Les milieux naturels de la Russie : Une biogeographie de l'immensite 2296119921, 9782296119925


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Les milieux naturels de la Russie : Une biogeographie de l'immensite
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Les milieux naturels de la Russie

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Laurent TOUCHART

Les milieux naturels de la Russie Une biogéographie de l’immensité

Ouvrages du même auteur : Touchart L. (2008) La vie au fil de l’eau. Lacs du monde. Grenoble, Glénat, 160 p. (ISBN 9-782723-464987). Brunaud D. & Touchart L. (2007) L’étang de Landes de sa création au classement en réserve naturelle. Guéret, Société des Sciences Naturelles, Archéologiques et Historiques de la Creuse, collection « Etudes creusoises », 106 p. Préface de M. le Président du Conseil Général de la Creuse Jean-Pierre Lozach. (ISBN 978-2-903661-35-9). Touchart L., Dir. (2007) Géographie de l’étang, des théories globales aux pratiques locales. Paris, L‟Harmattan, 228 p. (ISBN 978-2-296-029361) Touchart L. & Graffouillère M., Dir. (2004) Les étangs limousins en questions. Limoges, Editions de l‟Aigle, 188 p., préfaces de Jean-Paul Bravard et Françoise Ardillier-Carras. (ISBN 2-9521309-0-6). Touchart L. (2003) Hydrologie, mers, fleuves et lacs. Paris, Armand Colin, collection « Campus », 190 p. (ISBN 9-782200-264611). Touchart L. (2002) Limnologie physique et dynamique, une géographie des lacs et des étangs. Paris, L‟Harmattan, 395 p. Ouvrage récompensé par le prix Jules Girard. (ISBN 2-7475-3463-4). Touchart L. (2000) Les lacs, origine et morphologie. Paris, L‟Harmattan, 210 p. (ISBN 2-7384-9800-0). Gautier E. & Touchart L. (1999) Fleuves et lacs. Paris, Armand Colin, collection « Synthèse », 96 p. (ISBN 9-782200-218300). Létolle R. & Touchart L. (1998) Grands lacs d’Asie. Paris, L‟Harmattan, 232 p. Ouvrage récompensé par le prix Francis Garnier. (ISBN 2-7384-71366). Touchart L. (1998) Le lac Baïkal. Paris, L‟Harmattan, 240 p., préface de Martine Tabeaud. (ISBN 2-7384-6411-4).

Milieux naturels de Russie

Avant-propos Provenant d‟I., chef-lieu de l‟oblast du même nom, une Lada à la carrosserie rayée et sans amortisseur emprunta avec fracas la route du lac. C‟était l‟une de ces Jigouli antédiluviennes que n‟utilisent plus en Russie que les hommes de terrain et les géographes pauvres. La voiture était conduite par deux habitants d‟I. A l‟arrière était assis un jeune homme d‟une vingtaine d‟années, au visage émacié. C‟était Lavrouchka. Avec la permission de son directeur de thèse et la bénédiction de son père, pourtant historien, il se rendait à l‟Académie des Sciences pour faire des recherches en limnologie. Lorsque la Lada franchit la digue du barrage, le jeune homme se rappela qu‟un an plus tôt, le jour de Notre-Dame-de-Kazan, alors qu‟il fêtait son anniversaire, il avait pris une grave décision, l‟une de celles qui engagent pour l‟avenir. Et il s‟abîma dans ses pensées. Le lac sans fond reflétait déjà l‟épaisse et sombre taïga.

1.Une géographie physique de la Russie est-elle nécessaire ? Pourquoi commettre une géographie physique de la Russie ? N‟est-il pas suffisant de dire qu‟elle est le pays des immensités froides et des forêts de conifères ? Nous pensons que non et nous dirions même qu‟une géographie naturelle et environnementale détaillée du plus grand pays du monde nous semble d‟une part utile, d‟autre part ne pas exister en tant que telle en langue française, à l‟heure actuelle.

1.1. Quel est l’intérêt d’une géographie physique de la Russie ? Une étude physique de la Russie peut permettre de mieux saisir l‟évolution des liens entre le territoire et la société russe. Trois périodes, ou plutôt trois échelles de temps, pourraient être arbitrairement distinguées. L‟analyse géographique, et non pas seulement philosophique ou sociale, de la nature en Russie pourrait d‟abord aider à la compréhension de l‟une des permanences de l‟âme russe ; elle pourrait ensuite s‟attacher à l‟héritage particulier de structures politiques et socio-économiques collectives, qui ont profondément marqué les Russes dans leur façon d‟appréhender les milieux naturel ; c‟est enfin une question brûlante d‟actualité, celle des problèmes environnementaux à l‟échelle globale, auxquels contribue forcément d‟une large façon le plus grand pays du monde.

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1.1.1. L’âme russe chante la nature et le temps long de la géographie Il est désormais de bon ton d‟affirmer que l‟âme russe n‟est autre qu‟un poncif. Ce n‟est a priori pas à la géographie physique d‟en discuter, encore que, si jamais une communauté de pensée, un sentiment d‟appartenance à la Russie avaient le droit de poursuivre leur chemin, celui-ci viendrait sans doute en grande partie de la nature. Aksakov, Tourgueniev, Tolstoï, Gogol, Tchekhov, qui ont chanté la nature russe au dix-neuvième siècle, Valentin Raspoutine, qui tient ce flambeau aujourd‟hui, portent l‟une des permanences de la littérature russe. D‟aucuns affirment, avec dédain, que ce lien n‟existe que dans les livres. Ce ne serait déjà pas si peu ; ce serait dans la pensée d‟une classe d‟écrivains et de générations de lecteurs. Mais il mérite aussi de chercher cette relation audelà. Quand Mikhaïl Boulgakov quitta Kiev et Moscou pour la Russie profonde de la région de Smolensk, il se rendit compte que la réalité hors de la ville existait : « Autour de moi s‟étendait une nuit de novembre tourbillonnante de neige, la maison était à moitié ensevelie, le vent s‟était mis à hurler dans les cheminées. J‟avais vécu toutes les vingt-quatre années de mon existence dans une ville immense et j‟avais toujours pensé que la tempête de neige ne hurlait que dans les romans. Il se trouvait qu‟elle hurlait également dans la réalité » (Boulgakov1, 1926). Les milieux naturels de la Russie ne sont pas les éléments d‟un théâtre, d‟une représentation figurée du lieu où l‟action, qui serait la société, se produit. « Toute cette nature, chérie de Tourguéniev, de la campagne russe, n‟est jamais un simple décor ; elle infiltre poétiquement, symboliquement les péripéties de l‟action, les caractères, et jusqu‟aux conflits idéologiques qui les oppose » (Flamant2, 1987). La géographie physique n‟est pas un simple préambule à la géographie humaine de la Russie ; elle est ce pays, le pénètre. Il s‟agit souvent d‟amour, parfois de viol. « La terre, on la prend, la charcute, l‟écorche, pour l‟étudier. Et ce n‟est qu‟une mappemonde minuscule. Et moi, C‟est mes côtes qui apprenaient la géographie, Pas pour rien Que par terre Je m‟abattais la nuit » (Maïakovski, 1922, J’aime3).

Boulgakov M., 1926, Récits d’un jeune médecin., chap. « Le gosier en acier ». Traduction française de Paul Lequesne, Lausanne, L‟Age d‟homme, éd. 1994, 160 p. 2 Françoise Flamant dans la préface de Pères et fils aux éditions Gallimard. 3 Strophe « Mon université », traduction française d‟Andrée Robel, 1969, in Lettres à Lili Brik. Paris, Gallimard, éd. 2003, 319 p.

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D‟après les critiques littéraires, ce poème de Vladimir Vladimirovitch est sans doute « son œuvre la plus débordante du bonheur d‟aimer » (Frioux, 2003, p. 62) et il s‟agit « du poème exultant, haletant, heureux » (id. p. 63). La géographie y est physique, éprouvée dans sa chair. L‟amour physique de la géographie rejoint l‟amour de la géographie physique et des sorties de terrain dans le roman d‟Alexeï Ivanov, qui n‟élude pas pour autant, loin sans faut, la haine, la violence, l‟ambiguïté des relations. « - Mais tu me plais beaucoup, Mitrofanova. Je veux dire comme fille. […] Ŕ C‟est pour ça que vous avez besoin de la géographie ? observa Starkov, moqueur. Eh bien, mariez-la, Mitrofanova, nous, ça nous sert à quoi, la géo ? » (Ivanov4, 2008, p. 45). A tout, à ne plus pouvoir s‟en passer apprendront les élèves de Perm. La géographie physique permet de comprendre l‟homme russe en profondeur, de ne pas rester dans la superficialité. « Si l‟on veut apprendre à connaître la Sibérie et les Sibériens, il faut apprendre à connaître la taïga, qui occupe une si grande partie de l‟immense étendue du pays et exerce une si grande influence sur la vie et les mœurs des habitants » (Stadling, 1904, p. 320). Une citation centenaire de la Société de géographie, fût-elle suédoise, ravive fort à propos l‟ombre du déterminisme. Aujourd‟hui que la science géographique a beaucoup progressé, faut-il nier que les Russes et les Canadiens luttent contre le froid ? S‟expose-t-on à de terribles critiques, si l‟on écrit que, « sans vouloir tomber dans le déterminisme béat il est cependant clair que les Canadiens ont incorporé l‟hiver dans leur univers mental » (Pelletier5, 1995, p. 17) ? La différence de vie entre Verkhoïansk et Paris est-elle uniquement due à la différence d‟héritage politique et de flux des systèmes bancaires ? Ne sauraitelle avoir le moindre lien avec les moins 70°C de l‟un et les plus 10 °C de l‟autre ? Les Russes ont-ils raison d‟opposer parfois la géographie v kabinété et la géographie v polé ? Cette dernière, la géographie de terrain, est, pour certains, celle des « feux de camp qui vous font la face rouge en pleine nuit sur les rives hautes et noires des rivières, l‟air qui tremble à midi sur les rochers brûlants, les rames qui ploient sous la puissance des bras et les lointains merveilleux qui s‟offrent au regard lorsque vous avez atteint un sommet. C‟était la géographie la plus intéressante qui soit Ŕ non seulement pour les élèves, mais aussi pour Sloujkine » (Ivanov, 2008, p. 59). « Apprends le latin, le français, l‟allemand, la géographie naturellement, l‟histoire, la théologie, la philosophie, les mathématiques » conseillait le père Khistofor à Iégourochka dans La steppe d‟Anton Tchekhov. Nous voulons6 voir 4

Ivanov, A., 2008, Le géographe a bu son globe. Paris, Fayard, 458 p., chap. « Les stakhanovistes ». Traduction du roman russe de 2005 Guéograf globous propil par M. Weinstein. 5 Pelletier J., 1995, Diversité du Canada. Paris, Masson, 160 p. 6 Nous voulons la voir, car cette double signification n‟existe pas dans le texte russe. Elle nous incite à penser qu‟il y a aussi un intérêt à étudier, bien au-delà des traductions et des interprétations des interprètes, la vision de la Russie par la France (voir 1.2.2. de cet avantpropos).

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dans la traduction française par Vladimir Volkoff de ce « naturellement » un si beau double sens, d‟une part celui de l‟évidence d‟une géographie au-dessus de tout, d‟autre part celui d‟une géographie physique, qu‟il devient un encouragement à travailler en ce sens.

1.1.2. Y a-t-il un héritage de la géographie physique soviétique ? Le matérialisme historique de Karl Marx était en partie fondé sur le fait que l‟Homme est le seul être vivant dont le mode de vie ne soit pas imposé par la nature ; au contraire il produit lui-même ses moyens d‟existence. L‟ouvrage Dialectique de la nature soulignait que l‟Homme ne pouvait abolir les lois de la nature. Ces dernières existent objectivement en dehors de sa volonté. La domination de l‟Homme sur la nature est une activité utilisant elle aussi les lois de la nature. Cette philosophie allemande arrivait sur un terrain russe préparé. Les savants russes de la seconde moitié du dix-neuvième siècle avaient développé la conception du cosmisme. L‟Homme et tout ce qui l‟entoure7 forment les parties d‟un ensemble unique : le cosmos. Bien entendu, une grande différence résidait dans l‟importance de la religion dans le cosmisme russe, en particulier à travers les écrits de Vladimir Serguéïévitch Soloviev, tandis que le matérialisme dialectique était athée, mais les relations de l‟Homme et de la nature connaissaient une certaine proximité de pensée. La marche vers la noosphère de Vernadski et des savants russes, d‟abord biologistes, était commencée. La Russie marxiste a tiré de ces courants un lien particulier avec la géographie physique. Les relations du socialisme soviétique au déterminisme forment un thème philosophique en soi, que nous n‟avons pas la moindre compétence pour aborder. Très au-delà de la Russie, J. Lévy, puis J. Pailhé8 ont théorisé les liens du marxisme et de la géographie française. Chez les géographes physiciens, Jean Tricart9 a fourni une réflexion à ce sujet. A l‟échelle de la Russie et, surtout, de ses autres écrits, le cas de Pierre George a été analysé10. Chez les géographes humains étudiant la Russie, il a pu être écrit que « le monde communiste, lui, rejette énergiquement la thèse du déterminisme à l‟égard du milieu physique, insistant sur l‟aptitude de l‟homme à dominer son milieu. Il est vrai que l‟homme soviétique a voulu relever le défi du milieu, mais cette attitude n‟est pas un monopole communiste, car les Canadiens et les Brésiliens, pour ne citer qu‟eux, se comportent de la même façon » (Cole, 1970, p. 24). « Avec le régime bolchevik, […] une forte influence scientiste conduisit à des projets orientés vers la domination de la Il s‟agit de la même racine que le mot russe désignant aujourd‟hui l‟environnement. Pailhé J., 2003, « Références marxistes, empreintes marxiennes, géographie française » Géocarrefour, 78(1) : 55-60. 9 Tricart J., 1965, Principes et méthodes de la géomorphologie. Paris, Masson, 496 p. 10 Pailhé J., 1981, « Pierre George, la géographie et le marxisme » Espaces Temps, 18-19 : 19-29. 7

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nature, impliquant ce qui était devenu, dans le vocabulaire, le „Grand Nord‟ » (Marchand11 P., 2008, p. 6). Cette question ne sera pas abordée dans notre ouvrage. Nous pensons cependant que les réflexions françaises à ce sujet pourraient se nourrir d‟un texte long et détaillé traitant de la géographie physique de la Russie.

1.1.3. De la géographie physique à la géographie environnementale Le plus grand intérêt actuel de la géographie physique est sans doute son penchant pour l‟environnement et sa participation majeure au développement durable. Or, sur les questions de gaz à effet de serre, de rôle majeur de l‟Arctique, de plus grande forêt du monde à préserver, de puits de carbone, de biodiversité, d‟accès à la ressource en eau, de pollution, de risques naturels et technologiques, la Russie est, pour le meilleur et pour le pire, un acteur essentiel, voire, dans certains domaines, le protagoniste. Dans ses luttes internes, notamment à travers la « bataille du Baïkal12 » dès les années 1960, et dans ses prises de position extérieures, par exemple son soutien à la proposition française d‟écodéveloppement à la Conférence des Nations Unies de Stockholm en 1972, qui devint sous le nom d‟èkorazvitié une réflexion sur les conditions devant assurer le progrès social et le fonctionnement optimal de la sphère écologique, l‟URSS avait participé au cheminement qui aboutirait à la notion de développement durable. La création du Goskompriroda, le Comité d‟Etat Soviétique à la Protection de la Nature, par Mikhaïl Gorbatchëv en 1987, fut un événement important. La nouvelle Russie, née au même moment que le Sommet de la Terre de Rio, se donna un peu de temps, dans les années 1990, la formule de Boris Eltsine étant celle de « pérékhod k oustoïtchivomou razvitiou », la transition vers le développement durable. En février 2002, quelques mois avant la tenue du sommet de Johannesbourg, le Conseil de Sécurité russe adopta l‟EDRF, la Doctrine Ecologique de la Fédération de Russie (Korovkin et Peredel‟skij, 2005). L‟un des grands apports des années 2000, d‟ailleurs largement discuté en Afrique du Sud, est celui du partenariat entre le public et le privé dans le domaine de l‟écologie russe, le mot de partniorstvo, international, de racine étrangère, remplaçant alors dans les textes russes le terme traditionnel de sotroudnitchestvo. A côté des déclarations, des textes, résolutions et décrets, des mesures concrètes ont été prises, des améliorations ont été apportées, cependant que des pollutions se poursuivent, des abus continuent, des accidents éclatent. Pour Marchand P., 2008, « La Russie et l‟Arctique. Enjeux stratégiques pour une grande puissance » Le Courrier des Pays de l’Est, 1066 : 6-19. 12 Qui aboutit à la Résolution du Conseil des Ministres de l‟URSS du 21 janvier 1969 « Des mesures de protection et d‟utilisation rationnelle des complexes naturels du bassin du lac Baïkal », puis à celles de 1971 et 1987.

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toutes ces raisons, les connaissances sur la sphère environnementale de la Russie, fondée sur la géographie physique, sont indispensables. Sont-elles assez largement développées en langue française ?

1.2. Une géographie physique française de la Russie existe-t-elle ? 1.2.1 Une ancienne intégration à la géographie régionale Les ouvrages de langue française qui traitent longuement de la géographie physique de la Russie, dans le sens du dépassement d‟une centaine pages, sont, à notre connaissance, au nombre de trois. Le premier est la Géographie Universelle vidalienne, dont le volume traitant de la Russie était écrit par P. Camena d‟Almeida. Publié en 1932 chez Armand Colin, il comprend presque uniquement des références bibliographiques antérieures à 1917. La géographie physique de la Russie d‟Europe est traitée en 62 pages et celle de la Sibérie en 24 pages. Si l‟on ajoute « l‟Asie centrale russe » (pp. 267 et sq.), ainsi que les développements physiques pour chaque petite région, le total est conséquent. Il est représentatif de la prestigieuse école française de géographie régionale, où la part physique était à peu près équivalente à la part humaine. Le second ouvrage est le seul de tous à être entièrement consacré à la géographie physique, en 382 pages. C‟est celui de L. Berg, intitulé les régions naturelles de l’URSS. Publié en 1941 chez Payot, il s‟agit en fait de la traduction, effectuée par G. Welter, de l‟ouvrage soviétique édité en 1937, priroda SSSR. Le titre russe, littéralement la nature en URSS, ne fait pas mention des régions. D‟ailleurs, le plan est zonal. Le troisième ouvrage est celui de P. George, l’U.R.S.S., dont la première édition aux Presses Universitaires de France date de 1947 et la seconde de 1962. Dans la lignée de la géographie régionale française, les 242 premières pages sont consacrées à la géographie physique, sur un total de 497 pages. Depuis les années 1970, les ouvrages de géographie régionale traitant de l‟URSS (Cole, 1970, Blanc et Chambre, 1971, Carrière, 1974, Blanc, 1977, Radvanyi, 1982, 1990), puis de la Russie (Radvanyi, 1996, 2007, Brunet, 1996, Cabanne et Tchistiakova, 2005, Ciattoni, 2007, Kolossov, 2007, Marchand, 2007, Thorez, 2007, Wackermann, 2007), consacrent en moyenne une huitaine à une vingtaine de pages13, concises et pertinentes, à la géographie physique et environnementale, soit, selon la taille du livre et sauf exception14, un dixième à un quarantième de l‟ensemble. La borne supérieure est en général atteinte à condition d‟ajouter la place consacrée aux ressources minérales et énergétiques à celle dévolue aux milieux naturels. 14 Quelques autres manuels sur la Russie assument l‟absence totale de passage consacré à la géographie physique. 13

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Deux remarques peuvent découler de ce constat. Si l‟on se réfère aux ouvrages où la place donnée à la géographie physique est copieuse, il apparaît un problème d‟ancienneté ; si l‟on se rapporte aux ouvrages récents, la question de la mise à disposition de détails approfondis se pose, quel que soit le caractère remarquable de la courte synthèse. Le problème de l‟ancienneté des ouvrages dévolus à la géographie physique de la Russie est celui de la non prise en compte des multiples changements récents de cette science. Sur le plan théorique, on peut citer le fait que la géomorphologie ne domine plus l‟étude des climats, des sols, de la végétation, des animaux, des eaux continentales et marines, le fait que les questions sont maintenant largement abordées sous l‟angle des problèmes écologiques et environnementaux, ou encore à travers la géographie des risques. A l‟intérieur même de la géomorphologie, l‟étude des reliefs structuraux est passée au second plan derrière celle des modelés dynamiques et des héritages morphoclimatiques. Sur le plan pratique, une grande quantité de nouveaux résultats de recherche sont tombés. Par exemple, la zone de toundra et du pergélisol est désormais beaucoup mieux connue. Un autre cas significatif est celui de la Sibérie et de l‟Extrême-Orient. Aujourd‟hui, cette partie asiatique de la Russie peut être étudiée à la même échelle que l‟Europe. Les ouvrages de P. Camena d‟Almeida, L. Berg et P. George, pour lesquels nous ne cherchons pas à masquer notre admiration, ne pouvaient évidemment pas anticiper cette évolution. Si l‟on se réfère aux ouvrages récents, il convient de noter que la géographie des territoires et des aires culturelles se distingue de son ancêtre régionale par la place très fortement réduite accordée à la géographie physique. Nous pensons que la contribution d‟un physicien pourrait être complémentaire. Les compétences seraient autres ; la démarche serait donc différente. La géographie physique de la Russie peut ainsi donner lieu à une étude propre, si l‟on ne considère pas qu‟elle soit subalterne, si l‟on ne pense pas que, comme l‟écrivait Pouchkine, « vsio èto nizkaïa priroda », « cette nature est trop vulgaire » (dans la traduction d‟Eugène Onéguine par André Markowicz).

1.2.2. Regards occidentaux et russes portés sur la géographie physique Les ouvrages en langue française traitant de la géographie physique de la Russie ne se ressemblent pas tous. Ceux écrits par des Français ne sont pas seulement intéressants pour le lecteur francophone parce qu‟ils mettent à sa disposition des travaux devenant ainsi faciles d‟accès. Ils sont aussi utiles aux Russes parce qu‟ils leur apportent une vision extérieure. Ceux traduits en français ont l‟avantage d‟offrir au lecteur francophone un regard russe. Ce dernier cas est réalisé par l‟ouvrage de Lev Berg. Depuis les années 1940, cependant, les livres russes sont plutôt traduits en anglais. Après l‟œuvre de S.P.

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Suslov, rendue en anglais sous le titre de Physical geography of Asiatic Russia, de nombreux autres volumes ont suivi. Une variante est celle de Russes écrivant directement en anglais pour diffuser internationalement leur recherche. La vision n‟est plus tout à fait russe, puisque le plan utilisé se plie aux canons anglo-saxons, mais elle n‟est pas non plus occidentale. L‟actuel livre de référence qui ne soit pas écrit en russe, traitant de la géographie physique de la CEI, est la publication collective dirigée par la climatologue Maria Shahgedanova sous le titre the physical geography of Northern Eurasia. Ayant mis à contribution 27 auteurs, dont une majorité de Russes, mais aussi quelques Anglais, elle offre une vision bigarrée, les chapitres juxtaposés, qui forment les 571 pages, étant très différents les uns des autres. On peut cependant passer de la bigarrure au mélange à tout instant, tant, depuis le dix-huitième siècle, le rôle des étrangers dans la science russe a été important. On sait que cette influence a, historiquement, surtout été allemande, secondairement française, pour devenir récemment anglo-saxonne. Cela reste un apport occidental. « Ivan a même des notions de géographie : les paysans m‟appellent tous l’Allemand, parce que, pour eux, ce mot ne désigne pas un peuple particulier, mais, d‟une façon générale, tous les étrangers venus de l‟Occident. Or un jour j‟ai entendu Ivan reprendre un de ses camarades, en déclarant que je n‟étais pas Allemand, mais Français ; les autres, il est vrai, n‟ont pas bien saisi la différence » (Legras, 1895, p. 121). L‟intérêt de ces échanges est que la réciproque est vraie. On connaît par exemple la très grande influence des travaux russes sur la pédologie mondiale, sur la science des paysages allemande et européenne et sur la géographie zonale. Mais nous pensons que, derrière ces enrichissements mutuels et ces consensus, ce sont les désaccords et les barrières qui font le plus avancer vers la nouveauté. Quand Beaupré, l‟incapable précepteur français du jeune Andreï Pétrovitch Griniov, s‟assoupit ivre mort au lieu d‟instruire son élève, celui-ci en profite pour faire à sa façon de la géographie. « Il faut savoir qu‟on avait fait venir pour moi de Moscou une carte de géographie. Elle pendait au mur sans la moindre utilité et me séduisait depuis longtemps par la largeur et la qualité du papier. J‟avais résolu d‟en faire un cerf-volant et, profitant du sommeil de Beaupré, je m‟étais mis au travail. Mon père entra à l‟instant même où j‟adaptais une queue de filasse au cap de Bonne-Espérance. M‟ayant vu m‟exercer à la géographie, mon père me tira l‟oreille, puis courut à Beaupré, le réveilla sans aucune considération et se mit à l‟accabler de reproches » (Pouchkine, 1836, La fille du capitaine15). A travers ce clin d‟œil littéraire, c‟est la remise en question de la géographie établie qui est posée, celle qui pense que le professeur français a forcément raison et l‟élève russe toujours tort. 15

Pouchkine A., 1836, La fille du capitaine. Traduction française de Volkoff V., 1997, Paris, Le livre de poche, 224 p., chapitre 1 « Sergent de la garde ».

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Il ne s‟agit aucunement d‟épouser certaines formes de rejet par la Russie du conseil étranger. Quand Tchatski, ce misanthrope russe du théâtre de Griboïédov, s‟en prend aux précepteurs étrangers recrutés en Russie, il s‟exclame : « Chez nous, à moins de graves peines, Le premier venu doit passer Pour historien ou géographe » (Griboïédov, 1824, Le malheur d’avoir trop d’esprit16). Mais il ne convient pas non plus de refuser l‟avis de la Russie sur la France. La lecture de l‟ouvrage russe d‟épistémologie de la géographie écrit par V.T. Bogoutcharskov (2004) peut à ce sujet donner quelques pistes. La manière même dont les géographes occidentaux voient la géographie physique de la Russie est riche d‟enseignement sur notre propre pays, comme une introspection. Il est peut-être vain de vouloir essayer, en étudiant l‟étranger, ici la Russie, de développer la critique constructive de son propre pays, la France. Cet objectif, sans doute impossible à atteindre, est cependant une belle gageure. Il suffirait à notre bonheur de faire chanceler quelques modes actuelles. Et Vronski de confier : « je n‟ai jamais regretté tant la campagne, la vraie campagne russe avec ses moujiks et leurs brodequins d‟écorce, que durant l‟hiver où j‟ai accompagné ma mère à Nice. C‟est, comme vous le savez, une ville plutôt triste » (Tolstoï, 1877, Anna Karénine17).

2. Une géographie physique de la Russie structurée en plusieurs volumes Pays d‟immenses plaines et plateaux, sauf sur ses marges orientales et certaines de ses frontières méridionales, la Russie est très peu compartimentée par ses reliefs, en proportion de sa taille. Il est reconnu, y compris par tous les géographes français, que les milieux naturels russes se distinguent par la végétation et les sols avant tout. Cependant, le poids épistémologique de la géographie physique française, fondée sur la domination écrasante de la géomorphologie, a eu raison du constat initial. L‟ouvrage de Pierre Camena d‟Almeida (1932) commence par cette phrase : « entre les Carpates, la Crimée, le Caucase et l‟Oural s‟étend un ensemble immense de terres de faibles altitudes, dont la continuité ne se rencontre nulle part ailleurs en Europe ». Le ton est donné. « Les pentes insignifiantes » de la deuxième phrase montrent que le relief est un élément très Griboïédov A.S., 1824, censuré jusqu‟en 1831, Le malheur d’avoir trop d’esprit. Traduction française de Colin M., in Griboïédov, Pouchkine, Lermontov, 1973, rééd. 2003, Œuvres. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1369 p., Acte Premier, Scène VII. 17 Tolstoï L., 1877, Anna Karénine. Traduction française de Mongault H., 1952, rééd. 2006, Paris, Gallimard, « Folio », 911 p., première partie, chap. 14. 16

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secondaire. Il ne montre rien à voir… Pourtant, le premier chapitre, long et placé en tête, est consacré au relief. Encore plus démonstratif, Pierre George (1962, p. 211), explique que « l‟absence de cadres topographiques dans tout l‟ensemble de la plaine russe ou dans la plaine de Sibérie occidentale a fait attribuer aux types de sols une valeur de discrimination géographique ». La géographie physique régionale de l‟URSS ne pouvait en aucun cas s‟appuyer sur la géomorphologie, puisque celle-ci est très peu différenciée. L‟auteur soulignait que les critères de découpage spatial ne pouvaient que reposer sur la pédologie climatique et la biogéographie18… Pourtant, il décida de consacrer 119 pages à la géomorphologie (pp. 13-132), presque uniquement structurale, et 19 pages, soit six fois moins et cent pages en retrait, à l‟ensemble de l‟étude des sols et de la végétation (pp. 211-233). Cette contradiction mérite d‟être surmontée. Bien que je sois hydrologue, je consacrerai le premier tome de cette géographie physique de la Russie à biogéographie et la pédologie, puisque tout le monde s‟accorde à dire que c‟est le premier discriminant. Et le plan sera zonal, puisque la disposition des milieux naturels en ceintures latitudinales n‟est nulle part réalisée mieux qu‟en Russie. Le deuxième volume sera dévolu à l‟hydroclimatologie, à travers le fil directeur du froid. Le troisième tome traitera de géomorphologie et se terminera par une synthèse des questions environnementales dans l‟immensité.

3. Les choix éditoriaux en lien avec le russe Le russe est l‟une des six langues officielles de l‟ONU. Un certain nombre de documents concernant les questions mondiales d‟environnement peuvent avantageusement être étudiés dans cette langue, afin de déterminer certaines nuances, qui dépassent la simple traduction pour puiser dans un héritage proprement russe. Bien plus, la bibliographie interne à la Russie est considérable dans tous les domaines, avec une propension à ce que celle qui traite de géographie physique soit, en proportion de la littérature géographique dans son ensemble, nettement plus grande qu‟en Occident. Ce n‟est qu‟une toute petite part qui a été mise à profit ici, cependant suffisante pour déjà éviter quelques simplifications outrancières parfois propagées dans notre pays, comme l‟absence de toute réflexion environnementale russe. Nous avons fait le choix d‟émailler notre texte de nombreux mots russes. La géographie physique française en a déjà intégré beaucoup depuis longtemps : la toundra, la taïga, la steppe, le podzol, le tchernoziom, la merzlota sont parmi les exemples les plus connus, sans compter ceux que les 18

Dans une note publiée dans les Annales de Géographie vingt ans plus tôt, P. George (1942, p. 151) exprimait la même idée de la manière suivante : « il est usuel de suppléer à l‟insuffisance des contrastes de relief de la plaine russo-sibérienne en faisant reposer la division régionale sur la nature et la couleur des sols et sur la répartition des grands paysages végétaux ».

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géomorphologues périglaciaires emploient volontiers, comme boulgounniakh et naledi. Mais notre volonté a été ici de préciser systématiquement le mot dont nous parlions. Or, très souvent, l‟acception russe est légèrement différente de la signification française, comme, par exemple, l‟emploi de l‟espagnol cuesta a pris un sens particulier en français. Il nous a donc semblé rigoureux, et utile, de faire référence aux mots russes. « Et je ressens déjà la gêne, Je vois mes juges m‟accabler : Mon pauvre style est bariolé De trop de termes allogènes » (Pouchkine, 1823-1830, Eugène Onéguine19). Une fois ce choix assumé, il restait la question de la transcription de l‟alphabet cyrillique. Dans le texte rédigé, nous avons préféré la transcription française coutumière, pour écrire Irkoutsk et non pas Irkutsk, Baïkal et non pas Bajkal, Pouchkine et non pas Puškin. Quand plusieurs traditions françaises cohabitaient, nous avons fait le choix de celle qui était la plus proche de la prononciation russe, pour écrire Novossibirsk et non pas Novosibirsk. En revanche, la transcription internationale a été préférée pour toute citation bibliographique, afin de garder la rigueur de chaque lettre cyrillique correspondant à une lettre latine. Cela peut évidemment provoquer deux orthographes différentes pour le même auteur, si son idée est évoquée dans le fil du texte, tandis qu‟une citation précise est reproduite plus loin. Une troisième orthographe est même possible, voire une quatrième, si l‟auteur en question a lui-même écrit directement dans une revue anglaise ou allemande, qui a effectué une transcription de son nom à sa guise. Sans même que nous ayons à intervenir, le grand climatologue russe peut se trouver Vojeikov, Woeikof ou Voejkov dans les articles qu‟il a lui-même écrits en français et en allemand, ajoutés aux articles écrits en russe, ici en transcription internationale. « Vous le croirez si vous voulez, mais je m‟étonne parfois de ne pas avoir désappris le russe. En parlant avec vous je me dis : „mais je parle tout de même bien‟. C‟est peut-être pour cela que je parle tant » (Dostoïevski, 1868, L’idiot20).

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Pouchkine A., 1823-1830, Eugène Onéguine. Traduction française de Markowicz A., 2005, Arles, Actes Sud, 320 p., Chapitre Premier, XXVI. 20 Dostoïevski F.M., 1868, L’idiot. Traduction française de Mousset A., 1953, notes de Besançon A., 2006, Paris, Gallimard, 783 p., chap. II.

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4. Remerciements Le manuscrit de cet ouvrage était clos en octobre 2009. Les mois de novembre 2009 à janvier 2010 furent consacrés au travail de corrections, d‟amendements, d‟ajouts de détail, pour répondre aux suggestions des relecteurs et à quelques nouveautés d‟actualité. En France, je tiens à remercier bien vivement Monsieur Pascal Marchand, professeur de géographie à l‟Université de Lyon 2, pour sa relecture attentive de l‟ensemble du manuscrit, ses judicieuses remarques et la fourniture de documents concernant les steppes transvolgiennes et les questions de salinisation des sols. Je tiens aussi à remercier Monsieur Pierre Thorez, professeur de géographie à l‟Université du Havre pour sa relecture du manuscrit et ses encouragements. J‟ai plaisir à remercier Monsieur Paul Arnould, professeur de géographie à l‟Ecole Normale Supérieure de Lyon, pour la précision rigoureuse de certains concepts biogéographiques généraux et ses propositions d‟amélioration du manuscrit, en particulier le chapitre de la toundra. Je sais gré de l'aide éditoriale apportée par l'EA 1210 Cedete de l'Université d'Orléans (dir. G. Giroir), en particulier concernant le travail de mise en page de M. Lee. En Russie, je remercie chaleureusement tous les collègues et tous les habitants qui m‟ont si bien reçu lors de mes treize séjours de longue durée de 1991 à 2009. Mes remerciements vont aussi aux collègues des autres pays de l‟ex-URSS et de la CEI qui m‟ont aimablement accueilli et aidé. « Est-ce la vérité, ou bien une invention ? […] Ŕ Certainement, c‟est une histoire inventée. Ŕ Allons ! adieu. Je vous remercie ». « Est-ce une histoire vraie ou bien est-elle inventée ? […] Ŕ Evidemment de l‟invention. Ŕ Allons, au revoir, merci beaucoup ». « Tak èto pravda ili tak tolko vydoumano ? […] – Razouméétsia, vydoumano. – Nou, prochtchaïté. Blagodarstvouïté ». (Dostoïevski F., 1862, Souvenirs de la maison des morts, chap. 7 « Nouvelles connaissances Ŕ Pétrof », dans la traduction de Ch. Neyroud pour la première citation, de H. Mongault et L. Désormonts pour la deuxième).

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Introduction Le pays de la zonalité et des grandes forêts de conifères Les manuels russes de biogéographie, voire de géographie physique régionale, répètent à l‟envi dans leur chapitre introductif que la flore de Russie terrestre compte plus de 12 500 espèces sauvages de plantes vasculaires, plus de 2 200 espèces de mousses vraies et d‟hépatiques, environ 3 000 espèces de lichens, 20 à 25 000 espèces de champignons, cependant que les eaux russes comprennent 7 à 9 000 espèces de plantes aquatiques. Quant à la faune de ce pays, elle compte environ 100 000 espèces d‟invertébrés et plus de 1 500 espèces de vertébrés, dont 732 d‟oiseaux et 320 de mammifères (Abdurahmanov et al., 2003). Il est vrai que certaines d‟entre elles sont uniques au monde et n‟existent qu‟en Russie. Il est vrai aussi que la Russie a signé dès 1992 la Convention sur la diversité biologique (Konventsia o sokhranénii bioraznoobrazia) au Sommet de la Terre de Rio. Ce n‟est pourtant pas le plus important ; il serait en tout cas restrictif et plus biologique que géographique de s‟arrêter là. La Russie est en effet aux antipodes de la forêt équatoriale, à l‟opposé de la luxuriance. Alors pourquoi la connaissance des groupements végétaux de ce pays, de son peuplement animal et de leurs relations avec les sols et les autres éléments du milieu est-elle un enjeu important ? Deux grandes justifications s‟imposent, d‟où découlent tous les autres intérêts. D‟une part la Russie est immense, d‟autre part ses milieux sont assez proches de leur état naturel dans une proportion beaucoup plus grande que la moyenne mondiale21 et, a fortiori, celle de la zone tempérée22. Les conséquences de ces deux réalités,

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« Environ 65 % du territoire de la Russie (plus de 11 millions de km²) sont caractérisés, selon les critères du programme des Nations Unies pour la protection de l‟environnement, comme „nature sauvage‟ [dikaïa priroda], formée d‟écosystèmes intacts, c‟est-à-dire qui n‟ont pratiquement pas été touchés par l‟activité économique et où la bioproductivité et la biodiversité ont été complètement préservées (au total, cet indice est de 27 % pour le monde). La Russie concourt à plus du 1/5 des terres émergées ayant des écosystèmes intacts (Danilov-Danil‟jan, 2005, p. 259, en russe). » 22 « On estime que moins de 1 % de la forêt suédoise est encore vraiment naturelle. […] [Dans] la partie européenne de l‟URSS […] les forêts considérées comme relativement naturelles sont dominantes dans les taïgas du nord et la moitié septentrionale des taïgas du centre ; elles ne représentent plus que 50 % plus bas, et tombent à moins de 10 % dans les taïgas du sud » (Ozenda, 1994, p. 94). Selon les études onusiennes (World Resources Institute, 1994) et celles de N.B. Léonova et G.N. Ogourééva (2006), les milieux non ou faiblement dégradés par les activités humaines représentent 57 % du territoire de l‟ex-URSS, contre 15 % de l‟Europe (CEI européenne exclue).

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que nous posons en postulats, sont nombreuses en terme économique, écologique, culturel et géographique au sens strict. Primo, l‟exploitation des ressources végétales, animales et pédologiques de la Russie a une importance économique mondiale dans certains secteurs forestiers que sont l‟exportation des grumes de résineux, de sciages, de fourrure. Concernant la cellulose et la pâte à papier, l‟importance n‟est qu‟indirecte et provient surtout de la transformation du bois russe par les industries scandinaves et finlandaises. Mais il faut aussi compter, en zone de steppe, avec les productions agricoles sur tchernoziom, qui sont, en tonnages absolus, très élevées, en particulier la betterave à sucre, le blé et le tournesol. Pour cette dernière plante, le podsolnetchnik, qui a pris la place de la steppe, on sait que l‟importance mondiale de la Russie, n‟a jamais été démentie. Au dix-neuvième siècle, ce furent les Russes qui réintroduirent en Amérique le tournesol. Au vingtième siècle, ce fut l‟URSS qui sélectionna les principales variétés cultivées diffusées dans de nombreux pays. C‟est aujourd‟hui la Russie le premier producteur mondial, cependant que l‟Ukraine, dans la continuité de la ceinture de tchernoziom, est le deuxième23. Secundo, la préservation des ressources de la Russie en vie végétale et animale, tantôt à l‟opposé, tantôt en complémentarité de cette importance économique, est un enjeu écologique planétaire. Les forêts russes, qui représentent le quart de la surface forestière mondiale, absorbent chaque année 900 milliards de tonnes de gaz carbonique. La Russie défend l‟idée que, grâce à elle, l‟effet de serre global est atténué et, en tout cas, la protection du poumon vert russe concerne le monde entier24. De là à estimer que ce « puits de carbone » (akkoumouliator ouglérody) peut se négocier par des accords internationaux concernant les permis d‟émission dans le cadre de l‟après Kyoto… Cet aspect est pourtant assez peu connu en France, où l‟attention médiatique, voire scientifique25, est en priorité tournée vers les forêts tropicales.

« Des programmes d‟amélioration génétique en Union soviétique mirent au point des cultivars de tournesol à haut rendement et riches en huile, qui jouèrent un rôle crucial dans l‟expansion de la production de tournesol en Europe et d‟autres parties du monde entre 1920 et 1970. La production moderne de tournesol en Amérique du Nord et du Sud (principalement au Canada, aux Etats-Unis et en Argentine) prit son essor à partir de types de tournesol réintroduits par des immigrants de l‟Est et de Russie à la fin du XIX e siècle et à partir de cultivars russes importés après 1960 » (Van der Vossen et Mkamilo, 2007, p. 101). Le cultivar est dit sort par les Russes. 24 Ce sont les liogkie planéty (« poumons de la planète ») de N.B. Léonova et G.N. Ogourééva (2006, p. 425). Les Nations Unies confirment que « l‟avenir des 850 millions d‟hectares de forêts tempérées et boréales de la Fédération de Russie […] est important non seulement pour la Russie mais pour toute la région, en raison du rôle qu‟elles jouent dans la fixation du carbone » (GEO PNUE, 2002, p. 105). 25 A l‟heureuse exception des travaux de l‟historienne Marie-Hélène Mandrillon et de quelques autres chercheurs.

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Certains auteurs réclament donc à juste titre un plus grand intérêt prêté à la taïga russe26. Tertio, la Russie a développé, sans contradiction avec l‟importance des milieux naturels préservés, la plus grande civilisation du bois que la zone tempérée ait jamais connue (Camena d‟Almeida, 1932, Blanc et Carrière, 1992), qui a marqué la culture russe jusqu‟à une date très récente (Marchand, 2007). Le territoire de la Fédération comprend aussi les descendantes des principales civilisations turco-mongoles de la steppe. Chez les Kazakhs, les Kalmouks ou les Bouriates, le nomadisme, disparu dans les faits, redevient une fierté symbolique27. L‟héritage double, fût-il déséquilibré et en partie conflictuel, de cultures forestières et steppiques d‟une telle richesse à l‟intérieur d‟un même pays n‟existe pas autre part qu‟en Russie. Ultimo, l‟importance géographique de la végétation et des sols de Russie, fondée à la fois sur l‟immensité et la forte part des aires protégées, implique la possibilité de suivi, dans un même pays, de gradients zonaux et continentaux comme nulle part ailleurs dans le monde. Cela ne veut pas dire qu‟il faille négliger les subdivisions territoriales de la Russie. Mais l‟étude de ce pays formant 11,5 % des terres émergées à cheval sur deux continents permet d‟ajouter un niveau de réflexion planétaire au-dessus des régions.

1. Où il est narré comment les savants russes produisent la zonalité à partir de leurs sols En tant que pays du monde le plus allongé d‟ouest en est, s‟étirant sur 171°20‟ de longitude, la Russie possède un gradient de continentalité sans équivalent. Celui-ci s‟intègre cependant dans un découpage géographique en entités encore plus vastes, d‟un ordre supérieur, les zones. Or la Russie est, avec l‟Afrique, l‟endroit du monde où la zonalité s‟exprime le mieux, par ses ceintures (poïassa) de milieux naturels qui s‟allongent dans le sens des parallèles. En effet, sur de grandes distances, il y a peu de reliefs montagneux

Pour l‟ensemble de la forêt boréale, russe et canadienne, Paul Arnould (1991, p. 152) notait déjà que « la connaissance et la gestion de cet énorme ensemble forestier constitue un des défis écologiques majeurs du XXIe siècle, tout aussi important que la protection des forêts tropicales ». Pourtant, Antoine Da Lage et Georges Métailié (2005, p. 531) déploraient encore récemment que « bien que sa superficie soit légèrement supérieure à celle de l‟ensemble des forêts tropicales humides, la médiatisation actuelle dont font l‟objet celles-ci fait que l‟on ne reconnaît pas à la taïga le statut de poumon de la planète ». 26

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Les autorités des républiques de Kalmykie et de Bouriatie au sein de la Fédération participent à cette renaissance. Le cas des Kazakhs de Russie est différent. La République du Kazakhstan, indépendante, joue de cet enjeu identitaire dans des conditions beaucoup plus prononcées qu‟en Russie (Laruelle, 2008).

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perturbateurs. C‟est la géomorphologie plane qui permet l‟épanouissement d‟une telle zonalité non dérangée28. Dans ces conditions, il n‟est pas étonnant que la Russie soit à l‟origine mondiale de la notion même de zonalité dans la géographie contemporaine29, dans le sens de vastes portions du globe terrestre, de son sous-sol et de son enveloppe atmosphérique fonctionnant en systèmes, où la végétation, la vie animale, le sol, le climat, le substrat, les eaux sont interdépendants. Au cœur du nouveau concept, peu à peu mis en place à partir de la fin du XIX e siècle, se trouvait la pédologie, cette science neuve30, créée sous le nom de potchvovédénié par Basile Dokoutchaev, qui considérait le sol comme le creuset de tous les éléments du milieu en évolution permanente. Bien qu‟il ait été géologue de formation, Vassili Vassilévitch Dokoutchaev est considéré comme l‟inventeur de la géographie zonale moderne et de la science des paysages, le landchaftovédénié, et c‟est ainsi qu‟il est présenté dans les ouvrages russes31 d‟épistémologie de la géographie (Bogučarskov, 2004). Il est vrai que son approche, de même que celle de ses successeurs, était, à divers titres, très géographique. Les trois pères mondiaux de la pédologie, V.V. Dokoutchaev, K.D. Glinka et N.M. Sibirtsev, auxquels il convient d‟ajouter P.A. Kostytchev, G.N. Vyssotski, L.I. Prassolov, B.B. Polynov, S.S. Néoustrouïev, I.P. Guérassimov, ont développé une démarche géographique de l‟étude des sols, fondée sur les interrelations et les emboîtements d‟échelles. L‟originalité de Basile Dokoutchaev avait été de placer le sol au cœur d‟un concept qui, sans le nom, était celui d‟écosystème. Tous les éléments étaient en interdépendance, en interrelation et le sol était le produit de cette réunion, de cette conjugaison, de cette intégration, qu‟il appelait sovokoupnost ou sovokoupnaïa déïatelnost (« activité conjuguée »). En outre, ces éléments sont en évolution permanente. Le sol n‟est pas figé, mais il vit, se transforme. Cette idée dynamique était sans doute la grande nouveauté « Si le climat est ainsi responsable des grandes divisions naturelles de l‟Afrique, il faut bien reconnaître que cela est dû pour une part au fait que nous n‟avons affaire qu‟à un relief médiocre, tout en plateaux et en plaines, et qui ne peut donc en rien gêner ni modifier son action tyrannique. Nous retrouvons ces régions naturelles d‟origine climatique dans d‟autres zones du globe : telles sont la forêt sibérienne, les steppes de l‟Asie Centrale, les toundras polaires » (Cholley, 19391940, p. 42). « Il est usuel de suppléer à l‟insuffisance des contrastes de relief de la plaine russosibérienne en faisant reposer la division régionale sur la nature et la couleur des sols et sur la répartition des grands paysages végétaux » (George, 1942, p. 151, cf. notre avant-propos). Dans les « plaines, plateaux et moyennes montagnes de l‟Eurasie soviétique, […] la monotonie du relief permet de mieux dégager les facteurs planétaires qui jouent le rôle essentiel dans la différenciation des grandes unités bioclimatiques » (Birot, 1970, p. 113). 29 La zonalité de la Grèce ancienne, fondée sur le climat et l‟inclinaison des rayons solaires, ne sera pas évoquée ici. 30 « La pédologie (de pedon, sol), science particulière qui a pris son essor en Russie, à la fin du XIXe siècle, notamment avec les travaux de Dokoutchaiev (1846-1903) » (Lacoste et Salanon, p. 77). 31 En France, J. Boulaine (1975, 1989) a insisté sur ce lien entre la pédologie et le paysage.

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conceptuelle apportée par Vassili Vassilévitch, celle qui relégua la science du sol ancestrale et propulsa la pédologie moderne, inventée par les Russes32. La conséquence première de cette nouvelle démarche était l‟élaboration de la notion de zonalité. En effet, à partir du moment où la caractérisation des sols est fondée sur le climat et la végétation beaucoup plus que sur la rochemère33, le premier niveau de découpage géographique est celui de la zone bioclimatique. Or, comme le souligne le géographe français Jean Demangeot (1996, p. 97), « cette zonation bioclimatique se retrouve dans la répartition des sols, ces merveilleux intégrateurs de nature : ce n‟est pas par hasard que la pédologie est née, au XIXe siècle, en Russie, là où, précisément, les bandes de climats et de sols se succèdent avec régularité, de l‟Arctique à l‟Aral ». La conséquence seconde de cette nouvelle approche était la formalisation de l‟idée d‟emboîtement d‟échelle. En effet, à partir du moment où la zone bioclimatique est mise au rang supérieur de la réflexion géographique, la prise en compte du substrat géologique doit se faire à un second niveau. Ce fut la création par les pédologues russes de la notion d‟intrazonalité. Comme le précisait le pédologue français P. Duchaufour (1991, p. 157), en donnant les équivalents dans le vocabulaire français, « l‟URSS a conservé le cadre écologique qui a présidé à la naissance de la pédologie, en distinguant les sols zonaux (climatiques), intrazonaux (stationnels), azonaux (non ou peu évolués) ». Pour toutes ces raisons, l‟étude des sols russes a une portée mondiale et non pas seulement régionale. Dans le troisième volume du traité de géographie physique d‟Emmanuel de Martonne, qui n‟était autre que le premier grand manuel français de biogéographie, celui-ci et ses collaborateurs présentaient un chapitre de typologie des sols. Le plan suivi par les auteurs était éloquent34, montrant l‟ascendant exercé par la Russie sur la pédologie mondiale. La portée conceptuelle est doublée de l‟influence du russe sur le vocabulaire scientifique de la géographie des sols. Encore aujourd‟hui, même certains écoliers français peuvent évoquer le podzol ou le tchernoziom. De cette importance de l‟étude des sols de Russie et de la végétation qui leur est associée, à l‟origine même de la géographie zonale des milieux naturels et anthropisés, découle le choix que nous avons fait de commencer la

32 « Alors que la „science du sol‟, au sens strict, est très ancienne, la Pédologie […] est une discipline nouvelle, qui a vu le jour en Russie, à la fin du siècle dernier, sous l‟impulsion de Dokutchaev et de ses élèves ; le sol n‟est pas un milieu inerte et stable, mais il se forme, se développe : il évolue sous l‟influence du climat et de la végétation » (Duchaufour, 1991, p. 3). 33 « Ce sont ces altérations, opérées dans des conditions très diverses vu l‟énorme étendue du pays, qui font que des formations géologiques identiques et de même âge peuvent donner et donnent souvent en Russie des sols agricoles fort différents » (Camena d‟Almeida, 1904, p. 271). 34 1) « Principes de classification », 2) « Types de sols en Russie » 3) « Autres types de sols des zones tempérée et subtropicale » 4) « Sols des pays chauds humides » 5) « classifications de Glinka et Vilensky » (de Martonne et al., 1955).

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présentation de la géographie physique de la Russie en plusieurs tomes par un premier volume traitant de la biogéographie et de la pédologie.

2. La zone forestière de la Russie éclipse-t-elle toutes les autres ? Dans le volume de la géographie universelle consacré à la Russie, Roger Brunet (1996, p. 263) insiste sur le fait que « le gradient climatique ne se traduit pas par des effets graduels, mais par la différenciation de grandes formes végétales et de grands types de sols associés, que l‟action humaine a probablement encore accusée ». Pourtant, la Russie n‟est-elle pas le pays des méga-écotones, ces transitions de parfois plusieurs centaines de kilomètres de largeur entre les grandes formations végétales ? La forêt mixte n‟est-elle justement pas une vieille création anthropique ? La société russe, en favorisant les feuillus, n‟a-t-elle pas rendu plus graduel qu‟à l‟état naturel le passage de la taïga à la steppe boisée ? Les sols gris ne forment-ils pas l‟intermédiaire zonal entre le podzol et le tchernoziom ? Les terres noires lessivées et podzolisées sont-elles primaires ou secondaires ? Les oscillations en latitude de la toundra boisée sont-elles toujours fondées sur le climat ? La réponse à ces questions n‟est pas simple. Elle a occupé des générations de géographes russes, parmi lesquels G.I. Tanfiliev, A.N. Krasnov, V.L. Komarov, A.I. Tolmatchiov, M.I. Neïchtadt, B.N. Gorodkov, V.V. Aliokhin, V.N. Soukatchiov, E.M. Lavrenko, V.B. Sotchava35 ont peut-être le plus marqué l‟épistémologie de la biogéographie dans ses rapports avec la zonation des milieux naturels. En France, le cas russe ne devrait ainsi pas seulement avoir une portée de géographie physique générale (Demangeot, 1976, Boulaine, 1989), mais pourrait aussi prendre part à une meilleure assise du découpage régional, où les formations végétales, les communautés animales et les sols de la Russie méritent une étude détaillée. C‟était d‟ailleurs sur cette zonation biogéographique et pédologique que s‟appuyaient les grands programmes de développement agricole de l‟URSS, dont les héritages sur la Russie actuelle sont considérables. C‟était d‟abord le programme des « Terres noires », puis celui des « Terres non noires36 ».

Tanfil‟ev, Krasnov, Komarov, Tolmačëv, Nejštadt, Gorodkov, Alëhin, Sukačëv, Lavrenko, Sočava en transcription internationale. 36 « Dans sa première version (avril 1974), le programme place en tête de ses priorités la production de céréales alors que la base fourragère et la production animale sont qualifiées de „principales‟. Il faudra attendre la version de 1985 pour voir clairement affirmée la priorité donnée à l‟élevage » (Radvanyi, 1990, p. 56). « Le „Programme des terres non noires‟ disparut doucement des annuaires statistiques au milieu de la décennie 1980 » (Marchand, 2007b, p. 60). 35

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La Russie offre, du nord au sud, la succession de cinq grandes ceintures de végétation et de sol : la toundra sur sol squelettique, la taïga sur podzol, la forêt de feuillus sur sol gris, la steppe sur tchernoziom et le semi-désert sur sol châtain clair. Les complications proviennent d‟une part de l‟importance des écotones, d‟autre part de l‟emboîtement des échelles fondé sur la continentalité, l‟altitude, l‟influence de la roche-mère, le rôle des hommes. Si l‟on en reste à la zonation, la particularité russe est sans doute l‟énorme place prise par ces ceintures de transition que sont la toundra boisée, la forêt mixte et la steppe boisée. Parfois plus larges que certaines zones ellesmêmes, elles ébranlent le bien-fondé de la délimitation biogéographique en fonction de la latitude. Elles posent en tout cas la question des choix du découpage classique en cinq zones et des éventuels regroupements ou subdivisions. Selon le but poursuivi, les limites peuvent varier dans des proportions telles que plusieurs millions de kilomètres carrés soient concernés. C‟est ainsi que, d‟après le Rapport sur les progrès manifestes concernant la réalisation des engagements de la Fédération de Russie pour le protocole de Kyoto (en russe), publié en 2006 par le Ministère du développement économique et du commerce, le territoire de la Fédération est couvert à 30 % de toundra. Mais, selon le géographe Anatole Issatchenko, la toundra concerne 19 % de la Russie. Nous pensons qu‟il y a au moins deux conceptions qui s‟opposent dans les divers travaux de planimétrie des zones de sol et de végétation à petite échelle cartographique. Pour certains organismes, le but recherché se trouve être de souligner l‟importance des contraintes de certaines zones pour la mise en valeur par la société russe. Dans ce cas, il semble opportun de regrouper les milieux de désert polaire, de toundra et de toundra boisée, sous les appellations qui viennent d‟être indiquées, où les contraintes des ressources végétales, animales et pédologiques dues au froid permanent du nord sont considérables. A l‟extrémité méridionale, il peut être convenable de mettre ensemble la steppe sèche et le semi-désert, où les contraintes d‟aridité et de salinité des sols sont à certains égards communes. La zone centrale de la Russie apparaît alors comme un milieu moins contraignant, où la forêt de feuillus et la steppe boisée sont susceptibles d‟être regroupées, laissant à la taïga un espace de contraintes moyennes. Pour fixer les esprits, il est possible de résumer ce découpage zonal en admettant que la toundra au sens large couvre 30 % du territoire russe, la taïga 50 %, l‟ensemble de la forêt caducifoliée et de la steppe boisée 8 %, la steppe et le désert 12 %. Pour d‟autres institutions, le but poursuivi se trouve être d‟insister sur la nécessaire protection de certains milieux, naturels ou qui, justement, ne le sont plus beaucoup. Cela peut aboutir à distinguer des espaces très transformés, qui

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peuvent continuer à profiter de fortes potentialités économiques, d‟autres à préserver.Dans ce cas, il semble judicieux de regrouper la taïga au sens strict et la taïga clairsemée de pré-toundra, qui n‟est autre que la toundra boisée ainsi renommée d‟une manière révélatrice. Fig. intro 1 : Les zones végétales de la Russie

Dans les deux cas, en effet, l‟arbre est présent, caractérisé par sa faible productivité, sa lenteur de régénération, son besoin de protection. Il est aussi opportun de mettre ensemble la forêt de feuillus et la steppe boisée sur sol gris, où se cumulent une nécessité de protection maximale et d‟assez fortes potentialités. Il convient enfin de séparer la steppe, aux fortes potentialités agricoles sans qu‟il n‟y ait plus d‟aires à préserver, du semi-désert, où les mesures de protection ponctuelles, oasiennes, ne se prennent pas à cette petite échelle cartographique. Pour fixer les esprits, il est possible de synthétiser ce découpage zonal en proposant que la toundra couvre 19 % du territoire russe, la

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taïga au sens large 62 %, l‟ensemble de la forêt caducifoliée et de la steppe boisée sur sol gris 6 %, la steppe 12 % et le désert 1 %. En terme de difficulté des cadres de vie, la première conception est plus parlante ; en terme de besoin de protection des espaces arborés, la seconde manière de présenter est plus pertinente. La réunion des deux propositions permet d‟abord de souligner l‟importance des contraintes de l‟espace russe : les fortes difficultés des cadres de vie de froid, de faible productivité végétale et de sol très peu fertile en toundra et taïga, les fortes contraintes de sécheresse et de salinisation des sols en steppe et désert. Finalement, ce sont seulement 3 à 8 % du territoire russe qui ressemblent à des milieux naturels proches de ceux d‟Europe de l‟Ouest. Raison de plus pour les étudier en France, où ils sont méconnus. La réunion des deux propositions permet ensuite de souligner l‟importance des espaces boisées en Russie. Certes, les géographes russes sont habituellement généreux envers la place occupée par la forêt climacique37 et en particulier la taïga, en y classant d‟une part toute région montagneuse qui a des étages inférieurs de taïga et des étages supérieurs de pelouse alpine, dite par eux toundra de montagne, d‟autre part toute sous-zone hybride qui possède quelques arbres, comme c‟est le cas de la toundra boisée et de la steppe boisée. Cependant, il est vrai que la forêt, par sa réalité biogéographique et son importance culturelle, n‟occupe pas une place comme les autres dans la Fédération de Russie. A l‟état naturel, le territoire correspondant aujourd‟hui à la Russie était peu forestier, en comparaison de l‟Europe de l‟Ouest. Les reconstitutions paléogéographiques permettent d‟estimer que moins des deux tiers du pays étaient recouverts de forêts. Le chiffre classique, représentant la situation d‟avant les défrichements, tel qu‟il a été proposé par Vassili Petrovitch Tsepliaev, est de 62 % de forêts (Cepljaev, 1961). Selon que d‟autres auteurs prennent en compte tout ou partie de la toundra boisée, de la steppe boisée et de quelques autres espaces intermédiaires, la proportion peut certes varier assez sensiblement38. Mais l‟idée générale, dans une fourchette39 allant de 58 % à 70 %, reste la même.

Au sens de la superficie qu‟aurait la forêt sans l‟action de la société russe. Le concept lui-même de climax, qui est à manier avec prudence (Arnould, 1993), ne sera pas discuté ici, bien que la forêt russe soit concernée par les héritages de la dernière glaciation, qui peuvent provoquer des différences entre la potentialité offerte par les conditions actuelles et la réalité, même en l‟absence de l‟action humaine. 38 Cela pose la question de la définition elle-même de la forêt (Arnould, 1991b), qui prend une certaine ambiguïté en Extrême-Orient Russe. 39 58 % selon le Rapport sur les progrès manifestes concernant la réalisation des engagements de la Fédération de Russie pour le protocole de Kyoto (en russe), publié en 2006 par le Ministère du développement économique et du commerce ; 68 % d‟après un traitement personnel des données d‟Anatoli Grigorévitch Issatchenko en utilisant les critères de définition de Martchenko et 37

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Ce n‟est donc que par l‟immensité de son territoire que la Russie transforme cette proportion assez peu élevée en superficies absolues considérables. Pour reprendre le chiffre classique de Basile Tsepliaev, le territoire correspondant à la Russie actuelle comptait à l‟état naturel 10,59 millions de kilomètres carrés de forêts40. Les estimations récentes varient entre 9,9 (Ministère du développement économique) et 11,825 millions de km² (Utkin et al., 1995) de forêts dans la situation d‟avant les défrichements. Or ceux-ci ont été peu importants, n‟ayant fait disparaître qu‟environ un quart de la superficie naturelle, et c‟est sans doute là le fait majeur de la biogéographie russe. Il subsisterait encore aujourd‟hui entre 7 331 500 km² (Tsarev, 2005) et 8 510 000 km² (GEO PNUE41, 2002) de forêts en Russie, en passant par une estimation de 7 516 000 km² par A.I. Outkin et ses collaborateurs (1995) et de 7 743 000 km² par les géographes N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev (2005). Le géographe français Marc Galochet (2007, p. 119) évoque 7 640 000 km². Quoi qu‟il en soit, cela représente 22 % de toutes les forêts mondiales préservées (GEO PNUE, 2002, Marčenko et Nizovcev, 2005), si on estime leur superficie entre 35 et 38,6 millions de km². Quelles que soient les légères42 variations chiffrées autour de ses 800 millions d‟hectares, la forêt russe garde un poids d‟échelle planétaire43 compris entre un quart et un cinquième du total mondial, loin devant le Brésil et le Canada. La seule taïga russe représenterait 73 % de la forêt boréale mondiale (Falinski et Mortier, 1996, Pisarenko, 1997, Hotyat et Galochet, 2006, Galochet, 2007) et ce n‟est pas dans un contexte anodin que la Russie a signé à Rio en 1992 la Déclaration de principes relatifs aux forêts » (Zaïavlénié o printsipakh v otnochénii lessov). Grâce à cette faiblesse des défrichements, les réserves en bois de la Russie sont équivalentes à 82 milliards de mètres cubes (Utkin et al., 1995, Doroch, 2007), soit quatre fois plus que le Canada et les Etats-Unis réunis, dont 64 milliards pour les seuls conifères de la taïga. Ainsi, quoiqu‟elle compte de vastes espaces naturels sans arbre, que se partagent la toundra, la steppe et le semi-désert, la Russie est un pays forestier de première importance, grâce à son immensité et à la grande faiblesse des défrichements. En outre, comme les espaces sans arbre sont de conquête récente, la civilisation russe est forestière.

Nizovtsev, incluant à la forêt de feuillus la moitié nord de la steppe boisée ; 69,8 % selon l‟encyclopédie de la forêt de Russie dirigée par A.I. Outkin et ses collaborateurs (1995, en russe). 40 Sur un total de 11,31 millions de km² pour l‟URSS. 41 C‟est le chiffre donné par la FAO pour les forêts russes, repris par le PNUE. 42 En dehors de quelques exceptions, comme le chiffre de 4,5 millions de km² donné par J.-P. Paulet (2007) pour la taïga russe. Rappelons que, si l‟on ne compte pas la taïga basse et claire de Sibérie orientale et d‟Extrême-Orient, la superficie forestière peut baisser de près de deux millions de km². 43 « Les forêts de l‟ex-URSS contribuent fortement à l‟édification du manteau forestier mondial » (Falinski et Mortier, 1996, p. 106).

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Il serait cependant aussi réducteur d‟assimiler les milieux biogéographiques de la Fédération de Russie à la seule forêt que de confondre celle-là avec le seul territoire ethniquement russe. C‟est pourquoi il a été décidé de présenter ici les cinq zones de végétation, de sol et de communauté animale, sans négliger les milieux naturels non forestiers. Le choix a aussi été fait de les ordonner44 en latitude, du nord au sud, commençant par les formations végétales à forte contrainte de froid et terminant par celles subissant la sécheresse.

3. Les paysages végétaux de la Russie sont-ils tristes et lassants ? Les enjeux économiques et écologiques des milieux naturels russes sont, il est vrai, importants, le caractère global du réchauffement climatique et la mondialisation de ses causes sont certes d‟une actualité brûlante, les remèdes à trouver sont, nous dit-on, urgents et la préservation de la forêt russe pourrait faire partie des réponses. La délimitation géographique des différentes zones végétales de Russie est un exercice de poids, qui permettra de mieux appréhender le rôle de la taïga parmi les autres milieux, que sont la toundra, la forêt de feuillus, la steppe, le semi-désert. Ces sujets, s‟ils sont traités à travers le développement durable, gagnent en profondeur. Pour autant, ils sont sans doute moins éternels et universels que la joie de vie ou la mélancolie. Les géographes, même physiciens, ne se posent-ils pas cette question existentielle à travers leur étude rigoureuse des phénomènes biogéographiques et pédologiques ? Quelques citations, prises sans souci d‟exhaustivité ni volonté de démonstration, nous amènent à penser que la carapace scientifique, qui dissimule la sensibilité des géographes, pourrait se fendiller bien plus dans l‟étude des milieux de végétation et de sol de la Russie que dans celle des pays plus proches de nous, en kilomètres ou en culture mondialisée. Picorons alors quelques avis. Dans la toundra russe, « le paysage est d‟une infinie tristesse » (George, 1962, p. 217). « La toundra apparaît extrêmement monotone, même en été » (id., p. 219). Quel Français en sera surpris ? Après tout, c‟est le nord. A l‟autre extrémité de la Russie, la steppe, dite aussi prairie en biogéographie, partage avec l‟Amérique le fait que « la prairie est une formation […] monotone d‟aspect » (Elhaï, 1967, p. 247). Quittons le cercle des géographes français pour celui des hommes de lettres russes et admettons que « les freux […] se ressemblent tous et ils rendent la steppe encore plus uniforme » (A. Tchékhov, 1888, La steppe, chap. 1, dans la traduction française de V. Volkoff45). Cette monotonie littéraire répond à Une hiérarchie mettant en avant les zones forestières et les traitant d‟abord aurait été une démarche de géographie humaine pour laquelle nous n‟avions pas les compétences nécessaires. 45 « Gratchi […] pokhoji droug na drouga i délaïout step echtchio boléé odnoobraznoï » dans le texte original. 44

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« l‟ennui de la steppe » (stepnaïa skouka). Le Russe est bien un Européen. Il n‟est pas chez lui s‟il n‟y a rien à défricher. Il reste donc la forêt, qui, fort heureusement, couvre l‟essentiel du territoire russe. Les anciens voyageurs éclairés rendaient vivants et agréables à lire leurs récits en donnant leur sentiment sur la taïga russe ou la forêt mixte. Lors de son trajet en train de d‟Allemagne à Moscou, Jules Legras46 (1895, p. 9), entrant en Russie, écrivait que « le même paysage monotone défile incessamment à mes côtés : des forêts de bouleaux grêles et de petits sapins » (p. 9). Quelques années plus tard, financé par la Société suédoise d‟anthropologie et de géographie, J. Stadling (1904, p. 320), relatant sa mission en Russie en 1898, écrivait : « le train […] s‟enfonce bientôt, à nouveau, dans la mystérieuse taïga dont la monotonie […] se poursuit jusqu‟au point terminus ». Les géographes physiciens français, récents ou actuels, ne décrivent heureusement pas la taïga par les seules données sobres de la biomasse en tonnes de matière sèche par hectare, de la productivité ou du nombre d‟espèces. Dans le chapitre scientifique traitant de la forêt boréale, Alain Lacoste et Robert Salanon (1969, p. 144) parlent de « grande monotonie » et Gabriel Rougerie (1988, p. 120) de « monotonie extrême », cependant que Georges Viers (1970, p. 96) qualifie l‟ensemble de « forêts monotones ». Jean-Paul Amat (1996, p. 360) peine à exprimer, tant elle est ineffable, « l‟indicible monotonie d‟innombrables et similaires bataillons de conifères », dont une martiale comparaison accentue la gravité. Yannick Lageat (2004, p. 50) s‟exclame quant à lui qu‟il « n‟est pas au monde de formation aussi désespérément monotone que la forêt boréale de Conifères ». L‟adverbe renforce le sentiment déjà soufflé par l‟adjectif et rend ainsi la lecture plus captivante. Alain Huetz de Lemps (1994, pp. 57-58) concède que « la futaie de conifères a une incontestable majesté, mais aussi une certaine monotonie ». L‟attention est ainsi attirée par une figure de style dans laquelle le trait altier contrebalance, peut-être pour mieux la souligner, l‟uniformité lassante. Pour notre part, il serait fâcheux d‟accabler le lecteur par une succession d‟autres citations. Nous savons depuis Madame de Staël que « la monotonie, dans la retraite, tranquillise l‟âme ; la monotonie, dans le grand monde, fatigue l‟esprit » (1810, De l’Allemagne). Or les géographes ne prennent jamais leur retraite. L‟introduction de cet ouvrage, qui n‟a que trop traîné, laisse-t-elle entendre que les milieux naturels de Russie présentent une « Bien qu‟il ne fût pas géographe de profession, il était bien connu parmi les géographes pour ses récits de voyage de Russie et de Sibérie. […] En 1929, il fut nommé à la Sorbonne où il enseigna jusqu‟à sa retraite la littérature russe. […] Les géographes ne sauraient oublier ce que doit la science à cet explorateur lettré » (Chabot G., 1940, « Jules Legras (1867-1939) » Annales de Géographie, 49(277) : 65). 46

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toundra caractérisée par sa tristesse, une taïga qui provoque le désespoir, une steppe qui cause l‟ennui ? Les changements d‟échelle en géographie peuvent-ils aider à démêler le sentiment d‟affliction ? L‟étude de la végétation et des sols de la Russie autorise-t-elle à douter ?

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Chapitre Premier La toundra, le mollisol et l’élevage du renne La toundra est la formation végétale basse, sans arbre, qui croît dans la partie de la Russie où le froid permanent est le facteur limitant majeur, grossièrement au nord du cercle polaire. La toundra russe, prise dans son sens le plus restrictif, couvre 3,2 millions de km², soit 19 % du territoire de la Fédération. Si on lui adjoint 1,9 million de km² de toundra boisée, la surface dépasse 500 millions d‟hectares et représente 30 % du territoire russe. Fig. toundra 1 : Carte de l’extension de la toundra russe

C‟est sans doute la toundra qui matérialise le mieux l‟effet en trompel‟œil47 de l‟immensité russe. Sur une superficie qui couvre près de dix fois la France, la toundra russe est une vaste réserve de nature, où certaines aires protégées ont la taille d‟un département de notre pays. C‟est aussi l‟endroit d‟activités traditionnelles, comme l‟élevage du renne, sur lequel se fondait une véritable civilisation (Leroi-Gourhan, 1936), menacée dans certaines régions par l‟avancée du front pionnier, en particulier en Sibérie occidentale, où l‟extraction des hydrocarbures n‟en finit pas de monter vers le nord. La toundra russe est également un haut lieu de la recherche scientifique en milieu extrême. A la suite des travaux de B.N. Gorodkov pendant l‟entre-deux-guerres, les grands spécialistes mondiaux de la toundra s‟appelèrent B.A. Tikhomirov, V.D. Aleksandrova, N.V. Matvééva, A.I. Tolmatchiov, B.A. Yourtsev, ou encore Du moins si le territoire d‟un Etat ne servait qu‟à la surface agricole utile et à la construction de mégalopoles. 47

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Youri Ivanovitch Tchernov. Très publiée en anglais, Véra Aleksandrova a sans doute eu l‟audience planétaire la plus affirmée. Comme tout paysage peu humanisé, la toundra a l‟image d‟un milieu assez uniforme, qui ne mériterait qu‟une étude de biogéographie générale, sans intérêt régional. La toundra russe est-elle la même que son homologue canadienne et alaskienne ? Si la toundra russe abrite 90 % des espèces arctiques proprement dites de l‟hémisphère nord (Abdurahmanov, 2003), celles qui n‟existent pas dans autres zones bioclimatiques, est-ce parce qu‟elle est plus riche que la toundra américaine ou est-ce parce que l‟endémisme régional n‟existe pas dans le monde polaire, faisant que les mêmes espèces se retrouvent partout ? N‟y a-t-il pas plus de différences entre les toundras mourmane et yakoute qu‟entre les toundras tchouktche et alaskienne ? Quelles sont les contraintes que le milieu polaire impose aux plantes et aux animaux ? Le pergélisol a-t-il une forte influence sur la végétation ou bien, situé suffisamment profond, épargne-t-il les organes souterrains de son effet négatif ? Pour tenter d‟apporter quelques éléments de réponse, il conviendra d‟abord de se pencher sur les traits paysagers propres à la toundra, puis sur la manière dont le cadre polaire, climatique et pédologique, les déterminent. A cette occasion, nous nous permettrons de parler de milieu toudrain48, répondant aux environnements forestier et steppique. Dans un troisième temps, il sera plus important que dans les autres zones bioclimatiques de Russie de souligner les différents types de toundra. Le milieu toundrain, aux extrémités de la vie, consacre en effet l‟importance des micro-habitats. Cependant, cette mosaïque de niches à grande échelle cartographique s‟insère elle-même dans d‟autres découpages plus vastes, zonaux, méridiens, altitudinaux et régionaux. Leurs limites sont parfois mouvantes, ne font pas toujours l‟unanimité entre les auteurs. Parmi les choix ici faits, la toundra boisée ne sera pas étudiée dans ce chapitre, mais dans celui de la taïga, affirmant ainsi la grande caractéristique de la vraie toundra : l‟absence d‟arbre.

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Les Russes possèdent évidemment depuis longtemps dans leur langue l‟adjectif toundrovy.

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Milieux naturels de Russie Fig. toundra 2 : La toundra russe, caricature géographique

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1. Un paysage bas, marqueté et pauvre Le paysage49 de la toundra russe peut être décrit, dans sa dimension verticale, comme une formation basse, et dans ses dimensions horizontales, comme un ensemble morcelé. Dans un troisième temps, il convient de regrouper ces deux approches par l‟étude du volume végétal, en particulier de sa biomasse. La faiblesse de ce volume et la lenteur de son renouvellement conduisent à caractériser la toundra par sa pauvreté. Or celle-ci n‟est pas seulement quantitative. Elle se manifeste aussi par l‟indigence de la composition spécifique. Le caractère bas de la toundra implique-t-il une absence de stratification ? A quelle échelle la mosaïque végétale se met-elle en place ? La polydominance s‟exprime-t-elle par une juxtaposition ou un enchevêtrement ? La faiblesse de la base végétale permet-elle le développement d‟une pyramide alimentaire animale complète ou l‟ensemble est-il tronqué ? Quelles activités humaines traditionnelles se sont développées dans le milieu de la toundra russe et l‟équilibre est-il menacé ?

1.1. Une formation basse Qu‟y a-t-il de plus effrayant pour un sylvain ? Est-ce l‟absence d‟arbre, le fait qu‟un bouleau est aussi petit qu‟un champignon, ou bien, comme on le raconte aux enfants russes, la possibilité qu‟un champignon soit aussi grand qu‟un bouleau ? Et parmi ces trois grands traits paysagers, les deux derniers sont-ils vraiment les mêmes ?

1.1.1. Le pays sans arbre Pour tous les géographes de la planète, le caractère descriptif majeur de la toundra est l‟absence d‟arbre50 dans un milieu polaire de plaine ou de bas plateau. Cette définition et les mots pour désigner la formation végétale en question suscitent, comme souvent, un certain nombre de problèmes liés au fait que l‟emploi traditionnel du nom par les populations et l‟usage qui est en fait maintenant par les géographes ne coïncident pas. Il se pose d‟une part la

L‟objet de ce développement est d‟abord de décrire la physionomie de cette formation végétale. Dans les trois premiers temps, elle se fera sans citer les espèces floristiques ou bien en le faisant de façon commune, sans s‟attacher à mettre une majuscule pour les genres et les familles. La taxonomie précise est réservée au quatrième temps de ce développement. 50 « Les véritables toundras sont sans arbres » (Berg, 1941, p. 22). « L‟absence d‟arbres est le seul caractère commun à une végétation naine, mais extrêmement variée » (Birot, 1965, p. 207). « Le terme „toundra‟ désigne les formations végétales […] situées en latitude au-delà de la limite naturelle de l‟arbre » (Simon, 2007, p. 349).

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question de la différence entre l‟absence d‟arbre et celle de forêt, d‟autre part celle d‟une formation zonale climatique ou azonale montagnarde. Dès le Moyen Age, la Russie novgorodienne a pris contact avec la formation végétale basse des côtes de la mer de Barents. La présence russe à Kola est attestée depuis 1264 et cette fondation se trouve à proximité de la limite végétale majeure ; il suffit de descendre ce même fjord sur quelques kilomètres pour la dépasser. Si, avant Catherine II, les Russes sont restés juste au sud de cette limite, c‟est que, au-delà, se trouvait le bezlessié, c‟est-à-dire le « pays sans forêt » des premiers colons les plus septentrionaux, un endroit traumatisant où l‟absence de peuplement arboré déconcerte, angoisse et rend la vie traditionnelle pratiquement impossible pour un peuple forestier et défricheur51. Aujourd‟hui, les biogéographes russes utilisent le terme de bezlessié pour désigner un caractère descriptif majeur, l‟absence paysagère de forêt. Et c‟est bien là la première subtilité du langage géographique par rapport à l‟emploi traditionnel du terme slave de bezlessié. Pour le géographe, l‟absence de la forêt n‟est pas synonyme de celle de l‟arbre. La frontière de la forêt se trouve plus sud et la formation dite lessotoundra, la toundra boisée, occupe l‟intervalle entre les deux limites. Cet écotone sera étudié géographiquement dans le développement traitant de la taïga. Dans leur déplacement ancien vers le nord-ouest, à travers la Carélie et la péninsule de Kola, et vers le nord-est, en direction de la Petchora, les Russes avaient rencontré des populations septentrionales, d‟une part les Lapons, d‟autre part les Zyrianes52. Respectivement appelés aujourd‟hui Sâmes et Komi, ces deux peuples de langue finno-ougrienne53 pratiquaient bien entendu le contraste entre les parties forestières et dénudées de leur territoire. Peu enclins l‟un comme l‟autre54 à aller jusqu‟aux rivages des mers arctiques, ils connaissaient la dégradation forestière due à l‟étagement montagnard, qui, dans ces conditions rigoureuses, conduit très vite à une formation végétale basse. Une partie des Sâmes utilisait ces pâturages d‟altitude pour l‟estivage des rennes. C‟est pour désigner ces sommets dénudés que les peuples finno-ougriens employaient le 51

« Kola fut élevée au rang de ville par Pierre le Grand et fortifiée. Néanmoins, ses habitants n‟ont pris qu‟une part limitée à l‟exploitation des pêcheries de la côte mourmane, et peut-être faut-il voir dans cette abstention et dans le faible succès des essais de colonisation de cette côte l‟effet de répugnance qu‟éprouve le Russe à s‟établir au-delà de la forêt » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 111). 52 Les directions géographiques sont données de manière simplifiée. Il existe aussi historiquement des Zyrianes au nord-ouest, dans la péninsule de Kola, où ils ont d‟ailleurs participé au refoulement vers le nord des Lapons. 53 L‟appartenance du lapon directement à la famille linguistique finno-ougrienne ou bien l‟indépendance d‟une branche laponne de l‟ouralien qui aurait été assimilée plus tard par le finnoougrien pose des problèmes purement linguistiques qui ne seront pas discutés ici. La proximité du carélien, pendant russe du finnois, et du lapon concernant la dénomination des objets de la nature est de toute façon importante. 54 C‟est surtout vrai des Komi, peuple forestier qui laissait aux Nentsy (jadis appelés Samoyèdes par les Russes) le soin de nomadiser dans la toundra avec les rennes.

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mot à l‟origine de la toundra. Les Russes ne manquaient pas non plus d‟être frappés par chacune de ces hauteurs sans conifère, qu‟ils appelaient bezlesnaïa vozvychennost (la hauteur sans forêt) ou golaïa vozvychennost (la hauteur dénudée). Ils assimilèrent cependant aussi le nom, ou plutôt les noms 55, de toundra. Le lexique savant en a changé le sens. Les géographes russes, à l‟origine du concept de la zonalité, ont employé la toundra pour désigner la formation végétale basse de la zone bioclimatique polaire. De ce fait, la vraie toundra des géographes est devenue celle des plaines, où il n‟y a pas d‟interférence entre la latitude et l‟altitude. Pour la formation des hauteurs dénudées, les géographes russes parlent de toundra de montagne, l‟ajout de l‟adjectif montagnard montrant le renversement de situation entre la toundra laponne d‟origine et celle de la géographie russe, puis mondiale56.

1.1.2. Le paysage végétal ras des lichens, mousses et champignons Les cryptogames que sont les lichens (lichaïniki) et les mousses (mkhi), forment ce que les auteurs russes (Rakovskaïa et Davydova, 2003, p. 167, Abdurahmanov et al., 2003, p. 292) nomment les édificateurs (édifikatory) de la toundra. En général, ce sont en effet ces plantes qui organisent l‟écosystème 57 de la toundra, en déterminent la structure et, dans une certaine mesure, la composition floristique. « Dans la toundra, l‟importance phytocénotique des lichens et surtout des mousses est grande ; ils sont souvent les édificateurs de ces associations. Une couverture continue de mousses dans les conditions de la toundra influe essentiellement sur le régime thermique des sols et la profondeur de la fonte saisonnière, donc sur les conditions d‟habitat des autres plantes. Les lichens ont une influence moindre sur les conditions pédologiques, mais, quand ils sont abondants, le nombre d‟espèces d‟herbes et de buissons diminue » (Abdurahmanov et al., 2003, p. 292, en russe). Ces plantes forment pour le moins un paysage végétal bas, et même, quand ils sont très dominants, voire exclusifs, un paysage ras.

Le nom finnois de tunturi, lui-même issu du sâme, est aujourd‟hui le plus facilement cité comme étant à l‟origine de la toundra. Cependant, plusieurs variantes se trouvaient chez différents peuples finno-ougriens. Elisée Reclus (1885, p. 607) cite un mot komi « toundras, ou mieux, troundras : en zîrane, „pays sans arbre‟ » . Il reprend cette information de l‟ouvrage d‟O. Finsch, Reise nach West Sibirien im Jahre 1876. 56 Les géographes français parlent plutôt de pelouse alpine pour désigner la formation végétale correspondant à la toundra de montagne des Russes. 57 La définition russe d‟un édificateur est d‟être une plante « srédoobrazaïouchtchéé » (Trëšnikov, 1988, p. 339), c‟est-à-dire « organisatrice du milieu naturel ». Cette notion est différente de l‟édificatrice des biogéographes français, qui est au contraire une plante plus ou moins décalée par rapport au contexte actuel, mais qui est annonciatrice d‟un groupement futur, dans le cadre d‟une évolution progressive vers le climax (Lacoste et Salanon, 1969, p. 40 et p. 57).

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La toundra russe compte bien entendu, en particulier sur ses marges les plus septentrionales, proches du désert polaire, ou les plus récentes, des lichens encroûtants.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 1 Lichens encroûtants, végétation pionnière en Sibérie orientale Ces lichens foliacés croissent en plaques sur les rochers surplombant le lac Baïkal. Le recul dû à l’abrasion par les vagues, qui rajeunit en permanence un modelé très déclive, et le microclimat lacustre, qui refroidit fortement les températures estivales, donnent à ces falaises des caractères de milieu extrême. Elles sont colonisées par une végétation d’avant-garde, formés ici de Xanthoria orangés.

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Ces korkovyé lichaïniki, qui existent aussi sur les rochers des falaises des grands lacs de la zone de taïga,constituent une végétation pionnière. Ce sont, pour quelques-uns, des lichens incrustés dans la roche, les nakipnyé lichaïniki, dont la croissance est d‟une extrême lenteur58. Mais ce sont surtout des lichens foliacés, les listovatyé lichaïniki, qui s‟agrandissent en formant des plaques En dehors de ces avant-gardes, cependant, les lichens caractéristiques de la toundra russe sont buissonnants. Ces koustistyé lichaïniki ont des dimensions individuelles supérieures, avec un thalle de plusieurs centimètres. Ils forment parfois une couverture constituant à elle seule l‟ensemble du paysage toundrain. Il s‟agit alors d‟une formation végétale monostrate, qui n‟a pas beaucoup d‟équivalent dans le monde. Mais les lichens buissonnants composent le plus souvent le tapis au-dessus duquel croissent les herbes et les petits ligneux de la toundra.

Cliché L. Touchart, juillet 2009

Photo 2 La mousse à renne, richesse de la toundra russe Ladite « mousse à renne » (oléni mokh) est en fait un Lichen appartenant au genre Cladonia. C’est la première richesse de la toundra russe, dont dépendent les pâturages de Cervidés. La lente croissance des lichens buissonnants conditionne le temps de retour des rennes. La photographie a été prise dans le jardin botanique universitaire de Cluj-Napoca.

« Chez les lichens crustacés […] certains ne s‟accroissent que de quelques millimètres par siècle » (Godard et André, 1999, p. 183). 58

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C‟est parmi ces lichens buissonnants que se trouve le fameux oléni mokh, la « mousse59 à renne », qui constitue le pâturage apprécié des troupeaux de cervidés du nord de la Russie. Leur croissance varie dans une fourchette de valeurs comprise entre 1 et 3 mm par an du sud au nord de la toundra russe (Gorodkov, 1935). Les vraies mousses (mkhi), c‟est-à-dire les Bryophytes, sont encore plus importantes dans la toundra russe. On les trouve un peu partout à l‟extrême nord du pays et leur peuplement répond au mieux à ce que les Russes appellent povsémestno, c‟est-à-dire qu‟elles croissent de façon ubiquiste. Elles occupent des habitats proches de ceux des lichens et développent un comportement assez voisin de ces derniers. La principale différence est qu‟elles sont « un peu moins pionnières et souvent plus hygrophiles » (Rougerie 1988, p. 12). Bien que quelques-unes colonisent les milieux rocheux secs en association avec les lichens encroûtants, les mousses sont plutôt caractéristiques des habitats humides ; et cette préférence se réalise à toutes les échelles géographiques. A petite échelle cartographique, l‟importance des mousses par rapport aux lichens est sans doute la principale originalité de la toundra russe, qui la distingue de son homologue canadienne plus lichénique. A moyenne échelle, la toundra située de part et d‟autre de l‟embouchure de la Petchora est la plus moussue. A grande échelle cartographique, la toundra muscinale préfère les dépressions mouillées, dont les tourbières forment un cas particulier. Les champignons (griby) sont beaucoup moins importants dans la toundra que les lichens et les mousses. Leur habitat est plus ponctuel et ils quittent peu la toundra buissonnante. Ce sont en fait des champignons de la zone de taïga dont certains parviennent à croître jusque dans la toundra, en particulier là où celle-ci est riche en bouleaux nains. Le gradient d‟appauvrissement se lit nettement sur le piémont occidental de l‟Oural Polaire. Dans la région de Vorkouta, Nina Stépanovna Kotelina (1990) a ainsi recensé une baisse d‟un tiers du nombre d‟espèces de champignons entre la toundra boisée, qui est la partie septentrionale de la zone de taïga, et la toundra buissonnante, qui est la partie méridionale de la zone de toundra.

1.1.3. Le paysage végétal bas des petites plantes herbacées et ligneuses S‟ils souhaitent exprimer clairement l‟aspect paysager qui domine dans l‟essentiel de la toundra, sans pour autant employer de terme biogéographique, ou scientifique, spécialisé, les géographes russes évoquent volontiers les nizkoroslyé rasténia, c‟est-à-dire les plantes basses, que ce soient des herbes ou Selon l‟expression consacrée, en russe comme en français, mais il s‟agit bien, au sens biogéographique, d‟un lichen. 59

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des ligneux, des plantes herbacées, des buissons ou des arbres nains. Malgré leur variété biologique, ces plantes basses développent des caractères physionomiques proches, qui donnent un paysage géographique caractéristique, que ce soit dans la forme d‟ensemble ou bien dans le détail de l‟aspect des feuilles et des fleurs. La toundra russe se présente avant tout comme un ensemble de plantes prostrées (prizémistyé). Selon diverses modalités, dont les rosettes, les coussinets et le nanisme sont parmi les plus caractéristiques, la plupart des plantes donnent l‟impression d‟être plaquées au sol. Les plantes qui développent des formes étalées (stéliouchtchessia formy) regroupent souvent leurs feuilles dans des rosettes (rozetki). Les « rosettes à feuilles étalées » (Rougerie, 1988, p. 10) constituent des groupes circulaires de feuilles dont la totalité des départs se fait au même endroit, à la base de la tige, presque au contact avec le sommet du système racinaire, bref, au niveau du collet. Cette disposition fait que la rosette de collet (prikornaïa rozetka de Rakovskaïa et Davydova, 2003, p. 165) est en fait plaquée au sol. Sur ce schéma général se greffent évidemment plusieurs variantes, si bien que les biogéographes russes distinguent habituellement, à la suite de V.D. Aleksandrova, les rozetotchnyé rasténia (plantes à rosette) et les polourozetotchnyé rasténia (plantes à demi-rosette). Les formes en coussinet (podouchkoobraznyé formy) composent d‟autres parties très fréquentes de la toundra, où le paysage se résume à une succession bosselée de multiples petites coupoles végétales. De près, les formes hémisphériques de ces plantes, le plus souvent herbacées, parfois ligneuses, sont certes plus ou moins bien réalisées et les auteurs russes n‟hésitent pas à différencier rasténia-podouchki et rasténia-poloupodouchki (plantes à coussinet et à semi-coussinet), mais, de loin, le paysage d‟ensemble frappe par « la sphéricité inhabituelle des formes » ( Rougerie, 1988, p. 21). Le nanisme est l‟un des caractères les plus populaires60 de la toundra. Le terme est paradoxalement employé pour les plus grands individus de cette formation végétale ! C‟est que les cryptogames, les buissons d‟airelles ou les petites herbes sont des plantes basses dans la toundra, mais aussi ailleurs, en particulier sous forêt. Il n‟en est pas de même des bouleaux, des saules ou des aulnes, qui sont des arbres atteignant parfois plus de vingt mètres dans la taïga, tandis qu‟ils sont réduits à des hauteurs de quelques décimètres dans la toundra, souvent 30 à 60 cm. Le plus nain de tous est le Saule herbacé (Salix herbacea, iva travianistaïa), qui dépasse rarement cinq centimètres. Comme ce sont des arbres ailleurs, ayant ici la taille de buissons, ils donnent l‟impression d‟une 60

Le géographe Mourad Adjiev, dans un livre de vulgarisation pour les enfants, décrit ainsi la toundra yakoute : « il y a en Yakoutie des forêts dans lesquelles, même si on le voulait, on ne se perdrait pas. Ces forêts poussent au nord de la république. Les arbres sont tout petits, tout minces. Le plus haut des bouleaux nains était à peine plus haut que ma botte. Quand on va dans cette forêt, on se prend pour un géant. On peut toucher la cime d‟un jeune arbre. C‟est merveilleux et inhabituel » (Adţiev, 1989, p. 10, en russe).

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anomalie , qui conduit à l‟emploi classique du terme de nanisme. Le représentant emblématique en est le Bouleau nain (Betula nana), que les Russes appellent tantôt bérioza karlikovaïa, tantôt bériozovy stlanets62. L‟appellation d‟arbre nain n‟est en fait utilisée que pour les espèces à feuilles caduques63, bouleaux, saules, aulnes, plus rarement sorbiers, bien que leur taille ne soit souvent pas très différente, certes tout de même un peu plus élevée64, de celle des individus à feuilles persistantes, qui continuent quant eux d‟être nommés buissons. Ce paysage végétal bas va de pair avec la grande lenteur de la croissance et « chez un saule polaire, les rameaux s‟allongent de 1 à 5 mm par an et donnent seulement 2 à 3 feuilles » (Marčenko et Nizovcev, 2005, p. 144). « Cas extrême, un Genévrier de la péninsule de Kola, âgé de 544 ans, avait un diamètre de 83 mm (Elhaï, 1967, p. 278). Dans le détail, les plantes prostrées, à rosette, à coussinet ou autres, ainsi que les plantes plus redressées, mais souvent naines, développent des feuilles et des fleurs caractéristiques de la toundra. Il existe certes quelques plantes décidues (listopadnyé), comme les bouleaux et saules nains, ou encore l‟airelle bleue et le raisin d‟ours, mais, le plus souvent, les plantes de la toundra sont sempervirentes (vetchnozélionnyé). Leurs feuilles persistantes sont en général petites (melkié) et scléreuses (kojistyé). Par exemple, l‟enduit cireux (voskovoï naliot) de la feuille d‟Andromède est si caractéristique, par sa teinte blanchâtre, qu‟il a donné son nom russe à ce buisson, podbel (« le blanchâtre »). Généralement, cependant, les feuilles des plantes toundraines ont une teinte vert sombre, et la particularité de devenir plutôt rougeâtres à la fin de la belle saison. « Les feuilles, permanentes ou caduques, revêtent pour la plupart une couleur rouge ou brune due à l‟apparition d‟un pigment, l‟Anthocyane » (Birot, 1965, p. 209). Mais le plus étonnant sans doute de ce paysage végétal pourtant figé pendant l‟essentiel de l‟année, se trouve être, pendant quelques semaines, la chatoyante bigarrure de ses grosses fleurs aux couleurs éclatantes65. Ces 61

61 Selon le principe que tout est relatif. D‟où le jeu de mot de Mourad Adjiev, selon lequel le Bolet rude (Leccinum scabrum) devrait, dans la toundra, s‟appeler nadbériozovik. En effet, en russe, ce champignon se dit podbériozovik, « le champignon d‟en dessous le bouleau », tandis que nadbériozovik signifierait « le champignon d‟au-dessus le bouleau ». En français, le rire n‟est pas assuré. 62 En fait stlanets est la plante qui se plaque, s‟étale au sol. La nuance serait donc que bériozovy stlanets représente le bouleau prostré (sens physionomique) et bérioza karlikovaïa le Bouleau nain (sens taxonomique), mais les deux sont employés indifféremment. 63 Mais la réciproque n‟est pas vraie. Par exemple, les buissons d‟Airelles bleues sont décidus. 64 Dans la toundra sibérienne de la presqu‟île de Yamal, G. Rougerie (1988, p. 60) décrit une strate de Bouleaux nains qui se trouve à 30 cm, et un étage inférieur à 15 cm, où dominent Airelles, Camarines et Azalées. 65 « Une part relativement démesurée va aux fleurs de très grande taille, qui donnent une beauté éphémère aux tristes paysages de la toundra » (Birot, 1965, p. 211). P. Camena d‟Almeida (1932, p. 76) décrit la toundra de Russie d‟Europe comme « un tapis de fleurs polaires […] aux brillantes

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éphémères chamarrures ne contredisent ni la pauvreté de la composition floristique de la toundra russe ni la faiblesse de sa biomasse.

1.2. Une structure en mosaïque Pour qualifier, en plan, le paysage végétal de la toundra, le terme qui revient le plus souvent dans la littérature internationale est celui de mosaïque. Les Russes préfèrent, quant à eux, insister non pas sur le résultat descriptif, que serait mozaïka, mais sur l‟importance du principe d‟organisation paysagère. Tous les géographes russes emploient le terme de mozaïtchnost, de « mosaïcité » en quelque sorte, qu‟on ne pourrait traduire en bon français que par une périphrase. La toundra offre une marqueterie, une tacheture (piatnistost), qui est une structure en mosaïque (mozaïtchnaïa strouktoura de A.F. Triochnikov, 1988, p. 314, ou bien de V.D. Aleksandrovna dans la Grande Encyclopédie Soviétique) correspondant à un principe d‟organisation spatiale. Il s‟agit d‟une part de l‟importance des variations de la couverture végétale sur de petites distances, d‟autre part du caractère discontinu de celle-ci. La végétation toundraine offre des contrastes saisissants, non seulement sur quelques centaines de mètres, d‟un versant à l‟autre, quelques décamètres, d‟un creux à l‟autre, d‟une bosse à l‟autre, mais aussi sur quelques décimètres, opposant, dans certains cas, une occupation linéaire polygonale autour d‟un centre délaissé. C‟est que la mosaïque ne se contente pas de différencier les types de végétation ; elle oppose aussi, dans toutes les toundras, les terrains couverts et les plaques de sol nu (piatna gologo grounta). Ce contraste et la proportion des portions végétalisées et découvertes se manifestent aussi à plusieurs échelles. L‟organisation en mosaïque de la toundra est sans doute son caractère le plus géographique, celui qui reflète le mieux la situation de cette formation végétale dans un milieu extrême66. « Selon une loi générale qui s‟applique à toutes les zones marginales, les unités de surface où la végétation est homogène sont de très petite taille, d‟où des mosaïques très serrées en fonction des moindres variations de la valeur des pentes, de l‟exposition et de la lithologie » (Birot, 1965, p. 213). Il conviendra d‟insister largement sur cette particularité, tant dans l‟étude explicative de cette steppe périglaciaire, notamment en lien avec les micro-variations cryo-pédologiques, que dans la présentation typologique des toundras russes, où chaque carreau de la mosaïque pourra être détaillé. couleurs ». « Quant aux plantes à fleurs, elles se distinguent par l‟abondance, la grande dimension et la couleur vive de leurs fleurs » (Berg, 1941, p. 23). 66 « Seule la notion de mosaïque paysagère rend pleinement compte de la variété des communautés végétales qui se juxtaposent et s‟imbriquent en se calquant sur des dispositifs topographiques au maillage d‟autant plus fin que le milieu est plus rude » (Godard et André, 1999, p. 196).

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1.3. Biomasse qui mousse n’amasse pas roul Le regroupement des dimensions horizontales et verticales en un volume végétal et animal permet d‟appréhender au plus près la réalité de la toundra. Il conviendra d‟abord de qualifier son caractère désordonné67, puis de quantifier sa biomasse.

1.3.1. La polydominance Les biogéographes russes insistent beaucoup sur le concept de polidominantnost pour qualifier le volume végétal de la toundra, prenant en compte à la fois l‟enchevêtrement horizontal et l‟étagement vertical. Dans la plupart des formations végétales, « une ou plusieurs espèces imposent par leur prédominance une physionomie particulière au groupement tout entier. Celle-ci résulte essentiellement de la forme biologique des espèces dominantes » (Salanon et Lacoste, 1969, p. 31). Or ce n‟est pas le cas de la toundra. Certes, pour des raisons de simplification pédagogique, on présente souvent les formations du nord de la Russie en distinguant des toundras moussues, des toundras lichéniques, des toundras buissonnantes ou encore des toundras herbacées. Mais, dans la réalité, sauf sur les marges les plus septentrionales, il y a presque toujours mélange68, sans qu‟un groupement ne prenne vraiment le pas, sans espèce dominante à proprement parler, ni dans la dimension horizontale, ni dans la dimension verticale. « En règle générale, ces types se caractérisent par la codominance [sodominirovanié] de plusieurs groupes de plantes : mousses, lichens, buissons, herbes vivaces, etc. La différenciation verticale des phytocénoses est faiblement exprimée et, souvent, les mousses et les buissons se placent pratiquement à la même hauteur » écrivent les géographes G.M. Abdourakhmanov et al. (2003, p. 292, en russe). Les géographes E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003, p. 166, en russe) résument l‟ensemble en soulignant le fait que la polydominance de la toundra russe s‟exprime par « les combinaisons de proximité » (blizkié sotchétania) des groupes végétaux.

67 En quelque sorte son absence de cap, de gouvernail (roul en russe). Nous admettons que l‟assimilation du caractère désordonné de la toundra moussue, appelé scientifiquement « polydominance », à l‟absence de cap, dans le but de construire un titre imaginaire, surnaturel ou fantastique puisse être considérée comme abusive par certains. Nous faisons cependant confiance au lecteur passionné par la Russie, qui sait bien que « cela n‟a jamais été en ordre. Les Russes ont les idées grandes, Avdotia Romanovna, grandes comme leur pays et ils sont extrêmement enclins au fantastique et au désordonné » (Dostoïevski, 1867, Crime et châtiment, Sixième partie, V, dans la traduction de Léon Brodovikoff, « tchrezvytchaïno sklony k fantastitcheskomou, k besporiadotchnomou » dans le texte original). 68 « Ces divers types de plantes sont d‟ailleurs souvent mélangés » (Birot, 1965, p. 297).

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1.3.2. La faiblesse de la biomasse végétale et animale Une dizaine de tonnes de végétaux par hectare Du fait de sa grande extension en latitude et de son caractère marqueté, la toundra laisse mal son volume végétal se quantifier par unité de surface de manière moyenne (Webber, 1974). Chaque chiffre a tendance à ne représenter qu‟une valeur locale ou, au mieux, comme tentent de le synthétiser les travaux d‟A.G. Issatchenko, zonale69. Ceci dit, bien qu‟une généralisation à l‟ensemble de la toundra russe soit pratiquement impossible, si l‟on osait une synthèse, pour fixer les idées, on dirait qu‟une toundra russe moyenne pèse une dizaine de tonnes de poids sec par hectare, dont plus des quatre cinquièmes pour les organes souterrains70. Ce serait vingt fois moins que la biomasse d‟une taïga russe moyenne. Ce chiffre, pour être faible, ne l‟est malgré tout pas tant qu‟on pourrait le craindre, grâce aux réserves des organes souterrains et au fait que les plantes annuelles sont pratiquement inexistantes71. Il y a ainsi une sorte de capitalisation dans le temps, qui permet à la biomasse de faire illusion, tandis que la productivité est dérisoire. Si l‟on introduit le facteur du temps, l‟idée de grande faiblesse est donc renforcée, à laquelle il convient d‟ajouter la forte irrégularité interannuelle72, qui répond en quelque sorte à la marqueterie spatiale. Les travaux de V.D. Aleksandrova (1970) ont montré que, le plus souvent, la productivité de la toundra était comprise entre une73 et cinq tonnes par hectare par an et c‟est cette fourchette qui est reprise par la plupart des auteurs français (Godard et André74, 69

La toundra russe haut-arctique pèserait ainsi moins de 2 t/ha, la toundra septentrionale entre 2 et 10, la toundra typique entre 10 et 20, la toundra méridionale entre 20 et 40 (Issatchenko, 2001, repris par Martchenko et Nizovtsev, 2005). 70 Selon P. Birot (1965, p. 211) « une toundra de type moyen » renferme 7 t/ha de poids sec (donc 1,9 t/ha pour les organes aériens et 5,1 pour les organes souterrains). Synthétisant les chiffres de Rodin, Walter et Wielgolaski, P. Ozenda (1994, p. 89) cite une biomasse totale de 5 t/ha pour une « toundra proprement dite » et 28 pour une « toundra à arbrisseaux nains ». G. Rougerie (1988, p. 61) cite les biomasses suivantes : « en URSS européenne, 45 t/ha dont 37 hypogés ; au Taïmyr sibérien, 8 à 12 t/ha dont 7 à 10 hypogés » en soulignant clairement le fait que c‟est « pour le peuplement phanérogamique », donc excluant les mousses et lichens. Selon Abdourakhmanov et al. (2003, p. 297, en russe), « dans les différentes variantes de toundra, la biomasse totale varie entre 10 et 50 t/ha ». Selon Rakovskaïa et Davydova (2003, p. 210), la gamme de la toundra russe est de 4 à 28 t/ha. 71 « Les biomasses ne sont pas négligeables, dues surtout aux appareils hypogés » (Rougerie, 1988, p. 61). « Les conditions de croissance défavorables déterminent une faible productivité de la biomasse, mais le règne des plantes vivaces dans la composition floristique provoque des réserves assez importantes » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 210, en russe). 72 « Les productivités, en revanche, sont très basses et surtout très variables d‟une année à l‟autre (dans le rapport de 1 à 20) » (Rougerie, 1988, p. 61). 73 F. Ramade (2008) évoque une moyenne mondiale de 1,4 tonne par hectare par an. 74 Dans leur tableau de la page 190, ils citent Aleksandrova (1970) pour les sources russes, Webber (in Ives et Barry, 1974) et Bliss (1988) pour les comparaisons anglo-saxonnes.

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1999) et russes (Abdurahmanov et al., 2003). Selon A.G. Issatchenko (2001, cité par Martchenko et Nizovtsev, 2005), la toundra russe typique a une productivité d‟une tonne par hectare par an75. Ces chiffres, pour faibles qu‟ils soient à l‟échelle mondiale, ne le sont pas tellement moins que ceux de la taïga russe, dessinant en creux la grande originalité de la vaste forêt russe. Il est vrai qu‟une partie proportionnellement assez grande est due aux mousses et lichens, réduisant d‟autant le poids des phanérogames. Ainsi G. Rougerie (1988, p. 61), soulignant clairement qu‟il retranche les cryptogames76, cite « 0,8 t/an/ha en URSS ». L‟exclusion, explicite ou implicite, de la strate cryptogamique dans les chiffres précédents de biomasse et de productivité, impliquerait de les détailler maintenant. « On peut se faire une idée de leur ordre de grandeur d‟après des études effectuées sur des toundras buissonnantes, dans lesquelles les biomasses de la strate cryptogamique (Lichens et Mousses) sont évaluées entre 2 et 13 t/ha et les productivités, tout à fait infimes, autour de 1 t/ha/an » (Rougerie, 1988, p. 15). Parmi les lichens, la mousse à renne (Cladonia, oléni mokh) se distingue par son importance pour l‟ensemble de la chaîne trophique et les activités humaines. Sa biomasse moyenne dans la toundra russe serait de 1 à 1,5 t/ha (Giljarov, 1986, p. 423). Une chaîne alimentaire animale limitée par la faible productivité végétale Le lichen, présent toute l‟année, à découvert ou sous une couche de neige qu‟il faut gratter, forme le principal maillon de l‟ensemble de la chaîne alimentaire animale, les autres étant l‟importance des plantes aquatiques et celle des insectes pendant une courte saison. « Dans la pyramide écologique de la toundra, le lichen est l‟élément fondamental. En servant de nourriture aux lemmings et aux rennes, ce végétal assure indirectement la survie des prédateurs » (Rodriguez de la Fuente, 1972, p. 151). Or cette base de la pyramide souffre de son très faible renouvellement, de sa productivité très basse. Il en découle deux conséquences. D‟une part les grands herbivores doivent avoir de vastes pâturages et effectuer de longs déplacements pour en trouver de nouveaux, qui ont eu le temps de se reconstituer. D‟autre part, les petits rongeurs, qui pullulent quand la végétation abonde, voient leur population chuter quelques mois après, puisque les plantes qu‟ils ont consommées n‟ont pas eu le temps de se renouveler.

C‟est aussi le chiffre donné pour la toundra européenne par P. Ozenda (1994) synthétisant les travaux de Rodin, Walter et Wielgolaski. 76 Sans le préciser, P. Birot (1965, p. 207) indique 0,7 t/ha/an « pour un type moyen de toundra de l‟Union Soviétique ». 75

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A la suite de l‟ethnologue et archéologue André Leroi-Gourhan, auteur en 1936 d‟une célèbre Civilisation du renne et grand connaisseur de la culture russe, les géographes français illustrent en général ce propos par les grands herbivores. D‟une manière générale Georges Viers (1970, p. 92) écrit que « la densité des animaux herbivores est à la mesure de la pauvreté végétale et leurs migrations sont incessantes car les „pâturages‟ épuisés ne se reconstituent qu‟après de longues années. L‟étonnant, c‟est que des Rennes (1 tête pour 300 ou 400 ha dans les meilleurs cas […] puissent subsister dans un tel milieu ». Concernant la toundra de Russie d‟Europe, Pierre Camena d‟Almeida (1932, p. 76) écrit : « le lichen ou „mousse de rennes‟ (Cladonia rangiferina), de croissance infiniment lente : 3 à 5 millimètres par an, de sorte qu‟un pâturage qu‟ont épuisé les rennes ne peut se reconstituer qu‟après plusieurs années ». Que ce soit à la période soviétique77 ou aujourd‟hui, l‟élevage du renne ne peut donc être que très extensif et cette activité traditionnelle reste la principale de la toundra, sauf dans les points très localisés d‟exploitation des ressources du sous-sol. Le maillon essentiel entre les plantes et les prédateurs est cependant celui formé par les Lemmings. Leur biomasse est la plus considérable de la toundra et aussi la plus variable. Ce sont eux qui représentent le mieux ce que les géographes russes considèrent comme le maître-mot de la zoogéographie toundraine : kolébanié. Cette fluctuation, cet énorme contraste de population, de masse animale, d‟une année à l‟autre, est avant tout le fait du Lemming. Tous les carnivores subissent ensuite ce kolébanié, à l‟origine provoqué par ce rongeur. La raison essentielle des fluctuations de population très prononcées est le lien avec la productivité végétale. Quand les conditions végétales sont favorables, la population de Lemmings augmente d‟autant plus vite que la gestation est courte, le sevrage précoce et la reproduction possible toute l‟année. Une fois que les Lemmings pullulent, ils dépassent la capacité de la toundra, détruisent les plantes. Ils se déplacent alors par colonies gigantesques pour trouver de la nourriture. Ce péressélénié, cette migration en grand, provoque des hécatombes, par noyade à la traversée des lacs ou des fleuves et par le tribut que prélèvent les prédateurs. La densité de population peut tomber à un individu par unité de cinq hectares78, quand elle était à six cents individus pour cinq hectares l‟année d‟avant. Il faut ensuite souvent trois à quatre ans pour retrouver un maximum. Il serait cependant trop simple de regarder ce cycle du kolébanié de trois à quatre ans comme régulier. Beaucoup d‟autres causes que celle du dépassement de la capacité végétale entrent en compte. Le géographe G.L. « L‟activité économique la plus répandue dans l‟Arctique soviétique était l‟élevage traditionnel extensif des rennes, pratiqué par les populations autochtones » (Marchand, 2008, p. 8). 78 Les biogéographes russes ont l‟habitude d‟utiliser le groupement de cinq hectares en dénominateur pour éviter d‟obtenir une fraction d‟individu inférieure à un en numérateur. Le choix même de l‟unité témoigne de la faiblesse de la biomasse. 77

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Routilevski (1970) les a énumérées pour la toundra de Sibérie centrale : les épizooties, les décalages temporels complexes entre les populations de Lemmings et celles des carnivores, les sautes de température et d‟humidité lors des mi-saisons. Cette dernière cause intéresse particulièrement le géographe. Si la fonte des neiges est lente et régulière, tout va bien. Si elle est brusque, la couverture nivale disparaît brutalement, cependant que l‟eau inonde les galeries souterraines (nory). Le Lemming perd ses deux caches en même temps et se retrouve sans défense à l‟air libre la proie des prédateurs. Le problème précédent s‟accentue quand il y a des rechutes de températures, le gel intense faisant suite à une période douce de fonte. D‟une part, les Lemmings meurent emprisonnés dans les galeries par les successions d‟inondation et de prise en glace, d‟autre part leur fourrure, trempée en permanence, gèle, et l‟individu avec. Bien que certains d‟entre eux modifient leur régime alimentaire en cas de disette, les prédateurs des Lemmings et des autres herbivores sont largement tributaires de la population de ces derniers. Un kolébanié important chez les Lemmings provoque, malgré des décalages, des inerties et certaines compensations, une fluctuation forte chez les carnivores. Pour les rapaces, il s‟agit avant tout du Harfang des neiges (Nyctea scandiaca, bélaïa sova), dont l‟alimentation est presque exclusivement fondée sur le Lemming. Le Faucon gerfaut (Falco rusticolus) a quant à lui connu au XXe siècle une forte baisse de sa population, au point que c‟est une espèce menacée, qui ne régule plus l‟écosystème toundrain. En effet, le kretchet ne compterait que quelques centaines de couples dans la toundra russe, où il affectionne les littoraux à falaise. Sa plus grande concentration serait cependant, aujourd‟hui, le sud de la toundra de Yamal79. Sur terre, les prédateurs des Lemmings sont surtout le Renard polaire (Alopex lagopus, pessets) et les Mustélidés, dont c‟est la nourriture essentielle en sus des campagnols. Le loup en consomme une certaine part. L‟Ours blanc chasse aussi parfois le Lemming, mais faute de grive. Les écureuils terrestres (sousliki) de la toundra sont surtout attaqués par les Mustélidés, en particulier l‟hermine (Mustela erminea, gornostaï). Cette dernière s‟attaque aussi au Lièvre variable, que chasse également le pessets. Le grand herbivore de la toundra russe, le renne, n‟est quant à lui attaqué que par le loup. Encore s‟agit-il des individus malades, fragiles, boiteux, ou bien des veaux, que la tactique de chasse de la meute permet d‟isoler du troupeau. La chaîne qui part du Lichen, passe par le Lemming et le renne, et aboutit aux prédateurs, est donc majeure en ce sens qu‟elle est permanente, tout en étant enrichie saisonnièrement, en particulier par la consommation des Mise à jour en ligne du Livre Rouge des Animaux de Russie par l‟Ecocentre de l‟Université d‟Etat de Moscou. 79

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Cypéracées par les rongeurs aux beaux jours. D‟autres fondements de la chaîne alimentaire de la toundra sont importants, mais ils se concentrent sur la saison la moins froide. Il s‟agit d‟une part de l‟offre aquatique, dès que les milliers de plans d‟eau sont dégelés, d‟autre part de l‟abondance de certains insectes pendant quelques semaines. C‟est cette importance des insectes dans la toundra, trop souvent négligée, qui a conduit l‟entomologiste Youri Ivanovitch Tchernov à étudier par ce biais l‟ensemble du milieu animal (Černov, 1978) et finalement l‟ensemble du milieu naturel (Černov, 1980, Chernov, 1985). Au total, ces deux offres de nourriture, par les eaux et les insectes, expliquent l‟abondance saisonnière des oiseaux.

1.4. La pauvreté spécifique de la toundra russe La pauvreté floristique des associations végétales de la toundra russe est accentuée et ce fait ne surprendra pas80. Sur trois à quatre millions de kilomètres carrés, le nombre total d‟espèces de plantes vasculaires ne serait que de quelques centaines. Certes, l‟œuvre monumentale et exhaustive en dix volumes du botaniste A.I. Tolmatchiov et de ses collaborateurs de l‟Institut Komarov de Léningrad (1964-1987) détaille 1 650 espèces et 220 sous-espèces de la flore arctique soviétique81. Cependant, selon une approche plus géographique, G.M. Abdourakhmanov et ses collaborateurs (2003) cartographient la limite méridionale de la toundra comme correspondant au nombre de 200 espèces de plantes vasculaires par unité de 10 000 km², alors que la limite sud de la taïga, forêt mixte exclue, est à 500. Selon N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev (2005, p. 144, en russe), « on compte […] 100 à 150 espèces dans les îles arctiques de Sibérie », d‟après N.G. Jadrinskaïa (1970, p. 277, en russe) « sur la péninsule de Taïmyr poussent environ 350 espèces de plantes vasculaires ». Selon E.M. Rakovskaja et M.I. Davydova (2003, p. 165, en russe), « le nombre d‟espèces de la flore toundraine de Russie ne dépasse pas 300 à 400 », mais les chiffres varient à la hausse si les espèces cryptogamiques sont prises en compte et si on mord plus ou moins sur la toundra boisée. Si l‟on fait la somme totale de toutes les plantes, cryptogamiques et supérieures, celles-ci représentent environ un millier d‟espèces sur une unité de 10 000 km² dans les plus riches toundras russes82.

80 D‟ailleurs, comme le souligne habilement Pierre George (1962, p. 219), c‟est presque le fait que ce ne soit pas pire qui est étonnant. « Le nombre d‟espèces recensées surprend, dans un pays de vie si difficile ». 81 « L‟ensemble des toundras [du monde] ne compte guère plus qu‟un millier de Phanérogames » (Simon, 2007, pp. 349-350). 82 Dans l‟île de Vrangel, où pousse la plus riche toundra moyen-arctique du monde, il y a 417 espèces et sous-espèces de plantes vasculaires, 331 espèces de Mousses et 310 espèces de Lichens, soit un total de 1 058 espèces (UICN, 2004).

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Chaque grand groupe est concerné par cette indigence, y compris, bien qu‟ils soient les moins touchés, les Mousses et Lichens. Chez les animaux aussi, la toundra est, de toutes les formations végétales de Russie, celle qui offre la biodiversité la moins élevée. Elle compterait entre 100 et 600 espèces animales terrestres par 100 km², contre 600 à 1 000 dans la taïga et plus de 2 000 dans la forêt de feuillus (Abdurahmanov et al., 2003).

1.4.1. Les espèces cryptogamiques : une richesse toute relative Les Cryptogames sont, en nombre, les principaux constituants de la toundra (Longton, 2009). « Des mousses et lichens, des champignons, au premier rang : plus de la moitié des espèces, mais plus encore du nombre total des plantes » (Tricart, 1967, p. 160). Cette abondance n‟est pourtant que relative et ce n‟est que par défaut des autres plantes que les Cryptogames semblent si importants. En effet, le nombre absolu d‟espèces de Lichens n‟est pas élevé dans la toundra mondiale en général, et encore moins dans la toundra russe. Il est même moins élevé que dans toutes les autres zones bioclimatiques. Ils font impression parce que c‟est la seule formation végétale du monde où ils peuvent être prédominants, voire exclusifs. « L‟on remarque davantage les Lichens en régions polaires, mais il en existe deux fois plus en zones intertropicale et tempérée » (Rougerie, 1988, p. 12). Pour donner un ordre d‟idée, la Tchoukotka, dont les 740 000 km² sont surtout couverts de toundra, compte environ 700 espèces de Lichens (Belikovič et al., 2006). Mais ce chiffre n‟est pas loin d‟être doublé par le fait qu‟une toundra boisée, plus riche, elle-même poursuivie par des forêts claires de montagne, frange la zone de toundra au sens strict. Dans l‟ensemble de la toundra russe, les Lichens encroûtants sont notamment représentés par le genre Parmelia. Une espèce, Parmelia borisorum, est endémique à la Yakoutie (Giljarov, 1986). Chez les Lichens buissonnants, les trois principaux genres de la toundra russe sont Cladonia, Cetraria et Alectoria (Rakovskaïa et Davydova, 2003). C‟est bien entendu la Cladonie qui a la plus grande importance pour la mise en valeur humaine, puisque c‟est à ce genre qu‟appartiennent plusieurs espèces regroupées par les éleveurs russifiés sous l‟appellation d‟oléni mokh, la mousse à renne. Les Mousses (mkhi) de la toundra russe comptent tout au plus quelques centaines d‟espèces. Pour donner un ordre d‟idée, A.V. Bélikovitch et ses collaborateurs (2006) ont dénombré exactement 469 espèces de Mousses en Tchoukotka, en cumulant celles de la toundra et de la toundra boisée. Au nord de la Sibérie occidentale, la toundra typique de Yamal compterait 78 espèces de Mousses (Dryachenko et al., 1999), mais, à l‟extrême sud de cette péninsule, dans la toundra proche du lac Younto, Irina Csernyadjeva (1999) a recensé 206 espèces, réparties en 87 genres et 30 familles. Dans l‟ensemble de la toundra russe, les Mousses hépatiques (petchionotchnyé mkhi), ou, plus simplement, les Hépatiques (petchionotchniki) forment une classe qui prend d‟autant plus

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d‟importance relative qu‟on s‟avance vers le nord. Mais, dans la toundra russe typique, c‟est bien entendu la classe des Bryopsidées qui joue le plus grand rôle paysager, pouvant former d‟épais tapis. Ce sont les Mousses vraies (nastoïachtchié mkhi), que les biogéographes russes appellent plutôt listostébelnyé mkhi (Abramova et al., 1961). Parmi les genres importants, il est impossible de ne pas citer Bryum, Racomitrium et Polytrichum. Pour prendre un exemple, les espèces les plus répandues de la toundra de Yamal sont Bryum arcticum, B. creberrimum, B. labradorense, B. purpurascens, Racomitrium canescens, Funaria arctica, Polytricum alpinum (Dryachenko et al., 1999). Dans l‟ensemble de la toundra russe, les marécages tourbeux et les tourbières forment un cas particulier, où les Mousses vraies sont particulièrement bien représentées dans la composition floristique, notamment par le genre Sphagnum. Les Champignons (griby) de la toundra russe regroupent, au total, quelques dizaines d‟espèces. Dans son décompte exhaustif des champignons de la République de Komi, Nina Kotelina (1990) a recensé, dans la toundra petchorienne des régions de Vorkouta et Khalmer-You, 29 espèces (tableau). Ce nombre monte à 35 si l‟on ajoute les sous-espèces. Les Bolets, les Lactaires et les Russules sont les trois genres les plus fournis, cependant que la Vesse-deloup (Lycoperdon) n‟est pas absente. L‟Amanite, représentée par deux espèces, est le seul genre vénéneux. Fig. toundra 3 : Podbériozovik, le champignon de la toundra russe ami du Bouleau nain

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Latin Amanita muscaria Amanita porphyria Amanitopsis vaginata Boletinus cavipes Boletinus paluster Boletus bovinus Boletus edulis var. betulicola Bovista plumbea Lactarius flexuosus Lactarius musteus

Russe Moukhomor krasny Moukhomor porfirovy poplavok Bolétin polonojkovy Bolétin bolotny kozliak bériozovy bély grib

Français Amanite tue-mouches Amanite porphyre Amanite vaginée Bolet à pied creux Bolet des marais Bolet des bouviers Cèpe des bouleaux

porkhovka sérouchka Mletchnik bély

Lactarius pubescens Lactarius repraesentaneus Lactarius rufus Lactarius torminosus Leccinum scabrum Leccinum versipellis Lycoperdon gemmatui Russula delica Russula decolorans

Volnouchka bélaïa Grouzd sinéïouchtchi

Boviste plombée Lactaire flexueux Lactaire pâle des tourbières Lactaire pubescent Lactaire remarquable

Russula emetica Russula flava claroflava Russula grisea Russula ochroleuca Russula paludosa Suillus elegans Suillus flavidus Suillus granulatus Suillus luteus Suillus viscidus

gorkouchka Volnouchka rozovaïa podbériozovik podossinovik Dojdévik chipovaty Podgrouzok bely Syroejka séréïouchtchaïa

Lactaire roux Lactaire à toison Bolet rude Bolet changeant Vesse-de-loup Russule faux-lactaire Russule orangée grisonnante Syroejka jgoutchéedkaïa Russule émétique Syroejka joltaïa Russule jaune Syroejka séraïa Russule grise Syroejka okhristaïa Russule ocre et blanche Syroejka bledno-zélionaïa Russule des marais Maslénok listvennitchny Bolet élégant Maslénok bolotny Bolet jaunâtre Maslénok zernisty Bolet granuleux (nonette pleureuse) Maslénok pozdny Bolet jaune (nonette voilée) Maslénok séry Bolet visqueux

Tableau Les principales espèces de champignons de la toundra russe

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D‟après un recensement exhaustif des espèces de la toundra petchorienne de la région de Vorkouta par N.S. Kotelina (1990) et diverses encyclopédies russes et françaises pour les équivalents taxonomiques. Note : Boletus scaber et B. versipellis ont été placés au genre Leccinum ; Boletus elegans, B. flavidus, B. granulatus, B. luteus, B. viscidus ont été placés au genre Suillus.

1.4.2. Les espèces herbacées et buissonnantes : l’importance des Cypéracées et des Ericacées Au-dessus de la strate cryptogamique, les plantes herbacées (travianistyé rasténia) de la toundra se regroupent dans quelques dizaines de familles, dont chacune compte en général un nombre restreint de genres et d‟espèces. Ceci est surtout le cas du raznotravié, un regroupement pratique83 de toutes les familles à l‟exclusion des Graminées, Légumineuses et Cypéracées. Les familles qui composent le raznotravié sont celles qui donnent les plantes à fleurs bariolant la toundra russe. Chacune compte un nombre réduit d‟espèces, sauf les Crucifères. En effet, les Brassicacées sont celles qui fournissent le plus d‟espèces à la toundra russe, bien que cette famille soit connue, à l‟échelle mondiale, pour ne pas donner, en proportion, beaucoup de vivaces. La primauté des krestotsvetnyé vient presque du genre Draba à lui seul, puisque la Drave, la kroupka des Russes, développe plus d‟une vingtaine d‟espèces, cependant que le genre Braya est une autre Crucifère répandue, en particulier dans la toundra yakoute et extrême-orientale, grâce à Braya purpurescens (braïa krasnéïouchtchaïa) et B. siliquosa (B. stroutchkovaïa). Le genre Cochlearia, « l‟herbe à cuiller » (lojetchenaïa trava), est aussi une Crucifère qui relaie des espèces du sud au nord de la toundra russe, dont la Cochléaire arctique et celle du Groenland. Les Renonculacées (lioutikovyé) sont importantes (Tolmachev et al., 2000), en particulier pour trois genres, la Renoncule (Ranunculus, lioutik), le Trolle (Trollius, koupalnitsa), dont les fleurs jaunes sont très reconnaissables, et le Pigamon (Thalictrum, vassilistnik). Les Scrophulariacées (noritchnikovyé) forment une famille très importante, avant tout pour la Pédiculaire (Pedicularis, mytnik), qui est l‟un des genres de la toundra russe comptant le plus grand nombre d‟espèces. Cette famille comporte aussi le Lagotis, que l‟on retrouve jusque très au nord. Les Papavéracées (makovyé) doivent être citées pour le Pavot (Papaver, mak), les Boraginacées (bouratchnikovyé) pour le Myosotis (nézaboudka), les Géraniacées (guéraniévyé) pour le Géranium (guéran). La famille des Crassulacées (tolstiankovyé) comprend le genre Rhodiola (rodiola en russe), dont on sait qu‟une espèce, la rodiola rozovaïa, est particulièrement recherchée par les Russes comme aphrodisiaque. 83

Nous détaillerons cette notion dans la partie traitant de la steppe.

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En dehors des familles qui composent le raznotravié, la toundra russe compte, en particulier dans ses multiples cuvettes marécageuses, voire tourbeuses, mais aussi en milieu plus sec, beaucoup de Cypéracées (Tolmachev et al., 1996), les ossokovyé des Russes. La Laîche (Carex, ossoka) est d‟ailleurs, de tous les genres de la toundra russe, celui qui compte le plus grand nombre d‟espèces. La Linaigrette (Eriophorum, pouchitsa), ou Porte-coton, en constitue l‟autre genre majeur. Il est moins connu que ces dépressions humides offrent aussi un habitat apprécié de certaines Graminées. Les zlaki forment d‟ailleurs la famille la plus prolifique de la toundra russe (Tolmachev et al., 1995) en nombre d‟espèces84. Le Pâturin (Poa, miatlik) et la Canche (Deschampsia, lougovik) en sont les genres les plus communs. C‟est ainsi que la toundra russe offre un habitat fréquent à la Canche alpine (Deschampsia alpina, lougovik alpisiki) et au Pâturin arctique (Poa arctica, miatlik arktitcheski). Le lissokhvost est un genre (Alopecurus) qui se complaît dans des conditions humides, avant tout l‟espèce que les Russes appellent lissokhvost alpiski, qui correspond à notre Vulpin de Gérard (Alopecurus alpinus). La dernière famille des plantes herbacées de la toundra russe se trouve être celle des Légumineuses, les bobovyé des Russes. L‟Astragale (Astragalus, astragal) et le Sainfoin (Hedysarum, kopéetchnik) en forment les deux genres principaux, à travers des espèces comme l‟astragal zontitchny et le kopéetchnik néïasny des Russes. Enfin, les associations buissonnantes voient le règne, presque exclusif, de la famille des véreskovyé. Cela veut dire que, « au plan floristique, les Ericacées ont ici la première place » (Rougerie, 1988, p. 60). Les deux genres Vaccinium, la tchernika des Russes, et Empetrum, que les Russes nomment voronika ou bien vodianika, sont essentiels dans la toundra russe, surtout dans sa frange méridionale et sur les sols qui ne sont pas trop détrempés. Le genre Vaccinium donne plusieurs espèces de buissons à baies, dont la principale se trouve être l‟Airelle rouge (Vaccinium vitis-idaea, brousnika), beaucoup plus répandue que la myrtille (Vaccinum myrtillus, tchernika obyknovennaïa). L‟Airelle bleue (Vaccinium uliginosum, goloubika) est, avec le Raisin d‟ours (Arctous, arktoous) l‟une des seules Ericacées à posséder des feuilles caduques. La Canneberge (Oxycoccus85, klioukva) forme un genre proche de Vaccinium, avec lequel il est parfois confondu ; c‟est une Ericacée qui apprécie des sols plus marécageux que les précédents. Le genre Empetrum est bien entendu représenté par la Camarine noire (Empetrum nigrum, voronika tchiornaïa). Outre l‟Airelle, le Raisin d‟ours, la Canneberge et la Camarine, la toundra russe est riche d‟autres genres d‟Ericacées, parmi lesquels le Lédon (Ledum, bagoulnik) est le principal ; mais il serait aussi possible de citer par exemple le 84

La toundra de la péninsule de Taïmyr compte par exemple 60 espèces de Graminées, tandis que les 45 autres familles de plantes vasculaires réunies n‟en totalisent que 310 (Ţadrinskaja, 1970). Les Cypéracées viennent en troisième position pour 33 espèces. En deuxième place s‟intercale une famille du raznotravié, les Crucifères (34 espèces). 85 Ou Oxycoccos

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genre Cassiope, dont une espèce (Cassiope tetragona) monte très au nord, si l‟habitat est suffisamment sec. Les Ericacées, très prédominantes, laissent une place secondaire aux autres familles. Il est cependant impossible de passer sous silence celle des Rosacées (rozovyé), à laquelle appartient la Dryade (Dryas) que les géographes russes nomment driada, mais que la population appelle plus volontiers l‟herbe aux perdrix (kouropatotchia trava). Ce genre n‟est pas seulement représentée dans la toundra russe par la stricte Dryade à huit pétales (Dryas octopetala, driada vosmilépestnaïa), « plante naine emblématique des milieux froids » (Godard et André, 1999, p. 185), mais aussi par d‟autres espèces ou sous-espèces, comme la Dryade rose (Dryas punctata, driada totchetchnaïa) et, sur les calcaires de la toundra de l‟île de Vrangel, Dryas integrifolia var. canescens (Belikovič et al., 2006). Nous nous contenterons de rappeler ici que les arbres nains, de la taille de buissons à feuilles caduques, appartiennent aux familles des Bétulacées (bériozovyé), pour le Bouleau (Betula, bérioza) et l‟Aulne (Alnus, olkha), et des Salicacées (ivovyé) pour le Saule (Salix, iva). C‟est la famille des Salicacées qui fournit le plus grand nombre d‟espèces à la toundra russe (Tolmachev et al., 2000).

1.4.3. La part des oiseaux dans un petit nombre total d’espèces animales A l‟instar de la flore, la faune de la toundra compte un petit nombre d‟espèces, en outre très variable en fonction des saisons du fait de l‟importance des migrations. Les invertébrés et, parmi eux, les insectes, forment évidemment l‟essentiel. Chez les vertébrés, la prédominance des oiseaux est le fait marquant des recensements d‟espèces de la toundra, en lien avec leur facilité de migration pour quitter le froid saisonnier. Il est d‟ailleurs manifeste que l‟insularité des toundras accentue la proportion des oiseaux. Dans les archipels russes de l‟Arctique, leur prépondérance est écrasante. Par exemple, A.V. Bélikovitch et al. (2006) ont compté 169 espèces d‟oiseaux dans l‟île de Vrangel, contre 7 espèces de mammifères. Dans l‟archipel de la Terre du Nord, G.L. Routilevski (1970) a recensé 27 espèces d‟oiseaux, contre 7 espèces de mammifères. La comparaison avec le continent situé juste en face du détroit, la péninsule de Taïmyr et la Plaine de Sibérie Septentrionale, montre que la proportion d‟oiseaux y est moindre, puisque dans l‟ensemble de cette région, on a 91 espèces d‟oiseaux contre 20 mammifères. A l‟intérieur de la classe des Oiseaux, l‟ordre des Passériformes (vorobinyé), qui, à l‟échelle mondiale, constitue plus de la moitié des espèces d‟oiseaux, représente dans la toundra russe moins du quart des espèces, par exemple 23 des 91 espèces de la toundra de Sibérie centrale (Rutilevskij, 1970). Et leur proportion diminue du sud vers le nord. Dans les îles russes de l‟Arctique, ils ne forment plus que 7 % des espèces d‟oiseaux.

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Un fait géographique important, à travers l‟étude taxonomique de l‟ensemble des espèces de la toundra russe, réside dans le fait qu‟un grand nombre est directement aquatique. C‟est remarquable chez les invertébrés dans l‟ensemble de la toundra russe, mais c‟est aussi significatif chez les vertébrés, au moins dans certaines régions. Ainsi, dans la toundra de Sibérie centrale, le nombre d‟espèces de poissons d‟eau douce est très élevé eu égard à l‟ensemble de la faune (Rutilevskij, 1970). Il est vrai que le plus grand lac de la toundra russe, le Taïmyr, y est pour beaucoup. Cependant, dans toute la Russie polaire, la multitude des petits plans d‟eau de thermokarst, mais aussi des marais et marécages, a pour résultat la grande part des animaux aquatiques dans le décompte total. L‟influence indirecte est évidemment considérable, renforçant le nombre des oiseaux se nourrissant des mollusques, crustacés et poissons d‟eau douce. L‟importance de l‟ordre des Charadriiformes (rjankoobraznyé), et parmi eux du sous-ordre des Charadrii (kouliki), qui regroupe des oiseaux d‟eau, est liée à ce fait. En dehors des oiseaux, le nombre d‟espèces est très réduit et n‟atteint que rarement cinq cents par carreau de cent kilomètres carrés. La pauvreté spécifique animale répond ainsi à celle des végétaux, ajoutant une faible diversité qualitative à l‟indigence quantitative de ce milieu. Il convient de se demander quelles sont les causes de cette pauvreté généralisée et, pour le petit nombre d‟espèces supportant de telles conditions, les modalités de leur endurance.

