards et Béguines en Rhénanie, d ' en Italie du Nord, les frères n'auraient probablement pas eu de raison d'être. Les ordres mendiants furent directement placés sous l'autorité du Saint-Siège, échappant ainsi à l'organisation territoriale de l'Église. Un des buts que s'était fixé Innocent III durant son pontificat était d'exercer un contrôle plus direct sur toute la chrétienté. Innocent III comprit l'intérêt qu'il y avait à appuyer la création de ces ordres « itinérants », seuls capables de ressouder les liens distendus de l'Église d'Occident. Comme le dit Knowles : « Ainsi la papauté eut à sa disposition un nouveau type de milice qu'elle pouvait utiliser comme elle n'avait jamais pu utiliser les moines, les chanoines, ou le clergé séculier dans son ensemble» (1968, 410). Le pape approuve la première Règle de l'ordre franciscain en 1221, puis renouvelle son approbation de la Règle définitive en 1223, laquelle constitue une variante assouplie de la première. Au début, saint François ne comptait pas donner à son mouvement de fidèles une organisation précise. Les liens qui unissaient le Povere/lo à ses disciples tombaient sous le type du « pouvoir charismatique », tel que le définit Max Weber. Mais tant l'ampleur prise par le mouvement que l'adjonction des objectifs spécifiques du Saint-Siège contribuèrent à transformer cette fraternité charismatique en une organisation très clairement hiérarchisée. Si l'on tente de définir cette organisation en partant de la base, on distinguera trois branches et de trois à cinq niveaux. Tout d'abord le Franciscain peut être un homme ou une femme. Cela vous donne les deux ordres : le premier est celui des Franciscains proprement dits ; le second, celui des Clarisses. Il faut leur ajouter les Tertiaires, fraternité ou tiers ordre de laïcs qui participent aux activités religieuses, tout en conservant leur activité quotidienne dans la cité. En ce qui concerne les niveaux, maintenant, tout frère est rattaché à une maison de 30 à 80 compagnons. Un « père gardien » dirige lafamilia. Les décisions d'intérêt commun sont prises par la familia lors d'un chapitre ordinaire (quotidien au XIII siècle, hebdomadaire à partir du XIV siècle). Ces maisons locales dépendent d'une province dirigée par un « ministre ». A ce niveau, les décisions collectives sont prises lors de chapitres provinciaux. Viennent ensuite deux niveaux qui ont été ajoutés par la Règle de 1223, pour faciliter l'intégration des nombreuses maisons en une seule province : il s'agit des sous-niveaux de la « circarie » et de la « custodie », qui n'exercent pas de pouvoir indépendant. Enfin, toutes les provinces dépendent de l'ordre, gouverné par le « ministre général », lequel nomme un procurator à la Curie romaine pour faciliter les relations avec la papauté. Les décisions de plus haut niveau sont prises lors des chapitres généraux, qui
tiennent séance tous les trois ans, et qui ont notamment pour fonction d'élire le ministre général depuis la mort de saint François († 1226). Les chapitres sont préparés par des « définiteurs » qui planifient l'objet des courtes sessions, qui s'étalent sur moins d'une semaine (Le Bras, 1964 ; Knowles, 1968). Niveau
Responsable
Instance de décision
Ordre Custodie Circarie Province Maison
Ministre général — — Ministre provincial Père-gardien
Chapitre général — — Chapitre provincial Chapitre ordinaire
Il y avait 11 provinces franciscaines en 1217. Ce chiffre atteindra 34 provinces, réparties à travers toute l'Europe, en 1272. En ce qui concerne les relations entre maisons, custodies et provinces italiennes, on peut prendre l'exemple des maisons d'Acquaperdente, de Bolsena ou de Montefiascone, qui dépendent de la custodie d'Orvieto. Ou de la custodia de Sienne, qui dépend de Florence, capo provincia au même titre qu'Assise et Rome (Pellegrini, 1982, 54). L'organisation de l'ordre transparaît également dans l'organisation des études. Chaque maison dispense un enseignement élémentaire. Les meilleurs étudiants sont envoyés dans les maisons provinciales (situées, en général, dans des villes de moyenne importance) dont les studia particularia délivrent un enseignement de théologie ordinaire. Les plus brillants d'entre eux seront envoyés dans les studia generalia des villes universitaires, dont les plus réputés étaient Oxford, Paris ou Bologne. Tel était aussi le cas de Florence. L'état des écoles, présenté au chapitre général de 1467, montre que le studium generale de Santa Croce est encore parmi les quatre plus actifs d'Italie (Assise, Rome, Florence, Pise). Dans la deuxième moitié du XV siècle, le studium florentin accueille des étudiants provenant de 19 provinces différentes (Sessevalle, 1935, 422). Toute organisation engendre son lot de remises en question du « territoire » nouvellement occupé. Ces nécessaires réajustements se traduisent par des oppositions, et ce fut aussi le cas des Franciscains. Mis à part le conflit entre Conventuels et Spirituels, qui concerne la question du vœu de pauvreté, et dont vous prendrez connaissance au chapitre 6, il exista de nombreux plans de rupture, suivant, en règle générale, les frontières des organisations en place. Les ordres mendiants ayant été approuvés comme structures indépendantes, les premiers conflits devaient appa-
raître entre le clergé sédentaire et les ordres itinérants. Les frères prenaient la liberté de prêcher et de confesser où bon leur semblait, y compris dans les églises. Le clergé perçut cette attitude comme une menace et en référa au Saint-Siège qui se trouva embarrassé de cette protestation. Rome ne cessa pas de prendre des positions contradictoires. Dans la bulle E t si animarum (1254), le pape Innocent IV décide de restreindre le droit d'accès des frères aux églises. Alexandre IV annule cette bulle. Martin IV émet Ad fructum uberes (1281), qui confirme le privilège des frères de prêcher partout et sans autorisation. Boniface VIII tranche la question en sens opposé dans la bulle Super cathedram (1300), à partir de laquelle les frères sont obligés de demander l'autorisation du prêtre avant d'exercer dans une paroisse (Knowles, 1968, 419). Le plan de rupture passe aussi entre les ordres. La forte émulation qui existe entre eux tourne parfois aux disputes. C'est là chose fréquente entre tous les ordres, surtout lorsqu'ils occupent des territoires voisins. En ce qui concerne les Franciscains, les documents gardent trace de violentes attaques de la part des Clunisiens, allant jusqu'aux coups et blessures, pillages et incendies. Les Frères Mineurs eurent également quelques altercations avec les Carmes. Mais les rivalités furent plus fortes encore avec les Dominicains, l'ordre rival par excellence des Frères Mineurs. Ce n'est pas tant la contestation des stigmates de saint François, qu'un motif philosophique et théologique, qui explique la dégradation des rapports entre les deux ordres. Les Franciscains furent en effet, dans leur grande majorité, attachés à la lecture de saint Augustin. Et c'est ce mixte de philosophie augustinienne, de néoplatonisme et de philosophie arabe, caractéristique des docteurs franciscains, que l'on nomme l' « augustinisme ». Les Franciscains lui resteront fidèles jusqu'à l'apparition du nominalisme, qui se répand d'ailleurs très rapidement dans les universités européennes, à partir des années 1400. A Oxford, ces influences diverses donnent une synthèse originale, placée sous le signe de la logique et des mathématiques, et dont les œuvres les plus connues sont celles de Roger Bacon, John Pecham, William of Ockham, Thomas Bradwardine ou Robert Holcot... A l'opposé, l'axe de la philosophie pratiquée par les Dominicains est plutôt de tenter une conciliation de la foi chrétienne avec l'œuvre d'Aristote. La contradiction logique qui apparaît entre ces deux systèmes philosophiques, augustinien et aristotélicien, se traduira dans une opposition des Franciscains et des Dominicains, visible en particulier entre le ministre général saint Bonaventure et saint Thomas. C'est l'attaque des thèses aristotéliciennes par les Franciscains du studium parisianus (au nombre desquels l'Oxonien John Pecham, soutenu par Bonaventure), qui mènera
directement aux condamnations de Tempier de 1277. Les tensions entre les ordres n'étaient pas les seules à tirailler les Frères Mineurs. La division de l'ordre en Franciscains, Clarisses et Tertiaires exprimait aussi des divergences de vue. Voilà l'essentiel, le strict nécessaire, de ce qui vous sera maintenant utile pour comprendre la connexion de la perspective à l'ordre franciscain. Celle qui lie un système culturel à ses agents. J'ai déjà avancé la raison qui me pousse à ne pas accorder trop de crédit à la division entre l'optique médiévale et la perspective comme système de représentation. Il existe, en effet, trop de similitudes sémantiques et formelles, pour que l'on puisse faire passer le fil du rasoir entre l'une et l'autre. Mais cette division présente au moins un avantage méthodologique : celui de mieux faire ressortir la continuité qui existe entre l'ordre franciscain et la perspectiva naturalis d'une part, l'ordre franciscain et la perspectiva artificialis d'autre part. Dessiner cette continuité aura pour effet de rassembler les pièces du puzzle autour de la transmission proprement dite.
2) L'optique et les Franciscains Il est surprenant de voir que les représentants les plus éminents de la perspective médiévale évoluèrent presque tous dans la sphère d'influence franciscaine : Robert Grosseteste, Roger Bacon, John Pecham... Seul Witelo, qui s'intéresse à la perspective sur les incitations répétées de Wilhelm de Mœrbeke, est dominicain (et encore, nous verrons que cette appartenance ne le conduit pas au thomisme). Les débuts de la perspective occidentale doivent donc être assignés au studium generale d'Oxford. La chronique de Thomas d'Eccleston nous raconte l'arrivée des frères en Angleterre. Quatre clercs et cinq lais débarquent à Douvres en 1224 pour implanter l'ordre. Parvenus à Oxford, Richard d'Ingworth et Richard de Devon sont accueillis chez les Dominicains, dans le quartier juif, puis louent une petite maison à Robert Mercer, dans le quartier de Saint-Ebbe (en 1224). Les Frères Mineurs resteront dans ce quartier. Mais beaucoup de bacheliers entrent dans l'ordre et, l'été suivant, les frères louent une deuxième maison à Richard the Miller. Ils procèdent ensuite à une série d'extensions du studium en 1229, 1236, 1245... lequel s'étend désormais entre Freren Street et City Wall. C'est là que l'on retrouvera successivement Grosseteste, Bacon et Pecham. Dès leur installation, les Franciscains jouissent d'une grande popularité. Deux facteurs permettent d'en percevoir la raison. Leur simplicité,
tout d'abord : « Les hommes ordinaires du XIII siècle tenaient en haute estime le frère... parce qu'il avait renoncé à tout pour une vie de plus parfaite pureté» (Sever, 1915, 50). Leur conduite, ensuite: une écoute assortie d'une attitude anti-dogmatique, proche de l'expérience. Thomas d'Eccleston raconte que les frères du studium generale d'Oxford étaient de bonne humeur et riaient souvent. Cette popularité leur vaudra en retour de nombreuses faveurs. Comme le fait observer Sever : « Les bienfaiteurs les plus importants et les plus constants des frères étaient, comme on l'avance souvent, les citoyens des villes dans lesquelles ils s'établissaient. Ils recevaient d'eux régulièrement des parcelles de terre et des maisons, comme à Londres, ou Oxford» (1915, 52). A Oxford, le couvent s'agrandit des donations de Robert Oen (1236), Thomas Valeynes (1245), Laurence Wych (1247) et du roi Henri III, qui donna l'autorisation d'abattre les anciens remparts qui séparaient le nouveau couvent de l'ancien. Robert Grosseteste (1168-1253), chancelier de l'Université d'Oxford, ne prit jamais l'habit franciscain, mais il fut, sa vie durant, le protecteur des Frères Mineurs. Il finit d'ailleurs, à la demande du frère Agnello, par cumuler les fonctions qu'il occupait à l'Université avec celles de lecteur au studium franciscain. Robert y enseignera près de douze ans comme premier lecteur en théologie. A partir de 1235, étant nommé évêque de Lincoln, Grosseteste sera contraint de laisser le studium aux mains des ses disciples. Et c'est de bonne grâce qu'il laissera au couvent franciscain tous ses livres, afin que les frères puissent poursuivre l'étude de la théologie et des sciences, dont la perspective. Hormis des travaux de traduction du grec et de l'hébreu, on lui doit des commentaires théologiques et philosophiques, concernant en particulier les œuvres de Denys l'Aréopagite, les Seconds analytiques et la Physique d'Aristote. Celui dont Roger Bacon disait Solus unus sciuit scientias ut Lincolniensis episcopus : « Nul ne connut mieux les sciences que l'évêque de Lincoln », ne rédigea pas que des ouvrages de philosophie générale. Son intérêt pour les sciences physiques est tout à fait manifeste. Notre « Grossum caput » laissera plusieurs manuscrits sur l'astronomie (De sphœra ; De generatione stellarum ; De cometis), la météorologie (De impressionibus aeris) et la physique (De generatione sonorum ; De differentiis localibus ; De natura locorum). Mais Robert est surtout l'auteur de six traités d'optique, qui amorceront décisivement le courant des recherches perspectives à Oxford (Crombie, 1953). Ces traités (De luce seu de inchoationeformarum ; De lineis angulis et figuris seu defractionibus et reflexionibus radiorum ; De motu corporalis et luce ; De iride seu de iride et speculo ; De colore ; De calore solis) couvrent l'ensemble de l'optique au sens strict, de la dioptrique
et de la catoptrique, et examinent les questions qui leur sont traditionnellement liées : la couleur et l'arc-en-ciel. Du point de vue de son ossature philosophique, l'œuvre de Grosseteste est caractéristique de la pensée franciscaine des premiers temps. Il est probablement faux, comme le soutient Bacon, que Robert « néglige entièrement les livres d'Aristote et ses méthodes » [ omnino libros Aristotelis et vias eorum], mais il est clair que ses références à Augustin et à Anselme sont beaucoup plus denses que celles au Stagyrite. Si l'on cherchait à esquisser une unité du système de Grosseteste, on pourrait postuler une filiation entre son astronomie et son optique, dont le trait d'union serait le De calore solis. Roger Bacon (1214-1294) a probablement suivi les leçons de ce proche de Grosseteste que fut Adam de Marsh à l'Université d'Oxford, avant de partir pour Paris. En revanche —et bien qu'on l'ait souvent affirmé —on ne sait pas s'il fut un disciple direct de Grosseteste. Certes, Bacon le cite et loue la qualité de ses travaux, mais Lindberg (1983, xix) a repéré une difficulté chronologique quant à ce rapport de maître à disciple. Robert Grosseteste partit en effet pour Lincoln dès 1235, et Roger, alors étudiant à la Faculté des arts de Paris, ne rentra en Angleterre qu'en 1247. L'influence du maître d'Oxford sur Roger Bacon ne passa donc certainement que par ses écrits. On ne sait pas avec exactitude quand Bacon entra dans l'ordre ; l'hypothèse la plus vraisemblable est qu'il l'ait intégré à son retour de Paris, vers 1251. Renvoyé à Paris en 1257 pour y être surveillé de près, et subissant l'hostilité de ses supérieurs, Bacon n'en continue pas moins de se livrer à l'étude des sciences. Privé de contact avec l'extérieur, ses travaux restent confidentiels jusqu'à ce que le cardinal Guy de Foulques soit élevé au pontificat (Clément IV). A sa demande, Roger compose alors son œuvre majeure —à moins que l ' majus n'ait été prêt lorsque le pape lui en fit la requête, comme le pensent Easton (1952) et Lindberg (1971 et 1983). De fait, ses principales réflexions sur la perspective (Opus majus, IV et V) doivent être datées, soit des années 1266-1267, soit des années 1262-1263. Ce n'est pas là son seul écrit sur l'optique : Roger est l'auteur de quatre autres traités touchant à cette question. Il examine la question de la propagation de la lumière dans le De multiplicatione specierum (= De radiis). Il y revient au livre I des Communia naturalium, ainsi que dans le De speculis comburentibus récemment identifié par Lindberg (1983), lequel est consacré à l'étude de la réflexion de la lumière sur divers types de miroirs (catoptrique). Enfin, certains passages du Compendium studii philosophieœ sont encore consacrés à l'optique. Comme Lindberg (1971) en a fait la démonstration, Pecham et Witelo
ont pris connaissance de la perspective du « Docteur admirable ». L'un d'eux, John Pecham, a pu (sans que nous en ayons une certitude absolue) en discuter de vive voix avec lui. Deux occasions : à Oxford, avant 1257, ou au couvent de Paris, entre 1257 et 1267. Dans l ' minus, Bacon reconnaît d'ailleurs que, durant son séjour à Paris, les frères eurent accès à ses écrits en dépit des restrictions qui l'atteignent. Concernant ses références philosophiques, on peut reconnaître que l'œuvre de Roger Bacon, sans délaisser les sources augustiniennes, a surtout apporté une note expérimentaliste à l'étude de la perspective (Crowley, 1950). Bacon connaît l'optique d'Euclide, mais a aussi intégré les apports de Tideus (dont il cite le Sermo de speculis) d'Eutocius, d'Alkindi et d'Alhazen, et c'est avec une fierté tout oxonienne qu'il fustige les traductions du Flamand Wilhelm de Mœrbeke : Accidit tantafalsitas in eorum operibus... Omnes autem alii ignorauerunt linguas et scientias et maxime ille Willelmus Flamingus : « Il y a tant d'erreurs dans ses travaux. Tous ignorèrent les langues et les sciences, et lui, Wilhelm le Flamand, plus que tout autre » ( tertium, II). L'âpreté du ton ne doit pas nous cacher l'évidence : Bacon a utilisé ses traductions. Quant à John Pecham (1230-1292), il aurait intégré l'ordre franciscain très tôt (1247-1248), sur les conseils d'Adam de Marsh, alors magister regens de l'Université d'Oxford, et dont il suivit les enseignements. Pecham quitte le studium oxoniensis avant 1257 pour étudier à Paris sous la direction du ministre général saint Bonaventure, celui que l'on nommait le « Docteur séraphique ». C'est à Paris qu'il devient maître régent en 1269. Vers 1272, John retourne à Oxford et devient le onzième lecteur de l'ordre. Trois ans plus tard, il est nommé ministre provincial de l'Angleterre. En 1277, on le retrouve à Rome, où le pape franciscain Nicolas III l'avait appelé comme premier lector palatii in Romana curia, fonction qu'il exercera jusqu'en 1279 (Lindberg, 1972). Pecham fut, comme ses prédécesseurs à Oxford, un auteur prolixe. Outre d'innombrables opuscules théologiques (Quæstiones quolibeticœ ; Quœstiones ordinariœ ; De trinitate...), John Pecham laissera des traités d'astronomie (Theorica planetarum ; De sphœra) et de perspective (le Tractatus deperspectiva rédigé à l'intention des frères franciscains, et la Perspectiva communis, mieux connue que le premier). Grâce aux recherches de Lindberg (1970 et 1972), on sait aujourd'hui que John rédigea probablement le premier traité entre 1269 et 1275, lorsqu'il enseignait à Paris et à Oxford ; le second, quand il fut nommé lecteur palatin à Rome (1277-1279). Du point de vue philosophique, Pecham fut un adepte de la scolastique. Ses principales sources théologiques sont Augustin, Anselme et saint
Bonaventure. En revanche, dans ses traités scientifiques, les références à ces auteurs sont moins nombreuses. On décèle même une différence d'attitude entre ses deux traités de perspective. Dans le Tractatus des premières années, l'influence d'Augustin est très forte, celle d'Aristote sensible ; elles décroîtront ensuite dans la Perspectiva communis au profit des références à l'optique d'Alhazen, quoique notre docteur ne se soit pas limité à en produire un commentaire. En dépit de ces variations, Pecham est resté profondément attaché à l'augustinisme franciscain. Les sympathies de Nicolas III —pape qui nomma son neveu Matteo Rossi à la tête des Franciscains et des Clarisses —ont probablement beaucoup contribué à sa gloire et à la diffusion de ses idées (Mann, 1964, 16, 146). Pecham et Nicolas III sont morts la même année († 1292), et la chronique de Worcester évoque l'excellence du docteur en ces termes : Sol obscuratur sub terra luna moratur. Soit: «Le soleil s'est obscurci [Nicolas III], alors que sur terre mourait la lune [John Pecham]. » Dans l'environnement immédiat de John Pecham on trouve un certain Matteo d'Acquasparta. Sans avoir laissé de véritable traité d'optique, Matteo connut certainement quelques éléments de théorie perspective, par le jeu combiné de ses lectures —il cite les perspectivistes anglais Grosseteste, Bacon et Pecham, dans ses Quœstiones disputatœ de anima XIII - et de ses enseignements —il étudia au studium franciscain de Paris, à l'époque où y résidaient Roger Bacon et John Pecham (Fumagalli, 1993). A Paris, Matteo obtient le grade de baccalarius biblicus vers 1269, de baccalarius sententiarius vers 1272, et, devenu maître en théologie l'année suivante, y enseigne quelques années avant de partir définitivement pour l'Italie (Pásztor, 1993). En 1279, il succède à Pecham comme lecteur en Curie, suivant la cour pontificale dans ses nombreux déplacements entre Rome et Viterbo. Il occupera cette fonction pendant deux ans, tout comme son célèbre prédécesseur. Continuant son ascension au sein de l'ordre franciscain, Matteo d'Acquasparta sera élu ministre général en 1287, puis élevé au cardinalat en 1289, partageant alors son temps entre Rome et diverses légations à l'étranger. Une autre figure, mieux connue par ses recherches sur la théorie du mouvement (impetus) que par ses réflexions sur la perspective, rentre dans le même réseau. Pierre Jean-Olieu - Pietro Giovanni Olivi - naquit à Sérignan en 1248 et prit l'habit franciscain au couvent de Béziers vers 1260. En raison de ses dispositions à l'étude, il fut envoyé au studium parisianus où il se trouva « à l'école des disciples les plus célèbres de Bonaventure : Guillaume de la Mare, John Pecham, Matteo d'Acquasparta » (Pietro, 1989, 15). C'est là qu'il devient baccalarius formatus (c. 1273), et
découvre la science perspective —dont il discute dans ses Quœstiones in II Sententiarum —au contact de ses plus illustres promoteurs. Dénoncé pour des écrits jugés hétérodoxes, il fut tour à tour accusé et protégé par l'administration franciscaine. Accusé par Girolamo d'Ascoli (Nicolas IV), Arlotto da Prato, un de ses sept censeurs de 1283, et Giovanni Minio di Morrovalle, hostile aux Spirituels. Protégé par les ministres généraux Bonagrazia Tielci, Matteo d'Acquasparta - lequel appuie sa réhabilitation au chapitre général de 1287 et lui donne le lectorat de Santa Croce (1287-1289) —et Raimondo Gaufredi, qui le nomme lecteur au grand studium de Montpellier après l'épisode florentin (Partee, 1960, 228). Cette alternance d'attaques et de protections ne suit pas la seule marche doctrinale. Ses défenseurs furent avant tout des proches par l'étude : comme lui, Matteo d'Acquasparta et Raimundo Gaufredi étudièrent au studium franciscain de Paris, à l'époque où brillait la pensée augustinienne et bonaventurienne. On en trouve d'ailleurs des traces irréfutables dans ses écrits (Burr, 1971). Prenez par exemple la question du sens des rayons visuels, traitée dans les Quœstiones in II Sententiarum, q. 58. A ce problème, le Languedocien répond selon la thèse augustinienne de l'extramission, en prenant garde de ne pas assimiler l ' à l'émission d'une forme corporelle. Ce passage, où Pietro soutient la thèse d'une extramission d'« images virtuelles » non effectives, montre que sa pensée reste critique à l'égard des thèses soutenues par ses pairs. Olivi, après avoir été à nouveau attaqué au chapitre de Vienne et défendu par Ubertino da Casale, meurt à Narbonne le 14 mars 1298. Seuls Witelo et Wilhelm de Mœrbeke semblent échapper au réseau franciscain. Cette position particulière demande quelques éclaircissements. Le fait ne vient-il pas simplement ruiner l'hypothèse d'Oxford ? Voyez les éléments du dossier. Witelo, un Polonais de mère allemande — ce qui lui vaut le titre de Vitellionis Thuringopoloni dans l'édition de Risner (1572) - fait son éducation scientifique à Paris. Il part ensuite pour le studium de Padoue où il étudie le droit dans les années 1262-1268. Il s'installe alors à Viterbo, où il rencontre le traducteur Wilhelm de Mœrbeke, avec lequel il se lie d'amitié. Le fait qu'il soit dominicain est-il crucial ? Deux solutions logiques peuvent être proposées. La première se fonde sur l'émulation et les conflits qui existèrent entre Franciscains et Dominicains. Witelo aurait, à ce titre, rédigé son traité pour ne pas être en reste vis-à-vis d'un développement de la perspective qui, à cette époque, échappait entièrement à l'ordre concurrent. Cela expliquerait assez bien les critiques que porte Roger Bacon au principal collaborateur de Witelo. Mais d'autres faits rendent improbable la thèse d'une « revanche » dominicaine : notam-
ment, l'absence de référence à Aristote. En conséquence, il semble plus simple de référer l'œuvre de Witelo à l'hétérogénéité de pensée qui existe à l'intérieur de toute organisation intellectuelle. Remarque préalable : vous connaissez au moins un Dominicain marginal, Robert Kilwardby († 1279), qui soutint fermement les thèses de saint Augustin contre le thomisme. L'explication que l'on donne généralement de cette dissidence repose sur le fait que Kilwardby était archevêque de Canterbury, et que le rayonnement d'Oxford l'incita à en épouser les doctrines. On pourrait alors émettre l'hypothèse suivante : Witelo est dominicain, mais travaille à la cour de Viterbo, déjà conquise aux thèses de Bacon et de Pecham... Cette thèse est admissible, mais il lui manque encore ses arguments majeurs. Le premier me semble être que les frères Mineurs ne s'installèrent en Pologne qu'à la fin du XV siècle (Sessevalle, 1935) : le jeune Erasm Ciolek Witeliusz, l'eût-il voulu, n'aurait pas pu devenir franciscain. Deuxième raison : Witelo est bien un Dominicain, mais sa doctrine n'est pas celle d'un Thomas d'Aquin. Ses travaux ne s'inscrivent pas dans la polémique des ordres mendiants qui anime le XIII siècle. Witelo et Wilhelm de Mœrbeke appartiennent à ce courant souterrain, qui va de Thierry de Freiberg à Berthold de Moosburg, et que certains nomment le « néoplatonisme latin ». Si l'on devait absolument trancher cette question d'appartenance, on devrait le faire à la manière de Wulf (1936, 269) qui affirme que la Perspectiva de Witelo « résout la question des universaux à la façon de Bacon », c'est-àdire selon la voie de l'augustinisme franciscain. Du point de vue philosophique, Witelo suppose en effet que Dieu est lumière, et qu'il existe une hiérarchie d'êtres en fonction de leur degré de perfection, ce qui est une solution augustinienne. Witelo, en postulant que les corps reçoivent l'influence des êtres supérieurs par le lumen (l'énergie lumineuse, distincte de lux), reprend à son compte les idées d'Augustin. Celui-ci dit : Corpus quod incorporeo uicinum est sicut est ignis uel potius lux et ær... Entendez : « Donc, la matière est presque de la non- matière, comme est le feu ou même la lumière et l'air... » (De Genesi ad litteram, VII, 15). On voit, en définitive, que si l'habit de Witelo est bien celui d'un Prêcheur, sa philosophie, baignée par l'augustinisme, est logiquement compatible avec la perspective élaborée à Oxford. Ce n'est plus ici une question d'habit, c'est une question de contenu. Que dire de ces portraits des perspectivistes d'Oxford, de leurs continuateurs italiens et du Dominicain de Viterbo, sinon que la perspective est sinon franciscaine dans son ensemble, du moins augustinienne ? Augustinienne à la fois du point de vue externaliste et du point de vue internaliste, dans la mesure où cette affiliation vient aussi déterminer les
contours du discours scientifique. Regardez les perspectives du XIII siècle. En amont, vous apercevrez Augustin et Alhazen. Regardez en aval, et vous verrez tous les continuateurs du XIV siècle que furent Nichole Oresme, Biagio Pelacani, Domenico de Clavassio, Henri de Langenstein. La position particulière de Witelo est intéressante. Elle ne permet pas d'exclure a priori l' « hypothèse d'Oxford ». Elle incite cependant à nous faire comprendre que, si la perspective a été mue essentiellement par le canal franciscain, elle a pu, plus généralement, se frayer une voie par tous les adeptes de l'augustinisme.
3) La peinture et les Franciscains Afin que toutes les pièces soient en place avant de démontrer l'effectivité de l' « hypothèse d'Oxford », il faudra vous assurer de la présence franciscaine sur les lieux de réception de la perspective. Ayant identifié le destinateur et le destinataire, il ne vous restera alors qu'à reconstituer le chemin pris par le « message ». Ce sera l'objet du chapitre 7. Peut-on soutenir pour l'instant que la peinture italienne du Trecento et du Quattrocento a été sous l'influence des Franciscains ? L'ascendant de l'ordre sur le développement de l'art italien a souvent été entrevue. Mais cette thèse n'a été défendue que : 1 / Du point de vue philosophique, en explorant la compossibilité du nominalisme et du sensualisme prônés par les docteurs franciscains et du naturalisme en art (cf. chap. 6). Panofsky s'est approché de cette idée, quoiqu'il la soutienne incidemment : « Comparer ainsi le tableau à une fenêtre, c'est attribuer à l'artiste... une approche visuelle directe de la réalité : une notitia intuitiva... pour citer le terme favori de ces nominalistes qui —parallèlement aux réalisations de Duccio et Giotto... —ont ébranlé les fondations de la pensée médiévale en n'accordant d'existence "réelle" qu'aux choses extérieures directement connues de nous par la perception sensorielle... » (1976, 225). C'est aussi la thèse de Leone de Castris (1991), lorsqu'il rapproche le naturalisme de Martini du mysticisme franciscain, que pratiquait notamment le ministre provincial Ubertino da Casale, ancien chapelain du cardinal Orsini, et dans le cercle duquel Simone Martini était entré en Avignon. 2 / Du point de vue technique, en montrant comment la règle de vie des Mineurs a conditionné l'apparition de nouvelles techniques. C'est la thèse
défendue par Wolfthal (1989). Selon elle, il conviendrait de lire une connexion entre le remplacement progressif de la peinture sur bois par la peinture sur toile, et l'idéal de pauvreté de l'ordre de François. Il apparaît en effet qu'il était moins onéreux de peindre sur toile que sur des panneaux de bois, et les premières commandes furent bien le fait de Franciscains. En 1336 —date à laquelle aucun commanditaire italien n'aurait accepté ce type de support —quatre peintures, dont un Saint François recevant les stigmates, furent exécutées pour Robert d'Anjou, roi de Naples et frère de l'Observant saint Louis d'Anjou. Le choix de la toile répondait donc à une fonction religieuse : celle d'« éviter l'ostentation » (Wolfthal, 1989, 19). Mais si ces deux voies ont été explorées, jamais n'a été soutenue la thèse d'une inscription directe du système de représentation perspectif dans les réseaux franciscains. Comment procéder pour établir l'appartenance des promoteurs de la perspective à la mouvance de l'ordre ? Trois indicateurs permettent de s'en faire une idée : 1 / l'éducation ; 2 / les commandes ; 3 / le lieu de sépulture. Ce dernier paramètre mérite quelque explication. Il serait plutôt surprenant qu'un savant ou qu'un artiste de « sensibilité franciscaine » repose dans une sépulture dépendant d'un autre ordre religieux. Il y a plusieurs raisons à cela : soit que l'individu ait lui-même choisi le lieu de sa sépulture ; soit que l'ordre ait revendiqué sa dépouille, si ses travaux y étaient tenus en haute estime —ce qui signifie des antécédents au niveau même de la sensibilité religieuse. Voyez maintenant cette question par le détail. Giotto di Bondone est une figure paradoxale, dont j'essaierai de clarifier le rapport à l'argent au chapitre suivant. Admettons pour l'instant que ce caractère paradoxal ne doit pas être amputé au profit de l' « homme d'affaires », pas plus qu'à celui du « peintre de la pauvreté ». Il n'en reste pas moins vrai qu'il resta sa vie durant dans les milieux franciscains, plus proche au début de la fraternité originelle, conquis sur le tard par l'esprit conventuel. Entre 1280 et 1290, Giotto fait son apprentissage dans l'atelier de Cimabue, en compagnie de celui qui allait devenir le chef de file de l'école siennoise : Duccio di Buoninsegna. A Florence, Giotto et Duccio auraient habité le même quartier (Battisti, 1960). Les premières œuvres décisives de Giotto sont les fresques qu'il exécute à la basilique S. Francesco d'Assise, dans les années 1290-1295 et 1297-1299, sur une commande du ministre général des Franciscains (Giovanni di Muro della Marca). Ses autres commandes, et ses nombreux déplacements, loin d'échapper à l'influence franciscaine, en sont
plutôt le résultat. A Naples, c'est sur commande de Robert d'Anjou, qu'il décore la Sala Regia de Castelnuovo. Les Vite de Vasari rapportent que Giotto fit de nombreux travaux « à la satisfaction du roi Robert qui lui portait une vive amitié et qui souvent se plaisait à le regarder travailler et à écouter ses discours ». A Rimini, c'est à S. Francesco qu'il travaille. De son séjour à Padoue (1302-1306), on ne retient aujourd'hui que l'architecture et les fresques de la Cappella Scrovegni, mais l'on sait qu'il y fut appelé à l'initiative des Franciscains de S. Antonio. Ghiberti rapporte qu' « à Padoue, il peignit excellemment chez les Frères Mineurs » [ eccellentemente dipinse in Padoua ne'frati minori (Commentarii, II, 33)]. A partir des années 1320, on retrouve Giotto à Florence. Avant que la commune, en avril 1334, le charge de la fonction de Magister et gubernator laborerii et operis ecclesie Sancte Reparate, Giotto travaille essentiellement aux fresques de Santa Croce. De ces fresques, il ne reste plus aujourd'hui que celles des chapelles Bardi et Peruzzi, mais Ghiberti (Commentarii, II, 33) atteste que Giotto décora au total quatre chapelles [ de'frati minori quattro cappelle e quattro tauole C'est probablement à l'occasion de la deuxième commande qu'il élit résidence in burgo deforis a porta Panzani, non loin du baptistère. Giotto meurt à Florence en janvier 1337, et, devenu artiste officiel de la cité —la République de Florence lui avait octroyé le titre de citoyen —, il sera enterré à Santa Reparata, à la charge de la commune. L'obédience franciscaine de Giotto peut être confirmée par une statistique du catalogue des œuvres. Si l'on distribue les 175 œuvres connues du maître en fonction de l'obédience religieuse des commanditaires - ou des thèmes picturaux lorsqu'il s'agit d'œuvres détachées, comme le Saint François recevant les stigmates de Cambridge (Massachusetts) - il apparaît que : 42,8 % des œuvres furent exécutées pour des Franciscains, contre 1,2% seulement pour les Dominicains, 56% n'appartenant pas à ces catégories (d'après Chastel et Baccheschi, 1982). Cette proportion est tout à fait remarquable. Car si l'influence franciscaine se fait encore sentir chez un Simone Martini, jamais elle n'atteindra ce niveau. Une statistique des tableaux du Siennois indique : 28 % d'œuvres franciscaines, 14,7 % d'œuvres dominicaines, 57,3 % hors catégories (d'après Martindale, 1988). Les travaux de Giotto - premier perspectiviste - pour l'ordre des Frères Prêcheurs se limitèrent donc au minimum. Et il n'est guère surprenant de retrouver Giotto dans l'entourage immédiat de Dante et du studium où enseigna Pietro Giovanni Olivi. Giotto fut grandement apprécié par ses contemporains. Dante dont les connaissances optiques ont pu servir à imaginer l'expérience
qu'ils firent à Florence - loue son contemporain à travers la fameuse comparaison : Credette Cimabue nella pittura | Tener lo campo ed ora ha Giotto il grido | Si che la fame i colui oscura... Entendez : «Vous avez cru Cimabue régner sur la peinture, et aujourd'hui Giotto est tant acclamé qu'il en obscurcit la renommée» ( XI, 94-96). Boccaccio loue également l'artiste : Eper cioe auendo egli quella arte ritornate in luce · che molti secoli sotto gli error d'alcuni... era state sepulta · meritamente una delle luci dellaflorentina gloria dir si puote. Soit : « On peut dire qu'il est une des lumières de la gloire florentine, pour avoir ramené cet art à la lumière, lequel, durant des siècles, avait été enterré par l'erreur de certains » ( VI, 5). Si l'on ajoute à cela que Giotto est aussi mentionné dans les Problemata physica de Pietro d'Abano, on voit que ces éloges traduisent un sentiment partagé. L'influence de Giotto s'est largement diffusée à l'Italie du Trecento, et on la retrouve dans la pratique de peintres comme Simone Martini, les frères Lorenzetti ou Taddeo Gaddi. L'appartenance de ces peintres à la mouvance franciscaine est encore nette. Même s'il fut un élève de Duccio di Buoninsegna, Simone Martini travailla comme apprenti à San Giminiano dans l'atelier de Memmo di Filippuccio, premier collaborateur de Giotto à la basilique d'Assise. Martini y peindra d'ailleurs Sainte Marie Madeleine et Saint Louis de Toulouse. A la basilique inférieure, les dix panneaux de la Vie de saint Martin résultent d'une commande du cardinal Partino da Montefiore, pour décorer la chapelle S. Martino. A Naples, Simone travaille dans le milieu franciscain du roi Robert et de saint Louis de Toulouse, adeptes de la branche des Spirituels. (Le premier fit composer dans les années 1319-1324 un traité sur l ' paupertas ; son frère rédigea un Usus pauper quomodo amplius, directement inspiré des doctrines du père gardien de Santa Croce : Pietro Giovanni Olivi.) Le peintre en tirera, comme le pense Leone de Castris (1991), une vision de l'espace naturaliste proche de la mystique de saint François, qu'il traduira dans plusieurs commandes des Frères Mineurs. Pietro Lorenzetti est connu quant à lui pour avoir peint, à la basilique inférieure d'Assise, une Madone à l'Enfant avec saint Jean et saint François (1320). On lui doit également la Crucifixion, la Réception de Saint Louis et le Martyrefranciscain de l'église San Francesco de Sienne (vers 1330), par lesquels s'établit la connexion du peintre à l'ordre des Mineurs. Ces deux portraits montrent que la sensibilité franciscaine dans la peinture du Trecento n'est pas spécifique de la seule école florentine. On a souvent estimé que les rapports entre l'école de Sienne et l'école de Florence furent des rapports de rivalité. En dépit de différences évidentes, le dolce stil nuovo fut un trait commun aux deux écoles. Vous trouverez plusieurs
raisons à cela. Premièrement, l'analyse des tracés perspectifs de Giotto, Martini, Lorenzetti montre peut-être une dégradation du savoir-faire, en aucun cas une ligne de fracture entre des techniques de représentation indépendantes. En second, le fait que Duccio et Giotto se soient fréquentés dans l'atelier de Cimabue, le fait que Martini ait été formé dans l'atelier de Memmo, le fait, enfin, que Martini et Lorenzetti aient travaillé à la basilique d'Assise comme Giotto ne permettent pas de conclure à une indépendance des deux écoles. On peut donc avancer que les rivalités entre Sienne et Florence n'ont jamais réussi à rompre les liens entre les peintres des deux villes. Pour revenir aux disciples florentins de Giotto, Taddeo Gaddi, l'assistant de Giotto probablement le mieux connu d'entre tous, a laissé une fresque de la Vie de la Vierge à la Cappella Baroncelli de Santa Croce (1332-1338), ainsi qu'une Présentation et une Vie de saint François pour le même foyer. Taddeo Gaddi est aussi l'auteur de plusieurs autres fresques au chœur de San Francesco de Pise. En vous éloignant un peu dans le Trecento, vous verrez apparaître la figure de Maso di Banco, qui, dit-on, prépare le lien avec la peinture florentine du Quattrocento. En dehors des attributions incontestables, les historiens s'accordent pour lui attribuer (sur la foi des Commentarii de Ghiberti) la Vie de saint Sylvestre qui se trouve à la Cappella Bardi du couvent franciscain de Santa Croce. On connaît de Bernardo Daddi, son apprenti, les fresques du Martyre de saint Laurent et de saint Étienne, appartenant également à la Cappella PulciBerardi de Santa Croce. La série des successeurs de Giotto : Martini, Lorenzetti à Sienne ; Gaddi, Maso di Banco et Daddi à Florence, identifie une filière de peintres qui ont incontestablement baigné dans la mouvance franciscaine. Ce qui est vrai pour les peintres du Trecento l'est-il encore pour ceux du Quattrocento, et tout spécialement à Florence, théâtre de l' « invention » de la perspective ? Compte tenu de la large diffusion des techniques picturales depuis le Trecento, et compte tenu de ce que le statut économique des artistes ne leur permettait pas de décliner une commande sur de simples allégeances spirituelles, il serait vain de prétendre que la perspective du XV siècle fut toute franciscaine. Une étude de la sensibilité religieuse des artistes peut préciser le canal de diffusion des méthodes perspectives, mais il faudra ici procéder différemment. Prenez un plan, et raisonnez en urbaniste. Cherchez les places. Vous en verrez deux, au centre : Piazza della Signoria et Piazza del Duomo. Cherchez les autres. Une, de l'autre côté du fleuve, S. Spirito ; une au nord-ouest, S. Maria Novella ; une au sud-est, Santa Croce (fig. 63).