2. La toundra, une formation jeune, déterminée par le milieu polaire La pauvreté de la toundra, en particulier en nombre d‟espèces, est expliquée par le cumul de sa jeunesse à l‟échelle des temps géomorphologiques et de la rudesse des conditions actuelles du milieu86. C‟est sans doute le climat qui pose aujourd‟hui les contraintes les plus sévères. Mais les difficultés de la vie dans la toundra sont aussi dues aux caractéristiques du sol, qui ne se réduisent pas au seul problème du gel. Face à ces conditions climatiques et pédologiques rigoureuses, le maître mot concernant l‟écologie de la toundra russe reste, bien qu‟il soit critiqué, celui de prispossoblénié, l‟adaptation.

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« Les traits physionomiques et la pauvreté floristique des régions polaires découlent bien entendu des sévères contraintes imposées par le milieu, qui entraînent une sélection rigoureuse des espèces ; mais ils s‟expliquent également par la jeunesse des biocénoses » (Godard et André, 1999, p. 182). « La pauvreté de la composition spécifique du type toundrain de végétation est liée tant à sa jeunesse qu‟à la rudesse des conditions dans lesquelles il se forme » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 165, en russe).

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2.1. La toundra et les paléoclimats quaternaires La jeunesse de la toundra, la molodost des Russes, est une caractéristique importante expliquant la pauvreté spécifique de cette formation végétale, à laquelle le temps n‟a pas été donné de se diversifier. Sa paléogéographie, bien qu‟elle soit courte, n‟en est pas moins complexe. Malgré une vicissitude d‟avancées et de retraits parfois contraires, il conviendra de présenter d‟abord la période de conquête de la toundra, puis celle de son recul.

2.1.1. La toundra, une formation végétale du Quaternaire descendue des monts de Sibérie orientale Selon la thèse russe classique87, celle que défendit A.I. Tolmatchiov dès les années 1920, ainsi que Litvinov, le lieu d‟origine (rodina, la patrie) de la flore et de la faune de la toundra se trouve être l‟ensemble montagneux du nordest de l‟Asie, celui des Monts de Sibérie Orientale et des chaînes de l‟ExtrêmeOrient Russe, ainsi que de l‟Amérique du Nord-Ouest, où ce type de végétation herbacée froide existait à l‟ère tertiaire. Le refroidissement plioquaternaire a conduit à la colonisation herbacée du bas pays au détriment des arbres, grâce à une possibilité de cycle végétatif plus court et au besoin moins élevé de la somme calorifique nécessaire au développement. Dès le début des périodes glaciaires, il y a sans doute eu d‟étroits contacts entre la flore et la faune du bas pays périglaciaire et celles d‟altitude. La Dryade ou la Camarine sont des plantes qui en témoignent, de même que le Lagopède chez les animaux. Les échanges d‟organismes entre les deux milieux avaient déjà été supposés au XIXe siècle par Stephen Forbes et Charles Darwin et la théorie reste en cours. « On ne peut manquer d‟être frappé, dans la recherche des déterminismes, par toutes les analogies entre végétations suffrutescentes des toundras et des montagnes. Cela est vrai des physionomies, des structures, des recouvrements, des morphologies, des anatomies, en grande partie des spectres biologiques et des biomasses, et surtout Ŕ fait remarquable Ŕ cela est vrai aussi d‟une bonne part des populations floristiques. [Cela] amène à penser que ces territoires polaires et altimontains ont participé d‟une histoire commune » (Rougerie, 1988, p. 64). Puis, à chaque maximum froid, la poussée de l‟inlandsis vers le sud provoquait l‟englacement des régions de Russie d‟Europe et de Sibérie Le géographe B.N. Gorodkov (1935) émit une autre hypothèse, celle d‟un ancien ensemble boisé, qui aurait perdu ses arbres à cause de l‟emmarécagement et de la formation du pergélisol. Seule la strate au sol aurait subsisté, tout en se transformant. « Les petits buissons toujours verts de la toundra, tels que le lède ou l‟empêtre, représentent, d‟après Gorodkov, les descendants des plantes forestières de l‟époque tertiaire, qui se sont d‟abord adaptés à la vie dans les tourbières des forêts nordiques du pliocène, puis qui, au début de l‟époque glaciaire, ont émigré dans les toundras » (Berg, 1941, p. 32). 87

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Occidentale où la toundra est actuellement présente. Cependant, d‟une part ces formations basses avançaient alors vers le sud à la place de régions aujourd‟hui forestières, d‟autre part la toundra se conservait dans des situations très septentrionales, proches de la localisation actuelle, en Sibérie orientale. Là, en effet, le continent, très sec, était dépourvu de glacier. La toundra de Sibérie centrale et orientale présente ainsi une histoire ininterrompue plus longue que celle d‟Europe88 et de Sibérie occidentale, puisque, à l‟ouest, chaque glaciation faisait recommencer l‟évolution bio-pédologique à partir du néant raboté par l‟inlandsis89. Toutes conditions égales par ailleurs, les sols de la toundra sibérienne à l‟est de l‟embouchure de l‟Iénisséï sont plus évolués. C‟est aussi, à plus petite échelle cartographique, l‟une des explications de la différence entre la toundra russe, en moyenne plus moussue90, et la toundra canadienne, plus lichénique, car les sols y sont plus jeunes, sinon absents. Plus une région a échappé aux glaciations, plus sa biodiversité est grande et cela culmine dans la toundra de l‟île de Vrangel. Celle-ci compte en effet, sur quelques milliers de kilomètres carrés, plus d‟espèces que tout l‟archipel canadien réuni (UICN, 2004). Et elle le doit à son héritage paléogéographique. L‟île est en effet le dernier vestige de l‟ancien continent déglacé de la Béringie (Jurcev, 1970), qui faisait le pont entre l‟Amérique et l‟Asie, où se sont réfugiées les espèces détruites ailleurs par l‟inlandsis (Belikovič et al., 2006). A chaque interglaciaire, la toundra occidentale était repoussée vers le nord par la montée de la taïga en latitude, mais, sur les bordures de l‟Océan Glacial, l‟absence d‟été ne permettait pas l‟arrivée des arbres. Les rivages des mers arctiques devinrent le creuset du brassage floristique des différentes formes toundraines et toundro-steppiques. « Les régions littorales cumulaient des températures assez basses de l‟air avec une plus grande humidité, ce qui a déterminé le mélange des associations herbacées avec les toundras muscino-lichéniques et buissonnantes » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p.149, en russe). Mais le plus grand échange entre la steppe et la toundra a sans doute eu lieu plus récemment, à l‟Holocène.

De toute façon, dans l‟hypothèse aujourd‟hui admise, la toundra, originaire de la Béringie, a migré vers l‟ouest en traversant toute l‟Asie, si bien que l‟Europe a la plus jeune des toundras, nonobstant les oscillations du nord au sud. 89 « La situation est particulièrement grave là où, par suite du raclage des inlandsis, la décomposition de la roche a dû repartir à 0, il y a quelques milliers d‟années seulement » (Birot, 1965, p. 212). 90 « Les plaines côtières de l‟Arctique russe, qui ont largement échappé à l‟englacement, ont conservé un manteau d‟altération relativement uniforme qui sert de substrat à des toundras majoritairement moussues » (Godard et André, 1999, p. 196). 88

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2.1.2. Les vicissitudes de la toundra depuis la fin de la dernière glaciation Depuis la fin de la dernière glaciation, la toundra s‟est globalement retirée vers le nord, surtout en Europe et en Sibérie occidentale, mais, à l‟intérieur de ce grand mouvement d‟ensemble, elle a connu au cours de ces dix derniers millénaires une succession d‟avancées et de reculs d‟une ampleur maximale d‟environ deux degrés de latitude. Le recul le plus prononcé s‟est produit il y a environ 6 000 ans, quand, lors de ce réchauffement climatique, la toundra a été repoussée par la forêt boréale de 100 à 200 km au nord de sa position actuelle. Il y a un siècle déjà, le géographe G.I. Tanfiliev avait étudié, dans la toundra de Timan, les souches et les troncs de conifères et de bouleaux découverts dans la tourbe très au nord de la limite de l‟arbre d‟aujourd‟hui91. Puis le géographe B.N. Gorodkov (1935) avait émis l‟hypothèse, s‟appuyant sur l‟analyse de la composition floristique, que la toundra actuelle était en grande partie l‟héritage d‟une taïga amputée de ses étages arbustifs et arborés. Ces auteurs avaient frayé la voie aux recherches russes ultérieures, qui s‟attachèrent plutôt à dater précisément le recul de la toundra et à le corréler au réchauffement et à l‟assèchement de la période en question. Réduite à un liséré littoral bordant les mers arctiques, la toundra a même, à cette époque, pratiquement disparu là où la côte de l‟Océan Glacial était suffisamment méridionale. Pendant cette même période chaude et sèche d‟il y a environ 6 000 ans, la steppe boisée, située aujourd‟hui au sud du 55e parallèle, était montée, très au nord. Le long de certains couloirs92 traversant la taïga, elle avait même atteint des régions assez proches de la toundra. « C‟est à cette époque que les toundras Cette recherche de Gavriil Ivanovitch Tanfiliev (Tanfil‟ev, 1911) et de ses successeurs, au nom souvent omis, a beaucoup marqué les géographes français. « La limite septentrionale de la forêt a reculé depuis l‟époque xérothermique quaternaire. On trouve jusqu‟à 200 km au nord de la limite actuelle de la forêt, dans des tourbières de la toundra typique, des souches et des troncs de sapin, de bouleau et de mélèze » (George, 1962, p. 220). « Le réchauffement postglaciaire est passé par un maximum lors de la période dite xérothermique (vers 4000 à 5000 av. J.-C.). […] Grâce à un été plus chaud, la taïga avait refoulé la toundra à 100-150 km de sa limite actuelle ; on trouve ses troncs fossilisés dans la tourbe » (Birot, 1970, pp. 115-118). « Les études menées par les savants soviétiques ont montré l‟ampleur et le nombre des oscillations climatiques et végétales. La taïga a avancé vers le nord à plusieurs reprises (on a exhumé des souches à 250 km au nord de la limite actuelle) » (Blanc et Carrière, 1992, p. 221). « L‟optimum atlantique (vers 6 000 Ŕ 5 000 B.P.) a été marqué par la progression de la forêt boréale qui s‟est alors avancée […] cependant que les paysages nord-sibériens voyaient pratiquement disparaître la toundra nue » (Godard et André, 1999, pp. 317-318). 92 Parmi ces couloirs figurait la Léna, où il subsiste aujourd‟hui une exceptionnelle enclave de steppe dans la taïga sous le 62e parallèle. « Autour d‟Iakoutsk, sur des sables d‟alluvion que recouvre un peu de terre noire, avec des plantes parentes de celles de la Mongolie, s‟étend une steppe dont le sol est remué par les mêmes rongeurs que dans celle de Sibérie Occidentale. C‟est la steppe la plus septentrionale du monde » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 215). 91

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ont pu s‟enrichir d‟éléments en provenance des steppes » (Berg, 1941, p. 31). C‟est ce rapprochement que les savants russes ont étudié en détail dès Gorodkov (1935). Il est manifeste que les écureuils terrestres et autres sousliki, qui peuplent aujourd‟hui la toundra, sont venus de la steppe à ce moment. Chez les plantes, l‟Astragale vraie et l‟Oxytropis (ostrolodotchnik des Russes) sont des Légumineuses qui ont sans doute suivi le même chemin. Puis le refroidissement qui eut lieu entre 3 000 et 2 000 avant aujourd‟hui permit une nouvelle avancée de la toundra vers le sud, avant qu‟un radoucissement ne la fît se replier. Le Petit Age Glaciaire a correspondu avec sa réavancée. Certes, le réchauffement récent provoque de nouveau son recul général, mais, d‟une part elle a une certaine capacité d‟auto-entretien qui lui permet de résister à l‟arbre93, d‟autre part les conditions anthropiques locales jouent désormais un grand rôle. Ce repli a été accompagné à l‟époque soviétique de boisements, notamment dans les vallées, qui accentuaient, la progression de la taïga, cependant qu‟à d‟autres endroits les défrichements provoquaient le mouvement inverse. Depuis une vingtaine d‟années, l‟importance des incendies dans l‟extrême nord de la zone de taïga permet à la toundra de garder localement certaines de ses positions (Abdurahmanov et al., p. 293).

2.2. L’écosystème de la Russie polaire Le mariage de la toundra et du climat polaire ne s‟est-il fait que pour le pire ? Avant de tomber dans la facilité de juger la rigueur du climat froid et d‟évoquer les réponses à cette contrainte, il est honnête de présenter le caractère fusionnel de leur relation.

2.2.1. L’existence même de la toundra à toutes les échelles, une question de climat polaire Le domaine de la toundra, en tant que formation végétale zonale, doit son existence à son appartenance à la zone polaire. La vénérable ligne de Köppen, celle de l‟isotherme de 10 °C pour la moyenne du mois le plus chaud, malgré l‟ancienneté et la simplicité de sa détermination, ou plutôt grâce à elles, reste celle qui matérialise le mieux la limite méridionale de la toundra. Elle correspond bien, en Russie comme en Amérique, avec la limite de l‟arbre. C‟est l‟absence d‟été qui empêche la croissance de l‟arbre. C‟est donc au nord de cette limite que se trouve le bezlessié, le pays sans arbre, et au sud la première frange pré-forestière de la zone tempérée. La toundra est ainsi la végétation de 93

M.C. Nilsson et al. (1993) ont par exemple montré que les communautés à Empetrum hermaphroditum gênaient fortement la régénération forestière en Pins sylvestres en Suède. Or la Camarine hermaphrodite est une plante importante de la toundra de Russie d‟Europe.

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la Russie polaire et d‟elle seulement. Ladite formation de la toundra boisée (lessotoundra) ne peut donc être rangée dans la zone de toundra : elle forme le ruban le plus septentrional de la zone de la taïga. Ce sont donc les caractères du climat polaire qui expliquent, à petite échelle, ceux de la toundra. « Le déterminisme est, de très loin, pour l‟essentiel climatique d‟ordre zonal : il est celui des pays du „soleil de minuit‟, pour le régime thermique et, secondairement, pour le photopériodisme. Cela règle même des faits d‟ordre floristique : la présence d‟espèces comme Dryas octopetala, Cassiope tetragona ou Betula nana est limitée à la toundra » (Rougerie, 1988, p. 62). Avant de suivre la coutume d‟étudier les traits polaires comme un ensemble de contraintes auxquelles les organismes vivants doivent s‟adapter, il nous semble opportun de présenter certaines données climatiques qui peuvent être considérées comme des atouts eu égard aux conditions que subit la toundra boisée, voire la taïga de mélèzes. Pendant la saison qui tient lieu d‟été, la toundra profite de longues durées d‟éclairement, qui seraient, pour certains, l‟une des explications de l‟épanouissement de grosses fleurs de couleur vive typiques de cette formation végétale. « La longueur du jour pendant la saison végétative, l‟importance de l‟éclairement, expliquent peut-être le grand nombre de fleurs, ainsi que leurs couleurs éclatantes » (Elhaï, 1967, p. 279). En outre, cette saison bénéficie d‟une humidité relative de l‟air assez élevée, à laquelle contribue d‟ailleurs mécaniquement sa fraîcheur concomitante, qui n‟est pas contradictoire avec la grande faiblesse, sauf dans la toundra mourmane, des précipitations. Quant à l‟hiver, il est globalement moins froid que dans la toundra boisée et même certaines portions de la taïga, de façon très nette à l‟ouest et à l‟est du pays, la Sibérie occidentale étant à cet égard la seule exception. A grande échelle cartographique, la structure en mosaïque de la toundra est aussi expliquée en partie par les particularités polaires de la juxtaposition de microclimats (Barry et Van Wie, 1974). La multiplication des phénomènes d‟abri, l‟importance des différences d‟expositions face à un soleil rasant contribuent à ce que les géographes russes se plaisent à appeler pestrota, le bariolage des micro-climats toundrains. « L‟aspect de mosaïque de la couverture végétale, caractéristique des toundras, est [en partie] déterminée […] par la bigarrure des conditions micro-climatiques » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 167, en russe). Cela ne doit cependant pas occulter le fait que la marqueterie végétale est surtout en lien, à cette échelle, avec celle des sols.

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2.2.2. L’adaptation des plantes au climat polaire Les contraintes du climat polaire sont nombreuses et prononcées. Outre la jeunesse de cette formation végétale, elles sont un élément d‟explication important de la faible biodiversité de la toundra. Peu d‟espèces sont en effet capables d‟y résister. Ces contraintes peuvent être regroupées en trois grandes familles : d‟abord la brièveté de la saison végétative, ensuite le fait que, même pendant celle-ci, les conditions, fraîches, sèches et ventées ne sont pas très propices, enfin la rigueur de l‟hiver. Il convient de souligner que cette dernière contrainte n‟est pas propre à la toundra, mais commune avec la taïga. La rudesse hivernale est même, excepté la nuit polaire, plutôt pire dans la forêt boréale. La grande originalité bioclimatique de la toundra est donc le caractère doublement peu favorable de la saison végétative, d‟une part sa courte durée, d‟autre part ses mauvaises conditions atmosphériques. Des vivaces, sempervirentes et à multiplication végétative face à la brièveté de la bonne saison C‟est bien entendu le caractère trop court de la saison végétative qui détermine d‟une part l‟absence de l‟arbre, sur laquelle nous ne reviendrons pas, d‟autre part la grande rareté des herbes annuelles. Les odnoletnyé travy doivent en effet réaliser un cycle complet en seulement quelques semaines. L‟implication de rythmes de développement d‟une telle rapidité réduit à un très petit nombre les espèces qui en sont capables. C‟est pourquoi la toundra russe est le règne des mnogoletniki. Les vivaces peuvent en effet entrer en action dès le tout début de l‟arrivée des conditions favorables, sans perdre quelques précieuses journées ou semaines. En outre ces vivaces ont développé un certain nombre de caractères ou de comportements supplémentaires leur permettant de faire face à la trop courte durée de la saison pendant laquelle les contraintes climatiques sont modérées. C‟est d‟abord la sempervirence de la plupart des plantes toundraines qui autorise la reprise immédiate de l‟assimilation chlorophyllienne. En effet les plantes toujours vertes (vetchnozélionnyé rasténia), comme la Camarine noire, l‟Airelle rouge, la Cassandre, la Canneberge, le Lédon, la Saxifrage (du moins la plupart des espèces), peuvent utiliser au plus tôt l‟énergie lumineuse pour la photosynthèse dès l‟arrivée des premiers beaux jours, sans attendre de fabriquer de nouvelles feuilles. « Il existe en outre de nombreux cas intermédiaires avec celui des végétaux à feuilles caduques ; les bourgeons sont déjà ouverts en automne, et les feuilles à demi-déployées passent l‟hiver dans cette position » (Birot, 1965, p. 209). Plusieurs Rosacées de la toundra russe en fournissent de bons exemples, notamment la laptchatka (Potentilla). En complément de la sempervirence, les feuilles de la toundra ont souvent une « forte teneur en

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chlorophylle » (Rougerie, 1988, p. 60), qui explique leur couleur d‟un vert sombre. Le second grand problème dû à la brièveté de la bonne saison concerne la reproduction des plantes de la toundra. Pour éviter que les éventuelles graines n‟aient pas le temps de mûrir, les plantes de la toundra donnent comme nulle part ailleurs une telle importance à la multiplication94 végétative (véguétativnoïé razmnojénié). Chez les Mousses vraies et les Hépatiques de la toundra russe, il est habituel que des amas pluricellulaires, les propagules, se spécialisent dans la multiplication végétative. Ces petits massifs de cellules arrondis sont produits par des organes, les corbeilles (kourtiny), qui atteignent ici, selon les géographes G.M. Abdourakhmanov et alii (2003), une grande fréquence. Chez les plantes supérieures de la toundra, la multiplication asexuée (bezpolnoïé razmnojénié) prend des formes variées (Korovkin, 2007). L‟une des principales est la production de loukovitchi. Ces bulbilles sont de petits bourgeons adventifs qui, à maturité, se détachent de la plante-mère, tombent au sol et s‟enracinent, donnant ainsi naissance à une nouvelle pousse (pobeg). Outre les bulbilles, un autre organe spécialisé permet la multiplication végétative de certaines plantes de la toundra. Il s‟agit des stolons (stolony), ces rameaux rampants, à croissance horizontale, dont le bourgeon terminal, souvent une rosette de petites feuilles, peut s‟enraciner pour donner une nouvelle plante. Bien que le terme soit quelque peu tombé en désuétude chez les biologistes, les géographes95 russes continuent pour certains, comme E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003, p. 166) d‟employer l‟expression de plantes vivipares (jivorodiachtchié rasténia) pour désigner ces espèces à multiplication végétative. Quoi qu‟il en soit, un bel exemple est celui de la Renouée vivipare (Polygonum viviparum, gorets jivorodiachtchi), dans les inflorescences (sotsvetki) de laquelle se développent de tels bulbilles, qui, une fois tombés au sol, produisent de nouvelles plantes. C‟est aussi le cas de certaines kamnélomki, cependant que d‟autres espèces de ce même genre Saxifrage émettent des stolons. La Laîche de Bigelow (Carex bigelowii) est un exemple de Cypéracée de la toundra mourmane où la multiplication végétative est importante (Jónsdóttir et Callaghan, 1988). Partout où la toundra russe méridionale est marécageuse, la Ronce de l‟Arctique, la morochka, se développe aussi par véguétativnoïé razmnojénié. En dehors de la multiplication végétative, un certain nombre96 de vivaces se reproduisent tout de même par l‟émission de graines, mais le cycle Du fait que les descendants sont génétiquement identiques à la plante-mère, c‟est-à-dire que ce sont des clones, certains estiment que le terme de reproduction (vosproïzvodstvo) ne peut pas être employé, pour être systématiquement remplacé par celui de multiplication (razmnojénié). Cependant, chez les géographes russes ou français, certains parlent indifféremment de l‟une ou de l‟autre. 95 Pierre Birot (1965, p. 210) met l‟adjectif entre guillemets : « plantes à bulbes „vivipares‟ ». 96 Majoritaires pour certains, minoritaires pour d‟autres. « Une courte durée de la période végétative constitue un obstacle non moins grave […]. Cependant la reproduction par graines est la plus fréquente » (Birot, 1965, p. 210). « La courte durée de la saison végétative rend très 94

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s‟opère dans sa totalité en fractionnant le développement sur plusieurs années. Ainsi « la maturation des graines ne s‟opère souvent qu‟au terme de deux ou trois „étés‟ » (Godard et André, 1999, p. 182). « Leur préparation est alors étalée sur une longue durée. Le bourgeon à fleur est individualisé dès le début de la saison végétative précédant l‟année de floraison ; en automne, la différenciation des pièces florales, en particulier des étamines, est déjà bien avancée ; si bien qu‟au printemps suivant les fleurs peuvent sortir directement de la neige. Dans certains cas (Braya humilis), l‟infrutescence se développe pendant 3 années avant d‟arriver à maturité » (Birot, 1965, p. 210). Des cryophytes face à la fraîcheur et à la sécheresse ventée de la saison végétative Non contente d‟être brève, la saison végétative ne donne aucune garantie de chaleur et n‟offre pas de conditions atmosphériques très satisfaisantes. Du fait de l‟influence des vents du nord venus des mers arctiques, même pendant les mois de juillet et août, de brutales sautes de température sont fréquentes et le passage sous le zéro degré n‟est jamais à exclure97. C‟est au moins autant contre cette absence de véritable été que contre la rigueur de l‟hiver que les plantes de la toundra sont ce que les géographes russes se plaisent à appeler des kriofity. En tant que plantes d‟habitat froid et sec, ces cryophytes ont des formes qui leur permettent d‟utiliser au mieux la chaleur d‟une couche-limite atmosphérique très fine au contact avec le sol (Černov, 1989). C‟est avant tout pour ne pas dépasser cette strate, le prizemny sloï vozdoukha, où les conditions calorifiques sont les moins difficiles, que les formes sont aplaties, étalées, plaquées au sol en coussinets et en rosettes. Le nanisme et le plaquage au sol constituent aussi une protection des vents desséchants, donc, en réduisant l‟évapo-transpiration, ils participent à la lutte contre la déshydratation mécanique, alors même que l‟air de la Russie polaire n‟est pas sec, au sens climatique de l‟humidité relative, surtout sur les littoraux de la mer de Barents. Enfin, les coussinets permettent de résister aux forces de déchaussement des plantes par le vent, grâce à leur forme hémisphérique, sur laquelle les flux d‟air ont peu de prise.

aléatoire la production de graines et explique la prédominance de la multiplication végétative » (Godard et André, 1999, p. 184). 97 « Les associations de toundra se développent dans des conditions de période végétative courte et fraîche […]. Les fluctuations de température ont une importance essentielle pour les organismes vivants. Pendant tous les mois de la période végétative, les températures minimales peuvent être inférieures à zéro degré » (Abdurahmanov et al., 2003, p. 291, en russe).

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L’utilisation de la neige pour passer au mieux le froid de l’hiver Les formes basses et ramassées des plantes de la toundra, utiles pendant la saison végétative, le sont aussi pour passer l‟hiver, grâce à l‟aide de la neige. Seul le fait d‟être recouvert par cette couche isolante et isotherme assure d‟être protégé des gels intenses. Cette couverture nivale (snéjny pokrov) défend aussi contre les vents forts. En fait, pendant la mauvaise saison98, la survie des plantes dépend presque uniquement de ce tapis neigeux, dont le mieux est de ne pas dépasser. Cette importance est telle que « la hauteur des plantes est souvent déterminée par l‟épaisseur de la couverture neigeuse » (Abdurahmarov et al., 2003, p. 292, en russe). Les quelques arbres nains qui dépassent ce tapis sont ceux qui subissent le plus de lésions et, plus généralement, de dommages causés par les vents armés des cristaux de neige (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 210). En fait, le plus important dans la hauteur des plantes concernées se trouve être celle à laquelle les bourgeons passent la saison la plus contraignante. C‟est dans ce lien entre l‟épaisseur de la neige et la position des potchki vozobnovlénia99 que s‟exprime au mieux la gamme de réponses des plantes au froid hivernal, qui, si elle est exprimée dans les types définis par C. Raunkiaer (1905), représente le spectre biologique. Si l‟on ne compte pas les Mousses et les Lichens, les hémicryptophytes (guémikriptofity) composent environ 60 % des plantes de la toundra russe. Ce sont des individus dont les bourgeons passent l‟hiver à demi-cachés (polouskrytyé). Ils sont protégés dans les rosettes ou d‟autres formes plaquées au sol, sous des feuilles atrophiées (otmerchié listia), l‟ensemble étant bien entendu isolé des grands froids atmosphériques par la couverture neigeuse. Les chaméphytes (khaméfity) représentent quant à elles environ 20 % des plantes de la toundra russe100. Ce sont des végétaux dont les bourgeons ne sont pas cachés par la plante elle-même pendant l‟hiver, mais qui sont situés suffisamment bas pour que la couche de neige les isole. Par convention, on classe dans les chaméphytes les plantes dont les potchki ne dépassent pas une hauteur de 25 cm, mais ils sont souvent situés plus bas, pratiquement au sol (na zemlié), bien qu‟ils ne soient pas protégés par des parties de la plante. Les concernant, l‟épaisseur de neige est cruciale. Les cryptophytes (kriptofity) constituent sans doute 10 à 15 % de la toundra russe. 98

En revanche, quand arrive la bonne saison, il vaut mieux que la neige fonde vite, pour ne pas empêcher le développement végétatif. L‟épaisseur de la neige est donc à double tranchant à l‟échelle de l‟année. Nous réservons l‟étude du caractère négatif d‟une trop grande épaisseur de neige pour notre typologie à grande échelle cartographique. 99 Les bourgeons se disent potchki, mais les biogéographes russes précisent, dans le cas du repos de ces méristèmes pendant la mauvaise saison et de la reprise de la croissance à l‟arrivée des beaux jours, « potchki vozobnovlénia », montrant le renouvellement attendu après la pause. 100 Cette proportion monte évidemment énormément si on ajoute les Lichens et les Mousses, qui, bien que « difficiles à classer dans le système des types biologiques de Raunkiaer […], se rapprocheraient le plus des chaméphytes » (Rougerie, 1988, p. 15).

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Ils passent les mois les plus froids cachés dans le sol et ne sont pas plus nombreux, car le sol lui-même, entièrement gelé à cette saison, n‟offre pas non plus de conditions favorables. L‟ensemble des phanérophytes et des théophytes forme les quelques 5 à 10 % restant. Les premiers ne sont que des nanophanérophytes (nanofanérofity), c‟est-à-dire que leurs bourgeons se trouvent, par convention, à moins de 2 m au-dessus du sol. Dans la pratique, ces arbres nains ne dépassent en général pas 50 à 60 cm de haut, sauf à sortir de la toundra au sens strict et entrer dans la toundra boisée. Enfin, la quasiinexistence des thérophytes confirme à la fois la prédominance exclusive des vivaces et la quasi-impossibilité pour une graine ayant passé la mauvaise saison dans le sol d‟effectuer l‟ensemble du cycle végétatif pendant le trop bref temps imparti. La très grande faiblesse des phanérophytes, même nains, est la principale originalité du spectre biologique de la toundra par rapport à celui de la taïga. Cette seule différence joue un rôle paysager essentiel, puisque la toundra est le pays sans arbre, tandis que la taïga russe est la plus grande forêt du monde. Pour le reste, la grande prédominance des hémicryptophytes et des chaméphytes leur est commune. Elle est due à une même réponse au passage très difficile de la saison la plus froide. Mais, dans la toundra, les plantes ont aussi à subir l‟absence d‟été. Certaines adaptations morphologiques permettent d‟ailleurs de lutter contre la totalité des contraintes, que ce soit la brièveté et à la fraîcheur de la saison végétative, l‟importance des vents qui augmentent la transpiration et le risque déchaussement, la rigueur du long froid hivernal101. L‟autre spécificité bioclimatique de la toundra est la nuit polaire. Cette absence d‟éclairement pendant plusieurs semaines n‟existe pas dans la taïga, située à des latitudes moins élevés. Pourtant, la vie végétale toundraine est déjà tellement figée par le froid que le manque de lumière se contente d‟ajouter une contrainte dont les conséquences n‟ont pas la possibilité de vraiment s‟exprimer. Il n‟en est pas de même pour les animaux restant dans la toundra pendant la mauvaise saison.

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« Ces coussinets présentent à la fois une grande résistance au vent, au froid et à la sécheresse. Au vent, grâce à leur forme prostrée, aérodynamique et à leur compacité. Au froid, car tapies contre le sol et éventuellement protégées par la neige. A la sécheresse, grâce au micro-milieu qu‟elles réalisent, riche en tissus et en débris végétaux piégeant poussières et humidité et limitant l‟évapo-transpiration » (Rougerie, 1988, p. 22).

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2.2.3. L’adaptation des animaux au climat polaire La toundra, un milieu de vie éphémère, qui nécessite la fuite La toundra russe est un milieu vivant pendant quelques semaines102, qui se dépeuple très largement dès le mois d‟août pour certaines espèces, septembre pour d‟autres. La plupart des vertébrés quittent alors la zone elle-même de la toundra par de longues migrations en latitude, d‟autres quittent leur habitat de surface par un court déplacement vertical. Les migrations sur de longues distances sont le propre des oiseaux, qui forment l‟essentiel des espèces de vertébrés de la toundra russe de juin à septembre103. Tous viennent ici se nourrir, certains y nichent104. La nourriture est en effet abondante eu égard au régime alimentaire aviaire. D‟une part, les insectes pullulent, d‟autre part les eaux fournissent des crustacés, des mollusques, des batraciens, des poissons. C‟est le cas des milliers de plans d‟eau des plaines de la toundra et c‟est le cas de la mer, dégelée de sa banquise saisonnière, qui n‟est jamais loin de tout point de la toundra russe. On trouve donc dans la toundra quantité d‟oiseaux migrateurs des eaux douces, canards, oies, cygnes, échassiers divers, ainsi que des oiseaux marins. Parmi ces derniers, les différentes mouettes (tchaïki) sont les plus nombreuses. Une partie des oiseaux passant la belle saison dans la toundra s‟y reproduit. Les nicheurs (gnezdiachtchiéssia) constituent ainsi 62 des 169 espèces d‟oiseaux de l‟île de Vrangel (Belikovič et al., 2006) et 73 des 91 espèces de la toundra de Sibérie centrale (Rutilevskij, 1970). Comme la saison est courte, les parades nuptiales sont généralement plus réduites que dans les autres zones bioclimatiques ; chez certaines espèces, les oiseaux arrivent déjà accouplés. La construction du nid elle-même est souvent écourtée. Qu‟ils soient nicheurs ou non, les oiseaux de la toundra russe méritent en général mal leur nom, puisque leur présence dans ce milieu dure beaucoup moins longtemps que leur absence. Par l‟ampleur de leur migration, ils forment un maillon de la mondialisation. Ainsi, les atteintes à l‟environnement réalisées dans les autres zones bioclimatiques par les sociétés humaines influent grandement sur leur nombre. C‟est la toundra qui le subit, dans le sens où ce milieu naturel est beaucoup moins anthropisé que la zone tempérée ou tropicale.

102 Les invertébrés eux aussi se contentent d‟une saison très courte. Parmi les insectes, les moustiques, dont le cycle est très rapide, sont avantagés et c‟est une raison de leur importance dans la toundra. 103 L.S. Berg (1941, p. 29), reprenant la description de Biroulia, indique que les oiseaux quittent la péninsule de Taïmyr très tôt : « à la mi-juillet, ils commencent à partir et, vers la mi-août, la toundra se vide ; mais l‟ortolan reste cependant jusqu‟en septembre ». 104 Nous parlons ici des oiseaux migrateurs qui nichent dans la toundra et non pas de l‟infime minorité des oiseaux sédentaires passant l‟ensemble de l‟année dans la toundra.

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La baisse de population des kouliki, ces petits limicoles105 très importants dans la toundra russe pendant la saison où les eaux douces et marines sont libres de glace, a ainsi été mise en relation avec la destruction de leurs habitats et de leurs milieux d‟étape au sud. Un exemple récent est celui de l‟endiguement et de l‟assèchement d‟estuaires de Corée du Sud, qui ont porté un coup dur aux pessotchniki106, et plus encore aux kouliki-lopatni et aux oulity de la toundra sibérienne et extrême-orientale russe. « La destruction de 40 100 ha de vasières à Saemangeum, engagée dès 1991 » a eu comme conséquence que « les effectifs mondiaux du bécasseau de l‟Anadyr ont chuté récemment de 20 %, et il est peut-être déjà trop tard pour le bécasseau spatule et le chevalier tacheté Ŕ populations mondiales inférieures à 1 000 individus Ŕ pour qui les vasières aujourd‟hui disparues représentaient une étape cruciale dans leur migration entre la Sibérie et l‟Asie du Sud-Est » (Barnaud et Galewski, 2008, p. 21-22). En dehors des oiseaux, les herbivores, suivis par leurs prédateurs, quittent la zone de la toundra à la mauvaise saison, mais l‟ampleur et la régularité des migrations sont moindres. D‟une part l‟arrivée se trouve dans la toundra boisée ou la taïga septentrionale, d‟autre part, le déplacement est d‟autant plus prononcé que la rigueur hivernale est grande ; il dépend donc des années. L‟irrégularité est ainsi typique du Lièvre variable. Cependant, malgré quelques variantes, il est des mammifères qui suivent des trajectoires habituelles, parfois fixes. Le rôle de l‟homme peut aussi accentuer l‟emprunt de routes définies, a fortiori quand il y a domestication. Le cas du renne (Rangifer tarandus, séverny olén) est exemplaire à cet égard, qui méritera ultérieurement une étude régionale. Face à ces migrations zonales, souvent sur des milliers de kilomètres, les déplacements verticaux constituent évidemment une fuite très modérée. Ils procèdent cependant eux aussi de la constatation selon laquelle la toundra est invivable pendant de longs mois. Parmi les rongeurs, qui forment plus du tiers des espèces de mammifères de la toundra russe, et beaucoup plus en nombre d‟individus, les Lemmings forment un exemple du changement d‟habitat saisonnier. Ceux-ci accentuent leur vie en souterrain pendant la mauvaise saison, autant que possible. Tous les sites favorables, où des poches dégelées subsistent, sont creusés de galeries. Le Lemming brun107, commun à la toundra 105

En systématique, les kouliki des Russes correspondent précisément au sous-ordre des Charadrii. Dans le langage géographique courant, ce sont les limicoles. 106 Les pessotchniki des Russes regroupent tous les oiseaux du genre Calibris. Parmi eux, le bolchoï pessotchnik est le bécasseau de l‟Anadyr (Calidris tenuirostris). Le koulik-lopatén des Russes correspond au bécasseau spatule de la langue française (Eurynorhynchus pygmeus). Les oulity des Russes regroupent tous les oiseaux de la sous-famille des Tringinae. Parmi eux, l‟okhotski oulit est le chevalier tacheté (Tringa guttiger). Ce sont tous des limicoles de la famille des békassovyé, c‟est-à-dire les Bécassines et alliés, coïncidant avec les Scolopacidae. 107 Les Russes distinguent le Lemming brun d‟Europe (Lemmus lemmus), qu‟ils appellent le Lemming de Norvège (Norvejski lemming), du Lemming brun de Sibérie (Lemmus sibirica, sibirski lemming).

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et à la taïga, passe le plus sombre de son temps dans ces tunnels, à partir desquels il ronge les racines des plantes. Ayant tapissé la cavité d‟herbes et logeant en colonies, il peut profiter d‟un abri dont température approche la dizaine de degrés. Malheureusement, le sol gelé empêche cependant que cela puisse se faire dans la plupart des endroits. Le Lemming à collier (Dicrostonyx torquatus, kopytny lemming), propre à la toundra, l‟a bien compris. D‟une part il sort plus à l‟air libre ; il est d‟ailleurs à ce moment la proie des prédateurs. D‟autre part, il fabrique des nids de plantes sèches et isolantes sous la couverture nivale. La vie sous neige est une variante plus fréquente de la vie sous terre. Elle est aussi pratiquée par le Gallinacé que les Russes appellent « la perdrix blanche » (bélaïa kouropatka) et les Français le Lagopède des saules (Lagopus lagopus)108. Pour les animaux qui ne fuient pas, ni loin de la zone de toundra, ni, de manière plus proche, dans les profondeurs, il ne reste qu‟à développer un certain nombre d‟adaptations permettant la survie en dehors des quelques semaines de la bonne saison. L’éloge de la rondeur et de la graisse Les animaux polaires développent autour de leur corps une barrière d‟isolation thermique qui peut prendre différentes formes. La plus connue, puisqu‟elle donne lieu à une lucrative exploitation par les hommes, se trouve être la fourrure. Mais le plumage de certains oiseaux de la toundra forme aussi une isolation remarquable, par exemple celui du Harfang des neiges (Nyctea scandiaca). En effet, même le dessous des pattes de « la chouette blanche » (bélaïa sova) est recouvert de ces phanères très protecteurs. Enfin, la couche de graisse est la seule à pouvoir tenir ce rôle pour les animaux qui ont besoin d‟être mouillés, comme le Phoque et le Morse. L‟Ours blanc, également très maritime (Thalarctos maritimus), double quant à lui son épaisse fourrure d‟une couche de graisse très importante elle aussi. Les fourrures ont des épaisseurs et des textures variables selon les animaux. La plus épaisse serait celle de l‟Ours blanc. Malgré l‟intérêt de cette fourrure, le bély medvéd est interdit de chasse en Russie depuis 1956. Cependant, la fourrure la plus isolante, quoique moins épaisse, serait celle du Renard polaire, un peu plus que celle d‟un renne109 et quatre fois plus que celle d‟un Lemming (Matthews et al., 1972). « L‟épaisseur de sa fourrure augmente de 200 % en hiver » (Godard et André, 1999, p. 186). C‟est pourquoi le Renard polaire (Alopex lagopus) est considéré par les Russes, qui l‟appellent pessets, comme l‟un des animaux de la toundra ayant le plus de valeur. Selon la couleur « A l‟embouchure de la Kolyma (68°N), le lagopède des saules […] passe en moyenne 21 h par jour sous la neige » (Godard et André, 1999, p. 188). 109 Le cuir lui-même est remarquable. « Un vêtement en peau de renne est irremplaçable dans les pays très froids, car il conserve sa souplesse par les plus grandes gelées » (Berg, 1941, p. 28). 108

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de la fourrure hiémale, les Russes distinguent le Renard polaire blanc (bély pessets) et bleu (golouboï). C‟est le golouboï pessets qui est le plus prisé. Se trouvant naturellement plus sur les îles de l‟Arctique russe que sur le continent, il a été développé artificiellement en élevage par le gouvernement soviétique à partir des années 1930. En dehors du Renard polaire, d‟autres mammifères ont une fourrure très appréciée, les Mustélidés. Cependant, les kouni, comme l‟hermine, sont certes des animaux en partie toundrains, mais leur habitat, et leur exploitation humaine, étant plutôt la taïga, nous réservons leur étude à celle de la forêt de conifères. Dans le cas des Cervidés, on parle plus de pelage que de fourrure. L‟efficacité dans la lutte contre le froid peut pourtant être élevée. C‟est ainsi que les poils du renne, qui sont creux, protègent remarquablement. L‟isolation thermique, par la fourrure, le pelage, le plumage ou la graisse, ne fait pas tout. Il s‟agit aussi de ne pas perdre la chaleur interne à cause d‟une forme générale qui serait inadaptée. Globalement, la meilleure réponse est la sphère. En effet, c‟est cette forme qui offre la surface de contact avec l‟encadrement extérieur la plus réduite en proportion du volume de l‟animal. De fait, on constate que les animaux de la toundra ont un corps plus trapu que leurs cousins des autres milieux bioclimatiques. Le prolongement de cette adaptation générale se trouve aux endroits les plus risqués, les extrémités. Les pattes et les oreilles constituent en effet les lieux où la chaleur du corps irradie, se disperse. Par rapport à leurs congénères vivant plus au sud, les animaux de la toundra russe ont ainsi des oreilles plus petites et plus arrondies. La différence est saisissante chez l‟Ours blanc, le Renard polaire et, surtout, le Lièvre variable. En outre, certains mammifères développent une circulation sanguine différenciée, qui permet aux extrémités, en particulier les pattes, de garder sans souffrir une température assez froide, la chaleur se concentrant sur les organes vitaux. De ce point de vue, le cas du renne est remarquable. Un fonctionnement des organes ralenti ou différé dans le temps Le passage de la longue mauvaise saison peut se faire sous différentes formes de spiatchka, soit une hibernation au sens strict, soit un endormissement. Mais, en fait, le nombre d‟espèces concernées est faible. En effet, la véritable hibernation, qui implique une forte chute de température, est risquée devant la rigueur de l‟hiver. Et elle est difficile à mettre en œuvre à cause du sol gelé et de la rareté des sites souterrains où rester. Ce sont des rongeurs de la toundra qui adoptent cette vie au ralenti. Les Marmottes (sourki) et les écureuils terrestres que les Russes regroupent sous l‟appellations de sousliki hibernent ainsi pendant plusieurs mois. Si l‟on quitte les conditions moins défavorables de la toundra boisée et de la toundra méridionale, il ne reste plus que la Marmotte bobak (Marmota bobac), le baïbak des Russes, qui peut hiberner pendant six mois.

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Une autre adaptation physiologique se trouve dans les possibilités, pour certains prédateurs de la toundra, d‟une gestation de durée variable, qui se réalise par une implantation retardée de l‟œuf, pourtant déjà fécondé, sur la paroi utérine. Ce décalage permettra de mettre bas au moment où la nourriture sera plus abondante. Cette adaptation est fréquente chez les Mustélidés ; elle existe aussi chez l‟Ours blanc. Le changement de régime alimentaire En fait, tous les animaux de la toundra changent peu ou prou de régime alimentaire selon la saison, mais le contraste est plus fort chez les prédateurs. En général, ceux-ci, comme le Renard polaire ou les Mustélidés, sont carnivores quand tout va bien, de mai à septembre, et cherchent à le rester toute l‟année, traquant les Lemmings sans relâche. Cependant, à la mauvaise saison, lors des années maigres, toute sorte de nourriture peut convenir. Le Renard polaire se transforme alors en charognard, suivant l‟Ours blanc pour terminer ses carcasses, voire se contente de ses excréments. Pour éviter cela, il fait des réserves de nourriture, cache des oiseaux et les Lemmings. L‟hermine elle aussi met des proies en réserve. L‟Ours blanc est atypique, qui est plus carnivore en hiver que pendant la saison végétative. En effet, pendant cette dernière, il consomme beaucoup de baies et d‟herbes, tout en chassant le Lemming. En hiver, le Phoque est sa proie majeure, voire exclusive, grâce à des techniques de chasse très élaborées. Y a-t-il une adaptation à la nuit polaire ? Autant les adaptations des animaux au froid ont été très étudiées et sont largement documentées, autant la résistance à la nuit polaire est beaucoup moins connue. Il est vrai que, une fois écartés les animaux qui ont fui la toundra, ceux qui hibernent et ceux qui sont cachés sous la neige, les candidats à l‟activité nocturne complète sont rares. Ils posent pourtant quelques problèmes passionnants, qui dépassent de beaucoup la seule géographie de la toundra, pour atteindre à des questions universelles. Il en est ainsi du fonctionnement du cerveau et de la périodicité du sommeil en l‟absence de rythme diurne. De ce point de vue, l‟Ours blanc est un cas d‟école, qui dort apparemment d‟une manière assez bien périodique sans pour autant être sollicité par l‟alternance du jour et de la nuit (Kolb et Whishaw, 2007). Parmi les oiseaux connus pour être des chasseurs nocturnes dans les autres zones climatiques, la Chouette polaire (bélaïa sova) chasse toute la journée en saison chaude et pose ainsi la question de l‟adaptation inverse au jour polaire.

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2.3. La toundra et les sols polaires A quelques décimètres de profondeur, et même souvent moins, le pergélisol est partout sous la toundra. Dans la couche active qui dégèle pendant quelques mois ou semaines au-dessus de la vetchnaïa merzlota, le sol est fortement influencé par cette dalle imperméable. Il possède une eau de fonte froide ; il est très peu épais et évolué ; il est instable.

2.3.1. La froideur de l’eau de capillarité et la sécheresse physiologique Les auteurs russes insistent tant sur la froideur du sol et de son eau estivale que ce facteur fait en général partie de la définition de la toundra et constitue invariablement la première phrase introductive110 à une étude de cette formation végétale. Il y là une différence substantielle avec l‟approche française, qui ne considère pas ce phénomène de la sorte111. Seul Pierre Birot (1965) détaille cette question… pour en plutôt prendre le contre-pied. Il se trouve que la plupart des plantes de la toundra russe donnent l‟impression de lutter contre une insuffisance d‟eau dans le sol, alors même que, sauf exception édaphique locale, le milieu n‟en manque pas vraiment. Il se trouve aussi que, pendant la saison qui tient lieu d‟été, l‟eau, abondante dans le sol, est très froide, puisqu‟elle provient avant tout de la fonte. Si tout le monde s‟accorde sur les deux premiers points, la question de savoir si cette eau est trop froide reste controversée. Pour les géographes E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003, p. 166), la réponse est oui. Il serait dommageable pour les plantes de l‟absorber et il y aurait risque de choc thermique. Elles limitent donc leur absorption d‟eau et, par conséquent, aussi leurs pertes d‟eau par transpiration. Les plantes développent ainsi des adaptations à la sécheresse sans qu‟il y ait manque d‟eau dans le milieu. C‟est un xéromorphisme de sécheresse physiologique. Cette fiziologuitcheskaïa soukhost conduit à un fonctionnement des organes et des tissus de la plante semblable à celui qu‟elles auraient si le milieu manquait d‟eau. Il n‟est pas exclu que s‟ajoute à cela l‟influence du long éclairement, qui 110

« Les associations de toundra se développent dans des conditions de période végétative courte et fraîche et de basse température des sols » (Abdurahmanov et al., 2003, p. 291). « Le type toundrain de végétation se forme dans des conditions d‟été court et frais, de forte humidité de l‟air et de basse température des sols » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 165). « Les toundras sont liées au climat froid et aux sols froids » (Aleksandrova, article « toundra » de la Grande encyclopédie soviétique, consultable en ligne). Nous ne présenterons ici que la question de la sécheresse physiologique, réservant pour la partie typologique l‟influence du sol froid sur la mauvaise assimilation de l‟azote et du phosphore par les plantes, car elle est à l‟origine de microhabitats dont l‟intérêt, pour les géographes, est leur échelle très fine. 111 Le pergélisol est toujours cité, mais pour souligner les contraintes cryogéniques du sol et non la froideur de l‟eau disponible pour les plantes.

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favoriserait la production de glucides, augmentant ainsi la pression osmotique dans de telles proportions que l‟absorption d‟eau se ferait mal. La sécheresse physiologique en serait donc renforcée. Ce serait pour répondre à cette fiziologuitcheskaïa soukhost que beaucoup de plantes de la toundra, comme l‟Airelle rouge, la Canneberge, la Dryade, l‟Andromède, développeraient de petites feuilles scléreuses, limitant ainsi la perte d‟eau par transpiration. Certaines Ericacées, comme la Camarine noire, enroulent leurs feuilles vers l‟extérieur, afin que les stomates, les oustitsa, situés sur la face inférieure, se retrouvent à l‟intérieur d‟une sorte de tube ainsi formé et, de ce fait, transpirent moins. D‟autres plantes de la toundra développent un système pileux abondant, qui forme une sorte de duvet (opouchénié) destiné à masquer les stomates. Les feuilles du Saule argenté (Salix glauca), velues sur leurs deux faces, lui donnent cette couleur grisâtre à l‟origine de son nom en français, encore que les Russes le trouvent plutôt bleuâtre, l‟appelant iva sizy. La seconde conséquence de l‟évitement de l‟eau de fonte, trop froide, serait le développement d‟un enracinement très superficiel. En courant horizontalement, la plupart des racines des plantes de la toundra russe mettraient à profit une très fine couche superficielle du sol, de quelques centimètres (Rakovskaïa et Davydova, 2003), où l‟eau du sol est moins froide que plus bas au contact du pergélisol. D‟autres auteurs réfutent en partie la notion de sécheresse physiologique des plantes de la toundra. Pierre Birot (1965, p. 208) écrit ainsi que « sans doute cette eau est voisine de 0°, mais les plantes arctiques qui ont été testées à cet égard montrent, pour la plupart, une remarquable aptitude à prélever de l‟eau aux basses températures. Salix glauca, Salix lapnorum absorbent davantage d‟eau à 0° qu‟à 20° ». Cependant, d‟une part cette conclusion s‟appuie sur les travaux de B. Döring, qui a prélevé l‟essentiel de ses échantillons en Allemagne, d‟autre part, même dans cette étude, d‟autres espèces présentes dans la toundra, et non des moindres, montrent le contraire. « Empetrum nigrum et Betula nana112 pourraient éventuellement souffrir d‟une dessiccation due aux basses températures de l‟horizon humide » (id. pp. 208209). L‟adoption de la sécheresse physiologique n‟empêche cependant pas d‟insister aussi sur la xéromorphie des plantes qui croissent sur un sol pierreux, squelettique, qui ne peut retenir l‟eau.

C‟est le Bouleau nain qui serait le plus sujet à la baisse de la transpiration relative en eau à 0 °C, selon les expériences de B. Döring (1935) rapportées par P. Birot (1965, tableau p. 178). 112

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2.3.2. Le caractère squelettique ou gleyifié des sols de toundra L‟ensemble de la toundra russe pousse sur des sols gelés pendant l‟essentiel de l‟année et qui ne se libèrent que pendant la saison la moins froide sur quelques centimètres ou décimètres, au-dessus de plusieurs décamètres ou hectomètres de pergélisol. Il n‟est pas lieu ici d‟étudier cette couche active au sens géomorphologique, mais de la présenter dans ses caractères pédologiques. Jeunes, minces, plus minéraux qu‟organiques, les sols de la toundra russe ont un certain nombre de points communs fondés sur une pédogenèse très lente et une mise en retrait des processus biochimiques. La toundra est une formation végétale à faibles biomasse et productivité, qui fournit très peu de matière organique, laquelle se décompose mal sous ce climat froid. Cependant, il est difficile d‟aller plus loin dans la caractérisation d‟un ensemble qui mérite surtout l‟analyse à grande échelle cartographique et qui est une cause essentielle de la marqueterie végétale. Sans dépasser les généralités, il convient de souligner que les lithosols sont très répandus, partout où la toundra russe est trouée113. Ils deviennent majoritaires en allant vers le nord-ouest et les archipels, surtout là où de jeunes affleurements rocheux sont hérités du rabotage glaciaire. Ce sont les sols arctiques (arktitcheskié potchvy), ou bien les sols squelettiques (skéletnyé potchvy) des Russes, où la désagrégation mécanique est très dominante, la granulométrie grossière114 presque exclusive, l‟argile quasi-absente et l‟humus pratiquement inexistant115. La transition se fait de manière complexe116 et à plusieurs échelles emboîtées avec les « sols bruns arctiques » des auteurs français (Godard et André, 1999, p. 319). Ce sont les toundrovyé podboury des Russes, ou toundrovyé illiouvialno-goumoussovyé potchvy (sols toundrains illuviaux humifères). Les cas de granulométrie grossière, de roche-mère sableuse ou graveleuse et, surtout, de conditions locales assurant un drainage efficace sont, au total, minoritaires dans la toundra russe, si bien que, finalement, les sols toundrains typiques, les plus étendus, ne sont pas les toundrovyé podboury. Un ensemble d‟affleurements rocheux jeunes empêche la mise en place d‟une végétation supérieure continue et, réciproquement, une végétation discontinue ne permet pas une pédogenèse efficace. 114 Cette fraction minérale grossière est la skéletnost, le squelette du sol. 115 « La faible production de matière organique par une végétation indigente, le fait que les vents violents dispersent les petites feuilles mortes à l‟automne, expliquent qu‟il n‟y ait pas de véritables sols. On parle de lithosol pour marquer qu‟il s‟agit surtout d‟un support minéral sans humus » (Viers, 1970, pp. 91-92) 116 « Dans les archipels du Haut-Arctique russe, sur les plateaux ventés, la déflation joue à plein, donnant naissance à des pavages grossiers qui tiennent souvent lieu d‟horizons de surface et entretiennent l‟idée réductrice que le désert polaire est le royaume des lithosols. C‟est oublier un peu vite que sous le pavage peut se développer un horizon B caractéristique des sols bruns arctiques » (Godard et André, 1999, p. 319). 113

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Souvent plus au sud, mais avant tout dans des conditions de roche-mère plus meuble, de granulométrie fine, de toundra plus fournie et, surtout, de conditions locales de mauvais drainage, les sols toundrains hydromorphes apparaissent. Passant outre les nombreuses subdivisions des géographes russes, qui seront en partie citées à plus grande échelle cartographique, les sols dominants, si jamais il était possible de moyenner une telle mosaïque, sont les toundrovyé gléévyé potchvy, dits aussi toundrovyé glééziomy (Nizovcev, 2005, p. 133), les sols toundrains à gley. Gorgés d‟eau en saison chaude à cause de la fonte et reposant sur une couche imperméable de pergélisol, ils sont très mal aérés. Dans ces sols hydromorphes asphyxiants, ce sont les phénomènes de réduction (vosstanovlénié) qui se mettent en place. La réduction des oxydes de fer dans le sol est à proprement parler le processus de gleyification117. Les sols toundrains les plus répandus sont ainsi de type AG. Un horizon A, formé d‟un humus acide, où l‟azote organique n‟est pas correctement minéralisé à cause du froid et des conditions anaérobies qui bloquent la nitrification, repose sur un horizon G argileux de couleur verdâtre, le gley. Cet horizon, très reconnaissable à sa teinte due à l‟accumulation de fer sous sa forme réduite (zakisnaïa forma), forme une couche reposant sur le toit du pergélisol. De multiples variantes existent bien entendu, y compris à gleyification superficielle, confirmant le caractère presque vain de l‟étude pédologique de la toundra à petite échelle cartographique.

2.3.3. La marqueterie mobile des sols de toundra Si l‟un des traits descriptifs majeurs de la toundra est son aspect de mosaïque, elle le doit avant tout à des facteurs pédologiques eux-mêmes déterminés par des processus géomorphologiques périglaciaires. Ce sont eux qui provoquent la rapide évolution du micro-modelé118, voire, comme disent certains géographes russes, du nano-modelé119. Cette mobilité superficielle ajoute, à une échelle de temps beaucoup plus courte et une échelle spatiale beaucoup plus fine, à la jeunesse générale des sols de toundra évoquée C‟est sous cette forme francisée que le terme russe ogléénié est entré dans le vocabulaire pédologique. Quant au mot russe de gleï, il a été repris dans toutes les langues scientifiques du monde sous le forme de gley. 118 « L‟aspect de mosaïque de la couverture végétale, caractéristique des toundras, est déterminée par les rapides changements dans l‟espace des conditions pédologiques, par la variété de la position en profondeur de la merzlota, par le micro-modelé, […] par l‟épaisseur de la couverture neigeuse, ainsi que par les processus cryogéniques pénétrant profondément dans le sol, qui conduisent à une différenciation horizontale de la surface des sols » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 167, en russe). 119 « Le caractère en mosaïque des associations toundraine n‟est pas seulement déterminé par l‟activité des plantes, mais aussi par l‟intensité des processus cryogéniques pénétrant dans le sol, qui conduisent à une structuration horizontale de leur partie superficielle. C‟est du caractère des formes de nano-modelé que dépend la composition horizontale des associations toundraines » (Abdurahmanov et al., 2003, p. 292, en russe). 117

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précédemment. Il ne s‟agit ici ni de tomber dans l‟étude géomorphologique, ni de détailler chaque carreau de la mosaïque, mais d‟évoquer seulement le principe même expliquant la marqueterie végétale. C‟est donc le fil-directeur temporel de la mobilité qui sera ici suivi, laissant à un ultérieur développement typologique le soin de s‟appuyer sur le critère spatial des dimensions du maillage pédologique. A cet égard, il s‟agit d‟abord d‟opposer les affleurements de roches cohérentes aux sols toundrains où une phase fine existe. Parmi ceuxci, une échelle simplifiée de mobilité décroissante peut être suivie : la toundra des langues de gélifluction s‟adapte ainsi à des mouvements plus rapides que ceux des buttes de gonflement, cependant que l‟instabilité des sols polygonaux n‟est pas toujours moindre. La toundra des fissures rocheuses Dans les étendues pierreuses, où les lithosols occupent une grande place, où la cryoclastie est un processus mécanique essentiel, où la déflation éolienne est forte, la pédogenèse se réfugie souvent dans les fissures des rochers. Ce sont d‟abord des microorganismes, dits « chasmoendolithiques » (Godard et André, 1999, p. 190), qui prennent position dans les fissures, puis des lichens et des mousses de plus grande taille. Grâce à l‟action de préparation de ces dernières, certaines plantes vasculaires de la toundra peuvent ensuite s‟y abriter, marquant alors un contraste paysager caractéristique avec les étendues pétrées. La kamnélomka est l‟une de ses plantes, dont le nom lui-même est significatif, la fendeuse (lomka) de rocher (kamné)120. Au cours de cette évolution, certaines diaclases rocheuses se sont ainsi élargies, une pédogenèse, fût-elle embryonnaire, s‟est installée dans les fissures. La toundra gélifluée Selon le critère de mobilité décroissante dans les sols fins, ce sont les langues de gélifluction qui, sur les pentes, gênent le plus les formations végétales. En effet, les vitesses de descente de plusieurs décimètres, et même de plusieurs mètres, par an ne sont pas rares et ce sont des mouvements déchirant les racines de la plupart des plantes toundraines. Cependant, certaines espèces, entravant d‟ailleurs réciproquement le phénomène morphodynamique, colonisent les langues et, surtout, les lobes qui les terminent en aval. C‟est le cas de la grouchanka krouglolistnaïa, dont les feuilles arrondies121, plaquées au sol sous la couverture nivale pendant de nombreux mois, apparaissent à la disparition des neiges à la surface du sol, devenu mouvant par imbibition de 120

Certes, la Saxifrage signifie la même chose en latin, mais le sens de cette formation savante pour un Français est moins évident que, pour un Russe, celui de ce mot vernaculaire. 121 Le nom de grouchanka (pyrole) lui vient d‟ailleurs de la ressemblance de ses feuilles avec celles d‟une groucha (poirier).

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l‟eau de fonte. Ses fleurs blanches éclaircissent ensuite le front des coulées. Ce développement est rendu possible par le fait que cette Pyrole à feuilles rondes (Pyrola rotundifolia var. grandifolia) voit son système souterrain croître en suivant le déplacement. « Sur les pentes, la surface des langues de solifluction est également dépouillée, la végétation s‟accrochant au bourrelet frontal; spécialement il s‟agit de plantes à longues tiges souterraines s‟allongeant vers le bas du versant au fur et à mesure que la langue glisse (par exemple Pyrola grandifolia qui s‟allonge vers l‟aval de 25 cm par an) » (Birot, 1965, p. 212). La toundra mamelonnée Là où la granulométrie s‟y prête, la toundra peut se couvrir de toutes sortes de buttes de grossissement de la glace, que les Russes, au-dessus de multiples termes géomorphologiques plus spécialisés, regroupent sous l‟appellation de bougry poutchénia (buttes de gonflement). Ces monticules, de dimensions diverses et dans des formations variées, certaines sableuses ou limono-sableuses, d‟autres tourbeuses, provoquent à plusieurs échelles une distinction des sols et des associations végétales de toundra. Les boulgounniakhi, ou merzlotnyé bougry, dus à l‟injection de la glace au-dessus du pergélisol dans des terrains de granulométrie assez sableuse, sont des buttes de grande taille, parfois plusieurs décamètres de hauteur, dont « l‟éventail des vitesses annuelles de croissance verticale est très large puisqu‟il va de quelques millimètres à plus d‟un mètre » (Godard et André, 1999, p. 152). L‟influence sur la végétation toundraine dépasse la mobilité de gonflement, pour ajouter un effet de pente et une augmentation de la reptation qui gêne les ligneux, alors même que les arbres nains se plaisent particulièrement en exposition sud de ces collines. D‟autre part, l‟eau de fusion ravine les pentes et déchausse les plantes qui avaient pris pied sur les flancs du boulgounniakh. Les toundras de la Yana, de l‟Indiguirka et de la Kolyma en donnent de multiples illustrations. Les torfiannyé bougry, dus à la ségrégation de la glace dans les terrains tourbeux, sont des buttes de petite taille, de quelques mètres tout au plus, mais leur croissance peut être rapide. Le boursouflement s‟effectue là où la neige et la tourbe sont moins épaisses, diminuant doublement l‟isolation. De multiples buttes de dimensions encore moindres, en général décimétriques, enflent les terrains souvent marécageux. Selon la domination, on met l‟accent sur les dernovyé bougry (buttes gazonnées) ou sur le kotchkarnik (marais mamelonné). Que ce soit pour les buttes de tourbe ou pour les plus petits monticules, l‟influence sur la toundra est double. D‟une part ce sont des paysages où s‟affirme le contraste entre une végétation de sols égouttés et marécageux122, Décrivant la toundra de la Russie d‟Europe, P. Birot (1970, p. 121) écrit : « les surfaces plates, mal drainées, sont accidentées de „buttes gazonnées‟ […]. La tourbe y est soulevée par le gel jusqu‟à 2 à 3 m. Ces surfaces sont revêtues d‟une végétation variée (Bouleaux nains, Saules,

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d‟autre part les plantes subissent peu ou prou des mouvements pouvant aller jusqu‟au déchirement. Selon la taille des buttes et leur vitesse de gonflement, selon la prédominance des plantes marécageuses ou buissonnantes, les Russes distinguent au moins la bougorkovaïa, la melkobougorkovaïa et la kotchkarnikovaïa toundra (toundra à buttes, à petites buttes, à marais mamelonné). Sur les parties égouttées, certains Saules ont une grande importance, dans les fonds marécageux, les Laîches sont abondantes. La toundra mamelonnée la plus fréquente est ainsi dite ivkovo-ossokovaïa bourgovataïa toundra (la toundra à saulaie-cariçaie de buttes). Dans l‟île de Vrangel, cette formation se caractérise par Salix pulchra, Carex lugens, Arctagrostis latifolia, Deschampsia cespitosa, Oxytropis maydelliana (Belikovič et al., 2006). La toundra des petits polygones Dans les étendues planes dominées par les sols toundrains fins, la marqueterie végétale est avant tout structurée par les processus de cryoturbation, qui déplacent les particules sous l‟effet de l‟alternance du gel et du dégel de l‟eau du sol, créant des figurations et des petits polygones. La vitesse du mouvement peut atteindre quelques centimètres par an123, largement susceptible de grandement gêner l‟installation des plantes toundraines124. La végétation est surtout présente sur les périphéries des formes polygonales, car ce sont toujours les parties les plus stables125 et souvent celles où la granulométrie est la plus fine. Les Mousses et quelques rares plantes vasculaires, comme certains maki (Pavots), renforcent ensuite cette stabilité par rétroaction, en laissant le gel agir plus profondément et intensément au centre non inoccupé des polygones. La question de la toundra polygonale sera reprise plus loin, non pas dans le cadre de la mobilité temporelle, mais dans un but typologique d‟emboîtement géographique des micro-habitats.

2.3.4. Les animaux et le sol La vie animale à l‟intérieur du sol est réduite aux quelques mois ou semaines de dégel de la couche active au-dessus du pergélisol. L‟humidité de ce Ronces aux fleurs et aux baies éclatantes). L‟intervalle est occupé par des marécages avec Carex, Sphaignes, et aussi Hypnum ». 123 Pour l‟école française, les géographes pionniers à ce sujet furent A. Cailleux et A. Pissart. Leur démarche était géomorphologique et non biogéographique. 124 « Si la granulométrie est trop fine, un autre danger menace la végétation, celle de la cryoturbation qui gonfle les noyaux les plus argileux et déchire les racines » (Birot, 1965, p. 212). 125 « Sur les surfaces planes, la roche affleure alors en taches, aux contours polygonaux plus stables, où les plantes se réfugient » (Birot, 1965, p. 212). « Les bords des polygones sont occupés par la végétation parce qu‟ils sont moins mobiles » (Tricart, 1967, p. 262).

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mollisol est en général très élevée. Dans ce milieu asphyxiant, les vers de terre (dojdévyé tchervi) susceptibles de l‟aérer sont peu nombreux. Le genre Eisennia ne compte qu‟une seule espèce dans la toundra russe, qui soit d‟une taille importante (Abdurahmanov et al., 2003). Tout le reste de la faune du sol est formé de très petits organismes, que ce soit chez les Vers, représentés par des Nématodes, ou les Arachnides, dont les Acariens (klechtchi) forment l‟essentiel. De toute façon, la litière et la matière en putréfaction issues de la toundra sont limitées, donc les saprophages le sont aussi. Ainsi, la vie animale souffre, comme la vie végétale, de sols asphyxiants, gorgés d‟eau très froide pendant quelques semaines et gelés l‟essentiel de l‟année. La faune des sols toundrains n‟est en revanche pas autant dérangée que les plantes par la mobilité de la couche active. Ces mouvements, qui modifient le micro-modelé, donc les habitats, de la toundra, à des rythmes que nous venons d‟étudier, n‟ont pas tous la même ampleur spatiale et s‟emboîtent dans de plus vastes ensembles.

3. Des zones et régions de toundra aux micro-habitats Une toundra peut-elle changer plus radicalement par trente mètres de côté que par trente kilomètres de latitude ? Un renversement des échelles est-il possible et la toundra peut-elle être sens dessus dessous ? A quel niveau la mise en valeur humaine se fait-elle sentir ? La toundra de Russie est-elle une toundra russe ? Pour tenter une réponse ordonnée, il conviendra d‟abord de présenter les ceintures latitudinales classiques des biogéographes de la toundra, compliquées du gradient continental, lui-même dérangé par le rôle des mers arctiques et des montagnes.

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Milieux naturels de Russie Fig. toundra 4 : Le découpage de la toundra russe à petite échelle cartographique

Il faudra ensuite introduire les toponymes de l‟occupation humaine, fûtelle lâche, des différentes régions de toundra et discuter la pertinence de certains regroupements. Il s‟agira enfin, non pas d‟étudier, à grande échelle cartographique, les micro-habitats pour eux-mêmes, mais de comprendre comment ils s‟insèrent et se distribuent à l‟intérieur d‟espaces plus vastes, sans contredire la zonation et les autres découpages supérieurs.

3.1. Le découpage de la toundra russe à petite échelle : le rôle zonal et méridien des mers arctiques L‟école russe de biogéographie et de pédologie, à l‟origine du concept même de la zonalité planétaire, continue d‟étudier sans relâche les subdivisions latitudinales à l‟intérieur de la toundra. C‟est une préoccupation majeure, qui tourne parfois à l‟exclusivité quant aux réflexions de découpage spatial de la toundra russe (Polunin, 1951, Aleksandrova, 1971, 1977, Jurcev, 1973, Jurcev et Tolmačev, 1978, Yurtzev, 1994, Černov et Matveeva, 1979, Chernov et Matveyeva, 1997, Matveeva, 1998, Koroleva, 2006). Les auteurs français, en revanche, ont toujours largement fait appel à l‟opposition entre la toundra océanique et continentale (Birot, 1965, Lageat, 2004), en s‟appuyant souvent sur le contraste climatique classique, spitzbergien contre angarien, adulé des géographes de notre pays. Russes126 comme Français maîtrisent bien entendu parfaitement les deux et N. Polunin a influencé les géographes de notre pays C‟est l‟opposition entre la province de Barents et la province sibérienne de V.D. Aleksandrova (1977). 126

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depuis longtemps (Elhaï, 1967, Godard et André, 1999), mais la prédilection ou la façon de présenter est tout de même différente. Une complication supplémentaire vient de la troisième dimension altitudinale, qui était au cœur de la démarche du géographe russe pionnier de l‟étude de la toundra (Gorodkov, 1938) et qui reste au centre des préoccupations scientifiques pour la toundra mondiale (Ives et Barry, 1974, Wielgolaski, 1997).

3.1.1. Un gradient de zonation des déserts polaires à la toundra basarctique Si tout le monde s‟accorde à souligner l‟importance de la subdivision zonale de la toundra, il existe néanmoins de nombreuses différences, fondamentales quand il s‟agit des limites entre les types de toundra, moins importantes quand il s‟agit seulement de diversité de vocabulaire pour désigner les mêmes formations. Certaines différences sont caractéristiques d‟une approche qui n‟est pas la même entre les auteurs russes et français, d‟autres, moins claires, brouillent les pistes, ou les poudrent de neige, à l‟intérieur même de la communauté géographique de chaque pays. Sur chacune des franges latitudinales, la question de l‟appartenance ou non des marges à la toundra se pose. La frange méridionale, nommée lessotoundra par les Russes et toundra boisée par les Français, ne fait assurément pas partie de la toundra pour l‟ensemble des géographes russes actuels. La raison en est climatique, puisqu‟il s‟agit d‟une formation de la zone tempérée, qui doit être exclue de la zone polaire du fait de températures moyennes mensuelles supérieures à 10 °C en été. Cette appartenance de la toundra boisée à la zone de taïga n‟est pourtant pas évidente. Comme tout écotone, son appartenance à l‟une ou l‟autre zone pourrait se concevoir. Sur le plan paysager, la toundra boisée n‟est déjà plus forestière, mais elle reste située en deçà de la limite de l‟arbre. Dans son ouvrage majeur, publié en 1935, le premier géographe russe spécialiste de la toundra, B.N. Gorodkov, classait la lessotoundra dans la zone de la toundra. Ce choix était repris par le géographe L.S. Berg (1941). En dehors de la Russie, le sujet reste controversé. Elle est ainsi discutée à l‟échelle internationale (Löve, 1970). Chez les Français, le biogéographe Gabriel Rougerie (1988, p. 59) étudie « la toundra arbustive subarctique, aux ligneux dressés » avec les autres toundras127. La question de la frange septentrionale est encore plus épineuse. Il s‟agit de la transition entre la toundra haut-arctique et le désert polaire La citation complète est : « au-delà de la limite des arbres, règnent, dans l‟hémisphère boréal, deux et parfois trois types de toundras différenciées de manière zonale, dans leurs grandes lignes : d‟abord la toundra arbustive subarctique, aux ligneux dressés ; puis la toundra buissonnante, aux ligneux prostrés ; enfin, plus avant dans l‟Arctique, la toundra rase polaire, formée d‟herbacées phanérogames et cryptogames, sans ligneux dignes de ce nom » (Rougerie, 1988, p. 59). 127

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(poliarnaïa poustynia). Celle-ci est tellement progressive que certains auteurs, tant chez les Russes que chez les Français, intègrent la toundra très septentrionale et le désert polaire dans un même ensemble (Aleksandrova, 1977, 1988), tandis que d‟autres les différencient nettement (Gorodkov, 1935, Berg, 1941, Ţadrinskaja, 1970). Nous exclurons ici la toundra boisée, qui sera étudiée avec la taïga, mais nous ne fixerons pas de limite septentrionale à la toundra haut-arctique. Ce dernier problème concerne beaucoup moins de surfaces en Russie qu‟au Canada et ne se pose que pour de petites portions des îles russes de l‟Arctique. Ces précisions ou réserves étant apportées, la grande majorité des auteurs, russes et français, subdivisent la toundra en trois rubans parallèles, dont les appellations varient parfois, mais se resserrent plus souvent autour du triptyque des toundras haut-, moyen- et bas-arctique. Chez les auteurs français classiques, Henri Elhaï (1967, p. 277) dit reprendre ces trois termes à N. Polunin (1960). Ils forment aussi128 la typologie d‟A.Godard et M.-F. André (1999, p. 192). Chez les Russes, les trois termes qui reviennent souvent sont vyssokoarktitcheskié, arktitcheskié, soubarktitcheskié toundry, littéralement les toundras hautarctiques, arctiques et subarctiques129. La toundra subarctique au sens russe n‟est en aucun cas synonyme du domaine subpolaire au sens français, lequel recouvre la toundra boisée. La toundra haut-arctique, vyssokoarktitcheskaïa toundra130 ou bien, simplement arktitcheskaïa toundra131, soit la toundra arctique au sens strict, est une formation végétale de transition avec le désert polaire. Les plaques de sol nu (piatna gologo grounta) y sont souvent prédominantes. C‟est le règne des lichens encroûtants qui, par endroit, forment « des peuplements lichéniques purs, assurant à eux seuls, la totalité du paysage végétal » (Rougerie, 1988, p. 11). Les lithosols sont majoritaires, mais des mousses, des saxifrages et diverses herbes s‟insinuent dans les fentes des rochers, les abris, cependant que, localement, de petites prairies colonisent les dépressions humides. Selon les travaux d‟A.G. Issatchenko, la biomasse est inférieure à deux tonnes par hectare. Seuls les archipels de la Russie arctique, François-Joseph, Nouvelle Terre, Terre du Nord, éventuellement l‟extrême nord des îles de Nouvelle Sibérie, connaissent cette toundra haut-arctique, encore que l‟altitude provoque son apparition sur le continent sibérien dans la chaîne de Byrranga, traversée par le 75e parallèle au cœur de la péninsule de Taïmyr.

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A la différence près que les adjectifs deviennent des compléments de nom : toundra du HautArctique, etc. 129 La toundra subarctique est parfois dite hypo-arctique (guipoarktitcheskaïa) par certains auteurs russes. N.A. Martchenko et Nizovtsev l‟emploient dans un sens zonal, V.D. Aleksandrova dans un sens floristique. 130 Par exemple chez Abdourakhmanov et al. (2003) et chez Martchenko et Nizovtsev (2005). 131 Par exemple chez Jadrinskaïa (1970) et chez Rakovskaïa et Davydova (2003).

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La toundra moyen-arctique, souvent dite typique (tipitchnaïa) par les Russes, parfois dite moyenne (sredniaïa)132, est une formation végétale où dominent les mousses et, secondairement, les lichens buissonnants133, cependant que le raznotravié est important, composé de multiples plantes herbacées à fleurs. « Le recouvrement moyen atteignant ici 70 % » (Godard et André, 1999, p. 192), différentes espèces de mousses se relaient pour former presque partout un tapis assez épais, parfois sec, plus souvent spongieux, au-dessus duquel les ossokovyé sont essentiels. Selon les genres dominants parmi ces Cypéracées, on a plutôt une toundra à Laîche, plutôt à Linaigrette, mais le paysage mélangé des deux est si fréquent que la toundra moyenne, dans ce faciès, est en général dit pouchitsévo-ossokovaïa toundra par les Russes. Les endroits assez bien drainés sont suffisamment étendus pour que la toundra moyenne pousse assez largement sur des sols bruns arctiques. Ces podboury sont, pour des sols toundrains, relativement aérés, mais leur humus est tout de même acide. Selon les travaux d‟A.G. Issatchenko, la biomasse est comprise entre deux et vingt tonnes par hectare. La toundra moyen-arctique forme la moitié septentrionale de la toundra du continent sibérien, s‟épanouissant tout particulièrement dans la Plaine de Sibérie Septentrionale, la Plaine de la Yana et de l‟Indighirka, ainsi que la Plaine de la Kolyma. Sa limite méridionale suit assez bien l‟isotherme de 6 °C de juillet (Abdurahmanov et al., 2003, p. 293). Si ce mois est plus chaud, on passe à la toundra bas-arctique. La toundra bas-arctique, dite subarctique (soubartitcheskaïa) par certains auteurs russes (Abdurahmanov et al., 2003, p. 293), méridionale (youjnaïa) par d‟autres (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 211)134, est une formation végétale couvrante, continue, stratifiée, où les buissons et les arbres nains forment un étage au-dessus de cryptogames. D‟après les travaux d‟A.G. Issatchenko, la biomasse serait généralement comprise entre vingt et quarante tonnes par hectare. Cette toundra buissonnante (koustarnitchkovaïa toundra) est le royaume des Ericacées. Ce sont elles qui donnent l‟aspect ligneux135 dominant de cette toundra et son caractère principalement sempervirent. Parmi les Ericacées, le genre Empetrum est avant tout représentée par la voronika tchiornaïa (Empetrum nigrum), le genre Vaccinium par la brousnika (Vaccinium vitis-idaea). Cette Airelle rouge marque fortement le paysage de la 132

Elle est cependant appelée « arctique » par Martchenko et Nizovtsev (2005) C‟est pourquoi E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003, p. 211, en russe) proposent de l‟appeler tipitchnaïa lichaïniko-mokhovaïa toundra, « la toundra typique lichéno-muscinale ». 134 Le géographe B.N. Gorodkov (1935) l‟appelait la toundra boisée septentrionale, mais ce terme n‟est plus employé. Certains chercheurs la nomment toundra hypo-arctique. Les géographes Martchenko et Nizovtsev (2005) la subdivisent en toundra buissonnante méridionale et toundra buissonnante septentrionale, mais cette dernière prend aussi une partie de la toundra moyenarctique d‟autres auteurs russes. 135 « Ce mode buissonnant des toundras se distingue aisément de celui des plus hautes latitudes […] par le fait qu‟il comporte un pourcentage d‟espèces ligneuses toujours supérieur à 50 % » (Rougerie, 1988, p. 59). 133

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toundra russe méridionale, étalant toute l‟année ses petites feuilles sempervirentes luisantes, scléreuses, modérant les couleurs vives d‟autres plantes par ses fleurs d‟un humble rose pâle, mais rattrapant son éclat en donnant ses baies d‟un rouge vif tranchant. Les sols hydromorphes à gley sont très répandus dans la toundra bas-arctique. C‟est aussi celle où les tourbières (torfianiki) prennent le plus de place, impliquant l‟abondance des Sphaignes et des Cypéracées poussant sur différents sols tourbeux, torfianistyé potchvy mais aussi torfianyé potchvy. La toundra bas-arctique est celle qui occupe le plus de place en Russie. Presque exclusive en Europe, elle forme les quatre cinquièmes de celle de Sibérie occidentale. En Sibérie centrale, où le continent monte très haut en latitude dans le Taïmyr, et en Sibérie orientale, elle n‟en constitue plus que la moitié méridionale, mais elle redevient prépondérante en Tchoukotka, à l‟approche du Pacifique. En conclusion, ces trois sous-zones (podzony) de toundra sont en théorie traversées si l‟on fait un trajet du nord au sud. Dans la réalité, la côte de l‟Océan Glacial Arctique descend à des latitudes variées d‟ouest en est, s‟avançant très au sud en Europe, restant au contraire très au nord en Sibérie centrale, et choisissant un parallèle intermédiaire en Sibérie orientale. La place prise par les mers polaires peut ainsi tronquer, selon les endroits, une ou deux sous-zones. Il en résulte trois conséquences géographiques majeures. Primo, le fait est que seule la Sibérie centrale possède sur le continent les trois bandes de toundra, grâce à la montée du cap Tchéliouskine jusqu‟à 77°43‟ Nord. Cependant, pratiquement partout en Sibérie, même à l‟ouest et à l‟est, l‟ampleur latitudinale de la toundra est telle que les sous-zones moyen-arctique et basarctique ont la place de se succéder du nord au sud, depuis le littoral vers l‟intérieur du continent. Secundo, la toundra haut-arctique est presque uniquement insulaire. Tertio, la Russie d‟Europe, du fait des littoraux très méridionaux de la mer de Barents, n‟offre, à cette échelle, qu‟une toundra basarctique.

3.1.2. Les complications de longitude et d’altitude Ce fond zonal distinguant les toundras du nord au sud n‟est pas seulement tronqué par le fait que le littoral arctique dessine d‟amples variations latitudinales. Il est aussi compliqué, en restant à petite échelle cartographique, par des effets de longitude et d‟altitude. L‟influence de la longitude, ou de la continentalité est elle-même double, composée d‟une part d‟un héritage morphoclimatique, d‟autre part d‟un effet océanique actuel. Dans ce milieu froid où la pédogenèse est très lente, la durée pendant laquelle les actions biochimiques ont pu se produire prend un caractère majeur. Or les glaciers, qui ne sont jamais loin, font repartir à zéro cette évolution à

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chaque nouvelle invasion. Ils sont aujourd‟hui rétractés sur quelques îles russes de l‟Arctique. Mais l‟inlandsis couvrait d‟immenses surfaces il n‟y a qu‟un peu plus de 10 000 ans. De cette dernière glaciation, dite, par les Russes, de Valdaï, à peu près concomitante du Würm alpin, les effets sont considérables, si bien qu‟un contraste majeur oppose les régions qui se sont libérées récemment de cette couverture glaciaire et les autres. Lichonnaïa lda soucha, la terre épargnée par les glaces, le continent dépourvu de glacier au Valdaï est un autre monde. C‟est, grâce à sa sécheresse, une partie de la Sibérie centrale et orientale, celle de la pédogenèse possible sur une certaine durée, celle de l‟évolution qui n‟est pas un éternel recommencement. Il en résulte une toundra plus moussue, plus riche et plus variée que les difficiles conditions climatiques actuelles ne le laisseraient supposer. Elle s‟oppose à la toundra européenne et sibérienne de l‟ouest, très jeune, qui a récemment pris pied sur un terrain raboté par l‟inlandsis, moins variée que son climat assez doux pourrait laisser accroire et plus souvent lichénique qu‟on ne le penserait. Cet héritage contrecarre, sauf en Tchoukotka où il l‟accentue, la situation due aux conditions climatiques actuelles dans lesquelles baigne la toundra russe. La Nouvelle Terre (Novaïa Zemlia) forme la barrière marine séparant les courants chauds à l‟ouest des courants froids à l‟est. L‟Oural Polaire, qui est au continent ce que la Nouvelle Terre est à l‟océan, forme la barrière climatique limitant la toundra du climat polaire océanique (ou spitzbergien) à l‟ouest de la toundra du climat polaire continental136 (ou angarien) à l‟est. La toundra européenne est ainsi plus humide, souffre d‟étés frais, mais profite d‟hivers peu rigoureux. Elle le doit au dernier avatar du Gulf Stream et de la Dérive Nord-Atlantique, ce courant de Norvège qui, après avoir dépassé le cap Nord, prend le nom de courant mourman en longeant la péninsule de Kola. C‟est lui qui, s‟épanouissant dans toutes les directions de la mer de Barents pour mieux en adoucir tous les littoraux, vient mourir contre la Nouvelle Terre, non sans avoir donné ses dernières calories aux contreforts occidentaux des monts Paï-Khoï qui forment la terminaison de l‟Oural Polaire. Au-delà, la toundra sibérienne est plus sèche, aux saisons plus contrastées. Seule la toundra tchouktche et celle de l‟île de Vrangel, à l‟approche du Pacifique, retrouve, par quelques retours d‟est, marins et climatiques, peut-être un peu de douceur, assurément beaucoup d‟humidité. On aura noté que, par une translation malvenue de la frontière entre l‟ouest et l‟est, la toundra de Sibérie occidentale est la seule à subir les deux inconvénients de l‟héritage glaciaire prononcé et du climat rude actuel.

Il est entendu que nous reprenons ici les termes classiques selon laquelle l‟influence est dite océanique quand les mers arctiques apportent une certaine douceur hivernale et continentale dans le cas contraire. Cependant, comme le rappelle T.A. Tourskova (2002), la totalité de la toundra russe est influencée par l‟océan et c‟est cette action des vents marins du nord qui provoque l‟absence d‟été.

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La taïga russe, ainsi triplement rubanée du nord au sud et doublement contrastée d‟ouest en est, ne s‟étend pas seulement dans les plaines littorales ou deltaïques de l‟Arctique. Elle subit aussi de multiples complications par l‟intervention de reliefs plus ou moins élevés, qui la coupent et la décalent, lui permettant notamment de s‟avancer dans la zone de taïga. Ce cas est manifeste dans la péninsule de Kola au-dessus de 600 à 700 m. A l‟autre extrémité de l‟Europe, le surgissement de l‟Oural Polaire permet à une Laîche des plaines de Sibérie centrale, en l‟occurrence Carex arctisibirica, de se retrouver plusieurs centaines de kilomètres à l‟ouest, au-dessus du Carex globularis européen. En Sibérie centrale, l‟intervention montagneuse de la chaîne de Byrranga aide la toundra haut-arctique, ailleurs insulaire, à mettre pied sur le continent. En Sibérie orientale et en Tchoukotka, tout est affaire de damier entre toundra plus ou moins montagnarde et toundra boisée ou taïga souffreteuse de vallée (Jurcev, 1973). Peu ou prou, la toundra russe est finalement partout influencée par l‟étagement altitudinal (Gorodkov, 1938), si bien que cette perturbation de la zonalité peut être considérée comme un dérangement à moyenne échelle, qui conduit à l‟étude régionale de la toundra russe.

3.2. Les régions de toundra à moyenne échelle 3.2.1. Les formations d’Europe : les toundras mourmane et kaninopetchorienne Malgré sa séparation en deux parties par la mer Blanche, la toundra de la Russie d‟Europe présente une certaine unité. C‟est une toundra méridionale, bas-arctique, buissonnante, qui pousse sur des sols issus de roches-mères qui étaient englacées au Valdaï. Les toundras de la Russie d‟Europe ont aussi en commun leur hiver peu rigoureux et leur forte humidité estivale. Les précipitations sont partout supérieures à 500 mm par an. Ces deux traits climatiques se dégradent cependant sensiblement d‟ouest en est (Jakovlev, 1961), si bien qu‟il est justifié de séparer la toundra mourmane de la toundra kanino-petchorienne, lesquelles se distinguent aussi par une partie de leur composition floristique et la texture de leurs sols.

La toundra mourmane et la toundra de Ter La toundra mourmane, au sens large, forme un ruban d‟une trentaine de kilomètres de largeur (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 280), qui borde la péninsule de Kola au nord et à l‟est, depuis la frontière finlandaise jusqu‟à l‟embouchure de la Strelna dans la mer Blanche. La latitude atteint presque 70 °

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Nord dans la presqu‟île Rybatchi proche de la frontière finlandaise, mais elle descend en deçà du cercle polaire à l‟autre extrémité137. Ce n‟est donc pas tant la latitude138 que l‟influence de la mer qui construit l‟absence d‟été et l‟impossibilité pour l‟arbre de croître. En fait la toundra mourmane au sens strict ne comprend que celle bordée par la mer de Barents ; elle est poursuivie à l‟est par la toundra de Ter, baignée par l‟extrémité septentrionale de la mer Blanche. Cette toundra, partout littorale, est caractéristique d‟une formation basarctique139, tout en s‟en distinguant par la grande faiblesse des herbes. Assez peu lichénique et moussue, cette toundra buissonnante voit le règne des Bouleaux nains et des Ericacées. La Camarine (Empetrum, voronika) est représentée par deux espèces140, l‟Airelle rouge (Vaccinium vitis-idaea, brousnika) est bien entendu répandue, la toloknianka (Arctostaphylos) ajoute à ces Ericacées sempervirentes. En s‟éloignant de la côte de la mer de Barents, cette toundra buissonnante voit sa strate inférieure augmenter son taux de recouvrement et s‟enrichir, surtout en Lichens, dont la Mousse à renne141. Malgré son caractère de toundra méridionale, la formation végétale mourmane a en effet l‟originalité d‟être assez peu couvrante ; elle offre des étendues rocheuses dénudées, balayées par les vents marins, où la végétation se réfugie dans les fentes. Les plantes herbacées sont réduites, mais, parmi elles, la toundra mourmane est la seule de Russie142 à posséder la Laîche de Bigelow (Carex bigelowii), répandue en Scandinavie, dans des contrées où les précipitations sont abondantes. La toundra de Ter (Koroleva, 1999) se distingue de sa voisine mourmane par des sols qui, tout en étant jeunes, sont moins caillouteux et graveleux. C‟est une toundra plus marécageuse (Cinzerling, 1935), où s‟épanouissent les Saules nains, prenant la place des Bouleaux nains de la 137 Elle ne descend pas aussi sud d‟après la délimitation classique de L.S. Berg (1941), s‟arrêtant sur le Ponoï donc restant au nord du cercle polaire. 138 D‟où l‟importance des débats russes depuis des décennies sur la zonalité de la toundra mourmane et le titre provocateur d‟un article récent de N.E. Koroleva (2006, en russe) : « la toundra zonale de la péninsule de Kola : réalité ou erreur ? ». 139 C‟est la conception actuelle (soubarktitcheskaïa youjnaïa toundra de Aleksandrova, 1977, et de Koroleva, 2006). En revanche, dans sa thèse de 3 e cycle aujourd‟hui dépassée, E.G. Tchernov (1956, cité par Koroleva) classait un liséré littoral de la formation mourmane en toundra moyenarctique (arktitcheskaïa). 140 Pour V.D. Aleksandrova (1977), le fait que la Camarine hermaphrodite, qu‟elle présente comme la plante hypo-arctique par excellence, arrive jusqu‟à la mer prouve que la formation mourmane dans son ensemble est bas-arctique. 141 E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003, pp. 282-283) écrivent que le taux de recouvrement muscino-lichénique est inférieur à 25 % en moyenne sur la côte mourmane, mais monte à 50 % en allant vers l‟intérieur. 142 Selon N.A. Martchenko et V.A. Nizovstev (2005). Cependant, les travaux de T.V. Egorova dans les années 1970 ont montré qu‟une sous-espèce (Carex bigelowii subsp. lugens) réapparaissait à l‟autre extrémité de la Russie, à l‟approche du Pacifique.

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toundra mourmane. La toundra de Ter devient largement tourbeuse en allant vers le sud. Une Rosacée devient majeure, la morochka. Cette Ronce des tourbières (Rubus chamaemorus), qui était déjà présente dans tous les faciès marécageux de la toundra mourmane (Koroleva, 2006), atteint son maximum dans celle de Ter. En arrière de la toundra mourmane et de celle de Ter, l‟intérieur de la péninsule de Kola est couvert d‟une toundra boisée et d‟une taïga claire septentrionale, à l‟intérieur desquels quelques îlots de toundra de montagne peuvent surgir grâce à l‟altitude. Ce sont ces croupes dénudées qui sont traditionnellement appelées toundra par les Lapons, formant ainsi la toundra éponyme (Černov, 1980). Les toundras mourmane et de Ter forment un ruban extrêmement peu peuplé, à la seule exception de l‟agglomération de Mourmansk. Bien que celleci constitue le plus grand ensemble urbain de toute la toundra mondiale, elle reste très localisée143. Depuis 1939, la toundra mourmane est en partie protégée par la réserve naturelle de Kandalakch (Kandalakchski zapovednik), dont les 70 500 ha couvrent pour part la formation végétale polaire, pour part la taïga. Pour ce qui est de la toundra, la protection s‟étend sur le littoral de la mer de Barents de part et d‟autre du village de Kharlovka (37° Est) et sur les petites îles situées entre la péninsule Rybatchi et la frontière finlandaise. En arrière de la vraie toundra mourmane, l‟intérieur de la péninsule de Kola compte une aire protégée plus étendue, la réserve naturelle de Laponie (Laplandski zapovednik). Depuis 1930, ses 278 400 hectares couvrent la taïga et la toundra de montagne du massif ancien situé à l‟ouest de Montchégorsk. Les toundras kanino-petchoriennes de Kanin, de la Petite et de la Grande Terre La « toundra kanino-petchorienne » (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 249, en russe) regroupe les trois toundras situées à l‟est de la mer Blanche, entre celle-ci et l‟Oural Polaire. Elle forme une bande limitée par la mer de Barents au nord et, grossièrement, le 67e parallèle au sud. A l‟ouest, la toundra de Kanin est celle qui descend le plus au sud, s‟avançant dans la plaine de Mézén en-deçà du cercle polaire. Entre la chaîne de Timan et la Petchora, la toundra de la Petite Terre (Malozémelskaïa toundra) passe à une toundra boisée sur le 67e parallèle. Le grand fleuve, dont la large vallée est occupée de prairies marécageuses, coupe cette végétation par un ruban méridien144. A l‟est de la Petchora, la 143

Les extensions portuaires et les villes-satellites débordent certes maintenant du fjord luimême ; en outre, des projets d‟agrandissement sont en cours (comm. or. P. Marchand, janvier 2010). Cependant, à l‟échelle de la toundra mourmane et de Ter, cela reste un point unique. 144 « Telles sont les prairies de la basse Petchora, où la fenaison commence en août, au jour de la Saint-Élie, occupation que rendent pénible la chaleur et les moustiques, mais qui permet aux Russes d‟entretenir leurs vaches jusque sous ces hautes latitudes, et de mener au cœur de la toundra leur existence de sédentaires » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 76).

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toundra de la Grande Terre (Bolchézémelskaïa toundra) reprend possession de presque tout l‟espace situé au nord du 67e parallèle. C‟est ici que la zone stricte de toundra, excluant la toundra boisée, atteint sa plus grande largeur en Europe, environ 250 km du nord au sud. La toundra kanino-petchorienne est une toundra bas-arctique, au climat polaire océanique adoucissant les hivers, humidifiant l‟ensemble de l‟année, permettant une couche protectrice de neige plus épaisse qu‟en Sibérie et favorisant le pullulement du Bouleau nain. L‟épaisseur de mollisol qui dégèle est assez conséquente et sur une période plus longue qu‟au-delà de l‟Oural. La totalité de la toundra de Kanin et de la Petite Terre, ainsi que les deux tiers sud de celle de la Grande Terre développent un faciès méridional très buissonnant. Les arbres nains, Bouleaux et Saules, et les buissons d‟Ericacées forment un paysage végétal plutôt élevé pour une toundra, mais, devant l‟importance des tourbières, ils se réfugient sur les buttes de gonflement de la tourbe, les torfianyé bougry, notamment en exposition méridionale145. Parmi les véreskovyé, la Camarine hermaphrodite (Empetrum hermaphroditum) se retrouve jusque sur le piémont de l‟Oural Polaire, attestant le caractère occidental de la composition floristique. Chez les Cypéracées, Carex globularis a pris la place qu‟occupait la Laîche de Bigelow à l‟ouest de la mer Blanche (Marčenko et Nizovcev, 2005). La toundra de Kanin se distingue des autres par son caractère particulièrement marécageux et tourbeux, la douceur de son hiver, pour une moyenne mensuelle de janvier d‟environ moins dix degrés, l‟importance de ses précipitations, dont le total annuel atteint 600 mm, ses roches-mères meubles. Les tourbières à Sphaignes y occupent le plus de place parmi toutes les toundras russes, encore qu‟elles restent assez fréquentes dans la Petite Terre. En revanche, le faciès méridional de la toundra de la Grande Terre est beaucoup mieux égoutté. En dessous des buissons d‟Ericacées, la strate cryptogamique des lichens, mousses et champignon est fournie. Une trentaine de champignons comestibles existant dans la toundra de la Grande Terre (Kotelina, 1990), le peuple Komi a développé une grande connaissance traditionnelle, empirique, du tchak146. C‟est ainsi que, pour désigner le Bolet rude et ses sous-espèces, les Komi possèdent vingt-deux noms dans leur langue, dont kötch gob pour le Bolet rude commun (Boletus scaber scaber).

« De la presqu‟île de Kanin à la Petchora [dominent] les habituelles buttes de tourbe séparées par des erséï, ou flaques d‟eau. […] Sur la face sud des buttes, plus chaude et plus abritée du vent, croissent en abondance, avec le lichen, les plantes à baies, myrtille, airelle, raison d‟ours, et ainsi est assurée l‟existence, non seulement du renne et du renard blanc, mais celle de millions d‟oiseaux de passage qui se gorgent de fruits avant leur vol d‟automne » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 114). 146 Champignon se dit grib en russe, mais tchak en komi. 145

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Seule, à l‟est de la Petchora, la toundra de la Grande terre développe, au-delà du 68e parallèle, un faciès septentrional de la toundra européenne, moins buissonnant, très moussu, qui se poursuit de façon appauvrie par une toundra moyen-arctique dans les monts Paï-Khoï et sur l‟île Vaïgatch, puis par une toundra insulaire haut-arctique en Nouvelle Terre (Novaïa Zemlia). Sur le continent, parmi les plantes buissonnantes, la Dryade est déjà présente, montrant ainsi le caractère septentrional de cette toundra bas-arctique. Les Ericacées sont évidemment toujours importantes, mais l‟Airelle bleue (Vaccinium uliginosum, goloubika), aux petites feuilles caduques, d‟une teinte vert-clair sur le dessus et bleuâtre sur le dessous, tend à prendre la place de la sempervirente brousnika. Dans cette même famille dominante des véreskovyé, le Lédon (Ledum, bagoulnik) est important. Le Bouleau nain reste largement présent, profitant d‟une neige encore abondante. Une particularité de la toundra de la Grande Terre, dans son faciès septentrional, est la relative importance des plantes herbacées. Les Graminées y développent deux espèces de Pâturin, non seulement l‟inévitable miatlik arktitcheski (Pâturin arctique, Poa arctica), mais aussi miatlik vyssokogorny. Parmi les autres herbes, les Laîches sont évidemment très présentes, d‟autant que la partie septentrionale de la toundra de la Grande terre est plus marécageuse que plus au sud. Cette toundra est traditionnellement un territoire d‟élevage du renne par les Nentsy. Néanmoins, repoussés depuis longtemps au-delà de l‟Oural par les peuples sédentaires, Komi et Russes, les anciens Samoyèdes forment désormais le peuple de la toundra sibérienne de l‟ouest.

3.2.2. Les formations de Sibérie occidentale : les toundras de Yamal et de Guydan La toundra de Sibérie occidentale couvre 325 000 km² (Rakovskaja et Davydova, 2003b, p. 92), au nord du 67e parallèle147. Comme en Europe, l‟influence négative de la mer pour l‟arbre, en rafraîchissant la saison chaude et en supprimant de fait l‟été, est essentielle dans la localisation de cette toundra. C‟est la profonde échancrure de la baie de l‟Ob, ce bras marin remontant de 800 km à l‟intérieur des terres, qui provoque le recul de l‟arbre aussi sud. Surnommée « la poche de glace » (méchok so ldom) par les Russes, cette annexe de la mer de Kara fond très tard et recule d‟autant l‟arrivée de la chaleur. Par son appendice oriental de la baie du Taz, elle répand son influence jusqu‟au 80e méridien. A l‟est du Taz, en s‟éloignant de ces bras marins, la limite méridionale de la toundra remonte brusquement en latitude, l‟arbre s‟avançant, à la longitude de l‟Iénisséï, jusqu‟au-delà du 69e parallèle.

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La toundra boisée, qui la borde au sud sur plus de 150 000 km², est évidemment exclue de ce décompte, puisqu‟elle appartient, pour les Russes, à la zone de la taïga.

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La toundra de Sibérie occidentale connaît des hivers nettement plus rigoureux que ceux de la toundra européenne. Les moyennes mensuelles de janvier à mars sont aux alentours de moins vingt-cinq degrés. C‟est une toundra extrêmement ventée en hiver, par des flux puissants, du nord, venus de la mer de Kara, très dommageables aux plantes. Les tempêtes de neige (météli), soufflent pendant une centaine de jours par an et rendent le tapis neigeux fantasque, déplaçant continuellement la poudreuse, ne permettant pas aux buissons d‟être durablement protégés par cette couche isolante. La saison qui tient lieu d‟été est marquée très négativement par l‟influence de la mer de Kara. Le mois le plus chaud est décalé sur août et, au nord du 70e parallèle, sa moyenne mensuelle est inférieure à 6 °C. Là, sur de grandes distances dans la toundra de Yamal, un peu moins dans celle de Guydan, se développe une toundra moyen-arctique, caractérisée par la Dryade octopétale (Dryas octopetala, driada vosmilépestnaïa) et Salix nummularia (iva monétovidnaïa). La couche active dégèle sur une épaisseur ne dépassant pas vingt à vingt-cinq centimètres, les précipitations sont longues, sous forme de bruine froide et les chutes de neige restent possibles à tout moment. Les rochesmères forment un paysage jeune, déglacé depuis peu, où l‟accumulation marine a déposé ses sédiments avant que la remontée isostatique ne fasse émerger l‟ensemble, à partir desquels les sols n‟ont subi qu‟une pédogenèse très faible. Les sédiments marins sableux provoquent le développement d‟une toundra lichénique sur des sols bruns arctiques, tandis que les argiles de Kara donnent naissance à des sols à gley et une toundra plus moussue, l‟ensemble étant compliqué par les formes de micro-modelé périglaciaire. Cette toundra moyenarctique n‟est pas couvrante, mais déchirée de multiples plaques de sol nu. Au sud du 70e parallèle, la toundra bas-arctique profite d‟un mois d‟août un peu moins frais, d‟un dégel d‟une couche active plus épaisse. Une formation buissonnante colonise ces espaces, ressemblant assez largement à la toundra européenne de la Grande Terre. Entre le 70e et le 69e parallèle, la formation végétale développe un faciès septentrional (Marčenko et Nizovcev, 2005) de toundra bas-arctique. Les plantes herbacées sont répandues, en particulier le Pâturin arctique. Les Laîches, mais aussi les Linaigrettes, sont très présentes. Au sud de la confluence entre la baie de l‟Ob et la baie du Taz, vers 69° Nord, la toundra de Sibérie occidentale passe à un faciès méridional de la souszone bas-arctique, assez proche de la toundra européenne148. La composition floristique possède d‟ailleurs certains marqueurs, qui montrent que la toundra sibérienne de l‟ouest est la plus orientale des toundras occidentales. C‟est le cas de la Camarine hermaphrodite (Empetrum hermaphroditum), qu‟on retrouve de la Scandinavie (Nilsson et al., 1993) à l‟Iénisséï, mais qui ne franchit pas ce 148 Bien que la frontière floristique soit plus l‟Iénisséï que l‟Oural, certaines espèces de la toundra sont cependant uniquement asiatiques et ne se retrouvent pas en Europe. « Ainsi la graminée Hierochloe pauciflora ne se trouve pas à l‟ouest de la Nouvelle-Zemble » (Berg, 1941, p. 23).

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fleuve (Marčenko et Nizovcev, 2005). Les autres Ericacées sont répandues. Chez les arbres nains, les Bouleaux et les Saules laissent une place plus grande que dans la plupart des toundras russes à l‟olkhovnik (Alnaster). Il est vrai que le dégel au-dessus du pergélisol peut ici dépasser 80 cm, laissant une certaine liberté aux arbustes. La toundra de Sibérie occidentale ne montre pas seulement un gradient de zonalité. En effet l‟éloignement de la mer de Kara ne s‟effectue pas uniquement en allant vers le sud, mais aussi en se déplaçant vers l‟est, quittant ainsi l‟influence de la baie de l‟Ob. La toponymie régionale ne s‟y trompe pas, qui distingue la toundra de Yamal à l‟ouest de cette vaste échancrure de la toundra de Guydan à l‟est. La toundra de Yamal possède un hiver modérément rigoureux par ses températures, les moyennes mensuelles de janvier à mars tournant autour de moins vingt-deux à moins vingt-trois degrés, mais très contraignant par l‟importance des vents, qui culminent en décembre et continuent de sévir ensuite. Les météli et autres pourgui, qui soulèvent les neiges pendant plus de 120 jours par an, sont très préjudiciables aux plantes qui aiment à être protégées par un épais tapis nival, comme les Saules nains et, dans les parties graminéennes de la toundra de Yamal, la Canche (Deschampsia, lougovik). Même dans sa partie méridionale, l‟été est très frais pour une toundra basarctique. Les Laîches et les Linaigrettes colonisent de vastes surfaces de la toundra de Yamal, surtout dans la partie orientale, très marécageuse, à l‟approche de la baie de l‟Ob. De l‟autre côté de ce golfe marin, la toundra de Guydan connaît un hiver plus rude par son froid, les moyennes mensuelles de janvier à mars tournant autour de moins vingt-huit à moins vingt-neuf degrés, avec des minimales possibles de moins cinquante-cinq degrés Celsius, mais moins venté que plus à l‟ouest. Les tempêtes de neige ne soufflent en général pas plus de 80 à 90 jours par an et la couche nivale protégeant la végétation est plus régulière. A latitude égale, la saison tenant lieu d‟été est plus chaude, qui permet à la toundra bas-arctique de monter plus haut en latitude. Dans la toundra de Guydan, les formations moyen-arctiques sont repoussées au-delà du 71e parallèle, le long de la mer de Kara, là où elle est échancrée des baies de Guydan et de l‟Iénisséï. En conclusion physique, la toundra de Sibérie occidentale, par le caractère récent de son déglacement et de son émersion, par la rigueur de son climat venté et de ses étés gâtés par la mer de Kara, est la seule de Russie à cumuler les héritages glaciaires défavorables sans profiter du courant mourman.

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De fait, elle est pauvre et peu diversifiée en espèces149. « Les particularités climatiques et la jeunesse de cette zone sont la cause de la pauvreté de la composition floristique. On rencontre ici seulement 300 espèces de plantes supérieures » (Rakovskaja et Davydova, 2003b, p. 97, en russe). La relative richesse de la strate cryptogamique ne compense pas cette indigence. Une certaine biodiversité des mousses est cependant à préserver ici (Dryachenko et al., 1999). A l‟extrémité sud-ouest de la toundra de Yamal, sur le piémont oriental de l‟Oural Polaire, Irina Czernyadjeva (1998) a par exemple découvert dans la région du lac Younto (67°40‟N Ŕ 68°00‟E) certaines espèces très rares à l‟échelle mondiale, comme Encalypta mutica et Molendoa tenuinervis. La biodiversité de cette strate muscino-lichénique n‟est pas tant recherchée par les rennes que l‟abondance de sa biomasse. Or le lichen dit « mousse à renne » est ici largement répandu et forme de grands pâturages aux éleveurs nentsy, qui y tiennent « la deuxième région d‟élevage du renne de Russie derrière la Tchoukotka et l‟une des plus importantes du monde » (Rakovskaja et Davydova, 2003b, p. 98, en russe). Cependant, la montée toujours plus loin vers le nord de l‟exploitation des hydrocarbures de la Plaine de l‟Ob, qui déborde maintenant largement sur la toundra pour l‟extraction du gaz naturel, réduit fortement les pâturages traditionnels.

3.2.3. Les formations de Sibérie centrale : les toundras taïmyrienne et de Byrranga La toundra de Sibérie centrale forme une zone d‟environ 650 km de large aux alentours du 100e méridien, sans compter la toundra boisée. La limite méridionale de la toundra au sens strict monte en latitude quand on la parcourt d‟ouest en est. Elle passe progressivement de 70° Nord sur l‟Iénisséï à 72° Nord sur la Khatanga150, puis se stabilise vers 72° entre ce fleuve et la Léna. C‟est ici que la toundra descend le moins au sud de toute la Russie, car la continentalité du climat est telle qu‟un véritable été, rendant possible la croissance de l‟arbre, monte jusqu‟au delà de 72° N par endroit, bien que les hivers soient terriblement froids. Cette toundra très septentrionale profite de jours 149

Sa biodiversité est très inférieure à celle de la toundra de Sibérie centrale, pourtant située plus au nord dans la péninsule de Taïmyr. « La flore des toundras de Sibérie occidentale est considérablement plus pauvre que la flore du Taïmyr occidental » (Ţandrinskaja, 1970, p. 278, en russe). 150 La limite précise entre la toundra et la toundra boisée est donnée par des points de repère de N.G. Jadrinskaïa (1970), auxquels nous avons ajouté des indications de latitude. A l‟ouest, elle part de l‟Iénisséï aux portes de Doudinka un peu en deçà du 70 e parallèle, passe juste au nord du lac Piassino un peu au-delà de 70° N, puis reste à une vingtaine ou une trentaine de kilomètres au sud de la rivière Doudypta à proximité du 71e parallèle, puis passe au sud du lac Labaz pratiquement sur le 72e parallèle, atteint ensuite le fleuve Khatanga qu‟elle longe sur une vingtaine de kilomètres au nord au village du même nom et atteint le fleuve Popigaï au-delà de 72° N.

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extrêmement longs en juillet et d‟apports radiatifs importants, qui renforcent la continentalité. L‟hiver est en revanche très rigoureux, la moyenne mensuelle de janvier tournant autour de moins trente-cinq degrés sur la majeure partie des surfaces occupées par cette formation végétale. Peu marécageuse, la toundra de Sibérie centrale laisse une assez grande place à des sols de granulométrie grossière portant une formation basse le plus souvent lichénique et buissonnante. De toutes les toundras russes, c‟est celle où le contraste est le plus grand entre d‟une part les sols détrempés et très froids de la couche active juste au-dessus du pergélisol, d‟ailleurs partout épais de plusieurs centaines de mètres, et d‟autre part la couche-limite atmosphérique plus chaude que dans les autres formations polaires, grâce à la continentalité (Rakovskaja et Davydova, 2003). Cette opposition favorise les associations végétales étalées, en coussinets, plaquées au sol. Les plantes à coussinet sont particulièrement bien représentées dans la toundra de Sibérie centrale par les genres Draba, Minuartia et Silene. Vingt espèces de Drabe, la kroupka des Russes, ont ainsi été recensées (Ţadrinskaja, 1970). La toundra de Sibérie centrale, comprise entre l‟Iénisséï et la Léna, a une composition floristique spécifique. Pour elle, comme d‟ailleurs pour la taïga, la vraie frontière entre l‟Europe et l‟Asie se trouve plus sur l‟Iénisséï que sur l‟Oural. Selon N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev (2005), les changements floristiques marquants se manifestent par le fait que, au sud, Carex arctisibirica remplace Carex globulis et Betula exilis151 surpasse Betula nana. Au centre apparaissent Cassiope tetragona et Empetrum subholarcticum. Au nord, les caractères déjà orientaux font que Dryas punctata152 se mêle à Dryas octopetala et la surpasse même. La subdivision de la toundra de Sibérie centrale par les géographes régionalistes russes recouvre celle des biogéographes. En effet, la moitié sud, qui forme la région de la toundra taïmyrienne (predtaïmyrskaïa toundra de Rakovskaja et Davydova, 2003b, p. 152), est une toundra bas-arctique et moyen-arctique153, tandis que la moitié nord, dite toundra de Byrranga, est un enchevêtrement de toundras haut-arctiques de plaine littorale et de montagne.

L‟apparition de Betula exilis à l‟est de l‟Iénisséï avait déjà été signalée comme un changement majeur par Gorodkov (1935) et Berg (1941). 152 Qui est une sous-espèce de D. octopetala pour beaucoup d‟auteurs. 153 Selon les travaux classiques de B.A. Tikhomirov, publiées dans les années 1940 à 1960, la toundra taïmyrienne est bas-arctique (subarktitcheskaïa) au sud et moyen-arctique (tipitchnaïa) au nord. Selon N.G. Jadrinskaïa (1970), la toundra taïmyrienne est bas-arctique dans sa moitié sud (koustarnikovaïa toundra) et moyen-arctique dans sa moitié nord (tipitchnaïa mokhovolichaïnikovaïa toundra). Selon Martchenko et Nizovtsev (2005), l‟ensemble de la toundra taïmyrienne est bas-arctique, subdivisée en un faciès méridional (youjnaïa koustarnikovaïa toundra) et un faciès septentrional (sévernaïa koustarnikovaïa toundra). Une discussion complète des problèmes de zonation posés par la toundra de Taïmyr et de Byrranga a été faite par Youri Tchernov et N. Matvééva (Černov et Matveeva, 1979). 151

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La toundra taïmyrienne occupe presque toute la grande Plaine de Sibérie Septentrionale (Sévéro-sibirskaïa nizmennost) de l‟Iénisséï à l‟Oléniok, sauf l‟extrême sud-ouest qui forme une toundra boisée. La toundra taïmyrienne s‟étend à elle seule sur plus de 400 000 km². C‟est une formation lichénique et buissonnante, assez peu moussue. Les Ericacées sont avant tout la Camarine et la Cassiope, qui croissent sur des sols bruns arctiques bien développés, ainsi que sur des sols à gley. La toundra taïmyrienne est la plus continentale des toundras russes. Certaines stations descendent à moins trente-sept degrés de température mensuelle de janvier, marquée par des minima atteignant moins soixante degrés. Mais la courte saison chaude arrive très brutalement et la moyenne mensuelle juillet est d‟environ 8°C sur de grandes superficies, de manière assez homogène, au cœur la toundra taïmyrienne.

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Milieux naturels de Russie Fig. toundra 5 : La péninsule de Taïmyr : la zonation complète de la toundra la plus continentale de Russie

S‟étirant sur 300 km en moyenne du nord au sud, la toundra taïmyrienne fait cependant apparaître un gradient latitudinal. Ainsi, au sudouest, dans la boucle de la Piassina et au sud de la rivière Doudypta, cette formation végétale passe à un faciès bas-arctique méridional, plus stratifié et

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plus dense. L‟étage supérieur est caractérisé par l‟importance du Bouleau nain de l‟Arctique, la bérioza tochtchaïa (Betula exilis) pouvant former, si l‟exposition estivale est au sud et la couche de neige protectrice suffisante pendant de nombreux mois de l‟année, de véritables fourrés. On y trouve aussi l‟olkhovnik koustarnikovy (Alnaster fruticosus), ainsi que des Saules. En dessous, les buissons d‟Airelles, qui avaient perdu de leur superbe au nord, redeviennent denses par la brousnika et la goloubika, et se mêlent à des nombreuses plantes herbacées où dominent le Séneçon (Senecio, krestovnik). Encore en dessous, l‟étage cryptogamique est très moussu, avec Hylocomium, Aulacomnium, Polytrichum, Ptilidium, Drepanocladus, Dicranum (Ţadrinskaja, 1970). S‟allongeant sur 1 400 km d‟ouest en est, la toundra taïmyrienne fait apparaître un gradient de continentalité, qui distingue au moins les formations végétales de part et d‟autre de la Khatanga, à peu près au niveau du 105 e méridien. Les précipitations deviennent de plus en plus faibles vers l‟est ; le total annuel passe en dessous de 400 mm au franchissement de la Khatanga, pour atteindre à peine 300 mm à approche de l‟Oléniok. Alors que l‟hiver, encore influencé par la mer de Kara, reste venté et souffre de multiples tempêtes de neige à l‟ouest, il devient très sec à l‟est, plus stable, anticyclonique, sans apport océanique de la mer des Laptiov (Rakovskaja et Davydova, 2003). Au nord d‟une ligne oblique allant de 74° Nord à l‟ouest à 75° à l‟est, la toundra buissonnante taïmyrienne laisse la place à une formation végétale différente, la toundra de Byrranga, essentiellement haut-arctique. Cette dernière occupe la péninsule de Taïmyr. Dans ses parties basses, la toundra de Byrranga a un faciès littoral, le long de la mer de Kara sur la Côte de Khariton Laptiov, qui s‟élargit dans la presqu‟île de Tchéliouskine et se rétrécit de nouveau à l‟est, le long de la mer des Laptiov sur la Côte de Prontchichtchev. Au-delà des détroits, elle s‟appauvrit encore plus au nord dans l‟archipel de la Terre du Nord (Sévernaïa Zemlia), où elle confine au désert polaire. En arrière de cette toundra littorale, la chaîne de Byrranga construit un faciès haut-arctique montagnard. Grâce à l‟influence marine, la toundra littorale de Byrranga bénéficie d‟un hiver moins froid que celui de la toundra taïmyrienne. La moyenne mensuelle la plus froide est décalée sur février et tourne autour de moins trente à moins trente et un degrés. En revanche, l‟action des mers de Kara et des Laptiov installe une saison extrêmement fraîche en juillet et août, qui est responsable de la pauvreté de cette toundra. La moyenne mensuelle la plus élevée de l‟année ne dépasse nulle part 3°C et l‟isotherme de 2° suit à peu près le trait de côte. La toundra littorale de Byrranga est au mieux tachetée (piatnistaïa). Les plaques de sol nu forment une bonne part du paysage, jusqu‟à 70 % dans la presqu‟île de Tchéliouskine. La végétation est repoussée dans les fentes ou sur les périphéries des polygones et la Dryade en est une plante marquante, surtout la Dryade rose (Dryas punctata, driada totchetchnaïa), secondairement la Dryade à huit pétales (Dryas octopetala, driada

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vosmilépestkovaïa). Dans ces mêmes conditions de micro-modelé, la Dryade est accompagnée par Minuartia arctica (minouartia arktitcheskaïa) et Sieversia glacialis (siversia lédianaïa) (Ţadrinskaja, 1970). En arrière de la côte, la chaîne de Byrranga offre une toundra montagnarde haut-arctique, dont la végétation se résume à des lichens incrustés dans la roche, les nakipnyé lichaïniki. L‟ensemble de la toundra de Sibérie centrale est très peu modifiée par des activités humaines presque inexistantes. Elle est en outre protégée par plusieurs réserves naturelles de très grande taille. La plus étendue, qui est aussi la plus récente, couvre quatre millions cent soixante mille hectares de toundra littorale et insulaire, scindés en sept portions. Il s‟agit de la Grande Réserve Naturelle de l‟Arctique (Bolchoï Arktitcheski zapovednik), fondée en 1993. Plus particulièrement créée pour protéger les oiseaux marins nicheurs, elle permet aussi de soustraire de manière stricte l‟ensemble de l‟écosystème de la toundra de Byrranga, essentiellement sur les côtes, secondairement sur le piémont septentrional de la chaîne montagneuse. Plus loin à l‟intérieur des terres, au sud de la chaîne de Byrranga, la toundra taïmyrienne est protégée sur un million sept cent quatre vingt douze mille hectares par la réserve naturelle de Taïmyr (Taïmyrski zapovednik), située à l‟ouest du lac du même nom. Fondée en 1979, cette réserve est surtout connue pour abriter la plus grande population mondiale de rennes sauvages (Gorkin, 1998). Parmi les oiseaux, le Harfang des neiges (Nyctea scandiaca, bélaïa sova) y est particulièrement bien représenté. Encore plus au sud, le plateau de Poutorana est protégé depuis 1988 par la réserve du même nom (Poutoranski zapovednik). Sur un million huit cent quatre-vingt sept mille hectares, les vallées abritent certes une taïga-galerie, mais une grande part du massif est couverte de toundra de montagne. Parmi les oiseaux rares de cette réserve naturelle et l‟une des raisons de son ouverture, on peut citer le Faucon gerfaut (Falco rusticolus). Le kretchet apprécie en effet ici les grands escarpements. Outre ces trois réserves naturelles, toutes situées à proximité du centième méridien, une quatrième, localisée beaucoup plus à l‟est, le long du 125e méridien, fait la limite entre les toundras de Sibérie centrale et les toundras orientales. C‟est la réserve de l‟Embouchure de la Léna (Oust-Lenski zapovednik). Créée en 1985 sur un million quatre cent trente trois mille hectares, elle comprend exclusivement des paysages de toundra. L‟Androsace de Gorodkov (Androsace gorodkovii, prolomnik Gorodkova) fait partie des plantes rares qui y sont protégées.

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3.2.4. Les toundras orientales A l‟est de la Léna et de la baie de Bouor-Khaïa, la toundra change une dernière fois de façon assez nette à l‟échelle régionale, tant par la physionomie paysagère que par la composition floristique. Le paysage géographique devient très marqué par la montagne, qui augmente les superficie de toundra d‟altitude en réduisant d‟autant les terrains bas de la vraie toundra. Même dans les plaines, la toundra laisse souvent la place à la toundra boisée, qui atteint ici, en particulier dans les bassins intra-montagnards, sa plus grande extension de toute la Russie. Finalement, la toundra au sens strict est repoussée dans les plaines littorales, souvent deltaïques, trouées de milliers de petits plans d‟eau thermokarstiques. Le plus grand allongement des vraies toundras orientales de bas pays est celui de l‟est de la Yakoutie, depuis la baie de Bouor-Khaïa, sur le 130e méridien, jusqu‟à l‟embouchure de la Kolyma, sur le 160e. Ces toundras des plaines de la Yana, de l‟Indiguirka et de la Kolyma ne dépassent pas une centaine de kilomètres de large au bord de la mer des Laptiov, mais atteignent 250 km au bord de la mer de Sibérie Orientale, sans compter plusieurs centaines de kilomètres de toundra boisée les bordant au sud. Plus à l‟est, les montagnes sont beaucoup plus proches de la côte, si bien que les vraies toundras se réduisent à un liséré littoral au bord de la mer des Tchouktches. Seule, en Extrême-Orient, la toundra de la plaine d‟Anadyr, ouverte sur la mer de Béring, occupe de nouveau une vaste superficie. Les vastes toundras de la Yana, de l‟Indiguirka et de la Kolyma sont bas-arctiques de faciès uniquement septentrional. De nombreux boulgounniakhi émergent des terrains sableux, qui créent des contrastes d‟exposition pour les plantes. D‟autres sols, majoritaires, sont très marécageux et tourbeux. Ce sont des toundras muscinales buissonnantes, où l‟une des grandes spécialistes russes des mousses toundraines, N.A. Stepanova, commença ses travaux scientifiques au début des années 1970. Chez les arbres nains, bérioza tochtchaïa (Betula exilis) s‟impose bien plus que dans la toundra taïmyrienne, mais le changement de composition floristique le plus notable est l‟apparition de Salix fuscescens dès la toundra de la Yana, qui sera désormais présent jusqu‟au Pacifique. Au nord, sur une mince frange littorale de la mer de Sibérie Orientale, les toundras de l‟Indiguirka et de la Kolyma deviennent moyen-arctiques à Dryade et c‟est sous cette forme que la toundra insulaire colonise l‟archipel de la Nouvelle Sibérie (Novossibirskié ostrova). C‟est la Dryade rose (Dryas punctata, driada totchetchnaïa) qui forme les peuplements. Plus à l‟est, le littoral de la mer des Tchouktches se distingue par une petite toundra moyen-arctique à Dryas integrifolia (Marčenko et Nizovcev, 2005). Mais c‟est au-delà du trait de côte continental que celle-ci s‟épanouit vraiment. En effet, l‟île de Vrangel, par 180° de longitude, compte une

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remarquable toundra moyen-arctique sur 7 300 km², tout entière154 protégée par une réserve naturelle d‟Etat, créée en 1976. La toundra de Vrangel est très bien connue scientifiquement depuis les travaux du géographe B.N. Gorodkov155, des années 1930 aux années 1950, poursuivis par ceux de l‟Académie des Sciences de l‟Extrême-Orient Russe des dernières décennies156 et diffusés à l‟échelle internationale par la demande de classement en patrimoine mondial de l‟UNESCO en 2004 (UICN, 2004). Il est vrai que, avec 417 espèces et sousespèces de plantes vasculaires recensées, c‟est sans doute la plus riche toundra moyen-arctique du monde, comptant environ le double d‟espèces d‟une toundra de même type et de même dimension située ailleurs. Vingt-trois espèces, dont cinq de Pavot, sont d‟ailleurs endémiques. Cette richesse serait due au brassage entre les flores eurasiatiques et américaines, qui entrent ici en contact, et à l‟ancienneté de ce contact, puisque l‟île est le dernier vestige émergé de l‟ancien continent de la Béringie, épargné par les glaciations, qui a servi de refuge aux espèces pléistocènes. Après avoir franchi les monts de la Kolyma et d‟Anadyr, on retrouve une vraie toundra de bas pays à l‟approche de la mer de Béring. Cette toundra d‟Anadyr est la seule des formations orientales à développer un faciès basarctique méridional. De fait, c‟est la toundra située la plus au sud de toute la Russie, descendant assurément jusqu‟au 63e parallèle en remontant les vallées. Cette toundra buissonnante, où le Bouleau nain de l‟Arctique (Betula exilis) forme d‟importants peuplements, compte de vastes surfaces herbacées, dont Carex lugens est caractéristique. Cependant, dans toute la Tchoukotka, c‟est la toundra de montagne qui prend le plus de place. Il s‟agit d‟une vraie toundra de montagne sur la façade nord des chaînes, tournée vers les mers de Sibérie Orientale et des Tchouktches, où la Dryade rose (Dryas punctata) cohabite avec Dryas ajanensis. Mais c‟est une toundra boisée de montagne sur la façade sud des chaînes, tournée vers la mer de Béring, où le Cèdre nain (Pinus pumila, kedrovy stlanik) fait son apparition, qui colonise d‟immenses surfaces d‟altitude faisant la transition très floue entre la zone de toundra et la zone de taïga dans tout le nord de l‟ExtrêmeOrient.

L‟aire protégée s‟étend en fait sur 7 956 km² de terre ferme (île Vrangel et île Gérald) et sur 14 300 km² d‟eaux marines. 155 Sur la toundra de Vrangel, son article fondamental est celui du Geografitcheski Journal (Gorodkov, 1943) ; sur les toundras russes en général, c‟est son ouvrage la végétation de la zone de toundra de l’URSS (Gorodkov, 1935, en russe). 156 Résumés dans l‟ouvrage collectif de A.V. Bélikovitch et alii (2006).

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3.3. Les tesselles toundraines à grande échelle En tant que formation se trouvant aux limites possibles de la vie, la toundra, à l‟instar de pelouses écorchées de haute altitude ou de steppes lâches de semi-déserts, développe une couverture qui n‟est ni continue ni uniforme. Comme celles de la haute montagne ou de certains milieux arides, les plantes toundraines se réfugient, s‟abritent, se plaquent, se blottissent, s‟isolent, si bien que les plus minimes changements de pente, les moindres épaississements de la couche-limite atmosphérique, les plus petites variations de granulométrie et d‟humidité dans le sol, ont une portée disproportionnée. « Dans les conditions extrêmes qui règnent aux hautes latitudes, les micro-habitats prennent, en effet, une importance considérable » (Godard et André, 1999, p. 196). Nous tenons à distinguer l‟étude empirique des types de toundra de l‟étude des biocénoses en fonction de leur échelle géographique.

3.3.1. Les types de toundra en fonction de l’abri, de l’humidité du sol et du micro-modelé Il existe dans les différences de physionomie et de composition des toundras un certain nombre de gradients, dont celui de l‟humidité plus ou moins grande des sols et celui de la couverture neigeuse sont caractéristiques. Ce dernier point met en avant le rôle primordial du vent, donc de l‟abri. Tout le monde s‟accorde ainsi à souligner que, globalement, les toundras sont plus lichéniques dans les milieux secs, rocheux, sur les interfluves, sur les buttes en exposition sud, tandis que les toundras sont plus moussues dans les milieux humides, les creux, les dépressions. De même, chacun note une « différenciation dans la répartition spatiale de ces ligneux ou semi-ligneux […] suivant les conditions hydriques : Ericacées, plutôt en milieux égouttés ; Bouleaux et surtout Saules et Aulnes nains, en sites plus humides » (Rougerie, 1988, p. 60). Chez les herbes, les Cypéracées colonisent globalement les fonds humides. Pour ce qui est de la neige, le Saule avant tout, mais aussi la plupart des Airelles et le Lédon ont besoin d‟une couche protectrice importante, tandis que la Camarine peut se satisfaire de terrains plus dégagés. Mais il est manifeste que toutes les combinaisons sont possibles, qui se cumulent ou se contrecarrent l‟une l‟autre.

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Dans ce contexte, l‟opération de discrimination conduisant à une typologie est le plus souvent empirique157. La segmentation des gradients est un choix tel que le nombre de classes de toundra est décliné en fonction de la volonté de détail du chercheur ; la subdivision n‟a de limite que celle de l‟approfondissement scientifique souhaité. Nous pourrions dire qu‟une différence assez nette se manifeste entre les auteurs généraux, qui présentent la toundra mondiale ou celle de toute la Russie, et les auteurs d‟une étude locale spécialisée. Chez les premiers, la toundra de l‟ensemble de l‟hémisphère nord et de la totalité de la Russie donne habituellement lieu à cinq ou six classes. Par exemple, dans son étude générale de la toundra mondiale, le biogéographe Henri Elhaï (1967, p. 279) distingue six types : « toundra humide », « sèche », « des domaines abrités », « des terres nues », « des taches de neige » et « des tourbières ». Dans sa présentation de « la toundra buissonnante », c‟est-à-dire de la toundra mondiale bas-arctique, Gabriel Rougerie (1988, pp. 59-60) classe quatre « faciès : la „lande buissonnante‟, très riche en Lichens, avec plus de 80 % des Phanérogames, ligneuses ; la „toundra buissonnante marécageuse‟, plutôt riche en Mousses et herbacées monocotylédones, mais avec encore plus de la moitié des Phanérogames, ligneuses ; la „pelouse buissonnante‟, moins moussue et bien pourvue en Dicotylédones herbacées plus de 15 % ». P. Camena d‟Almeida (1932, p. 76) caractérise l‟ensemble de la toundra russe européenne en six « aspects particuliers » : la toundra des « sols rocheux et pierreux », des « sols humides et peu consistants », « du sol argileux […] où le vent enlève la neige », des endroits où « la neige séjourne », des « parties basses et au bord des lacs » et, enfin, « la toundra tourbeuse ». Chez les Russes qui veulent différencier les toundras en fonction des sols et du micro-modelé, les types classiques tournent autour des taches, des buttes et des terrains marécageux, selon des déclinaisons légèrement distinctes en fonction des auteurs. La plus ancienne proposition fut celle de G.I. Tanfiliev (1897), qui distinguait, en quatre types pédologiques, la toundra torfianisto-bougristaïa (tourbeuse à buttes), pestchanaïa (sableuse), glinistaïa (argileuse) et kaménistaïa (pierreuse). Aujourd‟hui, G.M. Abdourakhmanov et al. (2003, p. 292) citent les types bougorkovyé (à buttes), piatnistyé (tachetés), piatnistomelkobougorkovyé (tachetés à petites buttes), kotchkarnyé (de marais mamelonné). Chez les scientifiques qui ont étudié une toundra délimitée localement, le nombre de types est en général plus élevé que chez les auteurs présentant la toundra mondiale ou russe dans son ensemble. Par exemple, V.N. Vassiliev avait proposé dix types pour la toundra de montagne de l‟Anadyr, rapportés par le géographe français Pierre George (1962). Plus récemment, Irina

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Quand il ne s‟agit pas d‟une analyse quantitative de phytosociologie.

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Czernyadjeva (1998) a subdivisé la toundra bas-arctique de l‟extrême sud-ouest de Yamal, près du lac Younto, en dix-sept types.

3.3.2. Les types de toundra en fonction de la taille des écosystèmes Si l‟on fait passer au second plan les facteurs de différenciation, pour s‟attacher aux dimensions géographiques, les niches ont objectivement tendance à concerner des unités dont la taille est de plus en plus petite en allant de la toundra bas-arctique aux formations haut-arctiques et aux déserts polaires. Il est ainsi logique d‟analyser des méso- ou des micro-cénoses dans les milieux moins rigoureux et d‟approfondir jusqu‟aux nano-cénoses dans les conditions les plus contraignantes. Pour simplifier, les quelques exemples suivants, d‟échelle cartographique croissante, peuvent se lire à la fois du sud au nord, des plaines vers les pentes fortes, des formations meubles vers les affleurements rocheux. La toundra marécageuse et tourbeuse Certains auteurs français classiques soulignent la grande importance prise par le milieu écologique de la tourbière (torfianik) dans la toundra. « Les tourbières occupent une grande superficie du fait de la médiocrité du drainage, de la multitude des creux d‟origine diverse (contre-pente glaciaire, dolines, culot de glace morte…) et de la permanence à faible profondeur de l‟horizon imperméable du permafrost. Dès lors l‟humidité de surface est grande et la végétation ne se décompose que lentement » (Elhaï, 1967, pp. 280-281). Pourtant, d‟une part la toundra russe est plus marécageuse que tourbeuse à proprement parler, d‟autre part elle compte quatre fois moins de tourbières que la taïga158. Il est cependant indubitable que les marécages plus ou moins tourbeux composent un tableau majeur de la toundra russe, du moins méridionale. En effet, un net gradient zonal se fait jour, qui donne d‟autant plus de place aux tourbières qu‟on se déplace vers le sud159 de la toundra. Alors que les marécages sont moins nombreux, et moins tourbeux, au nord, les vrais torfianiki et leur importance dans le paysage russe se réalisent plutôt au contact de la toundra bas-arctique méridionale et de la toundra boisée160. C‟est ainsi que les tourbières plates (nizinnyé torfianiki) occupent une grande place, en Russie d‟Europe, au sud de la toundra de Kanin, et, en Sibérie orientale, au sud des 158

« 80 % des réserves russes de tourbe se trouvent en zone forestière, 20 % en zone toundraine » (Marčenko et Nizovcev, 2005, p. 120, en russe). 159 « Les tourbières à sphaignes, très répandues dans le nord de la zone des forêts, perdent peu à peu de leur importance à mesure qu‟on s‟avance dans la toundra » (Berg, 1941, pp. 22-23). 160 Il s‟agit d‟ailleurs d‟un fait général. « Ce n‟est qu‟aux confins de la forêt boréale eurasiatique et canadienne que s‟imposent dans les paysages d‟authentiques tourbières à sphaignes où mûrissent en septembre les fruits orangés de la ronce arctique » (Godard et André, 1999, p. 202).

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toundras de la Yana, de l‟Indiguirka et de la Kolyma. En Sibérie occidentale, les tourbières sont plutôt décalées en dehors de la toundra proprement dite. Ces tourbières bombées (verkhovyé torfianiki ou bien vypouklyé torfianiki) se trouvent de préférence au contact de la toundra boisée et de la forêt boréale, voire de la taïga septentrionale et centrale. Une vraie tourbière bas-arctique, ou un marécage tourbeux moyenarctique, est un écosystème de la toundra qui forme une unité couvrant souvent quelques dizaines ou centaines d‟hectares. Les Mousses sont dominantes, parmi lesquelles les Sphaignes forment le groupe distinctif, mais une zonation en auréole marque un paysage où les Cypéracées jouent toujours un grand rôle. Les genres de Mousses les plus communs des terrains marécageux de la toundra russe sont Calliergon, Drepanocladus et Aulacomnium, notamment là où la conquête de petits plans d‟eau est récente. Dans les bas marais (nizinnyé bolota) de la toundra taïmyrienne, ces Mousses sont rejointes par les Lichens hygrophiles que sont Cetraria hiascens et C. crispa (Ţadrinskaja,1970). Là où les eaux sont plus acides et l‟évolution plus avancée, les Sphaignes (sfagnovyé mkhi) prennent une position dominante parmi les Mousses et construisent leur épaisseur spongieuse ponctuée de motchajiny, ces multiples trous d‟eau qui constellent l‟ensemble. Outre les Mousses, la grande famille de la toundra marécageuse et tourbeuse est celle des ossokovyé. Parmi ces Cypéracées, les espèces les plus répandues dans ce milieu de la toundra russe sont les Laîches aquatique (Carex aquatilis, ossoka vodianaïa) et verticale (Carex stans, ossoka priamostoïatchaïa), ainsi que les Linaigrettes à feuilles étroites (Eriophorum angustifolium, pouchitsa ouzkolistnaïa), de Scheuchzer (Eriophorum scheuchzeri, pouchitsa Cheïtsera) et vaginée (Eriophorum vaginatum, pouchitsa vlagalichtchnaïa). On peut y ajouter, par exemple dans les bas marais de la toundra taïmyrienne, la Laîche hyperboréale (Carex hyperborea, ossoka guiperboreïskaïa). Le reste du cortège est généralement dominé par certaines Ericacées et Rosacées. Parmi les premières, l‟Andromède161, que les Russes appellent podbel, est la plus caractéristique. Ce buisson sempervirent produit des fleurs tôt dans la saison, qui, pour les romantiques, colorent en rose les bords des marais tourbeux. Pour les gourmets, l‟intérêt vient en revanche de la morochka. Après avoir donné de grandes fleurs blanches, la Ronce de l‟Arctique (Rubus chamaemorus) fournit en effet de délicieuses baies ressemblant à de petites framboises orangées162.

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Il existe une seule espèce, Andromeda polifolia (podbel mnogolistny). D‟ailleurs le traducteur français de L.S. Berg (1941, p. 24) emploie le terme de « mûres jaunes » pour désigner la morochka. 162

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La toundra de creux à neige Il a été vu précédemment combien l‟épaisseur de la neige déterminait les caractéristiques de la toundra, en particulier pour ses effets bienfaisants d‟isolation thermique contre le gel et de protection face aux vents. La couverture nivale a pourtant aussi des effets négatifs, si elle ne fond pas assez tôt et empêche ainsi le démarrage végétatif, alors même que la saison est si courte qu‟il conviendrait de ne point perdre la moindre journée. Une épaisseur trop faible ne permet pas la protection, une épaisseur trop grande n‟autorise pas la fonte à temps. C‟est sur ce dilemme qu‟est fondé chaque carreau de la mosaïque toundraine et, en terme de composition floristique, la réaction de chaque espèce. Dans les régions qui souffrent d‟une certaine sécheresse édaphique, un troisième élément vient brouiller la première contradiction, l‟intérêt d‟une fonte lente et différée qui distille de l‟eau jusqu‟à la fin de la saison végétative s‟opposant à l‟intérêt d‟une fonte précoce et rapide qui permet l‟assimilation immédiate. Pierre Birot (1965, p. 213) résume la complexité du problème en écrivant que « pour chaque espèce et chaque type de climat, il existe une épaisseur optima réglée par les besoins de la plante dans cette triple perspective ». Toutes précipitations égales par ailleurs, les facteurs géographiques qui jouent pour donner le meilleur micro-biotope sont le creux et l‟abri du vent, plus ou moins secondés par l‟exposition. Certes, il existe de rares endroits, qui tendent à cumuler les trois avantages. « Des fonds de vallée en pente assez rapide et inclinés vers le sud parviennent à concilier les exigences contradictoires qui donnent ses meilleures chances à la végétation, c‟est-à-dire une couverture épaisse en hiver, rapidement fondue au printemps en raison de l‟exposition au sud [tout en étant alimentés ensuite par le haut du bassin versant, où] il existe généralement quelques taches de neige plus durables » (Birot, 1965, pp. 213-215). Mais, sans atteindre à ce paroxysme, tout creux à neige est mis à profit et, le plus souvent, de manière différenciée en fonction des espèces. Chaque petite dépression forme un méso- ou un micro-habitat se comportant différemment de celui de la cuvette voisine, notamment en terme de pente et d‟exposition, et, à l‟intérieur même de chaque creux, une succession de plantes aux exigences distinctes se succèdent pour former une chaîne de nanohabitats. Dans un même creux, les plantes qui ont besoin d‟une longue saison végétative, si elles supportent les gels plus intenses, tendent à croître là où l‟épaisseur de neige est plus faible, donc fond précocement. Les plantes qui ont absolument besoin d‟une protection thermique pendant la saison froide, si elles arrivent à développer un cycle végétatif court, ont tendance à se blottir là où la couverture nivale est la plus haute. Pourtant, au-delà d‟un certain seuil, dans les deux sens, la densité de la végétation diminue : si la neige manque presque

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complètement, l‟avantage de la saison végétative un peu plus longue s‟efface devant l‟absence de protection thermique ; si la neige est trop épaisse, l‟avantage de l‟isolation s‟incline devant la disparition de l‟insolation. Les plantes qui ne peuvent se satisfaire d‟une saison végétative écourtée se trouvent plutôt sur le haut du creux à neige ou en exposition sud, mais elles colonisent d‟autant mieux ces habitats qu‟elles supportent des gels rigoureux. De ce dernier point de vue, la voronika est le buisson le plus caractéristique, qui arrive d‟ailleurs à assimiler de façon précoce sans pour autant craindre la trop grande rudesse hivernale. On trouve cette Camarine de manière très fréquente au sommet des creux à neige de la toundra russe, où elle est aussi appelée vodianika, (« l‟aqueuse »). En effet, les baies noires d‟Empetrum renferment un suc aqueux. La tchernika, la brousnika, la goloubika et, plus généralement, toutes les Airelles du genre Vaccinium ont absolument besoin d‟une longue saison végétative. Cependant, leur cas est plus compliqué que celui de la Camarine, dans la mesure où elles ne peuvent souffrir un gel trop intense. On les trouve en général en position mieux abritée, souvent plus bas que la voronika, parfois sur des replats, privilégiant elles aussi les versants tournés au sud. Les plantes qui supportent encore beaucoup moins les gels rigoureux, où qui ne souffrent aucune déshydratation, même en fin de saison végétative, croissent dans les parties du creux à neige où l‟accumulation est la plus épaisse. Si elles arrivent à développer un cycle végétatif court, elles peuvent se trouver au fond de la dépression, couverte de beaucoup de neige en saison froide tout en étant assurément humide pendant toute la bonne saison. C‟est là que se développent, surtout dans la toundra bas-arctique méridionale, des fourrés d‟arbres nains, dans lesquels iva domine presque toujours. C‟est que certaines espèces de Saules de la toundra russe s‟accommodent d‟une saison végétative courte et réussissent à reprendre très tôt l‟assimilation chlorophyllienne, alors même que leurs feuilles sont pourtant caduques. Leur exigence est la protection hivernale sous plusieurs décimètres de neige, dont ils ne dépassent pas. Le plus petit de tous, iva travianistaïa (Salix herbacea, Saule herbacé), semble ne rien risquer du haut de ses quelques centimètres, mais cela ne l‟empêche pas de s‟emmitoufler sous la couverture la plus épaisse et régulière possible, au fond des creux à neige. Moins petits, iva sizaïa (Salix glauca, Saule argenté) et iva settchataïa (S. reticularis, S. réticulé) ont d‟autant plus de raison de se situer là où l‟accumulation de neige par le vent est élevée. Chez les herbes, la Canche (Deschampsia) est sans doute la Graminée qui recherche le plus une épaisse protection nivale et une longue humidité, mais la chtchoutchka des Russes (dite aussi lougovik) n‟est pas capable de développer un cycle végétatif très court. Assez exigeante, on la trouve dans de bonnes conditions de mi-versant ou sur des replats, voire de petites contre-pentes, où elle ne craint pas l‟engorgement.

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Cependant, au-delà d‟un certain seuil, l‟humidité est trop grande ou, surtout, la neige est tellement épaisse et s‟est tant accumulée au fond du creux que sa fusion arrive trop tard, voire ne conduit pas à sa disparition complète. Pour la plupart des plantes de la toundra, cette niche du creux à neige se transforme en un inconvénient. Les plantes vasculaires sont remplacées par des Mousses, qu‟on trouve ainsi en exposition nord ou au plus profond des dépressions. A l‟inverse, quand on sort complètement du creux, le vent balaie souvent la neige et cet enlèvement réduit en général fortement la végétation, surtout dans la toundra moyen- et haut-arctique et au bord des mers de Kara et des Laptiov. Bien que la Camarine puisse parfois résister, la Dryade et les Lichens prennent plutôt le relais. La toundra nitrophile L‟originalité des micro-habitats riches en nutriments vient de leur absence à peu près partout ailleurs dans la toundra. Si la grande rareté du phosphore est commune à la toundra et à pratiquement toutes les formations végétales naturelles du monde, il n‟en va pas de même pour l‟azote. La toundra souffre d‟une carence générale en azote, avant tout à cause du froid et de la longueur de celui-ci, voire de sa permanence. De ce fait, d‟une part l‟absorption par les racines se fait mal, d‟autre part la matière organique ne se décompose que très lentement. En effet, dans le sol froid de la toundra, les racines des plantes souffrent d‟un mauvais ousvoénié163, c‟est-à-dire d‟une assimilation déficiente, qui se traduit, après une mauvaise absorption des nutriments, par une insatisfaisante synthèse des acides aminés. D‟autre part, le froid implique qu‟il faille une succession de nombreuses années, chacune réduite aux quelques semaines les plus chaudes, pour minéraliser les parties végétales mortes et libérer ainsi de l‟azote disponible dans le sol.

Les biogéographes russes insistent sur le fait que l‟activité de synthèse des racines (sintétitcheskaïa déïatelnost kornéï) est troublée, voire rompue, par le froid du sol, si bien que ces racines assimilent mal (plokho ousvaïvaïout). D‟une manière générale, P. Birot (1965, p. 211) écrit que « les basses températures du sol […] contrarient l‟absorption des sels et la synthèse des acides aminés dans les racines ». 163

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En outre, cette matière organique est de toute façon très peu abondante, en lien avec la grande faiblesse de la biomasse. De ce point de vue, la toundra entretient d‟elle-même sa propre carence en azote. V. Kostiaïev (1990) a étudié l‟ensemble des problèmes de fixation de l‟azote dans les sols froids de la toundra petchorienne de la Grande Terre. La conséquence de ce manque généralisé se trouve être que les rares exceptions offrent un contraste paysager d‟autant plus marqué qu‟il est très ponctuel. « L‟importance cruciale, comme facteur limitatif, de la carence en azote se manifeste par le fait que partout où de l‟azote organique d‟origine animale s‟entasse, points de station d‟oiseaux, trous de lemmings, buttes de renards, pousse une végétation herbacée luxuriante et serrée, de croissance rapide » (Birot, 1965, pp. 211-212). Parmi ces points de localisation, les oiseaux jouent un rôle d‟autant plus grand qu‟on va vers le nord de la toundra russe (Rutilevskij, 1970), d‟abord sur les littoraux continentaux, par exemple le cap Tchéliouskine et ses abords, puis, plus encore, sur les îles164 russes de l‟Arctique, en particulier celle de Vrangel. En outre, certains micro-habitats préférentiels, dus à l‟origine aux apports de nutriments par les déjections d‟oiseaux, peuvent évoluer ensuite par gonflement cryogénique (Godard et André, 1999, p. 152). Ce serait la cause de certaines buttes de petite taille et autres bougry. Les tentatives russes de mettre en culture quelques parcelles de toundra se sont toujours fondées sur l‟imitation de la réussite de ce contraste naturel. Les engrais azotés sont le passage obligé de tout essai de maîtriser la production en zone de toundra. Les toundras polygonales, un emboîtement d’habitats complexe Les toundras polygonales, déjà partiellement abordées dans l‟étude de la marqueterie mobile des sols, ne seront pas reprises ici quant à l‟adaptation des plantes aux mouvements du terrain, mais pour ce qui est des différences de dimensions. Les formations polygonales sont en effet parmi celles qui offrent à la toundra le plus large emboîtement géographique, allant des méso- et microbiocénoses aux nano-complexes. Dans les terrains de granulométrie plutôt homogène, les grands polygones de toundra forment une échelle d‟habitat 164

En dehors des archipels russes, le phénomène a été bien décrit au Spitzberg par les auteurs français : « une véritable „explosion‟ de la vie végétale accompagne les falaises mortes dont les abords sont fertilisés par les déjections des oiseaux de mer […]. Ces bird-cliffs se signalent, de loin, par les teintes orangées de leur encroûtement lichénique […] et leurs abords voient se développer une communauté ornithocoprophile qui comprend jusqu‟à 35 espèces de mousses. Ces épais tapis de mousses voisinent avec des prairies luxuriantes à graminées, renoncules et saxifrages […]. L‟abondance d‟azote explique l‟hypertrophie des fleurs et des feuilles » (Godard et André, 1999, p. 198).

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toundrain décamétrique, mais, à l‟intérieur de chaque bloc géométrique s‟emboîte parfois un maillage de niches plus restreintes. Dans d‟autres terrains, plus hétérométriques, les petits polygones, ou sols figurés, de genèse différente, constituent une échelle naine d‟habitat toundrain, clairement exprimée sur quelques centimètres. Les grands165 polygones de toundra ont la particularité d‟offrir à la végétation un réseau166 contraignant dont la maille est souvent de dix à trente mètres, mais qui peut atteindre plusieurs centaines de mètres. Chaque grand polygone est sévèrement délimité par un ensemble de veines et de coins de glace installées dans d‟anciennes fentes de gel. C‟est pourquoi certains géographes russes, comme S.G. Lioubouchkina et al. (2004, p. 220) appellent ces modelés trechtchino-poligonalnyé formy, « les formes fissuropolygonales ». L‟important pour les plantes est que ces fentes, remplies de glace pendant la majeure partie du temps et en partie d‟eau de fonte lors de la saison végétative, ont des dimensions croissantes d‟année en année, qui atteignent parfois plusieurs mètres de largeur et décamètres de profondeur, isolant ainsi chaque polygone. La végétation qui y pousse représente pour les Russes la vraie toundra polygonale (poligonalnaïa toundra). Chaque carreau de la mosaïque offre ainsi une sorte de petit développement autonome, en phase avec l‟évolution du modelé. Trois ou quatre micro-habitats se distinguent nettement. Le plus étendu est formé par le bloc (blok) des Russes, que les Français appelleraient le polygone lui-même, lequel est éventuellement subdivisé entre le centre et les flancs du bloc. Chaque polygone tend en effet à prendre, en coupe, une surface concave, dont le centre forme la partie la plus déprimée. Lors de la saison de fonte, cette partie est parfois occupée par une mare, ou quelques flaques et trous d‟eau, les motchajiny. Le cœur du bloc abrite ainsi le plus souvent la Linaigrette et la Laîche. Dans les polygones de la toundra taïmyrienne (Ţadrinskaja,1970), il s‟agit de la Linaigrette de Scheuchzer (Eriophorum scheuchzeri, pouchitsa Cheïkhtsera), de la Laîche verticale (Carex stans, ossoka priamostoïatchaïa) et de Carex chordorrhiza (ossoka strounnokorennaïa). En s‟écartant du centre, les flancs du bloc comptent aussi, presque toujours, diverses espèces de Laîche. Si les polygones sont de très grande taille, une végétation plus diversifiée peut prendre pied, y compris des arbres nains, en particulier iva, le Saule. Dans les polygones de la toundra taïmyrienne, les flancs comptent en outre le Myosotis alpin, deux espèces de Saxifrage et une Graminée, le véïnik nézametchenny (Calamagrostis neglecta). Le second micro-habitat est constitué par le valik. Ce 165

La géomorphologie française classique appelle « polygones de toundra » au sens strict les seules formes de grande taille (Derruau, 1974, p. 174). Cependant, pour une meilleure compréhension, nous ajoutons l‟adjectif « grands », à l‟instar d‟A. Godard et M.-F. André (1999, p. 153). 166 C‟est la « structure en maillage polygonal » (poligonalno-yatchéistoïé stroénié) des Russes.

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bourrelet borde l‟extérieur des fentes, puisqu‟il est dû au jeu des coins de glace. D‟une hauteur relative de quelques décimètres167, c‟est lui qui provoque la pente des flancs du bloc. Plus sec, mais aussi instable, le valik est en général colonisé par des Lichens (Ljubuškina et al., 2004). Le troisième micro-habitat est constituée par la fente elle-même (trechtchina), mais cette niche est parfois appelée l‟interbloc (mejblotchié) par les géographes russes. Ce sont les Mousses qui colonisent ces pentes internes instables, soumis à des forces de compression sous la glace, mais très humides lors du dégel saisonnier. A l‟intérieur de chaque polygone, le développement de formes plus petites peut emboîter des nano-habitats pour la toundra. Il en est ainsi des médaillons en taches (piatna-médaliony), qui se forment quand, à l‟automne, un plyvoun, c‟est-à-dire un terrain mouvant, meuble, encore imbibé d‟eau, se retrouve compressé par un encadrement déjà pris en glace et se déverse en surface en un mini-volcan de boue. Il se forme alors un contraste entre la plaque de nouveau sol nu ainsi constitué et le reste, qui reste végétalisé. Il s‟agit de la toundra tachetée (piatnistaïa toundra) au sens strict (Ljubuškina et al., 2004). S‟il n‟était l‟emboîtement à l‟intérieur d‟un grand polygone, la taille de la fragmentation végétale ne serait pas différente de celle des sols figurés. Les petits polygones, ou sols figurés, forment un réseau premier, de maille décimétrique, dont la genèse est la cryoturbation dans du matériel le plus souvent hétérogène. Ce sont les poligontchiki, les mnogoougolniki168 et les kamennyé koltsa169. La plupart des plantes recherchent d‟une part les parties les plus stables, d‟autre part le melkoziom, la partie fine du matériel hétérométrique. A l‟exception des cercles de pierres, les deux conditions sont réunies en périphérie des petits polygones, où se pressent les Mousses, les Pavots, les Saxifrages, tandis que le centre est nu ou lichénique. Un exemple de la Terre François-Joseph, étudié en détail par Véra Aleksandrova, a été diffusé en France par l‟ouvrage sur les milieux polaires écrit par Alain Godard et Marie-Françoise André (1999, pp. 197-198), mais des paysages de toundras différenciées par des polygones décimétriques existent également plus au sud. Les auteurs français ont aussi popularisé à cette occasion le terme de nanocomplexes chéri par les Russes pour désigner l‟échelle très fine de ces biocénoses.

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S.G. Lioubouchkina et al. (2004) citent des valiki pouvant atteindre un mètre de haut. Dans la toundra taïmyrienne de la Plaine de Sibérie Septentrionale, N.G. Jadrinskaïa (1970) donne une gamme de 20 à 60 cm. 168 Mnogoougolnik est le vrai mot slave désignant un polygone. Les géographes russes le réservent aux figures de petite taille. Le nom poligon, évidemment pris au vocabulaire international, est dévolu aux grandes formes, si bien que le diminutif poligontchik est devenu proche de mnogoougolnik dans le lexique géographique. 169 Cercles de pierres.

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Conclusion du chapitre Premier A partir d‟un mot finno-ougrien désignant les hauteurs dénudées émergeant au-dessus de la forêt de la péninsule de Kola, les Russes ont appelé toundra la formation végétale zonale, basse, sans arbre, qui borde les littoraux des mers arctiques de leur pays. La toundra forme le milieu d‟aboutissement de leur avancée séculaire vers le nord. Mkhi et lichaïniki, les mousses et les lichens, à croissance très lente, structurent l‟écosystème toundrain et la primauté de celles-là sur ceux-ci est une originalité de la toundra russe par rapport à son homologue canadienne. Les autres plantes, herbacées ou ligneuses, sont plaquées au sol et l‟ensemble compose un paysage bas, pratiquement sans strates distinctes, souvent discontinu, dont l‟organisation géographique se fait sous forme d‟une mosaïque. Le mélange des groupements végétaux, sans que l‟un d‟entre eux ne prenne vraiment le pas, ni dans l‟étagement vertical, ni dans la disposition horizontale, est une caractéristique majeure de la toundra, que les Russes nomment polydominance. Sur plus de trois millions de kilomètres carrés, la toundra est la formation végétale la plus pauvre de Russie. Sa biomasse moyenne est d‟une dizaine de tonnes par hectare, dont plus des quatre cinquièmes sont constitués par les organes souterrains. Sa productivité de seulement une tonne par hectare par an environ, est très variable d‟une année à l‟autre et rend aléatoire une quelconque utilisation humaine. L‟élevage traditionnel du renne, s‟il respecte un long temps de retour sur les pâturages de la « mousse à renne » (oléni mokh), semble l‟activité la plus adaptée. Dans l‟écosystème naturel, le principal maillon entre les plantes de la toundra et les carnivores est cependant un herbivore de taille beaucoup plus réduite, le lemming, dont la variabilité des effectifs se répercute sur toute la chaîne alimentaire. La pauvreté de la toundra est aussi celle du nombre d‟espèces, tant végétales qu‟animales. Les mousses, lichens et champignons ne font illusion que parce que les autres groupes de végétaux, parmi lesquels les Cypéracées et les Ericacées sont les familles les plus importantes, ne comptent que quelques centaines d‟espèces. Ce sont le plus souvent les mêmes que celles de la toundra américaine, encore que les études récentes aient montré que l‟endémisme régional était plus développé qu‟on ne le croyait avant guerre. Chez les animaux, les invertébrés aquatiques sont les plus nombreux. Les vertébrés comptent surtout un grand nombre d‟oiseaux, d‟autant plus dans la toundra insulaire des mers russes de l‟Arctique. Les traits caractéristiques de la toundra sont conditionnés par son appartenance au milieu polaire, mais sa pauvreté spécifique est accentuée par la jeunesse de cette formation à l‟échelle des temps biogéographiques. D‟ailleurs, la toundra de la Russie d‟Europe et de la Sibérie occidentale, qui a subi toutes les glaciations quaternaires, compte moins d‟espèces que celle de Sibérie orientale, si sèche qu‟elle fut en grande partie épargnée par le rabotage glaciaire.

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Aujourd‟hui, la toundra russe est déterminée par un climat polaire, dont le principal problème est l‟absence d‟été, beaucoup plus contraignante que le froid de l‟hiver. La brièveté de la saison végétative, ainsi que le caractère froid, sec et venté de celle-ci, ont conduit les rares espèces résistantes à développer de multiples adaptations. Les cryophytes sont le plus souvent des plantes vivaces et sempervirentes, qui peuvent reprendre l‟assimilation chlorophyllienne dès l‟arrivée des premières journées favorables. La multiplication végétative est prédominante, mais, quand il y a reproduction par graine, le cycle peut se fractionner en plusieurs années. Le nanisme et le plaquage au sol permettent de profiter de la chaleur d‟une mince couche-limite en juillet et août et de bénéficier de la protection du tapis neigeux pendant le reste de l‟année. La plupart des animaux fuient la toundra dès le mois de septembre. Ceux qui restent luttent contre le froid par diverses adaptations, dont la plus lucrative pour l‟économie russe est la fourrure. Le renard polaire, que les Russes nomment pessets, est à cet égard le plus important. Outre le climat, l‟autre déterminisme de la toundra est celui du sol et de sa jeunesse. Au-dessus d‟un sous-sol gelé en permanence en une vetchnaïa merzlota, le sol proprement dit distille une eau très froide, même en juillet. Beaucoup de plantes ne peuvent l‟absorber pleinement et développent des adaptations à la sécheresse, alors même que l‟eau ne manque pas. Cette théorie du xéromorphisme physiologique est fortement soutenue par les auteurs russes, mais reste controversée en occident. Quoi qu‟il en soit, la toundra fait alterner des sols squelettiques sur les affleurements rocheux, des sols bruns arctiques, et, d‟autant plus qu‟on s‟approche de la toundra boisée, des sols hydromorphes. L‟importance des processus géomorphologiques périglaciaires modifie fréquemment la mosaïque pédologique de la toundra. La toundra russe offre une zonation perturbée par le tracé de la ligne de côte, si bien que le ruban haut-arctique concerne presque uniquement les archipels. La toundra d‟Europe ne possède quant à elle qu‟une bande basarctique. Seule la Sibérie centrale offre une ample disposition latitudinale. Cette zonation est compliquée par un gradient de continentalité allant d‟ouest en est, qui oppose aujourd‟hui la toundra européenne, baignée par l‟extrémité du courant mourman, à la toundra sibérienne. Sur le plan paléogéographique, la limite entre la toundra qui fut fortement englacée et le continent sec se place plus à l‟est. Il résulte de ce double contraste une originalité de la toundra de Sibérie occidentale, la plus pauvre de toutes les formations végétales russes. L‟altitude ajoute quelques compartimentages supplémentaires, surtout en Sibérie orientale et en Extrême-Orient. Quelques toponymes consacrés par l‟occupation humaine, qui reflètent plus ou moins les différences biogéographiques et celles de pression anthropique, permettent de distinguer en Russie continentale une quinzaine de régions de toundra : la toundra mourmane,

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celle de Ter, de Kanin, de la Petite et de la Grande Terre, de Yamal, de Guydan, la toundra taïmyrienne, celle de Byrranga, de la Yana, de l‟Indiguirka, de la Kolyma, d‟Anadyr, des montagnes tchouktches. Il faut y ajouter plusieurs régions de toundra insulaire, à forte personnalité, en particulier celle de l‟île de Vrangel, qui est considérée comme la plus riche formation moyen-arctique de la planète. En tant que formation végétale se trouvant dans un milieu extrême, aux limites de la vie, la toundra russe se présente, à grande échelle cartographique, comme une mosaïque de micro-cénoses et même, comme disent les Russes, de nano-complexes. La taille de chaque unité a tendance à diminuer du sud au nord et de la plaine vers les reliefs. Marécages et tourbières, creux à neige, lieux très circonscrits enrichis en azote, modelés de polygones forment autant de microhabitats particuliers, qui diversifient la toundra sur de petites distances. Fragile, ne supportant qu‟une occupation humaine très lâche, la toundra est un milieu très contraignant, qui n‟offre en soi d‟autre opportunité que l‟élevage du renne et la chasse de quelques animaux à fourrure. Le peuple russe, qui avait fondé sa civilisation sur le bois, ne pouvait engager sa tradition dans un cadre de vie sans arbre ni possibilité agricole. Pourtant, assez récemment à l‟échelle historique, la Russie a commencé d‟occuper le milieu toundrain. Ce fut d‟abord, à la fin de la période tsariste, pour ses possibilités portuaires, mais l‟effort se concentra en un seul point, le fjord de Mourmansk, et tout près de la limite de l‟arbre. Ce fut ensuite, pendant l‟entre-deux-guerres, pour ses ressources du sous-sol, avec l‟exploitation du charbon de Vorkouta dans la toundra de la Grande Terre. C‟est enfin, depuis quelques décennies, la conquête, toujours en cours, de la toundra de Sibérie occidentale, fondée sur les hydrocarbures. En Sibérie centrale et orientale, ainsi qu‟en Extrême-Orient, la toundra russe reste pratiquement vierge, trouée de quelques points d‟occupation isolés. Ce n‟est qu‟en deçà de la limite de l‟arbre que l‟occupation russe est plus ancienne, mais on a alors quitté le milieu polaire pour le large écotone de la toundra boisée, qui appartient déjà, dans la plupart des classifications russes, à la zone de la taïga.

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Chapitre deuxième La taïga, le podzol et les incendies de forêt Le 22 avril 2009, les députés du Parlement européen ont voté une réglementation plus stricte pour les importations de bois, afin de réduire les achats provenant de sources douteuses. Il est vrai qu‟une étude du WWF venait de montrer que l‟Union européenne importait 16 à 19% de bois de sources illégales et la France 39% de bois tropicaux de sources suspectes. Pour les bois tempérés, la Russie occupe une forte place. C‟est la Finlande qui, de loin, importe le plus de bois russe d‟origine douteuse pour faire tourner ses papeteries. Mais la France serait « bien » placée en Europe pour l‟importation de bois russe d‟origine plus ou moins floue. L‟ire des associations écologistes contre le gouvernement français, qui avait envoyé une note aux députés européens leur demandant de ne pas voter ces nouvelles règles, était-elle justifiée ? La France protégeait-elle certains de ses investissements à l‟étranger ? Les députés européens avaient-ils trouvé une manière détournée d‟en revenir à un protectionnisme déguisé ? Il est impossible de participer au débat de manière nuancée sans mieux connaître la taïga russe. La taïga est la partie russe de l‟immense170 forêt boréale171, qui comprend aussi la forêt hudsonienne d‟Amérique du Nord et le barrskog de Scandinavie. Marquée par la faiblesse de sa biomasse et sa pauvreté en espèce, c‟est une forêt de conifères zonale, grossièrement située entre le 55e parallèle de latitude nord et le cercle polaire. Poussant sur un sol cendreux, la taïga forme ainsi une bande d‟au moins un millier de kilomètres de largeur, qui s‟étire sur toute la longueur de la Russie, de la frontière occidentale jusqu‟au Pacifique.

170 « Malgré l‟imagerie coutumière, [les forêts humides intertropicales] ne sont pas les plus importantes étendues forestières de la planète, l‟ensemble des taïgas boréales les surpasse en superficie » (Rougerie, 1988, p. 94). 171 Le terme de « boréal » est critiqué par certains auteurs canadiens (Rousseau, 1961, Hamelin, 1968), quand il est employé pour la seule zone de la forêt de conifères, puisqu‟il devrait étymologiquement couvrir toute l‟étendue de l‟hémisphère nord.

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Fig. taïga 1 : La taïga, partie russe de la forêt boréale

A l‟état naturel, la forêt boréale russe couvre à peu près dix millions et demi de kilomètres carrés dans son acception la plus large, huit millions et demi si on lui retranche la toundra boisée. Comme elle reste peu défrichée, elle continue aujourd‟hui de s‟étendre sur plus de sept cents millions d‟hectares (Kuusela, 1992, Utkin et al., 1995, Falinski et Mortier, 1996, GEO PNUE, 2002, Marčenko et Nizovcev, 2005, Tsarev, 2005) et forme la plus grande forêt du monde. « La taïga est forêt parmi les forêts » (Hamayon, 1997, p. 9). Seule forêt de la planète à être préservée sur de si grandes distances, la taïga russe est cependant aussi menacée. Une forêt qui croît et se renouvelle très lentement est-elle plus ou moins fragile qu‟une autre forêt ? Quelles répercussions la transformation des structures de propriété et d‟exploitation des forêts à la chute de l‟URSS a-t-elle eues sur la gestion de la taïga ? La maison de bois est-elle réduite au folklore et n‟a-t-elle que des inconvénients pour la vie moderne ? Y a-t-il des liens entre la civilisation du bois du peuple russe et les qualités physiques de la taïga ou bien le fait culturel est-il exclusif ? La Russie a-t-elle assez de bois pour sa consommation intérieure ? Quel est le mystère du sol pauvre, stérile comme de la cendre, sur lequel s‟épanouit une grande, belle et sombre pessière ? Quelle est l‟ampleur des incendies de forêt et quels autres risques la taïga russe encourt-elle ? La taïga est-elle monotone ? Est-il vrai que l‟on peut traverser un espace grand comme quinze fois la France sans changer de paysage ? Il ne sera possible de répondre pleinement à ces questions tant le sujet est vaste. Pour apporter néanmoins quelques fragments de réflexion, une articulation en trois étapes sera privilégiée.

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Fig. taïga 2 : La taïga, caricature géographique

Il conviendra de décrire, dans un premier temps, les principales caractéristiques phytogéographiques et zoogéographiques de la taïga, en suivant le fil directeur de la pauvreté de cet écosystème. Il ne faudra surtout pas s‟interdire d‟aborder quelques thèmes de géographie humaine, tant les problèmes de productivité et de régénération sont liés à l‟exploitation, et ceux de la préservation à la symbolique culturelle de l‟arbre. Dans un deuxième temps, nous insisterons sur la remarquable zonalité de la taïga russe, ses liens avec le climat tempéré continental au long hiver rigoureux et avec les sols lessivés et acides. Il sera intéressant de discuter la part physique zonale et la part humaine dans la propagation des incendies ravageurs. Enfin, dans un troisième temps, nous partirons à l‟assaut de la forteresse taïgienne, réputée inexpugnable

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dans son uniformité, afin de tenter de percer quelque éventuelle diversité cachée.

1. Une forêt de conifères marquée par l’indigence peut-elle être la richesse de la Russie ? Les enjeux économiques et culturels de la taïga russe sont tels que la description des caractères physiques de cette forêt doit s‟accompagner d‟une présentation humaine. L‟important est d‟essayer d‟aboutir à un bilan. L‟état écologique de la taïga russe est-il plutôt bon ou plutôt inquiétant ? Les résultats économiques des secteurs utilisant les produits de la forêt de conifères russe sont-ils positifs ou négatifs ? Pour tenter d‟apporter quelques réponses, il conviendra de présenter d‟abord, de façon concise, le paysage type de la taïga russe, strate par strate. Il faudra ensuite souligner sa double pauvreté, en biomasse et productivité d‟une part, en biodiversité d‟autre part. Une démarche de géographie physique sera choisie, même quand il s‟agira d‟aborder l‟izba culturelle, ainsi que la gestion forestière sous deux régimes différents, celui de l‟URSS puis de la nouvelle Russie. Dans ce second temps, nous focaliserons par moment sur des régions à grande échelle cartographique, sans dénaturer l‟appartenance à cette partie générale descriptive, car c‟est une question d‟aménagement du territoire de l‟ensemble de la Fédération, ou, antérieurement, de planification. Enfin, un troisième temps sera consacré à la zoogéographie de la taïga, dont les ressources sont fortement limités par la quasi-absence de feuilles et de fruits.

1.1.Une forêt aciculifoliée à stratification simple ? La taïga est une forêt aciculifoliée (khvoïny less), c‟est-à-dire essentiellement constituée de conifères (khvoïnyé), auxquels se mêlent cependant quelques feuillus172. Cette forêt semble stratifiée d‟une manière simple au premier abord, puisque l‟étage moyen est réduit. L‟impression qui l‟emporte est donc celle d‟une strate arborée (drévesny yarouss) dominant un tapis de mousse (kovior mkhov). Dans le détail, cependant, la stratification peut être assez complexe.

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Les Russes admettent dans la taïga vraie la présence des feuillus à petites feuilles (melkolistvénnyé). En revanche, si des feuillus à larges feuilles apparaissent (chirokolistvénnyé), on passe à la forêt mixte.

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Fig. taïga 3 : La taïga russe, une forêt à stratification simple ?

Grâce à la hauteur de son étage supérieur, la forêt boréale dégage « une impression de puissance » (Elhaï, 1967, p. 189). Même si cette affirmation est moins réalisée en Russie qu‟au Canada, il est vrai que les conifères, du moins dans la partie européenne du territoire et sur les interfluves bien drainés, atteignent parfois 30 à 40 mètres de hauteur, développant ainsi une certaine majesté. Cependant, la moyenne de la taïga russe se situe plutôt à une vingtaine de mètres. Cette longueur, une fois réduite par l‟utilisations humaine, borne la

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taille de l‟izba traditionnelle, dont on sait qu‟elle est constituée de troncs entiers173. Quand les conditions de pente modérée et de bon drainage sont réalisées, les troncs des conifères de l‟étage supérieur sont très droits, avec un port pyramidal ou columnaire, ainsi qu‟un nombre relativement réduit de branches, permettant d‟éviter l‟accumulation excessive de neige.

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 3 Conifères de la taïga à port columnaire Cette taïga des monts Khamar-Daban, au-dessus du lac de montagne Izoumroudnoïé, est plus humide que celle des bas plateaux. Le port columnaire des pins y est plus répandu, permettant d’éviter l’accumulation excessive de neige. On notera aussi, pour les mêmes raisons, le nombre relativement réduit de branches. En dessous de la strate supérieure aciculifolée, une strate buissonnante domine la strate herbacée et muscinale.

Mais la forêt boréale russe se distingue surtout par ses immenses espaces marécageux et tourbeux, où le port arboré est plus tortueux. Dans ses parties les plus riches, à l‟est-nord-est de la Russie d‟Europe, la forêt boréale est une forêt dense, sombre, dans laquelle les conifères de la strate arborée sont serrés. Mais, à la différence de l‟Amérique du Nord, ce n‟est pas le faciès le plus répandu en Russie, où la taïga claire, celle qui ne possède pas d‟Epicéas, couvre les plus grandes surfaces. En dessous, la strate arborescente inférieure et la strate arbustive (koustarnikovy yarouss) forment un sous-bois (podlessok ou podlessié) très clairsemé, significatif d‟une certaine pauvreté de la taïga. La strate arborescente 173

« La longueur et la résistance des troncs limitent à 8-10 mètres au maximum la portée des charpentes et donc la superficie de la maison. Ces limitations contribuent à donner au village russe une certaine unité de style. […] Pour s‟agrandir en surface l‟isba n‟a pas d‟autre solution que de s‟adjoindre une maison jumelle » (Kerblay, 1973, p. 35).

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inférieure, typiquement formée de Bouleaux et de Peupliers trembles, n‟existe que dans les taïgas de repousse assez jeunes, où la strate supérieure aciculifoliée n‟a pas encore repris toute sa place. La strate arbustive participe aussi à l‟indigence du sous-bois et on n‟y trouve guère que quelques Cornouillers et Sorbiers.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 4 La strate arbustive de la taïga et le Sorbier Un village de la taïga sibérienne utilise les Sorbiers (riabiny) pour séparer les maisons de bois de la rue. Dans la forêt boréale russe, les Sorbiers forment l’essentiel de la strate arbustive quand celle-ci existe.

Partout où la grande densité de la strate arborée provoque une pénombre, celle-ci gêne la croissance des arbustes. Cette obscurité favorise en revanche les jeunes conifères, puisque ceux-ci, en particulier, les Epicéas, sont des plantes sciaphiles lors de leurs premières années, tandis qu‟à l‟âge adulte la lumière est appréciée sur les cimes. En dessous de la strate arbustive, la strate frutescente174 ou buissonnante (koustarnitchkovy yarouss) est plus riche. C‟est ici que poussent les buissons à baies si appréciés des hommes et des animaux, la Myrtille, les différentes Airelles, la Canneberge.

174 C‟est-à-dire formée d‟individus ligneux de moins de 7 m de hauteur, selon la définition originelle d‟Allorge et Jovet. S‟ils ont moins de 2 m, on peut parler de strate suffrutescente. C‟est en général le cas dans la taïga russe.

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 5 La stratification de la taïga sibérienne Sous la strate arborée de Mélèzes, la strate frutescente est formée de buissons à baies dominant une strate herbacée assez fournie. Il n’y a pas de strate arborée inférieure ni arbustive, dans cette taïga ancienne peu humanisée de Sibérie orientale, où les feuillus de repousse sont absents

La strate herbacée (travianoï yarouss ou travianisty yarouss) regroupe les plantes basses non ligneuses, où dominent l‟Oseille et le petit muguet. Encore en dessous, la strate muscinale (mokhovoï pokrov) est formée de plantes sans racine qui couvrent le sol. Les Russes l‟appellent volontiers napotchvenny pokrov, « la couverture au sol ». Au cœur de la taïga, ce sont les mousses (mkhi) plus souvent que les lichens (lichaïniki), ces derniers prenant plutôt possession des marges septentrionales et des clairières.

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Les champignons (griby) sont importants dans l‟ensemble de la taïga. Les Russes aiment à les classer en quatre catégories : les espèces de valeur,

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 6 Vente en bord de route de champignons cueillis dans la taïga Une famille bouriate vend sur le bord de la route qui joint Koultouk à la frontière mongole, près du village de Jemtchoug, sa récolte de champignons. Ces Lactaires ont été ramassés dans la taïga de Tounka.

les bonnes espèces, les espèces comestibles de goût inférieur et les espèces vénéneuses. Les Lactaires (mletchniki) forment l‟essentiel des premières, notamment le grouzd (Lactarius resimus), fréquent sous les pinèdesboulaies, et le Lactaire délicieux (Lactarius deliciosus, ryjik délikatesny), qui se plaît sous les jeunes pessières et certaines pinèdes. L‟ensemble des strates les plus basses forme un étage inférieur recouvert pendant de longs mois d‟un tapis neigeux en général assez peu épais mais très durable. L‟épaisseur assez faible de la neige est un problème, car les hémicryptophytes et les géophytes cherchent au contraire un tapis plus important, où la neige sert d‟isolant thermique, protégeant des très basses températures. C‟est pourquoi les cuvettes d‟accumulation neigeuse, préservant le sol des gels intenses, sont plutôt prisées par les plantes de la forêt boréale.

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1.2. Une forêt peu productive et pauvre en espèces De la forêt russe d‟Europe, le voyageur français Jules Legras (1895, p. 110) écrivait : « Cette forêt pourtant n‟est pas, comme nos grands bois, propice à la méditation. On n‟y va pas pour se promener, on ne s‟y rend que pour affaire : ramasser des baies, des fraises, des champignons ; ou bien chasser ». Pourtant c‟est aujourd‟hui la plus grande forêt du monde, protégée sur des superficies énormes. Alors la forêt russe est-elle productive ou non ? La contradiction vient-elle du contraste entre l‟Europe et l‟Asie ou bien entre les potentialités physiques et leur exploitation par la société russe ?

1.2.1. Une régénération lente, une exploitation extensive Le rendement de la taïga est bien entendu faible à l‟échelle des forêts mondiales. Il faut compter sur des valeurs moyennes d‟environ 200 tonnes de biomasse à l‟hectare, contre 300 pour les forêts de feuillus de milieu tempéré océanique et 800 pour les forêts tropicales. Mais c‟est surtout leur productivité qui apparaît comme extrêmement basse, environ 5 à 6 tonnes par hectare et par an, contre une douzaine dans les forêts de feuillus de milieu tempéré océanique et une vingtaine dans les forêts tropicales. Cela veut dire que la croissance de la taïga est très lente. C‟est donc seulement par son âge important que la forêt boréale arrive à faire illusion quant à sa masse végétale totale. Le lien entre la géographie physique et la société russe est, dans ce domaine, particulièrement serré. Comment gérer l‟ensemble des biens de la plus grande forêt du monde en prenant en compte la longueur de la régénération ? C‟est tout l‟enjeu de cette étude que de mêler les faits biogéographiques, les activités traditionnelles et les pressions contemporaines.

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 4 : La taïga, une forêt quantitativement pauvre

Il conviendra de ne pas sombrer dans la facilité, celle d‟activités ancestrales qui seraient forcément en communion avec la forêt et de pressions récentes qui seraient toujours prédatrices. Regarder la maison de bois comme systématiquement écologique serait un anachronisme révisant l‟izba à l‟aune de la mode verte. Jusqu‟au XIXe siècle « l‟isba elle-même ne dure pas plus d‟une cinquantaine d‟années et le toit de planches est à refaire tous les dix ans, soit un

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délai plus court que celui qui est nécessaire à l‟arbre pour se reconstituer » (Kerblay, 1973, p. 14). A l‟inverse, certaines activités actuelles d‟exploitation forestière pour le bois et le papier peuvent, si la gestion est raisonnée, ne pas dépasser certains seuils et permettre la régénération. C‟est tout l‟intérêt de ce développement que de tenter une présentation dont le point de départ est biogéographique, mais qui croisera ensuite la géographie régionale des activités de la Fédération de Russie. Un bois résistant, une chance pour les constructions La lenteur du développement des arbres de la taïga a certes un avantage, en l‟occurrence la résistance du bois. On voit d‟ailleurs sur les troncs coupés combien les anneaux de croissance sont serrés (Vaganov et al., 2006). Ce bois dur a toujours été apprécié des constructions. Les villages et les villes de Sibérie et de la moitié nord de la Russie d‟Europe en profitent pleinement. Deux questions se posent cependant. La maison de bois n‟a-t-elle plus qu‟un intérêt historique ? Pourquoi prêter de nouveau attention à l‟izba russe après les études exhaustives de Basile Kerblay et ses successeurs ? Il se trouve que, outre l‟inertie culturelle et la beauté175, l‟izba traditionnelle possède un certain nombre d‟avantages matériels expliquant sa pérennité176. B. Kerblay (1973) listait la qualité du chauffage177, la mobilité, la possibilité d‟agrandissement facile, l‟intérêt des dépendances. Lors de la crise économique eltsinienne, ce dernier atout a pris une grande acuité et le potager (ogorod) attenant à la maison de bois, rurale ou urbaine, a sauvé beaucoup de monde. L‟habitation en bois a en outre acquis en même temps, ou retrouvé178, les nouvelles lettres de noblesse de la maison individuelle. Quant à la mobilité de l‟izba traditionnelle et de la maison de bois modernisée qui en résulte, elle a 175 Il serait trop simple, et erroné, de penser que l‟izba ne présente une certaine esthétique que pour les voyageurs extérieurs, laquelle serait fondée sur l‟exotisme. Les campagnes de construction des différents régimes politiques, sous couvert de modernité ou d‟idéologie égalitaire, destinées à remplacer le bois par le dur, non seulement n‟ont pas fait disparaître, mais ont dans une certaine mesure renforcé la volonté de différencier son habitation de celle des autres. De ce point de vue, la sculpture sur bois est restée l‟une des principales possibilités de cette distinction. 176 Il s‟agit de la pérennité du principe de construction beaucoup plus que celle du nom. Dans le vocabulaire, izba a en effet plutôt été remplacée par dom (maison), encore que, depuis la chute de l‟URSS, le nom même retrouve une certaine fierté, dans quelques cas particuliers. En milieu urbain, où le mot pourrait avoir une certaine ambiguïté, dom est parfois qualifié par l‟adjectif dérévianny pour signifier que la maison individuelle dont on parle est en bois. 177 Cet aspect est en relation avec le poêle traditionnel associé à l‟izba. En tant que lien avec la climatologie plus qu‟avec la biogéographie, il ne sera pas étudié ici. 178 A l‟époque soviétique, B. Kerblay (1973, p. 193) écrivait déjà que « la cohabitation avec une famille voisine n‟est pas dans les habitudes villageoises ; le paysan aime ses aises ; dans une maison individuelle, il peut facilement augmenter le nombre des pièces si nécessaire tandis que le logement ouvrier n‟est pas extensible ».

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connu à travers les âges un intérêt toujours renouvelé, qui ne s‟est jamais démenti jusqu‟à aujourd‟hui. Sans remonter au lien originel unissant la maison de bois démontable et l‟agriculture itinérante sur brûlis des premiers Slaves défricheurs, il convient d‟en souligner les avantages récents et actuels. La prédilection du régime soviétique pour la ville, l‟ouvrier et le logement collectif s‟accompagnait d‟un grand pragmatisme face à la pénurie de bois ou à l‟attachement à un certain mode de vie, si bien que la contradiction, ou plutôt la résolution de celle-ci, conduisait à la disparition de nombreux villages au sens propre179. Les maisons de bois rurales étaient déplacées vers la ville soviétique et reconstruites en milieu urbain, avec une facilité rappelant que la mobilité de l‟izba traditionnelle, toujours reconstruite, sur place ou ailleurs, agrandie, modifiée, parfois déplacée sur de grandes distances, n‟avait jamais été oubliée. Ajoutons que, pour plusieurs autres caractéristiques de la période soviétique, la mobilité et la flexibilité de la maison de bois étaient appréciées. Il en était ainsi de l‟avancée du front pionnier, ainsi que de la mise en eau de nombreux lacs artificiels. Lors des grandes décennies de construction des principaux barrages sibériens, des années 1950 aux années 1970, non seulement les maisons individuelles, mais aussi les constructions collectives, et même cultuelles, en bois furent ainsi démontées, déplacées et remontées hors de la zone inondée. Cela n‟a certes pas évité l‟ensemble des pertes et des conflits, comme nous avons pu l‟étudier pour le barrage de Bogoutchany sur l‟Angara (Touchart, 1999), mais les a amoindris par rapport à la partie européenne, où les bâtiments en dur étaient plus nombreux. La chute de l‟URSS n‟a pas rendu dépassé, bien au contraire, l‟intérêt de la mobilité ; devant les aventures immobilières parfois précipitées et l‟importance des déguerpissements dans certaines banlieues, la rapidité et la facilité du démontage gardent toute leur valeur.

« Beaucoup plus fréquents sont les transferts d‟isbas d‟une localité à l‟autre car l‟exode rural n‟affecte pas seulement les individus. Le village dépeuplé se vide de ses maisons » (Kerblay, 1973, p. 35).

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Cliché L. Touchart, juillet 1991

Photo 7 Les constructions de bois en Sibérie, un atout pour la mobilité

Hier comme aujourd’hui, la construction de bois de la taïga peut être démontée et remontée assez facilement à un autre endroit en cas de besoin. Cet atout pour la mobilité concerne les izbas individuelles, mais aussi les édifices collectifs de plus grande taille. Lors de la construction des barrages sur l’Angara, un certain nombre de monuments historiques ont été ainsi démontés et déplacés hors des eaux. Ce fut le cas de la forteresse d’Ilimsk, construite en bois dur de Mélèze de Dahourie, ici photographiée au musée en plein air de Taltsy.

Le résultat de tous ces atouts est multiple. D‟abord, plusieurs millions de Russes vivent aujourd‟hui dans des maisons de bois, à la campagne comme à la ville. Ensuite, la maison de bois est susceptible de concerner n‟importe quelle classe sociale. Enfin, les procédés de construction ont subi peu de changement. A l‟époque de N. Krouchtchëv et L. Brejnev, Basile Kerblay (1973, p. 16) pouvait écrire : « notre isba traditionnelle n‟est donc pas spécifiquement rurale. Vers 1960, plus de la moitié de la superficie habitable des villes de la Fédération russe était pourvue de petites maisons ». Puis, pendant la dernière décennie de l‟époque soviétique, une fois passé le développement de quelques agrovilles, le milieu rural retrouva ses constructions presque exclusivement en bois, cependant que, dans les villes, les quartiers de grands ensembles en dur continuaient de pousser, sans pour autant éliminer l‟importance des constructions individuelles en bois. La densification des centres-villes depuis le passage à l‟économie de marché révise certes en partie cette position et quelques incendies opportuns de maisons de bois à des endroits stratégiques sur le plan immobilier ont vu le jour,

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comme cela a été étudié à Khabarovsk (Touchart et Torgacheva, 1998). Mais, d‟une manière générale, le bois continue de marquer très fortement toutes les villes de la taïga. En outre, la maison de bois concerne aujourd‟hui, potentiellement, tout individu, quel que soit son niveau social. Fig. taïga 5 : La taïga et les constructions urbaines en bois, l’exemple de Khabarovsk à la fin de la période soviétique

C‟est souvent une habitation modeste, construite localement, par l‟entraide, qui ne réclame pas de mise de fond onéreuse. A l‟opposé, il n‟est pas rare qu‟elle soit la construction d‟une famille très aisée, car le bois reste l‟un des meilleurs moyens de distinction, en particulier par la sculpture.

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Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 8 Une maison de bois sibérienne de quartier aisé

Cette maison de bois de la rue Sedov se trouve dans un quartier aisé d’Irkoutsk, en contrebas de l’église de l’exaltation de la Sainte-Croix. Elle témoigne de la diffusion des constructions en bois dans toutes les couches de la population et dans toutes les villes de la taïga quelle que soit leur taille.

C‟est une distinction au sens d‟une différenciation par rapport au voisin et au sens du raffinement esthétique dont le propriétaire espère qu‟il sera estimé. De la fin des années 1920 à la guerre, la chasse au koulak s‟était en partie fondée sur la décoration de l‟izba, considérée comme un signe extérieur de richesse. Mais, à partir des années 1950, la volonté de distinguer sa maison de bois reprit largement. Depuis les années 1990, on note un engouement de retour à certaines techniques ancestrales et à la coupe manuelle. L‟étude, sinon de l‟izba, du moins de la maison de bois est donc encore un sujet d‟actualité180 et ne doit pas être laissée aux seuls historiens, ethnographes et spécialistes des civilisations traditionnelles, lesquels ont, en France, réalisé des travaux d‟ampleur exceptionnelle (Legras, 1910, Pascal, 1966, Kerblay, 1973, Conte, 1997). La géographie humaine peut bien entendu étudier avec ses propres méthodes le lien entre la maison rurale et la société 180 Comme il l‟était au début des années 1970, quand Basile Kerblay écrivait (1973, p. 99) : « jusqu‟ici cette intervention n‟a pas porté sur les techniques de construction elles-mêmes qui sont restées dans l‟ensemble […] traditionnelles ».

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russe. Récemment, le géographe Pascal Marchand a, à juste titre, remis à l‟honneur l‟izba. Citant les travaux de Francis Conte (1997), il en reprend les principales conclusions symboliques et ethnologiques. Nous souhaiterions pour notre part nous contenter d‟apporter modestement une contribution réduite à une démarche de géographie physique et à un terrain limité à une quinzaine de villages sibériens181. Il nous semble que la biogéographie peut fournir une approche intéressante en au moins trois directions : primo l‟emploi de troncs entiers et leur avantage en terme de robustesse et d‟assemblage de la charpente, secundo le type d‟espèce182 utilisé, tertio la texture et les possibilités offertes à la sculpture. L‟izba traditionnelle a la particularité d‟être charpentée par des troncs droits. Ces briovna sont des fûts d‟assez grande longueur, en général comprise entre cinq et dix mètres, mais de diamètre au contraire plutôt faible. De ce point de vue, notre terrain d‟étude privilégié, la Sibérie, n‟est pas représentative de la moyenne russe, mais offre des valeurs supérieures. Cependant, si B. Kerblay (1973, p. 59) soulignait leur grande taille relative, en écrivant que « l‟isba sibérienne frappe par le calibre de ses rondins (35 à 40 cm) », nous préférons quant à nous insister sur la petitesse absolue de ce diamètre eu égard à la longueur de la grume, même en Sibérie. D‟ailleurs, pour éviter des désagréments, les constructeurs actuels d‟izba conseillent, et proposent même comme norme, un diamètre minimum de 26 cm. L‟important se trouve être que les anneaux de croissance de ces grumes sont naturellement très rapprochés. C‟est ce fait biogéographique qui est à l‟origine de l‟utilisation du brevno, du fût entier, et non de la poutre. Il s‟agit, au départ, de profiter pleinement de la résistance offerte par le caractère serré d‟un grand nombre de cernes de croissance. Or un éventuel équarrissage tronquerait les anneaux183 et rendrait la poutre moins solide et durable que le fût. Pour le

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Nos enquêtes de terrain ont été menées de 1991 à 2008 et concernent des maisons de bois construites entre les années 1950 et aujourd‟hui. Les principaux villages que nous avons étudiés dans cette optique sont Bolchaïa Retchka, Bolchié Koty, Olkha, Kyrén, Jemtchoug, Koultouk, Angassolka, Sarma, Iélantsy, Yalga, Malomorsk, Khoujir, Kharantsy et Ouzouri en Baïkalie, Syrdakh en Yakoutie, Topolévo en Extrême-Orient. Cet échantillon a été réduit d‟une part du fait de l‟importance des distances, d‟autre part du temps consacré à nos autres sujets d‟études, c‟est-àdire à la géographie physique stricte. Rappelons que, à l‟époque soviétique, Basile Kerblay (1973, p. 22) avait connu, pour d‟autres raisons, un terrain plus limité encore : « nous aurions aimé pouvoir compléter sur le terrain notre information par des séjours dans les villages de diverses provinces de la Russie ; malheureusement la campagne soviétique reste pour un occidental Ŕ même muni du viatique d‟une mission officielle Ŕ un monde difficilement accessible ». 182 Nous étudierons ici les seuls rapports entre l‟essence et la dureté du bois. Les autres liens, en particulier entre l‟espèce et sa symbolique culturelle, seront réservés à la partie traitant de la pauvreté spécifique de la taïga. 183 B. Kerblay (1973, p. 32) notait justement que « les troncs sont laissés non équarris, ce qui accroît leur conservation en maintenant les anneaux annuels intacts ». Nous soulignons le

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Russe, c‟est à la préférence donnée au brevno, aux dépens de l‟obtiossanoïé brevno184. Bien entendu, la pratique du fût entier a été aussi longtemps favorisée par des raisons économiques d‟emploi exclusif de la hache, puisque la scie était très peu répandue en Russie avant le XIXe siècle. La faveur accordée au fût entier est, enfin, devenue culturelle. C‟est d‟ailleurs pourquoi elle perdure aujourd‟hui, malgré l‟abondance des scies mécaniques, et en ayant parfois oublié la raison biogéographique d‟origine. Il existe en effet maintenant des rondins reconstitués, qui ont la forme de fût, mais sont fabriqués artificiellement. Dans ce cas, le caractère culturel et esthétique a complètement pris le pas sur la raison originelle et la résistance est obtenue à partir de traitements chimiques. Le plus souvent, cependant, les constructeurs actuels choisissent la mi-mesure. Un fût entier (tselnoïé brevno185) naturel est préparé, mais sa cylindrisation est usinée (stanotchnaïa otsilindrovka). Quelques sociétés de construction d‟izba font cependant aujourd‟hui leur promotion haut de gamme sur la cylindrisation manuelle (routchnaïa otsilindrovka) à partir d‟un fût entier (iz tselnogo brevna). Le bannissement complet de la scie à essence, la repoussante benzopila, est devenu un argument de vente. Les promoteurs de la cylindrisation manuelle remettent d‟ailleurs justement en avant les qualités physiques d‟origine du fût entier aux anneaux de croissance à préserver, ainsi que la plus grande liberté de choix de l‟endroit où réaliser la croisée entre les fûts. L‟utilisation de fûts entiers, préférés à l‟origine pour leur résistance, a en effet comme corollaire de faciliter un assemblage par emboîtement (skreplénié186), qui répond lui-même au mieux au besoin de mobilité. Dans chaque angle droit de l‟izba, le fût s‟emboîte dans celui situé à l‟équerre. Pour ce faire, deux techniques traditionnelles existent, qui ont chacune évolué jusqu‟à aujourd‟hui, tout en préservant l‟essentiel du procédé d‟origine. Il s‟agit d‟une part de l‟assemblage v tchachou, d‟autre part de l‟assemblage v lapou. Le premier est le procédé le plus ancien et, au premier abord, le plus simple, bien que ce soit au contraire lui qui oblige à l‟emboîtement le plus juste. Basile Kerblay (1973, p. 33) donnait la traduction de « technique [..] de la croisée simple ». On pourrait proposer la croisée à l‟ancienne, pour signifier que, quand elle est utilisée dans la Russie du XXIe siècle, c‟est dans une volonté d‟imiter, caractère très rapproché de ces anneaux comme étant une particularité de la taïga russe, qui culmine en Yakoutie. 184 Obtiossanoïé breno est le fût équarri et, par élargissement du vocabulaire, la poutre de charpente. 185 Le fait même que la langue russe précise maintenant que le fût est bien « entier » (« tselnoïé ») confirme qu‟il ne l‟est plus toujours et que ce n‟est plus une évidence. Cela aurait été jadis un pléonasme. Le néologisme russe de « otsilindrovannoïé brevno » (« fût cylindrisé ») peut souffrir un commentaire analogue. 186 En russe, le terme signifie simplement fixation. Skreplénié briovén v… est la fixation des fûts en…

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respecter ou magnifier la tradition ancestrale. Si l‟on voulait mieux épouser la réalité technique et donner une traduction linguistique littérale, ce serait l‟assemblage en mortaise hémisphérique. Tchacha187 est en effet la partie creuse taillée dans le fût inférieur, destinée à recevoir par emboîtement le fût supérieur. Cette mortaise (vyemka) hémisphérique (poloukrouglaïa) doit donc avoir, en concavité, la même forme que celle, en convexité, du rondin. C‟est la croisée qui est à angle droit, mais, au-delà, les deux fûts retrouvent leur caractère entier, si bien que chaque rondin dépasse le coin, ou, si l‟on veut, dépasse le plan du mur perpendiculaire d‟environ vingt cinq à trente centimètres. Ce dépassement, qui, au départ, n‟est qu‟une conséquence technique de la mortaise hémisphérique, est devenu un élément paysager majeur des villages russes anciens, faits d‟izbas primitives, et un fait culturel. Connotée négativement à partir du XIXe siècle, elle était tombée en désuétude. Elle connaît un renouveau récent. Pour le signifier, le client, surtout citadin, réclame maintenant roubka s ostatkom188 plutôt que skreplénié v tchachou, une découpe189 avec l‟extrémité qui dépasse plutôt qu‟un assemblage à mortaise hémisphérique. Les constructeurs d‟izba actuels qui se piquent de respecter la tradition ne font évidemment pas l‟un sans l‟autre, mais ils parlent désormais plutôt d‟assemblage v oblo. En dehors de cette recherche ancestrale voulue, qui est du dernier chic190, c‟est l‟assemblage v lapou, ou du moins ses dérivés, qui domine dans la réalité villageoise d‟aujourd‟hui. La traduction classique est celle de l‟ajustement en « queue d‟aronde » (Kerblay, 1973, p. 33). La grande différence technique se trouve être que l‟emboîtement ne tient pas seulement aux mortaises, mais à l‟ensemble des mortaises et des tenons. C‟est pour signifier cet ajout que la lapa est mise en valeur dans le nom de l‟assemblage, puisque c‟est la patte, la partie saillante, le tenon. Comme ce n‟est pas le fût supérieur qui tient lieu de tenon, mais comme il y a effectivement un tenon en bonne et due forme, l‟extrémité du fût est taillée en redan et perd sa forme ronde. A la place, c‟est une extrémité crénelée, dont le tenon (lapa ou bien chip) est encadré d‟une mortaise (paz) en haut et d‟une autre en bas. L‟ensemble forme une clef d‟emboîtement, le zamok. Il n‟y a donc plus besoin de dépassement et le coin présente un angle droit en dedans comme au dehors. Depuis longtemps, le tenon de l‟extrémité du fût est remplacé par un pivot (naguel), certes en bois, mais qui ne forme plus une pièce d‟un seul tenant avec le reste du fût. Dans ce cas, le A l‟origine, tchacha est la coupe, le calice, le récipient hémisphérique destiné aux libations. Cette partie du rondin qui dépasse est dite ostatok ou bien torets. Alors que ce n‟est à l‟origine qu‟une conséquence, elle est devenue aujourd‟hui la cause de la volonté de construire selon cette technique. 189 Nous traduisons intentionnellement roubka par découpe et non par coupe, afin que la coupe (de couper du bois) ne prête pas à confusion avec la coupe (le calice). 190 Concrètement, les partisans de l‟assemblage v oblo affirment aussi qu‟il permet une meilleure résistance aux intempéries, si bien que la cage est plus durable (Samojlov, 2009). 187

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plus répandu aujourd‟hui, le naguel (ou la sterjén) a pris la place de la lapa ou du chip. Ce pivot est critiqué par les puristes pour démultiplier les endroits où le bois peut jouer. C‟est pourquoi certaines sociétés de construction remettent aujourd‟hui l‟ajustement v lapou à la mode, en insistant sur le fait que l‟authentique assemblage v lapou est v lastotchkin khvost i zamok, c‟est-à-dire à queue d‟aronde et clef d‟emboîtement. Quelle que soit celle des deux techniques, ou de leurs dérivés, utilisée, un périmètre de quatre fûts ainsi assemblés à angle droit, soit une rangée de fûts (riad briovén), compose ce que les Russes appellent une couronne (vénets). La superposition des couronnes successives construit peu à peu le sroub, la cage191 de l‟izba. Grâce à l‟utilisation de fûts et à la technique d‟assemblage par emboîtement, l‟izba est facilement et rapidement démontable. Rapportant les conditions de la fin des années 1920, P. Pascal (1966, rééd. 2008, p. 459) a écrit : « la maison d‟habitation elle-même n‟est, en effet, un immeuble que très relativement. Elle peut être soulevée sur place au-dessus de son sous-sol, par exemple pour une réparation […] Elle peut être démontée les rondins ayant été dès le début marqués, pour être remontée ailleurs ». Lors de la construction actuelle de la maison en bois, héritière de l‟izba, le numérotage et le marquage des fûts reste systématique. Cette précaution, qui perdure, n‟est pas seulement destinée à prévoir un éventuel déplacement. Elle permet surtout de prévenir une future réparation. Sauf si l‟assemblage d‟angle est volontairement en croisée à l‟ancienne, le sroub n‟est pas aujourd‟hui laissé visible et le recouvrement de la cage par des planches est maintenant presque systématique. Jadis, il n‟était pas réalisé et la charpente restait à nu, du moins sur la face extérieure. La latte était en effet un produit rare jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle ; en outre « les doubles parois présentent l‟inconvénient de créer des interstices qui deviennent le paradis des souris » (Kerblay, 1973, p. 33). Or aujourd‟hui, les maisons villageoises offrent toutes, depuis la rue ou la cour, une vision de planches peintes, qui masquent les fûts.

Dit d‟une manière simple, « la cage [sroub] se présente comme une construction [stroénié] sans plancher ni toit » (Samojlov, 2009, p. 51, en russe). 191

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 9 La charpente d’une izba actuelle

A l’occasion de la réfection des fenêtres, les deux strates formant les murs de cette maison villageoise sibérienne sont visibles. La cage (sroub) de l’izba est formée de rondins de Pin, qu’on peut compter ici en une quinzaine de rangs sur la hauteur. Cette charpente est revêtue de lattes et ce sont ces dernières qui sont peintes.

Laisser les briovna apparents serait maintenant un aveu de cruel manque de moyens de la part du propriétaire. Les seules exceptions viennent de rares volontés d‟imitation de la tradition par des citadins ou bien par intérêt financier, par exemple certains hôtels très récents de Sibérie aux prix internationaux, qui y voient un moyen de se démarquer. Dans tous les autres cas, le sroub est désormais caché. Les fûts restent systématiquement utilisés, pour leurs qualités physiques, mais ils ne sont plus visibles. Cette évolution confirme d‟ailleurs que l‟utilisation des fûts est avant tout liée à la géographie physique. Outre l‟emploi de fûts entiers et l‟importance des conséquences de cette pratique, un autre élément biogéographique joue un grand rôle. Il s‟agit de l‟essence sélectionnée. Comme la matériau est le plus souvent local, il existe un lien fort, quoique non exclusif, entre la composition spécifique de la forêt et le bois de la maison. A petite échelle cartographique, ce n‟est pas une tautologie de rappeler que « l‟aire de distribution de l‟isba coïncide avec la zone des forêts, c‟est-à-dire avec le milieu écologique qui a le plus fortement marqué la civilisation russe » (Kerblay, 1973, p. 13). Certes, la maison de bois étant aussi devenue un fait culturel, elle a eu tendance à suivre les migrations russes même en dehors de la forêt, pour déborder sur une partie de la steppe. Mais la

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distorsion est d‟autant moins grande que l‟approvisionnement en bois est peu commercial. A moyenne échelle cartographique, on peut distinguer des régions biogéographiques de taïga et de forêt mixte qui recouvrent peu ou prou des territoires de maisons rurales en bois. Nous réservons cependant cette étude d‟une part au développement traitant de la pauvreté spécifique de la taïga, afin de préserver notre démarche de géographie physique, d‟autre part à la typologie. A grande échelle cartographique, c‟est plus l‟arbre en tant qu‟individu que l‟espèce qui compte, encore qu‟un lien existe entre les deux. Ce sont les aspects symboliques qui ont le plus été étudiés à cet égard par les historiens, les ethnologues ou les géographes français. Ainsi, reprenant les travaux de F. Conte (1997), le géographe P. Marchand (2007, pp. 221) écrit que « les travaux ethnologiques montrent que le choix des arbres obéit à un certain nombre de coutumes destinées à éloigner le malheur de la future construction : sélection en fonction des qualités morales prêtées aux arbres, en fonction de leur essence, de leur place dans l‟espace (localisation, disposition), de leur âge (l‟usage des extrémités de la vie, jeunes et vieux arbres, est proscrit) ». Malgré notre formation de géographe physicien, il nous faut reconnaître que nos propres enquêtes confirment le fait que c‟est l‟aspect symbolique qui est toujours mis au premier plan par les constructeurs sibériens. En Baïkalie, lorsque les villageois s‟entretiennent avec nous de leur construction, ils insistent d‟abord sur la saison d‟abattage, le printemps, et sur les interdits, en particulier ne jamais couper à la pleine lune192 et prendre des précautions horaires. Une dame âgée, dont le père avait construit l‟izba actuelle, me narrait, en 2008, que, quand le feu avait pris à l‟intérieur de sa maison en 1999, elle avait perdu la plupart du mobilier. En revanche, la charpente ellemême avait parfaitement résisté et elle expliquait cette chance par le respect dont son père avait fait preuve dans toutes les étapes de construction, en particulier l‟évitement de la pleine lune. Les pratiques traditionnelles et les représentations symboliques ne sont elles-mêmes pas dénuées de liens avec la matérialité. Le constructeur ne daigne cependant évoquer ces derniers que quand on l‟interroge plus en avant et avec insistance. La plupart des essences utilisées habituellement dans la construction de l‟izba donnent effectivement un bois plus résistant et durable quand l‟arbre est préparé pendant la saison froide, c‟est-à-dire en période de dormance. Les constructeurs d‟izba actuels continuent de présenter le meilleur moment pour poisser le tronc comme étant celui pendant lequel « dérévo spit », « l‟arbre dort ». Finalement, il est difficile, et vain, de chercher à séparer la volonté d‟augmenter la force spirituelle d‟une 192

Ces entretiens contemporains sont à rapprocher des études ethnographiques menées sur le XIXe siècle par F. Conte (1997, p. 249) : « les paysans russes de Sibérie attendaient la nouvelle lune (comme pour les semailles) et le début du printemps pour entreprendre une construction ».

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habitation construite à partir d‟un bois naturellement doté d‟une grande résistance matérielle. Outre l‟utilisation de fûts entiers et le choix des espèces pour la charpente, un troisième point biogéographique pourrait être abordé, celui de la texture du bois pour les décorations extérieures de la maison. Le lien avec la société russe paraît au premier abord plus anecdotique. Pourtant, la sculpture sur bois a pendant très longtemps été le principal, sinon le seul, élément de différenciation sociale193. C‟était tellement vrai que la Russie stalinienne utilisa ce critère pour repérer les paysans enrichis qu‟elle voulait éliminer. Un demisiècle plus tard, à l‟époque de M. Gorbatchëv, un des médecins les plus renommés d‟Irkoutsk s‟enorgueillissait de posséder la maison de bois la plus richement sculptée de la ville194. Aujourd‟hui, le principal fait géographique est la distinction entre la campagne et la ville. En milieu rural, on parle encore de rezba, la véritable sculpture sur bois195 qui donne lieu à des bas-reliefs et hautsreliefs figuratifs. Pourtant, si le terme est utilisé, la réalisation est désormais presque toujours géométrique, ayant perdu les traits caractéristiques traditionnels, dont les célèbres griffons et ondines. Elle réapparaît cependant sous une autre forme, en ronde-bosse pour certains piliers ou épis de faîtage, avec un engouement récent pour la figuration de l‟aigle impériale. En milieu urbain, on ne parle que de kroujéva. Parmi les milliers de déréviannyé doma, ces maisons de bois de toutes formes, de toutes tailles et de toutes conditions qui continuent d‟occuper une très grande place dans toutes les villes de la taïga, on trouve parfois les familles les plus aisées, qui rivalisent de déréviannyé kroujéva, la dentelle de bois la plus ouvragée, pour distinguer leur demeure. On y trouve plus souvent les plus modestes, du fait de la commodité de la construction. Cela n‟empêche évidemment pas d‟avoir son honneur et il n‟est alors pas rare que tout l‟effort ait été concentré sur les kroujéva.

« C‟est par son décor sculpté plus que par ses dimensions qu‟une habitation cherchait à se différencier de sa voisine » (Kerblay, 1973, p. 35). 194 Témoignage personnel. 195 Rezba est la sculpture sur n‟importe quel matériau . S‟il y a équivoque, il convient donc de préciser rezba po dérévou (sculpture sur bois). Mais à la campagne, le terme seul est très rarement ambigu. 193

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Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 10 La dentelle de bois d’une maison sibérienne

Cette maison de bois du boulevard Gagarine se trouve dans un quartier d’Irkoutsk qui reprend aujourd’hui une valeur de centralité, mais qui reste habité par des catégories sociales variées. Une dentelle de bois de taïga finement ajourée pend des avant-toits et auvents successifs.

Sur le plan plus strictement biogéographique, l‟artisan met à profit une certaine matière première. Les sculpteurs russes insistent particulièrement sur l‟importance d‟éviter les bois qui auraient trop de nœuds, de soutchki. Pour le reste, la finesse du grain et surtout la résistance répondent à un choix de l‟artiste, qui ne peut se hiérarchiser à un tel degré de généralisation. On peut cependant dire que le Pin reste l‟essence la plus communément appréciée pour la sculpture. La difficile gestion d’une ressource forestière peu renouvelable Malgré cette chance pour le bois de construction, dans l‟ensemble, la faible productivité naturelle de la taïga est plutôt un grave inconvénient à l‟exploitation humaine de la forêt de conifères russe196. La gestion du capital forestier doit tenir compte de la lenteur de la régénération. Il est donc important d‟une part de protéger de la coupe certains espaces, d‟autre part d‟exploiter d‟une manière extensive la taïga, tout en opérant des reboisements, que ce soit par ensemencement ou plantation. « Un mélèze est exploitable vers l‟âge de 240 ans en Russie, soit deux à trois fois plus qu‟en France » (Galochet, 2007, p. 120).

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Les mesures de protection sont anciennes et 22 % de la taïga197 avaient été soustraits à l‟exploitation par le gouvernement soviétique, sous différents textes réglementaires. Tous les statuts soviétiques ont été confirmés par la Fédération de Russie, en les regroupant sous l‟appellation générale de « lessa, vypolniaïouchtchié okhrannyé founktsii » (Golubev, 2002, p. 105), « les forêts exerçant des fonctions de préservation ». Les zapovedniki, qui constituent les réserves naturelles au statut le plus strict, protègent, à un niveau élevé198 sans qu‟il soit absolu (Ziganšin et al., 2005), plus de deux cents millions d‟hectares de taïga199 ; et leur nombre continue d‟augmenter. Fig. taïga 6 : Carte des réserves naturelles (zapovedniki) de la taïga russe

Il faut y ajouter les réserves de biosphère, comme celle de Sibérie Centrale, qui, depuis 1985, préserve 972 017 hectares de taïga variée de part et d‟autre de l‟Iénisséï à 62 ° de latitude. Les parcs naturels nationaux, qui admettent certaines dérogations, ont en revanche vu augmenter les pressions économiques les concernant. Le développement récent du tourisme provoque des foyers nouveaux de destruction de la taïga à l‟intérieur même des parcs, comme dans celui de Tounka (Lehatinov et al., 2005). Dans d‟autres parcs, des membres de sections russes du WWF ont récemment indiqué que des coupes 197

Cette proportion, de 21 ou 22 % selon les auteurs, est par exemple donnée par les travaux d‟EUROFOR de 1994, reprise par Falinski et Mortier (1996), ainsi que par GEO PNUE (2002). Pour comparaison, aux Etats-Unis, les zones protégées ont doublé depuis 1953, pour atteindre aujourd‟hui 7 % de la surface forestière du pays (Zaninetti, 2008), pour moitié dans les réserves nationales, pour moitié dans les forêts privées. 198 Au sens du niveau I de l‟IUCN. 199 En ajoutant les forêts des aires protégées et celles exploitées pour la seule cueillette, A.I. Outkin et ses collaborateurs (1995) arrivent à une superficie de 243 millions d‟hectares.

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illégales se produisaient. Cela a par exemple été le cas dès la première année d‟existence du tout nouveau parc national de l‟Appel du Tigre (zov tigra) en Extrême-Orient, fondé en février 2008200. Il est sans doute encore plus difficile de résoudre les problèmes posés par les statuts de protection, comme celui de monument de la nature (pamiatnik prirody), qui étaient délégués à l‟époque soviétique aux leskhozes. Ces exploitations forestières d‟Etat, là où elles ont disparu, n‟ont pas légué d‟obligation. Et, manifestement, la surveillance des monuments de la nature a trouvé peu de suite chez les nouveaux repreneurs de la période eltsinienne (Touchart, 1998). Il s‟agit là de la face écologique d‟une question étudiée généralement par les géographes occidentaux sous l‟angle économique. Cependant, le lien a subsisté en maints autres endroits. Ainsi, le parc national de l‟Appel du Tigre s‟est constitué sans négliger le leskhoze de Choumen, qui gère lui-même quatre monuments de la nature. Enfin, en dehors même des aires protégées, il existe quelques cas d‟interdictions de coupe de la taïga pour des questions de respect écologique, comme autour du Baïkal. Le second volet d‟une gestion durable de la taïga réside dans le croisement de méthodes extensives d‟exploitation et de nécessaires opérations de reboisement. A l‟époque soviétique, 6 % de la taïga étaient en mode d‟exploitation contrôlé par les scientifiques et 72 % en exploitation économique non intensive devant permettre la régénération naturelle de la forêt. La partie de la taïga directement gérée par les scientifiques a été reconduite par la Fédération de Russie sous l‟appellation de « lessa mnogofounktsionalnogo polzovania » (Golubev, 2002, p. 105), « les forêts d‟utilisation polyvalente ». Celles-ci ont connu des problèmes de financement dans les années 1990. Mais cette taïga montre un renouveau depuis une dizaine d‟années. Certaines portions de la forêt boréale sont gérées par les Instituts de Recherche Scientifique (Naoutchno-Isslédovatelskié Institouty, NII), d‟autres par les établissements d‟enseignement supérieur. L‟Agence Fédérale de l‟Economie Forestière, Rosleskhoz, déclare cinq NII, dont quatre en Russie d‟Europe et un en Extrême-Orient, tandis que la taïga sibérienne n‟en possède pas. Les recherches sont centralisées à 40 km au nordest de Moscou, dans la ville de Pouchkino.

200 L‟agence russe Ria Novosti a d‟ailleurs rapporté que des poursuites administratives avaient été engagées dans une dizaine de cas en Extrême-Orient à ce sujet, ainsi que, dans un cas, des poursuites pénales.

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 7 : Carte des établissements assurant une gestion scientifique de territoires de taïga

Ici se trouvent l‟Institut de Recherche Scientifique Panrusse de Sylviculture et de Mécanisation de l‟Economie Forestière (VNIILM 201), fondé en 1934 et qui chapeaute aujourd‟hui l‟ensemble, et l‟Institut de Recherche Scientifique de Sélection et de Génétique Forestière (NIILG i S202). La province compte trois NIILKh203, celui de Saint-Pétersbourg, le SPBNIILKh, celui du nord, situé à Arkhangelsk, le SevNIILKh, et celui de l‟Extrême-Orient, situé à Khabarovsk, le DalNIILKh. D‟autres instituts, dépendant quant à eux de l‟Académie des Sciences, participent aussi à cette gestion forestière, en premier lieu l‟Institut de la Forêt Soukatchiov de Krasnoïarsk (ILSORAN204). Outre les instituts de recherche, les établissements d‟enseignement supérieur, non contents de former les ingénieurs et techniciens forestiers, possèdent aussi des exploitations de taïga qu‟ils gèrent en main propre. Les deux plus renommées du pays sont l‟Université Technique d‟Etat d‟Arkhangelsk et l‟Académie d‟Etat Kirov des Techniques Forestières de SaintPétersbourg. Cette dernière, héritière de l‟Institut Forestier fondé en 1803 dans la capitale impériale et regroupant aujourd‟hui sept facultés, abrite en son sein le Centre d‟Expertise et d‟Accréditation, ainsi que le Centre International de l‟Economie et de l‟Industrie Forestières (MTséLkhaP en russe, ICFFI en anglais). Mais l‟important est que l‟Académie Kirov gère elle-même deux leskhozes expérimentaux. Comme pour les NII, une concentration géographique 201 Vsérossiski Naoutchno-Isslédovatelski Institout Lessovodstva i Mekhanizatsii lesnogo khoziaïstva. 202 Naoutchno-Isslédovatelski Institout Lesnoï Guénétiki i Sélektsii. 203 Naoutchno-Isslédovatelskié Institouty Lesnogo Khoziaïstva, Instituts de Recherche Scientifique de l‟Economie Forestière. 204 Institout Lessa im. V.N. Soukatchiova Sirbirskogo Otdélénia Rossiskoï Akadémii Naouk.

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s‟opère dans la taïga européenne. Quelques établissements sibériens font cependant exception. C‟est le cas du Technicum Forestier de Biïsk, fondé en 1930, qui gère toujours un leskhoze de taïga sur le piémont de l‟Altaï. Au total, ce sont près de 300 000 km² de taïga qui seraient ainsi gérés par les organismes scientifiques, à travers les travaux de recherche, l‟expérimentation de nouvelles pratiques de production et les stages des étudiants. L‟essentiel des recherches porte sur le renouvellement naturel après les incendies et sur la régénération humaine (Sokolov et Farber, 2006). Cependant, par les superficies concernées, l‟avenir de la taïga repose plutôt sur les énormes surfaces qui étaient, sous le régime précédent, en exploitation économique non intensive, devenues « eksplouatatsionnyé lessa » (Golubev, 2002, p. 105) dans la nouvelle Russie. Ce mode signifiait en URSS l‟établissement d‟un long temps de rotation, en s‟appuyant sur l‟immensité. Karger (1966) estimait que l‟exploitation de la taïga angarienne représentait seulement un dixième de ce que la croissance naturelle aurait pu supporter. Lydolph (1977, p. 687) expliquait que six millions d‟hectares de taïga avaient été réservés au Complexe d‟Industrie Forestière (LPK) de Bratsk lors de sa mise en service, soit l‟équivalent de son fonctionnement pendant quatre-vingts ans. Cette durée avait en effet été estimée comme celle du renouvellement de la forêt boréale en Sibérie orientale. Bien entendu, à l‟époque soviétique, le long temps de rotation de cette gestion extensive n‟était pas toujours respecté, si bien que des forêts secondaires avaient localement pris la place de la taïga. C‟était le cas de la partie méridionale de la forêt de la Plaine de Sibérie Occidentale, où les feuillus de repousse, trembles et bouleaux, avaient fini par se substituer aux conifères. Des incohérences ou des luttes entre ministères avaient également bafoué par endroit205 les méthodes de gestion forestière extensive avec renouvellement naturel. L‟ennoiement d‟une partie de la taïga de Bratsk par le barrage en était l‟exemple flagrant, dénoncé par le poète sibérien Valentin Raspoutine (1976) dans son roman Prochtchanié s Matioroï206, étudié par les géographes allemands Adolph Karger207 (1966) et Norbert Wein (1987), et par les géographes russes L.A. Bezroukov et A.F. Nikolski (1995). Il nous semble préférable de prendre ici l‟exemple de Bratsk, qui est reconnu comme l‟un des plus prononcés. Les chiffres de surface forestière, validés par les organismes internationaux, et les quantifications satellitaires, détaillées dans la bibliographie russe, incitent à présenter ces cas comme des dérives ponctuelles. Cependant, certains auteurs français ont une autre interprétation, celle d‟une généralisation de la non prise en compte du renouvellement. « Durant l‟ère soviétique l‟exploitation du bois s‟est fait à un rythme soutenu sans se préoccuper du renouvellement de la ressource ni même des conséquences écologiques et environnementales liées aux coupes rases » (Galochet, 2007, p. 126). 206 L’Adieu à l’île dans la version française. Un film soviétique en fut tiré, réalisé par E. Klimov en 1981. 207 Selon Karger (1966), reprenant des informations soviétiques, les autorités ont perdu, en les brûlant ou les inondant, 11 millions de tonnes de bois, pour achever de remplir le barrage de 205

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Cependant, globalement, la taïga russe n‟a presque pas diminué de superficie au XXe siècle, tandis que, dans le même temps, son équivalente canadienne était détruite pour moitié. En Russie, en effet, après une baisse pendant la première moitié du siècle208, la comparaison entre les surfaces de l‟après-guerre et celles d‟aujourd‟hui montre des chiffres à peu près équivalents, voire en croissance209 (Kuusela, 1992, Utkin et al., 1995, Falinski et Mortier, 1996, GEO PNUE, 2002, Marčenko et Nizovcev, 2005, Tsarev, 2005). K. Kuusela (1992) notait cependant une baisse du volume des peuplements adultes de conifères des forêts soviétiques de plus de sept milliards de mètres cubes entre les années 1960 et la chute de l‟Union. Cela n‟est pas forcément contradictoire avec un maintien des surfaces, mais pose la question de la qualité et de l‟âge des peuplements. Au niveau qualitatif, la Sibérie orientale et l‟Extrême-Orient gardent aujourd‟hui d‟immenses surfaces de taïga pratiquement vierge, classées en « bon état écologique » (khorochtchéé èkologitcheskoïé sostoïanié) dans la typologie russe (Utkin et al., 1995). Même en Russie d‟Europe, plus de la moitié de la partie septentrionale210 de la taïga est proche de son état naturel (Ozenda, 1994), contre moins d‟un pour-cent selon les mêmes critères en Scandinavie. Finalement, en dehors des parties défrichées depuis des siècles, c‟est celle de la taïga méridionale d‟Europe211 et de Sibérie occidentale qui a le plus souffert, se transformant en forêt secondaire dans laquelle les conifères ont perdu de leur superbe au profit des essences à petites feuilles.

Bratsk de manière trop précoce. Selon un document interne dactylographié de la Prévision Ecologique Régionale d‟Irkoutsk, écrit en 1993 sous la direction de L.A. Bezroukov, A.F. Nikolski, S.V. Podkovalnikov et V.A. Saveliev, ce sont 12 millions de tonnes qui ont été ennoyées par le barrage de Bratsk, contre 24 millions de tonnes abattus et extraits correctement. Au barrage d‟Oust-Ilimsk, il y a eu 1 million de tonnes inondées et 11,2 millions extraits (document consulté en octobre 1996 à l‟Institut de l‟Energie d‟Irkoutsk). Dans leur article paru dans la revue Geografija i prirodnye resursy, les auteurs donnent un chiffre légèrement supérieur (Bezrukov et Nikol‟skij, 1995). Pour comparaison, la catastrophe de Bratsk a ennoyé un volume de bois environ deux fois inférieur à celui ennoyé par la France au barrage guyanais de Petit Saut. 208 « Dans les pays baltes et l‟ouest de l‟ancienne Union soviétique, l‟essentiel du défrichage s‟est fait dans la première moitié du XXe siècle. Après la Seconde Guerre Mondiale, ces pays ont lancé de gigantesques programmes de reconstitution des forêts, parallèlement à l‟abattage industriel » (GEO PNUE, p. 104) ». 209 Michel Devèze (1964, p. 302) écrivait : « l‟Union soviétique est à notre époque le premier pays forestier du monde : la forêt y occupe en effet aujourd‟hui 743 millions d‟hectares : Russie d‟Europe 136 millions d‟hectares, Russie d‟Asie 607, Brésil 440, Canada 334, Etats-Unis 255 ». Un demi-siècle après les écrits de M. Devèze, les surfaces actuelles sont à peu près les mêmes pour la Russie, voire supérieures, comme le confirment les Nations Unies. En revanche, pour le Canada, le chiffre actuel donné par la FAO (J.-P. Lanly) est de 245 millions d‟hectares. 210 Il existe à l‟inverse dans cette partie nord des points de forte dégradation, en particulier dans la péninsule de Kola. 211 La taïga de l‟oblast de Vologda est l‟une de celle qui a le plus reculé au XX e siècle.

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Fig. taïga 8 : Carte de l’exploitation extensive des forêts russes, une solution au renouvellement d’une taïga peu productive

En outre, parmi les conifères restants, la taïga d‟Europe serait de moins en moins une pessière et de plus en plus une pinède (Kuusela, 1992). A partir des années 1990, la sortie de certains leskhozes du fonds fédéral, d‟une part, le transfert de l‟exploitation aux régions, qui peuvent ou non revendre les droits aux entrepreneurs privés, d‟autre part, ont bouleversé les structures et les pratiques dans la Russie post-soviétique. Un bilan des transformations est difficile, car il s‟agit de l‟un des secteurs où l‟opacité des changements a été la plus grande212 et la presse russe se fait assez souvent l‟écho de quelques scandales, y compris en lien avec les interventions de sociétés étrangères, notamment japonaises dans la taïga yakoute des années eltsiniennes, puis chinoises dans les années 2000. Il n‟est cependant pas exclu que la présentation médiatique russe à ce sujet, d‟ailleurs relayée en Occident, accentue les problèmes de la période récente et actuelle. Ainsi, encore aujourd‟hui, « plus de 90 % des terrains boisés (Fonds forestier) appartiennent à l‟Etat (cf. Code forestier de la Russie de 2006) » (Doroch, 2007, p. 1), si bien que les soi-disant bouleversements sont beaucoup plus réduits qu‟il n‟est

« L‟abattage et l‟activité du bois étant une activité particulièrement propice à l‟économie de l‟ombre, les services statistiques avouent d‟ailleurs avoir perdu la trace de la plupart des petites et moyennes entreprises du secteur de l‟exploitation du bois » (Marchand, 2007, p. 501).

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souvent dit. L‟opacité elle-même est sans doute exagérée213. En fait, les autorités, notamment l‟Agence fédérale du bois, ont quantifié assez précisément la part des coupes illégales, d‟une part en comparant les volumes déclarés aux volumes utilisés sur le marché intérieur et vendus à l‟extérieur, d‟autre part en faisant un suivi satellitaire. Les coupes illégales représenteraient ainsi en 2005 près de 19 millions de mètres cubes, soit 10 et 15 % du volume russe total214, trois fois plus qu‟au Japon et quatre fois plus que dans l‟Union Européenne. Les nouvelles sociétés privées ont toutes un programme écologique reposant en partie sur l‟exploitation extensive. La holding Ilim, qui regroupe trois des plus gros combinats russes de cellulose et pâte à papier, déclare avoir participé à la régénération (lessovosstanovlénié) de 33 500 ha de forêt en 2004, essentiellement sous forme de renouvellement naturel (estestvennoïé lessovozobnovlénié). Il s‟agit exactement du respect du principe de l‟exploitation économique non intensive laissant le temps à la taïga de se reconstituer. Quoi qu‟il en soit, il est manifeste, sur les images satellitaires, que la pratique des coupes à blanc de grande ampleur (splochnolessossetchnyé roubki215) est apparue en Russie dans les années 1990, au moment même où une commission d‟experts canadiens rendait pour la première fois un rapport accablant concernant ce mode d‟exploitation de la forêt boréale d‟Amérique du Nord216. Si la Russie passe en partie à une exploitation intensive de sa taïga, la question des reboisements prend une acuité bien plus grande que dans un système où le mode de gestion respecte le temps de renouvellement. Un indice devient alors intéressant, celui du quotient entre les surfaces annuelles reboisées217 et les surfaces annuelles coupées. Bon an mal an, ce rapport était d‟environ 35 % à la période soviétique (40 % pour l‟année 1980 qui marqua un maximum de reboisement de 820 000 ha), dans un système extensif. Il est monté à près de 50 % pendant la période eltsinienne, quand la chute de la

Par exemple : « avec la paupérisation […] et la disparition des modes de vie traditionnels de l‟ère communiste, les zones protégées et les forêts de l‟Europe centrale et orientale sont exposés à l‟abattage illégal » (GEO PNUE, 2002, p. 104). 214 Ce sont les chiffres communiqués par le Ministère russe des ressources naturelles, rapportés par la brève du 4 avril 2006 de la revue en ligne Bois-forêt Info. 215 Les terrains dévastés qui en résultent sont les vyroubki. 216 Voir à ce sujet les écrits de Christian Weiss dans Animaux magazine. Les Etats-Unis ont commencé à réagir plus tôt que les Canadiens : « jusqu‟aux années 1930, l‟exploitation forestière américaine était prédatrice, avec la pratique généralisée des coupes à blanc (clear cutting). L‟érosion provoquée par le déboisement des Appalaches méridionales entraîna un début de prise de conscience » (Zaninetti, 2008, p. 56). 217 Cette restauration artificielle se fait par ensemencement (possev) et plantation (possadka). Les Bases de semences permanentes (postaïannyé lessosémennyé bazy) avaient été créées après la guerre pour alimenter les leskhozes. 213

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production218 était encore plus forte que celle des replantations. Il s‟agissait d‟une sorte d‟amélioration écologique en fait fondée sur une crise économique prononcée. Depuis la reprise, il baisse d‟année en année et est tombé à 25 % en 2005, car moins de 200 000 ha sont replantés annuellement. Or le mode de gestion, devenu localement intensif, réclamerait au contraire que cet indice s‟accrût. Lente à se régénérer naturellement, la taïga est donc de moins aidée à le faire par la société russe. Cependant, ces chiffres moyens cachent de grandes disparités géographiques et certaines transformations récentes sont plutôt inattendues. Ainsi, la taïga de la Plaine de Sibérie Occidentale, connue pour être celle qui régresse le plus de toute la Russie depuis quinze ans, du fait de l‟extraction des hydrocarbures dans le bassin de l‟Ob, se trouve être aussi celle où les réponses les plus innovantes ont été mises en œuvre en terme de protection. Selon V.N. Sedyh (2005), des moyens plus coûteux, plus rapides et plus efficaces ont été dégagés ici pour renouveler certaines parties de la taïga mise à mal. La rapidité, celle des capitaux pétroliers, peut-elle cependant s‟adapter à la lenteur de la régénération de la taïga ? La faiblesse de la productivité totale naturelle de la forêt boréale ne doit cependant pas être exagérée. Dans la taïga, il y a en effet beaucoup moins de perte naturelle que dans les forêts de feuillus. Les aiguilles représentent un faible poids par rapport à l‟arbre total et, à part celles des Mélèzes, vivent plusieurs années, si bien que les substances assimilées servent, pour l‟essentiel, à la production de bois. Ainsi, grâce à cette particularité, mais surtout, il est vrai, à ses énormes dimensions, la forêt boréale russe reste un grand fournisseur de bois pour l‟utilisation humaine.

1.2.2. Une réponse de proximité à la faible productivité : une géographie de l’exploitation favorisant la taïga d’Europe Au milieu des années 2000, la Russie tout entière produit environ 120 millions de mètres cubes de bois (Doroch, 2007), soit trois fois moins qu‟à la fin des années 1980, du fait de l‟effondrement du marché intérieur. Car, pendant le même temps, les ventes de bois russe à l‟étranger ont triplé. En 2006, la Russie est le premier exportateur mondial de grumes de résineux, tout en n‟étant que le troisième producteur, derrière les Etats-Unis et le Canada ; elle est aussi le deuxième exportateur mondial de sciages résineux, tout en étant seulement le quatrième producteur.

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Les chiffres de production de cette époque étaient cependant sujets à caution. Backman (1999) a étudié le flou avec lequel certains leskhozes sont devenus de petites entreprises privées dans la taïga sibérienne et leur disparition des procédures de contrôle.

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C‟est le nord de la Russie d‟Europe qui est le premier pourvoyeur en bois, le pays utilisant en fait de façon secondaire la lointaine ressource sibérienne. Le réseau hydrographique a joué un rôle majeur dans la mise en place historique des coupes de bois, d‟abord comme voie de pénétration privilégiée dans la taïga219, ensuite comme moyen d‟évacuer les troncs débités220. Fig. taïga 9 : Carte de la taïga du bassin de la Dvina du Nord, une forêt exploitée selon le réseau hydrographique

Aujourd‟hui encore la répartition géographique des coupes de bois privilégie les grands fleuves de la taïga et leurs affluents221. Le bassin dont l‟exploitation est la plus liée au réseau hydrographique est sans doute, depuis longtemps222, celui de la Dvina du Nord,

« Le principal caractère constant de la forêt russe et sibérienne est son impénétrabilité […], enchevêtrement d‟arbres vifs et morts, troué de marais, de tourbières que l‟on ne peut guère aborder qu‟en suivant les vallées qui forment de longues voies de pénétration » (George, 1962, p. 221). 220 Maxime Gorki, qui avait lui-même observé le flottage des grumes quand, adolescent, il avait travaillé sur un vapeur, fit de belles descriptions de trains de bois dans sa nouvelle Au fil du fleuve. « Se dresse jusqu‟aux cieux une impénétrable muraille barrant le cours du fleuve et fermant la route aux trains de flottage. […] Aux avirons de gouverne, sur le radeau de queue, ils sont deux […]. Arc-bouté aux troncs humides, Mitri tire à lui de ses bras grêles la lourde perche du gouvernail » (Gorki, 1923). 221 « Les scieries parfois itinérantes préparent le bois sur les lieux de coupe avant expédition des grumes, soit par voie navigable, y compris par flottage, soit par chemin de fer. Cette façon de travailler influence la localisation des coupes à proximité des cours d‟eau de la Russie du nord » (Thorez, 2007, p. 135).

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mais les bassins du Ladoga et de l‟Onéga, de la Kama, de l‟Ob, de l‟Iénisséï et des trois Toungouska qui l‟alimentent en rive droite, et, enfin, de la Léna répondent tous peu ou prou à ce schéma.

Cliché L. Touchart, juillet 1991

Photo 11 L’exploitation du bois de la taïga, une géographie épousant le réseau hydrographique Les grands fleuves russes ont permis historiquement la pénétration dans la taïga et continuent aujourd’hui à servir de voie d’exploitation. Ici, le bois flotté de la taïga yakoute descend le fleuve Léna. La photo a été prise au nord de Yakoutsk, depuis la rive droite, en direction de l’amont et des mélézins de la rive gauche.

A plus grande échelle cartographique, le cheminement de l‟abattage au cours d‟eau est un problème important. Les pertes dues à une mauvaise organisation des débardages et, surtout, des stockages sont assez grandes et la rationalisation doit être améliorée, y compris en faisant appel à des techniques scandinaves, comme le suggérait en décembre 2007 le premier ministre russe en visite à la Foire Exposition Nationale de la Forêt russe à Vologda. En aval de la filière, les industries de transformation du bois ont passé la période de transition de manière différenciée. Concernant par exemple le bois d‟œuvre et la production d‟aggloméré, la crise des années 1990 a mis à bas le secteur, sans qu‟une reprise significative ait pu se faire jour dans les années 2000. En revanche, la production de contreplaqué est nettement repartie à la hausse depuis la fin des années 1990, dynamisée par une croissance des exportations (Marchand, 2007).

Dans l‟entre-deux-guerres, Camena d‟Almeida (1932, p. 118) notait à propos du bassin de la Dvina du Nord : « la première place appartient au bois, qui descend en immenses radeaux jusqu‟aux scieries et aux quais d‟Arkhangel‟sk. Oust‟ Sysol‟sk, sur la Vytchegda, n‟expédie pas moins d‟un demi-million de bûches par an ».

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Après une période difficile, le secteur de cellulose et de papier connaît un nouvel essor depuis 1996 ou 1997, tous les Combinats de Papier et Cellulose (Tsé.B.K.)223 voyant leur production repartir à la hausse. Sur ce secteur, la Russie est une puissance très secondaire, au onzième rang mondial (Doroch, 2007), loin derrière l‟Amérique du Nord, la Scandinavie et la Finlande. Mais, à l‟échelle régionale, il n‟est pas inintéressant de développer la question. Le nord de la Russie d‟Europe et le sud de la Sibérie centrale sont les deux grandes régions de production. Arkhangelsk, sa banlieue et son oblast forment l‟ensemble le plus puissant, assurant un tiers de la production russe. Il s‟agit de profiter de la ressource en bois de conifères, de l‟abondance de l‟eau de qualité de la Dvina du Nord et des possibilités d‟exportation par le grand port de la mer Blanche. A Arkhangelsk même, la principale usine est le Solombalski Tsé.B.K. Dans la banlieue, la ville de Novodvinsk abrite l‟Arkhangelski Tsé.B.K. Huit cents kilomètres au sud d‟Arkhangelsk tout en restant dans son oblast, c‟est dans la ville de Koriajma que se trouve le Kotlasski Tsé.B.K.224. Koriajma est en effet une banlieue orientale à 40 km à l‟est de la ville de Kotlas, elle-même remarquablement située au confluent de la Dvina et de la Vytchegda et au croisement des trois grandes voies ferrées du nord-est de la Russie d‟Europe. Encore plus en amont, au-delà de l‟oblast d‟Arkhangelsk, la production se poursuit dans la république des Komi, notamment par le LPK225 de sa capitale, Syktyvkar, situé aussi sur la rivière Vytchegda. L‟autre ensemble de production de cellulose et papier du nord de la Russie d‟Europe est la Carélie, dont une part des activités de ce type déborde sur l‟oblast de Léningrad226, notamment dans les deux grands combinats de Svétogorsk et Vyborg. Mais c‟est dans la République de Carélie elle-même que se trouve l‟essentiel.

223 Le Combinat de Papier et Cellulose se dit Tsellioulozno-Boumajny Kombinat, soit Tsé.B.K. en abréviation. 224 La holding Ilim, à capitaux russo-américains, regroupe désormais le combinat de Koriajma en Europe et ceux d‟Oust-Ilimsk et Bratsk en Sibérie. 225 Un Lessopromychlenny Kompleks (LPK) est un complexe industriel qui possède l‟ensemble de la filière, depuis la scierie jusqu‟à la production de cellulose. 226 La Carélie et l‟oblast de Léningrad assurent ensemble 16 % de la production russe (Marchand, 2007, p. 501).

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Fig. taïga 10 : Une géographie du secteur de la cellulose favorisant le nord de la Russie d’Europe, l’exemple de Koriajma

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A l‟époque soviétique, « dans le cadre de la division régionale du travail, la Carélie a été spécialisée dans les industries utilisant le bois comme matière première » (Moreau-Delacquis, 1996, p. 59). A la chute de l‟URSS, un quart de la population active de Carélie travaillait dans la filière bois. La privatisation et la restructuration profonde réalisées lors de la période eltsinienne ont plus modifié les coupes que la localisation de l‟industrie située en aval. Deux grands combinats continuent de dominer la Carélie. Il s‟agit d‟une part du Tsé.B.K. de Séguéja, spécialisé dans la fabrication des sacs en papier, d‟autre part de celui de Kondopoga, qui, au bord du lac Onéga, compte la première usine productrice de papier journal de Russie, fournissant à elle seule plus du tiers de la production totale du pays. Au total, le nord de la Russie d‟Europe, constitué des oblasti d‟Arkhangelsk et de Léningrad, ainsi que des républiques de Carélie et des Komi, produit environ 60 % de la cellulose russe et 75 % du papier. Sur la marge sud-est de ce bloc, les oblasti de Kirov et Perm complètent la production de papier. Le troisième ensemble du secteur de la cellulose et du papier de Russie se trouve beaucoup plus loin des grands marchés, mais profite de l‟immense taïga sibérienne et de la pureté de l‟eau du lac Baïkal et de son émissaire fluvial, l‟Angara. C‟est ainsi que s‟égrenaient d‟amont en aval le Tsé.B.K. de Baïkalsk, le LPK de Bratsk et le LPK d‟Oust-Ilimsk, les deux derniers regroupés sous la holding Ilim. L‟oblast d‟Irkoutsk produisait alors 27 % de la cellulose russe, sans fournir de papier (Marchand, 2007, p. 502). En novembre 2008, cependant, le combinat de Baïkalsk a fermé ses portes227. Le secteur du papier et de la cellulose, qui a besoin pour son fonctionnement de grandes quantités d‟eau de bonne qualité, est en retour un pollueur de ces eaux. Il rejette aussi des polluants dans l‟air, qui retombent d‟ailleurs en partie, après combinaison, sur les forêts alentours. C‟est ainsi que, à proximité des Tsé.B.K., la taïga souffre des pluies acides. Ainsi, les dommages du Complexe de Bratsk concernent la taïga sur un rayon d‟une quarantaine de kilomètres (Wein, 1988). C‟est justement en réaction aux dégradations environnementales de ce secteur qu‟est né le mouvement écologique soviétique. Nous avons par ailleurs très largement développé la question du Combinat de Baïkalsk (Touchart, 1995, 1998), qui, malgré des annonces renouvelées de fermeture et de déplacement dès la fin des années 1980, a fonctionné jusqu‟en 2008.

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Au moment de mettre sous presse cet ouvrage, un rebondissement remet en cause le caractère définitif de cette fermeture. Le 13 janvier 2010, un arrêté gouvernemental exclut des interdictions à proximité d‟une réserve naturelle la production de papier, carton et cellulose, rendant ainsi de nouveau possible la production du B.Tsé.B.K.

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De façon moins connue, les autres Tsé.B.K. tentent aujourd‟hui de jouer la carte écologique, souvent en relation avec une amélioration de la qualité de la production elle-même.

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 12 Le Combinat de Papier et Cellulose de Baïkalsk dans son milieu forestier

La taïga méridionale sibérienne, ici au premier plan, s’insinuait jusqu’aux portes de l’usine qui l’utilisait comme matière première. Les fumées du combinat, embrumant le second plan, étaient d’autant plus visibles en ce jour d’été, que le temps, stable, était anticyclonique. La forêt de la région avait subi des pluies acides pendant plusieurs décennies, avant que le combinat ne fermât ses portes en novembre 2008.

C‟est le cas, à Novodvinsk, de l‟Arkhangelski Tsé.B.K., qui affiche comme une stratégie commerciale ses efforts de diminution des effets nuisibles du combinat sur l‟environnement. De même, à Koriajma, le Kotlasski Tsé.B.K. développe les techniques de blanchiment sans chlore (beskhlornaïa otbelka) de la cellulose.

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Naturellement peu productive, exploitée de manière extensive en privilégiant les peuplements de conifères européens les plus proches des grands foyers de peuplement, la taïga russe reste un grand foyer pourvoyeur de bois, et secondairement de produits dérivés, grâce à son immensité.

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 13 Le secteur de la cellulose et les pluies acides sur la taïga

C’est le combinat de Baïkalsk qui a donné naissance au mouvement écologiste soviétique dès sa construction dans les années 1960. La résolution du Conseil des Ministres de 1987 avait prévu l’arrêt de la production de cellulose pour 1993. Mais la privatisation de l’usine en 1992 décala sa fermeture pendant une quinzaine d’années. Les fumées, sur cette photo prise deux ans avant la fermeture, étaient la partie visible des rejets dans l’atmosphère. Une partie de l’anhydride sulfuré retombait sur les forêts alentours après combinaison avec l’humidité, sous forme d’acide sulfurique. Environ cent soixante kilomètres carrés de taïga ont ainsi été endommagés.

Depuis longtemps portée sur la régénération de sa forêt, la Russie s‟est lancée plus récemment dans des améliorations techniques destinées à réduire les effets nuisibles de la production industrielle de cellulose et de papier.

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Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 14 La reconversion écologique du secteur de la cellulose

Touchant plus à la pollution de l’eau qu’à celle des forêts, encore que les sols fussent très concernés, la station d’épuration du BéTséBéKa était cependant devenue un symbole de la lutte générale, connue sous le nom de « bataille du Baïkal ». Ayant des standards plus stricts que les normes occidentales, l’interprétation de son fonctionnement donna lieu à des polémiques internationales, dans lesquelles la désinformation s’épanouit à l’est comme à l’ouest. On pensait la fermeture de 2008 définitive, mais, au moment de mettre cet ouvrage sous presse, un arrêté gouvernemental de janvier 2010 rend de nouveau possible la production. Une nouvelle « bataille du Baïkal » s’engage-t-elle ?

1.2.3. La pauvreté floristique de la taïga La forêt boréale, somme toute pauvre sur le plan quantitatif, a aussi la particularité floristique, qualitative, d‟être particulièrement pauvre en espèces228. En fait, si l‟on exclut les marges méridionales et littorales, seuls quatre genres de conifères se partagent les immensités de la taïga russe, l‟Epicéa (Picea), le Pin (Pinus), le Sapin (Abies) et le Mélèze (Larix), soit pour les Russes, ièl, sosna, pikhta et listvennitsa, qui se mélangent et se succèdent d‟ouest en est dans cet ordre. A l‟intérieur même de chaque genre, le nombre d‟espèces est aussi faible. Finalement, sur 7 millions de kilomètres carrés, on trouve à peine une vingtaine d‟espèces d‟arbres, soit cent fois moins qu‟en Amazonie.

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« Du point de vue floristique, les forêts boréales détiennent des records de pauvreté pour des formations naturelles » (Rougerie, 1988, p. 120).

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 11 : Coupe longitudinale de la pauvreté floristique de la taïga, une succession de seulement quatre genres sur 7000 km

Cliché L. Touchart, août 2008 Photo 15 Le Mélèze de Dahourie, un peuplement monospécifique Le Mélèze de Dahourie, ou de Gmelin, forme des peuplements monospécifiques sur des centaines de kilomètres en Sibérie orientale. C’est le cas le plus abouti de la pauvreté floristique de la taïga russe. Par rapport aux autres espèces du genre Larix, il est reconnaissable par ses cônes (chichki) particulièrement petits, dont la forme ovoïde ne dépasse pas un et demi à deux centimètres de longueur.

Et les peuplements monospécifiques sont même les plus répandus, comme les forêts de Mélèze de Dahourie (Larix dahurica) de Sibérie orientale.

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L‟exploitation forestière en est facilitée, car la monospécificité permet de gagner du temps. En ce sens, il a été calculé que la taïga sibérienne orientale avait un coût de revient inférieure de 20 % à celle de Russie d‟Europe (Zimm, 1966). La monospécificité évite aussi les dégâts écologiques causés ailleurs par la destruction de vastes espaces pour trouver l‟essence souhaitée, mêlée parmi d‟autres, indésirables. Le Mélèze (listvennitsa) est le genre le plus répandu de la taïga russe dans son ensemble et a fortiori sibérienne. Le bois de Mélèze russe représenterait une masse de plus de 25 milliards de mètres cubes (Utkin et al., 1995). Son caractère imputrescible lui a permis de toujours figurer comme le premier bois pour les fondations et autres pilots, surtout en terrain marécageux. On sait par exemple que Saint-Pétersbourg a pu être construite sur un delta grâce à l‟enfoncement de milliers de pieux de Mélèzes. C‟est la ville « na listvennitchnykh svaïakh », « sur les pilotis en mélèze ». Aujourd‟hui encore, ce bois est utilisé de préférence par les Russes pour la fabrication des coffrages destinés aux barrages sur les cours d‟eau229 ou encore dans les carénages des chantiers navals. Supportant bien les intempéries, le bois de Mélèze constitue pratiquement tous les poteaux télégraphiques du territoire russe. L‟autre qualité du bois de Mélèze est sa dureté, qui est à double tranchant. Elle est plutôt appréciée pour le bois de charpente. Un sroub en mélèze, c‟est une maison qui dure toute la vie et se transmet à la génération suivante, c‟est la résistance à tous les aléas. Cependant, il est assez peu utilisé pour la maison rurale européenne. Même en Sibérie, nos enquêtes montrent que la cage de l‟izba est assez rarement en mélèze. Seuls les villages yakoutes le mettent au premier rang. Dans ce cas, la préparation des fûts se fait au printemps, à la différence de tous les autres conifères de la forêt russe. Le meilleur moment est en effet celui du sokodvijénié, de la montée de la sève. Cette reprise de l‟activité circulatoire fournit alors des conditions favorables pour enlever l‟écorce tout en préservant au mieux le caractère entier du fût. En dehors de la charpente, le Mélèze n‟est que peu employé pour les menus ouvrages et les décorations, car il est considéré comme trop dur. Nos enquêtes en Sibérie orientale montrent cependant sa fréquente utilisation pour la construction des planchers des maisons villageoises. Dans ce cas, son caractère durable, sa beauté et ses reflets qui rougeoient naturellement font la fierté du propriétaire. L‟importance du Mélèze pour l‟économie russe vient cependant moins de l‟utilisation du bois en tant que tel que de sa transformation en cellulose. Le Pin (sosna), est le deuxième genre le plus répandu de la taïga russe prise dans son ensemble. Son importance pour la société et l‟activité économique de la Russie a toujours été considérable et elle le reste. Son 229

Le Mélèze donne certes un bois lourd, mais sa densité moyenne en fait tout de même, malgré une légende, un bois qui flotte.

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utilisation, tant pour le bois de charpente que pour celui de menuiserie, est commune, tout en étant très appréciée. Concernant la construction du sroub traditionnel, B. Kerblay (1973, p. 50) distinguait « le type nordique de l‟isba russe », où le Pin et le Mélèze de la taïga fournissent la matière première, du « type central », où la forêt mixte permet l‟utilisation assez fréquente du Peuplier tremble et du Bouleau, plus rarement du Tilleul ou du Chêne. Nos enquêtes personnelles, surtout en Sibérie, secondairement dans les régions baltiques et moscovites, montrent plutôt que le Pin règne partout comme étant l‟essence la plus utilisée. C‟est l‟arbre dont les qualités matérielles sont les plus nombreuses, du moment qu‟il est préparé pendant la saison froide230. Le Pin est en effet généralement élancé, peu dérangé par les aspérités et possède un tronc naturellement peu tortueux. Or les constructeurs d‟izba recherchent avant tout « priamota stvola », « la droiture du tronc ». Cette qualité essentielle permet d‟obtenir les plus beaux fûts, la précision la plus fine, et la moins sujette au jeu, de l‟assemblage, que celui-ci soit en croisée à l‟ancienne ou en queue d‟aronde, ainsi que la plus grande taille et la plus longue durée de vie de l‟izba. En Baïkalie, où le Mélèze est pourtant très répandu, le Pin donne presque toujours les rondins des murs, les revêtements et le faîtage. Notons que, partout en Russie, le Pin n‟est pas seulement estimé pour la qualité tangible de son bois, mais aussi pour l‟odeur qu‟il dégage. Outre sa suavité, celle-ci est tenue pour être particulièrement saine et les Russes ont toujours soutenu qu‟elle permettait de lutter contre la tuberculose et les maladies respiratoires. L‟Epicéa (ièl) est le troisième genre de Conifère le plus répandu de la taïga russe. Le bois d‟épicéa russe représenterait une masse de plus 11 milliards de mètres cubes (Utkin et al., 1995). Les Russes considèrent qu‟une taïga est d‟autant plus opulente qu‟elle est riche en Epicéa. Pascal Marchand (2007, p. 218) rappelle à la suite de Mil‟kov que « l‟épicéa est la „tsarine‟ (le nom en russe, iel, est féminin) qui domine la taïga occidentale ». Il est vrai que son bois « ouprougui », « souple », mais aussi léger, est apprécié dans de nombreux domaines et auréolé de son emploi pour fabriquer les meilleurs instruments de musique, une référence dans un pays où ceux-ci ont une telle importance. Gardé sec, il est remarquablement résistant et durable. Pourtant, dans le cadre de la construction traditionnelle, l‟Epicéa souffre de mal supporter l‟humidité. Il en général délaissé pour la charpente de l‟izba, car son contact permanent avec l‟atmosphère et les variations de vapeur d‟eau le fragilisent. En revanche, sa légèreté lui permet d‟être largement utilisé dans l‟armature du toit et ses autres qualités, très grandes du moment qu‟il ne subit pas les intempéries, font qu‟il règne à l‟intérieur des maisons européennes. C‟est un bois de menuiserie, de plancher, de décoration. Les meubles en épicéa sont nombreux. L‟importance 230

Sa préparation en période de dormance lui permet de donner sa meilleure résistance matérielle. Mais il est entendu que le choix de cette période est aussi fondé sur le fait que la morte saison pour les travaux des champs donne le temps de s‟occuper du bois. Le caractère culturel et symbolique s‟ajoute à l‟élément biogéographique et économique.

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de l‟Epicéa dans l‟économie russe vient cependant avant tout de son utilisation massive dans la filière de la cellulose et de la pâte à papier. Le Sapin (pikhta), enfin, est le genre le plus rare parmi les Conifères de la taïga russe. Son bois représenterait une masse de moins de 3 milliards de mètres cubes sur l‟ensemble du territoire de la Fédération (Utkin et al., 1995), qui, malgré son utilisation dans la filière de la cellulose, n‟est pas suffisante pour avoir un poids important dans ce secteur. Son bois blanc est certes apprécié en menuiserie, de même que sa légèreté. C‟est aussi le bois traditionnel des cercueils, qui ne rehausse pas sa notoriété dans les choses de la vie. Mais la taïga russe n‟est pas seulement peuplée de ces quatre genres de Conifères. Elle compte également quelques feuillus, qui constituent une part du sous-bois et le peuplement pionnier des clairières éclairées et des jeunes forêts secondaires qui repoussent après le passage des incendies. Fig. taïga 12 : Coupe de la place des feuillus dans la taïga : pauvreté spécifique et localisation marginale

Or, chez les feuillus aussi, la pauvreté floristique est remarquable. Quatre genres se partagent la quasi-totalité des grands individus, le Bouleau (Betula) et l‟Aulne (Alnus), qui appartiennent tous deux à la famille des Bétulacées (Bériozovyé des Russes), le Saule (Salix), et le Peuplier (Populus),

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qui forment tous deux la famille des Salicacées (Ivovyé des Russes231). Pour les Russes, ce sont les genres bérioza, olkha, iva et topol. On n‟augmente que de peu le nombre de genres si on ajoute les petits feuillus, comme le Sorbier (Sorbus) et le Cornouiller (Cornus), soit la riabina et le kizil des Russes. Plus encore que pour les conifères de l‟étage supérieur, à l‟intérieur même de chaque genre de feuillu, le nombre d‟espèces est particulièrement faible. La plus commune232 de toutes, présente dans la taïga233 depuis la frontière occidentale jusqu‟au Pacifique, est le Peuplier tremble (Populus tremula), appelé par les scientifiques russes topol drojachtchi, mais que tout le monde connaît dans ce pays sous le nom d‟ossina234. Chez les autres genres, quelques espèces différentes se relaient d‟ouest en est et du nord au sud. Le très petit nombre de feuillus de la taïga russe a provoqué un sentiment de rareté chez ce peuple forestier, qui s‟est accompagné d‟une forte charge symbolique de chacun d‟entre eux. Reprenant les études ethnographiques de Francis Conte (1997), le géographe Pascal Marchand (2007, p. 222) écrit que « l‟arbre le plus populaire est le bouleau. Il était associé à différents rites. Il est le symbole du printemps, du renouveau, ce qui lui a valu d‟être acclimaté par la culture soviétique. Il est surtout le symbole de la jeune fille, par son tronc élancé, la beauté lumineuse de ses couleurs, son feuillage ployant comme une chevelure, verte en été, blonde en automne ». La représentation de la beauté se fondait assurément, aux siècles précédents, sur la blancheur de son tronc gracile235, associée à la grâce et à la virginité de la jeune fille. « Le nom du bouleau, en slave, balte et germanique, est de genre féminin. Dans le folklore, cet arbre symbolise la jeune féminité et la pureté » (Sakhno, 2001, p. 37). Le mot russe de bérioza, de même que l‟anglais birch et l‟allemand Birke désignant cet arbre, vient d‟une racine indo-européenne désignant la blancheur éclatante, la même qui a donné l‟adjectif anglais bright, « brillant » (id.). L.A. Bagrova (2007) rappelle que l‟allégorie de la beauté du Bouleau tend souvent vers la mélancolie. Sergueï Aleksandrovitch Essénine érigea au début du XXe siècle236 le Bouleau au rang de symbole de la Russie237, 231 Les travaux russes sur les Salicacées font autorité au point que l‟article français de l‟Encyclopaedia universalis (1992), écrit par André Charpin, cite dans sa courte bibliographie l‟ouvrage de Skvortsov (1968). 232 « La superficie des peuplements naturels s‟élève à 20,6 millions d‟hectares, et le volume de bois est de 3,1 milliards de mètres cubes » (Tsarev, 2005, p. 10). 233 Ainsi que, au sud de la taïga, dans les forêts mixtes et de feuillus et en steppe boisée. 234 Ossina et drojachtchi apparaissent tous deux dans la belle description littéraire faite par Tourguéniev (1850, Le rendez-vous), grâce à un jeu de mot qui rapproche « tremblant » de l‟éventail auquel le feuillage est comparé. 235 Le tronc blanc et élancé (stroïny bély stvol) est la description classique du Bouleau dans les écrits russes. 236 Cependant, le voyageur français Jules Legras (1895, p. 121) écrivait déjà : « Le bouleau est l‟arbre russe par excellence ; il représente en outre pour moi, par association d‟idées, un des caractères les plus attirants du pays ruse : l‟absence de contrainte, l‟épanouissement de la personnalité ».

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de la patrie bien-aimée. M. Niqueux (2006) y voit une continuité révolutionnaire de l‟arbre cosmique, qui peut se retrouver aussi chez le poète N. Kliouïev. Dans une certaine mesure, cependant, Essénine a tellement été vénéré que l‟image du bouleau en a été quelque peu figée, à l‟instar de l‟érable canadien. Ainsi, à la suite des magasins soviétiques Bériozka, qui étaient destinés aux étrangers, il convient de reconnaître que la force évocatrice du Bouleau est aujourd‟hui largement tournée vers l‟extérieur et l‟emblème touristique de la Russie. Il est loin d‟avoir pour autant disparu de l‟intérieur profond du peuple russe. Selon le proverbe russe, le bouleau est l‟arbre aux quatre ougodia, ces effets salutaires qui profitent à la santé tout en favorisant la bonne marche de la vie quotidienne et domestique, et n‟hésitent pas à mêler qualités physiques et spirituelles238. Francis Conte (1997) en a présenté les aspects ethnographiques dans la Russie rurale pré-soviétique239. Mais qu‟en est-il aujourd‟hui ? Certaines modernisations matérielles240, telle l‟électrification, ont évidemment rendu caduques des pratiques comme celle des loutchiny apportant l‟éclairage241. L‟évolution évocatrice est plus complexe à déceler et il serait erroné de ne plus regarder le bouleau que comme un témoin de récupérations politiques et de déviances touristiques. Le bouleau reste un arbre hors du commun dans la Russie actuelle. Son utilité matérielle n‟est pas exempte de symboles et ces derniers n‟ont pas tous été gangrenés par la superficialité. Les pratiques de la Russie du XXIe siècle associent encore largement, de façon consciente ou non, le bouleau à la vigoureuse montée de la sève printanière, à la fortification, à la guérison médicale, à la défense païenne contre « Oh toi bouleau, arbre des Russes » (Essénine, 1921, Visage rêvé). « Mais puisque mon cœur toujours bat, Avec celle que je n‟aime pas, Je veux faire la paix bientôt, Au nom de la Russiebouleau » (Essénine, 1925, L’homme noir, traduction Abril H.). 238 « Les paysans sentent mieux que nous, peut-être, la poésie du bouleau ; mais ils en savent aussi l‟utilité. Si le pin leur fournit des matériaux pour construire leurs demeures, le bouleau les défend de l‟hiver plus continûment ; c‟est le bouleau qu‟ils brûlent pour se chauffer. C‟est aussi de son bois qu‟ils se servent pour se chauffer. En outre, c‟est au pied des bouleaux que croît ce fameux cèpe, le „champignon blanc‟ qui est le roi des cryptogames en Russie » (Legras, 1895, p. 120). 239 « Dans la Russie du XIXe siècle, tout le monde connaissait la devinette : „quel est l‟arbre qui apporte quatre bienfaits ?‟ Il convenait de répondre : „le bouleau‟, et la sagesse populaire ne tardait pas à en donner les raisons : il „redonne la santé aux malades‟ Ŕ on l‟utilise pour fabriquer le petit balai de bain (venik) dont on se sert pour „se fouetter le sang‟ ; „il apporte la lumière à l‟obscurité‟ Ŕ on en fait des copeaux (lučiny) que l‟on allume pour éclairer l‟izba ; „il offre un entourage aux indolents‟ Ŕ on entoure de son écorce les planchettes de bois éparses qui servent à faire un seau ou un baquet ; enfin le bouleau est „une source pour les braves gens‟ Ŕ la sève qui monte en lui, au printemps, donne un liquide très doux qui est encore meilleur lorsqu‟on le fait fermenter » (Conte, 1997, p. 120). 240 Il a été décidé de ne pas développer ici l‟utilisation de son écorce pour la fabrication de multiples ustensiles, qui serait un sujet d‟étude en soi. 241 « Trechtchit loutchinka », « crépite le petit copeau » écrit Pouchkine dans Eugène Onéguine (Chapitre Quatrième, XLI). 237

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les forces du mal, à la résurrection religieuse. La sève de bouleau (bériozovy sok) en constitue une bonne illustration : elle répond au bienfait proverbial « lioudiam kolodets », littéralement « c‟est un puits pour les hommes ». Le jus de bouleau est unanimement regardé par les Russes comme obchtchéoukrepliaïouchtchéé. La traduction littérale de « fortifiant général » peine à exprimer l‟association de ses qualités roboratives et du fait qu‟il est bon pour tout. Déguster du jus de bouleau, nature ou en composition de boissons plus ou moins fermentées et fruitées, est considéré comme bon pour la santé et tonique pour l‟ensemble de l‟organisme. L‟aspect symbolique se mêle à la redécouverte médicale des produits naturels. La richesse de la sève de bouleau en tanins (doubilnyé vechtchestva) lui donne des vertus antioxydantes reconnues, qui sont de nouveau mises au goût du jour dans la lutte contre le vieillissement. Les vénales campagnes de promotion pharmaceutiques et la pureté spirituelle du mystère de la Résurrection se rejoignent dans l‟incitation à boire du bériozovy sok. La sève de bouleau ne transmet pas seulement ses bienfaits par l‟absorption242. Elle est aussi salutaire comme médicament externe (naroujnoïé). Passée sur la peau, elle permet de lutter contre l‟eczéma, les mycoses, les comédons, les taches de pigmentation. Frottée sur le cuir chevelu, elle fortifie et permet d‟obtenir une chevelure soyeuse. La double action protectrice du jus de bouleau, interne et externe, n‟est sans doute pas à dissocier de la croyance en l‟arbre lustral. La purification complète est absolue. Ce double effet, intérieur, de la sève au sang, et extérieur, de l‟écorce à la peau, se retrouve dans une autre utilisation traditionnelle qui reste en vogue en Russie, le khlestanié243. Il s‟agit de se fouetter lors du bain de vapeur, la parka244, avec le petit balai de bain (banny vénik), qui est confectionné en feuillage de bouleau245. L‟influence première qui vient à l‟esprit est évidemment externe. Et, de fait, la parka avec un petit balai de bain est dite purifier la peau quand celle-ci est encline aux exanthèmes et aux abcès purulents, accélérer la cicatrisation des écorchures et des plaies.

Parmi ses autres vertus, on peut citer le fait que c‟est un diurétique, qui favorise l‟élimination des calculs. 243 Il n‟existe pas de nom en français correspondant au fait de se fouetter. Le russe possède à la fois le verbe khlestatsia (se fouetter) et le nom khlestanié. Il s‟agit aujourd‟hui de se fouetter dans le sens d‟un massage, bien que, historiquement, le mouvement ait pu être plus vif. « Ils prennent de jeunes verges ; ils s‟en frappent eux-mêmes, et ils se frappent si fort que c‟est à peine qu‟ils en sortent en vie » (Nestor, 1113, traduction de J.-P. Arrignon, 2008, p. 40). 244 Le nom parka peut être traduit au plus juste par le « bain de vapeur », mais il sous-entend presque toujours la double action de prendre le bain et de se fouetter. 245 Comme il lui arrive, éventuellement, d‟être confectionné en feuillages d‟autres arbres, on peut préciser bériozovy banny vénik (petit balai de bain en bouleau). 242

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Cliché L. Touchart, avril 2008

Photo 16 Le Bouleau, le feuillu de la taïga aux multiples bienfaits, et la purification du bain.

Le petit balai de bain (banny vénik), confectionné en feuillage de bouleau, sèche à l’extérieur du bania. Le fait de se fouetter avec lui lors du bain de vapeur purifie la peau est provoque l’apaisement.

Mais la guérison devient interne quand on aborde la lutte contre les douleurs articulaires et les courbatures musculaires. Le bienfait est encore plus intime s‟il s‟agit de louer l‟effet de l‟inhalation des vapeurs du balai de bouleau, qui favorisent l‟expectoration des glaires et dilatent les bronchioles, améliorant ainsi la ventilation des poumons. Il est possible d‟expliquer scientifiquement que les feuilles de bouleau exhalent à l‟étuve des huiles volatiles, mais l‟essentiel vient sans doute de l‟effet apaisant, qui confine au bien-être complet, retiré par tous les praticiens de la parka avec un petit balai de bouleau. Ce soulagement n‟est pas sans rappeler le fait que le banny vénik a toujours été considéré comme un obéreg, une sorte de porte-bonheur, ou plutôt de talisman écartant les forces impures. S‟il n‟était que l‟aspect thérapeutique matérialiste, le jus de bouleau et le balai de bain ne seraient sans doute plus appréciés aujourd‟hui. Leur permanence s‟appuie d‟abord sur le plaisir, la dégustation de la boisson et la sérénité apportée par la parka. Elle repose surtout sur ce que d‟aucuns nommeront la conviction, d‟autre la croyance. Le rapprochement peut être osé

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entre le coup de fouet au sens propre, qui stimule l‟activité circulatoire, et le coup de fouet au sens figuré, qui procède de l‟influence roborative de l‟absorption de la sève et de l‟inhalation des effluves. Bien que donnant lieu à des interprétations parfois contradictoires, le Saule (iva ou bien verba) est l‟autre arbre feuillu plutôt chargé de valeurs positives. Bien avant son importance géographique actuelle246, les coutumes païennes avaient toujours vu en lui un arbre guérisseur et protecteur. « Comme les chatons de saule apparaissent sur l‟arbre alors que la neige n‟a pas encore fini de fondre, la tradition populaire a vu en eux une force particulière Ŕ celle qui exprime le renouveau de la végétation et de la nature tout entière. De là découle l‟idée que ces chatons ont la capacité de soigner » (Conte, 1997, p. 138). Le Saule est l‟arbre de l‟éternité pour les Slaves et il est significatif que le mot iva, qui le désigne en russe, ait la même racine indo-européenne que le français if, l‟arbre sempervirent des cimetières, qui symbolise la vie éternelle en Europe de l‟Ouest (Sakhno, 2001). Lors du Dimanche des Rameaux, qui se dit en russe le Dimanche du Saule (Verbnoïé Voskressénié), c‟est cet arbre qui a toujours été béni par l‟Eglise orthodoxe. A l‟inverse du Bouleau et du Saule, le Peuplier (topol) est traditionnellement le mal aimé des feuillus de la taïga, celui qui est associé aux événements malheureux247. Il est accusé de tous les maux et la population passe son temps à lui reprocher de déclencher des troubles allergiques à cause de l‟aigrette de poils, le poutchok voloskov, qui entoure la graine. Ce faisceau de poils, qui permet leur transport par le vent, s‟accumule comme un duvet, le topolny poukh, dans les rues des villes de la taïga plantées de ce fier arbre élancé248 ; et les habitants s‟en plaignent. Par exemple, depuis 2007, tous les Peupliers des rues principales d‟Irkoutsk sont progressivement coupés, y compris les Peupliers baumiers (Populus suaveolens), les topolia douchistyé des Sibériens.

246 « La Fédération de Russie possède la superficie de peuplements naturels de saules (Salix spp.) la plus vaste du monde [qui] couvrent 2,9 millions d‟hectares » (Tsarev, 2005, p. 10) 247 « Une bonne fois pour toutes séparons-nous Oui, je m‟en vais, champ de ma patrie ! Lointaines sont les feuilles ailées de mes peupliers, aucune ne résonne en moi ni ne carillonne » (Essénine, 1922, Une bonne fois pour toutes) 248 Pouchkine (1828), dans Poltava, comparait la beauté de Marie à la sveltesse du Peuplier. « Kak topol, ona stroïna ».

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Il s‟agit d‟une décision de la mairie à la suite des requêtes des citoyens249. A l‟intérieur du genre des Peupliers, une espèce avait une image encore pire, le tremble. Dans l‟imaginaire païen, le pieu des vampires était en ossina. D‟ailleurs, dans la réalité médiévale, les principaux instruments de torture étaient faits de ce bois.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 17 La lutte contre les Peupliers à Irkoutsk Le Peuplier est le mal aimé de la taïga russe. Planté pour sa fière allure et ses qualités décoratives dans les contre-allées des villes russes, il est accusé par les habitants de provoquer des allergies en juin, quand les rues sont envahies du topolny poukh, ce duvet qui entoure les graines. La municipalité d’Irkoutsk a récemment coupé tous les Peupliers de la principale artère de la ville, la rue Karl Marx, d’où le petit arbuste qui les remplace dans le coin en bas à gauche (soit à l’est) de la photo. En revanche, dans le rue perpendiculaire qui nous fait face, les Peupliers sont toujours présents.