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
Fig. 63. — Florence : ordres et périmètres non-œdificandi
Raisonnez maintenant en sociologue. Des deux places centrales, l'une est consacrée au pouvoir temporel (Piazza della Signoria), l'autre est dédiée au pouvoir spirituel (Piazza del Duomo). S. Maria del Fiore, par sa position centrale, a une fonction intégratrice ; elle est destinée, comme le baptistère San Giovanni, à laplebs. Ce n'est pas le cas des autres églises. Sur les pentes de l'Oltrarno, S. Spirito est le centre des Augustins (1250). Au nord, S. Maria Novella est le foyer des Dominicains (1221). Au sud, S. Croce est le centre des Franciscains (1226). Cette répartition n'est pas le fruit du hasard, elle correspond à une division territoriale précise, qui résulte des différences doctrinales. La meilleure preuve en est l'existence d'un périmètre non œdificandi autour des couvents. Voyez les registres franciscains. Concedit eis ne liceat aliis ordinibus in paupertatefundatis infra spatium trecentuum cannarum ab ipsorum ecclesia aliquod monasterium ecclesiam uel oratorium edificare. Entendez : « [Alexandre IV] leur concède qu'il serait illicite des autres ordres de pauvreté d'édifier quelque monastère, église ou oratoire, dans un périmètre de 300 cannes [1140 m] autour de leur église » (Regesta n° 172, novembre 1265). Aux plaignants, le pape répond trois ans plus tard : Significat eis se constitutionem qua ipse prius inhibuerit ordinibus fratrum inpaupertate constitutis ac monialibus cujuscumque instituti ne monasteria construerent uel acquirerent infra spatium CCC cannarum ab ecc/esiis ordinis minorum moderari et spatium predictum ad CXL cannas reducere. Soit : « [Alexandre IV] leur signifie la constitution par laquelle il empêcha autrefois aux ordres des frères de pauvreté, et aux moniales avec lesquelles ils sont institués, de construire ou d'acquérir des monastères dans un espace de 300 cannes autour des églises de l'ordre des Mineurs modérés. Ce périmètre prévu est ramené à 140 cannes [532 m] » (Regesta n° 632, juin 1268). Cette règle de périmètre obligea les ordres à regrouper toutes leurs activités dans le même quartier. Observez la distribution des églises et couvents (fig. 63, p. 251). Dans le quartier de S. Maria Novella, on voit éclore de nouveaux couvents dominicains : S. Giuliano (1376) et S. Jacopo di Ripoli (1295-1300). A Santa Croce, viennent s'accoler les couvents de S. Elisabetta (1333), S. Francesco dei Macci (1335) et SS. Jacopo e Lorenzo (1363). Cette répartition des ordres donna lieu à une première division administrative en quatre quartieri : San Giovanni (plebs) ; S. Maria Novella (Dominicains) ; Santa Croce (Franciscains) ; Santo Spirito (Augustins). Cette quadripartition, vous la trouverez figurée dans la salle d'audience du siège de l'Arte dei Giudici e Notai (via del Proconsolo). Que signifiet-elle ? C'est la structure sociopolitique de la ville. Elle rend compte de l'opposition entre Dominicains et Franciscains depuis leur installation à Florence. Que Santa Croce et S. Maria Novella aient été construites ad uti-
litatem animarum n'empêche nullement qu'elles aient rivalisé par l'influence qu'elles exerçaient sur la cité. Chaque quartier était en effet doté de ses propres instances juridiques et administratives, chacun possédait ses propres commerces et ses propres lieux de culte. Les quartiers vivaient dans une relative autonomie, qui détermina probablement des types d'activités et des ambiances différentes. Essayons d'établir cette hypothèse. Un recensement de la fin du Trecento montre une démographie équilibrée sur les quartiers dominicain et franciscain : 2 416 foyers et 10 893 bouches à S. Maria Novella, 2 046 et 9 620 à Santa Croce. Raisonnez à nouveau en urbaniste : qu'est-ce qui caractérise le mieux un quartier sinon l'espace public de la place ? Or, derrière chacune d'elles se trouve un ordre religieux. La place n'est pas un espace neutre : c'est le lieu où se fabrique l'unité communautaire et spirituelle du quartier... Fanelli l'a bien perçu : « La vie urbaine autour de S. Maria Novella est différente de celle de l'univers des moines franciscains de Santa Croce. Les rapports avec la population du quartier. sont plus réservés et moins démonstratifs, il existe même tant de signes et de témoignages qu'on peut en déduire ici un lien étroit entre la vie laïque et la vie religieuse » (1980, 65). Ces différences résultent avant tout de ce que les deux ordres rivaux éduquaient le peuple selon des orientations inconciliables. Appartenir à un quartier, c'est aussi adopter —ou se positionner vis-à-vis de —certaines normes de pensée et de comportement. A Florence, vivre à S. Maria Novella, c'est adopter la rigueur et le dogmatisme des Prêcheurs ; vivre à Santa Croce, c'est voir le salut au travers du message sensualiste. Quelques remarques, maintenant. Le quartier de S. Croce, depuis la division administrative de 1343, comprend le mercato di grano, la piazza della Signoria et ses instances politiques adjacentes. Il comprenait aussi le siège des Arti di Calimala, dei Giudici e Notai. Ceci étant posé, reprenez l'examen des indicateurs de la sensibilité religieuse des artistes : 1 / où habitent-ils ? 2 / quels sont les foyers religieux pour lesquels ils travaillent le plus souvent ? 3 / où sont leurs sépultures ? Ces rapides analyses permettront de confirmer ou d'infirmer la connexion de la perspective à l'ordre franciscain. Considérez Brunelleschi. Il habite une maison à l'angle de la Piazza degli Agli, non loin de sa famille : Gabbriello vit de l'autre côté du pâté de maison (via de' Sindalotti). On est là en plein centre ville, et, depuis la division de 1343, en territoire dominicain. Cette division administrative de la ville s'est toujours montrée plus effective à la périphérie qu'au centre de la cité. Du point de vue des distances, la maison de Brunelleschi est plus proche du chantier de S. Maria del Fiore, où il se rend tous les jours, que de S. Maria Novella. Cette quasi-« neutralité » de Brunelleschi transparaît
également d'autres indications. Lorsqu'il fait ses expériences perspectives, ce n'est pas à S. Maria Novella ou à Santa Croce qu'il choisit de se rendre, mais au baptistère San Giovanni et au Palazzo Vecchio, deux lieux « neutres », puisque l'un est communal et que l'autre accueille laplebs baptismalis. Voyez aussi ses relations de travail : elles émergent de ses principales commandes. Brunelleschi travaille au Duomo de 1417 à 1434. Il construit le portique de l'Ospedale degli Innocenti entre 1419-1420. Notre architecte honore la commande de la Sagrestia Vecchia de San Lorenzo dans les années 1422-1428, puis celle de la Capella Pazzi à Santa Croce, entre 1426-1461. Le crucifix par lequel il avait rivalisé avec Donatello est offert en 1443 à S. Maria Novella. Enfin, Filippo réalise Santo Spirito entre 1444-1486. Raisonnez du point de vue des affinités, vous verrez qu'il travaille quatre fois dans le quartier San Giovanni, une fois à Santa Croce, une fois à Santo Spirito, une fois à S. Maria Novella (indirectement). Enfin, si l'on considère l'indicateur de la sépulture, Vasari rapporte que Brunelleschi « eut des funérailles solennelles à Santa Maria del Fiore » probablement pour s'y être illustré en tant qu'architecte. Les indicateurs permettent de percevoir un rapport prépondérant de Brunelleschi à San Giovanni. Qu'en est-il de Lorenzo Ghiberti ? Il habite dans le quartier franciscain, via borgo Allegri, à cinq minutes à peine du studium de Santa Croce. Et ce, en dépit du fait qu'il est inscrit à la Guilde des Orfèvres, lesquels avaient plutôt leurs ateliers dans le quartier dominicain. Ses relations de travail font apparaître une grande dispersion. Ghiberti honore sa plus importante commande à San Giovanni, avec les fameux reliefs des portes du baptistère. Il travaille à Orsanmichele, où il laisse deux statues de saint Jean-Baptiste et de saint Matthieu. Il travaille aussi à la cathédrale, pour laquelle il fait un reliquaire, conçoit les oculi de la coupole et les trois rosaces du portail. A-t-il connu les Mineurs de Santa Croce ? Oui. Car Ghiberti y installe successivement le tombeau de Lodovico degli Albizzi et celui de Niccolò Valori. Il monte également la grande rosace qui orne la façade principale de l'église. En revanche, Lorenzo ne semble avoir travaillé qu'une seule fois pour les Prêcheurs de S. Maria Novella, en exécutant le tombeau de Leonardo Dati. Enfin, à propos de son lieu de sépulture, les Vite de Vasari nous apprennent que Ghiberti « fut enterré avec tous les honneurs à Santa Croce ». Les indicateurs montrent cette fois un rapport assez net de Ghiberti au quartier de Santa Croce. Du lieu de vie de Paolo Uccello, on ne sait rien avant 1433. A cette date, il loue une maison au Campo Corbolini, dans la rue qui conduit de S. Lorenzo au Castello, dans le quartier « neutre » de S. Giovanni. En
1434, il déclare una chasa per il mio abitare près de Santa Lucia sul Prato, à mi-chemin entre l'église Ognissanti et la Porta del Prato. Nous sommes à l'ouest de la ville, dans la zone administrative de S. Maria Novella. Examinez ses commandes. Uccello a travaillé longtemps comme garzone dans l'atelier de Ghiberti. Quant à ses commandes personnelles, elles sont dispersées sur tous les centres religieux de Florence. Il travaille une fois à San Miniato al Monte ; une fois au Carminé ; une fois à Santa Maria del Fiore, où il exécute un portrait de Giovanni Acuto. Il réalise les Trois histoires franciscaines pour Santa Trinità en 1433-1434. Ses œuvres majeures semblent être les fresques du Chiostro Verde de S. Maria Novella (Création, Déluge, Arche de Noe). Enfin, par tradition familiale, Paolo Uccello était lié avec les Augustins. Ne renonçant pas à cette obédience, il fut enterré dans le tombeau de famille de Santo Spirito. On ne peut donc pas tirer de ce portrait de direction majeure d'échange avec un foyer religieux florentin, sinon peut-être avec celui des Augustins de l'Oltrarno. Donatello habite in borgo san Pietro in Gattolino, dans le quartier de Santo Spirito, dans les années 1430-1433. Nous sommes là dans la rue qui conduit de la Porta Romana au Palazzo Pitti, un peu au-dessus du foyer des Augustins. Devenu paralytique à 83 ans, c'est, si l'on en croit Vasari, dans une « petite maison... rue du Cocomero, tout près des religieuses de S. Niccolò » qu'il termina sa vie. Nous sommes là, dans le quartier de San Giovanni, sur le chemin qui mène de la cathédrale à San Marco. Voyons les relations de travail et les commandes de Donatello. On lui connaît quelques œuvres au baptistère, à Santa Maria del Fiore et à Orsanmichele, l'oratoire collectif des corporations florentines. Il travaille à San Lorenzo, dans le quartier de San Giovanni, pour le compte des Medici. Donato fut aussi lié aux milieux franciscains. Il réalisa un crucifix, une Annonciation et une statue de saint Louis de Toulouse, pour les frères de Santa Croce. On lui doit également les reliefs des Quatre miracles de saint Antoine de Padoue, exécutés entre 1445-1448. En revanche, on ne lui connaît aucune œuvre pour S. Maria Novella. Quant à son lieu de sépulture, Vasari assure qu'il « fut enterré près de Cosimo, comme celui-ci le lui avait demandé », à San Lorenzo. L'étude des indicateurs révèle un rapport prépondérant de Donatello à San Giovanni. Voyez enfin Leonbattista Alberti. A Florence, les Alberti ont leurs deux palais via de' Benci. C'est là, probablement, que notre perspectiviste rédige son De Pictura (1435). Nous sommes à moins de cinq minutes à pied de Santa Croce. Avait-il quelque raison de s'y rendre ? Il est en tout cas attesté que, lorsqu'il voulut promouvoir la langue vulgaire, c'est au couvent de Santa Croce qu'il en discuta avec Leonardo Dati : Ultimamente
mi fermasti nel tempio. di santa Croce e mi parlasti della riposta di Carlo : « Dernièrement, tu m'as trouvé au temple de Santa Croce et tu m'as parlé de la réponse de Carlo » (Opere volgari, I, 95). Ce témoignage montre surtout que Leonbattista avait des raisons indépendantes de cette rencontre de se rendre au foyer franciscain. Des commandes passées à Leonbattista Alberti, on ne peut pas déduire de direction unique. On lui doit la façade de S. Maria Novella, financée par les Rucellai. Architecte, il dresse les plans de leur chapelle à San Pancrazio. Il réalise aussi l'abside de Santa Annunziata, commandée par les Gonzaga. A l'extérieur de Florence, il conçoit San Francesco à Rimini (dit : Tempio Malatestiano). Enfin, en ce qui concerne le lieu de sépulture, il convient de noter que les Alberti avaient leur chapelle et leur tombeau de famille à Santa Croce. Malgré une certaine dispersion des indicateurs, ce portrait suggère une relation prépondérante avec le foyer franciscain (fig. 64). De l'étude des lieux de vie, de travail et de sépulture des promoteurs de la perspective, il ressort une dispersion des sensibilités religieuses croissante dans le temps. Si les perspectivistes du Trecento appartenaient presque tous à la mouvance franciscaine, ce n'est plus le cas au Quattrocento. Le système culturel de la perspective a quitté son giron, il s'est diffusé au-delà des cercles qui l'ont vu naître. Toutefois, il reste encore, à la Renaissance, des traces de cette ancienne appartenance. En effet : 1 / Ghiberti et Alberti furent liés à Santa Croce ; 2 / Brunelleschi et Donatello —associés au quartier de San Giovanni —ne travaillèrent jamais directement pour les Dominicains. Et parmi les promoteurs florentins de la perspective, seul Uccello ne fut pas en contact étroit avec les Frères Mineurs. Conclusion : bien que la perspective ait touché un cercle plus large de peintres et d'artistes, elle reste, au Quattrocento, encore marquée par son foyer de diffusion initial. Nous avons examiné, au début de ce chapitre, la proposition classique selon laquelle l'humanisme aurait été le facteur expliquant le développement du système perspectif. En dépit des apparences - et même si cette proposition a un sens pour d'autres champs de la culture —l'invention de la perspective dépend peu de ce facteur intellectuel, qui n'a guère contribué qu'à sa diffusion. Le leurre repose en définitive sur une simple confusion entre des faits contemporains et des faits effectivement connectés : « L'humanisme s'est développé en même temps que le système perspectif, donc le premier aurait influencé le second. » Point d'erreur historique ; l'erreur est ici de type logique, et son plus grand travers est de satisfaire immédiatement l'esprit, en raison de son faible coût cognitif. Tenons ici pour assuré —contre cette forme de sociologisme qui consiste
Fig. 64. — Florence : lieux de vie et de travail des artistes
à reconstituer à tout prix l'unité d'une situation sociohistorique ― que contemporanéité et connexion effective sont deux choses bien distinctes, et que mille choses indépendantes peuvent advenir dans le même temps. Si l' humanisme ne se révèle pas être la raison la plus manifeste de l'avènement de la perspective, l'attention devra désormais se porter vers cette autre explication qui invoque un facteur économique. Tel sera l'objet du prochain chapitre.
Chapitre 6 L'argent
Benedetto Dei, auteur d'une Cronica fiorentina du XV siècle, dit de la cité dans laquelle la perspective fit, dit-on, son apparition : « En premier, elle a la liberté totale, en second, elle a un grand nombre d'habitants riches et bien vêtus... Et remarquez que sur lesdites places, la population de Florence fait plaisir à voir... Passer le temps, voilà la chose qui convient à un grand peuple. » Ce portrait de la prospérité économique et de la bourgeoisie florentine a-t-il quelque rapport avec la perspective ? L'argument est recevable car, même si la perspective ne rentre pas dans le cadre de ce que les sociologues de la science désignent aujourd'hui du nom de Big science, il n'en reste pas moins que toute activité humaine —celle qui consiste à peindre des tableaux, à faire des expérimentations, ou à rédiger des traités — demande la réunion de certaines conditions économiques. La thèse d'Antal (1991) selon laquelle la perspective « fleurit en ces temps mêmes où la haute bourgeoisie était à son apogée », est la première illustration du rapport que les sociologues ont perçu entre argent et perspective. Mais cette thèse, pour s'être aujourd'hui un peu estompée, n'a pas totalement disparu de la scène. Pour se limiter à la littérature récente portant sur la Renaissance italienne, il semble qu'argent et innovation entretiennent encore des liens étroits de cause à e f f e t Ainsi, même si Burke (1991) se plaît à recon1. Prima ell’a liberta intera, sechonda ell'a gra numéro dipopolo ericho eben vestito... E nota bene chein detepiaze el Popolo di Firenze vi si dapiaciere... Ogni chosa che bisognia a ungrandissimopopolopassare tenpo (d'après Fanelli, 1980, 82). 2. Je signale, dans la même veine, mais privilégiant un facteur politique, la thèse d'Edgerton : «Le miracle de la Renaissance des arts et des lettres, incluant l'avènement de la perspective, tient dans une large mesure à l'institution de l'État-cité italien, avec sa forme républicaine de gouvernement» (1975, 32). La politique des cités italiennes suffit-elle à expliquer l'essor d'un système culturel ? C'est douteux, car il n'existe aucune relation stable entre formes politiques et formes artistiques.
naître que « le lien entre le réalisme et la bourgeoisie... n'est pas aussi simple que certains marxistes... l'ont affirmé ou supposé, parce qu'il existe plusieurs types de réalisme, plusieurs types de bourgeoisie, et plusieurs relations possibles entre la société et la culture », il conclut en affirmant que : « Dans cette étude, qui porte principalement sur l'innovation culturelle, l'exemple italien... indique que l'innovation a besoin, à l'origine tout au moins, du soutien d'un type de mécènes nouveaux» (1991, 299). Damisch, au contraire, conteste ce rapport. Il écrit : « On ne saurait en effet tenir la perspectiva artificialis, telle qu'elle s'est constituée au Quattrocento, pour un produit typique de l'époque bourgeoise qu'au prix d'une pétition de principe... » (1993, 11). Examinez ce lien argent-perspective : trois thèses ont été reçues au total. Trois thèses qui pèchent toutes par leur caractère hautement conjectural. Soit que la perspective entre pour ainsi dire « par la bande » dans le discours sur la renaissance des arts (Antal) ; soit que le discours se focalise sur une catégorie d'acteur et sur un type de rapport économique dont le rapport à l'invention n'est pas établi (Burke) ; soit que l'absence de toute connexion soit postulée « par réaction », plus que réfutée par une argumentation (Damisch). Un nouvel examen de ce rapport à l'argent s'impose donc. Quelles que soient nos préférences pour l' « hypothèse forte » d'Antal, l' « hypothèse faible » de Burke ou la « contre-hypothèse » de Damisch, deux questions devront être examinées : l'une quant à la nature du lien entre argent et perspective ; l'autre quant à la motivation des acteurs à entretenir ce lien.
COMMANDE ET MÉCÉNAT
Comment donc caractériser le rapport entre l'argent et la perspective ? Antal a-t-il raison de fonder l'invention de la perspective sur l'essor de la bourgeoisie ? Burke a-t-il raison de la faire reposer sur le développement du mécénat ? Vous distinguerez deux hypothèses indépendantes quant à ce rapprochement : 1 / les peintres, sculpteurs et architectes purent financer leurs recherches sur la perspective parce qu'ils appartenaient eux-mêmes à la classe économique supérieure ; 2 / ils profitèrent du mécénat de grandes familles pour en développer les principes. Dans cette étude du facteur économique, en tant que base d'explication de l'avènement de la perspective comme mode de représentation, deux écueils doivent être évités. En premier, il faut distinguer la question de
l'invention et celle de la diffusion de la perspective, qui correspondent à deux phases bien distinctes de tout processus de changement culturel. Les conditions ayant permis une innovation ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui permettent sa diffusion au sein de la société. En second, il faut s'attacher à une chronologie fine car, en raison même de l'espace de temps considéré (de la fin du XIII au XV siècle), on ne peut extrapoler aucune conclusion ponctuelle à l'ensemble de la période, compte tenu des mutations et des transformations qui peuvent affecter les rapports économiques dans l'intervalle de deux siècles. Burke a déjà fait remarquer la tendance et le risque qu'il y aurait « à porter des jugements généraux sur l'ensemble de la Renaissance à partir d'indications relatives à la fin de cette période » (1991, 194).
1) La situation économique des artistes Durant le Duecento, la cité de Florence connut une incontestable prospérité économique, qui s'explique essentiellement par la conjonction de deux facteurs : la gestion du trésor de la papauté est confiée aux banquiers florentins ; les industries textiles —dirigées par trois guildes : l'Arte della Lana (tissage des draps), l'Arte di Calimala (apprêt et teinture des draps), et l'Arte della Seta (industrie de la soie) —connaissent un développement sans précédent. Il suffirait d'extraire un seul de ces indices pour évaluer la prospérité des cambiatori. Les banquiers florentins sont les partenaires de la Chambre apostolique —c'est-à-dire l'administration financière du Saint-Siège — qui, par l'intermédiaire de « collecteurs » et de « commissaires », perçoit, entre autres taxes et subsides, un impôt spécial : la decima. Initialement créée pour financer les Croisades, cette taxe, comme son nom l'indique, prélève le dixième des richesses de toute l'Église d'Occident... Le fait qu'un tel volume d'argent ait été aux mains des banquiers florentins explique pour une grande part le développement économique de la cité. Les banques ouvrirent alors des succursales dans les grandes villes européennes et les marchands intensifièrent les relations commerciales dans toute l'Europe. Mais il serait faux de croire que cette situation de privilège a entraîné une prospérité constante de l'Arte del Cambio. Car, après avoir connu une période d'expansion au XIII siècle, la situation se dégrada sensiblement dans les siècles suivants. On peut isoler quelques facteurs responsables de cette crise. Au Trecento, les Florentins financent les campagnes d'Aquitaine de Philippe le Bel. A partir des années 1300, le roi n'est plus
en mesure de rembourser ses dettes, et procède à la réquisition des biens des banquiers... En faillite: les Frescobaldi (1312); les Scali (1326)... Quelques années plus tard, les banques florentines rescapées (comme les Bardi et Peruzzi) choisissent cette fois de financer la campagne d'Édouard III contre la France (1339). Le roi d'Angleterre ayant perdu la guerre, sa dette d'un million de florins ne sera jamais remboursée. Les filiales londoniennes font alors banqueroute et, peu après, c'est au tour des maisons mères de fermer leurs portes. En faillite : les Buonnacorsi, les Castellani, les Corsini (1342) ; les Peruzzi et les Acciaiuli (1343) ; les Bardi (1346)... Dans cette récession des années noires, il ne faut pas négliger non plus le rôle de la peste qui décime près de 10 000 habitants en 1340 —soit un neuvième de la population florentine —et près de trois fois plus, lors de la Grande Peste de 1349. Comment, dans ces conditions, recouvrer la dette des trépassés ? Telles sont les causes de la crise économique du Trecento (Antal, 1991). En ce qui concerne celle du XV siècle, les raisons sont quelque peu différentes : cette fois la crise économique résulte plutôt de conflits politiques internes. Dans la première moitié du Quattrocento, l'industrie textile dominante n'est plus la Calimala. C'est maintenant le règne de la Lana et de la Seta. L'oligarchie ayant changé de mains en 1433, Cosimo de' Medici est banni par le clan des Albizzi, qui dirige désormais la guilde des lainiers. Cosimo est contraint de transférer ses affaires à Venise, et le retrait de capitaux plonge Florence dans une nouvelle crise... Ces exemples suffisent à montrer la fragilité de l'équilibre économique florentin. Comme l'a établi Antal (1991), le portrait général de l'économie du Duecento au Quattrocento n'est pas celui d'une prospérité constante, mais celui de fluctuations considérables, liées à une situation politique instable, en particulier durant le grand schisme de 1378-1417 pendant lequel s'affrontèrent âprement les Guelfes et les Ghibellins. Laissez la situation économique globale, voyez les individus. Quel est le statut économique des peintres, sculpteurs et architectes qui ont le plus contribué au développement de la perspective ? Le fait que, du Trecento au Quattrocento, la cité de Florence fut dirigée par une oligarchie témoigne de la rupture qui existait entre la bourgeoisie d'affaire des Arti Maggiori (celle que l'on nomme le popolo grasso) et le petit peuple (le popolo minuto). A quelle classe appartiennent donc les perspectivistes ? Comme Burke (1991) l'a montré à partir d'un échantillon de 600 artistes de la Renaissance, l'origine sociale des artistes peut être définie avec précision. Les artistes sont, en grande majorité, issus de parents petits artisans, et non de l'aristocratie ou des professions libérales, comme on a pu le croire
en confondant les artistes et les lettrés de cette époque. Burke (1991, 97) en explique d'ailleurs les raisons, à partir des préjugés sociaux de l'époque. Pour les familles de l'aristocratie ou de la grande bourgeoisie, il était peu valorisant de voir un fils devenir artiste. En effet, la peinture, la sculpture ou l'architecture n'étaient pas considérées comme des Arts libéraux, mais prenaient place au sein des Arts mécaniques, en raison de la part de travail manuel qu'elles supposent. Ce n'est que par le rattachement ultérieur des arts à des guildes libérales, comme celle des Medici e Speziali, que ce statut fut modifié. Les positions de Leonardo da Vinci montrent qu'au XVI siècle les préjugés contre les artistes sont loin d'avoir totalement disparu... Voyez tout d'abord la question de l'origine sociale des perspectivistes. Il est difficile de connaître avec certitude l'origine des peintres du Duecento et du Trecento. Non seulement parce que les documents font défaut, mais aussi parce que le mythe personnel risque parfois de se substituer à la biographie. Vasari assure que Giotto di Bondone était fils de laboureur, et que Cimabue remarqua ses facultés alors que celui-ci gardait un troupeau de moutons en train de paître au bord d'un chemin... Nul ne sait si cette scène eut lieu ou si, sortie de l'imagination des admirateurs de Giotto, elle fut entretenue par Vasari. L'hypothèse a reçu ses partisans et ses détracteurs, mais en définitive rien ne permet de l'asseoir ou de la réfuter avec certitude. La situation est autrement plus claire au Quattrocento. Filippo Brunelleschi était le fils du notaire florentin Brunellesco di Lippo Lapi. Celui-ci destinait Filippo à la carrière de médecin, mais le caractère entier de Filippo et son habileté manuelle en décidèrent autrement. Il apprit le métier d'orfèvre dans la bottega de Lunardo di Mazzeo Duccio et de Piero di Giovannino à Florence, avant de pouvoir s'inscrire comme maestro en 1404. Lorenzo Ghiberti était le fils d'un notable de Pelago. La mère de Lorenzo, Mona, avait épousé dans un premier temps Cione Paltami Ghiberti, mais elle le quitta ensuite pour vivre avec l'orfèvre Bartolo di Michele —dit Bartoluccio —et c'est dans l'atelier de son beau-père que Ghiberti se forma à l'art des métaux. On peut donc conclure que la position de Ghiberti résulte plus de son accueil chez Bartolo que de son ascendance propre. Comme l'attestent ses premiers contrats d'artiste, Lorenzo Ghiberti s'est longtemps fait appeler « Lorenzo di Michele », utilisant le patronyme de son beau-père. Ce n'est guère que dans les années de vieillesse (1444) que Ghiberti convoitera le nom de « Lorenzo di Cione di Ser Buonaccorso Ghiberti », au prix, d'ailleurs, de quelques procès et controverses.
Quant à Donatello —Donato di Berto Bardi, de son vrai nom ― ce fils de Florence naquit aux alentours de 1386 dans le faubourg S. Pietro in Gattolino. Son origine est connue : son père exerçait le métier de cardeur, et il joua un rôle dans la révolte populaire des Ciompi contre l'aristocratie florentine. Paolo Uccello — Paolo di Dono — était aussi d'origine modeste : son père était barbier à Petrovecchio in Casentino, avant de devenir citoyen florentin en 1373. Paolo se forma en compagnie de Masolino et de Donatello dans l'atelier de Ghiberti, lorsqu'il travaillait aux finitions de la première porte du Baptistère. A première vue, Leonbattista semble jouir d'une ascendance plus lumineuse que les artistes précédents, puisqu'il porte le nom d'une des plus grandes familles florentines. Dans la Florence du Trecento, les Alberti forment une consorteria. Le grand-père de Leonbattista, Benedetto, avait son magasin de draps et de laine anglaise, piazza della Signoria. Ce portrait d'Alberti en héritier d'une illustre famille de marchands doit toutefois être ramené à ses justes proportions. En premier, Leonbattista était un fils illégitime de Lorenzo. En second, à la prise de pouvoir par les Albizzi (1400), la famille des Alberti fut bannie de Florence, avec une prime à la clef de 1 500 à 3 000 florins à qui ramènerait un Alberti mort ou vif (Borsi, 1986, 7). Son père Lorenzo décida alors de s'exiler à Gênes pour y être marchand. Enfin, à la mort de son père, en 1421, Leonbattista était âgé de seize ans et n'avait pas encore terminé ses études. Alberti adolescent se trouve dans la position difficile d'un bâtard orphelin et déraciné... Les collatéraux de son père lui témoignèrent une certaine bienveillance. Si Leonbattista choisit le studium bononiensis pour étudier le Droit Canon, ce n'est pas seulement en raison de la réputation de cette université. A Bologne, il retrouve ses oncles Antonio et Alberto. Antonio est professeur d'algèbre. Il l'hébergera jusqu'à sa mort (1424). Quant à Alberto, qui réside à Bologne depuis 1421 en tant que questore pontificio, c'est par son intermédiaire que Leonbattista deviendra le secrétaire personnel du cardinal Niccolò Albergati. Piero della Francesca était un fils de commerçants que Borsi (1992) dit « prospères ». Mais leur situation fut assez instable : avant 1428, son père Benedetto est tanneur ; en 1449, il est mercier ; en 1456, il est marchand drapier, et c'est alors seulement que ses affaires deviennent prospères. Promis à devenir commerçant comme son père, Piero décide à quinze ans, et contre son avis, d'exercer le métier de peintre... Mis à part Alberti, les perspectivistes furent donc d'origine relativement modeste, pour la plupart issus du milieu des petits artisans ou des petits commerçants. Mais il se peut qu'un effet de mobilité sociale ascen-
dante ait conduit les artistes à percevoir des revenus élevés au cours de leur carrière. Ont-ils possédé des biens importants ; fondé des entreprises florissantes ? C'est ce que vous devrez désormais vérifier, au cas par cas. Prenons Giotto comme point de départ de cet examen. Les documents de 1301-1304, période durant laquelle il réside à Florence, font état de plusieurs propriétés. Il habite une maison près de la Postierla dell'Alloro, au niveau de la porte de la deuxième enceinte. Lorsqu'il est rappelé à Florence pour superviser les travaux de S. Reparata —la future cathédrale S. Maria del Fiore —il habite dans le faubourg de San Michele Visdomini, dans une maison où il passera les derniers jours de sa vie. Au début du Trecento, la situation financière de Giotto s'explique par les multiples commandes qu'il a déjà honorées. Giotto a été le peintre de la basilique d'Assise. Boniface VIII l'a engagé pour décorer la basilique San Piero, à l'occasion de son premier jubilé. A cela s'ajoutent ses activités de prêteur. Comme le dit Davidsohn : « Giotto était, comme la majorité de ses concitoyens, un homme d'affaires plus qu'habile, et il savait, pour le dire sans détour, s'enrichir par l'usure que l'hérédité ou l'art lui avaient procuré » (1965, 4 (3), 446). En 1301, il possède une maison à Florence. Après 1311, il prête des métiers à tisser aux tisserands, devient un « riche propriétaire terrien », et se porte caution d'un emprunt (Battisti, 1990, 12). On sait en outre qu'en 1314, il engage six avocats pour mettre en procès de multiples débiteurs —le fait de les engager tous en même temps est-il la marque d'un caractère abrupt, ou, au contraire, un stratagème pour enrayer sa réputation de souplesse ? Nul ne le sait... Ce qui est sûr, en revanche, c'est que ce fils de laboureur eut, par son art, une ascension sociale sans pareille. Lorsque Filippo Brunelleschi et Lorenzo Ghiberti furent engagés pour superviser la construction du Duomo de la cathédrale de Florence (1426), ils rendirent un rapport sur la technique de construction envisagée. Les consuls de l'Arte della Lana ayant accepté ce rapport, le salaire de Brunelleschi est fixé à 100 florins annuels, celui de Ghiberti à 36 florins (3 florins mensuels), ce dernier ne travaillant qu'à temps partiel (Krautheimer, 1970). Que représentent ces sommes ? Elles ne sont pas très importantes. Le meilleur indice en est que Filippo habite en ce temps-là une petite maison à l'angle de la Piazza degli Agli, non loin de Santa Maria del Fiore. Brunelleschi gagne ce que gagne à l'époque un maçon ou un charpentier, c'est-à-dire six fois moins que le chancelier de la Signoria (600 florins), deux fois moins qu'un jeune employé de banque (200 florins), et à peine le double de ce que gagne un domestique florentin (40 florins). Rien de comparable avec les salaires annuels perçus par un
cardinal (S x 1 000), un capitaine d'infanterie (S x 30), ou un directeur de succursale bancaire (S x 6). Rien de comparable non plus avec ce que toucheront les artistes à la fin du siècle. Baxandall (1985) transmet des comptes du Vatican de 1447, relatifs aux fresques commandées par Nicolas V à Fra Angelico. Alors que l'exécution des fresques obéit à des règles relativement bien connues depuis le début du Trecento, le salaire annuel de Fra Angelico est de 200 florins ; celui de son premier assistant, 84 florins ; celui des garzoni Giovanni della Checha et Jacomo da Poli, de 12 florins. Par conséquent, le statut économique de l'artiste a beaucoup évolué durant le XV siècle. Il convient de se faire à l'idée qu'au début du Quattrocento, les revenus et le prestige des architectes et des artistes ne sont pas très élevés. Je le dirai abruptement : pour les Florentins du XV siècle, un architecte, c'est un maçon. Quant à Ghiberti, son salaire pour les portes du Baptistère était de 200 florins annuels, ce que l'on peut encore comparer aux 600 florins que gagnait le chancelier de la Signoria à cette époque (Leonardo Bruni). Ses honoraires pour superviser les travaux du Duomo sont purement symboliques, puisqu'ils équivalent à peine à un salaire de domestique. Krautheimer (1970) transmet des archives d'un grand intérêt pour suivre l'évolution de ses revenus et de ses biens. On trouve six déclarations d'impôts (denuncie de' beni) de 1427 à 1451, par lesquelles on peut se rendre compte assez précisément de la situation matérielle de Lorenzo Ghiberti. Il possède une maison d'habitation (una chasaper mio abitare) dans le quartier de Sant’Ambrogio, via Borgo Allegri. Il habite dans ce quartier neuf où les rues ont été dessinées pulchrœ, amplœ et rectœ. Ce ne sont plus les ruelles du centre, où l'on circule dans un tohu-bohu d'ânes et de mules... Sa déclaration annuelle de 1442 mentionne le revenu qu'il tire de ses propriétés : « 58 boisseaux de céréales, 14 tonneaux de vin, 4 tonneaux d'huile, 2 boisseaux de figues sèches, 1 boisseau d'amandes, 8 boisseaux de badianes et de fèves, 4 douzaines d'œufs, plus un petit pécule de 60 florins » [grano staia 58, vino barili 14, oljo barile quattro, fichi sechi staia due, mandorle staio uno, badia efave staja otto, uova serque quattro, costomj fiorinj 60]. Changeons tout d'abord d'unités de mesure des ressources de base : le blé et le vin. Compte tenu de la capacité du staio florentin (24 1= 19,2 kg), 58 boisseaux font 1 113 kg de blé. D'autre part, la capacité du barile florentin 1 (45,6 1= cogno) fixe 14 tonneaux à 6 hl de vin. Que représentent ces récoltes ? Quelques archives permettent de répondre à cette question. On trouve en effet chez Macinghi Strozzi : I'ho ricolto staia 27 e mezzo di grano e barili nove di vino a Pazzolatico tra bianco e vermiglio e nove a Quarrachi en tutto
ho 18 barili · E se non fusse la carestia del pane el vino varrebbe unfiorino largo el barile ma vale 3 lire e soldi. Soit : « J'ai récolté 27 boisseaux et demi de grain et neuf tonneaux de vin à Pazzolatico, entre blanc et rouge, et 9 à Quarrachi : en tout j'ai 18 tonneaux. Et, si ce n'était la pénurie de pain, le vin vaudrait un grand florin le tonneau, mais il ne vaut que 3 lires et quelques sous » (Archivio di Stato, Strozzi, LVIII, Dig. 138). Le cours moyen du vin est donc de 1 florin le tonneau, ce qui porte la production de Ghiberti à 14 florins. Une autre façon d'estimer ces récoltes est de les comparer à la consommation des denrées alimentaires. La chronique des Villani permet d'estimer la consommation des Florentins quelques décennies auparavant : un habitant y consommait en moyenne 240 kg de blé et 248 1de vin par an. La production de Ghiberti permet donc de répondre aux besoins 4 2 annuels de —personnes en blé ; de —personnes en vin. Ses récoltes ne sont pas celles d'un grand domaine agricole, mais celles d'une production d'appoint pour la consommation familiale. Voyez maintenant son salaire de sculpteur. En août 1447, Ghiberti touche un versement de 1 200 florins, relatif au Baptistère, per havere finite le storie delle porte, conforme a che era tenuto (Archivio di Stato, Strozzi, LI, Dig. 259). Raymond de Roover a bien voulu signaler à Krautheimer que le « revenu annuel de Ghiberti issu de la Calimala correspond globalement au salaire d'un directeur de filiale de la Banque des Medici » (1970, 7). En dépit de cette expertise, ces 1 200 florins ne sont pas un salaire annuel, et rien ne permet d'affirmer qu'ils lui furent versés à titre personnel. En tant que chef d'entreprise, Lorenzo a dû encaisser ce versement pour le partager ensuite entre tous ses ouvriers. Ghiberti employait alors 25 ouvriers permanents et temporaires, ceux que l'on appelait des garzoni, et si l'on calcule 1 le — du versement de la Calimala, on tombe sur près de 50 florins, ce qui représente un salaire normal d'ouvrier. C'est là une interprétation moins complaisante du statut économique de Ghiberti. En 1447, sa déclaration fait état d'une réorientation de ses activités, du blé vers la vigne. Il ne tire plus de ses terres que 38 boisseaux de blé, mais il accroît sa production de vin à 47 barriques ; soit près de 730 kg de blé et 21 hl de vin (environ 47 florins). Il touche aussi 38 florins de son régisseur de San Piero, Niccolò Nati, et un revenu de sa chasa e botega avoisinant les 50 florins (Archivio di Stato, Castato, Dig. 258). Que représente ce total de 135 florins ? Un peu moins du double de ce que touchera le tailleur de pierre Giovanni di Bertino l'année suivante pour avoir sculpté un seul chapiteau à San Lorenzo...
Ghiberti est donc certes un « propriétaire », mais un propriétaire moyen, dont on ne saurait exagérer ni les revenus ni les biens. La liste de sa déclaration d'impôts est longue : una chasetta... un podere posto nel popolo di scto piero... un pezo di terra lavoratja... un pezo di terra vignjata... un podere posto nel popolo di scto guljano.. un pezo di terra vignjata... una chasa e botega. C'est-à-dire : « Une petite maison, une terre dans le faubourg de S. Piero, un lopin de terre cultivée, un bout de vigne, une terre dans le faubourg de S. Giuliano, un bout de vigne, une maison et un atelier » (Archivio di Stato, Castato, Dig. 237). Mais ce ne sont pas des palais et des hectares de vignoble. Le statut de Ghiberti n'est pas celui d'un riche bourgeois florentin. Il reste un artisan, un artisan qui a réussi mieux que d'autres, à vivre de son art. En regard, Donatello offre un portrait assez contrasté. Insouciant en affaires, célibataire endurci, Donato di Berto Bardi n'habitera de maison personnelle qu'à la fin de ses jours, et se contentera le reste du temps de logements à petit loyer, comme l'attestent les documents des années 1430-1433. Il loue alors une maison, borgo san pietro in gattolino, sur les pentes de l'Oltrarno. C'est, selon les dires de Vasari, dans une « toute petite maison... rue du Cocomero » que l'octogénaire passera les derniers jours de sa vie. Ces petits loyers montrent à l'évidence que Donatello appartient au peuple —au popolo minuto pour reprendre une catégorie de l'époque —et qu'il ne tirera pas avantage du changement de statut de l'artiste durant le XV siècle, pour profiter personnellement de quelque ascension sociale. Voilà sans doute l'effet direct d'un mépris pour l'argent maintes fois souligné. En accord avec Vasari, Pomponius Gauricus rapporte que « ceux qui le connaissaient disaient qu'il conservait tout son argent dans un panier suspendu au plafond de son atelier, de façon que chacun puisse y prendre ce qu'il voulait, quand il le voulait » (De sculptura ; d'après Burke, 1991). Quant à Paolo Uccello, on sait peu de choses de sa situation économique avant qu'il ait atteint ses 36 ans. Lorsque Ghiberti signe la deuxième convention pour les portes nord du Baptistère (1407), Paolo est engagé comme garzone. Il touche alors 5 florins annuels, 7 florins l'année suivante. Vers 1416, Paolo Uccello travaille toujours dans l'atelier de Ghiberti. Les livres comptables de l'atelier mentionnent que : « Paolo di Dono touche 25 florins par an » [Paolo di Dono ha 25 fl. l'anno] (Borsi, 1992). En 1433, Paolo —qui a désormais quitté l'atelier de Ghiberti —loue une maison au Campo Corbolini. Puis, quelque peu enrichi, il déclare l'année suivante una chasaper il mio abitare, via della Scala, près de S. Lucia sul Prato. Il loue alors un atelier via delle Terme et fait état au Castato de terres dans le faubourg S. Stefano à Ugnano. En 1443 et 1444, Paolo
Uccello touche plusieurs versements pour divers travaux, dont les cartons des oculi du Duomo. Mais ces revenus ne lui ont pas permis de se constituer un pécule considérable. Il déclare en 1469 : Truovomi vecchio e senza inviamento e no mi posso asercitare e la donna inferma. Entendez : «J e suis vieux et sans ressources, je ne peux plus travailler et ma femme est malade. » A sa mort, il laissera à sa veuve une dot de 200 florins. Leonbattista Alberti fut incontestablement le plus aisé de tous les perspectivistes. Pourtant, c'est plus par le statut hérité de son ascendance que par ses talents d'entrepreneur qu'il parvint à cette sécurité financière. Après avoir terminé ses études de Droit Canon à l'Université de Bologne, il est successivement engagé comme secrétaire par les cardinaux Aleman et Albergati. Leonbattista rentre ensuite au service de la Chancellerie pontificale, sur les recommandations de Biagio Molin. En tant qu'abbreviator, son salaire n'est pas très élevé et, selon Borsi (1986), ses supérieurs à la Curie l'aurait encouragé à exercer gratuitement... Cependant, en regard des artistes qui vécurent exclusivement des revenus de leur art, son statut paraît plus stable. Alberti ne fut pas pour autant à l'abri de toute menace. Si, durant les années 1447-1455, il jouit de la sécurité que lui procure l'élection au pontificat de Niccolò Albergati dont il avait été le secrétaire personnel, en août 1464, en revanche, il tombe directement sous le coup de la décision de Paul II, supprimant le collège des abréviateurs apostoliques en raison des accusations de paganisme portées contre le Collège. Leonbattista Alberti en appelle alors à Ludovico Gonzaga, qui, par l'intermédiaire de son fils cardinal, intercède en sa faveur auprès du pape (Borsi, 1986, 165). Durant les années de précarité, Leonbattista eut toujours la ressource de se faire accueillir dans les propriétés de sa famille, alors réhabilitée. En 1424, le pape Martin V avait en effet écrit aux dix de la Balìa pour demander que les Alberti soient absous de leur peine d'exil. Quatre ans plus tard, la Signoria confirmera qu'ils peuvent désormais « venir, être, rester et habiter dans ladite cité de Florence » [uenire stare dimorare ed abitare alla e nella stesa citta di Firenze] (Archivio di Stato, Consiglio Maggiore, CXX). Les Alberti possèdent plusieurs villas dans les environs de Florence. De ces demeures, est restée célèbre la Villa Paradiso à Bandino... Dans un testament rédigé à Rome en 1472, le perspectiviste lègue tous ses biens à son cousin Bernardo : le Palazzo delle Colonnine, en face de S. Jacopo dei Fossi, la maison Via Bologna, le verger situé au-dehors de la porte S. Mamolo et les quelques terres arables, vignes et pommeraies de la ferme de Castel dei Briti, près de Bologne (Borsi, 1986, 17). On peut alors terminer cet examen de la fortune personnelle des perspectivistes en assumant que si Giotto, Ghiberti et Alberti eurent une
vie relativement aisée — les deux premiers par leur talent d'entrepreneur, le dernier par son ascendance et p a r le bénéfice qu'il tira de ses fréquentations —des artistes c o m m e Brunelleschi, Donatello, Uccello ou Masaccio, ne furent en revanche jamais très argentés. La conclusion qui s'impose est d o n c p r o c h e de celle q u ' o n t formulée certains sociologues à partir d ' u n e x a m e n plus général de la situation des artistes à la Renaissance : « Bien que quelques artistes, que nous avons m e n t i o n n é s , aient fait fortune grâce à leur art, b e a u c o u p restèrent pauvres. Leur misère était sans doute t o u t autant la cause que la c o n s é q u e n c e des préjugés à l'égard des arts » (Burke, 1991, 98). Il reste à d é t e r m i n e r le sens de la flèche qui lie argent et perspective. Le statut é c o n o m i q u e des artistes a-t-il permis le d é v e l o p p e m e n t de la perspective ? Cette question p e u t être étudiée en se focalisant sur le p o u v o i r é c o n o m i q u e des peintres à deux é p o q u e s : avant 1297, date à laquelle la première perspective binoculaire correcte a p p a r a î t ; avant 1435, date à laquelle les représentations se stabilisent sur le principe de la perspective monoculaire. Premier e x a m e n : la situation de G i o t t o à la fin du XIII siècle n'est pas celle d u « r i c h e propriétaire t e r r i e n » d'après 1311. O n ne peut d o n c pas déduire la perspective d u statut é c o n o m i q u e privilégié de l'artiste. D e u x i è m e e x a m e n : dans le premier tiers du XV siècle —o ù 1/1000° de la p o p u l a t i o n florentine détient le quart des richesses —m ê m e les artistes les plus nantis c o m m e Ghiberti et Alberti sont dans une situation relativement m o d e s t e : L o r e n z o ne p o s s è d e pas encore de propriété agricole ; Leonbattista quitte t o u t juste Bologne o ù l'hébergeait son oncle, p o u r un poste de secrétaire à Rome... Q u a n t à leurs h o m o l o g u e s : Brunelleschi touche u n salaire de m a ç o n p o u r le D u o m o ; Masaccio « affirme ne pas p o u voir payer son garzone, et n o u s savons effectivement qu'il m o u r u t pauvre et plein de dettes » (Hauser, 1955, 343). Le statut é c o n o m i q u e personnel des artistes n'a d o n c pas influé sur le d é v e l o p p e m e n t de la perspective. Mais cette conclusion en appelle i m m é d i a t e m e n t une seconde, relative à la place de la liberté artistique. V o u s le savez, la peinture et la sculpture d u T r e c e n t o s o n t habituellement considérées c o m m e des disciplines d'exécution. Il s'agit d ' u n artisanat. Cela est dû t o u t d ' a b o r d à la structure d u travail artistique : le lieu o ù se fabrique l'art des peintres et des sculpteurs n'est pas u n cabinet o u une tour d'ivoire. C'est un atelier, la bottega, o ù l'on travaille en petits groupes, le plus souvent en entreprise familiale (Burke, 1991, 77). Mais la dépréciation de la liberté de l'artiste tient aussi à u n ensemble de valeurs qui règle la perception de l'art. Si les artistes ne disposent que d ' u n e étroite a u t o n o m i e , et doivent se c o n f o r m e r strictem e n t aux termes de la c o m m a n d e qui leur est passée, c'est parce que leur
statut est celui d ' u n e profession subalterne. P o u r saint T h o m a s , la décoration sert « d ' a b o r d à l'instruction des ignorants » [primo ad instructionem rudium]. Pareillement, p o u r saint Bo n a v en tu re , elle n'a d'utilité qu' « à cause de la grossièreté des naïfs, de la rudesse des t o u r m e n t s , et de la faiblesse de la m é m o i r e » [propter simplicium ruditatem propter affectuum ruditatem et propter memoriæ labilitatem]. C o m m e l'a m o n t r é Antal (1991, 235) c'est essentiellement par la rédaction des traités que nos artisans p o u r r o n t p e u à p e u se débarrasser des préjugés sociaux qui p è s e n t sur eux en ce d é b u t du XV siècle, p o u r se faire a d m e t t r e au sein des Arts libéraux. Institutionnalisation d ' u n e mobilité ascendante, plus longue et plus incertaine dans le cas des sculpteurs, que dans celui des peintres. Il faut en effet attendre un décret pontifical de l'année 1540 p o u r que les sculpteurs, désormais viri studiosi et scientifici, « h o m m e s d ' é t u d e et de science », quittent la c o r p o ration des Arts mécaniques (Burke, 1991, 95). C o m p a r a t i v e m e n t , les peintres jouirent d ' u n e ascension plus rapide. Ils furent en général admis à l'Arte de' Medici e Speziali. Mais avant d'y être r e c o n n u s c o m m e « peintres » (dipintori) à part entière en 1378, ils y furent d ' a b o r d inscrits c o m m e « subalternes » (sottoposti) en 1327. N ' e n déduisez pas qu'à partir de la fin du T r e c e n t o , les artistes s o n t libres de t o u t m o u v e m e n t . Les contrats que D o n a t e l l o o u que L o r e n z o Ghiberti passent avec les cambiatori stipulent toujours très précisément le respect des desiderata des commanditaires : chome alloro parva ; in chel modo et forma che sia di loro piacere ; conforme a che era tenuto... La surestimation de la liberté artistique des artistes provient d ' u n e lecture correcte des d o c u m e n t s , mais qui n'a pas su les replacer dans leur contexte d'énonciation. Les autobiographies avantageuses ne s o n t pas rares. Ghiberti dit, à p r o p o s des reliefs de b r o n z e des portes du Baptistère : « Je reçus toute liberté de les exécuter c o m m e b o n m e semblerait, de telle sorte qu'ils atteignissent le plus haut degré de perfection et d'orn e m e n t a t i o n . » Ce n'est pas là u n c o m p t e r e n d u objectif des termes de la c o m m a n d e , mais l'expression d ' u n e revendication sociale : une façon habile d'entériner la libération de l'artiste de c o m m a n d e s trop pesantes. C o m m e l'ont m o n t r é Baxandall (1985, 18) et Burke (1991, 122), le memorandum, a u t r e m e n t dit le c o n t r a t notarié passé entre le mécène et l'artiste, stipulait des exigences e x t r ê m e m e n t précises : 1 / q u a n t au prix et au m o d e de v e r s e m e n t ; 2 / q u a n t à la date à laquelle l'œuvre devait être rendue ; 3 / quant aux conditions de garantie auxquelles s'engageait le peintre si la peinture se dégradait ; 4 / q u a n t à la définition des contributions respectives d u maître et de ses assistants ; 5 / q u a n t aux dimensions, matériaux et techniques qui devaient être utilisés ; 6 / q u a n t au thème de l'œuvre et parfois m ê m e à la disposition des figures représentées. U n
c o n t r a t de 1429 exige que la Vierge p o r t e son fils sur les genoux, c o m m e le veut la tradition. Certains contrats délimitent encore plus précisément la marge de liberté de l'artiste. Lorsque Isabella d ' E s t e passe c o m m a n d e au Perugino, elle dit bien que la prédelle doit être « peinte et décorée de scènes choisies par l'actuel père supérieur » de San Pietro à Perugia. Elle précise : « V o u s p o u v e z éliminer des choses si vous le voulez, mais vous ne devez rien ajouter par v o u s - m ê m e » (Chambers, 1970, 76). Rien ne p e r m e t de forger l'image d'artistes n ' o b é i s s a n t qu'aux capricieuses injonctions de l'inspiration o u d u génie... Ce n'est guère qu'à la fin du XV siècle —et seulement p o u r quelques artistes de g r a n d r e n o m c o m m e Raphaël ou Vinci — que les desiderata d u m é c è n e laisseront place à u n e plus grande liberté de choix. D è s lors, les artistes t o u c h e r o n t des revenus b e a u c o u p plus élevés. C o m p a r e z les 100 florins de Brunelleschi et les 200 florins de Ghiberti, avec les 2 000 florins annuels alloués par les Sforza à Vinci, ou les 3 000 florins versés à Michelangelo p o u r l'exécution des fresques de la Cappella Sistina (Hauser, 1955, 346). E n m ê m e t e m p s que les peintres accèdent aux Arts libéraux, ils acquièrent une plus grande liberté de c o m position, voient leurs salaires augmenter, et p e u v e n t désormais partager le t e m p s des gens de lettres. Baxandall (1985, 24) fait état d ' u n échange de courrier entre A n d r e a M a n t e g n a et les G o n z a g a , dans les années 1480, et n o t a m m e n t d ' u n e lettre d u cardinal Francesco, qui désire se distraire et discuter avec le peintre. La situation a définitivement changé.