Il semble plus discutable (comm. or. Marina Accabled, octobre 2008) que la malédiction païenne du tremble ait été reprise par la religion chrétienne. Enquêtes personnelles inédites auprès de la mairie d‟Irkoutsk et des habitants des rues Tchékhov et Karl Marx, juillet 2008. 249

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Cependant, d‟après le géographe P. Marchand (2007, p. 222), reprenant les études ethnographiques de F. Conte250, « le tremble était considéré comme un arbre hostile au Christ en raison d‟une légende répandue en Russie selon laquelle Judas se serait pendu à un tremble, arbre pourtant inconnu en Palestine, et de la couleur rouge de ses feuilles en automne, symbole du sang du Christ qui a coulé injustement ». L‟écrivain Ivan Tourguéniev, grand connaisseur de la nature russe du XIXe siècle, les adorait pourtant. Chez les feuillus de petite taille, c‟est le Sorbier (riabina) qui est le plus chargé de valeurs positives dans l‟esprit russe. Concrètement, ses fruits, les sorbes qui contiennent plus de vitamine C que le citron (Utkin et al., 1995), sont appréciés en confiture, en compote, en gelée, en fourrage de gâteau, en liqueur (Tissot et al., 1884).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 18 Sorbiers sibériens

Preuve de la pauvreté floristique de la taïga, le nombre d’espèces pour chaque genre est très réduit. Le genre Sorbus compte le Sorbier commun en Europe et le Sorbier sibérien plus à l’est. La photographie représente ce dernier, la sibirskaïa riabina des Russes, de taille plus petite que l’espèce européenne. La grappe de sorbes, caractérisée par sa forme bombée (chtchitkovidnaïa grozd, grappe en bouclier, des Russes) montre des fruits de couleur rouge-orangé. Les feuilles sont très allongées et dentelées. Le Sorbier est chargé de valeur positive dans l’esprit russe.

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« Parmi les arbres détestés à cause de leur histoire figure essentiellement le tremble (osina), sans doute en raison des légendes issues des Evangiles et des textes apocryphes. A la question : „quel est l‟arbre maudit qui bruit sans qu‟il y ait de vent ?‟, tout le monde sait qu‟il faut répondre le tremble. La raison en semble évidente, car, nous l‟avons vu, le tremble est maudit depuis que Judas s‟y serait pendu… » (Conte, 1997, p. 141).

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Les Sorbiers forment aussi les arbres à miel parmi les plus renommés pour les consommateurs, du moins ceux qui préfèrent ce produit quand son arôme est corsé et sa couleur foncée. Son bois se polit bien et la riabina sert tout particulièrement à la fabrique de meubles cannés et de claies de toutes sortes, les plétionki. Sous son aspect symbolique, le Sorbier est un arbre pur, qui écarte les forces du Mal et, dans plusieurs régions russes et ukrainiennes, il représentait, à l‟instar du Bouleau, un arbre humain, qui pouvait saigner si on l‟abattait (Conte, 1997).

1.3. Un monde animal limité par les contraintes alimentaires La forêt boréale ne fournit pratiquement pas de feuilles, mais des aiguilles, ni de fruits facilement comestibles, mais des cônes, qu‟il faut savoir décortiquer. Toute la chaîne trophique et le développement de la faune dépendent de ce double problème initial.

1.3.1. Les animaux adaptés à une forêt aciculifoliée Les insectes, à la fois utiles et destructeurs Les conifères étant résineux, poisseux251, le nombre d‟insectes capables de les attaquer est nettement plus faible que dans les forêts de feuillus. Certains sont cependant adaptés à la vie dans la taïga. Ils sont utiles en ce sens qu‟ils forment un premier maillon de la chaîne alimentaire, puisqu‟ils seront mangés par des insectivores eux-mêmes dévorés par des prédateurs. Cependant, quelques-uns causent de gros dégâts à la taïga. Les mouches à scie (Tenthredinoidea, pililchtchiki) forment un groupe d‟insectes capables de se nourrir d‟aiguilles de conifères. Elles pullulent dans la taïga, en particulier là où le Pin sylvestre est bien représenté. Cet arbre est notamment attaqué par la mouche à scie commune du pin (Diprion pini, obyknovenny sosnovy pililchtchik). D‟autres insectes sont des suceurs de sève, d‟autres encore se nourrissent des graines des cônes. Mais le problème essentiel des dégâts causés à la taïga vient de ce que la plupart des chenilles « mangent les pousses de l‟année au débourrage des bourgeons » (Arnould, 1991, p. 150) et agissent ainsi comme des « défoliateurs » (id.). Si les dégâts de la tordeuse des bourgeons de l‟épinette (Choristoneura fumiferana) sont bien connus en France puisqu‟ils concernent la forêt boréale canadienne (Arnould, 1991), ceux de la taïga russe sont beaucoup moins exposés dans la littérature occidentale. Les papillons de nuit de la famille des Lasiocampidae, les kokonopriady des Russes, ont les chenilles qui provoquent les plus grands dommages à la taïga russe, sur de grands espaces 251

Rappelons qu‟il s‟agit de la racine latine de l‟épicéa.

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(Abdurahmanov et al., 2003, p. 290). Parmi de nombreuses espèces, le bombyx des pins (Dendrolimus pini, sosnovy kokonopriad) est, comme le soulignait déjà Berg (1941, pp. 58-59), particulièrement destructeur. La gravité du problème des insectes donne lieu à des quantifications diverses. Selon une étude du Ministère de la Protection de la Nature de la Fédération de Russie de 1996, les insectes seraient responsables de 46 % des dégâts causés à la forêt du pays, devant les incendies (33 %), les sécheresses climatiques et les autres causes (GEO PNUE, 2002). Mais, selon Maksimov (2007), les insectes seraient à l‟origine de 13 % des destructions de la forêt russe, loin derrière les incendies (70 %). La différence entre destruction et dommage pourrait expliquer la contradiction apparente de ces chiffres. Toujours est-il que, face à ces problèmes, les insectivores (nassékomoïadnyé) de la taïga acquièrent une utilité d‟autant plus grande pour les sociétés humaines et doivent être protégés. Ce sont essentiellement des oiseaux, par exemple les fauvettes (Sylvia, slavki), le picnoir (Dryocopus martius, tchiorny diatel ou, simplement, jelna), plusieurs espèces de mésanges.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 19 Un insectivore de la taïga : le pic-noir Appelé diatel par les Russes, le pic-noir (Dryocopus martius) est l’un des principaux oiseaux de la taïga. Comme tous les insectivores, sa présence est importante en été, quand la nourriture est abondante. Ce spécimen empaillé vient du musée du village de Khoujir.

Il faut ajouter à ces oiseaux quelques rares mammifères insectivores, comme la musaraigne carrelet (Sorex araneus, obyknovennaïa bourozoubka), la musaraigne naine (Sorex minutissimus, krochetchnaïa bourozoubka) et la

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sérotine boréale (Eptesicus nilssoni, séverny kojanok), seule chauve-souris vivant dans la taïga. Tous ces insectivores sont présents pendant la saison chaude, quand leur nourriture est abondante, mais la difficulté, pour eux, est celle de l‟hiver (cf. infra), quand les insectes sont cachés à l‟état de larves sous terre ou dans les fentes des écorces, ou bien encore sont enfermés dans un cocon. Les oiseaux mangeurs d’aiguilles ou de pignes Les produits de la taïga étant peu abondants, durs et englués de résine, le nombre d‟espèces d‟oiseaux ayant pu s‟adapter à ce régime est assez réduit. Mais ils forment un maillon essentiel de la chaîne trophique. Les plus connus sont les plus gros des gallinacés, les tétras. Leur système digestif est capable d‟assimiler les bourgeons et les aiguilles, bien qu‟ils préfèrent de loin les baies. Le plus ubiquiste est le tétras-lyre (Lyrurus tetrix), que les Français appellent usuellement le petit coq de bruyère, le coq des bouleaux ou le coq de montagne. Cet oiseau, sans doute le plus communément chassé de la taïga, est appelé par les Russes de plusieurs manières, par exemple tchernych, bériozovik, tétérév et les dérivés de ce dernier nom, tétérév-kossatch et polévoï- tétérév. Dans toute la taïga sempervirente, on trouve aussi le grand coq de bruyère, ou grand tétras (Tetrao urogallus), que les Russes nomment le gloukhar commun. A l‟est de l‟Iénisséï, il disparaît progressivement pour laisser la place au grand tétras des pierres (Tetrao parvirostris), qui peuple la taïga de mélèzes de la Sibérie Orientale et de l‟Extrême-Orient. C‟est le kamenny gloukhar des Russes. Les gloukhari ont été tellement chassés qu‟ils deviennent assez rares, beaucoup plus en tout cas que le tétras-lyre. Ils sont protégés dans les réserves naturelles et certaines d‟entre elles se sont fait une spécialité de repeuplement de la taïga à partir d‟élevages. La principale, au nord-ouest du lac artificiel de Rybinsk, se trouve être le Darvinski zapovednik. Les petits gallinacés sont dominés par la gelinotte (Tetrastes bonasia, riabtchik), qui peuple l‟ensemble de la taïga russe, tout en préférant les pessières les plus humides. En Extrême-Orient, la gelinotte falcipenne (Falcipennis falcipennis, dikoucha ou bien tchiorny riabtchik) est un gallinacé capable de se nourrir facilement d‟aiguilles, du moment qu‟il s‟agit d‟Epicéas. Celle du Cèdre peuvent éventuellement lui convenir. Son aire de répartition, déjà naturellement peu étendue, s‟est réduite du fait des incendies et des défrichements, si bien que sa chasse est désormais interdite. Les autres oiseaux adaptés à la taïga sont des granivores spécialisés dans l‟extraction des pignes des cônes. Parmi d‟autres, le bec-croisé des sapins et le casse-noix moucheté sont deux espèces caractéristiques. Le bec-croisé des

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sapins (Loxia curvirostra, kliost-iélovik) possède un bec dont les deux mandibules se chevauchent et sont actionnées par des muscles particulièrement puissants. L‟oiseau peut ainsi arracher les écailles des cônes et en retirer les graines. Le casse-noix moucheté (Nucifraga caryocatactes, kedrovka253) a, quant à lui, un bec simple, mais très robuste avec lequel il martèle les cônes pour en extraire les pignes254.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 20 Un granivore spécialisé dans l’extraction des pignes : la kedrovka Le casse-noix moucheté (Nucifraga caryocatactes) est un oiseau de la forêt boréale, que les Russes nomment kedrovka, car il est fréquent dans la taïga de cèdres. Sur ce spécimen empaillé du Musée

d’histoire de la ville de Chélikhov, le puissant bec, qui martèle les cônes pour en faire sortir les pignes, est bien visible.

Le dernier type d‟oiseaux vivant dans la taïga est celui des granivores n‟ayant pas d‟adaptation particulière, qui se contentent d‟attendre que les cônes s‟ouvrent d‟eux-mêmes. Parmi eux, le geai, granivore des forêts de feuillus comme de conifères, est très répandu dans la taïga.

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Traditionnellement appelé ainsi en français, il est dit bec-croisé des épicéas en russe et préfère les forêts sombres. D‟ailleurs, une autre espèce, moins répandue, peuple plutôt la taïga claire, le bec-croisé des pins (Loxia pytyopsittacus, kliost-sosnovik). 253 Le mot russe désignant le casse-noix moucheté est formé sur la racine du cèdre, car il se complaît dans la taïga de Pins de Sibérie, que les Russes appellent « cèdres ». 254 « Un autre cri strident me fit reconnaître un casse-noix sibérien et bientôt je pus le voir, lourd, à la grosse tête et au plumage bigarré. Grimpant agilement le long des arbres, il écalait des pommes de sapin » (Arseniev, 1921, chap. 8 « A travers la taïga »).

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Les rongeurs, l’ écorce et la décortication des cônes Les rongeurs (gryzouny) sont des seuls mammifères capables de consommer couramment des écorces de conifères et même, pour certains d‟entre eux, quand la nourriture vient à manquer, des aiguilles. Le plus gros d‟entre eux se trouve être le castor (Castor fiber, bobr), qui se repaît des écorces de tous les feuillus de la taïga, que ce soient les Saules, les Bouleaux ou les Peupliers, avec une prédilection pour le tremble. Il habite la taïga ripuaire, surtout les berges des cours d‟eau les plus larges et les plus profonds, et c‟est pourquoi le Russes l‟appellent souvent le retchnoï bobr (retchnoï signifiant fluvial). Chassé depuis longtemps pour sa fourrure, d‟autant qu‟il habitait les voies de pénétration fluviales de la conquête des terres russes, le castor était devenu au début du XXe siècle une espèce rare dans la taïga. Des mesures de protection ont fait remonter sa population à 260 000 individus dans les années 1990. Sa chasse est donc de nouveau autorisée, mais limitée à 10 000 individus par an, pour la pelleterie et pour l‟utilisation en parfumerie de la sécrétion de certaines de ses glandes. En Russie comme dans d‟autres pays, le castor a donné lieu à de nombreuses légendes, par son comportement qui, à certains égards, comme l‟abattage des arbres et la construction de barrages, fait penser à celui de l‟homme255. Mais la principale qualité de beaucoup d‟autres rongeurs de la taïga est d‟être suffisamment habiles pour extraire les graines des cônes. L‟écureuil roux d‟Europe (Sciurus vulgaris), la belka commune des Russes, qui peuple toutes les forêts eurasiatiques, y compris celles de feuillus, est présent en grande quantité dans la taïga. Il coexiste avec deux autres espèces plus spécifiques. L‟écureuil volant d‟Eurasie256 (Pteromys volans, létiaga) peuple toute la taïga russe, mais est beaucoup plus rare ; sa chasse est d‟ailleurs strictement interdite dans toute la partie européenne du pays. Il est le plus répandu dans les mélézins de Yakoutie, où sa peau est utilisée, encore qu‟assez peu, en pelleterie. L‟écureuil de Sibérie, ou tamia rayé (Tamias sibiricus), est le seul à ne pas exister dans la taïga occidentale. Il est en revanche très fréquent dans toute la taïga asiatique, et son aire de répartition déborde sur le nord-est de l‟Europe, en particulier dans le bassin de Petchora et, en partie, de la Dvina du Nord. Animal

L‟anecdote du blason d‟Irkoutsk appartient à cette longue liste. Jusqu‟à la fin du XIX e siècle, les armoiries de cette ville figuraient un tigre, appelé babr. Une erreur se glissa d‟autant plus facilement en 1880 que ce vieux terme était tombé en désuétude pour désigner le tigre de Sibérie et babr fut retranscrit en bobr. La figuration fut alors transformée elle aussi, pour épouser la terminologie. Un curieux mélange, sans doute lié aux mythes du castor, conduisit à dessiner un animal fantastique, ressemblant à un castor noir ou à une martre, mais avec les yeux rouges, et tenant dans sa gueule une zibeline héritée de la proie de l‟ancien tigre. C‟est encore aujourd‟hui le blason d‟Irkoutsk. 256 Dit parfois polatouche en français. C‟est d‟ailleurs ainsi que le désigne le traducteur français de Berg (1941, p. 57). 255

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sympathique, affectueusement nommé bouroundouk par les Russes, c‟est avant tout un écureuil terrestre, bien qu‟il sache grimper aux arbres avec dextérité.

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 21 Le principal rongeur de la taïga sibérienne, le bouroundouk Ce spécimen empaillé de bouroundouk au Musée du village sibérien de Bolchié Koty est mis en

scène agrippé à un tronc. Bien qu’habile grimpeur, il s’agit cependant d’abord d’un écureuil terrestre. Comme tous les rongeurs de la taïga, il est capable d’extraire les graines de cônes, afin de se nourrir. Le bouroundouk est aussi appelé en français écureuil de Sibérie, ou tamia rayé (Tamias sibiricus).

Il se nourrit moins des graines de cônes que les deux précédents et recherche d‟abord les baies. Il occupe une place très secondaire en pelleterie, d‟autant que les chasseurs s‟entendent pour le préserver comme l‟un des mets favoris des prédateurs sur lesquels les tireurs ont leurs principales visées.

1.3.2. Les herbivores consommant les produits des clairières La taïga abrite un certain nombre d‟herbivores qui ne se nourrissent pas directement des produits des conifères, mais dont la nourriture se trouve dans les clairières et auxquels la taïga sert d‟abri. Les petits herbivores sont les plus nombreux. Plusieurs espèces de campagnols de lièvres forment les principaux peuplements, qui, si la végétation herbacée est introuvable, se contentent d‟écorces. Parmi les trois espèces de

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lièvres de la taïga russe, le lièvre variable (Lepus timidus, zaïats-béliak) est le plus ubiquiste et on le trouve partout. Les grands herbivores forment les cervidés de la taïga, dont le plus imposant se trouve être l‟élan (Alces alces). Il s‟agit de la même espèce que l‟orignal de la taïga canadienne, mais les Russes l‟appellent loss, ou, plus longuement, sokhaty loss (l‟élan à cornes). Il se complaît dans les clairières marécageuses de la taïga, où il se nourrit de toutes les plantes aquatiques, mais il consomme aussi beaucoup les jeunes pousses d‟arbre, notamment des Pins, Sapins, Saules et Peupliers trembles. Il s‟agit d‟un animal largement chassé, non seulement pour sa chair savoureuse et son cuir de qualité, mais aussi pour les loisirs. Certaines réserves naturelles le protègent tout particulièrement, notamment, dans la république des Komi, le Petchoro-Ilytchski Zapovednik. Cette réserve, fondée en 1930, a aussi développé l‟élevage d‟élans dans des fermes. D‟autres cervidés, comme le chevrotin porte-musc, sont moins ubiquistes et ne peuplent que certaines parties de la taïga (cf. infra).

1.3.3. Les prédateurs de la taïga Les oiseaux, rongeurs et herbivores de la taïga, capables de se nourrir directement des produits des conifères ou des clairières, permettent à leur tour aux carnivores de peupler la taïga russe. Les mustélidés Les mustélidés (kouni) forment la plupart des petits carnivores de la taïga. L‟essentiel de leur nourriture est composé de petits mammifères et d‟oiseaux, mais ils dédaignent pas les baies en cas de besoin. Leur fourrure, d‟ailleurs à l‟origine de la conquête de la Sibérie par les Russes, a été une cause de leur chasse systématique, qui, pour certaines espèces, avait provoqué une baisse dramatique du nombre d‟individus, avant que des mesures de protection ne fussent prises (cf. infra). Les deux principaux genres représentés sont Mustela, qui regroupe belettes, hermines, putois et visons, et Martes, auquel appartiennent les martres et la zibeline. Les espèces du genre Mustela chassent à terre et dévorent surtout les petits rongeurs, notamment la belette (Mustela nivalis, laska), qui raffole des musaraignes et campagnols. L‟hermine (Mustela erminea, gornostaï), plus grosse, s‟attaque aussi aux lapins. Le putois d‟Europe (Mustela putorius, tchiorny khor ou bien lesnoï khor, tchiorny khoriok, lesnoï khoriok), plus corpulent encore, est un habitué des forêts mixtes, mais il vit parfaitement dans la taïga de Russie d‟Europe. Il s‟accommode bien de l‟occupation humaine, tuant les rongeurs domestiques des villages de la taïga. Le putois de Sibérie (Mustela sibirica, kolonok) préfère avant tout chasser le bouroundouk, mais ne dédaigne aucun autre petit rongeur et s‟attaque plus facilement aux oiseaux que

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son congénère européen. Enfin, le vison d‟Europe (Mustela lutreola, evropéïskaïa norka), chasse tous les rongeurs, mais se délecte des poissons et écrevisses. De fait, le vison peuple de préférence la taïga alluviale et, plus rarement, la forêt marécageuse. Les espèces du genre Martes, que les Russes regroupent couramment sous le nom de kounitsy, chassent plutôt dans les arbres et s‟attaquent aux écureuils et aux oiseaux de la taïga. Bien que la fouine (Martes foina, kamenaïa kounitsa), animal des forêts de feuillus, déborde sur le sud-ouest de la forêt boréale russe, ce sont deux autres espèces qui forment le peuplement principal en martres de la taïga. A l‟ouest, la martre commune (Martes martes, lesnaïa kounitsa) est la plus répandue, surtout dans les vieilles forêts d‟Epicéas, denses et sombres. A l‟est, la zibeline (Martes zibellina, sobol) à l‟épaisse fourrure et aux sols plantaires poilues, a failli être exterminée au début du siècle dernier pour les besoins de la pelleterie. Une quatrième espèce, la martre à gorge jaune (Martes flavigula, kharza), est cantonnée à la taïga montagnarde du sud de l‟Extrême-Orient, en particulier dans la chaîne de Sikhotè-Alin. Ce mustélidé, originaire des forêts subtropicales chinoises et coréennes, trouve ici l‟extrémité septentrionale de son aire de répartition. Le glouton (Gulo gulo, rossomakha), de taille plus importante, est le seul mustélidé ne pouvant être considéré comme un petit carnivore. Son régime alimentaire est à base de tétras, mais il s‟attaque aussi aux plus gros rongeurs, comme le castor, et même aux grands cervidés. Il se conduit fréquemment tel un charognard des gros carnivores comme l‟ours. Les gros carnivores Les canidés (voltchi) sont les plus nombreux. Le renard (Vulpes vulpes, lissitsa), dont on connaît les capacités d‟adaptation, est évidemment extrêmement répandu et la population russe est estimée à 470 000 individus, dont la plupart se trouvent dans la taïga. Sa taille ne peut cependant permettre de le ranger dans les grands prédateurs. C‟est en revanche le cas du loup (Canis lupus, volk). Celui-ci s‟alimente surtout de petites proies et on sait par exemple que les meutes ne s‟attaquent aux élans que dans le cas d‟individus isolés ou malades. De ce point de vue, c‟est sans doute le meilleur régulateur de la faune taïgienne et les parties de la taïga où il a été exterminé souffrent d‟une chaîne trophique déséquilibrée. La population est estimée à 22 000 têtes par Utkin et al. (1995), avec une répartition géographique déportée vers l‟est, dans le sens de l‟avancée des hommes, et vers le nord, dans la toundra boisée. Les autres grands prédateurs ont eux aussi été repoussés vers l‟est, et peuplent avant tout les forêts taïgiennes de Sibérie orientale et d‟ExtrêmeOrient. C‟est le cas du lynx (Felis lynx, ryss), dont la population russe est

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estimée à 46 000 individus, et de l‟ours brun (Ursus arctos, boury medvéd257), qui compte 140 000 têtes. Carnivore pur, le lynx a une alimentation d‟abord fondée sur le lièvre variable, mais il dévore tous les petits rongeurs ; les oiseaux forment une part substantielle de sa nourriture. L‟ours brun est quant à lui omnivore258, mais les rongeurs constituent, dans la taïga russe, l‟essentiel de son alimentation. Il n‟est bien entendu pas possible de consacrer la place qui reviendrait à ces animaux emblématiques sous un volume si réduit. Le tigre (Panthera tigris, tigr) ne doit être mentionné qu‟à titre symbolique259. Réfugié dans la taïga méridionale de l‟Extrême-Orient et de Transbaïkalie, il compte 450 individus selon le recensement de 2006. Sa chasse est strictement interdite depuis 1947 et il est spécialement protégé dans les deux réserves naturelles des monts Sikhotè-Alin créées en 1935, celle du même nom et celle de Lazov. Un nouveau parc national a été créé en février 2008 pour ajouter à la protection. Nommé zov tigra (l‟appel du tigre), ce parc s‟étend sur 82 200 ha dans le Sikhotè-Alin260. Le tigre n‟est cependant pas seulement un animal d‟aire protégée. Chaque année, en fin d‟hiver, les autorités d‟ExtrêmeOrient lancent des appels à la prudence, quand les tigres rôdent à proximité de certains villages isolés. Les rapaces La taïga compte de nombreux rapaces nocturnes, dont plusieurs sont communs avec les forêts de feuillus, comme la chouette hulotte (Strix aluco, obyknovennaïa néïassyt). Celle-ci ne peuple d‟ailleurs que le sud-ouest de la taïga russe. Parmi ceux qui sont spécifiques à la taïga, la chouette lapone (Strix nebulosa, borodataïa néïassyt) est le plus gros de tous les strigiformes261 de Russie et préfère la taïga septentrionale, ou au moins la taïga moyenne. En russe, le nom de l‟ours est ancestralement tabou, si bien qu‟il est désigné par une périphrase. Le nom slave d‟origine a ainsi été oublié au profit du « mangeur » (ed) « de miel » (med). Sakhno (2001, p. 162) note que, pour la même raison, les langues germaniques ont contourné le nom initial en l‟appelant « le brun » (bear en anglais, björn en suédois, Bär en allemand), qui se retrouve en russe dans le nom désignant la tanière de l‟ours (berloga). 258 D‟ailleurs, la variété de son régime alimentaire serait l‟une des causes de sa considération par les Russes comme l‟animal le plus humain. Qui plus est, « il est gourmand et ne mange pas de charogne » (Conte, 1997, p. 174). 259 Il ne faut cependant pas négliger cet aspect culturel. Arséniev (1921) rappelait combien les Nanaïtsy ne craignait qu‟un animal, le tigre, et le respectaient, sûrs que ce félin comprenait la parole humaine. Nikišin (2002, p. 90) indique que, encore aujourd‟hui, les Oudègueï prêtent grande attention au tigre. Tout enfant entend de ses parents l‟adage : « Si tu rencontres un tigre, passe ton chemin » (« Vstrétich tigra, oustoupi dorogou »). 260 Le 31 août 2008, Vladimir Poutine a rendu visite aux scientifiques qui étudient et protègent le tigre de Sibérie, dans la continuité de l‟intérêt porté au plus haut niveau de l‟Etat pour cette espèce. 261 En plus du terme scientifique de sovoobraznyé, l‟exact équivalent russe de l‟ordre des strigiformes, le russe possède le nom vernaculaire de sovy, qui désigne dans la langue courante 257

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Parmi les rapaces diurnes de la taïga, l‟autour (Accipiter gentilis) est caractéristique des prédateurs chassant à partir de la cime des arbres et s‟attaquant avant tout aux oiseaux des frondaisons, mais aussi aux écureuils et même à certains mustélidés. En ce sens, son nom russe usuel, le tétéréviatnik, est usurpé, car sa proie principale n‟est certainement pas le tétérev, puisque le tétra-lyre vit largement au sol. Son nom était plus juste en vieux russe, quand il était appelé goloubiatnik, puisque les goloubi (pigeons) forment une grande part de son alimentation. Quoi qu‟il en soit, les scientifiques l‟appellent plutôt bolchoï yastreb. En revanche, les éperviers et certains faucons chassent beaucoup plus bas. La géographie des rapaces conduit ainsi naturellement à une caractéristique générale de la faune taïgienne, son étagement.

1.3.4. Une zoogéographie stratifiée Depuis les géographes pionniers que furent N.A. Sévertsev et L.S. Berg, la Russie a développé une école scientifique de grande renommée en zoogéographie, qui a commencé bien entendu par les études zonales à petite échelle cartographique, puis la répartition en régions à moyenne échelle, mais a aussi développé, dans le cas des forêts, une étude des strates faunistiques à grande échelle262. « La répartition étagée des animaux » (yarousnoïé rasprédélénié jivotnykh de Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 186, ainsi que de Marčenko et Nizovcev, 2005, p. 172) de la grande forêt russe comporte l‟étage de la litière (potchvenno-podstilotchny yarouss), l‟étage inférieur263 (nijni yarouss) et l‟étage arboré (drévesny yarouss). L‟étage de la litière comprend des insectes vivant dans les couches supérieures du sol, certaines chenilles, des vers, des escargots et limaces. Les vers de terre (zemlianyé tchervi), dont on connaît l‟importance pour l‟aération du sol, sont considérablement moins nombreux sous la taïga que sous les forêts de feuillus. Dans la taïga riche en Bouleaux et en Peupliers, on ne dépasse pas 50 individus par mètre carré264, dans les pessières européennes, on en compte moins de 20 et moins encore dans la taïga sibérienne (Utkin et al., 1995). La pauvreté spécifique est aussi caractéristique, puisque Eisennia nordenskioldi est pratiquement la seule espèce de la taïga sibérienne. Dans la strate de la litière, l‟ensemble des chouettes, hiboux et effraies. Plus plaisamment, rappelons que c‟était le surnom des Soviétiques (comm. or. P. Marchand, janvier 2010). 262 Il y a là une différence épistémologique importante avec la biogéographie française qui s‟applique, « avec une majorité écrasante », « à la part végétale de la biosphère continentale » (Rougerie, 2006, p. 126). 263 Ou « étage au sol » (nazemny yarouss) d‟autres auteurs, comme Abdurahmanov et al. (2003, p. 289) 264 Soit quatre fois moins que dans une banale forêt de feuillus.

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les principaux mammifères sont les zemléroïki et les bourozoubki, toutes espèces que le français regroupe sous le nom de musaraignes. Elles passent leur temps à chasser les insectes à travers le tapis d‟aiguilles et dans les galeries souterraines creusées par d‟autres animaux. L‟étage inférieur est occupé par des animaux qui foulent le sol pendant l‟essentiel de leur vie, des rongeurs, des ongulés, des carnivores, petits et grands. C‟est aussi le cas de certains oiseaux. Tous ces animaux sont des terricoles forestiers. L‟étage arboré est occupé par la plupart des oiseaux, mais les mammifères n‟en sont pas absents, comme l‟écureuil roux d‟Europe et l‟écureuil volant d‟Eurasie, ainsi que les différentes martres. Cependant, contrairement aux autres forêts du monde, plus chaudes, la taïga ne comporte pratiquement pas d‟animaux qui passent la totalité ou la très grande majorité de leur vie dans les arbres. En effet, la nourriture, dans le milieu taïgien, se trouve avant tout à proximité du sol. De Martonne et al. (1955, p. 1399) faisaient déjà remarquer que « dans les régions tempérées, les forêts de Conifères ou d‟arbres à feuilles caduques abritent très peu de vrais arboricoles, sans doute à case de la rareté des fruits succulents ». Plus largement, l‟un des moindres intérêts de cette zoogéographie stratifiée n‟est pas la mouvance d‟un étage à l‟autre. C‟est ainsi que le lynx, félin de l‟étage inférieur, passe tout de même beaucoup de temps dans la strate arborée. L‟écureuil rayé de Sibérie, habile grimpeur très à l‟aise dans l‟étage arboré, passe pourtant l‟essentiel de son temps à même le sol. Les gallinacés font leur nid dans l‟étage inférieur, mais vont chercher leur nourriture dans la strate arborée. Quant à la zibeline, elle hésite tant entre les étages qu‟on dit souvent de son mode de vie qu‟il est semi-arboré. En conclusion de cette première partie, la taïga russe est une forêt aciculifoliée couvrant environ 750 millions d‟hectares et représentant près des trois quarts de la forêt boréale mondiale, ailleurs beaucoup plus défrichée. Malgré sa pauvreté naturelle en biomasse, en productivité et en biodiversité, elle fournit un bois dur, appréciée des constructions traditionnelles locales, tout en permettant à la Russie d‟être un grand exportateur de grumes à l‟étranger. En revanche, ce pays fournit peu de produits dérivés et n‟occupe qu‟une place très secondaire dans le secteur du papier. A côté des parties exploitées, en général de façon extensive, mais, depuis une quinzaine d‟années, de façon intensive par endroit, plus d‟un cinquième de sa surface est protégé sous divers statuts, dont le plus strict est celui de zapovednik. Dans la partie asiatique de la Russie, plus de deux millions de kilomètres carrés de forêt sont pratiquement vierges. Une étude zoogéographique est ici possible et pertinente. Elle dévoile une chaîne complète, qui s‟organise en réponse à la contrainte initiale de la fourniture d‟aiguilles et de cônes plutôt que de feuilles et de fruits. A l‟importante question de décrire, sans complaisance, la situation de la taïga russe, les études quantifiées et argumentées sur la Russie, doublées des travaux comparatifs

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permettant de recadrer celle-ci à l‟échelle des forêts boréales de la planète, répondent que l‟état écologique est plutôt bon265, tandis que le bilan économique est assez faible. Une étude récente de l‟ambassade de France en Russie résume remarquablement le lien entre les deux, donc le bilan complet, en écrivant que « l‟abattage de bois est de l‟ordre de 120 M m3/an, soit 3 fois moins qu‟à la fin des années 80 et moins que le renouvellement naturel des ressources. En principe, la Russie pourrait donc multiplier par quatre ou cinq sa production sans préjudice pour l‟écologie » (Doroch, 2007, p. 1). Pour mieux comprendre s‟il est possible d'accroître les quantités prélevées sans risque majeur, il est cependant nécessaire de connaître les causes naturelles, climatiques et pédologiques, de la pauvreté de la taïga, ainsi que les menaces qui pèsent sur elle, en particulier celles d‟incendies.

2. Une forêt zonale de milieu continental, marquée par le feu, le gel et la pauvreté des sols « Six mois de mort apparente pendant lesquels les fleuves contractés sont emprisonnés sous la glace, l‟éclatement de la roche est ajourné jusqu‟au printemps, les échanges gazeux des grands conifères sont arrêtés tandis que l‟ours titube dans un semi-sommeil. » (Birot, 1968, p. 235). « Les taïgas sont des forêts extrêmement différentes d‟apparence entre l‟hiver et l‟été » (Pech et Regnauld, 1992, p. 353). La taïga est une formation végétale marquée par les grands contrastes saisonniers du climat continental, mais aussi par une croissance sur des sols pauvres et lessivés qui, en Russie, surmontent comme nulle part ailleurs un pergélisol encore très présent.

2.1. La taïga, le climat tempéré continental et les incendies La forêt boréale est la formation végétale caractéristique du milieu tempéré continental, souffrant de la sécheresse et adaptée à un hiver long et rigoureux, mais, à l‟inverse, profitant d‟un véritable été, différence essentielle D‟autres études font cependant état d‟une situation écologique de la taïga russe très mauvaise : « un bilan très inquiétant […]. L‟exploitation brutale des milieux a provoqué de graves transformations de l‟environnement allant de la pollution […] à la destruction des forêts. […] D‟énormes menaces pèsent donc sur les forêts […]. Bien entendu la déforestation n‟est qu‟un exemple de la dégradation des écosystèmes […]. Les forêts renferment (encore…) une vie animale très riche mais la surexploitation est générale car diverses productions officielles ou frauduleuses contribuent à détruire les écosystèmes » (Paulet, 2007, « L‟homme et la nature en Russie : de l‟idéologie soviétique à la crise actuelle », pp. 84-86).

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avec le milieu de toundra, où l‟hiver n‟est pas plus froid, mais qui ne bénéficie pas d‟une vraie saison chaude pendant laquelle les arbres pourraient accomplir leurs fonctions vitales.

2.1.1. La sécheresse et les feux de taïga Les précipitations annuelles sont faibles, presque partout comprises entre 250 et 700 mm, mais le régime de maximum estival et la relative indigence des prélèvements par évaporation ne rendent pas trop gênante cette faiblesse du total pluviométrique pour l‟alimentation des arbres. En revanche, elle favorise les gigantesques incendies de forêt (lesnyé pojary), qui dévastent d‟énormes superficies chaque année. Les dégâts économiques sont considérables en terme de perte de la ressource végétale, notamment en bois, et perte de la ressource animale, notamment en fourrure. Les dommages sont aussi indirects. Par exemple, en 1998, les incendies de taïga ont été si importants qu‟ils ont provoqué en maints endroits une telle élévation de la température de l‟eau que la reproduction du saumon en a été affectée (Shvidenko et Goldammer, 2001). En outre, en cette période de chasse mondiale aux émissions d‟aérosols dans l‟atmosphère, il est malvenu que les incendies de forêt russes rejettent chaque année dans la troposhère environ 40 millions de tonnes de carbone (Mašukov, 1999). Le feu fait certes partie du fonctionnement naturel de la taïga, qui a toujours existé. Ces morceaux de taïga réduits en cendre ont toujours été si importants qu‟il existe même, en russe, un mot spécial pour désigner ces terrains dévastés, les gari. Ce sont les feuillus, notamment les Bouleaux et les Peupliers trembles, qui colonisent les premiers ces terrains brûlés. La foudre, surtout en Sibérie orientale, en est une cause importante. Les températures parfois élevées du court été provoquent le dessèchement des cimes, augmentant le risque d‟incendies de couronne, dont les dégâts sont supérieurs à ceux des feux superficiels ne touchant que le sous-bois. Relatant les événements marquants de l‟année 6600, c‟est-à-dire de 1092 selon notre calendrier actuel, un moine de Kiev écrivait déjà : « cette même année il y eut une telle sécheresse que la terre s‟enflamma et que beaucoup de forêts de pins et même des marécages brûlèrent » (Nestor, 1113, traduction de J.-P. Arrignon, 2008, p. 231). Cependant, les causes anthropiques, ont fortement accru le phénomène et l‟ont largement dépassé. D‟ailleurs, il est manifeste que la conquête de la Sibérie par les Russes a augmenté les peuplements de bouleaux au détriment des conifères, en parallèle avec l‟augmentation des défrichements et des

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incendies . Même après un temps assez long, on reconnaît en effet les terrains anciennement brûlés par l‟importance des feuillus de ces forêts secondaires. Aujourd‟hui, selon les études précises de Davidenko (2001), les incendies de la taïga russe ont des causes anthropiques avérées pour 63 % d‟entre eux, dont la plupart sont des négligences, contre seulement 19 % pour la foudre. Les 18 % restant, dits de cause inconnue, sont d‟ailleurs sans doute des cas non prouvés d‟origine humaine. Dans une étude certes moins spécialisée, Utkin et al. (1995) estiment quand même à 90 % l‟ensemble des départs de feu qui ne sont pas naturels. Valendik (1995) a montré que les feux se développaient d‟abord dans les régions de la taïga les plus peuplées. Le résultat sur les surfaces dévastées est éloquent. Pierre Camena d‟Almeida (1932) rapporte que, pendant l‟été 1915, il est vrai particulièrement chaud et sec, la taïga sibérienne à elle seule a brûlé sur 140 000 km². V.B. Chostakovitch cartographia les incendies qui se propagèrent cette année-là sur plus de 2 200 km d‟ouest en est, depuis l‟Irtych jusqu‟à la haute Toungouska Pierreuse.

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Les indigènes avaient, paraît-il, intégré culturellement cette menace par une symbolique de la progression de l‟arbre blanc, représentant l‟avancée des troupes du tsar en Asie, et le recul du conifère, représentant le repli des populations sibériennes (Reclus, 1881).

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Fig. taïga 13 : Carte des incendies de la taïga sibérienne en année sèche

Les autres années catastrophiques furent 1925, 1927, 1962 et 1971 (Rakovskaja et Davydova, 2003). Sur la longue durée, il semble qu‟on puisse résumer la situation russe par une moyenne 10 à 15 000 km² de superficie annuellement dévastée (Utkin et al., 1995) Si l‟on prend les statistiques officielles267 des vingt deux années allant de 1985 à 2006, la Russie dans son ensemble voit brûler en moyenne 10 543 kilomètres carrés de forêt chaque année. Les articles scientifiques de la période eltsinienne donnaient des chiffres et des interprétations alarmistes. Certains avançaient des superficies annuelles de 20 à 30 000 km² (Mašukov, 1999), plus élevées que les chiffres officiels. Même selon ces derniers, il est vrai que la décennie 1990 a vu les feux progresser, jusqu‟à atteindre le record officiel de 25 969 km² en 1998 (Maksimov, 2007). 267

Chiffres de Rosstat et de Rosleskhoz, rapportés par Maksimov (2007).

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S‟appuyant sur une étude fine, non pas des superficies totales, mais des surfaces brûlées sur la seule partie forestière soumise à la protection aérienne régulière268 de 1979 à 1997, E. Davidenko (2001) conclut que les feux de taïga ont augmenté de 20 % dans la décennie 1990 par rapport à la décennie 1980. Selon lui, la crise économique et la baisse des moyens de surveillance et de lutte pendant la période eltsinienne expliquent en partie269 la croissance du phénomène. Pourtant, les années 2000 ont été tout aussi dévastatrices et 2003 a vu brûler 23 528 km². A dire vrai, l‟irrégularité interannuelle est grande et la situation climatique reste un élément fort d‟explication. Fig. taïga 14 : Graphique des superficies annuelles de forêt brûlée en Russie

Les incendies seraient d‟ailleurs susceptibles d‟augmenter encore dans les décennies à venir, en lien avec le réchauffement global. Les modélisations du Centre d‟études des problèmes d‟écologie et de productivité des forêts de l‟Académie des sciences Russe prévoient une multiplication des surfaces incendiées chaque année d‟une fois et demi à deux fois, si la température moyenne augmente de 2°C en un siècle. L‟allongement de la saison chaude, l‟assèchement de l‟air et l‟augmentation du nombre d‟orages se combineraient alors, mais ce scénario n‟est pas accepté de tous, surtout celui de l‟assèchement atmosphérique.

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Sur cette période de 19 ans, les superficies brûlées extrêmes vont de 1 514 km² en 1983 à 17 895 km² en 1996. 269 Dans le même temps, ils augmentaient cependant de 40 % en Europe de l‟Ouest selon la FAO.

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La Sibérie centrale et orientale est la partie de la taïga russe la plus régulièrement affectée par les incendies. Déjà en 1898, quand J. Stadling traversa toute la Sibérie, ce fut au nord-ouest d‟Irkoutsk qu‟il observa le plus de feux270. Aujourd‟hui, dans l‟oblast d‟Irkoutsk, ce sont chaque année 3 000 à 4 500 km² de taïga, notamment de pinèdes, qui brûlent annuellement (Bojarkin, 2000, p. 106). Le kraï de Krasnoïarsk et l‟oblast de Tchita sont aussi très touchés. Fig. taïga 15 : Carte des incendies de forêt en Sibérie orientale, l’exemple du 13 mai 1996 en Baïkalie

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« Entre Touloun et Irkoutsk, notre voyage se poursuivit nuit et jour. Le jour, le soleil était obscurci quelquefois par des nuages de fumée, et, la nuit, la forêt était éclairée, çà et là, par des incendies » (Stadling, 1904, p. 322).

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La plus méridionale de toutes, la région de Tchita souffre des incendies les plus tardifs de la saison. En 2007, exceptionnellement, les pompiers avaient encore à lutter contre plusieurs dizaines d‟incendies de taïga au début du mois d‟octobre.

Cliché L. Touchart, juillet 1991

Photo 22 Incendies de taïga et clairières de défrichement le long du Transsibérien

Le kraï de Krasnoïarsk est l’une des principales régions russes de feux de taïga. C’est le long de la voie ferrée transsibérienne, en bordure des clairières de défrichement, que les départs de feu sont les plus nombreux. La photo est prise à l’ouest de la ville de Kansk, sur la marge d’une subtaïga à domination de Pins sylvestres.

Mais c‟est la république de Yakoutie qui subit les dommages les plus étendus, où les lariçaies, caractérisées par leur sécheresse, brûlent sur de grands espaces. Cependant, la reconquête forestière naturelle est rapide sur les terrains yakoutes dévastés, car le Mélèze de Dahourie est une remarquable espèce pyrophytique271 (Tsvetkov, 2004). L‟Extrême-Orient russe est, après la Sibérie, l‟autre grande région souffrant des incendies de taïga. La particularité vient de la longueur de la saison des risques, plus grande qu‟en Sibérie. Certaines années, la saison commence très tôt, comme en 2005, quand les premiers feux sont apparus dès la mi-juin. Lors d‟autres années, les dégâts se poursuivent très tard. Ainsi, en 2007, une recrudescence des incendies a encore eu lieu dans la seconde quinzaine d‟octobre, certes surtout dans la partie méridionale, le kraï de 271

Ce terme, entré dans le vocabulaire international, a été créé par le biogéographe soviétique S.N. Sannikov en 1973, pour désigner une espèce végétale capable de s‟adapter aux nouvelles conditions, en particulier pédologiques, des terrains brûlés et colonisant ces derniers avec facilité.

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Primorié, mais aussi plus au nord, dans l‟oblast de l‟Amour, le kraï de Khabarovsk et même l‟oblast de Magadan. Le semestre chaud de 2007 fut d‟ailleurs tout entier catastrophique, la taïga extrême-orientale ayant alors brûlé sur près de 4 400 km². La longueur de la saison des incendies dans la taïga extrême-orientale n‟est pas un phénomène nouveau. Arseniev (1921) décrivit par exemple un important feu dans les monts Sikhotè-Aline à la mi-octobre 1906 et il montra combien les incendies y étaient fréquents et répétés272. La lutte contre les incendies de taïga est d‟autant plus compliquée à mettre en œuvre en Russie que la surface à contrôler est immense. Il y aurait chaque année dans le pays près de 30 000 feux de forêt différents (Mašukov, 1999). La moyenne de 1985 à 2006 est, selon les chiffres officiels, de 24 477 départs annuels de feux (Maksimov, 2007). Or ceux-ci sont dispersés et répartis sur des superficies considérables, d‟où la grande difficulté de surveillance. Cette prévention doit cependant concerner avant tout les zones peuplées, non seulement parce que les dégâts y seront plus aigus, mais aussi parce que la plupart des départs de feux sont d‟origine humaine. La Russie a une grande expérience dans la prévention des feux de forêt, en associant la surveillance effective à la recherche scientifique, d‟abord à Léningrad pendant l‟entre-deux-guerres, puis en Sibérie. Dès sa fondation en 1958, l‟Institut Forestier de Krasnoïarsk a eu pour mission majeure la meilleure compréhension des incendies de taïga. Le point de départ en fut la création du laboratoire de pyrologie dans cet institut par N. Kourbatski, qui forma pendant des décennies les meilleurs spécialistes à ce sujet. A la fin des années 1960, ils développèrent le suivi des feux de forêt par télédétection aéroportée. La décennie majeure fut celle des années 1970, où des moyens financiers considérables permirent la mise en place desdits « laboratoires-volants », (Mašukov, 1999) sur la base d‟Antonov et d‟Iliouchine équipés pour la télédétection et les premiers traitements informatiques par EVM273. A partir de 1974, l‟Institut utilisa aussi la télédétection satellitaire. Pendant les années 1980, les dotations budgétaires diminuèrent, tandis que, progressivement, la télédétection satellitaire se démocratisait. A la chute de l‟URSS, l‟Institut reçut dès 1992 des chercheurs canadiens et américains pour échanger des informations sur les moyens de télédétection et commença de collaborer avec la NASA. Aujourd‟hui, sur un quart de la taïga russe, éloigné de tout point de peuplement, la surveillance se fait seulement par satellite, en privilégiant les canaux permettant de suivre les décharges de la foudre. Sur les trois autres quarts, la télédétection est aidée et précisée par des patrouilles aériennes de « Nous vîmes un cerf broutant près d‟un amas de rompis qui brûlait encore. L‟animal le franchit tranquillement pour aller mordre à ce qui restait là d‟un buisson. Les incendies fréquents avaient apparemment si bien familiarisé les bêtes avec le feu qu‟elles ne le craignaient plus » (Arseniev, 1921, chap. 16 « Chasse à l‟ours »). 273 L‟ancêtre soviétique des ordinateurs. 272

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surveillance, gérées par Avialessokhrana (Protection Aérienne des Forêts). Bien que, lors de la période eltsinienne, les patrouilles aériennes de surveillance eussent été divisées par cinq, Avialessokhrana possédait en propre 73 avions en 1999 (Davidenko, 2001) et utilisait aussi d‟autres appareils, y compris des hélicoptères, prêtés par l‟aviation civile. Enfin, des patrouilles de surveillance au sol complètent le dispositif. L‟ensemble des données satellitaires, aériennes et au sol alimentent un SIG, créé en 1995, afin de rassembler toutes les informations et les traiter de manière cartographique comme aide à la décision et au choix des unités les plus adaptées à intervenir sur le terrain pour circonscrire ou éteindre le feu. Si, malgré la surveillance, l‟incendie se déclare, l‟action se déplace sur le terrain de l‟extinction du feu et du sauvetage des personnes menacées. En dehors des moyens de lutte conventionnels au sol, la Russie possède plusieurs types d‟aéronefs spécialisés, mobilisés par le Ministère des Situations d‟Urgence274. Dans le cas de besoin d‟une intervention très précise, le meilleur appareil est l‟hélicoptère. Il s‟agit d‟une part de l‟hélicoptère bombardier de produit retardant Mi-8, qui peut déverser avec minutie 4 000 litres, d‟autre part des hélicoptères de sauvetage Mi-26 et Ka-32. Les avions les plus légers, qui épaulent depuis longtemps les hélicoptères dans le même type d‟opération délicate, sont des Antonov : d‟une part l‟An-2P, d‟autre part l‟An-26P, tous deux de petite contenance. A l‟inverse, s‟il est nécessaire d‟agir sur de vastes surfaces en déversant de grandes quantités de liquides, les Iliouchine, en particulier, l‟Il-76P sont ceux qui emmagasinent les plus gros volumes de produit retardant. Mais les bombardiers d‟eau275 aujourd‟hui les plus utilisés de la flotte russe sont les fameux Beriev276. Le Be-12P, fabriqué à partir de 1991 en reconversion de l‟hydravion militaire Be-12, qui datait de 1960, était sur tous les fronts lors de la période eltsinienne, avec sa capacité intermédiaire de 6 000 litres. Il est désormais remplacé par le plus gros, plus performant et plus souple Be-200, conçu dans le Complexe Technique et Scientifique d‟Aviation de Taganrog (TANTK) et construit en série depuis 1998 dans l‟Usine d‟Aviation d‟Irkoutsk (IAZ), tous deux regroupés sous la holding de la Compagnie Irkout. Les Be-200 et les hélicoptères russes interviennent aussi à l‟étranger, pour aider les pays méditerranéens. Par exemple, pendant l‟été 2007, la Grèce, la Bulgarie, la Serbie et le Monténégro ont profité des bombardiers d‟eau russes. Des discussions sont d‟ailleurs engagées depuis plusieurs années pour créer une 274

Le M.Tché.S. (Ministerstvo po Tchrezvytchaïnym Sitouatsiam), lequel a englobé en 2001 le Service d‟Etat de lutte contre les incendies. 275 Là où la langue française, si elle ne souhaite pas assimiler l‟objet à la seule marque Canadair, emploie bombardier d‟eau, le russe dit samoliot-amfibia (avion-amphibie, ce mot étant aussi utilisé pour tout autre type d‟hydravion, militaire ou civil) ou protivopojarny samoliot (avion antiincendie). 276 Du nom de G.M. Beriev (1903-1979), créateur et directeur du Bureau central de développement pour hydravions de Taganrog du début des années 1930 à la fin des années 1960, qui inventa et fit construire les hydravions militaires soviétiques.

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escadrille anti-incendie commune à la Russie et à l‟Union Européenne. Les bombardiers déversent non seulement de l‟eau, mais aussi un certain nombre de retardants. Ces produits ignifuges ont été élaborés à partir des travaux réalisés par l‟Institut de Recherche Scientifique de l‟Exploitation Forestière de SaintPétersbourg, le SPBNIILKh (Davidenko, 2001). Malgré cette grande expérience des interventions aériennes, des problèmes importants demeurent. Ainsi, pendant la période eltsinienne, le nombre de pompiers parachutistes et spécialistes de la descente en rappel héliportée a diminué de plus de moitié (Davidenko, 2001). Plus généralement, hors la taïga et même hors le milieu naturel, les incendies restent un fléau de la Russie. Dans ce pays du bois qu‟est la Russie, le feu a toujours joué un si grand rôle qu‟il en est devenu, pour ainsi dire, un élément culturel277, avec lequel on vit, contre lequel on lutte. Les tragédies russes fondées sur un incendie ne se comptent plus. Et il n‟est que de relire Enfance de Maxime Gorki pour se convaincre de l‟importance de ce phénomène dans la vie courante à la fin du XIXe siècle. Quant à Tourguéniev, il a pu écrire : « nos capitales de province brûlent, on le sait, une fois tous les cinq ans » (Pères et fils, 1862, chap. XIII). Sous Nicolas II, environ 200 000 izbas brûlaient chaque année dans l‟Empire Russe, soit plus de six maisons pour mille. Après être descendue à moins de quatre pour mille sous Lénine, la proportion culmina à sept pour mille en 1928 et 1929. Résumant la situation des années 1960, Basile Kerblay (1973, p. 136, reprenant les études de Kolonin) écrivait que « le feu reste toujours le fléau le plus fréquent dans les sinistres couverts par l‟assurance d‟Etat », à hauteur de plus de 80 % des dépenses pendant l‟après-guerre. Encore aujourd‟hui, les incendies urbains, ruraux et forestiers cumulés font, selon les chiffres des autorités russes de 2006, 18 000 morts par an dans le pays, soit près de dix fois plus qu‟aux Etats-Unis. La lutte contre l‟incendie des villages et des maisons de bois possède des points communs, mais aussi des différences, avec le combat contre les feux de forêt. La réflexion et l‟aménagement individuels sont anciens, puisqu‟il s‟agit de protéger sa maison. Le principal changement s'est effectué « à partir du XIXe siècle [quand] la tôle tend à se substituer au bois et au chaume, ces deux derniers matériaux étant trop facilement la proie des flammes » (Kerblay, 1973, p. 37). L‟éloignement de certains bâtiments annexes, comme la grange, qui aurait pu se pratiquer par l‟initiative personnelle, a cependant presque toujours été impulsé, voire contraint, par les autorités russes. La législation, depuis le XVIIIe siècle jusqu‟à la révolution, a surtout concerné, par échelle géographique, la dispersion de l‟habitat en petits villages plutôt qu‟en grosses agglomérations rurales, la largeur des rues de chaque village, la distance 277

« Le feu a toujours été la plaie des campagnes russes ; les paysans le désignaient sous le nom de coq rouge (krasnyj petušok) » (Kerblay, 1973, p. 134).

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minimale entre chaque dvor et entre bâtiments d‟un même domaine. L‟augmentation de la largeur des rues fut pendant toute la période tsariste un leitmotiv de l‟action publique pour reconstruire les villages incendiés, en particulier ceux traversés par la route postale, et éviter que le sinistre ne se répétât. Le décret de 1830 imposa dix sagènes, celui de 1848 vingt sagènes (Kerblay, 1973, p.19), soit plus de 42 m. Perpendiculairement à la rue principale, la venelle entre chaque dvor permettait de diminuer encore les risques de propagation. Décrivant un village des années 1920, P. Pascal (1966, rééd. 2008, p. 444) écrivait : « entre les maisons existe un espace libre, une ruelle (proulok), destinée surtout à arrêter la propagation des incendies ». Aujourd‟hui encore, les villages de la taïga frappent par leurs maisons espacées les unes des autres au bord de chemins démesurément larges. 278

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 23 La largeur des rues villageoises, un moyen de lutte contre la propagation des incendies Village sibérien récent, Khoujir a adopté la tradition multiséculaire, et réglementée depuis le XVIIIe siècle, de grande largeur des rues (ici la rue du Baïkal) et d’espacement des maisons de bois, afin d’éviter la propagation des feux.

Le dvor est le domaine, la ferme, l‟ensemble des bâtiments (maison d‟habitation, séchoir, grange, étable, etc.). 278

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La quadrillage des campagnes russes par des postes d‟incendies est quant à lui plus récent que toutes les mesures de distances et date de l‟aprèsguerre279. Comme il est l‟ennemi de l‟homme, le feu est souvent regardé comme étant aussi forcément celui de la forêt boréale. Pourtant, l‟incendie fait partie du fonctionnement naturel de la taïga, surtout celle de Sibérie orientale sur pergélisol. On peut considérer que les feux dont l‟intervalle n‟est pas trop rapproché, un par siècle environ, ont un certain nombre d‟effets bénéfiques. D‟abord, ils favorisent la plupart des arbustes et buissons produisant les baies appréciées des hommes et des animaux. Ensuite, ils éliminent la matière organique en surplus dans les sols et stimulent la minéralisation. Dans les régions de taïga sur pergélisol, Shvidenko et Goldammer (2001) ont montré que les sols sans passage d‟incendie, où se concentrait la matière organique, retardaient la fonte de la couche active et tendaient à causer l‟emmarécagement de la taïga et son appauvrissement. Dans la taïga de l‟Altaï, V.V. Fouriaev et V.I. Zablotski (2005) ont montré que les pinèdes étaient stabilisées par les incendies dans leur rythme actuel. Bien entendu, cette influence dépend du type de feu (Sofronov et al., 2005) et ceux qui ne sont pas défavorables sont les incendies des basses strates (Valendik et al., 2006).

2.1.2. Le froid et les plantes de la taïga La forêt boréale correspond à des régions dont la moyenne annuelle tourne souvent aux alentours de 0°C et où l‟amplitude annuelle est comprise entre 25 et 70°C. Les arbres doivent supporter un long hiver très rude. La limite sud de la taïga correspond grossièrement à l‟isotherme de janvier de -10°C en Europe au sud de Saint-Pétersbourg, de Ŕ20°C en Sibérie, la plus grande part de la forêt étant située dans des régions où la moyenne mensuelle de janvier est tourne aux alentours de Ŕ28°C.

« Les kolkhoz sont tenus d‟organiser des brigades de sapeurs volontaires et d'entretenir le matériel nécessaire pour lutter contre l‟incendie et des règles strictes ont été imposées par le décret du 15 novembre 1955 dans l‟aménagement des quartiers habités à la campagne : plantation d‟arbres, points d‟eau, postes d‟incendies » (Kerblay, 1973, pp. 135-136).

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 16 : La taïga russe et les températures du climat continental

Il est donc clair que, sur tout l‟espace couvert par la forêt boréale, les températures hivernales sont largement négatives pendant de longs mois d‟affilée. Sauf dans les parties les plus sud-ouest de la taïga, le nombre de jours de gel est partout supérieur à 9 mois. En outre, à des latitudes relativement élevées, les nuits sont, au cœur de l‟hiver, particulièrement longues. La croissance des arbres de la taïga est donc extrêmement lente. On trouve des conifères centenaires dont le diamètre du tronc va de 10 à 30 cm.

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Photo 24 Un tronc de Mélèze de 200 ans en Sibérie orientale, une lenteur de croissance due au froid

Ce Mélèze du Jardin Botanique d’Irkoutsk, qui dépend de l’Université d’Etat, a un âge parfaitement connu. En 200 ans, le diamètre de son tronc est resté faible, à cause de la lenteur de la croissance due au long hiver de la Sibérie orientale

L‟hiver est une période de repos biologique, pendant laquelle cesse toute photosynthèse, du fait de la fermeture des stomates. Le problème hivernal essentiel reste cependant d‟éviter le gel des liquides cellulaires. La première adaptation est la déshydratation, qui accroît la concentration des solutions cellulaires donc abaisse leur point de congélation. Les conifères de la forêt boréale peuvent avoir, en hiver, des pressions osmotiques allant jusqu‟à 65 atmosphères et c‟est de ce point de vue l‟Epicéa qui connaît les plus fortes valeurs (Birot, 1965). L‟autre adaptation est l‟endurcissement des pellicules externes. Notons que les feuillus de la taïga ont aussi la particularité d‟endurcir leurs bourgeons. Le Bouleau est, de tous les feuillus, le plus résistant à cet égard. La troisième, seulement vraie, chez les conifères, pour les Mélèzes, est la caducité des aiguilles. Endurcies, les aiguilles d‟Epicéa peuvent résister jusqu‟à Ŕ38°C, tandis que le Mélèze de Dahourie peut supporter des températures descendant à Ŕ70°C.

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 25 L’arbre de la taïga le plus résistant au froid, le Mélèze de Dahourie Grâce à la caducité de ses aiguilles, le Mélèze est le genre de Conifère qui supporte les plus grands froids sibériens. Parmi les différentes espèces, la plus résistante est le Mélèze de Dahourie, dont on voit ici le groupement estival des aiguilles. Chaque bouquet, le pobég, ou, plus complètement, oukorotchenny pobég (littéralement la pousse raccourcie, en français scientifique le fascicule), compte une bonne vingtaine d’aiguilles. Au bout du rameau, l’oudlinionny pobég forme au contraire une longue pousse qui correspond à l’accroissement de l’année.

Mais l‟été existe bel et bien, à la différence du milieu de toundra. C‟est lui qui fait toute la différence et autorise la pousse de l‟arbre. Le principal problème de l‟été est qu‟il est court. Il n‟y a souvent que 100 à 120 jours pendant lesquels la température moyenne quotidienne est supérieure à +10°C. Mais, au cœur de l‟été, la chaleur peut être importante, y compris en moyenne. La limite sud de la forêt boréale coïncide grossièrement avec l‟isotherme 22°C de juillet, le cœur de la forêt correspondant à des régions où la température moyenne de juillet est de 16 à 18°C. Les maxima instantanés peuvent largement dépasser les 30°C. En outre, en ces régions d‟assez hautes latitudes, la durée d‟éclairement quotidienne est, au cœur de l‟été, particulièrement longue. Ainsi, même quand les températures ne sont pas très élevées, cette durée de l‟insolation estivale permet une importante photosynthèse. En outre, « la permanence des aiguilles permet à la taïga une plus longue saison d‟assimilation que la forêt à feuilles caduques » (Birot, 1965, p. 188).

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Au total la conséquence du climat continental sur la taïga peut être résumée par le spectre biologique280, qui n‟est autre que la distribution des fréquences de cinq familles de plantes, classées en fonction de leur comportement pendant la saison difficile, ici la saison froide. Les phanérophytes, qui constituent 46 % des formations végétales mondiales, ne représentent que 15 % du nombre total d‟espèces de la taïga. En effet, les arbres et arbustes gardent leur port habituel pendant la mauvaise saison, si bien que seul un petit nombre d‟espèces arrive à développer les adaptations nécessaires à supporter un froid si long et intense. Les chaméphytes, qui réduisent leur partie aérienne pendant l‟hiver, représentent aussi une faible part du spectre. L‟une des plus répandues de la taïga est la tchernika, qui regroupe pour les Russes plusieurs sortes d‟airelles du genre Vaccinium. En fait, comme de normal dans ces régions où la saison froide est particulièrement longue et prononcée, ce sont les hémicryptophytes, à demi-cachées pendant la saison défavorable, et les cryptophytes (ou géophytes), subsistant généralement en hiver par leurs seuls organes souterrains, qui dominent largement, formant à elles deux 70% du spectre biologique, contre 32% en moyenne mondiale. Parmi les hémicryptophytes, les fougères (paporotniki) présentent un nombre d‟espèces beaucoup plus grand sur les marges méridionales et en Extrême-Orient qu‟au cœur même de la taïga, où elles sont plutôt rares. Les thérophytes, enfin, sont très peu nombreuses, puisque la saison chaude, trop courte, permet mal aux plantes annuelles d‟effectuer leur cycle complet, de la germination jusqu‟à la fructification. Leur part augmente cependant sur les franges méridionales de la taïga.

2.1.3. Une vie animale consacrée au passage de l’hiver Dans la taïga, la vie de toute l‟année tourne autour de la manière de passer la saison froide. Le court été ne sert qu‟à préparer l‟hiver long et rigoureux. Migration, hibernation et changement de régime alimentaire Une première solution consiste en la fuite. Un certain nombre d‟insectivores migrateurs quittent ainsi la taïga en hiver, quand manque leur nourriture. Chez les oiseaux, c‟est le cas des fauvettes, chez les mammifères de la sérotine boréale.

Ce classement, élargi par la suite à l‟ensemble de la planète, a justement été inventé par C. Raunkiaer (1905, « Types biologiques pour la géographie botanique » Bulletin de l’Académie Royale des Sciences du Danemark) pour les plantes de la taïga de l‟Europe septentrionale.

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Une deuxième famille d‟acclimatation concerne le passage de l‟hiver sous un comportement ou un autre aspect. Cela peut aller de l‟endormissement281 de l‟ours brun282 à l‟hibernation de l‟écureuil de Sibérie et à la transformation radicale pour des insectes passant l‟hiver sous terre sous forme de larve. Le troisième ensemble d‟adaptations regroupe tout ce qui concerne l‟alimentation. En fait, pratiquement tous les animaux de la taïga changent de régime alimentaire en fonction des saisons, qui sont ici très marquées. La plupart consomment des baies en été, mais se contentent d‟une nourriture plus fruste en hiver, fondée sur les écorces et les aiguilles. L‟élan et le lièvre variable, amateurs d‟herbes et de plantes tendres en été, se contentent d‟écorces en hiver. Les tétras, grands consommateurs de baies en saison chaude, en arrivent à ne manger que des aiguilles en hiver. Certains insectivores estivaux, comme le coucou, consomment des graines en hiver, dont ils ont fait des réserves en septembre. Le principe de la mise en réserve est un deuxième réflexe alimentaire très répandu. Les rongeurs de la taïga, mais aussi les oiseaux granivores, comme le bec-croisé des sapins et le casse-noix moucheté, font de multiples réserves de graines de cônes pour passer l‟hiver. On sait que c‟est parce qu‟ils n‟en retrouvent pas la plupart que ces animaux sont, par la dissémination des graines qu‟ils provoquent, des agents précieux de reboisement de la taïga après le passage des incendies. En Sibérie et en Extrême-Orient, les cédrières peuvent se reconstituer en grande partie grâce aux cachettes de pignes de la kedrovka. Les hommes peuvent même aider ces animaux prévoyants et favoriser ainsi les reboisements283. Même les carnivores font des réserves, comme le glouton qui stocke les tétras par parfois plusieurs dizaines d‟individus au même endroit. Outre les stocks de nourriture, certains animaux font des réserves de graisse, l‟exemple le plus connu étant celui de l‟ours, qui se goinfre en fin d‟été afin de passer la mauvaise saison. Une adaptation assez proche, pour les animaux qui restent éveillés en hiver, est de passer l‟essentiel du temps à manger, toute la journée et une bonne partie de la nuit. Ainsi, en hiver, la musaraigne naine passe tout son temps à dénicher des insectes et déterrer des larves. Du fait qu‟elle soit le plus petit de tous les mammifères, mesurant 4 cm et pesant 3 g à l‟âge adulte, elle dépense tellement Rappelons que l‟ours n‟hiberne pas au sens strict, car il n‟y a pas de fort abaissement de sa température. 282 Selon les croyances russes traditionnelles, les ours, parmi les multiples traits humains qu‟ils développaient, avaient la connaissance des fêtes religieuses, calant ainsi leur endormissement sur les dates du calendrier julien. « Ne commencent-ils pas à hiverner le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste (le 29 août), pour sortir de leur tanière le jour de l‟Annonciation (le 25 mars) ? » (Conte, 1997, p. 174). 283 En 2007, les chercheurs de la section extrême-orientale de l‟Académie des Sciences Russe ont montré que les écureuils, si on leur fournissait des pommes de pin judicieusement réparties dans des mangeoires, étaient capables de reboiser les forêts en Pins de Corée beaucoup plus rapidement et efficacement que les forestiers ne le font. 281

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de calories pour résister au froid qu‟elle doit consommer trois à quatre fois son poids tous les jours284. Les tétras agissent de manière semblable. Le grand tétra, qui ne trouve rien d‟autre que des aiguilles de conifères pour s‟alimenter en hiver, doit en consommer en très grande quantité, vu leur faible valeur nutritive. La fourrure La quatrième réponse au froid de l‟hiver est celle du changement de fourrure, qui est sans doute la plus importante pour l‟histoire des conquêtes russes, la répartition géographique de la population sibérienne et l‟activité économique. Le lièvre variable change de couleur de même que l‟hermine.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 26 Le changement de pelage saisonnier du principal herbivore de la taïga : le lièvre variable Le zaïats-béliak se trouve en grande quantité dans toute la taïga russe, surtout quand elle est trouée de nombreuses clairières. C’est l’abondance de cet herbivore qui permet aux prédateurs de construire le maillon supérieur de la chaîne alimentaire. Il s’agit ici d’un spécimen empaillé du musée du village sibérien de Khoujir. L’hermine et le lièvre variable sont deux exemples caractéristiques du changement de couleur entre l’été et l’hiver.

Comme l‟écrit Elhaï (1967, p. 315) à propos des liens généraux entre le froid et les animaux, « l‟énergie produite est une fonction du poids, donc du volume, tandis que la déperdition de chaleur est proportionnelle à la surface du corps ; or celle-ci augmente moins vite que le poids avec la dimension de l‟organisme ». De ce fait les petits animaux sont désavantagés.

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Mais l‟important se trouve être que les mustélidés voient l‟épaisseur de leur fourrure s‟accroître pour supporter le froid. C‟est chez la zibeline que cela atteint les proportions les plus considérables. C‟est la raison pour laquelle les mustélidés et d‟autres animaux à fourrure ont été tant chassés par les Russes. Depuis les temps immémoriaux de la Vieille Russie, la fourrure fut utilisée comme vêtement ou couverture, mais elle acquit très tôt le statut de monnaie d‟échanges285. Dès le IXe siècle, des documents écrits montrent qu‟elle fut le premier tribut demandé par les Russes aux populations indigènes de la taïga d‟Europe, d‟abord ponctuellement, puis de manière généralisée286. La fourrure était le cœur de la puissance de la première principauté russe. Quand, en 1017, Yaroslav, réfugié à Novgorod, voulut mettre sur pied une armée pour battre Boleslas et Sviatopolk, sa première décision fut de réunir les richesses de la ville, c‟est-à-dire les fourrures, pour pouvoir rétribuer des Varègues287. Cette importance historique est rappelée par le géographe Pierre George. « Avant même que Kiev ait renoué les relations avec Byzance, Novgorod était une capitale. On en part à la conquête des pays producteurs de fourrures. En 1174, les Novgorodiens fondent un poste fortifié, comptoir de fourrures de zibelines sur les rives de l‟Ob, Yougra. La domination de l‟aristocratie commerçante de Novgorod s‟étend sur les Lettons, les Lituaniens, sur tout le nord de la plaine russe jusqu‟à la mer Blanche et jusqu‟à l‟Oural. Le commerce des zibelines, des fouines, des castors, des martres, des renards, des écureuils, entretient l‟activité » (George, 1962, p. 247). Au Moyen Age, l‟hermine, la zibeline, la martre, le castor, le loup, le renard, l‟écureuil, le lièvre formaient un élément essentiel du commerce entre la Russie kiévienne et l‟Empire Byzantin, puis l‟Europe occidentale par l‟intermédiaire de la Pologne. L‟appât des fourrures, « la ruée vers l‟or doux » de Gauthier et Garcia (1996), fut une cause majeure de la conquête généralisée de la Sibérie à partir du XVIe siècle288. La Russie domina le marché mondial jusqu‟à la fin du XIXe siècle289, quand elle fut rattrapée par le Canada et les Etats-Unis. L‟URSS se saisit de l‟importance de ce commerce dès les premières années de son existence et fit, pendant des dizaines d‟années, des efforts considérables, d‟une part de création de réserves 285 « Les Slaves, ne connaissant pas à l‟origine la monnaie métallique, utilisaient des pièces de tissus, mais aussi des peaux standardisées comme celles de la marte ou de l‟écureuil, qui en tenaient lieu » (Conte, 1986, p. 399). 286 Le tribut était le yassak. « Par ce mot d‟origine tatare on désigne un impôt en fourrure dont, depuis le XVe siècle dans le bassin de la Volga, on taxe les peuples non russes » (Gauthier et Garcia, 1996, pp. 55-56). 287 « Ils commencèrent aussitôt à rassembler de l‟argent, à raison de quatre peaux de martre par homme » (Nestor, 1113, traduction de J.-P. Arrignon, 2008, p. 162). 288 Jules Verne lui-même narra l‟ancienne participation des Samoyèdes à la fourniture en fourrures des Russes dans son ouvrage Le pays des fourrures (1873). 289 Un certain nombre de Français firent fortune à Saint-Pétersbourg à cette époque. Le manoir construit dans un hameau de Graçay, à Coulon, qui rappelle, par son style, l‟influence russe, est un exemple architectural berrichon de cet héritage.

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naturelles pour préserver la ressource cynégétique, d‟autre part le développement d‟élevages pour compléter la production. L‟URSS, qui produisait 150 millions de peaux par an dans la décennie 1980, a écrit l‟ensemble des lois régissant la pelleterie (pouchnina), depuis les armes autorisées, les saisons, les lieux et les quotas de chasse jusqu‟aux aspects commerciaux. La Russie les a reprises en tant que lois fédérales et a apporté quelques ajouts sur des points précis. Le secteur, estimé stratégique, est resté contrôlé par l‟Etat, non seulement sur le plan législatif, mais aussi, jusqu‟à il y a peu, financier. L‟évolution de la société Soyouzpouchnina (Pelleterie de l‟Union) en est caractéristique. Au début des années 1920, alors que la NEP battait son plein, plusieurs coopératives et organismes de ventes aux enchères se partageaient le marché russe de la fourrure et les liens avec l‟étranger, en premier lieu l‟Allemagne. En cette période de faibles ventes générales de la Russie soviétique à l‟extérieur, ce fut la pelleterie qui permit les premières entrées de devises dans l‟économie. L‟Etat en considéra vite l‟importance et créa en janvier 1930 le syndicat de l‟Union pour la fourrure (Vsésoyouzny pouchnoï sindikat), destiné à coordonner les coopératives et à former des cadres spécialisés. Et, en octobre 1931, l‟Etat fonda la Centrale du Commerce Extérieur290 Soyouzpouchnina, contrôlant l‟ensemble du commerce extérieur soviétique en fourrures et organisant ses célèbres ventes aux enchères à Léningrad, où se pressaient, deux fois par an, les acheteurs étrangers. Jusqu‟à la guerre, l‟évolution alla dans le sens de la forte croissance du choix d‟animaux concernés et, dans une moindre mesure, de l‟augmentation progressive de la part des fourrures d‟élevage aux dépens de celles issues de la chasse. Une nouvelle branche de l‟économie soviétique était née : le zvérovodstvo (l‟élevage des bêtes à fourrure). En 1941, une réorganisation administrative intégra dans la société de nombreux ateliers de transformations des peaux, puis, devant la menace nazie, la société fut transférée de Léningrad à Novossibirsk. Ce fut en 1947 que Soyouzpouchnina retrouva Léningrad, et, pendant une quinzaine d‟années, le castor, en manque sur les marchés mondiaux, fut une spécialité très recherchée. Des années 1960 aux années 1980, la part des peaux d‟élevage crût fortement et ce fut l‟âge d‟or du zvérovodstvo. En 1989, M. Gorbatchev réorganisa le secteur en accentuant la concentration et en regroupant toutes les sociétés soviétiques du secteur, mais le conglomérat fut cassé quelques années après. En 1999, Soyouzpouchnina devint une société par actions, cependant que l‟Etat gardait 58 % des parts. Ce ne fut qu‟en 2003 que la compagnie fut complètement privatisée, préservant son siège En URSS, l‟étatisation du commerce extérieur faisait que chaque branche était placée « sous le contrôle d‟une centrale de commerce extérieur » (Brand D., 1987, L’Union soviétique. Paris, Sirey, 4e éd., 261 p. : p. 166), une V.O. en abréviation russe (pour Vnechnéèkonomitcheskoïé obiédinénié). 290

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péterbourgeois au 98 avenue de Moscou. Elle reste aujourd‟hui la seule de toute la Fédération de Russie habilitée à organiser des ventes aux enchères de fourrure. Le marché reste important, mais a largement décliné. Ainsi, aux 169e enchères internationales de Saint-Péterbourg de 2006, ce furent 700 000 peaux qui furent vendues, contre 2,2 millions aux 72e enchères de 1976. La zibeline, monopole russe, reste la première vente. Du fait de cette chasse de longue date aux animaux à fourrure, plusieurs espèces ont frôlé l‟extinction, l‟hermine dès le Moyen Age291, puis la zibeline, avant que des mesures de protection assez sévères ne fussent prises. Ce n‟est pas pour rien que la plus ancienne réserve naturelle de Russie, celle de Bargouzin, a été fondée, dès 1916, dans le seul but, à l‟origine, de préserver le stock de zibelines en Transbaïkalie (Touchart, 1998).

2.2. La forêt boréale et les sols cendreux Le sol typique de la forêt boréale est le podzol, mot russe vernaculaire signifiant qu‟il s‟agit « presque » (pod) de « cendre » (zola). Il a été étudié scientifiquement pour la première fois en 1879 par le savant russe V.V. Dokoutchaev et c‟est à cette époque que le nom est entré dans le vocabulaire international. Le podzol est un sol zonal du climat continental et de la forêt de conifères, qui est donc susceptible de se développer quelle que soit la rochemère. Du fait d‟une très faible évaporation, celle-ci est toujours inférieure au total précipité. Le podzol se développe sous un quotient292 entre les précipitations et l‟évaporation en général compris entre 1,1 et 1,3. C‟est un sol acide, très pauvre en humus293, caractérisé par le lessivage des horizons supérieurs. Les éléments les plus mobiles sont évacués hors du profil, les autres s‟accumulent dans les horizons inférieurs du podzol294. Cette franche opposition entre une partie superficielle de départ des éléments et une partie profonde d‟accumulation fait que, malgré son épaisseur totale assez faible, souvent à peine une trentaine de centimètres, le podzol possède un profil nettement différencié (rezko rastchélionny profil). De tous les sols, c‟est même celui où

« La demande d‟hermines était si forte au Moyen Age que, malgré l‟abondance des peaux envoyées par Novgorod en Occident, il fallut trouver une fourrure de substitution : ce fut la belette russe (laska) » (Conte, 1986, pp. 398-399. 292 Quotient noté Kouv (Koèffitsient ouvlajnénia, bilan d‟humidité) par les auteurs russes. 293 La proportion d‟humus du podzol est en général seulement de 1,5 à 2 %. Pour désigner la fraction décomposée de la matière organique, les Russes emploient le mot pérégnoï, formé sur le racine slave de la putréfaction, ou bien le terme international issu du latin, russifié en goumouss. 294 Cette accumulation se fait « sous la forme de composés amorphes » (Duchaufour, 1991, p. 151), si bien que l‟horizon B est dit « spodique ». 291

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non seulement l‟horizon éluvial A (gorizont vymyvania295) se distingue le mieux de l‟horizon illuvial B (gorizont vmyvania), mais aussi où, à l‟intérieur de chacun d‟entre eux, les sous-horizons sont les mieux différenciés, que ce soit par la couleur, la texture ou la composition chimique. Fig. taïga 17 : Coupe du podzol, un sol aux horizons différenciés

295 Les Russes emploient aussi les termes plus internationaux de èliouvialny gorizont et illiouvialny gorizont, dont les préfixes ne sont évidemment pas, pour eux, aussi parlants que « vy » (départ, sortie) et « v » (entrée), placés devant « myvanié » (lessivage).

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A0 est la litière (podstilka). Elle est formée d‟une épaisse couche d‟aiguilles, dont la décomposition est extrêmement lente, du fait du froid, de l‟importance de la résine et de la dureté des cuticules. De fait, l‟eau précipitée est d‟abord filtrée par cette litière d‟aiguilles et elle acquiert ainsi dès le départ son acidité. A1 est le sous-horizon humifère (goumoussovy gorizont). Parfois absente, la couche humifère du podzol est de toute façon très mince, habituellement entre 1 et 4 cm. Noir et acide, cet humus est un mor, dont le pH est toujours inférieur à 5, souvent à 4. Cette acidité a plusieurs causes qui se cumulent. Primo l‟aération est mauvaise, puisque la couche humifère est gorgée d‟eau pratiquement en permanence. Secundo le froid empêche la minéralisation des composés organiques, l‟activité des bactéries étant fortement ralentie par la faiblesse des températures. Le podzol montre ici son caractère de sol zonal en équilibre avec le climat continental. Cela se traduit par une faible production d‟azote minéral et un rapport élevé entre le carbone296 et l‟azote. Tertio la végétation acide entretient l‟acidité du sol. C‟est donc un humus riche en acides fulviques (foulvokisloty). Or on connaît leur mobilité, leur instabilité, la facilité qu‟ils possèdent d‟être lessivés, emmenant avec eux les éléments utiles aux plantes. Le calcium est emporté d‟autant plus facilement que la neige emmagasine tout spécialement de grandes quantités de gaz carbonique. Or c‟est elle qui fournit l‟eau d‟imbibition. Il faut rappeler que les échanges entre les radicelles et les cations du sol utiles aux plantes ne peuvent se faire que si le pH des radicelles est plus acide que celui du sol. Bref, seuls des plantes acidiphiles peuvent pousser sur les podzols, mais, en retour, les plantes de la forêt boréale entretiennent l‟acidité du sol. A2 est le sous-horizon éluvial minéral (podzolisty gorizont). Souvent épaisse de 15 à 20 cm, parfois plus du double, cette couche est la partie la plus typique du podzol, celle qui est à l‟origine de son nom. C‟est une poudre siliciceuse stérile, gris clair à blanchâtre, semblable à de la cendre, essentiellement formée de fragments de quartz. Il n‟y a plus ni matière organique, ni argile, ni fer. Tous ces éléments ont été entraînés. En effet, d‟abord les acides fulviques cassent les liens chimiques des associations minérales, « dissociant même les silicates d‟alumine des argiles » (Birot, 1965, p. 187). Ensuite, le lessivage est très efficace, à cause de l‟imbibition par la neige et de la grande faiblesse de l‟évaporation.

La grande quantité de carbone montre que la matière organique n‟arrive pas à être minéralisée. De ce point de vue, le passage de quelques incendies de temps en temps n‟est pas défavorable (Shvidenko et Goldammer, 2001).

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B1 est le sous-horizon illuvial humifère297. Il fait en général quelque centimètres d‟épaisseur. C‟est là que s‟accumulent l‟essentiel des matières organiques emportées de l‟horizon A. B2 est le sous-horizon illuvial minéral298. Il ne fait lui aussi que quelques centimètres et se reconnaît à sa couleur souvent rouille. C‟est ici que s‟accumulent le fer, sous forme ferrique, le manganèse et les argiles, en général plutôt de la kaolinite, voire, si les argiles elles-mêmes sont détruites, les oxydes d‟alumine. Il arrive que, dans les podzols où une petite nappe située à ce niveau s‟assèche en chaque fin d‟été, le sous-horizon B2 s‟indure. Il forme alors une petite dalle imperméable, qui empêche ensuite l‟infiltration. Cet alios est parfois si riche en fer qu‟il a, jadis, été exploité. C‟est la bolotnaïa jéleznaïa rouda, ce « fer des marais » qui faisait autrefois fonctionner le célèbre arsenal d‟Ivan le Terrible à Tchérépovets. L‟horizon C est une couche de transition et d‟altération de la rochemère. Cette dernière se trouve souvent être constituée de formations quaternaires glaciaires, glacio-lacustres et fluvio-glaciaires, du moins dans la moitié occidentale de la Russie. La forêt boréale vit sur podzol grâce à un certain nombre d‟adaptations. Les conifères concernés, de même d‟ailleurs que les bouleaux, présentent deux familles de racines. Les premières, superficielles, exploitent l‟horizon humifère, tandis que les secondes, nettement plus basses, plongent, au-delà du sous-horizon cendreux, dans l‟horizon illuvial, moins acide. D‟autre part, la taïga est celle de toutes les forêts qui développe le plus l‟association entre l‟arbre et le champignon, sous la forme du mycorhize. Ce n‟est pas pour rien que ce fut un Russe, en l‟occurrence F.M. Kamenski, qui décrivit le premier ce phénomène sous le nom de gribokoren, mot à mot « la racine-champignon », avant que l‟Allemand A. Franck ne proposât le terme international, qui signifie la même chose en s‟appuyant sur un radical grec.

Equivalent à Bh, c‟est-à-dire le sous-horizon enrichi en humus, ou, plus précisément, en « matière organique insolubilisée » (Duchaufour, 1991, p. 151) 298 Equivalent à Bs (Duchaufour, 1991), c‟est-à-dire le sous-horizon enrichi en sesquioxydes.

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 18 : L’arbre de la taïga et le podzol : l’évitement du sous-horizon cendreux et la recherche de nutriments

Cette symbiose permet au champignons de profiter du carbone assimilé par les arbres de la taïga et ceux-là livrent en retour des nitrates assimilables par les conifères. C‟est ce qui permet aux arbres de la forêt boréale de croître sur un sol qui ne compte pratiquement pas d‟azote minéral. Parmi les mycorhizes de la

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taïga russe, celle qui associe le Lactaire délicieux et l‟Epicéa, ou le Pin, est l‟une des plus connues, à l‟instar de la symbiose entre la truffe et le Chêne en France.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 27 Le Lactaire délicieux de la taïga de Pin, un mycorhize contournant la pauvreté du podzol Une villageoise sibérienne nous présente le ryjik qu’elle a cueilli dans la strate muscinale d’une taïga de Pins. Reconnaissable à sa couleur carotte (morkovny tsvet), le chapeau (chliapka) de ce beau spécimen a un diamètre d’une huitaine de centimètres. Sa bordure retroussée (zaviortnouty kraï)

montre qu’il s’agit d’un individu jeune. Le mycorhize entre le Lactaire délicieux et le Pin est l’une des symbioses les plus importantes de la taïga.

Les podzols vrais se forment au mieux sur de légères pentes. Dans le fond des cuvettes, le lessivage vertical n‟est plus efficace et les podzols ont tendance à être remplacés par des sols plus simples, de profil AG. L‟humus (A1) domine alors un horizon G argileux, souvent bleu-verdâtre, couleur due à l‟importance du fer ferreux réduit en milieu anaérobie. Ce sont des podzols à gley, qui prennent de plus en plus de place au fur et à mesure qu‟on traverse la taïga en direction du nord. Dans ces régions septentrionales, un autre phénomène prend une importance accrue, la longueur de la période du gel superficiel, au-dessus d‟une couche qui ne dégèle elle-même jamais.

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2.3. La forêt boréale et le pergélisol, une originalité russe Ailleurs qu‟en Russie, le sous-sol gelé en permanence est en général le soubassement de la seule toundra, mais il ne déborde pratiquement pas sur la taïga. Certes, en Amérique du Nord, des îlots de permafrost descendent jusque dans les Grandes Plaines du Dakota et, en Scandinavie, il quelques taches de tjälle dans la partie la plus nord du barrskog. Mais il ne s‟agit jamais de pergélisol continu. De fait, seule la taïga russe est affectée par ce phénomène. Ainsi, une grande part de la forêt boréale russe pousse au-dessus d‟un pergélisol (vetchnaïa merzlota ou bien mnogoletniaïa merzlota) qui, certes, ne pourrait pas se former dans les conditions actuelles, mais qui subsiste en tant qu‟héritage pléistocène, notamment grâce à la faiblesse du manteau neigeux protégeant le sol. En effet, selon la formule de Chostakovitch, la survie d‟un pergélisol continu est inversement proportionnelle à la hauteur de neige en janvier. Dans ces conditions, il est logique que ce soit en Sibérie, partie de loin la plus sèche des immensités forestières boréales, que le pergélisol résiste le mieux. A l‟est de l‟Iénisséï, en Sibérie centrale et orientale, la totalité de la taïga de mélèzes se trouve en fait au-dessus d‟un pergélisol, continu (splochnaïa) au nord, discontinu (préryvistaïa) au centre, sporadique (ostrovnaïa)299 au sud. Dans la Plaine de Sibérie Occidentale, le pergélisol discontinu mord sur la taïga au sud de la baie de l‟Ob et le pergélisol sporadique descend, par taches, jusque vers 62° N, soit 3 à 5 degrés plus sud que la limite nord de la forêt. Finalement, seule la forêt boréale de Russie d‟Europe est épargnée, sauf la taïga située entre la Petchora et Vorkouta, où se trouvent d‟importants îlots de merzlota. Le pergélisol de la taïga sibérienne cimente les formations morainiques, fluvio-glaciaires, glacio-lacutres et, plus en dessous, les pores des roches, sur de grandes épaisseurs, par exemple 150 mètres dans la région de Yakoutsk. Son toit se trouve heureusement plus bas, en moyenne, que celui du pergélisol de toundra. Le plus souvent, c‟est à une profondeur d‟environ deux à trois mètres sous la surface que commence la mnogoletniaïa merzlota de la forêt boréale, même si, en Yakoutie, il n‟est pas rare que la taïga de mélèzes croisse au-dessus d‟un sous-sol gelé en permanence à partir d‟un à deux mètres. Habituellement, le pergélisol est donc suffisamment profond pour ne pas gêner directement la pousse de la forêt boréale ; cependant, les conifères à enracinement superficiel y

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Pergélisol continu : splochnaïa mnogoletniaïa merzlota, pergélisol discontinu : préryvistaïa mnogoletniaïa merzlota, pergélisol sporadique ou en taches : ostrovnaïa mnogoletniaïa merzlota.

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viennent moins mal, si bien que le Mélèze de Dahourie (Larix dahurica, listvennitsa daourskaïa) est à ce sujet favorisé300. Fig. taïga 19 : Carte de la taïga sur gélisol

En fait, la mnogoletniaïa merzlota a surtout une influence néfaste par l‟intermédiaire de l‟engorgement estival que cette dalle imperméable provoque au-dessus d‟elle, dans le mollisol. Non seulement le sommet des roches-mères est imbibé d‟eau en été, mais aussi le podzol qui se développe au-dessus, renforçant ainsi son acidité. C‟est pourquoi la forêt sur pergélisol est en général plus chétive qu‟en son absence. Seule la taïga claire (svetlokhvoïny less) peut ainsi pousser sur les gélisols forestiers (taïojno-merzlotnyé potchvy). En outre, comme il s‟agit d‟un pergélisol relique, le mollisol est fréquemment plus épais que le gel d‟un hiver moyen. Il y a donc, en hiver, une couche qui reste dégelée entre la partie superficielle saisonnièrement gelée et le pergélisol, un talik. Les forces de compression qui en résultent, mais aussi les effondrements thermokarstiques qui en découlent, peuvent avoir une influence notable sur la forêt boréale. Les mouvements de cette couche active inclinent les arbres, voire les couchent, et donnent ainsi naissance à la forêt ivre (piany less).

300

« Le mélèze de Daourie, dont les racines sont superficielles et qui pousse facilement des racines supplémentaires, est spécialement adapté aux régions où le sous-sol est éternellement gelé » (Berg, 1941, p. 51). « Le mélèze de Dahurie doit sa position pionnière jusqu‟à plus de 72° vers le nord, non seulement à sa résistance vis-à-vis de la gelée, mais aussi au fait qu‟il s‟accommode d‟un permafrost situé à faible profondeur (0,50 m Ŕ 1 m). L‟arbre arrive à prélever l‟eau et les sels nécessaires sur cette tranche mince, grâce à un large système de racines latérales » (Birot, 1965, p. 196).

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3. La taïga russe est-elle monotone ? On sait que les géographes et les biologistes français introduisent habituellement leur présentation de la taïga russe par la monotonie de celle-ci (Lacoste et Salanon, 1969, Viers, 1970, Braque, 1988, Rougerie, 1988, Arnould, 1991, Huetz de Lemps, 1994, Amat, 1996, Hotyat, 1999, Lageat, 2004). Or la définition de la monotonie selon le dictionnaire du Petit Robert est celle d‟une « uniformité lassante ». Cette détermination du contenu de la monotonie pose deux questions, l‟une objective, l‟autre subjective. L‟uniformité de la taïga, qui s‟appuierait sur une réalité existant hors de l‟esprit, sur des objets indépendants de la pensée, est de loin la partie la plus développée chez les scientifiques et, souvent, la seule qui soit par eux justifiée. Quelques citations peuvent aider à déterminer les critères sur lesquels s‟appuie l‟uniformité de la taïga. « La futaie de conifères a [..] une certaine monotonie, […] une grande homogénéité floristique » (Huetz de Lemps, 1994, pp. 57-58). « La monotonie de la forêt boréale est la conséquence de sa pauvreté en espèces. Même lorsque les essences ne constituent pas des peuplements purs mais sont associés, les formes de croissance des résineux […] réalisent une architecture forestière d‟une grande simplicité. Le sous-étage arbustif (Alnus, Vaccinium), herbacé et muscinal participe aussi à l‟impression d‟uniformité » (Braque, 1988, p. 88). « Aussi la forêt boréale donne-t-elle une impression de monotonie par la répétition, sur des centaines de km², des mêmes motifs paysagers : monospécificité, monochromie, monostratification, tout est « mono » dans cet immense biome » (Arnould, 1991, p. 145). Ce sont donc trois justifications qui reviennent le plus souvent : d‟abord le petit nombre de genres et d‟espèces présents, ensuite un ensemble de caractères descriptifs communs et, enfin, l‟immensité d‟un seul tenant. A la dernière citation, la plus recherchée, qui ajoute que ce paysage végétal offre une seule couleur, nous serions tenté d‟adjoindre une réflexion sur le son301 de la taïga. En effet, quitte à souligner l‟uniformité objective, autant prendre la monotonie dans son sens propre, celui d‟une seule hauteur de voix. A cet égard, le bourdonnement des moustiques est le bruissement principal de cette forêt en été, très différent des craquements qui rompent parfois le silence hiémal. Il serait possible de s‟arrêter là et de considérer que la monotonie est synonyme d‟uniformité. C‟est le choix de raison fait par beaucoup de géographes. Après tout, la géographie physique est une affaire sérieuse, qui a son vocabulaire spécifique et n‟est pas obligée de suivre le dictionnaire de la langue française dans ses définitions au sens figuré. Pourtant force est de reconnaître que, dès qu‟on s‟éloigne de l‟unicité de ton, de voix, de son, on sort 301

Depuis la thèse novatrice de Frédéric Roulier (1998) sur la géographie du bruit à Angers, l‟étude du son (en général sous sa forme dérangeante) existe dans notre discipline dans un champ d‟analyse que nous ne maîtrisons aucunement. Nous nous contentons ici d‟introduire par ce moyen le fait que la taïga puisse être perçue de façon multiple.

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déjà du sens propre. Dans ce cas, il n‟est peut-être pas interdit d‟aller jusqu‟au bout de la démarche et d‟assumer la part subjective de l‟emploi de la monotonie. Il est agréable de constater que c‟est le cas de certains auteurs, qui n‟hésitent pas à parler à ce propos d‟« impression » (Braque, 1988, p. 88, Arnould, 1991, p. 145). D‟autres osent même écrire qu‟il n‟est pas besoin que l‟uniformité soit réelle pour que la monotonie de la taïga, qui implique un sentiment de lassitude, soit perçue. « Les paysages forestiers des hautes latitudes dominés par les résineux, s‟ils présentent des variations dans les espèces, les physionomies et les densités, sont néanmoins perçus comme monotones » (Hotyat, 1999, p. 236). Ce « néanmoins » nous enthousiasme ; il nous donne envie de lui consacrer toute une partie. Il nous autorise à développer une éventuelle variété de la taïga, sans pour autant déroger, pour l‟instant, au sentiment de monotonie. Il restera seulement à s‟interroger, plus tard, sur les liens entre les trois justifications habituelles de l‟uniformité de la taïga et le sentiment de lassitude. Le moyen d‟apporter une contribution se trouve être d‟étudier les types de taïga par un emboîtement d‟échelles géographiques. Les biogéographes russes ont effectué depuis longtemps302 un découpage de la zone de la taïga en sous-zones (podzony), domaines (oblasti), provinces (provintsi) et sous-provinces (podprovintsi). Si l‟on voulait épouser les traditions de la géographie française, on pourrait garder quatre niveaux de différenciation, mais effectuer au moins deux ajustements. Il s‟agirait d‟une part d‟inverser les deux premiers échelons russes, d‟autre part de fusionner les deux derniers tout en créant un dernier niveau propre pour les micro-variations. La première différenciation de la taïga russe, celle qui marque son originalité à petite échelle cartographique par rapport à la forêt hudsonnienne, oppose la forêt sempervirente occidentale à la forêt décidue orientale. C‟est une différence de physionomie saisonnière qui repose sur la continentalité croissante de la Russie sur des milliers de kilomètres, d‟ouest en est. Ce gradient en longitude forge la typologie classique des auteurs français, qu‟ils soient anciens (Elhaï, 1967) ou récents (Galochet, 2007)303. La deuxième différenciation géographique oppose la frange septentrionale, lâche, trouée, clairsemée et marécageuse, le centre peuplé de conifères sur un vrai podzol, et la marge méridionale, où la transition avec la forêt de feuillus et la steppe est complexe. C‟est une différence de densité physionomique s‟appuyant d‟abord sur la durée de la saison froide, qui 302

En particulier les différents volumes publiés sous la direction de A.A. Fedorov dans les années 1970 et 1980 et l‟ouvrage Rastitel’nost’ evropejskoj časti SSSR (1980). 303 « Domaine de la forêt boréale entre la Scandinavie et l‟Oural », « domaine de la Sibérie orientale », « domaine extrême-oriental » (Elhaï, 1967, p. 193). « Taïga occidentale à épicéas et sapins », « taïga moyenne, pins et bouleaux », « taïga claire à mélèzes et pins », « taïga maigre d‟altitude à mélèzes et toundra » (Galochet, 2007, p. 122).

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augmente sur des centaines de kilomètres avec la montée en latitude. C‟est le premier niveau de la typologie russe classique, ainsi que celle des auteurs français présentant la forêt boréale mondiale et désireux d‟insister sur les écotones. Cette zonation de la taïga est perturbée, à moyenne échelle, par la disposition des massifs montagneux, qui peuvent faire disparaître la forêt boréale à des latitudes pourtant favorables ou, au contraire, la faire apparaître en zone de steppe. A une échelle à peu près équivalente, l‟intervention de la société russe et de minorités nationales aide à donner une identité régionale à certaines portions de taïga. A l‟exception ambiguë de Pierre George304, ce niveau est le plus souvent absent des études françaises sur la taïga russe. La quatrième différenciation géographique tient compte, à très grande échelle cartographique, de l‟extrême variété des paysages taïgiens sur quelques hectomètres ou kilomètres, dans un contexte d‟héritages glaciaires et périglaciaires multipliant les contre-pentes et les contrastes de drainage. Ce dernier échelon n‟est pas compté dans l‟emboîtement des échelles en Russie, puisqu‟il ne peut pas être cartographié à l‟échelle d‟une carte de la Fédération. Il est donc traité séparément à un cinquième niveau. En France, cet échelon est celui de prédilection chez les auteurs qui veulent dépasser l‟étude zonale et continentale305. Une typologie affinée de la taïga est loin d‟être une démarche de géographie fondamentale dénuée d‟applications. C‟est au contraire la plus proche du terrain, des menaces et des propositions d‟aménagement. Les scientifiques russes pensent aujourd‟hui que la solution aux dommages de la taïga russe devrait venir d‟un zonage plus efficace, séparant les classes de taïga, 304

Pierre Georges (1962, p. 237), grand connaisseur de la Russie, savait bien que la variété de la taïga était importante à l‟échelle régionale, mais la géographie physique française de l‟époque réclamait de réserver l‟essentiel de la place éditoriale à la seule géomorphologie et il n‟eut l‟heur de développer son idée. « Deux zones de végétation, la forêt et la steppe. Combien de paysages ? Une géographie régionale à l‟échelle de la géographie régionale de l‟Europe occidentale et centrale en découvrirait aisément plusieurs dizaines. Telle n‟est pas notre prétention dans cet ouvrage général. Retenons seulement de cette esquisse très légère un avertissement contre toute généralisation et toute schématisation trop hâtive ». Vingt ans auparavant, il écrivait déjà : « la forêt du Nord se résorbe ainsi en une multitude d‟associations végétales régionales ou locales, dont chacune présente des aptitudes particulières au défrichement et à la mise en valeur » (George, 1942, p. 153). 305 Jean Demangeot, l‟un des seuls géographes français à s‟être insurgé contre la monotonie de la taïga, justifiait son refus en ne s‟appuyant que sur la très grande échelle. « On a parfois tendance à imaginer la forêt boréale comme haute, simple et monotone sous prétexte qu‟elle est immense : 31 % des forêts du globe. Rien n‟est moins exact, pour la quadruple raison des fantaisies du permafrost, des inégalités du drainage, de la dynamique des tourbières et de la persistance des clairières accidentelles » (Demangeot, 1994, p. 164). C‟est aussi l‟échelle choisie par P. Ozenda (1994, p. 92) : « malgré son apparente homogénéité, la forêt boréale est une mosaïque variée et de très nombreux groupements ont été décrits. D‟une manière générale, les différences sont moindres entre les trois ceintures latitudinales que celles que créent la variété édaphique ».

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les types de dégâts et les familles de reboisement. C‟est l‟un des grands apports des travaux de V.I. Kosmakov (2006) à propos de la régénération des forêts taïgiennes endommagées par les extractions minières en Sibérie.

3.1. Le gradient longitudinal de la forêt boréale et le passage de la sempervirence à la caducité La taïga de la Russie d‟Europe et de la Sibérie occidentale est une forêt toujours verte, peuplée de conifères qui ne perdent pas leurs aiguilles. Elle est en cela semblable à la forêt boréale alaskienne, canadienne et scandinave, dont elle ne se distingue que par de légères différences de composition floristique. Cette taïga de la moitié occidentale de la Russie s‟oppose à la taïga de Sibérie orientale, peuplée de mélèzes décidus et unique au monde par sa monospécificité. La limite entre la taïga sempervirente (vetchnozélionaïa taïga) et la taïga décidue (listopadnaïa taïga) passe au niveau de la vallée de l‟Iénisséï. La répartition de la faune répond en partie à ce contraste végétal ; c‟est ainsi que certaines espèces n‟existent que dans la taïga sempervirente, d‟autres dans les lariçaies. Fig. taïga 20 : Carte du gradient longitudinal de la taïga russe et du passage de la sempervirence à la caducité

A plus grande échelle cartographique, il existe à l‟intérieur de chacune des deux taïgas un gradient longitudinal qui fait se succéder différents genres

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dominants de conifères, le Pin en Carélie, l‟Epicéa jusqu‟à l‟Oural, de nouveau le Pin dans la Plaine de Sibérie Occidentale, le Sapin sur le haut et moyen Iénisséï, le Mélèze au-delà. A l‟intérieur de ces genres, quelques espèces vicariantes se relaient d‟ouest en est selon le gradient de la continentalité.

3.1.1. La taïga toujours verte à l’ouest de l’Iénisséï A l‟ouest de la Russie, comme en Amérique du Nord et en Scandinavie, le déterminisme climatique a imposé la présence de la forêt boréale sempervirente en milieu continental plutôt que la forêt de feuillus décidus. En effet, le court été ne permettrait pas à ces derniers d‟accumuler suffisamment de matières nourricières pour reconstituer leurs larges frondaison. Les conifères sempervirents, eux, ne perdent pas ces éléments, puisqu‟ils gardent leurs aiguilles, pouvant ainsi reprendre immédiatement leur croissance dès l‟arrivée des beaux jours. Cette forêt sempervirente occidentale est la plus riche de Russie, bien qu‟elle soit plus pauvre que celle de Scandinavie et d‟Amérique du Nord, par son humidité plus faible et la moins grande présence de l‟Epicéa, souvent dépassé, même en Russie d‟Europe, par le Pin. Dans la taïga russe, en moyenne plus sèche que celle des autres continents, le Pin sylvestre (Pinus sylvestris) est si banal qu‟il y est nommé le pin commun (sosna obyknovénnaïa). Leur groupement donne naissance à des pinèdes, les sosnovyé lessa ou les sosniaki, qui peuvent atteindre une quarantaine de mètres de hauteur. Les pins communs de la taïga se distinguent à la couleur rougeâtre que prend l‟écorce dans les parties hautes du tronc. De près, on reconnaît la sosna obyknovénnaïa au fait que les aiguilles sont attachées deux par deux. Selon les autres conifères avec lesquels le Pin sylvestre est mêlé, la forêt boréale russe sempervirente se subdivise traditionnellement en trois parties qui se succèdent de la frontière finlandaise à l‟Iénisséï. Depuis P. Camena d‟Almeida, les Français parlent volontiers de la taïga fenno-scandienne, ouralotimanienne et sibérienne occidentale. Les géographes russes actuels, comme N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev, nomment la première la taïga carélienne (karelskaïa taïga) ou scandinave orientale (vostotchno-skandinavskaïa taïga), la deuxième la taïga européenne orientale (vostotchno-evropeïskaïa taïga) ou, s‟appuyant sur le réseau lacustre et fluvial, ladogo-vytchégdienne (ladojskovytchégodskaïa taïga). Un quatrième faciès de la taïga sempervirente réapparaît sur les montagnes de Sibérie méridionale, mais pour des raisons altitudinales. Dans la continuité de la forêt boréale finlandaise, la taïga fennoscandienne couvre, en Russie, la Péninsule de Kola et la Carélie. Elle est

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dominée par le Pin sylvestre (Pinus sylvestris) et l‟Epicéa d‟Europe (Picea excelsa ou europaea, dit aussi Picea abies), soit la sosna obyknovénnaïa et la ièl evropeïskaïa (dite aussi ièl obyknovénnaïa). C‟est une forêt assez largement marécageuse et tourbeuse, où les tourbières de cuvette occupent une grande place. Mais, sur les interfluves où elle s‟épanouit, la taïga fenno-scandienne est la plus majestueuse des forêts russes, grâce à la ièl obyknovénnaïa qui peut atteindre ici une cinquantaine de mètres de hauteur. La taïga ladogo-vytchégdienne, qui couvre l‟essentiel de la moitié nord de la Russie d‟Europe, est drainée par la Dvina du Nord et sa branche orientale, la Vytchegda. Elle déborde à l‟est sur les hauts bassins de la Mézèn et de la Petchora. Dite aussi ouralo-timanienne, cette taïga couvre assez largement les monts Timan et la chaîne ouralienne306. C‟est une forêt dominée par l‟Epicéa de Sibérie (Picea obovata, ièl sibirskaïa) et le Pin sylvestre (Pinus sylvestris, sosna obyknovénnaïa). Mais la plus riche des taïgas russes comprend aussi en grande quantité le Sapin de Sibérie (Abies sibirica, pikhta sibirskaïa) et le Mélèze de Russie, dit aussi Mélèze de Soukatchov (Larix sukaczewii, listvennitsa rousskaïa ou bien listvennitsa soukatchova). L‟Epicéa de Sibérie est l‟essence la plus caractéristique de la taïga ouralo-timanienne. Cet arbre est très proche de l‟Epicéa d‟Europe, au point qu‟on le considère parfois seulement comme une sous-espèce (podvid) de ce dernier (Picea excelsa obovata). La plupart du temps, cependant, il est regardé comme une espèce à part entière. Il est moins grand que son cousin européen et donne naissance à des forêts qui ne dépassent pas 30 m de hauteur. Il développe une plus grande résistance au froid. La taïga de Sibérie occidentale est la plus orientale des forêts boréales sempervirentes. Elle est certes encore dominée d‟espèces toujours vertes et c‟est le Cèdre de Sibérie (Pinus sibirica, kedr sibirski ou kedrovaïa sosna sibirskaïa) qui prend la première place, devant les mêmes essences qu‟à l‟ouest de l‟Oural, le Pin sylvestre, l‟Epicéa de Sibérie, le Sapin de Sibérie. Pourtant, les espèces décidues prennent progressivement de plus en plus d‟importance, avec de grands peuplements de Mélèzes de Sibérie (Larix sibirica, listvennitsa sibirskaïa). Le Cèdre de Sibérie, qui est un Pin en taxonomie307, d‟ailleurs très proche du Pin cembrot des Alpes, est un bel arbre qui peut atteindre 45 m de haut. Il développe un port très ample et une couronne à larges branches 306

Il vaut mieux nommer cette forêt la taïga ouralo-timanienne si on veut montrer le rôle que les massifs montagneux ont joué dans le repeuplement forestier après la glaciation, en particulier pour les essences sibériennes qui ont trouvé le relais de l‟Oural avant de conquérir l‟Europe orientale. En revanche, il est logique d‟appeler cette forêt la taïga ladogo-vytchegdienne si on veut insister sur les grands fleuves qui ont permis aux Russes son peuplement et son exploitation. 307 Les Russes ne sont pas les seuls à appeler cèdres (kedry) des arbres n‟appartenant pas au genre Cedrus. On sait que les Américains nomment cèdres (cedars) certains thuyas et genévriers. De ce fait, il conviendrait sans doute mieux d‟appeler cédrière la taïga russe de Pins de Sibérie plutôt que cédraie, réservée au genre Cedrus (Da Lage et Métailié, 2005, p. 115). Il serait en revanche peut-être abusif, ou contraire à la géographie régionale, de la nommer cembraie.

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(chirokoraskidistaïa krona) montrant qu‟il n‟a pas, dans cette taïga sèche, à résister à de fortes chutes de neige. De près, il se reconnaît au fait que les aiguilles se groupent cinq par cinq. Ce faisceau (poutchok), ou, plus scientifiquement ce fascicule (oukorotchenny pobég), de cinq aiguilles permet de le distinguer facilement.

Cliché L. Touchart, août 2008 Photo 28 Fascicule à cinq aiguilles de Pinus sibirica Le Cèdre de Sibérie (sibirski kedr) est en fait, en taxonomie, un Pin. Il se reconnaît facilement au fait que c’est le seul grand conifère de la taïga dont le fascicule (oukorotchenny pobég) groupe cinq aiguilles. Ces deux faisceaux ont été ramassés sous un Cèdre de Sibérie au nord-ouest d’Irkoutsk, puis déposés sur un carnet de terrain pour être photographiés.

Cet arbre, « le tsar de la taïga » (Marchand, 2007, p. 219, citant Parmuzin), a une grande importance dans la vie quotidienne de la population. Son bois est de grande qualité308. Et, surtout, les graines contenues dans ses cônes (chichki) sont l‟un des aliments favoris des Sibériens, qui les grignotent partout et à longueur de journée. Ces pignes comestibles, les séména des scientifiques, sont appelées par tous les Russes les noix de cèdre (kedrovyé orekhi). La taïga de Sibérie occidentale est en outre celle qui pousse sur les sols les plus humides de toutes les forêts boréales.

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« Le bois connu sous le nom de « cèdre sibérien » (Pinus cembra) est le meilleur de Sibérie et celui que l‟on emploie le plus volontiers pour l‟ameublement ; il ne travaille ni ne pourrit » (Reclus, 1881, p. 616).

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Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 29 Pommes de cèdre de Sibérie sur le marché de Listvianka

Le Cèdre de Sibérie est un Pin qui donne des cônes assez trapus, en forme d’œuf, de 6 à 13 cm de longueur et de 5 à 8 cm de largeur. Chaque cône contient une centaine de graines comestibles, que les Russes appellent des noix de cèdre. Déjà en 1881, E. Reclus (p. 619) notait, à la suite des récits de Middendorff et Erman, que « sur les bords du Yeniseï, il n’est pas rare de voir abattre de grands cèdres, simplement pour en récolter les cônes, qui renferment des graines comestibles que mangent les Sibériennes pendant les longues soirées d’hiver ». Puis P. Camena d’Almeida (1932, p. 214) remarqua que « les ‘noix’ contenues dans ses cônes se vendent partout, et les Sibériens en grignotent sans cesse ». Cela reste vrai aujourd’hui, notamment aux arrêts de bus ou à tout autre endroit où il convient de patienter un peu. Ici, les cônes sont vendus sur le marché de la petite station touristique de Listvianka, sur les bords du Baïkal.

C‟est la forêt de l‟Ob, qu‟on appelle aussi parfois la taïga marécageuse309. Elle est trouée de milliers de lacs de thermokarst, de contrepentes morainiques, de dépressions marécageuses et de tourbières. La mchara (voir infra) y couvre plus de superficie que la taïga pleine et l‟élan (Alces alces), se complaît particulièrement dans cette taïga marécageuse, où la nourriture est abondante en plantes aquatiques. La taïga de l‟Ob a subi d‟importantes dégradations depuis les années 19670, du fait de l‟exploitation pétrolière (Fattal, 2005). L‟ensemble de la taïga sempervirente comporte aussi des animaux qui n‟existent pas dans la taïga orientale. Le putois (Mustela putorius, tchiorny khor ou bien lesnoï khor) ne vit que dans la taïga européenne et l‟Oural est une barrière qu‟il n‟a jamais franchi. Le vison d‟Europe (Mustela lutreola, evropéïskaïa norka) et la martre commune (Martes martes, lesnaïa kounitsa) peuplent la taïga européenne et une partie de la forêt de Sibérie occidentale, mais on ne les trouve pas au-delà de l‟Ob. Le grand tétras (Tetrao urogallus, obyknovenny gloukhar) n‟est présent que dans la taïga sempervirente d‟Europe « Là se situe la plus grande zone de marécages du monde, de part et d‟autre du cours ouest-est de l‟Ob. Ils constituent pour la forêt un ennemi intérieur qui la ronge » (Birot 1970 p. 126).

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et de Sibérie occidentale. Bien qu‟il déborde un peu l‟Iénisséï, se retrouvant dans les bassins des Toungouskas et de l‟Angara, le grand coq de bruyère a une répartition géographique qui confirme une nouvelle fois que le grand fleuve de Sibérie forme une frontière non seulement phytogéographique, mais aussi zoogéographique. Aucun de ces animaux ne vit dans la taïga de mélèzes de Sibérie orientale.

3.1.2. La taïga de mélèzes à aiguilles caduques en Sibérie orientale Au-delà du fleuve Iénisséï, le paysage change assez brutalement. Alors que la sempervirence des conifères était un avantage sur la forêt de feuillus décidus pour vivre en climat continental, elle n‟est pas suffisante pour vaincre le milieu ultra-continental. Le caractère décidu, mais celui des aiguilles, redevient un avantage dans ces conditions. En effet, le gel bloque ici l‟eau pendant une telle durée que les arbres sempervirents ne peuvent plus remplacer l‟eau qui s‟évapore de leurs aiguilles, accentuée sous l‟effet des vents secs. Bien qu‟il s‟agisse d‟une transpiration uniquement cuticulaire, très réduite, puisque la transpiration stomatique est quant à elle bloquée par la fermeture de tous les pores, l‟eau vient néanmoins à manquer. Seul le Mélèze, en perdant ses aiguilles, élimine ainsi toute transpiration. C‟est donc à perte de vue que s‟étend une immense forêt de mélèzes couvrant 278 millions d‟hectares (Utkin et al., 1995), un listvennitchnik, mot courant pour les Russes, que les Français peinent à traduire par le mot rare de « lariçaie » (Da Lage et Métailié, 2005, p. 308)310. C‟est cette forêt qui forme la taïga décidue. De l‟Iénisséï jusqu‟à une longitude d‟environ 100° Est, deux espèces se partagent les immensités du Plateau de Sibérie Centrale, le Mélèze de Sibérie et le Mélèze de Dahourie, qui s‟hybrident d‟ailleurs (Koropačinskij et Miljutin, 2006) en Mélèze de Tchekanov311. Au-delà de ce méridien, l‟ultra-continentalité est telle que la taïga se réduit à un vaste peuplement monospécifique de Mélèze de Dahourie (Larix dahurica, listvennitsa daourskaïa), qu‟on appelle aussi le Mélèze de Gmelin (Larix gmelinii, listvennitsa Gmelina).

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Da Lage et Métailié (2005, p. 333) indiquent que les termes de mélézin, mélézein, mélézen et mélézière sont employés pour les peuplements de Mélèzes de montagne. C‟est en effet ainsi que P. Ozenda (1984, p. 84) utilise « mélèzein » et B. Fischesser (1982, p. 139) « mélézin ». En revanche, P. George (1990, p. 299) ne précise pas, à propos de « mélézen », qu‟il ne peut s‟agir d‟un peuplement de bas pays. 311 En allant vers le sud, ces deux Mélèzes se mêlent à deux Pins, le Pin sylvestre (Pinus sylvestris) et le Cèdre de Sibérie (Pinus sibirica).

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 30 Le Mélèze de Sibérie, dernière essence mêlée au Mélèze de Dahourie avant la taïga monospécifique.

A l’est de l’Iénisséï, la taïga devient décidue, le seul genre de conifère résistant à l’ultracontinentalité du climat étant le Mélèze. Dans la partie occidentale du Plateau de Sibérie Centrale, le Mélèze de Sibérie (listvennitsa sibirskaïa) reste répandu, avant de laisser la place au seul Mélèze de Dahourie. Le Mélèze de Sibérie se distingue de loin par sa forme plus ramassée et ses branches moins écartées que celui de Dahourie. De près, on remarque ses cônes moins petits que ceux de Dahourie. La détermination a été ici faite par Elena Anatolovna, biologiste.

Bel arbre de 30 à 35 m de hauteur à l‟âge adulte, 40 à 45 m pour les spécimens les plus élevés, très héliophile et le plus résistant au froid de tous les arbres, le Mélèze de Dahourie se complaît dans les régions sèches, ensoleillées et au froid intense de Sibérie orientale (Pozdnjakov, 1975). Il est clair que l‟existence de la taïga décidue est due au climat de la Yakoutie312 et de la Sibérie Orientale. Etant donné la masse du continent eurasiatique, cette région possède une continentalité unique au monde, qui provoque ce paysage exceptionnel formé d‟une seule espèce sur de très grandes distances, sans aucune intervention de l‟homme. A l‟approche des cuvettes marécageuses et tourbeuses, le Mélèze de Dahourie se réduit à un petit arbre de seulement 4 à 6 312

Lev Konstantinovitch Pozdniakov (1912-1990), le spécialiste mondial du Mélèze de Dahourie, a consacré sa vie à l‟étude de cet arbre et, plus généralement, de la taïga de Yakoutie.

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mètres de hauteur, mais il arrive ainsi à occuper tous les sites. Il pousse audessus des pergélisols les plus proches de la surface de toute la forêt boréale, grâce à un développement superficiel de son système racinaire. Si la monospécificité du Mélèze de Dahourie sur de si grandes distances pose des problèmes d‟absence de variété et de richesse, elle n‟en fournit pas moins un bois de grande qualité, imputrescible et très résistant, qui a fait le bonheur de générations entières de constructeurs d‟izbas et d‟autres édifices en bois en Yakoutie, et qui continue d‟être largement utilisé. Il représente réellement, mais aussi symboliquement, la résistance. Dans son roman L’Adieu à l’île (Prochtchanié s Matioroï, 1976), l‟écrivain sibérien Valentin Raspoutine avait érigé un Mélèze indestructible de la région de Bratsk en métaphore de l‟opposition de la Russie à une mise à mal de ses fondements paysans et chrétiens (Niqueux, 2006). Au cœur de la taïga de Mélèzes de Dahourie, l‟étage supérieur est plus lâche que dans la forêt boréale sempervirente. Comme, en outre, il est décidu, le sous-bois est bien plus lumineux et a tendance à être plus dense que sous la taïga sempervirente. Cette taïga claire, monospécifique et décidue, règne jusqu‟aux vallées de la Léna et de l‟Aldan. Au-delà, quelques modifications se produisent. Au nord-est, le Mélèze de Dahourie est rejoint par le Mélèze de Cajander313 (Larix cajanderi, listvennitsa kaïandera) et le Cèdre nain (Pinus pumila, kedrovy stlanik). Ces deux derniers finissent par remplacer le Mélèze de Dahourie dans la taïga des bassins de la Yana, de l‟Indighirka et de la Kolyma, ainsi que sur les basses pentes des monts de Verkhoïansk et de Tcherski. Au sud-est, le Mélèze de Dahourie se mêle à l‟Epicéa de Sibérie et au Cèdre nain, notamment à l‟extrême sud de la Yakoutie et dans les monts Djougdjour, où ce paysage persiste jusqu‟aux littoraux montagneux de la mer d‟Okhotsk. Le sous-bois laisse alors une place importante au Peuplier baumier (Populus suaveolens, topol douchisty) depuis la Léna jusqu‟au Pacifique. L‟originalité floristique de la taïga décidue de Mélèzes s‟accompagne d‟un peuplement animal en partie unique. Parmi les espèces n‟existant pas dans la taïga sempervirente située plus à l‟ouest, on trouve le chevrotin porte-musc (Moschus moschiferus, kabarga), dont la limite correspond remarquablement avec le cours de l‟Iénisséï. Bien que le chevrotin porte-musc se plaise dans les lariçaies au sous-bois fourni, il préfère cependant toutes les taïgas de montagnes de Sibérie orientale et d‟Extrême-Orient. 313

Le Mélèze de Cajander est considéré comme une simple variété (Larix gmelinii cajanderi) du Mélèze de Dahourie pour certains, comme une espèce à part entière pour d‟autres. Cet arbre a été nommé ainsi en l‟honneur du botaniste finalandais Aimo Karloo Cajander, qui a beaucoup travaillé au tout début du XXe siècle sur la taïga du bassin de la Léna.

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Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 31 La kabarga, un chevrotin de la taïga de Mélèzes orientale

Le chevrotin porte-musc n’existe que dans la taïga décidue de Mélèzes, surtout dans les montagnes de Sibérie méridionale et d’Extrême-Orient, où l’abondance des lichens leur procure une nourriture suffisante. La photo a été prise dans le musée du village de Bolchié Koty.

En effet, ces forêts, plus humides que celle des bas plateaux, présentent des lichens qui pendent des branches et forment une bonne part de son alimentation. Très chassée pour sa viande, son cuir, à partir duquel on prépare la meilleure zamcha314, et son musc, utilisé en parfumerie, la kabarga avait presque disparu à la fin du XIXe siècle. Cependant, grâce aux mesures de protection, en particulier dans les réserves naturelles créées à partir des années 1930, la population est largement remontée, pour atteindre une centaine de milliers d‟individus, régulée par une chasse annuelle fixée à 5 000 têtes. Seule la kabarga de Sakhaline est strictement protégée et interdite de chasse. D‟autres espèces habitent de préférence dans la taïga de Mélèzes, mais débordent sur la partie orientale de la taïga sempervirente. C‟est le cas du putois de Sibérie (Mustela sibirica, kolonok), dont on recense 360 000 individus en Sibérie orientale et Extrême-Orient, mais tout de même 125 000 dans l‟ensemble de la Sibérie occidentale et de l‟Oural. Les activités humaines ont accentué dans ce cas une répartition naturelle qui favorisait déjà la taïga décidue. Le caractère géographique le plus important concerne cependant les oiseaux. Il est manifeste que leur diversité est plus grande dans la taïga de 314

A peu près l‟équivalent de la peau de chamois de la langue française.

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Sibérie orientale, cependant que le gradient longitudinal provoque un appauvrissement vers l‟ouest, inverse à celui de la richesse végétale. Par exemple, la pichtchoukha du nord est une espèce du genre Certhia qui n‟existe que dans la taïga orientale, de même que le grand tétras des pierres (Tetrao parvirostris, kamenny gloukhar). « La Sibérie orientale est très riche en oiseaux de la taïga, elle en compte 42 espèces ; en allant vers l‟ouest, le nombre des espèces diminue […]. La Sibérie orientale a constitué un des centres de dispersion des oiseaux de la taïga, d‟où ils se sont répandus en Europe à l‟époque post-glaciaire » (Berg, 1941, p. 58).

3.2. Le gradient latitudinal de la forêt boréale Présentant une remarquable zonation, la taïga russe peut se subdiviser en rubans parallèles, dont celui situé au milieu porte les caractères les plus francs de la forêt boréale. C‟est la « taïga moyenne » des Russes (sredniaïa taïga), une « sous-zone » (podzona) essentiellement comprise entre le 60e et le 64e parallèles, qui couvre environ 4 millions de kilomètres carrés. Cela représente environ un quart du territoire russe, mais seulement 40 % de l‟ensemble de la zone taïgienne, montrant ainsi l‟importance des marges qui la bordent et font transition avec les autres milieux. En effet, au nord et au sud de cette ceinture de référence, les paysages de la forêt boréale changent. La hauteur des arbres et leur densité ne sont plus les mêmes. Les forêts boréales des marges septentrionales ont une biomasse qui peine à atteindre 100 tonnes à l‟hectare, tandis que la forêt boréale centrale tourne autour de 200 à 250 tonnes par hectare. Mais sur les marges méridionales, la biomasse se tient entre 300 et 350 tonnes à l‟hectare. En terme de productivité, l‟écart est du même ordre, la forêt des régions les plus nordiques produisant en général entre 2 et 4 tonnes par hectare et par an, contre 5 à 7 dans les parties centrales de la taïga et 8 à 9 sur les marges méridionales. Ces différences biogéographiques sont fondées sur la zonalité climatique. La durée de la saison végétative augmente du nord au sud et, selon Rakovskaja et Davydova (2003, p. 251, en russe), « la somme des températures actives », celle des températures moyennes quotidiennes supérieures à 10 °C, est de 800 à 1200 °C dans la taïga septentrionale, de 1200 à 1500 °C dans la taïga moyenne et elle peut dépasser 1 800 °C dans la taïga méridionale, la seule où les défrichements aient laissé une certaine place à l‟agriculture. En hiver, la surface du sol gèle saisonnièrement en moyenne sur une épaisseur de 120 cm sous la taïga septentrionale, de 70 cm sous la taïga médiane, de 45 cm sous la taïga méridionale. En Sibérie centre-orientale, il faut ajouter une couche profonde

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gelée en permanence, d‟autant plus proche de la surface que la taïga est nordique315. Ainsi liée aux gradients climatiques et pédologiques latitudinaux, la dégradation de la taïga sur ses marges donne lieu à des rubans de transition, les écotones, où le paysage végétal se modifie progressivement. Au nord, le passage conduit partout à la toundra, au sud, le nombre de possibilités est plus grand, variant d‟ouest en est en fonction de la continentalisation croissante316. Non seulement ces « interfaces » (Lacoste et Salanon, 2001, p. 221) modifient leur épaisseur et leur latitude en fonction de perturbations d‟échelle plus locale, comme les vallées des grands fleuves, mais les écotones changent aussi de place avec le temps. Les géographes physiciens ont longtemps fait remarquer, à juste titre, que la taïga était une formation végétale très jeune, qui n‟avait réoccupé cette zone, du sud vers le nord, que depuis la fonte de l‟inlandsis il y a une dizaine de milliers d‟années et dont les marges avaient fluctué en fonction des pulsations paléoclimatiques holocènes. Il faut désormais ajouter à ce schéma une possible accélération actuelle et future liée au réchauffement global. C‟est ainsi que, selon certains auteurs, comme D. Zamolodtchikov, le changement climatique repousserait la zone de la taïga vers le nord et bouleverserait ses écotones, avec la toundra d‟une part, la steppe d‟autre part. Les modélisations du Centre d‟études des problèmes d‟écologie et de productivité des forêts ont en effet simulé plusieurs remontées de la taïga en latitude, en fonction de plusieurs hypothèses d‟élévation des températures. Dans le cas d‟un réchauffement faible, le gain de la taïga sur la toundra serait plus élevé que celui de la steppe sur la taïga, si bien que la taïga serait bénéficiaire. Dans l‟hypothèse d‟un fort réchauffement, la taïga serait au contraire déficitaire et son écotone méridional en souffrirait beaucoup.

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« Les différentes zones de végétation de la Sibérie centrale ont un soubassement commun, le permafrost […] toute la zonation de la végétation dépend de la profondeur du dégel estival » (Birot, 1970, p. 128). 316 « Le contact de la forêt boréale avec les autres grandes formations végétales est simple au nord, où il se fait avec la toundra, plus complexe au sud, dans la zone tempérée où la taïga passe à des forêts mixtes, des forêts de feuillus caducifoliés, des prairies, des steppes continentales, suivant que l‟on se trouve en climat océanique ou continental » (Arnould, 1991, p. 151).

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3.2.1. Les marges septentrionales de la forêt boréale La zone de transition entre la taïga et la toundra, qui forme un domaine parfois dit « subarctique » par les géographes français317 (Godard et André, 1999), est l‟un des écotones les plus larges318 et les plus progressifs de la planète (Löve, 1970), s‟étendant du sud au nord sur plusieurs dizaines à plusieurs centaines de kilomètres (Arnould, 1991, p. 152, Ozenda, 1994, p. 90, Lacoste et Salanon, 2001, p. 221, Dubois et Miossec, 2002, p. 154). Cette ceinture végétale de dégradation de la taïga couvre 3,8 millions de km², soit 22 % territoire russe et 36 % de la zone taïgienne, selon les planimétries d‟Issatchenko et les définitions de Martchenko et Nizovtsev. Cette surface considérable montre que, en fait, plus d‟un tiers de la forêt boréale russe est constituée d‟une formation végétale chétive qui, sur sa marge la plus nord, est si clairsemée que le statut forestier n‟est pas certain. C‟est elle qui explique les grandes variations chiffrées existant entre les différentes sources, l‟écotone étant classé par certains dans la zone de toundra, par d‟autres dans celle de taïga. La richesse du vocabulaire russe concernant ce ruban végétal de transition en dénote la complexité. Certains auteurs russes le nomment tout entier lessotoundra, en français la toundra boisée. D‟autres géographes russes, comme Issatchenko, regroupent toute cette ceinture sous l‟appellation de taïga septentrionale. Mais la plupart des auteurs récents séparent nettement l‟écotone en deux bandes parallèles. Ils réservent ainsi le terme de toundra boisée à la partie la plus septentrionale de l‟écotone, celle de la zone de combat où les derniers arbres rabougris s‟aventurent dans la toundra. N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev (2005) préfèrent appeler cette moitié nord predtoundrovyé redkolessa, c‟est-à-dire les forêts clairsemées de pré-toundra, selon une délimitation assez proche319 de la lessotoundra des auteurs classiques. La toundra boisée, à peu près regardée comme forêt clairsemée de pré-toundra, couvre environ 1,9 million de km², sans compter son équivalente montagnarde.

317

En revanche, les géographes russes réservent ce terme à la vraie toundra méridionale buissonnante (Aleksandrova, 1977, Adurahmarov et al., 2003). 318 D‟où son appellation de « zonoécotone boréo-némoral » par H. Walter (1979) et son classement dans les « mégaécotones » par P. Duvignaud. 319 Mais non pas tout à fait égale. Ces géographes font entrer dans la toundra boisée la forêt clairsemée de pré-toundra et la toundra méridionale hypoarctique.

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Fig. taïga 21 : Carte de l’extension de la toundra boisée

La moitié sud de l‟écotone forme alors une taïga septentrionale (sévernaïa taïga), qui se différencie de la taïga moyenne par deux critères. D‟une part, la taïga septentrionale est une forêt aux arbres espacés et non jointifs comme en forêt boréale moyenne (Abdurahmanov et al., 2003). D‟autre part, les lichens prédominent dans l‟étage inférieur, au contraire des mousses vertes de la taïga moyenne. La taïga septentrionale ainsi entendue couvre environ 1,9 million de km². Ajoutons le fait que d‟autres auteurs320 encore réservent le terme de taïga dans son sens le plus strict au seul écotone, laissant la forêt boréale désigner le cœur de la zone321. La situation se complique encore en Sibérie orientale, où se rejoignent la dégradation de la taïga vers l‟est par continentalisation et la dégradation de la taïga vers le nord par l‟allongement de la saison froide, sans compter l‟importance qu‟y prennent les massifs montagneux. Ainsi, en Yakoutie, la taïga moyenne elle-même devient si clairsemée qu‟elle ressemble à la bande de la forêt clairsemée du nord et on a presque coïncidence entre la toundra boisée et la taïga de mélèzes de la Sibérie orientale322. Cela revient à dire que, à force de s‟élargir d‟ouest en est, toute la largeur de la zone de la taïga n‟est plus, dans cette région, qu‟un écotone. « Ce terme russe d‟origine turque ne désignait à l‟origine que la marge septentrionale, la plus claire, de cette formation » (Da Lage et Métailié, 2008, p. 531). 321 Cette acceptation restrictive de la taïga serait fondée partiellement sur l‟étymologie, puisque ce mot russe aurait été emprunté au vocabulaire de minorités indigènes de famille linguistique turcomongole où il signifierait « mont recouvert de forêt » (Radvanyi, 2007, p. 41). Reclus (1881, p. 616) notait que le mot s‟emploie « spécialement à l‟est de l‟Altaï pour les régions montagneuses ». De ce fait, la taïga désignerait à l‟origine un étage altitudinal de transition et pourrait ainsi s‟employer aussi pour désigner une zone latitudinale de transition. 322 « C‟est d‟ailleurs au iakoute que le russe aurait emprunté le mot même de taïga » (Hamayon, 1997, p. 9). Cela confirme le bien-fondé de l‟emploi du terme de taïga pour le seul faciès 320

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Il est donc un peu arbitraire et simplificateur de vouloir isoler la seule dégradation de la taïga sur ses marges septentrionales, mais cette étude garde sa pertinence dans la moitié occidentale de la Russie. Le changement du paysage forestier en direction du nord se fonde sur l‟espacement de plus en plus grand entre les arbres. Sur son flanc septentrional, la forêt boréale devient une forêt claire, ou, plutôt, une forêt clairsemée323. Les conifères ne sont plus jointifs, ils s‟espacent, si bien que le sous-bois perd son caractère obscur, la lumière atteint le sol. Cela permet aux lichens de se mieux développer, notamment Cladonia coccifera et Cladonia bellidiflora. La toundra boisée est une formation très marécageuse, qui compte aussi beaucoup de tourbières. En été, c‟est l‟endroit qui compte le plus de moustiques et même le géographe russe L.S. Berg (1941, p. 29) ne peut s‟empêcher de s‟exclamer qu‟on en trouve « des quantités inimaginables dans la toundra boisée ». En outre, la taille des arbres se réduit. L‟étage supérieur, qui pouvait être d‟une trentaine de mètres en pleine forêt boréale, s‟abaisse vers le nord à une dizaine de mètres324, puis, dans la zone de combat, on trouve des mélèzes de seulement quatre à cinq mètres de haut et dont le tronc n‟a qu‟un diamètre d‟une trentaine de centimètres. Finalement, ce sont souvent des sujets arbustifs ou nains qui font la transition avec la toundra. Les conifères ne sont pas les seuls à subir ce rapetissement et, chez les feuillus, le cas du Bouleau nain (Betula nana) est connu. C‟est la bérioza karlikovaïa des Russes, ou le bériozovy stlanets. La cause de l‟ensemble de ces dégradations zonales est climatique, fondée sur l‟allongement de la durée de la saison froide du sud au nord, qui finit par faire disparaître l‟arbre. En effet, grâce à leur endurcissement, les conifères peuvent supporter les froids les plus intenses, en premier lieu le Mélèze de clairsemé de la forêt boréale. Finalement, la Yakoutie est l‟endroit où se rejoignent les dégradations d‟origines longitudinale, latitudinale et altitudinale, pour former une forêt partout clairsemée. 323 Le français « forêt claire » peut désigner à la fois une taïga septentrionale dont les arbres sont espacés et une taïga de pins, qui est plus lumineuse qu‟une forêt d‟épicéas. Le russe fait en revanche très distinctement la différence. Il emploie dans le premier cas redkostoïny less, ou bien redkolessié, désignant ainsi une « forêt aux individus espacés », une « forêt clairsemée », qui est le propre de la taïga septentrionale, dans le second cas svetlokhvoïny less, qui est une forêt claire par ses essences dominantes de pins. Rougerie (1988, p. 139) refuse l‟emploi de forêt claire pour la taïga, insistant sur le fait que le terme est réservé à certaines formations subtropicales et tropicales, « et non pas [à des formations] distinguées par le desserrement local de peuplements végétaux plus loin constituées en forêts denses, comme il en est sur les marges arctiques des taïgas ». Dubois et Miossec (2002, p. 155) parlent de « forêt très claire » pour désigner « l‟écotone forêt-toundra ». Nous emploierons ici le terme de taïga claire pour les pinèdes boréales et de taïga clairsemée pour les marges nord de dégradation de la taïga vers la toundra. 324 Au nord-ouest de la presqu‟île de Kola, « si la forêt s‟y prolonge, c‟est sous la forme amoindrie qu‟on appelle taïbola ; le sapin, qui domine, ne dépasse pas 8 à 12 mètres de haut » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 111).