2) L a commande artistique D e l'analyse précédente il ressort que les recherches sur la perspective ne résultent pas d u niveau é c o n o m i q u e des artistes, puisque certains peintres qui o n t effectivement c o n t r i b u é à la mise en place de ce système de représentation s o n t restés attachés à leur milieu d'origine : celui de petits artisans dépréciés et f o r t e m e n t d é p e n d a n t s de leurs commanditaires. O n ne doit pas attribuer aux Brunelleschi, Ghiberti, Alberti, les privilèges d o n t jouiront seulement les artistes de la fin du XV et du XVI siècle. Il faut d o n c chercher ailleurs les raisons matérielles du d é v e l o p p e m e n t de la perspective. N'est-ce pas alors d u côté du m é c é n a t qu'il convient de se t o u r n e r ? Il se p e u t en effet que les artistes aient développé ce système de représentation par l'effet des c o m m a n d e s , soit parce que les termes de ces c o m m a n d e s —que l'on sait précis et contractuels - stipulaient l'usage de la perspective linéaire (hypothèse 1) ; soit parce la c o m m a n d e permit la diffusion de la perspective, sans être liée par ailleurs à l'histoire de son invention (hypothèse 2). La première h y p o t h è s e peut être écartée sans
difficulté. Car les contrats faisant explicitement mention de la perspective linéaire datent tous de la fin du XV siècle. Les mécènes n'ont demandé de perspectives qu'à partir du moment où ce type de représentation fut connu, diffusé, et apprécié en société, au point qu'il devenait alors enviable de posséder soi-même une œuvre construite selon les nouveaux canons de l'art. La seconde hypothèse, celle d'une diffusion de la perspective par le jeu des commandes, semble plus juste. Qui sont les mécènes ? On trouve des clercs, mais le plus souvent des laïcs, et ce, même si les œuvres commandées ont un caractère religieux. D'autre part, ce mécénat peut être privé ou public (Signoria, Arti Maggiori...) sans que la nature des rapports entre le mécène et l'artiste en soit affectée. La question centrale reste donc celle des motivations qui ont poussé les mécènes —des laïcs pour la plupart —à passer commande aux peintres. Plusieurs thèses ont été reçues sur ce point. Burke incite à reconnaître les « trois motivations principales du mécénat artistique à cette époque : la piété, le prestige et le plaisir » (1991, 116), et rejette immédiatement, non sans raisons, celle de l'investissement qui lui paraît « anachronique ». Il est certain que chacun de ces trois facteurs a pu jouer un rôle dans la diffusion de cet art. Mais chacune des motivations énoncées présente aussi ses faiblesses. La notion de « plaisir artistique » se trouve assez tardivement sous la plume des hommes de la Renaissance, et n'est-ce encore qu'au prix d'une distorsion sémantique : au XVI siècle, Dolce dit de la peinture qu'elle est faite principalmente per dilettare : « principalement pour distraire », ce qui ne la fait pas entrer dans le cadre d'une appréciation esthétique (Burke, 1991, 171). L'agréable n'est pas le beau... La deuxième motivation, celle du prestige, se rattache immédiatement à la question de la dépense ostentatoire, dans laquelle s'engageaient et rivalisaient les grandes familles... Quant au rôle de la piété, elle fut probablement une motivation réelle, sans que l'on puisse toutefois en exagérer la portée. Il est surprenant de voir qu'aucune de ces motivations n'explique le mécanisme élémentaire de l'échange d'un tableau contre une somme d'argent. Il suffit de se rappeler que des gens de grande « piété » n'ont jamais commandé de tableaux de toute leur vie, ou que des amateurs de « prestige » ont orienté leurs dépenses sur des champs sans aucun rapport avec la peinture ou les arts. Ces motivations sont par conséquent des conditions de possibilité, non pas des raisons nécessaires et suffisantes. Il reste donc à expliquer, non point les motivations générales des mécènes - qui, en ce temps, n'eût pas voulu être pieux, estimé, et jouir d'agréables divertissements ? —mais les raisons spécifiques qui les ont fait engager des
dépenses ostentatoires sur la pente des arts qui furent les vecteurs de la perspective linéaire (architecture, sculpture, peinture). La première chose à étudier semble être l'origine des gains des mécènes, puisque c'est une part de ces revenus qui sera ensuite reversée dans la commande artistique. J'ai dit, au tout début de ce chapitre, que Florence avait connu, du Duecento au Quattrocento, une situation de prospérité (instable), due au développement des industries textiles et du commerce international européen. Mais les bénéfices réguliers issus du travail n'étaient pas la seule source de revenu. Le développement de toute entreprise, grande ou petite, et la conduite des affaires ne peuvent se faire sans une certaine souplesse, c'est-à-dire sans que des capitaux extérieurs ne soient engagés. D'autre part, le prêteur ne saurait prendre le risque de bloquer ses capitaux dans une affaire sans en tirer quelque intérêt. Ainsi se met en place la formule du « prêt à intérêt », mal nécessaire du développement économique. Au Moyen Age et à la Renaissance, ce prêt porte un nom : l'usure, et on en voit apparaître les premières formes entre le X et le XI siècle. On a souvent glosé sur la marginalité de la pratique de l'usure. Mais le seul fait qu'il y eut des condamnations répétées au long des siècles suffit à comprendre que la pratique de l'usure pénétra largement la société médiévale. La multiplication d'une interdiction n'est jamais le signe d'un respect de la règle, bien au contraire « c'est le signe de graves résistances et désobéissances, et donc de la permanence des pratiques usuraires » (Heers, 1992, 244). Qui prête cet argent? Les citadins comme les paysans ; le popolo grasso comme le popolo minuto ; les chrétiens comme les non-chrétiens. Par sectarisme, on a souvent stigmatisé le rôle de groupes mal intégrés —comme les Juifs ou les Lombards —mais ils ne sont pas seuls à avoir pratiqué le prêt à intérêt. Malgré les interdictions de l'Église, les bons Chrétiens ont largement profité de ce système pour s'enrichir. Touchant les petites gens et les paysans, l'usure était aussi un système d'entraide « de proximité » peu onéreux, puisque les taux d'intérêt étaient fréquemment inférieurs à 10%. Ceci étant posé, vous vous demanderez : 1 / quel groupe était prioritairement visé par la condamnation des pratiques usuraires ? 2 / pourquoi l'usure était-elle interdite par l'Église ? 3 / pourquoi était-elle tolérée ? Pour répondre au premier point, on pourrait avancer l'idée que l'interdiction théorique du prêt à l'intérêt par le Droit Canon ne s'appliquait pas dans les faits à l'ensemble des prêteurs. Le paysan prospère, qui prête à son voisin une petite somme d'argent pour un taux dérisoire, n'est jamais tombé que sous le coup de condamnations purement théoriques... C'est donc que les interdictions furent lancées en priorité contre ceux qui
pouvaient tirer du crédit un bénéfice annuel substantiel. Qui gagnait le plus ? Ceux qui pouvaient prêter massivement, c'est-à-dire essentiellement l'aristocratie et le popolo grasso. Et tout particulièrement, à Florence, les groupes liés au Cambio et aux industries textiles. On ne manquera pas de constater que les mécènes privés appartenaient tous aux grandes familles des Arts libéraux : les Peruzzi, Bardi, Medici, Castellani à S. Croce, les Strozzi, Bardi, Rucellai à S. Maria Novella ; les Brancacci à S. Maria del Carmine... Les mécènes publics, quant à eux, n'étaient autres que les corporations, et principalement les corporations à la tête des industries textiles : la Calimala, qui finança les travaux du Baptistère ; la Calimala et la Lana qui financèrent les travaux de S. Maria del Fiore ; toutes ensemble, enfin, à l'oratoire collectif d'Orsanmichele... Il y a donc coïncidence partielle entre mécènes et grands usuriers : ils ont la même position sociale et appartiennent aux mêmes milieux. Doit-on alors en rester à l'idée d'une coïncidence fortuite entre usure et mécénat, ou bien peut-on développer une argumentation plus serrée sur le rôle du prêt à intérêt dans la diffusion de la perspective ? Il convient de répondre à ce point, en essayant de comprendre les raisons pour lesquelles l'usure fut interdite sur toute la période qui nous intéresse. L'usure, condamnée par le Droit Canon et les théologiens chrétiens, pose un problème au vu de la morale. Elle est considérée comme turpe lucrum, un « profit honteux ». Depuis le troisième concile de Latran, et le deuxième concile de Lyon (1274), elle entraîne en théorie l'excommunication et l'interdiction de la sépulture chrétienne. Mais devant la pratique si répandue du crédit, ces condamnations sont sans effet : elles ne sont appliquées que dans des cas limites et dans des situations sociohistoriques qui exigent une prise de position de l'Église. Le reste du temps, l'usure fait l'objet de tolérances tant passives qu'actives. Actives de la part des usuriers, qui recourent à de nombreux systèmes pour la dissimuler. Passives de la part de l'Église, qui n'exécute que très rarement les condamnations. Pour les marchands florentins —qui font leurs affaires sous la maxime Chi tempo ha e tempo aspetta · tempo perde : « Qui prend son temps, perd son temps » - la pratique commerciale est trop développée pour que l'usure, qui découle du change per litteras et per minutum puisse disparaître, même à long terme. La chose n'est tout simplement pas envisageable. De fait, la résistance des marchands amena souvent un fléchissement des positions théologiques. De manière idéaltypique, on pourrait reconnaître une opposition entre l'affairisme intéressé des mercatores et l'oisiveté spéculative des doctores, mais les positions effectives furent, semble-t-il, beaucoup plus complexes et nuancées. Les Franciscains et les
Dominicains, par exemple, n'adoptent pas la même attitude vis-à-vis de l'usure (Bec, 1967, 255). Les frères Prêcheurs se révèlent plus intransigeants, et cette intransigeance n'est peut-être pas étrangère aux réponses acerbes d'un Bracciolini : Non ex istis inertis et laruatis hominibus qui summa cum quieteferuntur nostris laborius sunt nobis ciuitates constituendœ sed de his qui sint accomodati ad conseruationem generis humanis... Entendez : « Ce n'est pas à cause de l'usure que les revenus de notre labeur, qui élèvent nos cités, sont attaqués par ces hommes furieux et oisifs, mais à cause de ce que ces revenus sont propres au maintien du genre humain... » (De avaricia). Propre au « maintien du genre humain », l'oisiveté des religieux ne le fut pas. Au sujet des titres à 5 % du mont-de-piété de Florence, des Dominicains comme Piero degli Strozzi, ou Domenico Pantaleoni, expriment sans détour leur condamnation (Conventi Soppressi, J X). Au contraire, au couvent de S. Croce, Francesco da Empoli admet la spéculation sur les titres du mont-de-piété (Pluteo XXXI, dext. 11). C'est un Dominicain, Giovanni Dominici, cardinal de Grégoire XII, qui écrit un traité ascétique sur l'usure. Et c'est un Franciscain, Bernardino da Sienna, qui - tout en condamnant formellement l'usure —prêche à Santa Croce en l'an 1425 l'utilité des affaires et le caractère licite des gains. Devant la foule massée sur la place, il dit : « Combien d'argent aujourd'hui gardez-vous mort dans vos coffres ? Il vaudrait mieux l'employer dans votre commerce » (Bec, 1967, 267). C'est aussi parce qu'il existait une telle variété d'attitudes face à la question de l'usure que les mercatores ne se sont pas pliés à l'interdiction et qu'ils ne se sont pas opposés plus violemment à l'Église. Ainsi, le Zibaldone de Giovanni Rucellai invoque la faveur de Dieu pour conduire ses affaires de façon la plus prospère ; que cet appel du marchand résulte d'une pensée sincère, de la dissimulation ou du compromis... Comme le dit Bec : « Pour l'homme d'affaires, Dieu n'est plus cet être transcendant que l'élan mystique permet de saisir un bref instant. Il devient un comparse dont l'appui est nécessaire » (1967, 277). Ceci conduit naturellement au troisième point, qui concerne les raisons pour lesquelles l'usure était théoriquement condamnée et pratiquement tolérée. La première explication qui vient à l'esprit se fonde sur le fait que ce sont souvent les mêmes hommes qui, d'une part pratiquent l'usure, d'autre part gèrent le colossal Trésor de l'Église. Comment, dans ces conditions, le Saint-Siège aurait-il pu condamner directement et sans nuances les cambiatori ? Giovanni de' Medici était le banquier de Jean XXII, « ce pape si attaché aux biens de ce monde » selon la juste formule d'Antal (1991, 33). Il sera le banquier de son successeur, Martin V. Son fils, Cosimo de' Medici, restera le banquier de la papauté. Il fera
même, dit-on, de très bonnes affaires au concile de Bâle (1431). C'est donc, en définitive, parce qu'une fraction des marchands et des banquiers usuriers appartenaient à la Parte Guelfa, protégeant les intérêts de la papauté, que les sanctions de l'Église ne furent jamais d'une grande sévérité. Mais il fallait néanmoins que ce paradoxe trouve une solution théologique acceptable pour les deux partis. En théorie, l'usure amenuisait les chances de salut dans l'au-delà. Pratiquement, le crédit était une nécessité du fonctionnement économique quotidien. La solution imaginée consista donc à trouver des voies pour racheter le salut des âmes souillées par l'usure, sans que ces voies s'opposent en aucune manière à la pratique du prêt à intérêt. Une de celles-ci fut de reverser une partie des intérêts dégagés à l'institution qui était la plus à même d'absoudre la faute commise : l'Église. De la sorte, les usuriers devenaient des bienfaiteurs de la foi chrétienne et pouvaient, dans leur pratique quotidienne, continuer à vivre du crédit. Voilà le noeud : la construction et la décoration des églises furent donc, pour qui retire un profit de l'usure —et si l'on accorde une priorité à l'explication en terme d'agrégation de comportements individuels —une façon honorable de reconquérir des chances de salut dans l'au-delà. Les prêteurs, bien au fait de cette possibilité de rachat, montreront d'ailleurs assez peu d'empressement à réparer les fautes commises. Comme le dit lucidement Heers : « L'usurier répare certes ses torts... mais le plus souvent au déclin de sa vie, au moment de rédiger son testament, privant ainsi ses enfants d'une part de l'héritage et leur laissant le soin de distribuer aumônes et legs aux hôpitaux et aux couvents» (1992, 244). Du point de vue collectif aussi, la construction et la décoration des églises sont une façon honorable d'expier ses fautes publiquement. Deux types de « dépense ostentatoire » doivent par conséquent être soigneusement distingués. Lorsqu'une famille décide de faire construire un palais ou une villa de campagne, il y a là une dépense ostentatoire « simple », qui vise au seul prestige dans le siècle ; lorsque la même famille décide de faire construire et de décorer une chapelle, il y a une dépense ostentatoire « composée », puisqu'elle assure un prestige social en même temps qu'elle montre à la collectivité que l'honnête usurier à expié ses fautes. Voilà donc un faisceau de raisons, qui ne sont plus des motifs généraux mais des raisons spécifiques liant la pratique de l'usure au développement de l'art italien. C'est, à la fois, une explication transhistorique, qui s'applique à toute la période de la fin du Duecento au Quattrocento. Quelques exemples : la chapelle des Scrovegni à Padoue, où Giotto peignit ses fameuses fresques (1304-1305), fut construite et décorée avec l'argent qu'Enrico légua aux « joyeux chevaliers de l'Ordre des Soldats
de la Vierge Marie », pour racheter les fautes d'usure de son père Reginaldo Scrovegni, et peut-être même, les siennes propres (Basile, 1993, 13). C'est, pour les mêmes motifs, avec l'argent des Medici, que se construisit l'église dominicaine de San Domenico da Fiesole. A Florence, les Prêcheurs de Santa Maria Novella semblent avoir attiré davantage cet effet du « mécénat usurier », à la fois parce que les théologiens dominicains s'étaient montrés plus réticents à admettre le prêt à intérêt, et parce que le couvent dominicain fut le lieu de résidence des papes, lequel devait donc être plus richement aménagé et décoré. Lorsque Martin V se réfugie à Florence, ce n'est pas à Santa Croce qu'il réside, c'est à Santa Maria Novella. Et le pape Martin V d'ordonner une grande série de travaux Le mécénat usurier explique donc adéquatement, au niveau individuel, la diffusion de la perspective : il engage à construire et à décorer les lieux de culte, et, par conséquent, à mettre en œuvre les trois arts —architecture, sculpture et peinture —qui contribuèrent le plus à la mise en œuvre du nouveau système de représentation de l'espace. Mais cette analyse permet aussi de relativiser et de préciser le rôle joué par l'argent dans le développement de ce système culturel. Le mécénat usurier n'explique pas l'invention, mais seulement la diffusion de la perspective. Ce sont là, en effet, deux questions indépendantes. J'ouvre une parenthèse : la création de l'Accademia di Disegno à Florence (1563), celle de l'Accademia di San Luca à Rome (vers 1590) ont, elles aussi, contribué au « développement » de la perspective, puisque la perspective linéaire y fut enseignée... Mais en ce temps-là, le système perspectif est déjà parfaitement codifié, proche peut-être de la sclérose. A ce titre, les académies ne furent que les vecteurs d'un système culturel déjà constitué. De même, il faut admettre que le facteur économique ne s'applique qu'à la diffusion du système perspectif. 1. [1419] : Discretis viris Michæli magistro lignaminum et sociis suis pro operibus thalami in ecclesiafratrum prædicatorumdeFlorencia aceciamcapellæin sacristia ibidempro dominonostropapa... Itemsolvatis eidempro certis laborerüs lignaminum quæfieri fecit demandato nostro in ecclesia sanctæMariæ Novellæ deFlorencia... Fratri BernardoStephani ordinisprædicatommpro nonnullis tabulis ligneis dequibus in aula consistorialifacta sunt scampna altare et nonnulla alia sedilia ad ornatum ipsius aulæ.. Fratri Bernhardo deFlorencia ordinis prædicatorum pro expensis in aula consistoriali palacii apostolici tam in clausuris scalæ quam cameræ paramentorum ac tabulisferris et operariis... Fratri Bernardo de Florencia ordinisprædicatomm.. quos idem exposuit infaciendofierimuralia infra claustrumcapellæsanctiNicolaiintra septaclaustrisanctæMariæNovellæ florenciæ.. [1420] : Micæli Francisci magistro a lignamineflorentinoproprecio et emenda lignaminisprædicti in Sancta Maria Novella.. etpro solucione expensarumpalchifacti adaltare majusdictæecclesiæ.. CumMichælConacti lignayolus de Florencia pro toto residuo pensionis palci lignaminis in Sancta Maria Novella de Florencia... (Müntz, 1878, 8).
En ce qui concerne l'art et la culture de la Renaissance, deux thèses ont été reçues. La première —qui fut aussi première du point de vue chronologique —considérait que l'art et la culture humanistes s'étaient constitués dans une situation de prospérité économique. Des recherches ultérieures montrèrent que Florence ne fut pas au Quattrocento la cité idéale que l'on imaginait. L'épidémie de peste de 1348, tout autant que les faillites sur les marchés internationaux, tout autant que les erreurs de gestion imputables à la « dynamique de Buddenbrooks » (Rostow, 1960), entraînèrent récession et instabilité. Mieux au fait de ces problèmes, Lopez (1953) crut bon de soutenir la thèse inverse : Hard times and investment in culture, selon laquelle, pendant une période de crise, les investissements se reportent vers les biens culturels. Mais quel sens peut-on accorder au mot « investissement » à la Renaissance ? Et comment expliquer que ce type d'investissement ait aussi contribué à l'essor de l'art sous le ciel sans nuages du Duecento ? On n'en sort pas... sinon en recherchant des explications qui échappent aux prétendues influences d'un contexte global ; sinon en recherchant des explications qui ne postulent pas apriori de division historique entre le Moyen Age et la Renaissance, mais des raisons qui travaillent, selon le mot de Braudel, dans la « longue durée ». La confusion faite à propos des académies de dessin semble pouvoir être évitée en ce qui concerne le mécénat usurier. On ne peut guère conclure, comme le fait Burke (1991), que les conditions économiques influencèrent de façon décisive l'invention de la perspective. Et je ne prends pas là sa thèse en mauvaise part, puisque Burke distingue lui-même les phases d'invention et de diffusion d'un système culturel. Il dit ainsi, en introduction : « Mieux vaut étudier les arts en y recherchant l'innovation plutôt que l' "épanouissement", parce que ce concept est mieux défini. » Mais Burke ajoute, pour justifier sa lecture : la Renaissance « est une période où l'on voit apparaître nombre de choses pour la première fois : ce fut l'époque de la première peinture à l'huile, de la première gravure. Les artistes découvrirent les règles de la perspective linéaire » (Burke, 1991, 27). Toute l'argumentation de Burke porte donc bien sur l'invention de la perspective, et non sur la diffusion de ce système culturel. Je pense avoir montré, pour ma part, que la contribution du mécénat usurier fut tout entière focalisée sur la diffusion d'une façon de représenter le réel, inventée et codifiée au préalable. Ce n'est que la première partie de l'explication.
L'ÉTHIQUE DE PAUVRETÉ On a soutenu, de façon répétée, que le vœu de pauvreté fut l'élément central de la constitution des Ordres Mendiants. Ce fut peut-être le cas au temps de François et de Dominique, mais force est de reconnaître que cet idéal prit ensuite de curieuses formes pour se réaliser... La difficile adéquation entre les exigences de la vie terrestre et les impératifs de la vie spirituelle se solda bien souvent par un compromis théoriquement inacceptable. Et pourtant, mis à part quelques débordements de part et d'autre —de la part du pape Jean XXII, de la part des Fraticelli en ce qui concerne l'Ordre de saint François —ce compromis fut le lot commun de tous les frères. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est en faveur de cette règle intransigeante, et a priori incompatible avec toute ostentation artistique, que plusieurs perspectivistes prirent position : Robert Grosseteste, Roger Bacon et John Pecham à Oxford, lequel écrivit un Tractatus de paupertate foudroyant le laxisme et la débauche des hommes de Dieu ; Henri de Langenstein, auteur d'un Epistola pacis, dans laquelle il se montre un âpre défenseur de la voie conciliaire contre la fraction guelfe qui voulait rasseoir un unique pape sur le trône. Mais d'autre part, et c'est encore un paradoxe, c'est parmi les Franciscains que se recruteront les adeptes les plus fervents du vœu de pauvreté, alors que d'autres frères, tel Bernardino da Sienna, manifestèrent une extrême tolérance sur la question de l'usure... Comment expliquer que Giotto fut tout à la fois un homme d'affaires brillant et un artiste fréquentant les milieux franciscains où le vœu de pauvreté avait le plus d'audience, entraînant les dérives successives des Zelanti et des Spirituels ? Tout ceci est un faisceau de contradictions dans lequel il convient de voir un peu plus clair. Quel est le contenu pratique et spirituel de la règle de pauvreté ? La prise de position des perspectivistes est-elle contradictoire avec le mécénat usurier ? Signifie-t-elle une rupture consommée entre les moments de l'invention et de la diffusion de la perspective ? Autant de questions qui peuvent servir de points d'attaque pour résoudre des relations complexes entre argent et pauvreté, qui paraissent paradoxales aujourd'hui, mais qui ne furent peut-être pas pensées comme telles par les hommes du Moyen Age et de la Renaissance. Commencez donc par le niveau le plus élémentaire, celui de la signification pratique du vœu de pauvreté, et remontez progressivement vers les superstructures intellectuelles et morales qui le justifient.
1) La règle franciscaine En première analyse, le vœu de pauvreté semble constitutif des deux Ordres Mendiants. Il s'agit d'une éthique commune à l'Ordre de François et à celui de Dominique, qui ne marquent leurs différences que par l'accent mis par les uns sur la prédication (dominicaine) et par les autres sur la charité (franciscaine). Cependant, et bien que cette question soit complexe, l'idéal de pauvreté fut plus sensible chez les Frères Mineurs que chez les Frères Prêcheurs. Comme le dit Baron : « En tant que philosophe [saint Thomas d'Aquin] accepta sans réserve le point de vue aristotélicien et péripapéticien, selon lequel les biens matériels sont, non seulement permis par Dieu pour assurer l'existence, mais doivent être regardés comme des aides nécessaires (adminicula) du développement de la vie morale (par exemple, dans le cas d'une vertu comme la libéralité) » (1938, 3). Ce n'est pas un hasard si les factions des Spirituels et des Fraticelli naquirent dans l'ordre franciscain, plutôt que dans le giron dominicain. Radix omnium malorum est cupiditas disait le frère Michele da Cesena : « La cupidité est la racine de tous les maux. » Mais d'où viennent alors les fréquentes inversions de position sur la question de la pauvreté, observées en Italie ? La question est complexe, mais il se peut que la permissivité plus grande des Franciscains soit à l'origine d'une telle attitude, doublée d'ailleurs par un conflit interne qui « polarisa » le débat au sein de l'ordre (Moorman, 1968, 177-187). On trouve la première expression canonique du vœu de pauvreté dans la Regula bullata de 1223 : «Je commande formellement à tous les Frères de ne recevoir en aucune manière, deniers ou monnaie, par euxmêmes ou par personne interposée. » Cette règle princeps de la fraternité franciscaine semble directement issue d'une formule biblique : « Ne portez ni or, ni argent, ni monnaie dans les bourses, ni besace, ni deux tuniques, ni chaussure, ni bâton » ( X, 9). Du point de vue matériel, elle signifie un renoncement à toute forme de revenus fixes et aux biens-fonds (à l'exception du couvent et de l'enclos). La règle franciscaine se traduit par un mode de vie détectable à certains indices vestimentaires. Le frère ne porte qu'un seul vêtement : l'habit, fait d'une laine grise —d'où le nom de Grey Friar qu'on lui donne en Angleterre —si grossière qu'elle serait insupportable à beaucoup d'entre nous aujourd'hui. L'habit proprement dit, qui va des épaules aux chevilles, est surmonté du chaperon qui couvre largement les épaules, et d'une capuche. Il est ceint par une grosse corde —d'où le nom de Cordeliers qu'on
leur donne parfois. En théorie, et au début tout au moins, le frère ne portait pas de sandales, et allait nu-pieds, quel que soit le temps. La chronique de Thomas d'Eccleston rapporte qu'en Angleterre, les Frères Mineurs avaient souvent à marcher ainsi dans la neige, ou dans la boue lorsque celle-ci venait à fondre... Frère Thomas rapporte aussi le rêve du frère Walter of Madeley, révélateur à bien des égards de l'importance symbolique des sandales. Walter s'était chaussé par un jour de grand froid, en dérogeant à la règle. La nuit venue, il rêva qu'il se faisait attaquer par des bandits de grand chemin : portant des sandales, les voleurs ne l'avait pas reconnu comme un adepte de la pauvreté... Astreints à pratiquer la charité, les frères dépendaient entièrement de ce qu'on voulait bien leur donner. Durant les voyages en terre hostile, il n'était pas rare qu'ils se contentent d'eau fraîche et de baies sauvages. Affaiblis, à l'extrême limite de leur résistance, ils tombaient alors d'inanition dans les fossés, comme en témoignent les chroniques de Thomas d'Eccleston et de Salimbene d'Adam. La règle du jeûne contribuait aussi pour partie à ces défaillances. A la règle primitive instituant le jeûne le mercredi et le vendredi, la Regula bullata de 1223 apportera un assouplissement: l'astreinte se limita désormais au vendredi. Mais ce stock de règles était-il entièrement respecté ? Dans l'encyclique de 1257, saint Bonaventure énonce déjà les principales causes de la déchéance de l'ordre. On y trouve notamment la multiplication des affaires, qui éloigne les frères du vœu de pauvreté en attirant l'argent, et la construction de bâtiments trop somptueux... Dans la lettre de 1266, le « Docteur séraphique » revient sur la même question, en disant : « C'est un mensonge honteux et sacrilège que de se faire passer pour le partisan volontaire de la très haute pauvreté et de ne vouloir souffrir aucune privation ; d'être dans l'abondance au-dedans comme des riches, et de mendier au-dehors comme des pauvres» (Sessevalle, 1935, 79). Ceci montre à l'évidence que le vœu de pauvreté ne fut pas suivi de bon gré par tous les frères, surtout dans les siècles qui suivirent la mort de saint François. Mais de cette critique, on ne peut pas accabler les docteurs d'Oxford, qui furent les plus ardents défenseurs de cet idéal. Quelle fut leur position ; quels furent leurs arguments ? Robert Grosseteste (1168-1253), magister scholarum d'Oxford, est le premier à avoir initié les étudiants de l'Université anglaise à l'étude de la perspective —ou de l'optique, comme nous dirions aujourd'hui. Luimême laissa plusieurs traités de perspective : De luce seu de inchoatione formarum ; De lineis angulis et figuris seu defractionibus et reflexionibus radiorum ; De motu corporalis et luce ; De iride seu de iride et speculo ; De colore. Traités auxquels
on pourrait ajouter le De calore solis, en raison de la spécificité des partages épistémologiques du XIII siècle. Ce sont là les œuvres qui déclencheront la vocation des successeurs oxoniens de Grosseteste. Plusieurs éléments de sa biographie se rattachent à la question de la pauvreté. Tout d'abord, on trouve dans la chronique de Mathew of Paris que Robert était « d'origine modeste » [ humillima procreatus ( Anglorum, II, 376)]. A partir de 1235, étant nommé évêque de Lincoln, Grosseteste laisse le studium aux mains de ses élèves les plus compétents : Maître Peter, Roger Wesham et Thomas of Wales. Il leur lègue ses livres, peut-être pour les inciter à poursuivre l'étude, mais sans doute aussi en raison de la règle qui interdisait à un frère de considérer les livres comme une propriété personnelle. La mise en acte de l'idéal de pauvreté est visible chez Grosseteste. En 1231, il renonce aux fonctions ecclésiastiques qui lui avaient été conférées, à l'exception de celle de chanoine de Lincoln. Dans une lettre à sa sœur, il justifie ainsi cette décision : « En devenant plus pauvre par mon propre choix, je deviens plus riche en vertu. » Durant son séjour à Lyon —auquel il s'était rendu pour assister au concile —il n'hésitera pas à prononcer un sermon véhément contre les abus de biens constatés à la cour pontificale et les conduites scandaleuses du clergé. Il prononce ce sermon le 13 mai 1250 (Brown, Fasciculus, II, 250). Vu le peu d'attention et de considération qu'on prête à ses accusations, il rentre en Angleterre, abattu et dépité. Roger Bacon (1214-1294) est l'auteur de plusieurs traités de perspective, dont l ' maius · pars V Perspectiva est sans doute le plus fameux. Issu d'une famille bannie et ruinée aux alentours de 1233, Roger rentra à l'Université d'Oxford, avant de poursuivre ses études au studium parisianus dans les années 1240. A son retour de Paris, en 1251, commencent les difficultés : Roger va rencontrer de plus en plus d'oppositions au sein de l'ordre, en raison probable de ses sympathies paupéristes et joachimites (Easton, 1952). Mais Roger n'est pas un cas isolé : les doctrines apocalyptiques de l'abbé calabrais Joachim de Flore furent prisées par une si grande partie des Franciscains qu'elles ébranlèrent l'ordre tout entier. La publication du Liber introductorius ad Evangelium æternum, du joachimite Gherardo di Borgo san Donnino, ne fit qu'aggraver la situation de Roger, puisque ce livre fut à l'origine de la condamnation d'Anagni et des restrictions imposées par le chapitre de Narbonne. L'élévation au pontificat du cardinal Guy de Foulques (Clément IV) marque cependant une pause momentanée de ces suspicions. C'est à sa demande, en effet, que Bacon rédige l ' majus. Mais ce soutien sera de courte durée... Le pape meurt en effet l'année suivante, en 1268, et Bacon perd ainsi son principal
appui. Plus tard, sa réponse aux critiques de Tempier, le Speculum astronomiœ, et ses invectives aux dignitaires de l'Église lui attirent les foudres du ministre général Girolamo d'Ascoli (1277) —le futur Nicolas IV —qui aurait condamné solennellement sa doctrine et l'aurait fait incarcérer (de Wulf, 1936, 270). Lindberg (1983, xxv) a tenté de pondérer cette interprétation, qui se fonde exclusivement sur un document des années 1370. Or, ce texte parle de Roger comme d'un « maître en théologie », ce qui est faux, et accentue probablement la déviance de l'Oxonien, pour des motifs doctrinaux. Derrière la raison officielle de son accusation : « A cause de nouveautés suspectes... » [ nouitates suspectas on doit sans doute lire les attaques partisanes que Roger Bacon dirigea contre les Dominicains saint Thomas et Albert le Grand. Il existe en effet des preuves substantielles de ce que frère Roger ne fut jamais un grand diplomate. Voyez quelques-unes de ses piques : Seculares uero a quadraginta annis neglexerunt studium philosophiœ occupati appetitu deliciarum diuitiarum et honorum et corrupti causis ignorantiœ prœdictis : « Les séculiers ont délaissé depuis quatre-vingt ans l'étude de la philosophie, trop occupés à rechercher les plaisirs, les richesses et les honneurs, et gagnés à la cause des présages de l'ignorance. » Ou encore : Populus clericus uacat superbiœ luxuriœ et auariciœ et ubicumque congregantur clerici sicut Parisiis et Oxoniæ bellis et turbationibus et cœteris uiciis scandalisant totum populum laicorum : « Le clergé s'adonne à la superbe, à la luxure et à l'avarice, et partout où sont réunis les clercs, comme à Paris ou Oxford, les combats, les troubles et bien d'autres vices scandalisent toute la population laïque. » De tels extraits sont loin d'être exceptionnels : ils émaillent toute la discussion des sciences expérimentales ( philosophiœ, VI). Ses polémiques sont le plus souvent des disputes qui naissent des débats à propos du vœu de pauvreté ou —ce qui n'est pas sans rapport — des positions théologiques contrastées des Dominicains et des Franciscains. La relaxation du Frère Mineur ne sera prononcée qu'à la mort de Nicolas IV (1292), deux ans avant que ne meure le « Docteur admirable ». John Pecham (1230-1292) est l'auteur d'une Perspectiva communis très connue à cette époque, mais aussi d'un opuscule qu'il rédigea quelques années auparavant sur le même sujet, intitulé a posteriori Tractatus deperspectiva. Après avoir étudié à Oxford sur les conseils d'un proche de Grosseteste, John Pecham se rend à Paris pour y étudier sous la direction de saint Bonaventure. Reçu maître en théologie, il devient le onzième lecteur de l'ordre à son retour en Angleterre. Pecham montre des traits de caractère assez abrupts. Les accusations dont il fait l'objet sont surtout dues aux inimitiés qu'il se crée par son tempérament plein de fougue. Ses atta-
ques sont directes et violentes, surtout contre les Dominicains et les Cisterciens, qu'il traite de monachi demoniaci. Vous lirez dans ces querelles une intention de défendre la ligne de conduite franciscaine, à propos notamment du vœu de pauvreté édicté par saint François. Devenu archevêque, il aurait conservé ses habitudes de Frère Mineur, et se serait fait nommer frater Johannes humilis. Dans le portrait —peut-être un peu complaisant — qu'en dresse Sessevalle (1935), on le voit jeûner chaque année pendant sept carêmes, à l'exemple de François, et ne rien posséder à l'exception de ses propres vêtements et d'un lit. Infatigable voyageur, John Pecham suit la règle partout sur les routes d'Europe, qu'il parcourt à pied. On sait par exemple, et avec plus de précision, qu'en 1276, lorsqu'il se rend d'Oxford au Concile de Padoue, il se refuse catégoriquement d'utiliser une monture, à l'aller comme au retour... C'est dans le même esprit de « rigueur zélée » que Pecham cherche à participer au redressement de l'ordre, qui s'était, en bien des lieux, accoutumé à un mode de vie laxiste. Ainsi, dans le Firmamentum trium ordinum, Pecham condamne « le relâchement des frères dans les bâtisses somptueuses, les greniers de blé et les celliers de vin ». Il conteste aussi l'idée selon laquelle « les frères peuvent recevoir des héritages» (Sessevalle, 1935, 114). Matteo d'Acquasparta (1240-1302) ne rédigea pas de traité de perspective, mais en connut certainement les bases, ayant étudié au studium franciscain de Paris à l'époque où y résidaient à la fois et Bacon et Pecham (Fumagalli, 1993). La position de Matteo à l'égard du vœu de pauvreté ne peut être établie avec certitude. Certains épisodes de sa vie peuvent être interprétés de façon contradictoire. Que dire du moment où Matteo d'Acquasparta et le cardinal Giacomo Caetani Gaetani accompagnent le fils de Charles II d'Anjou à Rome, cheminant dans la stricte observance de la règle, nu-pieds et vêtus pauvrement ? L'interprétation de cet acte reste délicate (Pásztor, 1993, 48). Était-ce par conviction profonde, ou bien dans une intention stratégique de rapprocher Charles d'Anjou de Boniface VIII, peu sensible à la voix des Frères Spirituels ? Nul ne connaît la position exacte de Matteo sur la question de l'observance. Toutefois, certaines de ses protections régulières permettent d'en apercevoir le profil. On sait par exemple que Matteo montra toujours beaucoup de bienveillance à l'égard de son élève Pietro Giovanni Olivi, adepte incontesté de la règle de pauvreté, même si l'on a parfois un peu 1. Lepape Boniface VIII fit ainsi élire en mai 1296 Giovanni Minio di Morrovalle àla tête de l'ordre, occasionnant une vive déception chez les adeptes de la stricte observance, qui ne se trouvèrent di Giovanni Olivi, 1989, 24). plus en force comme par le passé (
accentué le caractère hérétique de ses doctrines, au détriment de ses références à la pensée de Bonaventure (Partee, 1960). De son vrai nom Pierre Jean-Olieu (1248-1298), Pietro Giovanni Olivi fut envoyé au studium parisianus où il étudia sous les ordres de Pecham et de Matteo d'Acquasparta entre 1269 et 1272. Ce Frère Spirituel est plus connu pour ses opuscules sur la stricte observance de la règle : le Tractatus et la Quœstio de usu paupere, que sur les commentaires sur la perspective qui apparaissent dans ses Quœstiones in II Sententiarum. Dénoncé au ministre général Girolamo d'Ascoli vers 1278, pour des thèses sur lesquelles on fit peser le soupçon d'hétérodoxie, le ministre aurait, dit-on, brûlé un de ses livres « pour les détestables erreurs qu'il contenait ». Pietro participa cependant sous le ministère de Bonagrazia Tielci à l'assemblée réunie autour de Nicolas III pour la rédaction de la bulle Exiit qui seminat (1279), favorable aux Spirituels. A la mort de Bonagrazia († 1283), Pietro est à nouveau attaqué par ses anciens censeurs, qui le confinent au couvent de Nîmes et le privent de ses livres ( 1989, 19). Olivi bénéficie alors de la protection de Matteo d'Acquasparta, qui déclare son innocence et rétablit l'orthodoxie de sa doctrine. La complète réhabilitation du Languedocien sera prononcée au chapitre général de 1287 (Partee, 1960). La même année —c'est-à-dire dès l'élection de Matteo à la tête de l'ordre —Pietro Giovanni Olivi obtient le lectorat de Santa Croce, ce qui témoigne encore de la grande confiance du maître vis-à-vis de son ancien élève parisien. Que retenir des portraits des perspectivistes anglais et de leurs successeurs italiens, sinon qu'ils adhérèrent, à la fois du point de vue pratique et moral, au vœu de pauvreté de saint François ; et qu'ils condamnèrent fermement les attitudes contraires, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'ordre ? Quel est le ressort de ces positions répétées contre les biens personnels ? Plusieurs degrés de réponses peuvent être proposés. Le premier, confirmé par la répétition des condamnations des supérieurs, est que les frères se soumirent dans une faible mesure au vœu de pauvreté. Alors que les livres devaient rester une propriété collective des studia, les manuscrits conservés portent le plus souvent une marque de propriété ou, tout au moins, les signes d'un usage personnel exclusif. Ainsi, au couvent de Santa Croce à Florence, on trouve des Vitœ Sanctorum Patrum, portant la mention : « Ce livre est réservé à l'usage du frère Accurso Bonfanti, qui le fit écrire » [ liber est deputatus ad usum Fratris Accursi Bonfantis quem scribi fecit C'est là une entorse directe à la règle. Et ce n'est souvent qu'à la mort d'un frère que les livres retrouvaient leur place dans les armoires communes. Ainsi d'une Postilla super Apocalipsim
de Santa Croce, dont le premier folio porte l'annotation : « Ce livre est dans l'armoire du couvent florentin depuis la mort du frère Apollinare » [Iste liber post obitum Fratris Apolenaris est armarii Florentini Conventus]. Les frères étaient donc habitués à transgresser la règle en dépit des avertissements reçus. Davis rappelle ainsi que les statuts de l'ordre de 1292 et de 1316 «ordonnaient qu'aucun livre assigné à l'étude ne soit donné à un frère, à vie ou pour une période dépassant un an, sauf s'il était de peu de valeur et inutile au couvent» (Davis, 1964, 412). Le fait même que le besoin se soit fait sentir de réitérer cet avertissement montre qu'il ne fut jamais suivi scrupuleusement. Mais il y a une raison plus fondamentale aux fluctuations observées autour du vœu de pauvreté, et qui explique pourquoi certains frères y ont adhéré pleinement, alors que d'autres l'ont suivi superficiellement. Cette raison, c'est l'extrême variation des positions du Saint-Siège sur cette question. Si le pape était lui-même de sensibilité paupériste (Clément IV, Nicolas III, Martin IV), le vœu retrouvait une certaine audience et la menace schismatique était écartée. Si le pape était plutôt hostile à l'idéal de pauvreté (Alexandre IV, Boniface VIII et surtout Jean XXII), l'écart se creusait au sein même de l'ordre, entre fidèles de la pauvreté et conciliateurs avec l'autorité ecclésiastique. Compte tenu de la durée du pontificat —la durée moyenne d'exercice est de six ans sur la période 1198-1415 —ces fluctuations ne purent pas être contenues. Depuis la création de l'ordre, les bulles papales permettent de suivre le sens de ces oscillations (Knowles, 1968, 416-420). Tout démarre semble-t-il avec la bulle Quanto studiosus (1247) d'Innocent IV, qui confie l'administration des biens franciscains à des procureurs régionaux, alors que les statuts de départ en faisaient une propriété exclusive du Saint-Siège. La bulle Mare Magnum (1258) d'Alexandre IV ne fera que consolider une gestion locale contraire à la première règle franciscaine. C'est l'heure de la première dérive d'une forte minorité hostile aux Frères Conventuels : les Zelanti. Saint Bonaventure, par les constitutions du chapitre de Narbonne (1260), parviendra à ressouder les deux parties, en définissant la voie médiane de l ' Mais à la mort du « Docteur séraphique », les conflits entre Laxistes et Spirituels se rétablissent, et Nicolas III est obligé de publier la bulle Exiit qui seminat (1279), pour mettre un terme aux attaques portées au vœu de pauvreté. A l'inverse, Martin IV reconfirme les pleins pouvoirs des procureurs régionaux dans son Exsultantes in domino (1283). Les Spirituels — héritiers des premiers Zelanti —conduits par Ubertino da Casale et Pietro Giovanni Olivi, réagissent alors très vivement à cette décision, en prônant un retour à la règle de saint François. Célestin V choisit d'exclure les
Spirituels de l'ordre. Clément V, les rétablit. Jean XXII, hostile à ce mouvement, les soumet à l'autorité des Conventuels par Quorumdam exigit (1317), plaçant ainsi le vœu de pauvreté sous la coupe de l'obéissance. La bifurcation des Spirituels ne fait que s'accroître : Ubertino da Casale quitte l'ordre, les disciples d'Angelo Clareno forment le mouvement schismatique des Fraticelli. Pour contrer cette dissidence, Jean XXII émet alors maladroitement la bulle Quia nonnumquam (1322), où il déclare que le Christ et les Pères de l'Église eurent des biens personnels, ce qui ne fera que renforcer l'intransigeance des Franciscains au chapitre de Perugia, convoqué par le ministre général Michele da Cesena. Jean XXII lui répond brutalement par Ad conditorem canonum, annulant les droits du Saint-Siège sur les propriétés franciscaines. Puis réitère une nouvelle fois sa position en émettant la bulle Cum inter nonnulos (1323), laquelle condamne par avance tous ceux qui oseront affirmer que le Christ n'a pas eu de possessions personnelles. Les Spirituels fidèles à la règle primitive lutteront contre cette résolution, soutenus par la prophétie joachimite de l'instauration imminente d'une Ecclesia spiritualis. Mais cette résistance ne leur vaudra qu'entraves, persécutions, emprisonnements et excommunications... Durant les années 1322-1323, la bifurcation de l'ordre entre Laxistes et Spirituels atteint donc des sommets, et elle ne pourra plus être résorbée par une conciliation de style bonaventurien. La rupture est alors consommée, et les deux partis se chercheront désormais des alliances adverses : les Conventuels auprès du pape, les Spirituels aux côtés du Saint Empire germanique. Peut-on dire alors que l'allégeance à l'éthique de pauvreté fut une caractéristique du XIII siècle, ou bien peut-on en dégager des traces jusque dans l'Italie du Quattrocento ? Quoique l'idéal de pauvreté se soit considérablement émoussé au XV siècle —l'ordre franciscain apparaissant désormais « subversif » aux yeux des dignitaires de l'Église, menaçant à tout moment d'être un témoin gênant de la sécularisation des prélats —on pourrait retrouver certaines critiques des Oxoniens dans la bouche des hommes de la Renaissance... Alberti, notamment, ne manque pas de formuler quelques remarques piquantes sur la conduite des hommes d'Église, dans la Famiglia et dans le Pontifex: «Je ne me demande même plus, comme tu le faisais, si les prêtres sont encore voraces au point de rivaliser les uns les autres, non point dans la vertu et dans les lettres —il y a peu de prêtres cultivés, et il y en a encore moins d'honnêtes —mais dans la pompe et la luxure. » Et, un peu plus loin : « Ils sont presque toujours enflammés par le désir de quelques nouveaux vice ou débauche, qu'ils n'ont pas l'argent pour se payer, puisque leur coût est au-dessus de leurs
moyens » ( libri dellafamiglia, IV, 282-283). La résurgence de positions en faveur de la pauvreté en plein Quattrocento suffit à montrer que l'on ne tient pas là un facteur explicatif dépendant d'un contexte socio-historique étroit, mais —comme dans le cas du « mécénat usurier » —d'un facteur transhistorique travaillant les valeurs, les normes et les comportements sociaux dans la longue durée. Mais il est une autre manière de procéder, pour percevoir la dimension sociale du vœu de pauvreté. J'ai montré au chapitre précédent, sur l'exemple florentin, que l'organisation de la ville médiévale obéit à une division des influences territoriales des ordres. Vous avez alors observé que les lignes de partage administratives suivent, à Florence, les contours des ordres dominicain (Santa Maria Novella), franciscain (Santa Croce), augustin (Santo Spirito), le quartier de San Giovanni restant le lieu de réunion du peuple. Si le vœu de pauvreté fut effectivement plus sensible dans les milieux franciscains, ne doit-il pas transparaître d'une étude éco-
n o m i q u e des quartiers de Florence ? É t u d i e z la répartition des richesses en p r e n a n t c o m m e indicateur les dix familles les plus riches de chaque quartier ( 1427 ; Martines, 1963). D ' a p r è s cet indicateur, San G i o v a n n i est le quartier le plus riche, devant S. Maria Novella, Santo Spirito, puis Santa Croce. Prenez maintenant la plus grande fortune de chaque quartier. C'est à S. Maria Novella que réside Messer Palla Strozzi (101 422 fl.), devant Giovanni de' Medici à San G i o v a n n i (79 472 fl.), N i c c o l ò da U z z a n o O l t r a r n o (46 402 fl.) et B e r n a r d o Lamberteschi à Santa Croce (41 727 fl.). U n e constante, d o n c : c'est toujours Santa Croce le quartier le plus pauvre. N'est-ce pas là une m a r q u e de l'influence de la pratique d u v œ u de pauvreté sur le quartier ? Schématisez cette distribution des capitaux p a r des cercles d o n t la surface est proportionnelle aux cumuls d u tableau p r é c é d e n t :
Fig. 65
D'où proviennent ces richesses ? Cette question vous poussera maintenant à vous intéresser aux professions que l'on trouve dans chaque quartier. Étudiez la distribution des métiers à partir du Castato de 1427. S. Maria Novella est plutôt un quartier de lainiers, de tailleurs et de drapiers (lanaioli, ritagliatori e pannellai) ; S. Croce un quartier de teinturiers (tintori), qui s'occupent de tâches plus salissantes que les précédents. Cette distribution n'est pas le fait du hasard. Les lanaioli appartiennent en effet à l'Arte della Lana, les tintori à l'Arte di Calimala... L'obédience religieuse des guildes est-elle alors déterminante pour comprendre la distribution des métiers à Florence ? Du point de vue historique, on peut reconnaître que l'Arte di Calimala, en faisant appel à un compagnon de
saint François —fra'Jacopo —pour orner de mosaïques le Baptistère San Giovanni, marque cette affinité par une œuvre que Davidsohn (1965) nomme l' operafrancescana più antica et qui fut terminée en 1225. Certaines professions sont aussi bien représentées dans les quartiers de S. Maria Novella et de Santa Croce. C'est le cas notamment des médecins et apothicaires (medici e speziali). D'autres professions montrent au contraire un net déséquilibre (Fanelli, 1980, 70). Voyez par exemple la distribution des métiers qui —outre les drapiers de S. Maria Novella et les teinturiers de Santa Croce —donnent la « couleur » particulière des deux quartiers en 1427 :
Fig. 66 Vous comprendrez mieux, maintenant, pourquoi la plupart des chroniques florentines indiquent que le quartier de Santa Croce était un quartier populaire et très animé. Les orfèvres et les bijoutiers en sont absents, ce qui n'est pas le cas, ni des aubergistes, ni des taverniers. 2) Sensualisme et perspective L'extrême complexité et l'enchevêtrement des faits liés à la question de la pauvreté —sans même en considérer les conséquences politiques — montrent qu'aucune réponse définitive et idéaltypique ne peut être apportée à cette question. En premier lieu, ceci aide à mieux percevoir le caractère ambivalent de Giotto di Bondone, que beaucoup considèrent comme le peintre de la pauvreté... mais qui fut aussi un affairiste de premier plan. Eugenio Battisti (1960) s'est élevé contre cette habitude qui consiste à toujours rattacher Giotto à l'idéal de saint François. Le fait qu'il ait nommé son fils Francesco et sa fille Chiara ne lui semble pas des éléments consistants, en regard des transgressions répétées du vœu de pauvreté. Battisti a certes raison de rappeler ces points de la vie de Giotto. Mais ces points n'annulent pas pour autant l'appartenance du peintre à la mouvance franciscaine. Toute clarification serait ici une source d'erreur,
dans un sens comme dans l'autre. En soi, la décoration des églises était déjà une transgression, puisqu'elle participait d'une ostentation de richesses. Or, la décoration des église ne fut clairement condamnée qu'au chapitre général d'Assise, en 1297, c'est-à-dire deux ou trois ans après que Giotto eut terminé les fresques de San Francesco. D'autre part, Giotto a pu peindre le cycle d'Assise simplement parce que la décoration en avait été ordonnée par la bulle de 1288 du premier pape franciscain Nicolas IV, demandant explicitement de « fabriquer, conserver, réparer, édifier, corriger, agrandir, adapter et orner lesdites églises » [ conseruare reparari edificare emendare ampliare aptari et ornari prefatas ecclesias Ce que l'on sait des affaires de Giotto ne permet pas de lire une fidélité sans faille au vœu de pauvreté. Mais on ne saurait, non plus, appliquer à Giotto un jugement rétroactif. Battisti a raison de dire : « Giotto n'est pas le peintre des véritables disciples de saint François, c'est-à-dire des poverelli, des Spirituels pour qui Rome —et son milieu —était un lieu de perdition » (1960, 19). Il existe cependant des raisons de ne pas faire reposer l'entière responsabilité de cette ostentation artistique sur les épaules du fresquiste réputé. En définitive, le piège serait de retenir un portrait idéaltypique, tout en faveur, ou tout contre, les possessions personnelles. Le fait de traîner des débiteurs devant un juge, comme l'a fait Giotto —fait que l'on s'attache généralement à faire rentrer dans le champ de cohérence de l' « homme d'affaires » —n'a absolument rien à voir avec la question de l'usure : le Droit Canon n'a jamais interdit de récupérer le pain gagné « à la sueur de son front », mais seulement la multiplication illicite de l'argent. Ensuite, il est caricatural de voir dans la chanson composée par Giotto une « chanson contre la pauvreté » (Battisti, 1960, 22). Le fresquiste s'y élève contre les « effets pervers » de la pauvreté : contre l'hypocrisie de certains qui suivent la règle un jour sur deux, pillent et volent le reste du temps... (Davidsohn, 1965, 4 (3), 446). Si Giotto appelle donc un portrait en demi-teintes, ce n'est pas tant par l'ambiguïté de sa position personnelle que par ses dons d'adaptation et sa capacité critique. Le peintre de l'intensité dramatique des fresques d'Assise, c'est le jeune Giotto, enthousiasmé par la spiritualité franciscaine ; le peintre des anecdotes de la Nacelle des Apôtres, c'est le Giotto de la cour pontificale de Boniface VIII (pape modéré qui réintègre dans l'ordre les Spirituels exclus par son prédécesseur) ; l'homme d'affaires florentin, enfin, c'est le Giotto des années de maturité, levé par la gloire, et revenu dans le milieu des Conventuels de Santa Croce. Les incohérences de Giotto ne résultent finalement que de la volonté d'en faire un portrait uniforme, et, qui plus est, parfaitement homogène sur toute la durée de sa carrière...
Ce demi-paradoxe montre qu'il faut peut-être rechercher la signification ultime de la règle, non pas tant dans les pratiques quotidiennes (toujours soumises à quelque contingence ou à quelque composition avec l'autorité) que dans la signification mystique et intellectuelle qu'elle pouvait avoir. Car si la perspective fut effectivement liée, à Oxford, au vœu de pauvreté —ce sont les mêmes docteurs qui ont promu la perspective comme « science des sciences », et combattu les abus de biens du clergé — on ne doit pas exclure que la règle ait pu orienter le cours de la perspective par une lecture plus intellectuelle que pratique. Cette conjecture ne mérite d'être retenue que s'il est possible d'établir un lien entre le sens de l'éthique de pauvreté d'une part, et les phénomènes visuels et lumineux d'autre part. Partez donc d'un examen de la valeur intellectuelle de la règle et tentez d'en produire une amplification philosophique. Révélateur est, de ce point de vue, le songe de saint Bonaventure conté dans le Sacrum commercium sancti Francisci domina Paupertate. En voici la trame. Dame Pauvreté, ayant demandé aux frères de lui faire visiter leur cloître, ils l'auraient conduite sur une colline, et lui auraient dit en lui montrant le panorama qui s'étendait à perte de vue : « Madame, voilà notre cloître » (Sessevalle, 1935, 111). L'idéal de pauvreté ne procédait pas d'une fermeture au monde naturel et d'une ouverture concomitante au sacré, comme ce fut le cas des formes monacales d' « ascétisme extra-mondain » (Weber). Tout au contraire, comme l'atteste ce songe, la pauvreté était une ouverture au monde sensible. Le premier niveau de lecture de cette formule, c'est évidemment la différence entre les ordres mendiants et les ordres monastiques. Si l'on cherche à caractériser la différence maximale à l'égard de la voie franciscaine, c'est inévitablement les Cisterciens de saint Bernard qui viennent à l'esprit. Leur réclusion ascétique était au fond la traduction physique —je serais tenté de dire « spatiale » —d'un renoncement spirituel au monde. Au contraire, les ordres mendiants eurent, dès l'origine, un « cloître » aux dimensions infinies : l'espace de la Chrétienté, l'espace tout entier. Aussi, ne doit-on pas s'attendre à un portrait des Franciscains d'Oxford, en chercheurs sévères, entièrement absorbés par les recherches théologiques et scientifiques. A Oxford, les frères étaient simples, curieux, à l'écoute d'autrui. Rien qui puisse évoquer une image de moines discrets et acariâtres. Voilà qui explique aussi pourquoi ces nouveaux messagers furent tant appréciés de la population. En définitive, le regard large que les Mendiants portent sur le monde est un double regard. C'est le regard conquérant de la propagation de la foi chrétienne, certes, puisque les ordres déclenchent des vocations d'infatigables voyageurs. Saint François lui-
même se rend en Égypte pour convertir le sultan. L'ordre s'installe en Terre Sainte autour de 1220. Puis une vague de missionnaires se rend en Géorgie, à Damas et à Bagdad, sous la direction de frère Élie. Dès 1245, on trouve le Franciscain Jean de Plan Carpin auprès du grand khan de Karakorum, en Mongolie. A la même époque, d'autres fondent des églises en Chine... (Knowles, 1968). Mais ce regard sur le monde est aussi une vision attentive et réceptive, qui retire une leçon d'humilité des contacts qui se nouent. A propos de l'intérêt suscité par les textes latins et arabes auprès des Franciscains, Tommaso da Celano ( seconda, XXIX, 83) raconte que François —quoi qu'on ait pu dire de son insensibilité à la connaissance intellectuelle —lui aurait expliqué un jour pourquoi il ne fallait pas faire de distinction entre textes chrétiens et païens : « Ce qu'il y a de bien dans ces écrits n'appartient pas au paganisme ni à l'humanité, mais à Dieu seul, qui est l'auteur de tout bien. » Voyez comment les conséquences s'enchaînent : c'est la même conception, que l'on trouve à l'origine de l'idéal de pauvreté, et qui régit l'attitude intellectuelle globale des Franciscains. Cette attitude, vous la définirez simplement mais adéquatement par le mot : « ouverture ». Si l'on en croit Gilson, spécialiste de philosophie médiévale, c'est saint Augustin qui aurait préparé cette position. Il écrit : « L'encyclopédisme médiéval se conforme aux souhaits de saint Augustin : pour comprendre le texte sacré, il faut connaître le monde même qui sert de substrat à son symbolisme ( doctrina christiana, II). Le chrétien ne doit rien ignorer ni mépriser dans les sciences profanes » (Gilson, 1943, 161). Voilà, me semble-t-il, le sens qu'il convient d'accorder au songe dont il était question au début de cette section. A elle seule, cette ouverture des Franciscains sur les religions païennes et les sciences profanes suffirait à expliquer la faveur d'un perspectiviste perse, Ibn al-Haytham, à Oxford. Mais il existe des connexions logiques plus profondes entre l'ouverture des frères et la gamme des phénomènes lumineux. Car, au travers du songe de saint Bonaventure, il se dégage de l'idéal de pauvreté une doctrine, épurée de toute vétille inutile, certes, mais focalisée sur les sens et sur l'expérience sensible. Comme le rapporte Sessevalle (1935, 655) : «Dans la légende séraphique, Dame Pauvreté enseigne à jouir du plus grand bien, à profiter de tout ce qui est beau, qu'elle donne à tous gratuitement, sans acception de personne. » La conception de saint Bonaventure rejoint et éclaire la faveur de l'éthique de pauvreté parmi les Oxoniens, John Pecham notamment, qui fut —ne l'oublions pas —l'élève direct de Bonaventure à Paris. De quoi est fait l'enseignement du « Docteur séraphique » ? Le trouve-t-on à partager avec ses étudiants des dispu-
tationes de quolibet ; donne-t-il la determinatio ? Certes, comme tous les maîtres de ce temps. Laissez tout cela de côté : « Le monde est ami », telle pourrait être la formule centrale de l'enseignement bonaventurien. Le reste n'est que justifications de second ordre. Voilà qui pourrait passer pour la philosophie la plus séculière qui soit. Et pourtant, cette position est parfaitement justifiée du point de vue théologique : car tous les êtres font partie de la Création. La première justification de cette formule abrupte, le frère mendiant la trouve dans la promesse du Calabrais Joachim de Flore, auteur d'une doctrine apocalyptique et pseudo-millénariste des « Trois Ages » (Mottu, 1977). Selon Joachim de Flore, l'histoire va connaître une transition imminente vers une ère dans laquelle se manifestera la véritable nature spirituelle de l'homme. C'est ici et maintenant —l'ère nouvelle est attendue en l'an 1260 —que doit commencer le « temps des lys », le III âge, ce grand temps où tous les êtres deviendront des « hommes spirituels » (viri spirituales). Pensez au Tiers Ordre de saint François : n'est-ce pas la préfiguration de cet ordre ? Pour eux, le temps est venu... Entendez le Docteur séraphique quand il dit : « Le monde n'a d'autre raison que de nous faire goûter les prémices de la Béatitude finale. » Les joachimites prirent cette formule en un sens plus concret et plus immédiat que ne le voulait Bonaventure. Ils l'interprétèrent dans le sens de l'Apocalypse de Joachim de Flore et du Liber introductorius ad Evangelium œternum de son disciple Gherardo di Borgo san Donnino. Sironneau (1993) a bien perçu cette accentuation de la « dérive idéologique » joachimite dans le milieu des adeptes de la pauvreté absolue. A propos du motif de l'espérance chrétienne et de ses prolongements subversifs et révolutionnaires, il écrit : «Joachim de Flore ne va pas jusque-là, car il reste dans une perspective religieuse, mais ses premiers disciples, Gérard de Borgo et les "Franciscains spirituels" du XIII siècle radicaliseront sa pensée dans le sens d'une extension de la subversion au monde social et politique. On considère ces Franciscains spirituels, surtout ceux qui rompront avec l'Ordre après la condamnation à Anagni des thèses joachimites, comme les premiers représentants en Occident du communisme religieux» (1993, 156). La condamnation d'Anagni fut sans effet, tant le mouvement des Spirituels avait pris de l'ampleur. La particularité de cette fraternité, fidèle à l'observance la plus stricte du vœu de pauvreté, est qu'en renouant avec la dominante eschatologique du Christianisme primitif elle se situe en rupture, à la fois avec la hiérarchie sacerdotale —médiation spirituelle inutile aux yeux du Mendiant —et avec la culture urbaine et bourgeoise en plein essor au Moyen Age. Mais, même au sein des Spirituels, l'interprétation intel-
lectuelle de la règle prime sur son interprétation pratique. Sironneau tire la même leçon, en étudiant la dérive millénariste du joachimisme. Il écrit : «Joachim insiste plus sur l'humilité, la simplicité, la pureté de ces "hommes spirituels" que sur la pauvreté au sens socio-économique du mot » (1993, 160). Mais il est une deuxième conséquence que tirèrent les Spirituels de ce regard porté sur le monde à partir de l'idéal de pauvreté. Les frères, protestant contre l'ordre urbain, et prêchant l'avènement imminent de l'ère nouvelle sur les routes d'Ombrie et d'Italie, purent, par le fait même, reconnaître la marque du Créateur en tout lieu et en tout instant, en toute personne et en toute manifestation naturelle. Nulle chose n'est laissée à l'écart. Tommaso da Celano rapporte explicitement cela de saint François, qui nommait toutes les choses du nom de fratello ou sorella : « Tout ce qu'il trouvait dans les créatures, il le référait au Créateur » ( Vita seconda, CXXIV). Saint Bonaventure le dit aussi : « Le monde est un vaste livre où nous lisons la signature de Dieu. » Roger Bacon le répète, sous une forme à peine différente, dans l'Opus tertium : « La fin de toute philosophie véritable est de parvenir à la connaissance du Créateur par la connaissance du monde créé. » Ainsi s'explique cet attachement à l'expérience du réel. Ce n'est pas là une thèse nouvelle. Hutton (1926) avait déjà perçu que cette forme d'« expérimentalisme » constituait la meilleure explication du rattachement de Bacon à l'ordre franciscain. Car —si l'on omet l'influence de Robert Grosseteste et de Pierre Maricourt —on ne saurait comprendre autrement l'attachement de ce savant qui fit preuve d'une grande indépendance d'esprit. Hutton conclut : « Ce fut peut-être l'expérimentalisme de saint François, la vérification effective de l'enseignement de l'Évangile par l'expérience, qui l'attira à l'Ordre » (1926, 147). Où l'on voit qu'à Oxford, l'expérimentalisme était une forme théologique... Les adeptes directs du Poverello saisirent peut-être un sens plus immédiat de cette formule que ne le fit Roger Bacon, mais c'est bien à la même doctrine « sensualiste » que se rattachent leurs conduites. Tommaso da Celano raconte que François « voulait que dans le jardin un carré soit réservé aux plantes odoriférantes qui produisent des fleurs, parce qu'elles rappellent à celui qui les regarde le souvenir de la suavité éternelle » ( Vita seconda, CXXIV). Ailleurs, il ajoute : « La beauté des fleurs lui procurait l'extase, quand il en admirait les formes ou en respirait la délicate fragrance » ( Vita prima, XXIX). Tastez au monde par les cinq sens, dont la vue est le premier... Éprouvez la canicule qui vous assomme en été. Goûtez l'air humide de l'automne qui assourdit les aboiements des chiens ; sentez la glace piquante qui traverse l'habit. Goûtez au parfum des amandiers en
février. Êtes-vous ivre de ce monde ? Goûtez à tout cela et vous goûterez à la Création. L'idéal de pauvreté n'est pas un ascétisme, c'est une ouverture sur le monde qui affûte les sens, et tout spécialement celui qui se rapporte aux phénomènes visuels. Voilà le lien profond entre la pauvreté et la perspective. Et voici sa conséquence immédiate : la « région épistémique » de la perspective au XIII siècle, c'est la théologie. Comment s'étonner alors de ce que le sensualisme paupériste prôné par les Franciscains adeptes intransigeants de la Règle ait pu modifier le regard, et déclencher des vocations pour l'étude des phénomènes optico-lumineux ? Voilà qui suffirait à expliquer la naissance du naturalisme en peinture, cette attention à capter l'essence des manifestations du visible, et à mettre au point un nouveau système de représentation. Voilà qui explique aussi que, du Moyen Age à la Renaissance, les louanges des artistes portent, non pas sur leurs capacités à exprimer une émotion, à communiquer un univers personnel, mais à traduire, plus que le réel luimême, le regard qui le saisit. Aussi, lorsque Giovanni Boccaccio loue le peintre des fresques d'Assise, il dit : « ... Giotto eut un génie tant excellent qu'aucune chose de la nature ne fut peinte par lui avec tant de ressemblance, à la mine, à la plume ou au pinceau ; et bien des fois, dans ses œuvres, il se trouve que le sens de la vue est trompé, celui-là prenant pour vrai ce qui est peint. » Le philosophe Pietro d'Abano (1245-1315) fait l'éloge du sensualisme de Giotto dans des termes tout à fait similaires : Cum fuerit depicta pictore sciente per omnia assimilare puta Zoto... Comprenez : « Lorsque [le tableau] est peint par un peintre capable de produire une similitude en toutes choses, par exemple Giotto... » (Thomann, 1991). A près d'un siècle d'intervalle, c'est la même qualité que vous retrouverez attribuée à Masaccio, décédé en 1428. Son épitaphe, rapportée par Vasari, fait penser aux honneurs de Giotto : Pinsi, e la mia pittura al uer fu pari... C'est-à-dire : « J'ai peint, et ma peinture fut pareille au réel. » Que dire, sinon que le mot « ressemblance » a aujourd'hui un sens incomparablement plus limité. Le sens qu'il véhiculait en ce temps —intégrant à la fois une nouvelle vision du monde, la dimension théologique propre au XIII siècle et peut-être jusqu'aux prophéties de l'abbé calabrais sur l'avènement d'une humanité angélique —dépasse de loin l'acception de la ressemblance comme « copie du réel ». C'est l'essence spirituelle du réel que tentèrent de capter les premiers peintres franciscains. 1. Giotto ebbe uno ingegno di tanta eccellenzia che niuna cosa dà la natura... egli conlo stile econlapenna ocol pennellonondipignessesisimilea quella... intanto chemolteuoltenellecosedaluifatte sitruouacheiluisiuo senso VI, 5). degliuominiuipresse errore quello credendoesseruero cheera dipinto (
Cette analyse conduit donc à deux conclusions significatives : 1 / L'argent a contribué à la diffusion du système de représentation perspectif, sous une modalité dominante particulière : celle du « mécénat usurier ». Les mécènes ne finançaient pas les œuvres d'art pour des raisons telles que le plaisir esthétique ou la fonction apotropaïque des représentations religieuses. Ils commandaient des œuvres (le plus souvent par ordonnance testamentaire) pour racheter un salut compromis par la pratique de l'usure. Mais, par suite de l'indépendance entre mécénat et perspective —les mécènes auraient pu financer des représentations axonométriques ou offrir de somptueux calices —les raisons de l ' de la perspective doivent être cherchées ailleurs ; 2 / Il semble que le naturalisme —le terme philosophique de « sensualisme » conviendrait mieux — de Giotto et de ses successeurs soit une conséquence directe, bien qu'imprévisible au départ, de ce « vœu de pauvreté » qui fut à l'origine des secousses théologiques et politiques de l'Europe durant les XIII et XIV siècles. Les fresquistes d'Assise, plongés plus directement dans la mouvance spiritualiste et paupériste, furent les premiers à comprendre la signification de la Règle, et à appliquer les discours sur l'œil et le visible développés à Oxford à la représentation du réel, jetant du coup les bases d'une perspective picturale. Pour conclure cet examen du rapport entre argent et perspective, il faut dire —du seul point de vue logique - que souscrire à la « thèse forte » d'Antal revient à accepter l'idée d'une rétroaction du futur sur le passé. Comme chacun sait, dans notre univers macroscopique, cette modalité causale est interdite. Quelle est alors l'origine de cette erreur si souvent commise ? Sans aucun doute l'attitude réaliste, qui assimile des faits indépendants sur la base de leur contemporanéité apparente, en négligeant de fait la possibilité de toutes les « dissimultanéités » historiques. Ce résultat ne doit pas nous abuser quant à son originalité : il correspond point par point à la critique adressée par un historien des sciences au rapport supposé entre l'avènement de la démocratie (cause) et les débuts de la science grecque (conséquence). Écoutez Geoffrey Lloyd : « On pourrait d'abord penser que la thèse pèche pour des raisons purement chronologiques, parce que les débuts de la science grecque sont antérieurs aux institutions de la démocratie... Ensuite, on pourrait objecter que s'il y a du vrai dans la thèse, elle prouverait trop, puisque, après tout, la philosophie et la science grecques ne se sont certainement pas limitées aux démocraties » (1993, 99). Bien que nous soyons dans un espace-temps totalement différent, il est frappant de voir que les conclusions de Lloyd pourraient être transposées sans difficulté à la perspective : 1 / les débuts de la perspec-
tive sont antérieurs à l'avènement de l'économie capitaliste et de la classe bourgeoise ; 2 / la faveur de la perspective couvrant la période de la fin du XIII siècle au début du XX siècle suffit à montrer qu'elle ne peut être tenue pour la conséquence d'une situation économique particulière. Considérez seulement l'espace de temps qui sépare le Duecento du Quattrocento. N'y voit-on pas une grande diversité de situations socioéconomiques ? Périodes de guerre et de paix, de dissension et d'unité, d'enrichissement et de faillites, d'épidémies, de famine ou de prospérité. Aucun de ces facteurs n'a véritablement marqué le destin de la perspective. Nouez les fils : les facteurs sociologiques que nous avons étudiés au long des chapitres 5 et 6 partagent certains rapports. L' « argent » et l' « humanisme » ont peut-être contribué à la diffusion de la perspective, mais celui-ci doit son avènement à deux raisons qui ne sont pas caractéristiques de la Renaissance. L'augustinisme franciscain et le « vœu de pauvreté », indissociablement liés l'un à l'autre, expliquent adéquatement les fondements de ce système culturel, y compris du point de vue internaliste, dans la mesure où il existe des connexions logiques effectives entre les normes et valeurs de la Règle, et les fondements axiomatiques de l'optique du XIII siècle. Hormis le doute que jette cette analyse sur la validité de la périodisation historique classique, elle nous informe sur le « milieu social » —au sens d'une intuition a posteriori résultant de la connexion de faits multiples —qui a été le vecteur principal du savoir perspectif. La perspective picturale s'est propagée selon la filière qui mène de Giotto à ses disciples directs, Taddeo Gaddi et Bernardo Daddi, et à ses cousins siennois, comme Simone Martini et les frères Lorenzetti. Certes, l'influence du franciscanisme s'est estompée avec le temps, au fur et à mesure que la perspective touchait des sphères de plus en plus étendues de la société. Mais comme j'ai tenté de l'établir, on retrouve encore en plein Quattrocento des traces sensibles de ce courant de transmission. Ainsi donc se renforce l'idée d'une connexion entre deux espaces-temps, qui nous mènerait d'Oxford au XIII siècle à Florence au XV siècle. Cette connexion n'est encore qu'une hypothèse qui doit rassembler son faisceau de preuves. Peut-on passer d'un raisonnement sur la possibilité de cette transmission à une démonstration de son effectivité ? Tel sera l'objet du prochain chapitre.
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Chapitre 7 L a transmission
Comme nous l'avons vu au chapitre 4, une comparaison des traités de la Renaissance et du XIII siècle révèle un stock de similitudes non fortuites, qui infirme la thèse d'une appartenance de la perspective au grand mouvement de redécouverte de l'Antiquité. Les références à l'optique grecque —Euclide d'Athènes, Ptolémée, Théon d'Alexandrie, Damianus —apparaissent secondaires face aux emprunts à la science d'Oxford. Les œuvres de Roger Bacon et de John Bacon sont cruciales pour comprendre le développement de la perspectiva artificialis. Quid des commentateurs italiens de la perspective, tels que Biagio Pelacani da Parma ? Certains ont pensé que, par « unité de lieu », Biagio préparait mieux que d'autres l' « invention » de la perspective par Brunelleschi. Il est vrai que cet ancien élève de Buridan, qui enseigne à Bologne et Padoue, est peut-être passé à Florence dans les années 1380 (Parronchi, 1959, 10). Mais il existe au moins une raison de ne pas grossir la dette envers Pelacani : car si Biagio tire une matière de son traité, c'est bien celle de l'optique déjà constituée au XIII siècle. Ses Quœstiones perspective (vers 1390) sont essentiellement une paraphrase des thèses de John Pecham. De plus, Biagio cite explicitement Roger Bacon, quidam auctor uocatus Bacon... ( I, 13) exposant ainsi clairement l'origine de son discours. Quels que soient les mérites personnels de Biagio Pelacani, son rôle a plutôt été celui d'un intermédiaire éclairé entre la science du XIII siècle et celle du Quattrocento, que celui d'un « précurseur » de la perspectiva artificialis. L'objet principal de ce chapitre sera de démontrer la « continuité du chemin » de la perspective entre Oxford et les grands foyers artistiques italiens, en établissant les modalités effectives de cette transmission culturelle.
Faites l'inventaire des traités d'optique du Moyen Age. Une chose est flagrante : hormis Witelo, qui voyage entre la Pologne et l'Italie, les traités sont concentrés géographiquement et historiquement. C'est d'Oxford que sont originaires la plupart des docteurs : Robert Grosseteste, Roger Bacon, John Pecham ou Bartolomew of England. Leurs traités sont écrits dans l'espace de trente ans, des années 1250 à 1280. Comment alors les Giotto, Brunelleschi, Ghiberti, Alberti et Piero della Francesca... ont-ils pu avoir connaissance de ces traités ? Prenez une carte d'Europe : Oxford, dans la deuxième moitié du XIII siècle; Florence, avant 1450. Entre les deux cités : plusieurs milliers de kilomètres et près d'un siècle et demi de temps. Pensez information : Appelez Oxford l' « émetteur », Florence la « destinataire », la science perspective le « message ». Pour que le schéma de transmission soit fonctionnel, il manque un élément crucial : un « messager » qui aurait parcouru ces milliers de kilomètres et enjambé ce siècle et demi de temps.
Fig. 67
Démontrer qu'il y a eu un contact effectif revient à se focaliser sur les « coursiers internationaux » qui purent contribuer à la circulation de la perspective. Qui sont-ils du XIII au XV siècle ? Qui voyage, et pourquoi ? Compte tenu de l'hypothèse qui s'est peu à peu construite, tout converge pour chercher les « messagers » au sein même de l'ordre franciscain. Mais plusieurs situations clefs semblent avoir jalonné ce long processus de transmission. La façon la plus simple de procéder pourrait être d'étudier les foyers franciscains dotés de riches bibliothèques. Trois solutions canoniques à ce problème : Rome, Assise, Florence, qui pourraient typifier trois situations de connexion entre perspectiva naturalis et perspectiva artificialis. Cette orientation des recherches sur les cités de Rome, d'Assise et de Florence ne procède pas d'un désir de simplification historique, et encore moins d'un choix arbitraire. L'objection que pourrait en effet formuler
tout bon historien est que l'on trouve des manuscrits de perspective dans à peu près toutes les grandes villes d'Italie. C'est là une objection sérieuse. Pourtant toutes les amorces de recherche ont pour effet de recentrer l'attention sur ces trois villes. Prenez un exemple. On sait que la bibliothèque de Federico d'Urbino possédait quelque 772 manuscrits. Guasti (1863) en transmet un inventaire qui montre la présence de textes d'optique. Vitellonis Prospectiva liber rarisimus · Prospectiva communis sine auctoris nomine [Johannis Pecham] · Vitruvius de Architectura codex vetustus · Leonis Baptistœ Alberti de Architectura libri X... On sait d'autre part qu'Alberti séjourna à plusieurs reprises à Urbino. Quel fut alors le rôle de cette bibliothèque ? Un rôle minime, puisque Alberti ne prit l'habitude de séjourner à la cour urbinate qu'à partir de 1470, date à laquelle son De pictura est diffusé depuis une trentaine d'années. D'autre part la configuration des livres —c'est-à-dire le regroupement « perspective + architecture » — est récente (dans les anciennes bibliothèques, les traités de perspective figurent à côté des livres de géométrie et d'astronomie). Les fonds de cette bibliothèque ne peuvent donc pas expliquer les sources consultées par les artistes du Quattrocento, et encore moins celles dont aurait pu se nourrir Giotto... Bien des pistes explorées de la sorte se soldent par la même conclusion : il faut retourner aux foyers romain, assisiate et florentin. Commencez par vous assurer des conditions matérielles de la transmission de la perspective. Si les œuvres de Grosseteste, Bacon et Pecham furent connues à l'extérieur d'Oxford, c'est qu'il y eut circulation des manuscrits. Cette circulation signifie d'abord que les traités ont été copiés. Le procédé de la copie a été analysé en détail par Destrez (1935). Dans les grandes universités d'Europe, à Paris comme à Oxford, l'industrie de la pecia permit, dès le début du XIII siècle, cette reproduction. En voici le canevas. Le manuscrit (exemplar), constitué d'un ensemble de cahiers de huit pages (pecia), est déposé par l'auteur chez un libraire qui en loue les cahiers à des copistes. Les copistes peuvent alors reproduire indépendamment chaque cahier, avant de soumettre leur copie au correcteur (corrector) chargé de vérifier la justesse du texte. L'université dresse alors les catalogues et rétribue les copistes au nombre de cahiers. Au sein des studia religieux, le système de la copie se distinguait par une moindre différenciation des tâches. Ce système, permettant de reproduire rapidement de gros ouvrages, a eu deux conséquences : l'homogénéisation des styles d'écriture ; la multiplication des copies. Les copies sont prêtes à circuler. Pour connaître l'itinéraire détaillé qu'empruntent les Franciscains d'Oxford vers l'Italie, il suffit de relire les chroniques de Thomas d'Eccleston et de Salimbene d'Adam.
Fig. 68
D ' O x f o r d , ils v o n t à D o u v r e s , en passant successivement par L o n dres et Canterbury. Ils s'y e m b a r q u e n t p o u r Dieppe. Leur r o u t e coïncide ensuite avec les principaux centres des Frères Mineurs en France où ils p e u v e n t faire étape : Paris, Provins, Sens, Auxerre et Vézelay, Villefranche, Lyon, puis Avignon, Beaucaire et Arles, o ù ils s ' e m b a r q u e n t à n o u v e a u Ils d e s c e n d e n t alors le R h ô n e , naviguent par m e r jusqu'à Marseille, et, faisant des étapes à Hyères, Nice et G ê n e s , arrivent à Pise o u Livourne. D e là, il n'existe q u ' u n e route p o u r Assise, que l'on connaît grâce aux travaux de Pellegrini (1982, 54) sur l'itinéraire des Franciscains en Toscane. D e Livourne, les Franciscains suivent l ' A r n o jusqu'à Florence, e m p r u n t e n t ensuite le c h e m i n de Figline, Castiglione Fiorentino, C o r t o n a . L o n g e a n t par le n o r d le lac T r a s i m e n o , ils atteignent Corciano, traversent Perugia avant d'apercevoir les collines d'Assise. N o t e z bien que Florence, capo provincia, est u n p o i n t de passage obligatoire p o u r se r e n d r e dans la patrie de saint François. P o u r aller à R o m e , en revanche, il n'était pas besoin de passer par l'intérieur des terres. O n pouvait descendre par Sienne, Bolsena et Viterbo. Toutefois, il semble que la route de R o m e via Assise fut très largement pratiquée. O n sait par exemple que le ministre franciscain H u g h o f H e r t l e p o o l fut d é p ê c h é à la Curie le 9 sept e m b r e 1302, p o u r négocier la paix avec les Français. Or, affaibli par le voyage, H u g h ne p u t parvenir à destination et m o u r u t à Assise (Little, 1926, 859). Il avait choisi d ' e m p r u n t e r les routes de T o s c a n e et d ' O m b r i e . D e tels é v é n e m e n t s m o n t r e n t u n e chose : R o m e , Assise et Florence font partie du m ê m e réseau de c o m m u n i c a t i o n . V o u s avez les copies, vous avez l'itinéraire, il ne vous reste plus qu'à identifier les « messagers ».
ROME
1) L a bibliothèque pontificale La Bibliothèque Vaticane fut fondée officiellement le 15 juin 1475 par u n e bulle de Sixte IV. A v a n t cette date, il convient de parler de « bibliothèque pontificale », c o m m e l'a p r o p o s é Bignami O d i e r (1973, 20). L'histoire des collections pontificales est p r o b a b l e m e n t l'une des plus t o u r m e n t é e s et des plus complexes que l'on puisse rencontrer. 1. Cet itinéraire est attesté dans les années 1240-1250, mais une autre route est possible, qui rejoint directement Hyères via Aix-en-Provence.
On distingue habituellement deux grandes périodes : une antérieure à 1304 ; une postérieure à 1417 qui suit la fin du grand schisme. Après l'attentat d'Anagni (1303), organisé par les Colonna pour s'accaparer les richesses du palais pontifical, Benoît XI prend la décision de transférer le Saint-Siège. Il donne alors rendez-vous à ses cardinaux à Assise, mais ne parvient pas à destination : il meurt en 1304 à Perugia, où les livres seront un temps conservés (Faucon, 1886). Ils y seront repris en 1312 par Gentile da Montefiore, OFM, pour être à nouveau translatés. Gentile dirigera une partie du Trésor vers San Francesco d'Assise (dévasté en 1320 par la bande de Muzio di Francesco, qui en revendra une partie à Florence) et conduira l'autre partie vers Avignon. Le convoi parviendra jusqu'à Lucca, où des Pisans conduits par Uguccione pilleront le Trésor (1314). La bibliothèque pontificale eut-elle à souffrir de ces vicissitudes ? Assez peu, selon Faucon (1886, 9). Les livres auraient été dirigés principalement sur Assise, et le pillage de 1320 aurait plus visé l'orfèvrerie que la bibliothèque. Deux inventaires furent dressés à Assise par Jean XXII (1327) et Benoît XII (1339) pour évaluer l'étendue des pertes. La bibliothèque fut ultérieurement translatée d'Assise vers le Comtat venaissin dans les années 1360 : on peut encore reconnaître dans l'inventaire dressé à Avignon en 1369 certains titres du catalogue de Boniface VIII. D'autres livres ont dû rester à Assise par libéralité. Plusieurs méthodes permettent de suivre l'itinéraire des livres de la collection pontificale. La meilleure semble de comparer les inventaires établis successivement à Rome (1295), Perugia (1311) et Assise (1327 et 1339). a) Rome 1295 La date d'inventaire de la bibliothèque de Boniface VIII figure sur le ms. L vi 45 des Archives vaticanes, dont la Bibliothèque nationale de France possède une copie : Inventarium de omnibus bonis inuentis in thesauro sedis apostolice factum de mandato patris nostri bonifacii pape octaui sub anno millesimo ducentesimo nonagesimo quinto anno primo pontificatus ipsius. Entendez : « Inventaire de tous les biens du Trésor du siège apostolique, fait à la demande de notre père Boniface VIII en 1295, première année de son pontificat. » Les 535 titres de l'inventaire ont été retranscrits par Ehrle (1885, 24-48) et Pelzer (1947, 4-24), sous le sigle BO (Bonifatius). Y trouve-t-on quelques écrits en rapport avec la perspective ? Peu, en vérité, puisqu'on n'y recense que les titres suivants : A
BO 189 Item liber causarum uniuersalium qui incipit · Perfecta consideratio · [Roger Bacon] et quedam epistola que dirigetur neroni
B BO 397 Item tractatus de proprietatibus rerum [Bartholomew of England] · epistole transmundi · dyalogus gregorij... in uno uolumine grosso
Le premier manuscrit peut, en dépit du peu d'explicite de l'intitulé, être identifié avec le traité de Roger Bacon, qui se trouve aujourd'hui sous l'étiquette Vaticano latino 4086. Il s'agit de l'Opus majus · partes I-IV (fols 1 r.-74 v.), et de l ' ad Clementem papam IIII (fols 75 r.-82 r.). Quant au second titre, il s'agit de l'encyclopédie de cet élève de Grosseteste, qui traite de la perspective aux livres III et IV. Rien ne permet toutefois de dire que la bibliothèque pontificale ne possédait pas d'autres ouvrages en rapport avec l'optique. En effet, on trouve dans cet inventaire des livres catalogués à la hâte : BO 346 Item quidam quaterni diuersorum uoluminum et tractatuum BO 356 Item tres quaterni BO 398 Item unum uolumen grossum... in quo... sunt multe alie rationes Nous ne connaissons rien du contenu de ces trois titres. On peut seulement rappeler que le BO 398 suit immédiatement l'encyclopédie de Bartholomew of England et que le BO 417 se trouve mêlé à des livre de physique et d'astronomie. b) Perugia 1311. La Recensio perusina bibliothecœ Bonifatianœ fait état d'une collection de 645 titres, dont les notices sont généralement complètes. Elle fut commencée le 7 mai 1311 [ VII die mensis madii incipimus scrib e r e L'inventaire est intégralement retranscrit par Ehrle (1890, 26-102) sous le sigle PE (Perusina). Existe-t-il dans cette liste des titres en rapport avec l'optique ou la perspective ? Un titre supplémentaire apparaît : A PE 608 Item undecim quaternos scriptos de lictera greca... in quibus est liber tholomei de resumptione perspectiua ipsius · Perspectiua euclidis et quedam figure arcimenidis Soient les traités de perspective d'Euclide et de Ptolémée, rédigés en grec, et donc, par le fait, m o i n s accessibles que leurs versions latines. Est-ce t o u t ? E n dépit d u soin apporté à la confection de cet inventaire, plusieurs items se révèlent lacunaires o u défaillants :
PE 363 Item XXIIor quaternos · diuersos in forma et lictera · et de diuersis materiis PE 369 Item... multos scriptos de diuersis materiis PE 579 Item duos quaternos de diuersis materiis Plus grave encore, une partie de la bibliothèque n'a pas été inventoriée. On trouve à la fin du document le passage suivant : Item non scripsimus ea · que sunt in camera · quam consueuit tenere dominus cameratius · quia longum esset illa per singula conscribere cum sint ibi... multi libri et rationes decime de multis temporibus.
Soit : « Nous n'avons pas inscrit ceux qui sont dans la chambre que le maître camérier avait coutume d'occuper, parce qu'il aurait été trop long de les enregistrer un à un, vu qu'il y a là beaucoup de livres et de comptes de decima depuis très longtemps. » Or, c'est précisément dans cette collection privée que devaient se trouver les livres les plus estimés ; ce qui constitue une voie supplémentaire de perdre la trace des manuscrits recherchés. c) Assise 1327. Voyez maintenant l'inventaire de la bibliothèque pontificale dressé à Assise en 1327 sur ordre de Jean XXII. Ce document est transmis par Ehrle (1885, 307-324) et Pelzer (1947, 25-37) sous le sigle 10 (Iohannis). L'inventaire ne montre que l'encyclopédie de Bartholomew of England : A 10 164 Item liber deproprietatibus rerum · extimatusflor ·VI Les autres perspectives ont-elles disparu ? On peut le penser, mais il convient d'observer que cette recension est la plus lacunaire de toutes, n'ayant pour but que d'estimer les pertes globales du Trésor (et en aucun cas de constituer un document bibliographique fiable). L' « estimation » concerne des caisses entières qui ont été à peine ouvertes, comme en attestent les notices suivantes : Item in alio coffanofuerunt reperti quidam alii liber rationum et multe scripture minute Item in alio coffanofuerunt reperti multi caterni d) Assise 1339. Le deuxième inventaire assisiate de la bibliothèque pontificale fut commandé par le pape Benoît XII en 1339. Il apparaît dans les travaux de Ehrle (1885, 324-364) et Pelzer (1947, 38-66) sous le sigle BE (Benedictus). N'y figure encore que le traité de Bartholomew of England, correspondant au BO 397 : A BE 49 Item... quemdam librum deproprietatibus rerum Dans cette recension —aussi peu fiable que celle de 1327 - on trouve des ouvrages inventoriés sommairement, dont les mentions peuvent avoir occulté des traités d'optique. Par exemple : BE 174 Item quendam uilem librum · in quo sunt quedam questiones naturales BE 183 Item alium librum · in quo sunt uersus multorum auctorum Voyez en particulier le titre du BE 174 : Questiones naturales. Il correspond très exactement au titre d'inventaire faisant référence au Tractatus de perspectiva de Pecham dans l'inventaire de la bibliothèque de Santa Croce (Pluteo XVII sin 8). Les coffres n'ont pas été systématiquement recensés dans cet inventaire.
e) Avignon 1369. Le catalogue des livres translatés dans le Comtat venaissin, ou acquis directement par les papes français, compte 2 059 titres. Il apparaît dans les travaux de Ehrle (1890, 284-437) sous le sigle UR (Urbinus). Le choix s'y révèle numériquement plus consistant : A B C D E F G
UR 565 UR 616 UR 902 UR 1420 UR 1920 UR 1941 UR 2013
Item liber paru us de oculo morali [Pierre de Limoges] Item liber de proprietatibus rerum [Bartholomew of England] Item quedam pars libri deproprietate rerum moralizata [ Bartholomew] Item tractatus de proprietatibus rerum [Bartholomew] Item liber de proprietatibus rerum [Bartholomew] Item liber de proprietatibus rerum [Bartholomew) Item tractatus de oculo morali [Pierre de Limoges]
Cependant, cet accroissement numérique n'entraîne pas une diversification des sources. C'est essentiellement le De proprietatibus rerum de Bartholomew of England qui s'y trouve comme démultiplié. On ne saurait toutefois exclure la présence éventuelle de traités de perspective sous les notices muettes suivantes : UR 647 Item tractatus philosophie naturalis UR 794 Item question es philosophie UR 1321 Item question es de quolibet
Notices que l'on prendra soin, par ailleurs, de distinguer des étiquettes sans contenu explicite :
UR 1132 Item quidam liber... continens diuersas scripturas UR 1133 Item diuersa uolumina simul alligata · pauci ualoris UR 1813 Item quidam liber de diuersis litteris et quaternis f) Rome 1443. Le pape Eugène IV parvient à transférer une partie des fonds d'Avignon, par la requête qu'il adresse en 1441 au légat Pierre de Foix. C'est à son retour de Florence qu'Eugène IV, sur l'exemple des humanistes florentins, se préoccupe du devenir de la bibliothèque pontificale (laquelle peut désormais porter le nom de « Bibliothèque Vaticane »). Le premier catalogue systématique est établi en janvier 1443. D'après ce document, la Vaticane contient alors 340 volumes. Sur cet ensemble de manuscrits, aucun ne concerne directement la perspective Il faudra, pour cela, attendre le règne des papes suivants. 1. Liber diversorum auctorum in medicina · incipit medicorum non solum | Scripta librorum galieni et questiones | Ga/ienus de ingenio sanitatis | Primus deavicena · incipit dico quodmedicina | Liber canonistertius avicene de egretudinibus · incipit inquitgalienus.
g) Rome 1455. A l'initiative de Nicolas V (1447-1455), les collections de la Bibliothèque Vaticane sont portées à 824 titres. L'étendue des connaissances couvertes par la bibliothèque de Nicolas V peut être appréciée par l'lnventarium librorum latinorum bibliothecœ d · n · papæ Calisti tercij repertorum tempore obitus bo · me · dñi Nicolai prædecessoris immediati, dressé à la mort du pape, en avril 1455. Cet inventaire, connu jusqu'alors par les travaux de Müntz et Fabre (1887), a été récemment révisé (Manfredi, 1994). La bibliothèque latine occupait une seule salle, où les livres étaient disposés dans huit armoires : six à droite, deux à gauche. Saint Thomas et Albert le Grand y rivalisaient avec saint Bonaventure, John Duns Scot et les docteurs franciscains. On remarque la présence de quelques livres de médecine, mais rien qui ne concerne directement l'optique. La Vaticane offrait aussi une collection de livres scientifiques, où les auteurs arabes étaient bien représentés. C'est là que l'on trouve plusieurs traités en rapport avec la perspective : A
NI 252 Item aliud uolumen... intitulatur de proprietatibus rerum [Bartholomew]
B
N I 264 Item a l i u d uolumen... est scriptum super Ium sententiarum · editum per fratrem p e t r u m aureoli ordinis f r a t r u m minorum
C N I 276 Item a l i u d uolumen... est IIum sententiarum f r a t r i p e t r i aureoli D N I 620 Item u n u m volumen... nuncupatum tractatus de prospectiva [variï] E
NI 7 17 Item unus liber paruus... nuncupatum tractatus astrologie [Roger Bacon]
F
N I 720 Item a l i u d uolumen... tractatus de oculo morali [Pierre de Limoges]
L'encyclopédie de Bartholomew correspond à l'étiquette actuelle Vat. latino 707. Quant aux items B et C, il s'agit des commentaires de Pierre Auriol, qui abordent en certains passages les questions de perspective (Vat. latini 941 et 942). Le quatrième item, D, est un manuscrit que l'on trouve aujourd'hui sous la cote Vat. latino 3102, contenant, selon Manfredi (1994, 620), plusieurs traités de perspective. Spécialiste d'optique médiévale, Lindberg (1970 et 1975) a donné une description plus complète de ce manuscrit. En voici la composition : Bacon, Perspectiva, fols 1 r.-28 r. ; Euclide (?), De visu, fols 37 v.-50 r. ; Euclide De speculis, fols 50 r.-53 r. ; Witelo, Perspectiva, fols 54 r.-63 v. ; Pecham, Perspectiva communis, fols 64 v.-84 v. C'est là, sans aucun doute, le manuscrit de perspective le plus riche qu'ait connu la Bibliothèque Vaticane. En dérive peut-être la rédaction du Vat. latino 5963, datant du XIV siècle, qui contient la Perspectiva communis, 1. Thorndike (1952, 452) fut le premier a remarquer que l'incipit de ce manuscrit intitulé Tractatus de speculisBachonicorrespondait à celui de la Catoptrique d'Euclide.
fols 1 r.-68 r., et le Tractatus de perspectiva, fols 117 r.-156 r., de John Pecham ainsi que le De sphera de Robert Grosseteste, fols 157 r.-167 v. Quant au traité d'astrologie de Bacon, qui figure, avec plus de précision, dans l'inventaire de Sixte IV (Rome, 1481) : Rogerius bacchonius in astrologia ad clementem IV, il correspond à la cote actuelle Vat. latino 4086 (Manfredi, 1994, 717), ce qui permet en outre son identification avec le ms. BO 189 de l'inventaire de 1295. Il s'agit de l Opus majus . partes I-IV (fols 1 r.-74 v.), dont la dernière partie (Mathematicæ in physicis et divinis utilitas) est une introduction très substantielle à la science perspective. Celle-ci contient, outre des passages connus d'Alberti, le schéma correspondant aux tracés perspectifs utilisés par l'atelier de Giotto (Opus majus, IV, II, 3). Conclusion : du XIII au XV siècle, la bibliothèque pontificale a renfermé les traités les plus souvent cités par les perspectivistes italiens. Soit, par ordre d'apparition dans les inventaires de la bibliothèque : Roger Bacon, Opus majus · pars IV, et Bartholomew of England, De proprietatibus rerum (1295) ; Euclide, De visu, et Ptolémée, Perspectiva, en grec seulement (1311) ; Pierre de Limoges, De oculo morali (1369) ; Pierre Auriol, Scriptum in II Sententiarum (1369) ; Roger Bacon, Perspectiva, Euclide, De visu / De speculis, Witelo, Perspectiva (1455), John Pecham, Perspectiva communis —avec une possibilité que cette dernière soit déjà apparue dans la recension de 1339 sous la forme BE 174 : Questiones naturales.