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Dahourie. Mais, en contrepartie, il leur faut un certain nombre de jours chauds en été. Bref, si la saison végétative est trop courte, l‟arbre disparaît. Plusieurs seuils climatiques principaux se superposent à peu près à la limite de l‟arbre, avec quelques variations en fonction de la plus ou moins grande continentalité. Grossièrement, l‟arbre disparaît à partir du moment où le nombre de jours sans gel devient inférieur à 50, ou bien quand il y a moins de 120 journées à plus de 5 °C devient. Il en est de même si la moyenne mensuelle du mois le plus chaud passe en dessous de 10°C, qui correspond à la ligne de Köppen. Ainsi, ce n‟est pas l‟intensité du froid de l‟hiver, mais seulement la disparition de l‟été qui provoque celle de la forêt boréale et le passage à la toundra. L‟écotone de la toundra boisée correspond finalement à une bande climatique limitée par l‟isotherme du mois le plus chaud de 10 °C au nord et 13 °C au sud (Dubois et Miossec, 2002), soit les « limites de l‟arbre et de la forêt » (Godard et André, 1999, p. 189). Si l‟on compte l‟écotone de la toundra boisée dans la zone de la forêt boréale, comme le font la plupart des auteurs, alors la limite nord de la taïga dépasse largement le cercle polaire dans la presqu‟île de Kola, par environ 69° N à l‟ouest, 67° N à l‟est, grâce à la terminaison de la Dérive NordAtlantique qui réchauffe la région. Au-delà de la Mer Blanche, elle reste toujours proche du cercle polaire, tant en deçà qu‟au-delà de l‟Oural, du moins jusqu‟à l‟Iénisséï, où elle dépasse légèrement la petite ville d‟Igarka. A l‟est de l‟Iénisséï, le relief montagneux complique tellement la situation que le paysage devient plutôt une alternance de toundra de montagne et de taïga de fond de vallée. A l‟est de la Léna et de l‟Aldan, il est même illusoire de tracer une limite, eût-elle une grande largeur latitudinale. Il s‟agit plutôt d‟une mosaïque par taches de toundra et de taïga clairsemée, où l‟échelle locale prend le pas sur l‟échelle zonale. Dans la taïga septentrionale des monts de Sibérie orientale et la toundra boisée qui lui fait suite en Tchoukotka et au nord de la mer d‟Okhotsk, le Cèdre nain (Pinus pumila) prend de plus en plus d‟importance. Ce dernier, le kedrovy stlanik des Russes, parfois appelé le Pin prostré ou Pin japonais en français (Hotyat, 1999), devient l‟arbuste principal de toutes les formations végétales des montagnes côtières, notamment dans la forêt rabougrie de prétoundra du Kamtchatka325. En conclusion, la zonalité taïgienne est, sur sa marge nord, largement perturbée par deux phénomènes d‟échelle moyenne, les vallées des grands cours d‟eau, qui permettent l‟avancée plus au nord de forêts-galeries, et les montagnes, qui, au contraire, constituent des enclaves de steppe périglaciaire à « Les langues de lapilli qu‟a tirées le volcan tout autour de son cône sont couvertes de stlannik, réseau dense d‟une variante de pins à crochets ou „cèdres nains‟ dont les branches acérées menacent yeux et jambes des pointes de leurs flèches » ( Boch et Fisset, 2007, p. 83). 325

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l‟intérieur de la forêt boréale. Elle l‟est aussi par de multiples modifications locales, à très grande échelle cartographique. Après l‟étude de la marge sud, il sera donc indispensable d‟effectuer un nouveau changement d‟échelles géographiques, sans lequel la taïga est, au moins en Sibérie orientale, incompréhensible.

3.2.2. Les marges sud de la forêt boréale : la taïga méridionale et les forêts mixtes de la subtaïga Les auteurs classiques, dont L.S. Berg était le représentant éminent, employaient le terme de « sous-zone des forêts mixtes » (1941, p. 59) pour désigner, en Russie d‟Europe, la bande forestière située au sud de la taïga proprement dite, où l‟Epicéa est toujours présent, mais se mêle avec des feuillus. Les auteurs plus récents, par exemple T.K. Yourkovskaïa, N.A. Martchenko, V.A. Nizovtsev élargissent le ruban de transition, tout le subdivisant en deux bandes zonales, la taïga méridionale et la subtaïga. En Sibérie, il n‟y a pas de forêt mixte à proprement parler. Pourtant, la transformation de la taïga sur son flanc méridional mérite elle aussi attention et les typologies russes actuelles cherchent à mieux faire apparaître la zonalité complète sans opposer systématiquement l‟Europe à l‟Asie. Au total, la marge méridionale de la taïga s‟étendait sur environ 2,7 millions de km² à l‟état naturel, mais les défrichements ont été les plus forts de l‟ensemble de la zone taïgienne. La youjnaïa taïga La taïga moyenne garde ses caractéristiques jusque vers 60° de latitude. Au sud de ce parallèle, le paysage commence à changer. La saison chaude est plus longue et, le plus souvent, les précipitations augmentent un peu, si bien que, sur son flanc méridional, la forêt boréale a tendance à s‟enrichir en espèces et à voir son étage moyen plus fourni. C‟est la youjnaïa taïga, la taïga méridionale, une « sous-zone » (podzona) qui, selon N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev, se distingue en Europe et en Sibérie occidentale par l‟apparition dans le sous-bois de la lipa, c‟est-à-dire du genre Tilleul (Tilia). Plus à l‟est, c‟est l‟enrichissement des lariçaies en Cèdres de Sibérie, qui, selon G.M. Abdourakhmanov, montre le passage à la youjnaïa taïga. En Europe surtout, localement aussi en Sibérie, la youjnaïa taïga se distingue également par son tapis au sol, moins moussu et plus herbeux que celui de la taïga moyenne. Elle pousse sur les dernovo-podzolistyé potchvy de la classification russe, les sols

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gazonnés326 podzoliques, qui ont un humus moins acide et plus épais que le podzol vrai. Cette belle taïga méridionale forme un ruban large de 3° de latitude en Europe, grossièrement de 60° à 57°, qui s‟amincit en Sibérie occidentale et finit par disparaître au-delà de l‟Iénisséï, s‟éteignant le long de l‟Angara, dans la région d‟Oust-Ilimsk. Elle couvre à l‟état naturel environ 1,6 million de km². En Europe, où elle s‟épanouit le plus, la taïga méridionale s‟arrête, au sud, sur la haute Volga, couvrant le plateau de Valdaï et bordant les villes de Tver et Ivanovo, par 57° de latitude, à environ 150 km au nord de Moscou. Son avancée, d‟un seul tenant, la plus méridionale suit la Volga jusqu‟aux portes de Nijni Novgorod par 56° de latitude. La limite reste vers 57° jusqu‟au franchissement de la Viatka, puis remonte un peu vers le nord et atteint le piémont de l‟Oural à Perm par 58°, où les peuplements de Tilleul à petites feuilles, ou Tilleul à feuilles en cœur (Tilia cordata, lipa melkolistnaïa), prennent une grande ampleur dans le sous-bois des pessières. Il faut ajouter, formant un îlot détaché de youjnaïa taïga entouré de podtaïga, la célèbre forêt de la Mechtchora, qui s‟avance dans la boucle de l‟Oka faisant face à Riazan. Cette enclave mérite une étude à une plus grande échelle cartographique (cf. infra). La taïga méridionale européenne se différencie assez nettement de son équivalente sibérienne par la faiblesse des espaces occupés de marécages. La seule exception notable se trouve au nord-ouest du lac de barrage de Rybinsk, d‟ailleurs protégée par la réserve naturelle et de la biosphère de Darwin, qui offre elle aussi un intérêt à grande échelle (cf. infra). Au-delà de l‟Oural, la taïga méridionale forme un ruban plus mince et largement troué de lacs et tourbières. Elle est nettement limitée, au sud, par les rivières Tavda, Tobol et Irtych dans les parties ouest-est de leur parcours. La ville de Tobolsk, par 58° de latitude, est un point de repère de sa terminaison méridionale. Plus à l‟est, la youjnaïa taïga franchit l‟Ob au nord-ouest de Tomsk, puis s‟effiloche et ne subsiste plus que par taches jusqu‟à l‟Angara. Audelà de l‟Angara et de la haute Léna, les reliefs de hauts plateaux en climat ultra-continental ne permettent pas son existence. Selon N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev, on retrouve cependant en Extrême-Orient, par la densité des arbres, une youjnaïa taïga dans la moitié nord de la Plaine Amouro-Zéïenne (Amoursko-Zeïskaïa Ravnina) drainée par la Zéïa.

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Camena d‟Almeida (1904, p. 273) écrivait « sols gazonneux ».

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Milieux naturels de Russie

La forêt mixte de la subtaïga Au sud de la taïga méridionale, la saison végétative327 s‟allonge au point que de grands feuillus peuvent s‟implanter dans l‟étage supérieur. La chaleur est suffisamment longue pour la reconstitution des frondaisons après leur perte pendant l‟hiver. Cette transition, favorisée par une augmentation de l‟humidité atmosphérique qui atteint ici son maximum zonal, se fait progressivement, par le mélange de conifères et de feuillus. Il s‟agit d‟une forêt mixte (smechanny khvoïno-chirokolistvenny less, ou, plus simplement, smechanny less). Tant que les conifères continuent de dominer dans la strate supérieure328, les auteurs russes classent les forêts mixtes dans la zone de la taïga et, pour asseoir cette appartenance, parlent de podtaïga, c‟est-à-dire, en français, de subtaïga. Le tapis au sol est dominé par les herbes. La subtaïga pousse sur des sols gazonnés podzoliques (dernovo-podzolistyé potchvy), dont l‟horizon humifère peut atteindre 15 à 20 cm et qui, moins acides que le podzol, conservent un taux plus élevé de saturation en bases, utiles aux plantes cultivées (Nizovcev, 2005, p. 135). Bref, l‟ensemble est plus favorable à l‟occupation humaine, si bien que l‟un et l‟autre ont fini par se confondre dans la signification russe de podtaïga. Le terme a donc aussi une connotation de taïga très humanisée. Dans la partie européenne de la Russie, c‟est l‟apparition du doub, c‟est-à-dire du genre Chêne (Quercus), qui marque, quand on vient du nord, l‟entrée dans la subtaïga. Une seule espèce est concernée, le Chêne pédonculé (Quercus robur, doub tchérechtchaty), qui est le chêne commun des Russes329. Aux frontières de la Biélorussie et des Pays Baltes330, le doub remonte très au nord à l‟intérieur des pinèdes et on le retrouve jusque dans la région de Pskov. Mais, en moyenne, ce ruban de forêt mixte à dominante de conifères mêlés de chênes s‟étend entre le 57e et le 55e parallèles.

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« En Russie, la limite nord de la forêt mixte, où se mélangent feuillus et conifères, coïncide avec celle des régions qui ont au moins 90 jours de température moyenne supérieure à 10° » (Birot, 1965, p. 247). 328 Bien entendu, surtout dans des régions humanisées, où les essences feuillues ont généralement été favorisées, il est quelque peu conventionnel de faire tomber une partie de la forêt mixte dans la zone de la taïga et l‟autre, celle où les conifères occupent moins de 50 % de l‟espace (Vorobëv et al., 1979), dans la zone des forêts de feuillus. Il en découle des variations des superficies selon les auteurs. On peut considérer en moyenne que la subtaïga occupe à l‟état naturel entre 1 million et 1,2 million de km². Aujourd‟hui, après défrichement, il en subsiste environ 400 000 km². 329 Le Chêne sessile (Quercus petraea, doub skalny) n‟existe pas en Russie, sauf dans le Caucase. Il est vrai que le Chêne pédonculé résiste mieux au froid et supporte bien les sols humides de la grande plaine russe. 330 On sait que, au XVIIIe siècle, quand il fut décidé de planter certaines parties de la forêt de Fontainebleau en Pins sylvestres, ce furent des graines issues de la subtaïga lettonne, belle chênaie-pinède, qui furent les premières utilisées. Quant à l‟enclave de Kaliningrad, toujours russe, elle entre entièrement dans la subtaïga.

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Cliché L. Touchart, avril 2008

Photo 32 La subtaïga balte, une pinède piquetée de quelques chênes

La subtaïga du nord-ouest de la Russie, des Pays Baltes, du nord de la Biélorussie et de l’enclave russe de Kaliningrad est une forêt mixte dominée par le Pin sylvestre, où s’insinue le Chêne pédonculé. La photo a été prise en Lettonie, dans une futaie de Pins au sud de Riga, où le sous-bois de tilleuls a disparu.

Moscou a été construite dans une clairière de défrichement en pleine subtaïga et cette forêt mixte atteint l‟Oka à presque 54° de latitude entre les villes de Kalouga et Riazan. Dans la Mésopotamie russe, entre Volga et Oka, l‟Epicéa d‟Europe et le Pin sylvestre se mêlent au Chêne pédonculé et, plus localement, au Hêtre331 des bois (Fagus sylvatica, bouk lesnoï) et au Charme d‟Europe (Carpinus betulus, grab obyknovenny), cependant que le Tilleul reste important dans le sous-bois. Les arbustes, le Noisetier, le Fusain, la Bourdaine, dominent un tapis herbacé important, comprenant Carex, Oxalis, Ranunculus, Pulmonaria. Souvent considérée comme l‟exemple le plus significatif de la

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Selon Sakhno (2001), le hêtre a dû fournir jadis les tablettes de bois où étaient gravées les lettres, comme le rappelle la grande similitude entre les noms russes désignant le hêtre (bouk) et la lettre de l‟alphabet (boukva).

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Milieux naturels de Russie

forêt mixte , la forêt moscovite n‟en représente pourtant que le faciès le plus occidental. 332

A l‟est du 50e méridien, la subtaïga se simplifie en une pessière-pinèdechênaie, qui s‟épanouit au nord du Tatarstan, en Oudmourtie, au sud de l‟oblast de Perm et au nord de la Bachkirie. Ici, la limite méridionale de la subtaïga suit la vallée de la Kama et le cours aval de la Biélaïa. En Sibérie, en revanche, le Chêne est complètement absent333. La subtaïga forme une bande assez mince, qui court de l‟Oural jusqu‟à l‟Ob entre le 57e et le 56e parallèle. Il s‟agit d‟une forêt de feuillus issue d‟incendies répétés de longue date, qui ont fini par détruire la strate supérieure de la taïga et faire disparaître les conifères. C‟est donc une longue boulaie-tremblaie qui borde la taïga méridionale de toute la Sibérie occidentale, laissant seulement apparaître çà et là de petites pinèdes sylvestres, notamment au sud de Tioumen. En Sibérie orientale, les montagnes bouleversent les marges méridionales de la taïga, mais on reconnaît encore une bande de subtaïga, où les bouleaux et les trembles, favorisés par les incendies, prennent une grande place sous quelques pins et mélèzes, cependant que des espèces de steppe apparaissent dans le sous-bois. Il est possible de suivre ce ruban sur le piémont du Saïan et en Angarie depuis Bratsk jusqu‟à Irkoutsk. La voie ferrée transsibérienne accompagne la subtaïga de Sibérie orientale de Kansk à Irkoutsk, montrant qu‟il s‟agit de la partie la plus humanisée de la zone taïgienne et où les conifères ont été défrichés depuis le plus longtemps. A l‟est du Baïkal, il n‟y a plus aucune forêt mixte qui s‟insinue entre la taïga proprement dite et la steppe, si bien que le passage se fait directement de l‟une à l‟autre, tout en étant compliqué par les mosaïques de massifs montagneux et de fossés d‟effondrement .

« L‟exemple de la forêt moscovite, vulgarisé par N. Dylis, est souvent cité. Il s‟agit d‟un groupement jeune (moins de 100 ans) considéré par l‟auteur comme représentatif de la ceinture forestière dont le domaine potentiel se situe entre Dniepr et Volga » (Rougerie,1988, p. 133). 333 Il existe au Jardin Botanique de l‟Université d‟Irkoutsk un spécimen de Chêne, planté ici pour montrer aux élèves de l‟enseignement secondaire et aux étudiants à qui ressemble ce genre inconnu pour eux. Attaqué par le gel, il montre des blessures importantes (visite de l‟auteur effectuée sous l‟égide d‟Elena Tourintseva, biologiste à l‟IGU, août 2008). 332

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Ce n‟est qu‟en Extrême-Orient que réapparaît une forêt mixte au sud de la taïga, sans qu‟elle soit cependant ici habituellement nommée subtaïga. Elle n‟est en effet pas humanisée et elle est uniquement montagnarde. Cette forêt mixte couvre le massif de Boureïn et ses annexes à l‟ouest de l‟Amour et celui de Sikhotè-Aline à l‟est.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 33 Mosaïque de taïga et de steppe sans transition de forêt mixte en Sibérie orientale

La Transbaïkalie est une région sans l’écotone de subtaïga. Le passage se fait brutalement entre la taïga et la steppe. L’ensemble est compliqué par le morcellement du relief et des situations d’abri, formant une mosaïque. L’action humaine, par l’élevage pratiqué par les Bouriates, rend les limites entre les deux zones végétales plus nettes encore. La photo a été prise en direction du nord-est audessus du village de Koujir.

Dans la partie la plus nord-ouest, les conifères sont presque exclusifs, couvrant toutes les moyennes montagnes situées entre le fleuve Ouda et les cours supérieurs des rivières Sélemdja et Bouréïa. C‟est au sud de l‟Amgoun que les premiers feuillus apparaissent. Ici, à l‟ouest de Komsomolsk et au nord de Birobidjan, le Chêne de Mandchourie (Quercus mongolica, doub mongolski) et le Bouleau jaune (Betula costata, bérioza rebristaïa) se mêlent au Mélèze de Dahourie et au Cèdre de Corée (Pinus koraiensis, kedr koréïski). La forêt mixte est encore plus riche à l‟est de l‟Amour, le nombre d‟espèces grandissant tant chez les conifères que chez les feuillus et la luxuriance se rapprochant peu à peu d‟une forêt subtropicale, comprenant des épiphytes, des lianes et un sous-bois plus riche en fougères. Arseniev (1921), narrant son expédition de 1906 dans les monts Sikhotè-Alin, écrivait: « La taïga oussourienne n‟est point un bosquet, mais une forêt primitive dont les arbres sont enlacés de vignes sauvages et de

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Milieux naturels de Russie

lianes. Dès que nous pénétrâmes dans ces bois, il nous fallut faire usage de nos haches » (chap. 7 « A travers fleuves, bois et marais ») et, plus loin, « dans la région oussourienne, on rencontre assez rarement de véritables forêts de conifères, au terrain dépourvu d‟herbe et parsemé de feuilles aciculaires. Le sol est au contraire toujours humide, tout couvert de mousses, de fougères et de laîches » (chap. 9 « Le passage du Sihoté-Aline et la marche à la mer »). Taïga méridionale et forêt mixte, le berceau de la Russie De Novgorod et Yaroslavl, en pleine taïga méridionale, à Moscou, au cœur de la forêt mixte, la Russie s‟est forgée dans les marges sud de la taïga européenne. Les forêts de ces régions sont devenues un trait de civilisation, si bien que la géographie russe actuelle en tire quelque héritage. Le rôle historique de la mosaïque européenne de taïga méridionale et de subtaïga est incontestable dans la fondation de l‟Etat russe, sous forme d‟une protection face au danger venu de la steppe découverte. Or rester dans la forêt, pour assurer sa défense, réclame de développer une vie, rurale et urbaine, de clairière de défrichement ; c‟est là l‟origine de la Russie. Face à une menace qui, pendant des siècles, est venue de conquérants asiatiques de la steppe, regroupés ensuite sous le nom de Tatars, les Russes, qui ne pouvaient trouver, dans la vaste plaine, de relief escarpé susceptible de les protéger, ont utilisé la marge méridionale de la taïga comme un refuge. Le noyau de vie en était la clairière de défrichement334, mise en culture, appelée polié. La polysémie du polié dans la langue russe, qui désigne tout à la fois la plaine, la clairière et le champ, montre bien qu‟il était au cœur de la vie russe335. Après l‟expansion de la Russie kiévienne, Novgorod fut la première cité russe, creuset de Varègues et de tribus slaves, sise dans la taïga méridionale. Progressivement, les fondations de la Mésopotamie, entre la Volga et l‟Oka, prirent le relais336. Dans l‟ordre biogéographique, et non chronologique, 334 A tel point que le mot russe désignant la forêt, less, serait issu d‟une racine indo-européenne signifiant « arracher, couper ». Cela serait corroboré par la grande proximité entre less (forêt) et lechtchina (noisetier), ce dernier étant une essence de repousse après le défrichement. Ces mots russes auraient la même étymologie que le nom français « laine », qui est une matière provenant de la tonte (Sakhno, 2001). 335 Et même des Slaves d‟avant la Russie. Le mot viendrait d‟une racine indo-européenne signifiant « ouvert ». « Les Polianes et les Polonais eux-mêmes sont les habitants de la plaine (pole, qui dérive de la même racine que le latin palam, „de façon ouverte‟ […] ). Le nom de ce pays reflète ses plaines et ses champs : le mot Pologne a donc la même signification que notre Champagne française » (Conte, 1986, p. 115). 336 « Le reflux des populations russes du Sud sous la pression des Tatars a atteint les pays soumis aux Novgorodiens qui fondent, avec les nouveaux éléments, ville sur ville au XIII e et XIVe siècles. Mais le pays d‟asile par excellence est le pays de Souzdal, la Mésopotamie russe, le

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certaines étaient des clairières de défrichement de la taïga méridionale, comme Yaroslavl, fondée en 1010, d‟autres des clairières de la subtaïga, comme Moscou (1147), d‟autres enfin des clairières de l‟avancée la plus septentrionale de la forêt mixte à dominante de feuillus, comme Souzdal337 (IXe siècle) et Vladimir (1108). Ces deux dernières, suffisamment proches pour ne former, assez tôt, qu‟une seule vaste clairière de défrichement, le Vladimirskoïé opolié, constituèrent d‟abord la principauté la plus puissante, dont les souverains fondèrent ensuite Moscou, qui allait finalement suppléer Vladimir. Le transfert de la résidence du chef de l‟Eglise russe, le métropolite de Kiev, à Vladimir en 1299, puis à Moscou en 1326, furent des événements importants de ce déplacement géographique du pouvoir.

Cliché L. Touchart, décembre 2009

Photo 34 Les vestiges de la forêt mixte moscovite à Izmaïlovo

Moscou est née dans une clairière de défrichement au milieu d’une subtaïga à dominante de Pins et d’Epicéas, mêlée de quelques Chênes. Quelques très grands parcs urbains, souvent enrichis d’essences exotiques où les feuillus sont privilégiés, en sont les lointains héritiers. Celui d’Izmaïlovo a été préservé comme terrain de chasse de la famille impériale, puis comme poumon vert du nordest de la capitale. Le bois s’étend sur une douzaine de kilomètres carrés, troué, comme ici, de quelques étangs.

Mejdouriékié, contrée de forêts, de lacs et de marais entre la Volga supérieure et l‟Oka […] Un dur travail de défrichement des mauvaises terres de la forêt assure le ravitaillement » (Georges, 1962, p. 247). « A partir de 1350, les moines prirent des distances à l‟égard des villes et des princes. On vit apparaître en Russie un monachisme du désert, dans des régions nouvelles, autour de Souzdal et surtout au nord de la Volga. […] La trouée ouverte par les moines dans l‟épaisseur de la forêt devenait une vaste clairière, que le peuple russe venait spontanément élargir en s‟établissant dans le voisinage du monastère » (Arminjon, 1974, pp. 14-15).

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Milieux naturels de Russie

Le polié de Moscou, assez tard venu dans les fondations mésopotamiennes, avait pris la place d‟une pessière-pinède à Tilleuls, mêlée d‟autant plus de Chênes qu‟on allait vers l‟ouest. On retrouve aujourd‟hui ces essences dans le Jardin Botanique Principal de l‟Académie des Sciences338 et dans quelques immenses parcs, comme le Lossiny Ostrov, le Bittsevski et Izmaïlovo. Le Lossiny Ostrov (l‟île aux élans) est un massif boisé d‟une centaine de kilomètres carrés qui se situe pour part sur le territoire même de la ville de Moscou, au nord-est de celle-ci, pour part dans son oblast. Créé en 1983, le Lossiny Ostrov est le plus ancien parc national de Russie, qui avait été préservé de l‟urbanisation dès 1934 en entrant dans la ceinture verte (zéliony poïass) de Moscou. La pessière-pinède-chênaie à Tilleul des origines, largement transformée et très endommagée lors de la Seconde Guerre Mondiale, est devenue une forêt secondaire, où les Bouleaux représentent désormais 44 % des arbres. Cependant, les autorités du parc déclarent, de manière plus intéressante, que les Pins forment 22 % du peuplement, les Epicéas 15 %, les Tilleuls 12 % et les Chênes 3 %. Le parc d‟histoire naturelle de la forêt de Bittsev protège la forêt mixte du sud-ouest de la ville de Moscou sur 22 km². Cette pessière-pinède-chênaie à sous-bois de Bouleaux et de Peupliers trembles est caractéristique de la Moscovie. Quelques Frênes et Ormes, plus méridionaux, s‟y insinuent. La stratification est complète. L‟étage arbustif compte des Sorbiers, des Noisetiers, des Fusains, cependant que la strate buissonnante est riche en baies. La strate herbacée intéresse les citadins quand elle fleurit et le parc de Bittsev s‟enorgueillit de ses Myosotis (nezaboudki), de ses Campanules (Campanula, kolokoltchiki) et de ses Muguets (Convallaria, landychi). La strate muscinale forme un tapis de mousses. La plaine alluviale qui serpente dans le parc ajoute à la variété, peuplée d‟Aulnes noirs. Dans une situation plus centrale, le site même du kremlin, précisément étudié par Kerblay (1968), correspondait à la Colline des Pins. C‟est de cet endroit que, à la suite de quelques dates majeures339, la puissance russe se développa, s‟unifia, renversa la situation de domination face aux Tatars et se lança à la conquête des steppes. Après avoir servi de refuge, de repli, de

338 Ce n‟est cependant pas l‟endroit de Moscou ou apparaît le mieux la forêt mésopotamienne. Conservatoire de plus de 8 000 espèces et 16 000 taxons du monde entier, le plus grand jardin botanique d‟Europe est plus une collection planétaire qu‟un reste de forêt moscovite. 339 Transfert de la capitale de la principauté de Vladimir à Moscou en 1263, installation du métropolite en 1326, obtention du titre de Grand Prince par Ivan I er et droit de percevoir le tribut en 1328, victoire du Champ-des-Bécasses sur le khan de la Horde d‟Or en 1380, unification de toutes les principautés rivales sous le règne d‟Ivan III (1462-1505), sacre d‟Ivan IV comme tsar en 1547 et prise de Kazan en 1552.

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protection340, la taïga méridionale et la forêt mixte devenaient le point de départ d‟une avancée vers le sud et l‟est de plusieurs siècles. Jamais sans doute un Etat né des marges de la forêt boréale n‟avait connu une telle fortune. Malgré de grandes victoires steppiques, la Russie resterait cependant un Etat forestier dans l‟âme, et quand elle se lança à la conquête de la Sibérie, la recherche des richesses taïgienne, en particulier en fourrures, en demeurait le motivation principale. C‟est que ce pays avait construit un mode de vie fondé sur l‟exploitation de la subtaïga, un ensemble de comportements techniques, mais aussi sociaux, moraux et même religieux fondés sur la forêt mixte. La Russie a ainsi développé une civilisation de la forêt, comprenant des aspects matériels341 et des phénomènes culturels. Certes, les premiers sont surtout historiques342, encore que le bois garde effectivement une grande importance dans la géographie actuelle de la Russie. Mais ils ont donné naissance à un état d‟esprit selon lequel la taïga est pourvoyeuse de richesses presque illimitées. Cette mentalité est d‟ailleurs à rapprocher des liens entre la Russie et l‟immensité. La forêt est placée plus haut que la steppe dans l‟échelle symbolique des valeurs. La réalité géographique de la steppe actuelle a beau être celle de grandes cultures opulentes produisant bien plus de richesses que la forêt, on sait que la maison traditionnelle forestière, l‟izba, représente toujours dans l‟imaginaire collectif la richesse, la cahute de la steppe, la khata, la pauvreté ; et c‟est justement dans la forêt mixte du sud de la taïga, assez proche du nord de la steppe, que, sur de courtes distances, cette opposition se manifeste le mieux. La forêt fournit des richesses par elle-même ou par l‟intervention

« La clairière de Moscou a été le cœur d‟un nouvel Etat, centre de la civilisation grand-russe et type de l‟Etat né des forêts. La grande forêt russe a protégé les peuples slaves contre les invasions des nomades de la steppe qui la craignaient ou la détruisait par l‟incendie pour progresser » (Blanc et Carrière, 1992, p. 222). « Protectrice de ces clairières, difficilement franchissable par la cavalerie des ennemis venant de la steppe, la forêt assura le salut de la Russie et la préserva d‟un asservissement durable. L‟Etat moscovite pourrait être défini : un Etat forestier, et c‟est là son originalité » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 81).

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« Mais ce n‟est pas seulement aux époques périlleuses que la forêt a conservé la race russe ; de tout temps elle lui a fourni des ressources matérielles dont le Russe n‟a cessé de tirer un extraordinaire parti, plus que n‟importe quel habitant des autres contrées boisées de l‟Europe » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 81). « La forêt était le fondement matériel quasiment unique de la civilisation rurale russe, celle qui s‟est perpétuée beaucoup plus tard qu‟en Occident » (Marchand, 2007, p. 220). 342 « La forêt a toujours été pour les Russes un milieu de vie extraordinairement riche et varié. Elle fournit un terrain de pacage pour les troupeaux ; en temps de famine, les glands servaient à faire une farine que l‟on mélangeait à celle du seigle. Elle a toujours produit une quantité illimitée de bois de chauffage et de construction. […] Le bois procure la matière première pour la confection d‟outils et d‟instruments ménagers et agricoles et est à la naissance du kustar’, l‟industrie à domicile » (Blanc et Carrière, 1992, p. 222). 341

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Milieux naturels de Russie

divine, tandis que la steppe doit être travaillée durement343. Le plus beau et le plus haut souvenir de Maxime Gorki enfant344 n‟était-il pas une promenade familiale dans la subtaïga proche de Nijini Novgorod, où l‟exaltation rare de son grand-père l‟avait porté très au-dessus de ses préoccupations matérielles habituelles ? « Tout provient de l‟arbre, telle est la religion, la pensée de notre peuple » note ainsi le poète-paysan Serge Essénine (F. Conte, 1997, p. 104). Même un livre de géographie pour enfants, écrit par un docteur de troisième cycle en géographie (kandidat), commence encore aujourd‟hui le chapitre destiné à la biogéographie par : « il est difficile de trouver un homme qui n‟aime pas être en forêt. Nous aimons la forêt » (Markin, 2006, p. 278, en russe). Plus prosaïquement, la taïga méridionale et la forêt mixte continuent de jouer un grand rôle dans la géographie de la Russie, y compris celle des villes. Sans insister de nouveau sur les constructions, il faut souligner, à grande échelle cartographique, combien le paysage urbain du centre de la Russie d‟Europe reste marqué par les maisons de bois, qui s‟étendent dans de grands faubourgs à l‟instar des villes sibériennes et de celles du nord de l‟Europe. Quant à l‟incendie de la maison ou du quartier, il est intégré à l‟esprit russe345 comme le séisme à l‟esprit japonais. Concrètement, les rues des villages, très larges, bordées de maisons espacées, forment un paysage issu de la lutte contre le feu des maisons de bois. Les géographes insistent sur ce plan caractérisant les vieux villages russes346, mais les localités rurales construites dans les années 1950, et leurs extensions actuelles, adoptent le même. A petite échelle cartographique, le réseau urbain lui-même de la marge méridionale de la taïga et de la forêt mixte prend une forme épousant l‟ancienne lisière forestière. Juste au sud du cours de l‟Oka, dans la région de Toula, deux alignements de villes rappellent ainsi les postes avancés de défense historique du côté de la subtaïga et du côté de la steppe boisée. « Des villes dédoublées évoquent encore de chaque côté de ces anciennes lignes frontières les pays de steppes et les pays de forêts » (Blanc et Carrière, 1992, p. 222). Contrairement à la taïga moyenne et septentrionale, 343 « Le docteur avait l‟impression de voir les champs dans la fièvre et le délire d‟une grave maladie, et les forêts dans la sérénité de la convalescence. La forêt, semblait-il, était habitée par Dieu, tandis que dans les champs serpentait le sourire moqueur du démon » (B. Pasternak, 1957, Le docteur Jivago, quinzième partie, « la fin »). 344 « Plus la forêt se rapproche et plus grand-père s‟anime ; il aspire par le nez, il parle d‟abord en phrases entrecoupées, indistinctes ; puis, comme grisé, il dit des choses belles et joyeuses : les forêts, ce sont les jardins de Dieu… Personne ne les a semées, seul le vent de Dieu, la sainte respiration de ses lèvres » (Gorki, 1916, En gagnant mon pain, Chap. 5). 345 « Mon premier souvenir est lié à l‟incendie de notre isba », écrit Stoliaroff (1986, 2008, p. 49), décrivant son village des confins de la forêt mixte et de la steppe boisée au tournant du siècle dernier. 346 « Le feu a ponctué les grands moments des jacqueries paysannes, des invasions étrangères et des poussées de fièvre à l‟intérieur des villages. Pour éviter sa propagation, les maisons s‟alignent à distance le long d‟une rue qui frappe par sa largeur » (Kerblay, 1992, p. 5).

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restée largement naturelle, l‟ensemble de la forêt mixte et de la taïga méridionale forme un paysage humanisé, le lessopolié (champ forestier), selon l‟heureuse expression de F.N. Mil‟kov, rapportée par Rakovskaja et Davydova (2003, p. 180). La culture d‟orge, dont la Russie est le premier producteur mondial, y est très répandue, de même que celle de pomme de terre.

3.3. Montagnes et grands fleuves, créneaux et merlons de la forêt boréale Assez peu dérangée par l‟Oural, la zonation de la taïga n‟est perturbée par les montagnes347 qu‟en Sibérie orientale et en Extrême-Orient. Fig. taïga 22 : Carte des formations taïgiennes d’altitude

Du fait du refroidissement avec l‟altitude et des contraintes de pente, qui appauvrissent ou tronquent les sols, la taïga se dégrade et laisse place à une toundra boisée de montagne, qui finit elle-même par disparaître. Pourtant, à l‟inverse, l‟augmentation des précipitations avec l‟altitude est souvent un Cette perturbation s‟entend au sens où le mot de taïga est employé aujourd‟hui pour une formation zonale. Rappelons que, étymologiquement, la taïga est une hauteur boisée pour les populations indigènes. Le mot serait à rapprocher de la racine taou des langues turco-mongoles, qui signifie la montagne. Et, pour les Russes, « les mineurs donnent aussi spécialement le nom de taïga aux montagnes boisées qu‟ils parcourent à la recherche de sables aurifères » (Reclus, 1881, p. 616). Bref, la taïga d‟origine est forcément de montagne. 347

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Milieux naturels de Russie

avantage dans les régions sèches de Sibérie orientale, si bien qu‟une taïga de montagne peut émerger au-dessus des formations steppiques de basse altitude. Le bilan de ces deux tendances contradictoires est plutôt négatif pour la taïga des montagnes septentrionales, comme les monts de Verkhoïansk et de Tcherski, et plutôt positif pour la forêt des montagnes méridionales, comme l‟Altaï. Bref, au nord, la montagne a tendance à faire disparaître la taïga et à poser des îlots de toundra plus au sud que la normale zonale, tandis que, au sud, la montagne a tendance à faire apparaître la taïga et à construire des îlots forestiers plus au sud que la normale zonale. Dans tous les cas, cet étage forestier de moyenne montagne développe un certain nombre de particularités, surtout quand il est coincé entre un étage inférieur steppique et un étage supérieur de tondra alpine. Les grandes vallées fluviales tendent à provoquer aussi un dérangement de la zonalité forestière de la Sibérie, mais de manière inverse, faisant progresser la taïga vers le nord des régions septentrionales et la steppe vers le nord des régions méridionales. Cependant, il existe aussi des forêts alluviales taïgiennes qui pénètrent la steppe méridionale. Montagnes et grands fleuves dessinent ainsi autant de créneaux et merlons de la forêt boréale russe.

3.3.1. La disparition de la taïga dans les montagnes de la zone taïgienne Au-dessus des grandes plaines forestières boréales, les massifs montagneux, ou, dans le contexte climatique difficile de la continentalité, de simples hautes plateaux, transforment la végétation. C‟est, aux étages les moins élevés, une taïga de montagne dégradée, c‟est-à-dire plus pauvre en espèces et sur des sols à lessivage oblique plus prononcé, qui, aux altitudes plus fortes, laisse la place à une toundra de montagne. La limite supérieure de la forêt (verkhniaïa granitsa lessa, abrégé en VGL en russe) dépend de la situation géographique des montagnes et, à plus grande échelle cartographique, de différences d‟exposition. Dans l‟Oural, dont la direction d‟allongement du nord au sud fait directement face aux vents dominants, l‟étagement est compliqué par un fort contraste de façade. Aux latitudes de la taïga moyenne vers 60° Nord, l‟Oural occidental est couvert de pessières-sapinières qui montent jusqu‟à 800 m d‟altitude, avant de laisser la place à une mosaïque de bouleaux et de pelouse alpine conduisant à une toundra de montagne sur les plus hauts sommets. Sur la façade orientale, plus sèche, ce sont des pinèdes qui laissent la place dès 600 m à des mélézins de pré-toundra. Tout à fait au nord-est de la Sibérie, dans les conditions climatiques beaucoup plus difficiles des monts de Verkhoïansk et de Tcherski, l‟altitude fait

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disparaître plus rapidement la taïga. Ce ne sont, au mieux, que les plus basses pentes, jusque vers 300 à 400 m d‟altitude, qui permettent aux forêts de Mélèzes de Dahourie et de Cajander de subsister, laissant vite la place à une toundra boisée, qui ne dépasse elle-même nulle part 1200 m. Cette échelle d‟étude est cependant assez peu pertinente, car les contrastes locaux d‟exposition des versants dominent la répartition géographique des lambeaux de taïga de montagne (cf. infra). Tout à fait au sud-est de la Sibérie, dans les bassins de la haute Léna et de ses affluents de rive droite, le Vitim, l‟Oliokma, l‟Aldan, la youjnaïa taïga qui pourrait exister à cette latitude est remplacée par une taïga de hauts plateaux, dite taïga baïkalo-djougdjoure. C‟est une forêt de mélèzes et de cèdres nains, dont le sous-bois se caractérise par le Rhododendron de Dahourie, que les Sibériens appèlent souvent à tort348 le bagoulnik, et un Bouleau arbustif à l‟écorce blanche, qui ne dépasse pas 2,5 m de haut, la bérioza koustarnikovaïa (Betula fruticosa). Cette taïga clairsemée couvre largement les vastes solitudes du Plateau Stanovoïé, de celui de Patom et du Plateau de l‟Aldan. Sous une forme légèrement enrichie en Epicéas de Sibérie (Picea obovata, ièl sibirskaïa), elle se termine dans les monts Djougdjour dominant les rivages de la mer d‟Okhotsk. En Sibérie orientale comme en Extrême-Orient, la taïga baïkalodjougdjoure disparaît dès 500 m d‟altitude, pour laisser la place à une toundra boisée de Mélèzes et de Cèdres nains, qui ne dépasse pas elle-même 1200 m.

3.3.2. L’apparition de la taïga dans les montagnes de la zone steppique Dans les situations sèches les plus méridionales de la Russie, l‟altitude redevient un avantage pour la forêt, du moins dans l‟étage de moyenne montagne. C‟est, partout, grâce à l‟augmentation de l‟humidité et, localement, grâce à des inversions thermiques très fréquentes, que la taïga émerge au-dessus des étendues steppiques du bas pays, poussant ainsi des excroissances forestières en direction du sud. Dans le cas de montagnes peu élevées, l‟altitude produit surtout des avantages climatiques. La végétation présente alors un étagement inverse, c‟està-dire que la montée en altitude provoque un enrichissement. L‟Oural méridional, au sud du 55e parallèle et d‟une ligne reliant Oufa à Tchéliabinsk, en est un bon exemple, décrit avec concision par Birot (1970, p. 125) : 348

Le Rhododendron de Dahourie (Rhododendron dauricum) est appelé rododendron daourski par les scientifiques russes, mais les habitants le confondent en général sous la même appellation de bagoulnik que le lédon (Ledum), un autre genre d‟Ericacée qui est le vrai bagoulnik des biogéographes.

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Milieux naturels de Russie

« L‟Oural méridional est au contraire plutôt avantagé par rapport aux plaines voisines. Vers 600 à 700 m, les températures d‟hiver sont plus élevées (inversion thermique). Par ailleurs les pluies d‟automne sont spécialement abondantes. C‟est donc un îlot de forêt au-dessus de la steppe, avec un étagement inverse ; le Pin silvestre [sic] et le Bouleau, adaptés au froid et à la sécheresse, étant surmontés par une forêt de Chênes et d‟Erables ». C‟est aussi la partie de l‟Oural ou s‟épanouit l‟Orme commun (Ulmus laevis, viaz gladki). Sur les parties plus élevées de l‟Oural méridional, l‟altitude provoque cependant de nouveau un étagement direct, observable dans la Réserve naturelle de l‟Oural méridional (Youjno-Ouralski zapovednik), qui protège 254 000 hectares de ces hautes terres bachkires depuis 1978. Le phénomène est encore plus développé dans le cas de montagnes plus élevées, où les formations végétales présentent un double étagement, la montée en altitude provoquant d‟abord un enrichissement puis un appauvrissement. Les ensembles montagneux de l‟extrême sud de la Sibérie, qui culminent à 4 506 m dans l‟Altaï, 3 491 m dans les monts Saïan et 3 056 m dans les monts Tannou, permettent cette succession. La taïga des monts Saïan est une forêt de montagne émergeant de la steppe au-dessus de 400 m d‟altitude en moyenne (Suslov, 1961). L‟étage submontagnard, entre 400 et 800 m environ, est couvert d‟une subtaïga de montagne qui témoigne de l‟enrichissement par rapport à l‟étage collinéen steppique. Il s‟agit d‟une forêt de conifères à sous-bois assez fourni de feuillus, trouée de prairies (louga) plus humides et plus luxuriantes que la steppe du bas pays. A l‟état naturel, cette subtaïga est déjà une formation variée, mais les caractéristiques de son paysage sont accentuées par l‟ancienneté de l‟occupation humaine et des feux de forêt. Par endroit, ce sont des forêts de repousse qui prennent la plus grande place, dominées par les Bouleaux et les trembles, audessus d‟un sous-bois arbustif d‟Aulnes et de Sorbiers communs. Ailleurs, ce sont des clairières de Graminées, dominées par les grandes herbes de la Calamagrostide (Calamagrostis, véïnik), et de Renonculacées, où l‟Aconit (Aconitum, akonit ou bien borets) et le Trolle d‟Asie (Trollius asiaticus, koupalnitsa aziatskaïa) sont les plus communs. Quand le Trolle s‟épanouit, ce sont alors de magnifiques parterres de boules d‟or qui fleurissent. Entre 800 et 1 500 m environ, l‟étage montagnard est couvert d‟une taïga mieux venue que celle des plaines de Sibérie orientale, où les peuplements de Mélèzes sont enrichis de Pins, y compris de Cèdres, dont les pignes sont largement récoltées349, de Sapins de Sibérie, d‟Epicéas et même, jusqu‟à 1 000 m

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Dans le Saïan Oriental, la récolte des « noix de cèdre » est si appréciée que les seules portions de la forêt de conifères où cette activité est pratiquée prennent le nom de taïga. Cependant, le mot s‟accentue alors sur la première syllabe, se différenciant ainsi de la banale taïga, prononcée en appuyant sur la dernière syllabe (selon les études toponymiques de M.N. Mel‟heev).

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d‟altitude, de Bouleaux, de Peupliers trembles (Populus tremula, ossina) et de Peupliers baumiers (Populus suaveolens, topol douchisty).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 35 Le Peuplier baumier, un feuillu de la taïga orientale

Le Peuplier baumier, topol douchisty des Russes, est l’un des principaux feuillus de la taïga d’Extrême-Orient. Il existe aussi au sud de la Sibérie orientale, en particulier dans les montagnes de Baïkalie. Utilisé dans le décor urbain, il embellit ici la rue Tchékhov à Irkoutsk. Ses feuilles ont une forme ovale ou elliptique caractéristique.

Cette riche taïga montagnarde a un sous-bois assez fourni, de Sorbiers (Sorbus, riabina), d‟Aulnes (Alnus, olkha) et de Chèvrefeuilles (Lonicera, jimolost), du moins jusqu‟à 1 000 m. Seul le Chèvrefeuille monte plus haut en altitude. La strate inférieure compte de nombreuses airelles et myrtilles. Entre 1 500 et 1 800 m environ, la forêt s‟appauvrit nettement. Cette taïga subalpine perd les conifères autres que le Mélèze, qui finit par subsister seul au-dessus de petits ligneux, dominés par le Rhododendron de Dahourie.

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Milieux naturels de Russie

Au-dessus de 1 800 m d‟altitude, on quitte la taïga pour entrer dans des pelouses alpines (alpiskié louga), puis les espaces dénudés (goltsy) de haute montagne.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 36 La taïga de montagne du Saïan, un riche sous-bois à Chèvrefeuille

Vers 800 m d’altitude, la taïga des montagnes de Sibérie méridionale est mieux fournie que celle du bas pays, grâce à une plus grande humidité. Le sous-bois est plus riche et dense. On y rencontre le Chèvrefeuille, jimolost des Russes.

Les monts Saïan s‟étirant d‟ouest en est sur 1 600 km, cet étagement altitudinal moyen offre en même temps un gradient longitudinal assez marquéqui oppose en premier lieu les deux chaînes du Saïan Occidental (Zapadny Saïan) et du Saïan Oriental (Vostotchny Saïan).

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Fig. taïga 23 : Carte de la taïga de montagne de Sibérie méridionale à travers l’étagement de la végétation de la République de Touva

D‟une manière générale, les limites des étages forestiers se décalent vers le haut d‟ouest en est. En effet, la chaleur de l‟été est supérieure dans le Saïan Oriental. En outre, ce dernier est plus sec, donc les sols moins acides. Ainsi, la subtaïga ne dépasse pas 700 m à l‟ouest, alors qu‟elle atteint 1 000 m à l‟est, où la sécheresse favorise les incendies et la repousse des petits feuillus. La taïga subalpine ne monte pas au-dessus de 1 700 m à l‟ouest, quand elle atteint 2 100 m dans le Saïan Oriental, en particulier sur les versants qui dominent la dépression de Tounka. Ces valeurs ne sont pas figées et les études de l‟Institut forestier Soukatchov de Krasnoïarsk ont montré que le réchauffement climatique des trente dernières années dans le Saïan Occidental, en moyenne 1 °C, avait provoqué une montée en altitude du Cèdre de Sibérie (Pinus sibirica) de 150 m (Kharuk et al., 2008).

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Milieux naturels de Russie

Les essences varient elles aussi d‟ouest en est. Tous les conifères sont ainsi présents dans la taïga du Saïan Occidental, tandis que le Mélèze devient très prédominant, voire exclusif, à l‟est. De même, à l‟ouest, la taïga subalpine voit la violette de l‟Altaï s‟insinuer entre les airelles, lesquelles sont les seules à peupler le Saïan Oriental. Neuf réserves naturelles (zapovedniki) préservent ces formations végétales et animales dans l‟ensemble de l‟Altaï et des Saïan.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 37 L’étagement de la taïga de montagne et de la pelouse alpine dans la chaîne de Tounka Sur les versants exposés au sud du Saïan Oriental, la taïga subalpine monte plusieurs centaines de mètres plus haut que plus à l’ouest et en exposition nord. C’est ici à 2 300 m d’altitude que se fait le passage avec l’étage de la pelouse alpine. La limite est bien visible au niveau de la vallée en auge d’héritage glaciaire, aujourd’hui empruntée par un torrent affluent de rive gauche de la rivière Kyngarga. La photographie est prise dans le chaînon le plus méridional du Saïan Oriental, les Tounkiskie Goltsy (les Hauteurs Dénudées de Tounka), au nord-est d’Archan.

Ce double étagement, qui favorise l‟étage moyen de la taïga par rapport au bas pays steppique et à la haute montagne dénudée se retrouve dans tous les autres massifs de l‟extrême sud sibérien. Au sud du Baïkal, la chaîne de Khamar-Daban présente, entre la Rivière des Loutres et la Michikha, une

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remarquable taïga. Il s‟agit avant tout d‟une sapinière à herbe rouge (pikhtatch véïnikovy) ou, localement, d‟une sapinière à tapis d‟anémone du Baïkal. Cette portion de montagne a, d‟après les études de Nina Afanassievna Epova, servi de refuge à des essences reliques de l‟ère tertiaire.

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 38 La taïga de montagne de Khamar-Daban, un îlot humide au-dessus de la steppe

La taïga de montagne de Khamar-Daban profite d’une humidité plus grande que la dépression baïkalienne. Peuplée de Pins, Cèdres et Sapins, elle compte aussi des lichens pendant aux branches. Ici, à proximité du Second Lac Chaud, des Pins souffreteux émergent d’une strate moussue sur un sol tourbeux, qui se poursuit par quelques radeaux flottants.

C‟est pourquoi une réserve naturelle d‟Etat la protège depuis 1969 (Gusev, 1986) sur 165 700 hectares (Rubcov, 1987). De part et d‟autre de cette portion protégée, la taïga de montagne de Khamar-Daban offre quelques autres particularités fortes. Localement enrichis en cuivre, les sols portent ainsi une pessière bleue.

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Milieux naturels de Russie

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 39 La pessière bleue de la taïga montagnarde de Khamar-Daban Sur des sols enrichis en cuivre, la chaîne de Khamar-Daban domine le sud du lac Baïkal de pessières bleues. Ici, un Epicéa de Sibérie (sibirskaïa ièl) présente ses aiguilles naturellement bleutées. Les habitants le nomment goloubaïa ièl (« l’épicéa bleu clair »).

3.3.3. Le phénomène de la taïga-galerie Les montagnes sont certes les principales pourvoyeuses de forêt boréale au sud de sa limite zonale, mais certaines vallées fluviales réussissent aussi à propager la taïga en zone de steppe. Ce sont les lentotchnyé bory, ces pinèdesgaleries qui forment des rubans de quelques kilomètres à dizaines de kilomètres de longueur sur les alluvions sableuses des bourrelets de berge ou de certaines terrasses d‟alluvions anciennes. Les principaux lentotchnyé bory remontent les vallées de l‟Ob, de l‟Irtych et du Tobol pour pénétrer les steppes de la Baraba et de l‟Ichim. Le phénomène prend une plus grande ampleur à l‟opposé, là où les grandes vallées fluviales lancent des tentacules de taïga vers le nord, faisant pénétrer la forêt en zone de toundra. Le phénomène de la taïga-galerie est

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particulièrement visible en Sibérie350, où les conditions continentales les plus rudes sont adoucies par les grands fleuves. C‟est remarquable le long de la Khatanga, de la Léna, de la Yana, de l‟Indighirka, de la Kolyma. Ces vallées provoquent des taliki dans le pergélisol351, ou, si ce n‟est pas le cas, une fonte plus précoce du mollisol. Les eaux souterraines circulent donc mieux, d‟autant plus s‟il s‟agit d‟alluvions grossières, sableuses352. Secondairement, ces grandes vallées nord-sud abritent quelque peu la végétation des flux dominants et accumulent une plus épaisse couche de neige protectrice. Il faut cependant prendre garde au fait que ce qui est vrai à cette échelle cartographique ne l‟est pas à très grande échelle. En effet, les lits majeurs démesurés de ces cours d‟eau nivaux de plaine pur ou à gel intense, c‟est-à-dire de régime particulièrement excessif, empêchent au contraire toute croissance de la forêt boréale, par les phénomènes de débâcle et d‟embâcle qui ravagent deux fois par an les plaines d‟inondation. La forêt se réfugie donc sur les terrasses alluviales353. Dans ce cas, comme pour les contrastes de versants en montagne, il est nécessaire de changer d‟échelle géographique pour comprendre les milieux naturels de la taïga.

3.4. Une forêt très dépendante des conditions topographiques locales A très grande échelle cartographique, la géographie de la taïga vécue par les Russes et les minorités indigènes qui y habitent et l‟exploitent comporte des centaines de types différents de cette forêt de conifères. En ce sens, il est impossible de l‟aborder sous un volume réduit. Ce ne sont donc que quelques regroupements simplifiés qui peuvent être ici présentés, en fonction des variétés locales de modelé.

Il s‟agit d‟un phénomène que l‟on trouve tant en Russie qu‟en Amérique du Nord, mais qui est particulièrement bien développé en Sibérie. Dans tous les cas, ce contact sinueux ressemble à « une macro-mosaïque associant des forêts-galeries (sols alluviaux profonds et bien drainés, au creux de couloirs protégés des vents : Yukon, Mackenzie, Ob, Iénisséi, Léna) et des toundras, plutôt buissonnantes, sur les interfluves » (Dubois et Miossec, 2002, p. 155).

350

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« Etant donné que les rivières, en formant pour ainsi dire des canaux de drainage, abaissent sur leurs rives le niveau de la merzlota, elles offrent ainsi de meilleures conditions à la croissance des arbres ; c‟est pourquoi, comme l‟a indiqué Tanfiliev, la limite septentrionale des forêts remonte vers le nord, le long des fleuves et des rivières » (Berg, 1941, p. 26). 352 « Les conditions favorables à l‟extension de la forêt de vallée à ces hautes latitudes procèdent surtout de la nature du sol alluvial composé de matériaux de structure hétérogène dégelant plus vite que les argiles morainiques qui recouvrent les interfluves » (George, 1962, p. 220). 353 « Ces avancées forestières se limitent strictement aux terrasses » (George, 1962, p. 220).

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Milieux naturels de Russie

3.4.1. Les micro-variétés de la taïga de plaine Les vastes plaines de modelé glaciaire sur lesquelles pousse la forêt boréale de Russie d‟Europe et de Sibérie occidentale comprennent de multiples bourrelets et contre-pentes, qui forment autant de petites dépressions perturbant le drainage. La forêt boréale dépend, à la fois pour sa structure et sa composition floristique et faunistique, de la variation sur de courtes distances de ces conditions locales. Si, vu de loin, on peut se plaire à souligner, à petite échelle cartographique, l‟uniformité des immenses espaces forestiers boréaux, il est manifeste que, à grande échelle cartographique, la variété de cette forêt est au contraire particulièrement importante sur de courtes étendues et c‟est ainsi qu‟elle est ressentie par la population. Pour simplifier une mosaïque de situations qui, dans la réalité, varie à l‟extrême354, nous avons essayé de classer une dizaine d‟appellations vernaculaires de la taïga selon deux critères pédologiques de fertilité et de drainage des sols, liés aux variations topographiques locales (tableau). Si l‟on regroupe les deux types de taïga marécageuse, il existe trois grandes familles de conditions topographiques locales de plaine, qui sont susceptibles de se répéter à l‟intérieur de la taïga sempervirente : la taïga sombre, la taïga sèche, la taïga marécageuse.

Le biogéographe Vladimir Nikolaïévitch Soukatchov (1880-1967) passa l‟essentiel de sa carrière à définir les critères de typologie de la taïga, en particulier des forêts d‟épicéas (Sukatchov, 1928). Ce fut dans ce but qu‟il créa le concept de biogéocénose (Mirkin, 1987, Bogučarskov, 2004), repris ensuite dans le monde entier pour désigner un groupement d‟organismes vivants liés entre eux en un système fondé sur les habitats. Fondateur de l‟Institut des forêts de l‟Académie des Sciences de l‟URSS, V.M. Soukatchov a fortement influencé les géographes russes jusqu‟à aujourd‟hui. A la suite de ses travaux, Berg (1941) et, plus récemment, Utkin et al. (1995), définissent quatre sortes de pessières en Russie d‟Europe. L.S. Berg y ajoute six sortes de pinèdes. Il parle de trois sortes de forêt taïgienne en Sibérie occidentale. Et ces treize types de taïga sempervirente sont subdivisés en sous-types en fonction du sous-bois et du tapis de mousses. Nous prenons ici en français l‟orthographe la plus fréquente de Soukatchov (Sukačëv en transcription internationale). 354

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Fig. taïga 24 : Coupe des micro-variétés de la taïga de plaine

Sol fertile Sol drainé

Sol pauvre

parma, ramèn, ourman, bor, soubor, borka, ièlan tchern (taïga sombre)

Sol engorgé

sogra, log (taïga d‟épicéas)

(taïga sèche) mchara

marécageuse (taïga pins)

marécageuse

de

Tableau Essai de typologie des noms vernaculaires des forêts taïgiennes en fonction des critères pédologiques

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Milieux naturels de Russie

La taïga sombre Sur les versants en pente douce, drainés sans être appauvris, bien alimentés sans être engorgés, se développe la forêt boréale la plus riche, la mieux stratifiée, celle qui mêle le plus les conifères et les feuillus et qui compte le plus d‟espèces. Elle est dominée par l‟Epicéa (ièl), qui est le conifère le plus exigeant, moins souvent associé au Sapin (pikhta) que dans les forêts canadiennes de même situation. Ces pessières européennes et ces pessières sapinières des piémonts de l‟Oural ou des versants les plus riches de Sibérie occidentale355 forment la taïga dense (goustaïa taïga) ou la taïga sombre (temnokhvoïny less), dont la superficie cumulée est d‟environ 80 millions d‟hectares356. Le principal feuillu de cette opulente forêt de conifères est le tremble (ossina), qui a besoin de sols plus riches que la moyenne taïgienne et se complaît sur les terres limoneuses. Le Bouleau (bérioza) n‟y est pas rare. Un dense tapis de mousses vertes couvre le sol et maintient son humidité. Les scientifiques russes appellent ce type de forêt d‟épicéas le ièlnik-zélénomochnik, la pessière à mousses vertes. Au-dessus des mousses vertes, l‟étage herbeux et buissonneux est le plus souvent dominé par les airelles du genre Vaccinium, que les Russes regroupent sous le nom de tchernika. Ces riches forêts d‟épicéas à airelles, qui poussent sur les sols les mieux drainés, sont les tchernytchnyé ièlniki des géographes russes. Quand le sol est plus acide, les herbes prennent le pas sur les airelles, en premier lieu l‟Oseille sauvage (Oxalis acetosella, kislitsa). Parfois, surtout dans la taïga méridionale, la kislitsa, que les Russes appellent aussi le chou des lièvres (zaïatchia kapousta), couvre le sol d‟une manière continue et exclusive, donnant alors naissance à une pessière à oseille (ièlnikkislitchnik). Mais, le plus souvent, cette surelle se mêle au maïnik, à la snyt et à des Fougères (paporotniki). Caractéristique des pessières les plus sombres, le maïnik dvoulisty, parfois appelé le petit muguet par les Français, ou, plus scientifiquement, le Maïanthème à deux feuilles (Majanthemum bifolium), est traditionnellement ramassé dans la taïga en mai et juin, car ses feuilles séchées peuvent être mises dans le thé. La snyt pousse dans des conditions proches, mais souvent plus méridionales. C‟est l‟ombellifère typique des forêts mixtes les plus ombragées de la subtaïga et elle déborde sur les forêts de feuillus de la steppe boisée. Les Français la surnomment l‟herbe aux goutteux, en fait l‟Egopode podagraire (Aegopodium podagraria).

« Les plaines marécageuses de l‟Ob, de l‟Irtych et de leurs chevelus d‟affluents sont occupées par des forêts denses (Sibérie sombre), peu exploitées, d‟une très grande richesse botanique et floristique » (Hervé, 2007, p. 49). 356 Selon Utkin et al. (1995), les pessières russes couvrent 78 millions d‟ha, les sapinières 2,5 millions d‟ha. 355

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En Russie d‟Europe, les parties de la taïga dense formées de pessières situées sur les points hauts357 du modelé, en particulier dans l‟Oural, ont toujours été nommées la parma par la population indigène des Komi. Fig. taïga 25 : Coupe des micro-variétés de la taïga sombre

Le vocabulaire géographique russe a repris cette appellation, en accentuant fortement la prononciation de la première syllabe, et l‟a généralisée à toute forme de taïga dense, surtout quand il s‟agit d‟une pessière européenne (Trëšnikov, 1988, p. 221). Utkin et al. (1995) insistent sur le fait que, surtout au nord de la Russie d‟Europe, une pessière à mousses vertes sur de bons sols bien drainés est appelée ramèn dès qu‟elle a une possibilité de connaître un défrichement et une éventuelle utilisation agricole. Le petit champ serait alors entouré par la taïga comme dans un cadre (rama), d‟où le terme de ramèn. La parma et la ramèn désignent ainsi le même type physique de forêt, l‟un en langue komi, l‟autre en russe, mais selon des visions sociales différentes. Même si cela n‟est pas mis à exécution, la ramèn est plutôt une dense pessière destinée à la coupe. « Dans la partie méridionale du gouvernement d‟Arkhangelsk : toutes les hauteurs sont boisées et le nom russe de gora, de même que l‟appellation zîrane de parma signifient indifféremment « mont » ou bois, comme dans l‟Amérique du Sud les termes de monte et montaña, ou le mot de wald en maint district d‟Allemagne » (Reclus, 1885, p. 606). Le peuple komi était appelé zyriane (ou zîrane pour Reclus) à l‟époque tsariste. 357

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En Russie d‟Europe, quand le drainage du sol est moins efficace, sans arriver pour autant à l‟engorgement, on quitte la parma et la ramèn pour entrer dans un type de taïga que, à la suite des travaux pionniers de Soukatchov, les géographes russes nomment iélnik-dolgomochnik, la pessière à mousses longues. Les épicéas poussent en effet sur un tapis de perce-mousse (Polytrichum commune), que les Russes nomment lin de coucou358 (koukouchkin lion). Ces mousses avec une tige feuillue forment de grandes étendues semblables à du gazon, sur une épaisseur de plusieurs décimètres. Mais la Prêle des bois (Equisetum silvaticum, khvochtch lesnoï), cette grande herbe, qui, avec sa forme en queue-de-cheval, atteint 1,5 m de hauteur, est sans doute la plante la plus caractéristique du sous-bois des pessières les plus humides sans être marécageuses. Tous les types de pessières de Russie d‟Europe ont comme point commun l‟obscurité de leur sous-bois, particulièrement appréciée de certains animaux, comme la martre commune (Martes martes, lesnaïa kounitsa). En outre, cette pénombre a toujours suscité la crainte359 dans l‟imaginaire collectif des Russes et des minorités indigènes. C‟est la taïga sombre qui abrite les sorcières (vedmy) et, surtout, les sylvains (léchié), ces créatures chèvre-pieds au buste humain, qui possèdent des oreilles, des cornes et une barbichette de bouc. Le problème vient de ce que les léchié sont des oborotny, c‟est-à-dire qu‟ils sont capables de se transformer en bêtes sauvages, en oiseaux, en chiens ou chats, ainsi qu‟en arbustes ou en champignons, et même, plus grave, en vieillards ou en guides d‟aveugle. Et cela leur permet de tromper les êtres humains360, en particulier les femmes, qu‟ils aiment à attirer dans la forêt… Fort heureusement pour les Sibériennes, les sylvains restent cantonnés dans la taïga sombre européenne et n‟ont encore jamais franchi l‟Oural. En Sibérie, la taïga dense formée de sapinières-pessières-cédrières a toujours été nommée ourman par les populations indigènes. Le vocabulaire géographique russe a repris cette appellation, en respectant l‟accentuation de la dernière syllabe, et l‟a généralisée à toute forme de taïga dense sibérienne, surtout quand il s‟agit d‟une sapinière-cédrière de la Plaine de l‟Ob, parfois aussi pour certaines pessières de l‟Oural (Trëšnikov, 1988, p. 318). Berg (1941) souligne que le terme est plutôt utilisé pour une taïga épaisse sur un sol bien drainé formant comme une enclave dans un ensemble forestier à prédominance marécageuse. Ces îlots de taïga sombre dans une taïga tourbeuse et souffreteuse Terme repris tel quel dans la traduction française de l‟ouvrage de Berg (1941) effectuée par G. Welter. 359 Dont il n‟est pas exclu qu‟elle ait pu se transformer parfois en respect positif de la forêt, ancêtre des mesures de protection. « Elle croyait […] aux sylvains […] Arina Vlassievna était très bonne et, à sa manière, point sotte du tout » (Tourguéniev, 1862, Pères et fils, chap. XX). 360 D‟une manière générale, la principale occupation du sylvain est d‟errer à la recherche d‟un mauvais coup. « Lechi brodit » (« le sylvain rôde ») écrivait Pouchkine (1828) dans le prologue la seconde édition de Rouslan et Loudmila.

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sont une caractéristique du paysage de la Plaine de Sibérie Occidentale361. Ces portions de taïga dense ont toujours impressionné les Russes, qui les appellent aussi les tcherni. Selon Berg (1941), l‟ourman et la tchern sont synonymes dans le vocabulaire géographique. La seconde évoque clairement l‟obscurité d‟une forêt noire par une racine russe, tandis que le premier est repris aux racines turques. Les deux mots suscitent cependant une certaine angoisse face à une forêt impénétrable (neprokhodimy less). « Qui n‟a pas été dans les ourmany, dit un proverbe, ignore ce qu‟est la peur » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 214). « Ces „terres de la peur‟, selon la terminologie kazakhe (ourman), ont été partiellement défrichées » (Hervé, 2007, p. 49). Parmi les ourmany, les cédrières sont celles qui ont le sous-bois le plus varié, mêlant le Sorbier (Sorbus, riabina), le Chèvrefeuille (Lonicera, jimolost), l‟Eglantier (Rosa, chipovnik). Les cédrières de Sibérie sont aussi très riches en buissons à baies. En fonction de légères variations topographiques et pédologiques, on rencontre l‟Airelle rouge362 (Vaccinium vitis-idaea, brousnika), la myrtille (Vaccinium myrtillus, tchernika obyknovennaïa), plusieurs espèces de Groseilliers (Ribes, smorodina), et, si l‟ourman est moins bien drainé, l‟Airelle des marais (Vaccinium uliginosum, goloubika) et la Canneberge des marais (Oxycoccus palustris, klioukva bolotnaïa). La fraise des bois (Fragaria vesca, zemlianika lesnaïa) n‟est pas rare, surtout en lisière, alors qu‟en Russie d‟Europe elle est plutôt cantonnée aux forêts de feuillus et mixtes. En dessous de cet étage buissonneux, un tapis de mousses vertes couvre en général le sol, sauf si le drainage se fait mal. La taïga sèche Sur les collines363 et les bourrelets morainiques aux sols lessivés, surtout s‟il s‟agit de terres sableuses assez poreuses, la forêt boréale sèche voit la prédominance du Pin. Il s‟agit le plus souvent d‟une forêt monospécifique où seul le Pin sylvestre (Pinus sylvestris, sosna obyknovennaïa) est représenté. Ce type de taïga dépend tellement des conditions topographiques et pédologiques locales que le mot de bor désigne tout autant un type de taïga claire formée de pins qu‟un sol grossier, en général sableux, qui ne retient pas l‟eau364. « Entre l‟Irtych et l‟Ob se prolonge la steppe […] couverte d‟une infinité de grands et de petits lacs […]. Dans plusieurs endroits elle est boisée : la plus importante de ces forêts est celle que l‟on appelle l‟Ourman » (Malte-Brun, 1832, p. 451). 362 Parfois dite aussi en français vigne du mont Ida. 363 On sait que, au XIIe siècle, la localité en bois qui allait devenir Moscou fut construite en défrichant un petit promontoire dominant la Moskova au sud et la Néglinnaïa à l‟ouest, formant une éminence connue sous le nom de Borovitski Kholm (Colline de la Pinède Sèche). 364 « Il est des cas où les exigences d‟un arbre sont si nettes qu‟un seul mot suffit à désigner une formation végétale et le terrain qu‟elle occupe : le terme de bor s‟applique aux sols secs, sablonneux, couverts de bruyères, et qu‟affectionne le pin » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 78). 361

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Cliché L. Touchart, avril 2008 Photo 40 Un bor d’Europe Le bor désigne en russe à la fois une formation végétale, la taïga sèche dominée par le Pin, et une formation pédologique, le sol sableux et poreux qui la supporte. La photo a été prise en Lettonie.

De ce fait, si l‟on veut préciser que c‟est de la forêt elle-même qu‟on veut parler, on précise souvent sosnovy bor365, c‟est-à-dire taïga sèche de pins. En général, les incendies estivaux naissent dans la forêt boréale sèche, pour ensuite se propager à toutes les formations. En Russie d‟Europe, trois types de bor se distinguent, du plus dense au plus clair, le svéji bor, le sosniak-dolgomochnik et le soukhi bor. Le bor frais (svéji bor) forme une transition entre la taïga sombre et la taïga sèche, sur des sols sableux plutôt jeunes, dans un modelé en pente douce. Ici le Pin se mêle à l‟Epicéa et celui-ci supplantera sans doute celui-là à terme. C‟est un type de taïga en cours d‟évolution vers la densification.

Une ville située à 80 km à l‟ouest de Saint-Pétersbourg, connue pour abriter la centrale nucléaire de Léningrad, a pour nom Sosnovy Bor, ayant pris la place d‟une forêt de pins. 365

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Cliché L. Touchart, août 2004

Photo 41 Un bor de Sibérie Sur les dunes qui font suite aux plages de sable du lac Baïkal, un bor particulier se développe, où la taïga sèche voit apparaître des conifères aux racines tortueuses, qui meurent parfois par déchaussement. La photo a été prise dans la Baie des Sables (Boukhta Pestchanaïa).

Le sous-bois s‟épaissit en Sorbier (Sorbus, riabina) et en Genévrier (Juniperus, mojjévelnik). Le sol se couvre de mousses vertes et d‟airelles, plus rarement d‟Oseille (Oxalis acetosella, kislitsa). Bien qu‟elle soit susceptible de pousser, sous différentes formes, dans presque tous les types de taïga, c‟est sous le bor frais que croît le mieux l‟airelle rouge (Vaccinium vitis-idae, brousnika). Ce buisson en est si caractéristique que les géographes russes nomment cette sorte de taïga le bor-brousnitchnik (pinède à airelles rouges). A la fin de l‟été, la brousnika donne des baies rouges foncées au goût aigre-doux, qui sont récoltées pour être consommées fraîches ou en confiture366. Leurs vertus curatives contre la goutte et, plus généralement, toutes les douleurs articulaires, sont toujours mises en avant par les Russes et leur cueillette n‟en est qu‟accentuée. Sur les terrains légèrement plus humides, l‟airelle rouge laisse la place à la myrtille (Vaccinium myrtillus, tchernika obyknovennaïa)367.

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Quand Onéguine et Lenski sont reçus chez les Larine, on leur offre une brousnitchnaïa voda, une eau d‟airelle rouge (Pouchkine, Eugène Onéguine, chapitre Troisième, III). 367 Au sens strict, la brousnika est une tchernika, mais, au sens vulgaire, la tchernika commune est la seule tchernika. Au sens strict, la tchernika représente en effet le genre Vaccinium dans son ensemble, la tchernika commune (tchernika obyknovennaïa) l‟espèce Vaccinium myrtillus, la brousnika l‟espèce Vaccinium vitis-idaea.

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Milieux naturels de Russie Fig. taïga 26 : Coupe des micro-variétés de la taïga sèche

Sur les sols limono-sableux (soupestchanyé potchvy), plus riches, les pinèdes pessières prennent parfois le nom vernaculaire de soubor368 (Utkin et al., 1995). L‟étage supérieur est formé de Pins qui dominent des Epicéas poussant à l‟ombre des premiers. Sur les terrains grossiers assez humides, sans être engorgés, se développe une pinède à mousses longues (sosniak-dolgomochnik). A l‟étage inférieur, les deux plantes les plus caractéristiques sont le perce-mousse (Polytrichum commune, koukouchkin lion) et la Prêle d‟hiver (Equisetum hyemale, khvotchtch zimouïouchtchi). Enfin, sur les terrains les plus poreux de Russie d‟Europe, se développe le vrai bor, ou bor sec (soukhi bor). Ce pléonasme permet d‟insister sur la sécheresse du sol et la pauvreté du sous-bois. Le sol est couvert de lichens, de mousses blanches, et de bruyères (Calluna vulgaris, véresk obyknovenny). Le soukhi bor est appelé bor-bélomochnik quand on veut insister sur le tapis de mousses blanches, souvent dominé par la mousse d‟Islande (Cetraria islandica, islandski mokh) et différentes espèces de Cladonia. Certes ce type de taïga est bien représenté dans l‟écotone de la toundra boisée, formant « une macromosaïque faite de lambeaux boisés (placages morainiques ou fluvio-glaciaires) 368

Pour Pierre George (1962, p. 222), le soubor serait plutôt un ensemble de « boisements mixtes de chênes et de pins » sur des « sols sableux ».

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et de toundras rases à mousses et lichens (dos de baleine rocheux) » (Dubois et Miossec, 2002, p. 155), mais il reste fréquent plus au sud, en pleine taïga, au sommet des collines boisées aux sols sableux. En Europe, la marqueterie de différents bory la plus célèbre est sans doute celle de la plaine de la Mechtchora, où la podtaïga s‟imbrique avec la youjnaïa taïga. Cette dernière forme ici, au sein des forêts mixtes, une enclave détachée de la taïga dans sa position la plus méridionale de toute la Russie d‟Europe, par moins de 55° de latitude. Dans la boucle de l‟Oka faisant face à Riazan, le parc national mechtchorien, fondé en 1922, protège sur 103 000 hectares les forêts de cette région et il est poursuivi au nord-ouest par le parc national de la Mechtchora, créé en 1992 sur 118 700 hectares. La végétation dominante est une pinède profitant de sols sableux pour réapparaître en subtaïga et même entrer en contact avec la forêt latifoliée qui commence de l‟autre côté de la rivière. Les sols gris forestiers se sont ici construits à partir de sédiments très grossiers formant un sandur sur le front de l‟ancien inlandsis (Gorkin, 1998, p. 354). Plusieurs types de bor s‟y côtoient, séparés par des lambeaux de taïga marécageuse, dans un paysage constellés de petits lacs morainiques. Les îlots de bor occupent les collines morainiques dominant les bas-fonds, pour former des polessia. Ce type de paysage369, caractéristique de la plaine de la Mechtchora, se retrouve aussi dans le bassin de la Vetlouga, dans celui de la Mokcha, dans la plaine de Balakhna et dans le bassin de la Viatka370, ainsi que, sous une forme un peu différente371, dans la région plus méridionale de Briansk. En Sibérie, le bor n‟arrive pas à se reconstituer quand les feux de taïga sont trop fréquents. Or les pinèdes souffrent ici d‟un été plus sec qu‟en Europe. Les petits bois résiduels, cernés de bouleaux de repousse, forment alors les borki. Ailleurs, le bor brûlé, ou défriché, puis abandonné, est remplacé par une prairie, souvent sous forme d‟une clairière, qui peut se couvrir progressivement de bouleaux. Cette végétation secondaire, tantôt herbeuse, tantôt arborée, qui a pris la place d‟un bor, est appelé ièlan372 en Sibérie. Le terme est également usité en Extrême-Orient373.

Dit polesski tip landchafta par les géographes russes (Trëšnikov, 1988, p. 234, Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 256) 370 On peut aujourd‟hui admirer à la galerie Trétiakov de Moscou le tableau intitulé « Sosnovy bor », peint par Ivan Chichkine en 1872, qui représente une pinède sèche contrastant avec un ruisseau du bassin de la Viatka. 371 Camena d‟Almeida (1932, pp. 81-82) présentait ensemble certaines de ces forêts. Les géographes russes actuels insistent sur la particularité de la forêt de Briansk, où le paysage de polessié forme des îlots de forêt mixte subtaïgienne dans la zone de la forêt de feuillus, alors que des polessia comme celui de la Mechtchora forment des îlots de taïga dans la subtaïga. 372 C‟est la définition classique du iélan (elan’ en transcription internationale), telle que la donne par exemple Berg (1941, p. 51) : « dans les défriches et les champs abandonnés, se développent des prairies à grandes herbes et des forêts feuillues clairsemées avec une flore de prairie, type de 369

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La taïga marécageuse L‟insinuation de marais dans la taïga a de nombreuses causes, parmi lesquelles la multiplicité de cuvettes mal drainées dans le tapis de la moraine de fond, les bras abandonnés dans les grandes plaines par des cours d‟eau de régime immodéré, les lignes de partage des eaux floues, héritées du modelé glaciaire, où le drainage peine à choisir son sens, l‟induration fréquente du soushorizon illuvial minéral du podzol, l‟imperméabilité de taches de pergélisol, la faiblesse de l‟évaporation, l‟auto-entretien de l‟humidité par les sphaignes. Pour simplifier la grande variété de paysages de la taïga marécageuse, il est possible de distinguer d‟abord la taïga marécageuse d‟interfluve et de versant, où se développent les sogry, ensuite la taïga marécageuse de cuvette, qui abrite l‟essentiel des mchary, et enfin la taïga marécageuse de vallée alluviale, que se partagent le log et le bor à herbes. Sur les interfluves flous des plaines de remblaiement quaternaire, le drainage est souvent hésitant, et, par la faiblesse de l‟évaporation, l‟existence de dalles imperméables et la remontée du toit de la nappe pour diverses raisons, l‟humidité au sol est parfois telle que les sphaignes constituent un tapis spongieux aussi sur les pentes et les faîtes, et non pas seulement au fond des cuvettes. Ces mousses retenant elles-mêmes l‟eau, il y a un auto-entretien et il se forme des tourbières de versant ou, avant d‟en arriver à ce stade, des morceaux de taïga sombre à tapis de sphaignes. En langage vernaculaire, cette forêt est la sogra. Selon les travaux de Vladimir Soukatchov, repris par les géographes plus récents374, c‟est avant tout une pessière, mais le Pin se mêle assez souvent à l‟Epicéa et ces deux conifères, menacés par l‟asphyxie, y développent des formes tourmentées. Il faut y ajouter deux feuillus, que sont le Bouleau et l‟Aulne. Il s‟agit plutôt de l‟Aulne noir ou glutineux (Alnus glutinosa, olkha tchiornaïa ou olkha kleïkaïa) dans la moitié sud de la taïga européenne, de l‟Aulne gris ou blanc (Alnus incana, olkha séraïa ou olkha bélaïa) dans la moitié nord et de l‟Aulne de Sibérie (Alnus sibirica, olkha forêt qu‟on dénomme iélan ». Les études toponymiques de Mel‟heev ont cependant montré que le terme désignait, en Transbaïkalie, les terrasses alluviales recouvertes de steppe. 373 Ainsi, dans la taïga de Sikhotè-Alin, « le secteur que nous traversions en ce moment représentait un de ces espaces riverains déboisés que les gens du pays appellent yélane. La plaine était couverte d‟orliak, une fougère peu haute, mais épaisse » (Arseniev, 1921, chap. 12 « Amba »). 374 « Dans le nord, la forêt d‟épicéas, à sphaignes et à laîches porte le nom de sogra » (Berg, 1941, p. 49). Les sogry sont « des forêts marécageuses tourmentées (d‟épicéas, de pins, de bouleaux, d‟aulnes et d‟arbustes) sur des lignes de partage des eaux de la zone taïgienne de la plaine d‟Europe de l‟Est et de Sibérie occidentale » (Trëšnikov, 1988, p. 283, en russe). « Avec l‟augmentation de l‟humidité et l‟apparition des sphaignes et des carex se forment des forêts d‟épicéas appelées sogry dans le nord. Elles sont peuplées d‟arbres de petite taille et espacés les uns des autres ; l‟épicéa est manifestement très éprouvé du fait de la faible aération du sol » (Utkin et al., 1995, p. 105, en russe).

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sibirskaïa) au-delà de l‟Oural (Banaev et Šemberg, 2000). La sogra abrite un tapis de Lédon (Ledum, bagoulnik), de Laîche (Carex, ossoka) et de différentes espèces d‟airelles et de ronces. Parmi ces dernières, la morochka (Rubus chamaemorus) est la plus appréciée des Ronces de la sogra, donnant des baies semblables à de délicieuses petites framboises, que les Russes récoltent au milieu de l‟été. Les mousses sont dominées par les Sphaignes, mais ces dernières s‟épanouissent plus encore dans la taïga marécageuse de cuvette. Dans les cuvettes, les sols sont engorgés en permanence et les phénomènes tourbeux prennent un plus grand développement. Des milliers de petits lacs et marais de modelé glaciaire trouent la taïga de plaine, mais celle-ci parvient à croître autour, selon des auréoles forestières ayant chacune leurs particularités, voire, dans certains cas, arrive à coloniser le fond tourbeux, ou à résister. C‟est la mchara des Russes375, qui a certains points communs376 avec la forêt de muskeg des Canadiens. Si jamais le système est entier (mais il est souvent tronqué), la mchara se présente comme une forêt concentrique. Au centre se trouve la nappe d‟eau, plus ou moins encombrée de plantes aquatiques, flottantes ou non. Elle est entourée d‟une tourbière, d‟abord à Carex puis à Sphaignes, où poussent certains Aulnes. Et c‟est à l‟extérieur de cette dernière auréole que, sur des sols à gley, pousse la taïga. Cette forêt souffreteuse, aux individus rabougris, qui trouvent ici des conditions de vie extrêmes, est avant tout peuplée de Pins. Ce sont plutôt des arbres chétifs, dont les racines pourrissent à cause de l‟humidité et qu‟un vent de tempête suffit à faire s‟écrouler. Pierre Camena d‟Almeida (1932, p. 79) parle à propos de la mchara de « paysage de désolation ». Le conifère typique en est le petit Pin sylvestre tortueux (Pinus sylvestris litvinovi, koriavaïa sosna obyknovennaïa), le « pin nain tortu » de Berg (1941, p. 54). Sous les Pins, le tapis mousseux est dominé par la Sphaigne (Sphagnum, sfagn). Capables d‟absorber de grandes quantités d‟eau, ces mousses des marais gonflent comme des éponges, qui rendent difficiles les déplacements sous cette forêt. « La marche y est fatigante, car le pied enfonce dans la masse brune de la tourbe en formation, ou butte contre les troncs gisant 375

Comme tout terme vernaculaire entré dans le vocabulaire géographique, sa signification varie quelque peu selon les auteurs, certains, comme Trëšnikov (1988), y voyant plutôt le marais non forestier trouant la taïga, d‟autres la taïga elle-même marécageuse, d‟autres, comme Utkin (1995, p. 267, en russe), les deux : « appellation populaire de marais couverts de forêts taïgiennes et de tourbières bombées sans forêt. Elles [les mchary] correspondent essentiellement à des dépressions et à de grandes vallées fluviales. Sur les mchary forestières pousse principalement le petit pin sylvestre tortueux (particulièrement sous sa forme marécageuse). Sur le tapis au sol prédominent les sphaignes ; le lédon, les carex, la linaigrette, la canneberge sont représentés en abondance ; la drosera est commune ». 376

Mais aussi des différences, parmi lesquelles le fait que le genre le plus répandu des forêts de muskeg se trouve être l‟Epicéa, surtout l‟épinette noire (Picea mariana), tandis que c‟est assurément le Pin dans la mchara.

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à terre » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 79). Les chasseurs aguerris n‟hésitent pas à s‟aventurer au cœur de la mchara, mais, pour les autres, c‟est, au moins sur ses marges, la cueillette qui incite à surmonter les difficultés. C‟est que la mchara abrite en grandes quantités de savoureuses baies, que la langue française a tendance à toutes assimiler à l‟airelle des marais, mais qui sont en fait plus variées. La Canneberge des marais (Oxycoccus377 palustris, klioukva bolotnaïa) est de ce point de vue l‟Ericacée la plus importante, puisque Utkin et al. (1995) estiment à environ un million trois cent mille tonnes la récolte annuelle russe de ces grosses baies rouges et acidulées. Les Sibériens, qui en raffolent, ne manquent jamais de souligner la richesse de la klioukva en vitamines et en oligo-éléments. La Canneberge à petits fruits (Oxycoccus microcarpus, klioukva melkoplodnaïa), qui prédomine dans la toundra boisée, n‟est quant à elle pas exploitée. La Canneberge des marais ne doit être confondue, en français, avec la véritable Airelle des marais378 (Vaccinium uliginosum, goloubika), dont les baies sont, comme l‟indique son nom en russe, de couleur bleue379. Moins parfumée que la klioukva, la goloubika est elle aussi très riche en vitamines. Consommée fraîche en juin et juillet, son surplus est fréquemment séché par les Russes pour être conservé. Appréciée, bien qu‟il ne soit, paraît-il, pas recommandé d‟en consommer en grande quantité, la goloubika est connue en Russie sous plusieurs autres noms locaux, comme le gonobobel, la gonobol, la dournika, la pianika. La goloubika pousse en général avec le bagoulnik, dont elle partage les exigences pédologiques. Le Lédon des marais380 (Ledum palustre, bagoulnik bolotny) est parfois surnommé par les Russes le stupéfiant des marais (bolotnaïa odour). Ce buisson, qui fleurit en mai ou juin, dégage en effet un parfum mielleux enivrant, qui donne une ambiance capiteuse à la mchara printanière. De fait, les propriétés narcotiques de cette plante sont utilisées dans la médecine russe traditionnelle et c‟est aujourd‟hui une prescription homéopathique fréquente contre les rhumatismes. Les autres plantes les plus communes de l‟étage inférieur de la mchara sont la linaigrette (Eriophorum vaginatum, pouchitsa), la Drosera (Drosera, rossianka), l‟Andromède poliée (Andromeda polifolia, Androméda mnogolistnaïa ou, plus simplement, podbel). Là où la transformation de la forêt sèche en taïga marécageuse est récente, c‟est la Laîche (Carex, ossoka) qui domine. En effet, la taïga marécageuse de cuvette, qui prend déjà une grande place naturelle dans l‟ensemble de la forêt boréale russe, aurait en outre 377 Oxycoccus est considéré par certains comme un sous-genre de Vaccinium, par d‟autres comme un genre à part entière. 378 Dite aussi en français Myrtille des marais, ou Airelle bleue, orcette, ou encore embrune. 379 Du moins à l‟extérieur ; la baie est plutôt blanchâtre à l‟intérieur. 380 Qu‟il ne faut pas confondre avec le Lédon du Groenland (Ledum groenlandicum), comestible et dont les infusions donnent le thé du Labrador au Canada.

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tendance à gagner du terrain sous l‟action des défrichements anthropiques, lesquels, en faisant remonter le toit des nappes, inonderaient les anciens podzols. « Le phénomène se produit souvent après des incendies ou des défrichements de forêts sur des terrains autrefois secs. La cause en est que la forêt, en évaporant une énorme quantité d‟humidité, abaisse dans les plaines le niveau des eaux du sous-sol et draine le terrain ; la forêt disparue, ces eaux remontent à la surface » (Berg, 1941, p. 53). La question, comprise dans l‟effet général d‟une couverture forestière sur le cycle hydrologique (Molchanov, 1963), reste cependant controversée381. La taïga marécageuse de cuvette a été en partie modifiée par la construction de nombreux lacs de barrages, dans la partie européenne du pays. Elle a ainsi pu être inondée assez largement, mais s‟est reformée, d‟ailleurs souvent en gagnant du terrain, et a construit de nouvelles auréoles autour des nouveaux plans d‟eau. La taïga méridionale de la plaine de la Mologa, déjà largement marécageuse à l‟état naturel, s‟est transformée au contact du lac de barrage de Rybinsk, mis en eau dans les années 1940. Cet ensemble de paysages, dont le caractère marécageux est en partie originel et en partie provoqué par l‟action anthropique, est protégé par la réserve naturelle de Darwin. Depuis 1945, le Darvinski zapovednik préserve sur 112 673 ha la mosaïque de taïga marécageuse dans les cuvettes et de bor sur les bourrelets morainiques. Les tourbières et la taïga marécageuse de Pins aux formes variées et tourmentées y prennent la plus grande place et ont été décrites en détail par Kaleckaja et al. (1988). L‟étage inférieur est particulièrement riche en savoureux buissons à baies comme l‟Airelle des marais, la Canneberge des marais et la Ronce morochka. La Camarine noire et la Drosera sont plutôt rares, mais on trouve fréquemment le cassandre (Chamaedaphne calyculata, bolotny mirt), l‟Andromède poliée, le Lédon des marais, la Linaigrette vaginée (Eriophorum vaginatum, pouchitsa vlagalichtchnaïa), la Scheuchzérie des tourbières (Scheuchzeria palustris, cheïkhtséria bolotnaïa). Puisque la mise en eau du lac de Rybinsk n‟a guère plus d‟une soixantaine d‟années, la Laîche des marais (ossoka topianaïa) est très répandue. A son extrémité occidentale, la réserve naturelle de Darwin compte aussi, en partie ennoyée, une taïga de vallée, celle de la Mologa, qui forme un troisième et dernier type de forêt marécageuse. Généralement, dans les dépressions parcourues par un cours d‟eau, le drainage est meilleur que dans les cuvettes, mais, si le lit migre d‟une saison à l‟autre à la surface de la plaine alluviale, la taïga y prend pied sur des sols

381 « Bien qu‟il n‟existe pas beaucoup d‟observations pour conforter ce point de vue, comme on vient de le voir, l‟idée selon laquelle la forêt aggrave et prolonge les étiages est très largement partagée, sauf par les auteurs russes » (Cosandey et Robinson, 2000, p. 326).

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marécageux, où les Sphaignes, bien que moins importantes que dans la mchara, ne sont pas absentes. Dans les régions où domine la taïga sombre, les vallées sont couvertes de pessières alluviales, « les forêts d‟épicéas à herbes » de Berg (1941, p. 49), les ièlniki s goustym travianym pokrovom de la plupart des géographes russes. En langage vernaculaire, ce type de taïga correspond au log (Utkin et al., 1995, p. 106). Le fait important est la faiblesse des mousses et, au contraire, la grande densité des herbes dans un épais sous-bois. La pessière à herbes est connue pour être la taïga la plus riche en Groseillier rouge (Ribes rubrum, smorodina krasnaïa), en Groseillier noir (Ribes nigrum, smorodina tchiornaïa), dont les Français connaissent les baies sous le nom de cassis, et en plusieurs autres espèces du même genre, notamment le Groseillier rampant (Ribes procumbens, léjatchaïa smorodina) en Sibérie. En tout, ce sont environ 250 000 tonnes de différentes groseilles qui sont ramassées chaque année dans les pessières alluviales de Russie (Utkin et al., 1995). Les Aulnes se mêlent aux Genévriers, Eglantiers et Chèvrefeuilles pour former un dense sous-bois. Mais c‟est sans doute le Saule (Salix, iva) l‟arbuste le plus caractéristique de l‟étage moyen du log. L‟espèce la plus commune en Russie est le Saule à feuilles aiguës (Salix acutifolia, iva ostrolistnaïa), qui y est surnommé le Saule rouge (verba krasnaïa ou krasnotal), formant localement des peuplements presque exclusifs. Ces saussaies prennent plutôt pied sur les alluvions assez sableuses, faisant alors transition avec le second type, plus rare, de taïga marécageuse de vallée alluviale. En effet, dans les régions où domine la taïga sèche, certaines vallées sont couvertes de pinèdes alluviales, que Berg (1941, p. 49) appelle « le bor à herbes », le traviano-bolotny sosniak d‟autres auteurs.

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3.4.2. Les micro-variétés de la taïga de plateau et de montagne En relief plus tourmenté, les plateaux de taïga décidue à l‟est de l‟Iénisséï présentent quelques micro-variations paysagères, mais ce sont surtout les montagnes de l‟étage forestier qui offrent des contrastes de versants sur de courtes distances. Les différents types de lariçaies de plateau La taïga de Mélèzes de Dahourie du Plateau de Sibérie Centrale et de ses annexes présente de fines variations locales, essentiellement dues à la profondeur du pergélisol, qui agit sur l‟humidité et le drainage du sol sus-jacent. Le paysage le plus fréquent est celui d‟une taïga sèche de Mélèzes, à sous-bois d‟Aulne nain (Duschekia, okholnik), de Rhododendron, de lespédétsa (Lespedeza), dont l‟étage inférieur est riche en airelles, particulièrement la brousnika (Vaccinium vitis-idaea)382, et, surtout, dont le tapis herbeux abondant répond à la clarté qui existe au sol. Parmi ces herbes, on trouve fréquemment la Prêle des champs (Equisetum arvense, khvochtch polévoï) et des Graminées, comme la Fétuque de Yakoutie (ovsianitsa yakoutskaïa). La lariçaie à Rhododendron domine sur les pentes fortes des vallées encaissées, tandis que la lariçaie à Airelles rouges (brousnitchy listvennitchnik) l‟emporte sur les versants plus doux des plateaux d‟interfluve. Ce sont les Toungouses qui forment le vrai peuple383 de la taïga de Mélèzes de Dahourie, en connaissent et en exploitent les moindres différences384 tout en respectant la forêt ; les autres ethnies, y compris les Yakoutes, n‟occupent que les clairières, qu‟ils ne manquent pas d‟agrandir par défrichement. Sur les sols sableux, le Pin sylvestre se mêle au Mélèze de Dahourie, voire, localement, le supplante, pour former un bor. Sur le piémont du Saïan Occidental, le parc national de Chouchenski Bor possède de nombreux faciès 382 Une villageoise de la localité sibérienne de Khoujir nous expliquait, en août 2008, qu‟elle ramassait à chaque mois de septembre une grande quantité de brousnika dans le sous-bois des Mélèzes de Dahourie. Elle met un cachet d‟aspirine pour deux seaux, sans jamais ajouter de sucre insiste-t-elle, et laisse l‟ensemble dehors, qui gèle immédiatement et se garde jusqu‟au printemps. La réserve d‟Airelle rouge sert ainsi tout l‟hiver. 383 Bien que le terme de Toungouse ait été forgé par les Yakoutes à l‟égard de plusieurs ethnies de manière péjorative, il reste commode de l‟utiliser pour regrouper l‟ensemble des peuples de la forêt de Sibérie Centrale et Orientale, qui se trouvent être les Evenks et les Evens. 384 « Le chasseur demande aux arbres de lui fournir des repères dans l‟univers indéfini de la taïga, comme le font spontanément les côtés des troncs qu‟un vent pluvieux a couverts de mousse ou les fûts qu‟un ours a griffés. Il guette le mélèze à tête double ou triple, la cime inhabituellement fournie, la souche bizarre qui viendra rompre la continuité du sous-bois » (Hamayon, 1997, p. 26).

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différents de pinèdes, dont les lentotchnyé bory (les pinèdes-galeries), qui couvrent les dunes sableuses de la partie la plus septentrionale de l‟aire protégée. Dans l‟île d‟Olkhon du Baïkal, cette association du Pin sylvestre et du Mélèze de Dahourie se produit sur tout le versant occidental, aux sols sableux. Là où le sol est plus humide, tout en étant bien drainé, le Cèdre de Sibérie (Pinus sibirica) se mêle au Mélèze de Dahourie et devient localement dominant. Ces lariçaies-cédrières sibériennes ont un sous-bois bien fourni en airelles.

Cliché L. Touchart, août 2008 Photo 42 Une cédrière du sud de la Sibérie La lariçaie du Plateau de Sibérie Centrale s’enrichit vers le sud en Cèdres de Sibérie, en particulier là où le sol est humide. Le sous-bois est plus dense et riche en Airelles. A proximité d’Irkoutsk, l’Homme a favorisé le développement de feuillus.

Dans les parties concernées par un sol mal drainé, où le pergélisol est proche de l‟affleurement, c‟est la « taïga humide à mélèzes » (Berg, 1941, p. 51) qui se développe. Le sous-bois y comprend souvent le Bouleau pubescent (Betula pubescens, bérioza pouchistaïa) et un tapis de mousses couvre le sol.

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Dans le cas d‟un sol engorgé, on entre dans une mar385, qui est une lariçaie marécageuse, aux arbres espacés, pouvant passer à une boulaie naine, un iernik, et à une prairie humide. Les mari forment ainsi une mosaïque de bois souffreteux et de clairières marécageuses trouant la taïga de Sibérie orientale et d‟Extrême-Orient. Les ierniki deviennent de plus en plus fréquent au fur et à mesure qu‟on s‟avance vers le nord. Dans la taïga septentrionale, les principaux types de forêt sont la lariçaie à mousses (mokhovoï listvennitchnik), la lariçaie à Airelle des marais (goloubytchny listvennitchnik) et la lariçaie à Lédon (bagoulnikovy listvennitchnik). Les contrastes d’exposition dans les forêts taïgiennes de montagne L‟exposition des versants (èkspozitsia sklonov), qui provoque des différences d‟échauffement des systèmes de pentes en fonction de leur orientation face aux rayons solaires, acquiert une importance d‟autant plus grande pour la vie montagnarde que trois critères sont réunis : une faible nébulosité, une latitude moyenne et une direction prédominante des vallées s‟allongeant d‟ouest en est. La Russie, et a fortiori la Sibérie, étant en climat continental, la plupart de ses montagnes répondent à une longue durée d‟insolation et une faible nébulosité, qui exacerbent les contrastes de versants. L‟Altaï et le Saïan sont cependant les deux massifs qui sont le plus concernés. En Extrême-Orient, notamment au Kamtchatka, une nébulosité plus importante tend à homogénéiser le comportement les versants. Les latitudes moyennes concernent plus les montagnes du sud de la Russie et, une fois encore, l‟Altaï et le Saïan développent. Mais bien d‟autres massifs sont concernés, comme l‟Oural méridional, la Transbaïkalie et SikhotèAlin. En revanche, les Monts de Sibérie Orientale, situés très au nord, les rayons solaires sont si bas l‟essentiel de l‟année que le phénomène d‟ombre portée réduit fortement les contrastes, ou, si l‟on veut, presque tous les versants se conduisent comme des ubacs, quelle que soit leur exposition. Enfin, ce sont les montagnes où les vallées s‟allongent de préférence d‟ouest en est qui offrent les contrastes les plus marqués entre l‟adret (youjny sklon386) et l‟ubac (séverny sklon). Il en existe évidemment des segments dans toutes les chaînes russes, mais c‟est dans les monts Saïan que le phénomène La mar (mar’ en transcription internationale) n‟a évidemment rigoureusement aucun rapport avec la mare française. 386 Le russe exprime le plus souvent elliptiquement l‟adret en « versant méridional » (youjny sklon), qu‟il faut comprendre comme « versant tourné vers le sud », correspondant effectivement au flanc situé au sud d‟un sommet, mais au nord d‟un fond de vallée. On trouve, parfois aussi dans la littérature russe, le terme plus long, mais plus juste, de « versant d‟exposition méridionale » (sklon youjnoï èkspozitsii). 385

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prend la plus grande ampleur. Ainsi, les youjnyé sklony ont tendance à recevoir plus de calories par insolation directe, à être plus secs, à avoir des sols moins acides, tandis que les sévernyé sklony sont plus froids, conservent la neige plus longtemps, ont des sols plus acides, où la décomposition de la matière organique se fait plus mal. Dans un massif souffrant de sécheresse, comme le Saïan, qui élève sa taïga de montagne au-dessus de la steppe, l‟exposition en ubac n‟est d‟ailleurs pas forcément un inconvénient, car le tapis neigeux protège le sol des plus grands froids, puis il distille, en fondant, une humidité qui peut être bénéfique, quand manquent les précipitations. Il résulte de ces différences d‟exposition une grande variété de facettes paysagères de la taïga de montagne. D‟une part, la limite altitudinale des étages forestiers n‟est pas la même, d‟autre part les espèces elles-mêmes peuvent varier. C‟est ainsi que, de l‟Altaï au Saïan Oriental, le Sapin de Sibérie (Abies sibirica, pikhta sibirskaïa) couvre, de manière caractéristique, les versants les plus humides de ces montagnes de Sibérie méridionale, où il forme la forêt noire, la tchernevaïa taïga. Au contraire, les versants plus secs sont couverts de Mélèzes et de Cèdres. Sous cette taïga plus lumineuse, surtout sur les pentes rocailleuses assez fortes, le sous-bois comprend souvent le Groseillier à maquereau de l‟Altaï (Grossularia acicularis387, kryjovnik igoltchaty), qui donne de grosses baies atteignant 15 mm de diamètre. Dans des conditions similaires, sur des sols très grossiers, sablo-graveleux, avec des eaux souterraines proches de la surface, l‟Argousier faux nerprun (Hippophae rhamnoides, oblépikha krouchinovaïa) occupe largement les vallées escarpées des torrents de l‟Altaï et du Saïan, où il peut former des massifs entiers sous forme d‟arbustes de quelques mètres de haut. Les baies d’oblépikha, de couleur orange, sont très appréciées des Sibériens, qui en vantent la richesse en carotène, supérieure à celle de la carotte, en vitamines B, C, E, P, en oligoéléments et en sucre. Beaucoup plus au nord, dans les monts de Verkhoïansk, où les conditions climatiques sont très difficiles, les sévernyé sklony ne présentent guère qu‟une toundra boisée, où des Mélèzes de Cajander (Larix cajanderi, listvennitsa kaïandera), petits et espacés, dominent un tapis de mousses. Au contraire, les youjnyé sklony offrent quelques Pins et Epicéas sur les basses pentes, atteignant 500 m dans les meilleurs cas, puis de mélézins de Cajander de belle taille au sous-bois de Cèdre nain (Pinus pumila, kedrovy stlanik), d‟Aulne nain (Duschekia, okholnik ou koustarnikovaïa olkha) de Bouleau de Middendorf (Betula middendorfii, bérioza Middendorfa), de raisin de l‟Aldan (Ribes dicuscha, smorodina siniaïa, ou smorodina dikoucha, ou, plus familièrement, dikouchka), d‟Airelle rouge (Vaccinium vitis-idae, brousnika) et de Camarine noire (Empetrum nigrum, chikcha, ou vodianika, ou encore voronika) dominant un tapis de lichens. Les noix du Cèdre nain, grasses et 387

Synonyme de Ribes aciculare.

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nourrissantes, sont favorables au développement de la vie animale, qui se concentre donc sur les versants les mieux exposés. Dans ces montagnes, où les conditions naturelles sont très difficiles, les contrastes entre versants, sur de petites distances, acquièrent une importance accrue pour la vie des plantes et l‟occupation humaine, en grande partie fondée sur la chasse des animaux à fourrures. Ce qui précédait était évidemment une simplification destinée à la clarté pédagogique. Dans la pratique, les types locaux de taïga de montagne varient à l‟infini, selon les multiples facettes du volume montagneux dues au mélange des contrastes d‟exposition et des différences d‟altitude. La toponymie locale, russe et indigène, reflète cette diversité. Ainsi, dans l‟Oural, « les Zyrianes appellent siort la forêt mixte de conifères et d‟arbres à feuilles, que fréquentent l‟ours, l‟hermine et la gelinotte. Pour les Russes, un tchougor est un sommet isolé, aux pentes rapides, que recherche le „cèdre‟ et d‟où n‟a pas encore disparu la zibeline » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 187).

Conclusion du Chapitre deuxième La forêt boréale, la plus étendue de toutes les formations végétales arborées de la planète, est une forêt de conifères zonale, liée au climat continental et au podzol. Peu productive, elle constitue pourtant la plus grande réserve en bois de l‟humanité, grâce à son immensité, à son âge et aux particularités des conifères. Elle est à l‟origine de la civilisation russe, du moins sur sa marge européenne méridionale de forêt mixte. Sous une strate supérieure de résineux, pousse un sous-fois de feuillus à petites feuilles et de buissons. L‟ensemble a la biomasse la plus faible de toutes les forêts et, surtout, se renouvelle très lentement. Cependant, le bois de qualité qu‟elle produit est utilisé depuis des siècles pour les constructions traditionnelles. Aujourd‟hui, l‟exploitation commerciale de la taïga doit tenir compte de la lenteur de sa régénération. Malgré certaines difficultés, comme la croissance des coupes illégales dans les années 1990, la taïga russe reste une forêt assez largement préservée. La biodiversité naturelle de la taïga russe est très peu élevée. Chez les conifères, elles se réduit à quatre genres, le Pin, l‟Epicéa, le Sapin et le Mélèze. Celui-ci, que les Russes nomment listvennitsa, forme de loin le plus gros volume de bois du pays. Chez les feuillus, le Bouleau et le Peuplier sont les principaux. Chaque essence est chargée d‟une forte symbolique dans l‟âme de ce peuple profondément forestier. Les animaux qui peuplent la taïga forment une chaîne dont la contrainte initiale est celle d‟une

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faible production de matériaux durs et englués de résine, dominés par les aiguilles. La taïga est une formation en équilibre avec un climat continental aux saisons très contrastées. Après l‟arrivée brutale de l‟été, les incendies de forêt sont considérables, qui dévastent plus d‟un million d‟hectares par an. Les départs de feux, au nombre de 25 000 chaque année, sont en général d‟origine anthropique, mais la sécheresse estivale est un élément important de leur propagation. En hiver, les végétaux de la taïga supportent des froids intenses. Les animaux ont aussi développé des adaptations, dont l‟une d‟entre elles, la fourrure, a permis le développement d‟une économie importante, qui fut l‟une des causes historiques de la conquête de la Sibérie. La forêt boréale pousse sur un sol pauvre et acide, dont l‟horizon éluvial minéral ressemble à de la cendre, le podzol. La symbiose entre l‟arbre et le champignon est l‟une des clefs de contournement de la pauvreté du sol. Contrairement à la forêt hudsonienne, la taïga russe subit, dans sa partie sibérienne, la contrainte supplémentaire d‟un sous-sol gelé en permanence, la vetchnaïa merzlota, qui provoque l‟engorgement estival du sol situé au-dessus. L‟homogénéité apparente de la taïga russe dévoile pourtant d‟importants gradients longitudinaux et latitudinaux, perturbés par les grandes vallées fluviales et les massifs montagneux et, surtout, à très grande échelle cartographique, d‟infinies nuances fondées sur les différentes facettes topographiques. En ce sens, la taïga est bien, en direction du nord, la dernière formation végétale arborée de la planète avant les milieux périglaciaires, une forêt se trouvant dans des conditions limites, où le moindre abri ou au contraire la moindre éminence prennent une importance démesurée. La réponse à la question de la monotonie de la taïga ne dépend cependant pas seulement de ses qualités intrinsèques. Elle ne peut être donnée à l‟issue de la seule étude de la forêt boréale, mais doit attendre le développement des autres zones biographiques de la Russie et du regard qui est porté sur elles toutes.

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Chapitre Troisième Les forêts de feuillus, les sols gris bruns et la pollution « Dans l‟anse marine, un chêne vert ». Le tout premier poème, Rouslan et Lioudmila, publié par Pouchkine, alors qu‟il n‟avait que vingt ans, commence par ce vers, par ce chêne (doub), autour duquel s‟enchaîne et se déroule la mythologie russe. Mais aujourd‟hui, qu‟en est-il, non de la poésie, car « il est passé, le temps des vers »388, mais des forêts de chênes de la Russie ? La zone des forêts latifoliées (chirokolistvennolesnaïa zona) comprend, au sens des géographes russes qui en soutiennent l‟existence, les forêts mixtes à dominante de feuillus à grandes feuilles, et, surtout, les forêts composées uniquement de feuillus. Elle équivaut à la zone némorale389. Selon les estimations, cela représente 3 à 8 % du territoire russe. Cette proportion est très faible pour un milieu naturel se trouvant être finalement le plus proche de celui qui couvrait l‟Europe de l‟Ouest en presque totalité. Pourtant, l‟enjeu est d‟importance. Au sens le plus strict, la forêt de feuillus russe couvrait à l‟état naturel cinq cent vingt mille kilomètres carrés (Isačenko, 1992, 1996), mais, augmentée de la partie méridionale de la forêt mixte et de la moitié septentrionale de la steppe boisée, elle pouvait atteindre le double et, même, selon le Rapport sur les progrès manifestes concernant la réalisation des engagements de la Fédération de Russie pour le protocole de Kyoto (en russe), plus d‟un million trois cent mille kilomètres carrés. Bien qu‟elle soit la plus défrichée de toutes les forêts russes, la forêt de feuillus a été plus préservée qu‟en Occident, puisqu‟il en subsiste encore 29 % dans la Russie européenne (Gvozdeckij et Samojlova, 1989). Pourquoi la fourchette d‟estimation de la place occupée par la forêt de feuillus russe est-elle si large et varie-t-elle du simple au triple ? Cette formation végétale est-elle analogue à la forêt de feuillus de l‟Europe occidentale, atlantique, ou offre-t-elle des caractères propres ? Sur quel type de sol croîtelle ? Comment expliquer ce paradoxe qui fait d‟elle l‟une des zones les plus défrichées de Russie, mais l‟un des milieux les moins défrichés d‟Europe ? La Russie réussit-elle à associer le Chêne pédonculé, le Chêne de Géorgie et celui de Mandchourie ou n‟est-ce que le reflet de l‟écartèlement des milieux naturels « Ona prochla, pora stikhov » écrit en effet Pouchkine dans l‟épilogue du même poème. La zone némorale, « caractérisée par les forêts à feuilles caduques l‟hiver » (Ozenda, 1994, p. 17) est une appellation forgée par les Russes, que les Scandinaves C. Regel (1952) et H. Sjors (1963) ont diffusée dans le vocabulaire scientifique international. « Following Regel (1952, p. 38) the term „Nemoral‟ was introduced by Russian authors » (Sjors, 1963, p. 109). Aujourd‟hui, il reste employé par les botanistes russes, mais les géographes de ce pays l‟utilisent très peu, sauf N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev. 388

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qu‟un immense pays a fortuitement regroupés dans un même ensemble politique ? Pour tenter d‟apporter quelques éléments de réponse, il a semblé opportun de ne pas développer de généralités, qui auraient été a priori artificielles, sur l‟ensemble des forêts de feuillus de la Russie, ou du moins de ne pas fonder le plan sur ces points communs. Ce ne sont pas ces derniers qui se placent au premier rang. Au contraire, trois ensembles, chacun séparé de l‟autre par plusieurs milliers de kilomètres, ont une individualité suffisamment forte pour se suffire à eux-mêmes. Fig. feuillu 1 : Carte des forêts de feuillus à grandes feuilles

En Russie d‟Europe390, la forêt latifoliée forme une bande continue, qui sépare la subtaïga de la steppe. Elle n‟existe pas en Sibérie, où le contact est brutal entre la forêt boréale et les formations prairiales. Elle réapparaît en Extrême-Orient, sous une forme d‟ailleurs plus luxuriante. Outre cette disposition zonale, une forêt de feuillus borde la Russie d‟Europe pour des raisons altitudinales : c‟est celle du Caucase. Le regroupement de certains traits communs à ces trois unités reste cependant possible. Il tient sans doute à l‟exploitation qui en est faite par la société russe, peut-être aussi à d‟autres arbres, moins emblématiques que « le roi des arbres » (tsar déréviev). Pour que s‟enchaînent les idées sans chêne…

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Pour P. Ozenda (1994, p. 63), c'est la « région sarmatique » de la « zone némorale ».

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1. La forêt de feuillus européenne En faisant un trajet du nord au sud, le passage des forêts mixtes de la subtaïga à la steppe proprement dite se fait par une transition très progressive en Russie d‟Europe, par un contact plus brutal en Sibérie. Dans la moitié ouest de la Russie, ce ruban de transition a toujours été appelé par les auteurs classiques, notamment L.S. Berg, I.S. Loupinovitch et F.N. Milkov391, lessostep, la steppe boisée392. Sa limite géographique était précisément tracée, bien que sa définition biogéographique fût assez floue393. Elle l‟était d‟autant plus que, le défrichement presque complet de cette zone étant ancien, la connaissance de la végétation climacique réclame des reconstitutions à partir des îlots préservés (Agahanjanc, 1986) ou de la qualité des sols. Berg lui-même indiquait d‟ailleurs à ce propos que le nord de cette zone avait une pédologie forestière, le sud une pédologie steppique394. Ce contraste rend difficile l‟association des moitiés nord et sud de ladite zone de steppe boisée. C‟est pourquoi certains auteurs critiquèrent l‟existence de lessostep en tant que zone et proposèrent la délimitation d‟une zone des forêts latifoliées dès les années 1950. Ce furent d‟abord N.V. Dylis, G.D. Rikhter et E.M. Lavrenko dans la Grande Encyclopédie Soviétique, puis V.K. Joutchkova dans plusieurs manuels de géographie physique. Le débat se poursuit jusqu‟à aujourd‟hui dans la communauté des géographes russes. La chirokolistvennolesnaïa zona a la faveur de certains géographes actuels, comme N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev, qui y regroupent les chênaies et chênaies à tilleuls avec les chênaies à pins. C‟est aussi la conception d‟A.I. Outkin (carte p. 124 d‟Utkin et al., 1995). Ces chercheurs font apparaître une zone indépendante de forêts latifoliées, qui correspond cartographiquement à la moitié septentrionale de leur steppe boisée.

Jusqu‟à son dernier grand ouvrage de géographie physique (Mil‟kov, 1986), le professeur de l‟Université de Voronej, qui faisait ses recherches et enseignait dans le ruban lui-même de transition biographique, soutint l‟unité des zones de forêt décidue et de steppe boisée. 392 « Dans ses premières traductions de la terminologie russe, P. Camena d‟Almeida (1904, p. 272) employait le terme de « steppe sylvestre », qui est sans doute meilleur si on veut insister sur la forêt latifoliée défrichée. Le nom de « steppe boisée » s‟est finalement imposé dans le lexique français, qui souligne mieux la mosaïque paysagère dont font partie les bois résiduels. 393 « La steppe boisée constitue le territoire intermédiaire entre la forêt du nord et la steppe du sud. Ce qui caractérise le paysage, c‟est l‟alternance de vastes massifs boisés et de grandes étendues steppeuses, ou bien la présence de bois parsemés comme des taches sur le fond de la steppe » (Berg, 1941, p. 76). 394 « Les sols de la steppe boisée sont très particuliers : il y en a qui se sont formés sous forêt et d‟autres qui l‟ont été sous végétation steppeuse. A ce point de vue, la steppe boisée comprend, à l‟ouest de l‟Oural, les sous-zones suivantes, en allant du nord au sud : 1° Terres forestières grises (sols faiblement argileux dégradés). 2° Terre noire dégradée. 3° Terre noire délavée et terre noire du nord. 4° Terre noire épaisse et riche » (Berg, 1941, p. 85). 391

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Cependant, beaucoup d‟auteurs actuels conservent la large bande de steppe boisée395, qui correspond à une certaine unité paysagère de « mosaïque » (Agahanjanc, 1986) de bois, de prés et de champs. A.I. Nerestov et V.I. Fedotov ont consacré un article récent (2005) démontrant, selon eux, l‟appartenance des régions situées au sud de l‟Oka à la zone de steppe boisée, en s‟appuyant sur des critères de zoogéographie, d‟érosion des sols, de processus géochimiques dans le sol. D‟après ces recherches, la vieille limite nord de la steppe boisée, tracée par L.S. Berg dans l‟entre-deux-guerres et reprise des travaux plus anciens de G.I. Tanfiliev serait confirmée et retrouverait toute la pertinence de sa jeunesse.

1.1. Une chênaie largement défrichée Tout à fait à l‟ouest du pays, la forêt de feuillus climacique s‟étend entre Karatchev396 (53° Nord) et le sud de Koursk (51° Nord). A l‟est du 36e méridien, le ruban se déporte vers le nord, commençant entre 55 et 56° de latitude et se terminant le long du 53e parallèle. Au total, de la frontière russoukrainienne au piémont de l‟Oural, la limite nord397, dont le premier segment joint Karatchev à Kalouga398, suit le cours de l‟Oka399, puis de la Volga jusqu‟à Kazan, de la basse Kama et, enfin, de la Biélaïa inférieure. Quant à la limite sud de la zone latifoliée, elle passe par les villes de Tambov, Penza et Samara, remontant enfin un peu vers le nord pour atteindre le sud d‟Oufa. Ce ruban d‟environ 300 km de largeur est avant tout une chênaie climacique. L‟étage supérieur est dominé par le Chêne pédonculé (Quercus robur, doub tchérechtchaty) et le Tilleul à petites feuilles (Tilia cordata, lipa Non seulement les auteurs russes, mais aussi étrangers. C‟est par exemple le « zonoécotone de la steppe arborée » de H. Walter (1979). 396 Cette petite ville, située par 53°07‟ N et 35° E, se trouve entre Briansk et Oriol. La forêt dite de Briansk, qui s‟étend à l‟est de cette ville, marque l‟avancée la plus méridionale de la forêt mixte. 397 Notons que la limite subtaïga / forêt latifoliée des auteurs récents correspond à la limite forêt mixte / steppe boisée des auteurs classiques, soit, finalement, la limite méridionale de l‟Epicéa 398 Dans ses Mémoires d’un chasseur, Tourguéniev insiste sur la position septentrionale de Kalouga, où les conifères de la subtaïga sont proches, à l‟inverse de la région d‟Oriol, typique de la steppe boisée. « Le paysan d‟Orel, qui est à la corvée, gîte dans une misérable cahute de tremble, n‟exerce aucun commerce, fait maigre chère, se chausse de tille. Celui de Kalouga, qui est à la redevance, habite de spacieuses izbas de sapin » (Le putois et Kalinytch, 1847). Nous reprenons ici la traduction classique de Henri Mongault. Cependant le texte russe d‟origine indique que les izbas sont « sosnovyé », c‟est-à-dire en pin. La même erreur biogéographique, sans doute faite intentionnellement pour mieux rendre en français le caractère forestier retiré et isolé de la maisonnette, est reproduite plus loin, quand Tourguéniev parle de constructions en pin (« sosnovyé srouby ») traduites en « constructions de sapin ». 399 L‟Oka supérieure forme une limite géographique majeure, physique, humaine et culturelle. « Au sud, la forêt se dégrade rapidement, le tchernoziëm alterne avec les podzols, la steppe avec les bois. Au-delà de l‟Oka, la maison en pisé blanchie à la chaux, avec un toit de chaume, relaie l‟isba ; on quitte la civilisation du bois » (George, 1962, p. 235).

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melkolistnaïa). L‟étage moyen, assez bien fourni, mêle l‟Erable (Acer, klion), l‟Orme (Ulmus, viaz ou ilm), le Frêne (Fraxinus, yassèn400), mais aussi le Noisetier (Corylus, orechnik), le Fusain (Euonymus401, béresklet), le Chèvrefeuille (Lonicera, jimolost). Les Fougères (paporotniki) sont importantes et l‟étage inférieur est plutôt herbeux. Ce schéma général se modifie à l‟approche des nombreux marais qui trouent la forêt de feuillus, à proximité desquels l‟Aulne glutineux (Alnus glutinosa, olkha kléïkaïa), que les Russes appellent plus souvent l‟Aulne noir (olkha tchiornaïa), prend une grande importance. D‟ouest en est, la forêt latifoliée de Russie d‟Europe se transforme quelque peu, notamment dans le fait que le Chêne prédomine de manière très forte à l‟ouest de la Volga, tandis que le Tilleul prend une importance croissante entre la Volga et l‟Oural. Il faut ajouter que, à l‟ouest de la Volga, la forêt de feuillus se transforme par endroit en une forêt mixte dans laquelle le Pin sylvestre se mêle au Chêne pédonculé. C‟est le cas au nord de Tambov et, surtout, sur le Plateau Volgien à l‟ouest de Syzran. Fig. feuillu 2 : Carte de la chênaie de la grande plaine russe

La forêt latifoliée de Russie d‟Europe pousse essentiellement sur les sols gris forestiers (séryé lesnyé potchvy), qui forment une transition entre les sols gazonnés podzoliques (dernovo-podzolistyé potchvy) de la subtaïga et les terres noires lessivées et podzolizées (vychtchélotchnyé i opodzolennyé tchernoziomy) de la steppe prairiale. Par rapport aux sols qui se trouvent plus au 400

La proximité de ce mot avec celui qui veut dire clair (yasny) en russe permet à Tourguéniev de placer dans la bouche d‟Arcade s‟adressant à Katia la tirade suivante : « ne trouvez-vous pas que le mot frêne est très bien nommé en russe ? Nul arbre mieux que lui ne laisse passer l‟air avec cette légèreté, cette clarté » (Pères et fils, 1862, chap. XXV). 401 On trouve Evonymus ou Euonymus.

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nord, l‟humus, de couleur grise402 et plutôt riche en bases, est déjà abondant et assez épais, mais l‟acidité est encore présente. Le caractère le plus distinctif de ce sol est la répartition homogène de l‟humus (ravnomernoïé rasprédélénié goumoussa) dans l‟ensemble du profil, qui explique d‟ailleurs, par mélange, la couleur grise. L‟origine des sols gris forestiers a donné lieu à de grandes polémiques scientifiques, qui ne sont pas encore éteintes aujourd‟hui. Le débat fut lancé dans les années 1880, quand S.I. Korjinski lança la théorie de l‟origine secondaire de ces sols, qui résulteraient d‟une dégradation du tchernoziom sous l‟effet d‟une reconquête forestière, tandis que le fondateur de la pédologie russe V.V. Dokoutchaev penchait pour la théorie primaire selon laquelle les séryé potchvy sont des sols zonaux en équilibre avec la steppe boisée septentrionale. La thèse de l‟origine secondaire, renforcée par Glinka, a été retenue par la plupart des chercheurs pendant plus d‟un demi-siècle et elle reste exposée par Berg (1941) comme la seule valable403. L‟important était d‟adhérer à l‟idée que des terres noires steppiques avaient terminé leur évolution sous couvert forestier. Sous ces chênaies à tapis herbeux, le lessivage aurait produit une décarbonatation, un départ des bases et un appauvrissement en argile des horizons supérieurs, qui auraient alors commencé à s‟acidifier. Cependant, après la Guerre, des études ont montré que certaines chênaies actuelles construisaient des sols gris, dans leur variété la plus foncée, si bien que, selon Rakovskaja et Davydova (2003, p. 157, en russe), « aujourd‟hui, la plupart des chercheurs soutiennent le point de vue de V.V. Dokoutchaev concernant l‟origine primaire des sols gris forestiers ». Les terrains concernés par ces recherches sont cependant de petite taille et le débat reste ouvert. Quoi qu‟il en soit, les géographes russes insistent sur le caractère transitionnel404 des sols gris, confirmé par leur dégradation zonale sur de petites distances. Ils distinguent ainsi « les sols gris clairs du nord » (sévernyé svetloséryé potchvy), « les sols gris » (séryé potchvy)405 et « les sols gris foncés du sud » (youjnyé tiomno-séryé potchvy). Selon Nizovtsev (2005, p. 139), le « La couche d‟humus est de couleur grise et sa partie inférieure présente une structure caractéristique « en noisettes », celles-ci étant comme saupoudrées de podzol siliceux » (Berg, 1941, p. 87). 403 « Les sols faiblement argileux forestiers de couleur grise, qu‟on trouve à l‟extrémité septentrionale de la steppe boisée, sont qualifiés par Glinka de terrains podzolisés secondaires, étant donné qu‟ils appartenaient autrefois à un autre type de formation des sols, type spécial aux terres noires et aux steppes, et qu‟elles ont été par la suite dégradées du fait de la lixiviation des carbonates et des autres sels et oxydes » (Berg, 1941, pp. 86-87). 404 Qui a toujours été spontanément compris par la population et les écrivains. Quand Bazarov fait le tour de la propriété du père de son camarade Arcade, il lui explique « pourquoi certains arbrisseaux, les chênes surtout, n‟avaient pas pris. Il faudrait planter davantage de peupliers argentés par ici, et aussi de sapins, peut-être même de tilleuls, à condition d‟ajouter un peu de tchernoziom » (Tourguéniev, 1862, Pères et fils, chap. IX). 405 Ou « sols gris proprement dit » (sobstvenno séryé potchvy) selon Rakovskaja et Davydova (2003, p. 157).

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contenu en humus y varie respectivement de 3 à 7 %, de 4 à 9 % et de 6 à 12 %, l‟épaisseur de l‟horizon humifère de 15 à 25 cm, 25 à 50 cm et une cinquantaine de centimètres. Toutes les transitions se font entre les sols gris foncés et noirs, qui annoncent, au fur et à mesure qu‟on va vers le sud, les sols de la steppe, les plus féconds de la Russie. La forêt de feuillus a donc en grande partie laissé place, depuis longtemps, aux cultures. L‟importance des défrichements anciens406 n‟empêche cependant pas que de beaux massifs forestiers subsistent encore aujourd‟hui, par exemple au sud-ouest de Toula, et l‟occupation agricole souligne que les cultures fourragères et l‟élevage tiennent ici une place beaucoup plus grande que plus au sud, dans la steppe dévolue aux labours.

1.2. Les bois résiduels et la pollution des sols gris forestiers du Plateau Central Russe La région naturelle la plus caractéristique de la zone des forêts latifoliées forme un rectangle orienté du sud-ouest au nord-est, compris entre la frontière ukrainienne et l‟Oka et délimité par les villes de Karatchev, Kalouga, Toula et Oriol. Outre les oblasti de ces trois dernières, le rectangle mord sur l‟est de l‟oblast de Briansk et le nord-ouest de celle de Koursk. Le grand écrivain russe Ivan Tourguéniev, passionné de chasse et de nature, qui possédait plusieurs grands domaines tous situés dans ce périmètre, a laissé des écrits remarquables de précision biogéographique sur les forêts, déjà assez largement défrichées à l‟époque, de cette région. Du fait de son goût pour la chasse, les observations sur la faune étaient les plus développées407, mais de nombreux passages phytogéographiques montraient toutes les nuances forestières, ainsi que la mosaïque de bois, de marécages, de clairières de défrichement, de champs408. Il s‟agit d‟un état des lieux du milieu du XIXe siècle. Aujourd‟hui, cette région biogéographique est appelée « province centrale russe » (Srednerousskaïa provintsia) par les biogéographes russes 406 « La zone des arbres feuillus avait été fortement entamée, notamment par l‟Amirauté, pour la construction navale sous Pierre le Grand » (Kerblay, 1973, p. 14). 407 Par exemple à propos de l‟étagement zoogéographique dans la forêt de chênes et de frênes de Tchaplyguino (au nord-est d‟Oriol, dans le bassin de la Zoucha) : « Eperviers, crécelles, busards volaient en sifflant sous les cimes immobiles ; les épeiches perçaient à coups de bec l‟écorce rugueuse ; succédant aux roulades du loriot, le chant du merle résonnait tout à coup sous l‟épais feuillage ; plus bas, dans les buissons, gazouillaient la fauvette, le tarin, le roitelet ; les pinsons rapides couraient par les sentiers » (Tourguéniev, 1848, La mort). 408 Par exemple pour le passage des champs à la forêt de feuillus : « on s‟en va au bois chasser la gelinotte. Quel plaisir de suivre un sentier entre deux hautes murailles de seigle ! Les épis vous caressent le visage, les bleuets s‟accrochent à vos jambes ; les cailles crient tout autour de vous, le cheval trottine doucement. Voici la forêt, tout ombre et tout silence. Les trembles élancés chuchotent très haut au-dessus de vous ; les longues branches pendantes des bouleaux bougent à peine ; le chêne, vigoureux guerrier, se dresse auprès de l‟élégant tilleul » (Tourguéniev, 1849, La forêt et la steppe).

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(Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 261), au sens de son appartenance au cœur du Plateau Central Russe (Srednerousskaïa vozvychennost). Des chênaies (doubravy) d‟origine couvrant les interfluves du plateau lui-même, il ne reste plus que quelques rares massifs forestiers, en particulier les Toulskié zassetchki, les « abattis de Toula », qui ont dû leur préservation initiale aux besoins de défense de la Moscovie face aux invasions nomades venues de la steppe409, puis ont traversé les âges jusqu‟à aujourd‟hui. Les Toulskié zassetchki forment aujourd‟hui une forêt décidue dans laquelle la stratification est complète (Alehin, 1951, Serebryanny, 2002) et qui se distingue par les grande taille des Frênes, les yassèni. La strate supérieure est ainsi dominée par le Chêne et le Frêne, l‟étage moyen par le Tilleul, l‟Erable et l‟Orme, la strate inférieure par l‟Erable et le Pommier. Plus au sud, les déboisements ont été encore plus importants. Il reste cependant à l‟extrême nord-ouest de l‟oblast d‟Oriol une belle forêt latifoliée, incluse dans le parc national d‟Orlovskoïé polessié, créé en 1994 à cet effet sur 77 700 ha. Plus au sud-est, seuls les lambeaux forestiers de certains fonds vallées ont résisté, conduisant finalement au paysage de steppe boisée méridionale. La pédologie de cette petite région est remarquable par son caractère de transition. Elle est dominée par les sols gris forestiers (séryé lesnyé potchvy), qui se développent ici dans des conditions de climat continental telles que le rapport entre les précipitations et l‟évaporation soit égal à l‟unité. Sols gris clairs, gris proprement dit et gris foncés se succèdent sur de courtes distances. En poursuivant vers le sud, les sols gris foncés forestiers passent progressivement aux terres noires lessivées et podzolizées (vychtchélotchnyé i opodzolennyé tchernoziomy) de la steppe boisée méridionale. « Les racines des arbres, divisant la terre, favorisent les oxydations ; aussi, là où la forêt a pris possession du sol, on ne trouve qu‟un tchernoziom dégradé (zone de transition à bouquets d‟arbres, dans la Russie centrale » (de Martonne et al., 1955, p. 1156). Boris Pasternak a, en son temps, magnifiquement410 décrit la texture des sols du Plateau Central Russe là où se fait le passage vers le tchernoziom : « Inondée « A la limite des possessions des princes de Moscou s‟élevèrent à partir du XIIe siècle des forteresse situées aux points de passage des rivières et aux brèches du rideau forestier. De l‟une à l‟autre s‟alignaient les zacêki, forêts en défens renforcées par des abatis d‟arbres » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 82). 410 Le voyageur français Jules Legras (1895) était beaucoup moins enthousiaste : « me voici un jour d‟automne, chez un propriétaire du gouvernement d‟Orel. C‟est ici encore un pays de blé : c‟est la Terre noire. Je ne saurais dire avec des mots l‟accablante nudité de l‟horizon plat. Les champs s‟en vont à perte de vue, sans un arbre, tout nus, tout gris sous les chaumes, entre lesquelles les semences hivernales font çà et là des reflets verts, et les labours, de grandes plaques sombres. Les routes sont noires comme en un pays de charbon. Dans cette contrée, le bois est une denrée précieuse jalousement épargnée » (p. 184). « Pas de forêts en ce pays : il y a longtemps qu‟on les a déracinées pour couvrir de seigle la bonne Terre noire. Le bois se vend ici, devinez comment !… au poids ! Oui, dans cette Russie qui nous apparaît comme hérissée de forêts vierges, voici qu‟à 300 kilomètres au sud de Moscou, on en est réduit à acheter son bois par kilogrammes » (p. 186). 409

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par la chaleur d‟un ciel bleu sans nuage, la terre noire et fertile de la Brynchtchina, la région bénie située entre Orel et Briansk, brunissait au soleil, avec des reflets de café et de chocolat » (Le Docteur Jivago, Seizième Partie « Epilogue »). C‟est malheureusement cette région qui a reçu la radioactivité maximale du territoire de la Fédération de Russie lors de l‟accident de la centrale de Tchernobyl. De fait, les sols sont durablement pollués en césium137 au sud-ouest de Toula. Selon la classification russe, la situation écologique de la région est aiguë (ostraïa) à très aiguë (otchen ostraïa). Selon les Nations Unies, « l‟accident de Tchernobyl a affecté environ 1 million d‟hectares de forêts en Fédération de Russie » (GEO PNUE, 2002, p. 105).

2. Les chênaies et prairies de l’Amour La forêt de feuillus amourienne et oussourienne occupe une place très réduite par rapport à la forêt mixte, beaucoup plus largement développée, des montagnes d‟Extrême-Orient. Mais elle a une grande importance pour les Russes, par sa luxuriance, le mélange d‟espèces septentrionales et méridionales qui s‟y rencontrent, la fertilité de ses sols.

2.1. La forêt de la Plaine Zéïo-bouréïenne et les sols noirs de prairie Après un hiatus sibérien de plusieurs milliers de kilomètres, les forêts latifoliées réapparaissent en effet à partir du 125e méridien. Ici, le moyen Amour draine un vaste fossé d‟effondrement, délimité par les chaînes de Yankan, Toukouringra, Sokhatan, Djagdy, Tourana, et clos au sud-est par le Petit Khingan. Ce bassin d‟environ 400 km sur 400 km est la première dépression rencontrée depuis l‟Iénisséï, où peut s‟épanouir une végétation plus riche que la taïga de montagne qui couvre les massifs de l‟Extrême-Orient. La moitié nord du bassin constitue la Plaine Amouro-zéïenne (Amoursko-Zeïskaïa ravnina), recouverte d‟une subtaïga mêlant les conifères au Chêne de Mandchourie. C‟est la moitié sud, la Plaine Zéïo-bouréïenne (ZeïskoBoureïnskaïa ravnina), qui retiendra notre attention, puisque son été chaud et moite lui permet d‟appartenir à la zone des forêts latifoliées. A l‟état naturel, il s‟agit d‟une mosaïque de chênaies d‟interfluves, de peupleraies inondables et de prairies luxuriantes, formant un paysage que les Russes se plaisent à appeler, ici aussi, comme en Europe, une steppe boisée (lessostep). Les chênaies-boulaies voient leur essences dominées par le Chêne de Mandchourie (Quercus mongolica, doub mongolski), le Bouleau noir (Betula dahurica, tchiornaïa bérioza), dit aussi Bouleau de Dahourie, le Bouleau à feuilles plates (Betula platyphylla, ploskolistnaïa bérioza) et l‟ubiquiste Peuplier tremble (Populus tremula, ossina).

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Fig. feuillu 3 : Carte des forêts et prairies de l’Amour, de la Zéïa et de la Bouréïa

Le sous-bois est riche, qui comprend le Fusain de Maack (Euonymus maackii, béresklet Maaka), ou encore, surtout sur les lisières, le Noisetier hétérophylle (Corylus heterophylla, lechtchina razolistnaïa). Le Tilleul de l‟Amour et l‟Erable noir, qui préfèrent certes les peupleraies inondables, sont tout de même fréquents dans ces chênaies.