2) Les messagers Il convient maintenant d'identifier les messagers qui, partis d'Oxford ou de Paris, ont transmis les traités de perspective à Rome. La transmission des œuvres de Roger Bacon est assez simple à reconstituer. Le doctor mirabilis a écrit ses œuvres à la demande du pape Clément IV, mais compte tenu de la rapidité avec laquelle Roger lui répondit, on ne peut exclure l'hypothèse que ses travaux étaient déjà bien avancés quand le pape lui en passa commande. Selon Bridges (1964, xxi), les premières rencontres de Clément IV (Guy de Foulques) avec Roger dateraient 1. Les autres exemplaires romains de la Perspectiva communis de John Pecham sont plus tardifs. L'Ottoboniano latino 1850 consiste en une compilation de traités ayant appartenu à Pier Leone da Spoleto († 1492). Il contient les traités suivants: Liber de speculis (Alhazen) ; Tractatus de multiplicatione specierum (Bacon), Perspectiva communis (Pecham). Quant au Barberiano latino 357, il est daté de 1469. La Perspectiva communisy est associée avec les Quæstiones superperspectivam de Biagio Pelacani (fols 61-107).
de 1264-1265, soit juste avant son accession au pontificat. La commande, datée de juin 1266, peut avoir été préparée par ces discussions, ainsi que par les explications de vive voix données au pape par le légat William de Bonecor (Crowley, 1950, 37). En raison des interdictions qui pèsent sur Roger, Clément IV lui demande d'adresser ses œuvres dans le secret. Placé sous haute surveillance à Paris par le ministre général Bonaventure (Giovanni da Fidanza), Bacon ne pouvait officiellement communiquer ses travaux qu'à l'intérieur de l'ordre. C'est donc un frère, homme de confiance de l'Oxonien, qui se chargea de faire circuler le manuscrit. Dans l'introduction du Vaticano latino 4086, Roger révèle le nom du messager : John of London, lequel « suivit ses cours pendant sept ans » (Bridges, 1964, xix). Cet envoi multiple fut composé des trois pièces suivantes : Opus majus, Opus minus et Tractatus de multiplicatione specierum. En effet, si Roger parle bien d'un « traité De radiis, que John of London achemina en plus des traités principaux» (Opus tertium, 230), David Lindberg (1983) a montré que le titre De radiis désigne le traité sur la multiplication des espèces. Étudiés peut-être par Clément IV à leur réception, les manuscrits n'auront enrichi la bibliothèque pontificale qu'à la mort du pape, en novembre 1268. En ce qui concerne le Tractatus de perspectiva et la Perspectiva communis de Pecham, la transmission à la Curie romaine semble obéir à un schéma plus simple encore. Après avoir assisté au concile général des Franciscains à Padoue (1276), John Pecham est appelé à la cour pontificale par Jean XXI, en tant que lecteur de la Curie (Lector sacri palatii in romana curia). Il est le premier à prendre cette charge et l'exercera durant deux ans, de 1277 à 1279. Les évêques et les cardinaux l'y apprécient beaucoup, au point que toute l'audience se lève et se décoiffe à ses entrées. On raconte que ce ne fut plus le cas lorsqu'il devint archevêque, afin qu'il ne se méprît pas sur le sens de cet honneur : les évêques et les cardinaux étaient impressionnés par sa science, non par son rang (Historia Seraphicœ Religionis, 117 b). Le pape Nicolas III, proche des Franciscains, succède à Jean XXI en novembre 1277. Les conséquences ne se font pas attendre : deux ans plus tard, Pecham est nommé archevêque de Canterbury, à la place de Robert Burnell, lequel venait à peine d'être nommé à cette charge. Si l'on se fonde sur les travaux de Lindberg (1970 et 1971), John Pecham aurait rédigé la Perspectiva communis à Rome, pendant les heures libres de son lectorat. Notez par ailleurs que l'intention première de ce livre était d'apporter quelques précisions au Tractatus des années 1269-1275. Dans le préambule du traité, Pecham avoue : «Il y a quelque temps, à la demande de mes socii, j'ai rédigé brièvement quel-
ques notes mathématiques, auxquelles je n'ai pas apporté de corrections, étant occupé à d'autre tâches. Celles-ci apparurent en public contre mon intention, et c'est pourquoi j'entends m'acquitter entièrement de cette amélioration » (Perspectiva, prœmium) Si le deuxième traité de perspective est bien une correction du premier, cela signifie que Pecham l'avait amené à Rome. Que le Tractatus ait été diffusé contre son intention peut très bien avoir été le fait de ses auditeurs en Curie, et cela suffit sans doute à expliquer la présence du manuscrit à la Bibliothèque Vaticane. En revanche, John aura délibérément laissé sa Perspectiva communis, parfaitement conscient de l'engouement porté à cette discipline : « Parmi les sujets de physique, la lumière est celui qui plaît le plus aux étudiants. Parmi les sommets des mathématiques, c'est la certitude démonstrative qui exalte le plus les chercheurs. Et c'est pourquoi la perspective est à bon droit préférée à tous les enseignements traditionnels » (Perspectiva, prœmium) Il n'existe donc guère d'obstacles à reconstituer la transmission des œuvres de Bacon et de Pecham à Rome.
3) La réception Qui retrouve-t-on à Rome, de la fin du XIII siècle à la première moitié du Quattrocento ? Les perspectivistes qui se sont inspirés des traités oxoniens : Giotto, Brunelleschi et Alberti. Nul besoin d'ailleurs que ceux-ci aient eu, comme Leonbattista Alberti, des rapports étroits avec le Saint-Siège. Jusqu'au début du XVI siècle, les prêts furent consentis avec une extrême libéralité, comme en attestent les registres tenus par les bibliothécaires de la Vaticane. Sous Sixte IV encore, fonctionnaires de la Curie et lettrés sont autorisés à emporter chez eux les manuscrits pour un temps déterminé ad arbitrium Platinæ (Müntz, 1887, vii). Ce régime s'applique tout aussi bien aux étrangers, puisqu'un dénommé Jehan Soullet emprunte « ung livre mis en françois, lequel commence de traiter de justice et de moult autre choze de France ». Il suffit donc maintenant de montrer dans quelles conditions ces traités ont été reçus par les perspectivistes italiens, pour reconstituer le schéma de transmission. 1. Scripsi dudum rogatus a sociis quedam mathematice ruditer rudimenta · que tamen aliis occupalus incorrecta reliqui · que etiam contra intentionem meaminpublicumprodierunt · que idcirco intendo utpoteropeifunctorie corrigere (Perspectiva,prœmium). 2. Inter physice considerationis studia luxjocundius afficit meditantes · Inter magnalia mathematicorum certitudo demonstrationis extol/it preclarius inuestigantes · Perspectiua igitur humanis traditionibus recte prefertur (Perspectiva,prœmium).
Voyez tout d'abord les possibilités de contact avant le transfert de la Bibliothèque Vaticane en 1311. Le premier d'entre tous, Giotto di Bondone a eu l'occasion de résider à Rome. Bien qu'il reste quelques incertitudes quant à la chronologie exacte de ses déplacements, Battisti (1968, 41) a montré que l'on pouvait dater avec une précision acceptable son séjour à Rome, à partir de la transformation de son répertoire figuratif. Selon toute vraisemblance, le fresquiste qui travailla à la basilique San Francesco sur commande du ministre général Giovanni di Muro (1296), se rendit à Rome vers 1298. Giotto travaille alors pour le cardinal Giacomo Stefaneschi, le neveu de Boniface VIII, qui lui passe commande de la mosaïque de la Nacelle des Apôtres symbolisant le combat du Saint-Siège contre l'Empire. Giotto résidait encore à Rome en 1300 pour le jubilé du pape Boniface VIII. Durant ces deux années (1298-1300) passées à la cour pontificale, Giotto eut toutes les facilités d'accéder au traité de Bacon, dont s'inspire la méthode de réduction par points de distance. Le trésorier de la bibliothèque était alors Gregorio d'Alatri ou Teodorico d'Orvieto. Il faut en outre évoquer la possibilité d'une aide fournie par les savants de la cour pontificale, en particulier les lecteurs du Sacré Palais, tous franciscains dans la période qui s'étend de 1277 à 1302 (Little, 1926 ; Glorieux, 1934) : 1 John Pecham OFM (1277-1279) [devient archevêque de Canterbury] 2 Matteo d'Acquasparta OFM (1279-1287) [élu ministre général] 3 Pietro de Falgario OFM (1287-1291) [se rend à Sura] 4 Giovanni da Morrovalle OFM (1291-1296) [élu ministre général] 5 Gentile da Montefiore OFM (1296-1300) [nommé cardinal] 6 William of Gainsborough OFM (1300-1302).
Durant toute cette période, l'augustinisme franciscain était à son apogée. Giotto séjourna donc à Rome au temps où Gentile da Montefiore puis William of Gainsborough exerçaient en Curie. Un autre visage connu peut avoir aidé à cette réception. L'ancien élève de Pecham à Paris, Matteo d'Acquasparta, fidèle de Boniface VIII, ne quitta pas la cour à la fin de son mandat (1287). Élu ministre général de l'ordre, il renonça à cette charge en 1289. Boniface VIII lui accorda alors toute sa confiance pour s'occuper de missions délicates, telles que l'affaire Colonna (1297-1298), l'affaire des «Blancs» et des «Noirs» (1300-1302), ou le conflit avec Philippe le Bel. Matteo restera dans le milieu de la Curie jusqu'à sa mort (1302). Et la possibilité d'un contact personnel avec Giotto est corroborée par le portrait du cardinal, qui apparaît dans un détail du Paradiso (Florence, Cappella del Podestà).
Toutes les conditions étaient donc réunies sous le règne de Boniface VIII (1294-1303) pour que la perspective jouisse d'une première transcription picturale. Filippo Brunelleschi, qui avait concouru pour la nouvelle porte de bronze du Baptistère en 1401, se heurta à la décision du jury qui préféra la proposition de Ghiberti à la sienne. Antonio di Tuccio Manetti raconte qu'après cet échec Filippo se rendit à Rome en compagnie de Donatello. Il y séjourne entre 1404 et 1409, de façon continue, ou peut-être à l'occasion de plusieurs voyages. C'est probablement lors d'un de ces séjours, qu'il a fait des relevés d'architecture au Forum, selon une technique de mesure optique proche de l'expérience du Baptistère. Krautheimer (1956) a émis l'hypothèse selon laquelle Brunelleschi aurait fréquenté les milieux de la Curie lors de ce séjour. La chose est certes possible, mais il n'existe aucune évidence de tels rapports. Quant à Leonbattista Alberti, il séjourna à Rome de 1428 à 1432, après s'être diplômé en droit canon à l'Université de Bologne. D'abord secrétaire de Biagio Molin - régent de la chancellerie pontificale sous Eugène IV —, Biagio le fera nommer abréviateur apostolique (on le dit occupatus scriptis pontificiis). Durant ces quatre années passées à Rome, Leonbattista fréquente les milieux de la Curie : les cardinaux Prospero Colonna, Giordano Orsini, Niccolò Albergati, Gaspare Molini, et les quelques disciples qu'ils se sont faits. Il refait des expériences d'optique, dont on lui attribue à tort l'invention (Vita, 102-104). Après le séjour romain, vers 1432, Leonbattista se rend au prieuré de Gangalandi, près de Florence. On interprète souvent la rédaction de son De pictura (1435), dans le prolongement des recherches entreprises par les artistes florentins. Il est vrai qu'Alberti dédie son traité à Brunelleschi, et à la petite société des peintres florentins, mais rien ne permet d'affirmer qu'il n'entreprit pas ses travaux sur la perspective avant de quitter la Curie. Alberti a sans doute fréquenté les bibliothèques florentines de 1432 à 1435, mais il y a fort à parier que son poste de secrétaire à la chancellerie lui permit d'accéder aux traités oxoniens qui marquent ses écrits.
1. Ibn al-Haytham (Alhazen) et Kamâl al-dîn al-Fârisî († 1320) connaissaient déjà la camera obscura. Alhazen l'appliqua àl'observation des éclipses de soleil, comme l'atteste son traité Fîsûrat al-kusûf, et al-Fârisî en fit une théorie. Cette invention sera transmise en Occident par les traductions utilisées par Bacon et Pecham, et celle, plus tardive, faite par Witelo.
ASSISE
1) La bibliothèque du Sacro Convento La bibliothèque des Franciscains d'Assise existe probablement depuis le milieu du XIII siècle, l'inventaire de 1381 étant dit « rénové » [nouiter factum siue renouatum (Alessandri, 1906, xix)]. Ce registre dressé par Giovanni di Iolo —Sacro Convento, ms. 691 —suit la division de la bibliothèque en Biblioteca Pubblica et Biblioteca Segreta, la deuxième ayant du être plus petite en dépit du grand nombre de livres qu'elle contenait. Établissez une statistique des livres en fonction de l'obédience religieuse des auteurs (en %) :
On voit immédiatement que les œuvres franciscaines y occupent une place importante (près du quart des livres). Cette statistique peut être complétée par l'examen des livres classés par disciplines. Cette bibliothèque de 869 mss offrait la distribution suivante : Théologie et commentaires (59,95 %) ; Droit, éthique, politique (27,27 %) ; Logique et philosophie naturelle (8,75 %) ; Grammaire, rhétorique et étymologie (3,45 %) ; Histoire (0,58 %). La section qui contenait l'équivalent de nos « sciences physiques » était donc bien représentée, derrière la théologie et le droit. Cette représentation nuance les positions trop souvent prêtées à François d'Assise. Selon certains, il aurait condamné les études scientifiques. Alessandri (1906) s'est appliqué à corriger ce portrait: «Lui donc, qui avait quelques raisons de blâmer la science qui rend orgueilleux, inspire la superbe et la vanité, n'avait aucun motif de blâmer la science qui s'accorde avec la vertu ». Il ajoute : « En fait, les plus zélés,
les plus hardis des Spirituels furent de grands savants : Olivi, Ubertino, et aussi Angelo Clareno, Giovanni da Parma, John Pecham. Ces frères qui suivaient... l'observance scrupuleuse de la règle de leur Fondateur devaient certainement savoir que l'étude de la science n'était pas contraire à son intention » (1906, xxxi et xxxiv). Pietro Giovanni Olivi, gardien du couvent de Santa Croce, ne demande-t-il pas : An studere in sacra scriptura siue in aliis scientiis sit opus de genere suo perfèctum et uiris perfectis condecens utile et licitum. C'est-à-dire : « S'adonner à l'étude des Saintes Écritures et des autres sciences, n'est-ce pas là parachever l'œuvre de notre ordre ? Ne peut-on convenir que [l'étude] est licite et profitable aux savants ? » Voilà qui tempère sensiblement l'image des Franciscains opposés à la science... La collection des 76 manuscrits scientifiques se divisait à son tour en : varia 18 mss. ; physique 16 mss. ; métaphysique 13 mss. ; logique 13 mss. ; médecine 9 mss. ; biologie 6 mss. ; astrologie 1 ms. Y trouve-t-on des traités de perspective ? Fouillez d'abord les collections de la Biblioteca Pubblica : A
clxv · Liber proprietatum rerum · magistri fratris anglici · ordinis minorum
bartholomei
Hormis la très courante encyclopédie des sciences de Bartholomew of England, les collections sont assez pauvres. Passons à l'inventaire de la Biblioteca Segreta. Peut-être y trouverons-nous de meilleurs documents se rapportant à la perspective : B
673 clxiv · Pars perspectiue [Tractatus de perspectifa : John Pecham] · matheus postillatus · ars dictaminis · et ars sermocinandi bonauenture
A ces deux titres, il faut ajouter un manuscrit de la collection personnelle du Magister luce de asisio : C
xxxv · Unus liber in quo sunt 4 aliqua de oculo morali [Pierre de Limoges]
C'est donc essentiellement les traités de Bartholomew of England et de John Pecham que l'on retrouve au Sacro Convento d'Assise. Du second, la Biblioteca Segreta conserve d'ailleurs plusieurs œuvres, qui font immanquablement penser à un dépôt groupé de manuscrits : 1 2 3 4
Expositiones super eclesiasticum · Archiepiscopi cantuariensis (74 Liber lx) [Quodlibet I] (112 Liber cviij) Pars perspectiue · matheus postillatus... (673 Liber clxiv) [De mysteriatione numerorum in sacra scriptura] (673 Liber clxiv)
5 6 7 8 9
Tractatuspauperis contra insipientes (Liber cxcvj) Tractatus de euangelicapaupertate · magistrifratris iohannis depeziano (Liber cxcvj) Tractatus de perfectione euangelica magistrifratris iohannis depecziano (Liber cxcvij) Canticumpro dilecto · Expositio regule (684 Liber exeviij) Primus super sententias · magistri fratris iohannis de pecziano (Liber cccxxxvj)
Le troisième livre de cette liste (Pecham, Tractatus de perspeetiva) est un manuscrit de la fin d u XIII o u d u d é b u t du XIV siècle, qui o c c u p e les fols 1 r.-9 r. d u ms. 673 de l'actuelle Biblioteca du Sacro C o n v e n t o . Ce manuscrit de petit f o r m a t est rédigé dans u n e gothique p r é h u m a n i s t i q u e très régulière. Il ne p o s s è d e pas de c o l o p h o n , et l'ex-libris du fol. 1 r. est presque muet. O n lit, au h a u t de la page : De perspectiva · F r · j o · Pekan ord · min ; et en bas de page : œxtimatorum fratrum · j · condiscipulus. Le texte d u Tractatus de perspectiva a été édité par L i n d b e r g (1972).
2) Les messagers Essayons m a i n t e n a n t d'identifier la p r o v e n a n c e des manuscrits de J o h n P e c h a m et de B a r t h o l o m e w o f E n g l a n d Le s e c o n d étant perdu, il est impossible de s'y référer p o u r t r o u v e r quelque information sur ses propriétaires. E n revanche, o n peut émettre trois hypothèses sur le Tractatus de perspectiva. Alessandri (1906), retraçant l'histoire de la bibliothèque d u Sacro C o n v e n t o , a établi que, « sous le pontificat de C l é m e n t V (1305-1314), une partie de la bibliothèque de Boniface et du T r é s o r fut déposée au Sacro C o n v e n t o d'Assise, dans la c h a m b r e intérieure de la sacristie et de l'église supérieure » (1906, xvii). La première solution consiste d o n c à p e n s e r que le Tractatus p r o v i e n t du legs de la Vaticane. Cette h y p o t h è s e peut être rejetée, car la seule m e n t i o n de l'ex-libris est : œxtimatorum fratrum ·j · condiscipulus (Tractatus, fol. 1 r.). Il n'existe aucune trace de grattage, ce qui laisse e n t e n d r e que les frères en furent les premiers pro-
1. Je laisse ici sans discussion la thèse d'Edgerton (1991), selon laquelle Bacon aurait été emprisonné au Sacro Convento d'Assise de 1277 à 1291, transmettant ainsi directement aux peintres son goût pour la perspective... Edgerton semble faire une mauvaise lecture de Crowley (1950). En effet, l'historien n'a jamais soutenu que Roger Bacon fut emprisonné aussi longtemps ; quant au « donjon d'Assise », il n'est cité qu'à titre d'exemple de prison médiévale, et encore est-ce pour expliquer que Bacon ne dut pas souffrir de telles conditions d'emprisonnement (1950, 71-72).
priétaires (si le manuscrit avait appartenu à la Curie, il montrerait soit un ex-libris gratté, soit une double mention de propriété). L'hypothèse romaine peut être écartée avec de bonnes probabilités. Mais cette route d'Italie est aussi celle que prend John Pecham en 1276, pour se rendre au concile général de Padoue. L'année suivante, Pecham est appelé à Rome par le pape, et ne prendra ses fonctions d'archevêque de Canterbury qu'au printemps 1279, après deux ans de lectorat. Deux années où John eut probablement des occasions de contact avec les frères d'Assise. Bien qu'il n'existe ici aucune évidence documentaire, il est rationnel de penser que la transmission eut lieu avant 1277-1279. En effet, c'est durant le séjour en Curie que Pecham écrit sa Perspectiva communis afin de corriger les notes que ses socii ont diffusées contre son intention [Scripsi dudum rogatus a sociis quedam mathematice ruditer rudimenta... que etiam contra intentionem meam in publicum prodierunt]. Il existe deux manières d'interpréter ce témoignage, selon le statut que l'on accorde aux socii : 1 / ce sont les frères que côtoie Pecham lorsqu'il enseigne aux studia d'Oxford et de Paris : la transmission serait intégralement leur fait ; 2 / ce sont les frères d'Italie : Pecham aurait alors accompli la transmission d'Oxford à Rome, sans maîtriser la diffusion ultérieure du Tractatus deperspectiva. Le rôle de Pecham, « messager malgré lui » entre Oxford et Rome, ne peut être écarté en totalité. Mais l'hypothèse d'une transmission par les socii oxoniens ou parisiens est plus acceptable. La Perspectiva communis n'étant pas rédigée en 1269-1275, Pecham aura laissé circuler les copies avec plus de tolérance qu'en 1279. Cette hypothèse est corroborée par le fait qu'on ne trouve, à travers toute l'Europe, que 8 copies du Tractatus contre 62 copies de la Perspectiva communis (Lindberg, 1972). Un savant diffuse toujours une théorie dans son état de plus grand avancement... C'est donc parmi les étudiants ayant utilisé les notes du Tractatus que l'on doit chercher les messagers. Qui sont les associés de John : les Parisiens ou les Oxoniens ? Jusqu'au XV siècle, toutes les provinces franciscaines avaient le droit d'envoyer deux étudiants à Paris ; il n'existe aucune autorisation comparable pour Oxford (Little, 1926, 817). L'hypothèse d'une diffusion-relais par les étudiants parisiens est donc plus probable. Deux noms surgissent alors : John of Wales ; Matteo d'Acquasparta. Le rôle éventuel de John of Wales ne tient pas à l'analyse. En effet, bien qu'il fût employé par Pecham en octobre 1282, et qu'il séjournât à Paris en 1283, le frère —d'ailleurs peu versé dans l'étude des sciences —mourut à Paris en 1285. Matteo d'Acquasparta (1240-1302) est un meilleur candidat pour le rôle de messager. A Paris, il suit les leçons de Guillaume de la Mare —l'ami de Roger Bacon —et de John Pecham (1269-1272). Et prend
la chaire du dernier lorsque celui-ci est appelé à d'autres fonctions. Il assure le lectorat de 1275 à 1277. Cependant, Matteo d'Acquasparta ne reste pas au studium. Il est élu ministre général, nommé lecteur en Curie de 1279 à 1287, puis élevé au cardinalat en 1288 (Glorieux, 1934). Durant cette période, Matteo eut des occasions de se rendre à Assise. Est-ce durant ces séjours répétés au Sacro Convento qu'il dépose le Tractatus de son maître ? C'est possible, mais il est plus probable que la copie assisiate provienne de la donation faite au couvent en 1287. L'ancien lecteur du Sacré Palais laissa en effet sa bibliothèque, moitié aux frères de Todi, moitié aux frères d'Assise. L'acte de donation mentionne une Geometria cum commento et cum pluribus aliis (item 70), qui correspond, comme beaucoup d'autres entrées, à un manuscrit d'Assise : Liber cclxix • Tractatus geometrie . algorismi • spere et compoti On y trouve aussi des Postille super mattheum et super cantica canticorum fratris iohannis de Piçano (item 48), qui ne sont pas à la Biblioteca Comunale de Todi. Ce manuscrit devrait par conséquent être mentionné dans l'inventaire de 1381, mais n'y apparaît pas... Il y a une explication à cela : 1 / On ne connaît pas de Postilla super mattheum de John Pecham ; 2 / L'inventaire laisse entendre que les deux postille sont du même auteur ; 3 / Le terme ars dictaminis n'est pas un titre d'ouvrage mais une catégorie ; 4 / On attribue à Bonaventure une Expositio in mattheum et une Expositio in cantica canticorum. Pourquoi les œuvres de Pecham et de Bonaventure ont-elles été confondues ? A mon sens, la seule réponse à cette question est que l'item 48 se trouve à Assise sous un autre intitulé, parce que, au moment d'établir l'acte de donation, le contenu des livres a été évalué à la hâte. Le seul manuscrit d'Assise qui puisse correspondre à une telle compilation débute par la perspective et le De mysteriatione numerorum de Pecham. Voyez le parallèle : Postille super mattheum et cantica canticorum fr. iohannis de piçiano [Bonaventure] [Pars perspectiue] mattheus postillatus . ars dictaminis et ars sermocinandi bonauenture Voilà donc qui pourrait expliquer que la perspective assisiate de Pecham ne soit pas rangée avec les livres de géométrie et d'astronomie, mais avec les œuvres de Boèce et de saint Bonaventure. Le livre a été classé selon la dominante, non pas selon l'incipit... Il existe donc de fortes présomptions pour que le Tractatus de perspectiva du Sacro Convento d'Assise soit issu de la bibliothèque personnelle de Matteo d'Acquasparta, élève et successeur de l'Oxonien en Curie.
3) La réception Avant d'en venir aux fonds propres de la bibliothèque du Sacro Convento, il convient d'observer que, dans la période qui s'étend de 1304 à 1360 environ, le Sacro Convento abritait non seulement les livres du couvent franciscain, mais aussi ceux de la Bibliothèque Vaticane, qui y furent déposés par Gentile da Montefiore. Ce hasard de la translation de Rome à Assise mit les frères et les peintres d'Assise en contact avec le Liber de proprietatibus rerum de Bartholomew of England et l' Opus majus . pars I V de Bacon. On ne manque pas de constater que c'est précisément dans cette période que Giotto, le Maestro Senesegiano et Puccio Capanna produisent à la basilique inférieure d'Assise des fresques obéissant au canon de la juste perspective. Attachez-vous maintenant aux livres du couvent franciscain, et vous verrez que, dans la première moitié du XIV siècle, tous les grands traités de perspective étaient réunis dans la patrie de saint François. Mais les conditions de réception des traités furent plus favorables encore. Matteo d'Acquasparta fut-il un simple messager du Tractatus de Pecham, ou bien un intermédiaire éclairé, capable de fournir des commentaires sur la perspective ? Voyez ses écrits. Ouvrez par exemple les Quastiones disputatœ de anima XIII, écrites durant le dernier quart du XIII siècle : à côté des auteurs les plus cités (saint Augustin, Aristote...) les Oxoniens ne sont pas absents. Grosseteste est cité 2 fois ; Pecham, 5 fois ; Bacon, 6 fois. Matteo était donc non seulement en mesure de s'occuper de la transmission matérielle de la perspective, mais aussi d'en commenter le contenu auprès des frères et des fresquistes d'Assise. Toutefois, plusieurs détails semblent donner l'avantage à la thèse selon laquelle Giotto aurait découvert la perspective à Rome : 1 / L'approbation de la règle franciscaine de Giotto, qui présente la première réduction perspective correcte est réalisée en 1297, en un temps où la Bibliothèque pontificale n'a pas encore été translatée ; 2 / Si Matteo d'Acquasparta a bien été un commentateur des perspectives de Pecham, il séjournait, de par ses fonctions de cardinal et de légat, plus souvent dans la Cité éternelle qu'à Assise ; 3 / Le cycle de saint François de la basilique supérieure d'Assise, auquel appartient la perspective exacte de Jésus parmi les Docteurs, montre de nombreux éléments du répertoire romain. Dans une étude sur Cavallini, White avait montré que : « La dépendance iconographique étroite d'Assise avec les grands cycles romains est parfaitement évidente dans les scènes, tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament, des murs hauts de la nef de S. Francesco »
(1956, 95). Et Smart a soutenu à son tour que «les origines stylistiques de la légende résident très largement à Rome —la Rome de Pietro Cavallini et d'Arnolfo di Cambio » (1971, 40). L'historien de l'art pense d'autre part que « le Maître de saint François et le Maître de sainte Cécile ont été essentiellement formés à Rome» (1971, 235). Il est donc probable que, si les méthodes perspectives se sont développées à Assise, elles ont été imaginées dans les milieux de la Curie, où la perspective jouissait déjà d'un rayonnement exceptionnel. A cet égard, il n'est pas inutile de rappeler que la fresque de Cavallini à Santa Maria in Trastevere au motif traceur fut commandée par Bartoldo Stefaneschi, le frère du cardinal Giacomo Stefaneschi, celui-là même qui commanda la Navicelle à Giotto en 1298. D'autre part, les points de contact entre Boniface VIII, les Stefaneschi, Cavallini et Giotto, sont trop cohérents pour que les liens de Giotto avec la Curie aient été purement fortuits
FLORENCE Si certains manuscrits ont été lus par les perspectivistes florentins, on peut se demander quel a été le théâtre d'une telle rencontre. Il faut, pour le savoir, se rappeler l'obédience des perspectivistes florentins. Revoyez les portraits : Brunelleschi en terrain « neutre » ; Ghiberti et Alberti liés au foyer de Santa Croce ; Donatello et Uccello en rapport avec les Augustins de Santo Spirito. Ces éléments dessinent une hypothèse de diffusion, où le « chaînon manquant » entre l'optique médiévale et la perspectiva artificialis pourrait être l'un des deux ordres franciscain ou augustin. Il reste donc à déterminer si l'une de ces influences a été prépondérante. Une parenthèse avant d'en faire démonstration : il n'y a aucun obstacle à ce que nos perspectivistes se soient rendus en de tels lieux. Les lettrés y vont régulièrement. Mancini (1882, 151) dit ainsi: «Des réu1. La Navicelle n'est qu'un minuscule fragment des œuvres romaines de Giotto. Ghiberti rapporte : Costuiffu copiosoin tutte le cose· lauoroinfresco · inmuro· lauoroa olio· lavoroin tavola · Lavorodimosaycola nauediSanPietro inRomaetdisuamanodipinsela capellaellatauola diSanPietro in Roma(Commentarii,II, 33). Giotto exécuta aussi un portrait de Boniface VIII, transféré par les Gaetani dans la basilique de S. Giovanni Laterano, comme en atteste l'inscription : Imago iconicaB · VIII · P · M·jubelœum primumin annumMCCCindicentispictura Giottiœqualiseorumtemporumquameueteripodio in claustrainde in templumtranslatamgens Gaietana (cf. Mann, 1966, 18, 188 note).
nions avaient lieu dans les couvents. A u cloître de Santo Spirito les frères discutaient q u o t i d i e n n e m e n t avec les citadins cultivés de questions de dialectique, de métaphysique, de physique, accrochant à un m u r un panneau p o r t a n t l'argument à débattre... » D a n s la collecte des manuscrits, les humanistes furent aussi conduits à passer de c o u v e n t en couvent. Sabbadini (1967, 94) r a p p o r t e que Traversari p a r c o u r u t et fouilla les bibliothèques conventuelles des D o m i n i c a i n s et des Franciscains de Bologne, Vicenza et Padoue.
1) Les bibliothèques florentines C o m m e n t s'est diffusé à Florence le savoir perspectif élaboré dans les siècles p r é c é d e n t s ? Par u n ensemble de bibliothèques, d o n t il conviendra de d é t e r m i n e r l'importance relative : les deux Medicee, privée et publique (1 017 mss.) ; celle de la Badia florentine (607 mss.) ; celles enfin des trois principaux studia florentins de Santa Maria Novella (709 mss.), Santo Spirito (577 mss.) et Santa Croce (785 mss.), soit, au total, plus de 3 500 mss. accessibles. Quels s o n t les centres qui o n t contribué de façon décisive à la transmission de l'optique ? Passez en revue c h a c u n des inventaires, et cherchez-y les manuscrits de Bacon, P e c h a m ou Bartholom e w o f England... Le c o n t e n u de la bibliothèque de la Badia nous est c o n n u par les travaux de Blum (1951). Le catalogue de la Libreria Vecchia, qui date de 1504, d o n n e les titres de 607 manuscrits, o ù la culture classique et saint Augustin dominent. Les traités de perspective que nous c h e r c h o n s se t r o u v e n t peut-être dans le g r o u p e des livres d'arithmétique, de g é o m é trie et d ' a s t r o n o m i e (ex parte occidentis • scanno V). Soit 17 ouvrages (items 433-449) o ù les auteurs les plus cités sont Euclide et Ptolémée. D e s traités de perspective ? N o n , car les titres les plus proches s o n t une Geometria, l'Almagestum et une Cosmographia. O n doit d o n c conclure au rôle négligeable de cette bibliothèque. (Je n'introduis m ê m e pas l'argument c h r o n o l o gique, qui pourrait contester l'utilisation d ' u n inventaire de 1504 p o u r c o m p r e n d r e une transmission antérieure à 1413...) P o u r les m ê m e s raisons chronologiques, o n constate que les perspectivistes n ' o n t pas eu accès à la bibliothèque « humaniste » de San Marco, qui n'existait pas dans la première moitié d u Q u a t t r o c e n t o . Il resterait toutefois à s'assurer que les legs qui v o n t la c o m p o s e r ne contenaient pas de traités de perspective. Retournez d o n c à San Marco. Le c o n t e n u de la Medicea peut être estimé par l'inventaire de quelque 1 017 titres (Piccolo-
mini, 1874). Celui-ci se compose de cinq parties. La première est consacrée à l'inventaire des livres de San Marco, datant du 10 octobre 1495 [Inventarium librorum deputatorum hic in conventum sancti Marci Florentie ordinis fratrum predicatorum per Magnificos Dominos florentinos die XX octobris 1495]. Cette bibliothèque, classée en pupitres (capsœ), représente un fonds de 686 manuscrits. Cherchez-y les traités scientifiques. Il n'en existe qu'une dizaine : la Physique d'Aristote, la Cosmographie de Ptolémée, la Géométrie d'Euclide. Pas un seul traité de perspective, pas une seule référence à Grosseteste, à Bacon ou à Pecham1. Le legs de Niccolò Niccoli s'avère infructueux. Piccolomini (1874) transmet aussi l'inventaire des autres collections des Medici. Soit les 90 mss. de Piero de' Medici [Inventarium librorum qui erant in domo Pétri actum in prædicta Petri de Medicis · die XXXJottobris 1495] ; les 104 mss. de San Lorenzo ; plus les 102 mss. d'une armoire de San Marco ; enfin, les 35 mss. prêtés à Angelo Politiano. Analysez ces inventaires : aucun de ces 331 mss. ne traite de perspective... Cherchez ailleurs le canal de transmission de la perspective médiévale à Florence.
a) Les Dominicains de S. Maria Novella Le couvent dominicain de S. Maria Novella fut fondé en 1221 par Giovanni da Salerno accompagné de douze frères, précédant ainsi de quelques années l'installation des Franciscains à Florence. Le studium de S. Maria Novella profita beaucoup de l'enseignement de fra Remigio de' Girolami († 1319), disciple de saint Thomas. C'est à lui que les Dominicains doivent le rang de studium generale acquis en 1294. Les Prêcheurs de S. Maria Novella possédaient certainement une collection de livres avant le XIV siècle, mais c'est surtout à partir du chapitre de 1315 —lequel ordonnait l'accroissement des bibliothèques conventuelles —que le studium se dota d'une bibliothèque digne de ce nom. La bibliothèque fut construite dans les années 1338-1340, sous la direction de fra Iacopo Passavanti. On sait peu de choses du contenu de la bibliothèque avant l'inventarium omnium librorum conventus S. Marie Novelle, dressé par fra' Tommaso 1. 187Aristotelis philosophica [phjsica] et quedam alia opuscula | 144 Euclides - in greco | 605 Libellus de mensuris et alii tractatus in geometria 1210 Prysica aristotelis et metbeora et alia quedam Aristotelis 1195 Prysica aristotelis cumglosulis quibusdam | 333 Euclides | 521 Tholomei cosmografia · cum figuris omatis | 571 Prysica aristotelisper Argiropolum traducta 1 I N I° SCRINIO NIGRO Tholomei quedam id est de erratibus stellis et alia | I N 2° SCRINIO NIGRO Cosmographya Ptholomei.
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bibliothèque
par
se divisait e n
sub tabulis.
plus
(OP) ;
66,62 %
laïcs, classiques, a n o n y m e s Novella
les
obédiences
Dominicains
dite
(Chiostro dei morti) ; 24 armoires
livres disposés
les
statistique
Augustins
192 livres réservés à l'usage p e r s o n n e l
p r o p r e m e n t
par
sa littérature. P a r m i
l'apparteles a u t e u r s
9 0 œ u v r e s o c c u p a i e n t à elles seules les
e x p a r t e cimiterij, A l b e r t
gine, fra R e m i g i o d e ' Girolami... Q u a n t
le G r a n d , J a c q u e s
de
Vora-
aux disciplines représentées dans
c e t t e c o l l e c t i o n d e m a n u s c r i t s , le c h a m p
des connaissances, structuré par
la t h é o l o g i e , était a p p u y é p a r q u e l q u e s livres d e p h i l o s o p h i e n a t u r e l l e , q u i se t r o u v a i e n t p r i n c i p a l e m e n t d a n s les a r m o i r e s V I I I à X
e x p a r t e orti. P a s -
s e z e n r e v u e c h a c u n d e s i t e m s d e l ' i n v e n t a i r e d e S. M a r i a N o v e l l a , e t v o u s v e r r e z q u ' a u c u n n ' e s t u n traité spécialisé d e p e r s p e c t i v e . L e s titres les p l u s proches
d u
sujet sont :
A
374
D e proprietatibus rerum [Bartholomew of England]
B
378
D e proprietatibus rerum abreviatus [Bartholomew of E n g l a n d ]
Soit deux T r o p S.
peu
Maria
B a c o n
de
exemplaires choses,
Novella,
et P e c h a m
q u a n d
couvent
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que
1387,
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livres
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de
Grosseteste.
à la b i b l i o t h è q u e
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Gutiérrez
(1962).
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1374,
riche collection d e livres à M a r t i n o
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Les
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magistro in sacra theologia conventus sancti spiritus. A en
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b) L e s A u g u s t i n s
Le
de
donc,
sont Gio-
da Signo,
la m o r t d u frère, s u r v e n u e E n
1454,
le
couvent
était
composé de 56 membres : 21 pères, 23 étudiants en théologie, 10 novices et 2 frères lais (Gutiérrez, 1962, 6). Le foyer augustin de Santo Spirito était donc à la fois un lieu important de débat intellectuel, comme l'atteste la chronique, et un centre possédant une bibliothèque de 476 manuscrits. Un classement des livres en fonction de l'obédience religieuse des auteurs fait apparaître cette structure (en %) :
Cette statistique indique le profil caractéristique des trois collections : celle de Becchi (1470-1481) est une bibliothèque où les auteurs de l'ordre des Augustins (OESA) sont très représentés ; la Libraria Maior est une bibliothèque de caractère dominicain (OP) ; la Parva Libraria de Giovanni Boccaccio, une bibliothèque à dominante franciscaine (OFM). L'ouverture aux livres sans rapport avec les questions religieuses est variable : la Parva Libraria détrône manifestement les deux autres. L'inventaire de la Libraria Maior et de la Parva Libraria nous est connu par le ms. Ashburnham 1897 de la Laurenziana, respectivement aux fols 16-37 et fols 37-41. Passons en revue l'inventaire de la Libraria Maior, rédigé par le maître de Marcialla et le frère Domenico d'Artimino, le 15 octobre 1451 [die xv octobris 1451]. Le contenu de la Libraria Maior n'est guère plus riche que celui de la bibliothèque dominicaine. Sur les 24 rayonnages (A à Z), seuls les banchi V, X et Y abritaient des manuscrits de caractère scientifique. Parmi ces livres, quelques traités sur les météores, l'Almagestum de Ptolémée, un traité de physique, et un seul manuscrit qui ait rapport à la perspective. Il s'agit toujours de l'encyclopédie de Bartholomew of England, où les notions de perspective sont exposées selon la vulgate oxonienne.
Quant aux collections de la Parva Libraria, on profitera des analyses de Gutiérrez (1962) et de Mazza (1966). L'inventaire de la Parva Libraria précéda de quelques jours celui de la Libraria Maior (20 septem-
bre 1451). Cette collection est disposée en 18 rayonnages (banco 1 à XVIII), dont le contenu se compose surtout d'auteurs classiques. Cependant, à côté des saint Augustin, Macrobe, Ovide et Cicéron... on trouve aussi des livres scientifiques. Et c'est là qu'apparaît le traité de perspective de Witelo :
B
Liber tertius decimus · Perspectiva magistri vitellonis... cuiusprincipium est veritatis amatori etc. finis vero secundumpremissas causas etc.
Peut-on déterminer la provenance de ce traité ? Ce n'est peut-être qu'une conjecture, mais les livres de géométrie et de physique semblent provenir du legs de Boccaccio. Mazza n'hésite pas à donner une liste de 81 ouvrages que l'on doit attribuer à Boccaccio, sans oublier « les textes, surtout scientifiques, qui ne furent pas absents de son éducation » (1966, 61). Cette remarque anodine me paraît être de quelque conséquence. Elle montre que la présence de ce manuscrit doit plus à la formation scolastique de Giovanni Boccaccio qu'à la faveur humaniste des études sur la perspective. En définitive, la bibliothèque de Santo Spirito possédait deux traités de perspective, qui contribuent à expliquer les plagiats recensés au chapitre 4. Il reste cependant que les références les plus fréquentes —celle à Bacon et à Pecham —sont absentes de ces fonds.
c) Les Franciscains de Santa Croce Le couvent de Santa Croce se plaçait, du point de vue de son importance, juste derrière les trois studia principalia de Paris, d'Oxford et Cambridge. Cette école reste attachée aux figures des théologiens Pietro Giovanni Olivi (1248-1298) et de son successeur Ubertino da Casale (1259-1338). Fouillons la bibliothèque conventuelle, qui se trouvait alors au premier étage de l'aile séparant les deux cloîtres (fig. 69, p. 328). Après la suppression du studium de Santa Croce, les livres ont été dispersés en deux groupes : 1 / Le premier groupe de livres a été transféré en 1766, à la Biblioteca Laurenziana, sous le nom Plutei, pars sinistra et pars dextra. Cette appellation reprend l'ancienne division de la bibliothèque, en deux rangées : 35 banchi ex parte ecclesice (dextra) ; 35 banchi ex parte claustri (sinistra). En 1772, les frères demandent que les manuscrits les plus proches des questions théologiques leur soient restitués (165 mss, au total) ; 2 / Ces manuscrits, plus les nouvelles acquisitions,
Fig. 69. — Plan de Santa Croce (OFM)
formeront un second groupe de livres, transféré par la Savoie en 1866 à la Biblioteca Nazionale (adjacente à Santa Croce). Ils apparaissent aujourd'hui dans la collection des Conventi soppressi (groupes A-G). Remontons au XV siècle. Sabbadini rapporte qu'en 1426 « on reconstruit à S. Croce un nouveau bâtiment pour la bibliothèque, qui, à cette occasion, est reclassée et cataloguée» (1967, 198). Qu'y trouve-t-on ? On s'en fera une idée à partir de l'inventaire du Magliabecchiano X, 8, 73, analysé par Mazzi (1897). Deux statistiques permettent d'établir le profil de cette bibliothèque. En premier lieu, les livres peuvent être classés selon l'obédience religieuse des auteurs. On obtient alors la possibilité de comparer les profils des bibliothèques de S. Maria Novella, de Santo Spirito et de Santa Croce (en %) :
La corrélation entre les ordres et le c o n t e n u des bibliothèques est désormais établie. La part des écrits étrangers est plus i m p o r t a n t e à Santa Croce, peut-être en raison d ' u n fonds i m p o r t a n t de littérature antique et patristique. Alors q u ' a u c o u v e n t des Augustins et à celui des Frères Prêcheurs, d o m i n a i e n t les écrits dominicains, ici, les sources franciscaines passent de très loin les autres références. Si l'on classe m a i n t e n a n t les livres de Santa Croce par discipline, o n o b t i e n t la statistique suivante : Théologie (54,11 %) ; Logique et philosophie naturelle (10,19 %) ; Droit, éthique et politique (7,77 %) ; G r a m m a i r e , rhétorique et étymologie (6,63 %) ; Poésie ( 5 , 1 0 % ) ; Histoire (4,20 %) - ce qui m o n t r e , par une autre voie, que les Franciscains ne délaissèrent pas l'étude des sciences. Les 80 livres scientifiques se répartissaient e n : logique 19 mss. ; varia 19 m s s . ; physique 13 m s s . ; biologie 13 m s s . ; métaphysique 8 m s s . ; astrologie 5 mss. ; m é d e c i n e 3 mss., avec une forte p r o p o r t i o n d'oeuvres ou de c o m m e n t a i r e s d'Aristote. L'optique est-elle présente dans ce fonds ? Voyez t o u t d ' a b o r d la pars dextra de la bibliothèque. Les seuls items en relation avec les doctrines d ' O x f o r d s o n t les suivants :
A B C
Liber vij · Queestiones variœ partim physicœ partim metaphysicœ [De luce : Robert Grosseteste] Liber iv · Scriptum in I sententiarum petri aureoli Liber v · Scriptum in II sententiarum pétri aureoli L e s d e u x d e r n i e r s i t e m s c o r r e s p o n d e n t a u x c o t e s Plutei XXXI d e x t . 4 e t
5. Ils c o n t i e n n e n t les c o m m e n t a i r e s d e P i e r r e A u r i o l c i t é s p a r D a n t e d a n s le Convivio. L e p r e m i e r i t e m , q u i c o n t i e n t le D e luce seu de inchoatione formarum d e R o b e r t G r o s s e t e s t e , c o r r e s p o n d a u j o u r d ' h u i à la c o t e Pluteo XVIII d e x t . 7. P a r a i l l e u r s , d ' a u t r e s œ u v r e s d e G r o s s e t e s t e f i g u r e n t d a n s la b i b l i o t h è q u e de Santa C r o c e , qui p o s s é d a i t au total q u a t r e titres de l ' O x o n i e n :
1 2 3 4
Ecclesiastica hierarchia (Pluteo XII dext. 3) Mystica theologia • Cœlestis seu angelica hierarchia (Pluteo XIII dext. 2) De divinis nominibus (Pluteo XIII dext. 3) De libero arbitrio • De luce (Pluteo XVIII dext. 7)
Aucun autre titre en rapport avec l'optique n'apparaît dans la pars dextra. Passez alors à l'examen de la pars sinistra de la bibliothèque : D E F G
Liber viij • Questiones disputate [Tractatus de perspectiva et Perspectiva communis : John Pecham] Liber xviiij • Liber de proprietatibus rerum [Bartholomew of England] Liber ij • Liber de proprietatibus rerum [Bartholomew of England] Liber iij • De proprietatibus rerum [Bartholomew of England]
V o u s noterez la présence de trois exemplaires du Liber deproprietatibus rerum de B a r t h o l o m e w o f E n g l a n d ( XVIII sin. 8, XXI sin. 2 et sin. 3). Q u a n t aux traités de J o h n P e c h a m —o r t h o g r a p h i é sous des formes différentes : iohannis de pechamo | de pecciano | de picchiano | de parciano —ils voisinaient à la bibliothèque conventuelle de Santa Croce avec une vingtaine d'oeuvres d u m ê m e auteur :
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Formula confessionisfratris iohannis depecciano ? (Pluteo IV sin. 11 et Conv. soppr. F 6 885) Declaratio regule ordinis (Pluteo XV dext. 12) [De beatitudine corporis et anime questio disputata 12] (Pluteo XVII sin. 7) [Quodlibet III] (Pluteo XVI sin. 7 et Conv. soppr. D 4 94) [Perspectiva communis] (Pluteo XVII sin. 8) [Tractatus deperspectiva] (Pluteo XVII sin. 8) [De mysteriatione numerorum in sacra scriptural (Pluteo XVII sin. 8) [Meditatio de corpore Christi ?] (Pluteo XVII sin. 8) [Tractatus de virtutibus et vitiis ?] (Pluteo XVII sin. 8) [Diffmitio theologie • quodlibet IV] (Pluteo XVII sin. 8) [De eternitate mundi questio disputata 2] (Pluteo XVII sin. 8) [De originali culpa questio disputata 2] (Pluteo XVII sin. 8) [De anima questio 12 disputata] (Pluteo XVII sin. 8) [Tractatus de spera] (Pluteo XXII dext. 12) Canticum pauperis pro dilecto (Pluteo XXXI sin. 3) Tractatus pauperis contra insipientem (Pluteo XXXI sin. 3 et Pluteo XXXVI dext. 12) De euangelica paupertate (Pluteo XXXVI dext. 12) [Tractatus contrafratrem rogerium] (Pluteo XXXVI dext. SI12) [Super I sententiarum] (Conv. soppr. C4 991) Scriptum super ethicam aristotelis fratris iohannis de picchiano (Conv. soppr. G4 853) Tractatus de animalibus (Conv. soppr. G 4 853)
Le riche Pluteo XVII sin. 8 se compose des textes suivants : Bartholomeus de Bononia : De luce (fols 10 r.-21 v.) ; Pecham : Perspectiva communis (fols 22 r.-32 r.), laquelle se termine à la proposition III, 11 (catoptrique), Tractatus de perspectiva (fols 37 r.-43 v.). Ce manuscrit de la fin du XIII ou du début du XIV siècle ne présente aucun indice de provenance et n'a pas de c o l o p h o n La page de garde mentionne seulement : Liber conuentus Sancte Crucis deflorentia ordinis minoris | Questiones disputate | N° 587.