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Les peupleraies inondables prennent de plus en plus d‟importance du nord-ouest vers le sud-est, en direction des confluents de la Bouréïa et de l‟Arkhara avec l‟Amour. Au-delà du défilé du Petit Khingan, ces forêts inondables deviennent prédominantes, dans le paysage naturel des plaines amouriennes. Les essences principales sont le Peuplier baumier (Populus suaveolens, topol douchisty), le Tilleul de l‟Amour (Tilia amurensis, lipa amourskaïa), l‟Orme du Japon (Ulmus japonica, viaz srodny ou ilm dolinny), le Frêne de Mandchourie (Fraxinus mandshurica, yassèn mantchjourski), le Noyer de Mandchourie (Juglans mandshurica, orekh mantchjourski), l‟Erable noir (Acer ginnala, klion priretchny) et, de grande utilité économique, l‟arbre à liège de Chine (Phellodendron amurense, barkhat amourski).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 43 Un Frêne de Mandchourie

En Extrême-Orient, la forêt de feuillus des plaines de l’Amour, assez largement inondable, possède un sous-bois luxuriant, dont les espèces supportent les grands froids hivernaux et la chaleur moite de l’été. Le Frêne de Mandchourie, ici photographié en Sibérie orientale, résiste bien mieux au gel que le Frêne commun de la partie européenne.

Le sous-bois est dense, encombré de lianes et tend vers la luxuriance subtropicale. La vigne de l‟Amour (Vitis amurensis, vinograd amourski), qui donne un raisin noir apprécié, est la plus typique de ses lianes. Aimant l‟humidité et la chaleur estivale de ces forêts marécageuses, elle supporte aussi les grands froids continentaux de l‟hiver et tient encore à Ŕ40 °C (Utkin et al., 1995).

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Mais c‟est sans doute le troisième élément de la mosaïque végétale, favorisé par l‟action humaine, qui forme le paysage le plus caractéristique de la dépression zéïo-bouréïenne, la prairie (loug et son pluriel irrégulier louga). Il s‟agit d‟une formation herbeuse fermée, qui mêle certaines espèces de sous-bois forestier, comme la Lespedeza bicolore (Lespedeza bicolor, Lespédetsa dvoutsvetnaïa), et d‟autres d‟origine steppique, comme la Stipe chevelue (Stipa capillata), la célèbre tyrsa des Russes, qu‟ils appellent aussi le kovyl volossatik. L‟ensemble est surtout formé de Graminées (zlaki), dominées par une Calamagrostide (Calamagrostis langsdorffi, véïnik langsdorfa), et de Légumineuses (bobovyé), cas de la Lespedeza. A l‟arrivée de la saison chaude, les prairies de l‟Amour connaissent une impressionnante floraison vernale, où l‟Iris (kassatik) et l‟Anémone (vetrénitsa) ont la part belle. Au cœur de l‟été, les graminées et légumineuses peuvent atteindre deux mètres et c‟est cette nappe d‟herbes hautes411 qui donne le paysage ondulant caractéristique des prairies d‟Extrême-Orient. Selon l‟action de l‟homme, les facettes topographiques et les nuances pédologiques, les prairies de l‟Amour prennent des faciès variés, qu‟il est possible de rassembler en trois groupes. « Suivant la nature et la pente du sol, il est des prairies de diverses sortes : prairies nourricières donnant d‟excellent foin ; mari ou prairies marécageuses à fond tremblant, encombrées de roseaux ; „prairies de lis‟, où le lis étale en juin ses teintes rouges et jaunes » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 216). Les prairies à lys s‟épanouissent plutôt dans la partie orientale et la plaine de l‟Oussouri. Les prairies marécageuses prennent une grande place dans la basse Zéïa et la plaine du moyen Amour. Les prairies à foin, plus que les deux autres encore, ont sans doute une origine en grande partie anthropique. Les défrichements ont favorisé « la lespedeza bicolor, légumineuse qui, après abattage ou incendie des forêts, forme des champs entiers ; aussi nourrissante que la luzerne, elle fournit un fourrage apprécié » (Berg, 1941, p. 71). La Calamagrostis langsdorffi elle aussi « donne un fourrage assez apprécié » (id.). Il est vrai que la Plaine Zéïo-bouréïenne, moins marécageuse que celles du moyen et bas Amour et de l‟Oussouri, est tapissé de bons sols fertiles, qui rappellent les terres noires européennes. Ce sont les lougovotchernoziomnovidnyé potchvy (« sols de prairie à aspect de tchernoziom ») de Rakovskaja et Davydova (2003, p. 238), les tchernoziomno-lougovyé potchvy (« sols prairiaux à tchernoziom ») de Marčenko (2005, p. 138). Proches du tchernoziom, ces sols en diffèrent par une moindre agrégation et aération de la partie supérieure et l‟absence complète des concrétions calcaires en profondeur. « La région amourienne doit à l‟humidité et à la chaleur de ses étés une vigueur toute spéciale de la végétation herbacée. La steppe devient ici ce que les naturalistes russes appellent la „prairie‟. Après une brillante floraison printanière, la prairie est un océan d‟herbes qui dépassent la taille de l‟homme. » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 216). 411

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Plus humides, ils comprennent un humus épais imbibé d‟eau en été. Du fait du drainage localement assez fort, les argiles peuvent être saturées non plus en calcium, mais en sodium. Des solontsy apparaissent alors, ces sols alcalins dont la structure, trop argileuse et chargée en sels de sodium, est moins favorable. Malgré cette réserve, les sols zéïo-bouréïens sont, globalement, les plus féconds d‟Extrême-Orient et Berg (1941, p. 70) soulignait le fait que « ce sont des terrains mi-prairies mi-marais, et en même temps podzolisés, dont la fertilité, cependant, ne le cède en rien à celle des terres noires ». Ainsi, grâce à l‟abondance de plantes herbacées dans le sous-bois des forêts primitives, bonnes pour le fourrage, de prairies faciles à labourer et de sols noirs féconds, la Plaine Zéïo-bouréïenne a été tôt défrichée et mise en valeur pour l‟agriculture. Les forêts ont été détruites, les prairies mises en pâtures, les mari ont été asséchées. Aujourd‟hui, ce sont des champs de blé de printemps, de soja, de pomme de terre et de légumes qui couvrent l‟essentiel du territoire et font la richesse du marché dominé par la ville de Blagovechtchensk. L‟extrême sud de la Plaine Zéïo-bouréïenne est cependant protégé par une réserve naturelle, le Khinganski zapovednik. Créée en 1963, elle couvre 94 583 hectares, dont une part mord certes sur le piémont du Petit Khingan, où elle protège une forêt mixte de Chênes de Mandchourie, de Cèdres et d‟Epicéas. Mais l‟essentiel correspond à la plaine, d‟où vient le principal intérêt. Les petites vallées affluentes offrent des saulaies-aulnaies et des ormaies-frênaies de belle venue et, surtout, la plaine alluviale de l‟Amour est couverte d‟exceptionnelles prairies primaires (pervitchnyé louga de Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 236), trouées de marais, où plusieurs espèces sont protégées au titre du Livre rouge de la Fédération de Russie. Parmi elles, on peut citer deux Orchidées, le bachmatchok à grandes fleurs (Cypripedium macranthon) et le sabot de Vénus (Cypripedium calceolus, le bachmatchok vrai des Russes), plusieurs espèces de châtaigne d‟eau (Trapa, tchilim), la borodatka du Japon, le Lotus de Komarov (Gorkin, 1998).

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2.2. La forêt de la plaine de l’Oussouri et du Khanka Après le défilé du Petit Khingan, le fleuve entre dans une nouvelle dépression, la Plaine de l‟Amour Moyen (Srednéamourskaïa nizmennost). Recevant le Bidjan et la Bira en rive gauche, le Soungari en rive droite, l‟Amour entretient une large forêt inondable et herbeuse sur des sols prairiaux à solonets, qui passent à des sols tourbeux en s‟approchant de Khabarovsk. C‟est en remontant le cours de l‟Oussouri à partir de cette ville qu‟on entre dans la dernière grande forêt latifoliée de l‟Extrême-Orient russe. La forêt de l‟Oussouri forme, en Russie, un liséré coincé entre la chaîne de Sikhotè-Alin à l‟est et la frontière avec la Chine à l‟ouest412. La forêt des plaines de l‟Oussouri est l‟une des plus riches de Russie, si l‟on compte le nombre d‟espèces par unité de surface. C‟est une forêt de feuillus413 luxuriante, avec des affinités subtropicales. Le sous-bois est fourni en lianes, comme la vigne de l‟Amour, en plantes grimpantes, comme le Lilas blanc de l‟Amour (Syringa amurensis, sirèn amourskaïa), et très riche en fougères. Par exemple, le Polypodium lineare pousse dans la partie la plus méridionale, à l‟approche du lac Khanka. Cette mnogonojka est une fougère épiphyte, qui s‟accroche à l‟écorce des arbres. Dans les parties les plus basses et les plus humides, ces arbres sont avant tout l‟Orme du Japon, l‟arbre à liège de Chine, le Noyer de Mandchourie, qui formaient déjà de beaux peuplements dans la forêt inondable de la Plaine Zéïo-bouréïenne. Ils sont ici rejoints par plusieurs Putiers, notamment le Merisier à grappes de Maack (Padus maacki, tcheriomoukha Maaka), par le Pommier de Mandchourie (Malus mandshurica, yablonia mantchjourskaïa), par le Poirier de l‟Oussouri (Pyrus asiae-mediae, groucha oussouriskaïa) et d‟autres espèces.

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Arseniev (1921, chap. « Notre navigation le long du Léfou »), narrant son expédition de 1902, décrivit ce ruban latifolié enserré entre la subtaïga de montagne et la prairie du Khanka : « En arrière, vers l‟est, se massaient des montagnes ; au sud, se déployaient des pentes douces, revêtues de forêts clairsemées et dépourvues de conifères ; au nord, s‟étendait à perte de vue un terrain bas, infini et couvert d‟herbe ». 413 Rougerie (1988, p. 134) parle d‟une forêt mixte de plaine, comportant « en strate supérieure, essentiellement les Conifères ; en strate dominée, les essences feuillues ». Il est vrai que, dès les premières pentes du massif de Sikhotè-Alin, les conifères apparaissent, mais, selon les auteurs russes, il existe bien une forêt latifoliée dans la basse plaine marécageuse.

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Photo 44 Le Merisier à grappes de Maack, petit arbre de la forêt de l’Oussouri

Les forêts inondables de l’Oussouri, largement défrichées, sont luxuriantes et denses. Cependant, leur hauteur est assez faible. Le Putier de Maack n’y dépasse jamais une quinzaine de mètres, mais sa croissance est rapide. Ce Merisier est particulièrement morozostoïkaïa, comme disent les Russes pour signifier qu’il est très résistant au froid par rapport aux autres espèces du même genre. Son écorce luisante, très caractéristique, montre ici, au premier plan, sa brillance dans les teintes rougeâtres.

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Photo 45 Le Poirier de l’Oussouri, petit arbre de forêt inondable

Le Poirier de l’Oussouri tient son nom de sa localisation préférentielle dans la forêt inondable du grand affluent de rive droite de l’Amour. Dépassant rarement une dizaine de mètres, il est reconnaissable à son écorce très foncée.

Sur les hautes terrasses et les premières collines, c‟est une riche chênaie qui se développe, où le Chêne de Mandchourie se mêle aux Bouleaux noir et jaune, à l‟inévitable tremble, mais aussi au Tilleul de l‟Amour et à l‟Erable Ginnala.

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Cliché L. Touchart, août 2008 Photo 46 L’Erable Ginnala, un arbuste des forêts alluviales d’Extrême-Orient Les forêts des terrasses de l’Amour moyen et de l’Oussouri comptent l’Erable Ginnala (klion ginnala) parmi leurs petits arbres à croissance rapide. Les Russes l’appellent aussi l’Erable fluvial (klion priretchny), tant il se plaît sur les sols alluviaux. Les feuilles trilobées (triokhlopastnyé) et vert-foncé (tiomno-zélionnyé) sont bien visibles là où elles se détachent du ciel laiteux.

La pédologie de la forêt de l‟Oussouri est assez proche de celle de la Plaine de l‟Amour Moyen, dominée dans les parties basses par les sols prairiaux à solonets et, au nord, les podbély. Sur les hautes terrasses et les collines, la chênaie de l‟Oussouri pousse sur des sols bruns. Puis, dès les premières pentes des monts Sikhotè-Alin, le lessivage s‟accentue ; la forêt latifoliée est remplacée par une forêt mixte de montagne. Deux réserves naturelles, l‟une au nord, le Bolchekhekhtsirski zapovednik, l‟autre au sud, le Khankaïski zapovednik, soustraient une partie de la végétation de plaine de l‟Oussouri aux activités humaines. La première, créée en 1963 sur 45 101 ha, s‟attache plutôt à la préservation de la forêt, la seconde, fondée en 1990 sur 38 000 ha, protège la prairie de Calamagrostide (véïnik) et la végétation marécageuse. Les aires protégées sont plus nombreuses et occupent une plus grande place dans les forêts mixtes de montagne d‟Extrême-Orient.

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3. Les forêts mixtes et de feuillus du Caucase Alors que toutes les autres montagnes de Russie ne comportent que des forêts de conifères, le Caucase est la seule qui, par sa latitude et sa situation occidentale, construise un étagement permettant la constitution d‟une forêt latifoliée aux altitudes moyennes. Il s‟agit d‟un étage compris entre une végétation de bas pays et une végétation subalpine, qui ne sont ni l‟une ni l‟autre une forêt de feuillus. En fonction de cet encadrement altitudinal, qui contribue à la plus ou moins grande originalité de l‟étage montagnard compris entre les deux, il est possible de classer la forêt latifoliée caucasienne en quatre régions.

3.1. Les forêts du flanc nord du Caucase D‟ouest en est, la sécheresse augmente, si bien que l‟étage forestier s‟élevant au-dessus de la steppe est de plus en plus fragile et restreint. Cette forêt est aussi plus dégradée par les sociétés humaines à l‟est qu‟à l‟ouest.

3.1.1. La chênaie-charmaie occidentale Dans la moitié ouest, la façade septentrionale du Grand Caucase s‟élève au-dessus de la steppe prairiale de la Kouban. La forêt de feuillus du Précaucase commence à partir de 200 à 300 m d‟altitude dans le kraï de Krasnodar et la république Adygheï. C‟est une chênaie-charmaie, qui monte jusqu‟à 1300 m et à sous-bois de Poirier du Caucase, de plusieurs espèces de Prunier, dont le prunellier, ou épine noire (Prunus spinosa, tiorn) et, surtout, le Prunier-cerise, ou Prunier myrobalan (Prunus divaricata), soit l‟alytcha des Russes, ainsi que d‟autres espèces arbustives et buissonnantes. Elle laisse place à une hêtraie entre 1100 et 1500 m. Au-dessus, les conifères prennent le relais. Le taux de boisement du Caucase occidental est fort et seule la partie la plus basse de la chênaie-charmaie, entre 200 et 300 m, a été largement défrichée pour laisser place à une steppe boisée. Au-dessus, la forêt de feuillus continue de couvrir de grands espaces. Le Chêne pédonculé (Quercus robur, doub tchérechtchaty) y est banal, mais il est rejoint par d‟autres espèces. Le Chêne sessile (Quercus petraea, doub skalny ou doub zimni), qui, en Russie, ne pousse que dans le Caucase, forme ici ses principaux peuplements, notamment sur les versants escarpés. Sur les versants exposés au sud, le Chêne de Géorgie (Quercus iberica, doub grouzinski) se mêle plus facilement au Charme du Caucase (Carpinus caucasia, grab kavkazki). Le charme-houblon414 (Ostrya 414

Cet arbre, dont les feuilles ressemblent à celles du Charme, appartient cependant à un genre différent. Elhaï (1967, p. 231), qui ne cite le genre Ostrya que pour la forêt laurentienne d‟Amérique, parle d‟un « genre voisin du Charme ». Son appellation de charme-houblon, correspondant exactement au russe khmélégrab, provient de la ressemblance visuelle de son fruit

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carpinifolia, khmélégrab obyknovenny), d‟affinité subtropicale, colonise certains versants calcaires escarpés, bien qu‟il se développe surtout dans la forêt colchidienne du flanc sud du Caucase (cf. infra). Au-dessus de la chênaiecharmaie, qui forme dans le Caucase occidental un étage « montagnard inférieur » (Rougerie, 1990, p. 171), l‟étage « montagnard classique » est celui du Hêtre oriental (Fagus orientalis, bouk vostotchny). Descendant parfois dans les chênaies jusqu‟à 600 m et montant localement dans les sapinières jusqu‟à près de 2000 m, le Hêtre oriental forme des peuplements exclusifs de préférence situés entre 1100 et 1300 m. Trois réserves naturelles forestières préservent quatre cent mille hectares de cette moitié occidentale du Caucase. Le Kavkazki zapovednik, créé en 1924 sur 288 277 ha, protège l‟ensemble de l‟étagement, depuis la forêt de feuillus de l‟étage collinéen jusqu‟à l‟étage nival à 3 300 m d‟altitude. Ce zapovednik a acquis le statut de réserve de la biosphère en 1979 et c‟est celui de tous qui comprend les chênaies-charmaies les plus étendues. Un peu plus à l‟est, le Téberdinski zapovednik a été fondé en 1936 sur 84 996 ha. Cette réserve protège une belle hêtraie montagnarde, mais l‟essentiel de l‟aire concerne les forêts de conifères, dont certains endémiques, puis les pelouses alpines, qui se trouvent au-dessus. Encore plus à l‟est, par 44° de longitude, le SévéroOssétinski zapovednik, a été créé en 1967 sur 29 000 ha. En dehors d‟une steppe boisée à Chêne, elle préserve plutôt les pinèdes d‟altitude et les étages supraforestiers. Les autres aires protégées de la façade septentrionale du Grand Caucase, réserves et parcs nationaux, sont plus élevées en altitude et ne comptent pas de forêt latifoliée dans leur territoire.

3.1.2. La forêt de feuillus du Daghestan Dans la moitié est, la façade septentrionale du Grand Caucase s‟élève au-dessus de la steppe xérophytique du Daghestan. Dans les conditions sèches de cette région, l‟étage forestier est le plus mince et le plus élevé en altitude du Caucase russe, et il existe seulement sur les versants les mieux exposés. En effet, au-dessus de la steppe semi-désertique de la Plaine Caspienne, on trouve d‟abord une sorte de matorral, le chibliak, où le Chêne pubescent arbustif (Quercus pubescens, doub pouchisty) et le Charme d‟Orient415 (Carpinus orientalis, grab vostotchny ou, vu sa petite taille, grabinnik) tentent de résister aux buissons épineux dominés par l‟épine du Christ (Paliurus spina-christi, Khristovy ternii ou derjidérévo). Ce n‟est que vers 900 m d‟altitude que commence véritablement la forêt latifoliée. A l‟état naturel, le Chêne de Géorgie (Quercus iberica, doub avec le houblon, mais n‟a évidemment aucun rapport avec cette liane. Le traducteur français de Berg (1941) le nomme « Charme d‟Italie ». 415 Charme du Levant selon la traduction française de Berg (1941, p. 233).

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grouzinski) est l‟essence principale des plus belles forêts, mêlé au Charme, à l‟Orme, à l‟Erable, couvrant un sous-bois riche en Sorbiers, le Sorbier grec (Sorbus graeca, riabina gretcheskaïa) et, surtout, le Sorbier antidysentérique, ou Alisier torminal (Sorbus torminalis, béréka lekarstvennaïa ou riabina glogovina). Dans la partie supérieure de l‟étage, le Hêtre oriental, ou Hêtre du Caucase (Fagus orientalis, bouk vostotchny), et le Chêne du Caucase, ou Chêne de Perse (Quercus macranthera) dominent. C‟est ici la poussée la plus septentrionale de ce « chêne xérophile des montagnes» (Berg, 1941, p. 249), qui s‟épanouit plus largement en Arménie et en Iran. Ces arbres se laissent envahir de plantes grimpantes et autres lianes, comme la Clématite des haies, ou Vigne blanche (Clematis vitalba, lomonoss vinogradolistny), le Chèvrefeuille des jardins (Lonicera caprifolium, jimolost kaprifol) et le Sceau de Notre-Dame, ou Herbe aux femmes battues (Tamus communis). La forêt de feuillus du Daghestan est la plus fragile du Caucase russe. Située au nord-est de la chaîne, c‟est celle qui souffre le plus de sécheresse, tant climatique qu‟édaphique, vu l‟importance du calcaire. L‟ancienne occupation humaine a ainsi provoqué depuis longtemps le défrichement de l‟essentiel des surfaces. « La forêt n‟existe plus qu‟à l‟état de relicte comme la petite réserve de Gunib où l‟on conserve un exemple de bétulaie (B. raddeana) qui ne doit sa survie qu‟au fait qu‟il s‟agissait vraisemblablement d‟un bois sacré. […] Les seuls restes de vraie forêt au Daghestan sont limités aux parties supérieures des vallées, dans la région de la crête principale surtout en versant nord et sont composées de pins et de bouleaux (qui forment ici la limite supérieure) auxquels viennent s‟ajouter quelques chênes, érables et hêtres » (Radvanyi, 1978, p. 286).

3.2. Les forêts du flanc sud du Caucase Depuis l‟indépendance de la Géorgie et de l‟Azerbaïdjan, la Russie ne possède plus qu‟une toute petite partie de la Transcaucasie, mais celle-ci suffit à offrir une végétation originale, méditerranéenne au nord du 44e parallèle, dans la région de Novorossisk, colchidienne au sud, dans la région de Sotchi.

3.2.1. Les lambeaux de forêt méditerranéenne de la Transcaucasie russe Aux alentours du 45e parallèle, entre le littoral pontique et la ligne de crête du Grand Caucase, la végétation méditerranéenne d‟origine est une chênaie, qui a laissé en grande partie la place à des associations végétales dégradées, issues de la très ancienne occupation humaine. La chênaie pontique méditerranéenne est une forêt dont l‟étage supérieur est formé de deux essences d‟assez petite taille, le Chêne pubescent (Quercus pubescens, doub pouchisty) et le Charme d‟Orient (Carpinus

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orientalis, grabinnik). Le sous-bois est typiquement méditerranéen, qui comprend le Pin de Pitsounda (Pinus pityusa, sosna pitsoundskaïa), le Pistachier térébinthe (Pistacia mutica, fistachka toupolistnaïa) et le Genévrier oxycèdre (Juniperus oxycedrus), relayé par d‟autres mojjevelniki en altitude (Juniperus excelsa et Juniperus foetidissima, soit mojjevelnik vyssoki et mojjevelnik vonioutchi). Cependant, le pâturage millénaire et les feux provoqués par les activités humaines ont transformé la chênaie primitive en une sorte de garrigue, le chibliak. En dessous de 300 m, le Chêne pubescent et le Charme d‟Orient ne subsistent plus que par bosquets. A la différence de régions méditerranéennes situées plus à l‟ouest, le Pin n‟a pas été favorisé. Il s‟agit ici d‟une espèce relique de l‟ère tertiaire, le Pin de Pintsounda, réfugié au bord de la Mer Noire entre Anapa au nord et la forêt colchidienne au sud, dans laquelle il s‟interpénètre avec des essences plus humides. Aujourd‟hui protégée, la sosna de Pintsounda subsiste par de petits bois sur certains versants dominant la mer. Finalement, le chibliak est une formation végétale dégradée dans laquelle les Genévriers arborescents ont pris la place essentielle. Au-dessus de 300 m d‟altitude, en revanche, l‟étage de forêt latifoliée est assez bien conservé, bien qu‟il se cantonne à un mince ruban qui prend fin vers 500 m en se transformant en une steppe prairiale. C‟est une chênaiecharmaie à ormes, tilleuls, frênes et merisiers.

3.2.2. La forêt colchidienne de la Transcaucasie russe Au sud du 44e parallèle, la végétation méditerranéenne laisse la place à la luxuriante forêt colchidienne, qui conduit en altitude à une hêtraie. Sur le littoral et les basses pentes, des essences d‟origine se mêlent avec de multiples introductions exotiques. Une végétation exubérante s‟insinue partout, jusqu‟en ville, où se côtoient palmiers, bambous, figuiers, bananiers, orangers, citronniers, mandariniers, camphriers et autres kakis. Cette dernière plante est un bon exemple des mélanges : le Plaqueminier lotier, ou Plaqueminier du Levant (Diospyrus lotus, khourma obyknovennaïa) est naturellement présent, mais le Plaqueminier du Japon (Diospyrus kaki, khourma vostotchnaïa) a été introduit. La forêt luxuriante colchidienne subsiste, moins transformée, sur certaines parties du littoral restées marécageuses, au niveau des petits deltas couverts, et, surtout, sur quelques versants protégés des premières pentes de la région de Sotchi.

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Photo 47 La forêt colchidienne, une végétation exubérante s’insinuant jusqu’au centre des villes

La luxuriante forêt colchidienne, enrichie d’essences exotiques importées, colonise les basses pentes au-dessus du littoral de la mer Noire au sud du 44e parallèle. Favorisée par le climat subtropical, la végétation s’insinue partout. Ici, les rues du vieux centre-ville de Sotchi prennent un agréable caractère ombragé.

Elle est caractérisée par la vigueur de la croissance, le caractère sempervirent de nombreuses espèces, l‟exubérance du sous-bois de lianes et de plantes grimpantes, l‟importance des fougères de grande taille, l‟abondance des épiphytes et la présence d‟espèces reliques de l‟ère tertiaire, qui ont trouvé ici le refuge chaud et humide qu‟il leur fallait lors du refroidissement quaternaire du climat. Les sols sont des jeltoziomy, qui contiennent entre 2 et 7 % d‟humus (Marčenko et Nizovcev, 2005, p. 142). Comme tous les sols subtropicaux, ils sont riches en argile et contiennent des oxydes de fer. La forêt colchidienne marécageuse, qui est le propre de la Géorgie, ne compte que quelques îlots en Russie, sur les cônes de déjection et petits deltas des fleuves côtiers descendus du Caucase. Ce sont des aulnaies-saulaies où s‟épanouit une sous-espèce de l‟Aulne glutineux, que les Russes appellent olkha borodataïa (Alnus barbata). Aulnes et Saules sont mêlés d‟un arbre relique tertiaire, le faux-noyer du Caucase, ou Ptérocaryer du Caucase (Pterocarya fraxinifolia, lapina yassénélistnaïa), qui, à l‟état naturel, n‟existe qu‟ici et au nord de l‟Iran. Ces arbres sont entrelacés de Salsepareille (Smilax, sarsaparil),

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de Houblon commun (Humulus lupulus, khmel obyknovenny), de Bourreau-desarbres (Periploca graeca), de Liseron des haies (Calystegia sepium, povoï zaborny). Les fougères arborescentes y sont importantes, dont l‟Osmonde royale (Osmunda regalis, osmounda korolevskaïa ou bien tchistooust korolevski), qui croît « dans les marécages à aunes d‟Adler » (Berg, 1941, p. 214). La forêt colchidienne des basses pentes, jusqu‟à 600 m environ, est mieux représentée en Russie.

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Photo 48 Une chênaie charmaie colchidienne de l’étage collinéen

Sur les sols bien égouttés, comme ici au sud-est de Sotchi, les Chênes forment de beaux peuplements dans un ensemble luxuriant et de taille élevée. Au premier plan, un Chêne de Géorgie (Quercus iberica, doub grouzinski) profite du sol calcaire. Sa taille montre son grand âge. Dans la région, certains autres spécimens atteignent les huit cents ans. On aperçoit au sommet les feuilles d’un vert brillant le distinguant des autres espèces de Chêne.

C‟est une riche forêt latifoliée, dont plusieurs espèces de Chênes et de Charmes forment les peuplements principaux, auprès de Châtaigniers (Castanea vesca), plus rarement de Hêtres. Sur les sols assez bien égouttés des premières pentes, on rencontre le Grenadier (Punica granatum) et, jusqu‟à 300 m d‟altitude environ, un arbre relique de l‟ère tertiaire dont le bois est de qualité

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remarquable, l‟orme416 du Caucase, ou faux orme de Sibérie (Zelkova carpinifolia ou Zelkova crenata, dzelka grabolistaïa). Le sous-bois compte des espèces particulières d‟Eglantier, de Noisetier.

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Photo 49 Les épiphytes de la forêt colchidienne des basses pentes du Caucase

La luxuriance de la forêt colchidienne russe se manifeste entre autre par l’importance des fougères arborescentes, des lianes et des plantes qui utilisent les troncs et les branches comme support.

Les arbustes sempervirents comptent parmi eux le Houx (Ilex aquifolium), le Fragon faux houx, ou petit houx (Ruscus aculeatus), le Fragon hypophylle, ou Laurier-Alexandrin (Ruscus hypophyllum) et un troisième Fragon417 (Ruscus ponticus), deux espèces de Buis, l‟une indigène (Buxus colchica, samchit kolkhidski), l‟autre introduite depuis dans la haute Antiquité (Buxus sempervirens, samchit vetchnozéliony), le Laurier-cerise (Laurecerasus officinalis), le Rhododendron du Pont, l‟osmanthe (Phillyrea vilmoriana). Luxuriant, ce sous-bois se caractérise par des fougères arborescentes, des épiphytes, des lianes, de la vigne sauvage, la Salsepareille, la Clématite, le C‟est son appellation française, depuis qu‟un premier individu a été rapporté des bords de la Mer Noire en France et planté à Paris dans le Jardin des Plantes à la fin du XVIIIe siècle, bien que cet arbre ne soit pas un Orme, au sens du genre Ulmus. 417 Notamment décrit par Fedorov (2001). 416

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Bourreau-des-arbres, plusieurs espèces de lierre, mais de très nombreuses autres plantes seraient à citer. L‟ensemble est très humide, moite, ruisselant, l‟ambiance estivale rappelle le milieu tropical. Selon l‟exposition des versants, mais de préférence vers 400 à 500 m d‟altitude, de grands lichens pendent des branches et donnent à cet ensemble un caractère de forêt moussue.

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Photo 50 La forêt colchidienne moussue, le paysage de la Russie subtropicale

La forêt des basses pentes, à quelques centaines de mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer Noire, présente, entre Sotchi et Adler, de grands lichens pendant aux branches, formant un paysage de forêt moussue ruisselant d’humidité. La photo a été prise au-dessus d’un petit ravin du bassin de la Khosta, qui permet le dégagement lumineux de l’arrière-plan.

Au-dessus de 600 m, le Hêtre du Caucase (Fagus orientalis, bouk vostotchny) devient le genre dominant de la strate supérieure. C‟est également à partir de cette altitude que l‟If commun, ou If à fruits rouges (Taxus baccata, tiss yagodny), qui s‟insinuait localement beaucoup plus bas, pousse le mieux. Les hêtraies à If forment une remarquable forêt jusqu‟à 1200 m d‟altitude environ.

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Photo 51 Le Hêtre du Caucase, essence dominante de la forêt colchidienne de l’étage montagnard

La hêtraie du Caucase couvre les pentes moyennes de l’étage montagnard de la Transcaucasie russe à partir de 600 m d’altitude. La strate arborée est dominée par celui que les Russes appellent bouk vostotchny (Hêtre oriental) et les Français Hêtre du Caucase. La photo a été prise dans la réserve naturelle du Caucase.

L‟If à fruits rouges est un conifère relique de l‟ère tertiaire, dont certains individus, atteignant une trentaine de mètres de hauteur, ont une longévité exceptionnelle, dépassant 2000 ans. Surnommé negnoï-dérévo (« l‟arbre qui ne pourrit pas ») par les Russes, l‟If présente un bois de très grande qualité, pratiquement imputrescible. C‟est pourquoi il a été surexploité jusqu‟au début du XXe siècle. Aujourd‟hui, l‟interdiction des coupes est presque complète sur les pentes du Caucase et les forêts d‟ifs sont pour la plupart en régime de protection

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Photo 52 Un If millénaire de la forêt colchidienne de l’étage montagnard

L’If à fruits rouges est un arbre relique de l’ère tertiaire, qui pousse naturellement dans le sous-bois sombre de la hêtraie de la Transcaucasie russe. Certains individus, atteignant une trentaine de mètres de hauteur, ont une longévité exceptionnelle. Selon les autorités de la réserve naturelle Tisso-samchitovaïa rochtcha, l’individu photographié est vieux de plus de 1000 ans. La couleur rougeâtre du tronc transparaît à travers les mousses.

. Le krasnoïé dérévo (« l‟arbre rouge ») se développe dans les sous-bois les plus sombres. Cette caractéristique lui vaut de côtoyer fréquemment le Buis, qui est elle aussi une espèce sciaphile et aime, comme l‟If, les sols plutôt calcaires. Le Buis de Colchide (Buxus colchica, samchit kolkhidski) atteint des hauteurs exceptionnelles de près d‟une vingtaine de mètres sur les pentes audessus de Sotchi, pour des individus dépassant cinq cents ans. Fournissant un bois très dur, largement utilisé au XIXe siècle, le samchit de Colchide a connu une forte régression de ses peuplements, aujourd‟hui protégés aux mêmes endroits que l‟If.

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Photo 53 Le Bois d’Ifs et de Buis, patrimoine mondial de l’humanité La Tisso-samchitovaïa rochtcha est une réserve naturelle classée par l’Unesco en patrimoine

mondial. La hêtraie subtropicale de montagne à sous-bois d’Ifs et de Buis monte à l’assaut du versant calcaire de l’Akhoun, dont on voit les pinacles karstiques sur la partie droite de la photo.

Le Kavkazki zapovednik, créé en 1924 sur le flanc nord du Caucase, s‟est vu adjoindre en 1931 une petite portion de 302 ha sur le versant méridional. Ce morceau transcaucasien de la réserve naturelle est la Tissosamchitovaïa rochtcha, le « Bois d‟ifs et de buis » (Tuniev, non daté). Sur le versant oriental calcaire du mont Akhoun, drainé par des torrents affluents de la Khosta, la Tisso-samchitovaïa rochtcha, classée patrimoine mondial de l‟humanité par l‟UNESCO, protège et étudie la forêt relique tertiaire luxuriante, où plus de 400 espèces de plantes ont été recensées, parmi lesquelles des Ifs de près de 2000 ans. Sous un statut moins rigoureux que celui de zapovednik, la quasi-totalité du flanc colchidien du Caucase russe est en fait protégée. En effet, le Parc national de Sotchi a été créé ici sur 190 000 hectares, qui préserve non seulement la forêt des basses pentes, mais aussi la totalité de l‟étagement. Ce n‟est que vers 1200 m que les hêtraies laissent progressivement la place aux sapinières-hêtraies, puis, encore plus haut, aux sapinières-pessières.

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Conclusion du Chapitre Troisième La forêt de feuillus constitue en Russie d‟Europe une zone contestée, qui pourrait aussi être considérée comme un large écotone faisant la transition entre la forêt mixte au nord et la steppe au sud. Dans son acception récente, c‟est la partie septentrionale de la bande latitudinale de steppe boisée (lessostep), où règnent le Chêne pédonculé et le Tilleul à petites feuilles. Ces chênaies croissent sur des sols gris forestiers, qui formeraient, selon la plupart des auteurs actuels, un ensemble zonal équilibré, cependant que la théorie les faisant découler d‟un ancien tchernoziom qui se serait appauvri lors de la conquête forestière est en voie d‟abandon. En dehors des « abattis de Toula » et de la grande forêt d‟Orlovskoïé polessié, protégée par un parc national, les chênaies de la province centrale russe ne subsistent plus que par quelques bois résiduels. Les défrichements sont ici anciens, surtout pour les cultures fourragères. Mais les sols de la région proche de l‟Ukraine ont été durablement pollués par les retombées radioactives de l‟accident de Tchernobyl. Après un hiatus sibérien de plusieurs milliers de kilomètres, les forêts de feuillus réapparaissent en Extrême-Orient. D‟ouest en est, ce sont d‟abord les chênaies-boulaies de la plaine de la Zéïa et de la Bouréïa, dominées par le Chêne de Mandchourie, qui passent à de vastes peupleraies dans les larges lits d‟inondation de l‟Amour et de ses affluents. Plus à l‟est, la forêt de l‟Oussouri est la plus luxuriante des formations végétales de plaine de la Russie. La Russie s‟enorgueillit enfin d‟un petit étage forestier de feuillus, qui apparaît dans le Caucase grâce à l‟altitude. Sur le flanc nord, cette chênaiecharmaie est coincée entre la steppe du dessous et les conifères du dessus. C‟est le seul endroit du pays où le Chêne sessile vienne naturellement. Le flanc sud du Grand Caucase, dans sa partie appartenant à la Fédération de Russie, offre à l‟ouest une chênaie méditerranéenne, dégradée depuis des milliers d‟années en une sorte de garrigue, le chibliak. A l‟est, la région de Sotchi abrite une forêt subtropicale, enrichie d‟essences exotiques, qui passe en altitude à une riche hêtraie à If. Au total, les forêts latifoliées de Russie, méconnues en occident, représentent pourtant une superficie absolue importante et ont un vrai poids économique. C‟est ainsi que les chênaies effectivement sur pied couvrent encore à elles seules 70 000 kilomètres carrés. Elles fourniraient environ 15 % du tonnage scié de toute la Russie. Ce sont aussi les forêts de feuillus qui forment les milieux naturels où la biodiversité est la plus élevée, qui culmine dans les forêts à affinités subtropicales situées aux deux extrémités du pays, la Transcaucasie et l‟Oussouri. Les autorités russes ne s‟y sont pas trompées, qui ont multiplié les mesures de protection des forêts latifoliées par la création de réserves naturelles et de parcs nationaux, perpétuant sous une forme moderne le respect dû à l‟arbre sacré de la mythologie slave, le chêne du dieu Péroun.

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Chapitre Quatrième La steppe, le tchernoziom et les grandes cultures La Mongolie est à la mode dans notre pays. Il ne se passe pas un mois sans qu‟un reportage français ne vante le « peuple des steppes ». Pourtant, la plus grande steppe du monde est en Russie et le mot lui-même est russe. Certes, elle est largement mise en culture et ne fait donc rêver. Mais c‟est surtout qu‟elle ne répond pas au cliché. La Russie ne doit être qu‟une forêt de conifères peuplée d‟ours ; c‟est à la Mongolie que revient d‟être la steppe. Il y a pourtant beaucoup de bon sens dans cette présentation médiatique. Le peuple russe est forestier. C‟est une conquête, historiquement récente418, qui a transformé cette marge effrayante et dangereuse, d‟où venaient les ennemis tatares, mongols, en l‟un des greniers à blé de la planète. La steppe couvre l‟essentiel des espaces russes se trouvant grossièrement au sud du 53e parallèle en Europe419, au sud du 56e en Sibérie occidentale et par taches plus à l‟est. C‟est une formation végétale herbacée, dépourvue d‟arbres, qui croît sur des terres noires et, dans sa dégradation méridionale, sur des sols châtain. Au sens le plus large, en y incluant toute la steppe boisée, ainsi que les semi-déserts, la steppe russe couvrait à l‟état naturel, dans les limites de la Fédération actuelle, 2,7 millions de km², soit plus de 15 % du territoire de la Fédération. Même si on lui retranche la partie nord de la steppe boisée, souvent comptée en forêt de feuillus, ainsi que la végétation semi-aride, la steppe russe couvrait encore 2 millions de km², soit près de 12 % du territoire. Tard venue dans la conquête du territoire russe, la zone de steppe est maintenant largement peuplée : une soixantaine de millions d‟habitants au sens large, encore plus de quarante millions au sens strict (Isačenko, 1991, 1992, 1996).

D‟où le beau titre géographique de Pascal Marchand (2007, p. 223) : « la steppe, une nouvelle Russie », qui nous rappelle la pensée littéraire de Nikolaï Gogol, elle-même héritée de l‟Histoire des Ruthènes et qu‟on retrouve à la fois dans Les soirées du hameau et Taras Boulba. « Plus ils allaient, et plus la steppe était belle. Tout le sud de la Russie, jusqu‟à la mer Noire, toute l‟étendue qui forme de nos jours la Nouvelle Russie, était alors une terre vierge » (Gogol, 1843, Taras Boulba, chap. 2) Dans le texte russe, Gogol emploie « Novorossia ». 419 Ladite formation de la steppe boisée remonte plus au nord, mais, comme il a été vu précédemment, elle peut être considérée en partie comme une forêt de feuillus climacique défrichée, tant qu‟elle se trouve sur des sols gris forestiers. 418

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Fig. steppe 1 : Carte de l’extension de la steppe russe

Alors que la densité de population dans la zone de steppe, soit 22 à 23 habitants par kilomètre carré, reste nettement plus faible que celle de la subtaïga et de la forêt de feuillus, son défrichement est au contraire plus fort. C‟est que son sol est à l‟origine de la richesse agricole de la Russie, si bien que la steppe a été mise en culture. De fait, elle ne subsiste plus que dans des endroits difficiles d‟accès et quelques aires protégées. D‟où vient la fertilité proverbiale de ce sol ? Quelles en sont les propriétés principales ? Ce sol est-il fragile ? Garde-t-il ses qualités quand la steppe est défrichée ? Pourquoi le climat tempéré n‟autorise-t-il pas ici la croissance de l‟arbre ? Est-ce le fait de l‟Homme ? Pourquoi la mise en culture de la steppe sibérienne a-t-elle été si tardive par rapport à celle d‟Europe ? Est-ce dû seulement à l‟éloignement ou les qualités physiques de celle-là étaient-elles différentes ? Existe-t-il encore une Mongolie russe ? Pour tenter d‟apporter quelques éléments de réflexion à ces interrogations agricoles, pédologiques et biogéographiques, il conviendra d‟abord d‟étudier la steppe russe dans son ensemble, qui a une indubitable unité et une forte personnalité géographique, fondée sur son paysage naturel, son lien avec les terres noires et sa mise en valeur par la société russe. Dans un second temps, il sera intéressant d‟opposer la steppe de l‟ouest, fortement zonée et cultivée, à celle de l‟est, morcelée et donnant naissance à des régions géographiques originales, faiblement occupées par la société russe.

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Milieux naturels de Russie Fig. steppe 2 : La steppe russe, caricature géographique

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1. La steppe, un écosystème herbacé, sans arbre, sur sol fertile Cultivé ou laissé naturel, le paysage de la steppe russe est avant tout marqué par l‟absence de l‟arbre, remplacé par le foisonnement des herbes. Quelle est la cause de ce manque ? Quelle est l‟originalité de cet écosystème herbacé, dans ses liens avec la chaîne alimentaire, le climat, le sol ? Pour tenter de la déceler, il conviendra d‟abord de décrire la physionomie changeante de cette formation végétale. Il faudra ensuite ne pas se contenter de chercher des éléments d‟explication climatiques, mais de présenter la steppe comme un système, en équilibre avec un sol très particulier, sans négliger le rôle des animaux. C‟est cependant ce dernier qui a été le plus bouleversé par la mise en culture.

1.1. Quel est donc ce type de steppe à stipe ? La steppe russe est-elle une prairie américaine ? Sans entrer dans un débat de géographie humaine concernant le paysage rural de sa mise en culture420, la question mérite déjà d‟être posée en amont, pour ce qui est du caractère physique. Elle se double d‟une certaine ambiguïté du vocabulaire scientifique pour désigner les formations végétales herbacées qui couvrent l‟ensemble du sol dans un contexte de repos hivernal et de semi-repos estival.

1.1.1. Une formation herbeuse fermée et stratifiée La steppe est un terme russe, passé à partir du XVIIe siècle421 dans la plupart des langues occidentales, qui a ensuite fait fortune dans le vocabulaire biogéographique international. Alexandre de Humboldt fut pour beaucoup dans la diffusion mondiale du mot, dans le sens très large qu‟il exposa dans ses Tableaux de la nature. Le mot russe (step’ en transcription internationale) est

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Quoique le système socio-économique fût opposé, nombreux sont ceux qui ont souligné la similitude des paysages de la prairie américaine et de la steppe soviétique. « La grosse culture a remplacé les terrains de parcours des escadrons cosaques ; décor de pays neuf qui appelle tout naturellement la comparaison avec la prairie américaine » (George, 1962, p. 236). « La mise en valeur sous régime collectiviste a utilisé des modèles spatiaux proches [de ceux du Middle West] : fronts pionniers, axes de pénétration, géométrisation des parcelles, uniformité des manières culturales » (Pech et Regnault, 1992, p. 371). Cependant, si les sovkhozes avaient une certaine analogie paysagère avec les exploitations américaines, les kolkhozes absorbaient l‟abondante population rurale dans des conditions assez différentes, si bien que R. Lebeau (1986, p. 159) écrivait : « la matière humaine surabondante et passive de la vieille Russie gêne l‟idéal d‟agriculture du communisme et empêche l‟extension de paysage ruraux „à l‟américaine‟ ». 421 La première mention russe écrite se trouve dans un récit de voyage du marchand moscovite F. Kotov dans l‟Empire Perse en 1623.

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polysémique, sa traduction française aussi, mais le cœur de la signification, le sens le plus strict, n‟est pas placé au même endroit dans les deux langues. Etymologiquement, les géographes français (Birot, 1965, Arnould, 2008) insistent sur le fait que la steppe est une formation herbacée où dominent les Graminées du genre Stipa. Cette racine grecque422 aurait donné naissance au mot slave, bien que le nom russe désignant ce genre biologique soit kovyl. Le terme est devenu beaucoup plus large quant à la composition floristique, admettant d‟autres Graminées, comme les genres Festuca, Agropyrum et Koeleria, et d‟autres familles, notamment les Composées, les Légumineuses, les Ombellifères, les Malvacées. Mais ne serait-ce pas la Stipe qui proviendrait de la steppe et non l‟inverse ? Les travaux étymologiques linguistiques, comme ceux de Maks Fasmer, O.N. Troubatchiov et V.A. Merkoulov, ou géolinguistiques, comme ceux de V.A. Bouchakov (2003), s‟entendent quant à eux sur le fait que le nom de la steppe a la même racine que les termes russes de pied (stopa), piétinement (topot), degré (stépén), qui se retrouvent eux-mêmes, augmentés du préfixe « pro », dans l‟étendue (prostor), l‟immensité, l‟espace (prostranstvo), tout ce qui s‟étend423 (prostiraïetsia) et qui finit par représenter, pour le peuple russe, la plaine. Le mot ossète voulant dire « plat », « égal » a exactement la même racine et rejoint le terme turc signifiant le pied, la semelle (Bušakov, 2003). Jusqu‟au XVIIe siècle, les Russes désignaient la vaste plaine herbeuse, foulée par les troupeaux et les cavaliers424, uniquement par le terme de polié (le champ), le même que celui employé pour la clairière de défrichement de la forêt. Ce n‟est que depuis trois cents ans que la steppe a fait son apparition comme terme paysager de la Russie : une autre plaine herbeuse, naturelle, celle des anciens ennemis nomades, opposée à la plaine de défrichement de la forêt mixte, berceau de la Russie, step contre polié. La polysémie de la steppe resterait cependant une affaire seulement linguistique s‟il n‟était une grande question géographique, paysagère, celle du caractère ouvert ou fermé de la couverture végétale. Chez les géographes russes, la vraie steppe, dans son sens le plus strict, est une formation herbacée fermée, qui couvre le sol de manière continue. Ainsi, une formation semi-aride ouverte ne constitue pas, pour les Russes, une steppe. Krasnov (1893, p. 298) excluait même des steppes toute formation herbacée dont les plantes étaient « adaptées à la sécheresse ». Il est vrai que les « Le terme russe de steppe […] procède lui-même du mot Stipa (Graminée dominante), d‟origine grecque » (Birot, 1965, p. 295). P. Arnould (2008, p. 338) « le fait dériver du nom latin Stipa ». 423 Par l‟intermédiaire du latin, cette même racine indo-européenne aurait donné le verbe français « prosterner » (Sakhno, 2001), qui revient à s‟étendre à terre en signe d‟hommage. 424 En grec, stratêgos était à l‟origine le chef d‟une armée qui s‟étendait, s‟établissait, campait dans la plaine (Sakhno, 2001). Le stratège aurait ainsi la même racine que la steppe. 422

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géographes russes daignent parfois, mais en l‟affublant toujours d‟adjectifs de dégradation, nommer comme steppe une formation semi-aride ouverte, dont les touffes herbacées sont suffisamment éloignées l‟une de l‟autre pour laisser des plaques de sol nu les séparer. Cependant, ces « steppes désertiques » (poustynnyé stepi de Trëšnikov, 1988, p. 291) n‟entrent pas dans la « zone de steppe » (stepnaïa zona) des géographes russes, caractérisée par sa végétation herbacée fermée, son sol noir ou châtain et son climat continental chaud, mais dans la « zone des déserts et semi-déserts » (zona poloupoustyn i poustyn). Chez les Français, en revanche, « le mot steppe […] a été appliqué aux formations ouvertes, herbacées ou buissonnantes, des hautes plaines d‟Afrique du Nord, ou encore aux formations physionomiquement proches des régions semi-arides » (Elhaï, 1967, p. 167). Dans le cas d‟une formation herbeuse fermée du milieu tempéré continental, le français emploie prairie425 et c‟est notamment ainsi que notre langue désigne le paysage végétal des grandes plaines d‟Amérique du Nord. Bref, la langue française emploie en biogéographie générale la steppe pour une formation herbacée ouverte laissant des plaques de sol nu entre les plantes et la prairie pour une formation herbeuse fermée, qui couvre le sol426. Cependant les géographes français, par le puissant héritage de l‟école de géographie régionale, aiment à utiliser les appellations locales de ce qu‟ils regroupent sous l‟appellation générique de prairie, en l‟occurrence la pampa argentine, le veld africain du sud et la steppe russe. Le problème de la langue française vient évidemment de la steppe russe427. Que la pampa soit une prairie ne pose pas de difficulté, puisque le premier terme est uniquement régional et le second général. Que la steppe russe soit une prairie brouille en revanche le message, vu que la steppe est employée 425

« Par contraste avec la steppe semi-aride ouverte, qui laisse apparaître le sol à nu, la prairie tempérée […] se caractérise par un couvert total aux touffes d‟herbes jointives » (Lageat, 2004, p. 110). « Les biogéographes appellent „prairie‟ cette formation fermée de plantes herbacées, ce qui permet d‟éviter des confusions de vocabulaire avec la steppe » (Huetz de Lemps, 1994, p. 64). 426 « Le mot steppe lui-même est ambigu ; on l‟utilise pour des formations herbacées fermées, à peu près sans arbres, pour lesquelles convient mieux le terme de prairie. Aux formations végétales ouvertes, laissant le sol découvert sur la plus grande partie de sa surface on réservera le nom de steppe » (Viers, 1970a, p. 184). 427 « Le terme russe de stiep‟ serait en fait mieux traduit en français par celui de prairie » (Marchand, 2007, p. 223). « La steppe dense ukrainienne et russe […] est en fait une prairie » (Dubois, 2002, p. 125). « La steppe des Soviétiques est une formation herbacée continue, une prairie » (Carrière, 1984, p. 27). « L‟ambiguïté du terme, d‟origine vernaculaire russe, tient au fait que la steppe russe est une formation herbacée fermée […] qui correspond en fait à la définition de la prairie » (Arnould, 2008, p. 338). « Les touffes sont nettement séparées les unes des autres, parfois par 5 ou 10 m de sol nu ; […] on emploiera donc le mot steppe. Certes il y a inconvénient parce que, initialement, ce mot, qui est russe, s‟applique à la prairie fermée du sud de la Russie. […]. Mais l‟usage a transposé le mot en milieu semi-aride pour désigner la formation ouverte que nous venons de décrire » (Demangeot, 1981, p. 87).

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ici dans une acception de géographie régionale, tout en sachant que la langue française utilise aussi, par ailleurs, ce mot comme un terme de biogéographie générale qui désigne un autre type de formation végétale. P. Fénelon (1939, p. 137) en arrive ainsi à opposer « la steppe russe » et « la steppe des géographes ». La première serait caractérisée par « l‟absence d‟arbres et la présence d‟un manteau continu de plantes herbacées », la seconde, au contraire, par le fait que « ni les plantes ligneuses, ni les plantes herbacées ne forment un tapis continu ; des trous, des déchirures laissent apparaître la terre brune ou grise ». Il ne semblait pas envisageable que des géographes pussent être russes, ni la réciproque d‟ailleurs. La vraie steppe russe est, comme toutes les prairies naturelles de milieu tempéré continental, une formation herbeuse caractérisée par deux traits géographiques majeurs : d‟une part la couverture complète par les Graminées et les autres herbes ne laissant pas voir le sol, d‟autre part le contraste saisonnier de sa physionomie428. Cependant des traits originaux distinguent la steppe russe de toutes les autres prairies de la planète, en particulier la faiblesse proportionnelle des Graminées, l‟absence totale de « Graminées à affinités tropicales » (Rougerie, 1988, p. 45) et l‟importance relative des plantes à fleurs. Le caractère fermé de la prairie et le dense feutrage du sol dépendent avant tout de la part des Graminées (zlaki) dans l‟ensemble des herbes. Il est donc important de distinguer cette famille de toutes les autres. C‟est pourquoi ces dernières sont rassemblées par les Américains sous l‟appellation commune de forbs (Elhaï, 1967), et par les Russes, sous le large vocable de raznotravié429. Dans la langue courante, « nous n‟avons pas de mot en français pour désigner le groupe des plantes herbacées autres que les Graminées » (Elhaï, 1967, p. 247). Certes, dans le vocabulaire scientifique, on peut contourner en partie la difficulté en employant les herbes dicotylédones (dvoudolnyé), qui regroupent les Légumineuses (bobovyé), les Composées (slojnotsevtnyé), les Ombellifères (zontitchnyé), les Malvacées (malvovyé), les Renonculacées (lioutikovyé) et autres Labiées (goubotvetnyé). Cependant, le subterfuge ne fonctionne pas pour toutes les plantes de la prairie ; ainsi les Liliacées (liléïnyé) sont, comme les Graminées, des herbes monocotylédones (odnodolnyé). C‟est pourquoi nous Notons que la polysémie de la steppe est encore enrichie, et compliquée, si l‟on ajoute la définition de Martonne et al. (1955, pp. 1203-1205), elle-même issue de la classification allemande du XIXe siècle proposée par Oscar Drude, distinguant les prairies et les steppes sur le critère de la physionomie estivale. Selon eux, il conviendrait d‟appeler prairies « les associations herbeuses […] verdoyantes pendant la saison chaude » et steppes « les associations herbeuses […] desséchées pendant l‟été ». Prairies et steppes, toutes deux « à repos hivernal », se distingueraient ensemble des savanes, « dont la période de repos est la saison sèche ». 429 Dans son dictionnaire de géographie, Trëšnikov (1988, p. 257, en russe) définit strictement raznotravié comme « l‟ensemble des plantes herbacées de toutes les espèces, sauf les Graminées (zlaki), les Légumineuses (bobovyé) et les Cypéracées (ossokovyé) ». Plus couramment, le terme, qui signifie mot à mot « herbes variées », désigne toutes les herbes sauf les Graminées. 428

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emploierons facilement raznotravié430. Par rapport à la prairie américaine du nord, à la pampa argentine et au veld africain du sud, la steppe russe est justement la plus riche de toutes en raznotravié et proportionnellement la plus pauvre en Graminées431. Pourtant, même dans la steppe russe, le feutrage du sol est avant tout assuré par les Graminées. Ce sont elles qui construisent le système racinaire le plus dense. Le réseau est très serré sur la première quinzaine de centimètres, mais, tout en s‟amenuisant, il n‟est pas rare qu‟il atteigne un mètre cinquante à deux mètres de profondeur. Toutes les autres herbes ont un enracinement plus lâche, qui s‟intercale entre le feutrage des Graminées, et surtout des racines pivotantes s‟enfonçant dans le sol verticalement et de façon moins ramifiée que le système racinaire des Graminées. Les organes souterrains des herbes de la steppe russe comptent aussi des rhizomes, bulbes et autres tubercules. Au-dessus du sol, l‟aspect fermé du tapis herbacé est plutôt dû lui aussi aux Graminées, le raznotravié se contentant d‟ajouter à la couverture. La fermeture est maximale quand les Graminées poussent de manière gazonnée432, construisant une dernovinnaïa step (steppe gazonnante). Dans ce cas, « les tiges latérales, suivant un trajet parallèle à la surface soit en rampant, soit en cheminant dans le sol, émettent des bourgeons axilaires actifs. Il en résulte un foisonnement de feuilles, courtes en général » (Birot, 1965, p. 163). Ces dernovinnyé zlaki s ouzkimi listiami (Graminées gazonnantes à feuilles étroites), qui jouent le premier rôle dans le caractère fermé de la couverture, comptent la plupart des Stipes. Outre ces structures gazonnantes, les Graminées peuvent aussi croître par touffes, dont chaque pied est éloigné l‟un de l‟autre. Ce sont les Graminées les plus hautes, qui développent une hampe florale433. L‟ensemble des Graminées, en gazon et en touffes, donne l‟apparence vue du haut d‟une couverture fermée, complète, dont les herbes sont jointives. « La densité de la couverture atteint cent pour cent pendant la période de végétation maxima » (Rodine, 1956, p. 215). Dans le détail, pour l‟ensemble de la formation végétale, les géographes russes distinguent quatre strates (Rodine, 1956). La strate élevée se compose de grandes plantes éparses avec une longue tige florale. Tricart (1969, p. 48) Ce seul mot ayant le mérite d‟être court par rapport à la formule par laquelle, par exemple, Birot (1965, p. 304) désigne cet ensemble de plantes : « les Dicotylédones (et Monocotylédones autres que les Graminées) ». 431 « La steppe sans arbre sur tchernoziëm [est] différente de la prairie américaine. Les graminées ne domineront que dans le sud, aux confins de régions plus arides » (George, 1962, p. 224). 432 C‟est la croissance par « plaques gazonnantes » de Henri Elhaï (1967, p. 247), les « structures en gazon » de Birot (1965, p. 163). 433 Dès que cette longue tige « commence à croître, elle inhibe les bourgeons latéraux du plateau ainsi que ses propres bourgeons latéraux, si bien qu‟elle dépasse bientôt l‟ensemble des feuilles. La mort de la hampe d‟inflorescence est un des facteurs qui permet le démarrage de nouvelles pousses basales chez les Graminées pérennes » (Birot, 1965, p. 163). 430

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affirme que cette première strate se développe plutôt dans la steppe boisée. La deuxième strate est la plus couvrante, celle des herbes vivaces largement représentées par les Stipes et Fétuques. La troisième strate est celle d‟herbes basses, en général plutôt des thérophytes, qui passent l‟hiver à l‟état de graines. Le quatrième étage est « une strate naine, de rosettes et de Mousses, à moins de 10 cm » (Rougerie (1988, p. 45). Comme le résume Rodine (1956, p. 215), « le premier étage formé par les herbes les plus hautes est clairsemé ; le second étage, le plus dense, est constitué par les édificateurs ; le troisième étage comprend les herbes basses, surtout les herbes annuelles ; enfin, le quatrième étage est formé par les mousses et les lichens ». La stratification de la steppe, moins visible au premier abord434 que celle de la forêt, ne doit pas être négligée. Ses conséquences sont importantes. Les deux strates supérieures, mises ensemble, qui s‟étirent entre 50 cm et 2 m, sont largement couvrantes. De fait la strate moyenne, autour de 30 cm, et l‟étage inférieur comptent un certain nombre de plantes sciaphiles435. Berg (1941, p. 93) souligne le rôle important de la strate naine, insistant sur le fait que « ce manteau moussu, spécial à la steppe du nord, […] protège la surface du sol contre l‟action des eaux printanières ». C‟est que cette fine stratification de la steppe russe comporte de forts contrastes saisonniers.

1.1.2. Un cycle annuel très marqué En tant que formation végétale zonale, en équilibre avec le milieu tempéré continental, la steppe russe présente un cycle annuel très contrasté. La question n‟est pas celle de la succession saisonnière de la vie et de la mort, puisque plus des neuf dixièmes des plantes de cette prairie sont vivaces (mnogoletnié). L‟important est le changement prononcé de l‟aspect de la steppe en fonction des moments de l‟année et la rapidité du cycle végétatif printanier, l‟été étant, au contraire du climat océanique, une saison de repos. L‟étape prévernale commence par la couverture de mousse, qui précède la croissance de toutes les autres plantes et, sinon la provoque, du moins la favorise, en imprégnant d‟humidité l‟horizon supérieur du sol. « Aussi voyonsnous, à l‟époque où les neiges commencent à fondre, toute la surface de la steppe se couvrir de mousses passagères qui lui donnent l‟aspect d‟un marais boréal. Ces mousses disparaissent au bout de deux semaines et sont remplacées 434 D‟où, parfois, une simplification effectuée par certains auteurs. « La prairie est donc une formation monostrate » (Pech et Regnauld, 1992, p. 370). 435 « En dépit des apparences, le rapport surface des feuilles / surface du sol est notable dans les formes denses de la prairie ; il atteint entre 5 et 15, rivalisant parfois avec celui des arbres. D‟où une assimilation chlorophyllienne rapide, et aussi un déficit de lumière pour les feuilles inférieures, qui appartiennent souvent à un étage de plantes spécialisées » (Birot, 1965, p. 298).

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par des plantes herbacées dont la floraison commence au début du printemps, sur un sol imprégné d‟eau contenant jusqu‟à 30 p. 100 d‟humidité, bien qu‟audessous du sol, à une profondeur de 4 à 5 pieds, le sol reste quelquefois aride, aussi aride qu‟il l‟est en été à sa surface » (Krasnov, 1893, p. 307). Le terrain est alors prêt pour quelques plantes se développant très tôt dans la saison436, comme la coquelourde (Pulsatilla patens, prostrel raskryty ou bien son-trava), l‟Ellébore bâtard, dite aussi Adonis de printemps (Adonis vernalis, adonis vessenni ou goritsvet vessenni, fig. steppe 3), certains Iris (kassatiki), certaines Jacinthes (guiatsinty), Anémones (vetrénitsy) et Renoncules (lioutiki). L‟étape vernale se trouve dans la continuité, mais toutes les herbes dicotylédones, et non seulement quelques annonciatrices, sont concernées. C‟est la saison de floraison printanière qui est la grande originalité de la steppe russe par rapport à la prairie américaine. En effet, l‟importance du raznotravié par rapport aux Graminées permet ce chatoiement de couleurs. « Ce qui est très caractéristique des steppes russes c‟est l‟importance des floraisons vernales, reposant sur une grande quantité de Dicotylédones, soit géophytes à bulbes ou rhizomes (Tulipes, Jacinthes, Iris), soit hémicryptophytes à rosette ou non (Anémones, Renoncules, Marguerites, Sauges) » (Rougerie, 1988, p. 45). Les Graminées commencent elles aussi à se développer, notamment les Stipes. Cette précocité de la croissance s‟accompagne de la grande rapidité du cycle végétatif, car, après le printemps favorable, la sécheresse de l‟été guette déjà. « La floraison et la maturation des graines sont terminées fin juin » (Birot, 1965, p. 302). En cette toute fin de printemps et ce début d‟été, la couleur de l‟ensemble est devenue plus uniforme, le vert-bleu, puis jaune-brun graminéen passant par dessus le raznotravié multicolore. Accompagnant ce changement de ton, la hauteur de la steppe s‟est accrue. Certaines espèces de Graminées peuvent atteindre deux mètres de hauteur au début de la saison chaude et les descriptions littéraires de cette végétation ont largement insisté sur ce fait, d‟ailleurs en l‟exagérant souvent. Quand le fils de Taras Boulba pense avec mélancolie à la jeune Polonaise, il s‟immerge dans ses rêveries, comme un cavalier se plonge dans la profonde steppe. « C‟était à cela que pensait André, tandis qu‟il chevauchait tête basse et les yeux fixés sur la crinière de son cheval. Mais déjà la steppe les avait tous accueillis dans ses vertes étreintes437, et ses hautes herbes438, se refermant autour d‟eux, les dérobaient aux regards, ne laissant parfois apercevoir entre ses épis que leurs bonnets noirs de cosaques » (Gogol, 1843, Taras Boulba, chap. 2).

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« La neige une fois fondue, la terre se couvre du tapis des grandes fleurs lilas de la coquelourde » (Berg, 1941, p. 93). « Le printemps est égayé par la floraison d‟une multitude de plantes à bulbes et à rhizomes qui percent le sol dès la fonte des neiges » (George, 1962, p. 224). 437 « v svoï zélionyé obyatia » dans le texte russe. 438 « i vyssokaïa trava » dans le texte russe.

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En résumé, dans toute cette phase de vie, l‟évolution du paysage avec l‟avancée de la saison fait passer de la floraison colorée, assez basse, du raznotravié au printemps à la domination graminéenne, plus haute et de ton plus uni, du début de l‟été439. L‟étape estivale donne une couleur plus paillée au paysage, par la transformation des Graminées. Au cœur de l‟été, la sécheresse du milieu steppique russe est telle qu‟elle provoque en général une période de semi-repos (letni périod poloupokoïa), « quand une grande part des plantes suspend son développement végétatif » (Rakovskaja et Davydova, 2001, p. 173, en russe). Seules les pluies d‟orage plus soutenues peuvent faire repartir la croissance de quelques espèces. Mais la plupart des Koelaria, Festuca et Agropyrum entrent « en dormance estivale en fonction d‟un rythme physiologique héréditaires, même si la saison est humide » (Birot, 1965, p. 303). L‟importance du semirepos estival est l‟une des originalités de la steppe russe par rapport à la prairie américaine. Moins défavorable, l‟étape automnale permet à la végétation de repartir. « La croissance d‟automne peut être assurée soit parce que les feuilles, desséchées mais non mortes, récupèrent leur chlorophylle, soit parce que les bourgeons émettent une deuxième génération de feuilles » (Birot, 1965, p. 302). Certaines Graminées fructifient. Les Fétuques (ovsianitsy) poussent « un second feuillage, qui sert de nourriture aux bêtes en automne et en hiver » (Berg, 1941, p. 107). Mais l‟arrivée brutale des premiers froids fige cette seconde saison avant la fin de son accomplissement. « La gelée surprend ces organes verts avant que leurs substances nutritives aient été réexpédiées vers les organes souterraines : d‟où leur valeur pour le bétail durant l‟hiver » (Birot, 1965, p. 302). Puis les herbes de toutes les familles se dessèchent, les parties aériennes meurent. La steppe, grise à dorée, se couche et les gels achèvent la dessiccation. Le rude hiver, froid et relativement sec, provoque une période de repos (zimni périod pokoïa) complet, pendant lequel la neige recouvre l‟ensemble440. Du fait de la faible épaisseur de celle-ci, le gel pénètre largement dans le sol de la steppe, jusqu‟à plus de 80 cm (Birot, 1965).

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« Au printemps, presque au lendemain de la disparition de la neige, fleurissent les iris, les jacinthes, les tulipes, et la steppe brille de couleurs vives et variées, avec le violet foncé de la clématite, le jaune d‟or de l‟adonis de printemps, le blanc de l‟anémone et de la spirée ; en juin commencent à s‟atténuer ces teintes diaprées ; la steppe se fait duveteuse et grisâtre. C‟est au tour des graminées de donner la note dominante » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 84). A partir de juillet, « la steppe n‟a plus l‟aspect d‟un tapis bigarré et les plantes défleuries lui prêtent une couleur brunâtre » (Berg, 1941, p. 94). 440 Pouchkine (1836) décrit cette saison dans la Fille du Capitaine. « La neige s‟étendait comme un drap aveuglant sur la steppe » (chap. 2 « Le guide »). « Je regardai longtemps la steppe blanche où filait sa troïka » (chap. 12 « L‟orpheline ») ; « Ya dolgo smotrél na bélouïou step »).

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Au total, ce cycle annuel est marqué par l‟importance des contrastes, bien connue des villageois441, elle-même liée au climat continental et dont le moment important est la brutalité de l‟arrivée printanière et son « explosion de vie » (Birot, 1965, p. 297). L‟autre originalité annuelle se trouve être que ce sont les brèves mi-saisons, non seulement le printemps mais aussi l‟automne, qui sont favorables, séparées par un hiver trop froid et un été trop sec442. Mais la steppe change aussi de physionomie entre le jour et la nuit et les anciens voyageurs ont plutôt souligné cette autre échelle de temps, brusque au quotidien, donc impressionnante. Les descriptions littéraires classiques en ont fait le trait principal de la steppe, opposant les herbes brûlées sous le soleil torride de la journée, qui revivent sous la rosée du petit matin 443, opposant aussi l‟apparente mort animale du jour et la vie nocturne, opposant enfin les journées inodores aux senteurs vespérales444.

1.1.3. Le paradis perdu des herbivores La steppe procure une grande quantité de nourriture directement et facilement assimilables par de nombreux animaux, si bien que ces vastes espaces herbeux fournissent à l‟état naturel un riche tableau zoogéographique. L‟ensemble de la chaîne alimentaire est fondé sur les herbivores, qui permettent aux prédateurs de se développer. Le système a été bouleversé par la mise en culture de la steppe russe, qui a détruit de nombreux habitats, mais certains animaux s‟en sont trouvé favorisés et un nouvel équilibre s‟est mis en place. L’adaptation des herbivores au terrain découvert Le lien principal entre la phytogéographie de la steppe et sa zoogéographie est l‟adaptation de tous les herbivores à l‟absence d‟abri (nédostatok oukrychiï) face aux prédateurs, au terrain découvert qui est le « La steppe. Verte au printemps, elle se desséchait l‟été et même noircissait sous les rayons ardents du soleil. En automne, avec la pluie, elle renaissait à la vie, reverdissait, jusqu‟aux premiers froids de l‟hiver qui la couvraient d‟une nappe de neige » (Stoliaroff, 1986, 2008, p. 27). 442 « La période de végétation active est finalement réduite à de courts printemps et automnes, entre deux longues saisons de repos » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 155). 443 « Tout ce qui, bruni et roussi dans la chaleur, avait été à demi-mort, ressuscitait maintenant, baigné de rosée et caressé de soleil, pour fleurir à nouveau » (Tchékhov, 1888, La steppe, chap. 1). On passe de « poloumiortvoïé » (à demi-mort) à « ojivalo, tchtob vnov zatsvesti » (revivait, pour à nouveau fleurir). 444 « elle exhalait des vapeurs toujours plus denses, chaque fleur, chaque brin d‟herbe distillait de l‟ambre, et toute la steppe embaumait » (Gogol, 1843, Taras Boulba, chap. 2). Gogol écrit précisément « i vsia step kourilas blagovoniem ». 441

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propre des formations herbeuses naturelles. Les trois réponses sont le mode de vie souterrain (podzemny obraz jizni), le mode de vie en colonies (kolonialny obraz jizni) et le mode de vie en troupeaux (stadny obraz jizni). S‟il n‟était ces adaptations, les prédateurs profiteraient de cette aubaine. Les grandes étendues découvertes favorisent en particulier les rapaces, dont les vastes plaines steppiques sont mises à profit par leur vue perçante. Le mode de vie souterrain concerne avant tout les rongeurs (gryzouny), qui sont d‟ailleurs les petits herbivores les plus nombreux de la steppe. La plupart d‟entre eux creusent de profonds terriers, les nory. La Marmotte (Marmota, surok) est le plus grand de ces rongeurs, notamment la Marmotte bobak (Marmota bobak), que les Russes appellent stepnoï sourok (la Marmotte des steppes) ou, simplement baïbak. Fig. steppe 4 : La Marmotte bobak, le plus grand rongeur de la steppe russe

Les steppes de Touva et de Transbaïkalie gardent une espèce particulière, la Marmotte de Sibérie (Marmota sibirica, tarbagan). Les multiples espèces d‟écureuils terrestres445, que les Russes regroupent sous l‟appellation de sousliki, s‟abritent aussi dans des terriers de plusieurs mètres. Le plus sûr est sans doute d‟employer en français le mot russe de sousliki pour désigner les écureuils terrestres de la steppe eurasiatique (Matthews et al., 1972). Il faut en tout cas bannir le terme de gerboises, employé à tort par Vladimir Volkoff dans sa traduction de la Steppe de Tchekhov. Les gerboises sont les touchkantchiki et elles sont très différentes des sousliki. 445

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Deux genres sont concernés, d‟une part le Zisel446 (Citellus), d‟autre part le Spermophile (Spermophilopsis). Parmi les premiers, la steppe de Russie d‟Europe compte surtout le Zisel tacheté (Citellus suslicus, kraptchaty souslik), tandis que, plus à l‟est, le Souslik pygmée (Citellus pygmaeus) est important. Parmi les seconds, la principale espèce est le Spermophile à doigts fins (Spermophilopsis leptodactylus, tonkopaly souslik). D‟autres rongeurs excavent même de longues galeries et développent un mode de vie de creusement souterrain (podzemno-roïouchtchi obraz jizni). C‟est le cas des rats-taupes (Spalax, slépych), qui se nourrissent des racines des plantes de la steppe située à l‟ouest de la Volga. L‟espèce la plus répandue à l‟état naturel était le Spalax commun (Spalax microphtalmus, slépych obyknovenny). Le Hamster d‟Europe (Cricetus cricetus, khomiak obyknovenny) creuse certes des galeries comparables, mais il fait aussi, quant à lui, de nombreuses sorties aériennes. Cette façon de vivre, qui consiste à sortir le moins possible à l‟air libre, est assez efficace contre les prédateurs, mais certaines saisons restent dangereuses, notamment le printemps, quand certains rongeurs encore engourdis sortent pour la première fois depuis plusieurs mois. Une autre adaptation est alors nécessaire, l‟entraide dans l‟avertissement du danger. Le mode de vie en colonies concerne à la fois les rongeurs et les lagomorphes. C‟est par exemple le cas des Marmottes (sourki) et des sousliki chez les premiers, des Lièvres (zaïatsy) et des pichtchoukhi447 chez les seconds. Comme ce mode est la seule protection contre les prédateurs chez le Lièvre de la steppe (Lepus europaeus, roussak), qui ne s‟abrite pas sous terre à la différence des rongeurs, il a développé une grande vitesse de course. La vie en colonie s‟accompagne chez beaucoup de petits herbivores de systèmes d‟alerte de la communauté en cas de danger. De ce point de vue, le sifflement des sousliki montant la garde est très caractéristique, mais les pichtchoukhi, qui sont parmi les rares petits herbivores de la steppe sibérienne à rester actifs pendant l‟hiver, quand ils risquent le plus d‟être la proie facile des prédateurs, ont aussi développé un système complexe de signaux sonores. Mais les colonies les plus nombreuses de petits herbivores de la steppe concernent le Lemming des steppes (Lagurus lagurus) et les diverses espèces de Campagnol (Microtus, poliovka), qui connaissent des explosions de population, suivies de chutes brutales.

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Du moins selon la traduction en français du texte de Berg (1941) par G. Welter, ou encore celle de Guérassimov (1956). 447 N‟existant pas de mot français les désignant, on emploie souvent le terme américain de pika dans notre langue pour désigner le genre latin Ochotona (Matthews et al., 1972). C‟est pichtchoukh des Russes.

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Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 54 Le Souslik tacheté, un rongeur de la steppe adapté aux terrains découverts Le Souslik est un écureuil terrestre de la steppe russe, qui vit en colonies dans de longs terriers. Les individus qui montent la garde sifflent en cas de danger. Ce Souslik tacheté a été photographié à trois kilomètres au sud-ouest du village sibérien de Sarma, dans la steppe dominant le golfe Khoujir-Nourgaïski du lac Baïkal. La prise de vue a nécessité le repérage pendant plusieurs jours d’un terrier régulièrement fréquenté, puis une attente de seulement une quarantaine de minutes.

Le mode de vie en troupeaux est en quelque sorte l‟équivalent pour les grands herbivores de la vie des colonies des petits herbivores. Il s‟accompagne fréquemment d‟une grande vitesse de course, d‟une vue perçante et du choix de terrains à large visibilité pour mettre à bas. De ce point de vue, l‟Antilope saïga (Saiga tatarica, saïgak) a développé l‟ensemble de ces caractéristiques pour échapper aux prédateurs de la steppe. Une vie animale adaptée au climat continental L‟amplitude saisonnière très marquée et la modification très prononcée de la couverture végétale au cours de l‟année font que les animaux de la steppe ont largement développé soit un mode de vie souterrain, soit un mode de vie migratoire. Le podzemny obraz jizni, qui était une bonne adaptation des rongeurs au manque d‟abri naturel contre les prédateurs, est aussi une réponse au rude climat steppique. La vie en souterrain permet en effet de profiter d‟un micro-climat aux amplitudes modérées, de rafraîchir l‟été et d‟attiédir l‟hiver. D‟ailleurs, certains prédateurs eux-mêmes, qui ne prennent pas la peine de creuser de terrier, ne dédaignent pas occuper indûment les nory excavés par d‟autres. Le Renard corsac (Vulpes corsac, korsak), le Putois des steppes (Mustela eversmanni, stepnoï khor) et le Chat manul (Felis manul, manoul) s‟installent ainsi souvent dans les terriers de marmotte abandonnés, ou même après en avoir tué le propriétaire.

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Les migrations saisonnières forment une réponse plutôt développée par les grands herbivores, mais aussi par de nombreux prédateurs qui souffrent de ne plus trouver de rongeurs à certaines saisons. Moins connues par le grand public que les fameux déplacements des bisons dans la prairie américaine, les migrations des grands herbivores de la Russie d‟Asie étaient aussi de grande ampleur. Le mouvement général, très net chez les saïgas, était dirigé vers le sud en hiver et le nord en été, mais quantité d‟autres déplacements se produisaient, toujours à la recherche des meilleurs pâturages naturels, notamment chez les chevaux sauvages. Le mode de vie migratoire est aussi très fréquent chez les oiseaux de la steppe, qui ont tendance à quitter la région pour aller passer l‟hiver en Afrique ou au Moyen-Orient. C‟est le cas de l‟Aigle des steppes (Aquila nipalensis, stepnoï oriol) et de plusieurs espèces de Busard (Circus, loun). Il est manifeste que le problème majeur, pour tous les animaux qui restent dans la steppe l‟ensemble de l‟année, les stepniaki448, est de passer le rude hiver. Les trois principales adaptations sont l‟hibernation, les réserves de nourriture et la fourrure. L‟hibernation (spiatchka) concerne la plupart des rongeurs, qui la pratiquent dans leur profond terrier. Les marmottes (sourki), les écureuils terrestres (sousliki), les hamsters (khomiaki) passent ainsi de longs mois dans cet état de repos. Certains hibernants et, a fortiori, ceux qui n‟hibernent pas entassent les herbes de la steppe, souvent après les avoir fait sécher, et forment ainsi des réserves de nourriture pour la mauvaise saison. Le Hamster d‟Europe (Cricetus cricetus, khomiak obyknovenny) stocke des feuilles et des graines dans les galeries qu‟il a creusées. En Sibérie, les pichtchoukhi (Ochotona) font à ce point des réserves d‟herbe séchée que les Russes les surnomment sénostavki, les entreposeurs de foin. La troisième adaptation pour passer le rigoureux hiver de la steppe russe, surtout développée chez les prédateurs, est la fourrure. C‟est le cas de l‟hermine (Mustela erminea, gornastaï). Mais la grande originalité bioclimatique de la steppe par rapport à la taïga est que, à l‟inverse de celle-ci, l‟été est aussi une saison difficile, par le semi-repos de beaucoup d‟herbes, la chaleur torride et la relative449 sécheresse. Certains rongeurs, actifs au printemps et à l‟automne, en profitent pour estiver. C‟est le cas de certains sousliki, qui tombent en torpeur lors des périodes estivales les plus chaudes et sèches. Parmi les grands herbivores, on peut citer l‟adaptation des saïgas, dont les narines conduisent à une cavité tapissée d‟une muqueuse qui filtre la poussière des vents desséchants venus du sud.

Le terme de stepniak désigne en Russie l‟habitant permanent de la steppe, qu‟il soit humain ou animal. 449 C‟est en général la saison des précipitations maximales, mais elles restent néanmoins faibles en absolu et, surtout, l‟évaporation est si élevée qu‟il se produit un déficit d‟eau relatif. 448

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Une nouvelle chaîne alimentaire anthropisée Depuis la mise en culture de la steppe, l‟écosystème a été bouleversé, mais de manière différenciée. Les petits herbivores n‟ont dans leur ensemble pas été trop touchés. Les sousliki, par exemple, continuent de pulluler. Ils font d‟ailleurs des dégâts importants dans les champs de céréales. Le Lièvre des steppes, le roussak, se plaît au remplacement de la steppe par des champs. Il a même plutôt étendu son aire d‟habitation vers le nord, grâce au défrichement de la subtaïga. En revanche, les rats-taupes de la steppe ont beaucoup souffert, au point que trois espèces de spélychi sont inscrites dans le livre rouge comme espèces rares à protéger. Les grands herbivores forment sans doute le groupe animal ayant le moins bien résisté aux transformations humaines. L‟Instruction, sorte de testament de Vladimir Monomaque légué à ses enfants450, montre combien, au XIe siècle, la faune steppique était riche et la chaîne alimentaire complète. Mais on peut aussi y lire, à travers les exploits cynégétiques qui y sont rapportés, que la chasse systématique avait déjà commencé, celle qui exterminerait les grands herbivores aux siècles suivants. La première espèce à trépasser fut l‟aurochs (Bos primigenius, tour). Dès le XVe siècle, l‟ancêtre du bœuf domestique avait disparu de la steppe russe et il ne subsistait plus qu‟en Pologne, où le dernier individu s‟éteignit au XVIIe siècle. Le cheval sauvage451 (Equus gmelini), le tarpan des Russes, résista plus longtemps à l‟extermination. « Le grand-prince de Kiev Vladimir Monomaque (XIIe siècle) raconte qu‟il allait à la chasse des chevaux sauvages, soit de l‟Equus gmelini, dans la terre de Tchernigov et sur les bords de la Ros, affluent du Dniepr. En 1768, Gmelin visita le pays de Voronèje ; il note que, vingt ans avant son arrivée, les chevaux sauvages étaient encore communs dans les environs de cette ville » (Berg, 1941, p. 97). Cependant le dernier tarpan fut tué en 1876 (selon Berg, 1941) ou en 1879 (selon Giljarov, 1986) près d‟Askanin-Nova. Le Cerf élaphe (Cervus elaphus, blagorodny olen) et le chevreuil (Capreolus capreolus, kossoulia), qui abondaient dans la steppe russe à l‟état naturel, ont été refoulés dans les forêts. Finalement, le seul grand herbivore encore en abondance dans la steppe russe d‟aujourd‟hui se trouve être l‟Antilope saïga (Saiga tatarica, saïgak). Elle a pourtant elle aussi failli disparaître, puisque, dans les années 1910, il n‟en restait plus que quelques centaines. Elle a été sauvée par l‟interdiction complète de la chasse décrétée en 1919 dans l‟ensemble de la Russie soviétique, qui comprenait déjà l‟Asie Centrale. En 1955, après une remontée spectaculaire des

450

Un extrait est cité par F. Conte (1997, p. 169). Le cheval domestique est aussi, pour les Russes un héritier de la steppe. « La steppe et son influence se retrouvent dans le fait que le mot russe désignant le cheval, [lochad], est un emprunt à une racine turque » (Conte, 1997, p. 152). 451

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effectifs452, la chasse du saïgak fut autorisée sous licence. Dans les années 1980, il y avait environ deux millions de saïgas en URSS (Giljarov, 1986). Cependant, par rapport à son habitat d‟origine, l‟Antilope a été refoulée vers le sud, en direction du semi-désert, et c‟est au Kazakhstan qu‟elle est aujourd‟hui surtout réfugiée. Ainsi, selon un rapport d‟Etat de 2000, cité par Martchenko et Nizovtsev (2005), les saïgas sont au nombre de 25 000 en Fédération de Russie, mais peuplent plus le désert de la basse Volga que la steppe proprement dite. Les prédateurs ont souffert de la mise en culture en proportion de leur concurrence avec l‟homme et en fonction de la manière dont leurs proies privilégiées avaient elles aussi subi ou non de grandes pertes. Parmi les mammifères, le loup (Canis lupus, volk) a été refoulé beaucoup plus au nord, dans la taïga et la toundra. Ce sont le Renard corsac (Vulpes corsac, korsak) et le Putois des steppes (Mustela eversmanni, stepnoï khor ou svetly khor) qui forment aujourd‟hui les deux premiers prédateurs. Tous deux chasseurs nocturnes et se nourrissant des mêmes rongeurs, oiseaux et reptiles, ils sont en concurrence. La population de Renards korsaks est estimée à 30 000 individus par le gouvernement russe, selon Martchenko et Nizovtsev (2005). Parmi les prédateurs autres que les mammifères, de nombreux rapaces ont beaucoup souffert de la mise en culture de la steppe. En effet, comme pour presque tous les oiseaux de la steppe, la possibilité de nidification au sol est ainsi détruite453. Les différents busards, les louni des Russes, ont ainsi vu leur population décroître fortement, alors que la steppe naturelle les favorisait beaucoup, par l‟immensité des terrains découverts et l‟abondance des rongeurs. Cependant, certains prédateurs se sont adaptés aux nouvelles conditions et les mettent à profit. Ainsi, lors de la moisson et des autres récoltes, qui effarouchent les rongeurs et les font fuir, en particulier les hamsters et les souris qui se nourrissent des cultures, les mammifères et rapaces, surtout ceux qui nichent dans les arbres des vallées alluviales ou des bosquets de la steppe boisée, viennent en grand nombre festoyer à peu de frais. C‟est aussi ce que font certains reptiles, notamment la Vipère des steppes (Vipera renardi, stepnaïa gadiouka), réfugiée dans les vallées alluviales la plupart du temps, mais qui sait en sortir en cas de besoin.

D‟où le titre de l‟ouvrage de L.V. Jirnov, paru en 1982 : Le retour à la vie : écologie, protection et exploitation des saïgas (Vozvrachtchénié jizni : èkologuia, okhrana i ispolzovanié saïgakov). 453 Pour les mêmes raisons, puisque leurs nids étaient au sol, les bourdons des steppes (stepnyé chméli) et les autres butineurs des plantes de la steppe naturelle ont chuté de manière catastrophique lors de la mise en culture (Marčenko et Nizovcev, 2005, p. 173). 452

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1.2. Une coalition de causes complexes interdisant la pousse de l’arbre L‟absence d‟arbre dans la steppe a toujours fortement frappé les Russes454, ce peuple forestier qui ne s‟est que tardivement aventuré à travers ces menaçantes étendues découvertes455. Un ensemble de causes climatiques, pédologiques, topographiques et anthropiques sont responsables de l‟absence d‟arbre. Il s‟agit de tenter de comprendre d‟abord l‟origine ancienne des steppes, ensuite leur stabilité dans le temps, leur force d‟opposition à la poussée forestière plus récente.

1.2.1. Un déficit d’eau dans les horizons profonds du sol des grandes plaines L‟origine des steppes a donné lieu à de grandes polémiques scientifiques456 à partir du XIXe siècle, qui ont conservé leur acuité tant que la cause de l‟absence d‟arbre a été tenue pour devoir être unique. Chaque défenseur argumentait alors en faveur de la seule théorie climatique ou de l‟unique explication pédologique ou de l‟exclusive origine topographique, sans compter les partisans de la thèse anthropique. Les débats ne sont certes pas clos aujourd‟hui, mais on se tourne plus volontiers vers une interprétation géographique d‟emboîtement d‟échelles intégrant à la fois le climat, le sol et le modelé. Historiquement, une fois passé le XVIIIe siècle et abandonnée la théorie uniquement anthropique de Pallas, les tenants de la seule théorie climatique furent les plus nombreux, notamment, au lancement du débat, les Allemands Grisebach et Peschel, ainsi que les Russes Békétov, Vessélovski et Voeïkov. Aujourd‟hui, la cause climatique est privilégiée à petite échelle cartographique, revenant à confirmer que la steppe est une formation zonale457. 454

« Près des isbas on ne voyait ni hommes, ni arbres, ni ombres, comme si le hameau avait étouffé dans l‟air brûlant et s‟y était desséché » (Tchékhov, La steppe, chap. 2). « Les voyageurs […] ne rencontraient pas un arbre : c‟était toujours la même steppe, belle libre, infinie » (Gogol, 1843, Taras Boulba, chap. 2). « Poutéchestvenniki […] nigdé né popadalis im dérévia, vsé ta jé beskonetchnaïa, volnaïa, prékrasnaïa step » dans le texte original. « La facilité de circulation […] en a fait longtemps des pays inhabitables, tant que des migrations de peuples ont été à redouter » (George, 1962, p. 236). 456 « La limite sud de la forêt et la transition avec la steppe […] ont longtemps fait l‟objet de débats passionnés » (Radvanyi, 2007, p. 43). 457 « On peut dire que l‟absence de forêts dans les steppes est un phénomène zonal qui est avant tout conditionné par un climat défavorable (aride). Sur ce fond climatique défavorable, la salinité du sol, la concurrence des herbes des steppes, le relief de plaines et les autres facteurs agissent d‟une façon négative sur la croissance des forêts » (Milkov, 1956, p. 396).

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De nombreux seuils climatiques ont été plus ou moins corrélés à la limite entre la forêt et la steppe. Les plus anciens sont thermiques. Krasnov (1893, p. 305) citait, d‟ailleurs pour la réfuter, l‟isotherme annuelle précise de +1,4 °C, défendue à l‟époque par les partisans de la théorie climatique, du moins pour la steppe européenne. Plus tard, des isothermes de printemps ou d‟été, notamment de 20 °C pour le mois le plus chaud, furent proposées, qui, à petite échelle cartographique, gardent une certaine validité. Aujourd‟hui, on utilise plutôt, dans le même esprit, la durée de la saison végétative, en l‟occurrence 160 à 170 jours, ou encore la somme des températures positives. Selon Birot (1965, p. 316), on passerait de la forêt à la steppe en dépassant 3 500 °C en Europe et 2 400 °C en Sibérie. D‟autres préfèrent la somme des température actives (soumma aktivnykh températour), ajoutant les degrés des journées dépassant +10 °C de moyenne, pour arriver à environ 2 000 °C. D‟autres, enfin, trouvent plus pertinente la radiation solaire, il est vrai le plus régulièrement zonal des facteurs climatiques. Aux limites thermiques ont été, assez tôt, ajoutés des seuils pluviométriques. On a remarqué depuis longtemps que, dans la Russie européenne, le passage de la forêt à la steppe suit assez bien l‟isohyète annuelle de 450 mm. En Sibérie, cependant, le seuil suivrait plutôt l‟isohyète de 325 mm (Birot, 1965, p. 316). La synthèse climatique fait finalement apparaître que le seuil le plus probant458 est celui du rapport entre les précipitations (ossadki) et l‟évapotranspiration potentielle (ispariaémost). Si ce quotient, noté Kouv (Koèffitsient ouvlajnénia) par les Russes, est supérieur à un, la végétation est plutôt forestière, s‟il est inférieur, elle est steppique. A très petite échelle cartographique, à l‟échelle mondiale, la coïncidence spatiale est bonne entre ce seuil climatique et la limite biogéographique (Walter, 1973). Elle l‟est aussi à l‟échelle de la Russie, où Rakovskaja et Davydova (2003, p. 172) résument le fait que la steppe prend place « dans les régions d‟humidité insuffisante et instable » (v raïonakh nédostatotchnogo i néoustoïtchivogo ouvlajnénia). A petite échelle cartographique, c‟est le déficit d‟eau moyen, aggravé par la forte irrégularité de l‟alimentation, qui provoque le passage à la steppe. En effet, d‟une part, les herbes, grâce à leur petite taille, dépensent moins d‟énergie pour prélever l‟eau du sol, d‟autre part, « la végétation herbacée se consacre à la construction d‟un tissu assimilateur et des racines qui l‟alimentent en eau » (Birot, 1965, p. 165), alors que l‟arbre dépense beaucoup d‟énergie à la construction du tronc et a donc besoin d‟une saison d‟assimilation plus longue. L‟indice d‟aridité (I = P/T+10, où P représente le total annuel précipité en millimètres et T la température moyenne annuelle en degrés Celsius) d‟Emmanuel de Martonne a été longtemps préféré par les géographes français. La steppe pousserait à l‟intérieur d‟une fourchette allant de 10 à 28. P. George (1962) indique que l‟indice d‟aridité de l‟été est plus pertinent que celui de l‟année.

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Bref, l‟herbe est moins exigeante que l‟arbre et elle seule peut surmonter l‟obstacle de la période de semi-repos estival. « En Russie d‟Europe et Sibérie occidentale, la forêt fait place à la prairie, parce que l‟été est trop sec pour permettre la continuation de la vie des feuilles, si bien que la période d‟assimilation se réduit au printemps et au début de l‟été, ce qui est insuffisant pour constituer un tronc » (Birot, 1970, p. 115). Malgré ces réalités, les adversaires de la théorie climatique, comme Krasnov (1893), ou encore, dans cette même décennie, Tanfiliev et Kostytchev, eurent beau jeu de faire remarquer, dès le XIXe siècle, les nombreuses exceptions de régions où steppes et forêts franchissaient les seuils climatiques dans un sens ou un autre. Ces écarts ne contredisaient pourtant pas la thèse climatique d‟ensemble, car les échelles géographiques sont différentes459. Sur la marge de la zone forestière, un terrain plat à sol fin favorise des poussées ou des îlots de steppe. Et sur la marche de la zone steppique, un terrain escarpé à sol grossier facilite les avancées forestières. Le nœud du problème réside dans l‟eau du sol (potchvennaïa vlaga ou potchevennaïa voda), et plus particulièrement dans sa profondeur d‟imbibition. Plus celle-ci est grande, plus l‟arbre a une chance de prendre pied, plus l‟épaisseur est faible, plus l‟herbe est privilégiée. Il a été montré que, si l‟alimentation en eau du sol dépasse 15 cm au printemps, la croissance de l‟arbre est possible ; si c‟est moins, seule la steppe poussera (Birot, 1965, p. 316). Bien entendu, le passage en dessous de ce seuil est avant tout climatique, expliqué par la faiblesse des précipitations d‟été, qui ne peuvent contrecarrer l‟évaporation, et aggravé par le gel hivernal, qui empêche la recharge pendant cette saison (Birot, 1965, p. 296). Mais, à grande échelle cartographique, il faut faire intervenir la texture du sol et son drainage. Sur les terrains escarpés, drainés et au sol grossier, la part de l‟eau de gravité est grande. Cette eau libre sous influence de la pesanteur (svobodnaïa voda pod vlianiem sily tiajesti) migre loin vers le bas. L‟arbre, qui, à la différence de l‟herbe, a la capacité de se ravitailler en profondeur, peut s‟alimenter sans difficulté. En revanche, sur les terrains plats, mal drainés et au sol fin, l‟eau ne pénètre pas en profondeur. La steppe, dont le système racinaire est superficiel, est favorisée, cependant que l‟arbre est désavantagé, soit du fait de son asphyxie par le mauvais drainage, soit du fait de son incapacité à prélever à de si faibles profondeurs (Birot, 1965, p. 165). C‟était le cœur de la théorie de Kostytchev et de Spryguine, ainsi que de celle de Krasnov (1893, p. 309) : « l‟eau transforme la surface de la steppe au printemps en un marais qui, en été, se dessèche avant « Les steppes constituent un phénomène zonal […] et, à ce titre, elles sont dues à des causes climatiques […] Tous les autres facteurs naturels, la salinité des sols et des sous-sols, leur constitution mécanique, etc., n‟ont qu‟une importance secondaire » (Berg, 1941, p. 119). 459

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d‟avoir communiqué son humidité aux couches plus profondes du sol : ce qui fait qu‟en été ce terrain, étant encore plus sec, est devenu imperméable aux pluies dont les eaux coulent sur la surface du sol, sans atteindre les racines des arbres ». Cette explication reste valable460, du moins si on lui fait prendre sa place à grande échelle cartographique, sans la substituer à la zonalité bioclimatique Aujourd‟hui, les géographes russes, comme V.A. Nizovtsev (2005), considèrent en effet que les plaines steppiques mal drainées constituent un cas particulier, où se forment les sols prairiaux à tchernoziom (lougovotchernoziomnyé potchvy). De ces deux réponses différenciées de grande échelle à un problème posé à petite échelle, il résulte que, dans le détail, le dessin de la frontière entre la forêt et la steppe est indenté, les bois s‟insinuant dans la steppe par les talus et les versants en forte pente, les formations herbacées remontent plus loin au nord à la faveur des interfluves tabulaires.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 55 Le contact indenté entre la steppe et la forêt, un ensemble de causes complexes

Dans la steppe baïkalienne, le fond du fossé d’effondrement est occupé par une steppe d’abri climatique, cependant que les versants sont plutôt colonisés par la taïga, à l’exception de ceux d’exposition sud-ouest et des pentes instables couvertes de tabliers d’éboulis. La photographie a été prise depuis le lac ; au deuxième plan se trouve la petite plaine steppique littorale de Sourkhaïtor, à Stipe chevelue, Agropyron et Fétuque du Valais, dominée par le mont Gorély Stlanik, dont le versant rocailleux, rajeuni de fréquentes chutes de pierres et tourné vers le sud-ouest, est le seul à posséder une steppe à Armoise. Le village le plus proche, Sarma, est à plus de trente kilomètres.

« Un fort tribut est prélevé par l‟évaporation. Les herbes peuvent s‟accommoder d‟un tel régime dans la mesure où les couches superficielles du sol sont imbibées, où les sols sont fins et donc retiennent l‟eau en surface, et où leur période de vie active n‟a pas besoin d‟être longue ; en revanche, ces conditions sont rédhibitoires pour l‟arbre » (Elhaï, 1967, p. 354). 460

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Il est à noter que les tenants de l‟origine exclusivement anthropique de la steppe s‟appuyaient sur la même description de ce contact festonné. En effet, les feux ancestraux destinés à favoriser l‟élevage dans la steppe étaient allumés sur les plaines, tandis que les terrains les plus escarpés étaient épargnés. Les datations et les recherches paléogéographiques ayant montré que la steppe ne pouvait avoir une origine générale uniquement anthropique, le facteur humain a été repoussé à une autre échelle de temps, où il garde sa pertinence, celle de la stabilité de la steppe, qui, une fois installée, ne laisse plus à la forêt la possibilité d‟opérer quelque conquête que ce soit, aidée en cela par les sociétés humaines

1.2.2. La stabilité de la steppe et sa résistance à la reconquête forestière Une fois qu‟elle a pris position, la steppe ne se laisse plus envahir par la forêt, même si le climat change et devient plus propice à l‟arbre, tout en restant évidemment dans certaines limites. Les herbes préservent en quelque sorte leur exclusivité et la steppe ne permet plus d‟évolution en sa défaveur. Cet autoentretien de la steppe par elle-même s‟appuie sur trois facteurs. Le principal se trouve être l‟étouffement des plantules des arbres par le dense réseau racinaire de la steppe. « Ce système racinaire complexe et qui prospecte dans son ensemble le sol rend compte de la difficulté sinon de l‟impossibilité qu‟ont les semences d‟arbres à s‟installer, quelles que soient les conditions climatiques elles-mêmes » (Elhaï, 1967, p. 247). Le second facteur tient à ce que ce même lacs racinaire serré empêche l‟alimentation en eau des horizons profonds indispensable à l‟arbre. Enfin, le fort ruissellement, entretenu par la steppe elle-même qui rend la surface du sol compacte, est autant d‟eau perdue qui aurait été profitable à l‟arbre (Birot, 1965, p. 167). Et voilà comment la steppe reste sur ses positions, acquises antérieurement, même si le climat lui devient un peu moins favorable. Il faut ajouter que les sociétés humaines, par les feux destinés à conserver ou propager les étendues herbeuses où paissait le bétail, avant même l‟introduction de l‟agriculture, ont toujours eu tendance à favoriser la steppe aux dépens de la forêt. Les exceptions de petites reconquêtes forestières ont pu concerner naturellement les versants escarpés et artificiellement certaines plantations humaines, en particulier sur des placages sableux. Une fois les reboisements effectués, il peut y avoir aussi un auto-entretien forestier, les arbres piégeant la neige et augmentant ainsi l‟infiltration printanière. Finalement, avec une concision n‟ayant d‟égal que son esprit visionnaire, P. Camena d‟Almeida (1932, p. 84) résumait en fines touches ces

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changements d‟échelles spatiales et temporelles à l‟origine de l‟installation durable de la steppe russe. « Des précipitations inférieures à l‟évaporation par suite de la prédominance de vents d‟entre Nord-Est et Sud-Est, la chaleur précoce de l‟air au printemps alors que le sol est encore gelé, l‟ardeur excessive de l‟été, le manque d‟abri en dehors des vallées et des fonds de ravins, contribuent évidemment à gêner la croissance des arbres dans toute la région de la Terre Noire, et la forêt n‟opère de conquêtes sur la steppe que là où le relief de celleci tend à s‟accidenter ».

1.3. Le tchernoziom, le roi des sols La steppe est liée au sol sur lequel elle pousse et qu‟elle contribue à former, le tchernoziom461. Ce mot russe vernaculaire signifie mot à mot la terre (ziom, racine de zemlia) noire (tcherno) et est employé couramment pour désigner la terre végétale, l‟humus, le terreau, avant d‟être utilisé pour caractériser l‟ensemble du sol riche en matière organique qui porte la steppe. Sa diffusion dans le vocabulaire international date des travaux des pédologues russes de la fin du XIXe siècle initiés par V.V. Dokoutchaev, en particulier dans son ouvrage publié en 1883 et intitulé Rousski tchernoziom. Aujourd‟hui encore, même en excluant l‟Ukraine et la Moldavie, la seule Fédération de Russie possède la moitié du tchernoziom mondial. La couleur noire est bien entendu le caractère descriptif le plus facilement observable de ce sol, d‟autant qu‟elle concerne pratiquement l‟ensemble du profil. C‟est que le tchernoziom est presque tout entier constitué d‟un seul horizon A1 (pérégnoïno-akkoumouliativny gorizont), de plusieurs décimètres à plus d‟un mètre d‟épaisseur, qui repose directement sur un horizon C de transition avec la roche-mère, au sommet duquel se différencie souvent un petit horizon d‟accumulation du calcaire462. La matière organique, abondante, essentiellement souterraine463, est bien décomposée grâce à la chaleur de l‟été et transformée en acides humiques (gouminovyé kisloty)464. L‟humus (pérégnoï ou L‟internationalisation pédologique de ce mot russe en chernozem, via l‟anglais, est beaucoup moins parlante que le traditionnel tchernoziom passé dans la langue française. 462 Horizon CCa (Duchaufour, 1991, p. 204), simplifié en Ca indépendant par Lacoste et Salanon (1969). Mais Birot (1965) le qualifie d‟horizon B. 463 « La plus grande partie de la biomasse étant souterraine (rhizomes et racines), et les parties aériennes mortes étant rapidement incorporées au sol par les animaux fouisseurs, cette nécromasse est ainsi transformée en un humus doux » (Lageat, 2004, p. 110). L‟abondance de cette masse organique souterraine forme « l‟effet rhizosphère » de P. Duchaufour (1991, p. 152). 464 « La matière organique accumulée principalement sous forme d‟acides humiques polymérisées (2 fois plus abondants que les acides fulviques) représente un stock 25 fois plus important que les

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goumouss), en copieuse quantité, forme en moyenne le dixième de la composition du sol. C‟est un humus doux, qui assoit la stabilité des éléments utiles aux plantes de la steppe. Donnant sa couleur noire à l‟ensemble, cet humus est remarquablement réparti sur tout le profil, du fait de la grande faiblesse du lessivage et de l‟efficacité du travail de bioturbation des animaux. Cette caractéristique fait que le tchernoziom est le sol isohumique, ou mélanisé465, par excellence. Le tchernoziom est un sol grumeleux, bien aéré grâce au dense réseau racinaire, à l‟abondance des vers de terre et des animaux fouisseurs, et à sa richesse en calcium. La circulation de l‟eau s‟y fait bien, du moins concernant les exigences de l‟herbe. Le tchernoziom est un sol qui entretient des relations particulières, qui apparaissent contradictoires au non-spécialiste, avec le calcium : « le complexe absorbant est généralement saturé, mais le calcaire est lixivié » (Duchaufour, 1991, p. 152). « Le calcaire, qui peut être présent, est fugace » (Elhaï, 1967, p. 86). En effet, le complexe absorbant466 est saturé en calcium et c‟est un critère majeur retenu par la FAO pour classer un sol en tchernoziom. Cela favorise la constitution des agrégats, donc renforce de manière bénéfique son aération. Outre le calcium, le taux de saturation des autres bases, que ce soit le magnésium, le potassium, le sodium, est élevé, puisque l‟humus est doux et qu‟il est enrichi par une matière organique riche en azote et en cations provenant des Graminées. Cette forte capacité d‟échanges (poglotitelnaïa spossobnost ou obmennaïa spossobnost) du complexe absorbant (poglochtchaïouchtchi kompleks) est consolidée par le fait que, du côté de la fraction minérale, l‟argile qui se forme, la montmorillonite, est la plus propice à cet égard. C‟est ainsi l‟ensemble des substances colloïdales, humifères et argileuses, du tchernoziom qui concourent à la facilité des échanges de cations avec les plantes. En tant que sol zonal fortement lié au climat continental à longue saison chaude467, le tchernoziom typique se forme sous un coefficient (Kouv) entre les précipitations et l‟évapotranspiration potentielle proche de 0,8. C‟est « un sol parfaitement équilibré dans lequel ne dominent ni le mouvement vers le bas ni la remontée vers le haut des solutions » (Elhaï, 1967, p. 86). De fait, le lessivage racines vivantes. C‟est dire que la décomposition de ces dernières fournit un produit particulièrement stable » (Birot, 1965, p. 296). 465 « Le terme de mélanisation […] remplace l‟ancien terme d‟isohumisme qui faisait allusion à une incorporation profonde de la M.O. dans le profil » (Duchaufour, 1991, p. 152). 466 Le complexe absorbant (poglochtchaïouchtchi kompleks) est l‟ensemble des colloïdes électronégatifs du sol qui peuvent fixer les ions positifs utiles aux plantes. Ces particules adsorbantes les plus fines, les substances colloïdales, sont composées de l‟humus pour la fraction organique et des argiles pour la fraction minérale. 467 D‟où son appartenance à la classe des « sols à pédoclimat contrasté » de P. Duchaufour (1991, p. 203).

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(vymyvanié) par les précipitations, lesquelles sont faibles en absolu et tombent en outre en été, quand l‟évaporation les compense au mieux, est très réduit468. A l‟inverse, il n‟y a pas non plus de concrétions salées en surface dans le tchernoziom vrai, mais l‟augmentation de l‟évaporation en direction du sud en provoque, du fait de mouvements ascendants, dans les formes de dégradation méridionale des terres noires. Dans certains cas, le tchernoziom voit l‟apparition en profondeur de concrétions de calcaire469, connues sous l‟appellation de poupées du lœss en français, jouravtchiki en russe. Elles sont accompagnées de traînées blanchâtres verticales. Cet horizon d‟accumulation des carbonates (gorizont akkoumouliatsii karbonatov), s‟accentue dans les steppes situées plus au sud, où il peut se cimenter en une croûte calcaire. En équilibre avec le climat continental et la steppe, le tchernoziom entretient également des liens avec la roche-mère, qui est en grande partie du lœss. Ce dépôt d‟origine éolienne, de granulométrie limoneuse, hérité des périodes froides, contient, outre ses grains de quartz, de feldspath et de divers minéraux, une proportion importante de calcaire, laquelle explique certains traits du tchernoziom. Si ce sol a reçu tant d‟attention de la part des pédologues russes, c‟est qu‟il se distingue par sa fertilité (plodorodié). La capacité naturelle d‟un sol à fournir de bonnes récoltes se juge à sa proportion d‟humus. Or le tchernoziom est, à ce titre, le premier de tous les sols. Ses conditions de formation sont optimales pour le goumoussonakoplénié, l‟accumulation d‟humus. Depuis les travaux de M.M. Kononova dans les années 1960, la comparaison de la fertilité des tchernoziomy se fait en mesurant le poids d‟humus par hectare sur le premier mètre d‟épaisseur du sol (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 161). Certains tchernoziomy peuvent ainsi dépasser 700 quintaux à l‟hectare. On comprend mieux, alors, que le tchernoziom soit surnommé tsar potchv (Nizovcev, 2005, p. 140), le roi des sols.

468

Les flux descendants (niskhodiachtchié toki) et un léger lessivage dominent dans certaines régions de tchernoziom où les précipitations sont un peu moins centrées sur l‟été. 469 E. de Martonne et al. (1955, p. 1156) en faisaient un caractère systématique de la terre noire « Sols à tchernoziom. Les deux caractères bien distinctifs de ces sols sont leur couleur noire et la présence d‟une zone à concrétions de carbonate de chaux, accumulées dans la partie la plus basse du sol ».

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1.4. La steppe russe, une zone de grandes cultures Malgré les qualités de fertilité du tchernoziom, à cause de l‟insécurité de cette marche, la steppe n‟a été mise en valeur qu‟à partir du XVIIIe siècle par les Russes470. Au XXe siècle, le système soviétique a étendu ici un paysage de grandes cultures, et aussi d‟élevage, où les sovkhozes prenaient une place inégalée471. A la chute de l‟URSS, la crise agricole, très prononcée, a provoqué une déprise472 pendant toute la décennie 1990, qui a permis la reconquête de certaines terres par une steppe secondaire proche de son aspect naturel. La reprise économique de l‟ère Poutine a de nouveau fait pression sur les écosystèmes steppiques. Aujourd‟hui, le taux de défrichement (raspakhannost) de la zone de steppe européenne atteint les deux tiers (Rakovskaja et Davidova, 2003, p. 180), pour laisser place à des terres labourées. L‟essentiel du tiers restant est en pâturage. Les terres labourées de la steppe forment depuis bientôt trois cents ans la grande région céréalière du pays et aussi celle des cultures industrielles. C‟est grâce à la zone de steppe sur tchernoziom que la Russie est aujourd‟hui le premier producteur mondial de tournesol, le quatrième de betterave à sucre et de blé. Si l‟on ajoute l‟Ukraine, ces deux productions reprennent le premier rang mondial. Certes, sur le plan climatique, « la période favorable aux labours est courte : elle se situe entre l‟engorgement consécutif au dégel, et la dessiccation qui durcit le sol » (Duchaufour, 1991, p. 206). Mais la qualité du tchernoziom est telle que certaines sécheresses climatiques, notamment dans la partie méridionale, sont surmontées. Ce fut le cas de 1999, 2003, 2006 et 2007 (Hervé, 2008). L‟élevage tient une place inférieure à celle des terres labourées, mais c‟est quand même la zone qui reste la première région russe d‟élevage, assurant à elle seule près des deux tiers du cheptel du pays. Transformée en pâturage, la « Les tchernozioms […] passent pour les plus fertiles du monde, d‟où leur mise en culture dès la sécurité assurée, à partir du XVIIIe siècle » (Marchand, 2007, p. 225). « Il m‟arrivait de flâner avec des touristes russes et leurs familles, bonnes gens mal dégrossis, originaires de la province de Penza et autres terres à blé » (Tourguéniev, 1849, Le Hamlet du district de Chtchigry). Dans le texte russe « iz Penzy i drouguikh khleborodnykh gouberniï ». 471 « La continuité du paysage sur de grands espaces donne plus d‟unité aux milieux de vie de la steppe qu‟à ceux de la forêt, et c‟est là qu‟a pu être le plus rapidement réalisée la formule de l‟agriculture collectivisée » (George, 1962, p. 236). 472 Selon le point de vue des associations écologistes russes, cette déprise a correspondu à une « amélioration » (ouloutchchénié). « L‟amélioration qui avait été provoquée par la crise ne pouvait durer. Depuis 2000, nous observons de nouvelles tendances à la croissance dans l‟agriculture russe, si bien que la pression économique augmente sur les écosystèmes steppiques et les espèces associées à la steppe » (éditorial du numéro 23-24 de 2007 de la revue Stepnoj Bjulleten’, intitulé « stratégie de conservation de la steppe de Russie : le regard des organisations non gouvernementales », en russe). 470

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steppe voit une modification notable des espèces représentées, d‟abord par le recul des Stipes et la disparition de certaines d‟entre elles, puis par l‟amenuisement des Koéléries, tandis que les Fétuques résistent bien, en particulier le tiptchak, qui est même favorisé. Dans le cas de pâturage plus intensif, c‟est le Pâturin qui prend la première place, surtout le miatlik loukovitchny (Poa bulbosa). De fait, il ne subsiste pratiquement plus de steppes vierges (tsélinnyé stepi) ou de steppes originelles (korennyé stepi) en Russie. Finalement, les îlots de steppe naturelle sont concentrés dans les aires protégées473, mais leur isolement conduit à privilégier leur étude région par région.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 56 Une steppe à tiptchak pâturée de façon extensive

La steppe russe est aujourd’hui labourée ou pâturée, presque tout entière en Europe et Sibérie occidentale, un peu moins au-delà de l’Ob. Ici, en Sibérie orientale, la steppe d’Olkhonie donne lieu à des pâturages extensifs, qui favorisent la Fétuque du Valais (le tiptchak des Russes) et le Pâturin (le miatlik) aux dépens des Stipes. La Stipe chevelue, cependant, résiste bien.

« Les steppes typiques de la partie européenne de l‟URSS sont cultivées et labourées depuis longtemps (des îlots de steppes vierges ne se sont conservées que dans les réserves d‟Etat) » (Rodine, 1956, p. 215).

473

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2. Les steppes russes du nord au sud et d’ouest en est On sait depuis Tchekhov que la steppe n‟est autre qu‟istoria odnoï poezdki, « l‟histoire d‟un voyage » du nord-ouest vers le sud-est. Mais, le géographe n‟ayant la concision de l‟écrivain, il devra effectuer un trajet plus long que celui allant de Taganrog à Rostov-sur-le-Don. Le voyage en sera-t-il pour autant initiatique ? La steppe russe recèle de multiples facettes, dont les plus marquées concernent la dégradation vers la sécheresse en allant vers le sud et l‟appauvrissement en espèces en direction de l‟est. La marqueterie des steppes est très liée à celle des sols qui les supportent et une typologie géographique peut être constituée, bien que les différents auteurs présentent parfois des terminologies distinctes rendant la synthèse difficile (tableau). Groupe plantes dominant

de Famille de Type de sol steppe dominante (vocabulaire de Berg)

Dicotylédones variées

Tchernoziom

Graminées

Sol châtain

Dicotylédones du seul genre Armoise

Partie steppeuse de la région des steppes boisées Steppe véritable à Graminées

Steppe sèche

Steppe Absinthe

à

Type de steppe (vocabulaire de Martchenko) Steppe prairiale riche en herbes variées et en Graminées Steppe septentrionale à herbes variées et à Graminées Steppe moyenne à Graminées Steppe méridionale à Armoise

Type de sol

Tchernoziom lessivé ou podzolisé

Tchernoziom

Sol châtain foncé et sol châtain Sol châtain clair et sols halomorphes

Tableau Typologie des steppes russes : essai de synthèse Remarque : la steppe à Absinthe (vocabulaire de Berg et des auteurs classiques) n‟appartient pas à la zone de steppe, mais à la zone du semi-désert. Cependant, les géographes Martchenko et Nizovtsev (2005) la font entrer, sous l‟appellation de steppe méridionale à Armoise, dans la zone de steppe si le sol dominant reste châtain. Armoise et Absinthe correspondent à une assimilation

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du traducteur français de Berg (1941) pour le terme russe de polyn, qui désigne en fait le genre Artemisia et non la seule espèce Artemisia absinthium.

2.1. La zonation des steppes d’Europe La steppe de Russie d‟Europe se distingue de toutes les autres prairies du monde par la faiblesse relative des Graminées par rapport aux autres herbes et ce fait peut être décliné sous forme des multiples nuances zonales et de la dégradation de cette formation végétale du nord au sud. La zonation de la steppe russe d‟Europe est très marquée et ce trait la distingue de son homologue d‟Amérique du Nord, dont la disposition est plutôt méridienne (Dubois, 2002).

2.1.1. La steppe prairiale des terres noires lessivées La steppe prairiale forme une bande zonale d‟environ 250 km de largeur comprise entre la forêt caducifoliée au nord et la vraie steppe graminéenne au sud. Ce ruban s‟étend grossièrement entre le 53e et le 51e parallèles, un peu déporté vers le sud en direction de la frontière ukrainienne, vers le nord à l‟approche de la Volga et du piémont ouralien. La limite nord de la steppe prairiale passe ainsi au sud de Koursk, à l‟est d‟Oriol, par les sources du Don, à Riajsk, par les sources de la Mokcha, à Penza, traverse la Volga à proximité d‟Oulianovsk et se maintient jusqu‟à l‟Oural aux alentours du 54e parallèle. La limite sud de la steppe prairiale474 part de la frontière ukrainienne à 120 km au SE de Belgorod, passe à Valouïki (50°13‟ N - 38°08‟ E), traverse le Don à environ 200 km au sud-sud-est de Voronej, passe à 150 km au sud de Tambov par la petite ville de Borissoglebsk (51°23‟ N - 42°06‟ E) traverse la Volga à Balakovo, remonte le fleuve jusqu‟à l‟embouchure de la Samara, suit cette rivière jusqu‟à la forêt de Bouzoulouk, s‟incurve au nord au delà de la rivière Kinel et à l‟est vers Sterlitamak.

474

Cette limite correspond à la limite sud de la steppe boisée des auteurs classiques ; elle est notamment localisée par Berg (1941, p. 76).

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Milieux naturels de Russie Fig. steppe 5 : Carte de la steppe prairiale (lougostep) des terres noires lessivées

La plus au nord de toutes les steppes russes, ainsi délimitée, peut être qualifiée de steppe-prairie475 (lougostep) ou de steppe prairiale476 (lougovaïa step). Les biogéographes russes actuels, notamment Martchenko et Nizovtsev, la nomment de manière complète bogato-raznotravno-zlakovyé lougovyé stepi, les steppes prairiales riches en herbes variées et en graminées. La steppe prairiale n‟est autre que « la partie steppeuse de la région des steppes boisées » (Berg, 1941, p. 93), c‟est-à-dire la moitié méridionale de la zone classique de lessostep.

475

De Martonne et al. (1955, p. 1156) emploient le terme de « prairie-steppe », qui inverse la construction russe. 476 Traduction plus exacte que celle de « steppe à prairies » du traducteur français de Berg (1941, p. 93), qui sous-entendrait que cette steppe comporte des prairies et aussi d‟autres formations.

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Tous ces termes convergent vers le même but, celui de montrer la domination des herbes dicotylédones et, plus généralement, de toutes les herbes autres que les Graminées. La steppe prairiale est le paroxysme de l‟originalité de la steppe russe, celle de l‟importance des plantes à fleur, de la prépondérance du raznotravié. C‟est aussi la plus stratifiée des steppes, la seule où trois étages fournis se distinguent clairement. L‟importance prévernale de la strate inférieure, constituée d‟un tapis de mousses, est la première originalité de la steppe prairiale. C‟est elle qui empêche le décapage du sol lors de la fonte des neiges et permet l‟imbibition du sol qui manque tant à la végétation des autres types de steppe. Il s‟agit en particulier « de la mousse Thuidium abietinum, qui atteint 2 cm de hauteur » (Berg, 1941, p. 93). La prépondérance printanière de l‟étage moyen du raznotravié, constitué d‟herbes dicotylédones, de multiples plantes à fleurs, est l‟autre grande originalité de la steppe prairiale. Dans les typologies russes, c‟est cette domination du raznotravié, en grand nombre par rapport aux Graminées de la strate supérieure, qui différencie la steppe prairiale de la steppe au sens strict. Il faut cependant insister sur le fait, que, en nombre absolu, la riche steppe prairiale compte plus d‟espèces de Graminées que la steppe graminéenne, mais, en nombre relatif, les Graminées y sont plus rares que les autres espèces d‟herbes. Bref, c‟est par sa grande richesse que le raznotravié domine. Dans la steppe prairiale de la région de Koursk, V.V. Aliokhine a insisté, dans son recensement exhaustif des herbes du raznotravié, sur une huitaine de familles : les Caryophyllacées (gvozditchnyé), notamment pour la Lychnide (Lychnis, likhnis ou zorka), les Cypéracées (ossokovyé), dans lesquelles les Laîches (ossoki), en l‟occurrence Carex humilis partout et Carex macrophyllum à l‟est de la Volga, jouent un grand rôle pédologique, les Composées (slojnotsevtnyé), pour le Séneçon des champs (Senecio campestris, krestovnik) et le Leucanthemum vulgare (nivianik obyknovenny ou romachka lougovaïa ou popovnik), les Labiées (goubotvetnyé), pour la Sauge des prés (Salvia pratensis, chalféï lougovy), les Légumineuses (bobovyé), pour le Trèfle à tête blanche (Trifolium montanum, kléver gorny ou bien kléver bélogolovka) et l‟Esparcette des sables (Onobrychis arenaria, espartset pestchany), les Liliacées (liléïnyé), pour l‟Iris sans feuille (Iris aphylla, kassatik bezlistny) et le Veratrum nigrum (tchéméritsa tchiornaïa), les Renonculacées (lioutikovyé), pour la coquelourde (Pulsatilla patens, prostrel raskryty ou bien son-trava), l‟Ellébore bâtard, dite aussi Adonis de printemps (Adonis vernalis, adonis vessenni ou goritsvet vessenni), l‟Anémone des bois (Anemone sylvestris, vetrénitsa lesnaïa), et le Delphinium litvinovi (jivokost Litvinova ou chpornik Litvinova).

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La strate supérieure de la steppe prairiale est bien entendu le fait des Graminées, qui prennent le dessus à partir de la fin du mois de juin ou de début juillet et rapprochent alors l‟aspect de la lougostep de celui des autres steppes. Dans le détail, cependant, ce sont en grande partie des Graminées du nord, donc des espèces particulières à la steppe prairiale. Ces « graminées à larges feuilles, adaptées au climat relativement humide » (Berg, 1941, p. 93) sont notamment l‟Avoine pubescente (Avena pubescens, ovioss pouchisty), le Brome dressé ou Brome érigé (Bromus erectus, kostior polévoï), l‟Agrostide des chiens (Agrostis canina, polévitsa sobatchia) et la Stipe plumeuse, ou pennée (Stipa pennata, kovyl péristy). La Stipe plumeuse, qui est le kovyl par excellence, est devenue l‟emblème de la steppe prairiale. Fig. steppe 6 : La Stipe plumeuse, Graminée emblématique de la steppe prairiale russe

Sa hampe florale est caractéristique et la comparaison de l‟ensemble avec une plume d‟autruche a inspiré non seulement aux écrivains, mais aussi

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aux géographes477, quelques envolées littéraires du plus bel effet. Son élégance fait qu‟elle est souvent utilisée en Russie dans les bouquets décoratifs de fleurs séchées. Les Graminées du sud (Stipa stenophylla, Festuca sulcata, Koeleria gracilis) existent aussi dans la steppe prairiale, mais d‟une manière secondaire. Finalement, la diversité graminéenne de la steppe boisée méridionale est la plus importante de toute les steppes russes. La steppe prairiale pousse sur les terres noires lessivées478 et podzolizées (vychtchélotchnyé i opodzolennyé tchernoziomy), c‟est-à-dire deux formes de dégradation légère du tchernoziom dans un contexte climatique et anthropique qui a changé au cours des derniers millénaires. Le lessivage modéré des horizons supérieurs se caractérise par le départ des bases (vynoss osnovani) et la formation d‟un complexe humique moins bien saturé, dans un contexte climatique où le quotient entre les précipitations et l‟évaporation est proche de l‟unité. Un horizon B commence à apparaître479. Il est vraisemblable que cette évolution a commencé il y a environ 5 000 ans, quand la forêt a conquis ce terrain à la faveur d‟un refroidissement climatique480. « Les sols forestiers étant plus perméables et moins riches en bases que les horizons humifères de prairie, la terre noire aurait été partiellement lessivée » (Birot, 1965, p. 317). Puis certaines espèces auraient trouvé un nouvel équilibre avec ce sol réclamant une certaine humidité et contribuant à leur tour aux caractères pédologiques des terres noires lessivées. Ainsi, dans la steppe prairiale, une Laîche, Carex humilis, est considérée « comme un des principaux agents de formation de la terre noire » (Berg, 1941, p. 94). A cette podzolisation du tchernoziom par lessivage répond, à certains endroits, l‟inverse, une tchernoziomisation d‟un podzol. En effet, là où des défrichements néolithiques de la période chaude d‟avant 5 000 ans avaient provoqué l‟avancée de la steppe aux dépens de la forêt, un humus noir et riche en bases se serait formé au-dessus de l‟horizon cendreux, qui, lui, serait un

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« Nous voyons le kovil ou la Stipa pennata dont les inflorescences ressemblent à des plumes d‟autruche s‟agiter au vent et donner à la steppe l‟apparence d‟une mer argentée et ondoyante » (Krasnov, 1893, p. 313). « Le kovyl ou stipe plumeuse (Stipa pennata) agite ses inflorescences qui ressemblent à des plumes d‟autruche et ondoient sous le vent » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 84). Le naturaliste allemand P.S. Pallas (1793, p. 113), du moins dans la traduction française effectuée par Monsieur Gauthier de la Peyronie, l‟appelait « le Stipa aîlé ». 478 On employait jadis plutôt « délavées » (traducteur de Berg, 1941, en français, ou encore de Martonne et al., 1955) au lieu de « lessivées ». 479 Horizon « Bt argillique » de P. Duchaufour (1991, p. 205). 480 « Le tchernoziom dégradé résulte de la transgression de la forêt aux dépens d‟une prairie en équilibre avec la période xérothermique (3 à 4 000 ans av. J.-C.), mais non avec la phase climatique froide qui a suivi » (Birot, 1965, p. 317).

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héritage enfoui de l‟époque forestière. Un phénomène analogue se serait reproduit plus récemment481. Ainsi, les terres noires dites lessivées et podzolisées, en fait plutôt lessivées ou podzolisées, témoignent du caractère transitionnel de la steppe boisée et de la succession d‟héritages bioclimatiques et anthropiques qui ont tantôt favorisé l‟avancée de la steppe vers le nord, tantôt le progrès de la forêt vers le sud, l‟ensemble se lisant dans le palimpseste pédologique. En moyenne, les terres noires lessivées et podzolisées sont très fertiles et la quantité d‟humus sur le premier mètre dépasse 500 quintaux par hectare (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 161). Anciennement et systématiquement mises en cultures482, les steppes prairiales sur tchernoziom lessivé ne subsistent plus que dans de petites portions de territoire protégées. La Réserve Naturelle des Terres Noires Centrales (tsentralnotchernoziomny zapovednik), ou Réserve du Professeur V.V. Aliokhine, est la plus importante de ce point de vue. Située aujourd‟hui près de la frontière ukrainienne, à cheval sur les oblasti de Koursk et Belgorod, elle fut créée en 1935 sur 5 300 ha, pour protéger et étudier l‟écosystème de la steppe boisée. Elle est devenue réserve de la biosphère en 1979. En fait, ce sont six morceaux de territoire, séparés les uns des autres, qui sont ainsi soustraits aux activités humaines, y compris au pâturage. Deux de ces portions, qui se trouvent à une vingtaine de kilomètres au sud de Koursk, sont considérées comme une steppe prairiale pratiquement vierge. C‟est la Stréletskaïa step à l‟ouest, la Kazatskaïa step à l‟est. A vrai dire, l‟essentiel de ce qui est connu scientifiquement de la steppe boisée méridionale dans son état proche du naturel l‟est grâce aux études réalisées dans la steppe de Strélets par V.V. Aliokhine et ses successeurs. Plus ancienne, la Réserve Naturelle de Galitchia Gora a été fondée en 1925. Située dans l‟oblast de Lipetsk, et plus précisément dans la région de Iélets, elle ne couvre que 230 ha, mais préserve une steppe prairiale d‟une grande variété, tant pour les Graminées que pour le raznotravié. Scindée en six parties, sa diversité est augmentée par le morcellement dû à de petites vallées aux versants escarpés (les obryvy), affluentes du Don. Dans l‟esprit russe, cette région est le symbole du coin perdu, gravé comme tel depuis la célèbre tirade mise par Tchékhov dans la bouche de Tréplev : « zatchem Iélets ? ». Cette « question, qui est devenue une sorte de proverbe russe et qui signifie : mais qu‟est-ce que vous allez faire dans un bled, un trou perdu, 481

« Les phénomènes secondaires de progradation (formation secondaire des tchernozioms) dans les anciens sols forestiers sous l‟action de la végétation herbeuse ont apparu et se sont développés dans les régions des forêts-steppes à la suite de ce processus historique et culturel » (Guérassimov, 1956, p. 388). 482 « la steppe boisée est ainsi labourée à 60-80% actuellement selon la région (Marchand, 2007, p. 225, reprenant les chiffres de Gvozdeckij et Samojlova, 1989).

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comme Iéletz ? » (Markowicz et Morvan, 1996, p. 10, préface de la nouvelle traduction française de la Mouette) renvoie au caractère retiré de la région. Pour notre propos, elle permet de comprendre qu‟elle ait échappé à une mise en valeur importante et soit parvenue à un classement la protégeant. L‟essentiel de ce qui est connu scientifiquement du faciès sec de la steppe prairiale, sur des sols issus d‟une roche-mère calcaire, provient des études de D.I. Litvinov et de ses disciples sur la région de Iélets, et plus précisément de Galitchia Gora. Ils ont montré que, jadis, des chênaies poussaient ici sur les portions de terrain les plus favorables. La steppe prairiale a gagné du terrain et pris en partie la place de ces forêts de feuillus par l‟intervention humaine, sans doute au XVIIe siècle, à la suite du pâturage, des défrichements pour la construction navale et de la fabrication de charbon de bois. Aujourd‟hui, la steppe prairiale est la mieux représentée dans celle des six parties protégées qui s‟appelle Bykova Chéïa. Les Stipes prédominent dans la strate graminéenne, en premier lieu, bien entendu, la Stipe plumeuse (Stipa pennata, kovyl péristy), mais aussi le kovyl krassivéïchi (Stipa pulcherrima), et, plus méridionale, la Stipe chevelue (Stipa capillata, kovyl volossatik). Les autres Graminées sont les Avoines et les Fétuques, en premier lieu la Fétuque du Valais (Festuca valesiaca), que les Russes nomment couramment tiptchak. L‟importance du tiptchak montre bien qu‟il s‟agit d‟un faciès sec483, ici d‟origine pédologique. Hors les Graminées, les Laîches sont très répandues, ce qui est tout à fait caractéristique d‟une steppe prairiale. Mais l‟intérêt biogéographique principal de la steppe de Bykova Chéïa réside dans son raznotravié riche en espèces rares, voire endémiques, reliques de l‟interglaciaire précédent. Il en est ainsi de la Campanule de l‟Altaï (kolokoltchik altaïski) et d‟une Centaurée, le vassiliok soumski. En dehors des réserves du Professeur V.V. Aliokhine et de Galitchia Gora, les autres zapovedniki situés dans la zone de la steppe boisée protègent les lambeaux forestiers, notamment les forêts alluviales484, plutôt que la steppe prairiale. Cependant, le grand parc national de Khvalinsk, créé en 1994 à l‟ouest du lac de barrage de Saratov, protège sur 25 500 hectares une mosaïque de pinèdes et de steppe prairiale, dont l‟intérêt provient de la rapidité du gradient en direction de la steppe graminéenne.

C‟est pourquoi nous détaillerons les caractères de cette Graminée dans la partie consacrée à la steppe sèche sur sol châtain. 484 Le meilleur exemple en est la réserve naturelle de Khopior dans l‟oblast de Voronej.

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2.1.2. La steppe graminéenne des terres noires La vraie steppe graminéenne russe forme un croissant large d‟environ 200 km, dont le corps forme un ruban méridien compris entre la frontière ukrainienne et le 41e méridien dans la région du Don inférieur. Fig. steppe 7 : Carte de la steppe graminéenne sur terre noire

L‟aile nord du croissant forme une bande zonale, ou, plutôt, sud-ouestnord-est, grossièrement comprise entre les 51e et 49e parallèles. L‟aile sud du croissant couvre le piémont du Caucase à l‟ouest du 44e méridien. Des villes comme Stavropol, Rostov-sur-le-Don, Saratov et Orenbourg sont au cœur de cette steppe aujourd‟hui mise en culture. La steppe graminéenne des terres noires correspond à ce que les géographes russes appellent traditionnellement les steppes véritables (nastoïachtchié stepi) ou les steppes typiques (tipitchnyé stepi) et c‟est par

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exemple ainsi que le géographe A.F. Triochnikov les nomme. Ce sont les « steppes des terres noires » de Berg (1941, p. 108), dites aussi par le même « steppes véritables à graminées » (id., p. 107). Plus récemment, les géographes Martchenko et Nizovtsev les appellent de manière détaillée raznotravnodernovinno-zlakovyé sévernyé stepi, c‟est-à-dire les steppes septentrionales485 à herbes variées et graminées gazonnantes. De fait, le nombre d‟espèces total est plus faible que dans la steppe prairiale, le raznotravié est moins développé, les Graminées reprennent une place prépondérante et des espèces plus méridionales prennent une certaine importance. La strate inférieure, certes un peu moins développée que dans la steppe prairiale, garde une grande importance lors de la saison froide et préserve le sol de l‟érosion à la fonte des neiges. Dans la steppe véritable, le tapis est plutôt formé « d‟une petite mousse d‟un vert éclatant, la Tortula ruralis, à côté de laquelle on voit les plaques bleu vert de l‟algue Nostoc commune » (Berg, 1941, p. 108). L‟étage moyen du raznotravié, moins riche que dans la steppe prairiale, reste plus développé que dans les formations végétales herbacées américaines. Les Renonculacées fleurissent les premières, comptant plusieurs Pulsatilles (prostrely), en particulier Pulsatilla patens et Pulsatilla nigricans, plusieurs Adonis (adonissy ou goritsvety), notamment Adonis vernalis et Adonis volgensis. La plupart des Liliacées sont aussi précoces. Au milieu du printemps, la Pivoine à feuilles étroites (Paeonia tenuifolia, pion tonkolistny) prend une grande importance dans la steppe typique, la colorant d‟un rouge vif caractéristique. Les Labiées terminent la floraison du raznotravié, concernées par plusieurs espèces de Sauge (Salvia, chalféï). A partir du mois de juin, l‟étage supérieur graminéen surclasse les autres strates. Il est constitué de Graminées à feuilles étroites, plus sèches et méridionales que les Graminées à feuilles larges qui dominaient dans la steppe prairiale. Parmi les Stipes, on peut citer Stipa stenophylla et Stipa capillata. Cette dernière, la Stipe chevelue, est la plus commune de toutes. Les Russes l‟appellent vulgairement tyrsa et les scientifiques kovyl volossatik. Selon que l‟ensemble est associé à Stipa ucrainica (kovyl oukraïnski) ou Stipa zaleskii (kovyl zaleskogo), la steppe prend un faciès ukrainien, à l‟ouest de la Volga, ou un faciès oriental, à l‟est du fleuve. 485

La steppe septentrionale est la première vraie steppe rencontrée quand on vient du nord. Il est sous-entendu que la steppe prairiale, qui est encore plus au nord, n‟est pas une vraie steppe. L‟assimilation faite par Pascal Marchand (2007, p. 233) entre « steppe-prairie » et « steppe septentrionale » peut se concevoir en terme de localisation, mais non pas en terme de caractéristique biogéographique.

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Cliché L. Touchart, juillet 2009 Photo 57 La Pivoine à feuilles étroites, l’une des plantes caractéristiques du raznotravié de la steppe d’Europe La steppe graminéenne compte certes moins de fleurs du raznotravié que la steppe prairiale, mais reste cependant assez riche de ce point de vue. La Pivoine à feuilles étroites (pion tonkolistny des

Russes) y fleurit précocement. La steppe russe d’Europe se poursuit vers l’ouest en Ukraine et en Roumanie. La photographie a été prise dans la section « steppe » du jardin botanique universitaire de Cluj-Napoca.

Au contraire des Stipes, certaines Graminées ne couvrent pas le sol de manière gazonnée. Il en est ainsi de la plupart des Fétuques (Festuca, ovsianitsy) et des Koéléries (Koeleria, tonkonoghi), entre les touffes desquelles le sol apparaît. La Koélérie grêle (Koeleria gracilis), dite parfois fausse fléole, est l‟une des plus communes de ces Graminées cespiteuses, qui, à elles seules, ne pourraient protéger les terres noires de l‟érosion.

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La steppe graminéenne pousse sur le tchernoziom vrai, dont les caractéristiques ont été étudiées dans les généralités. Ici, la proportion d‟humus est de 12 %, atteignant jusqu‟à 30 % dans certains cas (Trëšnikov, 1988), et l‟horizon A1 est parfois épais d‟un mètre quarante (Nizovcev, 2005). C‟est dans ce ruban pédologique que les records de fertilité naturelle ont été mesurées par M.M. Konova, atteignant 710 quintaux de réserves d‟humus par hectare sur le premier mètre. Très largement mises en culture depuis le XVIIIe siècle, pour profiter de la capacité de production du tchernoziom, les steppes véritables étaient déjà fort réduites au XIXe siècle, d‟où la volonté des grands écrivains de l‟époque de les parer de leurs plus beaux atours, en particulier Anton Tchékhov, qui était originaire de la steppe graminéenne de la région de Taganrog. Aujourd‟hui, les steppes véritables ne subsistent plus que dans quelques aires protégées. Ces dernières sont d‟ailleurs beaucoup plus rares que dans la zone de la steppe boisée, souffrant de ce que les lambeaux forestiers résiduels reçoivent une attention écologique nettement plus grande qu‟un tapis herbeux. De fait, la réserve naturelle d‟Orenbourg doit aujourd‟hui pratiquement assurer à elle seule la préservation de la steppe typique486. L‟Orenbourgski zapovednik, situé à la pointe nord-est du croissant de la steppe graminéenne, a été créé en 1989 pour protéger 21 600 hectares de terres noires recouvertes de steppe à plus de 95 %. Ici, la Tulipe des steppes (Tulipa schrenki, tioulpan Chrenka), l‟une des plantes les plus précoces de l‟étape prévernale, fleurit encore naturellement. Objet d‟une description détaillée dans la steppe ukrainienne par Tanfiliev au XIX e siècle, ensuite reprise par Berg (1941, p. 108), cette plante du raznotravié est maintenant inscrite au livre rouge de Russie comme plante protégée et c‟est dans le zapovednik d‟Orenbourg qu‟elle s‟épanouit le plus largement. La strate supérieure graminéenne est largement dominée par les Stipes à tendance sèche, notamment Stipa lessingiana (kovyl Lessinga), mais aussi Stipa zaleskii (kovyl Zalesskogo) et le kovyl krasny. Outre les Stipes, les Fétuques sont très représentées, en particulier le tiptchak (Festuca valesiaca). Il est à noter que cette steppe, par la présence forte de Stipa zaleskii, est typique du faciès oriental. Ainsi, il n‟existe pas, dans la Fédération de Russie, de vaste réserve naturelle protégeant le faciès occidental, ou ukrainien, de la steppe véritable.

Pouchkine avait situé le récit de la Fille du Capitaine dans la steppe de la région d‟Orenbourg, mais ses descriptions concernaient l‟hiver, donc la neige et non les plantes.

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2.1.3. La steppe sèche moyenne des sols châtain La steppe moyenne de tendance sèche forme un ruban de 100 à 150 km de large, qui s‟étire du sud-sud-ouest au nord-nord-est. Fig. steppe 8 : Carte de la steppe sèche sur sol châtain

Cette bande part du sud du Manytch, englobe la région du barrage de Tsimliansk et du coude du Don, traverse la Volga en se centrant sur Kamychin. Au-delà du fleuve, le ruban couvre tout l‟espace compris entre le grand affluent volgien de rive gauche nommé Bolchoï Irguiz, au nord, qui suit à peu près le 52e parallèle, et la ligne qui joint les villes de Nikolaïevsk et Pallassovka, suivant grossièrement le 50e parallèle, au sud. Du Manytch à Kamychin, la limite orientale du ruban de steppe moyenne est brutale, car elle correspond au sommet d‟un talus marqué dans le relief. Du sud d‟Elista à Volgograd, il s‟agit des Erghéni ; de Volgograd à Kamychin, c‟est le rebord du Plateau Volgien, contre lequel coule le fleuve lui-même.

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Cette sous-zone correspond à ce que Berg (1941, p. 112) nomme les « steppes sèches ». Marčenko et Nizovcev (2005, p. 154) les appellent de manière complète dernovinno-zlakovyé srednié stepi, c‟est-à-dire les steppes moyennes à graminées gazonnantes. Par rapport à la steppe typique, la steppe sèche compte au total beaucoup moins d‟espèces et le déclin concerne surtout le raznotravié, dont les herbes acquièrent des caractères xérophytiques. C‟est le soukholioubimy raznotravié (Rakovskaja et Davydova, 2001, p. 174). Cet ensemble d‟herbes variées aimant la sécheresse est formé de Thym (timian), de Sauge (chalféï), de zopnik, de Pyrèthre (romachnik), de Kochie (kokhia) et de quelques espèces d‟Armoise (polyn). Des arbustes secs parsèment le terrain, comme l‟Amandier nain (Amygdalus nana), que le Russes nomment mindal nizki, ou mindal stepnoï, ou encore bobovnik. Cet Amandier des steppes, « avec lequel la mise en culture des steppes a dû compter, tant il est difficile de l‟extirper » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 84), contribue, avec la sécheresse du climat et la salinisation locale des sols, à rendre la steppe sèche moins favorable à l‟occupation humaine que la steppe véritable. La composition floristique des Graminées change elle aussi. Deux espèces deviennent presque exclusives, la tyrsa et le tipchak. Ce dernier, le Fétuque du Valais en français (Festuca valesiaca)487, est important pour la pâturage du bétail.

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Festuca sulcata variété valesiaca, elliptiquement Festuca valesiaca, est communément appelée tiptchak par les Russes, et parfois, plus scientifiquement, ovsianitsa borozdtchataïa L‟Inventaire National du Patrimoine Naturel du MNHN lui donne comme nom vernaculaire français Fétuque du Valais. Le traducteur français de Berg (1941) parle de Fétuque des steppes (p. 110) ou, à d‟autres endroits, de Fétuque à sillon.

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Mais c‟est surtout la tyrsa, en français la Stipe chevelue (Stipa capillata), qui est la Graminée caractéristique de la steppe sèche sur sol châtain. Elle se distingue assez fortement des autres kovyli488.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 58 La steppe sèche sur sol châtain, une formation piquetée d’arbustes

La steppe sèche n’est pas seulement une formation herbeuse : elle compte aussi quelques arbustes secs, qu’il est difficile d’extirper pour la mise en labour. En Europe, l’Amandier des steppes est le principal ligneux de la steppe moyenne. Ici, la photo a été prise en Sibérie et il s’agit d’un Amandier pédonculé (mindal tchérechvovy), qui ne gêne pas l’élevage extensif pratiqué par les Bouriates.

A l‟ouest de la Volga, la tyrsa se mêle avec la Stipe d‟Ukraine (Stipa ucrainica, kovyl oukraïnski), formant un faciès occidental de la steppe sèche. A l‟est de la Volga, la tyrsa se mêle à Stipa lessingiana (kovyl Lessinga), formant un faciès oriental de la steppe sèche.

Au point que, dans l‟esprit russe, ce n‟est pas vraiment un kovyl, d‟où cette remarque de Camena d‟Almeida (1932, p. 84) : « Dans cette partie plus méridionale, plus sèche de la steppe, le kovyl fait place à une autre stipe, le thyrsa (Stipa capillata), qui, brûlée par le soleil dès la fin de juin, donne au paysage une couleur jaune brun ». Pour les biogéographes, cependant, kovyl est l‟équivalent russe du genre Stipa, donc la tyrsa est bien un kovyl. C‟est plus précisément kovyl volossatik.

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Cette dernière couvrait à l‟état naturel toute la moitié orientale de l‟actuel oblast de Saratov, correspondant au territoire qui fut la République autonome des Allemands de la Volga de 1923 à 1941.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 59 La Stipe chevelue, la Graminée caractéristique de la steppe sèche La Stipe chevelue (Stipa capillata), appelée tyrsa par les Russes, est une herbe de la steppe sèche sur sol châtain, qui supporte la sécheresse, ainsi que les grands froids. Sa résistance en fait la Graminée principale des steppes russes les plus extrêmes. Ses épillets blanchâtres sont brûlés par le soleil dès le début de l’été dans la partie européenne, plus tardivement en Sibérie. La photo a été prise dans la steppe d’Olkhon, un jour de brise de lac agitant légèrement « les cheveux » de trois Stipes au premier plan.

La steppe sèche pousse sur les kachtanovyé potchvy, que les Français ont pris l‟habitude de traduire en « sols châtain » depuis Berg (1941, p. 112), ou, plus rarement en « sols noisette » (Elhaï, 1967, p. 252). L‟humus est plus de deux fois moins abondant que dans le tchernoziom. Sa proportion tombe à 5 à 6 % dans les sols châtain foncé (tiomno-kachtanovyé potchvy) et à 3 à 4 % dans les sols châtain proprement dit. L‟horizon humifère fait entre 20 et 60 cm d‟épaisseur et sa couleur est brune. Le niveau d‟accumulation des carbonates prend une place proportionnellement plus grande et devient aussi souvent un horizon d‟accumulation du gypse, qui peut s‟indurer. L‟importance de l‟évaporation et la faiblesse du rapport des précipitations sur celle-ci font remonter les solutions vers le haut du profil et ces flux ascendants

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(voskhodiachtchié toki) provoquent quelques concrétions superficielles ou, au moins, dans l‟horizon supérieur lui-même. Moins mise en culture que la steppe graminéenne, la steppe sèche a conservé une faune steppique plus proche de l‟origine. Les rongeurs sont très nombreux. Parmi les grands herbivores, l‟Antilope saïga peuple encore la steppe sèche transvolgienne des oblasti de Saratov et Volgograd.

2.1.4. La steppe méridionale à Armoise : une formation de transition avec le désert La steppe méridionale à Armoise se trouve à l‟est du 45e méridien, puisqu‟elle commence au pied des Erghéni et du rebord du Plateau Volgien. Si sa limite ouest se trouve être brutale489, la steppe méridionale passe en revanche vers l‟est insensiblement au désert en Kalmoukie et dans la Plaine Caspienne. L‟Armoise (Artemisia, polyn), qui est une Composée donc une Dicotylédone, forme l‟essentiel des peuplements, mêlée au Fétuque du Valais, que les Russes nomment le tiptchak. Le paysage végétal commence à s‟ouvrir et des plaques de sol nu apparaissent entre les touffes d‟Armoise. De ce fait, il ne s‟agit plus d‟une steppe au sens russe. C‟est pourquoi la géographie soviétique classique (Berg, 1941, Ratnikov, 1956, Trëšnikov, 1988) ne classe pas cette formation dans la zone de steppe, mais crée pour elle la notion de semi-désert (poloupoustynia). Cependant, certains auteurs récents, comme N.A. Martchenko et V.A. Nizovtsev (2005), placent ces formations ouvertes, qu‟ils appellent précisément « steppes méridionales à Armoise » (polynno-dernovinnyé youjnyé stepi), dans la zone de steppe, tant qu‟elles poussent sur des sols châtain clair, réservant la zone désertique aux formations sur sol brun. Ce changement entraîne la suppression d‟une zone semi-désertique dans la typologie. Selon cette proposition, le mot steppe glisse vers une définition plus proche de son emploi dans la langue française. Pour autant, les géographes russes actuels, comme E.M. Rakovskaïa et M.I. Davydova (2003), conservent la nomenclature du semi-désert, préservant ainsi le sens originel du mot steppe en russe.

489 « Il est une autre limite, topographiquement presque aussi tranchée. C‟est le brusque talus des Erghéni, dressé au-dessus de la dépression caspienne. A sa base apparaissent bientôt les sols brun clair ou gris brun qui recouvrent les dépôts de l‟ancien bassin aralo-caspien […]. La végétation ne couvre que partiellement le sol de ses herbes épineuses et rampantes : touffes grisâtres de l‟absinthe, broussailles tapies contre la terre. Plus monotone et plus désolée encore est la flore des sables et des sols salins » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 85).

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Nous préférons, quant à nous, conserver au ruban de semi-désert sa particularité face à la steppe et l‟associer plutôt au désert vrai. En effet, le manque d‟eau, le caractère xérophile des plantes, les remontées salées dans le sol, les concrétions et les croûtes pédologiques forment les nouveaux traits dominants du paysage naturel. L‟aridité devient la grande contrainte de la mise en valeur humaine. Il conviendra donc, après avoir vu la zonation steppique sibérienne, moins continue et plus morcelée que celle d‟Europe, de revenir sur les déserts russes à proprement parler de la basse Volga, sans manquer non plus d‟évoquer les remontées semi-arides kazakhes dans les steppes sibériennes.

2.2. Les steppes sibériennes « Ici commençait véritablement ce qu‟on appelle la steppe sibérienne, qui se prolonge jusqu‟aux environs de Krasnoïarsk. C‟était la plaine sans limites, une sorte de vaste désert herbeux, à la circonférence duquel venaient se confondre la terre et le ciel sur une courbe qu‟on eût dit nettement tracée au compas. Cette steppe ne présentait aux regards d‟autre saillie que le profil des poteaux télégraphiques » (Jules Verne, 1876, Michel Strogoff, chap. XII, « Une provocation »).

2.2.1. Une steppe moins riche, un sol noir moins continu Au-delà de l‟Oural, la steppe se poursuit en Sibérie occidentale dans des conditions assez proches de celles d‟Europe. La zonalité, biogéographique et pédologique, est marquée et distingue clairement une steppe prairiale au nord et une vraie steppe graminéenne au sud. Encore plus au sud, la steppe sèche se trouve plutôt au Kazakhstan, mais la Fédération de Russie en possède une petite partie à l‟est d‟Orsk. Il existe cependant deux principales différences entre la Sibérie occidentale et l‟Europe. D‟une part, le raznotravié est moins riche, lui-même surmonté de Graminées plus basses. Le paysage végétal sibérien donne plutôt une impression de steppe rase. Comme le résume G. Rougerie (1988, p. 45), « la steppe dense sibérienne [est] à la fois de taille moins élevée et plus pauvre en fleurs ».

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D‟autre part, le tchernoziom typique se fait moins continu et moins épais490, concentré dans son faciès pur dans la seule région se trouvant au sud d‟Omsk.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 60 La steppe sibérienne, une steppe rase

La steppe sibérienne se distingue à l’état naturel de celle de Russie d’Europe par une moins grande richesse en fleurs et par une hauteur plus basse. Elle devient une steppe rase quand elle est pâturée. La photo a été prise à proximité du village bouriate de Yalga. On aperçoit l’enclos, la maison de bois, les tentes et la Lada Niva tout terrain.

Ailleurs, ce sont plutôt les terres noires ici lessivées, là podzolisées, làbas salinisées, là-bas encore gléifiées, qui dominent, y compris où s‟épanouit la vraie steppe graminéenne. Les sols halomorphes prennent une plus grande place qu‟en Europe et, surtout, remontent jusque dans la steppe prairiale sur tchernoziom, alors qu‟ils restent plutôt cantonnés à la steppe sèche sur sol châtain en deçà de l‟Oural. La steppe sèche sibérienne se développe quant à elle au-dessus d‟un sol châtain dont les parties salinisées ne prennent pas plus de place qu‟en Europe. Au delà de l‟Ob, en revanche, la steppe de Sibérie centrale et orientale perd sa zonalité, du fait de l‟importante perturbation du relief. Rejetée en Mongolie, la steppe ne projette en Russie que quelques tentacules, le long de la Sélenga et de certains affluents de l‟Amour, et possède, plus au nord, une 490

« Les tchernozioms de la Sibérie Occidentale ne sont pas épais ; ils ont une structure peu solide et des festons profonds » (Milkov, 1956, p. 397). « La terre noire est ici plus parcimonieusement distribuée qu‟à l‟ouest de l‟Oural » (George, 1962, p. 237).

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mosaïque d‟enclave steppiques de bassins enserrés dans une taïga de hauts plateaux et de moyennes montagnes. Une limite biogéographique importante se manifeste ainsi le long du 83e ou 84 méridien, que suit à peu près l‟Ob. A l‟ouest s‟étend une steppe zonée et continue, comme en Europe. e

Fig. steppe 9 : Carte de la steppe zonée et continue de Sibérie occidentale

A l‟est, la steppe morcelée ne forme plus que des taches, souvent en situation d‟abri climatique dans des fossés d‟effondrement, au milieu de la taïga. Non seulement le paysage général est différent, mais la composition des espèces aussi, tant chez les plantes que chez les animaux. Par exemple, les Antilopes saïgas n‟ont jamais dépassé l‟Ob491.

2.2.2. De l’Oural à l’Ob, une steppe zonale dans la continuité de l’Europe Très peu occupée jusque dans les années 1950, la steppe de Sibérie occidentale fut au cœur de la campagne des Terres Vierges de Nikita Khroutchtchev, la tsélina. Les deux premières années, en 1954 et 1955, « plus de 30 millions d‟hectares de la terre vierge ont été défrichés » (Guérassimov, 1956, p. 396) à cheval sur le Kazakhstan et la Russie sibérienne. Depuis cette « Elles passent l‟Irtich à la nage, pour se répandre dans les landes de Barabini. Elles ne sont jamais jusqu‟à l‟Obi, parce qu‟elles n‟y rencontrent pas de pâturages à leur goût. On n‟en aperçoit plus lorsqu‟on arrive à la partie orientale de la Sibérie » (Pallas, 1793, p. 114).

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époque, les cultures occupent une grande place . Elles ne s‟affranchissent cependant pas de la qualité des sols, qui varie selon le type de steppe d‟origine. A l‟époque soviétique, on insistait fortement sur les différences zonales. L‟indépendance du Kazakhstan a tronqué la zonation de la Fédération de Russie, dans la mesure où la steppe sèche sur sol châtain n‟existe pratiquement pas sur le territoire de cette dernière. Pourtant, d‟une part la zonation reste pertinente dans la Sibérie de la Fédération de Russie, puisque la steppe prairiale s‟oppose toujours clairement à steppe graminéenne et cela a son importance pour les sols agricoles. D‟autre part, l‟évolution géopolitique récente donne peut-être plus de valeur au gradient d‟ouest en est, qui fait passer de la steppe d‟Ichim à celles de la Baraba et de la Koulounda. 492

La steppe prairiale de Kourgan, d’Ichim et de la Baraba De la rivière Miass jusqu‟au fleuve Ob, c‟est-à-dire de Tchéliabinsk à Novossibirsk, la Sibérie occidentale allonge d‟ouest en est, sur 1 500 km, un ruban de steppe prairiale large d‟environ 200 km. La limite nord de cette bande suit assez bien le 56e parallèle et les kolki, ces bosquets de Bouleaux et de trembles isolés dans l‟océan herbeux de la steppe boisée, sont d‟autant plus nombreux à l‟approche de cette latitude. La limite sud du ruban de steppe prairiale, plus variable, se trouve en moyenne vers 54° Nord. La steppe prairiale de Sibérie occidentale offre une végétation à affinité septentrionale très nette. La Laîche (Carex, ossoka) compte plusieurs espèces et les Graminées donnent une large place au Brome (Bromus, kostior), à l‟Avoine (Avena, ovioss), et aux mêmes Stipes que celles qui dominaient entre Volga et Oural, l‟inévitable Stipe plumeuse (Stipa pennata, kovyl péristy), ainsi que Stipa zaleskii (kovyl zaleskogo). Au printemps, les plantes à fleur forment un raznotravié moins multicolore que celui d‟Europe, mais plus que celui de Sibérie orientale. Aussi, « à peine la neige a-t-elle disparu, que les tapis d‟herbe roussie se remettent à verdir et que les fleurs surgissent : la tulipe, « fleur de feu » des Sibériens, le narcisse, la pivoine » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 228). Le sol est un tchernoziom, « mais cette terre noire n‟a ni l‟épaisseur ni la continuité de celle d‟Europe : elle se limite le plus souvent au faîte des grivy, tandis que les parties déprimées sont constituées par un sol argileux, gypseux, de fertilité médiocre » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 228). Ainsi, ce sont les croupes d‟interfluve, les grivy, qui portent les meilleurs sols, tandis que les

« Les steppes de Sibérie occidentale [ont connu une] mise en valeur récente (XX e siècle) […] cependant maintenant très poussée puisque les surfaces labourées couvrent 45 à 90 % de l‟espace selon le district » (Marchand, 2007, p. 225, reprenant les chiffres de Gvozdeckij et Samojlova, 1989). 492

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dépressions fermées, nombreuses, ont des sols parfois gléifiés, parfois halomorphes. L‟ensemble de la steppe de Sibérie occidentale est polarisée par la grande ville d‟Omsk, ancien « chef-lieu du Gouvernement général des steppes » Stadling (1904, p. 316). D‟ouest en est, cette steppe prairiale peut se subdiviser en trois régions. La première est comprise entre les derniers contreforts de l‟Oural et la rivière Tobol, la seconde, dite steppe d‟Ichim (Ichimskaïa step), court du Tobol à l‟Irtych, la troisième, la steppe de la Baraba (Barabinskaïa step), va de l‟Irtych à l‟Ob. De Tchéliabinsk à Kourgan, la steppe prairiale est celle des trois qui a les caractères les plus proches de la végétation européenne. Par exemple, la Laîche principale, Carex humilis, est la même, qui se mêle en Sibérie à Carex pediformis. Cette steppe croît essentiellement sur des terres noires délavées (vychtchélotchné tchernoziomy). Les sols halomorphes, pourtant assez répandus au sud-est de Tchéliabinsk, occupent une place moins grande que plus à l‟est. De Kourgan à Omsk s‟étend la Steppe d‟Ichim, traversée en son milieu, du sud au nord, par la rivière du même nom. Elle a des caractères biogéographiques proches de sa voisine occidentale, mais certains genres changent d‟espèces. Par exemple Carex humilis disparaît et Carex pediformis se mêle à Carex supina (Marčenko et Nizovcev, 2005). La steppe d‟Ichim pousse plutôt sur des terres noires prairiales (lougovo-tchernoziomnyé potchvy), formées à partir du lœss sous-jacent (Volkov, 1965), caractéristiques du tchernoziom des régions endoréiques à nappe phréatique peu profonde. Ce sont des terres noires où une certaine gléification (ogléénié) se produit dans les horizons inférieurs, là où l‟engorgement provoque des phénomènes de réduction. Entre Kourgan et Ichim, les sols halomorphes occupent une grande place et les halophytes suppléent les Graminées. D‟Omsk à Novossibirsk s‟étend la steppe de la Baraba, elle aussi en partie endoréique et marécageuse493. Sa taille est immense. Comme l‟écrivait C. Malte-Brun (1832, p. 451), « entre l‟Irtych et l‟Ob se prolonge la steppe de Baraba, appelée aussi steppe de Barama ou de Barabin ; c‟est la plus considérable de Sibérie ». Dans les limites actuelles de la Russie, elle couvre aujourd‟hui 117 000 km² (Gorkin, 1995, p. 58). Dans la partie nord de cette steppe boisée, les kolki sont particulièrement importants, donnant des paysages C‟est ce trait marécageux qui a donné lieu à la célèbre description de Jules Verne (1876, Michel Strogoff, chap. 15 « Les marais de la Baraba ») : « le gazon s‟élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L‟herbe avait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l‟humidité, aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques. C‟était principalement des joncs et des butomes, qui formaient un réseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de mille fleurs, remarquable par la vivacité de leurs couleurs, entre lesquels brillaient des lis et des iris ». On remarquera que cette description fait aussi la part belle au raznotravié. 493

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de steppe à Bouleaux. La partie sud est un tapis graminéen à Stipa zaleskii et Broma inermis dominant le raznotravié, l‟ensemble étant entrecoupé de dépressions salées. La steppe de la Baraba est la formation la plus orientale où l‟on rencontrait à l‟état naturel l‟antilope saïga (Pallas, 1793). La steppe graminéenne, du Plateau Transouralien à la Koulounda Au sud du 54e parallèle, la steppe prairiale passe à la steppe graminéenne véritable. S‟épanouissant surtout au Kazakhstan, elle concerne la Fédération de Russie sur des superficies moindres. Cette steppe typique est formée de Graminées à feuilles étroites, notamment Stipa zaleskii (kovyl zaleskogo) et, bien entendu, la tyrsa (Stipa capillata). La steppe graminéenne sibérienne compte trois parties séparées les unes des autres par la frontière kazakhe. Au pied de l‟Oural méridional, la steppe vraie commence aux portes sud-est de Magnitogorsk, couvrant le Plateau Transouralien (Zaouralskoïé plato) dans la région de Kartaly. La composition floristique est très proche de celle de la steppe pré-ouralienne d‟Orenbourg et Stipa korshinskyi compte largement dans les Graminées494. Le sol dominant est un tchernoziom podzolisé. La deuxième portion correspond à l‟extrême sud-est de la steppe d‟Ichim, au sud d‟Omsk. C‟est le seul endroit de Sibérie où se trouve un tchernoziom pur, de type européen, qui fait la renommée agricole de la région de Rousskaïa Poliana. La troisième partie, beaucoup plus étendue, est connue sous le nom de steppe de la Koulounda (Kouloundinskaïa step). Même tronquée de sa partie kazakhe, elle couvre environ 100 000 km² dans la seule Fédération de Russie, et même plus si on compte son débordement sur le Plateau de l‟Ob dans toute la région située au sud-ouest de Barnaoul. Les sols halomorphes prennent une assez grande place. Dans sa partie sud, la steppe de la Koulounda passe à un faciès sec sur des sables et des sols châtains.

Pour F.N. Milkov (1956, p. 397), l‟importance de Stipa korshinskyi est « une différence remarquable avec celle des steppes de la plaine russe » et une marque du contraste entre la steppe d‟Europe et celle d‟Asie.

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La steppe sèche sur sol châtain à l’est d’Orsk On peut considérer que, en Sibérie occidentale, on passe de la steppe graminéenne sur tchernoziom à la steppe sèche sur sol châtain en franchissant le 52e parallèle. De ce fait, c‟est le Kazakhstan qui possède presque l‟ensemble de ce ruban zonal. Dans la Fédération de Russie, la steppe sèche asiatique se réduit à la région située à l‟Est d‟Orsk. Dans cette partie russe du plateau de Tourgaï, le tiptchak domine largement et se mêle à l‟Armoise. Les sols châtains typiques passent à des sols halomorphes dans la région des petits lacs endoréiques à l‟est de Yasny.

2.2.3. A l’est de l’Ob, une steppe morcelée entourée de taïga A l‟est du 85e méridien, la steppe russe ne forme plus une ceinture continue. Elle se réduit à des cuvettes abritées ou à de grandes vallées495. Son étude zonale perd donc de sa pertinence, au profit d‟une présentation régionale, qui rend compte de leur morcellement. D‟ouest en est, chacune de ces régions steppiques est séparée de la suivante par plusieurs centaines de kilomètres de taïga de moyenne montagne et de haut plateau. Les steppes d’abri des bassins d’effondrement du Kouznets et de Minoussinsk Au-delà de Novossibirsk, la steppe prairiale se réduit à un liséré le long du Transsibérien, qui se termine dans la région d‟Anjéro-Soudjensk. C‟est là que la taïga de montagne des derniers contreforts du Kouznetski Alataou fait la jonction avec la forêt boréale de la Plaine de Sibérie Occidentale. Pour la première fois depuis la frontière avec l‟Ukraine, la steppe est coupée sur toute sa largeur par une bande méridienne forestière. Puis, à l‟est du 87e méridien, la steppe prairiale forme de nouveau un ruban zonal qui s‟étire le long du 56e parallèle pratiquement jusqu‟au 92e méridien, juste à l‟ouest de l‟Iénisséï, presque aux portes de Krasnoïarsk. Ce ruban steppique zonal, situé à des latitudes très septentrionales, coupé en deux segments par l‟avancée montagnarde de l‟Alataou du Kouznets, est très proche de celle qu‟on trouvait plus à l‟ouest entre Novossibirsk et Barnaoul, ainsi que dans la Baraba. Un tapis graminéen à Stipa zaleskii et Broma inermis (Marčenko et Nizovcev, 2005) « Dans la partie orientale de l‟URSS, dans les limites des régions montagneuses de la Sibérie Méridionale, les régions de steppes et celles de forêts-steppes sont situées essentiellement dans les dépressions entourées de montagnes. Elles y forment ainsi non pas une zone continue, mais une série d‟îlots » (Guérassimov, 1956, p. 383). 495

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domine le raznotravié, l‟ensemble poussant sur des terres noires lessivées. Cette ceinture zonale effilochée envoie vers le sud deux appendices méridiens. Il s‟agit, à l‟ouest, de la steppe du Kouzbass, à l‟est, de la steppe du bassin de Minoussinsk, formant toutes deux des formations végétales d‟abri situées dans des fossés d‟effondrement. La steppe du Kouzbass, centrée sur le 86e méridien, est prairiale dans ses deux tiers orientaux et graminéenne dans son tiers occidental. La steppe prairiale orientale, traversée par la Tom, a une composition proche de celle du Transsibérien, dans un paysage collinéen très humanisé, minier, urbain et industriel, au pied du Kouznetski Alataou. Plus originale, et moins transformée, la steppe graminéenne de Koïbal, blottie dans la partie occidentale du bassin du Kouznets, profite de l‟abri de la chaîne de Saïlar. Venant de l‟ouest, elle inaugure les taches de steppe vraie ne poussant pas sur des terres noires caractéristiques. Pourtant, sur ces sols gris (séryé potchvy), différents du tchernoziom de Sibérie occidentale, la steppe de Koïbal offre une végétation des steppes de la Koulounda, dominée par Stipa zaleskii (kovyl zaleskogo) et Stipa capillata (tyrsa). La steppe du bassin de Minoussinsk, centrée sur le 91e parallèle, est elle aussi prairiale à l‟est et graminéenne à l‟ouest. Cette partie occidentale, d‟ailleurs la plus étendue, est dite steppe d‟Abakan. Ressemblant à maints égards à celle de Koïbal, cette steppe vraie pousse, selon le géographe Nizovtsev (2005), sur des sols gris. P. Camena d‟Almeida (1932, p. 215) la décrivait en une seule phrase, qui la résumait magnifiquement. « Au Sud-Ouest du fertile bassin de lœss de Minoussinsk, au pied des monts de Saïan, on passe à la steppe d‟Abakan, sèche et parsemée de lacs salés, où se retrouve la végétation caractéristique des steppes d‟entre l‟Oural et la Caspienne ». Ajoutons que, grâce à sa situation d‟abri prononcé en arrière du Kouznetski Alataou, cette formation à Stipa zaleskii (kovyl zaleskogo) et Stipa capillata (tyrsa) est, de toutes les steppes graminéennes de Russie, celle qui monte le plus au nord, dépassant le 55e parallèle en montant à l‟assaut du chaînon de Solgon entre Oujour et Krasnoïarsk. Les steppes morcelées angaro-baïkaliennes Au-delà de l‟Iénisséï, la steppe, sous quelque forme que ce soit, disparaît complètement sur de grandes distances, pour ne réapparaître que par une inclusion de taches de steppes dans la forêt, à la faveur de la trouée composite formée par le réseau fluvial et lacustre de la Sélenga, du Baïkal et de l‟Angara. Cette mosaïque fait apparaître trois véritables steppes, qui sont du nord au sud celles de Balagan, de Baïkalie et de Transbaïkalie, auxquelles il faut

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ajouter un ensemble de prairies de défrichement sur une ancienne steppe boisée de transition avec la subtaïga claire. A partir de Krasnoïarsk, il faut parcourir plus de 600 km vers le sud-est pour retrouver, à l‟intérieur de la Plaine Irkouto-tchéremkhovienne (IrkoutskoTchéremkhovskaïa ravnina), une pastille de steppe prairiale. Celle-ci forme un îlot situé à environ 180 km au nord-ouest d‟Irkoutsk, la « steppe de Balagan » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 213), que les Russes nomment au pluriel Balanganskié stepi. D‟après Gorkin (1998, p. 56), cette formation végétale est comprise entre les rivières Ounga et Zalara, c‟est-à-dire au nord de la ville de Tchéremkhovo. « Au nord d‟Irkoutsk, sur le faîte des plateaux que traverse l‟Angara s‟étalent des steppes où des Bouriates promènent leurs troupeaux » (Camena d‟Almeida, 1932, p. 215). Aujourd‟hui mis en culture, ce petit îlot de steppe boisée entouré de subtaïga comprend de manière caractéristique, selon Martchenko et Nizovtsev (2005), Peucedanum baicalensis et Filifolium (ou Tanacetum) sibiricum. Cette dernière, la Tanaisie de Sibérie, est une Composée que les Sibériens appellent pijma496 et qui est très répandue dans les steppes mongoles. La steppe de Balagan pousse sur des terres noires lessivées. Environ 250 à 300 km au sud et au sud-est de la steppe de Balagan, après avoir traversé une subtaïga de plaine et une taïga de montagne, on retrouve un ensemble herbacé naturel composé de deux parties formant les steppes baïkaliennes. Celles-ci méritent un traitement à part pour plusieurs raisons497. D‟abord, elles n‟apparaissent en général pas sur les cartes biogéographiques de la Russie à petite échelle, car elles sont composées de multiples petites enclaves herbeuses. Ensuite, plus froides et sèches que les autres steppes russes (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 258), elles développent quelques particularités dont le fait que, même non pâturées, elles constituent plutôt une steppe rase. Deux régions sont principalement concernées. Il s‟agit d‟une part de la dépression de Tounka (Tounkinskaïa kotlovina), enserrée entre le Saïan Oriental et la chaîne de Khamar-Daban, d‟autre part de l‟Olkhonie, soit l‟île d‟Olhon au sein du Baïkal et la côte du même lac au-delà du détroit de la Petite Mer. Dans les deux cas, il s‟agit d‟une steppe d‟abri se développant dans un tronçon du rift et, dans les deux cas, l‟écosystème est protégé par un parc naturel national. La steppe de Tounka occupe le bassin issu de la faille transformante qui lie les tronçons de rift du Baïkal à l‟est et du Koussougol à l‟ouest. Bien protégée des vents du nord-ouest par un chaînon du Saïan, les Hauteurs nues de

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Sans préciser pijma sibirskaïa comme le font les biogéographes russes. Il existe en outre une raison subjective, faisant que nous pratiquons cette steppe sur le terrain presque tous les ans depuis 1991 et commençons à la connaître dans le détail plus que toute autre steppe russe. 497

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Tounka (Toukinskié goltsy), cette steppe est pâturée de manière extensive et protégée par un parc naturel national depuis 1991. Mais c‟est l‟autre steppe baïkalienne, celle d‟Olkhonie, dite aussi de la Petite Mer498, qui compte le plus d‟espèces méridionales, proprement steppiques.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 61 La steppe de Tounka, un exemple du morcellement des steppes orientales A quelques kilomètres de la République de Mongolie, la steppe russe de Tounka occupe un fossé d’effondrement fermé par la chaîne de Khamar-Daban au sud et les Hauteurs nues de Tounka au nord. Ces dernières, qui forment un horst dépendant du Saïan oriental, sont visibles à l’arrière-plan. De cette situation géomorphologique découle un abri climatique défavorable à la taïga, mais plus propice à la steppe. Le pacage des troupeaux bouriates accentue la domination des herbes. La steppe de Tounka est un bon exemple de formation steppique à Fétuque du Valais, le tiptchak des Russes, enclavée dans un bassin intramontagnard. Elle est protégée par un parc national depuis 1991.

Au centre du lac Baïkal, la partie la plus profonde du rift fournit un abri remarquable et la steppe s‟est développée au pied de l‟escarpement de faille, ainsi que sur certains de ses flancs disséqués en facettes. Protégée des précipitations des bourrelets montagneux encadrants par des effets de fœhn, elle 498

Du nom du détroit lacustre qui sépare l‟île d‟Olkhon du continent.

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forme une enclave de steppe mongole à plus de 53° de latitude nord. P. Camena d‟Almeida (1932, p. 215) écrivait déjà que « dans la grande île du Baïkal, celle d‟Olkhon, où la somme annuelle des précipitations n‟est d‟ailleurs que de 140 mm, la flore des steppes mongoles arrive presque au contact de la taïga du Nord ». Le géographe sibérien A.V. Belov (1990, p. 149, en russe) parle aujourd‟hui de « postes avancés des associations mongolo-chinoises » pour caractériser les steppes d‟Olkhonie. C‟est M.G. Popov qui a lancé, dans les années 1950, l‟étude biogéographique approfondie du littoral nord-ouest du Baïkal et qui est à l‟origine de la subdivision de celle-ci en trois régions, dont la végétation steppique de la Petite Mer. Ses recherches ont permis de connaître cette formation dans le détail (Popov, 1957, 1957-1959, Popov et Busik, 1966). Depuis les travaux de Popov, les chercheurs de l‟Institut de Géographie d‟Irkoutsk499 ont largement insisté sur les méso- et les micro-habitats de la steppe de la Petite Mer. A.V. Belov (1990) distingue quatre types. Dans le fond de la dépression tectonique, on trouve la Stipe chevelue (Stipa capillata), l‟Agropyron, la Fétuque du Valais (Festuca valesiaca), la Koélérie (Koeleria), le Pâturin (Poa), le Blé d‟azur de Chine (Leymus chinensis). Ce sont, pour les Russes, les associations à tyrsa, jitniak, tiptchak, tonkonog, miatlik, vostrets. Les versants forment un deuxième habitat, en général sur la partie basse des modelés en facettes de l‟escarpement de faille. Là, les associations précédentes sont appauvries de l‟Agropyron et parfois de la Stipe chevelue. Toutes les autres plantes précédentes subsistent et la Fétuque du Valais prend une importance croissante. Les fonds des vallées qui dissèquent l‟escarpement en séparant les facettes entre elles constituent un troisième habitat. Les Sibériens les appellent des padi. Ici, la Fétuque du Valais, le Blé d‟azur de Chine et l‟Agropyron et la Stipe chevelue sont rejoints par l‟Armoise et l‟Achnatherum, c‟est-à-dire par polyn et tchi des Russes. Le tchi annonce les steppes de Transbaïkalie méridionale qui, trois cents kilomètres plus au sud, peuplent la frontière entre la Russie et la Mongolie. La quatrième niche se trouve à une échelle différente, pouvant percer tous les habitats précédents, mais surtout les deux premiers.

En dehors des géographes, l‟ouvrage floristique de G.A. Pechkova (1972) sur les steppes baïkaliennes est fondamental.

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Il s‟agit de la steppe des affleurements rocheux, où se développent des groupements herbeux lithophiles à Fétuque du Valais (tiptchak) et à Thym (timian), dont l‟espèce principale est le Thym serpolet (Thymus serpyllum), que les Russes appellent le Thym rampant (tchabrets polzoutchi).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 62 Le ramassage du Thym serpolet dans la steppe d’Olkhonie

Là où les sols sont squelettiques, la steppe d’Olkhonie présente un faciès lithophile à Fétuque du Valais et Thym serpolet. Ce dernier, le tchabrets polzoutchi des Russes, est ramassé par les habitants en été. Il est incorporé au « thé du Baïkal », en fait une tisane mélangeant plusieurs herbes de la steppe, ou bien sert à aromatiser les plats cuisinés.

Ainsi, bien qu‟elle soit entourée de forêt boréale, cette steppe olkhonienne est très caractéristique et s‟étend tout de même sur plusieurs centaines de kilomètres carrés autour de la Petite Mer.

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Les sols ne sont pas forestiers non plus, qui font alterner de vraies terres noires avec des sols châtains, une succession de tchernoziomy et de kachtanovyé potchvy (Galazi 1993, p. 130).

Cliché L. Touchart, août 2006

Photo 63 La steppe de l’Anga, la partie continentale de la steppe d’Olkhonie

La steppe d’Olkhonie est une formation herbeuse morcelée de Sibérie orientale, à l’abri de la partie centrale du fossé d’effondrement du rift du Baïkal. Elle compte une partie insulaire, l’île d’Olkhon, et une portion continentale, à l’ouest et au sud de la Petite Mer. La steppe de l’Anga est la partie continentale où elle atteint sa plus grande largeur. Il s’agit d’une steppe à Koélérie (tonkonog), Fétuque du Valais (tiptchak) et Pâturin (miatlik), poussant sur sol châtain. La steppe couvre à la fois le fond du bassin et les premières pentes de la Chaîne Maritime. On aperçoit sur la photo la ripisylve de la rivière Anga, qui perce la steppe.

Ces sols noisette, déjà significatifs d‟une steppe sèche, laissent même la place, dans les endroits les plus abrités de l‟île d‟Olkhon, là où les précipitations annuelles atteignent à peine les 150 mm, à des sols châtain rouge, à rapprocher d‟un milieu semi-aride500

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Lacoste et Salanon (1969, p. 107-108) expliquent que les « sols châtains rouges » se forment en milieu semi-aride, car « cette teinte vive est due à une teneur élevée en oxydes de fer plus ou moins rubéfiés. L‟horizon Ca est souvent durci […] et constitue alors une croûte profonde ».

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 64 Le sol châtain rouge de la steppe sibérienne la plus sèche

Dans les parties les plus sèches de l’île d’Olkhon du lac Baïkal, où les précipitations annuelles tombent à 150 mm par an, la mosaïque de tchernoziomy et de kachtanovyé potchvy laisse la place à un sol châtain rouge, dont la couleur est due à des oxydes de fer, ayant une certaine proximité avec des sols de milieu semi-aride. Ce sol porte une steppe sèche à Fétuque du Valais et Stipe chevelue.

L‟enclave steppique d‟Olkhonie présente ainsi une originalité pédologique rare pour la Sibérie, accentuée par l‟importance des milieux littoraux aux matériaux grossiers, en galets et graviers, ainsi que par les ensembles dunaires des côtes du lac Baïkal. Toutes ces conditions, auxquelles il convient d‟ajouter la fraîcheur de l‟été du fait du micro-climat lacustre,

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permettent à cette steppe de comprendre, au-delà des Stipes, Fétuques, Koéléries et autres banals Pâturins, un certain nombre d‟espèces rares. Un endémisme s‟est même développé dans ce microcosme, qui représente entre un vingtième et un tiers du nombre total d‟espèces501 (Čatta, 1999, Rjabcev et Turuta, non daté). Il s‟agit pour part d‟espèces relictes, jadis répandues502 mais qui ne sont conservées qu‟ici, pour part de néo-endémiques, comme le Pavot de Popov et le Thym du Baïkal, qui ont évolué sur place en vase clos pour se différencier. La paléo-biogéographie de la cuvette baïkalienne a été largement étudiée par V.A. Belova (1975). En résumé, le refroidissement quaternaire a provoqué une rétraction (otstouplénié) des steppes tertiaires vers le sud et la séparation d‟un ancien ensemble unique en îlots séparés les uns des autres ; c‟est ce phénomène qui a conduit à l‟endémisme baïkalien. Selon A.E. Tourouta et V.V. Riabtsev (2001), deux genres sont plus particulièrement caractéristiques de cette évolution chez les Légumineuses. Il s‟agit d‟une part du Sainfoin (Hedysarum, kopéetchnik), d‟autre part de l‟Oxytropis (Oxytropis, ostrolodotchnik). Sur des distances pourtant réduites, la steppe d‟Olkhonie présente ainsi vingt espèces de ce dernier genre, proche de l‟Astragale, dont sept endémiques, notamment le très rare ostrolodotchnik Varlakova (Turuta A.E. et Rjabcev V.V., 2001b). Le parc naturel de Baïkalie protège toutes ses espèces depuis 1986, cependant que la croissance du tourisme est forte depuis le changement de régime politique, car la Petite Mer est justement la partie du Baïkal qui possède une eau estivale qui ne soit pas trop froide, où les bases d‟accueil se sont multipliées depuis les années 1990. Le parc tente d‟allier un tourisme culturel responsable et la pratique balnéaire, mais ce mariage n‟est pas aisé. Il réclame de mettre en valeur certaines plantes plus spectaculaires que le Sainfoin. Chez les Composées, l‟une des espèces qui marquent le plus les esprits est l‟Edelweiss de Sibérie (Leontopodium sibiricum, èdelveïs sibirski), dont les étoiles d‟argent parsèment la steppe d‟Olkhonie.

501 La valeur dépend de la définition qu‟on donne de l‟endémisme. Le chiffre de 5,3 % provient d‟un décompte exhaustif effectué par E.N. Tchatta (1999) dans la steppe du nord-ouest de l‟île d‟Olkhon, qui compte les endémiques locales. V.V. Riabtsev et A.E. Tourouta considèrent à l‟échelle de l‟ensemble de la steppe baïkalienne que, sur les 186 espèces, 21 sont des endémiques étroitement localisées, 38 sont des endémiques baïkaliennes, 12 sont des reliques, formant à elles trois 32 % du total. Les 110 autres espèces sont banales. 502 Ces espèces tertiaires sont dites par les Russes vidovpraroditéli, les ancêtres des espèces actuelles.

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Milieux naturels de Russie

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 65 L’Edelweiss de Sibérie, une fleur de la steppe à l’image de protection Leontopodium sibiricum est une plante du raznotravié des steppes de Sibérie orientale qui est

protégée dans le parc naturel national de Baïkalie. L’Oxytropis et les autres endémiques de la steppe d’Olkhonie, plus rares, intéressent plus les scientifiques, mais l’Edelweiss de Sibérie a l’avantage d’être parlant pour le grand public. La photo a été prise dans la steppe située entre les villages de Yalga et Khoujir. Les feuilles laineuses, qualifiées de vorsistyé par les Russes, sont bien visibles.

Après les steppes de Balagan, de Tounka et d‟Olkhonie, le dernier ensemble steppique angaro-baïkalien est aussi le plus méridional, traversé par la Sélenga et ses affluents. Ce sont les steppes de la province géo-botanique de Transbaïkalie méridionale, selon la régionalisation de L.N. Tioulina (Galazij, 1993). On peut elles-mêmes les subdiviser en trois régions, du nord au sud, les steppes de l‟Ouda, du Khilok et de la Djida

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Fig. steppe 10 : Carte des steppes de Transbaïkalie et de leur gradient géographique du plateau mongol aux vallées montagnardes

Un gradient les fait passer de steppes septentrionales encaissées, linéaires, de bas de versant en lien avec des prairies alluviales, à des steppes centrales de bassin évasé poussant du fond jusqu‟à mi-pente, et, enfin, à des steppes méridionales de dépression. Les associations floristiques sont ellesmêmes distinctes entre les trois régions. Les steppes de l‟Ouda forment un liséré sur les bas versants de la vallée de l‟Ouda et de son affluent, le Khoudan. Ces steppes surmontent les prairies alluviales de fond de vallée, mais sont dominées par une subtaïga de Pins. Le mince ruban de steppe qui se trouve coincé entre les deux est presque toujours dominé par le Blé d‟azur de Chine (Leymus chinensis, vostrets). Les steppes du Khilok, qui commencent aux portes sud-ouest de la ville d‟Oulan-Oudè, couvrent les versants des vallées du Khilok à l‟endroit de son grand coude à angle droit, ainsi que ceux de la vallée de son affluent, le Tougnouï. Dans ce dernier bassin, surtout, la steppe étale ses associations à Fétuque du Valais (Festuca valesiaca, tiptchak), Koélérie (Koeleria, tonkonog) et Pâturin (Poa, miatlik).

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Milieux naturels de Russie

Cliché L. Touchart, juillet 1991

Photo 66 La steppe du Khilok, une steppe sibérienne de vallée Parmi les steppes de Transbaïkalie méridionale, dont les affinités mongoles sont certes importantes, la steppe du Khilok est cependant une formation encore morcelée par les vallées et les bassins, caractéristique de la Sibérie orientale. Les associations à Fétuque du Valais, Koélérie et Pâturin dominent. Des barrières à neige séparent les grandes parcelles destinées à un élevage très extensif. La formation herbeuse est ici portée par des sols steppiques alluviaux. La photo a été prise dans la steppe située entre Oulan-Oudè et Ivolguinsk.

Les steppes de la Djida (Djidinskié stepi) sont les seules de Transbaïkalie à s‟étendre sur de grands superficies, à prendre place dans une plaine et à perdre cette situation d‟abri et de morcellement qui est le propre de la Sibérie centrale et orientale. Depuis la steppe d‟Abakan, il aura fallu passer par dessus les monts Saïan sur environ 1 200 km à vol d‟oiseau, en direction du sud-est, pour retrouver en Russie une enclave de steppe graminéenne de dépression. Il s‟agit d‟un tentacule que la steppe mongole envoie vers le nord le long de la vallée de la Sélenga et sur les interfluves entre le Temnik et la Djida. Ces steppes djidiennes forment un triangle entre les 104e et 107e méridiens, au sud du 51e parallèle. Certes, on retrouve au nord du triangle des associations à Fétuque du Valais, Koélérie et Pâturin. Mais la partie méridionale, à proximité de la frontière avec la Mongolie, est plus originale pour la Sibérie orientale. La région située à l‟est de la ville de Kiakhta offre une steppe à Stipe chevelue,

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Armoise et Thym. Surtout, à l‟ouest de la Sélenga, de vastes surfaces sont occupées par la Tanaisie de Sibérie (Filifolium sibiricum, pijma sibirskaïa), le Blé d‟azur de Chine (Leymus chinensis, vostrets) et la Stipe du Baïkal (Stipa baicalensis, kovyl baïkalski). Dans cette steppe pijmienne, les plantes herbacées peuvent être localement accompagnées de quelques arbustes xérophiles, dont l‟Abricotier de Sibérie (Galazij, 1993, p. 115).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 67 L’Abricotier de Sibérie, un arbuste xérophile des steppes de la Djida En Transbaïkalie méridionale, la steppe de la Djida, proche de la steppe mongole, compte des arbustes secs très rustiques. Prunus sibirica, appelé abrikoss sibirski par les Russes, est l’un d’eux. Très résistant au gel (morozostoïki), puisqu’il supporte des froids de près de –50 °C, il est aussi très résistant à la sécheresse (zassoukhooustoïtchivy). Ses fruits (plody) jaunes forment des abricots très petits et peu charnus. On aperçoit bien sur la photographie ses feuilles ovales acuminées d’un vert brillant.

On trouve localement des associations à Achnatherum splendens. Cette dernière Graminée, considérée comme une Stipe par certains, est le tchi des Russes503. Elle forme par endroit des peuplements presque exclusifs, les tchievniki (Giljarov, 1986), qui annoncent les steppes mongoles sèches situées de l‟autre côté de la frontière. Toute la région située entre les villages de Béloozersk et Borgoï , par 50°40‟N et 105°45‟E, est un tchievnik, où le tchi est parfois mêlé de vostrets (Galazij, 1993, p. 115). Au total, la steppe de la Djida est une vraie steppe de plaine, qui possède des aspects méridionaux et secs. Elle 503

Le tchi est appelé dyrissoun dans certaines langues turco-mongoles. Ce nom a connu son heure de gloire dans les écrits géographiques russes par l‟intermédiaire du grand explorateur Nikolaï Prjevalski. C‟est sans doute dans les travaux de ce dernier que le géographe français P. Camena d‟Almeida (1932, p. 215) a ainsi puisé, en écrivant : « sous l‟influence d‟un climat déjà moins humide, les steppes de Mongolie se prolongent fort en avant en Sibérie, et des étendues sans arbres s‟observent, à partir du sud, sur la Sélenga et ses affluents. Aux environs de Kiakhta s‟aperçoit le dyrissoun, une des plantes les plus caractéristiques des steppes de l‟Asie Centrale » .

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Milieux naturels de Russie

pousse « sur sols châtain foncé et sur terres noires méridionales » (Berg, 1941, p. 334), compte déjà quelques Armoises et est piquetée d‟arbustes xérophiles. La Marmotte de Sibérie (Marmota sibirica), que les Russes nomment la Marmotte de Mongolie ou le tarbagan, est aussi un rongeur de cette steppe qui n‟existait pas au nord. Le peuplement bouriate et les temples bouddhistes ajoutent au paysage déjà mongol de la steppe de la Djida504. Les steppes morcelées angaro-baïkaliennes dans leur ensemble, mais surtout celles de Tounka, de l‟Ouda et du Khilok, secondairement celles d‟Olkhonie et de la Djida, sont traversées de prairies alluviales (poïmennyé louga), qui y prennent une place relativement grande.

Cliché L. Touchart, août 2005

Photo 68 La Pimprenelle, une plante de la steppe-galerie La « suceuse de sang » (krovokhliopka) est une Pimprenelle (Sanguisorba) qui pousse dans les steppes-galeries des fonds de vallée remontant dans la taïga sibérienne du sud vers le nord. Les Sibériens appellent pad (pad’ en transcription internationale) une vallée encaissée, à fond steppique ou prairial, qui traverse ainsi la forêt de Mélèzes. Il s’agit ici de la pad Tachkinéï, où l’on voit l’ensemble du raznotravié au premier plan, d’où se détachent particulièrement les boules rougefoncé de la Pimprenelle, la steppe-galerie au deuxième plan à gauche (à l’ouest), la taïga des versants au troisième plan.

Ce sont essentiellement des prairies de fond de vallée à raznotravié, où la Pimprenelle est très fréquente, à Graminées et à Laîches, plus ou moins mêlées de plantes caractéristiques de la steppe quand celle-ci, toute proche, est traversée. Ces formations végétales constituent alors ce que les Russes appellent ostepnennyé louga, qu‟il serait un peu pesant de traduire par « prairies steppisées ». 504

C‟est la Djida lamaïste !

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Cliché L. Touchart, août 1985

Photo 69 Une prairie alluviale de la steppe de Tounka Les prairies de fond de vallée à herbes variées, Graminées et Laîches strient la steppe de Tounka. Ce sont les ostepnennyé louga (« prairies steppisées ») des Russes. La prairie alluviale d’un petit affluent de rive droite de l’Irkout passe ici dans le village de Jemtchoug, où des arbres ont été plantés à l’intérieur des enclos individuels.

Un deuxième type est celui des prairies alluviales qui remontent vers l‟amont dans la taïga après avoir traversé la steppe depuis l‟aval. Ces petites steppes-galeries sont l‟une des formes que prennent les padi des Sibériens. Le troisième et dernier type est celui des prairies de défrichement de la steppe boisée et de la subtaïga, qui servent de pâturage extensif.

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Milieux naturels de Russie

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 70 Une prairie de défrichement de la mosaïque de steppe boisée et de subtaïga de la Sibérie orientale Au nord-est d’Irkoutsk, le district autonome bouriate d’Oust-Ordynski présente une vaste formation herbeuse issue du défrichement multiséculaire de la steppe boisée et de la subtaïga qui y poussent naturellement. Les sols présentent un caractère alluvial répandu dans la vallée de la Kouda et ses affluents. La photo a été prise au sud-ouest du village de Baïandaï.

Les steppes de Dahourie : une zonation retrouvée La plus orientale de toutes les steppes russes est un ensemble d‟assez grande taille qui s‟étend au nord des frontières mongoles et chinoises entre 113° et 120° de longitude Est, dans ce vaste bassin collinéen situé au pied des monts Yablonovy, où confluent toutes les grandes rivières qui donneront plus à l‟est le fleuve Amour. Une extension en latitude assez grande et un encaissement moindre des vallées, surtout au sud, permettent à cette steppe de retrouver une zonation505 telle qu‟on n‟en avait pas eu depuis le piémont de l‟Oural. La steppe prairiale est bien entendu la plus septentrionale. On la trouve à l‟est de Tchita, dans la région du confluent entre l‟Ingoda et l‟Onon et, en aval, dans la vallée de la Chilka où elle forme la steppe boisée de Nertchinsk. Elle court de 51°30‟ de latitude dans la vallée de l‟Onon à 52°20‟ dans la vallée de la Nertcha, prenant toute la plaine alluviale de la Chilka entre les deux. On y trouve, selon Martchenko et Nizovtsev (2005à, Peucedanum baicalensis et, surtout, Filifolium sibiricum. On a donc ici des steppes pijmiennes, dont le Camena d‟Almeida (1932, p. 215 ), sans distinguer de zonation dans cette steppe de Dahourie, décrivait ensemble la steppe boisée de Nertchinsk et la steppe graminéenne qui lui est contiguë plus au sud. « Au pied du Iablonovy, la steppe mongole continue à déborder, et, vers le Nord-Est, parvient au-delà de la Chilka, entre Nertchinsk et Srêtensk. Dans cette partie orientale de la Transbaïkalie, désignée parfois du nom de Daourie, le bois est d‟une extrême rareté, et les Bouriates y vivent sous des tentes de feutre ». 505

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raznotravié, assez riche, comporte en outre, selon Berg (1941, p. 333), Clematis angustifolia et Hemerocallis graminea. Cette dernière, que les Russes nomment le krassodnev, produit de grosses fleurs jaune-orange du plus bel effet. La steppe boisée de Nertchinsk pousse sur des terres noires prairiales (lougovotchernoziomnyé potchvy), qui souffrent d‟une certaine gléification dans les horizons inférieurs. Au sud-ouest, la steppe prairiale passe à une steppe vraie, à chiendent Agropyrum pseudagropyrum (Berg, 1941, p. 333) et à Stipe du Baïkal (Stipa baicalensis), couvrant l‟espace compris entre 51°30‟ et 50°40‟ de latitude, de part et d‟autre de l‟Onon, qui coule ici du sud au nord. La rivière sépare la partie ouest, nommée steppe de l‟Aga (Aguinskaïa step), de la partie orientale, qui correspond à la partie graminéenne des steppes de Nertchinsk, s‟insinuant ici dans les moyennes montagnes drainées par le haut Gazimour. Dans la plaine, la steppe de l‟Aga pousse sur un tchernoziom carbonaté pulvérulent506, qui, à l‟est, se dégrade par le fait montagnard. Au sud de 50°40‟ de latitude, la steppe graminéenne de l‟Aga et de Nertchinsk passe à une steppe sèche qui se poursuit jusqu‟en Mongolie. L‟oblast de Tchita en possède un ruban de 400 km d‟ouest en est et de 120 km du nord au sud dans la région de Borzia et Krasnokamensk. C‟est une steppe à Stipa krylovi (Marčenko, 2005), où l‟Armoise fait son apparition507. Cette formation pousse sur un vaste plateau, qui annonce la Mongolie, recouvert de sols châtains et, à l‟ouest, de sols halomorphes, autour des lacs salés endoréiques de Toréï. C‟est cette partie occidentale qui est protégée depuis 1987 par la réserve naturelle de Dahourie (Daourski zapovednik). Couvrant 44 700 ha, elle mêle une steppe sèche et une végétation marécageuse où viennent nicher des oiseaux rares, dont vingt espèces appartiennent au Livre Rouge de la Fédération de Russie. Parmi les mammifères, le Chat manul (Felis manul, manoul), qui est un prédateur n‟existant que dans les steppes de Transbaïkalie et de Dahourie, est aussi protégé dans la dépression de Toréï (Toreïskaïa kotlovina) grâce à cette réserve naturelle d‟Etat.

506

Ce sont les moutchnisto-karbonatnyé tchernoziomy (les terres noires carbonatées farineuses) des géographes russes.

507 « A l‟angle sud-est de la Transbaïkalie, là où le Transsibérien pénètre en Mandchourie, s‟étendent des steppes à absinthes typiques sur sols châtains, qui vont des lacs sans écoulement Taréi jusqu‟à la rivière Argoun » (Berg, 1941, p. 333).

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Milieux naturels de Russie

Conclusion du Chapitre Quatrième Pour les Russes, à l‟origine de ce mot ayant ensuite fait fortune sous d‟autres cieux pour désigner des formations végétales quelque peu différentes, la steppe est un ensemble herbacé fermé, une prairie naturelle couvrant complètement le sol, lequel est une terre noire dite tchernoziom. De toutes les formations analogues situées de par le monde, la steppe russe est, en proportion, la plus pauvre en Graminées et la plus riche en autres familles, regroupées sous le terme de raznotravié. Toutes les herbes, essentiellement vivaces, subissent le cycle annuel très prononcé du climat continental. Elles profitent d‟un printemps favorable, coincé entre un hiver trop froid et un été trop sec. Le caractère prononcé du semi-repos estival est une originalité de la steppe russe. Jusqu‟au XVe siècle, la steppe était le royaume des grands herbivores et de leurs prédateurs, mais la chasse, puis, surtout, la mise en culture ont largement modifié l‟écosystème, aujourd‟hui fondé sur les petits rongeurs. Pour la société russe traditionnelle, ce qu‟il y a d‟exceptionnel, et d‟effrayant, dans la steppe est l‟absence d‟arbre. Ce défaut naturel a aussi fasciné des générations de savants russes, qui ont multiplié les études pour en comprendre la cause. On pense aujourd‟hui que l‟explication climatique prévaut à petite échelle cartographique. La limite entre la forêt et la steppe correspond assez bien avec un rapport entre les précipitations et l‟évapotranspiration potentielle égal à l‟unité. A grande échelle cartographique, les dépassements de cette limite dans un sens ou un autre dépendent de la qualité du sol et de la pente. Sur les terrains plats, mal drainés et à la granulométrie fine, l‟eau n‟imbibe pas le sol en profondeur. Les herbes de la steppe, dont les racines sont superficielles, sont favorisées, cependant que l‟arbre est desservi. Une fois installée, la steppe, par le dense feutrage du sol qu‟elle construit, ne laisse plus revenir la forêt, aidée depuis des millénaires par l‟action humaine. La steppe pousse sur le « roi des sols » (tsar potchv) et elle l‟entretient. Ce tchernoziom est un sol noir, très riche en un humus doux, bien réparti sur l‟ensemble du profil, aéré, dont le complexe absorbant possède une grande capacité d‟échange. C‟est sa fertilité légendaire qui explique le défrichement de la steppe et sa mise en culture précoce, du moins en Europe, dès que la Russie eut repoussé les Tatares. Aujourd‟hui très transformée, la steppe de Russie d‟Europe était la mieux zonée de la planète en bandes latitudinales régulières, à la différence de la prairie américaine, plus méridienne, et de la steppe sibérienne, plus morcelée. Du nord au sud, on traverse la steppe prairiale (lougostep) sur terre noire lessivée, la steppe vraie (nastoïachtchié stepi) sur tchernoziom au sens strict, la

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steppe sèche sur sol châtain et, enfin, la steppe méridionale à armoise, qui fait la transition avec le semi-désert caspien. En Sibérie, la steppe forme un paysage moins luxuriant, les herbes sont rases et le sol est rarement un tchernoziom vrai. Les terres noires sont podzolisées, lessivées et, souvent, encombrées de passages salins. La campagne khrouchtchévienne des Terres Vierges a défriché plus récemment cette formation en Sibérie occidentale qu‟en Europe. Les steppes de Kourgan, d‟Ichim, de la Baraba et de la Koulounda sont devenues à partir des années 1950 de grandes exploitations mécanisées. Plus à l‟est, en Sibérie orientale et en Dahourie, les steppes sont plutôt vouées à un élevage extensif qui les a assez peu modifiées. Même aux toutes dernières lignes du chapitre, le voyage initiatique à travers la steppe ne peut présenter de fin. C‟est plutôt une vie nouvelle, inconnue, qui commence508. Or quel inconnu est-il plus mystérieux que le désert russe ?

« Novouïou, névédomouïou jizn, kotoraïa tépèr natchinalass » écrivait Tchekhov dans l‟avantdernière phrase de la Steppe.

508

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Milieux naturels de Russie

Chapitre Cinquième Le milieu semi-aride de la Russie au défi des remontées désertiques « Après la guerre du gaz, la guerre des chameaux aura-t-elle lieu ? » titrèrent plusieurs journaux français en février 2009, alors que l‟Ukraine interdisait la traversée de son territoire à des chameaux russes achetés par la Bulgarie. Le mérite de ces articles était de placer sous les feux de l‟actualité la zone biogéographique la plus méconnue de la Russie par le grand public européen. Les géographes occidentaux connaissent quant eux l‟importance qu‟avait cet espace pour la Russie tsariste, puis l‟URSS, mais ont souvent été plus préoccupés, Aral aidant, par l‟hydrologie, le climat ou la géomorphologie. La biogéographie et la pédologie sont pourtant les disciplines géographiques dans lesquelles les travaux russes concernant le milieu aride sont les plus renommés à l‟échelle internationale. Après avoir vanté les mérites des recherches américaines et françaises en géomorphologie désertique, Jean Demangeot (1981, p. 10) n‟hésitait pas à écrire que « les Russes, eux, sont plutôt spécialisés dans la biogéographie désertique ». Mais cette analyse, fondée sur un territoire soviétique où l‟Asie Centrale couvrait quatre millions de kilomètres carrés, est-elle encore d‟actualité ? Depuis l‟indépendance de ces républiques en 1991, l‟enjeu de l‟aridité n‟a-t-il pas été évacué des problèmes russes ? La superficie concernée n‟est-elle pas aujourd‟hui négligeable et la localisation marginale ? Et s‟il reste utile d‟étudier le désert russe, est-ce un vrai milieu aride ? La position très septentrionale, à l‟échelle de la planète, du désert caspien atténue-t-elle les contraintes pour les plantes ou les augmente-t-elle ? La végétation connaît-elle des contrastes géographiques brutaux ou une simple dégradation zonale ? La Russie possède-t-elle des oasis ? La salinisation des terres est-elle une question de nature ou de société ? Faut-il conquérir ces terres rudes et fragiles ? Les abandonner à elles-mêmes ? Les protéger ? Pour tenter de répondre à ces importantes questions, du moins les dernières citées, puisque tout le monde savait avant même de l‟avoir posée que la guerre des chameaux n‟aurait jamais lieu, il convient de s‟attacher d‟abord à la délimitation de la zone biogéographique semi-aride de la Russie et à son écologie, puis d‟insister sur le rôle majeur de la mosaïque pédologique et, enfin, de présenter les contraintes biogéographiques de ce milieu pour la société russe De ce dernier point de vue, un certain nombre de problèmes sont communs à la zone de steppe et à celle du désert. En effet, la limite entre les deux n‟est pas si

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nette et, en outre, certaines difficultés d‟aménagement de celle-ci débordent sur celle-là. Il a été décidé de les toutes regrouper dans ce chapitre. Fig. désert 1 : Le désert russe, caricature géographique

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1. La Russie mise à nu Dans un transect allant du nord au sud, le milieu semi-aride est le plus méridional de Russie, du moins dans la partie européenne, où la frontière politique ne tronque pas la zonation et où les montagnes ne compliquent pas la situation. La Plaine Caspienne n‟est cependant pas le Kara Koum et il conviendra d‟abord de se poser la question de l‟existence même d‟un vrai cinquième milieu biogéographique de la Russie ou bien d‟une simple dégradation de la zone steppique. Une fois les critères justifiés, sinon admis, il sera focalisé sur la réponse des plantes et des animaux au grand problème de l‟aridité : le manque d‟eau. Ce dernier sera aussi, dans un troisième temps, le fil directeur de l‟étude du sol zonal de ce milieu.

1.1. La Russie possède-t-elle de vrais déserts ? « La limite des régions désertiques est fort difficile à tracer et c‟est souvent la végétation elle-même qui constitue le meilleur critère de différenciation » (Huetz de Lemps, 1994, p. 155). L‟aridité est définie par des critères climatiques509, mais la biogéographie et la pédologie permettent de distinguer la zone semi-aride de la zone steppique.

1.1.1.Le critère végétal : une couverture discontinue Au sens russe, la zone de steppe (stepnaïa zona) correspond à un ensemble de formations végétales, steppe boisée, steppe vraie et steppe sèche, ayant toutes le point commun de couvrir entièrement le sol, d‟où leur caractérisation en tant que prairie dans le vocabulaire biogéographique général français. Cela signifie que, quand le paysage s‟ouvre, donc devient une steppe au sens français, on a alors quitté la zone de steppe au sens russe pour entrer dans la zone des semi-déserts et déserts. En effet, dans la définition russe classique, celle de L.S. Berg, la zone du semi-désert (poloupoustynnaïa zona ou, simplement, poloupoustynia) concerne les terrains où poussent des formations ouvertes dont le taux de recouvrement oscille entre 99 et 50 % et la zone du désert (poustynnaïa zona ou poustynia) des espaces dont les formations sont couvrantes à moins de 50% : « tandis que, dans les steppes, la végétation forme généralement un tapis ininterrompu, on peut, dans les semi-déserts, apercevoir entre les plantes des intervalles de terre nue ; toutefois, ce qui n‟est pas le cas pour les déserts, la 509

Selon A.N. Zolotokrylin et E.A. Tchrenkova (2009), les terres sèches (zassouchlivyé zemli), définies par l‟indice d‟humidité fondé sur l‟évapotranspiration de Thornthwaite, couvriraient près 700 000 km² dans la Fédération de Russie. Plus précisément, la Russie d‟Europe compterait 430 000 km² et la Sibérie 240 000 km² de terres sèches (Zolotokrylin, 2009).

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superficie couverte de plantes est plus importante que celle qui en est dépourvue » (Berg, 1941, p. 121) L‟affaire se complique quelque peu quand on sait que les auteurs russes appellent « steppe désertique » (poustynnyé stepi)510 ou « steppe à absinthe511 » la formation végétale qui pousse dans la zone du semi-désert. La logique est respectée dans le sens où la zone de steppe concentre la steppe au sens strict, sans épithète. Elle l‟est moins si l‟on considère qu‟une steppe, si elle est affublée d‟un adjectif, n‟est plus une steppe. Il s‟ensuit un certain flottement lexical, qui n‟est pas moins grand que celui qui existe en français entre la steppe au sens de la géographie générale et la steppe au sens de la géographie régionale.

1.1.2. Le critère pédologique : des sols à faible coefficient d’humidité Le critère du taux de couverture végétal n‟étant pas forcément utilisé par tous les auteurs512 d‟une manière aussi stricte que celle de L.S. Berg, il est important de croiser quelques autres signes distinctifs, en particulier pédologiques. Après quelques hésitations dans l‟entre-deux-guerres513, la plupart des géographes russes se sont mis d‟accord sur le fait qu‟on quittait la zone de steppe, en direction du sud, en sortant des sols châtain au sens strict. La zone de semi-désert est clairement définie par une couverture pédologique de svetlo-kachtanovyé potchvy. En effet, « les sols châtain clair sont spéciaux à la zone des semi-déserts » (Berg, 1941, 112), cependant que les sols halomorphes prennent une grande place. Dans ce semi-désert, les sols châtain clair se forment sous des conditions de forte domination de l‟évaporation, provoquant des flux ascendants dans le sol. Le coefficient d‟humidité (Koèffitsient ouvlajnénia), utilisé par les Russes en pédologie sous forme du rapport entre les précipitation et l‟évapo-transpiration potentielle, serait compris entre 0,33 et 0,17 selon Triochnikov (1988 p. 236), entre 0,35 et 0,25 d‟après Rakovskaïa et Davydova (2003, p. 220), pour qualifier le semiTerminologie classique russe reprise jusqu‟à aujourd‟hui, par exemple chez Rakovskaïa et Davydova (2003). Certains géographes français l‟ont importé dans notre langue : « On désigne en URSS sous le nom de steppe désertique […] une formation ouverte, avec des plaques de sol nu pouvant atteindre plusieurs mètres chacune » (Tricart, 1969, p. 49). 511 Selon l‟expression consacrée de la géographie soviétique, transcrite en français à partir de l‟ouvrage de Berg (1941). Martchenko et Nizovtsev (2005) parlent précisément de steppes méridionales à absinthe (polynno-dernovinnyé youjnyé stepi). 512 « Dans la composition du tapis végétal des steppes désertiques une part nettement plus importante que celles qu‟ils ont dans les steppes typiques appartient aux éphémères annuelles ainsi qu‟aux mousses et lichens, ce qui explique une densité moindre de couverture (40 à 50 %) » (Rodine, 1956, p. 216). Dans « la steppe désertique […] en moyenne, le taux de couverture tombe à 40-50 % » (Tricart, 1969, p. 49-50). 513 « J‟avais attribué la bande septentrionale des sols châtain clair à la zone des steppes, mais aujourd‟hui, après les recherches faites par Néoustrouiev (1928), je la considère comme faisant partie des semi-déserts » (Berg, 1941, p. 122). 510

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désert. Les géographes russes font donc commencer le semi-désert au-delà d‟un seuil nettement plus sec que la classification du climat semi-aride de l‟Organisation des Nations Unies514. Selon la définition pédologique russe classique, on quitte la zone du semi-désert en laissant derrière soi le sol châtain clair, pour entrer dans la zone du désert quand il s‟agit dudit sol brun steppo-désertique (bouraïa poustynnostepnaïa potchva). Malgré son nom, celui-ci ne porte pas la steppe désertique de la classification biogéographique russe, mais la végétation désertique typique. L‟ensemble est compliqué par l‟importance des sols halomorphes portant une végétation formée d‟halophytes.

1.1.3. Une nuance russe : la différence entre semi-désert et désert Zone

Steppe (pour rappel) Semi-désert

Désert

Taux de couverture végétale 100 % 99 à 50 %

49 à 0 %

Formation végétale

Sol dominant

Steppe sèche

Châtain

Steppe désertique (Rodine, Rakovskaïa) Steppe méridionale à Armoise (Martchenko) Steppe à absinthe (Berg) Désert à Armoise (Martchenko)

Châtain clair

Brun désertosteppique

Tableau Typologie des milieux biogéographiques désertiques russes : essai de synthèse Le vocabulaire synthétisé est en particulier celui de Berg (1941), Rodine (1956), Triochnikov (1988), Rakovskaïa et Davydova (2003), Martchenko et Nizovtsev (2005).

Rappelons que l‟UNESCO, qui, à la suite des travaux de Thornthwaite, a choisi le quotient des précipitations sur ETP comme indice d‟aridité pour confectionner sa carte mondiale, définit un climat semi-aride si ce rapport est inférieur à 0,5 et aride s‟il est inférieur à 0,2. Une grande partie de la zone de steppe russe est ainsi semi-aride et une proportion importante du semi-désert est aride. 514

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En résumé, pour les Russes, le semi-désert (poloupoustynia) est un domaine zonal où des steppes désertiques (poustynnyé stepi) poussent sur des sols châtain clair (svetlo-kachtanovyé potchvy). Quant au désert (poustynia), c‟est un espace où quelques Armoises et autres plantes désertiques (polynnyé sévernyé poustyni) sont susceptibles de croître sur un sol brun steppo-désertique (bouraïa poustynno-stepnaïa potchva). Ainsi définie, l‟ensemble de la végétation et des sols du semi-désert couvre le sud-est de la Russie d‟Europe, commençant à l‟est du 45e méridien. A l‟échelle de la Russie d‟Europe, c‟est un milieu non seulement méridional, mais aussi oriental. Au sud de la Volga, sa limite classique, marquée dans le paysage, se trouve être le rebord des monts Erghéni au-dessus de la Plaine Caspienne. Mais, selon certains auteurs, elle déborde ce massif. Au nord de la Volga, elle monte jusqu‟au 48e parallèle dans sa délimitation la plus stricte, mais elle atteint presque le 50e dans son acception la plus large. Cela en fait l‟un des milieux les plus septentrionaux de la planète touchés par l‟aridité. La république de Kalmykie et l‟oblast d‟Astrakhan se trouvent entièrement dans la zone biogéographique du désert et semi-désert, laquelle déborde aussi sur les oblasti de Volgograd, Rostov et Stavropol, ainsi que sur la république du Daghestan. Au sens le plus strict, ce sont ainsi 200 000 km² de la Russie d‟Europe qui sont concernés. Si l‟on ajoute les 800 000 km² de steppe sèche européenne et sibérienne sur sol châtain, qui entrent entièrement dans le milieu semi-aride défini par l‟UNESCO, la Russie compte environ un million de kilomètres carrés de terres subissant fortement les contraintes de sécheresse à été torride et hiver froid. Si l‟on prend une définition plus large encore, s‟appuyant sur un indice d‟aridité inférieur à 0,75 et les recommandations de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (KBOOON en abréviation russe), la Fédération de Russie pourrait même compter un million six cent mille kilomètres carrés de terres sèches (Glazovskij, 2002, cité par Zolotokrylin, 2009), voire deux millions cent mille kilomètres carrés de terres menacées par la désertification (Petrov, 2005). Mais on glisse ici de l‟état de semi-désert à l‟évolution dynamique de la désertification, l‟opoustynivanié des Russes, que les géographes étudient sous l‟angle du risque (Kotliakov, Dir., 2009). Quoi qu‟il en soit, on comprend ainsi que la chute de l‟URSS n‟ait pas exempté la Fédération de Russie de cette brûlante question et ne l‟ait pas réservée aux seules républiques nouvellement indépendantes d‟Asie Centrale.

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1.2. L’adaptation des êtres vivants au manque d’eau estival et au froid hivernal La steppe désertique, végétation propre au semi-désert, a la caractéristique de mêler des plantes steppiques, en particulier certaines Graminées, et des plantes proprement désertiques, ces dernières étant les seules à subsister dans la zone de poustynia. Toutes développent un certain nombre de traits physiologiques et morphologiques, pour tenter de répondre au déficit hydrique dans le sol. L‟idée maîtresse est donc l‟adaptation au manque d‟eau (prispossoblénié k nédostatkou vlagui), dans l‟environnement semi-désertique russe où les précipitations annuelles tournent autour de 250 à 300 mm par an pour une évapo-transpiration potentielle trois à six fois plus élevée, ou bien dans le milieu désertique russe où les précipitations sont généralement comprises entre 150 et 250 mm par an515. A cette contrainte majeur s‟ajoute la particularité russe d‟un hiver froid, susceptible de gêner aussi les plantes et les animaux.

1.2.1. Les xérophytes des strates herbacée et suffrutescente La strate herbacée, encore très développée dans la steppe sèche, garde une certaine importance dans le semi-désert. Elle est formée de Graminées, dites cespiteuses parce qu‟elles poussent en touffes séparées les unes des autres par des plaques de sol nu, qui montrent un certain nombre d‟adaptations à la sécheresse. La Fétuque du Valais (Festuca sulcata valesiaca, tiptchak) se trouve partout, au point qu‟elle est considérée comme la Graminée la plus caractéristique du semi-désert (Berg, 1941). Les Stipes restent importantes. Au delà de la Volga, dans le semi-désert du nord, c‟est-à-dire la Transvolgie de l‟oblast de Volgograd, l‟espèce caractéristique est Stipa sareptana. En-deçà de la Volga, dans le semi-désert du sud, le marqueur est plutôt Stipa lessingiana (Martchenko et Nizovtsev, 2005). La Koélérie grêle (Koeleria gracilis) et plusieurs espèces de Chiendent (Agropyrum, jitniak) complètent le peuplement des Graminées xérophiles (Rodine, 1956), en particulier le Chiendent du désert (Agropyrum desertorum, jitniak poustynny) et le Chiendent de Sibérie (Agropyrum sibiricum ou A. fragile, jitniak sibirski). La strate suffrutescente516 du semi-désert et du désert russe est formée par de petits buissons xérophiles, dits aussi « sous-arbrisseaux » en français (Rodine, 1956, p. 216, Elhaï, 1967, p. 53, Tricart, 1969, p. 50), que les Russes nomment poloukoustarnitchki. Ces buissons forment surtout, en Russie comme dans toute l‟Asie Centrale, des « peuplements suffrutescents inermes » (Rougerie, 1988, p. 56), c‟est-à-dire des paysages de sous-arbrisseaux non La station météorologique d‟Astrakhan avait un total annuel de 171 mm de précipitations pour la période de 1850 à 1915. Il est d‟environ 200 mm aujourd‟hui. 516 C‟est-à-dire la strate formée d‟individus ligneux de moins de 2 m de hauteur (Rougerie, 1988, p. 55). 515

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épineux. En effet, le genre de loin le plus représenté se trouve être l‟Armoise 517 (Artemisia, polyn). Cette Composée, qui pousse plutôt comme une herbe dans la steppe, prend une forme buissonnante dans le semi-désert, mais elle reste toujours « sans armes » (Rougerie, 1988, p. 56). L‟Armoise blanche, sous forme de plusieurs sous-espèces d‟Artemisia maritima, est répandue partout où le sel n‟est pas trop abondant dans le sol. Au delà de la Volga, dans le semi-désert du nord, l‟Armoise blanche est accompagnée de la polyn Lerkha (Artemisia lerchiana). En-deçà de la Volga, dans le semi-désert du sud, c‟est la polyn tavritcheskaïa (Artemisia taurica) qui la remplace (Martchenko et Nizovtsev, 2005). Artemisia pauciflora est commune (Rodine, 1956), mais plutôt sur les sols salés (Berg, 1941), de même que l‟Armoise noire (tchiornaïa polyn). Outre l‟Armoise, la strate suffrutescente compte aussi, souvent, le Pyrèthre (Pyrethrum, romachnik), l‟Arroche (Atriplex, lébéda) et la Kochie (Kochia, proutniak ou bien kokhia). Dans le semi-désert russe, l‟espèce principale, parfois broutée par les ovins et les caprins, se trouve être la kokhia stéliouchtchaïasia (Kochia prostrata). Les herbes et les sous-arbrisseaux de la strate herbacée et de la strate suffrutescente développent des réponses physiologiques au manque d‟eau, en modifiant le fonctionnement de certaines organes. Les comportements les plus courants en situation de sécheresse sont la fermeture des stomates pendant de longs temps, pour éviter la transpiration, et l‟augmentation de la pression osmotique pour permettre aux racines d‟extraire le peu d‟eau existant dans le sol. Les herbes et les sous-arbrisseaux des semi-déserts et déserts développent, en sus des modifications physiologiques répondant au manque d‟eau, des adaptations morphologiques concernant tant le système racinaire que le système foliaire. C‟est à proprement parler la xéromorphie. Le système racinaire (kornévaïa sistéma) est toujours très développé, en tout cas beaucoup plus que la partie aérienne de la plante. Les sous-arbrisseaux xérophytes (ksérofitnyé poloukoustarnitchki) ont pour la plupart des racines pivotantes qui peuvent s‟enfoncer de plusieurs mètres dans le sol pour atteindre la nappe phréatique. C‟est la glouboko pronikaïouchtchaïa kornévaïa sistéma (le système racinaire de pénétration profonde). De ce point de vue, l‟épine du chameau (Alhagi pseudalhagi, verblioujia kolioutchka) atteint des extrêmes, puisque certains spécimens puisent leur eau jusqu‟à une vingtaine de mètres de profondeur, dans les nappes libres, les grountovyé vody, (Giljarov, 1986, p. 91). Il y a là une originalité du milieu aride russe, qui possède un long hiver froid puisque c‟est l‟un des déserts plus septentrionaux du monde. L‟évaporation est donc assez faible à l‟échelle de l‟année, si bien que les réserves d‟eau profondes Le genre Artemisia correspond à l‟Armoise en français et à la polyn en russe. Malheureusement, depuis la traduction en français de l‟ouvrage de Berg (1941), l‟habitude a été prise d‟assimiler l‟absinthe, qui n‟est qu‟une espèce d‟Armoise, à l‟ensemble du genre, dans le cas des descriptions de la steppe russe. 517

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ne sont pas absentes, surtout dans les terrains sableux. Les plantes à racine-pivot sont ainsi avantagées. Cependant, les racines latérales extrêmement développées forment une adaptation encore plus généralisée. Le diamètre très important du réseau racinaire, de parfois plusieurs mètres, tant chez les herbes que chez les buissons, draine une surface d‟absorption telle que c‟est cette caractéristique qui explique les larges plaques de sol nu entre les parties aériennes des plantes. Après une averse, l‟absorption (poglochtchénié) est ainsi optimale, sans autoriser l‟eau ni à s‟infiltrer ni à s‟évaporer. Cette razvetvlionnaïa kornévaïa sistéma (système racinaire ramifié) a son extension maximale à proximité de la surface, mais certaines xérophytes développent des racines latérales à des niveaux plus profonds, par exemple juste au-dessus de petites intercalations imperméables. Le buisson le plus commun de la steppe désertique russe, l‟Armoise, a « des racines considérablement développées, jusqu‟à 2 voire 5 m et explorant de 2 à 3 m² de sol, par pied » (Rougerie, 1988, p. 56). Au contraire de la partie souterraine, la partie aérienne des xérophytes est peu développée et ce sont généralement des plantes de petite taille. Cette adaptation permet d‟ailleurs de lutter à la fois contre la sécheresse de l‟été et le froid de l‟hiver, ainsi que contre les vents du désert. La forme hémisphérique de chaque plante construit dans le paysage, où elles sont assemblées par centaines, des « formations à coussinets » (Rougerie, 1988, p. 21). La Plaine Caspienne offre ainsi des champs de biïourgoun (Anabasis salsa) qui montrent cette forme répondant aux contraintes désertiques. La xéromorphie du système foliaire tend vers un même but, la limitation de la perte d‟eau par transpiration. De ce fait, les feuilles sont petites (melkié listia), parfois réduites à des épines (kolioutchki) ou des écailles. Les xérophytes à petites feuilles (melkolistnyé ksérofity) forment l‟essentiel des peuplements, mais, dans certains cas, on peut aller jusqu‟à l‟absence totale de feuilles sous quelque forme que ce soit. Ces plantes sont alors des xérophytes aphylles (bezlistnyé ksérofity). Chez certaines Graminées du semi-désert russe, le limbe foliaire est enroulé sur lui-même, formant ainsi un petit tube (troubotchka), au cœur duquel les stomates sont protégés des échanges avec l‟extérieur. En outre, la pilosité (opouchennost) des feuilles contribue à masquer les stomates, donc à gêner la transpiration.

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Il faut ajouter qu‟une pellicule cireuse (voskovoï naliot) recouvre souvent la tige, ainsi que les feuilles sous forme d‟une cuticule « parfois imprégnée de gommes, résines, caoutchouc qui ont pour effet de la rendre imperméable » (Elhaï, 1967, p. 56).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 71 L’adaptation des xérophytes russes au manque d’eau Ces xérophytes à petites feuilles (melkolistnyé ksérofity) colonisent, en Sibérie, les champs de sables mobiles d’Olkhon. La xéromorphie du système foliaire limite les pertes d’eau par transpiration. La pilosité (opouchennost) des feuilles, bien visible sur la photographie, aide à masquer les stomates, freinant ainsi la transpiration

Bien entendu, toutes ces protections contre la transpiration freinent en même temps l‟assimilation chlorophyllienne. Pour tenter d‟obvier à cet inconvénient, certaines plantes du désert développent ce que les auteurs russes appellent la raznolistnost (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 174), qu‟on pourrait traduire littéralement par feuillaison différenciée. C‟est le classique dimorphisme foliaire des auteurs français (Elhaï, 1967, p. 57). Pendant la période la plus propice, lors de laquelle une certaine humidité existe, c‟est-àdire au printemps dans le désert caspien, la plante développe de larges feuilles, tandis qu‟en été elle ne possède plus que des épines ou de petites feuilles recroquevillées. Chez l‟Armoise, « les feuilles, molles au printemps, se sclérifient progressivement » (Rougerie, 1988, p. 56). On touche là à une originalité du désert russe, due à sa position très septentrionale, qui ajoute à la sécheresse estivale la contrainte du froid hivernal. Entre les deux, le printemps

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forme une fenêtre, d‟ailleurs irrégulière d‟une année à l‟autre, qui permet les conditions les moins défavorables.

1.2.2. Les plantes succulentes : une limitation par le froid Les plantes succulentes (soukkoulenty) forment un groupe particulier de xérophytes, qui tentent de passer les périodes les plus sèches par la mise en réserve de l‟eau dans des organes charnus (miassistyé organy) de leur partie aérienne.

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 72 Une succulente de la steppe sèche russe, la zaïatchia kapousta

L’adaptation au manque d’eau prend assez peu la forme de la succulence chez les xérophytes russes, à cause de la contrainte supplémentaire du gel intense. Parmi les principales exceptions, la zaïatchia kapousta est un Orpin (Sedum) qui met l’eau en réserve dans des feuilles charnues, les miassistyé listia. La photo a été prise dans la steppe sèche d’Olkhon, où les précipitations annuelles sont inférieures à 180 mm.

Les auteurs russes distinguent les steblévyé soukkoulenty, qui sont des plantes faisant des réserves d‟eau dans les tiges, des listovyé soukkoulenty, qui

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sont des plantes accumulant l‟eau dans leurs feuilles. En outre, la succulence est en général accompagnée par une xéromorphie foliaire permettant à l‟eau accumulée de ne pas être perdue trop facilement par la transpiration. On sait que, d‟une manière générale, les succulentes, grâce à leurs réserves, n‟ont pas besoin de développer une pression osmotique élevée. Cependant, si elles ne le font pas, seuls les déserts chauds leur sont ouverts, puisque cette faible pression « les rend très vulnérables à la gelée » (Birot, 1965, p. 472). C‟est pour les succulentes que le difficile cumul de la torride sécheresse estivale et du froid de l‟hiver, qui fait l‟originalité du désert russe, est le plus aigu. Sans la protection thermique de la neige ni le pouvoir tampon de l‟eau dans le sol, à cause de la sécheresse, sans la protection végétale d‟un étage supérieur, le gel de l‟hiver pénètre fortement dans le sol. De fait, dans le désert à hiver froid de la Russie d‟Europe, les succulentes ne sont pas très nombreuses, réduites à des genres qui cumulent la mise en réserve de l‟eau et une forte pression osmotique, développant à la fois des caractères de xérophytes et de cryophytes. C‟est le cas de plusieurs espèces d‟Arroche (Atriplex, lébéda), qui sont des listovyé soukkoulenty.

1.2.3. Les plantes à court cycle végétatif : le printemps du désert russe Dans les déserts et semi-déserts, la période favorable au développement des plantes, celle pendant laquelle l‟humidité est suffisante, est très réduite. Certaines espèces de ces régions se sont adaptées à cette contrainte, en réussissant à accomplir la totalité de leur cycle végétatif, que les Russes nomment simplement véguétatsia (ou plus longuement véguétatsionny périod), en quelques semaines. Ces sont les rasténia s korotkim périodom véguétatsi, les plantes à court cycle végétatif. Les éphéméroïdes (èféméroidy) sont les plantes vivaces (mnogoletnyé rasténia) à cycle court. Dans les déserts russes, c‟est à la sortie de l‟hiver que l‟eau dans le sol est la plus abondante. Le trimestre de février, mars et avril est en général celui où quelques précipitations existent et la fonte des petites réserves de neige imbibe le sol à la fin de cette saison. Enfin, la fraîcheur évite les pertes par évaporation, avant que l‟été torride ne survienne. Ainsi, « les bonnes conditions printanières permettent le développement d‟Ephéméroïdes, c‟est-à-dire de Géophytes à cycle végétatif court » (Birot, 1965, p. 473). Une fois la véguétatsia brièvement effectuée, ces cryptophytes passent l‟essentiel de l‟année, aux conditions climatiques et pédologiques défavorables, par leurs seuls organes souterrains. L‟éphéméroïde la plus courante du désert caspien est une Graminée, le Pâturin bulbeux (Poa bulbosa, miatlik loukovitchny), qui

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développe ici sa variété vivipare . Mais on y trouve aussi des Laîches (Carex, ossoki) des Aulx (Allium, louki) et quelques autres genres (Rodine, 1956). Les Tulipes (Tulipa, tioulpany) sont des éphéméroïdes qui chamarrent la steppe désertique russe, dont certaines espèces sont protégées au titre du livre rouge. Les éphémères (èféméry) sont les plantes annuelles (odnoletnyé rasténia) à cycle court. Ces thérophytes sont sans doute, de toutes les plantes, celles qui montrent la plus forte adaptabilité (prispossoblennost) à l‟irrégularité climatique. Les graines attendent dans le sol le temps qu‟il faut, c‟est-à-dire une pluie suffisante, puis accomplir en une très courte période, en général bien plus réduite que celle des éphéméroïdes, leur développement et leur fructification, avant de se dessécher et de mourir, non sans avoir laissé de nouvelles graines dans le sol. C‟est donc à l‟état de repos (v sostaïanii pokoïa), sous forme d‟une graine à pellicule endurcie, que l‟essentiel de l‟année, et même parfois d‟une période pluriannuelle, se passe. Les auteurs soviétiques classiques insistaient sur le fait que les plantes à court cycle végétatif concernaient essentiellement les déserts de basse Asie Centrale, surtout les éphémères, tout en remontant de manière dominante jusque dans les déserts d‟Azerbaïdjan, en particulier dans la vallée de la Koura (Rodine, 1956). Mais les géographes russes contemporains, comme Rakovskaïa et Davydova (2003), rappellent le rôle des éphémères et des éphéméroïdes dans le désert caspien. Au printemps, ce sont ces plantes qui composent un paysage vivant, dont la couverture au sol est momentanément continue, et même en partie colorée, très différent de l‟ambiance moribonde des autres saisons. Le Pâturin bulbeux est traditionnellement brouté par le bétail à cette saison, notamment en Kalmykie. C‟est aussi au printemps qu‟une couverture moussue remplit les vides. « Dans les semi-déserts de la région d‟Astrakhan, les intervalles séparant les touffes d‟absinthe blanche sont tapissés de mousses d‟une couleur à ce point noire que la terre semble brûlée » (Berg, 1941, p. 133).

1.2.4. Les animaux du désert russe et la Caspienne On sait, depuis la parution en français de l‟ouvrage La vie dans les déserts, traduit dans notre langue par Théodore Monod à partir du manuscrit de D.N. Kachkarov et E.P. Korovine, que la bibliographie russe concernant la zoogéographie des déserts est extrêmement abondante. Elle concernait avant C‟est « une graminée vivace, généralement haute de 30 à 40 cm, qui croît sur de petites mottes de 2 à 3 cm de diamètre. A la base de la tige se forme une sorte d‟oignon qui est capable de résister très longtemps à la sécheresse ; il est arrivée que des oignons ont donné des pousses après avoir passé dix ans dans un herbier. Mais ce pâturin a encore des oignons d‟un autre genre, ce qui lui a fait donner le nom de vivipare ; dans les gaines des feuilles florifères, il se forme, au lieu de fleurs, une cinquantaine de petits bulbes qui remplacent les graines et qui, en tombant dans la terre, donnent naissance à une nouvelle plante » (Berg, 1941, p. 169). 518

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tout l‟Asie centrale de la Russie tsariste, puis de l‟URSS. Il ne s‟agit pas ici de reprendre toutes les généralités, vraies pour le désert russe caspien comme pour les autres, qui se trouvent désormais hors de la Fédération. Nous chercherons plutôt à dégager, de façon concise, les spécificités du désert russe. Les adaptations morpho-physiologiques au manque d‟eau, secondairement à la chaleur estivale et aux vents de poussière, sont pour la plupart communes à tous les milieux arides. Le désert russe y ajoute la forte contrainte du froid hivernal, qu‟il partage avec les déserts asiatiques septentrionaux comme ceux de Mongolie. La priorité est double. D‟une part, il s‟agit de se contenter, de façon exclusive ou proportionnellement forte, de la fabrication d‟eau métabolique. D‟autre part, il faut perdre le moins possible d‟humidité. L‟une des manières de produire de l‟eau en quantité à partir des atomes d‟hydrogène se trouve être la mise en réserve de graisse (zapassanié jira), qui, par des processus chimiques internes fondés sur l‟oxydation, fabrique ensuite l‟élément. Cet emmagasinage se fait le plus souvent dans la queue et concerne pratiquement tous les rongeurs du désert russe. Outre la mise en réserve, la plupart des animaux du désert transpirent très peu. Même les animaux à sang chaud supportent de voir leur température s‟élever, sans pour autant déclencher une importante transpiration pour tenter de faire baisser cellelà. Et leur urine contient moins d‟eau que celle des Mammifères non désertiques. Chez la plupart des Reptiles, c‟est même de l‟acide urique solide qui est excrété. Quelques exemples de Mammifères peuvent être pris. Chez le chameau, nommé verblioud par les Russes, la réserve de graisse principale se trouve dans les deux bosses et la possibilité d‟élévation de la température du corps sans provoquer de transpiration est particulièrement élevée. Le verblioud n‟existe dans le désert caspien qu‟à l‟état domestique. Les Gerbilles forment une sous-famille (Gerbillinae) de rongeurs, que les Russes nomment pestchanki, en lien avec leur faculté à vivre dans les sables. Deux genres sont très répandus dans le désert caspien, la grande Gerbille (Rhombomys, bolchaïa pestchanka) et la Mérione (Meriones), que les Russes appellent la petite Gerbille (malaïa pestchanka). Les Gerboises forment un autre ensemble de rongeurs de milieu aride, dont le principal représentant russe est le touchkantchik mokhnonogui (Dipus sagitta), qui n‟a pas de nom en français. Les Gerbilles et les Gerboises font des réserves de graisse dans leur queue, ne possèdent pas de glandes sudoripares pour éviter de transpirer, leur urine est fortement concentrée grâce à un fonctionnement particulier de leurs reins. Elles ne boivent jamais, mais leur organisme a la capacité de se contenter de l‟eau métabolique, celle qui est fabriquée à partir des graines, feuilles et morceaux de plantes sèches qu‟elles consomment. Les rongeurs du désert russe forment un bon exemple d‟animaux qui ne doivent pas seulement lutter contre le manque d‟eau et la chaleur torride de

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l‟été, mais aussi contre le froid de l‟hiver. Très septentrional et continental, le milieu semi-aride de la Russie ajoute les inconvénients les uns aux autres et démultiplie les mauvaises saisons. L‟une des réponses physiologiques est le cumul d‟une torpeur léthargique estivale et d‟un endormissement hivernal, d‟une letniaïa spiatchka et d‟un zimnéé otsépénénié. Il ne reste plus que les misaisons pour être actif, le printemps étant la meilleure des deux, car la nourriture est présente. C‟est ainsi que l‟écureuil terrestre (souslik) du désert caspien hiberne en hiver, estive en été, mais déborde d‟activité au printemps et secondairement à l‟automne. Outre les adaptations au manque d‟eau et aux excès thermiques, certains animaux du désert russe ont développé une résistance aux flux de poussière. C‟est le cas de l‟Antilope saïga (Saiga tatarica, saïgak), dont les cavités nasales sont recouvertes d‟une muqueuse qui filtre les particules fines apporté par le soukhovéï et les autres vents brûlants, chargés de poussières. En dehors des adaptations morpho-physiologiques, les animaux du désert ont développé pour un grand nombre d‟entre eux des adaptations éthologiques. Leur comportement répond aux contraintes du milieu semi-aride. De ce fait, leur mode de vie (obraz jizni) est souterrain, nocturne ou encore migratoire. Le mode de vie souterrain concerne presque tous les animaux de petite taille, les insectes, les reptiles, les rongeurs. Il permet de se protéger de la forte insolation et des risques de transpiration. Chez les rongeurs, ce comportement nécessite le creusement d‟un terrier, la nora. Sous terre, l‟humidité relative est plus élevée et elle est d‟ailleurs augmentée par le confinement de la respiration de l‟animal lui-même. Le mode de vie nocturne (notchnoï obraz jizni) ou crépusculaire (souméretchny obraz jizni) est souvent lié au comportement souterrain, dans le sens où ce dernier permet le repos diurne. L‟activité de nuit est la plus grande en été, quand la chaleur du jour est torride. Au-delà de cet aspect classique de tous les déserts, les mêmes animaux ont, dans la Plaine Caspienne, un mode de vie nettement diurne en hiver. Ce fait est plus original du désert russe, où la contrainte du gel est très marquée en hiver. Toutes les Gerbilles du désert russe sont nocturnes ou crépusculaires en été, sauf la Mérione (malaïa pestchanka), qui préfère les sorties diurnes même au plus chaud de l‟année. Le comportement migratoire est l‟adaptation éthologique la plus développée dans tous les milieux difficiles. Il est à remarquer que l‟ensemble du territoire russe, très continental, est concerné par les migrations saisonnières, qui atteignent leur maximum dans les deux zones les plus contraignantes, la toundra au nord et le désert semi-aride au sud. Le seul grand herbivore sauvage du désert russe, l‟Antilope saïga, a toujours nomadisé en permanence à la recherche des meilleurs pâturages. Sa prédilection était pour la migration vers le nord et la steppe en été, vers le sud-est et le désert en hiver, lui permettant de

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toujours trouver des pâturages sans neige. La mise en culture de la steppe a conduit le saïgak à devenir un habitant presque permanent du milieu désertique, à l‟intérieur duquel il se déplace cependant encore beaucoup. Parmi les animaux migrateurs, les oiseaux occupent bien entendu une place particulière. En général, la faune aviaire est plutôt rare dans les déserts, car les oiseaux perdent en moyenne plus d‟eau que les mammifères, du fait que leur respiration rejette une plus grande quantité d‟humidité. De fait, les oiseaux ont besoin de boire, si bien que leur présence se réduit à la proximité des points d‟eau, douce de préférence, saumâtre éventuellement. C‟est ici qu‟intervient l‟originalité du désert russe, bordé du plus grand lac du monde, dont l‟eau saumâtre est dessalée à l‟arrivée de la Volga. Le fleuve lui-même, ses bras, les autres cours d‟eau caspiens et même certains canaux favorisent les Oiseaux, ainsi que certains petits lacs ou marais endoréiques. La Caspienne et ses annexes sont aussi fournisseurs de poissons, que consomment certains oiseaux. Pour toutes ses raisons, il n‟y a pas que des migrateurs dans le désert russe, mais aussi des oiseaux adaptés au milieu aride caspien. Les riabki, les Gangas de la langue française519, forment sans doute le genre (Pterocles) le plus caractéristique du désert russe. Ces migrateurs partiels se plaisent dans les déserts sableux ou caillouteux de la Plaine Caspienne, tout en appréciant les eaux saumâtres du lac lui-même, ses lagunes et ses marais littoraux. Le Ganga est un oiseau adapté au milieu aride, le seul qui trempe, humecte (smatchivaet disent les Russes) les plumes de son abdomen là où il y a un plan d‟eau et, grâce à la structure de ses plumes, transporte ensuite cette eau jusqu‟à son nid, qui peut être assez éloigné, où il se décharge sur ses oisillons (Abdurakhmanov, 2003, pp. 273-274). Deux espèces peuplent ainsi le désert russe, d‟une part le Ganga cata520 (Pterocles alchata, bélobrioukhi riabok), d‟autre part le Ganga unibande (Pterocles orientalis, tchernobrioukhi riabok).

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Où plutôt catalane. En France, le Ganga cata, très rare, ne niche qu‟en un seul endroit, la réserve naturelle des Coussouls de Crau. Tous les dépliants de cet espace protégé ont toujours vanté le Ganga cata comme étant « emblématique », jusqu‟à ce que, en août 2009, la fuite de l‟oléoduc, reliant Fossur-Mer à Karlsruhe et traversant cette réserve française, ne provoquât la catastrophe écologique que l‟on sait (Wolff, 2009). Celle-ci ne remet cependant pas en cause les effectifs russes, car les migrations de la forme orientale de l‟espèce se font entre la Russie, le Moyen-Orient et l‟Inde, tandis que la France est, comme l‟Afrique du Nord, concernée par la forme occidentale.

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1.3. Le passage zonal du sol châtain clair au sol brun steppique La végétation des steppes désertiques de la zone du semi-désert croît sur les svetlo-kachtanovyé potchvy, que les auteurs français traduisent généralement en sols châtain clair. Ce sont des sols peu épais de type AC. Le sous-horizon humifère ne fait plus qu‟une vingtaine à une trentaine de centimètres d‟épaisseur. L‟humus, qui représentait encore 3 à 4 % dans les sols châtain, tombe ici à une proportion de 1 à 3 % (Berg, 1941, p. 131). Le complexe absorbant est saturé par une proportion d‟ions sodium qui n‟est pas minime et rappelle en partie le solonets. Le sous-horizon éluvial minéral est argileux et prend souvent une structure prismatique. Vers 40 cm (Triochnikov, 1988) à 50 cm (Berg, 1941) de profondeur, le niveau d‟accumulation des carbonates est concrétionné et il précède souvent un horizon gypseux plus profond. Les sols châtain clair ne se développent de manière pure que dans une granulométrie limoneuse521 ; dans les autres cas l‟halomorphie les guette. La région de Volgograd est celle qui comprend sur les plus grandes distances des sols châtain clairs. Dans des conditions plus sèches encore, on quitte les sols châtain clair pour entrer dans les bouryé poustynno-stepnyé potchvy des auteurs russes classiques, littéralement les sols bruns déserto-steppiques, dits aussi parfois bouryé poloupoustynnyé potchvy, les sols bruns semi-désertiques. Les Français nomment cette formation « sol brun steppique » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 108, Viers, 1970, p. 192) ou « sol brun de steppe » (Demangeot, 1981, p. 98). Les sols bruns déserto-steppiques sont des formations peu épaisses de type AC, dans lesquelles le niveau carbonaté forme souvent une véritable croûte indurée. Selon Triochnikov (1988) et Nizovtsev (2005), le taux d‟humus est compris entre 1,5 et 2,5 %. D‟après Rakovskaïa et Davydova (2003), il est inférieur à 2 %. Quoi qu‟il en soit, c‟est cette faible quantité d‟humus qui donne à l‟horizon supérieur sa couleur brun clair (svetlo-bouraïa okraska). Cet horizon est friable (rykhly), souvent feuilleté (sloïévaty) et, surtout, les carbonates augmentent avec la profondeur. Le quotient des précipitations par l‟évapo-transpiration potentielle tombe à moins de 0,2 et les migrations ascendantes provoquent la formation d‟une croûte (Ca). C‟est plus en profondeur que s‟accumulent les sulfates et les chlorures. En effet, la plupart des sols bruns déserto-steppiques sont en même temps halomorphes. La quasi-totalité de la partie de l‟oblast d‟Astrakhan située au sud de la Volga, de même que l‟essentiel de la Kalmykie, sont ainsi couverts d‟un sol brun déserto-steppique à solonets ou à solontchak. Même les sols châtain clair sont assez souvent halomorphes, sauf quand la granulométrie est favorablement limoneuse. Les conditions locales, azonales, prennent donc une 521

« Sur les sols limoneux, le régime hydrique est optimum. La percolation repousse la croûte gypseuse des sols châtain clair jusqu‟à 1 m de profondeur. L‟humectation printanière est par conséquent durable » (Birot, 1965, p. 472).

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grande importance et finissent par surpasser, dans la Plaine Caspienne, les effets de la dégradation zonale.

2. Une pincée de sel d’Astrakhan, un grain de sable kalmouk et le mirage de l’oasis Vu la faiblesse de la végétation désertique, l‟accumulation de la matière organique est réduite. De ce fait, la fraction minérale du sol est proportionnellement forte. La roche-mère, du substrat ou issue d‟accumulations allogènes, donne des caractères bien reconnaissables à chacun des sols. En retour, les traits particuliers de chacun de ces sols jeunes et souvent remaniés, ne serait-ce que par le vent, influent eux-mêmes sur la végétation, qui devient spécifique. Les sols zonaux désertiques cèdent ainsi très souvent la place à des conditions pédologiques locales. Ce fut le chercheur russe Néoustrouiev qui, dans les années 1920, insista le premier sur la mosaïque non zonale522 des sols, de la végétation et des habitats animaux des semi-déserts et des déserts soviétiques523. Ce caractère éclaté, la razréjennost des auteurs russes, est sans doute le trait géographique majeur du milieu semi-aride caspien. C‟est donc l‟importance des conditions édaphiques locales, que les Russes appellent les sols intrazonaux, qui sera étudiée ici.

2.1. Les sols halomorphes, les halophytes et les gypsophytes Les sols halomorphes524, riches en sels solubles525, trouent localement, à l‟état naturel, toutes les formations pédologiques de la zone steppique, non seulement les sols châtain, mais aussi les tchernozioms de la steppe sibérienne et européenne. La pratique de l‟irrigation a eu comme effet secondaire néfaste d‟en provoquer l‟expansion dans les steppes volgiennes. Mais c‟est bien dans le milieu semi-aride et aride de la Plaine Caspienne et de ses rebords qu‟ils ont toujours eu leur plus grande extension, au point qu‟ils sont généralisés dans les dépressions et ne laissent place aux sols bruns steppiques que sur les interfluves. Ainsi, bien qu‟ils soient souvent qualifiés de sols intrazonaux, ils possèdent en fait une composante zonale assez exprimée pour nous permettre de regrouper leur étude dans le milieu semi-désertique. 522 Il est entendu que, dans la réalité, les deux échelles s‟emboîtent sans s‟annuler. Un sol salé a certes une origine locale, « stationnelle » (Duchaufour, 1991, p. 229), par exemple une nappe d‟eau salée, mais il subsiste aussi grâce au climat aride zonal, dont la sécheresse empêche l‟ion sodium, pourtant très mobile, de s‟échapper du profil. 523 « Dans le semi-désert et le désert, „à toute roche-mère correspond une limite particulière de zones de terrains. Aussi les limites des zones et des sous-zones sont-elles particulièrement découpées et irrégulières‟ (Néoustrouiev) » (Berg, 1941, p. 130). 524 Les Russes disent « sols halogènes » (galoguénnyé potchvy). Ce sont les « sols salsodiques » de Duchaufour (1991, p. 229). 525 Ce sont les legkorastvorimyé soli (sels facilement solubles) des auteurs russes.

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En fonction de critères vulgaires, comme l‟observation concrète des efflorescences salines et l‟idée qu‟on se fait des paysages désertiques, et en fonction de critères scientifiques, comme le taux de saturation en sodium, le degré de lessivage et la différenciation du profil pédologique, quatre types de sol se distinguent du « plus aride » au « moins aride » : le solontchak, la solontsévataïa potchva, le solonets et le solod. La Russie ayant fixé, ici comme ailleurs en pédologie, l‟essentiel du vocabulaire international concernant les sols halomorphes, leur étude prend une importance non seulement géographique régionale, mais aussi épistémologique générale. Malgré des différences, les quatre types de sols halomorphes ajoutent une contrainte à la végétation semiaride526.

2.1.1. Les solontchaki, des sols salins peu évolués Les solontchaki527 sont ceux des sols halomorphes qui possèdent le profil le moins évolué, de type AC. Ils sont facilement reconnaissables au fait que des efflorescences salines (vytséty soléï) de couleur blanche se forment en surface528 et font manifestement d‟eux des « sols salins » (Elhaï, 1967, p. 276), les zassolionnyé potchvy des Russes. Ces accumulations de sels superficielles peuvent revêtir différents aspects, rendus par la typologie descriptive des solontchaki. Le plus classique est le korkovy solontchak, couvert d‟une croûte (korka), qui s‟écaille plus ou moins. Le poukhly solontchak se caractérise par ses boursouflures d‟argiles poudrées de cristaux de sel. Quelle qu‟en soit leur forme, ces accumulations salines de surface reposent sur un horizon humifère assez mal exprimé, tacheté de concrétions salines, qui ne contient guère plus d‟un pour cent d‟humus (Trëšnikov, 1988, p. 285). Cet horizon A gît directement sur une roche-mère salifère (zasolionnaïa matérinskaïa poroda) ou un aquifère fortement minéralisé. Le second trait caractéristique des solontchaki se trouve être que le complexe absorbant (poglochtchaïouchtchi kompleks) du sol n‟est en aucun cas saturé par des ions sodium (natri), mais, majoritairement, par des ions calcium. En fait, les colloïdes du sol qui adsorbent les cations de sodium représentent moins de 15 % du total (Lacoste et Salanon, p. 121). Ainsi, le pH est faiblement basique, généralement compris entre 7 et 8,5. C‟est que le sodium est surtout 526 « Les Russes distinguent plusieurs types de sols halomorphes, en particulier les solontchak et les solonetz, mais ils sont tous défavorables à la végétation » (Huetz de Lemps, 1994, p. 165). « Les sols [salsodiques] des trois sous-classes sont très défavorables à la végétation » (Duchaufour, 1991, p. 232). 527 Le solontchak est l‟orthographe française la plus courante du mot russe (solončak en transcription internationale), bien qu‟on trouve aussi solontschak et solonchak, qui ne se justifient pas sauf à prendre un mot russe par l‟intermédiaire de l‟allemand ou de l‟anglais. Francisé, le pluriel devient solontchaks, mais nous avons préféré garder ici le pluriel russe solontchaki, d‟autant que le « i » final est accentué dans la prononciation. 528 C‟est le sous-horizon e de Lacoste et Salanon (1969, p. 119).

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présent en solution sous forme de chlorure de sodium et non pas en tant qu‟ion adsorbé. Les solontchaki se forment sous certaines conditions hydroclimatiques et hydrogéomorphologiques. Le climat semi-aride favorise le développement des solontchaki, par son évaporation très supérieure aux précipitations, qui provoque dans le sol une « prédominance des migrations ascendantes d‟eau salée » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 119). Cette remontée des solutions est régie par un régime hydrique d‟évaporation (vypotnoï vodny réjim). Ces flux ascendants, les voskhodiachtchié toki de Nizovtsev (2005), traversent le sol de bas en haut et finissent par construire les efflorescences en surface. Par sécheresse climatique et évaporation croissantes, on passe des solontchaki sodiques aux solontchaki sulfatés et chlorés (Trëšnikov, 1988, p. 285). Ces phénomènes de capillarité sont favorisés par le caractère argileux du sol (Kachkarov et Korovine, 1942, pp. 64). On fait ainsi le lien entre les conditions hydroclimatiques et les conditions granulométriques, celles-ci menant au cadre géomorphologique. En effet, des conditions hydrogéomorphologiques, qui ne sont certes pas forcément toujours nécessaires, s‟ajoutent le plus souvent aux conditions climatiques favorables. Ce sont les plus largement documentées en France529, surtout à petite échelle, où la géographie physique est, par son épistémologie, fortement dominée par la géomorphologie, historiquement d‟abord qualitative. A cette échelle, les solontchaki sont assez souvent localisés dans les fonds des dépressions fermées. Ce sont alors les sols, au sens pédologique, des cuvettes à fond plat appelées takyry, au sens géomorphologique530. Ce peut être, primo, un « terminus d‟écoulement endoréique » Birot (1965, p. 474) et les sels ont alors une origine allochtone, celle de flux et d‟inféro-flux venus de reliefs encadrants. Ce peut être, secundo, une dépression en lien avec la nappe ; et le sol salin, alors appelé guidromorfny solontchak par les auteurs russes, n‟est autre que le sol pédologique de la forme géomorphologique appelée sebkha par les géographes français531. Ce sont avant tout sur ces solontchaki hydromorphes que se 529 « Il existe à l‟état naturel des sols dits halomorphes, dont le plus typique est le solontchak des dépressions fermées à fond humide, formes inséparables de toute la géomorphologie aride, comme le prouve la diversité de la nomenclature : sebkhas au Sahara, kewirs en Iran, salars en Amérique du Sud, bolsons dans l‟Ouest américain…, auxquels les sels sont apportés par les eaux de ruissellement ou par des venues artésiennes » (Lageat, 2004, p. 168). 530 Du moins au sens géomorphologique descriptif. Au sens géomorphologique explicatif, il vaut mieux réserver le terme de takyr à une dépression d‟accumulation argileuse construite par les écoulements allochtones, c‟est-à-dire à une daya du vocabulaire géographique français (T. Monod, traduisant en français l‟ouvrage russe de Kachkarov et Korovine, 1942), ou à une garaa. Le terme de takyr ne devrait donc pas s‟employer pour une sebkha. 531 « Véritables machines évaporatoires, les sebkhas concentrent, peu à peu, les sels dissous dans les nappes artésiennes » (Coque, 1977, p. 208). Ce type de solontchak est la seule et unique possibilité envisagée dans la définition de Demangeot (1981, p. 259) : « solontchak : sol salé des sebkras ». La note infra-paginale de T. Monod, traduisant en français l‟ouvrage russe de Kachkarov et Korovine (1942, p. 64), concernant solontchak écrivait : « On pourrait traduire

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rencontrent des terrains « difficilement praticables, surtout en période humide, quand se forment lesdits marais de solontchak532 » (Trëšnikov, 1988, p. 285, en russe). Mais les Russes soulignent qu‟un sol salin peut aussi être dû, tertio, à la présence sous-jacente de roches salifères (solénosnyé porody), formant alors un véritable avtomorfny solontchak, bien que le solontchak hydromorphe fût lui aussi autochtone. Enfin, le vent, qui érode lors des périodes les plus sèches les agrégats d‟argiles floculées et de sels des solontchaki hydromorphes, peut aussi les transporter plus loin et former alors un quatrième type de sol salin, dont l‟importance était sans doute surestimée par les auteurs d‟avant-guerre533. La végétation est parfois complètement absente de la partie centrale des solontchaki. Mais, au moins sur les marges, il y a des plantes spécialisées, les halophytes (galofity)534, qui colonisent ces terrains salés. La famille principale en est, dans les déserts caspiens et les steppes sèches de Sibérie, celle des Chénopodiacées, que les Russes appellent marévyé. Cette famille est la même que celle qu‟on trouve partout ailleurs dans le monde dans des conditions similaires (Lacoste et Salanon, 1969, p. 74). On recense ainsi « des Arroches (Atriplex), des Soudes (genre Salsola), des Salicornes, des Kochias, tous genres cosmopolites » (Viers, 1970, p. 191). De tous les terrains halomorphes, les solontchaki se trouvent être les plus contraignants, si bien que les plantes arrivant à les coloniser sont des halophytes vraies (nastoïachtchié galofity), dites aussi euhalophytes (èvgalofity). Cela signifie qu‟elles ne prennent pas la peine d‟empêcher les sels d‟entrer dans l‟organisme ; au contraire, elles absorbent les solutions salées, mais sont capables ensuite d‟en contrôler la concentration. La première adaptation est celle qui permet justement de prélever une eau du sol très chargée en substances dissoutes. Pour ce faire, ce sont des plantes dont la pression osmotique (osmotitcheskoïé davlénié) est très élevée, si bien que « les racines ont une très forte capacité de succion » (Demangeot, 1981, p. 74). Plusieurs espèces de Soudes, que les Russes appellent solianki, de même que certaines Salicornes, les solérossy des Russes, ont ainsi une pression osmotique de 10 à sebkha au Sahara, et même peut-être trouver un équivalent français dans la « sansouire » de la Camargue ». Notons qu‟il y a chez Jean Demangeot et Théodore Monod une assimilation de la pédologie et de la géomorphologie, là où nous préférons opérer, comme Roger Coque le suggérait, un changement d‟échelle. 532 Le texte russe écrit solontchakovyé bolota. La description russe de ces marais de solontchak est à rapprocher des observations tunisiennes de R. Coque (1977, p. 208) concernant les sebkhas : « il existe aussi des secteurs impraticables, constitués par une bouillie déliquescente de sels et de vases noires fétides gorgées de saumure même en plein cœur de l‟été ». 533 « La surface étant chauffée par le soleil, l‟évaporation aspire l‟eau souterraine de bas en eau et, avec elle, vont remonter les sels qui se déposeront dans les couches superficielles. Le dépôt salin des parties en relief est emporté par le vent tandis qu‟il s‟accumule dans les dépressions, donnant ainsi naissance aux solontchak » (Kachkarov et Korovine (1942, p. 64) 534 Les scientifiques russes emploient en général le terme international de galofity, mais il existe aussi l‟expression de soléoutstoïtchivyé rasténia (Giljarov, 1986, p. 158), littéralement les plantes résistant au sel.

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20 atmosphères. Le phénomène est moins prononcé chez les Arroches, les lébédy des Russes. Une fois la solution salée à l‟intérieur, ces plantes sont capables de réguler la concentration en sels des tissus grâce à la grande quantité d‟eau mise en réserve. Ce sont en effet des halophytes succulentes, qui présentent des feuilles et des tiges charnues (miassistyé). Cette réponse à la salinité, par la succulence, est typique des plantes qui doivent combattre les chlorures. Certaines halophytes ont développé d‟autres adaptations destinées à réguler la concentration interne en sels : elles sont capables de l‟exsuder. C‟est le cas du Tamarix, le grébenchtchik des Russes, réduit ici à l‟état de buisson. Ces plantes viennent cependant mieux sur les solontsy que les solontchaki. L‟ensemble des mécanismes de fonctionnement des halophytes, par augmentation de la pression osmotique, succulence et exsudation, est appelé par les Russes soléoustoïtchivost, la résistance au sel535. Et c‟est bien sur les solontchaki que ces adaptations sont les plus difficiles à développer, d‟où le petit nombre d‟espèces concernées. Les autres sols halomorphes, où il n‟y a pas à lutter contre les chlorures, présentent des contraintes un peu moins fortes pour la végétation.

2.1.2. Les solontsévatyé potchvy, des sols à alcalis de caractère intermédiaire Les solontsévatyé potchvy forment le seul des quatre types à posséder une traduction française, celle de sols à alcalis au sens strict536, mais quelques auteurs emploient aussi le terme de « sols à alkali » pour certains solontchaki (Elhaï, 1967, p. 276) ou de sols alcalins pour tous les solontchaki (Hubschman, 1990, p. 10). Si l‟on exclut le critère simple du pH537, la question revient à définir la proportion du complexe absorbant saturée par les ions sodium. En effet, ce n‟est pas ici le profil du sol qui est caractéristique, puisque la succession des horizons peut être de type AC ou ABC selon les cas. L‟important se trouve être que la capacité d‟échange (obmennaïa spossobnost) du complexe absorbant (le poglochtchaïouchtchi kompleks) concerne les ions sodium dans une proportion de 15 à 30 % (Lacoste et Salanon, 1969) ou 15 à 25 % (Trëšnikov, 1988). A l‟intérieur de cette fourchette, le degré d‟alcanisation (stépén solontsévatosti) rapproche plutôt le sol à alcalis du La soléoustoïtchivost est l‟équivalent russe du terme français rare d‟halophytie, employé par exemple par Demangeot (1981, p. 75). 536 Nous emploierons quant à nous « sols à alcalis » comme synonyme des seuls solontsévatyé potchvy. 537 Au sens large, alcalin peut être employé pour un sol au sens de basique, c‟est-à-dire de pH supérieur à 7. Dans ce cas, tous les sols halomorphes sont alcalins (sauf l‟horizon A des solodi). Au sens strict, alcalin peut s‟employer pour qualifier la richesse d‟un sol en sodium et potassium, à différencier d‟un sol alcalino-terreux, riche en calcium. 535

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solontchak ou plutôt du solonets. Les valeurs de pH, qui tournent souvent autour de 8 à 8,5, en font aussi un sol intermédiaire. Les sols à alcalis sont fréquents dans les semi-déserts de Russie, là où l‟humidité saisonnière est un peu plus forte que dans le cas des solontchaki. Mais ils constituent aussi de nombreux îlots à l‟intérieur de la zone des sols châtain.

2.1.3. Les solontsy, des sols alcalins évolués Les solontsy538 sont des sols halomorphes au profil évolué, différencié en trois horizons ABC bien distincts. L‟horizon A est un horizon éluvial de 20 à 30 cm d‟épaisseur environ, contenant de 0,5 à 9 % d‟humus (Trëšnikov, 1988). Cet horizon, plutôt gris clair, appauvri en particules argileuses et de pH proche de la neutralité, est dit supra-alcalin (nadsolonetsovy) par les auteurs russes. Il repose en effet sur un horizon B plus foncé, plutôt de couleur brune, à forte densité, compact et enrichi en argile. Quand il n‟est pas humecté, sa structuration539 en colonnettes (stolbtchataïa otdelnost) ou en prismes (prizmovidnaïa) est tout à fait typique. Cet horizon illuvial forme le véritable horizon alcalin (solontsovy gorizont), caractéristique de ce sol, et son pH, très élevé, peut dépasser des valeurs de 9. La réaction basique (chtchelotchnaïa réaktsia) du solonets est ainsi un critère de reconnaissance manifeste. Cet horizon B, qui forme donc le cœur du solonets, repose sur un horizon C de transition avec la roche-mère, soit directement, soit par l‟intermédiaire d‟accumulations gypseuses et chloro-sulfatées. La grande particularité chimique du solonets, qui le distingue du solontchak, est la saturation de son complexe absorbant par l‟ion sodium et c‟est pourquoi le solonets est un sol alcalin. En effet, il existe ici un certain drainage par les eaux, qui explique d‟ailleurs la différenciation du profil pédologique, et c‟est ce « lessivage des colloïdes minéraux et organiques » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 121) qui entraîne les ions calcium. La place est prise par le sodium. Ainsi, la fraction la plus fine qui adsorbe les cations de sodium représente assurément plus de 25 % de la capacité d‟échange, selon Triochnikov (1988), souvent plus de 30 %. Hors l‟adsorption sur les colloïdes, le sodium se combine

Le solonets est l‟orthographe française la plus logique au regard du mot russe (solonec en transcription internationale), bien qu‟on trouve aussi souvent soloniets, répondant encore mieux à la prononciation orale russe, et solonetz, transmis du russe au français via l‟anglais. Francisé, le pluriel devient invariable, mais nous avons préféré garder ici le pluriel russe solontsy, d‟autant que le « y » final est accentué. 539 Dite aussi « disjonction colonnaire » en français (Demangeot, 1981, p. 101). « Otdelnost » signifie d‟ailleurs précisément « disjonction ». 538

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aussi dans le sol en carbonates de sodium. C‟est ce qui provoque le pH si élevé du solonets, nuisible à la plupart des plantes540. La grand particularité de la structure physique du solonets, la plus dommageable pour les plantes et pour une éventuelle mise en culture, est la forte dispersion de la fraction fine541. Bref, la structure est particulaire. En effet, « une telle abondance de l‟ion sodium a pour effet de séparer les particules argileuses, de les disperser. La structure est mauvaise ; le sol est mal aéré » (Elhaï, 1967, p. 276). Le fait est que, le pH étant très loin de 7, les charges électriques des colloïdes ne sont pas neutralisées et les particules fines, de même charge, se repoussent les unes les autres, provoquant une dispersion élevée (vyssokaïa dispersnost). Il en résulte que, d‟une part les vides ménagés entre les particules sont trop petits pour permettre une bonne circulation de l‟eau et de l‟air, d‟une part ces colloïdes risquent d‟être facilement emportées en solution par le lessivage. L‟une des conséquences visibles du caractère dispersé de la fraction fine du solonets se trouve être que, « même avec une quantité d‟argile faible au total, le sol devient imperméable à la saison humide, et il se craquelle en prismes durcis à la saison sèche » (Elhaï, 1967, p. 276). Cette alternance de gonflement (naboukhanié) et de compaction (ouplotnénié), cette dernière accompagnée d‟une fissuration prismatique, est caractéristique des solontsy. Presque systématiques dans le semi-désert de la Plaine Caspienne, les solontsy se rencontrent dans la zone des sols châtain et, par taches, dans celle du tchernoziom. Ils sont les plus répandus sur le piémont caucasien et, en Sibérie, dans la steppe de la Baraba. La végétation des solontsy et des solontsévatyé potchvy est plus variée que celle des solontchaki. Elle comprend non seulement des halophytes vraies, largement représentées par les Soudes (Salsola, solianki), mais aussi des plantes plus typiques des sols alcalins. Les cinéhalophytes, que les Russes appellent kinogalofity, atteignent ici leur plus grande extension, bien qu‟elles existent aussi sur certains solontchaki. Ce sont des plantes qui régulent la concentration en sels de leurs tissus ou moyen de l‟exsudation. Cette sécrétion (vydélénié) se fait par des glandes spéciales ou bien au niveau des poils des feuilles. Chez certaines espèces du genre Limonium, les kermeki des Russes, les efflorescences forment parfois une pellicule salée (naliot soleï) continue qui recouvre les feuilles. Mais les plus agréables plantes s‟accommodant des solontsy sont indubitablement les Tamarix. Cet arbuste, que les Russes nomment P. Duchaufour (1991, p. 232) rappelle, avec quelque exagération, l‟inconvénient de cette propriété pour les plantes : « les sols alcalins sont impropres à toute végétation, en raison de leur pH trop élevé ». 541 Cette fraction fine est, au sens strict, la fraction colloïdale, composée de particules inférieures à deux microns. Elle est scientifiquement appelée kolloidalnaïa fraktsia par les auteurs russes reprenant le vocabulaire international, mais le terme plus chaleureux de melkoziom est souvent préféré par les géographes. 540

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grébenchtchik, est ici plus haut que sur les solontchaki. Ses glandes de sécrétion du sel, les solévydodiachtchié jéliozki, particulièrement efficaces, en font le modèle des cinéhalophytes. Mais la végétation des sols alcalins comprend aussi de nombreuses fausses halophytes. Ce sont des plantes qui développent des adaptations destinées à les protéger de l‟entrée des sels, en particulier la semiimperméabilité de leur parenchyme racinaire. Ces glycohalophytes (glikogalofity) ont ainsi la capacité de filtrer les solutions chargées en sels du sol (Giljarov, 1986). La plus banale des déserts caspiens est l‟Armoise noire (tchiornaïa polyn). Beaucoup de ces fausses halophytes ont des ports xéromorphes caractéristiques. C‟est le cas d‟Anabasis salsa, une chaméphyte ligneuse qui forme « des coussins plats, de 10 à 15 cm d‟épaisseur » (Rougerie, 1988, p. 23). Les Russes la nomment éjovnik solontchakovy, bien qu‟elle soit beaucoup plus caractéristique des solontsy que des solontchaki (Trëšnikov, 1988). Elle est plus connue par les pasteurs sous le nom de biïourgoun et peut servir de fruste pâturage aux troupeaux de moutons et de chèvres. Ajoutons que certaines Graminées s‟accommodent des solontsy, notamment le blé d‟azur de Chine (Leymus chinensis) que les scientifiques russes nomment kolosniak kitaïski et la population vostrets. Enfin « les lichens affectionnent les soloniets » (Berg, 1941, p. 133), en particulier ceux du genre Aspicilia. L‟espèce la plus répandue, Aspicilia esculenta, peut couvrir les sols alcalins de petites pelotes (komotchki) grises ou brunes de quelques centimètres de diamètres, librement posées sur le solonets et poussées par le vent. Les Russes la nomment aspitsilia sédobnaïa, l‟Aspicilia comestible, vu qu‟elle est parfois broutée par les moutons. Son surnom de lichaïnikovaïa manna, littéralement la manne lichéneuse, reste populaire, en souvenir de son utilisation comme nourriture humaine dans les périodes de disette de l‟Antiquité et de l‟envoi de la nourriture miraculeuse aux Hébreux lors de l‟Exode.

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2.1.4. Les solodi, des sols halomorphes podzolisés Les solodi542 sont, de tous les sols halomorphes, ceux dont le profil est le plus évolué. Non seulement les trois horizons ABC sont bien distincts, mais aussi les sous-horizons. Seuls sols de cette famille à se développer sous une végétation assez abondante, la litière A0 a un développement certain. En dessous, le sous-horizon A1 est formé d‟un humus brut, où la matière organique humifiée abondante, de 8 % et plus selon Triochnikov (1988, p. 285), se mêle mal à la fraction minérale. L‟ensemble, assez fortement dispersé, a une structure particulaire et se caractérise par son acidité. Selon Lacoste et Salanon (1969, p. 121), les pH de 5 ne sont pas rares. En dessous, le sous-horizon A2 est nettement exprimé. De couleur blanchâtre, pratiquement dépourvu d‟argile, il forme une poudre riche en silice. C‟est ce sous-horizon éluvial minéral qui donne son principal caractère de reconnaissance visuelle au solod. De même l‟horizon B illuvial, se subdivise assez distinctement en un sous-horizon B1 d‟accumulation organique, où la neutralité se rétablit, et un sous-horizon B2 minéral, où les carbonates de sodium donnent un pH nettement alcalin (Hubschman, 1990, p. 443). C‟est cet horizon qui justifie l‟appartenance des solodi aux sols halomorphes. Puis vient l‟horizon C de transition avec la roche-mère. Cette description appelle au moins deux commentaires explicatifs sur lesquels insister. Le solod est le seul sol halomorphe dont le complexe absorbant de l‟horizon superficiel soit désaturé en bases échangeables, remplacées par des ions H+. Il en provient l‟acidité de son horizon A1 et ses piètres qualités agricoles. De fait, la mise en valeur se fait plutôt par des prairies de fauche que par une exploitation agricole. Mais l‟originalité dynamique principale du solod, qui explique d‟ailleurs tous les caractères précédents, réside dans le fait que c‟est le seul sol halomorphe podzolisé, celui où le lessivage soit si marqué. Les auteurs russes parlent à son sujet de régime hydrique de lessivage périodique (périoditcheski promyvny vodny réjim). Le témoin visuel en est son sous-horizon A2. Au sens strict, le processus de solodification (protsess ossolodénia) est l‟enrichissement en silice accompagné de l‟appauvrissement en sesquioxydes et du lessivage des colloïdes qui s‟y produisent, à partir d‟un ancien solonets. Localisés dans certaines dépressions inondables de la Plaine Caspienne et de la Basse Volga semi-arides, sous une végétation de prairie périodiquement humide, les solodi sont plus répandus dans la zone des sols châtain et ils sont Le solod est l‟orthographe française la plus logique au regard du mot russe écrit (solod en transcription internationale), bien qu‟on trouve aussi souvent soloth (par exemple chez Lacoste et Salanon, 1969, Viers, 1970, Hubschman, 1990), plus proche de la prononciation russe orale. Francisé, le pluriel devient soloths, mais Timofeev (1982) propose le pluriel français de soloti. Nous avons préféré garder ici le pluriel russe solodi, en appuyant fortement sur le premier « o » pour la prononciation.

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encore plus nombreux dans la zone de tchernoziom, notamment au nord, trouant les terres noires podzolisées sous steppe boisée. Cette localisation, assez loin au nord, dénote que le solod est un sol qui transforme aujourd‟hui un ancien sol hérité de périodes plus sèches. La question se pose donc de l‟évolution des sols halomorphes et de leurs liens génétiques.