Fig. 70
Concluez, en établissant la liste des traités qui ont pu être consultés à Santa Croce : Robert Grosseteste, De luce seu inchoatione formarum ; Bartholomew of England, De proprietatibus rerum ; John Pecham, Tractatus de perspectiva ; John Pecham, Perspectiva communis ; Pierre Auriol, Scriptum in II sententiarum.
d) Autres manuscrits de perspective Il reste maintenant à examiner le statut des autres traités de perspective que l'on trouve dans les bibliothèques florentines. Vous avez pu constater l'absence de Roger Bacon. L'Oxonien fut-il moins connu à Florence qu'à Rome et Assise ? C'est ce qu'il semble. Certes, on trouve à la Biblioteca Laurenziana un Pluteo XXIX 41 d'origine rhénane, dont voici le sommaire : Bacon, Perspectiva (fols 1 r.-29 v.), De multiplicatione specierum (fols 30 r.-55 v.) ; Grosseteste, De lineis (fols 56 r.-57 r.). Mais ce livre ne figure pas dans les inventaires du XV siècle : c'est une acquisition tardive. 1. J'exprime ici toute magratitude à Anna Lenzuni, directrice de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence, qui a bien voulu me transmettre toutes les informations utiles sur ce manuscrit de Pecham.
Vous rencontrerez aussi à la Biblioteca Nazionale trois perspectives appartenant au groupe J (San Marco) des Conventi soppressi, enregistrées sous les cotes J IV 29 (Bacon) ; J V 25 et J V 26 (Pecham). Mais la bibliothèque de San Marco ne s'est constituée qu'en 1444, et ces manuscrits n'apparaissent pas dans les inventaires antérieurs des Medici (1417, 1495). Le Conv. soppressi JIV 29 contient des traités de Bacon : le De multiplicatione specierum (fols 2 r.-47 r.) et la Perspectiva (fols 48 r.-72 v.) [Opus majus . pars V]. Selon Lindberg (1983) ce manuscrit daterait des années 1450 : ni Giotto, ni Brunelleschi, ni Alberti, ni Ghiberti n'ont pu le consulter. Sa provenance est difficilement identifiable, l'ex-libris de la page de garde donnant seulement : < In bancho • 19 • occidentalis • Hic liber est conuentus sancti marci de Florentia ord. predicatorum : « Sur le 19 banc du côté ouest. Ce livre appartient au couvent San Marco de Florence, de l'ordre des Frères Prêcheurs. » Au fol. 97 v., la fin de l'explicit est grattée, juste avant la marque de propriété des Dominicains identique à celle de l'ex-libris Ce manuscrit semble être de la même main que les deux suivants, rédigés sur parchemin, dans une gothique préhumanistique ; les initiales portent des enluminures rouges et bleues, alors que les majuscules dans le texte sont vernies. Les figures sont tracées dans les marges ou en pied de page. Reportez-vous aux deux autres manuscrits pour y chercher une éventuelle marque de propriété. Ces manuscrits ont appartenu à Coluccio Salutati, chancelier de la République florentine de 1375 à 1406, puis à Filippo
di
Ser
d'identifier u n
Ugolino
Pieruzzi,
notaire
f l o r e n t i n
chaînon de transmission, qui ne doit pas
la p r o v e n a n c e d e ces livres est très lointaine, u n X I I I siècle. V e s p a s i a n o
V o u s
venez
faire oublier q u e
des manuscrits datant du
da Bisticci fournit quelques
éléments
d e la v i e d e
1. E t in hoc completa est distinctio et ultima p a r s huius libri D e o gratias / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / < hic liber est conuentus • s • marci de florentia ordinis predicatorum > . L ' a n a l y s e a u x r a y o n s u l t r a v i o l e t s d e la p a r t i e g r a t t é e n ' a p a s s u f f i à d é v o i l e r le n o m d e l ' a n c i e n p r o p r i é t a i r e . J e t i e n s à r e m e r c i e r M a u r i z i o B o s s i d u G a b i n e t t o G . P. V i e u s s e u x ( F l o r e n c e ) , qui m ' a a i m a b l e m e n t assisté d a n s ces recherches. 2. L e m s Conv. soppressi J V 25 c o n t i e n t la Perspectiva communis de P e c h a m . Sa p r o v e n a n c e e s t i n d i q u é e s u r la p a g e d e g a r d e : « S u r le 1 9 b a n c d u c ô t é o u e s t | C e livre a p p a r t i e n t au c o u v e n t d e Sa n M a r c o de F l o r e n c e de l ' o r d r e des F r è r e s P r ê c h e u r s , a u q u e l il f u t o f f e r t p a r le t r è s illustre C o s i m o d e ' M e d i c i , q u e l u i - m ê m e a c h e t a a u x h é r i t i e r s de S e r F i l i p p o d e U g o l i n o P i e r u z z i » [< In bancho xviiij ex p a r t e occidentis | Iste liber est conuentus sancti marci de florentia ordinis predicatorum quem donavit vir clarissimus cosmus medices prescripto conuentui>1 < qui ipsum emit ab heredibus S. philippi de ugolino
pieruçij | Perspectiva communis> On peut lire après l'explicit, dans une écriture rapide et irrégulière : Liber Colucijpyeri de salutatis Cancellarijflorentini | Liberphilippi ser ugolinipieruçij notarij florentini. Soit donc la double mention de propriété : «Livre de Coluccio Piero de Salutati, chancelier florentin | Livre de Philippe de Ugolino Pieruzzi, notaire florentin ». Le ms Conv. soppressiJ V26 est une autre copie de la Perspectiva communisde l'Oxonien. Sa page de garde porte une mention comparable à celle figurant sur le manuscrit précédent.
Pieruzzi : « Il avait une très grande connaissance des Saintes Écritures, se délectait beaucoup d'astrologie, de géométrie et d'arithmétique, dont il fit rédiger plusieurs livres, et qu'il acheta en toutes occasions. Comme on peut le voir à San Marco, il y a là d'innombrables volumes qui furent siens » (Vite, IV, 4 4 5 ) D'où proviennent ces livres ? C'est ce qu'il reste à déterminer en identifiant les messagers.
2) Les messagers Dans la Florence du début du Quattrocento, aucun traité de perspective n'apparaît dans les fonds de la bibliothèque de la Badia, aucun ne figure dans les deux Medicee. Avec 7 entrées (1 Grosseteste, 3 Bartholomew, 2 Pecham, 1 Auriol), le studium de Santa Croce devance incontestablement les autres bibliothèques conventuelles florentines : Santo Spirito (2 titres : 1 Witelo et 1 Bartholomew) et Santa Maria Novella (2 titres : 2 Bartholomew). Cherchez d'abord à identifier les messagers des copies du Liber de proprietatibus rerum, du Tractatus et de la Perspectiva communis de Pecham conservés à Santa Croce. Ces manuscrits qui datent de la fin du XIII siècle ou du début du XIV siècle sont arrivés par un canal identique à celui que nous avons découvert en examinant les foyers de Rome et d'Assise. La réunion des deux traités de Pecham permet d'affirmer avec certitude que cette transmission eut lieu après 1279. Sachant que l'impulsion de la bibliothèque fut donnée par le Languedocien Pietro Giovanni Olivi, lecteur à Santa Croce de 1287 à 1289 ; que ce frère fut l'élève de Pecham et de Matteo d'Acquasparta au studium parisianus, au moment où Bacon y résidait aussi ; et qu'il fut lui-même versé dans l'étude de la perspective —il en discute dans les Quœstiones in I I Sententiarum (chap. 4) —il existe de bonnes raisons de penser qu'il joua —au minimum —le rôle de commanditaire éclairé des traités. Quant à un rôle de messager, il convient de ne pas l'exclure. Il faut en effet se rappeler qu'il résida à Rome et participa aux réunions préparatoires de la bulle Exiit qui seminat (1279). Or, 1279 est précisément l'année où John Pecham cède son lectorat à Matteo d'Acquasparta, au Sacré-Palais, et la date à laquelle on fixe l'achèvement de la Perspectiva communis de l'Oxonien. Giovanni Olivi a-t-il revu, en a parte des
1. Ebbegrandissimaperizia della Scrittura Sancta . dilettossi assai ed'astrologia edigeometria ed'aritmetica . dove nefecce criverepiù libri . ecomperonne in ognifacultà . comesipuò vedere in Sancto Marco infiniti volumi chevi sono . chefurono sua (Vite, IV, 445).
délibérations théologiques, son ancien maître à Paris ? Nul ne le sait, mais c'est probable. Si l'on exclut la participation de Pietro Giovanni Olivi, on pensera alors au rôle du cardinal Matteo d'Acquasparta, lui aussi élève de Pecham à Paris dans les années 1269-1272, qui défendit Giovanni Olivi contre les attaques d'Arlotto di Prato, et le fit nommer à Santa Croce en 1287 (Pietro, 1989, 20). Après le départ de Giovanni Olivi de Florence, Matteo d'Acquasparta fut souvent envoyé en légation à Florence par Boniface VIII. Il s'y rend en juin 1297, pour convaincre la cité de combattre les Colonna qui contestaient la légitimité du nouveau pape (Mann, 1966, 18, 216). Lors du conflit de mai 1300 entre les factions des « Blancs » et des « Noirs », c'est encore lui qui, en tant que légat, est chargé d'apaiser les rivalités florentines (ibidem, 145). Le cardinal franciscain eut donc des occasions de propager à Florence des traités de perspective, qu'il connaissait pour les avoir lu et pour avoir suivi les leçons de Pecham à Paris. Mais il n'existe aucune évidence de ce rôle... Le Spirituel languedocien a tout aussi bien pu prendre part à cette transmission. Quant aux perspectives de Bacon et de Pecham arrivées à San Marco après le XV siècle, elles semblent avoir appartenu à Filippo di Ser Ugolino Pieruzzi et à Coluccio Salutati. Quand sont-elles entrées en la possession du dernier, et en quelle occasion ? Ullman (1963, 135) a montré que la signature de Salutatis est caractéristique des années 1392-1401. On peut postuler que les mentions de propriété identiques à celle du Conv. soppressi J. V 25 isolent des livres acquis à la même époque. Trois manuscrits satisfont à ces conditions, dont un Commentarius in Aristotelis Ethicorum, passé ensuite à San Marco (Conv. soppressi j V 21). Ce titre est intéressant : il s'agit d'un manuscrit anglais du XIV siècle, contenant une traduction d'Aristote établie par Robert Grosseteste. On peut conclure à la proximité de ces mss : ils appartiennent au même groupe (J) de San Marco, portent la même marque de propriété (liber Colucij pyeri de Salutatis . Cancellarij Florentini), et offrent des similitudes de contenu. D'où proviennent-ils ? Le dépouillement de l'Epistolario de Salutati ne permet aucune conclusion. Aucune de ses lettres ne fait état d'optique ou de perspective. J'émettrai ici l'hypothèse d'une origine romaine des traités. En voici la justification : 1 / Ces traités ne proviennent pas de Santa Croce puisqu'ils ont une tout autre facture. Comparativement, les traités du Pluteo XVII sin. 8 ne possèdent ni miniatures, ni initiales rouges et bleues, ni figures marginales, ce qui interdit de reconnaître une filiation entre les manuscrits de Santa Croce et de San Marco : une figure est nécessairement copiée d'une autre figure (fig. 71 et 72, p. 337 et 338).
2 / Ces traités ne proviennent pas non plus des pertes de la Bibliothèque pontificale durant sa translation. Certes, plusieurs livres furent égarés durant les révoltes de Lucca (1314), et les Franciscains de Lucca auraient pu récupérer une partie des livres du Trésor. On connaît même un contrat de vente de décembre 1445 attestant que Cosimo de' Medici fit acheter quelque 48 codex aux Frères Mineurs de cette ville pour la somme de 250 ducats (Lazzareschi, 1940). Mais la liste des titres nous est connue, et elle ne fait état d'aucune perspective... 3 / Ces traités ne sont probablement pas venus directement d'Angleterre. Il existe une lettre de Salutati datée du 4 avril 1401, adressée à Thomas Fitz-Alain, archevêque de Canterbury, lui demandant de lui procurer le De musica de saint Augustin (Epistolario, III, 497). Mais c'est la seule lettre de ce type, et il n'existe aucune preuve équivalente d'une commande de la perspective de Pecham. 4 / Il se peut que ces traités soient une émanation de la Bibliothèque Vaticane. Ouvrez par exemple les copies romaine (R) et florentine (F) de la Perspectiva communis de Pecham en I, 31-32 : Vaticano latino 5963, fol. 16 r., Conv. soppressi J V 25, fol. 9 v. Si l'on prend le texte de R pour échantillon de référence on constatera un certain nombre de différences Peu sont réellement significatives, et les altérations majeures sont intelligibles : a) la figure illustrant la composition de l'œil apparaît plus loin dans le texte de F ; b) la copie F corrige à juste titre A lii perspiciunt... subiungunt... diuidunt... diuidunt. Il s'agit en effet d'auteurs différents du « Physicien » ; c) F donne diligentius plutôt que delicatius, mais Lindberg (1970, 117) traduit étonnamment « more attentively » ; d) en raison de l'abréviation els de R, F a lu libro I De electionibus au lieu de libro De elementis. Cette correction est sensée, puisqu'Euclide ne donne aucune description anatomique de l'œil dans les Éléments. En revanche, elle apparaît dans de nombreux 1. R... Physicum1 oculus habet très humores . et 42 tunicas. Alii autem qui anathomiam1 delicatius4 perspiciunt . ponunt sicut legitur in libro De elementis5 . quoduuea ortum habet apia matre . sicut cornea a dura matre . que sunt due tele cerebrum circumdantes et subiungif6 quod oculus constat ex tribus humoribus et 77 tunicis . quarum prima est cuniunctiua uel consolidativa8 . corneam etiam diuidif9 in duas parles . anteriorem uocans corneam interiorem uero schrosiml0appellat . Similiter et uueam diuidil11. cuius12 anteriorpars dicitur uuea . posterior13 secundina . Similiteraranea diuiditur . cuius anteriorpars dicituraranea . interioruero retina . Sictamen diuidere huicphysice cura non est que solum considérât14 que ad ecentricitatem15pertinent . uelconcentricitatem . fractionem et directionem . |Oculorum dualitatem necesse est reduci ad unitatem| Duo sunt oculi ex benignitate creatoris . ut si uni accidat lesio . alter remaneat. 2. F : 1s . autoremperspectiue—2iiij—3anotbomiam- 4diligentius —5libro I deelectionibus—6subiungunt —7vij —8solidativa —9diuidunt —10scrosim - 1 diuidunt - 12unapars s•— 13pars - 14ea —15excentritatem.
traités arabes d'ophtalmologie. Le copiste de F devait connaître celui de ' A m m â r al-Mawsifî, qui est p r é c i s é m e n t intitulé : Kitâb al-muntakhab fî 'ilâdj al-'ajn (Livre des morceaux choisis concernant le traitement de l'œil), et d o n t le livre I est consacré à l'examen a n a t o m i q u e de l'œil. La correction du manuscrit F : Libro I de electionibus, c o n c o r d e parfaitement avec le c o n t e n u de ce texte. E n regard de ces différences, il existe u n g r a n d n o m b r e de similitudes entre les deux manuscrits : a) les copies R et F o n t sensiblement le m ê m e f o r m a t (170X230 m m ) et la mise en page, dégageant de grandes marges latérales et inférieures, est similaire ; b) le dessin des fenestrelles est similaire ; c) l'énoncé de la p r o p o s i t i o n est rédigé en corps double par r a p p o r t au texte c o u r a n t ; d) sur les 77 abréviations que c o m p o r t e l'échantillon de R, 52 se r e t r o u v e n t dans F (67 %). O n p e u t en conclure soit que la copie florentine dérive d u manuscrit romain, soit que les deux se rattac h e n t à u n m ê m e archétype (fig. 72 et 73, p. 338 et 339).
3) L a réception La d é m o n s t r a t i o n relative à la réception des traités à Florence sera simplifiée d u fait que G i o t t o , Brunelleschi, Ghiberti et Alberti o n t tous vécu et travaillé à Florence. O n pourrait s i m p l e m e n t renforcer ce constat en m o n t r a n t que n o m b r e d'entre eux avaient des raisons de fréquenter la bibliothèque conventuelle de Santa Croce. Souvenez-vous des conclusions des chapitres précédents. G i o t t o fit une expérience perspective avec D a n t e Alighieri dans les années 1290-1295. D a n t e venait de perdre Béatrice, et il se mit à fréquenter assidûment les bibliothèques florentines, celle de Santa Croce en particulier, o ù son accès dut être facilité par le fait qu'il appartenait au Tiers O r d r e . Il n'est pas impensable que G i o t t o l'y ait accompagné. D e toute façon, le fresquiste y reviendra ensuite, et indép e n d a m m e n t , lorsque les Bardi et Peruzzi lui d e m a n d e r o n t de décorer leurs chapelles. A l'époque de la rédaction d u Depictura, Alberti habitait à cinq minutes du c o u v e n t franciscain, et s'y rendait assez s o u v e n t p o u r y r e n c o n t r e r L e o n a r d o Dati par hasard. Q u a n t à Donatello, n'honora-t-il pas plusieurs 1. Soit pour une page de verso courante R : 170 mm = 45 + 5 + 95 + 25 ; 235 mm = 25 + 140 + 70 ; F: 170 mm = 55 + 5 + 80 + 30 ; 225 mm = 20 + 125 + 80 (dimensions de R d'après Thorndike, 1952, 451).
Fig. 71. — Pecham, Tractatus de perspectiva, ms. Pluteo XVII sin. 8, fol. 39 (Cliché Biblioteca Medicea Laurenziana (Firenze). Concession du Ministero per i Beni Culturali e Ambientali. Reproduction interdite)
Fig. 72. — Pecham, Perspectiva communis, ms. Conventi Soppressi J V 25, fol. 9 v. (Cliché Biblioteca Nazionale Centrale (Firenze). Concession du Ministero per i Beni Culturali e Ambientali. Reproduction interdite)
Fig. 73. — Pecham, Perspectiva communis, ms. Vaticano latino 5963, fol. 16 r. (Cliché Biblioteca Apostolica Vaticana (Città del Vaticano). Concession de la Biblioteca Apostolica Vaticana. Reproduction interdite)
Fig. 74
commandes pour les frères de Santa Croce ? Ghiberti, enfin, n'est-il pas celui qui, d'entre tous, eut probablement le plus de facilités à nouer des contacts avec les Franciscains. Lorenzo habitait le quartier, et travailla à trois reprises à Santa Croce. Certes, il existe encore un risque de coïncidence fortuite entre les déplacements de ce dernier et la consultation des traités. Mais ce risque peut être définitivement écarté. Ghiberti cite en effet à la lettre des passages du Tractatus de Pecham, dont il n'existe qu'un exemplaire à Florence : à Santa Croce (Pluteo XVII sin 8, fols 37 r.-43 v.). Quant au traité de Witelo – que cite aussi Ghiberti -, les perspectivistes ont pu trouver à Santo Spirito une aide sérieuse pour l'étudier. Le codex Ottoboniano latino 3307 de la Vaticane mentionne en effet un certain frère Grazia de' Castellani, versé dans l'étude des sciences : « Il écrivit beaucoup, surtout sur la façon de mesurer à l'œil et sur la perspective » [ scrisse et maxime del misurare a ochio et delle parte della prospettiva (cf. BøggildJohannsen, 1981)]. Conclusion : Les traités de perspective oxoniens ont été transmis par des membres de l'ordre franciscain à la cour pontificale et au studium florentin, lors d'une primo-diffusion de la fin du XIII siècle. Certaines copies (Assise : Sacro Convento, Florence : San Marco) sont issues d'une diffusion secondaire, dont les « émetteurs » coïncident avec les « destinataires » de la primo-diffusion. On peut alors proposer la reconstitution de la transmission de la science perspective (fig. 74 ci-contre). De tels diagrammes de transmission et de filiation des œuvres ont été utilisés par Joseph Ben-David (1991) dans une étude sur le développement de la psychologie expérimentale. Leur intérêt essentiel est de faire l'économie de tout « contexte scientifique », en identifiant très directement les agents qui produisent la science. On peut observer que les transmissions impliquées dans cette diffusion de la perspective de l'Angleterre vers l'Italie obéissent toutes à un même schéma à quatre termes (E : émetteur, D : destinataire, M : messager, m message). Peut-on tirer de cette apparente régularité des lois de la transmission culturelle ? Pourquoi pas ? Weber lui-même n'a jamais nié l'intérêt d'un savoir nomologique 1. Les faits humains (les faits de transmission culturelle en particulier) ne se soumettent-ils pas à la «compréhension » wébérienne, échappant de fait à l'épistémologie des sciences de la nature ? Passeron (1991), défenseur contemporain de cette position, a insisté pour que les sociologues ne revendiquent pas aveuglément les travaux de Popper, comme si l'application de ses thèses «allait de soi »en sociologie. Doit-on alors soustraire la sociologie àune épistémologie poppérienne ?En dépit de l'intérêt majeur que présente l'ouvrage de Passeron, je me permettrai de faire observer qu'en certains points sa critique de la falsification repose sur un raisonnement pars pro toto. Spécialiste de Weber, Passeron oppose aux tenants du poppérisme que les concepts sociologiques procèdent toujours d'une «indexation mobile sur une série de cas singuliers »(1991, 61), ce qui
d a n s les s c i e n c e s d e la c u l t u r e ( 1 9 6 5 , 158). E t t o u t e t h é o r i e à p r é t e n t i o n n o m o l o g i q u e r e t o u r n e a u s s i t ô t d a n s l ' e s p a c e d e la f a l s i f i c a t i o n T e l l e e s t la p o s i t i o n q u ' i l m e s e m b l e d e v o i r d é d u i r e d ' u n e r e l e c t u r e d e W e b e r . R e v e n e z a u p r o b l è m e d e la t r a n s m i s s i o n , e n p e n s a n t d ' a b o r d à « l ' h y p o t h è s e d ' O x f o r d », m a i s e n a y a n t e n v u e t o u t e s les s i t u a t i o n s c u l t u r e l l e s o ù l'on t r o u v e u n émetteur, u n message, u n messager et u n destinataire. U n e « t r a n s m i s s i o n » est u n p r o c e s s u s c o m p l e x e dirigé p a r divers fact e u r s , d o n t c e r t a i n s n e s e r o n t p a s e x a m i n é s ici. P i t i r i m A. S o r o k i n a v a i t jadis a t t i r é l ' a t t e n t i o n s u r le fait q u e la s o c i a l i s a t i o n d ' u n s y s t è m e c u l t u r e l réussissait d ' a u t a n t m i e u x qu'il p o u v a i t « a c c é d e r à u n système de c o m m u n i c a t i o n p l u s d é v e l o p p é » ( S o r o k i n , 1 9 6 2 , 578). D ' a u t r e p a r t , il s e m b l e i n t u i t i v e m e n t juste d e p e n s e r q u ' u n e t r a n s m i s s i o n a d ' a u t a n t plus d e c h a n c e s d e s e r é a l i s e r q u e le m e s s a g e r (M) s u b i t m o i n s d ' i n t e r a c t i o n s p e r t u r b a t r i c e s s u r s o n i t i n é r a i r e (la p e r t e , l ' o u b l i , la c o n v o i t i s e o u le v o l v a r i a n t e n f o n c t i o n d i r e c t e d u n o m b r e d ' i n t e r a c t i o n s ) . O n v o i t ici q u e le r i s q u e d ' i n t e r a c t i o n e s t i n v e r s e m e n t p r o p o r t i o n n e l à la d i s t a n c e e n t r e l ' é m e t t e u r e t le d e s t i n a t a i r e , e t a u t e m p s m i s p o u r c o u v r i r c e t t e d i s t a n c e . M a i s ce t y p e d e lois – q u e je n e p r e n d s p a s ici la p e i n e d ' é t a b l i r – s o n t e x t é r i e u r e s a u s y s t è m e d e t r a n s m i s s i o n . E l l e s relèvent en quelque sorte d'un niveau supra-sociologique. Il e n e s t d ' a u t r e s , e n r e v a n c h e , q u i d é p e n d e n t d u leur retire le statut de concepts indépendants des coordonnées spatio-temporelles (condition effective dans le cas des notions physiques de « masse », d'« énergie », de « vitesse »...). Passeron en tire les principes d'une épistémologie des sciences empiriques. Voyez les deux derniers : 2) Il n'existe pas et il nepeut exister de « langage protocolaire » unifié dans la description empirique du monde historique. 3) La mise à l'épreuve empirique d'une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la « réfutation » ( « falsification » ) au sens poppérien. Pourquoi ai-je souligné les expressions : « ne peut » et « ne peut jamais » ? Précisément parce qu'ici s'introduit un paralogisme. Voyez la scolie qui répond au point 2 : « S'il y en avait, ça se saurait» (1991, 363). Certes, mais Passeron ne répond pas à la question: pourquoi n'en existerait-il pas ? C'est là une faille du raisonnement naturel. De même, en ce qui concerne le troisième principe, on observe un glissement de l' « assertorique » à l' « apodictique ». Pourquoi donc ne pourrait-on pas falsifier une théorie sociologique ? Parce que, selon Passeron – et c'est la seule réponse que je puis imaginer - toutes les théories sociologiques sont des théories interprétatives... Il est alors frappant de remarquer que, sous la plume de Passeron, les termes de « savoir nomologique » ou d'« intelligibilité nomologique » ont perdu leur sens, puisqu'ils ne s'appliquent plus désormais qu'au champ des phénomènes physiques. Le sociologue repensera alors aux Essais sur la théorie de la science, où apparaît une double infirmation du partage selon lequel il existerait une équivalence stricte entre sciences de la nature et démarche explicative ; entre sciences de la culture et démarche interprétative (Weber, 1965, 150-155). 1. Je suis prêt, cependant, à accepter la critique des présupposés du falsificationnisme dogmatique présentée par Lakatos (1994). Il n'existe pas de frontière psychologique entre les propositions spéculatives et les propositions factuelles : toutes les propositions appartiennent à l'ordre du discours. Par ailleurs, une proposition ne peut pas être prouvée par des faits, mais seulement dérivée d'autres propositions. Mais cette position que Lakatos appelle le « falsificationnisme sophistiqué » reste malgré tout dans l'espace de la falsification.
n i v e a u s o c i o l o g i q u e p r o p r e m e n t dit, e t qui r é s u l t e n t d e s types d e c o m b i naison possibles entre
tous
les a c t a n t s d u
système de transmission.
J ' e n t e n d s p a r actant : « t o u t e e n t i t é q u i p a r t i c i p e à u n e a c t i o n », e t je s p é c i fie p a r agent : « t o u t a c t a n t h u m a i n ». U n e t r a n s m i s s i o n r e l è v e d u s c h è m e « envoyer » (Raynaud,
1990), qui i m p l i q u e au m o i n s 4 actants
(dont
3 a g e n t s ) , ce q u i p r o d u i t 16 c o m b i n a i s o n s p o s s i b l e s . O n d o i t r e t i r e r à c e l l e s - c i les r e l a t i o n s s y m é t r i q u e s X Y | Y X , e t la r e l a t i o n r é f l e x i v e mm (le m e s s a g e n ' é t a n t p a s a g e n t , il n ' e s t p a s s u s c e p t i b l e d ' i n t e r v e n i r s u r la t r a n s m i s s i o n ) . Il r e s t e 9 r e l a t i o n s à é t u d i e r , t o u t e s s u s c e p t i b l e s d e d é b o u c h e r s u r u n e loi p a r t i e l l e d e t r a n s m i s s i o n :
Fig. 75
Voyez maintenant la teneur de chacune de ces lois – dont on observera qu'elles sont toutes des lois probabilistes et micro-sociologiques, et qui, à ce titre, échappent à la critique du déterminisme et du naturalisme proposée par Boudon (1984). Posez les conventions suivantes : soit un agent X prenant part au système de l'action. Cet agent possède un ensemble X d'intérêts et de valeurs en rapport avec la transmission. Dans cet ensemble, on peut considérer que certains intérêts et valeurs s'opposent à la transmission (X_, alors que d'autres lui sont favorables (
Fig. 76
On définit par p ( la « puissance » de X, c'est-à-dire le nombre d'éléments (intérêts ou valeurs) de cet ensemble. Viennent alors neuf lois partielles, que l'on peut regrouper en trois classes homogènes 1 (cellules 1, 2, 3), 2 (cellules 4, 5, 6) et 3 (cellules 7, 8, 9). Voici ces lois : Oxford 1 : La probabilité de transmission d'un système culturel varie enfonction directe des intérêts et valeurs de chaque agent (A : à effectuer la transmission1 :
Pour obtenir les lois partielles afférentes aux cellules (1, 2, 3), il suffit de remplacer successivement A par E (émetteur), D (destinataire) et M (messager). Les intérêts et valeurs de ces agents seront notés respectivement (E : (D : et (M : Examinez chacun de ces cas. 1 / Émetteur. Il se peut qu'un système culturel soit émis accidentellement par un émetteur qui ne comptait pas le diffuser, mais, dans le cas général, l'émetteur exerce un contrôle d'autant plus grand sur le message, et se dote de moyens de transmission d'autant plus efficaces, que ses intérêts sont impliqués dans la transmission. Dans le cadre de la primo-diffusion de la perspective, il est clair que les Franciscains d'Oxford avaient intérêt à faire connaître leurs travaux au sein de l'ordre et dans les milieux de la Curie : leur position institutionnelle en serait d'autant mieux assurée. En revanche, il n'est pas d'intérêt ou de valeur contraires à cette transmission. 2 / Destinataire. Il faut distinguer deux cas, dans l'application de la loi du destinataire à la perspective. En ce qui concerne la transmission groupée de l ' majus, de l ' minus et du De multiplicatione specierum, c'est Guy de Foulques (Clément IV) lui-même, qui commanda cette œuvre à Roger Bacon. Cette simple commande atteste de l'intérêt qu'il portait à ses travaux. Quant à la Perspectiva communis de John Pecham, il faut noter que le pape Jean XXI était versé dans l'étude des sciences, et qu'il prit la peine de réunir de nombreux savants à la cour pontificale de Viterbo (cf. Paravicini Bagliani, 1975). Les studia de l'ordre franciscain avaient d'autres raisons de recevoir les traités de perspective d'Oxford : ces œuvres 1. Le signe ∝ dans l'expression signifie qu'il existe une relation de proportionnalité entre les membres de l'expression, sans toutefois que l'on puisse être assuré qu'il s'agit d'une égalité au sens strict. Ce formalisme n'engage donc pas à reconnaître que la probabilité de transmission P( varie exclusivement en fonction de la congruence des intérêts et des valeurs, ni d'ailleurs que cette probabilité P( soit une fonction linéaire du second membre. Par extension, ces remarques valent pour les lois Oxford2 et 3.
présentaient un moyen d'assurer la cohérence de l'ordre à travers son extension européenne, et de renforcer les positions augustinistes. Il n'est pas de raisons pour lesquelles un couvent franciscain aurait refusé de recevoir les écrits d'un Frère Mineur. 3 / Messager. En ce qui concerne la loi afférente au messager dans le cadre de la transmission de la perspective à l'Italie, nous avons vu le rôle joué par John Pecham lui-même, et par ses anciens élèves à Paris, Matteo d'Acquasparta ou Pietro Giovanni Olivi. Quand à l' Opus majus, à l' Opus minus et au De multiplicatione specierum de Bacon, c'est un de ses disciples, John of London, qui se chargea de cette transmission. Les intérêts de l'émetteur et du messager étaient donc, dans les deux cas, sinon confondus, du moins très proches... La position de disciple de Matteo, Pietro ou John, rend en outre une trahison improbable : elle ne leur aurait valu que des difficultés au sein de l'ordre. Oxford 2 : La probabilité de transmission d'un système culturel varie enfonction directe de la congruence des intérêts et valeurs des agents (A : et (B : pris deux à deux :
L'émetteur, le destinataire et le messager prennent tour à tour le rôle des agents A et B. Les cellules (4, 5, 6) correspondent respectivement aux trois cas suivants : (E, D), (E, M) et (M, D). Examinez chacun d'entre eux : 4 / Émetteur-destinataire. Cette loi fut énoncée sous une forme à peine différente par Sorokin (1962, 577) pour qui la socialisation d'un système culturel dépend du degré de similitude (congeniality) entre la culture émettrice et la culture réceptrice. Dans la primo-diffusion de la perspective, les valeurs des agents étaient congruentes, puisque l'émetteur et le destinataire étaient membres de l'ordre franciscain, ou partageaient les mêmes positions augustiniennes, face à l'ascension de l'aristotélisme promu par saint Thomas. La raison du succès de la réception de la perspective oxonienne tient donc pour une grande part au franciscanisme et à l'augustinisme de la Curie romaine entre 1277 et 1303. Vous avez vu les lecteurs franciscains qui diffusèrent cette doctrine. Voyez maintenant comment cette position s'est perpétuée. En 1276-1277, le cardinal protecteur de l'ordre franciscain Gaetano Orsini avait la confiance du pape Jean XXI : il sera élu pape de 1277 à 1280 (Nicolas III). Il choisira alors deux ministres franciscains : Girolamo d'Ascoli et Bentivenga da Todi. Le premier sera pape de 1288 à 1292 (Nicolas IV). Entre 1280 et 1288, les papes Martin IV
et Honorius IV ne changent pas d'orientation : il soutiennent l'augustinisme et partagent les positions de Pecham vis-à-vis de l'aristotélisme, probablement sous l'influence conjointe du cardinal Matteo Rossi et des ministres généraux Arloto da Prato et Matteo d'Acquasparta (Little, 1926, 470). La transmission de la perspective bénéficie alors d'un réseau humain dans lequel les valeurs de l'émetteur et du destinataire sont congruentes. 5 / Émetteur-messager. Dans le cas de la primo-diffusion de la perspective, les valeurs de l'émetteur et du messager sont parfaitement congruentes, puisque les messagers qui partent des studia d'Oxford ou de Paris sont eux-mêmes : 1 / des frères franciscains versés dans l'étude de la perspective, comme John Pecham ; 2 / des disciples de perspectivistes, comme John of London, assurant la transmission de l ' majus, ou Matteo d'Acquasparta et Pietro Giovanni Olivi assurant celle du Tractatus de perspectiva. 6 / Messager-destinataire. On vérifiera immédiatement la troisième relation à partir de l'appartenance conjointe de l'émetteur, du messager et du destinataire, à l'ordre franciscain ou à la mouvance augustinienne dont Pecham fut le fer de lance. Ici encore les valeurs du messager et du destinataire sont congruentes. Oxford 3 : La probabilité de transmission d'un système culturel varie enfonction directe du poids relatif du message ( * sur l'ensemble des messages possédés par l'agent (A) : P t ∝p (
| p (
Cette loi s'applique aux trois cellules (7, 8, 9). Dans le premier cas, l'agent est l'émetteur E, et le poids relatif rend compte de l' « offre » du message. Dans le second cas, l'agent est le messager M, et le second membre de l'expression caractérise la « densité » relative du message. Dans le dernier cas, l'agent est le destinataire D, et le poids relatif exprime alors la « demande » du message. Examinez les trois cas. 7 / Émetteur. Il est facile d'admettre que plus le nombre de messages de même nature (ici : les traités de perspective) est élevé, plus les chances de diffusion de l'un d'entre eux augmente. Dans le cadre de la primo-diffusion de la perspective, cette offre était forte, puisqu'on compte plus d'une dizaine de traités de perspective à Oxford. L'analyse du catalogue des œuvres attribuées aux savants ayant exercé entre 1250 et 1300 permet de fixer ce rapport avec une assez grande précision. Ce rapport est de
7/16 pour Robert Grosseteste, si on rattache à son œuvre la Summa philosophiæ anonyme d'un de ses disciples ; de 1/1 en ce qui concerne l'encyclopédiste Bartholomew of England, dont on ne connaît pas d'autres oeuvres ; de 6/9 pour Roger Bacon ; et de 2/4 pour John Pecham. A Oxford, l'offre globale du système perspectif était donc d'environ 16/31 = 0,516 (lisez : «plus de la moitié des traités scientifiques écrits à Oxford sont des traités de perspective ») L'engouement sans précédent des docteurs d'Oxford pour l'optique : voilà qui explique en grande partie pourquoi la perspective a essentiellement diffusé à partir d'Oxford. 8 / Messager. Il est relativement aisé de comprendre que plus un messager a de messages à véhiculer, plus son attention se porte sur le stock global des messages, au détriment de l'attention portée à un seul d'entre eux. Dans le cadre de la primo-diffusion de la perspective, plusieurs cas doivent être distingués. En premier lieu, John of London s'est rendu tout spécialement à Rome pour lui apporter l' Opus majus, l' Opus minus et le De multiplicatione de Bacon. On peut donc comprendre que son attention ait été focalisée sur cette seule transmission. En ce qui concerne la transmission du Tractatus de perspectiva et de la Perspectiva communis, il se peut que Pecham et les autres messagers aient été simultanément chargés de plusieurs messages, mais nous n'en avons aucune évidence. 9 / Destinataire. La loi relative au destinataire a été perçue par Sorokin, qui établit une relation entre la socialisation d'un système culturel et son adéquation au besoin : « Parmi les valeurs satisfaisant les mêmes besoins, celle qui répond le plus efficacement et le plus adéquatement tend à être socialisée avec le plus de succès » (1962, 576). Il est un fait frappant que, si l'on exclut temporairement les phénomènes de diffusion secondaire, les premiers centres à avoir reçu les traités de perspective d'Oxford furent la Curie romaine, le Sacro Convento d'Assise et le studium franciscain de Florence, soit, en d'autres termes : le centre de la 1. Soit mun traité scientifique, *mun traité de perspective. Vous recenserez : Robert Grosseteste : *De luceseu deinchoationeformarum, *Delineis angulis etfiguris seu defractionibus et reflexionibus radiorum, *De iride seu deiride et speculo, *De colore, *De natura locorum, *De calore solis, *Summaphilosophiæ, De motu corporali et luce, De generatione sonorum, De sphæra, De generatione stellarum, De cometis, De impressionibusaeris seu deprognosticatione, De differentiis localibus, De impressionibus elementorum, Compotu correctorius, Canon in kalendarium (*m | m= 7/16), Bartholomew: *Liber de proprietatibus rerum (*m | m= 1/1), Roger Bacon: *Opus majus, *Perspectiva, *De multiplicatione specierum, *De speculis comburentibus, *Compendium studii philosophiæ, *Communia naturalium, Opus minus, Opus tertium, Communiamathematica (*m | m= 6/9), John Pecham : *Tractatus deperspectiva, *Perspectiva communis, Theoricaplanetarum, De sphæra (*m | m =2/4).
Christianitas, le plus haut lieu de la spiritualité franciscaine, et la plus grande université des Mineurs en Italie. Pourquoi les traités de perspective ne sont-ils pas parvenus d'abord aux frères de Lodi ou de Rimini ? Parce que la demande des plus grands centres était plus forte, créant ainsi un gradient de diffusion plus important entre Oxford et Rome qu'entre Oxford et Lodi... On pourrait estimer cette demande en calculant le rapport *m | m, où *m désigne le nombre de traités de perspective, et m le nombre de traités à caractère scientifique, reçus par un foyer donné dans la période 1250-1300. Considérez, à titre d'exemple, le studium de Santa Croce à Florence. Vous savez déjà que *m =6. Si vous excluez des 80 livres scientifiques du couvent franciscain, tous les livres antérieurs à 1250 et postérieurs à 1300, il ne reste plus que 18 entrées Le rapport est donc de 6/18 = 0,333 (lisez : « un tiers des livres scientifiques reçus à Santa Croce dans cette période sont des traités de perspective »). La transmission d'un système culturel obéit donc à un ensemble de lois simples, que l'on peut maintenant tenter de rapprocher pour estimer la probabilité totale de transmission du système culturel. Cherchez une loi de forme probabiliste. Si ces relations étaient indépendantes les unes des autres, on pourrait recourir à l'axiome des probabilités indépendantes, et écrire que « la probabilité globale d'une transmission est égale au produit des probabilités partielles de transmission, chacune variant entre zéro et un » : P =II P ( En l'occurrence P ( vaudrait 1 si et seulement si toutes les P ( valaient 1. Il semble toutefois que l'on ne puisse appliquer cet axiome que dans des cas tout à fait exceptionnels. En ce qui concerne la transmission de la perspective d'Oxford à Florence, il est clair que les valeurs et intérêts individuels (Oxford 1) nefurent pas étrangers aux valeurs et intérêts collectifs des agents impliqués dans cette transmission (Oxford 2). On ne peut donc pas considérer ces probabilités partielles comme des probabilités indépendantes. En dépit de cette limitation, les lois partielles ont une signification importante : elles soulignent le caractère aléatoire d'une transmission, et permettent de distinguer clairement les facteurs favorables et défavorables 1. Soit, en reprenant les mêmes conventions : *Questiones varie partim phisice partim metaphisice [Grosseteste], *Questiones disputate [Pecham], *Liber deproprietatibus rerum [Bartholomew of England], Scriptumade († 1259) superomneslibrosphilosophie aristotilis, Questionesmagistri alberti († 1280) superocto librosphisicorum, Albertus magnusdeanimalibus, Albertus magnusdehomine, Egidius († 1316) super libros phosteriorum, Scriptum elencorum egidij de roma, Egidius superphisicam, Egidius de roma super libros de generationeetcorruptione, Scriptumegidijderomasuperlibrumdecausis,Quolibeta arrighidegandauo († 1293), Quolibetafratris iacobi de uiterbio († 1308), Algorismus · spera magistri iohannis de sacrobosco († 1256) · compotuseiusdem· kalendarium lincolniensis (Mazzi, 1897 ; Coulston Gillispie, 1981).
dans un tel processus. Ainsi, dans le cadre de la primo-diffusion des traités de perspective, on peut dire que cette transmission fut rendue très probable par : l'intérêt des savants d'Oxford et de leurs disciples à diffuser les principes de cette nouvelle science (Oxford 1) ; la congruence exceptionnelle des buts et valeurs de tous les agents impliqués dans cette transmission (Oxford 2) ; l'offre peu commune de recherches perspectives anglaises et la demande des foyers intellectuels italiens (Oxford 3). Le maillon le plus fragile de cette transmission reste la part d'aléa dans la réception et le développement d'une perspective spécifiquement picturale. Obscure histoire d'une rencontre complexe entre Dante et Giotto... On peut à l'inverse identifier le nœud crucial de ces conditions uniques de transmission culturelle : l'appartenancefranciscaine de tous les agents impliqués dans cette transmission. Ce diagnostic n'est pas sans évoquer les travaux de Merton (1970) sur le rôle des milieux puritains dans le développement des sciences expérimentales en Angleterre au XVII siècle. On peut y percevoir un même « effet de groupe », un même enthousiasme collectif pour une activité scientifique. Cette déduction conforte également les conclusions d'un ouvrage récent dirigé par Luce Giard (1995), qui transpose avec succès la thèse de Merton à la Compagnie de Jésus. On lira ici une similitude quant auxfacteurs institutionnels —organisation centralisée, constitutions, règles... —et éducatifs — invention des collèges —favorisant la transmission d'un savoir. Par ailleurs, toute transmission altère plus ou moins le contenu des messages transmis. Or, comme le réclame justement Dan Sperber, « L'épidémiologie des représentations... doit expliquer pourquoi certaines représentations restent stables» (1996, 82). Il y a, à mon sens, deux réponses canoniques à cette question : 1 / cette stabilité est spontanée, elle découle directement de l'appartenance à un groupe (Puritains, Jésuites, Franciscains...) commandant l'adhésion à des valeurs communes ; 2 / cette stabilité est artificielle, contrainte au niveau même de la communication. Et, par rapport à l'ordre franciscain, c'est peut-être la singularité de la Compagnie de Jésus, que d'avoir procédé à un contrôle plus poussé de la transmission des connaissances. Il suffit de relire les règles de Scotti, pour voir que la diffusion fut alors organisée sur le plan de la réception — règle 6 : « Il faut... éviter de conjecturer une solution et plutôt poser la question au professeur » — et sur le plan de l'émission — règle 12: « Apprenez comme si vous deviez enseigner à votre tour » (Blum, in Giard, 1995, 105). On perçoit ici la marque d'une rationalisation de la transmission, qui n'est pas aussi flagrante dans la diffusion de la perspective au sein des réseaux franciscains.