2.1.5. Les liens génétiques entre les types de sols halomorphes Les sols halomorphes, solontchaki, solontsévatyé potchvy, solontsy, solodi, qui paraissent indépendants dans le paysage, sont cependant liés entre eux. Cette relation peut être temporelle ou spatiale. C‟est cette complexité qui explique que ce soient des sols qui aient à la fois des traits zonaux et azonaux. Le lien chronologique est le plus souvent mis en avant par les Russes, hier comme aujourd‟hui543. Il a été étudié pour la première fois par Hedroitz (cité par Berg, 1941, p. 88), qui démontra que, en un même endroit, l‟évolution d‟un solontchak vers le solod en passant par le solonets suivait l‟humidification du climat dans le temps. Le lessivage du sol augmente, conduisant à son dessalement (rassolénié). Les horizons se différencient. Du solontchak au solonets, en passant par la solontsévataïa potchva, le taux de saturation en sodium augmente, accompagné d‟une croissance de la valeur du pH, qui devient de plus en plus basique. Du solonets au solod, si l‟humidité continue d‟augmenter, la différenciation du profil est de plus en plus prononcée, avec l‟apparition d‟un sous-horizon A2 de podzolisation, mais le taux de saturation en sodium dans le complexe absorbant superficiel se met au contraire à diminuer et l‟horizon humifère s‟acidifie. Les caractéristiques des trois sols précédents sont, dans le solod, enfouis au niveau d‟un horizon profond d‟accumulation minérale. Finalement, « ces quatre types de sols peuvent constituer dans le temps, en une station donnée, une série évolutive, qui sous l‟influence d‟un lessivage progressif, va du solontchak au soloth » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 121). Le solod correspond ainsi à la « phase terminale » (Duchaufour, 1991, p. 232) de l‟évolution.

543 « Les solontsy se forment souvent par dessalement des solontchaki » (Nizovcev, 2005, p. 141, en russe). « Les solodi sont un type de sols se formant essentiellement à partir de solontsy lors de l‟augmentation de l‟humidité et du dessalement » (Trëšnikov, 1988, p. 285, en russe).

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Fig. désert 2 : Le lien temporel entre les types de sols halomorphes

Si l‟on admet que, dans une série complète, le sol de départ est toujours un solontchak, alors, à petite échelle cartographique, la distribution géographique des types de sols halomorphes s‟éclaire sous un jour qui n‟est pas aléatoire, mais zonal. Cela rend compte de ce que les solontchaki soient concentrés dans le semi-désert, les solontsy répandus dans les zones du sol châtain et du tchernoziom, les solodi communs dans les dépressions de la zone du tchernoziom et du tchernoziom podzolisé. Selon que l‟on veuille marquer le fait qu‟ils existent dans plusieurs ceintures bioclimatiques ou que l‟on souhaite souligner qu‟ils dérivent tous d‟un même sol, le solontchak, dégradé différemment selon les bandes latitudinales, on insistera tantôt sur leur azonalité, tantôt sur leur zonalité. Les Russes se plaisent à porter l‟accent sur le dessalement (rassolénié), donc la zonalité544 de ce processus. « L‟origine de ces terrains explique leur succession zonale. Ils représentent chacun un stade de développement du même sol. Le passage de l‟un à l‟autre est conditionné par le plus ou moins d‟humidité du climat » (Berg, 1941, p. 88). Les auteurs français préfèrent souvent souligner la seule azonalité. Ainsi, Demangeot (1981, p. 99) construit la famille des « sols désertiques azonaux » pour classer les sols hydromorphes et halomorphes. Les sols halomorphes peuvent, dans d‟autres cas, être liés entre eux par leur localisation. Entre les points hauts et les dépressions, séparés par une pente, où le lessivage oblique est important, les éléments solubles et les colloïdes sont entraînés et viennent s‟accumuler en bas de pente. Il peut ainsi se construire une « chaîne de sols halomorphes » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 121), « où le solonetz est en haut des versants et le solontchak, nourri par le lessivage du solonetz, se trouve au pied des versants » (Demangeot, 1981, p. 101). Cette 544

Cela ne remet pas en cause leur classement en sol intrazonal dans les typologies pédologiques russes, en sol stationnel dans les classifications françaises (Duchaufour, 1991, p. 221).

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conception des catenas de sols halomorphes est peu reprise par les auteurs russes, qui considèrent que le lien temporel explique pratiquement tous les cas, s‟appuyant sur le fait que « tous ces types de sols […] se trouvent de préférence dans les dépressions du relief » (Berg, 1941, pp. 87-88). En fait, les deux théories ne sont pas à la même échelle cartographique. La première explique la répartition à petite échelle, la seconde éclaire certains cas particuliers à grande échelle.

2.2. La végétation des sables 2.2.1. Le kiak et les autres psammophytes Les psammophytes (psammofity) sont les plantes croissant sur les dunes545 et autres champs de sables mobiles (podvijnyé peski). Ces formations couvrent la quasi-totalité de la Transvolgie d‟Astrakhan, où elles constituent les Peski Batpaïsaguyr, qui se poursuivent au Kazakhstan. Mais elles prennent aussi une grande place au sud de la Volga, dans toute la région située au nordouest de la ville elle-même d‟Astrakhan. Par l‟intermédiaire de champs plus éparses et de plus petite taille, les sables débordent sur la moitié orientale de la Kalmykie. Plus au sud, les massifs sableux de la steppe de Nogaï occupent le nord-ouest du Daghestan, le nord de la Tchétchénie et l‟extrême sud-est de l‟oblast de Stavropol. En Sibérie, les peski sont moins répandus, mais on en trouve en Transbaïkalie, que ce soit en Bouriatie ou dans l‟oblast de Tchita. Les psammophytes sont avant tout des zakrépitéli, plantes fixatrices. Elles piègent les particules sableuses, que le vent dépose à l‟abri de cette barrière végétale, construisant ainsi de petites éminences qui forment un paysage bosselé caractéristique.

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Les géographes russes emploient le mot international de dunes (diouny) plutôt dans le cas des accumulations littorales. Pour les modelés continentaux désertiques qui nous intéressent ici, ils emploient peski (sables) ou des dérivés, comme massifs sableux (pestchanyé massivy). Le terme de podvijnyé peski correspond aux sables mobiles et non pas, contrairement à ce qui a pu être écrit dans les traductions françaises de Berg (1941) et Rodine (1956), aux sables mouvants.

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Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 73 Champs de sable et psammophytes de Sibérie Les plus grands champs de sable russes, les peski, se trouvent dans la partie européenne de la Russie, mais la Sibérie en compte quelques-uns de petite taille. Dans l’île d’Olkhon, les peski sont favorisés par la grande faiblesse des précipitations et la fourniture de sable par les dunes littorales du lac Baïkal, dont le matériel est repris par le vent en direction de l’intérieur des terres. Ces champs de sables mobiles sont colonisés de plantes, les psammophytes, qui fixent une partie des particules.

En retour, les psammophytes doivent résister au zassypanié, c‟est-àdire au recouvrement par le sable, à l‟enfouissement, à l‟ensevelissement sur la face sous le vent546, y compris des parties fragiles comme les bourgeons. Il leur faut à l‟inverse lutter contre l‟obnajénié, cette mise à nu, ce déchaussement intervenant sur la face au vent. Les psammophytes préviennent cette double menace547 en croissant avec une grande rapidité en cas de besoin548, en poussant des racines auxiliaires (pridatochnyé korni), en abandonnant les parties ensevelies ou déchaussées au

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« Les représentants de cette flore psammophile sont adaptés à ce substrat souvent mobile : ils résistent à l‟enfouissement en s‟élevant sur les bosses sableuses qui se forment à leur abri, les nebkas ; la topographie mamelonnée des sables fixés par la végétation est typique de plusieurs secteurs, au Sahara comme en Asie centrale (avec des genres identiques ou voisins, Ephedra, Tamarix, Caragana, Artemisia » (Elhaï, 1967, p. 274). 547 « Ce sont là des plantes typiquement édificatrices, qui vivent en association Ŕ on a même dit « en symbiose » - avec les sables vifs : ceux-ci sont piégés par l‟obstacle végétal, lequel échappe à l‟ensevelissement, tout comme au déchaussement, en développant des systèmes racinaires démesurés» (Rougerie, 1988, p. 29). 548 « Les bourgeons sont souvent enterrés, ce qui signifie que les pousses doivent traverser 15 à 30 cm pour atteindre la surface. Ceci implique une très grande rapidité de croissance » (Birot, 1965, p. 460).

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profit des nouvelles racines , effectuant ainsi une sorte de transplantation (Trëšnikov, 1988, p. 251), et en donnant « des racines profondes ou fortement ramifiées au ras du sol550 » (Rodine, 1956, p. 222).

Cliché L. Touchart, août 2008

Photo 74 Paysage bosselé et psammophytes fixatrices Les psammophytes sont essentiellement des fixatrices, les zakrépitéli des Russes. Piégeant le sable, elles forment un paysage bosselé. La photo a été prise dans les champs de sables mobiles d’Olkhon.

L‟adaptation des racines grandes pivotantes est aussi utile pour puiser l‟eau, qui s‟infiltre rapidement et ne reste pas en surface, mais n‟est pas toujours rare à quelques mètres en dessous. Dans la Plaine Caspienne, le fixateur (zakrépitel) principal des champs de sables mobiles est une Graminée que les autochtones appellent le kiak. Pour les géographes russes, c‟est un volosnets (Rakovskaja et Davydova, 2003, p. 263), terme regroupant les trois principales espèces psammophytes551 du genre

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« En raison des variations de hauteur du niveau du sable, le réseau radiculaire doit être constamment remanié. Un réseau superficiel nouveau se greffe directement sur les troncs ensevelis » (Birot, 1965, p. 460). 550 Les travaux de M.P. Petrov, des années 1930 aux années 1950, furent pionniers en la matière. 551 Notamment, en plus du kiak, Leymus arenarius (kolosniak pestchany) et Leymus racemosus (kolosniak kististy), soit le Leymus des sables et le Leymus en grappes.

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Leymus552, lequel compte aussi des espèces steppiques. Pour les Français, le kiak est « l‟avoine des sables » (Berg, 1941, p. 134) ou « le blé des sables » (Rougerie, 1988, p. 28). « C‟une grande plante, qui s‟élève à 1,5 m et même davantage, et que broutent volontiers chevaux et bêtes à cornes » Berg (1941, p. 134). L‟autre Graminée fixatrice du pays d‟Astrakhan est le Chiendent de Sibérie (Agropyrum sibiricum ou A. fragile, jitniak sibirski), « dit erkek par les gens du pays et qui est particulièrement apprécié par les chevaux » (Berg, 1941, p. 134). En dehors des Graminées, les principales psammophytes sont l‟Armoise des sables (Artemisia arenaria), que les Russes nomment la polyn pestchanaïa ou, plus simplement, le chaguyr, ainsi que des sous-arbrisseaux du genre Calligonum (djouzgoun des Russes) et plusieurs espèces du genre Salsola, en particulier la Soude de Richter (Salsola richteri), que les Russes appellent le tcherkez.

2.2.2. Le marchand de sable s’enrichit Dans les dépressions des déserts sableux, au pied des amas mobiles, la granulométrie reste souvent grossière, mais le rôle du vent est amoindri, les problèmes de déchaussement et d‟enfouissement se posent avec moins d‟acuité, le régime hydrique est différent, plus favorable. Souvent aussi, une proportion significative de particules plus fines varie quelque peu la granulométrie. On a alors des sols sableux plus fixes, les pestchanyé potchvy, moins souvent tronqués par la mobilité et dont les caractéristiques hydriques, issues de leur texture, sont loin d‟être défavorables aux plantes, dans les conditions de climat semi-aride. D‟abord, quand les rares précipitations surviennent, elles s‟infiltrent rapidement en profondeur, puisque la perméabilité à l‟eau (vodopronitsaïémost) de ces sols est très élevée, du fait de la grande taille des pores, les potchvennyé pory, séparant les particules grossières. Ainsi, les pertes par évaporation sont minimales, de même que celles par ruissellement. Bref, toute l‟eau, ou presque, entre dans le sol. Selon la vigoureuse formule lapidaire de Pierre Birot (1965, p. 460), « l‟eau pénètre facilement et remonte difficilement ». Certes l‟eau de gravité, qui va librement rejoindre les nappes, est proportionnellement une perte importante pour les horizons supérieurs des sols sableux, mais certaines plantes à enracinement profond sont justement capables d‟aller en chercher une partie. La capacité de rétention au champ (polévaïa prédelnaïa vlagoïomkost), soit l‟eau susceptible de rester dans le sol une fois soustraites les fuites d‟eau libre en direction de la nappe, représente, il est vrai, une quantité assez faible. Mais il s‟agit, en grande partie, d‟une eau disponible (dostoupnaïa vlaga), 552 Le kiak est en latin Elymus giganteus, selon Berg (1941, p. 134). Giljarov (1986, p. 273) indique que jadis les genre Elymus (pyréïnik des Russes) et Leymus (kolosniak des Russes) étaient confondus.

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effectivement, pour les plantes. En effet, la proportion d‟eau de capillarité par rapport à l‟eau hygroscopique y est la plus élevée de tous les sols. C‟est que, vu la grande taille des particules, leur surface externe est petite par rapport à leur volume, donc la pellicule d‟eau adhérant au grain est petite. Ainsi, le volume d‟eau susceptible d‟être retenu aux particules sableuses par des forces importantes, c‟est-à-dire la guidroskopitcheskaïa vlagoïomkost (capacité en eau hygroscopique), est proportionnellement réduit. Donc, dans un pourcentage inverse, le volume d‟eau susceptible d‟occuper les pores entre les particules, c‟est-à-dire la kapilliarnaïa vlagoïomkost (capacité en eau capillaire), est grand. Or c‟est cette eau, qui n‟est pas retenue par des forces dépassant celles de succion des racines, qui peut être prélevée par les plantes. C‟est l‟importance de cette eau libre (svobodnaïa voda) qui explique qu‟un sol sableux, lequel comporte beaucoup d‟inconvénients en région humide, puisse devenir au contraire favorable553 à la végétation dans une région de déficit d‟eau. En outre, grâce à sa latitude élevée, le désert russe, par son long froid hivernal, souffre une évaporation annuelle plutôt basse, qui permet à l‟eau de ne pas être totalement perdue quand la granulométrie grossière l‟autorise. Le désert russe possède donc des dépressions sableuses plus favorables que la moyenne mondiale pour la végétation. Il faut ajouter que les sols sableux comportent une partie importante d‟humidité sous forme de vapeur d‟eau contenue dans l‟air (potchvenny vozdoukh) remplissant les pores des horizons supérieurs. Celle-ci se condense et fournit de l‟eau liquide aux plantes si le degré de chaleur dans le sol diminue jusqu‟à ce que le point de saturation soit atteint. Or les sables, par la grande taille des pores séparant les particules et la bonne aération qui s‟ensuit, sont les plus aptes à laisser passer le refroidissement (Birot, 1965, p. 460). Comme le désert russe, marqué par la continentalité, connaît de fortes amplitudes thermiques entre le jour et la nuit, il est particulièrement favorable à l‟humectation des premiers décimètres au petit matin. Pour toutes ces raisons, la végétation vient mieux dans les dépressions et ne s‟y réduit pas aux seules psammophytes. Elle peut être arbustive et même arborée554. « Dans les cuvettes humides, on voit fréquemment pousser des osiers, des saules pleureurs et d‟autres arbrisseaux » (Berg, 1941, p. 134). On y trouve même plusieurs espèces de Saule (iva) et de Peuplier (topol), en particulier le Peuplier blanc (Populus alba, bély topol), le Peuplier noir (Populus nigra, ossokor) et le tremble (Populus tremula, ossina). L‟Olivier de Bohême555 (Elaeagnus angustifolia, lokh ouzkolistny) est typique des dépressions sableuses du pays d‟Astrakhan (Baldina et al., 1999, Rakovskaïa et « Toute l‟année dans les régions arides […], la situation est meilleure pour les plantes dans les sols sableux, légers, poreux, que dans les sols argileux » (Elhaï, 1967, p. 77). 554 « Les forêts supportent mieux l‟aridité sur sol grossier que sur sol fin, et […] la végétation [est] plus fournie dans les pays arides sur sables que sur argile » (Elhaï, 1967, p. 77). 555 Que les Anglais appellent olivier de Russie. 553

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Davydova, 2003, Baranov et Kozitsyn, 2003). De l‟autre côté de la frontière, les cuvettes sableuses du désert du Ryne, au Kazakhstan, sont d‟ailleurs peuplées de la même essence (Berg, 1941). Ce petit arbre a un remarquable enracinement traçant qui lui permet de fixer les sables à l‟instar des psammophytes. Aujourd‟hui, l‟Olivier de Bohême couvre, selon les études précises de Baranov et Kozitsyn (2003), 2 173 hectares dans la région d‟Astrakhan, correspondant à une réserve de 127 500 kg de fruits. Ces derniers, surnommés en France dattes de Trébizonde, sont en effet consommés, frais ou séchés, du fait de leur grande teneur en sucre. Bien entendu, certaines dépressions interdunaires, surtout si elles correspondent à un terminus d‟écoulement, ne sont pas sableuses, mais argileuses. Ces takyry, en général dépourvus de végétation, parfois inondés saisonnièrement, souvent liés à des solontchaki actifs en surface ou à des solontchaki hérités en profondeur, ne sont pas, au contraire des dépressions à sol sableux, des cuvettes riches en végétation, mais elles sont à l‟inverse plus pauvres encore que leurs alentours556. D‟autres dépressions désertiques, enfin, sont les plus riches de toutes. Ce sont celles qui sont traversées par des cours d‟eau allogènes.

2.3. Les sols alluviaux et la végétation des oasis de la Volga et du Térek Les sols alluviaux (poïmennyé potchvy), qui existent aussi dans les autres zones biogéographiques, prennent à la traversée des déserts une importance relative démesurée, concentrant la vie végétale et animale. Ces oasis naturelles concernent principalement la basse Volga, la Kouma et le Térek. Depuis que la basse vallée de l‟Oural se trouve en territoire kazakh indépendant, le ruban végétal qui suit ce fleuve ne concerne plus directement la Russie, bien que le cours moyen possède déjà quelques traits assez proches. Les poïmennyé potchvy sont des sols feuilletés, dans lesquels les horizons humifères s‟interstratifient avec des dépôts de granulométrie différente. Ils sont appréciés pour leur plodorodié, leur fertilité. A l‟état naturel, ils sont suivis par des rubans de végétation dont la diversité, la biomasse et la

« La perméabilité […] des argiles en général, est faible ; la majeure partie des eaux de pluie ruisselle et s‟évapore sans être absorbée. Ce phénomène s‟observe aisément sur les takyr se trouvant, dans les déserts sablonneux, entre les cordons dunaires et occupant parfois des surfaces énormes. Les takyr sont unis comme une table. Par temps sec, leur surface est dure, et se craquèle en polygones de formes et de dimensions variées ; au printemps, les takyr se transforment en lacs très peu profonds, dits khaty, atteignant des dizaines de kilomètres de longueur. […] Un autre caractère des sols argileux est leur capillarité élevée, due à la très grande finesse des particules constitutives. […] La surface étant chauffée par le soleil, l‟évaporation aspire l‟eau souterraine de bas en eau et, avec elle, vont remonter les sels qui se déposeront dans les couches superficielles » (Kachkarov et Korovine (1942, p. 64).

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productivité sont très supérieures à la maigre steppe environnante557. Pour simplifier une mosaïque compliquée par les bras morts et les marécages, deux formations végétales se distinguent, d‟une part les poïmennyé louga, d‟autre part les poïmennyé lessa. Les poïmennyé louga de la basse Volga sont des prairies inondables naturellement riches en Graminées, dont les genres dominants sont Agropyrum, Bromus, Dactylis, Phalaris (Rodine, 1956). Parmi les autres familles, les Liliacées donnent de beaux parterres de Tulipe sauvage (Tulipa biebersteiniana, tioulpan Biberchteïna), notamment dans la région d‟Akhtoubinsk. Ces prairies sont trouées de marécages, qui s‟assèchent pour certains en fin d‟été, où poussent des cortèges plus humides. Dans l‟auréole extérieure règnent les Cypéracées, certaines banales, d‟autres plus rares, comme la Laîche d‟Omsk (Carex omskiana, ossoka omskaïa). Plus proches de l‟eau, les roselières font une large place au trostnik (Phragmites). Ces terrains marécageux comptent aussi un certain nombre de plantes médicinales, traditionnellement cueillies. C‟est le cas de la Renouée poivre d‟eau (Polygonum hydropiper, gorets péretchny ou bien vodianoï pérets), dont les tiges roussissent à l‟automne pour former des paysages fauves caractéristiques. Les Russes ont toujours ramassé le Poivre d‟eau en aval en Volgograd pour ses qualités hémostatiques. En dehors des aires protégées, les poïmennyé louga sont aujourd‟hui pâturées ou, plus rarement, mises en culture. Les poïmennyé lessa sont des forêts alluviales dont les plus importantes du désert russe ont toujours été celles de la Volga inférieure. Le Chêne pédonculé (Quercus robur, doub tchérechtchaty) en forme l‟espèce la plus noble, qui développe ici un écotype volgien particulier. Cette essence forme un poste avancé vers le sud, qui atteint presque le 48e parallèle, à cent cinquante kilomètres en aval de Volgograd. Les chênaies alluviales (poïmennyé doubravy) constituent assurément l‟écosystème le plus majestueux de la végétation des oasis naturelles de Russie et certaines ont un sous-bois de Fougères, les paporotniki, du plus bel effet. Les ormaies (ilmovyé lessa) et, surtout, les peupleraies (topolevniki) descendent plus loin vers le sud et on les trouve sans plantation jusqu‟à 47°15‟ de latitude nord, à 250 km en aval de Volgograd. Léon Berg (1941) leur met comme limite naturelle le village d‟Iénotaïevka558. L‟Orme est parfois mêlé au Chêne pour former des ormaies chênaies inondables, en particulier quand il s‟agit de l‟Orme lisse (Ulmus laevis, viaz gladki). Dans d‟autres cas, il forme des peuplements purs, surtout l‟Orme 557

« Traversing the arid Caspian lowland, the valley of the Volga lower section is remarkable for a broad variety of vegetation whose biological productivity is considerably superior to that of zonal xerophytic communities. Swamps, meadows, fens and forests contribute to the vegetation of the region” (Golub et Mirkin, 1986, p. 337). 558 « Les prairies inondables de la Volga sont parsemées de chênes, arbre qui descend au sud jusqu‟à la latitude du lac Baskountchak, d‟ormes et de peupliers noirs, essences qu‟on ne trouve plus dans la région de Iénotaievsk » (Berg, 1941, p. 134).

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champêtre (Ulmus foliacea), que les scientifiques russes appellent viaz listovaty, mais que la population nomme bérets ou bien karagatch. Le sous-bois est souvent dominé par l‟Ortie et la Reine-des-prés. Ces forêts alluviales sont les krapivno-tavolgovyé ilmovyé lessa, les ormaies à Ortie et Spirée (Utkin et al., 1995). Quant aux peupleraies, elles sont composées du Peuplier noir (Populus nigra, topol tchiorny) et du Peuplier blanc (Populus alba, topol bély). L.E. Rodine (1956) ajoute que les forêts inondables de la basse Volga sont évidemment riches en Saules, en particulier Salix alba, S. trianda et S. viminalis. Certaines de ces peupleraies saulaies ont une physionomie proche du tougaï des populations turcophones d‟Asie centrale. Les forêts alluviales de la basse Volga formaient une oasis naturelle de plusieurs milliers de kilomètres carrés, qui étaient traditionnellement exploitées jusqu‟à la fin du XIXe siècle. Décrivant la situation du tout début du XXe siècle, P. Camena d‟Almeida (1932, p. 85) écrivait : « ce n‟est que le long des bras de la basse Volga, dans son delta, le long de l‟Oural et autres cours d‟eau de la steppe que l‟humidité entretient des saules, des peupliers et de vastes fourrés de roseaux, utilisés pour le fourrage, le chauffage, la construction des cabanes ». Aujourd‟hui, c‟est évidemment la région la plus peuplée du désert russe. Des canaux d‟irrigation ont été ajoutés aux bras naturels et l‟oasis est occupée. D‟autres parties sont cependant protégées sous divers statuts, en particulier le parc naturel du lit d‟inondation de la Volga et de l‟Akhtouba.

3. La steppe et les grandes cultures de la Russie sont-elles menacées par les remontées désertiques ? Un certain nombre de contraintes, de dommages environnementaux et de réponses à celles-là ou à ceux-ci sont communs au semi-désert à la steppe. Comme ce sont des phénomènes arides faisant des incursions plus haut en latitude, il a été choisi de les rassembler ici. Il s‟agira d‟abord de grouper les problèmes et les tentatives d‟aménagement concernant les terres salées. Il conviendra ensuite d‟effleurer la question de l‟influence des transports de poussières sur la végétation, préférant insister sur les réponses apportées par la société russe pour essayer de les contrer. Il faudra enfin montrer combien il serait préférable de traiter les problèmes à la source ; l‟un des moyens consiste à créer des aires protégées aussi dans le milieu semi-désertique, bien que la tradition russe soit de multiplier avant tout dans la zone forestière.

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3.1. La société russe face aux problèmes de salinisation des terres 3.1.1. La mise en valeur des sols halomorphes La grande surface occupée par les sols halomorphes à l‟état naturel dans le milieu semi-aride de la Russie et dans la steppe méridionale a incité la société russe à tenter de les conquérir, aux époques où le gain de nouvelles terres était indispensable pour répondre à la pression démographique. Certains régimes politiques qu‟a connus la Russie ont pu aussi avoir l‟ambition de présenter cette mise en valeur comme une vitrine. Quelles qu‟en fussent les raisons, l‟ensemble des actions menées pour cette conquête a toujours été placé, pour les Russes, sous le chapeau de la mélioratsia. Cette bonification des sols comprend des opérations communes à presque toutes les situations, d‟autres plus particulières à chacun des types de sol. Parmi les actions toujours nécessaires, la promyvka est la plus importante. Elle consiste en un lessivage des sels. Leur évacuation se fait par le maniement d‟apports d‟eau en grande quantité suivis d‟un drainage efficace. Cette opération se poursuit parfois par la mise en place d‟un nouveau régime hydrique, contrôlé. Il faut en outre changer la composition chimique et la structure du sol et l‟enrichir en matière organique. Dans tous les cas, et a fortiori quand une croûte existe, le rykhlénié est indispensable. Cet ameublissement doit être réalisé plus ou moins profondément en fonction du type de sol. De toute façon, pour obtenir de bons résultats, la plupart des actions précédentes doivent être dosées de manière différenciée selon qu‟il s‟agit d‟un solontchak, d‟un solonets ou d‟un solod. La conquête des solontchaki nécessite une promyvka particulièrement abondante, car le lessivage des sels est long et difficile. Le risque est que cela mène à un enrichissement en sodium, qu‟on évite si le drainage est efficace559. En outre, il faut couper le lien qui existait le plus souvent avec la nappe, surtout dans le cas d‟un solontchak hydromorphe. L‟abaissement du niveau des eaux souterraines (ponijénié ourovnia grountovykh vod) est alors l‟action délicate dont dépend la réussite durable de la bonification. La conquête des solontsy fait passer au premier rang l‟appauvrissement en sodium et son remplacement par le calcium560. La gypsification (guipsovanié) devient une opération prioritaire, l‟apport de sulfates permettant à la fois cette substitution et l‟amélioration de la structure du sol. La promyvka reste évidemment essentielle pour lessiver les sels, cependant que le drainage

« Le désalage […] par irrigation et drainage simultané est une opération délicate » (Duchaufour, 1991, p. 232). 560 La culture de certaines halophytes bien choisies peut permettre d‟enrichir les solontsy en ion calcium (Šamsutdinov, 2008). 559

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est indispensable pour tenter d‟équilibrer le pH. L‟apport d‟engrais organiques est déjà nécessaire, moins cependant que dans le cas suivant. Pour mettre en valeur des solodi, un grand soin doit être apporté au drainage, et même à l‟assèchement. Il faut en outre déverser « de fortes doses d‟engrais organiques » (Trëšnikov, 1988, p. 285, en russe). Toutes ces actions de bonification des sols halomorphes sont délicates et, si elles ne sont pas menées au mieux, elles peuvent aboutir à une dégradation du milieu là où une amélioration était au contraire recherchée. Traitant de l‟échelle mondiale, Henri Elhaï (1967, pp. 276) écrivait d‟une manière générale que « les graves défauts de ces sols rendent leur amélioration difficile et des remèdes apportés sans discernement peuvent donner des résultats encore plus désastreux ». La Russie a connu de tels déboires.

3.1.2. La difficile maîtrise de l’irrigation et la dégradation des sols Les résultats de la bonification, de la mise en culture et de l‟irrigation des terres semi-arides de la Russie ont été mitigés. Certaines terres ont été effectivement gagnées à la culture, d‟autres ont vu leur infertilité s‟aggraver, cependant que d‟autres encore devenaient salées alors qu‟elles ne l‟étaient pas au départ. Deux problèmes pédologiques principaux peuvent être dégagés, d‟une part la transformation anthropique de solontchaki en sols alcalins, d‟autre part l‟apparition artificielle de nouveaux solontchaki. L‟apport de grandes quantités d‟eau douce pour la promyvka de la bonification, puis pour l‟agriculture, peut conduire à une hydrolyse des argiles et à un lessivage des colloïdes. La perte du calcium aboutit à des recombinaisons en carbonates de sodium ou, en tout cas, à un enrichissement relatif du sol en sodium. Le pH augmente et les solontchaki se transforment en sols à alcalis puis en solontsy. Les colloïdes de même charge se repoussent et la dispersion est trop forte, dégradant ainsi la structure du sol, qui devient mal aéré, imperméable quand il y a de l‟eau, craquelé quand il en manque. « Par suite d‟irrigation d‟eau douce sur terrains salés […] ce processus aboutit donc à une dégradation progressive de la structure du sol, laquelle tend alors vers le type particulaire compact » (Lacoste et Salanon, 1969, p. 121). Partout où le drainage a été insuffisant, une alcanisation de ce type s‟est produite. La steppe sibérienne de la Koulounda a souffert de cette évolution et des mesures sont prises pour tenter de changer le régime hydrique des solontsy d‟origine anthropique (Paramonov et al., 2003, Černyh et Zolotov, 2009). Ce problème est cependant moins grave que le suivant. La création anthropique de nouveaux solontchaki à cause d‟une mauvaise gestion de l‟irrigation est une dégradation plus importante, qui ne se contente pas de modifier la chaîne des sols halomorphes. Comme l‟écrit A.F. Triochnikov (1988, p. 286, en russe), « en régime irrigué non rationnel, il peut apparaître des solontchaki de salinisation secondaire ». Ces solontchaki

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vtoritchnogo zassolénia proviennent en général d‟une nouvelle hydromorphie, créée par les apports d‟eau d‟origine anthropique. La steppe sèche située à l‟est de la Volga est sans doute la région russe qui a le plus souffert, d‟une part de salinisation secondaire, d‟autre part, surtout, d‟alcanisation (solontsisation) secondaire561. L‟existence de solontsy naturels dans les steppes transvolgiennes, à hauteur de la moitié environ de la superficie totale de la partie méridionale, rend l‟irrigation risquée (Egorov, 1964). D‟une part, ils libèrent du sodium, d‟autre part leur faible perméabilité les transforme en flaques, marécages ou autres. « Dans ces conditions, si on irrigue avec des normes moyennes, même si la parcelle a été parfaitement aplanie, les taches de solonetz rendent impossible une répartition égale de l‟eau » (Marchand, 1990, p. 497). Comme leur vitesse d‟infiltration est très faible, on est tenté d‟apporter plus d‟eau encore pour les humidifier sur une épaisseur intéressante pour la mise en culture. Ces apports massifs, sans drainage ou avec un drainage insuffisant, conduisent à une remontée de la nappe, qui salinise ou alcalinise les sols. Dans les steppes transvolgiennes irriguées, cette remontée s‟est produite beaucoup plus vite que les experts russes ne l‟avait prévue. Dans la Transvolgie de Saratov, B.I. Kostin et al. (1981) ont considéré qu‟une quinzaine d‟années avait suffi à provoquer une solontsisation secondaire de la quasi-totalité des sols, ou, dit autrement, avait conduit à plus que doubler la place prise par les solontsy naturels en créant des solontsy anthropiques sur les anciens sols châtain. C‟est bien le manque de drainage qui a causé la catastrophe, accentuée par la volonté de dépasser les normes d‟irrigation pendant des années562. C‟est beaucoup plus au sud que se trouvent les deux grands canaux d‟irrigation de la Russie semi-aride. Celui qui joint le Térek à la Kouma (Tersko-Koumski kanal) arrose le milieu semi-désertique de l‟oblast de Stavropol depuis les années Cinquante563. Il se poursuit au nord de la Kouma par le canal des Terres Noires (Tchernozemelski kanal), plus récent, qui permet

« Les steppes transvolgiennes. L‟objectif était de conquérir à l‟agriculture irriguée quelque six millions d‟hectares de steppes sèches vouées à l‟élevage extensif, mais devant les échecs enregistrés, ce projet fut abandonné » (Marchand, 2007b, p. 67). L‟étude de cet échec est détaillée dans les articles précédents du même auteur et dans sa thèse de doctorat d‟Etat (Marchand, 1986, 1990, 1991). J. Radvanyi (2007, p. 361) résume quant à lui : « lors de la mise en eau des steppes sèches de la rive gauche, l‟absence de drainage, le dépassement des normes de mise en eau ont entraîné souvent la remontée des nappes phréatiques dans des sols chargés de sels. » 562 « Les populations de la steppe n‟avaient aucune expérience de l‟irrigation. […] L‟eau est gratuite et leur activité économique est jugée sur la couverture (et si possible le dépassement) du plan. Dans ces conditions, et on aurait pu s‟en douter, les populations ont réagi en dépassant les normes d‟irrigation dans l‟espoir de récolter plus » (Marchand, 1990, p. 501). 563 Il était en cours de construction lors du XVIIIe Congrès International de Géographie, si bien qu‟A.N. Rakitnikov (1956, p. 310) pouvait écrire : « les travaux d‟irrigation d‟une grande envergure ont été entrepris dans la partie la plus occidentale de la vaste zone semi-désertique de l‟URSS, située entre le Térek et la Kouma. Actuellement on est en train de construire le canal Térek-Kouma qui par libre écoulement alimentera en eau les territoires de la steppe de Nogaï ». 561

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surtout d‟irriguer les pâturages de la république de Kalmoukie. Mais de nombreux solontchaki se sont développés. Au total, le rapport Aquastat de la FAO estimait en 1995 que la Russie comptait 243 000 km² de solontchaki et 150 000 km² d‟autres sols halomorphes, sans préciser leur part respective d‟origine naturelle et anthropique. En comparaison d‟autres pays, le Worldwatch Institute (cité par Y. Lageat, 2004, p. 169) indiquait en 1990 que 36 % des terres irriguées de l‟Inde étaient dégradés par salinisation, 27 % aux Etats-Unis et 12 % en URSS. Mais René Létolle et Monique Mainguet (1993, p. 209) écrivaient que « la salinisation des sols touche la quasi-totalité des terres irriguées en URSS ». Les études occidentales, qui, au sujet de l‟aridité, concernaient surtout l‟Asie Centrale, s‟intéressent moins à cette question pour la Fédération de Russie.

3.2. Les Russes sablent-ils la champagne ? Les vents de poussière, l‟avancée des sables et le rôle de la végétation sont déjà mêlés à l‟état naturel. Cependant, le risque devient aigu quand le milieu est mis en culture. Le sable avance-t-il sur les champs et, si oui, comment l‟arrêter ? Les dommages causés par les vents de poussière fine ne sont-ils pas plus fréquents et plus amples ? Des questions granulométriques se posent, les éléments grossiers restant un problème pour les seuls espaces irrigués du semi-désert, tandis que les poussières sont susceptibles de dévaster aussi toute la steppe. Il a été choisi de ne pas aborder ici les phénomènes géomorphologiques qui dépasseraient de trop l‟approche biogéographique et pédologique. La déflation sera effleurée, mais le ravinement et l‟érosion hydrique ne seront aucunement étudiés.

3.2.1. Les tempêtes noires, un poudrage du désert sur la végétation steppique La mise en valeur des semi-déserts de la Russie et des régions steppiques les plus proches pose le problème de l‟enlèvement des particules fines du sol arable et de leur transport sur de grandes distances. Les dégâts faits à la végétation sont de deux types. Sur le lieu de la déflation, les éléments argileux et limoneux fertiles sont enlevés par le vent et tronquent les horizons les plus aptes à la culture. Sur le lieu de l‟accumulation, la végétation, naturelle ou plantée, et surtout les semailles sont recouvertes d‟une pellicule ou ensevelies sous cet apport allogène et souvent desséchant. Ces phénomènes touchent le sud de la Russie d‟Europe et de la Sibérie occidentale dans des conditions climatiques de flux de sud et de sud-est. Les tempêtes de poussière (pylnyé bouri) peuvent se produire en toute saison, y

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compris en hiver, du moins lors des années pendant lesquelles la neige manque (Trëšnikov, 1988). C‟est cependant de loin l‟été la période de prédilection des tchiornyé bouri, ces tempêtes noires les plus chargées en éléments564, qui obscurcissent le ciel au point de boucher la vue. Dans ce cas, la poussière est transportée par le soukhovéï, ce vent desséchant qui est en quelque sorte le sirocco russe. Deux inconvénients se cumulent alors. Aux dégâts liés aux particules transportées s‟ajoutent ceux de la sécheresse brûlante qui endommage la végétation et les récoltes. A l‟état naturel, les zones de départ des particules concernent surtout l‟Asie Centrale et secondairement le désert russe de la Caspienne. Mais l‟anthropisation des régions steppiques et leur mise en culture a élargi les surfaces soumises à l‟enlèvement des particules. La déflation est d‟autant plus prononcée que la raspachka, qui représente pour les Russes à la fois le défrichement et la mise en labour, a été déraisonnable. On a alors une sorte de remontée des problèmes désertiques dans la zone de steppe. La Russie d‟Europe steppique et semi-désertique a connu une mise en valeur assez ancienne et progressive, qui n‟a cependant pas évité toute déflation des terres agricoles (Vasil‟ev et al., 1988). Mais c‟est la partie asiatique du territoire qui a subi une colonisation plus récente et brutale. Bien que le programme des Terres Vierges eût surtout concerné le Kazakhstan, le sud-ouest de la Sibérie russe était aussi compris dans le périmètre défriché et mis en culture par de vastes sovkhozes dans les années 1950 et 1960. Devant l‟érosion des sols, une partie a été remise en pâturage extensif. Les zones d‟arrivée des poussières couvrent toute la zone de steppe et débordent même, au nord, sur la forêt mixte, voire la subtaïga. En Europe, des pylnyé bouri montent jusqu‟à Oufa (Trëšnikov, 1988). En Sibérie, on en a signalé à Tomsk (Marchand, 2007). La lutte contre les vents de poussière passe par des mesures de protection contre l‟érosion des sols dans les zones de déflation et, éventuellement, quelques opérations complémentaires pour fixer les accumulations aux endroits voulus. Cet ensemble est désigné par les Russes comme agrotekhnitcheskié méropriatia. Dokoutchaïev préconisa les premières de ces mesures agro-techniques dès la fin du XIXe siècle. La plus classique reste la plantation d‟arbres à des endroits choisis en fonction de la direction des vents et des terrains à préserver en priorité565. Ces boisements se font sous forme de « L‟aridité est redoublée par la présence des vents secs qui nuisent à la végétation. Parfois les vents secs dégénèrent en tempêtes noires (tempêtes de poussière) qui se forment par suite d‟entraînement des particules fines des horizons supérieurs du sol » (Milkov, 1956, pp. 394-395). 565 « Les bandes forestières brise-vent ne doivent en aucun cas être disposées à une grande distance les unes des autres. Avec les distances entre les bandes principales supérieures à 600 m dans les steppes boisées, et supérieures à 160-200 m dans les steppes arides […], une partie de la surface des champs reste sans protection » (Armand, 1956, p. 300). 564

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massifs forestiers ou bien de simples haies. A la fin des années 1940, l‟URSS lança le plan de boisement de la steppe566, qui devait, en quinze ans, concerner cent vingt millions d‟hectares. Le géographe français Pierre George (1949, p. 154) expliquait alors qu‟il « s‟agit d‟une transformation radicale du paysage rural, qui doit faire de la steppe un bocage à très larges alvéoles ». Le boisement lui-même, qui devait couvrir six millions d‟hectares, fut en partie réalisé. L‟ensemble des techniques aboutissant à la création de haies et de massifs forestiers, forme le polézachtchitnoïé lessorazvédénié, la plantation forestière de protection des champs, ou, plus simplement la lessomélioratsia, la bonification forestière, qui a continué d‟occuper les Russes pendant un demi-siècle. La continuité a prévalu après la chute de l‟URSS, tout en tentant de faire des efforts supplémentaires sur l‟aspect qualitatif. Quand le Programme d‟action pour la lutte contre la désertification567 fut lancé en Kalmykie en 1994, l‟une des mesures-phares en fut évidemment la création de massifs boisés (Gol‟eva, 2009). En Sibérie occidentale, une réflexion récente sur les espèces à privilégier dans les plantations de protection des champs a été menée. C‟est ainsi que certains feuillus, tels l‟Erable (Acer, klion) et l‟Orme (Ulmus, viaz), prestigieux mais peu adaptés, sont abandonnés, tandis que la priorité est donnée aux essences qui forment le sous-bois classique des pinèdes, comme le Peuplier baumier (Černyh et Zolotov, 2009, résumant les travaux de Ya.N. Išutin). Outre une meilleure prise en compte de la topographie, différentes techniques de labour ont été aussi essayées, à partir des années 1940. Un chef de culture (polévod) de la région de Kourgan, Térenti Sémoïnovitch Maltsev, avait en effet mis au point la bezotvalnaïa pakhota, le « labour sans versement ». A l‟instar de l‟Américain Edward Hubert Faulkner, qui avait publié en 1943 la Folie du laboureur (Ploman’s folly) et avec lequel il entretenait une correspondance, l‟agriculteur sibérien réfutait le labour avec une charrue à versoir, qui cause une érosion maximale. Sillonnant, évidemment, les campagnes du sud de la Russie, il exposait dans les sovkhozes sa méthode « sans versement » et devint ensuite académicien. Pour mettre en adéquation l‟idée et la pratique, le « tracteur à navette » (Armand, 1956, p. 227) avait été inventé à cet effet568. La bezotvalnaïa pakhota était accompagnée de la conservation des chaumes et préfigura le retour voulu à l‟agriculture sans labour. Soviétiques et Américains, qui avaient été trop loin dans les défrichements et la mécanisation, ont finalement aussi vu naître les précurseurs de la Technique Sans Labour (TSL) présentée un demi-siècle plus tard dans le Il faisait suite à des expériences concluantes menées dans une trentaine d‟exploitations d‟essai dans les années 1930, à commencer par la région de Voronej. 567 Programma déïstvii dlia borby s opoustynivaniem. 568 « En URSS il existe un tracteur à navette ; ce tracteur travaille en marche arrière et en marche avant ; par devant et par derrière il porte des charrues suspendues qui versent successivement à droite et à gauche […]. Il […] ne laisse pas de sillons de séparation » (Armand, 1956, p. 297).

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monde comme une grande nouveauté. En Russie, elle donnait lieu à une utilisation dans les sovkhozes modernes, mais n‟avait jamais vraiment pénétré la plupart des kolkhozes. Certains milieux agricoles russes étaient cependant partisans depuis longtemps du rykhlénié, c‟est-à-dire de l‟ameublissement sans véritable labour, au moyen de divers engins à lames. Depuis la chute de l‟URSS, la Technique Sans Labour et le semis direct sont utilisés chez les nouveaux fermiers qui se piquent d‟être à la pointe du progrès et du développement durable, en employant de préférence le terme anglo-saxon de No-Till Technology. La deuxième conférence internationale de No-Till Technology s‟est d‟ailleurs tenue en Ukraine en 2005. Mais ce changement gagne aussi largement des exploitations collectives ou individuelles en difficulté, qui voient dans le semis direct un moyen de faire des économies et de ne pas renouveler leurs machines vieillissantes. Au total, la TSL conquiert chaque année un grand nombre d‟hectares en Russie et le monde agricole français cite parfois ce pays en exemple (Vaquier, 2006). Mais l‟originalité russe569 des mesures agro-techniques tient surtout à la mise au point et au perfectionnement du snégozaderjanié, cet ensemble de techniques agricoles destinées à utiliser aux mieux la couverture nivale, d‟abord en la retenant le plus possible sur le champ, ensuite en l‟égalisant, parfois de manière pondérée sur certaines parcelles, de sorte que la protection directe, puis indirecte, par imbibition du sol, soit la plus efficace (Subbotin et Haustov, 2006). Pour ce faire, certains moyens sont anciens, comme les barrières à neige, d‟autres ont été mis au point avec la mécanisation du XXe siècle, comme les charrues à refoulement de la neige. Les résultats des mesures agro-techniques ont été mitigés570. Les Russes ont évité que des régions entières ne se transformassent en déserts anthropiques571, d‟où se feraient des départs massifs et presque irréversibles d‟énormes tonnages de particules, bien qu‟une partie de la Kalmoukie puisse entrer dans la définition de la tekhnoguennaïa poustynia (Jaščenko, 2009). La Russie a cependant dû abandonner certaines surfaces initialement labourées, qui se sont orientées vers des pâturages572. Le sud de la Sibérie occidentale n‟est en « Une considération particulière est accordée à l‟élaboration de différentes méthodes de retenue de neige sur les champs cultivés, ainsi qu‟aux méthodes destinées à activer ou ralentir la fonte de neiges » (Guérassimov, 1956, p. 391). 570 « Réintroduction d‟espèces ligneuses, sous la forme de haies […]. Cette méthode a été pratiquée avec succès, dans les plaines sèches d‟Amérique et d‟URSS » (Duchaufour, 1991, p. 261). 571 Selon l‟heureuse traduction de dust-bowl par J.-P. Michel et R.W. Fairbridge (1992) Dictionary of Earth Sciences. Dictionnaire des Sciences de la Terre. Chichester, J. Wiley & Sons, Paris, Masson, 302 p. En russe, le désert anthropique est tekhnoguennaïa poustynia. 572 « Dans l‟ex-Union Soviétique, […] l‟adoption de mesures de protection des sols (plantation de haies brise-vent, accroissement de la durée des jachères, maintien d‟une couverture de détritus végétaux en surface après la récolte…) a certes permis d‟éviter la formation de dust-bowls, mais 569

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effet pas seulement devenu à partir des années 1970 une région d‟élevage hors sol importante ; il a aussi hérité d‟une conversion aux herbages après la tentative partiellement avortée de labour de la steppe573. La remise au goût du jour récente de méthodes désormais placées sous le chapeau d‟oustoïtchivoïé razvitié, le développement durable (Zolotokrylin, 2009), permet de penser à une préservation des surfaces existantes, sans reconquête aucune de nouvelles terres sèches.

3.2.2. La fixation des sables et les plantations dans le désert russe Dans le cas de particules grossières, le transport s‟effectue sur de courtes distances et l‟aire de départ des sables se confond avec l‟aire d‟accumulation, si bien que le problème reste proprement désertique, sans déborder sur la zone de steppe. Il existe dans le désert russe, à l‟état naturel, des dunes de sable qui se meuvent. Mais le surpâturage a depuis longtemps augmenté le phénomène, tandis que des mesures de lutte contre l‟avancée des sables voyaient progressivement le jour. Au XIXe siècle, la steppe semi-aride et les pâturages temporaires du nord-ouest de la Caspienne étaient parcourus par des éleveurs encore largement nomades. Les migrations en latitude étaient assez nettes. En hiver, les troupeaux paissaient au sud-sud-est, au plus bas de la Plaine Caspienne, en été ils remontaient vers le nord-nord-ouest pour atteindre le 48e parallèle. Le déplacement était logique, mais la capacité des ressources herbeuses avait déjà été dépassée. Faisant le bilan de la situation dans les années 1920, L.S. Berg (1941, p. 134) écrivait : « les sables sont très répandus dans le pays d‟Astrakhan situé au-delà de la Volga. Une grande partie de ces sables sont aujourd‟hui devenus mouvants, par suite de la négligence des nomades qui y ont fait paître leurs troupeaux d‟une façon irrationnelle ». La collectivisation de l‟agriculture s‟accompagna dans cette région de la volonté de ne plus utiliser le milieu semi-aride seul, mais de l‟associer à la zone steppique et, surtout, à la montagne caucasienne. Un système coordonné concentrait en hiver les ovins dans la région des Tchiornyé Zemli et celle de Kizliar, entre les 45e et 46e parallèles (Rakitnikov, 1956). En été, les troupeaux repartaient se disperser dans plusieurs régions du Caucase pour certains, dans la steppe de Stavropol pour d‟autres, dans celle des Erguéni pour d‟autres encore, les superficies labourées […] sont retournées à leur destination naturelle en étant reconverties en pâturages » (Lageat, 2005, p. 166). 573 Deux ans après le début de la tsélina, F.N. Milkov (1956, p. 398) écrivait déjà : « au cours de la mise en valeur des terres vierges, le manque d‟eaux douces superficielles et souterraines a été constaté ».

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où se trouvaient le centre permanent des exploitations collectives concernées. Un certain équilibre put être trouvé en ne faisant faire le déplacement qu‟à une partie du bétail574. Mais la volonté de produire aussi des fourrages sur place pour l‟ensemble de l‟année conduisit ensuite à développer l‟irrigation de prés de fauche, qui entrèrent en concurrence avec les cultures irriguées. La pression sur le milieu ne diminuait pas. Dans ce contexte, la lutte contre l‟avancée des sables s‟imposait et les travaux de M.V. Petrov dès les années 1940 furent pionniers en la matière. Depuis plusieurs décennies, ce sont maintenant les chercheurs de la Faculté de Pédologie de l‟Université d‟Etat de Moscou qui font avancer les connaissances sur les podvijnyé peski, les sables vifs et mobiles du désert caspien, et proposent des solutions pratiques pour lutter contre leur progression. Les moyens mécaniques servant plutôt à parer au plus pressé, ce sont les méthodes biogéographiques qui sont privilégiées sur le long terme. Zakreplénié est bien entendu le maître mot, puisque de la fixation des sables vifs découlent ensuite toutes les autres améliorations possibles. L‟enherbement par diverses espèces adaptées est souvent une première étape, qui conduit ensuite au boisement. Le Chiendent de Sibérie (Agropyrum sibiricum, jitniak sibirski) est aujourd‟hui l‟herbe la plus fréquemment utilisée en Kalmykie à cet égard et la Kochie (Kochia, proutniak) le buisson le plus souvent préféré pour son effet sur les sols (Gol‟eva, 2009). Cependant, le boisement (oblessénié) peut parfois se faire directement, si le régime hydrique des sols le permet. La réussite durable passe en général par la transformation pédologique des sables en sols sableux (Gael‟ et Smirnova, 1999), qui correspond à une bonification végétale des sables (fitomélioratsia peskov).

3.3. Les aires protégées du désert russe : un ensemble d’initiatives récentes Le désert russe, considéré jusqu‟à il y a peu comme une menace ou un élément à conquérir, n‟a, pendant longtemps, pas bénéficié de mesures de protection comme les autres zones biogéographiques. Les aires protégées récentes ne sont d‟ailleurs pas toutes désertiques à proprement parler, puisque l‟écosystème d‟oasis a donné à certains territoires la valeur que l‟on se charge maintenant de préserver. « En n‟exploitant les terres de la basse plaine Caspienne pour l‟entretien saisonnier du bétail on peut varier suivant les années l‟effectif du cheptel qui passe l‟hiver sur les pâturages saisonniers, par rapport à celui qui reste sur les terrains de base des kolkhozes, situés dans d‟autres régions. Vu la différence très marquée de l‟abondance du fourrage produit dans les années différentes, ce qui est typique pour les régions semi-désertiques, une telle possibilité est d‟une certaine importance » (Rakitnikov, 1956, p. 306). 574

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La réserve naturelle des Terres Noires (zapovednik Tchiornyé Zemli) est la seule aire protégée de la Fédération de Russie qui soit entièrement désertique et préservée de ce fait, sans intervention d‟un milieu littoral ou oasien. Fondée en 1990 dans la république de Kalmoukie, elle s‟étend sur 121 900 hectares et est traversée par le 46e parallèle. L‟Armoise blanche forme l‟essentiel des peuplements. Sur les sols salés, l‟Armoise noire et le Pyrèthre, le romachnik des Russes, prennent de l‟importance. Les sables et les dunes abritent quelques psammophytes vraies, ainsi que des xérophytes à racine pivotante, en particulier l‟épine du chameau (Alhagi pseudalhagi, verblioujia kolioutchka). La végétation de la réserve naturelle s‟enrichit à proximité du lac ManytchGoudilo, où la steppe à Stipa lessingiana devient plus fournie et où on trouve la Tulipe sauvage. L‟écosystème lacustre permet aussi le développement d‟une faune, en particulier aviaire (Jaščenko, 2009), plus riche, qui est à l‟origine de sa reconnaissance par l‟UNESCO de réserve de biosphère depuis 1993. Plus méridionale, la réserve naturelle du Daghestan (Daghestanski zapovednik) a été créée en 1987 aux confins de la Steppe de Nogaï et de la mer Caspienne. Une part importante des 19 000 hectares consiste en écosystèmes littoraux du golfe de Kiziliar. Les prairies poussant sur les solontchaki côtiers et les marais littoraux forment des milieux originaux. A l‟intérieur des terres, des psammophytes fixent certains terrains sableux. D‟autres dunes sont mobiles et l‟évolution de la grande barkhane Sarykoum a été l‟une des causes du classement en zapovednik. Très différent des deux réserves, tant par son statut que par le milieu protégé, se trouve être le parc naturel du lit d‟inondation de la Volga et de l‟Akhtouba (prirodny park « Volgo-Akhtoubinskaïa poïma »). Créé en l‟an 2000 par l‟oblast de Volgograd, il a un statut équivalent à un PNR français. Il couvre 153 855 hectares de l‟oasis située entre le tronc principal de la Volga et l‟un de ses bras, l‟Akhtouba. Son rôle essentiel est de protéger les chênaies de la Volga, ainsi qu‟une partie des prairies alluviales (poïmennyé louga), tout en développant le tourisme respectueux de l‟environnement. Un effort particulier est réalisé quant à la préservation des plantes médicinales, par exemple la valériane officinale (Valeriana officinalis, valériana lékarstvennaïa), l‟Aubépine ambiguë (Crataegus ambigua, boïarychnik somnitelny), le Groseillier doré (Ribes aureum, smorodina zolotistaïa), le Muguet de mai (Convallaria majalis, landych maïski), le Mûrier noir (Morus nigra, chelkovitsa tchiornaïa).

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Conclusion du chapitre cinquième Au sud-est de la Russie d‟Europe, la plaine caspienne et ses bordures présentent un milieu subissant les fortes contraintes de l‟aridité. C‟est d‟abord un semi-désert, où une maigre steppe laisse des plaques nues de sol châtain clair. A l‟approche du plus grand lac du monde, le paysage devient un désert vrai, où quelques armoises et autres plantes xérophiles se contentent d‟un sol brun steppo-désertique, avec un niveau carbonaté induré, entrecoupé de formations salées. Ce sont deux cent mille kilomètres carrés du territoire russe qui souffrent ainsi d‟un manque d‟eau crucial, et cinq fois plus si l‟on compte les steppes sèches. Face à la pénurie d‟eau, les plantes développent des adaptations qui doivent aussi tenir compte de la contrainte du froid hivernal, puisque l‟originalité russe est celle d‟un désert très septentrional. Les xérophytes sont donc aussi des cryophytes. Le nombre d‟espèces résistant au cumul des deux contraintes est réduit, bien que la longue saison froide n‟ait pas que des inconvénients, limitant les pertes par évaporation à l‟échelle de l‟année et favorisant les plantes à enracinement profond. Quoi qu‟il en soit, pour l‟ensemble des plantes et des animaux, le printemps est la bonne saison, celle de l‟épanouissement des feuilles des xérophytes à dimorphisme foliaire, celle de la mise en réserve de l‟eau par les succulentes et du développement des plantes éphémères qui fournissent quelques pâturages temporaires en Kalmykie, celle de l‟activité optimale des animaux. Comme dans tous les milieux extrêmes, les conditions pédologiques locales prennent une grande importance relative. Bien que d‟autres causes, topographiques, d‟exposition, de régime hydrologique, comptent aussi, le facteur édaphique est le premier expliquant la mosaïque des habitats du désert russe. Ce sont les sols salins et alcalins qui forment la perturbation de la disposition zonale la plus fréquente. Ils restent à nu ou sont colonisés en partie par des plantes spécialisées, halophytes et gypsophytes. Les types de sols halomorphes sont liés entre eux, dans le temps et l‟espace. Les solontchaki passent à des sols à alcalis, des solontsy et des solodi par l‟augmentation du lessivage et la différenciation des horizons. Les sables forment un autre milieu pédologique local, où croissent quelques plantes fixatrices, les psammophytes. Toute la partie orientale de l‟oblast d‟Astrakhan est couverte de ces paysages dunaires, ainsi que l‟est de la Kalmykie et le nord-ouest du Daghestan. Vu la latitude élevée du désert russe, qui réduit l‟évaporation, les sables, où l‟eau s‟infiltre rapidement, possèdent quelques réserves d‟eau profondes, utilisables surtout dans les dépressions. Mais la plus grande chance du désert russe caspien est d‟être de part en part traversé par un grand fleuve bordé d‟une oasis, la

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Volga. Des chênaies et des prairies alluviales s‟y développent de façon naturelle. En dehors du ruban oasien, le milieu aride forme, avec celui de la toundra, la partie du territoire russe où les conditions naturelles sont les plus rudes pour l‟occupation humaine. Ces contraintes ont d‟abord rendu difficile et partielle la mise en valeur du désert russe, puis, en retour, ce milieu fragile a rapidement montré des signes de dégradation environnementale. Aux campagnes de bonification des sols halomorphes et au développement de l‟irrigation a succédé la salinisation de terres nouvelles, dépassant le milieu désertique pour gagner la zone de steppe, tant en Transvolgie que dans l‟oblast de Stavropol. Les tempêtes de poussière, augmentées par la mise en culture, remontent loin en latitude. Elles ont pris une grande ampleur en Sibérie occidentale depuis les années 1950 et la campagne des Terres Vierges. La lutte systématique contre la déflation et l‟avancée des sables a baissé par rapport à la période soviétique classique. Mais la superficie des aires protégées a au contraire fortement augmenté à l‟ère gorbatchevienne et depuis l‟indépendance de la Fédération de Russie, y compris par des initiatives locales. Le parc naturel régional du lit d‟inondation de la Volga et de l‟Akhtouba essaie depuis peu de promouvoir un développement durable de l‟oasis la plus riche du désert caspien.

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Conclusion Les Russes ne sont pas comme les arbres d’une forêt En tant que pays où la zonation biogéographique est très marquée et peu dérangée par les reliefs, la Russie offre une disposition de ses ressources végétales, animales et agro-pédologiques en ceintures latitudinales bien délimitées. Certaines de ses potentialités de développement, celles qui ont le moins de lien avec les villes, les lieux centraux et les flux immatériels, sont donc réparties en vastes bandes allongées d‟ouest en est. En tant que pays immense, où l‟occupation humaine n‟est pas terminée, voire est en rétraction depuis quelques années, et en tant que pays aux contraintes bioclimatiques accentuées, la Russie présente effectivement des milieux proches de l‟état naturel sur des distances suffisamment grandes pour être étudiées à petite échelle cartographique, celle de la zonalité et du gradient continental. Les cinq poïssa classiques des géographes russes peuvent être regroupées en trois ceintures de très grande taille. Au nord, la toundra étire ses trois à quatre millions de kilomètres carrés sur toute la longueur de la Russie. La zonation de la toundra haut-arctique, moyenne et bas-arctique est un peu perturbée par le tracé, irrégulier en latitude, du trait de côte. L‟occupation humaine est récente et ponctuelle. Elle ne commence à concerner de vastes surfaces qu‟en Sibérie occidentale, où l‟exploitation gazière ne cesse de gagner du terrain. Au centre, le milieu forestier occupe une place potentielle d‟environ onze millions de kilomètres carrés. La zonalité, presque parfaite en Europe, est perturbée en Asie par des massifs montagneux et de grandes cuvettes marécageuses. La forêt couvre aujourd‟hui une place effective d‟environ huit cents millions d‟hectares. Exploitée surtout en Europe, dégradée en Sibérie occidentale par l‟extraction pétrolière, elle présente plusieurs millions de kilomètres carrés proches de l‟état naturel en Sibérie orientale et en ExtrêmeOrient. Sur l‟ensemble de la Fédération, entre un quart et un cinquième de la forêt se trouve dans des aires protégées. En Europe, la marge sud-ouest de la taïga, sous forme d‟une forêt mixte de conifères et de feuillus, est à l‟origine de la civilisation russe. Au sud, du moins dans la moitié occidentale de la Russie, le milieu steppique s‟étend potentiellement sur deux à trois millions de kilomètres carrés. Dans la pratique, la prairie naturelle a presque disparu, sauf en de rares aires protégées. Elle a été remplacée par de grandes cultures, qui profitent de la fertilité du

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tchernoziom et de ses dérivés. La zonalité a toujours été perturbée par des inclusions de sols halomorphes, d‟autant plus nombreuses qu‟on s‟approche de la marge semi-aride de la Plaine Caspienne. Une irrigation localement mal maîtrisée, dans laquelle les apports d‟eau n‟ont pas été compensés par un drainage efficace, a augmenté la place des sols alcalins et a même créé de nouveaux solontchaki. Cette étude zonale des milieux biogéographiques et pédologiques de la Russie a montré que la zone forestière n‟était pas comme les autres, tant par ses dimensions naturelles que par l‟importance de la proportion préservée. Les possibilités de développement, d‟ailleurs convoitées par de nombreux pays, sont donc grandes. C‟est pourquoi c‟est de préférence à travers la forêt que nous aborderons la réponse, ou plutôt notre répartie, dont nous assumons la subjectivité, à la monotonie, tout en faisant quelques incursions éphémères dans la toundra et la steppe. Il a été rappelé, au long de cet ouvrage, que les justifications habituelles, dans notre pays, de la monotonie de la taïga russe étaient en premier lieu le petit nombre de genres et d‟espèces présents, ensuite un ensemble de caractères descriptifs communs à une immensité d‟un seul tenant. Qu‟en est-il d‟abord de la pauvreté du nombre d‟espèces ? Ce fait objectif conduit-il forcément au sentiment de monotonie ? Si oui, la grande richesse en espèces devrait a contrario toujours mener à une sensation de variété divertissante. Or, la forêt équatoriale ombrophile, dont « le nombre d‟espèces arborescentes est stupéfiant » (Elhaï, 1967, p. 174) fournit pourtant parfois matière à des descriptions faisant la part belle à la monotonie : « Une comparaison avec les forêts européennes peut donner la mesure de cette uniformité. Entre Brest et Strasbourg on traverse au minimum quatre forêts différentes : la hêtraie atlantique, la chênaie (un peu plus sèche), la hêtraie sapinière vosgienne, les sapinières et les pessières montagnardes.

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Si l‟on parcourt, en Amazonie équatoriale, 1 000 km entre Lago Agrio et la frontière péruvienne, on ne traverse qu‟une seule et unique forêt, avec une composition floristique presque inchangée et un paysage végétal constant. En Sibérie orientale une telle uniformité peut être repérée sur plus de 1 500 km » (Pech et Regnault, 1992, p. 341). Mais quelle est donc la particularité objective de cette forêt française donnant le sentiment d‟une telle variété réjouissante ? C‟est qu‟il s‟agit d‟une forêt « de composition floristique simple, même dans son état naturel. Les formations monospécifiques sont fréquentes mais il faut le plus souvent y voir, au moins partiellement, la marque de l‟Homme qui sélectionne les espèces les plus utiles » (Elhaï, 1967, p. 224). Nous pensons donc de ces exemples contradictoires qu‟il n‟y a pas de lien entre le nombre d‟espèces et le sentiment de monotonie. Qu‟en est-il ensuite de l‟immensité de la taïga ? Ce fait conduit-il forcément au sentiment de monotonie ? La forêt boréale est immense à partir du moment où une société humaine décide de désigner sous un même vocable un ensemble végétal qui connaît certes des points communs, mais sur lesquels le choix pourrait se faire de ne pas insister. L‟océan Atlantique sépare le barrskog scandinave et la forêt hudsonienne, l‟océan Pacifique se trouve entre celle-ci et la taïga russe. Or les présentations géographiques qui s‟appuient sur la monotonie concernent en général la forêt boréale dans sa totalité, sur les trois continents. Si on voulait étudier la forêt d‟Europe de l‟ouest à la même échelle, on pourrait faire le choix de l‟intégrer à l‟ensemble de toutes les forêts de feuillus de la planète ou à toute la végétation de l‟ancien monde, qui a le point commun d‟être très transformée par les sociétés depuis des millénaires. En prenant le problème à l‟inverse, on peut certes présenter les nuances, sur quelques centaines de kilomètres, entre « la hêtraie atlantique, la chênaie (un peu plus sèche), la hêtraie sapinière vosgienne » (Pech et Regnault, 1992, p. 341). Mais, si on voulait étudier la forêt russe à la même échelle, on pourrait tout autant présenter la variété du transect partant de la taïga claire du sud de la Carélie et aboutissant à l‟imbrication des pinèdes et des subtaïgas de la plaine de la Mechtchora, en passant par la taïga marécageuse, tourbeuse et riche en baies de la plaine de la Mologa, puis par la marqueterie de forêt mixte et de taïga méridionale du sud de la Moscovie : on n‟aurait pas parcouru une distance plus grande. Suivant des itinéraires plus courts encore, l‟officier Vladimir Arseniev, dont les expéditions étaient financées par la Société de Géographie de Russie, avait déjà décrit au début du XXe siècle des variations, autrement remarquables qu‟une chênaie un peu plus sèche, dans la taïga de l‟Oussouri, résumées dans le compte-rendu romancé de ses expériences de terrain, Dersou Ouzala.

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C‟est pourquoi, bien que nous ayons sans doute tort, nous exprimons un doute à propos du fait que, « observées à l‟échelle régionale où s‟inscrit la marqueterie contrastée de nos forêts d‟Europe occidentale, les forêts boréales (ou Aciculisylvae) dégagent l‟indicible monotonie d‟innombrables et similaires bataillons de conifères » (Amat, 1996, p. 360). Nous pensons au contraire que l‟assimilation de deux échelles différentes de connaissances en une seule échelle commune de présentation conduit à une confusion et c‟est pourquoi nous souscrivons à l‟idée de Roger Brunet (1996, p. 265), selon laquelle « la „monotonie‟ n‟exprime souvent que notre ignorance. Nous nous trompons en changeant d‟échelle sans nous en rendre compte : on lit la Russie au dix millionième et la France au 1 / 250 000… Les peuples de Russie savent, ou ont su, discerner et interpréter toute la richesse des aspects de la steppe ou de la taïga ». L‟avantage de la glose sur la monotonie est que tout avis est possible, puisqu‟il s‟agit d‟une sensation d‟uniformité, que l‟on peut, ou non, éprouver. La taïga ne peut être exclue des réflexions sur les échelles géographiques, si bien menées sur la végétation en général ou certains territoires en particulier (Bertrand, 1969, Simon, 2006), revenant finalement à souligner « la variation des notions d‟homogénéité et d‟hétérogénéité avec l‟échelle d‟observation » (Rougerie, 2000, p. 155). Il n‟y a aucune raison objective, ou dictée par la nature, pour étudier la taïga seulement à petite échelle cartographique, par blocs de grande taille. C‟est pourquoi nous refusons de penser que les forêts boréales sont « des forêts monotones qu‟il faut étudier par grands ensembles » (Viers, 1970, p. 96). On pourra peut-être nous objecter que, si on n‟englobe pas la forêt d‟Europe de l‟ouest dans un ensemble plus vaste, c‟est qu‟elle est, à la différence de la taïga, très humanisée. Et ce serait cela qui s‟opposerait à la monotonie. Nous pouvons en effet examiner le propos sous cet angle, mais il convient alors de concéder que ce n‟est pas l‟immensité de la taïga qui provoquerait sa monotonie, mais sa faible densité humaine. Qu‟en est-il donc enfin de l‟humanisation de la forêt ? Une faible densité de population conduit-elle forcément au sentiment de monotonie ? Si oui, une exploitation importante devrait a contrario mener à une sensation de variété divertissante. Or a-t-on jamais lu dans des écrits français que la taïga de l‟oblast d‟Arkhangelsk fût la moins monotone de Russie parce que c‟est celle qui est la plus anciennement occupée et densément exploitée ? Il n‟est pas lieu d‟entrer ici dans un autre débat, celui de savoir si les aménagements humains enrichissent ou non la biodiversité et de quelle biodiversité il s‟agit, celle du nombre d‟espèces, celle du taux de remplacement ou celle du choix humain de favoriser tel ou tel paysage (Simon, 2006). Cependant, de même que certains géographes militent fort justement pour qu‟on cesse d‟opposer l‟action de l‟homme à la biodiversité et la ville à la nature (Arnould, 2006), il semble intéressant de se pencher sur la variété, réelle ou ressentie, de la taïga en lien

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avec la société russe. La taïga russe, peuplée de 65 millions d‟habitants environ (Isačenko, 1992, 1996), est, il est vrai, peu densément peuplée eu égard à sa taille. Mais la monotonie naturelle est-elle forcément inversement proportionnelle à la densité de population ? Ou bien, plutôt, l‟humanisation de la taïga russe n‟est-elle pas prise en compte chez nous parce qu‟elle est différente ? Pourquoi la chasse à l‟ours, l‟élevage du renne, le chamanisme575, ses rituels et ses fêtes dans la taïga sibérienne, mais aussi les coupes, le débardage, l‟exploitation économique différenciée par les voies d‟accès, les cours d‟eau, la préférence de tel conifère, les feux de camp et la cueillette des baies par les citadins russes le temps d‟un dimanche et l‟intégration d‟une taïga jardinée aux grands parcs des villes européennes procureraient-ils l‟uniformité de la forêt boréale russe ? La monotonie est, selon nous, une interprétation issue d‟un sentiment étranger selon lequel la taïga serait lassante. Ladite monotonie de la forêt boréale reflète plutôt, comme le soulignait Roger Brunet (1996), la méconnaissance par l‟Occident des liens subtils entre les populations indigènes, les Russes et la taïga, ou, ce qui revient au même, la volonté d‟étude par les Français de la taïga à petite échelle, celle des forêts européennes atlantiques à grande échelle. Ceux qui pratiquent la taïga la trouvent au contraire, en général, mais non pas toujours puisque toutes les sensations existent, très variée et agréable, et ils n‟ont ni plus ni moins raison, puisqu‟un sentiment n‟a pas à être jugé. « Aussi est-ce bien la façon de penser la taïga qui fait les nuances » (Hamayon, 1997, p. 37). En France, la perception sociale de la taïga est presque toujours péjorative, celle de la forêt tropicale parfois, tandis que celle de la forêt européenne ne l‟est pratiquement jamais. Mais il est vain de tenter de justifier cette perception en s‟appuyant sur des caractères descriptifs, puisque la monotonie est par essence subjective. On peut se contenter d‟étudier la taïga à petite échelle cartographique, mais il n‟est pas la peine de s‟escrimer à justifier ce choix par une soi-disant monotonie intrinsèque de cette forêt. D‟une manière générale, on connaît « le rapport direct qui existe entre le nombre de vocables par lequel un groupe humain désigne un objet ou un élément du paysage et l‟importance qu‟il tient dans la vie » (Rougerie, 2000, p. 151). Il ne devrait pas être impossible de l‟appliquer à la taïga et aux autres milieux naturels de la Russie, y compris la toundra. Si le choix se fait de présenter la forêt boréale mondiale comme un tout, immense et homogène, ce milieu naturel décrit de l‟extérieur à petite échelle pourra provoquer une sensation de très grande monotonie, si l‟auteur décide de donner en sus son sentiment. Si le choix se fait de présenter la forêt boréale comme un triptyque nommé par le barrskog, la forêt hudsonienne et la taïga, immense et comprenant Rappelons que « la taïga […] est la terre d‟origine du terme de chaman » (Hamazon, 1997, p. 10). 575

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une légère hétérogénéité fondée sur une occupation humaine scandinave, américaine et russe, ce paysage humanisé décrit de l‟extérieur à moyenne échelle pourra provoquer une sensation de médiocre monotonie, si l‟auteur décide de donner en sus son sentiment. Si le choix se fait de présenter la taïga comme une mosaïque nommée par la parma, le tchern, le ramèn, l‟ourman, la sogra, le log, le bor, le soubor, la borka, le ièlan, la mchara, la mar, le iernik, hétérogène et composée de bien d‟autres multiples facettes, ce cadre de vie vécu de l‟intérieur à grande échelle pourra provoquer une sensation de variété divertissante, si l‟auteur décide de donner en sus son sentiment. La démonstration n‟a pas à être refaite avec les paysages de la Russie polaire, mais on peut rappeler que « les Samoyèdes ont des dizaines de mots pour les facettes de la toundra » (Brunet, 1996, p. 265). « Ce qui, de l‟esprit, relève du rationnel permet de transformer les biotopes en paysages humanisés. Ce qui relève du relationnel, voire de l‟irrationnel, les parachève en cadres de vie » (Rougerie, 2000, p. 161). Or la taïga est assurément un cadre de vie, la toundra aussi. Même quand ils la décrivent en un chapitre succinct et quand ils n‟en soulignent que les caractères communs, les géographes russes parlent plus souvent de forêts taïgiennes (taïojnyé lessa) que de taïga, l‟expression dénotant la variété ressentie des différents milieux de la grande forêt boréale. L‟idée que les géographes occidentaux se font de la taïga russe serait en soi un sujet d‟étude. Il n‟est sans doute pas de bon ton, en France, de n‟être pas d‟un seul ton, celui de la monotonie des paysages russes, qu‟ils soient d‟ailleurs naturels, anthropisés ou urbains. Réciproquement, l‟idée que les praticiens de la taïga se font de la géographie occidentale serait plaisante à connaître. A cet égard, Hamayon (1997, p. 9) écrit que la taïga de Sibérie orientale est une « grandiose forêt, tour à tour bruissante et ensommeillée, sombre et luisante, vacante et mouvante. On la dirait faite pour donner corps à l‟idée de nature. Du moins pressent-on qu‟elle échappe à la géographie. Les peuples traditionnels de Iakoutie ne démentiront pas cette impression : la taïga est bien autre chose qu‟une forêt, elle est faite des idées qu‟ils se font d‟elle. A travers eux, au-delà de leurs différences, la taïga apparaîtra comme une patrie où l‟on se sent à l‟aise, comme la source d‟un intime bien-être ». La grande erreur du nihiliste Bazarov, imaginé par Tourguéniev pour courir à sa perte, n‟était-elle pas de croire que tout être vivant, homme ou arbre, était semblable à l‟autre, si bien que la diversité ne méritait point d‟être étudiée ? « Il suffit d‟un exemplaire d‟humanité pour juger d‟après lui de tous les autres. Les hommes sont comme les arbres d‟une forêt ; aucun botaniste n‟irait s‟amuser à étudier les bouleaux un par un » (Pères et fils, 1862, chap. XVI).

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Bibliographie commentée Les études en langue française ont été intentionnellement privilégiées. La bibliographie en langue russe est indiquée en transcription internationale.

1. Bibliographie sur la zonalité et l’ensemble des milieux biogéographiques et pédologiques russes :

1.1. Bibliographie des études de géographie physique générale : Birot P., 1968, Précis de géographie physique générale. Paris, A. Colin, 340 p. Birot P., 1970, Les régions naturelles du globe. Paris, Masson, 380 p. Pour les liens entre les formations végétales, les climats et la géomorphologie. La zone de taïga est étudiée plus en détail que celle de toundra. Bogučarskov V.T., 2004, Istorija geografii. Rostov-na-Donu, MarT, 448 p. Pour l‟étymologie de la pédologie et de la biogéographie russes, ainsi que l‟origine de la géographie zonale, en particulier les passages sur l‟œuvre de Dokoutchaev et Soukatchov. Cholley A., 1939-1940, « Régions naturelles et régions humaines » L’Information Géographique, 4(2) : 4042. Davitaïa F.F., Guérassimov I.P., Kalesnik S.V., Salichtchev K.A. et Vassioutine V.F., Réd., 1956, Essais de géographie. Recueil des articles pour le XVIIIe Congrès international géographique. Moscou, Léningrad, Editions de l‟Académie des Sciences de l‟URSS, 412 p. Un ouvrage collectif qui fait la part belle à la biogéographie des milieux semi-arides de la Russie et de l‟Asie centrale, sans omettre les autres zones. Demangeot J., 1994, Les milieux « naturels » du globe. Paris, Masson, 5e éd., 313 p. Demangeot J., 1996, « Géographie zonale et milieux naturels » in Derruau M., Dir., Composantes et concepts de la géographie physique. Paris, A. Colin, coll. « U », 254 p. : 95-113. GEO (équipe du Programme des Nations Unies pour l‟Environnement), 2002, L’avenir de l’environnement mondial 3. Paris, Bruxelles, De Boeck, 430 p. Intéressant pour la mise en perspective du cas russe parmi les forêts mondiales. George P., Dir., 1990, Dictionnaire de la géographie. Paris, PUF, 4e éd., 512 p. Golubev G.N., Red., 2002, Global’naja èkologičeskaja perspektiva 3. Moskva, Interdialekt +, 490 p. Version russe de l‟équipe GEO du PNUE. Grigoriev A.A., 1956, « Sur l‟état contemporain de la théorie de la zonalité dans la nature » in Davitaïa et al. : 365-371. Isačenko A.G., 2004, Teorija i metodologija geografičeskoj nauki. Moskva, Akademija, 400 p. Isačenko A.G., Šljapnikov A.A., 1989, Priroda mir : landšafty. Moskva, Mysl‟, 504 p. Kasimov N.S., Knige R.K., Otv. Red., 2006, Sovremennye global’nye izmenenija prirodnoj sredy. Moskva, Naučnyj mir, Tom 1, 696 p., Tom 2, 776 p. Le point sur la géographie physique mondiale sous l‟angle des changements globaux, une somme de près de 1500 pages par les géographes de l‟Université Lomonossov de Moscou. La biogéographie est traitée dans le second tome ; nous en citons les principaux chapitres dans chaque milieu. Lageat Y., 2004, Les milieux physiques continentaux. Belin, coll. « Memento Géographie », 192 p. Ljubuškina S.G., Paškang K.V., Černov A.V., 2004, « Geografičeskaja oboločka i fiziko-geografičeskoe rajonirovanie » in Obščee zemlevedenie. Moskva, Prosveščnie, 288 p. : 248-271. Malte-Brun C., 1832, Traité élémentaire de géographie. Bruxelles, J.-P. Méline, 845 p. Markin V.A., 2006, Ja poznaju mir. Geografija. Moskva, Astrel‟, 400 p. Matthews L.H., Carrington R. et Cuisin M., Dir., 1972, Le monde étrange et fascinant des animaux. Paris, Reader‟s Digest, 428 p.

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végétation et de l‟agriculture de la Russie. L'article compte aussi une bibliographie exhaustive des publications russes antérieures. Stadling J., 1904, « A travers la Sibérie à la recherche d‟Andrée » Le tour du monde, nouveau journal des voyages, 10(27) : 313-372. Suslov S.P., 1961, Physical geography of Asiatic Russia. San Francisco, W.M. Freeman and Company, 594 p. Traduction anglaise de l‟ouvrage russe des années 1940. La présentation est faite région par région. Tanfil‟ev G.I., 1897, Fiziko-geografičeskie oblasti Evropejskoj Rossii. Sankt-Peterburg, Tip. V. Demakova, 30 p. Non consulté. Thorez P., 2007 « La répartition zonale des milieux naturels » in La Russie. Paris, Cned-Sedes, 381 p. : 34-36. Tichkov A., 1995, « Les paysages végétaux » in Brunet R., Eckert D., Kolossov V., Coord., 1995, Atlas de la Russie et des pays proches. Montpellier, Reclus, 208 p. : 80-82. Tupikova N.V., 1976, « Zoological mapping in the USSR » in Voronov A.G. et al. : 127-131. Vevers G.M. et Pinner E., 1948, Animals of the USSR. London, W. Heinemann, 95 p. Victorov S.V., Vostokova E.A. et Vychivkin D.D., 1976, « Orientations actuelles des recherches d‟indication géobotanique en URSS » in Voronov A.G. et al. : 53-56. Wackermann G., Dir., 2007, La Russie, approche géographique. Paris, Ellipses, coll. « Capes/Agrégation », 397 p. Wackermann G., Dir., 2007, La Russie en dissertations corrigées et dossiers. Paris, Ellipses, coll. « Capes/Agrégation », 240 p. Walter H., 1974, Die Vegetation Osteuropas, Nord und Zentralasiens. Stuttgart, G. Fischer, 452 p. Zimina R.P. et Saint-Giron M. Ch., 1976, « Caractéristiques comparatives de la biogéographie des Alpes et du Caucase » in Voronov A.G. et al. : 57-61. Zlotin R., 2002, « Biodiversity and productivity of ecosystems » in Shahgedanova M., Ed, The physical geography of Northern Eurasia. Oxford University Press, 571 p. : 169-190. Zonn S.V., 1999, Istorija počvovedenija Rossii v XX veke (Neizvestnye i zabytye stranicy). Moskva, Institut Geografii RAN, čast‟ I, 376 p., čast‟ II, 579 p.

2.Bibliographie sur chaque milieu 2.1.Bibliographie sur la zone de toundra Abramova A.M., Savič-Ljubickaja L.I. et Smirnova Z.N., 1961, Opredetel’ listostebel’nyh mhov Arktiki SSSR. Moskva, 715 p. Adţiev M., 1989, Lena, Jana, Vitim i Olenëk. Moskva, Detskaja literatura, 63 p. Pour une description imagée de la toundra yakoute. Aleksandrova V.D., 1958, « Some regularities in the distribution of the vegetation in the arctic tundra » Problems of the North. Ottawa, National Research Council, 1 : 189-204. Cité par Birot, 1968. Aleksandrova V.D., 1961, « Seasonal dynamics of arctic plant communities » Problems of the North. Ottawa, National Research Council, 4 : 57-74. Cité par Birot, 1968. Aleksandrova V.D., 1970, « Vegetation and primary productivity in the Soviet subarctic » in Fuller W.A. et Kevan P.G., Ed, Productivity and conservation in northern circumpolar lands. Morges, IUCN Publications, New series n°16, “Proceedings of a Conference, Edmonton, Alberta, 15 to 17 October 1969”, 344 p. : 93-114. Aleksandrova V.D., 1971, « Principy zonal‟nogo delenija rastitel‟nosti Arktiki » Botaničeskij žurnal, 56(1) : 3-21. Aleksandrova V.D., 1977, Geobotaničeskoe rajonirovanie Arktiki i Antarktiki. Leningrad, Nauka, Komarovskie čtenia 29, 188 p. L‟ouvrage de référence sur la toundra des deux hémisphères. Aleksandrova V.D., 1980, The Arctic and Antarctic: their division into geobotanical areas. Cambridge University Press, 264 p. Une traduction de l‟ouvrage russe de 1977 par Doris Löve. Aleksandrova V.D., 1983, Rastitel’nost’ poljarnyh pustyn’ SSSR. Leningrad, Nauka, 142 p. Aleksandrova V.D., 1988, Vegetation of the Soviet polar desert. Cambridge University Press, 248 p. Une traduction de l‟ouvrage russe par Doris Löve. Barnaud G. et Galewski T., 2008, « Des marais au pays du matin calme » Zones Humides Infos : 21-22. Une facette de la mondialisation, ou comment le bétonnage de la Corée du Sud fait disparaître les oiseaux de la toundra sibérienne.

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2.3.Bibliographie sur les milieux russes de la forêt de feuillus Arseniev V.K., 1921, Dersou Ouzala. Première traduction française, 1939, La taïga de l’Oussouri, Traduction française de Wolkonsky P., 2007, Dersou Ouzala. Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs, 396 p. Pour la description des prairies et forêts de la plaine de l‟Oussouri. Cepljaev V.P., 1961, Lesa SSSR, hozjajstvennaja harakteristika. Moskva, Sel‟hoizdat, 456 p. Le chapitre 5 est consacré aux forêts de feuillus de l‟URSS. Voir Tseplyaev pour l‟édition en anglais. Ching K.K., 1991, « Temperate deciduous forests in East Asia » in Röhrig et Ulrich B., Ed, Temperate deciduous forests. Amsterdam, Elsevier, series “Ecosystems of the world”, vol. 7, 636 p. : 539-556. Conte F., 1997, « Le chêne » in L’héritage païen de la Russie, le paysan et son univers symbolique. Paris, Albin Michel, 423 p. : 109-117. French R.A., 1983, « Russians and the forest » in Bater J.H. et French R.A., Ed, Studies in Russian historical geography. London, Academic Press, vol. I, 238 p. : 23-44. Galochet M., Dir., 2006, La forêt, ressource et patrimoine. Paris, Ellipses, coll. « Carrefours », 271 p. Jahn G., 1991, « Temperate deciduous forests of Europe » in Röhrig et Ulrich B., Ed, Temperate deciduous forests. Amsterdam, Elsevier, series “Ecosystems of the world”, vol. 7, 636 p. : 377-502. Kleopov Ju.D., 1990, Analiz flory širokolistvennyh lesov evropejskoj časti SSSR. Kiev, Naukova dumka, 352 p. Ouvrage majeur sur les forêts de feuillus de l‟Ukraine et de la Russie. Kurnaev S.F., 1968, Osnovnye tipy lesov srednej časti Russkoj ravniny. Moskva, Nauka, 356 p. Legras J., 1896, Au pays russe. Paris, A. Colin, 361 p. En particulier pour la description de la région d‟Oriol. Mil‟kov F.N., 1986, Fizičeskaja geografija. Učenie o landšafte i geografičeskaja zonal’nost’. Voroneţ, izd. vo VGU, 328 p. Bien que l‟ouvrage soit un manuel de géographie physique générale, la présentation des forêts de feuillus de l‟URSS est approfondie, puisque l‟auteur, professeur à l‟université de Voronej de 1950 à 1988, avait énormément travaillé sur cette région. Nerestov A.I. et Fedotov V.I., , 2005, « K voprosu o severnoj granice lesostepnoj zony na Srednerusskoj Vozvyšennosti » Vestnik VGU, serija geografija, geoèkologija, 2 : 151-154. Pasternak B., 1957, Le Docteur Jivago. Traduction française de 1958 des éditions Gallimard, 2005, Paris, Gallimard, coll. « Folio » n° 79, 697 p. Pour la description littéraire des sols de la région de Briansk. Radvanyi J., 1977, L’influence de l’homme sur la végétation du Caucase. Univ. Paris 7, thèse de 3e cycle, 170 p. Radvanyi J., 1978, « Milieux naturels et occupation du sol dans le Caucase oriental » Bulletin de l’Association de Géographes Français, 55(456) : 281-291. Etude des forêts de feuillus du Daghestan. Regel C., 1952, « Botanische Betrachtungen auf einer Reise in Schweden » Ber. Geobot. Forsch.-Inst. Riibel 1951 : 35-55. Cité par Sjors (1963). Röhrig et Ulrich B., Ed, 1991, Temperate deciduous forests. Amsterdam, Elsevier, series “Ecosystems of the world”, vol. 7, 636 p. Rougerie G., 1990, Les montagnes dans la biosphère. Paris, A. Colin, coll. « U », 221 p. Notamment pour la chênaie-charmaie-hêtraie du Caucase. Serebryanny L., 2002, « Mixed and deciduous forests » in Shahgedanova M., Ed, The physical geography of Northern Eurasia. Oxford University Press, 571 p. : 234-247. L‟étude récente la plus complète en langue anglaise. Sjors H., 1963, « Amphi-Atlantic zonation, Nemoral to Arctic » in Löve A. et Löve D., North Atlantic biota and their history. London, Pergamon, 430 p. : 109-125. Tanfil‟ev G.I., 1894, Predely lesov na juge Rossii. Sankt-Peterburg, M-vo zem. i gos. Imuščestv, 167 p. Le premier ouvrage scientifique détaillé sur la limite forêt-steppe. Non consulté. Tourguéniev I., 1981-1982, Romans et nouvelles complets. Traductions françaises de Flamant F., Mongault H. et Scherrer E., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, volume 1, 1249 p., volume 2, 1147 p.

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Milieux naturels de Russie vol. 3, 1294 p. Pour une description très fine des milieux forestiers en voie de disparition au XIXe siècle entre Oriol, Toula et Kalouga, en particulier les 25 récits constituant les Mémoires d’un chasseur, publiés à partir de 1847, mais aussi dans Pères et fils (1862). Turgenev I.S., 2006, Zapiski ohotnika : rasskazy. Povesti. Moskva, Eksmo, 640 p. Edition sur laquelle nous avons travaillé le texte russe des Mémoires d’un chasseur. Tseplyaev V.P., 1965, The forests of the USSR. Jerusalem, S. Monson, 521 p. Traduction en anglais par A. Gourevitch de l‟ouvrage russe de 1961. Voir Cepljaev pour les écrits russes de cet auteur. Tunev B.S., Timuhin I.N., Bojčenko L.V., non daté, Tiso-samšitovaja rošča. Xosta, Kavkazkij gosudarstvennyj prirodnyj zapovednik, 9 p. Utkin A.I., Lindeman G.V., Nekrasov V.I., Simolin A.V., Red., 1995, Les Rossii. Moskva, Naučnoe izd., Bol‟šaja Rossijskaja Enciklopedija, 448 p. En particulier pour les articles « chêne » et « chênaies ». Volodicheva N., 2002, « The Caucasus » in Shahgedanova M., Ed, The physical geography of Northern Eurasia. Oxford University Press, 571 p. : 350-376. Vorob‟ëv G.I., Moiseev N.A., Losickij K.B. et al., 1979, Ekonomičeskaja geografija lesnyh resursov SSSR. Moskva, Lesnaja promyšlennost‟, 406 p. Zaninetti J.-M., 2008, « Vers une gestion durable de la forêt américaine » in Les Etats-Unis d’Amérique face au défi du développement durable. Paris, Lavoisier, 276 p. : 54-56. Pour une comparaison avec la gestion des forêts mixtes des Etats-Unis.

2.4.Bibliographie sur la zone de steppe et le tchernoziom Remarque : la revue Stepnoj bjulleten’ (ISSN 1684-8438), qui paraît trois fois par an depuis 1998, propose uniquement des articles scientifiques sur la steppe et des recensions d‟ouvrages sur le même sujet. C‟est une mine d‟informations à jour sur les écosystèmes de la steppe de Russie, de la CEI et de Mongolie. Alehin V.V., 1934, Central’nočernozëmnye stepi. Voroneţ, 96 p. Non consulté. Armand D.L., 1956, « Les traits particuliers de l‟utilisation agricole des terres érodées des zones de steppes et de steppes boisées en URSS » in Davitaïa et al. : 293-302. Arnould P., 2007, « Steppe » in Veyret Y., Dir., Dictionnaire de l’environnement. Paris, A. Colin, 404 p. : 338. Bannikova I.A., 1998, Lesostep’ Evrazii, ocenka florističeskogo raznoobrazija. Moskva, Institut Ekologii, 145 p. Belov A.V., 1990, « Rastitel‟nost‟ » in Vorob‟ëv V.V. et Martynov A.V., Red., Prirodopol’zovanie i ohrana sredy v bassejne Bajkala. Novosibirsk, Nauka, 224 p. : 147- 154. Sur la steppe d‟Olkhon. Belova V.A., 1975, Istorija razvitija rastitel’nosti kotlovin Bajkal’skoj riftovoj zony. Moskva, Nauka, 142 p. Borovik L.P., Borovik E.N., 2006, « Problema reţima sohranenija stepi v zapovednikah : primer Strel‟covskoj stepi » Stepnoj bjulleten’, 20 : 29-33. Bušakov V.A., 2003, « O proishoţdenii landšaftnogo termina step‟ » in Stepi Severnoj Evrazii, ètalonnye stepnye landšafty : problemy ohrany, ékologičeskoj restavracii i ispol’zovanija. Orenburg, Materialy III meţdunarodnogo simpoziuma : 108-112. Camena d‟Almeida P., 1932, « Les terres noires » et « Les steppes de la Volga » in Etats de la Baltique, Russie. Paris, A. Colin, tome V de la Géographie Universelle sous la direction de Vidal de la Blache P. & Gallois L, 355 p. : 144-153 et 177-180. Čatta E.N., 1999, « Osobennosti flory stepej Severo-Zapadnoj časti o. Ol‟hon » in Raznoobrazie rastitel’nogo pokrova Bajkal’skogo regiona. Ulan-Ude, Materialy meţdunarodnoj naučnoj konferencii : 31-32. Čehov A.P., 2008, Step’. Moskva, Mir knigi, 400 p. Edition sur laquelle nous avons travaillé le texte russe de Tchékhov. Chibilyov A., 2002, « Steppe and forest-steppe » in Shahgedanova M., Ed, The physical geography of Northern Eurasia. Oxford University Press, 571 p. : 248-266. Voir Čibilëv pour ses publications en russe. Čibilëv A.A., 1990, Lik stepi. Sankt-Peterburg, Gidrometeoizdat, 192 p. Ouvrage de vulgarisation écrit par le directeur de l‟Institut de la Steppe de la section ouralienne de l‟Académie des Sciences de Russie, docteur en géographie de l‟université de Voronej. Dambiev E.C., Namzalov B.B., Holboeva S.A., 2006, Landšaftnaja èkologija stepej Burjatii. Ulan-Udè, izd. Burjatskogo gosuniversiteta, 185 p.

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2.5.Bibliographie sur le domaine semi-désertique Remarque : la revue Aridnye èkosistemy (ISSN 1993-3916), qui paraît quatre fois par an depuis 1995, est une revue du Daghestan qui publie sur les écosystèmes arides et semi-arides de la Russie et l‟Asie centrale. Armand D.L., 1956, « Les traits particuliers de l‟utilisation agricole des terres érodées des zones de steppes et de steppes boisées en URSS » in Davitaïa et al. : 293-302. Une étude de la zone steppique qui prend en compte de multiples problèmes semi-arides. Babaev A.G., 1996, Problemy osvoenija aridnyh zemel’. Moskva, izd. MGU, 282 p. Babaev A.G., Drozdov N.N., Zonn I.S. et Frejkin Z.G., 1986, Pustyni. Moskva, Mysl‟, serija „Priroda mira“, 310 p. Baldina E.A., De Leeuw J., Gorbunov A.K., Labutina I.A., Zhivogliad A.F., Kooistra J.F., 1999, « Vegetation change in the Astrakhanskiy Biosphere Reserve (Lower Volga Delta, Russia) in relation to Caspian Sea level fluctuation » Environmental Conservation, 26(3) : 169-178. Une revue de Cambridge

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Univ. Press. L‟essentiel de l‟article est consacré à la résistance et l‟inertie de la végétation face à la remontée marine. Les plantes flottantes sont favorisées. Parle aussi de l‟Olivier de Bohême. Baranov A.F. et Kozitsyn V.N., 2003, « Productivity and stocks of fruits of Elaeagnus angustifolia L. in basin of the Lower Volga » Rastitel’nye resursy, 39(4) : 54-60. Non consulté. Coque R., 1977, « Les domaines arides » in Géomorphologie. Paris, A. Colin, coll. « U », 430 p. : 193-213. Pour les liens entre sols salés et formes de modelé. Černyh, 2009, « Mery po bor‟be s opustynivaniem na juge Zapadnoj Sibiri » in Kotljakov V.M., Otv. Red., Opustynivanie zasušlivyh zemel’ Rossii : novye aspekty analiza, resul’taty, problemy. Moskva, KMK, RAN, Institut Geografii, 298 p. : 269-271. Davitaïa F.F., Guérassimov I.P., Kalesnik S.V., Salichtchev K.A. et Vassioutine V.F., Réd., 1956, Essais de géographie. Recueil des articles pour le XVIIIe Congrès international géographique. 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Milieux naturels de Russie

Index biogéographique des genres latins Remarque : seuls les genres sont indiqués, à l‟exception emblématique des arbres de la taïga que sont l‟Epicéa (Picea), le Mélèze (Larix), le Pin (Pinus), le Bouleau (Betula) et le Peuplier (Populus), ainsi que du buisson de la taïga et de la toundra que représente l‟Airelle (Vaccinium) et de la Graminée de la steppe que figure la Stipe (Stipa), pour lesquels l‟index tient compte des espèces.

Betula exilis 95, 97, 100, 101 Betula fruticosa 236 Betula middendorfii 263 Betula nana 43, 62, 74, 95, 221 Betula platyphylla 275 Betula pubescens 261 Betula raddeana 292 Boletinus 53 Boletus 53, 54, 90 Bos 313 Braya 54, 65 Broma 347, 348 Bromus 329, 345, 401 Bryum 52 Buxus 290, 293 Calamagrostis 110, 237, 278 Calidris 73, Calliergon 105 Calligonum 398 Calluna 253 Calystegia 289 Campanula 231 Canis 173, 314 Capreolus 313 Carex 55, 64, 79, 87, 88, 90, 95, 101, 105, 110, 256, 257, 328, 330, 345, 346, 401 Carpinus 226, 284, 285, 286 Cassiope 56, 62, 95, 96 Castanea 289 Castor 191, 193, 195, 196 Certhia 217 Cervus 313 Cetraria 51, 105, 253 Chamaedaphne 258 Choristoneura 166 Circus 312 Citellus 310

Abies 154, 210, 263 Accipiter 175 Acer 271, 277, 408 Achnatherum 352, 360 Aconitum 237 Adonis 306, 328, 334 Aegopodium 247 Agropyrum 301, 307, 364, 373, 411 Agrostis 79, 110, 237, 278, 329 Alces 172, 212 Alectoria 51 Alhagi 34, 412 Allium 379 Alnaster 93, 98 Alnus 56, 158, 205, 238, 255, 271, 288 Alopecurus 55 Alopex 49, 70 Amanita 53 Amanitopsis 53 Amygdalus 338 Anabasis 375, 391 Andromeda 257 Androsace 99 Anemone 328 Aquila 312 Arctagrostis 79 Arctostaphylos 88 Arctous 55 Artemisia 326, 341, 374 Aspicilia 391 Astragalus 55 Atriplex 374, 378, 387 Aulacomnium 98, 105 Avena 329, 345 Betula 43, 56, 62, 74, 95, 98, 100, 101, 158, 221, 228, 236, 261, 263, 275 Betula costata 228 Betula dahurica 275

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Hedysarum 55, 356 Hemerocallis 364 Hylocomium 98 Hippophae 263 Humulus 289 Ilex 290 Iris 278, 306, 328 Juglans 277 Juniperus 252, 287 Kochia 374, 387, 411 Koeleria 301, 330, 335, 352, 358, 373 Lagopus 49, 70 Lagurus 310 Larix 154, 155, 204, 210, 213, 215, 263 Larix cajanderi 215, 263 Larix dahurica 155, 204, 213 Larix gmelinii 213 Larix sibirica 210 Larix sukaczewii 210 Lactarius 53, 123 Laurecerasus 290 Leccinum 53, 54 Ledum 55, 91, 256, 257 Leontopodium 356, 357 Lepus 172, 310 Lespedezav 266, 284 Leucanthemum 328 Leymus 352, 358, 360, 392, 398 Limonium 390 Lonicera 238, 250, 272, 286 Loxia 169 Lychnis 337 Lycoperdon 52, 53 Lyrurus 168 Majanthemum 247 Malus 280 Marmota 71, 309, 361 Martes 172, 173, 212, 249 Meriones 380 Microtus 310 Minuartia 95, 99 Molendoa 98 Morus 89, 105, 256, 412 Moschus 215 Mustela 49, 172, 173, 212, 216, 311, 312, 314 Myosotis 54, 110, 231

Cladonia 40, 47, 48, 51, 221, 253 Clematis 286, 364 Cochlearia 54 Convallaria 231, 412 Cornus 159 Corylus 271, 276 Crataegus 412 Cricetus 310, 312 Cypripedium 279 Dactylis 401 Delphinium 328 Dendrolimus 167 Deschampsia 55, 79, 93, 107 Dicranum 98 Dicrostonyx 70 Diospyrus 287 Diprion 166 Dipus 380 Draba 54, 95 Drepanocladus 98, 105 Drosera 257, 258 Dryas 56, 62, 92, 95, 98, 100, 101 Dryocopus 167 Duschekia 260, 263 Eisennia 80, 175 Elaeagnus 399 Elymus 408 Empetrum 55, 74, 84, 90, 92, 95, 107, 263 Encalypta 94 Eptesicus 168 Equisetum 249, 255, 260 Equus 313 Eriophorum 55, 105, 110, 257, 258 Euonymus 271, 276 Eurynorhynchus 73 Fagus 226, 285, 286, 297 Falcipennis 168 Falco 49, 99 Felis 173, 311, 364 Festuca 301, 307, 330,332, 335, 336, 338, 352, 358, 373 Filifolium 350, 360, 363 Fragaria 250 Fraxinus 271, 277 Funaria 52 Grossularia 263 Gulo 173

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Milieux naturels de Russie

Nostoc 334 Nucifraga 169 Nyctea 49, 70, 99 Ochotona 312 Onobrychis 328 Osmunda 289 Ostrya 284 Oxalis 226, 247, 252 Oxycoccus 55, 250, 257 Oxytropis 61, 79, 356, 357 Padus 280 Paeonia 334 Paliurus 285 Panthera 174 Papaver 54 Parmelia 51 Pedicularis 54 Periploca 289 Peucedanum 350, 363 Phalaris 401 Phellodendron 277 Phillyrea 290 Phragmites 401 Picea 154, 210, 236 Picea abies 210 Picea europaea 210 Picea excelsa 210 Picea mariana 262 Picea obovata 210, 236 Pinus 55, 101, 154, 209, 210, 211, 215, 222, 226, 228, 240, 250, 256, 261, 284, 285, 286, 287 Pinus koraiensis 228 Pinus pityusa 287 Pinus pumila 101 ; 215 ; 222 ; 263 Pinus sibirica 210, 211, 240, 261 Pinus sylvestris 209, 210, 250 Pinus sylvestris litvinovi 256 Pistacia 287 Poa 55, 91, 324, 352, 358, 378 Polygonum 64, 401 Polypodium 280 Polytrichum 52, 98, 249, 253 Populus 158, 159, 163, 215, 238, 275, 277, 399, 402 Populus alba 399, 402 Populus nigra 399, 402 Populus suaveolens 163, 215, 238, 277

Populus tremula 159, 258, 275, 399 Potentilla 63 Prunus 284, 360 Pterocarya 288 Pterocles 382 Pteromys 170 Ptilidium 98 Pulmonaria 226 Pulsatilla 306, 328, 334 Punica 289 Pyrethrum 374 Pyrola 78 Pyrus 280, 287 Quercus 225, 228, 270, 275, 284, 285, 286, 289, 401 Racomitrium 52 Rangifer 48, 69 Ranunculus 54, 256 Rhodiola 54 Rhododendron 236, 238, 260, 290 Rosa 56, 63, 89, 99, 105, 233, 250 Rhombomys 380 Ribes 250, 259, 263, 412 Rubus 89, 105, 256 Ruscus 290 Russula 53 Saiga 311, 313, 381 Salix 41, 56, 74, 79, 92, 100, 107, 160, 259, 402 Salsola 387, 390, 398 Salvia 328, 334 Sanguisorba 370 Saxifraga 67, 68, 81, 87, 113, 115 Scheuchzeria 258 Sciurus 168 Senecio 98, 328 Sieversia 99 Silene 95 Smilax 288 Sorbus 159, 165, 238, 250, 252, 286 Sorex 167 Spalax 310 Sphagnum 52, 256 Spermophilopsis 310 Stipa 278, 301, 329, 330, 332, 334, 336, 340, 341, 345, 347, 348, 349, 352, 360, 364, 373, 412 Stipa baicalensis 360, 364

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Zelkova 290

Stipa capillata 278, 332, 334, 339, 340, 347, 349, 352 Stipa korshinskyi 347 Stipa krylovi 364 Stipa lessingiana 336, 339, 373, 412 Stipa pennata 329, 332, 345 Stipa pulcherrima 332 Stipa sareptana 373 Stipa stenophylla 330, 334 Stipa ucrainica 334, 339 Stipa zaleskii 334, 336, 345, 347, 348, 349 Strix 174 Suillus 53, 54 Sylvia 167 Syringa 280 Tamarix 388, 390 Tamias 170, 171 Tamus 286 Tanacetum 350 Taxus 291 Tetrao 168, 212, 217 Tetrastes 168 Thalarctos 70 Thalictrum 50 Thuidium 328 Thymus 353 Tilia 223, 224, 270, 277 Tortula 334 Trapa 85, 279 Trifolium 328 Tringa 73 Trollius 54, 237 Tulipa 336, 379, 401 Ulmus 237, 271, 277, 401, 402, 408 Ursus 174 Vaccinium 55, 84, 88, 91, 107, 192, 205, 247, 250, 252, 257, 260, 263 Vaccinum myrtillus 250, 252 Vaccinium uliginosum 55, 91, 250, 257 Vaccinium vitis-idaea 55, 84, 88, 250, 260 Valeriana 412 Veratrum 328 Vipera 314 Vitis 55 Vulpes 173, 311, 314

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Milieux naturels de Russie

Table des Figures Fig. intro 1 : Les zones végétales de la Russie ................................................................ 26

..................................................... 33 Fig. toundra 2 : La toundra russe, caricature géographique ................................................... 35 Fig. toundra 3 : Podbériozovik, le champignon de la toundra russe ami du Bouleau nain ................... 52 Fig. toundra 4 : Le découpage de la toundra russe à petite échelle cartographique ........................... 81 Fig. toundra 5 : La péninsule de Taïmyr : la zonation complète de la toundra la plus continentale de Russie 97 Fig. taïga 1 : La taïga, partie russe de la forêt boréale ...................................................... 116 Fig. taïga 2 : La taïga, caricature géographique ............................................................. 117 Fig. taïga 3 : La taïga russe, une forêt à stratification simple ? ............................................. 119 Fig. taïga 4 : La taïga, une forêt quantitativement pauvre................................................... 125 Fig. toundra 1 : Carte de l‟extension de la toundra russe

Fig. taïga 5 : La taïga et les constructions urbaines en bois, l‟exemple de Khabarovsk à la fin de la période soviétique .................................................................................................... 129 Fig. taïga 6 : Carte des réserves naturelles (zapovedniki) de la taïga russe ................................. 139 Fig. taïga 7 : Carte des établissements assurant une gestion scientifique de territoires de taïga ............ 141 Fig. taïga 8 : Carte de l‟exploitation extensive des forêts russes, une solution au renouvellement d‟une taïga peu productive ............................................................................................... 144 Fig. taïga 9 : Carte de la taïga du bassin de la Dvina du Nord, une forêt exploitée selon le réseau hydrographique .............................................................................................. 147 Fig. taïga 10 : Une géographie du secteur de la cellulose favorisant le nord de la Russie d‟Europe, l‟exemple de Koriajma ................................................................................................. 150 Fig. taïga 11 : Coupe longitudinale de la pauvreté floristique de la taïga, une succession de seulement quatre genres sur 7000 km .......................................................................................... 155

158 Fig. taïga 13 : Carte des incendies de la taïga sibérienne en année sèche ................................... 180 Fig. taïga 14 : Graphique des superficies annuelles de forêt brûlée en Russie .............................. 181 Fig. taïga 15 : Carte des incendies de forêt en Sibérie orientale, l‟exemple du 13 mai 1996 en Baïkalie .. 182 Fig. taïga 16 : La taïga russe et les températures du climat continental..................................... 189 Fig. taïga 17 : Coupe du podzol, un sol aux horizons différenciés .......................................... 198 Fig. taïga 12 : Coupe de la place des feuillus dans la taïga : pauvreté spécifique et localisation marginale

Fig. taïga 18 : L‟arbre de la taïga et le podzol : l‟évitement du sous-horizon cendreux et la recherche de

nutriments ................................................................................................... 201 Fig. taïga 19 : Carte de la taïga sur gélisol .................................................................. 204 Fig. taïga 20 : Carte du gradient longitudinal de la taïga russe et du passage de la sempervirence à la caducité

............................................................................................................... 208 Fig. taïga 21 : Carte de l‟extension de la toundra boisée .................................................... 220 Fig. taïga 22 : Carte des formations taïgiennes d‟altitude ................................................... 234

Fig. taïga 23 : Carte de la taïga de montagne de Sibérie méridionale à travers l‟étagement de la végétation de la République de Touva ..................................................................................... 240 Fig. taïga 24 : Coupe des micro-variétés de la taïga de plaine .............................................. 246

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Fig. taïga 25 : Coupe des micro-variétés de la taïga sombre ................................................ 248 Fig. taïga 26 : Coupe des micro-variétés de la taïga sèche .................................................. 253 Fig. feuillu 1 : Carte des forêts de feuillus à grandes feuilles ............................................... 268 Fig. feuillu 2 : Carte de la chênaie de la grande plaine russe ................................................ 271 Fig. feuillu 3 : Carte des forêts et prairies de l‟Amour, de la Zéïa et de la Bouréïa ......................... 276

...................................................... 298 Fig. steppe 2 : La steppe russe, caricature géographique .................................................... 299 Fig. steppe 4 : La Marmotte bobak, le plus grand rongeur de la steppe russe ............................... 309 Fig. steppe 5 : Carte de la steppe prairiale (lougostep) des terres noires lessivées .......................... 327 Fig. steppe 6 : La Stipe plumeuse, Graminée emblématique de la steppe prairiale russe ................... 329 Fig. steppe 7 : Carte de la steppe graminéenne sur terre noire .............................................. 333 Fig. steppe 8 : Carte de la steppe sèche sur sol châtain...................................................... 337 Fig. steppe 9 : Carte de la steppe zonée et continue de Sibérie occidentale ................................. 344 Fig. steppe 1 : Carte de l‟extension de la steppe russe

Fig. steppe 10 : Carte des steppes de Transbaïkalie et de leur gradient géographique du plateau mongol aux vallées montagnardes ........................................................................................ 358 Fig. désert 1 : Le désert russe, caricature géographique ..................................................... 368 Fig. désert 2 : Le lien temporel entre les types de sols halomorphes ........................................ 394

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Milieux naturels de Russie

Table des photographies Photo 1 Lichens encroûtants, végétation pionnière en Sibérie orientale ........................................39 Photo 2 La mousse à renne, richesse de la toundra russe ............................................................40 Photo 3 Conifères de la taïga à port columnaire ........................................................................ 120 Photo 4 La strate arbustive de la taïga et le Sorbier .................................................................. 121 Photo 5 La stratification de la taïga sibérienne .......................................................................... 122 Photo 6 Vente en bord de route de champignons cueillis dans la taïga ....................................... 123 Photo 7 Les constructions de bois en Sibérie, un atout pour la mobilité ..................................... 128 Photo 8 Une maison de bois sibérienne de quartier aisé ........................................................... 130 Photo 9 La charpente d’une izba actuelle ................................................................................ 135 Photo 10 La dentelle de bois d’une maison sibérienne .............................................................. 138 Photo 11 L’exploitation du bois de la taïga, une géographie épousant le réseau hydrographique. 148 Photo 12 Le Combinat de Papier et Cellulose de Baïkalsk dans son milieu forestier .................... 152 Photo 13 Le secteur de la cellulose et les pluies acides sur la taïga ........................................... 153 Photo 14 La reconversion écologique du secteur de la cellulose ................................................ 154 Photo 15 Le Mélèze de Dahourie, un peuplement monospécifique ............................................ 155 Photo16 Le Bouleau, le feuillu de la taïga aux multiples bienfaits, et la purification du bain ........ 162 Photo 17 La lutte contre les Peupliers à Irkoutsk ..................................................................... 164 Photo 18 Sorbiers sibériens ..................................................................................................... 165 Photo 19 Un insectivore de la taïga : le pic-noir ....................................................................... 167 Photo 20 Un granivore spécialisé dans l’extraction des pignes : la kedrovka .............................. 169 Photo 21 Le principal rongeur de la taïga sibérienne, le bouroundouk ....................................... 171 Photo 22 Incendies de taïga et clairières de défrichement le long du Transsibérien ..................... 183 Photo 23 La largeur des rues villageoises, un moyen de lutte contre la propagation des incendies ............................................................................................................................................. 187 Photo 24 Un tronc de Mélèze de 200 ans en Sibérie orientale, une lenteur de croissance due au froid....................................................................................................................................... 190 Photo 25 L’arbre de la taïga le plus résistant au froid, le Mélèze de Dahourie ............................ 191 Photo 26 Le changement de pelage saisonnier du principal herbivore de la taïga : le lièvre variable ............................................................................................................................................. 194 Photo 27 Le Lactaire délicieux de la taïga de Pin, un mycorhize contournant la pauvreté du podzol ............................................................................................................................................. 202 Photo 31 La kabarga, un chevrotin de la taïga de Mélèzes orientale .......................................... 216 Photo 32 La subtaïga balte, une pinède piquetée de quelques chênes ....................................... 226 Photo 33 Mosaïque de taïga et de steppe sans transition de forêt mixte en Sibérie orientale ...... 228 Photo 34 Les vestiges de la forêt mixte moscovite à Izmaïlovo ................................................. 230 Photo 35 Le Peuplier baumier, un feuillu de la taïga orientale .................................................... 238 Photo 36 La taïga de montagne du Saïan, un riche sous-bois à Chèvrefeuille ............................. 239 Photo 37 L’étagement de la taïga de montagne et de la pelouse alpine dans la chaîne de Tounka ............................................................................................................................................. 241 Photo 38 La taïga de montagne de Khamar-Daban, un îlot humide au-dessus de la steppe ........ 242 Photo 39 La pessière bleue de la taïga montagnarde de Khamar-Daban .................................... 243 Photo 41 Un bor de Sibérie..................................................................................................... 252 Photo 42 Une cédrière du sud de la Sibérie ............................................................................. 261 Photo 43 Un Frêne de Mandchourie ........................................................................................ 277 Photo 44 Le Merisier à grappes de Maack, petit arbre de la forêt de l’Oussouri .......................... 281 Photo 45 Le Poirier de l’Oussouri, petit arbre de forêt inondable ............................................... 282 Photo 46 L’Erable Ginnala, un arbuste des forêts alluviales d’Extrême-Orient ............................. 283 Photo 47 La forêt colchidienne, une végétation exubérante s’insinuant jusqu’au centre des villes 288 Photo 48 Une chênaie charmaie colchidienne de l’étage collinéen ............................................. 289 Photo 49 Les épiphytes de la forêt colchidienne des basses pentes du Caucase ......................... 290 Photo 50 La forêt colchidienne moussue, le paysage de la Russie subtropicale .......................... 291

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Photo 51 Le Hêtre du Caucase, essence dominante de la forêt colchidienne de l’étage montagnard .............................................................................................................................................292 Photo 52 Un If millénaire de la forêt colchidienne de l’étage montagnard ..................................293 Photo 53 Le Bois d’Ifs et de Buis, patrimoine mondial de l’humanité .........................................294 Photo 54 Le Souslik tacheté, un rongeur de la steppe adapté aux terrains découverts ................311 Photo 55 Le contact indenté entre la steppe et la forêt, un ensemble de causes complexes ........318 Photo 56 Une steppe à tiptchak pâturée de façon extensive .....................................................324 Cliché L. Touchart, juillet 2009.................................................................................................335 Photo 57 La Pivoine à feuilles étroites, l’une des plantes caractéristiques du raznotravié de la steppe d’Europe......................................................................................................................335 Photo 58 La steppe sèche sur sol châtain, une formation piquetée d’arbustes ............................339 Photo 59 La Stipe chevelue, la Graminée caractéristique de la steppe sèche ..............................340 Photo 60 La steppe sibérienne, une steppe rase .......................................................................343 Photo 61 La steppe de Tounka, un exemple du morcellement des steppes orientales .................351 Photo 62 Le ramassage du Thym serpolet dans la steppe d’Olkhonie ........................................353 Photo 63 La steppe de l’Anga, la partie continentale de la steppe d’Olkhonie .............................354 Photo 64 Le sol châtain rouge de la steppe sibérienne la plus sèche .........................................355 Photo 65 L’Edelweiss de Sibérie, une fleur de la steppe à l’image de protection .........................357 Photo 66 La steppe du Khilok, une steppe sibérienne de vallée .................................................359 Photo 67 L’Abricotier de Sibérie, un arbuste xérophile des steppes de la Djida ...........................360 Photo 68 La Pimprenelle, une plante de la steppe-galerie ..........................................................361 Photo 69 Une prairie alluviale de la steppe de Tounka ..............................................................362 Photo 70 Une prairie de défrichement de la mosaïque de steppe boisée et de subtaïga de la Sibérie orientale .................................................................................................................................363 Photo 71 L’adaptation des xérophytes russes au manque d’eau ................................................376 Photo 72 Une succulente de la steppe sèche russe, la zaïatchia kapousta ..................................377 Photo 73 Champs de sable et psammophytes de Sibérie ..........................................................396 Photo 74 Paysage bosselé et psammophytes fixatrices .............................................................397

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Milieux naturels de Russie

Table des Matières Avant-propos ..............................................................7 1. Une géographie physique de la Russie est-elle nécessaire ? ......................................................7 1.1. Quel est l‟intérêt d‟une géographie physique de la Russie ? .......................................................7 1.1.1. L‟âme russe chante la nature et le temps long de la géographie ...............................................8 1.1.2. Y a-t-il un héritage de la géographie physique soviétique ? ...................................................10 1.1.3. De la géographie physique à la géographie environnementale ...............................................11 1.2. Une géographie physique française de la Russie existe-t-elle ? ................................................12 1.2.1 Une ancienne intégration à la géographie régionale ................................................................12 1.2.2. Regards occidentaux et russes portés sur la géographie physique ..........................................13 2. Une géographie physique de la Russie structurée en plusieurs volumes ....................................15 3. Les choix éditoriaux en lien avec le russe .................................................................................16 4. Remerciements ...........................................................................................................................18

Introduction ........................................................19 Le pays de la zonalité et des grandes forêts de conifères ........................................... 19

1. Où il est narré comment les savants russes produisent la zonalité à partir de leurs sols ....... 21 2. La zone forestière de la Russie éclipse-t-elle toutes les autres ?.................................................... 24 3. Les paysages végétaux de la Russie sont-ils tristes et lassants ? ................................................... 29

Chapitre Premier ............................................. 33 La toundra, le mollisol et l’élevage du renne .............................................................33 1. Un paysage bas, marqueté et pauvre ........................................................................................36 1.1. Une formation basse .................................................................................................................36

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1.1.1. Le pays sans arbre ..................................................................................................................36 1.1.2. Le paysage végétal ras des lichens, mousses et champignons ................................................38 1.1.3. Le paysage végétal bas des petites plantes herbacées et ligneuses .........................................41 1.2. Une structure en mosaïque ........................................................................................................44 1.3. Biomasse qui mousse n‟amasse pas roul ...................................................................................45 1.3.1. La polydominance ..................................................................................................................45 1.3.2. La faiblesse de la biomasse végétale et animale .....................................................................46 Une dizaine de tonnes de végétaux par hectare...........................................................................46 Une chaîne alimentaire animale limitée par la faible productivité végétale ................................47 1.4. La pauvreté spécifique de la toundra russe ................................................................................50 1.4.1. Les espèces cryptogamiques : une richesse toute relative ......................................................51 1.4.2. Les espèces herbacées et buissonnantes : l‟importance des Cypéracées et des Ericacées .......54 1.4.3. La part des oiseaux dans un petit nombre total d‟espèces animales........................................56 2. La toundra, une formation jeune, déterminée par le milieu polaire ......................................57 2.1. La toundra et les paléoclimats quaternaires ...............................................................................58 2.1.1. La toundra, une formation végétale du Quaternaire descendue des monts de Sibérie orientale .........................................................................................................................................................58 2.1.2. Les vicissitudes de la toundra depuis la fin de la dernière glaciation......................................60 2.2. L‟écosystème de la Russie polaire ............................................................................................61 2.2.1. L‟existence même de la toundra à toutes les échelles, une question de climat polaire ...........61 2.2.2. L‟adaptation des plantes au climat polaire .............................................................................63 Des vivaces, sempervirentes et à multiplication végétative face à la brièveté de la bonne saison ...................................................................................................................................................63 Des cryophytes face à la fraîcheur et à la sécheresse ventée de la saison végétative ..................65 L‟utilisation de la neige pour passer au mieux le froid de l‟hiver ...............................................66 2.2.3. L‟adaptation des animaux au climat polaire ...........................................................................68 La toundra, un milieu de vie éphémère, qui nécessite la fuite .....................................................68 L‟éloge de la rondeur et de la graisse .........................................................................................70 Un fonctionnement des organes ralenti ou différé dans le temps ................................................71 Le changement de régime alimentaire ........................................................................................72 Y a-t-il une adaptation à la nuit polaire ? ....................................................................................72 2.3. La toundra et les sols polaires ...................................................................................................73 2.3.1. La froideur de l‟eau de capillarité et la sécheresse physiologique ..........................................73 2.3.2. Le caractère squelettique ou gleyifié des sols de toundra .......................................................75 2.3.3. La marqueterie mobile des sols de toundra ............................................................................76 La toundra des fissures rocheuses ...............................................................................................77

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Milieux naturels de Russie La toundra gélifluée....................................................................................................................77 La toundra mamelonnée .............................................................................................................78 La toundra des petits polygones .................................................................................................79 2.3.4. Les animaux et le sol ..............................................................................................................79 3. Des zones et régions de toundra aux micro-habitats ...............................................................80 3.1. Le découpage de la toundra russe à petite échelle : le rôle zonal et méridien des mers arctiques .........................................................................................................................................................81 3.1.1. Un gradient de zonation des déserts polaires à la toundra bas-arctique ..................................82 3.1.2. Les complications de longitude et d‟altitude ..........................................................................85 3.2. Les régions de toundra à moyenne échelle ................................................................................87 3.2.1. Les formations d‟Europe : les toundras mourmane et kanino-petchorienne ...........................87 La toundra mourmane et la toundra de Ter .................................................................................87 Les toundras kanino-petchoriennes de Kanin, de la Petite et de la Grande Terre.......................89 3.2.2. Les formations de Sibérie occidentale : les toundras de Yamal et de Guydan ........................91 3.2.3. Les formations de Sibérie centrale : les toundras taïmyrienne et de Byrranga .......................94 3.2.4. Les toundras orientales......................................................................................................... 100 3.3. Les tesselles toundraines à grande échelle .............................................................................. 102 3.3.1. Les types de toundra en fonction de l‟abri, de l‟humidité du sol et du micro-modelé .......... 102 3.3.2. Les types de toundra en fonction de la taille des écosystèmes .............................................. 104 La toundra marécageuse et tourbeuse ....................................................................................... 104 La toundra de creux à neige ...................................................................................................... 106 La toundra nitrophile ................................................................................................................ 108 Les toundras polygonales, un emboîtement d‟habitats complexe ............................................. 109 Conclusion du chapitre Premier ............................................................................................... 112

Chapitre deuxième ..........................................................115 La taïga, le podzol et les incendies de forêt ................................................................ 115 1. Une forêt de conifères marquée par l’indigence peut-elle être la richesse de la Russie ? ... 118 1.1.

Une forêt aciculifoliée à stratification simple ?.............................................................. 118

1.2. Une forêt peu productive et pauvre en espèces........................................................................ 124 1.2.1. Une régénération lente, une exploitation extensive .............................................................. 124 Un bois résistant, une chance pour les constructions ................................................................ 126

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La difficile gestion d‟une ressource forestière peu renouvelable ..............................................138 1.2.2. Une réponse de proximité à la faible productivité : une géographie de l‟exploitation favorisant la taïga d‟Europe ............................................................................................................................146 1.2.3. La pauvreté floristique de la taïga ........................................................................................154 1.3. Un monde animal limité par les contraintes alimentaires ........................................................166 1.3.1. Les animaux adaptés à une forêt aciculifoliée ......................................................................166 Les insectes, à la fois utiles et destructeurs ...............................................................................166 Les oiseaux mangeurs d‟aiguilles ou de pignes ........................................................................168 Les rongeurs, l‟ écorce et la décortication des cônes ................................................................170 1.3.2. Les herbivores consommant les produits des clairières ........................................................171 1.3.3. Les prédateurs de la taïga .....................................................................................................172 Les mustélidés ..........................................................................................................................172 Les gros carnivores ...................................................................................................................173 Les rapaces ...............................................................................................................................174 1.3.4. Une zoogéographie stratifiée ................................................................................................175 2. Une forêt zonale de milieu continental, marquée par le feu, le gel et la pauvreté des sols ..177 2.1. La taïga, le climat tempéré continental et les incendies ...........................................................177 2.1.1. La sécheresse et les feux de taïga .........................................................................................178 2.1.2. Le froid et les plantes de la taïga ..........................................................................................188 2.1.3. Une vie animale consacrée au passage de l‟hiver .................................................................192 Migration, hibernation et changement de régime alimentaire ...................................................192 La fourrure ...............................................................................................................................194 2.2. La forêt boréale et les sols cendreux .......................................................................................197 2.3. La forêt boréale et le pergélisol, une originalité russe .............................................................203 3. La taïga russe est-elle monotone ? ..........................................................................................205 3.1. Le gradient longitudinal de la forêt boréale et le passage de la sempervirence à la caducité ...208 3.1.1. La taïga toujours verte à l‟ouest de l‟Iénisséï .......................................................................209 3.1.2. La taïga de mélèzes à aiguilles caduques en Sibérie orientale ..............................................213 3.2. Le gradient latitudinal de la forêt boréale ................................................................................217 3.2.1. Les marges septentrionales de la forêt boréale .....................................................................219 3.2.2. Les marges sud de la forêt boréale : la taïga méridionale et les forêts mixtes de la subtaïga 223 La youjnaïa taïga ......................................................................................................................223 La forêt mixte de la subtaïga ....................................................................................................225 Taïga méridionale et forêt mixte, le berceau de la Russie .........................................................229 3.3. Montagnes et grands fleuves, créneaux et merlons de la forêt boréale ....................................234

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Milieux naturels de Russie 3.3.1. La disparition de la taïga dans les montagnes de la zone taïgienne ...................................... 235 3.3.2. L‟apparition de la taïga dans les montagnes de la zone steppique ........................................ 236 3.3.3. Le phénomène de la taïga-galerie ......................................................................................... 243 3.4. Une forêt très dépendante des conditions topographiques locales ........................................... 244 3.4.1. Les micro-variétés de la taïga de plaine ............................................................................... 245 La taïga sombre ........................................................................................................................ 247 La taïga sèche ........................................................................................................................... 250 La taïga marécageuse ............................................................................................................... 255 3.4.2. Les micro-variétés de la taïga de plateau et de montagne ..................................................... 260 Les différents types de lariçaies de plateau ............................................................................... 260 Les contrastes d‟exposition dans les forêts taïgiennes de montagne ......................................... 262 Conclusion de Chapitre deuxième ......................................................................................... 264

Chapitre Troisième ..........................................................267 Les forêts de feuillus, les sols gris bruns et la pollution ................................................... 267 1. La forêt de feuillus européenne ............................................................................................... 269 1.1. Une chênaie largement défrichée ............................................................................................ 270 1.2. Les bois résiduels et la pollution des sols gris forestiers du Plateau Central Russe ................. 273 2. Les chênaies et prairies de l’Amour ....................................................................................... 275 2.1. La forêt de la Plaine Zéïo-bouréïenne et les sols noirs de prairie ............................................ 275 2.2. La forêt de la plaine de l‟Oussouri et du Khanka .................................................................... 280 3. Les forêts mixtes et de feuillus du Caucase ............................................................................ 284 3.1. Les forêts du flanc nord du Caucase ....................................................................................... 284 3.1.1. La chênaie-charmaie occidentale ......................................................................................... 284 3.1.2. La forêt de feuillus du Daghestan......................................................................................... 285 3.2. Les forêts du flanc sud du Caucase ......................................................................................... 286 3.2.1. Les lambeaux de forêt méditerranéenne de la Transcaucasie russe ...................................... 286 3.2.2. La forêt colchidienne de la Transcaucasie russe ................................................................... 287 Conclusion du Chapitre Troisième ............................................................................................. 295

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Chapitre Quatrième ......................................................297 La steppe, le tchernoziom et les grandes cultures ................................................................... 297 1. La steppe, un écosystème herbacé, sans arbre, sur sol fertile ...............................................300 1.1. Quel est donc ce type de steppe à stipe ? ................................................................................300 1.1.1. Une formation herbeuse fermée et stratifiée .........................................................................300 1.1.2. Un cycle annuel très marqué ................................................................................................305 1.1.3. Le paradis perdu des herbivores ...........................................................................................308 L‟adaptation des herbivores au terrain découvert .....................................................................308 Une vie animale adaptée au climat continental .........................................................................311 Une nouvelle chaîne alimentaire anthropisée............................................................................313 1.2. Une coalition de causes complexes interdisant la pousse de l‟arbre ........................................315 1.2.1. Un déficit d‟eau dans les horizons profonds du sol des grandes plaines ...............................315 1.2.2. La stabilité de la steppe et sa résistance à la reconquête forestière .......................................319 1.3. Le tchernoziom, le roi des sols ................................................................................................320 1.4. La steppe russe, une zone de grandes cultures ........................................................................323 2. Les steppes russes du nord au sud et d’ouest en est...............................................................325 2.1. La zonation des steppes d‟Europe ...........................................................................................326 2.1.1. La steppe prairiale des terres noires lessivées ......................................................................326 2.1.2. La steppe graminéenne des terres noires ..............................................................................333 2.1.3. La steppe sèche moyenne des sols châtain ...........................................................................337 2.1.4. La steppe méridionale à Armoise : une formation de transition avec le désert .....................341 2.2. Les steppes sibériennes ...........................................................................................................342 2.2.1. Une steppe moins riche, un sol noir moins continu ..............................................................342 2.2.2. De l‟Oural à l‟Ob, une steppe zonale dans la continuité de l‟Europe ...................................344 La steppe prairiale de Kourgan, d‟Ichim et de la Baraba ..........................................................345 La steppe graminéenne, du Plateau Transouralien à la Koulounda ...........................................347 La steppe sèche sur sol châtain à l‟est d‟Orsk ...........................................................................348 2.2.3. A l‟est de l‟Ob, une steppe morcelée entourée de taïga ........................................................348 Les steppes d‟abri des bassins d‟effondrement du Kouznets et de Minoussinsk .......................348 Les steppes morcelées angaro-baïkaliennes ..............................................................................349 Les steppes de Dahourie : une zonation retrouvée ....................................................................363 Conclusion du Chapitre Quatrième ............................................................................................365

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Milieux naturels de Russie

Chapitre Cinquième ....................................................367 Le milieu semi-aride de la Russie au défi des remontées désertiques......................... 367

1. La Russie mise à nu.................................................................................................................. 369 1.1. La Russie possède-t-elle de vrais déserts ? .............................................................................. 369 1.1.1. Le critère végétal : une couverture discontinue .................................................................... 369 1.1.2. Le critère pédologique : des sols à faible coefficient d‟humidité.......................................... 370 1.1.3. Une nuance russe : la différence entre semi-désert et désert .............................................371 1.2. L‟adaptation des êtres vivants au manque d‟eau estival et au froid hivernal ........................... 373 1.2.1. Les xérophytes des strates herbacée et suffrutescente .......................................................... 373 1.2.2. Les plantes succulentes : une limitation par le froid ............................................................. 377 1.2.3. Les plantes à court cycle végétatif : le printemps du désert russe ......................................... 378 1.2.4. Les animaux du désert russe et la Caspienne........................................................................ 379 1.3. Le passage zonal du sol châtain clair au sol brun steppique .................................................... 383 2. Une pincée de sel d’Astrakhan, un grain de sable kalmouk et le mirage de l’oasis ............ 384 2.1. Les sols halomorphes, les halophytes et les gypsophytes ........................................................ 384 2.1.1. Les solontchaki, des sols salins peu évolués ........................................................................ 385 2.1.2. Les solontsévatyé potchvy, des sols à alcalis de caractère intermédiaire .............................. 388 2.1.3. Les solontsy, des sols alcalins évolués ................................................................................. 389 2.1.4. Les solodi, des sols halomorphes podzolisés ........................................................................ 392 2.1.5. Les liens génétiques entre les types de sols halomorphes ..................................................... 393 2.2. La végétation des sables .......................................................................................................... 395 2.2.1. Le kiak et les autres psammophytes ..................................................................................... 395 2.2.2. Le marchand de sable s‟enrichit ........................................................................................... 398 2.3. Les sols alluviaux et la végétation des oasis de la Volga et du Térek ...................................... 400 3. La steppe et les grandes cultures de la Russie sont-elles menacées par les remontées désertiques ? ................................................................................................................................. 402 3.1. La société russe face aux problèmes de salinisation des terres ................................................ 403 3.1.1. La mise en valeur des sols halomorphes .............................................................................. 403 3.1.2. La difficile maîtrise de l‟irrigation et la dégradation des sols .............................................. 404 3.2. Les Russes sablent-ils la champagne ? .................................................................................... 406 3.2.1. Les tempêtes noires, un poudrage du désert sur la végétation steppique .............................. 406 3.2.2. La fixation des sables et les plantations dans le désert russe ................................................ 410 3.3. Les aires protégées du désert russe : un ensemble d‟initiatives récentes ................................. 411

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Conclusion du chapitre cinquième ......................................................................................413

Conclusion ....................................................................415 Les Russes ne sont pas comme les arbres d’une forêt ....................................................415

Bibliographie commentée....................................................... 421 1. Bibliographie sur la zonalité et l’ensemble des milieux biogéographiques et pédologiques russes : ..........................................................................................................................................421 1.1. Bibliographie des études de géographie physique générale : ...................................................421 1.2.Bibliographie des études de biogéographie et de pédologie générale .......................................422 1.3. Bibliographie des études de géographie régionale sur l‟ensemble des milieux russes .............425 2.Bibliographie sur chaque milieu ..............................................................................................428 2.1.Bibliographie sur la zone de toundra ........................................................................................428 2.2.Bibliographie sur la zone de taïga et le podzol .........................................................................431 2.3.Bibliographie sur les milieux russes de la forêt de feuillus ......................................................436 2.4.Bibliographie sur la zone de steppe et le tchernoziom..............................................................437 2.5.Bibliographie sur le domaine semi-désertique..........................................................................439

Table des figures ..........................................................................................................................447 Table des photographies ..............................................................................................................449 Table des matières

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