Conclusion
La perspective : un même trajet allant des recherches de Brunelleschi, d'Alberti, de Piero della Francesca jusqu'à la géométrie projective d'un certain Desargues ? Telle est l'histoire classique de cette découverte ; histoire issue d'une clarification idéaltypique dont vous avez pu constater à maintes reprises les défauts. Mais il est une autre thèse qui devrait suivre, à mon sens, le même chemin. C'est celle qui veut que la perspective renaissante soit le produit d'une culture scientifique médiévale indistincte, combinant des références de toutes provenances et de toutes disciplines. J'ai essayé de justifier, tout au long de ce livre, l'idée selon laquelle la perspective picturale s'est essentiellement construite à partir de l'optique d'Oxford —celle de Grosseteste, Bartholomew of England, Bacon et Pecham. Je pense avoir également démontré le rôle qui revient à l'ordre franciscain, dans l'invention, la transmission et la réception de ce système culturel. L'histoire de la perspective ne peut être écrite sans faire référence au fonctionnement social de cette institution, véritable plate-forme d'échanges intellectuels à travers l'Europe médiévale. Mais voici que cette démonstration n'est pas sans conséquence sur la périodisation historique généralement associée à la perspective. La première application picturale des connaissances perspectives ne fut pas celle de Brunelleschi (1413), mais l' « expérience publique » florentine que fit Giotto, aidé par Dante Alighieri (1300). Un œil avisé pourrait même reconnaître cette primauté de Giotto sur Brunelleschi, dans le texte même de la Vita de Manetti. « On ne sait pas si les peintres antichi de centaines d'années avant nous... savaient et faisaient rationnellement [la perspective]. Mais même s'ils la firent avec méthode, comme [Brunelleschi] la fit ensuite, celui qui aurait pu la lui enseigner était mort depuis des centai-
nes d'années. Et écrite, on ne la trouve pas, et si on la trouve, elle n'est pas comprise » ( 297 r.). Les peintres antichi sont-ils ceux de l'Antiquité ? Non, ce sont les Giotto et les maîtres du XIII siècle qui vécurent deux siècles avant Brunelleschi —Giotto, mort en 1337, ne pouvait enseigner les règles de la perspective aux peintres de la Renaissance... Antonio di Tuccio Manetti dit bien, ensuite, que toute trace écrite du savoir perspectif n'a pas disparu à son époque, mais plutôt que l'on n'est pas en mesure de la comprendre. Pourquoi ? Parce que les traités sont rédigés en latin et font appel à des connaissances mathématiques. Cette interprétation n'est plus hasardeuse que sa concurrente. Vous avez été, tout au long de ce livre, confrontés à deux problèmes constants : 1 / la difficulté qu'il y a à se débarrasser des résidus d'un a priori, lesquels ont presque autant de conséquences néfastes que l ' priori lui-même ; 2 / l'effet de rétroaction inévitable que les a priori —et leurs résidus - ont sur l'interprétation des faits historiques. Il serait aisé de constater qu'une périodisation conditionne un point de vue sur le réel, qui montre tout autant qu'il occulte... Ombre et lumière, toujours. A cela, s'ajouteraient quelques critiques à l'égard des thèses discontinuistes de Bachelard, Canguilhem, Kuhn ou Foucault. Marquer une rupture entre deux âges de la science permet certes de ne pas confondre des conceptions qui ne doivent rien les unes aux autres. Et tel est le bénéfice que l'on peut escompter des critiques d'un Canguilhem (1968) de la notion de « précurseur ». Mais ce cloisonnement des époques vaut d'autant moins que l'on se rapproche de la date où passe le fil du rasoir. La clarification occulte alors le mouvement réel de la production scientifique. Testart a déjà exprimé des doutes sérieux vis-à-vis de cette façon d'écrire l'histoire : « Ce qu'il faut reprocher à cette pratique de l'histoire... c'est surtout d'être totalement inutile pour l'épistémologie parce que : 1 / Elle ne s'efforce pas d'exhumer... les modes de pensée passés dans leur cohérence et leur systématicité ; 2 / Elle ne montre pas l'effort qu'il a fallu pour rompre avec chaque système passé afin d'en construire un nouveau... 3 / Corrélativement, elle est incapable de montrer la racine de l'erreur » (1991, 35). J'ai fait le pari, dans ce livre, de mettre en question l'approche discontinuiste, qui coïncide ici avec la lecture « réaliste » et « renaissantiste » de la perspective. Est-ce un crime ? Délit c'eût été, si j'avais profité de cette question d'apparence scientifique, pour distiller le 1. Ed epiuforte · chenonsi sa · sequedipintoriantichi di centinaia d'anni indietro... selosapeuano eselofeciono con ragione · Ma sepure lofeciono con regola.. comefeciepoi lui ·chilopotesse insegniare allui · era morto di centinaia d'anni · E iscritto nonsi truoua · esesi truoua · non einteso ( 297 r.).
venin d'une apologie du Moyen Age. Mais je crois m'être gardé de ce travers. Il ne s'agit pas de juger, qui, des médiévaux ou des renaissants, ont atteint le mât de cocagne... Médiévistes et Renaissantistes s'enferment eux-mêmes trop souvent dans une polémique stérile, parce que fondée sur des valeurs. En revanche, certains faits mis en évidence par l'approche connexionniste ne peuvent être occultés. Faites-en une lecture synthétique : Chapitre 2 : Les peintres du Quattrocento ont utilisé un très large éventail de constructions perspectives justes ou fausses ; parmi les constructions qui peuvent être reconnues comme « justes », certaines ont été utilisées dès la fin du XIII siècle. Chapitre 3 : L'étude des pratiques expérimentales montre qu'il n'y a pas de sens à soutenir une origine théorique ou empirique de la perspective. Une expérience est nécessairement l'émanation d'une théorie, une théorie construite sur des faits empiriques, comme l'a montré Lakatos (1994). Chapitre 4 : L'analyse des traités de perspective montre que l'on ne saurait lire les traités de la Renaissance, sans tenir compte de la quarantaine de connexions effectives qui les lient aux traités oxoniens (Bacon et Pecham, essentiellement). Chapitre 5 : L'analyse des conditions sociales du Quattrocento établit que le facteur intellectuel de l' « humanisme » - lequel, selon certains, donnerait à la Renaissance sa « physionomie propre » (Kristeller, Panofsky) —est en définitive peu lié à l'acte de naissance de la perspective. Chapitre 6 : Une étude des facteurs économiques liés à la perspective dévoile que le statut économique des artistes est indépendant de leur adoption de ce système de représentation, et que le mécénat n'a somme toute contribué qu'à la diffusion de la perspective dans la société italienne. Chapitre 7 : La localisation des traités de perspective permet d'affirmer que la bibliothèque pontificale et les bibliothèques conventuelles franciscaines furent les plus richement dotées. Les traités oxoniens y parvinrent par le jeu combiné d'une primo-diffusion (Rome) et de diffusions secondaires (Assise, Florence). Du point de vue internaliste (chap. 2, 3, 4) ou externaliste (chap. 5, 6, 7), la meilleure périodisation pourrait être de rapporter le « grand changement» aux années 1250-1280 en ce qui concerne les traités; aux années 1295-1300 en ce qui concerne leurs applications picturales. On retrouve alors dans le domaine des arts une périodisation utilisée en histoire de sciences. Vous l'avez vu, l'obstacle majeur d'une rupture Moyen Age / Renaissance, est que le geste chirurgical qui la fonde repose sur des
données idéologiques. Mais une nouvelle périodisation, distinguant un avant et un après XIII siècle, est-elle plus neutre ? A mon sens, elle ne fait que reproduire sur un autre plan les erreurs d'une doctrine de la science occidentale, dont Rashed disait : « Confrontée aux faits, cette doctrine révèle son mépris des données historiques et sa fertilité en interprétations idéologiques ; sont en effet admises comme évidences des notions qui soulèvent bien plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Ainsi de la notion de Renaissance scientifique, alors que dans plusieurs disciplines tout indique qu'il n'y eut, tout au plus, qu'une réactivation. Ces pseudoévidences ne tardent pas à devenir les bases conceptuelles d'une philosophie ou d'une sociologie de la science... » Et, plus loin : « Il nous reste à... écrire l'histoire sans recourir aux fausses évidences dont les motivations nationalistes sont à peine voilées » (1984, 317). Un nom, un seul, toucherait au cœur l'idée selon laquelle le XIII siècle marque l'avènement de la science moderne : Ibn al-Haytham (965-1035) dont les traités —Perspectiva (Kitâb f î l-manâzir), Discours de la lumière (Makâla fî daw' al-kamar) —furent traduits et amplement discutés par les opticiens du Moyen Age. Insister ainsi sur les rapports entre des temps si différents annule les dangers d'une périodisation historique tranchée, mais pourrait soulever, dit-on, de plus graves difficultés. C'est vrai, si l'on s'en tient à une image continuiste du progrès scientifique et du changement culturel en général. Mais c'est alors troquer l'idéaltype de la rupture pour l'idéaltype contraire —lequel présente évidemment des avantages et des inconvénients comparables. Pourtant, à chaque fois que des similitudes sont apparues (au chapitre 4, principalement), elles sont apparues sur un fond de différences qu'il convient de ne pas sous-estimer. Ces différences se lisent dans le texte, mais aussi dans la façon de comprendre le texte propre à une époque. L' « acclimatation » de l'optique d'Oxford aux pratiques picturales fut, c'est indéniable, productrice de telles différences : les mots y sont passés du registre spéculatif à celui des applications techniques. Ici surgit une nouvelle difficulté : comment rendre compte à lafois des similitudes et des différences qui affectent le chemin de la perspective ? La chose est-elle seulement envisageable ? Il existe une possibilité, mince, mais non dénuée d'intérêt. Considérons le changement culturel comme le produit de « bifurcations » successives dont le cumul dessine une tendance. Bifurcation que produit Bacon en faisant la synthèse de deux perspectives contradictoires : celle de son maître Grosseteste, celle d'Alhazen, en plaçant la perspective sur la plus haute marche de la science. Bifurcation que produit Pecham, en renforçant la composante augustinienne de la perspective et en clarifiant le meilleur de ses aînés. Il y a, à la base de ces
bifurcations, un mécanisme simple : une œuvre se fonde sur le connu, et tend vers l'inconnu. Dialectique de l'ombre et de la lumière, toujours. Voyez le niveau élémentaire. Et considérez que les traités de perspective écrits du XIII au XV siècle peuvent être considérés comme les « états » successifs du système culturel de la perspective. Chaque état (E) se compose d'un ensemble de propositions ( Entre deux états du système culturel, certaines propositions sont identiques, certaines sont différentes. a ) les premières des « propositions fermées » ( au changement culturel. Ce sont elles qui permettent la reconnaissance du système entre tous ses états successifs. Un exemple : Alhazen distingue entre vision directe, réfléchie et réfractée [ trifariam · recte · reflexe et refracte ( IV, pos. 1)]. On trouve la même proposition dans le texte de Grosseteste : « Les divisions principales de la perspective sont trois, selon les trois modes de transport du rayon à la chose vue... rayon direct... réfléchi... réfracté » ( iride, 73). Même partage pour Bartholomew of England ( proprietatibus rerum, VIII, 29). Même partage pour Bacon : « Il existe trois divisions de la science perspective... La seconde vient surtout dans le détail de la vision directe ; la troisième, de la vision réfléchie et réfractée » (Opus majus, V, hujus persuasionis) Les plans d'Alhazen, de Grosseteste, de Bartholomew et de Bacon ne coïncident pas exactement, mais ces auteurs répètent la même division fondamentale (rayon direct, réfléchi, réfracté). Voilà une « proposition fermée », imperméable au changement. L'ensemble des propositions fermées est à l'origine du nom de « perspective » qu'on applique indifféremment aux traités du XIII ou du XV siècle. Et c'est pourquoi on parlera sans crainte des précurseurs oxoniens de la perspective italienne. Un critère simple pour définir un précurseur ? Être cité sur la même question, explicitement ou non. Ce critère suffit à garantir l'existence d'un « même chemin » (Canguilhem) entre des temps différents. b ) les propositions dissemblables entre deux états consécutifs, des « propositions ouvertes » ( au changement. Vous distinguerez deux classes de propositions ouvertes ; 1 / La proposition appartenant au système culturel à l'état antérieur, disparaît à l'état postérieur (perte). Un exemple : la proposition de Grosseteste, selon laquelle la multiplication 1. Grosseteste :[Perspectivœ]partesprincipales sunt tres secundumtriplicem modumtransitionis radiorumadrem uisam.. radiusrectus... reflectitur...frangitur ( iride, 73). Bartholomew :As theauctorofPerspectifseid· in tre maner byschinynge isyfoundefor som bischinynge is iclepid lumen reflexum· and somfractum · and som directum ( proprietatibus rerum, VIII, 29). Bacon : De scientiaperspectiua habens trespartes... Secunda descenditin speciali ad uisionem rectamprincipaliter · tertia ad uisionem reflexam etfractam ( majus, V, hujuspersuasionis
des espèces est proportionnelle au cube du rayon de la sphère céleste dans laquelle elle se diffuse (De luce seu de inchoatione formarum, 53), n'est pas reprise par Bacon, qui consacre pourtant tout un traité à cette question... C'est une perte ; 2 / La proposition n'appartenant pas à l'état antérieur du système apparaît à l'état postérieur (gain). Exemple. Bacon expose une synthèse détaillée des pro et contra relatifs à l'intromission des rayons, que Robert Grosseteste n'a pas su développer (De iride seu de iride et speculo, 73). C'est un gain. La perte globale est l'ensemble des propositions perdues : △ = { ; le gain global, celui des propositions gagnées : △ = { Définissons la « différence » entre deux états consécutifs par la réunion △ = △ ∪ △ On peut alors définir une « bifurcation » par le rapport de la puissance de la différence entre les états i et j, à celle des états i et j cumulés : 0 ≤ B ≤ 1.
Bij = pij |
Si B = 0, la bifurcation est nulle, et le système culturel reste identique à lui-même ; si B = 1, la bifurcation est une rupture, et le système culturel subit une mutation. Entre ces deux extrêmes, les bifurcations peuvent être plus ou moins radicales. Il suffit de comparer les traités de Grosseteste (1), Bacon (2) et Pecham (3), pour constater que B > B Tel est le sens des bifurcations. Ayant décrit les opérations élémentaires du changement culturel, il reste à voir ce que produisent ces bifurcations successives sur la longue durée. Il semble qu'elles finissent toujours, par leur cumul, à altérer le visage d'une science. Examinons sérieusement l'idée selon laquelle le changement culturel résulte de la combinaison de multiples bifurcations qui s'annulent ou se renforcent. Ce cumul ne présente aucune forme de prédétermination —idée qui se rapproche sensiblement des conclusions auxquelles sont parvenus des sociologues tels que Sorokin (1957) ou Boudon (1984) : le changement obéit rarement à des lois déterministes linéaires ou cycliques. Il s'agit d'un processus agrégatif, où seules les bifurcations locales sont intelligibles, l'homme restant « aveugle » devant le processus global du changement. Maître Grosseteste n'a pas écrit son œuvre en fonction de Piero della Francesca ou de Desargues : il ignorait leur existence. Rendre compte de l'évolution complexe d'un système culturel ne consiste pas à passer les événements dans la machine d'un Grand Périodisateur. C'est peut-être un geste commode, intellectuellement satisfaisant, mais infructueux. Mais cette agrégation de micro-bifurcations est-elle seulement descriptible ? Oui, si l'on étend la notion de « différence » à
deux
états
n o n
consécutifs
d u
système
(
△
ensemble
des
propositions perdues et gagnées entre i et k). La macro-bifurcation se définit alors d'une façon analogue par : B
pi ... k | pi ... k ;
0 ≤ B ≤ 1.
Les macro-bifurcations accusent-elles une direction particulière ? Considérez une série de savants qui ont apporté une contribution à cette science. Fixons les états suivants : Grosseteste (1), Bacon (2), Pecham (3), Alberti (4), Ghiberti (5), Piero (6)... Desargues (N). Sur cette série particulière, la relation B < B < B < B < B < ... < B se vérifie. Autrement dit, la macro-bifurcation est d'autant plus importante que les états successifs sont éloignés l'un de l'autre. Il existe plus de similitude entre les traités de Grosseteste et Bacon qu'entre celui du premier maître d'Oxford et le Brouillon project de Desargues. Comment rendre compte de cette évolution ? En supposant qu'une proposition quelconque (p) a d'autant moins de chances d'être reprise à l'état Ek qu'elle aura été délaissée dans les états antérieurs à Ek. Globalement, l'agrégation des bifurcations produit un accroissement de la différence par rapport à l'état initial du système. Comment, alors, caractériser cette dynamique ? Par la « direction » des différences cumulées à chaque bifurcation. Cette direction peut être décrite par le type de propositions qui sont le plus sujettes au changement. La différence étant double, vous parlerez de « direction des pertes » et de « direction des gains ». Laissez la théorie du changement et revenez à la perspective. Cherchez les grandes directions capables de rendre compte de la dynamique de bifurcation à partir des traités d'Oxford. Vous en distinguerez plusieurs. Voyez tout d'abord la direction des gains.
LA SIMPLIFICATION
La direction des gains, ce serait tout d'abord l ' technique des connaissances perspectives. Le crayon et le pinceau, telle est la grande différence entre Grosseteste et Vinci... Application technique, je l'ai dit, qui n'invalide pas l'existence d'un même chemin entre la perspective des docteurs et la perspective des peintres. La formule de l'effet Joule a le même sens dans le cours théorique d'Électricité, et dans le choix de métaux à faible résistivité pour réaliser des conducteurs électriques. De même, les notions de « tableau » ou de « point de fuite » ont la même signification lorsqu'elles sont employées dans un sens théorique ou prati-
que. L'application technique, en tant que direction des gains, a-t-elle modifié le visage de la perspective ? Oui, en deux sens principaux. La technique exige : 1 / une certification conceptuelle (je dirais caricaturalement que les réponses sont premières dans le champ de la technique, alors que les questions sont premières dans le champ de la science) — Popper n'écrit-il pas : « La science commence avec des problèmes et aboutit à des problèmes »? ; 2 / elle exige aussi une simplification opératoire des méthodes, qui en permettent un maniement plus efficace. La certification conceptuelle se traduit à long terme par un progrès du savoir perspectif. Mais ce « progrès » ne suit pas une marche linéaire, loin s'en faut. Voyons seulement les techniciens. Giotto, reprenant le schéma de la vision binoculaire de l' Opus majus de Bacon, construit une juste perspective que ses disciples et ses successeurs n'utiliseront pas. Ainsi, la méthode de réduction utilisée par Giotto est plus fiable que celle d'un Brunelleschi, d'un Donatello ou d'un Carpaccio... Mais en reprenant le schéma de l'Oxonien, Giotto ne maîtrise pas pour autant tous les paramètres de la construction. En particulier, il trace un réseau perspectif pour un point de vue indéterminé. Sa perspective est juste, certes, mais aveugle. Ne connaissant pas la signification du « point de distance », le fresquiste ne peut décider d'un point de vue. Alberti (1435) ne le saura pas plus, et Piero (1470) encore confusément : [ proporzione degradata è secondo la distantia da l'ochio al termine dove se mecte le cose degradate et la distantia dal termine a la cosa veduta. Soit : « [La proportion d'un quadrilatère perspectif] varie selon la distance de l'œil au tableau, et selon la distance de ce lieu à la chose vue » ( I, 11). Piero formule ici la relation exacte entre l'œil, le tableau et la chose vue, qui dirige l'aspect d'une perspective, mais ne la mettra en pratique qu'au théorème 30, qui fixe des conditions d'observation acceptables pour éviter les aberrations. La même évolution incertaine dirige la construction de la notion de « point de fuite », terme qui n'a aucun sens au Moyen Age ou à la Renaissance (Edgerton (1975). Chez Giotto et ses disciples, œil et point de fuite sont équivalents. Dans le Della pittura d'Alberti, il apparaît sous le nom de punto centrico, où il semble —totalement prisonnier de l'épure —ne pas avoir de signification optique. Le mot ne s'applique en outre qu'aux perspectives à point de fuite central, ce qui constitue une sérieuse limitation. Dans le De prospectiva pingendi de Piero, le point de fuite est appelé puncto —rarement puncto visibile —lequel est explicitement confondu avec l'œil [ l'ochio sia A... aux théorèmes 14 et suivants. Où l'on apprend que les concepts qui permettent le paramétrage d'une perspective ne sont pas mieux connus au Quattrocento qu'au XIII siècle. La certification conceptuelle,
qui ne peut s'expliquer autrement que par le jeu des bifurcations cumulées, offre donc l'image d'un progrès dans la longue durée, mais reste chaotique à petite échelle... Cette remarque signifie que l'on doit absolument se garder d'une version mécaniste du rationalisme critique de Popper, que lui-même n'a jamais soutenu : « L'histoire de la science... est faite de rêves irresponsables, d'obstination et d'erreur » (1985, 321). Une théorie (1) peut être critiquée par une théorie (2), qui sera elle-même éventuellement en butte aux critiques d'une théorie (3). Mais les théories (1), (2) et (3) peuvent répéter les mêmes demi-vérités ; ou bien émettre simplement des doutes sur la théorie en place ; ou bien encore faire apparaître des résultats contradictoires... qui ne seront interprétés comme tels que dans le cadre d'une théorie ultérieure (4). La simplification opératoire, quant à elle, semble être l'autre moteur de l'évolution technique. Il ne suffit pas que les concepts soient bien définis pour qu'une application technique soit possible, il faut aussi que les connaissances mises en œuvre soient adaptées au but poursuivi. La technique impose donc de raisonner selon le modèle de la rationalité téléologique. Quel perspectiviste accepterait de passer un mois de travail sur la vue d'une fontaine ? La seule manière de diminuer le temps nécessaire à construire une perspective est de choisir la méthode de construction la plus simple. Or, ces solutions simples ont été trouvées par tâtonnements. Considérez quelques-unes des méthodes correctes (type 2) exposées au chapitre 2, et construisez une même figure (par exemple, un carré subdivisé en neuf cases). Comptez le nombre d'opérations nécessaires pour aboutir au résultat : vous aurez là un indicateur de la complexité opératoire. Les méthodes sont-elles toutes aussi performantes ? Jugez-en plutôt. Les méthodes 2 2 et 2 fournissent des résultats géométriquement équivalents, mais la méthode 2d est la plus rapide : Type
Opérations
Méthode (
2 2 2
17 16 13
Méthode de la section de la pyramide visuelle (Alberti) Méthode du faisceau par un point de distance (Vignola) Méthode de la diagonale (Piero della Francesca)
1. J'adopte les conventions de mesure suivantes : tracer le cadre, la ligne d'horizon et le point de fuite central = 0 (opérations nécessaires dans tous les cas) ; mesurer et positionner une marque de mesure = 1 ; tracer une droite entre deux points = 1 ; tracer, en un point, une parallèle ou une perpendiculaire à une droite = 1.
T e l e s t le s e n s d e la s i m p l i f i c a t i o n o p é r a t o i r e : a b o u t i r a u r é s u l t a t j u s t e e n e m p r u n t a n t le c h e m i n le p l u s c o u r t . D a n s le c h a m p d e la t e c h n i q u e , u n e m é t h o d e opératoire simple a toujours des chances de survie supér i e u r e s à celles d ' u n e m é t h o d e c o m p l e x e e t f a s t i d i e u s e . P a r a i l l e u r s , p l u s u n e m é t h o d e est s i m p l e , p l u s ses c h a n c e s d e t r a n s m i s s i o n s o n t élevées. L e s a u t r e s — p a r le s i m p l e j e u d e s b i f u r c a t i o n s — s e r o n t p r o g r e s s i v e m e n t o u b l i é e s . C e r a p p o r t i n v e r s e e n t r e la c o m p l e x i t é d ' u n s y s t è m e c u l t u r e l e t ses possibilités d e d i f f u s i o n sociale a été p e r ç u p a r S o r o k i n (1964). L e s o c i o l o g u e r u s s o - a m é r i c a i n é n o n c e la loi s u i v a n t e : « P a r m i les v a l e u r s culturelles d e m ê m e n a t u r e , c o û t et milieu culturel, plus u n e v a l e u r est s o p h i s t i q u é e , c o m p l e x e e t r e q u i e r t u n e n t r a î n e m e n t s p é c i a l p o u r s o n utilis a t i o n , m o i n s elle d i f f u s e r a l a r g e m e n t , c o m p a r é e a u x v a l e u r s m o i n s c o m p l e x e s » ( 1 9 6 4 , 5 7 5 ) . O n c o n t e s t e r a p e u t - ê t r e le c a r a c t è r e d é t e r m i n i s t e d e c e t t e loi, m a i s , r e n d u e à u n e f o r m e p r o b a b i l i s t e , elle é n o n c e u n p r i n c i p e f o n d a m e n t a l d e la d i f f u s i o n c u l t u r e l l e . Il s e m b l e p o s s i b l e d ' a f f i r m e r q u e la p e r s p e c t i v e e s t d e v e n u e u n e t e c h n i q u e d e r e p r é s e n t a t i o n d ' u s a g e c o u r a n t , e n p a r t i e à c a u s e d e la s i m p l i c i t é o p é r a t o i r e à l a q u e l l e elle a é t é p o u s sée. S a n s q u o i , la p e r s p e c t i v e n e s e r a i t e n c o r e q u e l ' a p a n a g e d e q u e l q u e s artistes dissidents... V o u s reviendrez m a i n t e n a n t à u n e question restée en suspens tout a u l o n g d e c e livre. A c h a q u e e m p l o i d e m a p a r t , le t e r m e d ' i n v e n t i o n e s t a p p a r u e n t r e g u i l l e m e t s : « i n v e n t i o n » ai-je écrit. C e t t e p r é c a u t i o n d ' é c r i ture était u n prérequis nécessaire p o u r e x a m i n e r l ' h y p o t h è s e d ' u n e transm i s s i o n e n t r e la p e r s p e c t i v e o x o n i e n n e d u X I I I siècle e t celle d e s p e i n t r e s e t d e s a r c h i t e c t e s d u Q u a t t r o c e n t o . V o u s p o u r r i e z m a i n t e n a n t relire c e t t e q u e s t i o n , à la l u m i è r e d e l ' i d é e d e b i f u r c a t i o n . S u f f i s a m m e n t r a r e s s o n t les cas d ' i n v e n t i o n e x nihilo, p o u r n e p a s f a i r e d e ce p o i n t u n c r i t è r e de définition. T o u t ce q u e l'on p e u t c o n c é d e r à u n e histoire évolutionniste des sciences et des techniques, c'est q u e l'invention est u n e bifurcat i o n é l é m e n t a i r e q u i p r o d u i t u n g a i n d a n s la d i r e c t i o n d e la v é r i t é e t d e la s i m p l i c i t é . L e s i n v e n t i o n s c o n s i s t e n t p o u r p a r t i e e n d e s opérations de réduct i o n 1
e x e m p l e t i r é d e l ' o p t i q u e : la loi d e r é f r a c t i o n d e S n e l l ( 1 6 2 0 )
— qui s ' é n o n c e : sin i | sin r
n — n ' e s t p a s s o r t i e d u n é a n t ; elle c l ô t u n e
l o n g u e s é r i e d e r e c h e r c h e s s u r ce p h é n o m è n e , q u i d é b u t e a v e c les t a b l e s d e P t o l é m é e é t a b l i e s d e 10° e n 10°, se p r o l o n g e a v e c les t r a v a u x d ' A l h a -
1. J'entends ainsi préciser l'idée de Popper selon laquelle « La connaissance ne saurait s'élaborer à partir de rien —d'une tabula rasa —ni procéder de la seule observation. Les progrès du savoir sont essentiellement la transformation d'un savoir antérieur» (1985, 53).
zen, puis avec ceux de Descartes, lequel en d o n n e r a l'expression g é o m é trique (Dioptrique, 2). La d é m o n s t r a t i o n pourrait être répétée sur la n o t i o n de « p o i n t de fuite » o u sur t o u t autre c o n c e p t de la perspective. La conclusion serait identique : à chaque bifurcation apparaît un gain, qui, s'il est sur la voie de la simplification et de la clarification, d o n n e le n o m d' « invention » à la bifurcation. Le progrès d ' u n e science o u d ' u n e technique est d o n c lié à des opérations de réduction. Les gains et les pertes s o n t peut-être dans une relation plus étroite q u ' o n ne l'avait pensé, car voici q u ' e n r e t o u r il existe u n prix à payer p o u r ce surcroît de clarté et de simplicité. Ce prix se n o m m e l'oubli : plus un système culturel se simplifie, plus il laisse dans l ' o m b r e les outils intellectuels des siècles passés. Ces pertes p e r m e t t e n t également de définir le sens des bifurcations cumulées.
LA SÉCULARISATION
La perspective : en elle, les docteurs d u XIII siècle o n t projeté une quête d'universalité, c o n d i t i o n n a n t un p o i n t de vue particulier sur le m o n d e , qui devait b i e n t ô t disparaître des traités de perspective. Ce regard consiste à tirer u n double sens des connaissances perspectives selon le modèle d ' u n e analogie de proportionnalité : la lumière est à l'univers visible ce que D i e u est au m o n d e transcendant. A ce titre, la perspective du XIII siècle fut, sinon u n d é p a r t e m e n t de la théologie, t o u t du m o i n s fortem e n t reliée à elle. P o u r preuve, Bacon : Volo nunc in fine innuere quomodo hœc scientia [perspectivaj habet ineffabilem utilitatem respectu sapientiœ diuinœ. Traduisez : « J e voudrais enfin, maintenant, m o n t r e r c o m m e n t cette science [perspective] a une ineffable utilité vis-à-vis de la science divine. » Q u o i q u ' o n puisse en penser, avec nos yeux d ' h o m m e s du XX siècle, t o u t ceci figure bien dans u n traité de perspective (Opus majus, V, III, III, 1). Telle est la science d u XIII siècle. A la fin d u XV siècle, la leçon spirituelle de la perspective (pour vivace qu'elle soit) a disparu du registre de ce que l'on n o m m e alors d u n o m de perspective. P o u r la trouver, cherchez-la, c o m m e le fait Baxandall (1985), dans des textes renaissants d ' u n e t o u t autre nature : le De deliciis sensibilibus paradisi de B a r t o l o m e o Rimbertino (1498), celui de Celso Maffei (1504), o u bien encore les traductions italiennes d u De oculo morali et spirituali. Cette leçon est connue de tous, mais est perçue c o m m e n ' a p p a r t e n a n t plus au c h a m p p r o p r e de la science perspective. M ê m e Baxandall, qui a entrevu que les catégories esthétiques du
Quattrocento (couleur, proportion, perspective, composition...) pouvaient avoir une signification spirituelle, dit : « On n'aurait aucune peine à transposer cela pour donner une signification morale à la perspective linéaire... » (1985, 161). Je souligne le mot « transposer », qui indique déjà une forme de mise à distance. La perspective n'est donc peut-être pas encore une science séculière, mais, en se focalisant sur l'étude des phénomènes optiques naturels, elle témoigne d'un changement de direction. Bifurcation entre théologie et perspective. Bifurcation entre sens propre et sens figuré du savoir perspectif. Cet écart relève d'un phénomène de sécularisation, ainsi défini par Berger : « Par sécularisation, nous entendons le processus par lequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à la domination des institutions et des symboles religieux » (1973, 113). De cette définition —qui présente l'immense avantage de ne pas supposer une marche uniforme, ni de raisonner à une échelle globale faisant de la sécularisation une distanciation de la « société » par rapport à la « religion » —de cette définition, disais-je, c'est le dernier membre, concernant le symbolisme religieux, qui est le plus pertinent pour comprendre la transformation du système culturel qui nous occupe. Car, si la perspective fut développée à Oxford au sein de l'ordre franciscain, la marque des symboles propagés par l'institution fut incontestablement plus forte que celle de l'institution elle-même. La sécularisation de la perspective entre le XIII et le XV siècle s'est traduite essentiellement par l'oubli de sa dimension symbolique. Il serait cependant abusif de déduire qu'à Oxford la perspective valut plus pour son sens symbolique que pour ses implications naturelles. Le domaine de la preuve et l'arsenal logico-empirique (the truth of reason and sense) y sont particulièrement bien constitués. Les docteurs ont explicitement revendiqué leurs intentions scientifiques et les instruments privilégiés de leur exploration : l'expérience et les mathématiques. Roger Bacon, qui consacre tout le chapitre 6 de l' Opus majus à l'expérience, dit aussi : « C'est pourquoi il est manifeste que les mathématiques sont tout à fait nécessaires... Toutes les choses sont connues par l'application des mathématiques... Car il est impossible de connaître les choses de ce monde sans savoir les mathématiques » (Opus majus, IV, II, 1 ) Mais l'optique d'Oxford, pétrie d'observations naturelles et de raisonnements géométriques,
1. Quapropter manifestum est quod mathematica est omnino necessaria... Per applicationem mathematicœ sciunlur omnia... Nam impossibi/e est res hujus mundi sciri nisi sciatur mathematica (Opus majus, IV, II, 1).
d e v a i t r e s t e r u n e s c i e n c e a u x i l i a i r e d e la t h é o l o g i e . P o u r q u o i ? P o u r d e u x raisons essentielles : É c o u t e z B a c o n , s u r la q u e s t i o n d e la d i v i s i o n d e s s c i e n c e s : Si n i t a m u r separare scientias a b inuicem non possumus dicere theologiam. C ' e s t - à - d i r e : « N o u s n e p o u v o n s e x p o s e r la t h é o l o g i e , l o r s q u e n o u s n o u s e f f o r ç o n s d e s é p a r e r les s c i e n c e s les u n e s d e s a u t r e s » ( O p u s majus, II, 2). L e s s c i e n c e s , n o u s d i t B a c o n , s o n t c o m m e les b r a n c h e s e t les r a m e a u x d ' u n m ê m e a r b r e , d o n t le t r o n c s e r a i t la S a i n t e É c r i t u r e . P a s d e f l e u r s , p a s d e f r u i t s s u r c e t a r b r e , si v o u s e n c o u p e z la b a s e . . . A u X I I I siècle, la « r é g i o n é p i s t é m i q u e » d e la p e r s p e c t i v e , c ' e s t la t h é o l o g i e ; m a i s p a s a u s e n s o ù il e x i s t e r a i t u n p o i n t d e c o n t a c t e n t r e les d e u x . . . N o n , t h é o l o g i e e t p e r s p e c t i v e s o n t o r g a n i q u e m e n t liées l ' u n e à l ' a u t r e . R o g e r B a c o n , e n c o r e : « Je dis d o n c q u ' i l e s t u n e s c i e n c e q u i d o m i n e les a u t r e s : la t h é o l o g i e . . . C a r u n e e s t la s a g e s s e p a r f a i t e qui... s e d é p l o i e d a n s le D r o i t C a n o n e t la p h i l o s o p h i e , e t p a r c e s s c i e n c e s e s t d o n n é e l ' e x p o s i t i o n d e la v é r i t é d i v i n e » ( O p u s majus, II, 1 ) V o i l à la p r e m i è r e r a i s o n q u i i n t e r d i t d e s o u s t r a i r e la p e r s p e c t i v e à la d o m i n a t i o n d e la t h é o l o g i e . E n t e n d e z a u s s i la p o l y s é m i e d u m o t « v é r i t é ». O n p e u t d i s t i n g u e r au m o i n s trois acceptions d u terme, qui dérivent toutes d ' u n e q u e s t i o n r e s t é e s a n s r é p o n s e d a n s le Théétète d e P l a t o n : 1 / L a v é r i t é e s t u n e vérité
objective
ou
factuelle
(the
truth
o f sense),
sens
prédominant
a u j o u r d ' h u i . Il m e s e m b l e t o u t à fait s i g n i f i c a t i f q u e m ê m e u n P o p p e r , p o u r t a n t d é f e n s e u r d u rationalisme critique, accepte de façon p r é p o n d é r a n t e la l e c t u r e d e T a r s k i ( 1 9 5 6 ) : « E s t v r a i c e q u i c o r r e s p o n d à la r é a l i t é e t a u x faits e m p i r i q u e s », c e q u i n ' e s t d ' a i l l e u r s q u ' u n e p a r a p h r a s e d e la f o r m u l e d e s a i n t T h o m a s d ' A q u i n : adœquatio rei et intellectu2 ; 2 / L a v é r i t é e s t u n e v é r i t é l o g i q u e (the truth o f reason), s e n s e m p l o y é d e n o s j o u r s e n position subalterne. O n
lui p r é f è r e p a r f o i s le t e r m e : « c o n s i s t a n c e »,
d é r i v é d e l ' a n g l a i s consistency ( c o h é r e n c e ) . L a r è g l e d ' i n f é r e n c e : A ⊃ B e t B ⊃ C ⇒ A ⊃ C e s t v r a i e , e t n e se laisse p o u r t a n t t i r e r d ' a u c u n e p r é misse empirique... L ' a d o p t i o n de ce sens inclut g é n é r a l e m e n t u n e référ e n c e ( e x p l i c i t e o u n o n ) à la p h i l o s o p h i e n o m i n a l i s t e d e s O x o n i e n s d u 1. Dico igitur quod est una scientia dominatrix aliarum ut theologia... Una tamen est sapientia perfecta quœ... perjus canonicum et philosophiam explicanda et expositio ueritatis divinœ per illas scientias habetur (Opus majus, II, 1). 2. Je me bornerai à en donner un petit échantillon : « Il s'agit de se demander si l'assertion énoncée est vraie, si elle s'accorde avec les faits » ; « Les théories réfutées sont erronées, tandis que les théories non réfutées conservent quelques chances d'être vraies » ; «Ne devrions-nous pas... qualifier de "réels" uniquement les états des choses qui se trouvent décrits par des propositions vraies ? » ; « Il est évident que la vérité d'une théorie ne saurait être inférée de sa consistance [logique] » (Popper, 1985, 53, 93, 177 et 292 ; c'est moi qui souligne). Voyez aussi le chapitre 10, intitulé : « Vérité, rationalité et progrès de la connaissance scientifique ».
X I V s i è c l e ; 3 / L a v é r i t é e s t u n e v é r i t é i n t u i t i v e (the truth o f faith), d ' u n e i n t u i t i o n q u i s e r a p p o r t e à d e s v é r i t é s p r i m i t i v e s — é i d é t i q u e s , d i r o n t les p h i l o s o p h e s — e t d o n t la c o n n a i s s a n c e p r o c è d e d ' u n e p é n é t r a t i o n d i r e c t e des essences. Ce dernier sens n'est plus guère e m p l o y é aujourd'hui, é t a n t t o m b é e n d é s u é t u d e d a n s le c h a m p s c i e n t i f i q u e . C ' e s t s a n s c o n t e s t e s a i n t A u g u s t i n e t s e s d i s c i p l e s q u i o n t le p l u s œ u v r é d a n s c e t t e d i r e c t i o n , e n i d e n t i f i a n t le « v r a i » à u n D i e u i m m u a b l e , n é c e s s a i r e e t é t e r n e l C e t t e d i s t i n c t i o n r a p i d e d e s t r o i s s e n s d u m o t « vérité » p e r m e t d e r é s o u d r e le d e u x i è m e v o l e t d e la q u e s t i o n d e la s é c u l a r i s a t i o n . Si l ' o n d e v a i t q u a l i f i e r le t y p e d e v é r i t é s c o n t e n u e s d a n s les t r a i t é s d e p e r s p e c t i v e d u X I I I siècle, o n o b s e r v e r a i t les t r o i s f o r m e s c o n c u r r e n t e s : v é r i t é s e m p i r i q u e s , l o g i q u e s , é i d é t i q u e s . S'il fallait c a r a c t é r i s e r celles d e la f i n d u X V siècle, ce n e s e r a i t p l u s q u e : v é r i t é s l o g i c o - e m p i r i q u e s . T e l e s t le s e n s d e la b i f u r c a t i o n : u n e p e r t e d e s v é r i t é s q u e s e u l e l ' i n t u i t i o n p e r m e t de connaître. Q u e s t i o n s : 1 / Q u e l l e s s o n t , d u X I I I a u X V s i è c l e , les c a u s e s d ' a b a n d o n d e c e t t e c o n c e p t i o n o r g a n i q u e d e la t h é o l o g i e ? 2 / Q u e l l e s s o n t celles q u i o n t c o n d u i t les v é r i t é s l o g i c o - e m p i r i q u e s à s u p p l a n t e r les v é r i t é s de type éidétique ? Difficiles questions auxquelles o n ne p e u t r é p o n d r e que par esquisses : 1 / D a n s la p é r i o d e c o n s i d é r é e , les a g e n t s d e la s c i e n c e f u r e n t d e m o i n s e n m o i n s d e s t h é o l o g i e n s , e t d e p l u s e n p l u s d e s i m p l e s « a r t i s t e s ». Funkenstein a bien vu que : « La première ceinture de protection autour 1. Sur l'histoire de la filiation entre le concept de « nécessité logique » (necessitas ut semper) et celui de potentia Dei absoluta et ordinata, on consultera avec intérêt les analyses de Funkenstein (1986, 117-152). Par ailleurs, cette mise en lumière des trois acceptions du mot vérité est sans conteste le point le plus problématique du rapport entre les pro et contra du « programme fort ». Dans le sillage de Bloor (1982), on sera tenté de lire dans cette discussion de la « vérité » un argument en faveur de la relativité des concepts scientifiques. N'est-ce pas l'histoire et la conjoncture propres au XIII siècle qui expliquent l'importance des vérités éidétiques ? Mais à revers, dans le sillage de l'ouvrage de Boudon et Clavelin (1994), ne doit-on pas reconnaître que la notion de vérité occupe toujours la position centrale de l'édifice scientifique ? Et qu'il tiendrait de la caricature de dire que les vérités éidétiques régnaient au Moyen Age, comme les vérités objectives sont censées dominer la science contemporaine ? Même si elle a perdu de sa nature religieuse, la « dimension thématique» de la science repérée par Holton (1984) et Funkenstein (1986) reste liée à une aperception de vérités en dehors de tout protocole expérimental. Tout dépend du regard, et il paraît tout aussi fécond (et partial) qu'un rationaliste étudie la science du XIII siècle selon le canon de la vérité logico-empirique, ou qu'un relativiste passe la science contemporaine au filtre des vérités éidétiques. Le résultat sera sans doute le même : celui de produire une histoire ou une sociologie des sciences de qualité, tant que son auteur restera conscient des limites de sa position, recul qui seul convient à ce type d'entreprise. Il semble donc utile de reconnaître la diversité des normes de production du savoir scientifique, mais cette reconnaissance ne permet en aucun cas d'induire un relativisme aussi net que celui proposé par la nouvelle sociologie des sciences. Il est impossible de ramener la vérité dans le giron des illusions sociales.
de la théologie s'éroda lentement, presque imperceptiblement, au XVI siècle, quand toujours plus de disciplines cessèrent d'être enseignées par des hommes d'Église dans les Universités » (1986, 5). C'est alors seulement que des philosophes firent de cette division de fait une division de principe. Francis Bacon : Partiemur igitur scientiam in theologiam et philosophiam. Theologiam hic intelligimus inspiratam sive sacram . non naturalem. Traduisez : « Nous partagerons donc la science entre théologie et philosophie. Comprenons alors que la théologie est inspirée ou sacrée, non pas naturelle » (De dignitate et augmentis scientiarum, III, 1). 2 / Comme il a été dit au chapitre 4, la fin du Grand Schisme (1417) s'est accompagnée d'une consolidation des positions dominicaines au détriment des positions franciscaines, et d'une éclipse relative du nominalisme. Or la conception de la vérité comme vérité logico-éidétique était précisément le fait des nominalistes franciscains. Où l'on apprend que si les agents disparaissent, leurs conceptions peuvent aussi disparaître... Vient, petit à petit, cette conception aquinate de la vérité comme adœquatio rei et intellectu. Il reste donc légitime de juger la science universelle aux canons de notre propre siècle, à condition de rendre aux arguments d'autorité ce qui leur revient. Cette science d'Oxford qu'il faudrait peut-être nommer logico-éidétique, pour être un peu moins attachée aux preuves sensibles, obéit-elle aux normes de la science contemporaine ? Il est certain, en tout cas, que la notion de « vérité » demeure au centre de l'édifice scientifique. Peut-on seulement dater le point crucial de cette macro-bifurcation du religieux vers le séculier ? La chose est tentante certes, mais peu significative, car le premier à avoir distendu les liens entre la perspective et la théologie, c'est Pecham lui-même, à la fin du XIII siècle, et probablement après avoir relu Alhazen durant son lectorat en Curie. En effet, si l'ouverture du Tractatus des années 1269 est pétri de références à saint Augustin et aux Pères de l'Église, l'avant-propos de la Perspectiva semble écarter tout rapport à la théologie : [Perspectiua]... cuius sententias magnis deductas ambagibus in conclusiua compendia coartabo . additis etiam non nullis que ibi non habentur. Traduisez : « Je condenserai en résumés concis les enseignements [de la perspective], lesquels sont présentés dans une grande obscurité, ajoutant certains sujets qui ne lui appartiennent pas » (prœmium). Où l'on apprend que la reconfiguration d'une discipline peut résulter de processus infimes à l'échelle d'une génération, mais affermis sur la longue durée par le jeu des bifurcations cumulées.
LA RÉDUCTION DE CHAMP
L ' h i s t o i r e m o n t r e q u ' u n o b j e t scientifique n e d o i t être t e n u p o u r clos, ni e n a m o n t , n i e n a v a l d e la p r e m i è r e r é p o n s e d o n n é e . L e s a v o i r e s t à la fois t o u j o u r s p l u r i s é c u l a i r e e t t o u j o u r s t e n d u v e r s l ' i n c o n n u . L a p e r s p e c tive d i t cela. E n elle, les s a v a n t s d u X I I I s i è c l e a v a i e n t p r o j e t é u n e q u ê t e universelle, q u e d é c e v r o n t tous
leurs successeurs. La p e r s p e c t i v e d u
X I I I siècle é t a i t t r i c é p h a l e . E l l e é t a i t t o u t à la fois v i s i o n d i r e c t e ( o p t i q u e ) , vision réfléchie (catoptrique) et vision réfractée (dioptrique). P a r bifurcat i o n s s u c c e s s i v e s , la p e r s p e c t i v e p e r d r a d e u x t ê t e s , e n d e v e n a n t u n e s c i e n c e e x c l u s i v e d e la v i s i o n d i r e c t e . V o i l à le p r i x à p a y e r p o u r la s i m p l i f i c a t i o n o p é r a t o i r e . P e c h a m r a p p o r t a i t d e vieilles c r o y a n c e s s u r l ' e x t r a m i s s i o n : « O n d i t q u e le c h a t a t a n t d e l u m i è r e [ d a n s les y e u x ] , q u ' e l l e lui s u f f i t t o t a l e m e n t à s e f a i r e u n e i m a g e claire d u m i l i e u e t d e l ' o b j e t » (Tractatus, I V , 39). O u e n c o r e : « Il e s t d i t q u e les l y n x v o i e n t à t r a v e r s les m u r a i l l e s » (Perspectiva, I, 5 1 ) Q u e l q u e s o i t l e u r t r a i t e m e n t , a u X I I I siècle, c e s é n o n c é s a p p a r t i e n n e n t à la p e r s p e c t i v e . M a i s si v o u s c h e r c h e z a u X V I I s i è c l e d e b o n n e s h i s t o i r e s s u r l ' œ i l d e s félins, n e d e m a n d e z r i e n a u x p e i n t r e s e t a u x a r c h i t e c t e s q u i p r a t i q u e n t la p e r s p e c t i v e . I g n o r e z - l e s e t q u e s t i o n n e z D e s c a r t e s : « E t q u ' a u c o n t r a i r e les c h a t s v o i e n t d e n u i t p a r le m o y e n d e s r a y o n s q u i t e n d e n t d e l e u r s y e u x v e r s les o b j e t s . . . » (Dioptrique, 1). I r r é m é d i a b l e b i f u r c a t i o n d e s c o n t i n e n t s d e l ' o p t i q u e e t d e la p e r s p e c t i v e . D i v i s i o n d ' u n e s c i e n c e u n e . . . M a i s il y a p l u s . D a n s les t r a i t é s d e p e r s p e c t i v e d u X I I I siècle, il y a u n e i d é e q u e v o u s n'avez p r o b a b l e m e n t pas remarquée. La faute est m i e n n e d'avoir passé t r o p r a p i d e m e n t . R e v e n o n s à la r e l a t i o n , m a i n t e s f o i s s i g n a l é e , s e l o n l a q u e l l e les g r a n d e u r s p e r s p e c t i v e s d i m i n u e n t e n f o n c t i o n d e la d i s t a n c e . C ' e s t u n e loi e n 1 | r. M a i s la v i s i o n e s t - e l l e le s e u l p h é n o m è n e à o b é i r à c e t t e r è g l e ? V o i c i la s e m e n c e . . . B a r t h o l o m e w o f E n g l a n d l ' a v u e . L e l i v r e t r o i s i è m e d e s o n e n c y c l o p é d i e e s t c o n s a c r é à l ' â m e e t à ses f a c u l t é s s e n s i bles. L e p l a n t é m o i g n e d e c e r a p p o r t : de visu ( I I I , 17) ; de auditu ( I I I , 18) ; de olfactu ( I I I , 19) ; de gustu ( I I I , 2 0 ; de tactu ( I I I , 21). L ' é t u d e d e la v i s i o n n ' e s t p a s c o u p é e d e celle d e s a u t r e s s e n s , c o m m e elle le s e r a p a r la suite. L a p e r s p e c t i v e d u XIII siècle est p e n t a c é p h a l e . E n atteste l ' e n s e m b l e d e s 1. Catus tamen dicitur habere tantum de lumine ut totaliter sufficiat medium disponere et objectum (Tractatus, IV, 39). Hinc linces uidere dicuntur per medium parietem (Perspectiva communis, I, 51).
p r o p o s i t i o n s qui s ' a p p l i q u e n t c o n j o i n t e m e n t a u x cinq sens : « U n nerf, qui est dit o p t i q u e e n anatomie, d e s c e n d du cerveau aux yeux, c'est-à-dire à la p u p i l l e d e s y e u x e t s e r a m i f i e e n d e u x p a r t i e s , e t u n a u t r e a u x o r e i l l e s , u n t r o i s i è m e a u x n a r i n e s , u n q u a t r i è m e à la l a n g u e e t a u p a l a i s , u n c i n q u i è m e s e r a m i f i e d a n s t o u t le c o r p s v e r s les o r g a n e s d u t o u c h e r » (De proprietatibus rerum, I I I , 9 )
T o u t e f o i s , B a r t h o l o m e w n e parle pas explicite-
m e n t d e p e r s p e c t i v e à p r o p o s d e s c i n q s e n s . C e q u e fait B a c o n , e n r e v a n c h e : « E t p a r [la p e r s p e c t i v e ] , e s t o u v e r t e la v o i e p o u r c o n n a î t r e t o u t e s les c h o s e s q u i s o n t e n c e m o n d e . E n t o u t e s c h o s e s , s a v o i r : la v i s i o n , l ' o u ï e , le t o u c h e r o u les a u t r e s s e n s . . . E t p a r là, e s t a p p r i s e la s c i e n c e m a g n i f i q u e , q u ' o n a p p e l l e la p e r s p e c t i v e , e t q u i n e p e u t ê t r e c o n n u e a u t r e m e n t » ( O p u s tertium, 3 6 ) R o g e r B a c o n d i t ici u n e c h o s e c a p i t a l e : la p e r s p e c t i v e e s t la s c i e n c e q u i p e r m e t d e r e n d r e c o m p t e d u r a p p o r t des
cinq sens
au
monde
extérieur.
Pourquoi
la p e r s p e c t i v e
est-elle
a u j o u r d ' h u i d e v e n u e u n e s c i e n c e e x c l u s i v e d e la v i s i o n ? P o u r q u o i a - t - e l l e p e r d u q u a t r e d e ses a n c i e n n e s t ê t e s ? P a r u n j e u d e b i f u r c a t i o n s d e p u i s le X I I I siècle. B a c o n se t r o m p e s û r e m e n t s u r le t o u c h e r e t le g o û t , q u i f o n c t i o n n e n t p a r c o n t a c t , m a i s a r a i s o n s u r t o u s les s e n s à d i s t a n c e : la v u e , l ' o u ï e e t l ' o d o r a t . Q u e v e u t - i l d i r e , e n g é n é r a l i s a n t la p e r s p e c t i v e à t o u s les s e n s ? P e u t - ê t r e q u ' u n e loi c o n c e r n a n t les c i n q s e n s e s t - d u p o i n t d e v u e p h é n o m é n o l o g i q u e — u n e loi u n i v e r s e l l e . D é m o n s t r a t i o n . . . C e soleil q u i d a r d e la r é t i n e serait-il a u s s i d o u l o u r e u x s'il é t a i t d e u x fois p l u s l o i n d e l'œil ? D ' o ù la q u e s t i o n d u f l u x d e r a y o n n e m e n t . M a î t r e G r o s s e t e s t e , d é j à , a v a i t é c r i t u n c o u r t t r a i t é i n t i t u l é D e calore solis, o ù il m o n t r a i t q u e la c h a l e u r n ' é t a i t p a s p r o d u i t e p a r le soleil e n soi, n i p a r le m o u v e m e n t s o l a i r e , m a i s p a r le r a y o n n e m e n t l u m i n e u x q u i e n é m a n e . Relinquitur ergo . q u o d sol generat calidum p e r collectionem radiorum : « Il r e s t e d o n c q u e le soleil p r o d u i t le c h a u d p a r l ' a r r a n g e m e n t d e s r a y o n s » ( D e calore solis, 83). B a c o n v e r r a p l u s l o i n : s a t h é o r i e d e la m u l t i p l i c a t i o n d e s e s p è c e s e n s e i g n e q u e la c h a l e u r e s t u n e « i n t e n t i o n » a u m ê m e t i t r e q u e la c o u l e u r e t la l u m i è r e . P o u r p r e u v e ce p a s s a g e : « E t il e s t c o n s i d é r é q u e certaines
peuvent
faire d e p u i s s a n t e s
espèces c o m m e
la c o u l e u r ,
la
l u m i è r e e t la c h a l e u r » [ E t considerandum est . quod quœdam p o s s u n t facere fortes species . u t color . et l u x . et calor ( D e multiplicatione specierum, I, 1)]. P l u s 1. Quidam neruus . qui ab atthomia dicitur obticus . descendit a cerebro ad oculos seu ad oculorum pupillas et ramificatur in duaspartes . et alius quidem ad aures . tertius ad nares . quartus ad linguam et palatum . quintus ramificatur ad organa tactus per corpus totum (De proprielatibus rerum, III, 9). 2. Et per hœc aperta est uia sciendi omnia . quœ sunt in hoc mundo . in omni scilicet . siue in uisum . siue in auditum . siue in tactum . siue in alios sensus.. Et per hanc uiam sciatur illa scientia magnifica . quœperspectiua uocatur . nec aliter potest sciri (Opus tertium, 36).
l o i n , R o g e r p a r l e e x p l i c i t e m e n t d e species calons, a s s i m i l a n t a i n s i le r a y o n n e m e n t à la p r o p a g a t i o n d e la l u m i è r e . Q u a t r e s i è c l e s a p r è s , le m é d e c i n t c h è q u e J a n o s M a r c i r e v i e n t à c e t t e q u e s t i o n d a n s s o n Thaumantias liber ( 1 6 4 8 ) , e x p l i q u a n t q u e la d i m i n u t i o n d e l ' é c l a i r e m e n t e s t c a u s é e p a r l ' é l o i g n e m e n t c r o i s s a n t d e la s o u r c e l u m i n e u s e . N e v o u s l i v r e z p a s à u n e a r c h é o l o g i e d u p r i n c i p e , il v o u s f a u d r a i t u n a u t r e livre, d u t h é o r è m e s e c o n d d ' E u c l i d e à la p h o t o m é t r i e m o d e r n e . P t o l é m é e l ' a d i t , G h i b e r t i le r é p è t e : I l p u n t o p i u prossimano e la luce d'uno corpo p i u forte che nel p i u rimosso. C o m p r e n e z : « A u p o i n t le p l u s p r o c h e , la l u m i è r e d ' u n c o r p s e s t p l u s f o r t e q u ' a u p l u s é l o i g n é » (Commentarii, I I I , 22). A l l e z d i r e c t e m e n t à la loi. Le flux de r a y o n n e m e n t émis p a r u n e s o u r c e de l u m i n a n c e L est p r o p o r tionnel à L | r
L e f l u x d é c r o î t e n f o n c t i o n d u c a r r é d e la d i s t a n c e d e
l'œil a u soleil. C ' e s t u n e loi e n 1 ı r , c o u s i n e d e la d i m i n u t i o n d e s g r a n deurs en perspective. C e q u i v i e n t à l ' o r e i l l e p e u t é g a l e m e n t ê t r e i n t e r p r é t é s e l o n le c a n o n d e la j u s t e p e r s p e c t i v e . C a r ce c h a n t , l ' e n t e n d r e z - v o u s a u s s i d i s t i n c t e m e n t l o r s q u e v o u s v o u s s e r e z r e t i r é s d e q u e l q u e s p a s ? D ' o ù l ' a c o u s t i q u e e t la q u e s t i o n d e la p r o p a g a t i o n d e s s o n s . L à e n c o r e , o n t r o u v e r a i t b i e n d e s prédécesseurs, à c o m m e n c e r par Roger Bacon, qui envisage une perspective de auditu. L e F r a n c i s c a i n n ' i g n o r e p a s p o u r a u t a n t les d i f f é r e n c e s e n t r e le s o n e t la l u m i è r e : Ce r t u m tamen est
quod audimus e x omni parte sonos
sine fractione et sine reflexione - ut proferens a u d i t uocem propriam. L i s e z : « T o u t e fois , il e s t s û r q u e n o u s e n t e n d o n s les s o n s v e n a n t d e t o u s c ô t é s , s a n s r é f r a c t i o n e t s a n s r é f l e x i o n , si b i e n q u e l ' o n e n t e n d sa p r o p r e v o i x » ( O p u s majus, V , I, V I I I , 2). M a i s l ' a u d i t i o n e s t s e l o n lui u n p h é n o m è n e d e p e r s p e c t i v e . L ' i n t e n s i t é a c o u s t i q u e d é c r o î t e n f o n c t i o n d u c a r r é d e la d i s t a n c e d e l ' o r e i l l e à la s o u r c e s o n o r e . C ' e s t u n e loi e n 1 | r O u v r e z à n o u v e a u la Perspectiva d e B a c o n . Il sait q u e les o d e u r s s o n t s o u m i s e s à la m u l t i p l i c a t i o n d e s e s p è c e s e t à la loi p e r s p e c t i v e : « M a i s l ' o d e u r n e p r o d u i t pas s e u l e m e n t u n e e s p è c e : des o d o r a n t s é m a n e aussi u n e v a p e u r , q u i e s t le c o r p s s u b t i l se d i f f u s a n t d a n s l'air. E t l o r s q u ' e l l e v i e n t a u n e z , elle m u l t i p l i e s o n e s p è c e j u s q u ' à l ' i n s t r u m e n t d e l ' o d o r a t » ( O p u s majus, V , I, V I I I , 2 ) S o i t le p r o b l è m e d e la d e n s i t é d ' u n g a z d a n s u n e s p h è r e d e r a y o n r. S o u s d e s c o n d i t i o n s i d é a l e s d e d i f f u s i o n , la d e n s i t é d u g a z d é c r o î t e n f o n c t i o n i n v e r s e d u c u b e d u r a y o n d e la s p h è r e . S o i t u n e loi e n
1
| r3.
1. Odorautem nonsolumfacit speciem sedab odorabili exitfumus qui est corpussubtile diffundensseubiquein ærem et cumuenit in oppositione narium multiplicat speciem suam usque ad instrumentum olfactus (Opus majus, V, I, VIII, 2).
Voilà ce qu'avaient vu les Oxoniens. Mais l'idée d'une perspectiva universalis trouverait sans doute d'autres prolongements dans la science d'aujourd'hui. Il suffirait de passer en revue tous les phénomènes qui varient en fonction de la distance Ils sont nombreux dans la nature. Laissons ces connexions pour distiller le résultat. Toutes ces lois perspectives disent une même chose : 1 / l'intensité I d'un phénomène : grandeur, force, énergie... est fonction d'une interaction entre deux points A et B ; 2 / l'intensité apparente d'un phénomène est inversement proportionnelle à une puissance de la distance :
Si l'on en considère la forme générale 1 | r ces fonctions constituent un jet de g e r m e r0 = 1. Telle est, peut-être, la loi que p r o m e t t a i t la perspective du XIII siècle, cette perspective de omnium sensuum que pressentait Roger Bacon mais que ses successeurs délaissèrent. Tel est le chemin de traverse qui tient ensemble optique, acoustique, thermique... mais aussi gravitation, électrostatique, électromagnétisme. O n retrouvera dans ces disciplines postérieures à la perspective la m ê m e idée simple, celle que L e o n a r d o da Vinci énonçait ainsi : « D e s choses égales, la plus éloignée paraît plus petite » [De lle cose equali la più remota p a r minore]. Ces lois perspectives p o i n t e n t l'index sur u n principe fondamental de n o t r e univers, que l'on pourrait n o m m e r le principe de localité. Soit, sous le m o d e de l'espace : A ne p e u t être à la fois ici et ailleurs, c o n t r a i r e m e n t à ce qu'en disent les géométraux. Soit, sous le m o d e d u temps : A ne p e u t être à la fois m a i n t e n a n t et plus tard... Le principe de localité est général. Il s'ensuit que l'influence de A sur B s ' e s t o m p e toujours dans l'espace et le temps, car, quel que soit l'exposant, 1 | r n la forme canonique de tous les p h é n o m è n e s o ù l'éloignement conditionne la décroissance apparente d ' u n e grandeur. Voilà ce que dit explicitement la perspective. Ce qu'elle ne dit pas, c'est que la localité conditionne l'autonomie des êtres de ce 1. Parmi les phénomènes ignorés des docteurs du Moyen Age, se trouve la question de la gravitation. Laissez Newton et ce traité anonyme du XIV siècle de la Bibliothèque nationale (ms. 6752, fol. 115 r.) annonçant déjà: «Le mouvement naturel est plus rapide à la fin qu'au début » [Motus naturalis ue/ocior est infine quam in principio]. La force d'attraction décroît en fonction du carré de la distance. C'est une loi de la forme 1 | r Il en va de même des forces électrostatiques, qui sont inversement proportionnelles au carré de la distance. L'exposant varie sur certains phénomènes. Pour les forces de répulsion de Born, la loi est de la forme 1 | rn, où l'exposant n dépend de la nature des ions. L'induction magnétique obéit à une loi en 1 | r, comme en perspective optique. Dans les interactions moléculaires, les trois forces (dites de Keesom, Debye et London), sont des expressions en 1 | r Leur diminution en fonction de la distance est plus rapide, mais elles appartiennent à la même famille.
Licence eden-13-169400-LIQ226780 accordée le 17 février 2020 à dominique-raynaud
m o n d e , et, par c o n s é q u e n t , le c h a n g e m e n t universel. Ici apparaissent d o n c des questions plus abstruses, de métaphysique, d i r o n t certains. Telle est en t o u t cas la perspectiva universalis qui se profile derrière les travaux de l'école d ' O x f o r d . Sans cette réduction de c h a m p à la « perspective o p t i q u e », cette science contiendrait aujourd'hui un vaste départem e n t de la physique. Il est vain, par ailleurs, de p r o p o s e r une date clef de cette réduction de c h a m p . Elle s'est construite par bifurcations successives. P o u r preuve : la première tentative p o u r isoler la perspective oculaire s'observe dans le traité de P e c h a m : [Perspectiua]... cuius sententias magnis deductas ambagibus in conclusiua compendia coartabo additis etiam non nullis que ibi non habentur. E n t e n d e z : « J e condenserai en résumés concis les enseig n e m e n t s [de la perspective], lesquels s o n t présentés dans une grande obscurité, ajoutant certains sujets qui ne lui a p p a r t i e n n e n t pas » (prœmium). Ces sujets « étrangers », que P e c h a m veut extraire, ce ne s o n t pas u n i q u e m e n t les questions théologiques. C'est aussi cette science des cinq sens, d o n t il ne dit pas u n mot. La première réduction de c h a m p vers une perspective optique apparaît en 1279... Q u e p e u t - o n dire enfin d u sens sociologique de ces bifurcations, d o n t le c u m ul dessine le profil d ' u n e simplication opératoire, d ' u n e sécularisation et d ' u n e r é d u c t i o n de c h a m p ? D e u x choses : l'une concerne le réel, l'autre la m é t h o d o l o g i e des sciences sociales. E n premier, le fait que les bifurcations n ' o b é i s s e n t à aucun plan d'ensemble prédéfini m o n t r e toute la complexité des processus agrégatifs. Les agents ne s o n t jamais liés p a r des liens de solidarité indéfectibles, et n ' o b s e r v e n t que r a r e m e n t des c o m p o r t e m e n t s parfaitement h o m o g è n e s . Ils n o u e n t des r a p p o r t s complexes qui r e p o u s s e n t toujours plus loin les clarifications idéaltypiques, y compris celles qui r e n d e n t de b o n s et loyaux services au chercheur. C'est précisément ce « jeu du système » que p e r m e t d'entrevoir u n e a p p r o c h e de type connexionniste. E n second — r e m o n t a n t ainsi des situations réelles vers leur analyse socio-historique —o n observe que l'approche connexionniste trouve son meilleur parti à raisonner en termes probabilistes, et ce, en dépit de la grande fiabilité de la m é t h o d o l o g i e des « traceurs ». Les énoncés probabilistes, d'ailleurs, ne nous engage nullement à nous p r o n o n c e r sur le fait que les p h é n o m è n e s s o n t objectivement affectés par le hasard, ou que celui-ci résulte de n o t r e ignorance ( c o m m e le pensait Laplace). Si l'on a d m e t que le partage entre l'ordre et le désordre ne se fait pas a priori —les p h é n o m è n e s sont en soi étrangers à toute division intellectuelle de ce type — mais en fonction d u seul bénéfice q u ' e n retire l'observateur, alors
les probabilités semblent particulièrement bien indiquées pour exprimer la jonction entre le « monde des concepts » et le réel auquel il est rattaché. En définitive, il existerait deux voies pour éviter le piège des déterminismes sociaux. Soit que l'on distingue soigneusement entre « lois » et « modèles » (qui ne valent que sous conditions restrictives), soit que l'on tente de formuler directement des énoncés d'une certaine généralité socio-historique en termes probabilistes.
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Index
Nota : Les noms d'auteurs contemporains sont indiqués en caractères romains ; ceux des personnages historiques sont en italiques. Par souci d'homogénéité, les personnages du Moyen Age sont indexés à leur patronyme ; les papes, à leur nom ecclésiastique. Le signe f. renvoie aux figures ; le signe n., aux notes de bas de page.
Abano, Pietro d', 249, 297. Acquasparta, Matteo d' (OFM), 206, 219, 243, 285-286, 314, 319, 321, 333-346. Acuto, Giovanni, 255. Adam, Salimbene d'(OFM), 282, 305. Albergati, Niccolò, 264, 269, 315. Albert le Grand = Cologne, Albert de. Alberti, Leonbattista, 1 n., 3, 13-14, 17, 19, 21, 23, 25, 40, 40 n., 53, 62, 69, 120, 128, 161, 166, 184-188, 192-193, 198-199, 218-221, 223-225, 227, 231, 234-235, 255-256, 264, 269-270, 272, 288, 302-303, 311, 313, 315, 336, 359 ; — Delle mathematiche, 174, 188 ; — De pictura, 13, 19, 65, 125-132, 184-188, 196, 231,315, 358. Albivgi, Lodovico degli, 254. Alcoti, Pietro, 3 n., 62, 71. Alessandri, L., 316, 318. Alessio, F., 17, 209, 227. Alexandre I V (Rinaldo di Segni), 238, 252, 287. Alhazen = Ibn al-Haytham. Alighieri, Dante, 2, 13, 153-154, 161, 192, 199, 203, 208, 215, 217, 217 n., 248-249, 336, 351 ; — Convivio, 189-191.
Alkindi = al-Kïndî. Angelico, Guido di Pietro Fra, 64, 266. Antal, F., 24, 31, 214, 224, 226-227, 232, 259-260, 262, 271, 298. Aquin, Thomas d'(oP), 189-191,202,238, 270, 281, 284, 310, 324-325, 363. Archimède, 217. Argan, G. C., 7, 143, 219. Argyropoulos, 215. Aristote, 5, 166, 169, 189,195, 217-219, 226, 238, 240-241, 243, 321, 324, 329, 334. Ascoli, Enoche d', 222. Assise, François d'(OFM), 235-237, 280-281, 285, 287, 291, 293-296. Augustin, 195-196, 218-219, 238, 241-242, 245-246, 294, 321, 335, 364. Auriol, Pierre (OFM), 169, 219 ; — Scriptum in I-II Sententiarum, 190, 310, 311, 329, 331. Aurispa, Giovanni, 224. Auvergne, Guillaume d'(OFM), 218. Avicenne = Ibn Sinâ. Bacon, Francis, 365. Bacon, Roger (OFM), 4, 17, 19-22, 39,
57-59, 135, 164, 166, 169, 192, 196, 205 n., 206-207, 219, 238-245, 280, 283-285, 296, 301-302, 311-312, 318 n., 321, 344, 347, 369 ; — Compendium studii philosophiœ, 20, 241, 284; — De multiplicatione specierum (De radiis), 189, 241, 311 n., 312, 332, 356, 367 ; — De speculis comburentibus, 241 ; — Opus majus, 57-59, 135, 159-160, 167, 174, 177-178, 182-187, 190, 241, 307, 310-312, 321, 332, 355, 358, 361-363, 368 ; — Opus minus, 312 ; — Opus tertium, 21, 242, 296, 312, 367. Banco, Maso di, 29, 250 ; Barbaro, Daniele, 3 n. Bardi, Donato di Berto (Donatello), 78-85, 79 f., 80 f., 82 f., 83 f., 142, 197, 228, 232, 254-256, 264, 268, 271, 315. Baron, H., 217 n., 226 n., 233, 281. Bartholomew of England = England, Bartholomew of. Barzizza, Gasparino, 199. Basile, G., 278. Basingstoke, John, 217. Bates de Malines, Henri (OFM), 218. Battisti, E., 247, 265, 291-292, 314. Baxandall, M. A., 18, 31, 266, 271-272, 361-362. Beauvais, Vincent de (OP), 169-170. Bec, C., 222, 276. Bellini, Gentile, 101, 130. Beltrame, R., 7, 134, 136. Ben-David, J., 341. Benoît X I (Niccolò Boccasini), 306. Benoît XII (Jacques Fournier), 306, 308. Benoît XIII (Pedro Martinez de Luna), 200. Berger, P. L., 362. Bertino, Giovanni di, 267. Bignami Odier, J., 305. Birkenmajer, A., 169. Bisticci, Vespasiano da, 213, 333. Bloor, D., 27, 36-37, 364 n. Blum, P. R., 323. Boccaccio, Giovanni, 215, 217 n., 249, 297, 297 n., 325, 327.
Bøggild-Johannsen, B., 4, 134, 165166, 341. Bonaventure = Fidanza, Giovanni da. Bonecor, William de, 312. Bonfanti, Accurso, 286. Boniface VIII (Benedetto Caetani), 206, 208 n., 238, 265, 285, 287, 292, 306, 314-318, 322. Bonsanti, G., 81. Borgo san Donnino, Gherardo di (OFM), 283, 295. Borsi, F., 132, 149-150, 218, 264, 268-269. Boudon, R., 33 n., 37, 37 n., 51, 153, 343, 356, 364 n. Bourricaud, F., 153. Bourgoing, Charles, 3n. Bracciolini, Poggio, 215, 223-224, 226, 233, 276. Bradwardine, Thomas, 238. Braudel, F., 279. Bridges, J. H., 311-312. Brownson, C. D., 15, 127. Brunelleschi, Filippo, 3, 5-8, 13, 23, 53, 61-62, 64, 70-71, 73-75, 74 f., 118, 130, 132-150, 166, 192-193, 197-198, 201, 213-214, 220-221, 224, 227-229, 231-233, 253-254, 256, 263, 265, 270, 272, 302, 315, 351. Bruni, Leonardo, 199, 208, 215, 217, 233, 266. Buoninsegna, Duccio di, 27, 49, 156, 246-247, 249. Buridan, Jean (OFM), 301. Burke, P., 233, 259-260, 261-263, 268, 270-271, 273, 279. Burnell, Robert, 312. Burr, D., 206, 244. Caetani, Giacomo Caetano, 285. Caille, Nicolas de la, 3 n. Calcagni, Ruggero de' (OP), 204. Cambio, Arnolfo di, 220, 321. Campanna, Puccio, 155, 157, 321. Canguilhem, G., 21-23, 164, 352, 355. Cardano, Fazio, 172. Caro, Annibale, 233.
Carpaccio, Vittore, 101-105, 103 f., 104 f., 118, 161. Casale, Ubertino da (OFM), 206-207, 244, 246, 287-288, 317, 327. Casali, Giovanni de (OFM), 166. Castellani, Grazia de', 341. Castignano, Marino da (OFM), 172. Castiglionchio, Lapo da, 233. Cavallini, Pietro, 155, 157 n., 321-322. Celano, Tommaso da (OFM), 294-296. Célestin V (Pietro del Morrone), 287. Cesena, Michele da (OFM), 206, 281, 288. Chalcondylès, 215. Chambers, D. S., 272. Chastel, A., 31, 89, 91, 248. Chrysolaras, 215. Cimabue, 247, 249-250, 263. Clavelin, M., 364 n. Clareno, Angelo (OFM), 288, 317. Clavaxio, Do minious = Clivassio. Clément I V (Guy de Foulques), 203, 241, 283, 287, 311-312, 344. Clément V (Bertrand de Got), 208, 287, 318. Clément VI I (Robert de Genève), 200-201. Clivassio, Dominicus de, 4, 192, 209, 246. Collier, J.-M., 14. Cologne, Albert de. Colonna, Prospero, 315. Comar, P., 5. Cremona, Gherardo da, 217. Crombie, A. C., 20, 169, 200. Crowley, T., 312, 318 n.
Daddi, Bernardo, 155, 250, 299. Dalai Emiliani, M., 24, 54. Damianus, 167, 176. Damisch, H., 5-6, 13, 121, 214, 260. Dante = Alighieri, Dante. Darr, A. P., 81. Dati, Leonardo, 255, 336. Davidsohn, R., 203, 203 n., 204, 208, 265, 291-292. Davis, C. T., 287. Dei, Benedetto, 259. Desargues, Girard, 3 n., 153, 351, 357. Descartes, René, 360-361, 366. Destrez, J., 303.
Devon, Richard de (OFM), 239. Dinkelsbühl, Nicolas de, 192, 209. Dominici, Giovanni (OP), 276. Donatello = Bardi, Donato di Berto. Duhem, P., 164. Dumbleton, John of, 169. Duns Scot, John (OFM), 310. Dürer, Albrecht, 3 n. Easton, S. C., 241, 283. Eccleston, Thomas d' (OFM), 239-240, 282, 305. Edgerton, S. Y., 1, 4, 7, 15-16, 24, 119, 126-129, 131-132, 134, 150-153, 156, 165-166, 186, 199, 219, 259, 318 n., 358. Ehrle, F., 306-309. Elkins, J., 4, 28, 173. Empoli, Francesco da (OFM), 276. England, Bartholomew of (OFM), 4, 169, 302, 346, 366 ; — De proprietatibus rerum, 182, 307-311, 317, 321, 325-326, 330-331, 355, 367. Euclide d'Athènes, 165-166, 175-176, 182, 194, 217, 219 ; — Optica (De visu), 121, 127-128, 163, 174, 176-178, 186-187, 242, 307, 310-311 ; — Catoptrica (De speculis), 310 n. Euclide d'Alexandrie, 166, 175, 177, 196, 217, 323-324 ; — Éléments, 127-128, 150, 153. Eugène I V (Gabbriele Gondulmer), 309, 315. Eyck, Jan van, 70, 94-96, 95 f., 101, 118, 136. Fabre, P., 310. Falgario, Pietro de (OFM), 314. Fanelli, G., 253, 291. al-Fârisî, 315 n. Faucon, M., 306. Federici Vescovini, G., 4, 16-17, 19, 23, 167, 178, 184, 217. Fibonacci, Leonardo, 134. Ficino, Marsilo, 218, 233.
Fidanza, Giovanni da (Bonaventure OFM), 219, 238-239, 2 4 2 - 2 4 3 , 2 7 1 , 2 8 2 , 284, 286-287, 2 9 3 - 2 9 6 , 310, 312. Field, J. V., 4, 13, 16, 20, 39, 175, 177-178. Filarete (Antonio di Pier Averlino), 13, 198, 205. Filelfo, Francesco, 199, 215. Filippuccio, Memmo di, 249. Flore, Joachim de, 283, 295. Foix, Pierre de, 309. Foucquet, Jean, 29. Four, Vital du (OFM), 219. Francastel, P., 2 5 - 2 7 , 31, 186. Francesca, Piero della, 3, 20, 23, 39, 53, 64, 72, 91-94, 93 f., 118, 161, 175-178, 192-193, 234, 264, 302, 359 : —
De prospectiva pingendi, 122-124, 149, 175-178, 358. Francesco, Muzio di, 306.
65-67,
Freiberg, Dietrich von (OP), 4, 168, 170, 245. Fumagalli, M. T . , 243, 285. F u n k e n s t e i n , A., 9, 364, 364 n. Gaddi, Taddeo, 60, 250, 299. Gaetani, Giacomo Gaetano = Caetani. Gainsborough, William of (OFM), 314. Gand, H e n r i de, 218. Galien, 217, 309 n. Galilei, Galileo, 5-6, 7-8. G a r i n , E., 215, 227-229. Gaufredi, Raimundo (OFM), 244. Gauricus, Pomponius, 3, 268. Gerbert (d'Aquitaine), 166. Gershom, Lévi ben, 166. Ghiberti, Buonaccorso, 166. Ghiberti, Lorenzo, 3, 14, 35, 70-71, 7 5 - 7 8 , 76 f., 77 f., 96, 118, 130, 178-184, 192-193, 197-198, 207, 217-219, 223-224, 227, 232-234, 248, 250, 2 5 4 - 2 5 6 , 263-265, 2 6 6 - 2 6 8 , 2 7 0 - 2 7 2 , 3 0 2 , 3 1 5 , 336, 341 : — Commentarii III, 167, 178-184, 196, 368. G i a r d , L., 349-350. G i l s o n , E., 294. Giovanni Olivi, Pietro (OFM), 169, 206, 219, 2 4 3 - 2 4 4 , 2 4 8 - 2 4 9 , 2 8 5 - 2 8 7 , 317, 327, 333, 3 4 5 - 3 4 6 :
— Quœstiones in I I Sententiarum, 190-191, 333. Gioseffi, D., 7, 28, 64, 121, 134-136, 151, 194, 219. Giotto (di Bondone), 3, 13, 49, 106 f., 111-120, 114 f., 115 f., 116 f., 150-161, 166, 188-191, 192-193, 199, 207-208, 220, 235, 246-250, 263, 265, 270, 277, 280, 291-292, 297, 299, 302, 311, 313, 321-322, 336, 351-352. Giovanetti, Matteo, 155. Girolami, Remigio de' (OP), 324-325. Glorieux, P., 314, 320. Gonzaga, Lodovico, 256, 269. Grayson, C., 126-127. Grégoire X I I (Angelo Correr), 200. Grosseteste, Robert, 4, 20-21, 33 n., 166, 168-170, 192, 205 n., 207, 217, 219, 239, 240-241, 243, 280, 282-283, 296, 302,311,321,334, 346; — De calore solis, 240, 282, 367 ; — De colore, 240, 282 ; — De iride seu de iride et speculo, 240, 282, 355-356 ; — De lineis angulis et figuris, 240, 282, 332 ; — De luce seu inchoatione formarum, 240, 282, 329, 331, 356 ; — De motu corporalis et luce, 240, 282; — De natura locorum, 240. Gundisalvi, Domenico, 217. Gutiérrez, D., 325-326. Hales, Alexandre de (OFM), 219. Hamou, P., 151. Hauser, A., 26, 232-233, 270, 272. Heers, J., 14, 205, 274, 277. Herde, P., 206. Héron d'Alexandrie, 166, 217. Hertlepool, Hugh of (OFM), 305. Holcot, Robert (OP), 238. Holton, G., 9, 364 n. Honorius I V (Giacomo Savelli), 346. Huff, T. E., 32-33. Hutton, E., 296. Hyman, J., 14.
Ibn al-Haytham (Alhazen), 15, 18, 21, 31, 135, 165-167, 171, 176, 178, 192, 195-196, 242-243, 246, 294, 315 n., 354, 360, 365 ; — Perspectiva (De aspectibus), 17-18, 157, 167, 179-180, 184, 187, 194, 311 n., 354-355. Ibn Sinâ (Avicenne), 226, 309n. Ingworth, Richard d' (OFM), 239. Innocent III (Giovanni Lotario), 236. Innocent IV (Sinibaldo Fieschi), 202, 238, 287. Isambert, F. A., 36-37. Jean XXI (Pierre d'Espagne), 312, 345. Jean XXII (Jacques Duese), 202-204, 206, 276, 280, 287-288, 306, 308. Jean XXIII (Baldassare Cossa), 200. Kemp, M., 4, 16, 24, 78, 81, 85, 89, 91, 111, 134, 136, 139, 141, 143, 147, 150, 164-165, 171, 199, 229. KeplerJohannes, 26, 30. Kilwardby, Robert (OP), 219, 245. al-Kindî, 242. Klein, R., 91, 131, 213, 227, 234. Knowles, M. D., 204, 236-238, 287, 294. Koyré, A., 8, 9, 12, 23. Krautheimer, R., 69, 75, 75 n., 78, 197, 223, 226-227, 232, 265-267, 315. Kristeller, P.O., 12, 353. Kuhn, T., 352. Lakatos, I., 122, 163, 342 n., 353. Lamberteschi, Bernardo, 290. Landino, Cristoforo, 78, 89. Langenstein, Henri de, 4, 192, 204, 206, 209, 246, 280. Laplace, Pierre Simon de, 370. Latour, B., 37. Lazzareschi, E., 335. Le Bras, G., 201, 237. Leone de Castris, P., 246, 249. Libera, A. de, 205 n., 218. Limoges, Pierre de, 309-311, 317. Lindberg, D. C., 4, 16, 168-169, 179, 194, 241-242, 284, 310, 312, 318-319, 332, 336. Little, A. G., 305, 314, 319, 346.
Lloyd, G . E. R., 35, 298. London, John of (OFM), 312, 345-347. L o p e z , R. S., 279. Lorenzetti, Ambrogio, 3, 70, 105-107, 106 f., 118, 155, 249-250, 299. Lulle, Raymond (OFM), 219. Madeley, Walter of (OFM), 282. Maestro di San Clemente, 155. Maestro di San Niccolò, 1 5 5 Maestro di Santa Cecilia, 155, 322. Maestro senesegiano, 111, 112 f., 118, 155, 157, 321. Maffei, Celso, 361. Maître de la vue de Sainte-Gudule, 9 8 - 1 0 1 , 100 f. M a n c i n i , G., 198-199, 206, 322. Manetti, Antonio di Tuccio, 5-8, 53, 73, 133-134, 351-352.
143, 145, 197-198, 315,
Manetti, Gianozzo, 7, 217 n., 227, 233. M a n f r e d i , A., 310-311. M a n n , H. K., 243, 322 n., 334. Mantegna, Andrea, 272. M a r c u s s e n , M., 4, 134, 165-166. Mare, Guillaume de la (OFM), 243, 319. Maricourt, Pierre de, 296. Marsh, A d a m de (OFM), 241-242. Marsupini, Carlo, 233. Martin I V (Simon de Brion), 238, 287, 346. Martin V (Oddone Colonna), 201, 204, 269, 276, 278. M a r t i n d a l e , A., 248. M a r t i n e s , L., 290. Martini, Simone, 3, 60, 69, 107-111, 108 f., 110 f., 118, 155, 161, 208, 246, 2 4 9 - 2 5 0 , 299. Masaccio, 64, 89-91, 90 f., 92 f., 118, 228, 270, 297. al-Mawsilî, A m m a r , 336. M a z z a , A., 327. Medici, Cosimo de', 2 2 3 - 2 2 4 , 227, 255, 276-277. Medici, Giovanni de', 276, 290. Medici, Lorenzo de', 7, 215, 223-224. Medici, Piero de', 2 2 3 - 2 2 5 , 324. Mercer, Robert, 239.
Merton., R. K., 37, 349. Messalla, 134, 199. Meyerson, E., 37. Michele, Bartolo di (Bartoluccio), 263. Miller, Richard the, 239. Mirandola, Pico della, 218. Mœrbeke, Wilhelm de (OP), 169, 217, 239, 242, 244-245. Molin, Biagio, 269, 315. Molini, Gaspare, 315. Monaco, Roberto, 223. Monge, Gaspard, 3, 3 n., 153. Montefiore, Gentile da (OFM), 306, 314, 321. Moorman, J. H. R., 201, 281. Moosburg, Berthold de (OP), 169, 245. Morrovalle, Giovanni di (OFM), 244, 285 n., 314. Mottu, H., 295. Müntz, E., 7, 220, 223, 310, 313. Muro, Giovanni di (OFM), 247, 314. Nanni, Giovanni, 199. Nemorarius, Jordanus, 166. Newton, Isaac, 369. Nicco Fasola, G., 177. Niccoli, Niccolò, 208, 215, 217-218, 223-227, 324. Nicolas III (Gaetano Orsini, OFM), 242-243, 246, 286-287, 312, 345. Nicolas IV (Girolamo d'Ascoli, OFM), 244, 284, 286, 292. Nicolas V (Pietro Rainalducci, OFM), 202. Nicolas V (Tommaso Parentucelli), 34, 219, 266, 310. Nordström, F., 21. Ockham, William of (OFM), 33, 134, 204, 205 n., 206-207, 238; — Quodlibeta septem, 33 ; — Summa logicœ, 33. Oen, Robert, 240. Olieu, Pierre Jean = Giovanni Olivi. Oresme, Nichole, 166, 246. Orlandi, S., 235. Orsini, Giordano, 315. Orsini, Napoleone, 207. Osma, Dominique d'(OP), 235.
Padoue, Marsile de, 204. Palladio, Andrea, 198. Palmieri, Matteo, 233. Paltanieri, Simone, 207. Panofsky, E., 4, 12-14, 17-18, 24, 26, 28, 31-33, 49, 54-55, 60-62, 64, 66, 69, 78, 89, 105, 131, 134, 136, 141-142, 207, 217, 246, 353. Pantaleoni, Domenico (OP), 276. Paravicini Bagliani, A., 207, 344. Pareto, V., 37 n., 51. Paris, Matthew of, 283. Parronchi, A., 7, 23-24, 53, 57 n., 73, 85, 89, 129, 131, 134, 142-144, 165, 189, 198, 301. Partee, C., 244, 289. Passavanti, Jacopo (OP), 324. Passeron, J.-C., 342 n. Pásztor, E., 243, 285. Paul II (Pietro Barbo), 269. Pecham, John (OFM), 4, 15, 18-19, 39, 39 n., 135, 161, 164-166, 169, 192, 195-196, 207, 209, 219, 238-239, 241, 242-243, 280, 284-285, 294, 301-303, 312-314, 318-319, 321, 333-334, 345-347, 365 ; — Perspectiva communis, 19, 57, 128, 135-137, 149, 158-159, 167, 171-173, 180-181, 187-188, 194, 242, 310-311, 311 n., 312-313, 319, 330-331, 333, 335, 335 n., 365, 370 ; — Tractatus de perspectiva, 167, 181-182, 188, 242, 308, 311-312, 317-320, 330-331, 333, 341, 366. Peiffer, J., 3 n. Pelacani da Parma, Biagio, 4, 17, 19, 135-136, 165, 192, 209, 227, 229, 246, 301 ; — Quœstiones super perspectivam, 229-231, 301, 311. Pellegrini, L., 237, 305. Pelzer, A., 306, 308. Petrarca, Francesco, 208, 215, 217. Piccolomini, F., 323-324. Pieruzzi, Filippo di Ser Ugolino, 332-335. Pilato, Leonzio, 215.
Pintor, F., 225. Pléthon, Gémiste, 215. Politiano, Angelo, 233, 324. Popper, K. R., 341 n., 358-359, 360 n., 363 n. Prato, Arlotto da (OFM), 244, 346. Prato, Domenico da, 228. Prisciani, Pellegrino, 233. Ptolémée, Claude, 135-136, 165-166, 194, 217, 219, 307, 311, 323-324, 360. Rashed, R., 4, 354. Raynaud, D., 59, 343. Renouard, Y., 32-33. Rimbertino, Bartolomeo, 361. Robbia, Luca della, 197. Rochelle, Jean de la (OFM), 219. Ronchi, V., 31-32. Rondinelli, Alessandro, 228. Roover, R. de, 267. Rose, P. L., 213. Rossi, Matteo (OFM), 243, 346. Rossi, Roberto di, 222. Rostow, W. W., 279. Rotgans, H., 50. Rucellai, Giovanni, 256, 276. Rusticci, Marco di Bartolomeo, 147. Sabbadini, R., 198-199, 226, 323, 328. Sabra, I., 3 n., 4, 21. Salerno, Giovanni da, 324. Salutati, Coluccio, 206, 215, 226, 233, 332, 334-335. Sarton, G., 170. Sarzana, Tommaso da, 222. Sassoferrato, Bartolo da, 215, 217n. Saxe, Albert de (Albert le Grand) (OP), 268-269, 284, 310, 325. Schaffer, S., 36. Scrovegni, Enrico, 277. Scrovegni, Reginaldo, 278. Sessevalle, F. de, 237, 245, 285, 293-294. Sever, J., 240. Seymour, M.-C., 4. Sgarbi, V., 102. Shapin, S., 36. Sienna, Bernardino da (OFM), 276, 280. Simmel, G., 11-12.
Sironneau, J.-P., 295-296. Sixte IV (Francesco della Rovere), 305, 311, 313. Smart, A., 156, 322. Smith, A.-M., 4. Sokal, A., 37-38. Sorokin, P. A., 1-2, 12, 208, 235, 342, 345, 347, 356, 360. Sperber, D., 41, 42. Spoleto, Pier Leone da, 311. Stefaneschi, Giacomo, 314, 322. Strasbourg, Ulrich de (OP), 169. Strozzi, Macinghi, 266. Strozzi, Palla, 290. Strozzi, Piero degli (OP), 276. Tachau, K. H., 206. Tarde, G. de, 3. Tarski, A., 363. Taylor, Brook, 3 n. Tempier, Étienne, 239, 284. Testart, A., 352. Thalès (de Milet), 30, 143, 166, 174. Tideus, 242. Tielci, Bonagrazia (OFM), 244, 286. Thomann, J., 297. Thorndike, L., 172, 229-230, 310 n., 336 n. Toscanelli, Paolo del Pozzo, 135, 225, 227-229, 231. Traversari, Ambrogio, 215, 223, 226, 323. Tunsted, Simon, 169. Uccello, Paolo, 29, 64, 84 f., 85-88, 86 f., 87 f., 88 f., 118, 254-256, 264, 268. Ullman, B. L., 206, 226, 334. Unguru, S., 4. Urbain IV (Jacques Pantaleon), 217, 309. Urbain VI (Bartolomeo Prignano), 200, 201. Uzzano Oltrarno, Niccolò da, 290. Vagnetti, L., 3, 228. Valeynes, Thomas, 240. Valori, Niccolò, 254. Vasari, Giorgio, 13, 21, 85, 89, 141, 198, 227, 232, 254-255, 268, 297. Veltman, K., 15, 134.
Verona, Guarino da, 233. Viator, Jean Pélerin, 62, 66. Vignola, Giacomo Barozzi da, 62, 66, 359. Villani, Filippo, 153-154, 205, 215, 267. Vinci, Leonardo da, 3, 18, 24, 29, 163-164, 170-175, 192-193, 263, 272, 369 ; — Codex Atlanticus, 170, 172 ; — Autres mss., 18, 69, 138, 172-174. Visani, A., 223, 224. Vitruve, 28, 219, 226. Wales, John of (OFM), 319. Wales, Thomas of (OFM), 283. Weber, M., 33-34, 216, 221, 236, 342, 342 n.
Wesham, Roger (OFM), 283. Weyden, Rogier van der, 96-98, 97 f., 99 f. White, J., 6 n., 7, 15, 22, 28-29, 54, 61, 75, 78, 85, 105, 118 n., 121, 157 n., 321. Witelo (OP), 4, 18, 56-57, 135, 165, 168-169, 184, 192, 207, 239, 241, 244-245 ; — Perspectiva (De aspectibus), 157, 167, 180, 182, 187, 194, 310-311, 327, 341. Wittkower, R., 19, 194. Wolfthal, D., 247. Wulf, M. de, 245, 284. Wych, Laurence, 240.
Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Mars 1998 — N° 44 708
Yves GRAFMEYER Les g e n s d e la b a n q u e Anne-Marie GUILLEMARD Le d é c l i n d u s o c i a l Wilhelm HENNIS La p r o b l é m a t i q u e d e M a x W e b e r Monique HIRSCHHORN L'ère d e s e n s e i g n a n t s Albert O. HIRSCHMAN Les p a s s i o n s e t l e s intérêts. J u s t i f i c a t i o n s p o l i t i q u e s du capitalisme avant son apogée Christopher JENCKS L'inégalité. I n f l u e n c e d e la famille e t d e l ' é c o l e e n Amérique J e a n - C l a u d e LAMBERTI T o c q u e v i l l e e t les d e u x d é m o c r a t i e s Dominique MARTIN Démocratie industrielle Sylvie MESURE D i l t h e y e t la F o n d a t i o n d e s S c i e n c e s h i s t o r i q u e s Sylvie MESURE (sous la direction de) La r a t i o n a l i t é d e s v a l e u r s Wolfgang J. MOMMSEN M a x W e b e r e t la p o l i t i q u e a l l e m a n d e (1890-1920) Serge MOSCOVICI Psychologie d e s minorités actives Mancur OLSON Logique de l'action collective Jean-G. PADIOLEAU L'État a u c o n c r e t « Le M o n d e » et le « W a s h i n g t o n P o s t » Serge PAUGAM La d i s q u a l i f i c a t i o n s o c i a l e - E s s a i s u r la n o u v e l l e p a u vreté Patrick PHARO S o c i o l o g i e d e l'esprit. C o n c e p t u a l i s a t i o n e t vie s o c i a l e Antoine PROST L ' e n s e i g n e m e n t s'est-il d é m o c r a t i s é ? Dominique RAYNAUD L ' h y p o t h è s e d ' O x f o r d . E s s a i s u r les o r i g i n e s d e la perspective Hélène RIFFAULT (sous la direction de) Les v a l e u r s d e s F r a n ç a i s Bertrand SAINT-SERNIN, Pierre DEMEULENAERE, R e n a u d FILLIEULE, E m m a n u e l PICAVET Les m o d è l e s d e l ' a c t i o n Max SCHELER P r o b l è m e s d e s o c i o l o g i e d e la c o n n a i s s a n c e Georg SIMMEL Sociologie et épistémologie Les p r o b l è m e s d e la p h i l o s o p h i e d e l ' h i s t o i r e Philosophie de l'argent É t u d e s s u r l e s f o r m e s d e la s o c i a l i s a t i o n W e r n e r SOMBART P o u r q u o i le s o c i a l i s m e n ' e x i s t e - t - i l p a s a u x ÉtatsUnis ? Melford E. SPIRO Culture et nature h u m a i n e J e a n STOETZEL Les v a l e u r s d u t e m p s p r é s e n t . : u n e e n q u ê t e e u r o péenne Abram de SWAAN S o u s l'aile p r o t e c t r i c e d e l'État Pierre-Éric TIXIER Mutation ou déclin du syndicalisme ? Bernard VALADE P a r e t o . La n a i s s a n c e d ' u n e a u t r e s o c i o l o g i e
ESSAIS
Maurice CUSSON Le c o n t r ô l e s o c i a l d u c r i m e Olivier GALLAND (sous la direction de) Le m o n d e d e s é t u d i a n t s J o s é - G u i l h e r m e MERQUIOR F o u c a u l t o u le n i h i l i s m e d e la c h a i r e Maurice de MONTMOLLIN Le t a y l o r i s m e à v i s a g e h u m a i n Antoinette CHAUVENET, Françoise ORLIC, Georges BENGUIGUI Le m o n d e d e s s u r v e i l l a n t s d e p r i s o n François LACASSE Mythes, savoirs et décisions politiques Michel LOBROT L'anti-Freud
L'étude de la perspective a longtemps souffert d'un a priori dommageable : celui qui consiste à en faire un système culturel « inventé » à la Renaissance, ou, tout au moins, coupé de ses sources médiévales. Depuis une quinzaine d'années, nombre de recherches se sont attachées à montrer ce que devait la perspective aux connaissances du passé, en postulant tour à tour son origine dans l'optique, l'ars metrica, la statique, la géographie ou l'astronomie... Ce livre montre qu'il n'est point besoin de convoquer l'ensemble de ces sources et défend la thèse d'un courant de diffusion prépondérant, qui va de l'optique élaborée à Oxford au XIII° siècle, vers les premières représentations picturales italiennes obéissant aux règles de la perspective linéaire. De fait, ce livre délaisse le regard classique que portent l'histoire et la sociologie de l'art sur la perspective, pour s'intéresser essentiellement au réseau des h o m m e s qui ont rendu possible l'avènement de la perspectiva artificialis en diffusant l'optique d'Oxford. Au croisement de l'histoire et de la sociologie des sciences, cette enquête tente de comprendre les raisons politiques et religieuses qui ont déterminé cette transmission culturelle, tout autant, d'ailieurs, que celles qui ont voulu effacer le passé médiéval de la perspective en créant de toutes pièces un « mythe de la perspective ». Voici un livre qui éclaire les rapports entre la science optique et les techniques de représentation, en interrogeant les mobiles des h o m m e s qui ont transmis, et transformé le contenu de la perspective. Dominique Raynaud, architecte de formation, est maître de conférences à l'Université Pierre M e n d è s France de Grenoble, et chercheur associé au LAREA (Laboratoire de Recherches é p i s t é m o l o g i q u e s sur l'architecture ; LOUEST UMR 220 CNRS). Il a publié aux Éditions P a r e n t h è s e s Architectures c o m p a r é e s (1998).